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cour, il gagna très vite les boa mes grâces de la brillante maîtresse de son

Au surplus, n'avez-vous pas préparé le général Boyer pour vous seconder, chef. De celle-ci il allait faire ! a compagne presque officielle, tout de suite
soutenir et exécuter vos travaux en Leur donnant un esprit de suite? après la mort de son bienfait»; ur,
Personne îe reconna l mieux que moi les mérites du général Boyer. Jean-Pierre Boyer accédait au pouvoir uvec les meilleures dispositions
Je sais mieux que lui-même ce quil pei t faire. C'est un homme d'une du monde et le désir incont stable d'ins aurer l'ordre dans l'adminis-
probité et d'une délicatesse il toute épreuve, quant à ce qui ne lui appar- tration, en mettant fin à Tapai: hie et à f i n e solution dont son prédécesseur
tient pas. Malheureusement, il est pétuhtnt, trop prévenu en sa faveur avait trop souvent fait preuvi '. Malheureusement, il était d'un caractère
pour savoir se concilie." :eu.v dont il aurait besoin pour l'assister, car en autoritaire et têtu. Fermé à certaines idées de progrès, i! pensait que
tout il veut- dominer. C'est soi esprit, c'est son caractère; il ne s'en l'évolution morale et économ; que du peuple haïtien devait être l'œuvre
départira, jamais. Et s'il Itai : appelé à mi remplacer, il pourrait faire le du temps et qu'il était inutile de vouloir l;i hâter par de;; réformes qu'il
malheur du pays en ne changeant pas. --- Eli bien, je ne le pense pas, estimait inopportunes et môin es dangereuses. Partageant les préjugés de
Président, et vos prédiction*, ne se réaliseront pas, le cas échéant. -— Si son époque au sujet de l'éduc atlon popula.re, 1 ne donna à l'instruction
je meurs, conclut Pètion, en me serrant le bras, et que vous ayez affaire publique qu'une médiocre atti: rit ion.
à Boyer, vous serez à mèm»: dî juger de ce que je viens de vous dire.
Persévérez à rester au servi je, à tout fa.re pour notre pays, dont vous
devrez toujours préfère' le:, intérêts à vos intérêts propres, en vous Pendant que ces événements se déroui dent dans L'Ouest, Christophe
rappelant que vos enfants r<;cueilleront U\ fruit de vos sacrifices. » n'était pas tranquille dons son royaume Si la rigidité et la sévérité
Ce dialogue entre P et ton cl. son secrétaire général, qui depuis huit ans' souvent cruelle du souverain avaient assuré la prospérité de l'Etat; si la
travaillait l ses cotés et jouissait ce tou.e sa confiance, nous donne un magnificence de ses palais et l'éclat de ses réceptions lui avaient donné un
exposé de la situation de la république m mars 1818. et nous explique, grand prestige aux yeux ébleuis de seu !:ôte:s étrangers, le despotisme
en même temps, pourquoi le Chef de l'E:at ne voulut pas user du droit christophien avait par contre créé dans ' ;i population, et dans l'armée
que lui conférait l'article 16: de la Constitution de 1816 de désigner son elle-même, un mécontentement général q:i n'attendait qu'une occasion
successeur. Cette désignation il ne pouvait la faire qu'en faveur de Boyer, favorable pour se manifester,
qui était le favori de la toute-plissante Joute Lachenais. ïl préféra laisser Le 15 août 1820, le roi, assistant à la nesse à l'église paroissiale de
au Sénat la lourde tache de choisir entre les candidats nombreux qui se Limonade près du Cap, eut une attaque l'apoplexie. Il reçut les soins
présentèrent à sa succession d'un médecin anglais, 1e docteur Stewart qui résidait au Cap-Henri, et
Les électeurs sénatoriaux s'étaient divisés en plusieurs groupes, l'un put être sauvé, tout en restant paralytique. Quand cette nouvelle se fut
favorisant te candidature ce Borgella eu de Bonnet; l'autre celle de répandue à travers le royaume, quelques-uns en. parurent consternés,
Bazelais; un troisième celle de Magny. Quand au général. Gédéon, séna- mais plus nombreux furent ceux qui s'en, réjouirent parce qu'ils croyaient
teur, il répétait à qui voulait l'entendre qu'il n'accepterait pas de que l'état de santé du souverain, en Fimnobdisant, ne lui permettrait
« mulâtre » à la présidence de la république. Le président du Sénat, plus de procéder en personne a l'exécution de ces mesure;::, de rigueur
Panayoti, s'était nettement féetaré pour Jean-Pierre Boyer, gouverneur qui faisaient trembler ses sujets et les reie îaiert dans l'obéissance.
de Port-au-Prince et commandant de la garde présidentielle, qu'il croyait Peu après l'événement de L'église de limonade, une mutinerie éclata
seul capable :ie continuer lu poli-tique de Pétlon et dempêcher un coup à Saint-Marc parmi les soldats de la l\* demi-brigade, dont le chef, te
d'état contre l'assemblée pour la disperser. Les sénateurs se laissèrent colonel Paulin, avait été appelé à Sans-Soùci et destitué. Christophe avait
prendre à cet argument, et ainsi Boyer fut: élu président à vie de la Répu- même ordonné de mettre à mort cet olfic.er, dont l'attitude courageuse
blique d'Haïti, le 80 mars ,1 Ml8, et prêta serment le l«f avril. l'avait choqué et qui ne dut la vie qu'à l'intervention généreuse de la
Le nouveau président était ftgé de quarante-deux ans, étant né à reine Marie-Louise. L'incident mérite d'être rappelé. Quand Paulin com-
Port-au-Prince J e lô février 1.776. Chef ce bataillon en 1802, il avait été parut devant le roi, celui-ci crdonna de lui arracher ses irsignes d'offi-
embarqué «UT lé bateau où le général Maurepas était tenu prisonnier par cier. Le colonel ne protesta pas. quand o;r lui enleva la croix de Saint-
les Français en rade du Car;. Il avait assisté à l'horrible supplice auquel Henri, qui lui avait été accordée par le soi.vendu, mais quand on voulut
ce héros àvalrt été soumis el Avait lui-même miraculeusement échappé à toucher à ses épaulettes, il s'écria plein ci:: fureur : « Me:, épaule ttes, je
la mort. Bien qu'il eût : ris part à la guerre de l'indépendance, il ne s'y les ai gagnées sur le champ de bataille. Je ne permettrai à personne d'y
était distingué par aucune action d'éclat. Sa fortune militaire et politique porter la main. »
ne commença vraiment que lorsque Pfîtion l'eut associé à sa personne en Les officiers et soldats de la 8f se révoltèrent en manière de protestation
faisant de lui son secrétaire privé. Instruit, spirituel, d'éloquence per- contre le traitement injuste Infligé à leur colonel et appelèrent ûnmédia-
suasive, ayant toutes les qualités et toute la souplesse d'un officier de
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L'appel de ce dernier groupe au président Boyer ne fut pas accepté
avec une égale faveur par tous les Haïtiens. Consulté sur ce sujet, le
tement à leur secours te Pn aident Boyei: , Les troupes royales, envoyées général Bonnet adressa au Chef de l'Etat, le 27 décembre, une lettre
contre Saint-Marc, tirent eau; te commune \ tvec les insurgés. Le mouvement pleine de considérations d'une rare clairvoyance sur l'inopportunité de
insurrectionnel se propagea rapidement <lans le Nord parce que tous les toute action de la part d'Haïti avant la formation d'un gouvernement de
esprits y étaient préparés. L<: général Pau Romain, ministre de la guerre, l'Est, ayant pleins pouvoirs de négocier au nom de la population entière.
le général Guerrier, duc de ['Avancé, e — suprême défection ! — le « Bonnet — comme il écrit dans ses Mémoires — était opposé à la prise
général Richard, duc de h Marmelade et gouverneur du Cap-Henri, immédiate de possession de l'Est. Il conseillait au président de se pré-
prirent la tête de la révolu* ion. Voyant le danger se rapprocher de lui, senter en médiateur et non en conquérant. La chute de Christophe,
Christophe tenta un. demie}: effort : il cl :)nna l'ordre à sa garde d'élite, disait-il, avait légué à la république un grand nombre d'officiers supé-
commandée par son jflls le prince royal Victor-Henri, d'aller combattre rieurs qui, sans emploi et mécontents d'avoir perdu leur prestige, étaient
les rebelles. Mais la ga'de ille-même se débanda au cri de : « Vive la une menace permanente de conspiration — ce qui tenait le gouverne-
liberté ! Vive le générai Rie hard ! » Dev Kit cette ultime trahison, le roi ment constamment en éveil. En s'emparant d'un vaste territoire, Boyer
résolut de se tuer : dans 1;; , nuit du 3 octobre, il se tira une balle au allait avoir à créer de nouveaux commandements et pourrait ainsi reverser
cœur. On rapporte que Mai te-Louise, en ira ni dans la chambre du mou- sur l'Est cet excédent d'officiers qui le gênait. C'était momentanément
rant, y trouva deux générai K de la gare e royale qui pleuraient : « Ah ! s'affranchir de quelques embarras. Mais l'Est avait une population
vous pleurez maintenant — dit-elle; c'ei X vous, cependant, qui, par vos nomade, de mœurs simples, éminemment religieuse, habituée au gouver-
flatteries, Pavez conduit à su perte, » nement civil. Nous allions y implanter notre esprit d'insubordination et
L'œuvre de Christophe aurait été p us durable si ses méthodes de de désordre, notre despotisme militaire, nos principes anti-religieux. Nos
gouvernement. s'étaient ins pirées d'une conception plus humaine des officiers entraîneraient à leur suite leurs concubines, qu'il voudrait faire
besoins et CIEïS aspirations .je la jeune nation, qui était encore toute accepter dans les familles espagnoles habituées au mariage. Nous allions
frémissante de la lutte pou • la liberté e t qui demandait à être conduite donc blesser ce peuple dans ses mœurs, dans ses usages, dans ses
vers le progrès par des voie:: moins ru ces et plus sûres. croyances, et nous le rendre irréconciliable... D'un autre côté, la révolution
de l'Est s'était opérée dans des circonstances bien différentes de celles
qui avaient provoqué la nôtre. On n'avait pas eu à soutenir ces luttes
gigantesques, terribles, enfantées par les préjugés et qui, ayant eu pour
La mort de Christophe foi": fm à :.a :nonarchie. Le Nord se rallia au but l'abolition de l'esclavage, avaient laissé chez nous des défiances
gouverner: eut républicain de l'Ouest. Le général Boyer se rendit au naturelles et une haine invétérée contre les blancs. »
Cap et traita la veuve de Christophe avec la plus grande bienveillance, ' La principale objection du général Bonnet et de quelques autres
rendant ainsi hommage au:s vertus de cette femme de cœur que l'admira- conseillers du Président à une intervention immédiate du gouvernement
tion des Haïtiens place a ci>l;é de Claire-Heureuse l'Impératrice* Il donna
haïtien dans les affaires de l'Est reposait sur la divergence des modes de
l'ordre de procéder dans le plus bref delaii au partage des terres et>à la
peuplement de l'ancienne colonie de Saint-Domingue et de l'ancienne
vente des, Mens nationaux, afin de faire jouir les habitants du Nord des
Audience Espagnole de Santo-Domingo. « Tandis que la France — écrit
avantage:? accordée à ceux île l'Ouest et du Sud en vertu de la loi de 1814,
Cette heureuse fusion de» deux gr;inde:;» régions du pays sous un le Dr Jean Price Mars — introduisit dans la partie occidentale une masse
même gouvernement républicain fut suivie, en février 1822, par la réunion imposante de nègres assujettis au plus dur esclavage et dont elle tira à
de la Partie de l'Est à FKtat d'Haïti. L'ancienne Audience Espagnole, un moment donné la plus splendide prospérité, l'Espagne encouragea,
cédée à. la France par le traité de Baie, avait été occupée par Toussaint dans la partie orientale, l'émigration de ses propres sujets métropolitains
Louverture en 1801, puis létrocêdée par la France à l'Espagne en 1814 dès les premières années de la découverte. Emigration lente et parcimo-
Mais radministration espagnole, indolente et faible, avait mécontenté les nieuse, ballottée par toutes les vicissitudes que connut la colonie, et qui
habitants de cette partie de l'île, qui s<: révoltèrent en décembre 1821 et aboutit en fin de compte à un développement économique inférieur à
chassèrent les représentants de 1 Espagne. Les révoltés se divisèrent en celui de la partie occidentale. Non point que l'esclavage n'y fût introduit
quatre groupes : le premier, déclaran' rester fidèle à la métropole et aussi, mais à un rythme modéré... Au moment le plus florissant de
réclamant*simplement des réformes; le deuxième, voulant se rallier à la Saint-Domingue, les établissements français possédaient 450.000 nègres,
Colombie: qui venait de :uaî:re grâce à l'action libératrice de Bolivar; 40.000 blancs et 30.000 hommes de couleur, tandis que les Espagnols
le troisième, désirant rint^psndance complète et absolue; le quatrième, comptaient environ 50.000 blancs, 50.000 métis et 25.000 nègres, soit en
demandait l'union avec Haït;, dont le voisinage et les institutions démo-
cratiques paraissaient plus favorables a un rapprochement intime. 129

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tout 125.000 âmes pour un territoire de 50.000 kilomètres carrés, soit de
deux tiers plus grand que la partie occidentale — l'île entière étant de
Mgr Vaîera, archevêque de Santo-Domingo, en ce qui regardait les biens
77.250 kilomètres carrés environ 4 . »
de l'Eglise et l'investiture des curés des diverses paroisses de la Partie
Ces considérations de caractère démographique, politique, social, éco-
orientale 4.
nomique ou religieux ne convainquirent pas Boyer, qui vit au contraire,
Les obstacles à un rapprochement intime étaient sérieux. Ils auraient
dans la démarche des « unionistes » de l'Est, une occasion inespérée de
pu cependant être aplanis à la longue si les fonctionnaires nommés dans
réaliser sans violence son grand rêve d'unification de l'île sous l'autorité
l'Est avaient suivi les sages instructions du Président Boyer et traité la
d'un même gouvernement. Une pareille unité de direction politique avait population avec le tact et la mesure qui convenaient. Comme l'avait prévu
à ses yeux un intérêt considérable, puisqu'elle devait assurer de manière le général Bonnet, ils se crurent pour la plupart en pays conquis et
plus efficace la défense commune de l'Etat unitaire d'Haïti contre tout apportèrent dans l'accomplissement de leur tâche les habitudes despo-
retour offensif des deux anciennes métropoles, la France et l'Espagne. tiques des militaires haïtiens. Les habitants de l'ancienne Audience
Par la mise en commun de leurs ressources matérielles et morales, les Espagnole de Santo-Domingo — blancs, métis et nègres — étaient diffé-
populations des deux parties de l'île pourraient, d'après lui, coopérer rents des hommes de l'Ouest par la langue et par les coutumes. Si les
harmonieusement, à l'ombre du même drapeau, au développement intel- gouvernants haïtiens avaient eu plus de psychologie, ils auraient cherché,
lectuel et à la prospérité des deux peuples étroitement unis. * non pas à absorber les « frères de l'Est » comme on disait alors, mais à
Bonnet céda à ces raisons, et il accepta de prendre le commandement fortifier leur alliance volontaire avec Haïti par une organisation poli-
de l'aile droite de l'armée, qui avait ordre de franchir la frontière par tique qui, fondée sur les principes essentiels de liberté, d'égalité et de
Ouanaminthe, tandis que l'aile gauche, commandée par Boyer en per- coopération — leur eût laissé néanmoins leur autonomie et la faculté
sonne, entrait par Las Cahobas sur le territoire de l'Est. Les deux d'évoluer dans leurs propres cadres.
colonnes ayant fait jonction à San-Carlos, l'armée forte de 20.000 hommes Cette union ne dura que vingt-et-un ans.
se présenta, le 2 février 1822, devant la ville de Santo-Domingo, dont les
clefs furent remises au président haïtien par Nunez de Caceres.
L'union s'était faite sans effusion, de sang et dans la joie. Mais les Sous l'administration de Pétion, des sondages discrets avaient été
difficultés n'allaient pas tarder à se produire et les antagonismes à faits auprès du gouvernement français en vue de la reconnaissance de
- s'accuser. l'indépendance d'Haïti, D'autre part, les démarches secrètes ou officielles
Boyer, avant de quitter la capitale de l'Est le 10 mars, fit proclamer tentées par la France, en maintes occasions, pour remettre l'ancienne
la Constitution de 1816 qui, devenue la loi suprême de l'Etat d'Haïti colonie sous son obédience avaient été — nous l'avons vu — repoussées
unifié, abolissait l'esclavage sévissant jusque !à dans la partie orientale. avec une véhémente indignation.
Si personne ne pouvait élever de protestation contre l'application Après bien des négociations, le roi Charles X, qui avait succédé à
d'une pareille règle, d'autres prescriptions constitutionnelles paraissaient Louis XVIII mort en 1824, signa une Ordonnance du 17 avril 1825, par
difficilement acceptables à un peuple composé en grande partie de blancs, laquelle il «octroyait» l'indépendance à Haïti, moyennant le paiement aux
comme celle de l'article 38 qui disait en propres termes « qu'aucun anciens colons d'une indemnité de cent cinquante millions de francs. Le
blanc, quelle que soit sa nation, ne pourra mettre les pieds sur le territoire baron de Mackau, à la tête d'une puissante escadre, fut chargé, au besoin
d'Haïti, à titre de maître ou de propriétaire ». par la force, d'imposer cet acte au gouvernement haïtien. Boyer vit là
Le gouvernement haïtien allait également tout de suite se heurter à une excellente occasion de mettre fin à des tractations qui avaient trop
l'hostilité du Clergé catholique, dont l'influence était grande sur une longtemps duré. Le mot « octroyer » ne lui fit pas peur parce que
population foncièrement religieuse et qui se voyait enlever, par suite de Louis XVIII avait usé du même terme pour « donner » au peuple français,
l'incorporation des provinces de l'Est, les privilèges et immunités attri- réputé souverain, la charte constitutionnelle de 1814. Le président admit
bués par la Papauté au Siège archiépiscopal et primatial de Santo- aussi comme raisonnable le principe de l'indemnité en considérant que
Domingo. Les hommes d'état de l'Ouest, élevés dans la tradition voltai- la Chambre française venait, malgré les clameurs de l'opposition libérale,
rienne et soutenus par. les encouragements de Grégoire, évêque asser- de voter une indemnité de 625 millions aux émigrés, dont les biens
menté, étaient fort peu disposés à se soumettre aux exigences de avaient été confisqués pendant la Révolution.
L'acceptation de l'Ordonnance royale fut néanmoins considérée
comme une capitulation honteuse. Elle attira au président les critiques
, i Revue de la Société Haïtienne d'Histoire et de Géographie, Port-au-Prince, les plus acerbes, compromit pour toujours sa popularité et provoqua
octobre 1937. '
130 i P. Gabon : Notes sur l'histoire religieuse d'Haïti, page 137.

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mesure amicale que l'Union Etoilée s'était empressée de prendre à l'égard
même une protestation armée de la part d'un certain nombre d'officiers
des colonies espagnoles émancipées. Les commerçants, établis en Haïti
de la garde présidentielle conduits par le général Quayer-Larivière et le
ou en relations d'affaires avec le pays, encourageaient ces démarches en
capitaine Jean-Louis Bellegarde. Elle fut le prétexte invoqué par le
montrant l'importance des échanges de marchandises entre les ports
gouvernement des Etats-Unis pour refuser de reconnaître l'indépen-
haïtiens et les ports américains. Par exemple, en 1820-21, les exportations
dance d'Haïti et combattre l'admission de la république noire au Congrès
des Etats-Unis vers Haïti avaient été de 2.270.601 Idollars contre des
de Panama de 1826. L'Angleterre, la Hollande, la Suède et le Danemark
importations haïtiennes (sucre, mélasse, café, coton, etc.) d'une valeur
ne firent pas tant d'embarras : ils entrèrent en rapports avec le jeune
de 2.246.257 dollars.
Etat, comme l'avait fait précédemment le Saint-Siège, qui n'avait pas
De ces commerçants, qui plaidaient avec chaleur lia cause haïtienne,
attendu l'Ordonnance de Charles X pour confier une mission officielle à
l'un des plus actifs était John Dodge, de Boston, qui avait passé plu-
Mgr de Glory, nommé Vicaire Apostolique à Port-au-Prince en mars 1821.
sieurs années à Port-au-Prince et avait eu des rapports personnels avec
Boyer se rendit compte de la lourde faute qu'il avait commise en
Boyer. Il inspira de nombreux articles dans la presse américaine du Nord
acceptant avec trop de hâte l'acte du 17 avril 1825. Il mit toute son
pour appuyer l'opinion de Caleb Cushing qui, dans une longue étude
énergie à la réparer. Des négociations, poursuivies avec continuité et
publiée par North American Review de janvier 1821, avait écrit que « les
intelligence, aboutirent à la conclusion de deux traités, sanctionnés le
nègres en Haïti avaient démontré leur détermination d'être libres et leur
15 février 1838 par le Sénat : l'un était la reconnaissance pure et simple
aptitude à se gouverner eux-mêmes ».
par la France de l'indépendance d'Haïti; l'autre réduisait à soixante mil-
Ce Dodge alla jusqu'à communiquer à la presse la réponse que le
lions de francs la lourde indemnité de l'ordonnance royale. Ces traités,
président haïtien avait faite à l'une de ses lettres, et dont il est intéressant
conclus entre deux Etats, indépendants et égaux en droit, donnaient une
d'extraire le passage suivant : « En ce qui concerne particulièrement le
légitime satisfaction aux susceptibilités nationales.
gouvernement des Etats-Unis, dit Boyer, j'aime à croire que les obstacles
Cet heureux résultat avait pu être obtenu, à vrai dire, parce qu'un
qui, jusqu'à présent, l'ont empêché de se prononcer en faveur de l'indé-
régime plus libéral avait remplacé le gouvernement réactionnaire de
pendance de la république d'Haïti, disparaîtront dès le moment où il
Charles X. Ce roi avait en effet, par ses fameuses Ordonnances du
aura sacrifié des considérations qui sont peu valables à l'honneur de
26 juillet 1829, supprimé la liberté de la presse, dissous la Chambre nou-
rendre un éclatant hommage aux principes auxquels il doit sa propre
vellement élue, modifié le régime électoral au profit des plus riches. Une
existence politique. Les amis de la liberté aux Etats-Unis, qui s'intéressent
insurrrection avait immédiatement éclaté à Paris en réponse à cette
spécialement au sort d'Haïti, peuvent, en continuant à exercer une heu-
violation flagrante de la charte constitutionnelle. Et, le 2 août, Charles X
reuse influence sur l'opinion publique par leurs écrits, se rendre compte
se voyait contraint d'abdiquer. Louis-Philippe lui avait succédé. Et c'est
des intentions de leur gouvernement en ce qui regarde la reconnaissance
celui-ci qui, recevant le 9 juin 1838 au palais des Tuileries, les envoyés
de l'indépendance d'Haïti, »
du gouvernement haïtien, Beaubrun Ardouin et Séguy-Villevaleix, leur
Mais le gouvernement de Washington paraissait insensible aux appels c
dit ces paroles mémorables : « J'exprime l'espoir que les Haïtiens se
des hommes d'affaires comme à ceux de la presse. Boyer voulut en avoir
ressouviendront qu'ils ont été Français et, quoique indépendants de la
le cœur net, et le 6 juillet 1822 il fit écrire par le Secrétaire général
France, se rappelleront qu'elle a été leur métropole afin d'entretenir avec
Inginac au Secrétaire d'Etat John Quincy Adams un message officiel, dans
elle des relations de bonne amitié et d'un commerce réciproquement
lequel il rappelait le cruel régime d'oppression qu'avaient subi les esclaves
" avantageux. » Dans cette simple phrase, le chef de l'Etat français indi-
de Saint-Domingue; la lutte terrible qu'ils avaient dû mener pour la
quait le caractère des relations qui allaient constituer la politique tradi-
conquête de la liberté et de l'indépendance; les malheureuses divisions
tionnelle d'Haïti vis-à-vis de la France — à laquelle les Haïtiens restent
intestines qui avaient suivi et dont la fin avait ramené dans le pays une
unis, non seulement par les liens du sang et de l'esprit, mais par des
paix maintenant fermement établie — ce qui avait contribué à la réunion
intérêts commerciaux dont la prépondérance a marqué pendant longtemps
volontaire de la Partie de l'Est à la République de l'Ouest, de sorte qu'il
l'histoire économique de l'ancienne colonie de Saint-Domingue.
n'y avait plus dans l'île d'Haïti « qu'une seule famille, une, seule volonté,
un seul gouvernement ». Haïti, devenue indépendante de facto depuis
1804 sans aucune aide extérieure, n'avait connu depuis lors et ne crai-
La conclusion du traité de 1838, qui reconnaissait la pleine indépen-
gnait plus aucune agression étrangère. Elle avait, pendant la guerre
dance d'Haïti par la France, ne changea pas l'attitude des Etats-Unis
de 1812, gardé la plus complète neutralité entre les Etats-Unis et la
envers la nation haïtienne. Bien avant l'Ordonnance de 1825, Boyer
Grande-Bretagne, bien que cette neutralité fût bienveillante pour l'Union
avait tenté des démarches auprès du gouvernement de Washington pour
Etoilée ».
obtenir, en faveur rt»i deuxième Etat indépendant de l'Amérique, la

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la protection de l'hémisphère occidental contre toute| attaque venue du
dehors, fut formulée en 1923 de façon à ne pas comprendre Haïti dans
Usant d'un, argument auquel il attachait une force particulière, Inginac ce système de défense continentale.
ajoutait : « Le Gouvernement des Etats-Unis est le premier auquel Haïti Ces mauvaises raisons furent exposées au grand joijr lorsqu'on discuta
croit devoir adresser un tel rapport sur sa situation politique en le message de décembre 1$25 du Président Adams concernant la partici-
sollicitant qu'un acte régulier de la législature de sa sœur aînée vienne pation des Etats-Unis au Congrès de Panama. Le sénateur Benton du
reconnaître son indépendance qui date déjà de dix-neuf années. » Et Missouri s'écria : « Les Etats-Unis ne pourraient jamais recevoir les
mettant le doigt sur le point vif de la question, Inginac concluait son consuls mulâtres ou les ambassadeurs noirs d'Haïti,! parce que la paix
message par cette phrase significative : « S'il y a différence de couleur dans les onze Etats de l'Union ne permettrait pas que cçs consuls mulâtres
entre les fils des Etats-Unis et ceux de la République haïtienne, il y a et ces ambassadeurs noirs viennent s'installer dans n^s villes, parader à
entre eux similitude de sentiment et de volonté. » travers le pays et donner à leurs congénères l'idée de se révolter eux-
Aucune réponse ne fut faite à cette émouvante requête. Les journaux mêmes '— pour profiter un jour des avantages et honneurs dont joui-
n'en continuèrent pas moins à mener campagne pour la reconnaissance raient ces représentants haïtiens. » Le sénateur Hayne de la Caroline du
de l'indépendance d'Haïti, insistant le plus souvent sur les bénéfices Sud, dans un discours véhément, lia les trois questions qui constituaient
qu'en pourrait tirer le commerce nord-américain. Des voix s'élevèrent à ses yeux le principal danger de la situation : la nécessité, d'une part,
dans ce sens au Congrès. Le 24 décembre 1822, le sénateur Holmes du de maintenir l'esclavage aux Etats-Unis; d'autre part, la campagne menée
Maine présenta une résolution, demandant au président des Etats-Unis en faveur de la reconnaissance de l'indépendance haïtienne et, enfin,
de renseigner le Sénat sur les relations commerciales de l'Union avec l'influence politique exercée dans certains pays de l'Amérique latine par
Haïti et sur les rapports politiques que cet Etat des Antilles entretenait des hommes de couleur. « Notre politique au sujet d'Haïti est claire,
avec les puissances européennes. Le 31 décembre de la même année, le déclara ce sénateur esclavagiste. Nous ne pourrons jamais reconnaître
son indépendance. » Chose étrange, il se trouva un pays d'Amérique du
représentant Bill, également du Maine, demanda au comité de commerce
Sud pour s'associer à cette politique intransigeante : la Colombie, qui
de la Chambre de faire rapport sur les mesures qu'il conviendrait de
gardait rancune à Haïti d'avoir occupé la Partie de l'Est et qui avait
prendre pour développer les échanges entre les Etats-Unis et Haïti. Ces
refusé, au début de 1925, de signer un traité d'alliance avec l'Etat haïtien.
deux résolutions furent votées, et bien qu'elles n'eussent fait aucune allu-
Son ministre qes relations extérieures, José R. Ravenga, avisa les délégués
sion directe à la reconnaissance de l'Etat haïtien, elles furent favorable-
de son pays au Congrès de Panama que « la Colombie éprouvait une
ment commentées par la presse amie d'Haïti. Le New Londoh Advocate grande répugnance à maintenir avec Haïti ces relations de courtoisie
du 29 janvier 1823, dans un article signé Howard, montra l'inconsé- généralement observées parmi les nations civilisées 1 ».
quence de la politique nord-américaine par la hâte qu'elle avait mise à
Pourquoi ce mépris, affiché à l'égard d'un peuple qui venait si héroï-
reconnaître l'indépendance des anciennes colonies espagnoles, tandis
quement de conquérir son indépendance et qui, avec un désintéressement
qu'elle continuait à refuser une telle distinction à Haïti, qui la méritait admirable, avait donné son concours à Bolivar pour l'abolition de l'escla-
plus qu'aucun autre. « Si, écrivait l'auteur, c'est la couleur de peau des vage en Amérique du Sud et l'émancipation des colonies de l'Espagne
Haïtiens qui explique cette attitude d'abstention, cela ne devrait jamais dans l'hémisphère occidental ? Les témoignages ne manquaient pas pour-
être invoqué comme une raison par des hommes qui professent de croire tant pour montrer la parfaite rectitude du gouvernement haïtien dans la
aux principes de cet acte immortel — la Déclaration d'Indépendance des conduite des affaires publiques, son respect des règles du droit des gens,
Etats-Unis. » son ardent amour de la paix et son désir d'entretenir des relations
Quand intervint en avril 1825 l'Ordonnance de Charles X, Quincy amicales avec toutes les nations du monde. Ceux qui avaient visité Haïti
Adams prétendit que les Haïtiens avaient, en ratifiant un tel acte, accepté s'étonnaient même qu'il se fût créé si vite dans ce pays une société qui,
une « indépendance fictive » et que « les concessions accordées à la France au point de vue du savoir-vivre et de la distinction des manières, ne le
étaient incompatibles avec une indépendance réelle ». Le secrétaire d'Etat cédait à aucune autre de cet hémisphère.
Henry Clay, quand John Quincy Adams fut lui-même devenu président Les observations du lieutenant Charles Steedman, qui avait accom-
des Etats-Unis, refusa l'admission d'Haïti au Congrès de Panama de pagné le commodore Jesse-D. Elliott dans une mission près du gouver-
1826 convoqué par Simon Bolivar — disant que la situation d'Haïti nement haïtien en 1830, sont à cet égard d'un intérêt considérable. Après
vis-à-vis de la France équivalait à une véritable « vassalité coloniale ».
. Tout cela n'était que prétexte servant à cacher les vrais motifs de cette
politique inconséquente de Washington : le préjugé de couleur et le
i Logan, op. cit.
maintien de l'esclavage dans les Etats du Sud. Ces motifs paraissaient si
puissants que la doctrine de Monroe, qui visait prétendument à assurer
135
134 '
trois mois passés à Port-au-Prince, cet officier américain écrit : « Boyer
gouvernait le pays remarquablement bien et était très respecté. Aucun comme un danger l'existence de cet Etat nègre en Amérique, puisqu'elle
des officiers du Fairfield n'avait d'hésitation à danser et à flirter avec les avait, depuis 1833, proclamé la suppression de l'esclavage dans toutes
ses possessions.
dames haïtiennes, bien que certaines d'entre elles fussent aussi noires que
Tas de pique. Toutes, par leur grâce et leurs manières distinguées, pou- Haïti adhéra de plus, le 2 août 1840, sur la sollicitation expresse du
vaient être comparées favorablement avec les jeunes femmes de la gouvernement britannique et du gouvernement français, aux traités des
30 novembre 1831 et 22 mars 1833 signés par la Grande-Bretagne et la
meilleure société. L'une d'elles — la belle-fille du colonel Viau, mulâtre
France pour la répression de la traite. Par ces deux manifestations, Boyer
de Philadelphie alors commandant de la garde du Président — était aussi
avait voulu marquer l'intérêt très vif qu'il portait à la question anti-
noire qu'une négresse peut l'être, mais elle avait un visage aux traits
esclavagiste, dont Thomas Clarkson — l'ancien représentant officieux de
délicats, des mains et des pieds tout petits et des dents éblouissantes.
Christophe — s'était fait en Angleterre l'ardent protagoniste. Il avait
Elle avait été élevée dans un couvent à Paris et était une musicienne d'ailleurs pensé, en 1822, à une immigration étrangère en vue d'augmenter
accomplie autant qu'une excellente danseuse. Malgré sa couleur d'ébène, la population et aussi d'intensifier la production agricole. Son choix s'était
nous nous disputions entre nous l'honneur d'obtenir sa main pour une fixé sur les Noirs des Etats-Unis.
valse ou un quadrille. Le Secrétaire d'Etat, un mulâtre de peau claire
« Le 15 mai 1824 — écrit Logan — le Président donna avis à Charles
avec des cheveux très blancs, avait l'allure et les manières d'un vieux
Collins de New-York qu'il envoyait cinquante mille livres de café qui
marquis français. » En somme, « Charles Steedman, qui devint plus tard
devaient être vendues afin de faciliter l'émigration de tous les gens de
contre-amiral de la marine américaine, et ses jeunes compagnons de
race africaine qui, gémissant aux Etats-Unis sous le fardeau du préjugé
l'époque connurent des heures agréables au milieu de ces « niggers »
de couleur et de la misère, seraient disposés à venir en Haïti et à partager
haïtiens, que le ministre colombien Ravenga éprouvait tant de répu-
avec les citoyens haïtiens les avantages d'une Constitution libérale et d'un
gnance à fréquenter l.
gouvernement paternel.» L'article 44 de la Constitution de 1816 disait
Les prétextes invoqués par John Quincy Adams et Henry Clay pour
en effet que « tout Africain, Indien et ceux issus de leur sang, nés dans
justifier leur refus de reconnaître l'indépendance,. d'Haïti s'effritèrent
les colonies ou en pays étrangers, qui viendraient résider dans la Répu-
lorsque la République d'Haïti conclut avec la France, sur un pied absolu
plique seront reconnus Haïtiens, mais ne jouiront des droits de citoyen
d'égalité, le traité de 1838 par lequel l'ancienne métropole reconnaissait
qu'après une année de résidence ». Jonathas Granville, chargé de ce
purement et simplement Haïti comme Etat libre et indépendant. Les
recrutement, accomplit sa mission avec un certain succès, puisqu'un
abolitionnistes américains saisirent l'occasion pour présenter plus de deux
cents pétitions réclamant la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti grand nombre de noirs| américains répondirent à l'appel de Boyer. Mal-
par les Etats-Unis. On n'en tint aucun compte. Et il faudra attendre heureusement, par sui^e d'un défaut d'organisation, cette intéressante
Abraham Lincoln et l'abolition de l'esclavage dans l'Union Etoilée pour tentative ne donna pasjde résultats satisfaisants.
voir cesser l'ostracisme dont Haïti fut frappée pour avoir été la première
à allumer dans le Nouveau Monde le flambeau de la liberté humaine.
Dans des instructions datées du l«r décembre 1838, le premier ministre L'œuvre de Boyer dans le domaine législatif fut particulièrement im-
anglais Lord Palmerston chargea le capitaine George William Conway portante. Donnant suite à la Constitution qui prévoyait la formation d'un
Courtenay, eonsul à Port-au-Prince, de conclure avec le gouvernement corps de lois pour la République, le gouvernement confia à une commis-
haïtien une convention commerciale, en vertu de laquelle des avantages sion de juristes le soin de préparer des projets de codes. Ces projets
spéciaux seraient accordés à la Grande-Bretagne — celle-ci offrant en furent votés par les deux chambres, de 1818 à 1826, et constituent les
échange les esclaves capturés par les navires britanniques sur les cor- codes (civil, de procédure civile, pénal, d'instruction criminelle, de com-
saires qui infestaient encore la mer des Antilles. Haïti n'accepta de ce merce) qui, inspirés de la législation française et adaptés plus ou moins
projet de convention que la clause relative aux noirs. Cette convention, heureusement aux conditions de vie du peuple haïtien, sont restés jusqu'à
signée le 23 décembre 1839, portait la mention usuelle de ce genre présent en vigueur — de légères modifications y ayant été apportées au
d'accords internationaux ; Les deux Hautes Parties contractantes — ce cours des ans.
qui impliquât la reconnaissance officielle de la République d'Haïti Le code rural, publié en 1826, porta une rude atteinte à la popularité
comme Etat indépendant par l'Angleterre. Celle-ci ne considérait plus de Boyer. Il reproduisait, en une certaine mesure, les sévères règlements
de culture de Toussaint Louverture, de Dessalines et de Christophe : ceux-
ci avaient en réalité institué le travail forcé, en soumettant les paysans à
i Logan, op. cit.-, page 235. des conditions qui faisaient d'eux de véritables serfs. L'application du
code rural mécontenta profondément les anciens soldats de l'armée de
136
137
Dans la lettre de démission qu'il adressa au Sénat, Boyer écrivit : « Les
l'indépendance devenus cultivateurs grâce à la distribution des terres efforts de mon gouvernement ont toujours eu pour but d'économiser les
comme dons nationaux : n'avaient-ils donc versé leur sang que pour fonds publics. Il y a, à cette heure, plus d'un million de piastres dans le
transformer l'esclavage en servage ? trésor national, outre certaines sommes tenues en dépôt à Paris au crédit
Boyer avait eu, dès le début, à affronter une opposition, qui alla de la République, En me soumettant à un exil volontaire, j'espère détruire
grandissant au cours de ses, vingt-cinq années de gouvernement. Auto- tout prétexte d'une guerre civile qui serait causée par ma résistance, »
crate, il poussait l'orgueil jusqu'à ne pas vouloir partager avec un autre Au point de vue financier, la situation financière laissée par Boyer était
l'initiative même d'une bonne action. Sarcastique à l'égard de ses adver- donc relativement bonne. Le commerce extérieur avait été assez actif
saires, qu'il dénonçait en termes blessants dans ses discours publics ou pendant les dernières années de son administration; par exemple, les
raillait cruellement dans ses entretiens privés, il ne pouvait souffrir la exportations pour l'exercice 1840 comprenaient les articles suivants :
critique la plus légère de sa personne ou de son administration. Ses café, 46.000.000 de livres; cacao 442.365; tabac 1,725.389; bois de cons-
conseillers officiels n'étaient pas mieux traités : il prenait plaisir à les truction et de teinture, 39,283,205; acajou, 4.072.641 pieds.
mortifier, leur reprochant souvent sans raison leur incompétence, dis- Boyer quitta Port-au-Prince le 13 mars 1843 pour se rendre à la
créditant les plus capables dans sa vaniteuse et puérile prétention de Jamaïque et de là à Paris, où il vécut sept ans avec la plus noble sim?
s'attribuer tout le mérite des succès obtenus par le gouvernement. Son plicité. Il mourut le 9 juillet 1850, à l'âge de 77 ans, dans un état très
ami et partisan, Beaubrun Ardouin, a tracé de lui ce portrait véridique : proche de la pauvreté, ayant eu, malgré les défauts qu'on lui a reproches
« La facilité qu'il avait à s'exprimer, jointe à la certitude de sa supériorité avec amertume, une.qualité bien rare chez nos gouvernants: la probité.
intellectuelle sur beaucoup de ses contemporains, et les premiers succès On s'est souvenu de ses défauts en oubliant les services qu'il avait rendus
de son administration n'ont que trop contribué à l'obstination qu'il a mise à sa patrie. Un écrivain haïtien, Hannibal Price, a été plus juste envers la
à ne céder en quoi que ce soit aux réclamations de l'opinion publique, mémoire de Jean-Pierre Boyer, « dont la sagesse patriotique — a-t-il écrit
dont l'Opposition (dans les Chambres) était l'organe. Il n'aimait pas — avait fermé l'ère dç nos troubles sanglants; mis fin à la guerre civilîe
d'ailleurs qu'on parût le devancer dans la conception d'une chose utile et à l'appréhension de la guerre étrangère; remédié à l'émiettement du
au bien public, et il trouvait alors mille raisons pour ne pas adopter ce territoire en attirant tous ses frères, par le seul attrait de la liberté, sous
qu'on lui proposait. En outre, exerçant un pouvoir déjà très étendu par le pavillon républicain de Pétion; constitué l'unité nationale de Vile
la Constitution, qui donnait l'initiative des lois au Président d'Haïti, et entière à l'ombre de ce drapeau; assuré la consécration définitive de la
s'étant encore réservé les hautes fonctions ministérielles par la loi de liberté et de l'indépendance de ses compatriotes en obtenant l'adhésion
1819, il n'admettait pas que les grands fonctionnaires eux-mêmes, ses de la France au fait accompli; lancé enfin son pays dans les voies de la
conseillers de droit, pussent influer sur ses décisions. S'il en était ainsi, on civilisation, de la prospérité et du bonheur par une paix ininterrompue
conçoit que l'opposition parlementaire pût encore inoins obtenir ce qu'elle d'un quart de siècle !» ! j
réclamait par l'éclat même qu'elle donnait à ses idées. Boyer eût cru
perdre tout le prestige de son autorité s'il lui cédait, » La dernière année de la présidence de Boyer avait été assombrie par
Plutôt que de paraître céder aux injonctions de l'Opposition qui récla- une catastrophe épouvantable. Le 7 mai 1842, un tremblement de terre
mait des réformes d'urgence dans l'ordre social, il fit expulser de la bouleversa plusieurs points de la république. Il causa des dégâts terribles
Chambre des députés les représentants du peuple (Hérard Dumesle,
David St-Preux, Camille Lartigue, Couret, Beaugé, E. Lochard) qu'il pré-
tendait hostiles au gouvernement. Il révoqua des fonctionnaires à qui il Port-au-Prince. Les élections donnèrent le ton de l'opinion publique : des améliora-
tions immédiates pouvaient seules la satisfaire; mais, pour son malheur et pour
reprochait.de professer des idées trop libérales. Il emprisonna les jour- celui de son pays, à côté de sa probité qu'on ne saurait contester ni sa supériorité
nalistes qui osaient critiquer ses actes ou son inertie, et essaya de fermer intellectuelle, Boyer était trop plein de lui-même et, par tempérament, trop obstiné,
toutes les bouches qui ne chantaient pas ses louanges. Ne pouvant nor- pour faire des concessions et se mettre à la tête des réformes iudiquées par autrui.
On se borna à faire paraître, le 10 février 1842, Le Temps, journal ministériel qui
malement se manifester ni dans les Chambres ni dans la presse, l'opposi- eut mission de justifier les actes de l'administration, d'appeler les esprits au calme
tion se propagea dangereusement dans le peuple et, le 27 janvier 1843, et à la patience. Mais c'est en vain qu'il se complut à répéter par~dessus les toits son
épigraphe : « Les améliorations sont l'œuvre du temps ». On était las d'attendre. Un
sur l'habitation Praslin, dans la plaine des Cayes, éclata le mouvement quart de siècle s'était écoulé. Les enfants étaient devenus des hommes. De toutes
insurrectionnel qui mit fin à la longue présidence de Jean-Pierre Boyer *. parts les réformes étaient réclamées... Le Lycée national et l'Institution Covin avaient
donné toute une pléiade de jeunes gens instruits, impatients de voir le pays sortir
de l'isolement où il se trouvait des progrès du siècle. Il leur fallait élever la voix, et
i « Au renouvellement de la Chambre en 1842, quatre des députés éliminés furent ils trouvèrent en Dumai Lespinasse leur chef de file le plus ardent ». — Duraciné
Pouilh : La Ronde, 15 avril 1902.
réélus et presque tous les grands centres nommèrent des membres de l'Opposition.
Les noms de Dumai Lespinasse, de Covin et d'Emile Nau sortirent de l'urne pour
139
138
au Cap-Haïtien. Cette ville, dont toutes les maisons étaient construites en
maçonnerie, ne fut plus qu'un tas de décombres sous lesquels près de
dix mille personnes furent ensevelies. « Le ciel, dit Mgr Jan, fut tellement
obscurci par les tourbillons de poussière que l'on aurait dit une nuit.
complète. La mer se précipita sur la ville, jusque dans les maisons qui
bordent le quai et se retira aussitôt, fort heureusement. Mais les commo-
tions, en ébranlant les profondeurs, avaient amené à la surface tant de
vase et de détritus de toutes sortes que l'eau était noire dans toute la CHAPITRE XII
rade... Durant toute la nuit, il y eut de fréquentes oscillations et de
violentes commotions. Bien plus, les trépidations du sol se répétèrent
chaque jour et, quelquefois, à plusieurs reprises, pendant près d'un mois. Présidences éphémères
La population allait passer toutes les nuits sur les places ouvertes l . »
Le pasteur Bird, qui était arrivé à Port-au-Prince deux ans aupara-
vant, a fait observer qu'aucun peuple étranger ne pensa, dans une si
tragique circonstance, à apporter son aide à Haïti ou tout au moins à lui
manifester quelque compassion. « Ce fut profondément humiliant pour
l'étranger, alors résidant dans la république, de voir que les pays étran- La révolution de Praslin avait été faite au nom du peuple. Dans le
gers ne témoignèrent au peuple haïtien aucune sympathie dans sa grande cahier de revendications publié par le Manifeste du 2 avril 1843, les
affliction. Les Haïtiens le sentirent aussi mais ils gardèrent noblement le griefs de l'Opposition étaient généreusement exposés: législation défec-
silence. C'est un honneur pour Haïti qu'elle ait toujours pu prendre soin tueuse, abus d'autorité, suppression de la liberté d'opinion, attentats
d'elle-même. C'est là une des raisons de son juste orgueil, bien qu'elle contre les journalistes indépendants, expulsion inconstitutionnelle de
l'ait parfois poussé à l'extrême. Elle n'a jamais demandé du secours à députés librement élus. Mais les principaux sujets de mécontentement
personne, malgré sa lourde dette de soixante millions de francs à la étaient fondés sur l'absence totale d'un système rationnel d'instruction
France. » publique pour combattre l'ignorance populaire et sur la misère des
masses rurales livrées à l'abandon le plus complet.
Rien de sérieux n'avait été entrepris dans le sens de l'article 36 de la
Constitution de 1816, prévoyant la création et l'organisation d'une « insti-
tution publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des
parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes (c'est-à-dire
l'enseignement primaire) et dont les établissements seront distribués
graduellement dans un rapport combiné avec la division de la Répu-
blique ». Egalement, le gouvernement de Boyer ne s'était pas soucié
d'appliquer l'article35 qui, dans un but humanitaire, recommandait la fon-
dation d'un « établissement général de secours publics pour élever les
enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes et fournir du travail
aux pauvres valides qui n'auraient pu s'en procurer ».
Quelle était à cette époque la situation exacte de ces masses rurales,
pour lesquelles les révolutionnaires manifestaient un intérêt si touchant?
La relation de deux voyages accomplis par le Révérend Bird, l'un dans
le Nord (du 9 janvier au 11 février 1843), l'autre dans le Sud (du 12 dé-
cembre 1843 au 22 janvier 1844) donne des détails intéressants sur la
vie, les habitudes et les mœurs des populations de ces régions 1.
« Le pays, tel que nous le vîmes, tant au point de vue moral et intel-
lectuel que sous le rapport de l'agriculture, éveillerait naturellement des
pensées tristes chez le missionnaire comme chez le commerçant, l'homme
t Mgr, Jan, Histoire religieuse du Cap, page 64.

140 i Bird, l'Homme Noir, p. 166, 190.

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de science ou le philanthrope... L'ignorance, l'inactivité et la pauvreté
semblent régner partout. On pourrait dire bien des choses désolantes au nisé le 4 avril. Le 16 du même mois, il partit de la capitale pour entre-
sujet de la culture générale du pays ainsi que du caractère et de la situa- prendre une tournée dans les provinces de l'Est,
tion du peuple. Partout la nature est riche et belle mais, faute de soins, Rivière Hérard revint bientôt au siège du gouvernement pour assister
reste à l'état sauvage. Comme d'habitude, les routes étaient mauvaises et, AUX travaux de l'Assemblée constituante, réunie depuis le 15 avril en vue
-quoique n'étant pas entièrement négligées, elles offraient le témoignage d'élaborer une nouvelle constitution. Mais les discussions étaient intermi-
d'un manque de prévoyance et de continuité pour les maintenir en bonne nables. Toutes les thèses s'affrontaient, et le travail avançait peu. Le
condition. Bien que la provin.ce du Sud soit plus peuplée que les autres président provisoire, que ces lenteurs exaspéraient, décida d'employer les
parties de la république, on voit que la population y est insuffisante pour grands moyens: il fit amener devant la salle où l'assemblée tenait ses
sa mise en valeur. Les habitations et propriétés cultivées sont fort éloi- séances deux pièces d'artillerie, et la peur d'être mitraillés-à bout .portant
gnées les unes des autres et sans clôtures. Des plantations de café abon- refroidit les orateurs les plus effervescents et les plus prolixes.
dent, mais elles sont négligées à cause du service militaire qui retient la La Constitution fut enfin votée le 30 décembre. Elle était extrêmement
majeure partie des hommes et les empêche de s'occuper de leurs travaux libérale. Elle supprimait la présidence à vie et fixait à quatre ans la durée
personnels. Certaines des maisons que nous avons vues ont fort belle du mandat présidentiel. Elle organisait, pour le choix du chef de l'Etat,
apparence : elles sont en générai mal disposées et mal entretenues. un mode d'élection original : chaque assemblée électorale élirait deux
Quelques voyageurs pourraient sans doute attribuer cet état de choses à candidats, dont l'un serait pris dans l'arrondissement électoral et l'autre
la paresse des habitants. Ils auraient peut-être raison dans de nombreux dans toute l'étendue de la République. Les procès-verbaux d'élection
cas. Il convient cependant de prendre en considération les faits suivants : étant adressés clos et cachetés au président de' l'Assemblée nationale
la masse du peuple est plongée dans l'ignorance; ses idées et ses besoins (Chambre des députés et Sénat réunis), ces procès-verbaux seraient
sont limités sous tous les rapports; pendant un quart de siècle, elle a dépouillés immédiatement en séance publique. Si l'un des candidats
été laissée à elle-même; le cultivateur a été arraché à son champ pour le réunissait la majonté absolue des votes, il serait proclamé Président de
service de l'armée. Considérant tout cela, on voudra bien admettre que la République ha :ne. La réélection du président ne pouvait avoir lieu
cette malheureuse stagnation du peuple n'est pas due uniquement à la qu'après un intervalle de quatre ans. Les députés étaient élus par les
assemblées primaires des communes; les sénateurs par les assemblées
paresse... électorales d'arrondissement. Le territoire était divisé en départements,
« Nous avons souvent rencontré des gens intelligents de toutes les arrondissements et communes, La.commune était autonome. Elle avait
nuances de la peau. Quarante années d'indépendance ont donné à ce à sa tête un maire et un comité municipal élus par l'assemblée primaire.
peuple, dont la majorité se compose de noirs, cette apparence de virilité L'arrondissement était dirigé par un préfet, nommé par le Président de la
qu'on rencontre seulement chez les hommes ayant le sentiment de leurs République, avec l'assistance d'un conseil d'arrondissement composé des
droits et l'orgueil de la liberté, et qui savent qu'ils appartiennent à un délégués des ;omités municipaux de la préfecture. Dans chaque com-
pays libre, ayant ses propres institutions, ses lois faites et appliquées mune, il y avait un juge de paix; dans chaque arrondissement un tribunal
par ses citoyens, sans aucune ingérence étrangère. de première instance; dans chaque département un tribunal d'appel.-Le
« L'indépendance a mis son cachet sur le caractère haïtien. » Tribunal de Cassation occupait le sommet de la hiérarchie judiciaire. Les
Tels étaient les besoins du peuple. Tel était le « matériel » humain, juges devaient être élus, pour les tribunaux de paix, par les assemblées
avec ses défauts et ses qualités — que les révolutionnaires de Praslin et primaires; pour les tribunaux de première instance et d'appel, par les
les chefs de l'Opposition reprochaient à Jean-Pierre Boyer d'avoir négligé, assemblées électorales de leur ressort respectif; pour le Tribunal de Cas-
pendant vingt-cinq années de gouvernement, et dont ils prétendaient eux- sation, par le Sénat, sur la présentation d'une liste simple de candidats
mêmes assurer le bonheur par de larges réformes de caractère social par chacune des assemblées électorales du ressort des tribunaux d'appel.
et politique. La Constitution conférait aux tribunaux le droit de refuser d'appliquer
une loi inconstitutionnelle et les arrêtés ou règlements d'administration
publique non conformes aux lois.
I
L'article 31 disait : « L'enseignement est libre, et des écoles sont
distribuées graduellement, à raison de la population. Chaque commune a
L'armée populaire*— comme les révolutionnaires victorieux la dési-
des écoles primaires de l'un et de l'autre sexe, gratuites et communes à
, gnàient — fit son entrée triomphale à Port-au-Prince le 21 mars 1843.
tous les citoyens. Les villes principales ont, en outre, des écoles supé-
L'officier qui avait inauguré la révolte à Praslin, Charles Hérard Rivière, rieures où sont enseignés les éléments des sciences, des belles-lettres et
commandant d'artillerie, devint le chef du gouvernement provisoire orga- des beaux^arts. Les langues usitées dans le pays sont enseignées dans ces
142
143
écoles. » Pour rendre possible l'application d'un tel programme d'éduca- biens et une partie des biens de l'Etat entre les prolétaires ». Ils inspi-
tion nationale, la Constitution prescrivit la création d'un ministère de raient par conséquent aux habitants des villes une grande peur.
l'instruction publique, comprenant la justice et les cultes. La terreur s'empara de la population de Port-au-Prince quand on
Le 4 janvier 1844, l'Assemblée constituante nomma le général Charles apprit que la bande d'Acaau était entrée aux Cayes et s'apprêtait à
Hérard Rivière chef de l'Etat, consacrant « cette fausse idée - - comme marcher sur la capitale. L'intervention rapide des généraux Geffrard et
dit Frédéric Marcelin — que le président d'Haïti est le révolutionnaire Riche permit de disperser les révoltés, et le gouvernement neutralisa
qui a réussi ». habilement leur chef en lui donnant plus tard une charge militaire et
quelque argent.
Le nouvel élu, âgé de quarante ans, ne se gêna pas, dans son discours
inaugural, pour dire son fait à la Constitution, car il lui avait suffi de La tournée de Rivière dans la Partie de l'Est, avait, par les fautes
quelques mois pour montrer que son libéralisme n'était plus que de la commises, aggravé le mécontentement que le régime de. Boyer y avait
friperie. « La Constitution de 1844 — écrit Louis-Joseph Janvier — déjà créé. L'explosion ne tarda pas à se produire. Le 27 février 1844, la
révolte éclata à Santo-Domingo. Le 9 mars, le Chef de l'Etat, à la tête
aurait rendu de grands services à la nation haïtienne si les auteurs et
d'une forte armée, quitta Port-au-Prince pour aller réprimer cette insur-
ceux qui devaient veiller à son exécution avaient été de véritables révo-
rection des provinces orientales. Il refoula les insurgés jusqu'à Azua, et
lutionnaires, des politiques sérieux, des républicains intelligents, des il espérait, malgré l'intervention intéressée de la France en faveur des
démocrates de bonne foi et de logique, lis avaient renversé le gouverne- séparatistes et malgré l'échec subi devant Santiago par le général Pierrot,
ment de Boyer, le trouvant trop autoritaire, trop personnel, trop égoïste, pouvoir s'emparer de Santo-Domingo et écraser la rébellion, quand la
trop routinier, trop peu préoccupé de l'amélioration intellectuelle et nouvelle lui parvint qu'un comité révolutionnaire s'était formé à la
matérielle du peuple. Hérard Rivière se montra encore plus empirique, capitale et avait proclamé sa déchéance. Une délégation lui apporta, à
plus étroit d'esprit, plus altier et plus vain que son prédécesseur. Il son quartier général d'Azua, notification de cette décision. Se rendant
commit la faute énorme de protester contre l'esprit trop libéral du nou- compte de l'inutilité de toute résistance, il rentra dans l'Ouest et s'em-
veau pacte constitutionnel ou, plutôt, contre les restrictions apportées à barqua, le 2 juin 1844, pour la Jamaïque où il mourut en 1850, après
l'autorité présidentielle par cette Constitution, le jour même qu'il était avoir, dans l'intervalle, tenté un effort infructueux pour reprendre le
appelé à jurer de la défendre. » pouvoir.
Charles Hérard Rivière n'était président que de nom. Le personnage
qui avait réellement la direction des affaires était le ministre Hérard
Dumesle, cousin du Chef de l'Etat, homme d'ailleurs très instruit et l'un
de ces anciens députés expulsés de la Chambre par. Boyer. Victime du Quelles qu'aient pu être les défaillances ou les fautes du gouvernement
despotisme, il oublia, une fois au pouvoir, les principes de liberté et de de Rivié :. « révolution de Praslin a marqué une étape importante dans
progrès dont il avait été, dans l'Opposition, le fougueux défenseur. Il l'histoire ;aïti. « Vingt-deux ans environ après la proclamation de notre
commit, contre les représentants de la nation, les mêmes actes tyran- indépendance, écrit Windsor Belîegarde, l'extrême vitalité du peuple
niques qu'il flagellait quelque temps auparavant du haut de la tribune haïtien se manifeste par un fait nouveau d'une portée significative : je
parlementaire. veux parler de ce fort mouvement d'idées qui, dès l'année 1808, se
L'enthousiasme délirant qu'avaient provoqué au début les révolu- dessine au Sénat de la République avec Gérin, Blanchet, Lys, Daumec,
tionnaires de Praslin s'était vite changé en une impopularité de plus en membres de l'Opposition, et qui devait aboutir en 1843 à la crise révolu-
plus inquiétante. Le gaspillage des deniers publics avait dévoré les tionnaire où s'engloutit le gouvernement de Boyer. Cette époque est
réserves laissées dans le trésor, par l'administration honnête de Boyer, pour le psychologue aussi bien que pour l'homme d'état l'une des plus
pour le paiement de l'indemnité française; et, à cette occasion, la France, intéressantes de l'existence nationale: c'est celle où la vie politique,
par l'entremise de son consul, M. Levasseur, exerçait sur le gouvernement brisant les cadres de fer du despotisme, s'épanouit dans toute son
une pression qui menaçait de provoquer les plus graves conflits. Les exubérance 1 . » .
réformes que certains des ministres voulaient introduire dans les services Un observateur impartial, le pasteur Bird, a noté avec une rare clair-
publics — et dont quelques-unes étaient excellentes — se heurtaient à voyance les qualités comme les défauts du régime libéral qui succéda au
une résistance insurmontable. Bientôt, les paysans du Sud — connus gouvernement de Boyer, en constatant qu'un véritable amour de la
sous le nom de Piquets parce qu'ils étaient en majorité armés de piques — liberté inspira les révolutionnaires de 1843. « Jamais, dit-il, une liberté
se soulevèrent; ils réclamaient l'amélioration de leur sort et la nomina-
tion d'un chef noir à la présidence. Conduits par un nommé Acaau, ils tVoîr H. Pauléus-Sannon, La Révolution de 1843.
prétendaient « déposséder les citoyens réputés riches et partager leurs
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si grande n'avait existé depuis les jours de Pétion. Jamais, au point de et contribué ainsi à la chute de la royauté. La fierté de son attitude, sa
vue religieux, liberté si parfaite n'avait existé dans aucun pays catholique vaillance dans les combats livrés pour la conquête de l'indépendance, la
dans le monde. Il régnait même un esprit d'émulation qui poussait les simplicité de ses mœurs et sa bonhomie lui avaient acquis un grand
citoyens à se surpasser l'un l'autre dans leurs vues libérales. Le vrai prestige dans tous les milieux. Aussi accueillit-on avec faveur son avène-
caractère du peuple haïtien allait, dans des circonstances aussi remar- ment au pouvoir. Il était noir : ce qui donnait satisfaction aux Piquets.
quables, se manifester aux yeux de l'univers. Un désir plus ardent et plus Il était du Nord : ce qui faisait tomber les préventions des départements
général pour le progrès ne s'était jamais montré par aucun peuple au du Nord et de l'Artibonite, dont le général Pierrot, outré de l'échec
degré que le manifesta le peuple d'Haïti sous le gouvernement provisoire, » qu'il avait lui-même subi dans la campagne de l'Est, avait sans succès
Le premier secrétaire d'Etat de l'instruction publique et des cultes, proclamé la scission.
Honoré Féry, se fit particulièrement l'apôtre de ces idées de liberté et Ayant rétabli le calme dans le Département du Sud par la liquidai ion
de tolérance. Dans une circulaire aux fonctionnaires des départements de pacifique des Piquets de la région des Cayes et de la Grand'Anse, le
l'éducation, de la justice et des cultes, catholiques et protestants, il gouvernement de Guerrier s'occupa d'organiser la république sur des
disait : « L'influence de la religion sur l'éducation publique et sur le bases qu'il croyait plus stables. La Constitution de 1844, qui avait pro-
bonheur du peuple n'est plus un sujet de dispute. Napoléon comprit la voqué le mécontentement des anciens généraux dont elle restreignait les
nécessité de rétablir dans la société française le respect de la croyance privilèges, fut mise de côté, et Guerrier gouverna en dictateur, assisté
religieuse. Son puissant esprit d'organisation lui enseigna qu'il ne peut d'un Conseil d'Etat.
y avoir de peuple là où il n'y a point d'autel, de même qu'il ne peut y Quelques mesures administratives fort utiles furent adoptées, entre
avoir de peuple sans lois et sans magistrats... Ministres protestants, autres l'organisation du service des postes à l'intérieur. Deux minisires, le
continuez à observer vos cérémonies religieuses avec la plus grande liberté. général Jean-Paul et Honoré Féry, firent preuve d'un grand esprit de
Nos croyances peuvent différer, mais notre espoir est dans le même Dieu. progrès. Deux lycées furent créés, l'un aux Cayes, l'autre au Cap-Haïtien,
Que tous les fonctionnaires et tous les citoyens se rappellent que l'into- pour compléter le système d'enseignement secondaire inauguré par la
lérance est une chose abominable... Que la Sainte Parole rappelle de leurs création du lycée de Port-au-Prince en 1816. Féry voulait qu'il fût établi
erreurs tous ceux qui, par ignorance, dépravation, cupidité ou ambition, dans chaque commune, à Fa*»4«» des fonds municipaux, une école pri-
attachent de l'importance à la couleur de la peau. Que l'on se rappelle maire — l'Etat contribuant aux dépenses dans une certaine proportion.
que Celui qui a créé nos corps et leur a donné des nuances différentes, a Il était partisan de la co^édueation, telle qu'elle était pratiquée à l'école
aussi créé l'âme — la partie la plus noble de l'homme et qui n'a pas qui venait d'être fondée à la capitale par les Wesleyens.
de couleur. » Dans un discours qu'il prononça à la distribution des prix du lycée
de Port-au-Prince, ce ministre progressiste exposa ses vues sur l'éducation
nationale en des termes qui méritent d'être retenus. S'adressant aux
II
.v jeunes lauréats, il leur dit: «Cette fête, qui réunit ici vos familles, le
président de la République et les membres de son gouvernement, est pour
Cette question de couleur joua cependant un rôle important dans les nous tous une cause de joie patriotique. Elle nous rappelle de façon
événements qui amenèrent et suivirent la chute d'Hérard Rivière. Déjà, touchante i: c l'éducation efface toutes les distinctions et lie tous nos
à la mort de Pétion, le général Gédéon: sénateur, s'était nettement déclaré, cœurs dans une union parfaite. La diffusion des lumières dans toutes
contre l'élection d'un mulâtre à la présidence. Les Piquets du Sud, dans les couches de la société dissipe les préjugés, unit les citoyens les uns
leur manifeste, réclamaient i . noir comme chef de l'Etat. Les anciens aux autres, permet à l'homme de cultiver son esprit et introduit dans la
amis de Boyer crurent de bonne politique de patronner là candidature communauté les charmes de l'urbanité et de l'honneur. La jeunesse
du général Philippe Guerrier au fauteuil présidentiel. Et c'est ce vieillard d'Haïti a soif de connaissance; elle désire boire à la source pure de la
de quatre-rvingt-sept ans (il c* it né à la Grande-Rivière du Nord le vérité, et semble poussée par un instinct irrésistible vers ce qui constitue
19 décembre 1757) qui fut élu le 3 mai 1844 président de la république le grand but de son existence. Le gouvernement actuel salue avec joie
en remplacement de Rivière, dont il se vantait d'être resté l'ami fidèle. ce mouvement intellectuel. Il désire s'y identifier et l'encourager sous tous
Philippe Guerrier était complètement illettré. Il avait servi avec hon- les rapports. Le gouvernement sait que le besoin de la connaissance est
neur et bravoure dans l'armée. Fait comte de la Marmelade et duc de le trait distinctif de l'époque présente. Cette connaissance bien assise et
l'Avancé par Christophe, il avait souvent tenu tête au terrible monarque dirigée par la religion permettra à la nation de réaliser ses espérances
et résisté en maintes occasions à ses ordres tyranniques. Il s'était au dans un brillant avenir. Vous serez peut-être appelés dans un temps pas
dernier moment rallié, avec le duc Richard, aux insurgés de Saint-Marc trop éloigné, jeunes élèves, à mettre au service du pays vos talents et les

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connaissances que vous aurez acquises dans ce lycée. Grâce au bouclier « localitisme », qui, avec la que ition de couleur, a , oué un rôle si néfaste
d'une foi éclairée et d'une moralité pure, vous saurez; sans cesse résister à dans l'histoire du peuple haïtien.
toute mauvaise passion. Votre pays a besoin non seulement d'hommes Le nouveau président vint r. rendre possession de son siège à Port-au-
cultivés mais d'hommes de caractère, dont le savoir repose sur la base Prince le 8 mai 1845. La population d«s U capitale lui :U un accueil
solide de l'honneur. Puisse cette Providence, qui a toujours veillé sur enthousiaste — celui qu'elle réserve d'orc inaire aux chcfc d'Etat au
Haïti, vous rendre meilleurs que vos pères ! » moment de leur avènement, quitte à les conspuer,avec autant d'ardeur
Le pasteur Bird qui rapporte ces nobles paroles d'Honoré Féry dit lorsqu'ils sont chassés du pouvoir. Pierrct :;: e se montra guère: sensible à
de lui : « M. Féry est un catholique romain très consciencieux. Il est ces manifestations populaires, <;lo:it la sir.cé ité ui. paraissait suspecte. Il
instruit, intelligent, digne d'occuper la position honorable à laquelle il a ne se sentait nullement à l'aise dans le palais présidentiel, au milieu de ces
été élevé. L'esprit dominant du temps présent est libéral et actif. Mais, officiers inconnus, en qui il voyait des truîti es possibles. Il était intimidé
hélas ! la révolution, tout en introduisant sur la scène quelques hommes par les fonctionnaires de Tordre civil, qui venaient lui demander son avis
honnêtes et respectables, a ouvert en même temps les portes d'iniquité sur des; questions administratives, financières ou juridiques,, dont son
et allumé les feux de l'esprit de parti, la jalousie et la haine. » Ce ministre esprit inculte n'avait jamais soupçonné l'existence. Il se. niellait de tout
honnête, sincère ami du peuple, fut brutalement révoqué à la suite sans le monde et particulièrement ce ses ministres. Aussi, un beau matin, la
doute d'une intrigue de palais. Il ne connut son renvoi qu'en lisant l'arrêté capitale se réveilla sans chef d'Etat : Pierrot était parti pour le Cap, où
de nomination de son successeur, Beaubrun Ardouin. il entendait établir le siège du Gouvernement Habitué à la vie champêtre,
La paternelle dictature de Philippe Guerrier aurait pu peut-être, à la il trouva plus commode de résider à peu de dislance de son habitation de
longue, atténuer les effets pernicieux de cet esprit de révolte, que des Camp-Louise, oîi il pouvait se rendre chaque semaine pour a surveillance
ambitieux attisaient sans cesse en vue de satisfaire leurs intérêts pure- de ses plantations.
ment égoïstes. On commençait vraiment à respirer sous ce gouvernement Un décret du 1« novembre 1845 fit du Gitp-l'Mtien la cci.pit.ale d'Haïti.
débonnaire, qui montrait un réel désir d'améliorer les conditions morales Les services publics furent installés dans cette ville du Nord, où durent
et économiques du pays, quand la mort vint surprendre, le Président se transporter les ministres, leiî membres clrx Conseil d'Etat, les fonction-
Guerrier le 15 avril 1845 : il n'était resté au pouvoir que onze mois et naires et employés de l'administration centrale. Les civils, dénoncés
douze jours. comme conspirateurs, devaient faire le voyage pour essayer de se défendre
auprès des hautes autorités eu pays. Ce bot;Reversement général, qui
n'avait d'autre raison que la fantaisie du Chef ce l'Etat,- suspecté déjà de
démence sentie, produisit une confusion telle que l'on commença à parler
III
ouvertement de la nécessité de se défaire le plus vite possible de ce
lunatique.
Le 16 avril 1845, le Conseil d'Etat appela à la présidence de la Répu- Pierrot allait donner aux rr écoutent s vin motif encore plus sérieux de
blique le général Jean-Louis Pierrot, un natif de l'Acul-du-Nord, où il le renverser. Le ltr janvier 1816, il fit connaître au peuple, par une pro-
était venu au monde en 1761. Le successeur de Guerrier avait donc clamation solennelle, son iinten ion d'entreprendre une nouvelle campagne
quatre-vingt-quatre ans quand il accéda au pouvoir. Vieux combattant contre les Dominicains, qui avaient tenté. ::n mai 1845, de s'emparer de
de la guerre de l'indépendance, il avait commandé la troisième division Hinche et de Las Cahobas. Le Président, après l'affaire malheureuse de
de l'armée, chargée par Rivière de s'emparer de Santiago de los Cabal- Santiago, paraissait incapable plus qu'aucun autre de conduire les
leros et de se Joindre ensuite, à Azua, aux deux autres divisions placées Haïtiens à la victoire. L'exécution d'un pareil projet sons un tel chef
sous les ordres du Président lui-même et du général Souffrant. Il avait aurait mené l'armée cï'H&ïti à une véritable catastrophe. Les.populations
échoué dans son attaque contre la ville dominicaine et, craignant d'être du Nord et de l'Artibonite accueiliirert tort mal l.a proclamation de
sévèrement blâmé à cause de cet insuccès, iî avait abandonné son com- Pierrot; et lorsque les troupes cantonnée:: à Seiint-Marc reçurent l'ordre
mandement et s'était retiré au Cap-Haïtien. de se mettre en campagne, el es se m a i n ireu; et envoyèrent une délé-
Pierrot était aussi illettré que Philippe Guerrier, mais d'esprit moins gation à Port-au-Prince pour offrir la présidence au général Riche. La
ouvert. On chuchotait même qu'il ne possédait pas toute sa raison. Ce garnison de la capitale se rallia au mo ave ment et; le 1 er mars 1846, le
choix bizarre ne pouvait s'expliquer que par le désir du Conseil d'Etat de général Jean-Baptiste Riche, le troisième de cette triniti1 de vieillards
contenter les populations du Nord en appelant, de nouveau, à la direction illettrés, était acclamé président de la république. Ce pronunciamento
des affaires publiques un homme de leur province : on sacrifiait ainsi fut confirmé, le 12 mars, par le Conseil d'Etat, et le 24 mai le nouveau
à un autre des éléments de la politique haïtienne, le régionalisme ou le Chef de l'Etat prêta « serment de fidélité à la nation ».

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participation à une telle manifestation et qu'il était persuadé que l'édu-
cation, basée sur le christianisme pur. était d'.me importa rce vitale à la
prospérité d'Haïti ».
IV Mais la tranquilité n'était pas parfahe tans le Sud. Acaau, qui com-
mandait à. l'Anse-à-Veau, eut l'impertinsme de déclarer q u i ! ne recon-
Riche était sans doute sans instruction, mais il avait la volonté de naissait pas comme valable l'élection de K.ché â la présidence. Le Chef
bien faire. Il s'entoura ::l*ho-rimes instruis et de bonne foi. L'heureux de l'Etat se rendit dans la région infestée ar [es bandes piquétistes, et,
choix qu'il fit de ses collai)orateurs lui valut immédiatement l'estime avec le concours du général Samedi ThéléDiaque, qui avait été jadis son
confiante du peuple, et l'on espéra que «.es efforts aboutiraient assez rapi- adversaire politique, il répriira avec énergie ta révolte. VA.rmée souf-
frante — c'est le nom qu'on avait donné aux Piquets — fut annihilée,
dement à l'amélioration de la situation extrêmement difficile que lui avait
et Acaau, pour échapper à la capture, se tua d'un coup de pistolet.
léguée le gouvernement de P enot
Une lettre du 7 août 1841», citée par le P. Gabon, décrivait ainsi cette Revenu à Port-au-Prince, le président Rie lié prit quelques mesures
excellentes pour rétablir l'équ libre du budget, notamment par la réduc-
situation : * Les affaires de commerce sont entièrement mortes. Quant à
tion des dépenses de l'armée. Dans une proclamation faite aux Cayes,
l'agriculture, il ne faut pis e::i parler, A l'heure qu'il est, tout le monde est
il avait dit : « Des réformes finar.cières ne suffisant pas : il nous faut plus
soldat. L'état moral du pays mi bien triste : le peuple est tombé dans un
que cela. Il est temps d'établir nos Institutions sur des bases sûres et
état désespérant. Il se passo dans nos campagnes des choses qui font
solides. Je ne tarderai pas à nlvuer ia Constitution de 1810 et à la mettre
frémir et qui ne peuvent se faire qu'au sein de la barbarie la plus
en harmonie avec les idées dominante} :e I!«5poquc actuelle.»
complète. Toutes les vieilles superstitions que le gouvernement fort de
Renonçant à la dictature Instituée par Gruerner, Hiché transforma le
M. Boyer avait su contenir, qu'il avait presque étouffées, se sont mani-
Conseil d'Etat en Sénat et confia à cette assemblée la mis sien de rédiger
festées avec; plus d'ardeur qae jamais. A Jacmel, ces gueux avaient fait
une nouvelle charte — qui fut adoptée le 14 novembre 1846 et promul-
tant de prosélytes que le général Gelïrard s'est vu forcé d'arrêter les
guée le 15: elle reproduisait avec quelques mo ïifications celle de 1816
principaux chefs et de !.es «invayer à.la capitale où ils sont en prison.
et maintenait malheureusement la présidence à "ie.
On prétend qu'ils avaient de la chair humaine dans leurs macoutes. »
Trois mois et demi après cette promulgation, le 27 février 1847, Jean-
L'espèce d'anarchie qui avait sévi pendant les dix mois de la prési-
Baptiste Riche rendait Pâme après une tr'-s courte maladie.
dence de Pierrot avait donné libre jeu i.ux pratiques superstitieuses et
permis l'éclpsion de deux sentes païennes les yuyons et les sainis, qui se
disputaient la faveur des musses. Madioi les décrit ainsi: «Les Guyons
étaient réputés anthropophage* dans lei; campagnes. Les partisans du
Vodou les considéraient comme des damrés et les redoutaient. Parmi ces
derniers (les Saints) ' se foMia une secte de fanatiques, organisés^ en
bandes: chaque bande avait à sa tête .me sorte de «frère» dont les
jugements, é:aient exécutés aveuglera er. t. 11.5» restaient sectateurs du
Vodou, mais sous la forme du catholicisme romain. » L'un de ces chefs
de bande, le Frère Joseph, avait même acquis une certaine notoriété. On
l'avait vu, « un cierge à (a mam, marche : au milieu des bandes d'Acaau,
qu'il édifiait par ses nmivaoïei à la Vierge et qu'il maîtrisait, d'autre
part..par son crédit bien co:mu auprès du dieu Vodou ».
Riche é t a t un ennemi dnolaré du Vodou. Quand (e vent lui apportait
l'écho loin.ain de quelque tambour battant le rappel des « hoûncis » et
des danseurs, if sortait parfois seul de 8Ml palais, faisait irruption sous
la tonnelle et dispersait à coups de bâto.t houngans et « mamans-loas ».
Il était très libéral en matihe religieuse, et son gouvernement favorisa
les pasteurs wesleyens. Le ministre de l'instruction publique et des cultes,
Alphonse La rochel, assista, .e 1« juillet 1846, à la cérémonie de consé-
cration du bâtiment de l'Eoîe Wesleyenne de Port-au-Prince; et Dumai
Lespinasse, l'un des Leader;i de !a jeunesse patriote et catholique con-
vaincu, déchira à cette occa*io:i que <: l'imour de sa patrie expliquait sa
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CHAPITRE XIII

Faustin Soulouque

Le général Faustin Soulouque, commandant de la garde présiden-


tielle, avait coutume, après déjeuner, de s'allonger dans son hamac pour
une demi-heure de repos. Ce l«r mars 1847, comme à l'ordinaire, il s'était
doucement assoupi sous la caresse de la brise délicieuse qui, chaque
après-midi, souffle à Port-au-Prince de la mer vers la montagne. N'ayant
jamais eu d'ambition politique, il ne s'était guère inquiété de l'événement
qui se déroulait ce jour-là même au Sénat.
Le général Jean Paul, ancien ministre et maire de la capitale, et le
général Alphonse Souffrant, qui avait commandé avec habileté l'une des
colonnes de l'armée de Rivière opérant dans la Partie de l'Est, briguaient
tous les deux la succession de feu le président Riche. C'étaient deux
hommes remarquables. Le commandant de la garde présidentielle n'avait
manifesté de préférence personnelle ni pour l'un ni pour l'autre. II avait
donné l'ordre à son planton de le réveiller dès que serait connu le résultat
de l'élection afin qu?il pût rendre à l'Elu de la Nation, quel qu'il fût, les
honneurs qui lui étaient dus. Aussi, quand le soldat de service vint lui
annoncer qu'une délégation du Sénat l'attendait dans son bureau, il crut
qu'elle venait lui faire connaître le nom du nouveau président de la Répu-
blique — le général Jean Paul ou le général Souffrant. Mais quel ne fut
pas son etonnement quand le chef de la délégation, s'avançant à sa
rencontre, lui dit : « Monsieur le Président, je vous apporte les félici-
tations du Sénat et de la Nation ! » Soulouque crut d'abord à une plai-
santerie, mais comme on persistait à lui donner ce titre, il se mit en
colère et menaça de faire un mauvais parti à ceux qui croyaient pouvoir
impunément se moquer de lui. Il fallut, pour le convaincre, lui raconter
en détail ce qui s'était passé au Sénat. Huit tours de scrutin s'étaient
succédé sans que l'un des deux candidats eût obtenu la majorité consti-
tutionnelle; et, à chacun des tours, un bulletin était sorti de l'urne au
nom de Faustin Soulouque. Au moment où Von allait procéder au neu-
vième tour, le président de l'assemblée, Beaubrun Ardouin, avait dit aux
sénateurs : « Puisque les j partisans des deux candidats ne peuvent se

153
mettre d'accord pour désigner le Chef de l'Etat, groupons-nous autour serait confiée. Sans doute, l'esprit de parti, lorsqu'il sévit dans une nation
d'un neutre, le général Faustin Soulouque. » Et c'est ainsi que le Bon- composée d'individus de toutes les couleurs de la peau, rend le problème
plus difficile et plus compliqué que partout ailleurs. Mais il n'y a pas
homme-Coachi — sobriquet sous lequel il était connu — fut élu prési- de citoyen, quelle que soit sa nuance, qui ne puisse s'inspirer avant tout
dent à vie de la République d'Haïti. de l'amour de la justice et voter en conséquence en faveur du vrai
Faustin Soulouque ne savait ni lire ni écrire. Il avait appris pénible- mérite.
ment à écrire son nom. Né dans l'esclavage à Petit-Goâve, il avait été
« On vit naître à cette époque — ajoute Bird — la jalousie entre les
affranchi par André Rigaud. Devenu soldat, il s'était toujours honorable- deux grandes sections de la nation — la question de couleur jouant un
ment conduit et avait montré beaucoup de courage aux côtés du brave rôle prépondérant dans la lutte pour la conquête du pouvoir et la puis-
général Lamarre pendant la fameuse révolte du Môle contre Christophe. sance du nombre se mettant du côté de l'ignorance. »
Boyer, qui l'estimait beaucoup, l'avait nommé commandant de la com-
mune de Plaisance et Riche, qui appréciait sa fidélité, lui avait confié le
commandement de la garde présidentielle. Mais rien, dans son passé, ne
le désignait au choix du Sénat pour exercer la plus haute magistrature Soulouque n'eut rien de plus pressé, en s'installant au palais prési-
de l'Etat. dentiel, que de placer dans les postes militaires les plus importants des
Quelle était donc la raison véritable de ce choix bizarre ? Les politi- hommes complètement dévoués à sa personne. Il organisa une police
ciens qui avaient élu Soulouque croyaient pouvoir faire de lui l'instrument secrète, chargée de découvrir les complots contre la sûreté de l'Etat et, au
docile de leur volonté et de leurs intérêts politiques. Céligny Ardouin — besoin, d'en inventer. Et ainsi, il put se débarrasser de tous ceux qui le
qui se vantait d'être une espèce de Warwick haïtien — ne se gênait pas gênaient, à commencer par ses propres ministres, qu'il réduisit au silence:
pour exprimer son opinion dédaigneuse à l'égard du nouveau président. pour beaucoup d'entre eux, ce fut le silence de la mort. Céligny Ardouin
Mais celui-ci ne tarda pas à montrer qu'il n'était pas l'homme qu'on paya cher sa témérité : il succomba l'un des premiers à la fureur de
croyait. Il fit entendre énergiquement à ses « protecteurs » qu'il n'était l'homme qu'il avait contribué à hisser au pouvoir. Un autre ministre,
nullement disposé, suivant sa propre expression, à «se laisser changer David-Troy, arrêté et enfermé dans la prison de Port-au-Prince, fut som-
comme on change de chemise ». Chef de l'Etat il était, et chef il prétendait mairement exécuté par le général Jean-Louis Bellegarde, gouverneur-de
être dans toute la force du terme, sans considération d'aucune sorte pour la capitale, sur un ordre bref venu du président en tournée dans le Sud l .
la Constitution ou pour la loi en générai. Le principal exécuteur des hautes œuvres était le général Similien,
Il est curieux de noter les observations faites par le R. P, Bird à chef d'une bande appelée Zinglins, qui faisait trembler de terreur la
propos des marchandages ou « combines » qui avaient assuré, par une population de Port-au-Prince, et qui devait lui-même, plus tard, finir sa
assemblée unique (Sénat ou Conseil d'Etat), composée de quelques poli- triste vie dans les fers, au fond d'un cachot.
ticiens, l'avènement au pouvoir de Boyer, de Rivière, de Guerrier, de Un journaliste courageux, Joseph Courtois, osa stigmatiser dans json
Pierrot et de Riche. Il paraissait au pasteur wesleyen plus logique et journal, «La Feuille du Commerce », la conduite odieuse de Similien.
plus honnête, dans un tel cas, d'aller au peuple lui-même et de lui laisser Et bien qu'il fût sénateur, par conséquent inviolable.en vertu de la Consti-
le choix de l'homme qu'il croirait le plus capable de conduire ses desti- tution, Soulouque ordonna de l'arrêter. Mais Courtois n'était pas homme
nées. « L'élection d'un président par le suffrage universel, écrit-il, semble à se laisser faire. Il avait été l'un de ces boursiers envoyés en France par
être un sujet de grande crainte en Haïti. Malgré l'amour qu'on y professe Toussaint Louverture et le commissaire Roume pour étudier au Collège
pour le républicanisme, on a peur de voir le peuple, qui n'est pas encore de la Marche. Il sVîtait ensuite engagé dans l'armée française et avait
habitué à ia libre expression de sa pensée sur les questions nationales et reçu la croix des braves sur le champ de bataille.
politiques, s'abandonner au désordre et à la violence. Et peut-être a-t-on Fait prisonnier à Baylen en 1808, il avait été gardé en Angleterre et
raison sur ce, point. La postérité jugera néanmoins si ces désordres et ces en Ecosse pendant plusieurs années et n'était rentré en France qu'en 1814.
violences auraient fait verser plus de sang et occasionné plus de confu- Ayant obtenu sa mise à la retraite comme officier, Joseph Courtois décida
sion, de scandales et de honte que le choix qui a été fait (de Soulouque) de retourner en Haïti pour se mettre au service de son pays, indépendant
par un petit groupe d'hommes. La postérité estimera également si l'élec- depuis 1804. Aidé de sa femme, une Capoise de couleur fort instruite, fille
tion par le suffrage universel n'eût pas empêché la nation de rétrograder de Bussière Laforest et de Prudence-Elizabeth Renard, il ouvrit une école,
sur la voie de la civilisation, en subissant tant de pertes et en éprouvant vite achalandée, où il recevait des externes et des pensionnaires.
tant de souffrances. Lorsque des candidats se présentent devant le
peuple, celui-ci ne saurait, pour l'honneur national, porter son choix sur * « Dès la présente reçue, fusillez Ddvid-Troy. »
le plus ignorant, le plus incapable de remplir la haute fonction qui lui
154 155
| Joseph Courtois avait un frère qui s'appelait Sévère et qui, ayant suivi
en 1816 la fortune de Bolivar, était devenu amiral de la flotte colom-
bienne. Il reçut de ce frère un cadeau des plus précieux : un matériel membre du Conseil des Cinq-Cents et mourut dans la métropole en 1813.
d'imprimerie — ce qui lui avait permis en 1824 de fonder son journal. Il avait amené avec lui sa fille Juliette, alors âgée de huit ans, à qui il
Tempérament vif, libéral convaincu, il n'avait pas tardé à entrer en conflit fit donner une brillante éducation. Elle devint plus tard lectrice de la
avec le gouvernement de Boyer, si peu respectueux de la liberté de la princesse Pauline Bonaparte et fut une musicienne distinguée. Son grand-
presse. C'est pourquoi il s'était jeté tête baissée dans la politique mili- père était l'ami intime du général Alexandre Dumas Davy de la Paille-
tante et avait participé à la révolution de 1843. Elu constituant du Limbe terie, qui appelait M!^ Laforest «ma payse»; et celle-ci tenait souvent
à la chute de Boyer et réélu en 1845, nommé membre du Conseil d'Etat sur ses genoux, pour le caresser, le fils du général, Alexandre Dumas,
par Guerrier et devenu sénateur sous Riche, il avait été ainsi l'un des qui devait devenir le fécond romancier, le grand dramaturge. Elle épousa
électeurs de Faustin Soulouque à la présidence de la république. en 1814 M. Joseph Courtois et revint avec lui en Haïti en 1817. Elle
On ne pouvait pas attendre d'un homme pareil qu'il s'inclinât devant ouvrit en 1818, de concert avec son mari, un Externat et un Pensionnat
les menaces ou les brutalités de la police de Similien, Aussi peut-on juger des deux sexes, où elle eut exclusivement la direction des demoiselles,
de son indignation quand il apprit que le Chef de l'Etat, sans respect pour tant pour la partie littéraire que pour la partie musicale. Bien de nos
la dignité de sa fonction de sénateur, avait donné l'ordre de le « traîner mères de famille ont pu revendiquer l'honneur d'avoir été ses élèves.
en prison », selon l'expression usitée en Haïti pour cette sorte d'opération Après la fermeture de son pensionnat en 1828, elle continua à enseigner
policière. Lorsque les sbires de Similien se présentèrent chez lui pour le piano jusqu'à sa mort. Elle forma à cet art trois de ses enfants et un
l'arrêter, ils trouvèrent Joseph Courtois debout devant une grande caisse bon nombre d'élèves qui s'y distinguèrent.
de poudre à canon, un pistolet chargé à la main, et prêt à faire sauter tout « Mme Courtois était de ces femmes qui ont l'énergie d'un homme. Elle
le monde si l'un de ces policiers faisait le geste dé l'approcher. « Pendant était aussi d'un courage héroïque et elle en donna la preuve lorsqu'on
vingt-quatre heures, dit Duraciné Pouiîh, il tint la|poIice en échec. À force voulut arrêter son mari en 1847 et au cours du procès qui s'ensuivit —
dfinstances, son collègue et ami, le sénateur B-ance père, obtint qu'il procès plutôt politique que pour délit de presse. Notre maison était alors
désarmât et consentît à se laisser accompagner|par lui à la prison, Il attenante au local du Sénat, où siégeait cette assemblée transformée en
comparut devant la Haute Cour (constituée par le Sénat) qui, voulant Haute Cour de Justice, Dès le début du procès et jusqu'à sa fin, Mme Cour-
malgré tout donner satisfaction au pouvoir, condamna le grand fonc- tois allait attendre son mari à la Conciergerie, marchait à côté de lui au
tionnaire à un mois de détention. Cette peine parut insuffisante à Sou- milieu des baïonnettes et, après chaque audience, elle le reconduisait
louque qui ordonna sur l'heure l'exécution de M. Courtois. La fosse du jusqu'à la prison. En quittant M. Courtois, la première fois, elle entra
sénateur était creusée; la troupe d'exécution attendait à la Conciergerie; chez nous et demanda la permission d'y faire un dépôt. Elle retira alors
on battait déjà l'assemblée générale. Mme Courtois, affolée, courut auprès de dessous son châle deux pistolets et deux poignards. Elle marchait
du chargé d'affaires de France, M. Maxime Raybaud, qui vite se rendit au armée, nous dit-elle, pour aider son mari à se défendre, ou pour mourir
Palais, et, dans un langage pathétique, s'adressant au Chef de l'Etat, lui avec lui si on tentait de l'assassiner. Chaque jour, elle reprenait son dépôt
dit ; « Président, il ne sera pas dit qu'un homme qui mérita de la France pour le rapporter ensuite. Quand son mari fut exilé, M™e Courtois qui,
la croix des .braves aura trouvé la mort autrement que sur le champ de dès la fondation de la Feuille de Commerce, n'avait cessé de collaborer
bataille. » Soulouque, pour son honneur, fut vaincu, et une heure après, avec son mari, eut toute seule à s'occuper .de la rédaction du journal,
oh embarquait M, Courtois derrière l'Arsenal. Il resta onze ans en exil. » et cela jusqu'à sa mort. Abreuvée d'inquiétudes et de chagrin par suite
de cet exil prolongé, elle succomba le 24 décembre 1853, à Vkge de
soixante-six ans. Joseph Courtois lui-même ne revint en Haïti qu'en 1859
et mourut à Port-au-Prince en 1877 à l'âge de quatre-vingt-douze ans. »
Nous avons relaté en détail cet incident parce qu'il marque d'un trait
significatif le caractère tyrannique du régime institué par Soulouque dès
les premiers mois de sa présidence, et parce qu'il nous permet en même
temps de mettre en lumière la noble figure de Mme Joseph Courtois, qui La capitale vivait dans une perpétuelle inquiétude, farouchement
mérite d'être placée dans la galerie des femmes célèbres d'Haïti. Voici entretenue par les Zinglins qui étaient devenus les maîtres de la ville.
ce que raconte d'elle Duraciné Pouilh, qui avait eu le bonheur de la Toute rixe dans la rue entre soldats, la moindre querelle entre travail-
connaître : leurs, une simple dispute au marché entre vendeuse et agent de police
« M. Bussière Laforest, représentant du peuple pour la députation du provoquait un « couri ». Craignant tout de la police ou de la populace, les
Nord de Saint-Domingue, se rendit en France en 1795^ devint plus tard gens prenaient la précaution de sortir armés. Pendant le carême de 1848,
Soulouque procéda en personne à l'arrestation de son ancien ministre,
David-Troy, qui fut exécuté plus tard dans les conditions qii£ nous avons
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r
déjà relatées. Quelques semaines après, le 16 avril, éclata à Port-au- Soulouque trouva bientôt que la Constitution revisée en 1846 n'était
Prince une émeute qui se termina par une horrible tuerie de mulâtres, pas conforme à sa conception du gouvernement. Il la fit modifier en
suivie de la répression sanglante et impitoyable d'une insurrection dans décembre 1848 pour lui permettre, comme avait fait Boyer, de couvrir
le Sud. Ces événements douloureux eurent un double résultat : ils de son autorité personnelle les actes de ses ministres — ce qui faisait de
donnèrent à la question de couleur une nouvelle acuité dans la politique ceux-ci de simples commis et les soustrayait à toute sanction parle-
intérieure du pays; il fut invoqué par les cabinets français, anglais et mentaire ou même à toute critique de la presse. Mais cela ne suffisait
américain, favorables à l'indépendance dominicaine, comme un argument p a s : les conseillers du président surent lui faire entendre que, pour
contre l'extension de la souveraineté d'Haïti à îa Partie de l'Est. le bonheur du peuple haïtien et la réalisation de ses projets contre la
République Dominicaine, il était indispensable que la forme du gouver-
La grande préoccupation de Soulouque était cependant de rétablir
nement fût changée et que la tradition dessalinienne fût reprise. La
l'unité de gouvernement dans l'île et d'empêcher qu'une puissance
nouvelle ayant couru, au commencement de juillet 1849, que la Vierge
étrangère pût y mettre le pied, sous quelque forme et en quelque région
Marie était apparue au haut d'un palmier de la place du Champ-de-Mars
du territoire que ce fût. Les Séparatistes de l'Est faisaient juste à ce
à Port-au-Prince, on prétendit y voir la main de Dieu indiquant à la
moment d'activés démarches auprès des cabinets de Paris et de Londres nation haïtienne la nécessité de revêtir Faustin Soulouque de la pourpre
pour obtenir la reconnaissance de leur république. Louis-Philippe, à la impériale. Et afin d'obéir à l'ordre divin, on employa le moyen devenu
veille de perdre son trône, n'avait prêté à ces démarches qu'une oreille depuis classique dans la pratique gouvernementale pour les coups d'état
distraite. Il n'en fut pas ainsi du gouvernement provisoire du 24 février de ce genre. « Au mois d'août — écrit le P. Cabon — pendant la session
1848, présidé par Lamartine, qui donna au chargé des affaires étrangères, du corps législatif, on fit circuler à Port-au-Prince des pétitions aux
Jules Bastide, l'autorisation de signer avec Buenaventura Baez un traité Chambres pour que Soulouque fût proclamé empereur d'Haïti. Les listes
de commerce, d'amitié et de navigation, par lequel la Deuxième Répu- furent couvertes de signatures, car la terreur était extrême; et avant que
blique française reconnaissait formellement l'indépendance de l'Etat le reste du pays pût être consulté (l'opération dura quatre ou cinq jours
Dominicain. Les protestations du gouvernement haïtien à cette occasion au plus), la Chambre des représentants admit la requête le 25 août, et le
ne pouvaient avoir aucun écho auprès des libéraux qui venaient de . Sénat s'empressa, le 26, d'y faire droit en instituant l'Empire d'Haïti,
prendre le pouvoir en France et qui trouvaient parfaitement légitime la avec Soulouque comme Empereur sous le nom glorieux de Faustin I«". »
ferme volonté des Dominicains de résister par \as armes à toute tentative La Constitution impériale fut publiée le 20 septembre 1849. Elle
de îa part de Soulouque de les soumettre au régime de terreur qu'il avait proclama « la dignité impériale héréditaire dans la descendance directe,
institué dans l'Ouest. L'Angleterre resta également sourde aux appels de naturelle et légitime, de Faustin W, de mâle en mâle, par ordre de pro-
nos représentants et suivit de peu la France dans sa politique de bien- géniture». Elle déclara la personne de l'Empereur inviolable et sacrée;
veillance à l'égard des Séparatistes. alloua au souverain une indemnité annuelle de 150.000 gourdes; à l'Im-
Ne tenant aucun compte des avertissements qu'il recevait de ses pératrice un apanage de 50.000, et aux plus proches parents une somme
agents à l'extérieur et considérant la question haïtiano-dominicaine de 30.000 par an. Les membres de la Chambre étaient élus au scrutin
comme une simple affaire de police intérieure, Soulouque franchit la secret par les assemblées primaires des paroisses (ou communes). Les
frontière le 9 mars 1849 à la tête d'une armée de quinze mille hommes. Sénateurs étaient à la nomination de l'Empereur; et les enfants mâles
Ses premières rencontres avec ceux qu'il s'obstinait à considérer comme de Sa Majesté devenaient membres à vie du Sénat dès qu'ils avaient
des « insurgés » furent couronnées de succès. Mais l'imprévoyance des atteint l'âge de dix-huit ans. Une noblesse fut créée.
généraux, qui n'avaient pas su organiser un service d'intendance conve- « Après quatre ans de règne — écrit le docteur «L-C. Dorsainvil- —
nable pour le ravitaillement des troupes, l'indiscipline des soldats, qui Christophe n'avait que soixante-dix nobles, dont trois princes et huit ducs.
né pensaient qu'à piller, la mauvaise volonté de beaucoup de jeunes gens Dès le début de l'Empire, Faustin I«r nomma quatre princes,.cinquante-
enrôlés dé force dans l'armée, changèrent les résultats du début en un neuf ducs, quatre-vingt-dix-neuf comtes, deux cents barons, trois cent
lamentable désastre à la bataille de la Rivière Ocoa, où Soulouque, de quarante-six chevaliers. Plus tard, les sénateurs, les députés devinrent à
façon inattendue, ordonna lui-même de sonner la retraite. Cela n'empê- leur tour barons. La particule de fut mise devant tous les prénoms...
cha pas le Président de rentrer triomphalement à Port-au-Prince le Faustin créa : 1° un Ordre impérial et militaire de Saint-Faustin avec
6 mai, « au bruit du canon et au son des cloches, avec les débris de son chevaliers, commandeurs, grands-ofïiciers; 2<> un Ordre impérial et civil
armée en guenilles l , » de la Légion d'honneur. II y eut profusion de croix, de médailles, de
cordons pour les grands dignitaires de la couronne. A l'origine, le ruban
de la Légion d'honneur fut rouge; plus tard, il fut liséré de bleu. La
iVoir Justin Bouzon, La Présidence de Soulouque.
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maison de l'Empereur et celle de l'Impératrice furent organisées comme Soulouque se mit à préparer une nouvelle expédition contre les Sépara-
celle de Christophe. Il y avait cercle à la Cour le jeudi de chaque semaine tistes. En dépit d'une vigoureuse protestation des représentants de la
à cinq heures de l'après-midi. L'étiquette la plus minutieuse y régnait. France et de l'Angleterre, à qui vint se joindre avec quelque hésitation
On ne s'adressait à Leurs Majestés qu'après en avoir reçu la permission le représentant des Etats-Unis, il envahit les provinces orientales en
du Grand-Maître des cérémonies. Les courtisans ne pouvaient rire que décembre 1855. II culbuta les Dominicains à Rebo et enleva Las Matas
si le Grand Chambellan leur disait : « Sa Majesté rit. Riez, messieurs. » et autres lieux. Mais, à San Tome, l'ennemi résista avec vaillance; et
A cause de difficultés tenant à l'état des rapports existant entre le l'armée haïtienne, mise en déroute, aurait été complètement exterminée
Saint-Siège et le gouvernement haïtien, le sacre fut retardé jusqu'au dans cette journée néfaste du 22 décembre si le général Fabre Geffrard,
18 avril 1852. Le couronnement de l'Empereur, qui eut lieu au Champ- duc de Tabarre, n'avait.réussi, par une manœuvre tiabile, à couvrir sa
de-Mars avec une magnificence sans égale, n'obtint pas néanmoins la retraite. Le 24 décembre, les troupes impériales étaient de nouveau
consécration papale. Mais il provoqua à l'adresse de Soulouque des plai- battues à Sabana Mula, puis, le 24 janvier 1856, à ISabana Larga. Sou-
santeries cruelles dans la presse libérale française, qui se vengeait ainsi louque' rentra à la capitale dans la nuit du 14 février, après avoir fait
du coup-d'état du prince-président Louis-Napoléon, Et quand celui-ci, fusiller sans jugement un grand nombre d'officiers qu'il rendit respon-
par le plébiscite du 20 novembre 1852, se fit proclamer Empereur des sables de son échec.
Français, on l'accusa d'avoir « singé » le nègre Faùstin I«\ Plus on noir- A Port-au-Prince, les esprits étaient fort agités. Là, comme dans les
cissait Soulouque, plus paraissait ridicule et odieuse l'imitation de son autres villes du pays, la tyrannie du régime, avec sa police ombrageuse
acte grotesque par Napoléon-le-Petit — comme l'appelait avec mépris le et brutale, avait créé un état de terreur et d'angoisse. Le désordre admi-
poète des Châtiments. La haine de l'Usurpateur français contribua dans nistratif, d'autre part, était à son comble. Les hauts fonctionnaires —
une large mesure à' faire au Chef d'Etat haïtien, à l'étranger, sa triste militaires et civils — s'enrichissaient de façon scandaleuse. La contre-
réputation de souverain ignorant et sanguinaire, bande se pratiquait effrontément dans les douanes. La circulation de
papier-monnaie était de trente millions de gourdes et la prime sur l'or
* **
avait atteint le taux vertigineux de mille cinq cents pour cent ! La pénurie
Le projet d'unifier sous son commandement l'île tout entière n'avait du trésor était telle qu'il fut impossible de continuer le service de
pas cessé, malgré la défaite antérieure, de hanter l'esprit de Soulouque. l'indemnité française. « La misère publique — dit Anténor Firmin —
Désirant obtenir la bénédiction de l'Archevêque de Santo-Domingo, devint d'autant plus intolérable que les campagnes de l'Est enlevaient
Mgr de Portés, à l'occasion du couronnement, Faustin I*r avait écrit à ce souvent au travail agricole un fort grand nombre de bras. La plupart des
prélat une lettre du 4 février 1850, dans laquelle il lui disait : « Je n'ai familles rurales étaient intempestivernent privées, qui d'un fils, qui d'un
pas l'avantage de vous connaître personnellement, mais le tableau que l'on père, qui d'un frère, morts ou devenus infirmes et incapables de travailler.
m'a fait de votre caractère conciliant et de vos sentiments humanitaires Quelque vif désir que les masses eussent de figurer en bonne position et
est si beau que, inspiré du saint amour de la religion, je viens en toute d'avoir une part effective de la souveraineté nationale, elles se désaffec-
confiance m'ouvrir à vous comme je le ferais si j'étais au confessionnal. tionnèrent peu à peu de l'Empire. Pour contenir les murmures, q u r s e
De même qu'un berger fidèle s'efforce de ramener au bercail le troupeau manifestaient par-ci par-là, Soulouque montra une férocité inouïe. Il
faisait fusiller les uns et jeter les autres dans les geôles souterraines,
dispersé, de même il appartient à un prélat de premier ordre et de votre
où ils étaient rongés par des rats, ou sucés par des insectes voraces. Il
mérite d'étendre sur toutes ses ouailles sa vive et paternelle sollicitude.
voulut paralyser l'action du peuple en le frappant de terreur; mais le
Oui, Monseigneur, c'est à vous qu'est laissée la gloire de renouer les liens
charme était rompu. Le mécontentement général allait grandissant, et
de fraternité momentanément rompus. Que les Frères de l'Est gagneraient
l'entourage même de l'Empereur, sentant le sol crouler sous le trône,
à répondre franchement à notre appel, lorsque mon gouvernement garantit
donnait le signal de la débâcle en s'empressant de remplir ses poches.
les positions* acquises, promet des récompenses à ceux qui en méritent, et
Une curieuse institution dite Monopole de l'Etat (due au ministre Salomon
prend l'engagement solennel de laisser aux habitants de cette Partie l'ad-
jeune) consistait à prélever le cinquième du café produit chaque année
ministration de leurs affaires locales selon leurs us et coutumes, moyen- — que les intendants des finances déposaient dans les magasins publics
nant qu'ils ne reconnaissent qu'un chef, qu'une Constitution, et que le aux ordres du gouvernement, lequel en réalisait la valeur suivant ses
pavillon haïtien flotte de l'Orient à l'Occident, du Midi au Septentrion ! » besoins et comme l'entendait le ministre des finances ou. plutôt l'Em-
Un tel appel n'avait aucune chance d'être entendu, malgré la promesse pereur. C'était la source des plus insolentes concussions. Cette rapacité
formelle faite par l'Empereur qu'il laisserait aux habitants de la Partie des suppôts de l'Empire à s'enrichir effrontément mit le comble à l'indi-
de l'Est l'administration de leurs affaires locales et respecterait leurs us gnation publique et en précipita le dénouement. »
et coutumes. Convaincu de l'inutilité de toute méthode de persuasion,

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d'Haïti regrettent qu'au lieu de trouver cent mille enlants haïtiens rece-
Le peuple — celui des campagnes comme celui des villes — sur qui vant une bonne instruction il n'y en ait guère que dix mille à jouir de
pesaient ces charges accablantes recevait-il en échange quelque compen- cet avantage. C'est là un fait vraiment lamentable, dont se prévalent dans
sation dans le domaine de l'éducation ? Voici ce que dit à ce sujet leurs diatribes les ennemis de la race africaine et qui remplit d'angoisse
M. Edner Brutus dans un livre sur l'instruction publique paru en 1948 : le cœur de ses amis *. » -
« Produit brut d'une époque, Soulouque, selon la dialectique de l'histoire, Ignorance, superstition, misère : tel était le lot d|i peuple. On com-
ne pouvait être qu'un redresseur sans profonde acuité et un autocrate prend alors que Soulouque n'ait pu résister à l'insurfetition qui éclata aux
borné. La puissance lui suffisait. Il ne percevait.pas que faire du peuple Gonaïves le 22 décembre 1858. Il fut contraint d'abandonner le pouvoir
une "force consciente était sa réelle sauvegarde. Il était incapable d'en- le 15 janvier 1859 : il y était resté onze ans et neuf nhois.
tendre que son régime, issu des circonstances que l'on sait, devait avoir,
pour premiers appuis, une paysannerie et une classe moyenne prospères,
d'une bonne formation intellectuelle, grâce à une nouvelle organisation Aucun chef d'Etat haïtien ne fut plus ridiculisé ni plus honni que
du travail, à une nouvelle distribution de la fortune. L'instruction Faustin I«\ N'y aurait-il donc rien de bon à mettre à son crédit ? Tel n'est
publique le sollicita d'autant moins que son rêve d'unifier l'île réclamait pas l'avis d'Abel-Nicolas Léger qui, dans son Histoire Diplomatique
des soldats. Les petites gens fournissaient le gros des effectifs. Dans les d'Haïti, porte un jugement bienveillant sur la politique extérieure de
campagnes et les villes, l'enfant prolétaire resta un facteur économique l'Empereur. «Soulouque, écrit-il, eut à un haut degré un fond indiscu-
rivé aux travaux assurant le manger, les hommes étant casernes ou en table de patriotisme, le souci des intérêts et du prestige de la nation.
guerre. Aussi le programme de Francisque fut-il mis au rancart. •» Caractère intraitable, volonté de fer, l'homme en imposait aux cabinets
Ce Francisque, ministre de la justice, des cultes et de l'instruction étrangers. L'unité territoriale, par la reconquête des provinces de l'Est,
publique, s'inspirant de la Constitution de 1843 et des idées démocra- fut la pensée maîtresse et obsédante de son règne. Il puisa dans cette
tiques d'Honoré Féry, avait fait voter la loi du 29 décembre 1848 qui revendication nationale le courage d'appeler dans les services publics,
comportait un vaste programme d'éducation nationale. Mais Mgr de tant au dedans qu'au dehors, des hommes véritablement instruits et
Francisque, duc de Limbe, n'eut pas le temps d'exécuter son programme, éclairés. Coalition, intrigues, menaces, rien ne put détourner ses regards
car c'est lui qui fut exécuté. Impliqué à tort ou à raison dans un vol du Cap Engarïo qu'il avait fixé comme limite au territoire national. Les
commis à la douane, ce grand fonctionnaire fut jeté en prison, jugé hommes de l'Est avaient positivement peur de lui. Affolés, ils appelèrent
deux fois (le premier jugement n'ayant pas plu à Soulouque), dégradé et tour à tour à leur secours l'Anglais, le Français, l'Espagnol et l'Américain.
fusillé. En définitive, c'est aux deux expéditions militaires de Î849 et de 1855
La situation misérable dans laquelle vivait le peuple est décrite dans qu'est due l'incorporation à Haïti de Hinche, Lascahobas et de toute la
un mémoire du 19 juin 1851 adressé à un haut dignitaire de l'Empire riche vallée de Goave jusqu'aux portes de Banica. Faustin sut vaincre le
par un Pasteur de l'Eglise Wesleyenne... « Ce que nous voulons pour la préjugé de couleur des hommes politiques de l'Europe. Le premier, il
nation haïtienne, c'est la pratique des vertus chrétiennes. Ce que nous conquit le droit d'ambassade près des Cours de Paris et de Londres."il
réclamons pour nous, c'est la liberté d'enseigner la religion —- *cette étendit considérablement nos relations consulaires. Pour le souci de la
même liberté accordée à tant de choses qui ont un effet pernicieux sur la dignité extérieure du pays, pour la rare énergie déployée à la sauvegarde
société, telles ces danses africaines, qui ne peuvent qu'encourager la de nos droits, pour son formidable entêtement à vouloir un territoire
superstition et le vice, tout en détournant «l'attention des masses du unifié en face des convoitises étrangères, Soulouque ne mériterait-il pas
travail et de l'industrie, essentiels à la prospérité nationale. Nous deman- qu'on retînt son passage au pouvoir sous d'autres traits que l'accoutre-
dons que les ministres de l'Evangile jouissent de la même liberté dont ment ridicule du Bonhomme-Coachi ? »
bénéficient les chefs et les reines de ces danses immorales... Je devrais
parler du mépris impardonnable affiché pour le mariage et de ces mil-
liers d'enfants, délaissés par leurs parents et vivant, comme les sauvages
de l'Afrique, dans un état de nudité complète,.. Je ne parle ici ni comme
Anglais ni comme Wesleyen, mais comme ami de l'humanité et surtout
comme ami d'Haïti. Je désire ardemment voir ce pays occuper sa place
parmi les nations éclairées de la terre, et je n'ai aucune hésitation à dire
qu'il n'y parviendra jamais tant que la grande masse du peuple, dans les
plaines et dans les montagnes, sera laissée dans l'ignorance et restera i Cité par le R. Bird.
ainsi dépourvue des moyens d'éducation et de civilisation. Les amis

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CHAPITRE XIV

Fabre-Nieolas Geffrard

Le comité révolutionnaire des Gonaïves, après avoir déclaré aboli le


régime impérial et proclamé le rétablissement de la république, reconnut
comme président d'Haïti le général Fabre-Nicoi'as GefFrard, qui avait été
chef d'état-major général de l'armée. Celui-ci prêta serment devant le
Sénat le 18 janvier 1859. La loi constitutionnelle du 18 juillet 1859
abrogea la Constitution de 1849 et remit en vigueur, avec quelques modi-
fications, celle de 1846. La présidence à vie fut rétablie.
Fils du générai Nicolas Geffrard, qui si justement mérita de porter le
titre de Libérateur du Sud pendant la guerre de l'indépendance, le nou-
veau président était par lui-même très populaire. Instruit, élégant et
brave, il avait su créer autour de lui une atmosphère sympathique, qu'il
retrouvait dans les camps comme dans les salons. On assurait même
qu'il avait connu autant de victoires sur les champs de bataille que dans
les alcôves des plus jolies dames de la société. Cette heureuse réputation
fit accueillir son avènement au pouvoir avec une allégresse presque
générale. Comme il n'était ni noir ni mulâtre, 'étant « griffe », il ne
paraissait suspect, du moins au début, ni aux uns ni aux autres et pou-
vait passer pour un arbitre dans la querelle des couleurs qui divisait les
Haïtiens et avait pris une telle acuité sous le règne de Faustin 1er, La
jeunesse instruite, qui avait tant souffert, dans son corps et dans son
âme, des hontes du régime soulouquien, manifesta son enthousiasme en
vers et en prose : c'était, avec la liberté restaurée, toute une renaissance
littéraire qui s'annonçait.
En attendant, Fabre Geffrard ne se montrait pas très pressé de
rompre, sinon avec les pratiques, du moins avec le personnel de l'Empire.
Il garda en effet quelque temps dans son gouvernement les principaux
grands fonctionnaires de Soulouque. L'opinion commença à s'étonner de
cette complaisance inexplicable. Le président lui donna satisfaction en
renvoyant les uns après les autres les hommes dont la présence à ses
côtés inspirait de la méfiance. L'un des premiers, le général Guerrier
Prophète, ministre de l'intérieur de l'Empire maintenu en la même qualité

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*
dans le cabinet républicain, donna sa démission en juin 1859 et partit su prendre la fière attitude de Soulouque répondant aux menaces de
pour l'étranger. Mais déjà une insurrection se préparait en sa faveur. l'amiral français Duquesne : « Je repousserai la force par la force. »
Le 3 décembre, un acte odieux jeta la consternation dans Port-au- Au fond, le Président était en parfait accord de sentiment avec ses conci-
Prince : la fille du président, M™ Mainville Blanfort, qui venait de se toyens sur la question dominicaine. Il avait volontairement fermé les yeux
marier et portait un enfant, fut tuée d'un coup de pistolet parti d'un sur la défection simulée d'un certain nombre de soldats du fameux régi-
groupe de conjurés, partisans du général Prophète. Ceux-ci espéraient de ment des Tirailleurs, qui étaient allés combattre, comme volontaires, dans
cette façon attirer sur le lieu du crime Fabre Geffrard qui, habitant tout les rangs des révoltés. Ces volontaires, revenus de 4'Est, avaient même
près de la jeune'femme, avait l'habitude d'aller, sans escorte, lui faire osé parader devant le Consulat Espagnol avec les drapeaux qu'ils avaient
visite presque chaque jour à la tombée de la nuit. A la suite de cet enlevés aux envahisseurs. Et cela avait servi de prétexte à la démonstra-
horrible assassinat, trente-cinq individus furent arrêtés et livrés à la tion navale de Rubalcava.
justice militaire pour être jugés comme auteurs ou complices. Seize Tout en désavouant la conduite insultante de ces hommes, Geffrard
d'entre eux, reconnus coupables d'avoir exécuté le crime ou prémédité cherchait un moyen, beaucoup plus sûr, d'arrêter l'effusion de sang.dans
l'attentat contre la personne du Chef de l'Etat, furent condamnés à la la partie orientale et d'obtenir l'indépendance pour les Dominicains. II
peine de mort et fusillés. chargea une commission, présidée par le colonel Ernest Roumain, d'entrer
en rapports avec les révolutionnaires pour les amener à une entente avec
l'Espagne, tandis que, par l'entremise du ministre haïtien à Madrid, Tho-
L'Etat Dominicain s'étant de nouveau remis, en 1861, sous la tutelle mas Madiou, il tâchait de convaincre la Régente Marie-Christine de l'im-
de l'Espagne, les Haïtiens se rendirent compte du danger que constituait possibilité de maintenir en toute tranquillité sa souveraineté.sur Santo-
pour la sécurité de leur pays la présence sur le territoire de l'île d'une Domingo. Ces démarches aboutirent heureusement des deux côtés, et c'est
grande puissance étrangère. Ils aidèrent de tout leur pouvoir les patriotes dans le cabinet privé du président que fut rédigé par l'un de ses secré-
dominicains qui s'étaient révoltés contre l'acte de cession du traître taires, le jeune Boyer-Razeîais, l'adresse à la Reine — que consentirent
Santana. Duraciné Pouilh écrit à ce propos : « Quand Santana et ses à signer les chefs de la révolution et qui, acceptée par la Cour l'Espagne,
complices vendirent leur patrie à l'Espagne, Haïti fut de cœur et d'âme consacra la deuxième indépendance de l'Etat Dominicain en 1865 1.
avec les patriotes qui poussèrent les premiers cris de la Restauration à
Santiago. C'est à la rédaction de VOpinion Nationale qu'ils dépêchèrent
Alfred Deetjen et d'autres pour avoir des secours pécuniaires; le cliché En décembre 1863, il se produisit un événement d'une portée consi-
qui devait leur servir à fabriquer du papier-monnaie; les caractères dérable au point de vue de la morale publique. La famille des Pelle,
typographiques et accessoires nécessaires pour l'impression de leurs pûysans incultes, sans doute originaires de la tribu cannibale des Mon-
bulletins de guerre. Ce cliché fut préparé pendant la nuit par moi-même dongues, furent accusés d'avoir tué et mangé une petite fille. Huit hommes
avec le concours de l'honorable A. Dyer, qui était alors directeur de et huit femmes furent jugés et condamnés à mort par le tribunal criminel
l'imprimerie de notre journal et qui a occupé plus tard, avec tant de v
de Port-au-Prince. Ils furent exécutés le 13 février 1864. Le gouvernement
distinction, la fonction de doyen du tribunal, civil de Port-au-Prince, ordonna lui-même la plus grande publicité autour de cet acte abominable
Nous avons moralement souffert lorsque, sous la menace de l'ennemi en et de sa violente répression afin de montrer à tous le caractère d'exception
quelque sorte commun, et, par faiblesse, le gouvernement de Geffrard, de ce crime barbare et la réprobation indignée qu'il avait provoquée
nous défendit, par ses remontrances, d'exhaler notre enthousiasme pour dans le peuple. Ce fait, rapporté avec un grand luxe de détails par Sir
des frères qui versaient généreusement leur sang pour chasser les enva- Spencer St-John, est évoqué dans tous les récits des prétendues scènes
hisseurs d'outre-mer, reconstituer leur nationalité et reconsolider de cette d'orgie et de boucherie, dont le culte vodouïcrue serait le prétexte.
manière l'intégrité du territoire de l'île. » Dès 1862, une certaine désaffection commençait à se manifester à
A cause de l'aide ainsi apportée aux patriotes dominicains par des l'égard du président. «Jusqu'à cette année — écrit le Révérend Bird —
citoyens haïtiens, l'amiral espagnol Rubalcava se présenta devant Port- une chambre des députés, où figuraient des hommes capables qui expri-
au-Prince avec une palissante escadre et exigea du gouvernement d'Haïti maient franchement leur opinion sur la chose publique, s'était montrée
le paiement d'une indemnité de deux cent mille piastres, un salut au fort active. Aussi le gouvernement était-il parfois sérieusement interpellé.
pavillon royal de vingt et un coups de canon et l'interdiction à la presse C'était dans le pays un nouvel état d'esprit, qui ne fut pas du goût du
haïtienne de s'occuper de la question de l'Est. Geffrard céda à la force, pouvoir dirigeant. Au commencement de 1862, le parlement fut dissous,
ayant simplement obtenu une réduction de l'indemnité. Mais l'opinion
publique, comme l'a dit. Duraciné Pouilh, ne lui pardonna pas de n'avoir
iVoir Pierre-Eugène de Lespinasse : Vieux Papiers, Vieux. Souvenirs.
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des planteurs, sous certaines conditions, des- machines pour la préparation
le président exerçant son droit constitutionnel de renvoyer les chambres. du coton. Le gouvernement cr-;a la Fonder e Nationale, 01; devaient être
II ne serait pas difficile d'expliquer pourquoi les mêmes représentants ne formés des mécaniciens, ajusteurs et soudeurs. II encouragea l'établisse-
furent pas réélus par le peuple. Une chambre toute différente fut cons- ment d'une compagnie haïtienne de navigation dont les cinq bateaux à
tituée — ce qui n'aurait pas eu lieu si le gouvernement n'avait pas exercé vapeur faisaient le service d i cabotage. Il conna son attention à la
une influence injuste sur les électeurs. Il est certain que la dissolution, de construction des routes publiques et à l'aménagement des villes : c'est
cette chambre fut le commencement de grands malheurs pour Haïti. ainsi que furent commencés L Port-aiK?rL:ice les, travaux ("installation
Les hommes» qui avaient courageusement et légitimement parlé en faveur hydraulique et d'éclairage au |$as5.
de leur pays, avaient été réduits au silence et renvoyés. Le levain du Mais l'œuvre la plus féconde et la plus durable de Geffrard consiste
découragement avait été déposé dans la nation, et ses effets se mani- dans ses réalisations dans le domaine de l'éducation publique. Non seule-
festèrent bientôt. On entendait ici et là des murmures, et les dirigeants, ment il créa un grand nombre d'écoles, riiaii* il eut encore l'heureuse idée,
sentant les premiers symptômes de la maladie révolutionnaire, conclurent pour former l'état-major intel ectuel. du pays, d'envoyer des jeunes gens
que l'épée serait leur meilleur protecteur. On commença donc à organiser méritants faire ou compléter leurs études, au;* frais de l'Etat, dans les
une forte armée... Un nouveau corps fut formé qu'on nomma les Tirail- grandes universités étrangères I. accord a ses soins aux lycées nationaux,
leurs. Il comptait de deux à trois mille hommes et avait été soumis à une réorganisa l'Ecole de Médecine créée par Loyer, fonda une Ecole de Droit,
sévère discipline sous la conduite d'instructeurs européens. Il présentait une de dessin et une autre de peinture. Soi principal sou::i fut l'organi-
une apparence militaire très convenable. Le président Geffrard le choyait sation de l'enseignement primaire, tjua :,on ministre de l'instruction
et l'adorait : il se croyait invulnérable à l'ombre de ses baïonnettes. » publique, François Elie-Dubois, définissait de la manière 1E. plus juste
Geffrard fut assez heureux pour déjouer ou réprimer avec rapidité les dans un rapport du 21 mars 1360, en l'associant étroitement aux travaux
nombreuses conspirations formées contre son gouvernement. Sa police manuels et à la pratique des métiers usuels. Les remarques faites à ce
tatillonne et ombrageuse inventait elle-même très souvent ces complots sujet par Elie-Dubois mëriten: cl être rapportées parce qu'elles sont tou-
pour lui donner un prétexte de se débarrasser de ses adversaires, vrais jours d'actualité :
ou supposés. Une presse servile et stipendiée se faisait l'humble auxiliaire « En générai, écrit ce ministre progressiste, on conçoit fort mal en
du ministère de l'intérieur et accablait de ses invectives venimeuses les Haïti l'instruction primaire. Beaucoup de peirtiormes croient qu'elle est
journalistes qui osaient parler de vérité et de justice, La jeunesse libérale, un simple acheminement à l'enseignement secondaire et que les enfants,
qui avait applaudi à la chute de Soulouque et à l'avènement de Geffrard, au sortir d'un de ces établissements, où on leur a inculqué quelques
pleurait déjà sur ses illusions perdues, notions de langue française, d'arithmétique, d'histoire et de géographie,
C'est au milieu de cet état d'esprit qu'éclata, au mois de mai 1863, doivent passer dans un lycée pour y acquérir de profondes et solides
au Cap-Haïtien, une insurrection formidable, que conduisait le général connaissances. Les intelligences d'élite selles doivent jouir de ce pri-
Sylvain Salnave. Les troupes gouvernementales assiégèrent cette ville, vilège. Si, aux examens annuels des éc.des primaires, on remarque
contre laquelle vinrent se briser toutes les attaques. Un incident survenu quelques, élèves aptes à suivra les cours supérieurs d'un lycée, on les y
entre les autorités capoises et le capitaine anglais Wake, commandant de enverra aux frais du Gouvernement, ainsi que je viens de la faire pour
la canonnière Bulldog, amena l'intervention du représentant britannique, trois de ces enfants. L'hast:'notion primaire est donnée aux classes
Sir Spencer St-John, qui fit bombarder le Cap par les avisos de guerre pauvres. Les enfants des classes nécessiter ses., devant pourvoir dès l'âge
Galatea et Lily. Sous le couvert de ce bombardement, Geffrard, qui diri- le plus tendre à leurs propres besoins et souvent à ceux do leurs parents,
geait en personne les opérations du siège, put s'emparer de la place.' ne.peuvent pas rester un temps indéfini dans les écoles. Cinq ou six ans
L'amour-propre national ne lui pardonna pas de s'être servi du canon suffisent pour qu'ils acquièrent des notions générales qu'aucun homme ne
étranger pour réduire une ville haïtienne. doit ignorer. Au sortir des liasses, s'il eur faut aller apprendre un
métier, ils restent plusieurs années en apprentissage et, la misère aidant,
* **
le dégoût arrive, la paresse survient, U vice s'infiltre, et tous les fruits
L'œuvre administrative de Geffrard fut considérable. Elle comprend de l'éducation sont perdus. Il importe donc que Ton mstte à profit le
des innovations et des réformes le plus souvent heureuses dans l'agri- temps qu'ils passent dans 1 es écoles i quelques heures chaque jour,
culture, l'industrie, le commerce, les finances, l'éducation, les cultes. seraient consacrées, dans les écoles primaires, aux travaux manuels, à
Il voulut la diversification des cultures et, profitant du boom qui suivit l'étude des métiers, et l'enfant, recevant ainsi du Gouvernement le bien-
la guerre de Sécession, il fit faire une active propagande pour le déve- * être intellectuel et matériel, deviendrait p;ir la suite un bon citoyen, un
loppement des plantations de coton. Il fut le premier Chef d'Etat haïtien honnête père de famille. »
à penser à l'organisation du crédit agricole, en mettant à la disposition
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168
Geffrani donnait son appui personnel, à ses ministres Elie-Dubois et Les prêtres catholiques, qui étaient venus se mettre au service de
J, B. Damier pour l'exécution de ce programme pratique d'éducation l'Etat haïtien dès 1804, n'étaient pas tous de qualité supérieure ou de
nationale. « Son action personnelle, écrit Edncr Brutus, est certaine moralité à toute épreuve. Des itctes scandai :ux avaient été mis au compte
puisque, malgré les changements de perso unes, Pexécution est menée avec de beaucoup d'entre eux, et celle défaveur attachée à leur personne faisait
des fortunes diverses, siu <: épartement :1e l'instruction publique, d'un tort à l'Eglise et plus encore à Ut religion eile-même. Le Vatican avait vu
plan d'édu:ation nationale invariable dans son essence. GefTrard menait le danger et avait essayé, à maintes reprise?, d'obtenir le consentement du
lui-même la propagande en faveur de l'esprit.» — Il allait en personne, gouvernement d'Haïti à la conclusion d'un traité réglant les rapports de
dit M. Jérentie, dans les mvreliés, sur les- places publiques, exhorter les Rome et du cabinet de Port-au-Prince peur l'organisation c'e la hiérarchie
familles à envoyer leurs enfints à l'école II disait: «Quand j'étais petit, catholique dans le pays. Mais diverses considérations avaient mis obstacle
j'allais quelquefois à lécoli en pantouflies, avec un pantalon rapiécé, au succès de ces démarches jusqu'au jour mémorable où le Cardinal
ayant pour toute nourriture dans l'estomac une banane boucanée, que Jacques Antonelli, représentant de Sa Sainteté le Souverain Pontife
j'avais mei-même mise au feu.» Le mensonge oflieiel, était dans sa Pie IX, et M. Pierre Fauberl et M. J', F erre Boyer, représentants du
bouche pardonnable, car il voilait se montrer humble pour assurer la Président d'Haïti Fabre Geffrurd, apposèrent Leurs signatures au bas de
grandeur future de ses concitoyens. » II ne priva ses, collaborateurs ni l'Acte solennel du 28 mars 1810.
de conseil» ni d'argent, II ce lésina jamais pour le développement de Le premier archevêque de Forban-Prince, en même "temps adminis-
l'école primaire à tous les degrés, Seul2.1 les révolutions en brisèrent trateur du diocèse des Gonaîves, nommé en vertu du Concordat, fut
l'essor et 1 empêchèrent, apris 'Dubois, de continuer à un rythme accéléré Mgr Testard du Cosquer, qu: entra en fonction le 18 septembre 1863.
son entreprÏMe de civilisation.,. Ces rébellions coûtent cher. Lutter contre 11 fonda à Port-au-Prince un Petit-Séminaire et confia aax Pères du
l'unique Silrtave engloutit ces sommes, f:>iles. On parle de cent millions Saint-Esprit, à Paris, le soin, de former es futurs missionnaires pour
volatilisés durant le siège du Cap... En janvier 186a, pour mettre à la Haïti. Il fit appel aux Frères de l'Instruction Chrétienne et aux Sœurs de
portée des enfants partout tans la Répul lique les fournitures classiques, Saint-Joseph de Cluny pour ojvrir des écoles. Le Petit-Séminaire Collège
qu'il ne discontinue pas d'acheter à leu * intention, GefTrard en installe St-Martial s'ouvrit en mai 1865 sous la direction de l'abbé Dé.gerine,
des dépôts dans les bourgs et agrandit ceux di?;s chefs-lieux d'arrondisse- licencié ès-lettres de la Faculté :1e Paris. MM. Beauger et Sainte y furent
ments. Puis, peu avant l'aventuré sakiawste, il exécute cette partie du les premiers élèves admis (février et avrl 1865) et devinrent ainsi les
programme préconisé par Francisque »t qui intercale, entre l'ensei- deux premiers prêtres haïtiens ordonnés depuis le Concordat. Après
gnement primaire élémentaire et' l'iristrjetion classique supérieure, un Pâques de cette année, on admit au Petit*Séminaire les élèves qui ne se
degré intermédiaire, échelonné sur quatre ans et qui comporte l'étude du destinaient pas à l'état ecclésiastique, car la volonté de Mgr du Cosquer
français, ce l'arithmétique appliquée particulièrement à l'arpentage, à la était d'ouvrir largement son Séminaire i toute le jeunesse haïtienne sans
levée des plans, à la tenue dea livres. Cela, pour qu'à leur sortie de l'école distinction et d'en faire un établissement ré&aiier et complet d'instruc-
primaire élémentaire, les élèves de condition modeste, non tentés j>ar tion secondaire. Et c'esl: ainsi que noire compatriote, M. Jérémie, qui
l'artisanat, y passent avant de franchir e seuil des lycées ou ne devien- devait remplir une si belle'carrière d'homme d'Etat et d'écrivain, figura
nent arpenteurs, comptables, cocimereants. Dans ce dessein, à Port-au- parmi les tout premiers élèves libres de S -Martial.
Prince, il inaugure, en février 1865, notre première école nationale secon- Le 17 avril 1864, quatre frères de l'Instruction Chrétienne partirent
daire spéciale. Saint-Marc, Jéreraie, reçoivent les leurs le 9 et le 19 mars de Paris pour Liverpool et de là s'embarquèrent pour Pcrt-au-Prince où
suivant, et Jacrnell s'enorgueillit de la sienne, au cours du même mois, ïî ils arrivèrent te 13 mai au si>lir. Le 3 c-ctobre, ils ouvrirent à la capitale
se prépare à éparpiller dans nos autres villes principales des établisse- leur première école, où affluèrent Immédiatement trois cents enfants.
ments de ce caractère quand éclate la tempête. Aux deux pensionnats de Ces frères et ceux qui vinrent, de plus en plus nombreux à leur suite, se
demoiselles créés par Dubois, il substitue une école supérieure31, » consacrèrent principalement à l'enseignement primaire, auquel le gouver-
Cette oeuvre d'éducation nationale devait recevoir une impulsion nement de GefTrard donnait une si grande importance que François Elie-
considérable de la mise- en pratique du Concordat, signé entre le Saint- Dubois, parlant au Sénat le l»* août 1860 en faveur du Concordat, prônait
Siège et It République d'Haïti le 28 mars 1860. avant tout la valeur du concours qu'il espérait du clergé et de ses auxi-
liaires pour l'éducation du [peuple. El qui pouvait mieux, d'après lui,
réaliser cet espoir, suivant les vues pratiques du ministre, que ces Frères
de La Mennais, dont la maison principale donnait avec tant de succès,
à cette époque, l'instruction profession ne le en même temps que i'ensei-
iEdrie:: Brutus ; L'Unstriiction publique m Haïti.

170 17Ï
été la première à briser les fers de l'esclavage sur la tête de ses opures
seurs, disait dans son magnifique langage : « II n'y a sur la terre ni
gnement priraaire à deî orphelins on tarifants abandonnés, dans des Blancs ni Noirs : il y a des esprits. Devant Dieu, toutes les âmes sont
ateliers de serrurerie, de chïirrormerie, d< menuiserie, etc. ? blanches. J'aime votre pays, votre race, votre liberté, votre révolution
Les Religieuses de StJosirph de Cluny arrivèrent en Haïti, comme les votre république. Votre île magnifique et douce plaît à cette heure aux
Frères, en 1864. Elles ouvrirent leur premier établissement dans une âmes libres. Elle vient de donner un grand exemple : elle a brisé le
pauvre maison de fortune Le Ç février 1 :.65, elles occupèrent la maison despotisme. Elle nous aidera à briser l'esclavage. Car la servitude, sous
Faubert à la rue Pavée, aujourd'hui Dnntès-Destouches. Le. 19 mars, toutes ses formes, disparaîtra. Ce que les Etats du Sud viennent de tuer,
Mgr du Cosqvter donna l'habit à une novice haïtienne, Sœur Marie-Joseph ce n'est pas John Brown, c'est l'esclavage. Ce crime, continuez de le flétrir,
Meunier, consacrant ainsi l'union de la Congrégation avec Haïti; et le et continuez de consolider votre généreuse révolution. Poursuivez votre
30 août, il bénissait la chapelle de la communauté se us l'invocation de œuvre, vous et vos dignes concitoyens. Haïti est maintenant une lumière.
Sainte Rose de Lima. Il est beau que, parmi les flambeaux du progrès éclairant la route des
Les Filles de la Sagesse, qui suivirent quelques années plus tard, hommes, on en voie un tenu par la main d'un Nègre. »
fondèrent leur première éco e a Port-de-Paix le 11 novembre 1875 et la Aussi comprend-on que, pendant la guerre de Sécession, les Haïtiens
deuxième u Jérémie le 25 octobre 1877, complétant ainsi l'admirable eussent résolument pris parti pour les Etats du Nord, conduits par
phalange, à laquelle se sont .ointes députa les Filles de Marie de Louvain Abraham Lincoln, contre les Etats esclavagistes du Sud. Ce ne fut pas
et les Congrégations canada-françaises ou franco-américaines, et qui a une simple attitude de neutralité bienveillante: délibérément, le gouver-
répandu si abondamment su* la terre d'Haïti les semences du bien, de la nement haïtien accorda asile aux bateaux de guerre nordistes en leur
vérité et de l'amour chrétien », permettant de se ravitailler dans les ports d'Haïti et d'y stationner au-
delà du temps fixé par le droit international. Et lorsque la victoire fut
venue couronner la lutte de la liberté contre la servitude, les Haïtiens,
Le gouvernement de GelTrard, d'accord avec le sentiment national, sûrs d'obtenir enfin des Etats-Unis ce qu'ils avaient si longtemps et si
s'était vivement intéressé au sert des Noirs qui gémissaient encore dans vainement réclamé, attendirent avec confiance d'Abraham Lincoln le
les chaînes ce l'esclavage aux Etats-U:iii.. Il tenta de reprendre le plan geste d'amitié et de fraternité que la justice lui imposait.
de Boyer concernant l'immigration d'un certain nombre de nos congé-
nères, pensant d'ailleurs que le contact de ceux-ci avec les Haïtiens
aurait pu avoir pour effet d'activer le développement agricole du pays.
Abraham Lincoln a droit particulièrement à l'estime des Haïtiens.
Il entreprit des démarches qui aboutirent à. l'envoi de deux mille immi-
Sa vie mérite d'être connue de tous, car elle constitue par elle-même une
grants, recrutés particulièrement dans 1< Sud des Etats-Unis, centre de
merveilleuse leçon d'énergie pour tout jeune homme qui veut chercher
production cotonnière, et à lui il donna des terres dans le Nord et dans
en soi, c'est-à-dire dans une pensée lucide, dans une volonté et dans une
l'Artibonite, où ils se livrèrunt â la cult i r e du coton. Malheureusement,
conscience honnête, le secret de la réussite.
cette entreprise, mal conduite, n'eut pa:s les résultats que Gelfrard^en
Né le 12 février 1809 près de Hodgenville dans le Kentucky, Abraham
attendait. Quelques Noirs y estèrent en Haïti et y firent souche, tel le
Lincoln était le fils d'un bûcheron inculte. Ce qu'il apprit, sous la direc-
Révérend Théodore Hcl y q Ji jeta les bases à Port-au-Prince de l'Eglise
tion de l'instituteur Mentor Graham, dans la pauvre petite école de la
Episcopale Africaine et en « evmt le premier Evoque.
forêt, était vraiment peu de chose, bien qu'il fût animé du plus grand
L'intérêt économique n'avait pas uniquement inspiré le gouvernement
désir de s'instruire. II n'avait pas d'ailleurs beaucoup de temps à consa-
haïtien dans l'exécution de ce plan d'immigration. Haïti. marquait de
crer à l'étude puisqu'il était, du matin au soir, occupé aux durs travaux
cette façon sa réprobation d i système esclavagiste qui continuait de sévir
d'abattage des arbres. A l'âge de dix-neuf ans, il s'embarqua sur un
dans l'Union Etpilêe et qui, fendé sur lu préjugé de couleur, servait de
navire qui l'amena à la Nouvelle-Orléans, où l'esclavage sévissait dans
prétexte à la non-reconnaissance de l'indépendance de ïa république noire
toute son horreur : le jeune homme en éprouva une pénible impression.
par les Etats-Unis.
Cette impression devait se fortifier plus tard par ses entretiens avec un
Le martyre de John. Brown en 185$) produisit dans la nation haïtienne
barbier noir originaire du Cap-Haïtien, Guillaume Florviile, qui, en lui
une sensation profonde, et le rédacteur en chef du journal « Le Progrès »,
racontant l'épopée haïtienne de 1804, lui inspira sans doute l'idée géné-
Exilien Heu telou, écrivit une lettre émouvante à Victor Hugo pour
reuse d'abolir sur le territoire des Etats-Unis ce crime contre l'humanité.
remercier le poète d'avoir fait entendra sa grande voix en faveur du
Ayant été nommé postier du village de New Salem, dans PUlinois,
héros de Harpers Ferry. Et l'exilé de Giternesey, félicitant Haïti d'avoir
Lincoln consacra ses loisirs, entre 1831 et 1837, à l'étude de la grammaire

-Voir R, P, Cabcm : Notes d'iihtaire religieuse. 173

172
et du droit. Et c'est ici que se place l'épisode le plus émouvant de sa vie. L'une des conséquences de ce grand acte est la participation active
Il rencontre une jeune Tille charmante et ingénue, Ann Rutledge, dont et loyale d'Haïti à l'Union Panaméricaine (dénommée aujourd'hui Orga-
il s'éprend. Et c'est comme un rayon de soleil qui vient illuminer son nisation des Etats Américains), où elle coopère sur un pied d'égalité
cœur sombre et son esprit toujours inquiet. « Je pensais, dit-il, qu'il parfaite avec les vingt autres républiques de cet hémisphère à une œuvre
valait mieux être seul. C'est quand j'étais seul que j'étais le plus content. commune de progrès démocratique, de justice sociale et de solidarité
J'avais cette drôle d'idée que si l'on s'approche trop des gens on voit internationale.
leur vérité, que derrière la surface ils sont tous fous, et qu'ils peuvent Geffrard fut grandement aidé dans son œuvre civilisatrice par les
voir la même chose en ce qui nous concerne. Et alors quand j'ai vu Ann, hommes de progrès qu'il avait su choisir comme administrateurs à
j'ai su qu'il pouvait y avoir de la beauté et de la pureté chez les gens, l'intérieur et comme représentants du pays à l'étranger. Parmi ses
comme la pureté qu'on voit quelquefois dans le ciel, la nuit. Quand j'ai ministres, les Haïtiens retiennent avec reconnaissance les noms d'Elie-
pris sa main et l'ai gardée dans la mienne, toutes les craintes, tous les Dubois et de J. B. Damier. Malgré les erreurs d'une politique parfois
doutes m'ont quitté : j'ai cru en Dieu. » tortueuse, Fabre-Nicolas Geffrard apparaît aux yeux de la postérité
Mais cette douce félicité ne devait pas durer. La chère fiancée est comme celui des chefs d'Etat haïtiens qui a montré le plus de continuité
et d'énergie dans ses efforts pour implanter dans le pays les meilleures
emportée par une méningite, et Abraham tombe dans un désespoir
formes de la civilisation. Mais ses contemporains furent plus sensibles à
profond. Il n'en sortira que pour se plonger dans la politique. Et une
ses fautes puisqu'ils en supportaient directement les conséquences. Beau-
autre femme, Mary Todd, qui a deviné ce qu'il portait en lui d'énergie
coup de ses procédés de gouvernement avaient profondément mécontenté
intellectuelle et d'activité ambitieuse, exercera sur sa destinée une
quelques-uns de ses meilleurs amis du début, qui continuaient à croire
influence considérable.
au libéralisme tandis qu'il glissait lui-même sur la pente trop douce de
Dès lors, la carrière de Lincoln devient une histoire prodigieuse.
l'arbitraire.
S'étant élevé, par un labeur opiniâtre, de l'humble position de postier de
village jusqu'à la présidence des Etats-Unis, il eut la gloire de rédiger La situation semblait sans issue puisque la présidence était à vie.
l'Acte d'Emancipation du 22 septembre 1862 et de l'imposer officiellement, Geffrard vit le danger et parla d'une revision constitutionnelle qui, fixant
le 1 er janvier 1863, aux Etats Confédérés du Sud — ce qui lui vaut de un terme à sa magistrature, aurait pour effet de calmer les impatients.
porter le nom d'Emaneipateur des Noirs Américains. Mais ce n'était là que pure velléité. Le bombardement du Cap-Haïtien par
les Anglais avait particulièrement irrité l'opinion publique, et cette irri-
Ce titre d'émancipateur, Abraham Lincoln le mérite également aux tation s'était communiquée à l'armée.
yeux des Haïtiens pour avoir fait cesser l'ostracisme humiliant où le
préjugé de race avait si longtemps tenu Haïti indépendante. Dans son 'Dans la nuit du 22 février 1867, les Tirailleurs de la Garde, tant
message du 3 décembre 1861, il recommanda au Congrès la reconnais- choyés par le Président et qui constituaient, en même temps que sa force
sance de l'indépendance et de la souveraineté de l'Etat d'Haïti. Après des suprême, l'instrument de son despotisme, se mirent en rébellion et
ouvrirent le feu sur le palais présidentiel. Geffrard comprit que la
débats passionnés au Sénat —• au cours desquels si fit entendre en faveur
situation était perdue puisqu'il ne pouvait plus compter sur la fidélité
d'Haïti, le 23 avril 1862, la voix éloquente de Charles Sumner, du ÏVfassa-
de cette troupe privilégiée. Il s'embarqua avec sa famille pour la Jamaïque
xhussetts — le Président Lincoln eut la satisfaction de signer l'acte du
le 13 mars 1867, ayant passé huit ans au pouvoir.
5 juin 1862 qui prévoyait la nomination d'un agent diplomatique des
Etats-Unis à Port-au-Prince avec le titre de commissaire. Benjamin Né à l'Anse-à-Veau le 23 septembre 1803, Fabre-Nicolas Geffrard
mourut à Kingston le 31 décembre 1878.
Whidden, de New Hampshire, était désigné pour Haïti, tandis que le
colonel Ernest Roumain devait, dans les premiers jours de 1863, pré-
senter au Département d'Etat ses lettres de créance comme chargé
d'affaires de la République d'Haïti.
Le Président Geffrard, dans son discours du 27 avril 1863, à l'ouver-
ture de la session législative, notait cet événement mémorable dans les
termes suivants : « Le Gouvernement des Etats-Unis a récemment reconnu
la souveraineté de l'Etat d'Haïti. Cette reconnaissance donnera, sans aucun
doute, une impulsion nouvelle aux relations commerciales entre les deux
pays. Les autres conséquences de ce grand acte appartiennent à l'avenir, »

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CHAPITRE XV

Salnaye et Nissage-Saget

Le successeur de Geffrard, le général Sylvain Salnave, prêta serment le


14 juin 1867, après qu'une assemblée constituante eut voté une nouvelle
Constitution qui réduisait à quatre ans la durée du mandat présidentiel.
On s'était rendu compte que la présidence à vie ou une trop longue durée
du mandat constituait en Haïti une erreur dangereuse pour la paix
publique. Quatre ans, c'est tout ce que l'ambition des uns ou l'impa-
tience des autres pouvait accorder â un gouvernement, bon ou mauvais.
Le fait d'avoir accepté avec une apparente bonne grâce une telle
limitation accrut la popularité de Salnave parmi la jeunesse libérale qui
se groupait autour de Demesvar Delorme, le brillant rédacteur de
VOpinion Nationale, devenu ministre influent. L'un des jeunes écrivains
de l'époque, Ducas-Hippolyte, a rendu compte en des pages lyriques de
la réception enthousiaste faite au héros révolutionnaire par la population
de Port-au-Prince, La désillusion devait vite venir, et la jeunesse en
resta inconsolable.
Salnave n'était qu'un soldat. Le pouvoir pour lui, c'étaient les hon-
neurs militaires, les salves d'artillerie, les défilés de troupes, les « cou-
diaiiles » ou retraites aux flambeaux, les acclamations des foules. Beau
mulâtre, d'une bravoure et d'une témérité qui faisaient l'admiration de
son armée, simple de manières, bon et compatissant pour les humbles, il
fut vite adoré par la populace de la capitale.
C'est au milieu de cet enthousiasme de l'élite intellectuelle et de la
masse populaire que se réunit la Chambre des députés élue en vertu de
la Constitution du 14 juin 1867, Elle discutait depuis le 11 octobre une
interpellation du député Armand Thoby relative à l'emprisonnement
arbitraire et inhumain d'un officier distingué, le général Léon Montas,
quand, le 14, une foule armée, composée en grande partie d'horribles
mégères venues des bas quartiers de la ville, envahit la salle des délibé-
rations et dispersa l'assemblée aux cris de : Vive Salnave !
En confirmant par un décret présidentiel cette dissolution à main
armée, le gouvernement montra clairement qu'il en avait été l'instigateur.

177
Comme de juste, on fit remonter au président lui-même la responsabilité relations extérieures), résuma très heureusement le (programme gouver-
de cet acte d'anarchie. D'autres manifestations démagogiques firent nemental dans la déclaration qu'il fit aux Chambres en janvier 1872 :
succéder à la surprise douloureuse du début une agitation générale et « Dévouement au pays et au Chef de l'Etat. Courage et loyauté pour
bientôt, chez un grand nombre de citoyens, la volonté de mettre fin par lui tenir, en toute occasion, le langage de la vérité. Obéissance aux lois;
la force à un pareil régime d'insécurité et de terreur. énergie pour les appliquer. Encouragement au travail. Protection à l'agri-
Une révolte éclata aux confins du département du Nord, à Vallière. culture. Répression sévère de tous les abus. Sécurité a xx personnes et aux
Ce^fut le commencement d'une guerre civile acharnée, qui dura deux ans propriétés. Economie partout. Ordre et régularité dans toutes les
et demi et qui a pris dans l'histoire d'Haïti le nom de « guerre des Cacos ». branches de l'administration. Propagation des lumières dans toutes les
Tandis que les amis et défenseurs du gouvernement étaient désignés sous classes de la société, notamment dans les classes pavvres et laborieuses.
je nom de « Piquets » en souvenir des anciens paysans révoltés du Sud, Moralisation des masses. Maintien de l'ordre public, sans lequel il n'y
les montagnards qui avaient, les premiers, pris les armes contre Saînave a ni progrès ni civilisation. »
furent appelés « Cacos » : plus tard on comprit, sous cette dernière
appellation, les bourgeois des villes qui se rallièrent aux insurgés.
Le pays se trouva une nouvelle fois divisé en trois factions ennemies.
Un gouvernement s'était formé à Saint-Marc avec Nissage-Saget comme En juin 1872, Haïti reçut de la part de l'Allemagne impériale une
président provisoire et le général Nord Alexis comme ministre de la grave offense. Deux commerçants allemands, Dickman et Stapenhorst,
guerre de la « République du Nord ». Dans le Sud s'était constitué l'Etat prétendaient, le premier, avoir été pillé à Miragoane au cours d'une
du Sud ayant pour président Michel Domingue et pour principal ministre émeute révolutionnaire; le second, avoir subi des dommages lors du
•Mompîaisir Pierre. bombardement en 1865 de la ville du Cap-Haïtien par la canonnière
Pendant ces deux années de luttes, Salnave avait accompli des pro- anglaise Buil-Dog. Pour appuyer ces réclamations, la Willemstrasse
diges de valeur en donnant magnifiquement de sa personne. Les révolu- dépêcha deux frégates: Vineta et Gazella, qui mouillèrent, le 11 juin,
tionnaires s'emparèrent de Port-au-Prince le 19 décembre 1869, après un dans la rade de Port-au-Prince, Le chef de l'expédition, capitaine Batsch,
bombardement qui incendia et détruisit le palais de la présidence. Le deux heures après son arrivée, remit au gouvernement un ultimatum par
président essaya de fuir dans la République Dominicaine. II fut arrêté à lequel il réclamait le paiement immédiat d'une somme de trois mille livres
la frontière par le général dominicain Cabrai et remis aux autorités sterling.
haïtiennes. Dans un article du journal «Le Civilisateur», le député .Armand
Réuni contrairement à la Constitution, un tribunal militaire condamna Thoby, alors âgé de trente et-un ans, fit de cet événement une relation
à mort Sylvain Salnave pour « avoir violé la Constitution », en commettant dont il nous paraît intéressaant de rapporter les principaux passages:
de nombreux actes arbitraires, celui, entre autres, de s'être fait accorder <c Mardi, à huit heures du matin, deux frégates allemandes prenaient
la présidence à vie en novembre 1869 par un Conseil législatif à sa mouillage dans la rade de Port-au-Prince, Elles avaient refusé pilote et
dévotion. Il fut fusillé sur l'emplacement du palais incendié, immédiate- médecin. A dix heures, le commandant Batsch, chef de l'expédition (c'est
ment après le prononcé de la sentence. ainsi qu'il s'intitule), lançait au secrétaire d'Etat des relations extérieures
une dépêche, dont voici le sens et presque les termes : « Je suis chargé
par mon gouvernement d'exiger de celui d'Haïti quinze mille piastres
-pour M. Dickman, sujet allemand, pillé à Miragoane, et pour M. Stapen-
Le 19 mars 1870, les deux Chambres se réunirent en Assemblée horst, autre sujet allemand, qui a éprouvé des dommages au Cap-Haïtien
nationale et -élurent à la présidence, pour une période de quatre ans, le lors du bombardement du Bull-Dng en 1865, Si, à cinq heures, ce soir; la
général Nissage-Saget. C'était un vieillard, dont l'esprit paraissait quelque dite somme n'est pas déposée à mon bord, je prendrai contre vous telles
peu déséquilibré par suite d'une longue détention de huit ans dans les mesures répressives qu'il me plaira, »
prisons de Soulouque. Il se montra cependant le plus sage des chefs « Le commandant Batsch (c'est sans doute sa première mission diplo-
d'Etat, celui qui fut en tout* cas le plus respectueux de la Constitution matique) ne s'est pas imaginé qu'il devait tout d'abord présenter ses
et des lois. pleins pouvoirs au gouvernement d'Haïti. L'Allemagne est représentée
Un ministère, composé de J. B. Damier (intérieur et agriculture), chez nous par un consul générai, Mf Schultz. Si le commandant Batsch
d'Octave Rameau (instruction publique, justice et cultes), de Saul Liau- avait daigné l'écouter, lors de sa démarche auprès de lui à bord de la
taud (guerre et marine), de Liautaud Ethéart (finances, commerce et Vineta, il eut appris, quant au fond, que la réclamation Dickman,
acceptée et évaluée à cinq mille piastres par une commission, devait
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recevoir sous peu la dernière sanction du Corps Législatif; que la récla-
mation Stapenhorst avait été reconnue si peu fondée qu'elle n'avait droit : c'est bien la base du code international de M. de Bismarck. Mais
si la Force manque de moralité, est-il dans la logique de sa nature d'être
donné lieu» d'une part, à aucun examen et, de l'autre, à aucune insistance
dégoûtante de cynisme ? »...
depuis 1870 — époque à laquelle elle fut présentée pour la première fois
au gouvernement actuel. Quant à la forme, le commandant allemand eut Lorsque Batsch rendit sa proie et partit, le « cynisme » de l'officier
appris qu'Haïti n'est pas précisément O-Tahiti, une île de sauvages; qu'on teuton se. révéla de Ja façon la plus dégoûtante. «Sur le pont des deux
y trouve pas mal de gens sachant parler et comprendre le langage de la navires haïtiens — rapporte le D* J. C. Dorsainvil — on trouva le dra-
raison, de la justice et du droit, et pratiquant assez les belles manières peau national largement étendu et... hideusement" souillé. »
pour distinguer, même chez les Allemands, un officier de distinction d'un
soldat bourru.
« Le gouvernement, en recevant l'ultimatum de M. Batsch, ne le On a donné de cette action honteuse du gouvernement allemand
repoussa point, comme c'était son droit. Sans montrer son irritation de diverses explications, Rayford W. Logan en a indiqué quelques-unes dans
cette brutalité tudesque, sans presque s'en plaindre, d'un ton plus que son ouvrage The Diplomatie Relations of the United States with Haïti
conciliant, il répondait à quatre heures du soir au commandant prussien (page 357). Le représentant américain à Port-au-Prince, M. Ebenezer
et lui offrait d'entrer en pourparlers avec lui. En même temps, il donnait Bassett, premier homme de couleur envoyé comme ministre des Etats-
communication à l'Assemblée nationale de cette étrange affaire. Tant Unis en Haïti, rendit compte au Secrétaire d'Etat Fish de la conversation
de modération opposée à tant d'arrogance n'a pu inspirer à M. Batsch la qu'il avait eue avec son collègue Schultz : celui-ci avait prétendu que
dignité de son rôle, C'est une rançon de guerre qu'il exigeait : les vaincus l'intervention allemande était due « au fait que la république haïtienne,
paient et ne discutent pas... Et, en effet, tandis que les mandataires du tandis qu'elle invoquait sa pauvreté pour justifier le non-règlement des
peuple recevaient de l'Exécutif, dans une séance extraordinaire, commu- réclamations allemandes, payait régulièrement sa dette à la France, aidant
nication de cette malheureuse affaire, tandis qu'ils disaient aux secré- ainsi ce pays à se libérer de l'indemnité imposée par le traité, de Francfort
taires d'Etat: soyez sages m a i s sauvez la dignité de la nation, le à la fin de la guerre franco-prussienne ». Une autre raison, indiquée par
commandant Batsch, à sept heures du soir, allait avec deux cents soldats Sir Spencer St-John, était le désir de Bismarck de punir les petites nations
s'installer furtivement à bord de deux vapeurs de guerre haïtiens, à . comme Haïti qui, pendant la guerre, avaient manifesté leurs sympathies
peine gardés, l'un en réparation, l'autre réduit depuis longtemps à l'état pour la France. Le diplomate anglais ajoutait que « le ministre prussien
de ponton. Le petit équipage de surveillance est précipité dans les cha- à Londres avait sondé le représentant d'Haïti dans cette capitale sur les
loupes de M. Batsch et escorté à terre. Et M. Batsch, fier sans doute de dispositions du gouvernement haïtien au sujet de la cession à la Prusse
sa prouesse navale comme un Ruyter ou un Nelson, écrit dans la nuit du Môle Saint-Nicolas ».
au consul allemand dans le sens suivant : « Le gouvernement haïtien Quelle que soit la vérité sur ce point, le peuple et le gouvernement
n'a pas payé à cinq heures les quinze mille piastres. Je mets saisie-arrêt ressentirent douloureusement l'injure faite au drapeau haïtien. Le Secré-
sur ces deux navires jusqu'à ce qu'il me donne la satisfaction demandée. » taire d'Etat des relations extérieures donna l'ordre à notre ministre à
« Le Chef de l'Etat, apprenant ce coup de main, convie au Conseil des Londres, général Brice, de présenter une ferme protestation à la Chan-
secrétaires d'Etat, vers neuf heures du soir, les trois agents diploma- cellerie allemande contre la saisie de nos bateaux et de réclamer un
t i q u e s représentant les Etats-Unis, l'Angleterse et la France, ainsi que les formel désaveu de la conduite du commandant Batsch. Chose curieuse,
présidents des deux Chambres... M. de Bismarck, pense-t-on, sait aligner Brice reçut en Allemagne un excellent accueil, et il lui fut annoncé que
les chiffres : il ne débourserait pas vingt-cinq à trente mille piastres pour le farouche exécuteur des ordres de la Willemstrasse avait été rappelé
en faire recouvrer quinze mille. Cette violence sans précédent cache à Berlin pour rendre compte de ses actes, devant une commission d'en-
d'autres violences, d'autres desseins. La raison conseille de payer. Le quête. Aucune sanction rigoureuse ne semble avoir été appliquée au
Conseil s'arrête à cette détermination, et un négociant d'origine allemande commandant Batsch puisqu'il retourna en Haïti, l'année suivante, en
veut bien servir d'intermédiaire en la circonstance. A deux heures du « visite amicale ».
matin, il remettait au commandant prussien la rançon exigée avec une A la protestation du gouvernement, un poète et un chansonnier
lettre conçue en ces termes > « Le gouvernement haïtien, cédant à la firent écho. Le poète était Oswald Durand, alors âgé de trente-deux ans.
force, me charge de vous compter quinze mille piastres. » M. Batsch Il écrivit une ode vengeresse qui se terminait par ces vers méprisants ;
empocha l'argent et donna reçu...
« Oui, conclut Thoby, le gouvernement a cédé à la violence, mais il Nous jetâmes Vargent, le front haut, l'âme fière,
protestera contre M. Batsch, même jusqu'à Berlin. La force prime le Ainsi qu'on jette un os aux chiens !
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Le chansonnier était Jean Boisette. Dans une chanson créole devenue Pour les besoins de la guerre contre les Cacos, le gouvernement de
vite populaire, il faisait, rimer «prussien» avec «chien» et comparait Salnave avait fabriqué une énorme quantité de papier-monnaie, à laquelle
Bismarck et Batsch à des « malfinis » : s'étaient ajoutées les émissions faites par les gouvernements révolution-
naires du Nord et du Sud. Ce papier-monnaie avait subi une telle dépré-
Frégates rivé, mouillé nan port. ciation qu'il fallait contre un dollar donner en échange trois mille gourdes
Tonti députés couri, vini. en billets du trésor, Il fut retiré de la circulation et remplacé par la
Yo dit : « Bagaille-là trop fort. » monnaie métallique des Etats-Unis à raison de trois cents gourdes pour
Bismarck et Batsch, ce malfinis. un dollar : cette heureuse opération avait été principalement l'œuvre de
deux parlementaires de haute valeur intellectuelle et morale, Boyer
Bazelais et Edmond Paul.
Le gouvernement haïtien se plaignit amèrement qu'en une circons- Le contrôle sévère des Chambres législatives — même exercé avec
tance si douloureuse Washington n'eût donné le moindre témoignage de un peu d'excès parce qu'il embarrassa bien souvent l'action normale du
sympathie à Haïti. Même la presse américaine s'était montrée indifférente pouvoir exécutif — imposa l'ordre et l'économie dans les dépenses
devant une violation tellement flagrante du droit international et, pou- publiques. Malgré toutes les tentatives intéressées faites auprès de lui
vait-on dire, de la doctrine de Monroe. Dans une lettre au représentant pour qu'il y portât atteinte, le président resta fermement attaché aux
d'Haïti près du gouvernement des Etats-Unis, le ministre haïtien des règles constitutionnelles. Il ne toléra aucun attentat à la liberté des
relations extérieures écrivit : « La grande République Etoilée aurait pu citoyens, à l'indépendance de la justice et aux prérogatives de la rxresse.
élever la voix en notre faveur : c'était son droit, c'était aussi son devoir, Il aimait à répéter à ses familiers lorsqu'ils lui demandaient quelque
mais elle ne fit rien, » Le Secrétaire d'Etat Fish s'était contenté de faveur : « Demandez-moi des épaulettes, je vous en donnerai autant que
féliciter Bassett d'avoir su garder une attitude sage et réservée, à ren- vous voudrez. Quant à la clé du trésor, vous ne l'aurez jamais. » En
contre des représentants de la France et de la Grande-Bretagne qui, disant cela il avait une façon très amusante de faire rouler la lettre r —
pendant la fameuse séanee du Conseil, relatée par Thoby, n'avaient pas exprimant ainsi avec malice le peu de cas qu'il faisait de la clique mili-
caché leur désapprobation de la conduite du commandant Batsch. taire et en même temps sa volonté énergique de ne pas laisser le champ
Fish montra cependant de façon indirecte qu'il désapprouvait l'emploi libre aux concussionnaires.
de la force pour le règlement de créances individuelles ou de réclamations Parvenu au terme de son mandat le 15 mai 1874, Nissage Saget
financières, car il rappela à Bassett les instructions qu'il avait données convoqua le Conseil des secrétaires d'Etat et lui remit le pouvoir. Le
le 27 juin 1870 et par lesquelles il recommandait, lorsqu'une''demande Sénat l'avait cependant supplié de garder la présidence jusqu'à ce que
de recouvrement était faite au nom de citoyens privés, de ne l'accom- le renouvellement de la Chambre des députés permît la réunion de
pagner d'aucune menace de recours à la violence. l'Assemblée nationale et l'élection de son successeur. II avait catégori-
A la vérité, les relations entre Haïti et les Etats-Unis s'étaient fort quement refusé de rester un jour de. plus au palais national : il s'em-
refroidies par suite des tractations entre le Président Grant et le président b a r q u a pour Saint-Marc, sa ville natale, où il vécut paisiblement jusqu'à
dominicain Baez pour la signature en 1870 d'un traité d'annexion de la sa mort, le 7 avril 1880.
Partie de l'Est à l'Union Etoilée. Des patriotes dominicains s'étaient
immédiatement insurgés en signe de protestation. Le gouvernement
haïtien fut accusé-de leur prêter assistance. La querelle se serait enve-
nimée si, grâce à l'éloqu ente intervention de Charles Sumner, la honteuse
convention n'avait pas été repoussée le 30 juin 1870 par le Sénat des
Etats-Unis. Les ^Haïtiens reconnaissants offrirent une médaille d'or à
l'illustre homme d'Etat américain, tandis qu'une loi du 27 juillet 1871
. décrétait que son portrait en pied serait placé dans la salle des séances
de chacune des deux chambres législatives.
Le Président Grant n'avait pas néanmoins renoncé à son plan d'an-
nexion, et le ministre haïtien à Washington, Stephen Preston, eut fort à
faire jusqu'en 1874 pour détourner d'Haïti le danger qui la menaçait dans
son existence comme nation indépendante.

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CHAPITRE XV

Michel Domingue

En se retirant, ainsi du pomoir, Nissafle-Saget n'avait pas été com-


plètement désintéressé. Il avait obéi à un calcul politique afin de faciliter
l'accès de la présidence à son ami le gèlerai Michel Domingue qui,
président de l'Etat révolutionnaire du Sud, avait accepté de se rallier au
gouvernement provisoire de Saint-Marc délia la lutte contra Salnave.
En même temps qu'il déclinait l?in.vHaticn que lui avait faite le
Sénat, le président sortant avait ordonné i Michel Domingi e, comman-
dant militaire du département du Sud, de i.e rendre à Port-au-Prince et
l'avait fait nommer par le Ccrseil des. secrétaires d'Etat général en chef
de l'armée — ce qui assurait pratiquement à celui-ci ïe pomoir suprême
en lui permettant de conduire les* élections à son. avantage.
La belle page que Nissagc-S&get avait écrite dans l'histoire ci'Haïti
fut de cette façon ternie par lui-même, car l'avènement de son protégé
allait apporter au pays les p i n s catastrophes.
Une Constituante, composée des amis eu général en chef, fut immé-
diatement convoquée et élut Michel Domingue, ïe 11 juin 1874, président
de la République. Elle se mit ensuite en mesure de faire, à l'usage du
nouveau chef de l'Etat, une nouvelle Constitution, qui fixait à huit ans
la durée du mandat présidentiel et instituait une vice-présidence
(6 août 1874).
Le. véritable chef de l'Etal n'était point Domingue maïs le vice-pré-
sident, son neveu Septimus Rameau, hoaims de grande instruction,
affligé malheureusement d'une ambition décorante et d'un caractère trop
personnel.

Désireux de faire disparaître toute ;ri;i:e des anciennes rivalités qui


avaient si souvent dressé les. uns contre bs autres Haïtiens et Domini-
cains, le gouvernement de Domingue ec.treerit des négociations qui
aboutirent à la signature, le 21 janvier 1875, d'un traité de paix, d'amitié

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véreux. Le scandale était si grand que lis :>anaui:ers français, craignant
et de commerce entre les deux républiques. Ce traité, malheureusement, une répudiation pure et simple de la part d'un gouvernement honnête,
ne régla pas d'une manière cécisive la question épineuse de la détermi- acceptèrent plus tard, en 188:1, de ramener de 315.500.000 à 21 millions
nation de la ligne frontière; mais les plénipotentiaires haïtiens furent de francs la dette d'Haïti de U: 75,
contents d'y avoir fait iri&érer Fartic e 3, par lequel les deux Etats De tels gaspillages, ajoutés aux extravagances de Septimus Rameau
s'engageaient à maintenir l'intégrité de leur territoire respectif : cette et aux persécutions de là polie?., finirent par exaspérer les citoyens. Vers
clause devait servir à calmer les appréhensions qu'avaient provoquées en la mi-avril de 1875, chacun parlait à voix basse de la prochaine révo-
Haïti les convoitises territoriales du Frésideent Grant et à décourager lution. Pour prévenir la revoit:!: qu'il sentait dans l'air, le gouvernement
toute tentative d'une puissance étrangère de mettre le grappin sur la ordonna l'arrestation des généraux Brice Momplaisir Pierre et Boisrond-
Partie de l'Est Canal, Ces trois hommes étaient unis par la pins étroite amitié. Brice
résista, carabine au poing, à lu garde ve:i i<: pour l'arrêter ; blessé d'une
balle au pied, il mourut quelques heures après, Momplais r Pierre se
En vue :1e payer la dette flottante, le gouvernement haïtien signa en barricada dans sa maison et, .out seul, soutint contre un régiment une
septembre 1874 avec des :orimerçar.its locaux, agissant au nom d'une lutte héroïque; quand il ne lui resta qu'un projectile, :il se brûla la
banque de Paris, un contrat d'emprunt de dix millions de francs, aux cervelle. Boisrond-Canal eut le ti?mps de s*-jehapper (1*»* mai}.
termes duquel les dits commerçant a devaient recevoir une commission Cet événement dramatique surexcita davantage les esprits. Effrayé de
de 3 Y2 pour cent, tandis que toutes les recettes de l'Etat — et spéciale- la situation dont tout le'monde - le rendait responsable, Hameau eut l'idée
ment $ 2:50 de droit d'exportation sur la café — servaient de garantie au de transporter le siège du gouvernement : ans la ville des Cayes, où il
remboursement de l'emprunt. pensait trouver plus de sécurité pour sa personne. Il ordonna d'embar-
Comme les banquiers ne mirent aucun empressement à verser les quer sur un bateau les espèces meta 11 ici e-i tenues en réserve dans les
fonds, l'Assamblée nationale, en février 16*75, prononça la forclusion du coffres de la Banque de l'Etat Le bruit co.irut aussitôt qu'il se sauvait
contrat de septembre et autorisa un nouvel emprunt. Mais le lendemain avec l'argent du peuple. Une foule fuiiet.se attaqua les voitures qui
du vote, les banquiers de Pliris annoncèrent l'émission prochaine des transportaient les caisses d'or et se porta ensuite contre la. banque
titres : celle-ci s'effectua réellement le mois; suivant pour un montant elle-même, qu'elle dévalisa.
de quatorze millions cinq cent mille irancs au lieu des dix millions Devant l'émeute grandis sainte, D o m i n é e et Rameau réclamèrent la
prévus. Haïti ne reçut pas d'argent comptant de la vente de ces titres protection du corps diplomatique. Rameau reçu! la mort er: pleine rue, le
mais plutôt d'anciens bons haïtiens que les banquiers avaient achetés sur 15 avril 1876. Le président, quelque peu maltraité par la, foule, put
le marché à un prix dérisoire. s'embarquer sain et sauf.
Mécontent de cette première transaction, le gouvernement conclut
avec une autre banque de p£.ris un emprunt de cinquante millions de
francs, dont le produit devait servir à rembourser lies titres de la ^pre-
mière émission, tandis que le solde serait consacré à des travaux publics
et à. d'autres objets d'utilit! générale.
Le Crédit Général ne :ut lancer lis nouveaux titres que jusqu'à
concurrence d'un montant nominal de 86.500.000 francs, dont le produit
effectif fut de 31.359.470 - - l'obligation de 500 francs ayant été vendue
à 430. Comme cet établissement était autorisé à garder .130 francs sur
chaque obligation placée à tt\(\ le gouvernement haïtien reçut seulement
21.800.000 francs, dont il tria les 14.500.000 dus sur la première opération
et 1.500-OC'O destinés à paya: les intérêt: et amortissements représentant
la première annuité du second emprunt La balance de 5.800.0CO francs
fut distribuée entre divers individus pour de prétendus services.
Ainsi, comme résultat de ces deux affaires, la République d'Haïti
contracta une dette de 36.1:00 000 francs; et ne reçut en retour que dî
millions de francs sous forme d'anciennes obligations. Le solde de 26 mil-
lions fut dissipé en commissions pavées aux banquiers, en primes
accordées aux capitalistes et en poti-fle-vin répartis entre politiciens
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flfe
de l'autre, puisque tous les deux se disaient attachés à la forme républi-
caine de gouvernement, réclamaient l'ordre dans les finances et le respect
de la loi, promettaient de développer l'agriculture, de protéger l'industrie
II et le commerce, de répandre l'instruction dans toutes les couches de la
société haïtienne.
Un programme politique ne vaut en Haïti que .par l'homme qui le
Bowrond-Canal propose. Le plus souvent on ne demande pas au chef de parti ses idées :
son nom suffît, ou la couleur de sa peau, ou le lieu de sa naissance. On
doit pourtant reconnaître que Boyer Bazelais apportait dans l'action
politique mieux qu'un nom illustre, un brevet social ou une étiquette pro-
« A la chute du goiiverm ruent de Domingue-Rameau — écrit Anténor vinciale. Il était le chef de « cette génération d'hommes qui — ainsi que
Firmin — tout le monde ;Malt anxieux d'avoir à la tête du pays une le dit le D^ Price Mars — crut le moment propice (en 1876) d'opposer
administration éclairée, aus! i respectueuse des libertés publiques que des au système vieillot du gouvernement d'autorité le système plus adéquat
Kécuter les; lois et maintenant l'ordre, telle du contrôle parlementaire avec son corollaire logique d'une diffusion
deniers de l'Etat, faisant t
enfin qu'avait comme)ici!: à
je montrer Y administration du général Saget plus large, d'une pratique plus effective des libertés citoyennes 1 ».
lans l'ornière d'un coup d'état. Celui vers qui Le parti libéral se divisa lui-même entre Boyer Bazelais, que secon-
quand ce chef d'Etat versa-.i
nipathie de 1 ï majorité des patriotes haïtiens dait Edmond Paul, et Boisrond-Canal, qu'appuyait Armand Thoby :
allaient la confiance et la sj
là direction de qui était graduellement né uri cette division allait amener sa perte.
fut M. Boyer Bazelais, sous
ourageux, fa sant de la justice, de la liberté Malgré les joutes parlementaires, où certains orateurs pensaient trop
courant poli.ique, sain et c
:;3!i cardinales du développement national. i » souvent à faire parade de leur éloquence plutôt qu'à accomplir utile
et du respect de la loi les b;:
j qui aval en I eu lieu au printemps de 1876 besogne, la Chambre des députés travailla ferme à la restauration des
Les élections législative;
« ces députés Boyer Bazelais et ses nombreux finances publiques si déplorablement mises à mal par l'administration
avaient ramené à ta'Chaiaibx
tendait à ce qu'il fût élu à la présidence de de Domingue. Elle procéda notamment à une enquête sur les emprunts
amis, de sorte que l'on s'al
la majorité tomba pourtant sur le général scandaleux de 1875 — ce qui permit d'en réduire le montant à 21 millions
la république. Le chou: de
de francs.
Boisrond-Canaî (17 juillet).
Le nouveau président i Hat libéral, porté à la modération, réputé
surtout pour son courage tranquille en face des plus grands dangers.
Profitant de l'absence du président en tournée dans le Sud, le général
Mais il lui manquait i'espri : de fermeté et de décision si nécessaire dans
Louis Tanis, commandant du département de l'Ouest, tenta de s'emparer
l'action politique. Il pensai t eue les choses finissent toujours par s'ar-
du pouvoir; mais il se heurta à la résistance victorieuse des amis du
ranger et qu'il est inutile d' m vouloir changer le cours. Il traduisait cette
gouvernement (14-17 mars 1878). Bien que Boyer Bazelais et ses partisans
insouciance dans une pbra le aréole qu'il répétait sa:ns cesse à ceux qui se fussent rangés autour du pouvoir exécutif pour défendre l'ordre public,
le pressaient d'agii : Lv.i$9i"X orainnin, c'est-à-dire «: laissez s'égrener les la révolte de Tanis eut pour conséquence inattendue la rupture définitive
événements comme les jjraii:ts murs tombent d'eux-mêmes de la branche ». entre Boisrond-Canal et les libéraux bazelaisistes. Et ainsi fut assurée
Ayant vécu au milieu des cultivateurs de son habitation de Frères à l'ascension du parti national, qui tira un profit immédiat de la division
Pétionville, il partageait V ; sagesse paresseuse du paysan haïtien, qui de ses adversaires 2.
attend trop souvent que le a fèves du caféier se répandent sur le sol, où
Le 30 juin 1879, une bagarre se produisit à la-Chambre des députés,
elles pourrissent, au kisu cile les cueillir en cerises sur la branche verte où des coups de feu furent tirés. Aussitôt, les amis de Boyer Bazelais se
quand elles sont en leur pi lin a maturité. rendirent en masse à la maison de leur chef, qu'ils croyaient en danger.
Ils prirent une attitude nettement hostile au gouvernement. Une lutte,
qui dura deux jours, s'engagea entre les troupes gouvernementales et les
A la Chambre, demi: pa :ti$, s'étaient formés : lé parti libéral, dont le libéraux, qui occupaient certains quartiers de la capitale.
chef était Boyer Bazelais; le parti national, qui avait pour animateur
Dëraesvar Delorrne, ar.ciei: ministre d-n Salnave, remarquable écrivain i D r Price-Mars : Jean-Pierre Boyer Bazelais et le drame de Miragoane, Port-au-
et orateur. Les programme;; des deux partis ne se distinguaient guère l'un Prince, 1948, p. 24.
2 Antoine Michel : Salomon jeune et l'Affaire Louis Tanis, 1913.

iLe Président H c o t m . l t et Haïti, P*ge 404


189
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La victoire resta au gouvernement. Mais le véritable vainqueur fut le
parti national qui, par une habile manœuvre, offrit son concours à
Boisrond-Canal et sortit victorieux de la bataille que se livraient entre
eux les « frères ennemis » du parti libéral.
Pressentant des difficultés encore plus graves, qu'il savait ne pas
pouvoir résoudre, combattu par ses anciens amis, se méfiant de ses
nouveaux défenseurs, les « nationaux », Boisrond-Canal se laissa tomber CHAPITRE XVII
du pouvoir «comme un grain mûr» : il remit sa démission le 17 juil-
let 1879, un an avant la Un constitutionnelle de son mandat, en répétant
sa phrase favorite : Laissez grainnin. Salomon

Après le départ de Boisrond-Canal, un gouvernement provisoire fut


formé. Dans l'intervalle revint en Haïti le général Louis-Félicité Lysius
Salomon, ancien ministre des finances de Soulouque. Ses biens avaient été
confisqués par l'administration de Geffrard, et il avait connu un long et
pénible exil. Il fut vite adopté par le parti national comme son candidat
à la présidence de la république.
Secondé par les autorités militaires de Port-au-Prince, Salomon fit dis-
perser le gouvernement provisoire dans la nuit du 3 octobre 1879. Le len-
demain, un nouveau gouvernement provisoire était constitué, dans lequel
il assuma les fonctions de ministre des finances et des relations extérieures.
A la suite de ce coup d'état, l'Assemblée nationale, à l'unanimité, élut
le général Salomon (23 octobre) président d'Haïti pour une période de
sept ans. Elle élabora une nouvelle Constitution qui entra en vigueur le
18 décembre 1879.
Le nouveau Chef de l'Etat était l'un des Haïtiens les plus instruits de
sa génération. Il possédait de brillantes qualités intellectuelles, fortifiées
par sa connaissance étendue des affaires administratives et l'expérience
acquise dans les postes diplomatiques qu'il avait occupés à Paris et à
Londres. Il avait la réputation d'être resté probe au milieu des dépré-
dations financières du régime impérial. Mais il avait un caractère in-
flexible et cette insensibilité propre aux politiciens qu'anime l'esprit de
vengeance et qui font du pouvoir gouvernemental un instrument de haine
contre leurs adversaires, réels ou supposés : ses malheurs personnels
avaient fermé son cœur à toute pitié.

A l'avènement de Salomon, le parti libéral était à peu près disloqué.


Bazelais et ses amis les plus influents étaient en exil. Ceux qui étaient
restés dans le pays se trouvaient sans direction et tenus sous l'étroite
surveillance d'une police inexorable. Cependant, la ville de Saint-Marc
prit les armes au mois de mars 1881. Le mouvement échoua. Le gouver-
nement fit main basse sur un grand nombre de libéraux suspects.et les
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livra à un tribunal militaire siégeant à Saint-Marc : quarante-huit d'entre les maisons des « bourgeois ». Les bourgeois étaientj ruinés, mais le
eux furent condamnés à mort et exécutés (mai 1882), malgré l'éloquente peuple — le vrai peuple, celui qui travaille — dut pay£r de sa sueur les
et courageuse plaidoirie d'un jeune avocat de grand talent, François- lourds impôts dont le produit servit à acquitter les sAmmes fabuleuses
Luxembourg Cauvin, qui invoqua vainement l'article 24 de la nouvelle réclamées par les étrangers, victimes ou soi-disant | victimes de ces
Constitution de 1879 abolissant la peine de mort en matière politique. violences révolutionnaires, La ruine du commerce indigène aggrava la
Moins d'une année après ces exécutions, les libéraux exilés à la détresse économique de la nation tout entière.
Jamaïque, ayant à leur tête Boyer Bazelais, débarquèrent en armes à Des hommes ardents et patriotes furent fauchés daijis la fleur de leur
Miragoâne le 27 mars 1883. Immédiatement, d'autres villes — Jacmeî, Jé~ jeunesse. Les plus vilaines passions se réveillèrent dans [es coeurs. La plus
rémie, Côtes-de-Fer, Bainet — répondirent au mouvement insurrectionnel, atroce fut le préjugé de couleur, qui reprit sa virulence des temps de la
Les révolutionnaires, campés à Miragoâne, tenaient en échec depuis guerre civile de 1800 et de l'Empire de Soulouque, quoique Salomon eût
six mois l'armée du gouvernement quand, le 22 septembre, leurs amis autour de lui des mulâtres et que Boyer Bazelais, démocrate sincère,
tentèrent un coup de main à Port-au-Prince. Cette révolte entraîna une comptât; parmi ses amis, des noirs qui poussèrent leur dévouement à sa
farouche répression *, Les plus riches quartiers de la capitale, occupés cause jusqu'au sacrifice de la vie. Il paraissait d'autant plus absurde de
par les maisons de commerce et habités par ceux que l'on appelait les présenter le parti national comme le seul ami des masses noires que
bourgeois, c'est-à-dire les « mulâtres », furent incendiés et livrés au Salomon lui-même, marié à une Française blanche, avait une fille mulâ-
pillage. Ces excès ne cessèrent que sur les protestations énergiques du tresse qu'il chérissait.
corps diplomatique. Les villes rebelles furent assez facilement pacifiées, Dans les deux groupes opposés il y avait des hommes remarquables
à l'exception de Miragoâne où les libéraux, quoique décimés par la par leur instruction, leur expérience des affaires, leur honnêteté. Jamais
maladie et les privations, firent une résistance héroïque digne des sièges auparavant Haïti n'en avait offert une si belle collection : Salomon, Boyer
les plus fameux de l'histoire. La petite troupe des survivants ne capitula Bazelais, Edmond Paul, Demesvar Delorme, Armand Thoby, Turenne
que lorsque tout espoir fut éteint par la mort pleine de grandeur de leur Carrié, Louis Audain, Hannibaî Priée, Camille Bruno, Jean-Baptiste
chef Boyer Bazelais (27 octobre 1883) 2. Dehoux, François et Guillaume Manigat, Victorki Plésance, Mathurin Lys
La lutte entre le parti libéral et le parti national est l'une des plus et toute une jeunesse cultivée que les progrès de l'instruction dus aux
efforts du gouvernement de Geffrard avaient préparés à la vie publique.
désastreuses de l'histoire du peuple haïtien, autant par ses résultats
Ces hommes auraient pu, par une fraternelle coopération, assurer la
matériels que par ses conséquences morales.
prospérité et la dignité de leur pays. On ne pourra jamais trop déplorer
Des richesses considérables disparurent dans les flammes. Au sujet le funeste antagonisme qui les jeta les uns contre les autres dans une
de l'incendie de septembre à Port-au-Prince, un témoin, le Pasteur Picot, lutte insensée et criminelle 1 .
écrivit : « Cette guerre est une guerre de couleur, noirs contre mulâtres —
La destruction du parti libéral marqua la ruine de l'essai loyal de
une guerre d'extermination. Parmi tous les commerçants de la capitale
gouvernement représentatif et parlementaire entrepris sous Nissage-Saget
il n'y avait que deux noirs. Donc, le gouvernement a ordonné la destruc-
et Boisrond-Canal. Haïti allait désormais vivre, tout en gardant sa façade
tion de toute la partie commerçante de la ville 3 . » De son côté, l'arche-
républicaine constitutionnelle, sous un régime de force que l'on peut bien
vêque de Port-au-Prince, Mgr Guilloux, racontant ces événements à
appeler « la dictature avec un faux nez ».
l'Evêque du Cap-Haïtien, concluait sa lettre par cette phrase : « Le com-
merce indigène est anéanti. On enfonçait les maisons en pierre pour les
piller*. » Le gouvernement de Salomon fut néanmoins progressiste. Il fonda la
Ces actes de destruction et de pillage anéantirent, comme le disait Banque Nationale d'Haïti, qu'il chargea du service de la trésorerie. Il
Mgr Guilloux, le commerce indigène, qui avait été florissant jusque-là. acheva de payer la dette de l'indépendance. Il appela de France une mis-
Toutes les affaires commerciales et industrielles passèrent en des mains sion militaire pour l'instruction de l'armée : cette mission était composée
étrangères, et1 l'on connut l'industrie des « réclamations diplomatiques » du commandant Durand, du capitaine d'infanterie Lebrun et du capitaine
qui donnèrent lieu à des transactions aussi scandaleuses qu'onéreuses d'artillerie Chastel. Une mission de professeurs français fut également
pour le trésor public. La populace, excitée par les meneurs, avait pillé recrutée-pour le lycée Pétion de Port-au-Prince, dont l'enseignement
connut de ce fart un vif éclat et exerça une grande influence sur la
i Alfred Jean : Les journées des 22 et 23 septembre 1883. Port-au-Prince, 1944. formation intellectuelle de la jeunesse. De nombreux travaux publics
s Auguste Magloire : Le parti libéral, 1948.
»Dr Catts Pressoir : Le Protestantisme haïtien, Port-au-Prince, 1943, page 294.
iVoir Windsor Beliegarde : Petite Histoire d'Haïti, 4e éd., 1925.
• R. P, Cabon : Mgr. Guilloux, page 482.
192 193
furent entrepris. Une importante loi du 26 février 1883 permit à tout
citoyen de devenir propriétaire d'une terre de l'Etat sous la condition
de cultiver certaines denrées : café, canne à sucre, coton, cacao, tabac,
etc. Cette loi n'eut pas le succès attendu parce qu'on ne sut pas organiser
en même temps la police des campagnes et un système de crédit, qui
procurât aux entrepreneurs intelligents les moyens nécessaires pour la
culture des terres qu'on mettait ainsi à leur disposition. Le ministre de
l'agriculture, François Légitime, organisa la première exposition natio- CHAPITRE XVIII
nale de l'agriculture et de l'industrie faite en Haïti.
Ce qui distingua particulièrement l'administration de Salomon, c'est
l'ordre qui régna dans les finances et la sévère probité que le Chef de
l'Etat pratiquait lui-même et exigeait de ses collaborateurs.
Salomon recourut à un expédient qui allait faire perdre au pays le Légitime et Florvil Hippolyte
bénéfice de l'heureuse réforme monétaire réalisée sous Nissage-Saget par
Boyer Bazelais et Edmond Paul. Après avoir ordonné en. 1880 la frappe
d'une monnaie nationale aux armes de la République (180.000 gourdes en
pièces d'or, 460.000 pièces d'argent d'une gourde, 960.000 gourdes en
monnaie divisionnaire, 460.000 en monnaie de bronze), il procéda à une M. d'Abaddie. membre de l'Institut de France, fut envoyé par l'Aca-
émission de papier-monnaie, qui fut vite suivie de plusieurs autres, afin démie des sciences pour observer le passage de Vénus sur le disque du
de parer aux difficultés budgétaires à mesure qu'elles se présentaient. soleil le 6 décembre 1881. Dans un entretien qu'il eut avec Mgr Hillion,
Bien qu'il fût capable, par d'habiles mesures, d'enrayer la hausse du il fit remarquer à réminent prélat que « les oscillations du pendule, de
change jusqu'à maintenir en 1887 la gourde haïtienne à la parité du même que le sismographe, constatent une trépidation incessante du
dollar des Etats-Unis, il avait ouvert la vanne par où allait s'écouler le sol haïtien ».
sang du travailleur haïtien. Mgr Hillion, parlant à ce propos de l'instabilité des institutions en
Haïti comme l'un des principaux obstacles au progrès du peuple, a
commenté l'observation du savant astronome de la manière suivante :
Salomon eut la très fâcheuse idée de vouloir s'éterniser au pouvoir — « Cet état de trépidation constante est l'image de ce qui se passe dans
erreur fatale dans laquelle sont tombés tous les chefs d'Etat haïtiens, à l'ordre social. Ici, les révolutions sont, pour ainsi dire, une maladie passée
l'exception de Nissage-Saget et de Boisrond-CanaL Un an avant la fin de à l'état chronique. Les gouvernements et les constitutions ne font que
son mandat, ses amis employèrent le procédé facile qui avait servi passer. Mais ces bouleversements continuels entraînent nécessairement
notamment à Faustin Soulouque : ils firent envoyer au Corps législatif le changement dans la position sociale des individus. Celui qui est aujour-
des adresses, soi-disant venues du peuple, qui réclamaient impérieuse- d'hui au pouvoir sera forcé d'en descendre demain. De là, dans tous les
ment la réélection de Salomon et la modification, par conséquent, de rangs de la société un malaise et un sentiment d'inquiétude, qui enlèvent
l'article 101 de la Constitution de 1879 qui prescrivait formellement que à l'âme le calme et la paix si favorables au recueillement, à la réflexion
le président ne pourrait être réélu « qu'après un intervalle de sept ans » 1. et aux retours salutaires sur soi-même. Toujours incertains de l'avenir,
Les Chambres s'inclinèrent docilement devant cette parodie de la les hommes se laissent absorber par la préoccupation de leurs intérêts
volonté populaire : elle votèrent la loi constitutionnelle modificative du matériels et ne songent pas aux devoirs dont l'accomplissement leur
26 juin 1886.,;Ce fut une lourde faute, car «en dépit des adresses, écrit assurerait une éternelle félicité K »
J. C. Dorsainvil, le pays était las du gouvernement » 2.
Ces considérations de Mgr Hillion s'appliquent aussi bien aux événe-
Le 5 août 1888, une révolte éclata au Cap-Haïtien. Le 10 du même
ments qui précédèrent l'accession de Salomon au pouvoir qu'à ceux qui
mois un mouvement insurrectionnel, dirigé par raricien président Bois- suivirent sa chute le. 10 août 1888,
rond-Canal, força Salomon à quitter le pouvoir et à partir pour la France,
où il mourut le 19 octobre 1888.
Le 18 août 1888, le général Séide Thélémaque, chef de la révolution
i t-.-J. Janvier : Les Constitutions d'Haïti, page 440.
du Nord, entra à Port-au-Prince à la tête d'une armée nombreuse, dont
2 Manuel d'histoire d'Haïti, page 318. les régiments d'élite prirent position en face du palais national.

194 i Mgr. Jan •: Histoire religieuse du Cap, Port-au-Prince, 1949, page !

195
Un gouvernement provisoire, présidé par Boisrond-Canal, fut aussitôt
établi et décréta des élections pour la réunion d'une Constituante. Deux devait rester en vigueur jusqu'en 1918, ayant, réalisé sur les précédentes
un record de durée de vingt-neuf ans.
candidats se disputaient la présidence : Séide Thélémaque, militaire d'une
Hippolyte était connu comme ayant eu des sympathies libérales. On le
grande douceur de caractère, et François Denis Légitime, ancien ministre
savait lié d'amitié avec Edmond Paul. Et au Sénat, où il avait siégé
de l'agriculture, qui, devenu suspect aux yeux de Saïomon à cause de sa quelque temps, il avait eu une attitude correcte : cela suffisait pour lui
popularité à Port-au-Prince, avait dû s'exiler. faire une bonne réputation.
Autour de ces deux candidats s'agitaient des partisans ambitieux et
La nomination de M. Anténor Firmin, auteur d'un livre remarquable
surchauffés. Les amis de Thélémaque prétendaient que le pouvoir devait
sur l'égalité des races humaines, comme ministre des finances et des
revenir, comme une juste récompense, au « général révolutionnaire qui relations extérieures fortifia la confiance du peuple dans le nouveau gou-
avait réussi », d'autant plus que le Nord avait été depuis trop longtemps vernement, d'autant plus que l'année 1900 fut exceptionnellement pros-
exclu de la présidence. Les « légitimistes » soutenaient au contraire avec père au point de vue commercial et financier.
force que le plus capable de conduire les affaires de la république était
En avril 1891, l'amiral américain Bancroft Gherardi arriva à Port-
Légitime, qui, au ministère, avait donné la mesure de sa compétence et
au-Prince avec une puissante escadre et présenta au gouvernement haïtien
de son honnêteté. Un rien pouvait mettre aux prises les adversaires. C'est une note demandant la cession de la baie du Môle Saint-Nicolas en vue
ce qui arriva dans la soirée du 28 septembre. de l'établissement d'une base navale à l'usage de la marine de guerre des
Un choc terrible se produisit entre les amis de Légitime et les troupes Etats-Unis. Cette demande, jugée dangereuse pour l'indépendance d'Haïti,
du Nord cantonnées à la capitale. Celles-ci attaquèrent à plusieurs reprises fut écartée grâce à l'habile diplomatie de M. Firmin, qui trouva chez le
le palais national défendu par le général Anselme Prophète, chef de la ministre américain Frederick Douglass un grand esprit de compréhension
garde présidentielle. Dans la sanglante échauffourée, le général Thélé- et de bienveillance *.
maque fut tué, par un boulet lancé du Fort Alexandre, dans la maison Un groupe de mécontents tenta un coup de main le 28 mai 1891 —
qu'il occupait près du palais de justice actuel, place Pétion, et qui lui jour de la Fête-Dieu — afin de délivrer des prisonniers politiques enfer-
servait de quartier général. més au pénitencier, Bien que le gouvernement se fût aisément rendu
Les populations du Nord, du Nord-Ouest et de l'Artibonite se soule- maître de la situation, le Président Hippolyte fit procéder, pendant trois
vèrent et formèrent un gouvernement séparé sous le nom de République jours, à de nombreuses exécutions sommaires. Dès ce moment, il devint
Septentrionale, tandis que les représentants des communes de l'Ouest et très ombrageux. Ses emportements fréq;uents firent croire dans la suite
du Sud, s'étant réunis en l'absence des constituants nordistes mais avec que son esprit était quelque peu détraqué.
le quorum exigible, votèrent une nouvelle Constitution très libérale et
élurent Légitime, d'abord, chef du Pouvoir Exécutif (16 octobre) et, plus
tard, président de la République d'Haïti (16 décembre 1888). L'administration d'Hippolyte fut marquée, au début, par une grande
François Légitime était un homme cultivé, honnête, d'une grande prospérité et une parfaite régularité dans les affaires. La forte exportation
modération de caractère, jouissant de la sympathie générale. En ce noir des années 1890 et 1891 et les hauts prix obtenus sur les marchés
instruit, connu pour la noblesse de ses sentiments, les jeunes gens de étrangers par les denrées haïtiennes stimulèrent »le commerce d'impor-
l'époque plaçaient leur espoir d'une régénération du pays par l'union des tation. D'autre part, le ministère des travaux publics, nouvellement créé,
haïtiens, sans distinction de couleur ou de» lieu d'origine. Les circons- montra beaucoup d'activité. Malheureusement, ni les commerçants ni le
tances firent au contraire de cet homme pacifique le protagoniste de gouvernement ne firent preuve de sagesse. Les premiers abusèrent des
l'une des guerres civiles les plus calamiteuses qui se soient déroulées en larges crédits qu'ils trouvèrent à l'extérieur, et il en résulta des faillites
Haïti. La lutte dura neuf mois. Le Sud ayant fait défection au dernier scandaleuses. Le gouvernement — qui n'avait plus pour le guider des
moment, le gouvernement de Légitime dut s'effacer (22 août 1889). hommes de la valeur politique et morale d'un Firmin — se livra à des
dépenses folles, en faisant exécuter des travaux improductifs, en accor-
dant à ses amis et partisans des concessions onéreuses pour l'Etat 2 .
Ces circonstances créèrent bientôt dans tout ]e pays un malaise,
Une nouvelle Constituante*fut appelée qui, le 9 octobre 1889, élut pour qu'accentuèrent les actes de violence du Président et de ses subordonnés,
une période de sept ans à la présidence le général Florvil Hippolyte, chef
du comité révolutionnaire du Nord. Elle élabora une Constitution, à la
discussion de laquelle deux juristes éminents, M, Anténor Firmin et i Lire pour toute cette période les chapitres XIV et XV de Logan, op. cit., pages
397-457.
M. Léger Cauvin, prirent la part la plus brillante. La Constitution de 1889
2 A. Firmin : Le Président Roosevelt et Haïti, page 435.

196 197
car Hippolyte — comme tous les autres — n'avait qu'un souci : se main-
tenir au pouvoir, et qu'une crainte : celle de voir se dresser devant lui
une autre candidature capable d'anéantir son rêve de réélection. La
nation vivait haletante sous cette main de fer, qui devenait plus lourde
à mesure que se rapprochait la fin du mandat présidentiel. II
Des troubles s'étant produits à Jacmel, Hippolyte décida d'aller sur
les lieux et d'administrer en p'ersonne aux rebelles une leçon exemplaire, Tirésias Augustin Simon Sam
comme il l'avait fait dans la terrible journée du 28 mai 1891. Malgré
les conseils de son médecin et même l'ordre de son ami le Dp Louis
Audain, il monta à cheval le 24 mars 1896 et, accompagné d'une nom-
breuse escorte, se mit en route pour Jacmel. Cinq minutes après, avanr. Le Conseil des ministres, exerçant le pouvoir exécutif conformément
même qu'il fût sorti de Port-au-Prince par le portail de Léogane, il à la Constitution, convoqua à l'extraordinaire l'Assemblée nationale, et le
s'affaissait comme une masse : on le releva mort. 31 mars 1896, le général Tirésias Simon Sam, ministre de la guerre, fut
élu président de la république pour sept ans.
Les extravagances de la dernière période de l'administration d'Hip-
polyte avaient mis les finances publiques dans l'état le plus misérable.
L'emprunt du 14 mars 1896 de cinquante millions de francs, voté quel-
ques jours avant la mort de l'ancien président, tout en mettant un
nouveau fardeau sur le dos du contribuable, n'avait en aucune manière
amélioré la situation.
Le général Sam, après quelques mois de tâtonnements, se vit contraint
par l'opinion publique de faire appel à des hommes comme Anténor
Firmin et Solon Ménos pour former le ministère. Ce cabinet fit tous ses
efforts pour conjurer la crise économique et financière qui étreignait le
pays, mais il se trouva immédiatement en face d'une formidable cabale
montée à la Chambre des députés., où siégeaient en majorité les familiers
et partisans du président lui-même. Interpellé le 4 juin 1897 sur une
question de mince importance administrative, le ministère reçut un vote
de blâme de la Chambre, qui déclara, en outre, ne plus vouloir entrer en
rapports avec lui. Par contre, les ministres furent portés en triomphe par
le peuple, qui les imposa en quelque sorte, pendant un certain temps,
au général Simon Sam. La situation était pourtant embarrassante. Firmin
se retira d'abord. Ménos devait le suivre peu de mois après.

Un sujet allemand de descendance haïtienne, Emile Luders, avait été


jugé et condamné par la justice de paix pouc des violences exercées sur
la personne d'un gendarme. Ce jugement fut, sur appel, confirmé par le
tribunal correctionnel. Le condamné avait la voie du recours en cassation
si cette nouvelle sentence ne lui paraissait pas conforme à la loi. Il pré-
féra faire intervenir le chargé d'affaires allemand, Comte Schwerin, qui,
par ses procédés discourtois, froissa la légitime susceptibilité du gouver-
nement haïtien.
Dans la matinée du 6 décembre 1897, deux navires-écoles de la marine
de guerre allemande, la Charlotte et le Stein, entrèrent dans la rade de
Port-au-Prince. Le commandant en chef, capitaine Thiele, lança immé-
diatement un ultimatum au gouvernement, réclamant une indemnité de
196
199
vingt mille dollars, une lettre d'excuses à l'Empereur et un saiut au échec. Cela aurait été obtenu si notre Goi vernement avait laissé com-
prendre à l'Allemagne qu'aucun acte de violence ne serait toléré, de ce
drapeau allemand de vingt et un coups de canon.
côté-ci de l'Atlantique, de la p a t d'un Etat \ uissant contre un plus faible.
Soutenu par le sentiment populaire et par la presse indépendante,
Le peuple et le Gouvernement d'Haïti déplorent que celui de tous les pays
Tirésias Simon Sam parut tout d'abord décidé à ne pas accepter cet sur lequel ils croyaient pouvoii compter pox.r recevoir une ;iide dans leur
arrogant ultimatum et à laisser le commandant allemand exécuter sa cruelle détresse ait manqué de répondre il leur suprême appel. C'esl
menace de bombarder la capitale au mépris de toutes les règles du droit la première fois de ma vie qui; j'ai eu l'occasion d'avoir honte d'être un
international. Mais devant le silence plus que prudent dont sa protes- citoyen américain. (ït is l.he jirst tinie in rry life, I hâve ever had cause
tation fut accueillie par les Légations de France, d'Angleterre et des to be ashamed of heing an American),* >
Etats-Unis — le consul général d'Espagne, M. Martinez de Tudela, ayant Le Ministre Powell ne fut pas le seul a s'indigner. Presque unanime-
seul opiné pour la résistance — le gouvernement haïtien, obéissant ment la presse américaine pri parti pour l a ï t , considérant l'action du
d'autre part à des préoccupations égoïstes de politique intérieure, céda. gouvernement impérial comme une grave offense faite aux Etats-Unis eux-
Et le drapeau blanc fut hissé sur le palais présidentiel. Une fois de plus, mêmes. Mais le Secrétaire d'Etat Sherman n'entendait pas faire jouer à
Haïti versa l'argent, « comme on jette un os aux chiens », aux agents du son pays ce rôle de protecteur. Il n'était point partisan d'une « alliance
Kaiser. Ce fut une honte qui rendit le général Sam irrémédiablement panaméricaine » parce que, daus son propre langage, un « tel système de
impopulaire. Un journaliste courageux, Pierre Frédérique, directeur du protection mutuelle ne profiterait qu'aux pays de l'Amérique latine, les
journal l'Impartial, voulut ameuter l'opinion publique : il fut arrêté et Etats-Unis n'en ayant nul besoin pour eux mêmes »,
jeté dans la cale de la canonnière haïtienne la « Crête-à-Pierrot », Il y Quant à l'idée d'un protectorat, Shermai la repoussait de la façon la
aurait sans doute trouvé la mort si l'amiral Hamertpn Killick, dont on plus vigoureuse comme étant contraire am: principes sur lesquels repo-
voulait faire son geôlier, ne l'avait tout de suite entouré de la plus sait la politique extérieure de l'Union, * Vn protectorat — écrivit-il dans
sympathique protection. une dépêche du 11 janvier 1893 à Powell de quelque mc.nière qu'on îe
M. Solon Ménos se retira du gouvernement. Il a lui-même raconté, qualifie, entraîne une responsabilité plus ou moins grande pour l'Etat
dans un livre émouvant, l'agression allemande de 1897 et indiqué la protecteur au sujet des .actes de l'Etat protégé, sans que le premier ait
nouvelle orientation que cet épisode douloureux de l'histoire haïtienne a le pouvoir de préparer ou de contrôler ces actes, à moins que les rapports
imprimée à la politique extérieure de la République. A cause de leur ainsi créés ne soient virtuellement pour le pays protégé ceux d'une
importance, les considérations que l'auteur a présentées à ce sujet mé- dépendance coloniale. »
ritent d'être rapportées. Le gouvernement haïtien avait-il don:; demandé à M. Powell de
' * * * * proposer au Département d'Etït un protectorat sur Haïti a In d'empêcher
le retour d'agressions sembla!; les de ta paît àî l'Allemagne ou de toute
M. Ménos eut de nombreuses conversations avec le ministre des
autre puissance non-américaine? L'ancien Sous-Secrétaire d'Etat J. Reu-
Etats-Unis, M. William F; Powell, en vue du règlement pacifique dû grave
ben Clark l'a nettement afrirné dans son << Mémorandum on :he Monroe
conflit provoqué par l'intervention inamicale de la Légation allemande
Doctrine», publié en décembre 1928. On y lit (page 172) la dépêche de
en faveur d'Emile Luders. Le iplomate américain, homme de couleur
Sherman, dont un extrait est donné plus baut et dans laquelle le Secré-
comme Frederick Douglass, fit p reuve à l'égard d'Haïti de la plus ardente taire d'Etat reprochait assez vivement au ministre des Etats-Unis d'avoir
sympathie. Il multiplia ses démarches auprès du gouvernement haïtien encouragé les ouvertures, que Powell prétendait lui avoir été faites rela-
comme auprès du Département d'Etat pour empêcher une catastrophe tivement à un pareil projet pur le gouvernement haïtien ou <•: ses » amis.
qui, dans son opinion, serait aussi humiliante pour l'honneur d'Haïti
que pour le prestige de son pays. Et lorsque la catastrophe qu'il redoutait
se fut produite en cette triste journée du 6 décembre 1897, il eut le Quel était le membre du Gouvernement ou quels étaient ces «< amis
courage d'adresser au Secrétaire d'Etat Sherman une protestation indi- haïtiens » qui avaient osé s'engager dans de telles démarches ? Il paraît
gnée, dont voici quelques passages : impossible d'y ranger Solon \fé:nos, couine on l'a quelquefois insinué,
« Je pense que notre Gouvernement est en train de perdre rapidement parce qu'il s'est exprimé de la manière la plus explicita sur ce point
son influence auprès de ces petites républiques qui considèrent les Etats- capital dans son livre VA flaire Luders.
Unis comme leur protecteur contre les agressions injustes... Les Haïtiens
s'attendaient, aussi bien que les représentants d'autres puissances, à une
confirmation vigoureuse de la doctrine de Monroe. Ils espéraient voir i V o i r Ludwell Lee Montague Haïti inci tîie CaHed Staies, Duke University
Press, '1940.
l'arrogance de l'empereur allemand mise fortement et fermement en
201
200
<t La République d'Haïti — dit-il — a fait la triste expérience du « Notre dessein — dont j'eus' l'ocea'sio i d entretenir M. Powell dan
triomphe de la brutalité. Se» gouvernements, depuis 1825, ont subi tour le cours de l'affaire Luders — était de prol.ter tes bonnes dispositions de
à tour les conditions hautaines de l'étranger... Après chaque affront, nous gouvernement fédéral pour l'amener à c on dure définitivement avec nou..
protestons, et cela nous console, paraît-il. Je veux bien croire qu'une pro- un traité particulier d'arbitrage inspiré de celui, du 28 avril 1390. De la
clamation indignée ou dolente est le meilleur pansement des blessures sorte, nos controverses possib es avec Le:s Etats-Unis se régleraient par ur
nationales; nais, ce qui importe principalement, c'est le moyen de pré- moyen exclusif ce toute éventualité de me laces et de voies de fait et qui
venir autant que possible ces :hocs et ces insultes. Et je n'en vois pas ne comporterait donc pour nous aucun I' ois sèment irrémédiable. Cette
d'autre — indépendamment et sans piéj'.idice d'une invariable politique assurance ferait tomber les derniers doute* et rendrait plus sûres, plus
progressiste — qu'un état de choses qui nous tire de notre solitude et étroites, plus efficaces les relations entre les deux peuples, dont le plus
fort, par l'effet d'une solidaire croissante, tendrait probablement, en cas
nous laisse moins exposés :!:. tous les ou rages, à tous les coups, à tous
de complications extérieures, h s'intéresse] davantage à la sauvegarde de
les excès.
l'honneur du plus faible .....
« Si une puissance: comme l'Angleterre peut se complaire dans un
« splendide isolement », il n ! m est évidemment pas ainsi de l'Etat d'Haïti. «11 ne nous appartenait pas d'oublié], en présence des ennuis que
Les risques qu'il court son trop graves et trop constants pour que la nous suscitait l'Allemagne, qu«, dans h. course aux colonies où les
nécessité d'un nouveau groupement international ne soit pas envisagé et puissances européennes perdent toute mesure et jusqu'à, la notion du
juste et de l'injuste, la doctrine de Moc^roe noua était un immuable bou-
discuté... J'incline à penser que l'amitié continue d'une grande nation
clier contre la poussée des convoitises ambiantes. Et nous ne pouvions
constitue uni! force morale, c'est-à-dire une de ces forces dont nous avons
non plus empêcher, au milieu df; tant de rr arques de sympathie qui, dans
le plus besoin et qu'il sera : puéril de négliger. Or, la puissance assez'
notre détresse, nous venaient des Etats-Unis, de nous rappeler que ce
favorable à notre développement pour :ie prêter à ce resserrement de
peuple, encore qu'il ait quelquefois abusé de sa force à ries dépens, est
relations, à cette sorte cl'in limité internationale, ce n'est pas la France,
celui dont l'équité se manifesta à notre èjjarcPsous une forme vraiment
devenue dédaigneuse de nos sympathies :1e tradition ou d'éducation. Les
exceptionnelle lorsque le Secrétaire d\'2tat Bayard refusa de maintenir
Etats-Unis, par contre, ont d'ordinaire le souci d'entretenir avec nous des
les réclamations d'Antonio Pelletier et de A. H. Lazare 1 , en dépit des
rapports presque de bon vclnnage. Il importerait de tirer parti de cette sentences arbitrales rendues contre la République d'Haïti. »
tendance et de cherchée dans une en:ente cordiale des deux pays une
nouvelle garantie de no:re sécurité extérieure-
« Je supplie qu'on ne travestisse pas ma pensée et que l'on n'altère
pas l'expression nette d'un avis délibéré à loisir et, par conséquent, Nous avons tenu à reproduire ces importantes considérations où, piu
adopté sans aucun entraînement... Je ne préconise ni annexion, ni pro- une sorte de prescience, Solon Ménos a réuni les éléments d'une poljtiqi '
tectorat, ni concessions ternioiiales. Il n'est et il ne saurait être question de solidarité interaméricaine, à laquelle il a trouvé le nom de bon voi-
que d'un modus vivendi assurant dans un:; certaine mesure notre quiétude sinage et dont, plusieurs année* piius tard, Fianklin-D. B.ocsevelt devall
d'esprit par le maintien et n consolidât en de la bonne harmonie entre présenter aux Etats d'Amer que la formule définitive. C'est cette po!i
les Etats Américains et fortifiant, de la sorte, notre position morale et tique d'amitié et d'entraide qu'ont également préconisée Stéphen Preston,
matérielle. Hannibai Price, Anténor Fixmin, Jacques. Nicolas Léger, qui furent les
>i II est regrettable, à ce point de vue, rue la Conférence Internationale défenseurs d'un idéal pan américain d'entente cordiale, :1e justice et de
Américaine tenue a Washington en 188S, n'ait pas eu des résultats pra- coopération dans lequel ils plaçaient )e.ir rêve.d'une Haïti heureuse,
tiques plus appréciables}. C'était, après tout, une noble idée que celle de prospère et respectée.
réunir des déiégués ce toute l'Amélie|ue à l'effet de discuter et de Une fois Firmin et Ménos partis, des vues si hautes de politique exté-
recommander*à l'adoption de leurs gouvernements respectifs un plan rieure et intérieure disparurent des s:)hè::es gouvernementales. Les
d'arbitrage pour le règlement des différends .qui pourraient survenir anciennes pratiques de policée': de conuption furent remises en honneur
entre les naàons représentées. Elle entraînait comme corollaire logique Emprunts succédèrent aux emprunts comme moyen de combler les
la mission l'examiner <: le;> questions relatives au développement des déficits budgétaires. On diminua de ving: peur cent les traitements des
rapports commerciaux et rJes moyen;* directs de communication entre petits employés de l'Etat, bieti qu'on continuât à ne leur payer que de
elles, aussi bien que les moyens d'encourager tels arrangements réci- manière intermittente ces. salaires réel lits. De hauts fonctionnaires
proques des relations commerciales qui pourraient être profitables pour
tous ces Etats en assurant de plus grands débouchés aux produits de
i Voir Logan, op. cit., page 35'1
chacun d'eux ».
203
202
faisaient C€ que l'on appi lait le « commerce des feuilles d'appointé-
ments » : ih escomptaient ces c feuilles > à un taux, dérisoire, les tou-
chaient imn lédiaterneat du I réïor et sur la somme reçue retenaient parfois
pour eux-m mies jusqu'à qu atre-vingt-di: pour cent du montant, Quantité
d'effets pu); lies restaient .a souffrance, augmentant considérablement
chaque: joui • la dette flottai île Une lot du 21 décembre 1897 ordonna la
CHAPITRE XIX
consolidât ion de la dette ottante arriérée. Cette opération, bonne en
principe, et ait faite peur ; lléger les charges de la république : elle les
augmenta a u contraire par suite des scandaleuses distributions de titres La société haïtienne à la veille du 100m° anniversaire
auxquelles «:11e donna Lieu.
Tout cel a n'était pas fai t pDur rehausser le prestige dû gouvernement, de l'Indépendance
Le Présider t Tiréslas Slmc ci Sam était personnellement porté à la modé-
ration et le i actes de h rut:Jitfi lui répugnaient. Mais il laissait faire ses
subordonné „ Sous son adn linlstration U police fut horriblement tracas-
sière : elle commit des cri nes qui ont mis une tache sanglante sur sa
réputation, Sa conscience en resta troublée, Ce qui le prouve, c'est la Il nous paraît utile de décrire la situation de la société haïtienne à la
décision \mattendue qu'il p rit au sujet ce l'échéance de son mandat pré- veille du centième anniversaire de l'indépendance nationale et de montrer,
sidentiel. L u décret de l'As: ,emblée nationale l'avait fixée au 15 mai 1903', en un raccourci aussi bref que possible, les progrès accomplis par Haïti
mais on so utenatt avec rai soi que le président ayant été élu le 31 mars dans l'ordre social et principalement dans le domaine intellectuel.
1896, son i iiandat avait co nmencé constitutionnellement le 15 mai 1895 Pour un observateur superficiel, ces progrès ne sont guère sensibles,
pour flnii" 1 î 15 mai 1902; et Paul Adam a pu écrire que l'histoire haïtienne n'a été, au cours d'un
Le gêné rai Sam •-- qui 3-s rendait c< capte de son impopularité et qui siècle, qu'une « suite d'opérettes sanglantes ». La seule énumération de
ne désirait pas'se mainteni : au pouvoir au prix d'une effusion de sang — nos révolutions, changements de régimes et de constitutions, dépréda-
trancha lui- même la centre verse en annonçant son intention de se retirer tions financières, exécutions sommaires, semblerait confirmer le jugement
le 12 mai 1902. L'Asseml défi national:: se réunit ce jour-là pour lui sévère de l'écrivain français. Il serait cependant facile de répondre que
désigner an successeur, qu i aurait été vraisemblablement, des nombreux les événements regrettables qui se déroulèrent dans la petite république
candidats c lu propre entoiurage du président, M. Cincinnatus Leconte, noire des Antilles trouvaient leurs antécédents ou leurs répliques dans
ministre :k s travaux publi< », !L* population de Port-au-Prince estima que les faits qui s'accomplissaient, presque à la même époque, dans de nom-
cette électi on aurait ;;imf lemer.it signilé la continuation d'un régime breux pays d'Europe et d'Amérique — particulièrement dans cette
devenu ins-apportante. France révolutionnaire que les Haïtiens avaient adoptée comme modèle
L'As», en- blée nationale ;it dispersée par la force, et comme inspiratrice. Le XIX* siècle français, s'il a été marqué par des
révolutions, émeutes, coups d'état, crises parlementaires, grèves, scan-
dales financiers ou judiciaires innombrables, a vu aussi s'opérer en
France, tant dans l'ordre social que dans le domaine scientifique, indus-
triel et artistique, des transformations profondes et des réformes fonda-
mentales. On peut en dire de môme pour Haïti.

La nation haïtienne, à la veille de 1904, n'offre plus — cela paraît


évident au premier examen — l'aspect de la multitude amorphe de 1804.
Elle s'est en effet rapidement créé ses organes de vie sociale et écono-
mique. On n'y trouve pas de classes, si par ce mot on entend parler de
castes fermées, comme dans les Etats de l'Inde, n'entretenant les unes
avec les autres que les rapports rendus nécessaires par leur présence sur
un même territoire. La société haïtienne ne présente pas de comparti-
ments séparés par des cloisons étanches : elle est nettement démocratique.

204 205
mobilisme, que la jeunesse de son temps lui reprocha véhémentement.
Chose curieuse, c'est le reproche que Lamartine, presque à la même
Il s'y est naturellement formé, suivant la loi de la division du travail, des époque, adressait au gouvernement de Louis-Philippe lorsqu'il demandait
catégories sociales — celles dont l'existence est indispensable pour assurer au roi, en 1842, de renoncer à son attitude négative. « Un tel système
la coopération et l'équilibre des forces nationales. L'esclavage, en passant d'immobilité, disait le grand poète, n'a pas besoin d'un homme d'Etat :
son niveau sur tous les fronts, avait réalisé l'égalité dans l'abrutissement. une borne 3r suffirait. » La révolution de Praslin se fit contre un pareil
La liberté, en permettant l'épanouissement et le libre jeu des énergies système d'inaction et amena la chute de Boyer.
individuelles, laisse au progrès social le soin d'opérer les sélections et de Il nous faut arriver jusqu'à Geffrard pour trouver une organisation
constituer les cadres nécessaires de la politique et de l'économie. vraiment sérieuse de l'instruction publique. La signature du Concordat
Ce travail interne d'organisation s'est accompli au sein du groupe- de 1860, en plaçant l'Eglise catholique d'Haïti sur des assises durables,
ment haïtien et, s'il est loin d'être achevé, on peut affirmer qu'il est permit l'introduction dans le pa3rs des Congrégations enseignantes des
déjà avancé quand on compare le point de départ 1804 au point PP. du Saint-Esprit, des FF. de l'Instruction Chrétienne, des Religieuses
d'arrivée 1904. Haïti est en effet, dès maintenant, pourvue de tous les de Saint-Joseph de Cluny, des Filles de la Sagesse, qui par leurs écoles
éléments qui, dans l'ordre intellectuel et économique, doivent lui per- exercèrent sur le progrès intellectuel du peuple haïtien une influence
mettre de prendre l'essor définitif vers le progrès. Elle a ses paysans — considérable. Les institutions laïques, publiques ou privées, trouvèrent
propriétaires en majorité de la terre qu'ils cultivent. Elle a ses artisans , dans cette compétition non un motif d'hostilité mais un stimulant pour
et ouvriers, ses agriculteurs, industriels et commerçants, son élite intel- leur propre développement. Les succès obtenus par le Séminaire Collège
lectuelle composée de professeurs, de médecins, d'ingénieurs, de juristes, St-Martial, le Pensionnat Ste-Rose de Lima, le Pensionnat du Sacré-
de prêtres et pasteurs, d'écrivains et d'artistes. Entre les divers organes Cœur, l'Institution St~Louis de Gonzague, avaient forcé le gouvernement
de la vie nationale l'harmonie n'est sans doute pas parfaite, mais elle à porter plus d'attention aux lycées nationaux tant pour le recrutement
s'établit peu à peu, à mesure que les progrès de l'éducation sous toutes sévère de leur personnel que pour l'acquisition de laboratoires et de
ses formes comblent le fossé encore trop large qui existe entre l'élite et matériel d'enseignement appropriés. L'Etat haïtien non seulement accorda
la masse du peuple non seulement au point de vue de la culture intellec- des bourses à des jeunes gens pour leur permettre de poursuivre leurs
tuelle mais également au point de vue de l'hygiène, de l'alimentation, études dans des universités étrangères mais fit venir en Haïti des maîtres
du logement, du vêtement, des conditions de vie morale, et religieuse français pour enseigner dans ses écoles. Les Haïtiens ont gardé le plus
en général 1 . reconnaissant souvenir de la mission de professeurs que le Président
Salômon, grâce à l'appui de l'Alliance française de Paris, appela à Port-
Le Président Pétion avait créé la démocratie rurale par ses distri- au-Prince et au Cap-Haïtien. Les noms de ces professeurs — en parti-
butions de terres qui, si elles ne furent pas faites en toute équité par culier ceux de Jules Moll et d'Henri Viïlain — restent gravés dans le
quelques-uns des fonctionnaires de l'administration, représentent néan- cœur et dans l'esprit de leurs anciens élèves du lycée Pétion.
moins la mesure la plus importante appliquée en Haïti en vue de donner
à la nationalité haïtienne sa base la plus solide. C'est ce qu'un Anglais
Robert Sutherland; consul à Port-au-Prince, constatait en ces termes : Les mouvements littéraires qui ont marqué les principales étapes de
« Le principal but de Pétion était d'attacher les hommes au sol en leur la pensée haïtienne se sont développés presque toujours autour d'un
y donnant un intérêt et de faire que, dans le cas où la France tenterait journal ou d'une revue, comme l'Abeille Haïtienne de 1817, le Télégraphe
de reprendre son ancienne colonie, ils eussent à défendre leurs villages, de 1821, le Républicain et l'Union de 1836, le Temps de .1842, l'Opinion
leurs femmes et leurs enfants.» Ce chef d'Etat — de qui Simon Bolivar nationale et le Progrès de 1861, le Civilisateur de 1870, etc.
disait qu'il était en avance sur son peuple et sur son siècle — avait éga- Les historiens de la littérature ont fait à une petite revue La Ronde,
lement compris que pour « élever l'Haïtien à la dignité de son être » il parue en mai 1898 et qui vécut à peine trois ans, l'honneur de la ranger
fallait lui donner l'instruction : il fonda le lycée de Port-au-Prince et — parmi ces publications qui furent comme des jalons lumineux sur la
ce qui était extraordinaire pobr l'époque •— un établissement d'ensei- grande route de l'histoire nationale. Elle doit un tel privilège au fait
gnement secondaire pour les jeunes fdles, reconnaissant ainsi l'égalité d'avoir été au centre du.mouvement intellectuel d'une rare intensité qui
des sexes devant l'éducation. se produisit en Haïti à l'approche du XXe siècle et à la veille de la célé-
Le tort de Boyer fut de n'avoir pas compris, comme Christophe et bration du premier centenaire de l'indépendance.
comme Pétion, que la diffusion de l'instruction était l'une des conditions Dans le premier numéro du 5 mai, le secrétaire de la revue écrivait
indispensables du progrès social et de s'être confiné dans une sorte d'im- modestement: « Nous n'avons aucune prétention. Ce que nous voulons,

iVoir D. Bellegarde, Haïti et ses Problèmes, Ed. Valiquette, Montréal, 1941. 207

2P6
patrie et gardaient, intacte dans leur cœur, la vertu d'admirer. Et Haïti
c'est exprimer nos rêves, nos aspirations, nos tendances, avec le secret leur offrait à ce moment une belle collection d'hommes qui leur parais-
espoir que de tous nos efforts il restera quelque chose. Bannissant de saient dignes d'admiration et dont l'union fraternelle pouvait, espéraient-
notre publication la desséchante politique et les questions qui n'inté- ils, sauver du désastre le peuple haïtien et assurer son bien-être. Dégagés
ressent pas directement ou indirectement l'art, nous ferons la ronde de tout parti-pris d'école, de tout préjugé de race, de classe, de naissance
autour des idées et des hommes, essayant de les comprendre et de les ou d'origine, ils applaudissaient avec une égale .ferveur les effusions
faire aimer. Dans l'examen des œuvres que nous aurons à apprécier ici, lyriques de Massillon Coicou; la haute pensée philosophique et le patrio-
nous nous montrerons toujours largement accueillants à toute manifes- tisme serein de Justin Dévot; la musicale éloquence de Sténio Vincent;
tation désintéressée de la pensée, formulant nos impressions de liseurs la prédication ardente du Révérend Auguste Albert; l'évangélisme vihrant
avec modération mais sans faiblesse. Notre sympathie ira à tous ceux qui, de Louis Borno; les appels généreux de Jérémie, de L.j-C, Lhérisson, de
en dépit des railleries, contribuent à l'enrichissement de notre littérature. Fieury Féquière pour l'éducation populaire et l'organis'ation du travail;
Mais notre admiration sera entièrement acquise aux écrivains qui, la lumineuse ordonnance des entretiens de Georges Sylvain; la verve
« absorbant, comme dit Amédée Brun, toute la sève physique et morale éblouissante de Michel Oreste à la Chambre ou à la bâfre; le verbe cin-
de notre coin de terre », auront rendu en une forme originale les beautés glant d'Edouard Pouget; la parole attrayante de Nemours Auguste; la
de notre nature et marqué leurs œuvres d'un cachet vraiment national. » finesse spirituelle d'Edmond Lespinasse; l'argumentation savante ou la
La jeune revue n'était asservie à aucune formule d'école. Elle n'en- pureté classique des plaidoyers de Léger Cauvin, de Luxembourg Cauvin,
tendait imposer aucun credo littéraire ou philosophique. Réclamant la d'Emile Deslandes, de Jacques Nicolas Léger, d'Adhémar Auguste, d'Em-
liberté sous toutes ses formes et particulièrement celle de Fart, elle manuel Léon.
affirmait néanmoins comme une nécessité sociale et politique pour Les juristes s'étaient groupés dans la Société de Législation — véri-
l'Haïtien de se soumettre à certains principes moraux, dont la négation table académie des sciences politiques et sociales dont les séances atti-
entraînerait inévitablement la ruine de la nationalité haïtienne. Elle raient un public d'élite. Sa célèbre revue à couverture verte, fondée en
faisait appel à tous les talents. Au noyau initial, formé de Pétion Gérôme 1891, rendait compte des doctes discussions qui s'y déroulaient sur des
(22 ans), Damociès Vieux (22 ans), Jules Dévieux (20 ans), Justin questions d'intérêt national ou de droit international public ou privé.
Godefroy (23 ans), Amiiear Duval (23 ans) et Dantès Bellegarde (21 ans) Au voisinage d'une telle association, l'Ecole de Droit s'était transformée
vinrent se joindre, dès la première heure, Charles Lechaud, Antoine en un centre intellectuel, où étudiants et auditeurs bénévoles se ras-
Innocent, Félix Magloire, Jean Price Mars, Charles Bouehereau, Théodora semblaient autour des chaires tenues par de savants professeurs comme
Holly, Maurice Brun, Justin Lhérisson, Seymour Pradei, François Mathon, Auguste Bonamy, Edmond Lespinasse, Léger Cauvin, Léliô Dominique,
Promis Blot, Fernand Hibbert, qui étaient tous à peu près du même. âge. Georges Sylvain, Louis Borno, Amédée Brun, Labédoyèré Cauvin, Pierre
Le groupe ne tarda pas à s'agrandir de tous les apports des générations Hudicourt, Abel Daumec, Joseph Justin, Vilmenay.
précédentes. Les aînés immédiats, comme Massillon Coicou qui fut le
véritable initiateur du mouvement, comme Georges Sylvain, Justin Dévot,
Pauléus-Sannon, Léon Audain, Cécile Pradines-Basquiat, Virginie Sam- Le docteur Léon Audain, revenu de France, où il avait été interne des
peur, offrirent spontanément leur collaboration. Ce fut bientôt le rallie- hôpitaux, menait une campagne vigoureuse pour l'adaptation de l'ensei-
ment des jeunes écrivains de la province, Etzer Vilaire, Edmond Laforest, gnement médical haïtien aux nouvelles méthodes de la recherche scienti-
Charles Moravia, Edouard Latortue, Et tandis que La Ronde s'honorait fique. Elève favori du grand chirurgien Péan et ayant étudié la bacté-
de la sympathie active de beaux vieillards tels que François Légitime, riologie sous la direction du Professeur Blanchard de Paris, Audain
Duraciné Pouiih, Turenne Carrié, Dulciné Jean-Louis, Paul Lochard, fonda tout d'abord la Polyclinique Péan avec la collaboration de ses
Camille Bruno, elle réunissait autour d'elle comme une guirlande fleurie confrères Félix Armand, Wesner Ménos, Jules Borno, Paul Salomon,
les adolescents qu'étaient alors Clément Magloire, Nerva Lataillade. Clé- Charles Mathon, Daniel Domond, Lélio Hudicourt, Lebrun Bruno et le
ment Bellegarde, Constantin Mayard — celui-ci n'ayant que seize ans pharmacien Frémy Séjourné. La Polyclinique devint une véritable école
quand il apporta à la revue ses premiers vers. de médecine et d'obstétrique, qui ouvrit généreusement ses portes à de
fervents étudiants comme Victor Boyer, Brun Ricot, Vallès, Lissade, Price
Mars, Gaston Dalencour, Pierre-Noël, Clément et Félix Coicou, J.-C.
Adolescents, adultes, hommes mûrs, vieillards avaient le sentiment de Dorsainvii, Marc Mathieu, et d'où sortirent les premières sages-femmes
participer à une œuvre commune de rénovation sociale — sentiment que iiplômées ayant reçu leur formation complète en Haïti, Après un voyage
rendait plus vif l'approche du centenaire de l'indépendance nationale. m Europe, le Dr Audain transforma la Polyclinique Péan et lui donna le
Les jeunes surtout étaient animés d'une foi ardente dans l'avenir de leur
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nom de Laboratoire de Parasitologie et d'Hématologie clinique. Les tra-
vaux de cet établissement étaient analysés dans la Lanterne Médicale, collègues Edouard Pouget et Windsor Bellegarde, fit voter une subvention
revue créée et rédigée par les étudiants. Sous la signature de Léon Audain en faveur de l'établissement, qui a déjà formé pour le pays plus de
et de ses élèves Victor Boyer et Gaston Dalencour, parut bientôt un trois cents ingénieurs.
ouvrage de grande importance « Pathologie Intertropicale, doctrines et
clinique », qui fut publié en vue du centenaire comme un hommage aux M. L.-C. Lhérisson, fondateur du Collège-Lou\;erjture, établissement
fondateurs de l'indépendance. Ce livre fut suivi par «Fièvres Inter- d'enseignement secondaire moderne, avait réuni autoujr de lui professeurs
tropicales », de 1200 pages; où Léon Audain et ses collaborateurs Charles et instituteurs en une puissante « Association des Membres du Corps
Mathon, Gaston Dalencour, Lissade, Brun Ricot, Paul Salomon, ont repris Enseignant », dont les conférences, quelquefois présidées par la grande
la question si ardue des fièvres des pays chauds : cette œuvre reste jus- éducatrice Argentine Beilegarde-Foureau, directrice 'du Pensionnat Na-
qu'à présent la contribution la plus considérable apportée à la science tional de demoiselles, étaient ardemment suivies par uta nombreux public.
médicale par les Haïtiens. Un autre livre de Léon Audain, P« Organisme M. Sténio Vincent y présenta un magnifique exposé' sur l'éducation de
dans les Infections », reçut un prix de l'Académie de médecine de Paris. l'enfant, et le jeune directeur de La Ronde, Pétion Gêrôme, y parla avec
Comme fouettée dans son orgueil par le succès rapide de sa jeune . profondeur des faiblesses et des grandeurs de l'âme haïtienne. L'Asso-
rivale, l'Ecole de Médecine sortit de sa torpeur et montra sa vitalité en ciation avait sa revue et une bibliothèque circulante composée non seu-
créant la Maternité de Port-au-Prince et. en améliorant son enseignement lement de livres et bulletins pédagogiques mais aussi d'ouvrages litté-
trop figé. Les docteurs Isaïe Jeanty, Dantès Destouches, Ribouî de Pescay, raires ou scientifiques de toutes sortes. L'Association mit à la mode les
Roche~Grellier, Duchatellier, Michel, Mahotière, Gilles, furent parmi ceux questions d'éducation et de culture en général. Elle organisa deux
qui se signalèrent le mieux par leur activité. Congrès, l'un sur l'enseignement primaire, présidé par M. Auguste
Bonamy, l'autre sur l'enseignement secondaire, dont le président fut
Léon Audain et le rapporteur Windsor Bellegarde, ancien élève de l'Ecole
normale supérieure de Paris. *
Les jeunes gens, qui sortaient de nos lycées et collèges munis de leur Un groupe spécial, formé de L.-C. Lhérisson, Emmanuel Ethéart,
certificat d'études secondaires, ne trouvaient d'autre débouché que le Périclès Tessier et Etienne Matho'n, créa, avec l'aide de contremaîtres
droit et la médecine, deux carrières déjà encombrées où la concurrence français expérimentés, l'Ecole Professionnelle de Port-au-Prince, la plus
se faisait de plus en plus acharnée. Cette situation avait d'abord pour importante de ce genre qui eût été fondée jusque-là en Haïti.
effet de décourager les élèves qui montraient du goût particulièrement L'Alliance française, créée en 1883 par le géographe Pierre Foncin
pour les mathématiques, la physique et la chimie puisqu'ils ne voyaient pour la propagation de la langue française et l'expansion du commerce de
aucun intérêt pratique à se consacrer à l'étude de ces sciences. D'autre la France, fut connue en Haïti grâce à la propagande intelligente de
part, les besoins économiques du pays exigeaient la constitution d'un Bénito Sylvain, qui. dirigeait à Paris le journal haïtien La Fraternité.
état-major du travail ' formé d'ingénieurs et d'agronomes. Alors six Georges Sylvain, nommé délégué général par le Siège social de Paris,
hommes de bonne volonté, Auguste Bonamy, ancien directeur du lycée anima de sa foi persévérante le Comité Haïtien de l'Alliance française,
Pétion, Horace Ethéart, professeur de mathématiques, Frédéric Doret et qui devint un véritable foyer de culture par ses initiatives heureuses :
Louis Roy, anciens élèves de l'Ecole Nationare Supérieure des Mines de cours publics, conférences, bibliothèques, expositions d'art, etc. Sous
Paris, Jacques Durocher, de l'Ecole Centrale des Arts et Manufactures, l'égide du ' Comité, • Mme Victor Daubeuf, née Isabelle t Laporte, créa à
Chavineau Durocher, de l'Institut Agronomique, eurent l'idée généreuse l'intention des jeunes filles, une école professionnelle, avec section de
de créer une école de génie sous le nom d'Ecole libre des Sciences peinture.
Appliquées. Georges Sylvain avait décidé son père Michel Sylvain, grand commer-
Le nouvel* établissement, qui répondait à une incontestable nécessité çant de Port-de-Paix, à construire une salle de spectacles sur l'emplace-
nationale, ne reçut aucun secours du gouvernement, mais il vit accourir ment où s'élève aujourd'hui le bâtiment de l'Ecole Elie-Dubois. En vue
à lui des gens qualifiés comme les ingénieurs Aubry, Tiphaine, l'archi- d'aider au renouvellement de l'art dramatique en Haïti, les jeunes rédac-
tecte Léonce Maignan, les docteurs Jules Borno, Brun Ricot, MM, Seymour teurs de La Ronde se firent acteurs et interprêtèrent avec talent les.
Pradel, Dantès Bellegarde, Hermann Héreaux, qui acceptèrent, pendant œuvres de Massillon Coicou et de Vandenesse Ducasse, l'un des grands
plusieurs années, d'y professer sans rémunération. Le public, de son côté, espoirs — trop tôt disparu ! — du théâtre haïtien. Ceux qui ont assisté à
répondit à l'appel en fournissant à l'Ecole les premiers fonds nécessaires. ces passionnantes représentations ne peuvent penser à Dessalines sans
Plus tard, le député Féquière, fortement soutenu à la Chambre par ses se. rappeler Antoine Innocent qui personnifiait de manière impression-
nante le Fondateur de l'indépendance. Ils ne peuvent non plus penser
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au général Pétion sans se rappeler la fine et élégante silhouette de La première association avait choisi comme président M. Septimus
Justin Godefroy — écrivain subtil et délicat qui mourut avant d'avoir Marius. Grâce à l'amicale intervention du ministre de l'intérieur,
donné la pleine mesure de son talent. M. Renaud Hippolyte, les deux sociétés se fondirent en une seule, Septimus
L'infatigable Georges Sylvain avait, d'autre part, réussi à grouper, Marius et Justin Dévot exerçant alternativement la présidence. Comme
sous la présidence du grand avocat et parlementaire Luxembourg Cauvin, si la Providence avait elle-même guidé nos choix, cette double présidence
quelques-uns de ses amis qui fondèrent l'« Œuvre des Ecrivains du noir Septimus Marius et du mulâtre Justin Dévot symbolisait l'union
Haïtiens ». En vue du centenaire de l'indépendance nationale, cette asso- sacrée qui s'était faite, dans la nuit du 13 au 14 octobre 1802 au Haut-
ciation confia à quatre de ses membres, Solon Ménos, Georges Sylvain, du-Cap, entre Dessalines et Pétion et sans laquelle l'indépendance d'Haïti
Amilcar Duval et Dantès Bellegarde, le soin de composer une anthologie n'aurait pu être conquise.
des poètes et des prosateurs d'Haïti. Les deux recueils de poésie et de Aux yeux de la jeunesse instruite et principalement des jeunes gens
prose furent couronnés par l'Académie française — la première récom- de La Ronde, Justin Dévot représentait le plus bel exemplaire d'huma-
pense de ce genre accordée à un ouvrage haïtien. Commentant cet événe- nité que notre pays eût encore produit. Ils étaient allés le tirer de sa
ment littéraire, M. Solon Ménos écrivit : « Telle est l'excellence de l'art solitude d'abord pour obtenir sa collaboration à leur revue, ensuite, grâce
que devant lui s'évanouissent instantanément les malentendus et même à Georges Sylvain, pour le décider à se mêler à la foule et à lui parler ce
les préventions les plus invétérées. Le prix décerné par l'Académie fran- langage du vrai patriotisme qu'on trouve dans tous ses livres et, en
çaise est d'autant plus estimable qu'il s'applique à un ouvrage consacré particulier, dans son admirable «Manuel d'Instruction civique».
à la glorification de notre indépendance. Il n'est pas téméraire de dire L'Association Nationale du Centenaire ainsi ressuscitée organisa une
qu'une coïncidence aussi significative accroît la haute valeur de cette série de conférences historiques, qui eurent lieu au Théâtre Sylvain. lie
récompense attribuée, comme par un décret de grande naturalisation, à programme de ces conférences avait été arrangé de telle façon que lés
notre littérature autonome. » auditeurs pussent prendre une vue complète de l'histoire d'Haïti, de la
découverte à 1804. Elles furent faites par Ducas Pierre-Louis, Charles
Moravia, Fleury Féquière, Etienne Mathon, Paul Lochard, Georges l
Pour coordonner tous ces efforts en vue de la célébration du cente-
Sylvain, Dantès Bellegarde. Windsor Bellegarde, revenu de l'Ecole nor-
naire, il s'était créé une grande association — l'Association Nationale
male supérieure de Paris, en 1903, prononça, sous les auspices de l'Asso-
du Centenaire de l'Indépendance — dont l'un des promoteurs était ciation, une conférence qui eut un grand retentissement : ce fut une
M. Jérémie : il en devint le président. Tout jeune, M. Jérémie avait fondé belle leçon d'histoire philosophique ou il montra, avec autant de vigueur
un petit journal «Le Persévérant», où ses meilleurs articles étaient dans la pensée que de fermeté dans la forme, les causes de notre Révo-
consacrés à l'instruction publique. Il pensait que la façon la plus digne lution et ses conséquences sur le développement de la société haïtienne.
de célébrer le centenaire était de mettre le peuple, par une forte éducation L'Association proposa à nos poètes et à nos musiciens de composer un
à la fois morale, intellectuelle et professionnelle, en mesure de contmuer chant patriotique, et c'est ainsi que fut adoptée la Dessaiinienne, paroles
l'œuvre constructive des fondateurs de la patrie. Aussi prononça-t-il au de Justin Lhérisson et musique de Nicolas Geffrard, devenue depuis,
cours de sa présidence de nombreux discours et conférences, dans lesquels constitutionnellement, l'hymne national de la République d'Haïti.
il esquissa un programme pratique d'organisation du travail et d'ensei-
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gnement populaire. Il fonda l'Ecole du Soir pour ouvriers illettrés. Deux
brochures, l'Education populaire (1892) et Instruction et Travail (1894), L'Association Nationale du Centenaire eut le mérite de provoquer,
exposèrent ses vues sur ces graves problèmes, toujours actuels. En 1901, parmi toute la jeunesse et dans toutes les villes du pays, un mouvement
M. Jérémie publia son œuvre la plus importante, L'Effort, qui mériterait généreux qui se communiqua à l'armée elle-même. L'armée d'Haïti, après
d'être lue et^commentée dans les classes supérieures de nos lycées et avoir glorieusement conquis l'indépendance et l'avoir maintenue par son
collèges. courage, avait dégénéré au point de devenir un servile instrument de
Pierre Frédérique, le grand journaliste, et Massillon Coicou, le poète tyrannie tantôt au service du gouvernement tantôt à la disposition des
martyr dont nous parlerons longuement plus loin, présidèrent successi- révolutionnaires.
vement l'Association. Coicotf ayant été nommé en 1900 secrétaire de la Beaucoup de critiques de la politique haïtienne rendent responsable
légation d'Haïti à Paris avec M. Anténor Firmin comme ministre pléni- de toutes les fautes commises l'élite intellectuelle, Cette élite était fort
potentiaire, l'Association du Centenaire entra dans une sorte de léthargie, peu nombreuse au début; elle s'est formée et accrue lentement avec les
dont elle se réveilla sous le coup de fouet qui lui fut donné par. la progrès de l'éducation publique. C'est l'armée qui fut la véritable maî-
création d'un Comité du Centenaire sous la présidence de Justin Dévot. tresse de la nation et qui lui imposa bien souvent des chefs immoraux du
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Tristesse, mais non découragement. La jeunesse voulait se ressaisir
ignorants. S'il se trouva des hommes cultivés pour s'associer au despo- en remontant au passe non point pour s'y confiner mais pour y chercher
tisme militaire afin de tirer parti pour eux-mêmes de ses turpitudes, des leçons de volonté et de sacrifice, que le présent ne lui offrait pas.
d'autres, en plus grand nombre, furent emprisonnés, exilés, ruinés, Elle savait que les tentatives parfois généreuses de ses devanciers avaient
fusillés, à cause de leur attachement à la liberté et de leur désir sincère avorté parce qu'ils n'avaient pas toujours eu le sens de la continuité
d'améliorer les conditions d'existence du peuple tout entier. C'est aux sociale. .
efforts de ces derniers qu'Haïti doit les progrès qu'elle a accomplis malgré C'est alors que parut un grand ouvrage, « De la Réhabilitation de la
les déboires et les tumultes de sa vie politique. Race Noire par la République d'Haïti», édité en 1899. Cette œuvre
Les jeunes Haïtiens patriotes étaient blessés dans leur amour-propre , posthume d'Hannibal Price fit une impression profonde parce qu'elle
et dans leur sentiment de la dignité nationale quand ils voyaient défiler répondait à quelques-unes des questions angoissantes que la jeunesse
par nos rues ces masses de paysans arrachés à leurs champs, soumis studieuse se posait à elle-même et lui indiquait la voie à suivre pour la
à la plus atroce servitude sous prétexte de discipline militaire et servant régénération de la patrie haïtienne.
de chair à canon dans nos luttes intestines. Ils .rêvaient d'un retour aux On ne s'étonnera pas, connaissant cet état d'âme de la jeunesse cul-
belles traditions d'autrefois. Et voici que « l'haleine du centenaire » tivée de 1900, de ia trouver en majorité groupée autour de l'auteur âe
ayant aussi soufflé par là, un homme de grand cœur, le général Darius l'Egalité des Races humaines, Anténor Firmin,
Hippolyte, acceptait de commencer la réforme espérée en faisant appel
à un ancien adjudant français de Saint-Maixent, M. Alphonse Giboz,
pour la formation d'une compagnie d'instruction au sein de la garde
présidentielle. Aussitôt vinrent s'enrôler de nombreux jeunes hommes —
professeurs, employés de banque, ingénieurs, étudiants d'écoles supé-
rieures — qui entourèrent de leur zèle leur enthousiaste instructeur.
Cette compagnie, qui prit le nom officiel de Compagnie d'Infanterie
d'Instruction du Centenaire, devint l'embryon d'une véritable école mili-
taire destinée à préparer les cadres de la future armée haïtienne. D'autres
Compagnies du Centenaire furent organisées sur le même modèle par des
officiers haïtiens : compagnie d'artillerie sous le commandement du capi-
taine Xavier Latortue, un ancien de Polytechnique; compagnie de cava-
lerie sous le commandement de Léonce Laraque, de Saint-Cyr et de
Saumur; compagnie d'infanterie de ligne, commandée par Saint-Louis,
de Saint-Cyr; compagnie d'infanterie du Cap-Haïtien, commandée par
Alfred Nemours, de Saint-Cyr et Saumur, etc.
La Compagnie d'Instruction, qui passa sous la direction du capitaine
Clément Bellegarde après le départ de Giboz, eut l'insigne honneur de
monter la garde au Palais du Centenaire, aux Gonaïves, le !<* janvier 1904.

La jeunesse haïtienne était inquiète. Les événements tragiques de ces


dernières années avaient creusé sous ses pas comme un abîme. Elle sen-
tait que, pour aller d'un pied plus ferme vers l'avenir, il lui fallait renouer
la chaîne qui relie, le présent au passé. Un secret instinct l'avertissait
qu'elle ne pourrait retrouver sa force et sa foi qu'en se retrempant dans
les eaux vives de l'histoire nationale. N'ayant jusque-là vécu que de la
vie des livres, elle éprouva, au contact de la réalité haïtienne si différente
de son idéal, un sentiment de tristesse profonde — que Pétion Gérôme
traduisit dans l'un de ses articles de La Ronde intitulé : « Jeunesse
pensive » et qu'Etzer Vilaire transposa dans j son poème « Les Dix
Hommes Noirs »,
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CHAPITRE XX

Nord-Alexis

Après le départ de Tirésias Simon Sam le 12 mai 1902 et la dispersion


des Chambres législatives, le pays se trouva en pleine anarchie. Des
comités révolutionnaires s'étaient formés dans tous les chefs-lieux d'ar-
rondissement : ils se réunirent à Port-au-Prince en Comité de Salut
public et nommèrent un gouvernement provisoire présidé par Boisrond-
Canal et d'où il fut convenu d'exclure tout candidat à la présidence. Les
candidats déclarés étaient Anténor Firmin, Callisthènes Fouchard et
Momplaisir Pierre.
« Une jeunesse ardente, instruite, pleine de foi dans l'avenir du pays
— écrit le Dr J.-C. Dorsainvil — fit campagne pour un homme politique
qui avait alors sa pleine confiance. Firmin était un écrivain remarquable
et un administrateur intègre qui, en réagissant avec vigueur contre les
abus, avait assaini deux fois la situation financière. » Cette conduite lui
avait fait naturellement des ennemis irréconciliables.
La lutte entre les candidats fut très chaude. Menée avec acrimonie
dans les journaux qui s'étaient multipliés comme des champignons, elle
devint sanglante au moment des élections législatives, particulièrement
au Cap-Haïtien où Firmin avait posé sa candidature à la députation et
où se trouvaient ses adversaires les plus acharnés. Une violente mésin-
telligence s'éleva entre lui et le général Nord Alexis, ministre de la guerre
du gouvernement provisoire. On se battit dans les rues de la ville les
28 et 29 juin. 1902.
L'amiral Hamerton Killick, chef de la flottille haïtienne, avait, dès le
début, marqué ses préférences pour Firmin : il recueillit le malheureux
candidat et quelques-uns de ses amis à bord de la canonnière la « Crête-
à-Pierrot », qui les transporta aux Gonaïves. Un candidat à la représen-
tation de cette commune se retira spontanément devant Firmin, et celui-ci
fut élu à une énorme majorité député des Gonaïves. Le gouvernement
provisoire prit fait et cause pour le général Nord-Alexis et considéra
comme un acte de rébellion l'intervention de Killick en faveur de Firmin.
Les départements de l'Artibonite et du Nord-Ouest, les villes de Plaisance

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et de Limbe, dans le Nord, la ville de Petit-Goâve, dans l'Ouest, relevèrent
Je défi en se prononçant avec enthousiasme pour la cause firministe. consolidation de la dette flottante effectuée en 1897. Ces investigations,
Un navire allemand, le Markomannià, avait reçu un chargement poussées avec vigueur, donnèrent lieu à un procès retentissant, dans
d'armes et de munitions envoyées par le gouvernement provisoire de lequel furent impliqués beaucoup de grands fonctionnaires de l'adminis-
Port-au-Prince au ministre de la guerre Nord-Alexis au Cap-Haïtien. Le tration précédente et le haut personnel de la Banque Nationale d'Haïti.
blocus de ce port ayant été déclaré par le Comité révolutionnaire des Des fêtes grandioses commémorèrent le premier centenaire de l'indé-
Gonaïves qui se considérait comme belligérant, la Crête-à-Pierrot arrêta pendance, que le Président Nord-Alexis tint à célébrer aux Gonaïves.
le Markomannià et le représentant du Comité, Pierre Frédérique, procéda Malheureusement, dans la nuit du 31 décembre 1903, l'exécution som-
à la saisie des armes. Le gouvernement provisoire de Port-au-Prince maire à Port-au-Prince de Maxi Monplaisir, ancien administrateur des
dénonça la Crête-à-Pierrot comme pirate. La Willemstrasse ordonna à finances, et de Maxime Jacques, ancien député, vint ternir l'éclat de cette
la canonnière Panther de capturer le navire haïtien. Celui-ci était mouillé glorieuse journée du 1er janvier 1804.
en rade des Gonaïves quand, le 6 septembre 1902, la canonnière alle-
mande entra dans le port et le somma d'amener son pavillon. Killick, qui
était à terre, malade, s'habilla en hâte et monta à bord. Ii ordonna à En janvier 1908, l'Artibonite, le Nord-Ouest et une partie du Nord
l'équipage de débarquer, à l'exception du médecin, Dr Coles, qui refusa accueillirent le retour, d'exil de M. Anténor Firmin par une révolte qui
d'obéir à cet ordre. L'amiral tira alors plusieurs coups de revolver dans mit le gouvernement de Nord-Alexis à deux doigts de sa perte. Mais les
la poudrière'de la Crête-à-Pierrot, qui sombra dans l'explosion avec le révolutionnaires, conduits par le vieux général Jean-Jumeau, n'avaient
drapeau national flottant au haut du grand mât. Sur la carcasse fumante pas d'armes et de munitions. Il furent facilement dispersés. Firmin et un
de la canonnière haïtienne, le Panther lança quelques obus inutiles, et grand nombre de ses partisans s'étaient réfugiés au consulat français des
pour cet exploit sans gloire, son commandant reçut de Guillaume II un Gonaïves : le gouvernement haïtien insista vivement pour qu'ils lui fussent
télégramme triomphant : « Bravo, Panther, bien travaillé ! » remis, mais le ministre de France, M. Pierre Carteron, refusa énergique-
Un poète haïtien, Charles Moravia, a évoqué, dans un drame émou- ment et fit embarquer les réfugiés sur le croiseur français Condé.
vant, cette action héroïque de l'amiral Hamerton Killick. D'autres l'ont Ceux qui s'étaient mis à Saint-Marc sous la protection du drapeau amé-
exaltée dans des chants lyriques. Mais aucun poème n'égalera jamais en ricain furent, sur l'ordre de Washington et malgré la charitable inter-
grandeur tragique les trois coups de revolver tirés dans la sainte-barbe cession de l'agent consulaire des Etats-Unis, M. Miot, livrés aux autorités
de la Crête-à-Pierrot pour que fût épargnée au drapeau haïtien la honte militaires haïtiennes, qui ordonnèrent leur exécution immédiate. Cet
de s'abaisser devant l'étendard du Kaiser. événement, dont on rendit injustement responsable le ministre américain
Furniss, produisit une grande sensation en Haïti et fit scandale au
Département d'Etat.
Après la disparition de la Crête-à-Pierrot, la prise et le sac de la
malheureuse. ville de Petit-Goâve, Firmin et ses amis se retirèrent à
Saint-Thomas. Le général Nord-Alexis entra en triomphe à Port-au-Prince L'insuccès de l'insurrection de janvier n'avait pas découragé les amis
à la tête de son armée, qui l'acclama comme président le soir du 17 dé- de Firmin à Port-au-Prince. Ils cherchaient avec anxiété le moyen de se
cembre 1902. Le 21 décembre, l'Assemblée nationale ratifia ce pronun- débarrasser d'un régime qui leur paraissait odieux et intolérable. L'ani-
ciamento. mateur du groupe était Massillon Coicou.
Le nouveau président était âgé de 84 ans. Il avait épousé la nièce de Né le 7 octobre 1867, Massillon Coicou avait fait de brillantes études
Christophe, fille dé l'ancien président Louis Pierrot. C'était un vieux au lycée Pétion, où il; enseigna plus tard les lettres et l'histoire d'Haïti.
militaire qui avait pris part, tantôt du côté du gouvernement, tantôt Il passa de sa chaire de professeur au poste de chef de bureau au cabinet
du côté de la révolution, à toutes les guerres civiles dont le pays avait été particulier du Président Tirésias Simon Sam et, en 1900, il accompagna
troublé pendant plus de soixante ans. Il avait un sentiment très vif de en qualité de secrétaire de légation M. Anténor Firmin nommé ministre
l'honneur national, mais sa conception de l'autorité lui faisait considérer plénipotentiaire à Paris. Cette mission en France fut considérée par tous
comme crime de lèse-patrie toute critique de son gouvernement. Il fut comme la récompense légitime d'une activité intellectuelle qui s'était
la plus, complète incarnation du pouvoir personnel. exercée avec bonheur dans les divers domaines de la littérature. Massillon
A peine installé au palais de la présidence, le Chef de l'Etat forma Coicou s'était mis tout entier au service de l'art, qu'il regardait comme
une commission d'enquête administrative en vue de vérifier les opérations un moyen efficace d'élévation morale et de progrès social. Il avait succédé
financières du gouvernement de Tirésias Simon Sam, notamment la à M. Jérémie à la présidence de l'Association du Centenaire et avait
animé de sa foi vaillante l'école des adultes créée au bénéfice des ouvriers
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illettrés. Avant d'avoir connu la France, il avait publié ses « Poésies
adversaire décidé des emprunts. Sa politique favorite consistait à émettre
nationales» (1892). Pendant son séjour à Paris, il avait fait paraître
du papier-monnaie au fur et à mesure de ses besoins. Il croyait ainsi se
successivement : « L'Oracle », un acte en vers, où il faisait revivre la rendre indépendant. Du 1«" janvier 1905 au 31 décembre 1906, il avait
période indienne, et deux recueils de poèmes, « Impressions » et « Pas- pu mettre en circulation, en billets et pièces de nickel de 5 centimes, la
sions », honorés de l'approbation flatteuse de Dorchain et de Léon Dierx. somme de 12.400.000 gourdes; du Ur janvier 1907 jusqu'en août 1908,
Outre l'Oracle, il avait fait représenter à Port-au-Prince, avant son départ, en billets et pièces de nickel de 5, 20 et 50 centimes, la somme de
deux drames en vers, \< Liberté », quatre actes, « Le Fils de Toussaint », 6.400.000 gourdes, soit en tout dix-neuf millions de gourdes. Le générai
deux actes, et des comédies en prose : « Faute d'Actrice », l'« Ecole Nord-Alexis réussit bien à se maintenir par ce moyen, mais il ne put
mutuelle », l'« Art pour l'Art », une spirituelle satire des modes litté- empêcher les divagations de la prime. Celle-ci, de 138 % pour cent où
raires de l'époque. A Paris, il donna, au Théâtre Cluny, une représen- elle se maintenait en moyenne en 1902, passait en 1903 à 158 % ; en 1904
tation de « Liberté » où figura sa fille Léonie et dont rendit compte, dans • à 364 y2 % ; en 1905 à 519 % % ; en 1907 à 407 % et en 1908 à 642 V2 %.
un copieux feuilleton du grand journal Le Temps, le critique drama- Le papier-monnaie, qui avait été l'expédient favori du vieux dictateur,
tique Adolphe Brisson. devint alors l'arme principale qui précipita sa chute. La prime atteignit
Massillon Coicou fut Fun des initiateurs du mouvement qui visait à un moment 900 pour cent. Et puis, ce fut la fin. Nouvelle leçon pour ceux
donner au patois créole droit de cité dans la république haïtienne des qui seraient tentés de croire que l'on peut jouer impunément avec la
lettres. Revenu en Haïti en 1903, il fonda avec ses propres deniers un monnaie fiduciaire. »
cabinet public de lecture, la Bibliothèque Arnica, en souvenir de sa mère Cette émission massive de papier-monnaie eut tout d'abord pour effet
Arnica Chancy, et une revue « L'Œuvre », où il discuta avec éloquence de faire fuir à l'étranger la monnaie métallique d'argent frappée sous
les questions de politique sociale les plus importantes pour l'avenir du Saiomon et dont le stock était en 1896 de quatre millions pour tomber
pays. en 1904 à environ un million. On crut pouvoir arrêter cette émigration
Tel était l'homme. Son attachement à la liberté et son amour sincère par une loi du 4 mars 1904 : ce fut peine perdue.
du peuple allaient faire de ce poète un martyr. Tant que l'Etat haïtien s'était contenté d'une quantité de papier-
Massillon Coicou avait cru gagner à la cause firministe son cousin, monnaie inférieure aux besoins du public, la monnaie d'or étrangère
le général Jules Coicou, commandant de l'arrondissement militaire de avait continué à circuler dans le pays, et lorsqu'on avait à faire des
Port-au-Prince. Celui-ci l'appela à son bureau et lui remit, dans la nuit paiements à l'extérieur, on ne payait qu'une prime légère. Mais à mesure
du 15 mars 1908, un paquet contenant des balles de fusil. Massillon avait qu'augmentait l'appétit du gouvernement émetteur, la bonne monnaie —
à peine fait quelques pas dans la rue qu'il était arrêté, traîné à l'entrée c'est-à-dire la monnaie universelle — se raréfiait davantage; la dépré-
du cimetière et fusillé. Deux de ses frères, Horace et Pierre-Louis, en ciation du papier-monnaie se faisait plus grande et, par conséquent, plus
même temps que sept autres personnes, furent arrachés de leurs lits et élevée était la prime sur l'or qui, de 1 % au début, avait atteint, comme
exécutés. Quand cette horrible nouvelle se répandit dans la ville, elle fit nous venons de le voir, les hauteurs de 900, soit mille gourdes d'Haïti
trembler d'indignation et d'effroi la population tout entière. La protes- pour 100 dollars des Etats-Unis,
tation qu'elle provoqua dans le peuple était silencieuse : elle n'en était Ce fut le trouble apporté dans toutes.nos relations avec l'étranger.
pas moins menaçante pour le régime. II n'y eut dès lors aucune quiétude pour nos commerçants et particuliè-
rement pour les importateurs qui, par suite des variations brusques de la
prime, se voyaient exposés à des pertes très fortes sur les stocks de leurs
Le gouvernement de Nord-Alexis mit la main à plusieurs œuvres marchandises achetées en dollars, en francs ou en marks — ces monnaies
utiles, parmi lesquelles il convient de citer la construction des bâtiments avaient en ces temps une valeur à peu près stable — et vendues en
du lycée Péiion entamée sous Simon Sam par le ministre des travaux gourdes sur le marché local. Pour ne pas avoir à subir le grave inconvé-
publics Cincinnatus Leconte; l'édification de la Cathédrale de Port-au- nient qui résultait de la baisse survenant entre le moment où ils avaient
Prince; la fondation du lycée de Jérémie; la création de l'Ecole profes- pris des engagements et celui où ils étaient obligés de les exécuter, ils
sionnelle Elie-Dubois; la reconnaissance d'utilité publique de l'Ecole maintenaient leurs prix très haut : d'où renchérissement exorbitant du
libre des Sciences Appliquées, à laquelle le président s'intéressa per- coût de la vie pour les travailleurs et les petits fonctionnaires surtout,
sonnellement d'une manière efficace. dont les salaires restaient les mêmes.
Le gouvernement de Tirésias Simon Sam avait été un gouvernement Cette situation donna lieu à des spéculations effrénées portant sur les
emprunteur : celui de Nord-Alexis fut un émetteur de papier-monnaie à fluctuations probables du cours du dollar, et l'on connut les « payables-
jet continu. « Le Chef de l'Etat — écrit M. Charles Vorbe — était un livrables^», sorte de marchés à terme qui permirent à des individus, sans

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"

capitaux et sans moralité, de se livrer sur la place à des opérations


véritablement scandaleuses. De plus, ces opérations sur le change don-
nèrent naissance à une foule de maisons de banque minuscules, qui y
bornaient leur activité au lieu d'employer les fonds dont elles pouvaient
disposer dans des entreprises agricoles ou industrielles. Antoine Simon
La situation financière était devenue tellement mauvaise qu'il ne suf-
fisait plus que d'un incident pour amener la chute de ce gouvernement,
qui paraissait si redoutable par son armée et sa police. Le général Antoine
Simon, délégué militaire du gouvernement dans le département du Sud, Après avoir été acclamé par les troupes du Sud comme son prédéces-
devint suspect aux yeux du président : il fut révoqué. Il se mit en armes seur l'avait été par celles du Nord, Antoine Simon fut élu président de
le 10 novembre 1908 pour protester contre la mesure qui le frappait. la république par l'Assemblée nationale le 17 décembre 1908.
En moins de vingt jours, il eut raison de ce régime que son terrorisme Le nouveau Chef de l'Etat était un paysan, à peu près illettré, qui
-avait rendu insupportable. Le 2 décembre, Nord-Alexis dut s'embarquer s'était élevé du grade de caporal jusqu'au plus haut sommet de la hiérar-
pour la Jamaïque, protégé contre les fureurs de la populace par le mi- chie militaire. Il avait, après avoir été officier de police rurale, commandé
nistre de France, M. Pierre Carteron, à qui il avait si longtemps gardé durant de longues années le département du Sud et constamment fait
rancune pour avoir sauvé de la mort Firmin et ses compagnons en faci- preuve, dans l'exercice de sa mission, de bon sens et de modération. II
litant leur embarquement sur le Condé, était généralement aimé aux Cayes, où on le considérait comme un ami
et un protecteur de toutes les classes de la population.
Bien que la déception fût profonde parmi ceux qui rêvaient d'une
transformation des mœurs politiques du pays, Port-au-Prince fit bon
accueil à Antoine Simon. Celui-ci affecta, dans les premiers temps, des
allures si débonnaires et libérales qu'il s'attira la sympathie publique,
malgré le ridicule des discours mi-français mi-créoles qu'il débitait inter-
minablement à ses « audiences » du dimanche au palais national.

Le gouvernement de Tirésias Simon Sam avait accumulé les emprunts.


Celui de Nord-Alexis avait entassé émission sur émission de papier-
monnaie. Le gouvernement d'Antoine recourut lui-même à un grand
emprunt extérieur, que la Banque de l'Union Parisienne fut chargée de
lancer en France pour un montant nominal de 65 millions de francs
représenté par 130.000 obligations de 500 francs chacune, rapportant
intérêt de 5 % l'an (Loi du 21 octobre 1910). Du montant de l'emprunt
une somme de 10 millions de francs devait être mise en réserve pour
l'exécution d'un programme de réforme monétaire comportant, comme
première condition, le retrait total du papier-monnaie et éventuellement
de la monnaie de nickel. Dans cette vue, un arrêté présidentiel fixa plus
tard (29 mars 1911) le taux du retrait à 400 %, soit 5 gourdes pour un
dollar des Etats-Unis. Il était affecté à la garantie de cet emprunt, pour
toute sa durée, 1 dollar or américain pour chaque 100 livres de café
exporté et 15 % de la surtaxe spéciale en or américain à l'importation
créée par la loi du 20 août 1909. Le produit effectif de l'emprunt se
ramenait à 47 millions de francs.
En vertu d'une convention du 5 septembre 1910 portant résiliation
de la Banque Nationale d'Haïti, le gouvernement conclut avec le syndicat

223
222
Pierre Frédérique, le Dr Nemours Auguste, le Dr Rosalvo Bobo — furent
chargé du lancement de l'emprunt un contrat de même date (5 sep-
persécutés ou jetés en prison pour avoir signalé les dangers que ces
tembre 1910), qui accordait à la Banque de l'Union Parisienne, pour une
contrats cachaient dans leurs flancs.
durée de cinquante ans, la concession d'une « banque d'Etat » sous le
Tandis que cette pluie de contrats et concessions! de toutes sortes
nom de Banque Nationale de la République d'Haïti, société anonyme
s'abattait sur le peuple et qu'un grand nombre d'effets' publics restaient
française au capital de vingt millions de francs, ayant son siège social à
impayés, même les traitements des petits fonctionnaires de l'Etat, le
Paris et son établissement principal à Port-au-Prince, et chargée du
Corps législatif mit le comble à l'irritation générale eri votant la loi du
service de trésorerie de l'Etat haïtien avec privilège exclusif d'émettre des
28 août 1910 par laquelle une récompense de 50.000 dolkrs était accordée
billets au porteur, remboursables en espèces à présentation.
au Président Antoine Simon en signe de « recônnaissanjce nationale pour
Le gouvernement des Etats-Unis ordonna à son représentant à Port-
les services éminents rendus à la Patrie par ce Grand Citoyen ».
au-Prince, le Ministre Furniss, de protester contre ces projets d'emprunt
Le sérieux mécontentement ainsi créé fut habilement exploité dans le
et de banque, sous le prétexte que les conditions en étaient désavanta-
Nord. Le 2 février 1911, Ouanaminthe, petite ville commerciale très
geuses pour le peuple haïtien. Mais il renonça à ses objections dès que
active située près de la frontière haïtiano-dominicaine, se révolta. Antoine
des banquiers américains (Speyer & Co, Ladenburg Thaîmann & Co,
Simon, s'étant immédiatement transporté sur les lieux> réprima l'insur-
Hallgarten & Co) eurent acquis une participation dans l'affaire confiée
rection et livra la ville au pillage. Les excès commis par les troupe»
à la Banque de l'Union Parisienne de concert avec la Berliner Han-
gouvernementales soulevèrent l'indignation des paysans du Nord-Est,
delsgesellschaft, de Berlin. dont les maisons avaient été incendiées et les champs dévastés. Dès que
Le gouvernement d'Antoine Simon signa, d'autre part, avec des l'étreinte se fut desserrée, ils s'insurgèrent à nouveau : la révolte, inau-
hommes d'affaires américains des contrats (dits contrats Mac-Donald), gurée à Ferrier le 8 mai, s'étendit rapidement à Capotille, Maribaroux et
sanctionnés par les deux lois du 28 juillet 1910, l'un pour la construction Mont-Organisé. M. Cincinnatus Leconte, qui se trouvait dans la Répu-
d'un chemin de fer devant relier Port-au-Prince au Cap-Haïtien; l'autre plique Dominicaine, répondit à l'appel des révolutionnaires. Il recruta
pour la culture et l'exportation des figues-bananes. Ce dernier contrat un grand nombre de ses auxiliaires dans la population quelque peu
était lié au premier en vue d'assurer le service des intérêts à payer sur interlope qui vit à cheval sur la frontière: ceux-ci reprirent le nom de
les obligations du chemin de fer — lequel paiement était garanti par « Cacos » donné aux bandes guerrières qui avaient mené une si rude
l'Etat haïtien : à la suite d'une transaction ultérieure, ce lien fut rompu K campagne en 1868 contre le Président Sylvain Salnave.
Un contrat, conclu avec MM. Marsh et Berlin, assura le bétonnage Le général Antoine Simon se transporta une nouvelle fois dans le
des rues de Port-au-Prince. La capitale fut bientôt éclairée à l'électricité Nord à la tête d'une armée de paysans, recrutés de force-dans le Sud,
et les premières automobiles y firent leur apparition. On construisit un misérablement équipés et presque déguenillés. Les attaques qu'il lança
grand wharf moderne pour faciliter les opérations de chargement et de contre les insurgés n'eurent guère de succès. 11 avait établi son quartier
déchargement des navires qui fréquentent le port. général à Fort-Liberté, en plein territoire hostile où il risquait chaque
jour d'être assailli par un ennemi extrêmement audacieux et habile. Bien"
plus, il voyait fondre ses régiments comme de la glace au soleil, les
Les contrats d'emprunt, de banque, de chemin de fer et de figues- pauvres gens qui les composaient n'ayant aucune envie de se faire casser
bananes avaient provoqué une vive opposition dans l'opinion publique la figure pour une cause perdue. Le président décida de rentrer à Port-
qui croyait, à tort ou à raison, qu'ils avaient donné lieu à des actes de au-Prince et trouva mille difficultés à faire transporter ses troupes. Le
concussion ou de corruption. Cette opposition avait gagné les Chambres transport par voie maritime était en effet devenu presque impossible :
législatives, qui.se montraient à ce sujet assez rétives. Pour vaincre la . l'un des bateaux achetés à grands frais par l'Etat avait sombré dans le
résistance parlementaire, particulièrement forte au Sénat où siégeaient canal du Môle, et un autre, qui avait coûté au trésor une somme consi-
des hommes comme Michel-Oreste, Luxembourg Cauvin, Edmond Rou- dérable, fut même incapable de quitter la rade de Port-au-Prince.
main, le gouvernement recourut à des procédés d'intimidation : c'est ainsi Inquiet, Antoine Simon, dès qu'il fut de retour à la capitale, appela
que le ministre de la guerre, général Septimus Marins, chargé pour la au ministère de la guerre, le 20 juillet, en remplacement de Septimus
circonstance du ministère des finances, mena les débats comme une Marius qu'il révoqua « pour cause d'incapacité », le général Horelle
opération militaire, « tambour battant, mèche allumée » suivant l'expres- Momplaisir. La situation devint alors extrêmement tendue à Port-au-Prince.
sion populaire. Des publicistes connus — parmi lesquels se distinguaient Dans l'après-midi du l«r août, le bruit courut que le général Simon
avait pris un* bateau à Bizoton : aussitôt des coups de feu de réjouissance
éclatèrent dans divers quartiers de la ville. Mais ce n'était là, de la part
iVoir dans : Occupied Haïti, article de Paul-H. Douglass.
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du président, qu'une fausse sortie. Il rentra au palais national, et, immé-
diatement, les autorités militaires parcoururent les faubourgs de la capi-
tale, arrêtèrent un grand nombre de pauvres gens et les exécutèrent sans
pitié dans la nuit.
Enfin, le 2 août 1911, le général Antoine Simon, escorté par une nom-
breuse garde, s'embarqua pour l'exil. En signe de joie, la foule salua
son départ par une bruyante fusillade; mais une balle perdue atteignit
au cceur le député Prin, de Jérémie, qui avait chevaleresquement offert
le bras à la fille du président, Célestina Simon, pour l'accompagner sur
le quai jusqu'au bateau. CHAPITRE XXI

Firmin et le firminisme

Dès qu'il eut appris le départ d'Antoine Simon, Cincmnatus Leconte


décida d'entrer à Port-au-Prince à la tête des forces révolutionnaires. Le
jour de son arrivée triomphale (6 août 1911), une salve de vingt et un
coups de canon tirée au Fort National annonça à la population, frappée
de stupeur, qu'il venait de se proclamer Chef du Pouvoir Exécutif,
écartant ainsi du fauteuil présidentiel tout compétiteur gênant.
M. Anténor Firmin, qui avait dû vivre à l'étranger pendant toute la
durée de l'administration du général Nord Alexis et qu'un ostracisme
déguisé avait tenu loin de son pays sous le gouvernement d'Antoine
Simon, crut le moment venu de retourner dans sa patrie et de tenter
sa dernière chance. Quand le bateau de la Compagnie Transatlantique,
«Caravelle», sur lequel il avait pris passage, arriva dans la rade de
Port-au-Prince, le grand homme d'Etat se vit refuser l'autorisation de
débarquer. Découragé par cet excès d'injustice, il écrivit au journal
Le Matin la lettre suivante datée du 8 août 1911 : «J'ai l'honneur de
réclamer de votre bienveillance la publication des déclarations suivantes :
Je déclare n'être pas candidat à la présidence. Ayant atteint un âge où
tout homme raisonnable doit penser à prendre sa retraite de la vie active,
je déclare renoncer à l'exercice de toutes fonctions publiques à l'intérieur
comme à l'extérieur, et ne plus m'occuper de politique. »
Firmin reprit tristement la route de l'exil. II mourut peu de temps
après à Saint-Thomas le 19 septembre 1911, à l'âge de soixante ans,
ayant pris naissance au Cap-Haïtien le 20 octobre 1851.

La carrière de ce grand Haïtien fut brillante et dramatique. Il avait


fait ses études dans sa ville natale et était devenu, à l'âge de vingt-sept
ans, directeur du journal Le Messager du Nord, où il affirma avec talent
226 ses convictions libérales en adoptant le programme politique, économique
et social de. Boyer Bazelais. Il a raconté lui-même que, durant sa pre-

227
mière campagne électorale pour la députation, ses adversaires, agitant la partisans de Firmm en 1908 pour renverser la dictature impitoyable qui
question de couleur contre les libéraux, le firent passer, lui qui était noir pesait sur le peuple haïtien. Exilé de son pays, Firmin écrivit les << Lettre
de peau, pour un mulâtre ou même un blanc, ennemi farouche des masses de Samt-Thomas» en 1910. Dans un ouvrage antérieur paru en 1905s
populaires et paysannes. l auteur comme «1 le dit lui-même dans sa préface, s'était proposé de
Etant allé en France quelque temps après la défaite du parti libéral, mieux faire connaître les Etats-Unis aux Haïtiens et Haïti aux Améri-
ce jeune avocat, qui s'était formé presque tout seul par un labeur opi- cains. On lavait accusé d'être systématiquement hostile aux Etats-Unis
niâtre, pensa d'abord à compléter ses connaissances juridiques à la a cause de 1 attitude patriotique qu'il avait prise en 1891 au suiet de la
Faculté de droit de Paris; mais un sujet d'étude, qui lui sembla d'impor- cession du Môle Saint-Nicolas : il montre au contraire dans ce livre
tance capitale, attira et absorba son attention : les conclusions de la comme 1 avait fait Solon Ménos dans PAffaire-Luders, qu'il était partisan
plupart des anthropologues de l'époque paraissaient confirmer la thèse lui aussi d'une politique de . b o n voisinage,, grâce à laquelle Haïti
gobinienne de l'inégalité des races humaines. Les nègres étant considérés, pourrait, sans renoncer à son amitié traditionnelle avec la France profiter
dans les écrits de ces savants, comme « le type le plus abject de notre de laide bienveillante de sa puissante voisine du Nord. Mais il fallait
espèce, absolument incapable d'un haut développement intellectuel et que le peuple haïtien, par sa bonne conduite, l'honnêteté de ses gouver-
nants, sa fidélité aux principes démocratiques, se montrât digne de cette
moral », Firmin entreprit de réfuter par les leçons de la science et de
bienveillance et capable d'utiliser l'aide étrangère pour l'amélioration des
l'histoire un jugement aussi erroné sur la race noire. II se mit donc à la
conditions de vie morale et matérielle de toutes les classes de la commu-
besogne, étudia tout ce que l'anthropologie, l'ethnologie et l'ethnographie
nauté nationale.
avaient pu jusqu'alors rassembler de positif sur la connaissance de
l'homme et des races. Comme résultat de cet énorme labeur, il publia à
Paris, en 1885, son livre « De l'Egalité des Races humaines » qui reste,
malgré les progrès réalisés depuis cette date dans le domaine des sciences Cest 1 ensemble de ces idées, répandues dans les écrits de Firmin
anthropologiques, une œuvre de haute valeur, en raison particulièrement ou appliquées par lui quand il faisait partie du gouvernement; ce sont
de sa solide documentation historique. toutes ces aspirations d'une jeunesse patriote et cultivée vers le progrès
et le bien-être social qui s'agglutinèrent pour ainsi dire en un programme
Le succès de cet ouvrage fconsacra définitivement la réputation de
de politique intérieure et extérieure. Et c'est cela qui — à l'aurore du
Firmin qui, rentré au Cap-Haïtien, se voua d'abord de façon exclusive à
XXe siècle et à la veille du premier centenaire de l'indépendance
sa profession d'avocat. La politique devait bientôt le reprendre. Il devint nationale — déclencha le mouvement auquel on a donné le nom de
membre du gouvernement provisoire, institué dans le Nord par le général « firminisme ».
Florvil Hippolyte en protestation contre l'élection de François Légitime
comme président de la république le 16 décembre 1888. Au triomphe de la Le firminisme n'a pas été, pour les jeunes gens de 1900, un « parti !»
révolution, il fut élu à la Constituante et prit une part brillante, à côté dans le sens qu'on attribue habituellement à ce mot dans la terminologie
de l'éloquent orateur Léger Cauvin, à la discussion de la Constitution politique haïtienne. Cejiu'on appelle «parti» en Haïti, c'est «une asso-
de 1889. Sa présence au ministère des finances et des relations extérieures ciation d'intérêts autour d'un nom connu »; c'est un groupement d'indi-
(octobre 1889), dans le premier cabinet d'Hippolyte, fortifia la confiance vidus autour d'un homme, que l'on pousse à la présidence; les uns, en
du peuple dans le nouveau gouvernement. Grâce à son habile diplomatie, petit nombre, parce qu'ils le croient capable d'accomplir quelque bien
il put écarter la demande présentée, en avriri891, par l'amiral américain pour le pays; les autres, beaucoup plus nombreux, parce qu'ils attendent
Bancroft Gherardi pour l'établissement d'une base navale au Môle de lui argent et dignités. Chaque gouvernement arrive ainsi avec son
Saint-Nicolas. monde, qu'il case dans les situations les plus lucratives, le plus souvent
Pendant un séjour à Paris en 1892, Firmin prononça une importante sans aucune considération de mérite, de compétence ou de moralité.
conférence qu'il publia sous le titre de « La France et Haïti ». Il fut de C'est le « système des dépouilles » mis en pratique aux Etats-Unis par le
nouveau ministre des finances et des relations extérieures de 1896 à 1897 Président Andrew Jackson et qui engendra tant d'abus qu'on dut le
dans un cabinet où figurait Solon Ménos. Nommé ministre plénipoten- corriger par l'institution du « service civil » permettant de dégager des
tiaire à Paris, il resta dans la capitale française de 1900 à 1902. La influences politiciennes les fonctions essentielles de la vie nationale.
vacance présidentielle s'étant'produite par le départ de Simon Sam, une Tel n'était point le cas pour les jeunes gens qui s'étaient rassemblés
jeunesse ardente se groupa autour d'Anténor Firmin, qui se porta can- autour de M. Firmin et qui, sans l'avoir jamais approché, avaient mis en
didat à l'élection présidentielle du 15 mai 1902. lui leur confiance enthousiaste. A leurs yeux, cet Haïtien incarnait tout un
Nous avons relaté les événements déplorables qui amenèrent au
pouvoir le général Nord Alexis et la tentative infructueuse faite par les i Le Président Roosevelt et la République d'Haïti.

228 • 229
légitimer la recherche du pouvoir, c'est la préoccupation sincère d'amé-
programme de vie honnête et laborieuse; et, pour eux, la couleur de sa liorer les conditions de vie du peuple haïtien tout entier, sans distinction
peau ou le lieu de sa naissance n'avait nulle importance. Ils ne voulaient de sexe, de couleur, de naissance, d'origine ou de classe. Et, pour le
considérer que les éminentes qualités qui lui avaient permis, à l'intérieur firminisme, cette amélioration ne pouvait être obtenue que par l'appli-
comme à l'étranger, de servir efficacement les intérêts du peuple haïtien cation d'un programme pratique d'éducation, de travail et d'hygiène! —
et là cause de l'égalité des races. l'application d'un tel programme impliquant à son.tour une politique de
Sans doute, tous les porteurs de l'étiquette firministe n'étaient pas à ])aix intérieure fondée, non sur la seule force des mitrailleuses, mais sur
ce point désintéressés. Il y avait de l'ivraie, beaucoup d'ivraie mêlée au le consentement des cœurs et l'adhésion des volontés *.
bon grain. Certaines gens n'étaient allés à Firmin que parce qu'ils le Pour le firminisme, il ne paraissait plus possible que la nation
croyaient sûr de la victoire: avec quelle hâte ils le lâchèrent lorsque le haïtienne, sans risquer de perdre son indépendance, continuât à vivre
vent tourna contre lui ! De même, on serait infiniment injuste si l'on dans l'agitation et dans l'angoisse. Le peuple avait besoin de paix — d'une
prétendait ne trouver que des pervers et des corrompus dans les groupes paix réelle. Les paysans réclamaient la sécurité dans les campagnes, la
adverses. Par exemple, autour de Solon Ménos — qu'une regrettable protection de leur travail et l'assistance de l'Etat dans l'organisation de
mésintelligence au sujet de l'affaire Luders avait séparé de son ancien leurs moyens de production et de consommation. Les ouvriers des villes
collègue de 1897—un certain nombre de jeunes intellectuels s'était groupé. réclamaient la juste rémunération de leurs services, sans être forcés de
Ménos avait une culture sinon plus étendue du moins plus équilibrée s'enrôler dans les brigades de choc des démagogues révolutionnaires. Les
que celle de Firmin, dont la jeunesse avait été moins favorisée par la industriels et les commerçants réclamaient la sécurité fiscale et l'appui
fortune et qui, ayant travaillé dans la solitude, avait les défauts presque nécessaire des institutions de crédit. Les employés et fonctionnaires
inévitables de l'autodidacte. Ménos dissimulait la rigidité de son caractère publics demandaient la quiétude pour se consacrer à leur besogne, sous
sous les grâces de son esprit, le charme et la simplicité de ses manières, les seules garanties de moralité, de compétence professionnelle et d'obéis-
tandis que son émule, quelque peu hautain, tenait à distance même ses sance aux règlements administratifs. Les citoyens réclamaient la paix et
admirateurs. la justice par l'exercice des droits que la Constitution leur reconnaît.
Guidé par son sûr instinct, le peuple haïtien, dans sa très grande Et ce que la nation entière exigeait, c'était le gouvernement dé la loi
majorité, avait choisi Anténor Firmin : il fut vaincu par la « division des dans la liberté et la direction honnête des affaires publiques afin que le
clercs » — comme Boyer Bazelais avait été vaincu par la « division des peuple ne fût plus tourmenté du désir morbide de changer à tout bout de
libéraux » — et aussi par cette force néfaste que représenta dans l'histoire champ gouvernants et constitutions — ce qui a fait considérer les Haïtiens
d'Haïti l'ancienne armée haïtienne, devenue mercenaire et servile. comme des enfants de sept ans, ou, pis encore, comme des malades
Que voulait donc le firminisme ? Et pourquoi un Màssillon Coicou y a atteints d'infantilisme cju de confusion mentale. j
cru si ardemment qu'il a fait à cette cause le sacrifice de sa noble vie Voilà ce qu'était le jfirminisme aux yeux des jeunes gens de la géné-
ration de 1.900. !
de poète ?
Firmin mort, le firminisme allait-il disparaître avec lui ?
Ce que voulait le firminisme, c'était, tout d'abord, restaurer dans le
gouvernement du pays la notion de « service ». Dans les luttes politiques
haïtiennes — comme nous l'avons trop souvent constaté — les gens n'ont
ordinairement recherché le pouvoir que pour le pouvoir lui-même, c'est-
à-dire pour les satisfactions de vanité ou pour les avantagés matériels
qu'il procure. Celui qui s'emparait du pouvoir, par la force, par l'argent
ou par l'intrigue, se croyait immédiatement l'oint du Seigneur. Il devenait
omnipotent et omniscient. Toute contradiction l'irritait. Toute critique le
mettait; en fureur. Et tout citoyen qui prétendait émettre librement son
opinion sur une question d'intérêt public était traité comme un criminel
qu'il fallait faire disparaître par la violence. Seuls les flatteurs à gages
avaient]licence d'accomplir leur besogne répugnante.
Or, le Chef de l'Etat n'est pas le maître de la République : il en est le
premier serviteur. La nation n'est pas faite pour le gouvernement, mais
iVoir Dantès Bellegarde : Haïti et ses problèmes, Ed. Valiquette,
le gouvernement pour la nation. Ce qui, pour le firminisme, pouvait Montréal, 1941.

231
230
CHAPITRE XXII

Cinciimatus Leconte

Les Chambres législatives furent convoquées à l'extraordinaire et, le


14 août 1911, l'Assemblée nationale élut Cincinnatus Leconte président
de la République d'Haïti pour une période de sept ans. Cette élection ne
provoqua aucun enthousiasme. Le peuple se méfiait de l'ancien ministre
des travaux publics, dont le passé n'était guère reluisant. L'élite intel-
lectuelle, en majorité fidèle à Firmin, restait sensible à l'affront qui venait
d'être infligé à l'auteur de l'« Egalité des Races humaines ».
Bien qu'il fût un descendant authentique de Jean-Jacques Dessalines,
Leconte ne s'était, au cours d'une carrière publique déjà longue, signalé
par aucune action patriotique qui eût pu inspirer confiance en sa bonne
foi et en son intégrité. Au contraire, il s'était fait, sous le. gouvernement
de Simon Sam, une très fâcheuse réputation et avait même été impliqué
dans le procès de la Consolidation. Mais, comme si un homme nouveau
était sorti épuré de cette dure épreuve, l'élu du 14 août 1911 montra,
par ses premiers actes, qu'il avait le ferme et sincère désir de détruire
l'opinion défavorable qui s'était formée sur son compte. Mettant résolu-
ment de côté l'attirail militaire et pompeux dont ses prédécesseurs trou-
vaient tant de plaisir à s'entourer, il gagna vite l'affection respectueuse
du peuple par sa bienveillance à l'égard des humbles, la simplicité de son
attitude, la politesse de ses manières et, surtout, par l'ordre, la régularité
et la fermeté qu'il apporta dans la direction des affaires publiques. Son
libéralisme à l'endroit de la presse surprit agréablement ceux qui avaient
considéré son avènement à la présidence comme une calamité nationale;
et les gens de bien se remirent à espérer un meilleur avenir pour Haïti.

Le Président Leconte manifesta son haut sentiment de la justice en


faisant choix, pour former le Tribunal de Cassation, de personnalités de
compétence juridique et de moralité reconnues : il confia la présidence

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de cette cour supérieure à un juriste éminent, M. Auguste Bonamy, et
appela spontanément à y siéger M. Justin Dévot, l'un des plus purs n'eut qu'à se féliciter de l'accueil cordial qui lui fut réservé et de la
représentants de la pensée haïtienne, auteur d'une importante étude sur bonne tenue d'un gouvernement si manifestement bien intentionné.
la nationalité. Mais le message qu'il apportait fut-il compris de tout le monde ?
L'armée d'Haïti, qui avait eu dans le passé de si glorieux états de La politique des Etats-Unis, à l'égard de l'Amérique latine, et parti-
services, avait été réduite au rôle de mercenaire. Mal organisée, indisci- culièrement de l'Amérique centrale et des Antilles, avait pris une direction
plinée, manquant de matériel, elle n'était jguère capable de maintenir bien différente de l'attitude de réserve observée par le gouvernement de
l'ordre public et, encore moins, d'assurer la défense du territoire national Grover Cieveland — et qui avait si fort indigné le ministre Powell en
dans le cas d'une agression étrangère. Une pareille situation paraissait 1897. Le Département d'Etat de Washington entendait maintenant
d'autant plus inquiétante que de fréquentes alertes sur la frontière s'opposer à toute action agressive ou à toute tentative d'une puissance
haïtiano-dominicaine faisaient craindre quelque coup de main audacieux européenne d'intervenir dans les affaires intérieures des républiques de
de la part des voisins de l'Est. On accueillit donc avec satisfaction le' l'hémisphère occidental.
projet de modernisation de l'armée entreprise par le gouvernement. Un La déclaration de guerre des Etats-Unis à l'Espagne, le 24 avril 1898,
corps spécial dit « la Réforme » fut organisé sous le commandement du pour assurer le triomphe de la révolte des patriotes cubains inaugurée
général Poitevien, l'un des rares élèves survivants de l'Ecole militaire en 1895 et garantir l'indépendance de Cuba, était venue confirmer cette
créée par Salomon grâce à la mission française du commandant Durand parole orgueilleuse du Secrétaire d'Etat Olney disant, dans une note
et des capitaines Chastel et Lebrun. Pour, loger ce corps d'armée on édifia du 20 juillet 1895 adressée à la Grande-Bretagne au sujet d'un conflit
de belles casernes^çui furent placées sous le vocable de Dessalines. entre le Venezuela et la Guyane anglaise : « Today the United States is
Le ministre de l'instruction publique, M. Tertullien Guilbaud, donna practically sovereignon this continent, and its fiât is law upon the subjects
toute son attention à l'organisation de l'enseignement primaire et pré- to which it confines its interposition. » Et Théodore Roosevelt, donnant
para des plans pour la transformation de l'Ecole professionnelle Elie- un corollaire à la doctrine de Monroe à propos de la situation financière
Dubois, pour la création d'écoles normales, pour la pension de retraite des de la République Dominicaine et de la pression qu'exerçaient sur celle-ci
instituteurs et pour rendre effective la fréquentation scolaire. (Loi du certaines puissances créancières d'Europe, disait à son tour: « Chronic
3 septembre 191,2.) wrongdoing by powers in the western hémisphère might compei the
Le Président Leconte voulut aussi entreprendre une réforme profonde United States under the Monroe Doctrine to the exercise of an interna-
du système agricole d'Haïti. Sur ses instructions, le ministre de l'agri- tional police power as the only means of forestalling European inter-
culture, M. John Laroche, confia à une commission composée de Camille vention. »
Bruno, Auguste Bonamy, Frédéric Doret, Chavineau Durocher, Abel C'est en vertu de cette nouvelle doctrine du « big stick » que les Etats-
Daiimec, St-Martin Canal, A.-G. Boco, Charles Dehoux, Emile Nau, le Unis étaient intervenus dans la République Dominicaine, en banqueroute
soin de reviser le Code rural désuet de 1863. La commission présenta par suite des lourds emprunts contractés à l'étranger, et dont le produit
au gouvernement, dans un rapport du 4 juillet 1912, un plan d'organi- avait été dissipé dans la fumée des révolutions successives. Un modus
sation rurale en grande partie inspiré d'un projet d'Edmond Paul — vivendi du 31 mars 1905, confirmé par un traité du 8 février 1907, donna
l'homme d'Etat qui s'était penché avec le plus de sympathie et de com- aux Etats-Unis le droit de gérer les douanes et d'administrer les finances
préhension sur ce problème capital de la vie économique du pays. de l'Etat Dominicain.
Ce fut également en vertu de la doctrine de Monroe, complétée par le
Président Théodore Roosevelt, que fut fomentée la révolution qui détacha
de la Colombie la province de Panama et en fit un Etat indépendant.
Au nom de la nouvelle république, Philippe Bunau-Varilla signa avec le
Un grave avertissement d'avoir à mettre en « bon ordre » la maison Secrétaire d'Etat Hay le traité du 18 novembre 1903, par lequel était
nationale pour éviter toute intervention étrangère nous vint des Etats- concédé aux Etats-Unis le contrôle perpétuel d'une bande de terre de
Unis, sous la forme d'une visite amicale du Secrétaire d'Etat Philander dix milles à travers l'isthme contre paiement d'une somme de dix millions
C. Knox en tournée dans les Antilles. de dollars et une subvention annuelle de deux cent cinquante mille.
La direction de notre politique extérieure était à ce moment dans les C'était le «dollar» substitué au «big stick». Le Secrétaire,d'Etat Phi-
mains habiles de M. Jacques-Nicolas Léger, qui avait été nptre repré- lander C. Knox était le représentant le plus qualifié de la « dollar dipîo-
sentant à Washington pendant plus de douze ans. Le visiteur américain macy », dont le Président William Howard Taft donnait ainsi la formule :
« The policy of substituting dollars for bullets is one that appeals alike
234
235
to idealistic humanitarian sentiments, to the dictâtes of sound policy cacos. Leconte en avait fait ses auxiliaires pour renverser Antoine Simon,
and strategy, and to legitimate commercial aims i . » mais ils entendaient se faire payer bien cher leur collaboration. La
Cette politique du dollar n'avait en soi rien de répréhensibîe puis- « révolution » était devenue pour eux une industrie lucrative, et ils en
qu'elle promettait une aide financière aux peuples d'Amérique désireux firent un moyen de chantage contre le gouvernement. Des gens, qui se
de développer leurs ressources économiques. Mais elle cachait également disaient bien informés, parlaient presque à voix haute de révolte immi-
en elle une menace, celle que l'écrivain mexicain Manuel Ugarte désignait nente, particulièrement dans la région du Nord-Est.
sous le nom d'agression financière. « Ça sent mauvais ! Le torchon brûle quelque part ! » On sait ce que
de tels propos, d'autant plus dangereux qu'ils sont vagues, jettent d'in-
Quelle était justement la situation financière d'Haïti à l'époque de la quiétude dans l'esprit d'un peuple crédule qui, ayant connu les terreurs
visite à Port-au-Prince de Philander Knox ? des deux derniers gouvernements, n'osait pas encore croire à son bonheur
d'avoir à la tête du pays un chef humain, honnête et progressiste. Les
Si l'état des finances léguées à Cincinnatus Leconte par Nord Alexis gens vivaient comme dans un rêve, qui devait vite s'évanouir \ dans les
et-Antoine Simon s'était quelque peu amélioré grâce aux mesures d'ordre flammes d'une formidable explosion.
et de probité imposées aux grands comme aux petits fonctionnaires de Le 8 août 1912 — exactement un an après le départ de F-irmin — la
l'administration publique, le papier-monnaie, dont le montant, était en population de Port-au-Prince se réveilla, vers les trois heures du matin,
janvier 1910 de 14.593.112 gourdes, alourdissait de façon dangereuse la au bruit de détonations répétées, tandis que le ciel s'éclairait d'une
circulation monétaire. Le ministre des finances, M. Edmond Lespinasse, immense lueur rouge : le palais national venait de sauter. On apprit
essaya de réaliser un retrait partiel en faisant voter la loi du 23 juillet avec terreur que trois cents soldats de la garde présidentielle avaient
1912 qui avait pour but, grâce à un appel en gourdes des droits fixés en disparu dans l'incendie, et un lourd voile de deuil s'étendit sur la ville
dollars américains, de retirer une partie du papier-monnaie et du nickel quand on sut que, parmi les corps affreusement carbonisés tirés des
en circulation — cette opération devant s'effectuer en deux ans, à 250 %, décombres, se trouvait celui de l'infortuné président à côté du cadavre
de son petit-fils âgé de quatre ans.
change de l'époque. Jusqu'à présent, la lumière n'est pas faite sur les causes de la
Deux ans ! C'était trop demander à la destinée. Une catastrophe se catastrophe. La malignité publique se donna à cette occasion libre cours
préparait qui allait plonger le peuple dans la consternation. contre certains individus ou certains groupes et trouva des échos com-
Malgré les excellentes mesures prises par le gouvernement dans les plaisants même dans la presse. Si les uns ont prétendu qu'une main
diverses branches' de l'activité nationale, malgré la sympathie croissante criminelle avait allumé l'incendie, d'autres ont pu soutenir que l'explo-
qui entourait le Président Leconte, dont chaque jour augmentait le pres- sion résulta de la déflagration spontanée d'un considérable lot de poudre B
tige personnel, une certaine inquiétude flottait dans l'air, une sorte qui avait été tiré du Fort National pour être imprudemment emmagasiné
d'appréhension de quelque malheur inévitable. Ce malaise politique était dans les caves du palais de la présidence.
aggravé par les bruits qui couraient au sujet d'une prétendue mésintelli-
gence entre le Chef de l'Etat et quelques-uns de ses familiers. On répétait
à mots couverts qu'il avait beaucoup de peine à faire reconnaître à son
entourage la nécessité du régime d'ordre et d'honnêteté qu'il avait ins-
tauré dans l'administration générale. L'on prétendait même que, dans ses
conversations avec des amis intimes, il avait exprimé son mécontentement
de trouver autour de lui si peu de compréhension ejt de bonne foi. Tout
cela n'était peut-être que simples propos de propagandistes, toujours
prêts à déverser leur bave sur la réputation d'autrui. Ce qui était plus
grave, c'était l'attitude de plus en plus arrogante que prenaient les chefs

iJacques-N. Léger, alors ministre d'Haïti à Washington, écrivit le 4 novembre


1908 au Président de la République : « Comme vous l'avez déjà sans doute appris par
le télégraphe, M. Taft vient d'être désigné comme le prochain président des Etats-Unis.
Je connais personnellement le nouvel élu. Nous pouvons le considérer comme un ami.
Cependant, je dois vous dire franchement que je ne le crois pas disposé à laisser les
républiques voisines de son pays continuer le sanglant jeu des guerres civiles. Ce «tu'il
fait à Cuba et à Panama indique clairement son attitude pour l'avenir».

236 237
Pendant les funérailles qui furent célébrées le matin du 3 mai, des
II coups de feu éclatèrent dans divers quartiers de la capitale — ce qui
produisit une vive agitation dont voulut profiter le commandant de
l'arrondissement militaire, le général Edmond Defly, pour s'emparer du
Tancrède Auguste pouvoir. Il organisa un coup de main contre l'Assemblée nationale, réunie
dans l'après-midi du 4 mai à l'effet de combler la vacance présidentielle.
Mais son entreprise révolutionnaire avorta grâce à l'intervention du chef
de la Garde du Palais, général Maurice Ducasse, et du commandant du
Lé jour même de la catastrophe, l'Assemblée nationale se réunit à corps de la Réforme, général Justin Poitevien.'
l'extraordinaire. Elle élut à la présidence M. Tancrède Auguste, ancien Les deux plus importants candidats au fauteuil de la présidence
sénateur, ancien ministre de l'intérieur sous les gouvernements de Florvil étaient le sénateur François Luxembourg Cauvin et le sénateur Michel
Oreste : le choix des électeurs se porta sur le second.
Hippolyte et de Tirésias Simon Sam.
Le nouveau Chef de l'Etat était connu comme un homme à poigne.
Impliqué dans le scandale de la Consolidation, il avait été lui aussi
condamné. Bien qu'il eût été un ami personnel et même — prétendait-on
— un des conseillers intimes de Leconte, il avait paru, dans ces derniers
temps, se désintéresser de la politique pour s'occuper exclusivement de
ses plantations de la Plaine du Cul-de-Sac et de son usine sucrière de
Châteaubiond. Personne ne savait exactement quelle orientation il allait
donner à son gouvernement. Mais, en gardant dans son premier.cabinet
trois des principaux collaborateurs du président défunt (Edmond Les-
pinasse, Jacques-N. Léger, Tertullien Guilbaud), auxquels il adjoignit
M. Seymour Pradel comme ministre de l'intérieur et un « grand plan-
teur », M. A.-G. Boco, comme ministre de l'agriculture, il affirma sa
volonté de poursuivre la politique progressiste et libérale de son
prédécesseur.
L'allure démocratique que Tancrède Auguste imprima tout de suite à
l'administration et quelques initiatives heureuses, particulièrement dans
l'instruction publique, rassurèrent bien vite ceux qui, se rappelant le
ministre d'Hippolyte et de Sam, pouvaient craindre un brusque retour aux
méthodes policières d'autrefois.
Le malaise politique n'en persistait pas moins. L'attitude réservée des
chefs cacos au sujet de l'élection présidentielle, à laquelle ils n'avaient
contribué d'aucune manière, continuait à inspirer une certaine méfiance
dans les milieux gouvernementaux. Pour dissiper toute incertitude à cet
égard, Tancrède Auguste décida d'entreprendre une tournée dans le Nord.
Il revint à Port-au-Prince apparemment satisfait de ses conversations
avec les autorités civiles et militaires de la région. Mais peu de temps
après son retour, il fut pris d'une maladie de langueur, à laquelle il
succomba le 2 mai 1913. Quelques personnes prétendirent que le Chef
de l'Etat avait été empoisonné pendant son séjour au Cap-Haïtien. Des
écrivains américains se sont faits l'écho de cette rumeur, contrairement
à. l'opinion des médecins de Tancrède Auguste qui attribuèrent sa mort à
une anémie pernicieuse consécutive à une maladie organique.
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misères et de ruines innombrables. C'est aussi notre élus ferme dessein
de soulever le lourd couvercle d'ignorance sous lequel un siècle d'incurie
III a emprisonné la pensée du peuple. »
Donnant suite à ce programme, le gouvernement fit voter la loi du
Michel Oreste 26 août 1913 qui ordonnait: 1° le retrait du papier-monnaie en circu-
lation, au taux de 400 % (soit 5 gourdes pour 1 dollajr) antérieurement
fixé par Antoine Simon; 2° l'émission d'une monnaie djor nationale, dont
l'unité (la gourde haïtienne) serait équivalente au quart du dollar amé-
ricain, soit $ 0,25. .i i
L'élection de Michel Oreste à la présidence de la république fut Afin de faciliter la diffusion de. l'instruction primaire et. agricole
accueillie par l'élite intellectuelle de la nation comme une victoire de dans les campagnes, le gouvernement conclut avec le (Clergé Catholique
l'élément civil sur la clique militaire. Tous ses prédécesseurs avaient été d'Haïti Une convention du 4 août 1913 pour l'établissement d'écoles
des généraux ou s'étaient affublés du titre de général pour se donner du dites « presbytéraies » dans les paroisses rurales du pays. L'article 7 de
prestige aux yeux du peuple. Brillant avocat, savant professeur de droit cette convention prescrivait qu'il serait accordé à chaque école presbyté-
constitutionnel et administratif à la Faculté de Port-au-Prince, orateur raie « un carreau de terre au moins du domaine national pour des cours
incisif et éloquent, il avait, comme député ou sénateur, pris une part pratiques d'agriculture ». Michel Oreste s'intéressa personnellement à
importante aux discussions les plus sérieuses qui s'étaient déroulées au l'exécution de cette prescription : dans une lettre au ministre de l'agri-
parlement durant ces vingt-cinq dernières années. culture, il lui recommanda d'organiser un service de professeurs agricoles
Libéral, Michel Oreste avait connu l'exil à cause de ses sympathies ambulants et aussi d'étudier la possibilité d'instituer un système de crédit
bazelaisistes et, pour gagner sa vie à l'étranger, il avait tout jeune tra- rural adapté aux conditions du milieu haïtien.
vaillé comme comptable dans les bureaux de la Compagnie française du Une loi fut votée le 24 août 1913 créant à Port-au-Prince une école
Canal de Panama. D'humble origine, il s'était élevé jusqu'au sommet par normale d'institutrices et une école normale d'instituteurs, tandis qu'une
son activité laborieuse. Il avait toutes les qualités d'intelligence et loi générale sur l'administration publique (25 août 1913) fixait pour les
d'énergie nécessaires pour devenir un grand chef d'Etat; il s'entoura fonctionnaires de tous ordres des taux de salaires plus équitables.
d'hommes également animés du désir de bien faire. Mais il se trouva Ce que l'on appelait jusqu'alors la « police administrative » constituait
immédiatement en face d'un état d'esprit anarchique, que ses propres en réalité un corps d'armée spécial, dont les chefs étaient très souvent en
imprudences allaient encore aggraver. désaccord avec ceux de l'armée régulière. Pour la prévention des délits,
Au triomphe de la révolution qui renversa Antoine Simon, Leconte pour la recherche des criminels et pour la découverte des « complots »,
avait distribué à ses compagnons d'armes du Nord-Est de grasses récom- qu'elle inventait elle-même la plupart du temps, cette police recourait
penses en argent et en commandements militaires. Les chefs cacos, au aux méthodes les plus brutales et infligeait aux simples prévenus desu
lieu de considérer ces complaisances présidentielles comme des faveurs châtiments inhumains. Michel Oreste la tranforma en une administration
exceptionnelles, crurent y trouver le droit de faire au gouvernement des civile qui prit le nom de Service de la Sûreté et dont le premier directeur
exigences sans cesse renouvelées et de plus en plus arrogantes. Pour général fut le député Emmanuel Gabriel (loi du 23 août 1913).
retenir leur fidélité, Tancrëde Auguste avait été obligé de suivre l'exemple Le gouvernement, d'autre part, prépara un plan pour une réorgani-
de son prédécesseur. Michel Oreste, arrivé à la présidence sans l'appui sation complète de l'armée, dont le corps d'instruction de La Réforme
devait constituer le noyau principal.
des chefs militaires du Nord, leur accorda au début quelques faveurs
puis refusa nettement de continuer à faire des largesses qui devenaient * * *
onéreuses pour le trésor public.
-A. * * * Michel Oreste et ses collaborateurs étaient ainsi en pleine besogne de
réforme législative et de transformation administrative quand vint le
Dans une circulaire aux commandants des arrondissements militaires moment de préparer les élections du 10 janvier 1914 pour le renouvelle-
de la République, le nouveau président déclara que deux problèmes ment de la Chambre des députés. A une séance du conseil des secrétaires
retenaient particulièrement l'attention de son gouvernement : le problème d'Etat tenue en septembre 1913, le gouvernement avait pris au sujet
financier et le problème scolaire. « Nous voulons, disait-il, décharger le de cette consultation populaire une attitude très nette, que le Président
peuple haïtien du lourd fardeau qui pèse sur ses épaules en le débar- crut nécessaire de définir dans une circulaire du 20 décembre 1913
rassant radicalement et définitivement du papier-monnaie, cause de aux commandants des arrondissements militaires : « Le gouvernement,

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écrivit Michel Oreste, reconnaît à toutes les aspirations le droit de se
manifester en toute liberté et indépendance... Nulle part des violences ne
seront exercées contre ceux qui font librement appel aux suffrages du
peuple et se montreront respectueux de la loi. Chacun peut aller à l'urne CHAPITRE XXÏÏI
sans inquiétude et sans crainte. »
Des conseillers intéressés détournèrent Michel Oreste de cette attitude
libérale, conforme à ses principes et à la conduite qu'il avait eue lui- La course à l'abîme
même au cours de sa belle carrière parlementaire. Il intervint directement
dans les élections et prit même un malin plaisir à désigner pour le Nord
et l'Artibonite, où il avait le plus grand n'ombre d'adversaires, des candi-
dats parfaitement inconnus dans les communes que ceux-ci devaient
représenter à la Chambre des députés. Cette faute impardonnable ne fut I. — Oreste Zamor
pas sans doute la cause réelle de l'insurrection qui éclata contre lui, mais
elle donna aux révolutionnaires un semblant de justification qu'ils exploi-
Le mouvement insurrectionnel du Nord contre Michel Oreste avait
tèrent avec succès auprès de la masse des électeurs 1 .
été fait au nom de Davilmar Théodore, sénateur. Son armée se mit en
Le 1er janvier 1914, pendant qu'il présidait sur la place Pétion à la marche sur Port-au-Prince, Quand elle s'arrêta à Gonaïves, elle trouva
célébration de la fête de l'indépendance nationale, Michel Oreste reçut que la ville s'était déjà déclarée en faveur du général Oreste Zamor,
une dépêche lui annonçant qu'un coup de main avait été tenté dans la ancien commandant militaire du département de l'Artibonite. Les deux
nuit du 31 décembre contre le bureau du commandant de la commune armées révolutionnaires entrèrent en collision* le 2 février 1914. Celle
de Thomazeau, voisine de Port-au-Prince, par un groupe d'individus que du Nord dut rebrousser chemin,^ tandis qu'Oreste Zamor se hâtait
conduisaient Léonidas Laventure et le général Léonidas Célestin, deux d'arriver à la capitale, où il se fit élire par l'Assemblée nationale le
familiers du palais de la présidence. La tentative avait échoué : Laventure 8 février. Les députés qui prirent part à cette élection étaient ceux qui
s'était enfui et Célestin avait été'tué dans la bagarre. Mais ce fut comme, avaient été nommés le 10 janvier et contre lesquels la révolution était
l'étincelle qui enflamma le Nord et propagea rapidement l'incendie dans censée avoir été faite.
l'Artibonite. Le nouveau président, élu pour sept ans, affirma qu'il allait suivre
Le gouvernement essaya de lutter, mais ses efforts furent vains et fidèlement les traces de Cincinnatus Leconte. ÏI appela en effet autour de
Michel Oreste, pris de dégoût, s'embarqua pour l'étranger le 27 jan- lui quelques-uns des meilleurs collaborateurs du regretté Chef d'Etat,
vier 1914 en envoyant au comité permanent du Sénat la lettre suivante: Mais les partisans de Davilmar Théodore ne lui laissèrent pas le temps
« En présence de l'hostilité marquée par la population de Port-au-Prince, de réaliser son progarmme. Ils tinrent campagne contre lui jusqu'à: ce
de la démission du Conseil des Secrétaires d'Etat et de l'impossibilité de qu'il eût épuisé ses forces.
constituer un ministère de combat, j'ai décidé de résigner mes fonctions. Ici apparaissent les premiers symptômes de la crise qui allait si pro-
L'histoire dira que j'ai voulu très sincèrement le bien de la nation fondément bouleverser la vie nationale.
haïtienne et que j'ai fait tout pour le réaliser. Le peuple ne l'a pas com-
pris. Dieu veuille qu'il n'ait pas à s'en repentir. »
Les autorités civiles et militaires maintinrent l'ordre à Port-au-Prince
après le départ de Michel Oreste. Aucune rixe, aucune tentative de pillage
A la fin du mois de février 1914, l'agent consulaire des Etats-Unis
ne se produisit dans la ville. Aussi vit-on avec la plus grande surprise à Petit-Goâve annonça aux autorités de la ville qu'il avait été chargé de
débarquer des/usiliers armés du bateau de guerre allemand Vineia et des surveiller la perception des recettes de la douane. Le 14 mars, le ministre
croiseurs américains qui se trouvaient dans le port. Le président du d'Allemagne, D** Perl, fit savoir au ministre des relations extérieures,
comité permanent du Sénat, M. Horatius Baussan, adressa à cette occasion M. Jacques-N. Léger, que le gouvernement impérial insisterait pour par-
une protestation indignée au ministre d'Allemagne, doyen du corps ticiper au contrôle des douanes d'Haïti si ce contrôle était accordé à une
diplomatique. ' ou. plusieurs autres puissances étrangères. M. Léger répondit avec vivacité
que rien de ce genre n'avait été envisagé.

i Voir Dautès Bellegarde : Pour une Haïti heureuse, tome I, 1928. 243

242
Cette démarche insolite du diplomate allemand avait été provoquée étaient presque intactes et les vertus patriotiques florissaient dans nos
par une déclaration du 26 février du Secrétaire d'Etat William Jennings cinq départements. Nous sommes, à l'heure présente, en face d'une triple
Bryan, disant que le gouvernement américain était disposé à prêter son crise : politique, morale et économique à la fois. Cette lamentable situa-
aide à Haïti afin d'assurer îa bonne administration des douanes haïtiennes. tion est l'œuvre de I'impéritie, de la vénalité, des déprédations et de
Le 2 juillet, un projet fut présenté dans ce sens au gouvernement d'Oreste l'injustice.» I
Zamor. Celui-ci paraissait avoir toutes les chances de vaincre la révo- Répondant à l'interpellation, le ministre des relations extérieures,
lution. Mais l'argent manquait pour les dépenses de l'armée en campagne; M. Joseph Justin, reconnut que des propositions lui avaient été remises
et la Banque Nationale de la République d'Haïti, invoquant le moratorium et déclara qu'il les étudiait avec sympathie. Cette déclaration fut accueillie
qui venait d'être décrété en France par suite de l'état de guerre, refusait par des clameurs indignées, et la foule nombreuse qui assistait à la
de lui faire l'avance statutaire prévue pour les paiements du mois d'août. séance du Sénat menaça d'écharper le ministre accusé d'avoir voulu
On espérait que le gouvernement, ainsi affamé, accepterait le marché qui « vendre le pays » aux Etats-Unis.
lui était proposé : il préféra la chute.
En apprenant les progrès de la révolution dans le Nord, M. Bryan
écrivit au Président Wilson qu'il devenait urgent d'augmenter les forces Le 10 décembre 1914, le Département d'Etat soumit de nouveau au
navales américaines dans la mer des Caraïbes en un temps où, disait-il, gouvernement de Davilmar le projet de convention qu'il avait présenté le
« la reprise des négociations avec Haïti semble probable ». Le transport 2 juillet à Oreste Zamor —• le Secrétaire d'Etat Bryan déclarant solen-
« Hancock » reçut immédiatement l'ordre de partir pour Port-au-Prince nellement que les Etats-Unis ne poursuivaient aucun but'intéressé et
avec huit cents marins, Le Département d'Etat informa la Légation Amé- qu'ils ne désiraient nullement faire pression sur Haïti. Le gouvernement
ricaine de son intention de présenter un projet de convention comportant de Théodore répondit à cette communication qu'il n'accepterait aucub
le contrôle des douanes et la nomination d'un conseiller financier et, contrôle d'une puissance étrangère sur l'administration haïtienne, mais
aussi, un projet d'accord pour assurer dans des conditions loyales l'élec- il présenta un contre-projet (probablement préparé par le ministre de
tion du nouveau président d'Haïti. l'intérieur D r Rosalvo Bobo) qui prévoyait : 1° la nomination d'ingénieurs
américains pour prospecter les mines d'Haïti; 2°. l'organisation d'une
compagnie minière, dont les deux tiers des actions appartiendraient à
des Américains, un tiers aux Haïtiens; 3° un emprunt à placer aux Etats-
IL — Davilmar Théodore Unis et certains avantages économiques à accorder aux citoyens améri-
cains. M. Bryan repoussa ce contre-projet en disant que les Etats-Unis
désiraient simplement la stabilité politique d'Haïti et qu'ils ne voulaient
Fin octobre, les Cacos de Davilmar Théodore l'amenèrent en triomphe y prendre aucune responsabilité, excepté sur un appel précis du gouver-
à Port-au-Prince où l'Assemblée nationale, avec empressement, l'élut le nement haïtien. Mais, deux jours avant qu'il eût envoyé cette dépêche,
7 novembre président de la république pour sept ans. Mais, automatique- des marines, débarqués) de la canonnière « Machias », avaient enlevé de
ment, un autre mouvement révolutionnaire se déclencha dans le Nord, la Banque Nationale dé la République d'Haïti, pour être transportés à
sans qu'on sût pourquoi, sous la direction du général Vilbrun Guillaume New-York et déposés à la National City Bank, les cinq cent mille dollars
Sam, le propre délégué du gouvernement de Théodore dans cette région. constituant la réserve de dix millions de francs-or prévue pour la réforme
Le Département d'Etat fit savoir à M. Davilmar Théodore qu'il ne monétaire d'Haïti. Cet enlèvement, effectué contrairement à l'avis du
serait reconnu comme « président provisoire » que s'il consentait à directeur français de la Banque, M. Henri Desrue, provoqua les protes-
envoyer à Washington une commission chargée de négocier une conven- tations du ministre des relations extérieures, alors M. Louis Borno.
tion relative au contrôle des douanes, au bail du Môle Saint-Nicolas, au
transfert de la Banque Nationale de la République d'Haïti à un établis-
sement bancaire des Etats-Unis. L'anarchie îa plus complète régnait dans le gouvernement, installé aux
Le sénateur L.-C. Lhérisson interpella le gouvernement au sujet de Casernes Dessalines. Les troupes du Nord, qui avaient accompagné Davil-
ces négociations tenues secrètes. Il poussa, dans son discours, un véri- mar Théodore à Port-au-Prince, traitaient la capitale en ville conquise.
table cri d'alarme. « Nous sommes, dit-il, dans une période critique — Des bandes de soldats déguenillés stationnaient, tout le jour, devant le
la plus critique que nous ayons traversée depuis 1869. Mais disons tout local de la Banque, réclamant le paiement de leur solde. Dès le soir venu,
de suite qu'à cette époque, malgré la guerre civile et le fort stock de elles patrouillaient les rues et les places publiques, rançonnant les pas-
papier-monnaie en circulation, toutes les forces productives du pays sants, faisant fuir les promeneurs attardés.

244 • 245
simple substitution de personnes, pas plus qu'il ne s'est agi de caser des
amis politiques ou privés.
Pour répondre à ses besoins les plus urgents, le gouvernement « Ce qu'il a voulu, c'est revenir au système qui, appliqué avec fermeté
recourut à un moyen extrême : une émission de billets sans garantie que, et persévérance pendant trois ans (par les gouvernements de Cincin-
par dérision, le peuple appela les Bons-Da. Les soldats exigeaient, à la natus Leconte, de Tancrède Auguste et de Michel Oreste) avait donné des
pointe de la baïonnette, que des marchandises leur fussent livrées contre résultats auxquels tout le monde s'était plu à rendre hommage. Le but
ce papier sans valeur. Beaucoup de commerçants se virent forcés, pour (du présent gouvernement) a été, en d'autres termes, de replacer à la
éviter des rixes sanglantes, de fermer leurs magasins. tête de nos douanes, dont les revenus constituent notre principale res-
Une pareille situation ne pouvait durer : Davilmar Théodore, brave source, des hommes qui ont donné dans le passé des preuves non équi-
homme que l'ambition de ses partisans plus que sa volonté propre avait voques de droiture, d'honnêteté et d'énergie...
poussé à la présidence, se décida à quitter le pouvoir le 22 février 1915. « Nous sommes arrivés à un moment où l'honnêteté dans la gestion
des intérêts généraux est devenue, non plus seulement une question de
morale publique, mais aussi et surtout une question de patriotisme. Le
gaspillage des deniers publics, conséquence inévitable de nos trop fré-
III. — Vilbrun Guillaume Sam quents troubles civils, nous a jetés au fond de l'abîme. // n'y a plus une
seule faute à commettre : ce pays s'en va de nos mains. Il est encore
temps de nous ressaisir. Tout n'est pas irrémédiablement perdu. Pour
Le général Vilbrun Guillaume Sam, chef de la révolution triomphante, cela chacun, dans sa sphère, même la plus modeste, doit s'y prêter de
arriva à Port-au-Prince le 27 février 1915 à la tête d'une armée de trois bonne foi.
mille hommes. Le 7 mars, il fut élu président par l'Assemblée nationale, « Appelé par le Président de la République à collaborer à l'œuvre de
et le 9 mars il prêta serment en grande pompe. sauvetage qu'il a entreprise avec tant de consciente énergie, je n'ai pas
La présence, dans son premier cabinet, de M. Auguste Bonamy hésité à accepter. J'ai estimé que l'appel du Chef de l'Etat à un citoyen,
(finances), de M. Tertullien Guilbaud (justice et instruction publique), dans l'état où se trouve notre malheureux pays, était celui même de la
de M. Ulriek Duvivier (relations extérieures) était faite pour donner au patrie et qu'on n'avait pas le droit de se dérober. Habitué à faire de
peuple une certaine .confiance en Vilbrun Guillaume Sam,.qui avait été l'accomplissement du devoir la règle absolue de ma vie, je ne reculerai
condamné dans le procès de la Consolidation et à qui l'on faisait une. devant aucun sacrifice pour essayer de justifier la haute confiance qu'a
réputation de rudesse excessive. Le choix de tels collaborateurs était de bien voulu placer en moi le Premier Magistrat de la République. Je serai
bon augure et permettait d'espérer, tout au moins, un vigoureux effort très exigeant et pour moi et pour mes collaborateurs.
pour le redressement de ta situation financière. « Notre pays a enco|re beaucoup de ressources. Il est une vérité que
Le budget voté par le Corps législatif pour l'exercice 1913-1914 pré- chacun se plaît à répéter : toutes nos richesses sont inexploitées. Notre
sentait un déficit de 5.040.098 gourdes et de 381.379 dollars. « Ce budget, agriculture est dans l'enfance. Nos richesses minières, qui sont, paraît-il,
écrivit M. Bonamy, est évidemment inexécutable. Il ne nou-s sera guère considérables, sont à peine connues. Nous n'avons, pour ainsi dire, pas
possible de payer que les appointements, indemnités fixes, solde et ration d'industrie, étant tributaires de l'étranger pour presque tout. Notre com-
de l'armée, locations, commissions de la Banque, intérêts du prêt statu- merce devait nécessairement subir le contre-coup de cet ensemble mal-
taire, certains engagements pris par contrat, : notamment la garantie heureux : il est agonisant. Tout est à faire, La tâche est-elle au-dessus
d'intérêts de la National Railroad : l'affectation étant manifestement de nos forces et allons-nous être réduits à faire l'aveu de notre impuis-
insuffisante pour couvrir cette garantie d'intérêts, le surplus, soit pour sance ? Tel n'est pas l'avis du Gouvernement. Tel ne peut être l'avis de
L'année 1913-1914 environ 230.000 dollars, doit être pris sur les dispo- tous ceux qui ont foi dans les destinées de la patrie.
nibilités du service courant; et s'il nous reste des recettes, nous acquit- « L'œuvre à accomplir est considérable. Si chacun s'y met résolument,
terons les autres dépenses. » nous arriverons certainement, avec le temps, la persévérance, l'esprit de
La situation avait naturellement empiré depuis que M. Bonamy, mi- suite et une énergie soutenue, à vaincre les obstacles qui s'opposent à
nistre des finances sous le gouvernement de Michel Oreste, dénonçait ce notre évolution. Le principal, à mon sens, c'est l'égoïsme qui forme le
déficit budgétaire de 1.389.400 dollars. Aussi, s'empressa-t-il, en reprenant fond de notre nature. Le plus souvent, nous n'envisageons que notre
la direction de ce département, d'adresser aux fonctionnaires de l'admi- intérêt particulier —l'intérêt général passant au second plan, quand il
nistration financière une circulaire du 5 avril 1915, dont nous extrayons n'est pas complètement oublié. Il nous faut réagir contre cette mentalité,
ces passages suggestifs : . revenir au système de patriotiques abnégations, d'oubli de soi, qui a
« Le Gouvernement vient de renouveler la plus grande partie du haut
personnel administratif et douanier. Dans son esprit, il n'y a pas là une 247

246
permis à nos pères de fonder la patrie haïtienne et de nous la conserver. dernière rigueur tous ceux qui se trouveront en défaut. Ils ne seront pas
Pensons un peu plus au pays. Ayons pitié de notre malheureuse patrie. seulement révoqués : ils seront en outre livrés impitoyablement aux
Evitons la honte, après avoir recueilli une si belle succession, de voir tribunaux *. »
ce patrimoine s'échapper de nos mains, lambeau par lambeau, jusqu'au
jour où il ne nous restera plus rien.
« Dans leur sphère d'action, l'Administrateur des finances et le Direc- L'Allemagne, la France et l'Italie reconnurent- M. Vilbrun Guillaume
teur de la douane peuvent contribuer, dans une large mesure, à l'œuvre Sam comme président de la République dès sa prestation de serment le
de relèvement qui s'impose à nous : ils sont les gardiens de tous nos 9 mars. Le gouvernement des Etats-Unis réserva sa décision et chargea
revenus. Les lois qu'ils sont appelés à appliquer sont, en général, très MM. Fort et Smith, envoyés dans la République Dominicaine pour
bien conçues. Elles ont prévu, avec un grand luxe, tout ce qu'il faut pour enquêter sur la situation politique de ce. pays, d'engager des conversa-
tions avec le ministère des relations extérieures au sujet du contrôle
sauvegarder les intérêts du fisc. Mais les lois les meilleures restent lettres
des douanes haïtiennes. M. Ulrick Duvivier déclina courtoisement d'ouvrir
mortes si elles ne sont pas appliquées avec intelligence et surtout avec
de tels pourparlers en faisant observer aux commissaires américains
bonne foi : c'est ce qui est le plus souvent arrivé. C'est à eux qu'il revient
qu'ils n'avaient pas les pleins pouvoirs nécessaires pour négocier.
d'assurer cette application. Leur rôle à ce point de vue est des plus
importants. En mai 1915 arriva en Haïti M. Paul Fuller Jr, comme envoyé
« L'Administrateur des finances est appelé, dans certains cas, à extraordinaire des Etats-Unis. Il apportait un nouveau projet de conven-
contrôler même les Secrétaires d'Etat. Il a une responsabilité propre que tion et s'empressa d'annoncer au ministre des relations extérieures que,
ne peut couvrir un ordre illégal d'un Secrétaire d'Etat. Si, obéissant à immédiatement après la signature de la dite convention, « ce serait pour
lui un grand honneur et un plaisir de présenter à Son Excellence le Pré-
des instructions irrégulières, l'Administrateur émet une ordonnance de
sident de la République une lettre spéciale de reconnaissance dont il
dépense sans les pièces justificatives ou sans crédit budgétaire, il s'expose
était porteur ».
à être personnellement poursuivi. Il est le chef de l'Administration,
Le projet Fuller prévoyait que le Ministre Américain et le Président
notamment le contrôleur né de l'administration douanière. C'est à lui
d'Haïti devraient entretenir des « relations d'amitié et de confiance » si
surtout qu'il incombe de veiller à ce que les lois sur les douanes soient
étroites qu'elles pussent permettre au représentant des Etats-Unis de
strictement observées. donner ses avis sur toutes matières relatives à l'honnête et efficace
« Quant aux directeurs de douanes et à leurs collaborateurs, c'est sur administration de la république. Le Président d'Haïti devrait s'engager
eux que repose en quelque sorte la vie nationale. C'est grâce en effet à à suivre ces recommandations, qui pouvaient aller jusqu'au point d'exiger
nos recettes douanières que nous avons assuré jusqu'ici le paiement de de l'honnêteté et de l'efficacité de la part des fonctionnaires haïtiens dans
nos dettes extérieures et intérieures. L'observance stricte et régulière de l'accomplissement de leurs devoirs. La convention autoriserait le gouver-
cette obligation, non seulement doit assurer, consolider et développer nement des Etats-Unis à employer sa force armée pour protéger Haïti
notre crédit, mais constitue une question de vie ou de mort pour le pays. contre toute agression étrangère et pour aider le gouvernement haïtien
Le jour où il ne nous serait plus possible de répondre à nos engagements, à réprimer toute insurrection qui pourrait survenir. Elle prohiberait tout
nous verrions nos créanciers, presque tous de nationalité étrangère, se contrat de bail du Môle St-Nicolas à une autre puissance étrangère et
saisir de ce prétexte pour essayer de s'immiscer dans la gestion de nos obligerait Haïti à régler par l'arbitrage les réclamations des créanciers
affaires intérieures : cette première atteinte portée à notre économie étrangers.
constituerait la tache d'huile qui, s'étendant de proche en proche, finirait Le gouvernement haïtien soumit à M. Fuller un contre-projet, d'où
par tout envahir. Au contraire, tant que, grâce à la perception honnête était exclue la clause relative aux pouvoirs exceptionnels attribués au
et intégrale de nos revenus, nous pourrons répoudre à toutes nos obli- représentant diplomatique des Etats-Unis et qui équivalait à un véritable
gations légalement, contractées, il nous sera permis de porter la tête protectorat; mais il promit de n'employer dans l'administration des
haute; il nous sera toujours possible de repousser victorieusement toute douanes que des fonctionnaires compétents et honnêtes. Les Etats-Unis
tentative contraire à la dignité, au prestige national; nous pourrons seraient autorisés à intervenir en cas d'agression étrangère; et leur assis-
conserver intactes et sans la moindre brèche notre autonomie et notre tance, en cas de troubles intérieurs, ne pourrait être apportée au gouver-
indépendance, nement haïtien qu'à la sollicitation expresse de celui-ci. De son côté,
«Il faut donc le répéter : l'honnêteté la plus stricte dans le manie- l'envoyé américain présenta des contre-propositions qui furent acceptées
ment des deniers publics est devenue, pour tous ceux qui en sont chargés
à un titre quelconque, une question de patriotisme... Que chacun d'ail-
leurs se le dise : le Gouvernement n'hésitera pas à frapper avec la i V o i r Sténio Vincent : En posant les Jalons, tome I, p, 246. Port-au-Prince, 1939.

248 249
en partie, et un accord définitif était sur le point d"être obtenu quand
M. Fuller, sans prendre congé du ministre des relations extérieures,
partit brusquement pour Washington. Cette façon assez cavalière de rage. Ils se précipitèrent à la Légation de France. Tout en montrant les
mettre fin aux négociations lui avait été sans doute ordonnée par le plus grands égards à la famille du ministre, M. Paul Girard, et à Mme Vil-
Département d'Etat qui savait, d'après les rapports de ses agents secrets, brun Guillaume Sam, ils se saisirent de l'homme qu'ils considéraient
que les événements politiques allaient prendre en Haïti une nouvelle tomme le principal responsable de la tuerie, le transportèrent au dehors
tournure et qu'il pourrait, par des moyens plus énergiques et plus sûrs, et mirent son corps en lambeaux. Le général Oscar Etienne, qui avait
établir sa complète domination sur le pays. pris refuge à la Légation Dominicaine, en fut brutalement tiré et tomba
sous les balles d'un individu, dont deux fils avaient été tués à la prison.
Dans l'après-midi du 28 juillet 1915, des escouades de fusiliers marins
débarquèrent à Port-au-Prince du croiseur Washington battant pavillon
Le jour même de sa prestation de serment le 9 mars, le général du contre-amiral William B. Caperton.
Vilbrun Guillaume Sam avait fait arrêter et emprisonner, sous prétexte Ainsi s'ouvrait pour Haïti un nouveau chapitre d'histoire qui a pris
de complot politique, un grand nombre de personnes. Le juge d'instruc- le triste nom d'Occupation Américaine.
tion Thomas Pierre-Philippe, à qui l'affaire avait été déférée, rendit
quelque temps après une ordonnance de non-lieu — aucune charge grave
n'ayant été relevée contre les prévenus. En apprenant cette décision, le
président entra dans une grande colère : il était lui-même persuadé que
les gens dont il avait ordonné l'emprisonnement pactisaient avec les
révolutionnaires du Nord, qui venaient encore une fois de prendre les
armes sous la direction du Dr Rosalvo Bobo, ancien ministre de l'intérieur
de Davilmar Théodore;
Afin d'avoir un prétexte légal pour retenir ses adversaires en prison,
Vilbrun Guillaume Sam demanda au ministre de la justice, M. Guilbaud,
de faire procéder à un supplément d'instruction : celui-ci refusa de se
prêter à ce qu'il considérait comme une farce machiavélique et préféra
donner sa démission.
Ces détenus furent en majorité massacrés dans la prison de Port-au-
Prince quand, le 27 juillet 1915, le général Oscar Etienne, commandant
militaire de la capitale, ayant entendu des coups de feu tirés dans la
direction du Champ-de-Mars, exécuta Tordre barbare qui, prétendit-il,
lui avait été donné par le président de tuer jusqu'au dernier des pri-
sonniers politiques. Quelques-uns de ceux-ci échappèrent par miracle à
cette effroyable tuerie.
Attaqué dans son palais vers les quatre heures du matin par une
troupe d'insurgés, Vilbrun Guillaume Sam s'était lui-même réfugié, avec
une blessure à la jambe, à la Légation de France, dont le bâtiment était
séparé de la résidence présidentielle par un simple mur de maçonnerie.
Les funérailles des victimes furent célébrées le lendemain au milieu
d'un grand concours de peuple, où toutes les classes de la population
s'étaient confondues dans un même sentiment de tristesse et d'angoisse.
La foule, après l'inhumation, s'écoulait lentement du cimetière extérieur
lorsqu'une voix cria : « Voici le Washington ! »
En voyant se profiler sur la baie les hauts mâts métalliques du
croiseur américain et pensant que sa présence signifiait impunité pour
les criminels auteurs du massacre, les gens furent pris d'une véritable
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