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Master

EPCC
UE 702 – Culture de jeunesse
CM « Pop Culture et contre-culture »
Matthieu Rémy




DEUXIEME PARTIE : ANATOMIE DE LA CONTRE-CULTURE



II. VALEURS DE LA CONTRE-CULTURE


a) L’esprit de résistance

Le maître-mot de la contre-culture est « révolte ». Une révolte contre la culture
dominante, considérée comme asphyxiante, et une méfiance agressive vis-à-vis des
modes culturelles massives sponsorisées par le monde industriel, soupçonné de vouloir
infantiliser le public de la pop culture en le réduisant à la seule condition de
consommateur. Ce type de révolte est déjà présente dans la culture underground,
animée par la volonté de se soustraire aux cultures dominantes en vivant
souterrainement, au propre comme au figuré.
Comme le rappelle Jean-François Bizot dans un livre consacré à la free press1, les
acteurs de la contre-culture ont toujours été réticents à donner un nom au mouvement
dont ils faisaient partie, utilisant par défaut le terme « underground » probablement lié à
la représentation que se faisaient les Américains de la résistance française à l’occupant
nazi, nommée par eux « French Underground »2. Jusque dans les années 60-70, le
maquis où s’enrôlent les jeunes résistants français peuple l’imaginaire de la jeunesse
américaine contestataire et devient synonyme de refuge3, réactivant le souterrain, le


1 Jean-François Bizot, Free Press. La contre-culture vue par la Presse Underground, Paris, Actuel/Nova

éditions, 2010, p. 6-7.


2 Thelonious Monk utilise cette imagerie pour la pochette de son disque Underground (1968) et Quentin
Tarantino, enfant de la contre-culture à bien des égards, réactivera cette figure du résistant décontracté –
plus proche de Lubitsch que de Melville – dans Inglorious Basterds (2010). En France, les liens entre
résistance et contre-culture sont parfois moins métaphoriques. Marc-Olivier Guillemin, qui sera bientôt
surnommé « Marc’O » et sera une figure majeure voire centrale de l’underground français a été
maquisard, à 16 ans, à Clermont-Ferrand. Marc’O travaillera au Tabou après la guerre, fréquentera les
lettristes, éditera plusieurs revues d’avant-garde dont une intitulée Le Soulèvement de la jeunesse et une
autre, Ion, où il publiera le premier texte de Guy Debord, Hurlements en faveur de Sade, en 1952. Il sera
ensuite une figure importante du cinéma et du théâtre underground, écrivant et montant entre 1966 et
1968 la pièce Les Idoles, œuvre emblématique de la contre-culture à la française, adaptée au cinéma en
1970.
3 Notons aussi que refuge pourrait aussi rimer avec sauvetage et réactivation. Devant la menace nazie, de
nombreux intellectuels européens se réfugient aux Etats-Unis, sauvés parfois in extremis par le réseau de
Varian Fry, comme Hannah Arendt.
sous-sol, la grotte où se réfugient les opprimés et les déviants dans toute l’histoire de la
littérature4.
Ce qui deviendra « contre-culture » sous la plume de Theodore Roszak en 1968
est d’abord l’ensemble des activités qui se jouent symboliquement (mais aussi plus
concrètement, tant elle s’appliquera à occuper les caves et les sous-sols pour y tenir ses
festivités) dans des communautés en marge en partie définies par la résistance au
totalitarisme. Mais le totalitarisme, dans le discours underground, n’est plus le nazisme
ou une quelconque résurgence du national-socialisme : c’est la société bureaucratique et
productiviste des années 50 et 60, aux Etats-Unis, en Europe ou au Japon. Une société
que Mario Savio désigne comme « La Machine » et qui maintient des lois d’exception
derrière un discours hypocrite d’émancipation individuelle. Une société que Marcuse
décrit à la perfection dans L’homme unidimensionnel dès 1964.
Les textes autobiographiques des acteurs principaux de la « première » contre-
culture – de Bob Dylan à Barry Miles en passant par Jean-Jacques Lebel en France – le
montrent assez bien : on produit de l’art et de la culture pour s’opposer à une société
dont les dérives sont manifestes. Patriarcat exacerbé, néo-impérialisme,
ségrégationnisme, course aux armements de destruction massive, technocratie aveugle
et capitalisme dévitalisant : la contre-culture se tient dans une posture de résistance à
toutes ces formes dérivées d’une société d’oppression.
Issue de l’underground et se définissant ainsi faute de mieux, la contre-culture va
maintenir des points de contact avec les autres « infra-mondes » culturels qui réclament
une véritable visibilité dans l’après-guerre, avec une réflexion généralisée sur la
domination culturelle et économique d’un groupe social sur d’autres. S’emplissant de la
partie souterraine des sous-cultures qu’elle va rencontrer dans ces univers condamnés à
l’illégitimité, elle participera à leur réhabilitation.


b) Réhabilitation des cultures dominées

La contre-culture puise ainsi sa spécificité dans l’attrait qu’exercent sur elle les
cultures opprimées, les sous-cultures (subcultures) maintenues sous le joug d’une
culture dominante qui dit alors bien son nom, soit à travers le conservatisme moral et le
puritanisme, soit à travers l’ethnocentrisme impérialiste et colonialiste5. Et c’est là que


4 Cette thématique est déjà sensible dans le drame romantique, des Brigands de Schiller (1782) à Hernani

de Victor Hugo (1830), dont le héros est un réprouvé, poussé à la marginalité suite à une injustice
dissimulée en faute sociale et qui trouve refuge dans un monde troglodyte, secondé par d’autres franc-
tireurs.
5 L’un des points communs des pionniers de la contre-culture des deux côtés de l’Atlantique, écrivains de
la Beat Generation ou lettristes révolutionnaires, est de sceller une alliance avec les représentants des
cultures historiquement dominées, soit politiquement, soit fantasmatiquement. En France, avec Marc’O,
c’est la jeunesse qui va être dès 1952 interrogée et appelée à jouer un rôle révolutionnaire. Et avec la
constitution de l’Internationale Lettriste dès 1953, Debord et ses compagnons vont se montrer solidaires
des Algériens du MTLD, notamment suite à la manifestation du 14 juillet qui verra une charge violente de
la police faire sept morts chez les militants de l’indépendance. Potlatch, de 1954 à 1957, s’emplira de la
dénonciation, dans cette construction annoncée d’une « nouvelle civilisation », de la répression contre
certaines minorités. Aux Etats-Unis, il y aura aussi survalorisation des exploités et opprimés et
notamment de l’Afro-Américain dans le be-bop et la littérature beatnik. C’est ce que Dick Hebdige met en
évidence, en citant ainsi Kerouac quand il dit que « L’Homme noir incarnait pour la jeunesse blanche le
modèle d’une liberté paradoxale au cœur de la servitude » (Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style,
Paris, Zones, 2009, p. 51) et quand, se tournant vers la Grande-Bretagne, il montre l’importance qu’eurent
la contre-culture va se nourrir des codes et des manières d’être des différentes sous-
cultures (qu’elles soient « communautaires » ou plus généralement prolétariennes),
dans lesquelles elle va voir une échappatoire aux cultures dominantes.
La contre-culture, pour se construire, s’attèlera donc à l’exploration de territoires
culturels6 où s’exprime au grand jour la sous-culture qu’ont construit les opprimés de
toute nature, qu’elle soit, selon la distinction de Raymond Williams, une culture
« résiduelle » ou « émergente », issue du passé ou liée au contemporain7.
Les Américains de la Beat Generation vont ainsi être subjugués par le be-bop et la
culture afro-américaine en général et s’ingénier à se faire les porte-parole de ces formes
artistiques, faisant ensuite de la contre-culture un creuset. Mais aussi un filtre : car la
contre-culture se distinguant comme nous l’avons vu fondamentalement de la sous-
culture par le refus de l’adhésion à l’ordre établi, par incompatibilité naturelle, elle va
s’ingénier à rendre une version non pas seulement artistique mais aussi politique de ces
phénomènes, jouant sur une dialectique subtile entre valorisation du dissimulé et
volonté de construire un monde visible nourri des représentations minoritaires portées
par les sous-cultures.
Pour cela, il lui faudra réussir une fusion audacieuse et des transferts culturels
eux aussi tout à fait novateurs : s’inspirer du bricolage qui caractérise les sous-cultures
et leur spontanéité tout en en évidant la tendance à renforcer les structures de
domination, revendiquer le travail de la Raison et en particulier un certain héritage des
Lumières8 et inventer de nouvelles structures de production culturelle pour éviter la
reproduction du modèle consumériste de la culture de masse.


les sous-cultures antillaises pour la construction des sous-cultures prolétariennes britanniques,
traversées par la rocksteady et le ska.
6 On peut comprendre ainsi la volonté des lettristes révolutionnaires d’élire domicile dans un deuxième
Saint-Germain-des-Prés, plus proche de Sèvres-Babylone que de la rue Bonaparte, et de faire d’un petit
café mal fréquenté, Chez Moineau, leur quartier général. Jean-Michel Mension, dans son livre La Tribu,
explique admirablement bien l’hétérogénéité du lieu, où se croisent des voyous, des Algériens et des
étudiants désargentés en rupture de ban. Les livres autobiographiques de Guy Debord feront aussi la part
belle à l’évocation de Chez Moineau, croisant cet éloge avec celui de figures littéraires et artistiques elles
aussi condamnées à l’oubli par la culture dominante. Relayant le geste des Surréalistes qui exhumèrent
Lautréamont et Rimbaud pour en faire les figures tutélaires du surréalisme, les lettristes révolutionnaires
vont faire d’Arthur Cravan et du Isidore Ducasse des Poésies leurs mentors. Mais ils y ajouteront d’autres
figures bien plus politiques comme Saint-Just.
7 On pourrait selon lui caractériser une société donnée à l’aide du degré de profondeur auquel elle tente

d’incorporer ces éléments de sous-culture résiduelle ou émergente, tentant par la même occasion de faire
jouer une domination culturelle dans des domaines qu’elle négligeait jusque là, mais dans lesquels elle
souhaite faire autorité à partir d’un certain moment de son histoire. Il existe donc un véritable rapport de
force entre sous-cultures et culture dominante légitime, les premières choisissant parfois de se construire
de manière déviante ou oppositionnelle ou étant vécue comme déviante ou oppositionnelle par une
culture dominante choisissant de s’imposer dans tous les recoins de la société. Avec les possibilités
offertes par l’extension du marché des biens culturels après la Révolution industrielle, il arrive en outre
qu’une sous-culture puisse s’imposer comme une culture hégémonique, transformant le fonctionnement
de la culture dominante. De la même manière, il arrive que des sous-cultures soient totalement absorbées
par la culture dominante au fur et à mesure de l’incorporation que celle-ci impose dans l’espace socio-
culturel.
8 Comme Bob Dylan, dans son autobiographie : « Il fut dit que la Deuxième Guerre mondiale avait marqué

de son sceau l’extinction des Lumières. Dans ce cas, je ne me suis aperçu de rien, car je vivais toujours
dedans. J’en sentais encore les humeurs, j’en percevais les lueurs. J’avais lu Voltaire, Rousseau, John Locke,
Montesquieu, Martin Luther – des visionnaires, des révolutionnaires… je les connaissais presque en
personne, ils vivaient au fond du jardin » (Bob Dylan, Chroniques, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009, p.
46) L’une des contre-cultures américaines premières, celle du folk engagé, du Greenwich Village décrit par
Dylan dans son livre, essaie de faire le lien entre le rationalisme, l’engagement politique en faveur des
Reconnaissons là l’influence de l’ethnographie et de l’anthropologie, de plus en
plus soucieuses, avec des chercheurs comme Franz Boas ou Margaret Mead, de
s’échapper d’un évolutionnisme plaçant les cultures occidentales comme point d’arrivée
du processus de civilisation.


c) Critique de la société bureaucratique et consumériste

La contre-culture est avant tout une critique du système culturel dominant que
l’on voit s’installer avec la grande prospérité américaine de l’après-guerre, où l’œuvre
artistique devient progressivement une marchandise comme les autres. L’influence de
l’Ecole de Francfort est de ce point de vue patente, en ce qu’elle applique aux industries
culturelles la critique marxiste du fétichisme de la marchandise.
Cependant, la contre-culture semble rejeter l’obsession de pureté artistique qu’on
sent à travers les critiques d’Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la raison,
pour au contraire se révéler goulument empathique vis-à-vis des manifestations de la
culture de masse, en particulier, comme nous l’avons vu, lorsqu’elles témoignent d’une
sous-culture rejetée par la culture dominante. Elle se révèlera plus en phase, comme
nous l’avons vu, avec l’approche d’Herbert Marcuse, réfugié aux Etats-Unis comme ses
condisciples dans les années 30 pour fuir le nazisme, mais qui choisira de ne pas
retourner en Allemagne après la guerre et qui sera concrètement le relais entre des
mouvements de jeunesse américains opposés à la discrimination raciale et aux guerres
d’impérialisme, magnétisés par des pratiques culturelles centrées sur la jouissance
érotique, et une pensée francfortienne, essentiellement marxiste, à laquelle il a su
adjoindre une vision rénovée du freudisme dans Eros et civilisation, dès 1955 (traduit en
France en 1963).
C’est aussi en partie à cause de cette proximité entre l’essor contre-culturel de la
charnière 1963-1965 et la pensée hétérodoxe d’Herbert Marcuse que l’on peut faire de
son ouvrage L’homme unidimensionnel, sous-titré « Essai sur l’idéologie de la société
industrielle avancée », l’une des clés de la réflexion politique de la contre-culture :
Marcuse y critique les formes nouvelles de contrôle9 que connaît une société
technocratique occidentale asséchant le désir créatif de la jeunesse, la standardisation
qui résulte de la société de consommation et plus généralement le malaise qui émane
d’un tel modèle social.


d) L’instinct autogestionnaire


droits civiques des Afro-Américains et la culture prolétarienne à la Woody Guthrie, en proposant une
forme esthétique construite sur le passage de relais, la redécouverte d’une culture ouvrière métissée,
tenue sous le boisseau. Ce qui n’implique aucun rejet des valeurs ou des lieux d’éducation, bien au
contraire.
9 « Nous nous retrouvons devant l’un des plus fâcheux aspects de la société industrielle avancée : le

caractère rationnel de son irrationalité. Cette civilisation produit, elle est efficace, elle est capable
d’accroître et de généraliser le confort, de faire du superflu un besoin, de rendre la destruction
constructive ; dans la mesure où elle transforme le monde-objet en une dimension du corps et de l’esprit
humain, la notion même d’aliénation est problématique. Les gens se reconnaissent dans leurs
marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de haute fidélité, leur maison à
deux niveaux, leur équipement de cuisine. Le mécanisme même qui relie l’individu à sa société a changé et
le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il a fait naître » (Herbert Marcuse, L’homme
unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968, p. 34)

Dans l’idéologie contre-culturelle, il ne s’agit pas, comme dans la théorie
révolutionnaire d’inspiration marxiste de confisquer les moyens de production puis de
les rendre à ceux qui font la production. Il est surtout question d’inventer une
« infrastructure bis », découlant d’un conflit qui se serait exprimé historiquement au
sein de ce que Karl Marx appelle la superstructure10.
Assez peu ostensiblement marxiste, la théorie contre-culturelle – de Theodore
Roszak aux acteurs du mouvement – est pourtant sensible aux réflexions sur l’aliénation
et sur le fétichisme de la marchandise que certains penseurs marxistes ou plus
généralement socialistes ont développées depuis le début du XIXe siècle. Pour remédier
à cette aliénation généralisée, et partant d’une catégorie qui est celle d’une jeunesse
électrisée à la fois par le sentiment d’injustice mais aussi par des sous-cultures issues de
ce que Dick Hebdige appelle « les pulsions « libertaires » du capitalisme américain », la
contre-culture va tenter d’appliquer intuitivement le programme des avant-gardes
artistiques politisées – changer la vie, transformer le monde – en changeant les rapports
de production et en inventant de nouvelles unités de production, voire de nouvelles
manières de produire.
Ainsi, à San Francisco, entre 1966 et 1968, les Diggers vont-ils mettre en place un
système économique fondé sur la gratuité (à partir notamment de boutiques dans
lesquelles on se sert librement) et ce système économique alternatif va être reconduit
régulièrement jusqu’aux fameux « squats » de l’ère punk. L’idée de coopérative11 est plus
généralement au cœur de l’imaginaire contre-culturel : dans le domaine de production
industrielle et non de la diffusion, la contre-culture va tenter d’inventer un certain
nombre de processus de fabrication et d’échange économiques remettant en cause la
division du travail, le profit, la standardisation. On verra ainsi se créer des « labels
indépendants » dès les années 60 où les règles économiques généralement en vigueur
n’auront plus cours : dans le domaine de la production musicale, cinématographique,
littéraire, les exemples sont extrêmement nombreux.


e) Eloge de la transgression

La contre-culture, par sa volonté essentielle d’exister en autonomie, met de côté
la question stratégique de la conquête effective du pouvoir. Si elle transgresse12 et refuse
la norme, c’est avant tout pour revendiquer un autre rapport au vivre-ensemble et à la
corporéité, niée par la culture occidentale post-industrielle.


10 La superstructure, dans la réflexion marxiste, est l’ensemble des productions symboliques (idéologie,

religion, philosophie, art, etc.) qu’une société déploie et que Marx considère comme directement
dépendante de ce qu’il appelle infrastructure ou base, soit l’ensemble des productions industrielles et
matérielles de la même société.
11 Comme nous l’avons vu, en France, le Théâtre du Soleil, fondé par Ariane Mnouchkine en 1964, est par

exemple conçu sur le principe de la coopérative ouvrière.


12 La critique a beaucoup étudié cet aspect de la contre-culture, qui lui a souvent suffi pour définir un objet

culturel d’après-guerre comme faisant partie dudit mouvement de la contre-culture. C’est évidemment
l’aspect le plus lié aux avant-gardes artistiques et qui a souvent amené les commentateurs à ranger
allègrement tous les mouvements responsables d’un manifeste prônant le dépassement des limites. Or,
Pierre Bourdieu a bien montré dans Les Règles de l’art que la fonction de l’avant-garde littéraire ou
artistique était bien souvent de prendre la place de l’avant-garde précédente, devenue dominante par le
jeu des instances de légitimation.
Comme l’expliquait Allen Ginsberg dans un entretien donné à la Paris Review en
1966, il était surtout question, pour les beatniks américains, de faire valoir des
préoccupations qui n’avaient jusque là pas droit de cité dans la littérature, du fait d’un
conservatisme moral issu d’une idéologie à la fois libérale économiquement et
puritaine13.
Il en résulte les mises en page hautes en couleur de la free press, les
détournements et les jeux graphiques des lettristes, le phrasé et le lexique provocateurs
des beatniks. La transgression contre-culturelle est double et considère que les deux
aspects sont comme les deux faces d’une même feuille de papier : introduire une
sauvagerie naturaliste dans l’écriture et dégrader la page, dégrader la culture
dominante, que l’on peut piller sans vergogne. Ce sera le cas des livres et films de Guy
Debord, fondés pour partie sur le détournement, mais aussi des livres de William
Burroughs, construits à partir de la technique du cut-up élaborée avec Bryon Gysin.
S’il n’y a pas d’esthétique imposée par l’esprit contre-culturel, qui prône au
contraire la liberté absolue en ce domaine, il y a des structures récurrentes et un rapport
parfois commun à la question du matériau de base. Et la transgression est encore une
fois affaire de corporéité : il s’agit de mettre le corps en avant dans l’écriture, de le
laisser parler spontanément. C’est ce que tentera de faire le Living Theater dans le
courant des années 60 dans des pièces de plus en plus ancrées sur la représentation
d’un corps délivré des entraves14.
La contre-culture a en outre été pionnière dans la compréhension des travaux de
ce qu’on a appelé « l’antipsychiatrie », visant à modifier les perceptions sociales sur la
folie et les conditions de soin des malades mentaux. Jean Oury, fondateur de la clinique
de La Borde en 1953, sera ainsi secondé dans son travail d’animation d’un lieu de soin
alternatif par Félix Guattari, futur co-auteur avec Gilles Deleuze de L’Anti-Œdipe et de
Mille Plateaux. S’appliquant à remettre en cause toutes les normes sociales, la contre-
culture se voudra tout aussi critique sur la question de l’école, institution considérée


13 « Le problème, quand on parle de littérature, est le suivant. Nous discutons tous entre nous et avons des

conceptions communes, nous disons ce que nous voulons dire, nous parlons de nos trous du cul, nous
parlons de nos bites, nous parlons de qui nous avons baisé la veille, de qui nous allons baiser le lendemain,
du genre de liaison que nous sommes en train de vivre, ou de quand nous nous sommes soûlés, ou bien
nous parlons du jour où nous nous sommes enfoncé un balai dans le cul à l’hôtel Ambassador à Prague –
tout ce que les gens racontent à leurs amis. Et alors – que se passe-t-il si vous faites une distinction entre
ce que vous dites à vos amis et ce que vous dites à votre Muse ? Le problème, c’est qu’il faut briser cette
distinction : lorsque vous approchez la Muse, il faut parler aussi franchement que vous le faites avec vous-
mêmes ou vos amis. J’ai donc commencé à découvrir, lors de conversations avec Burroughs, Kerouac et
Gregory Corso, lors de conversations avec des gens que je connaissais bien, dont je respectais les âmes,
que ce que nous disions était totalement différent de ce qui se trouvait déjà en littérature. Et ce fut la
grande découverte de Kerouac dans Sur la route. Le genre de choses dont lui et Neal Cassady parlaient, il a
fini par découvrir que c’était exactement le sujet sur lequel il voulait écrire. Ce qui signifiait, à ce moment
précis, une révision totale de ce que la littérature était censée être, dans son esprit à lui, mais aussi dans
l’esprit des gens qui lisaient le livre en premier » (Paris Review n°37, Paris Review – les entretiens,
Bourgois). Le livre le plus emblématique - avec Howl de Ginsberg et Gasoline de Gregory Corso, de la Beat
Generation - s’est construit comme une transgression naïve du rapport au langage, dont a découlé une
mise en forme elle aussi forcément transgressive. La version que nous avons longtemps eu à notre
disposition a été largement amendée par rapport à celle qui est aujourd’hui disponible dans les librairies,
retranscription du fameux « rouleau » de quarante mètres sur lequel, à partir de 1951, Kerouac commence
à rédiger un texte-ruban qui ne sera publié qu’en 1957, sous une version censurée. La page et la
phrase sont des lieux en soi pour la contre-culture, qu’il s’agit d’investir aussi, en démantibulant les codes
très concrètement.
14 Une pièce emblématique du Living Theatre, Paradise Now, circulera dans toute l’Europe à partir de

1964, après que la troupe a semé le trouble à Broadway, avec la pièce The Brig en 1963.
comme première dans le processus d’aliénation et de mise sous contrôle de l’individu.
Des penseurs comme Ivan Illich s’appliqueront ainsi à poser la question d’une société
sans école, sans pour autant souhaiter toute prise en charge collective de l’éducation des
enfants.
Plus généralement, c’est la mainmise de l’idéologie dominante sur l’esprit humain
qui est pointée du doigt, et son utilisation d’images, de concepts, de spectacles vus
comme des normes touchant jusqu’à l’inconscient. Et c’est aussi dans cet ordre d’idée
que se posera la question d’un rapport de la contre-culture aux psychotropes et aux
drogues psychédéliques, impliquant la construction d’une esthétique psychédélique
basée sur les visions obtenues sous LSD15. Si ce rapport aux drogues, comme l’ont bien
montré Robert Crumb ou d’autres dans leurs autobiographies, a été à bien des égards
destructeur pour le mouvement contre-culturel, il a cependant témoigné d’un désir
d’Ailleurs.


f) Attrait pour les sociétés et la pensée non-occidentales

L’Ailleurs est fondamental dans l’ethos contre-culturel. Mais la possible
« conquête » de l’ailleurs se justifie très différemment de la pulsion impérialiste
largement combattue lors des guerres de décolonisation ou des affrontements indirects
des blocs Est/Ouest. On rejoint là, par un effet de boucle, la volonté contre-culturelle de
se défaire d’un ethnocentrisme non seulement mû par une redécouverte des sous-
cultures issues des migrations forcées ou non, mais aussi par la montée en puissance des
sciences anthropologiques et ethnographiques16.
Il y aurait alors à s’interroger sur les fondements philosophiques de la contre-
culture, dans son rapport aux réflexions anthropologiques les plus acharnées à défendre
à la fois l’universalisme et le souci de s’enrichir au contact de l’Autre. Héritière des
Lumières d’un côté, la contre-culture est aussi, probablement, le résultat d’une
expansion de la passion ethnographique chez les intellectuels américains et européens,
soucieux de faire échapper cette passion aux nécessités politiques de comprendre les
peuples à soumettre.
Une certaine jeunesse américaine de l’après-guerre, sûrement hérissée par le
puritanisme emblématique de la période Truman-Eisenhower (sans oublier la violence
de la répression maccarthyste, qui fournira de nombreux thèmes à la culture
protestataire des années 50-60), va se chercher d’autres modes de vie exemplaires
d’abord en lorgnant sur l’Europe, puis vers l’Asie. L’Ailleurs c’est aussi, beaucoup plus
simplement, la route. Depuis Sur la route de Jack Kerouac, écrit dès 1951 pour n’être
finalement publié qu’en 1957, se lit dans les œuvres primitives de la contre-culture un
désir d’aller y voir ailleurs et surtout d’aller y voir erratiquement, sans céder au

15 A bien des égards, le LSD sera la drogue emblématique de la contre-culture, dont certaines figures

emblématiques, comme Ken Kesey ou Timothy Leary, prôneront ouvertement la consommation. Tandis
que Ken Kesey organisera les fameux « acid-tests » auxquels Tom Wolfe consacrera un célèbre reportage,
Timothy Leary en fera le sujet de son livre The Politics of Ecstasy en 1968. C’est l’interdiction de cette
drogue hallucinogène d’abord utilisée à des fins thérapeutiques et militaires qui marquera le début des
grands rassemblements de protestation hippie en Californie.
16 Il y aurait beaucoup à étudier sur cet apport, que je ne peux qu’effleurer ici. Toujours est-il qu’encore

une fois, les transferts culturels de l’Europe vers les Etats-Unis, par le biais d’un exil d’intellectuels bien
décrit dans French Theory de François Cusset, sont à prendre en compte dans une soudaine critique d’une
american way of life très sûre d’elle, tout comme sont à prendre en compte, en miroir, les diverses
fascinations qu’exerce les Etats-Unis sur l’Europe dans le courant des années 60.
tourisme de masse qui commence à voir le jour avec l’inauguration des premiers vols
charters avec passagers en 1949. Les écrivains de la Beat Generation iront ainsi prendre
leur inspiration au Maghreb et en France, William Burroughs s’installant à Tanger pour
y écrire Le Festin nu, puis résidant quelques années dans un hôtel du Quartier Latin à
Paris en compagnie de Ginsberg et Gregory Corso.
Dans les lectures des jeunes gens souhaitant rompre dans les années 50 et 60
avec le mode de vie post-industriel, on trouve aussi bien de la poésie orientale et
japonaise que certains écrivains américains prônant une mise à l’écart du monde
civilisé, comme Henry D. Thoreau. Plus généralement, il est question dans les réflexions
contre-culturelles de rechercher une plus grande harmonie entre l’âme et le corps, dans
les relations interpersonnelles, quelle que soit l’origine ethnique ou sociale de celui avec
lequel on interagit. En témoigne l’attirance des pionniers de la contre-culture pour le
zen, importé sur la côte Ouest des Etats-Unis par Gary Snyder puis Alan Watts,
influençant aussi Allen Ginsberg que Jack Kerouac.
Et ce sont des milliers de jeunes ou moins jeunes gens qui vont s’embarquer vers
l’Europe et l’Orient dès la fin des années 50, s’installant durablement ou plus
éphémèrement à Ibiza, Formentera, Katmandou, Bali ou Goa. En France, on peut lire
cette métamorphose à l’aune de la création du Guide du Routard en 1973, qui inaugure
une autre manière de voyager et donc de s’enrichir culturellement, et défend d’une
certaine manière une forme de contre-tourisme17.


17 Selon Alain Touraine, il y avait environ mille cinq cents Français en Inde autour de 1972.

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