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Master

EPCC
UE 702 – Culture de jeunesse
CM « Pop Culture et contre-culture »
Matthieu Rémy




DEUXIEME PARTIE : ANATOMIE DE LA CONTRE-CULTURE


I. INTRODUCTION

Nous chercherons ici à élaborer une définition de la contre-culture en essayant de
faire un sort à l’usage quelque peu lâche qui est généralement fait, dans les médias
comme dans les traités universitaires, d’un terme qui recouvre pourtant une réalité
socio-historique très précise.
La contre-culture est avant tout un moment historique. Un moment historique1
qui a, comme toute mutation de fond, un lent préalable, mais que l’on peut faire débuter
avec la contestation massive, publique, conscientisée par la jeunesse occidentale de la
classe moyenne des structures bureaucratiques dans lesquelles elle ne trouve pas sa
place et de l’impérialisme aveugle qui tente de l’embarquer dans des affrontements que
cette jeunesse refuse. De ce point de vue, l’opposition de la jeunesse universitaire
américaine et européenne à la guerre du Vietnam, le ralliement de cette jeunesse au
mouvement des droits civiques des afro-américains et aux luttes de décolonisation
semblent un bon point de départ pour comprendre la spécificité de la mouvance contre-
culturelle.
La contre-culture est aussi un moment socio-économique : la pleine prospérité
dans le monde occidental et la radicalisation du phénomène de société de
consommation où l’on manipule les besoins pour vendre à l’infini, dessinent une marge
de manœuvre plus grande pour cette classe moyenne éduquée, sensible aux discours
d’émancipation portés par des penseurs marxistes non-orthodoxes – la contre-culture
est aussi un moment de rejet des systèmes léniniste et stalinien, un moment
d’émancipation vis-à-vis des structures culturelles pro-communistes – et au rejet d’une
aliénation qui ne touche plus seulement le moment de la production mais aussi la vie
privée et la vie quotidienne.
La contre-culture est ainsi, aussi, un moment intellectuel : les analyses
marxisantes les plus renégates, les plus sensibles à l’émancipation par le passage de l’art
dans la vie, ainsi que les différents courants libertaires obtiennent une audience
importante, s’incarnent dans diverses réalités politiques et sont donc rendues crédibles
pour dire la condition humaine et son époque.

1 Le sociologue Alain Touraine, dans son article consacré à la contre-culture dans l’Encyclopaedia
Universalis, insiste lui aussi sur « l’unité historique du phénomène ». Pour lui, « il s’agit de l’ensemble des
mouvements de marginalisation ou de contestation formés au moment d’une extension et d’une
accélération d’une croissance organisée autour des exigences des grandes organisations : intégration
interne, manipulation des besoins et des attitudes, répression de plus en plus forte des conduites qui
« dévient » par rapport aux valeurs et aux normes qu’elles créent »
De ce moment historique, de ces conditions socio-économiques et intellectuelles
naissent un certain nombre de pratiques culturelles – ou plutôt des sous-pratiques –
conscientisées, qui vont permettre, rétrospectivement, de constater qu’une volonté
collective s’est progressivement organisée pour proposer rien moins qu’une autre
civilisation. Et cette autre civilisation, cette « infrastructure bis », héritée d’une
superstructure qui aurait subi une sorte de déchirure, de contradiction interne qu’elle
n’aurait su résorber cette fois-ci, propose des valeurs, incarnées très concrètement dans
des lieux préexistants ou créés pour l’occasion.
Ces valeurs de la contre-culture américaine des années 60-70, de la contre-
culture européenne qui en découle directement ou indirectement sont dénombrables et
permettent ainsi de nous donner des facteurs de discrimination quant à ce qui est
contre-culturel ou non. Nous en proposerons six pour traiter de cet apogée de la contre-
culture en Europe, en nous interrogeant in fine sur la pertinence d’en ajouter quelques
autres, plus problématiques : esprit de résistance, réhabilitation des cultures
dominées, critique de la société bureaucratique et consumériste, instinct auto-
gestionnaire, éloge de la transgression et enfin attrait pour les sociétés et la
pensée non-occidentales.


II. CONTRE-CULTURE, PHASE ASCENDANTE (1964-1968)


a) Essor du mouvement contre-culturel aux Etats-Unis

Comme nous l’avons vu, il est difficile de dater avec précision le point de départ
du mouvement contre-culturel. Si nous choisissons la charnière d’années 1964-1965
pour commencer à parler de contre-culture au sens strict du terme (et non plus au sens
d’une « opposition culturelle » que l’on a vu naître dès les premiers temps d’un
processus de réflexion, au sein d’une civilisation donnée, sur la culture légitimée de cette
civilisation), c’est parce que Theodore Roszak, dans The Making of Counter-Culture, en
1968, se réfère aux événements des années 1964-1965 comme précurseurs de cette
« contre-culture » qu’il est le premier à nommer2. Très vite, les médias de masse vont
reprendre cette expression, multipliant les reportages sur les révoltes de la jeunesse et


2 Certains événements, certaines réflexions ont pu être vus comme de véritables prémices, dans un
domaine ou un autre, à cette rupture primordiale : pensons, pêle-mêle, pour ce qui concerne les années
50, à la Beat Generation, au Living Theater, aux Internationales Lettriste et Situationniste en Europe, et à
des ouvrages comme Eros et Civilisation d’Herbert Marcuse (1955 aux Etats-Unis, 1963 en France) ou
Growing Up Absurd de Paul Goodman (1960 aux Etats-Unis, jamais traduit en France). Plus généralement,
dès le début des années 60, des produits culturels destinés à la jeunesse vont émerger un certain nombre
de préoccupations qui vont se heurter au conservatisme moral ambiant et qui vont nourrir le besoin non
seulement d’un monde nouveau mais aussi d’une esthétique nouvelle, que va se charger de transmettre la
contre-culture. Ajoutons aussi que depuis le début des années 60, en Europe comme aux Etats-Unis ou au
Japon, une partie de cette jeunesse, plutôt éduquée selon des idéaux progressistes, va s’émanciper d’une
forme de dogmatisme politique et idéologique – le conservatisme, le marxisme stalinien – pour fonder ses
propres organisations et embrasser les luttes des minorités culturelles. La fondation du SDS – Students for
a Democratic Society – en 1962 aux Etats-Unis sera ainsi emblématique de la rupture entre ce qu’on
appelle alors la Old Left et ce qui va devenir la New Left, sur fond de relecture des écrits de jeunesse de
Marx par de nombreux universitaires comme Henri Lefebvre ou Herbert Marcuse, qui mettront la notion
d’aliénation au centre des débats.

les nouvelles habitudes culturelles, après s’être beaucoup intéressés aux pionniers de la
Beat Generation.
En 1964, 40% des Américains ont moins de 20 ans. Massivement scolarisés,
ces jeunes entrent dans des universités qui vont vite déborder, et où le SDS (syndicat
étudiant créé en 1962, qui va incarner la fondation de la « New Left) et les mouvements
de jeunesse liés à la lutte pour les droits civiques comme le SNCC gagnent une audience
de plus en plus importante. Malgré cela, sur ces campus, il est impossible de parler de ce
qui préoccupe alors beaucoup cette jeunesse américaine. Et il y règne un principe selon
lequel l’université gère avec un certain paternalisme la vie quotidienne des étudiants :
couvre-feu et restrictions diverses, notamment sur les contacts entre filles et garçons.
Tout cela sur fond de ségrégation raciale dans les Etats du Sud, qui ont institué
légalement une séparation entre Blancs et Afro-Américains dans les lieux publics et qui
restreignent le vote de ces derniers. Depuis 1955 et l’épisode Rosa Parks, un mouvement
de protestation s’est formulé clairement, avec de nombreuses réussites mais aussi de
nombreux assassinats de militants par le Ku Klux Klan. La figure tutélaire de ce
mouvement reste évidemment le pasteur Martin Luther King, qui recevra le prix Nobel
de la Paix en 19643.
Les administrations universitaires, très conservatrices, veillent à interdire ou au
moins à limiter les manifestations politiques qui bousculent le consensus, en particulier
lorsqu’elles sont menées par des étudiants très politisés, comme ceux du SDS. Or les
animateurs et sympathisants de ce syndicat étudiant qui envisage de renouveler la
pensée de gauche sur les campus sont des jeunes gens de fort bon niveau social, ayant
grandi dans des familles libérales où l’accent est mis sur l’expression, l’affectivité, la
curiosité4. Les règles instaurées par les universités, comme celle de Berkeley, située en
bordure de San Francisco, vont rencontrer leur incompréhension et leur désir de
changement. Lorsque l’interdiction de diffuser des tracts anti-ségrégationnistes devient
effective aux abords de l’université, un militant du mouvement des droits civiques, Jack
Weinberg, va décider de passer outre le 1er octobre 1964 et déclencher un mouvement
sans précédent.
Arrêté et embarqué avec quelques camarades de lutte, Weinberg sera à l’origine
d’une manifestation spontanée hors du commun : une foule de quelques milliers de
personnes empêche pendant 32 heures les voitures de la police de repartir avec les
prévenus, obtenant finalement l’abandon des charges contre eux. De nouvelles
manifestations pour demander le respect de la liberté d’expression
constitutionnellement établie aux Etats-Unis vont se succéder sur le campus, sous
l’égide d’un mouvement dont Mario Savio5 sera le leader, le Free Speech Movement.

3 Un peu avant, en 1963, une gigantesque manifestation a eu lieu à Washington, lors de laquelle Martin

Luther King a prononcé son fameux discours « I have a dream » et à laquelle participèrent des icônes du
mouvement folk protestataire comme Joan Baez, Peter Paul and Mary et Bob Dylan, mais aussi des artistes
afro-américains comme Mahalia Jackson. De nombreux étudiants politisés se sont engagés dans des
actions de sensibilisation comme les Freedom Rides du SNCC et de l’organisation CORE, à laquelle
appartient d’ailleurs Suze Rotolo, petite amie de Bob Dylan au début des années 60, et qui lui tient le bras
sur la pochette de The Freewheelin’ Bob Dylan.
4 C’est le constat que fait le sociologue Richard Flacks, fondateur du SDS, et auteur de Beyond the

Barricades: The ’60s Generation Grows Up (1989). Plus généralement, il est indéniable que les Etats-Unis
passent alors d’un monde valorisant la pénibilité du travail et de la production à un monde valorisant
l’expression de soi, la consommation et la communication, où la jeunesse trouve parfaitement ses
marques.
5 Dans l’excellent film de Martin Scorsese sur Bob Dylan, No Direction Home, on peut voir des images de

Mario Savio s’insurgeant contre ce qu’il appelle la « machine ». Cette « machine » qui est dénoncée, c’est le
système technocratique américain, conçu selon Savio comme un système de production d’individus
Mario Savio est un militant des droits civiques comme Weinberg, dont il est l’ami.
Il a participé au Freedom Summer, action de l’été 1964 qui a consisté à envoyer des
militants de tout le pays dans le Mississippi pour faire monter la pression contre les
ségrégationnistes. Le Freedom Summer, comme le rappelle Claude Chastagner, a été
particulièrement violent et déterminant : des affrontements ont eu lieu avec les
militants de l’autre bord et le Ku Klux Klan a fait trois morts.
Dans un discours de décembre 1964, Savio exhorte les autres étudiants à refuser
les décisions de l’Administration, qui implique son exclusion. Il évoque alors « La
Machine », structure technocratique et idéologique contre laquelle il appelle à lutter. Ce
jour-là, des centaines d’étudiants vont envahir un bâtiment du campus et être
violemment expulsés puis arrêtés par la police. Mais la victoire sera au bout : au terme
de cet affrontement, les étudiants reçoivent l’autorisation d’organiser des activités
politiques sur le campus. Entretemps, ils ont reçu le soutien du corps enseignant, dans
lequel on trouve un certain Leo Lowenthal, ancien membre de l’Ecole de Francfort tout
comme Herbert Marcuse.
Les conceptions de Savio sur la « Machine » font écho à celles que développe
Herbert Marcuse dans un ouvrage qui se publie justement en 1964 : One-dimensional
Man. Studies in The Ideology of Advenced Industrial Society. Dans ce livre, qui ne sera
traduit en France qu’en 1968 sous le titre L’homme unidimensionnel, Marcuse explore les
mêmes intuitions que celles développées par les militants du Free Speech Movement,
mais à partir d’un point de vue plus clairement nourri par les écrits sur l’aliénation de
Marx, Marcuse restant un penseur marxiste fondamentalement antistalinien6. Pour
Marcuse, l’homme a été réduit à une seule dimension de son être profond, d’où le titre,
et cette dimension est celle qui sert les intérêts d’une société consumériste qui ne le voit
que comme un outil de production et de consommation. Or cette réduction implique une
forme de standardisation existentielle et une répression de l’énergie vitale humaine qui
ne peut être que catastrophique. Marcuse soutiendra, en 1967, la partie politique du
mouvement hippie et reconnaîtra explicitement la valeur de ses combats pour un
nouveau mode d’existence.
Ajoutons qu’après cette vague de protestation universitaire, Berkeley va devenir
un emblème de la lutte non seulement pour la liberté d’expression et les droits civiques
mais aussi contre la guerre du Vietnam qui atteint un point culminant en 1964 avec les
offensives américaines lancées par le président Johnson7. En décembre 1965, il y aura
près de 200 000 soldats américains impliqués au Vietnam. Autant dire que du côté de la
jeunesse américaine, qui craint la conscription, le combat contre cette guerre se


calibrés pour servir les intérêts d’un pays aux visées impérialistes et non l’individu soucieux
d’émancipation personnelle.
6 Critique du marxisme soviétique, rompant très vite – alors que celui-ci a dirigé sa thèse – avec Heidegger
et sa philosophie (même s’il faudrait étudier avec soin le rapport un peu effrayé qu’entretient Marcuse
avec le progrès technologique dans L’homme unidimensionnel), Marcuse est l’un des principaux
catalyseurs de la pensée contre-culturelle, dont il se fera le porte-voix dans de multiples prises de
position. En France, L’homme unidimensionnel sera traduit par Monique Wittig.
7 Notons que Johnson, vice-président texan de Kennedy arrivé à la présidence des Etats-Unis à l’occasion

de l’assassinat de ce dernier puis élu en novembre 1964, n’arrive pas à convaincre la jeunesse du bien-
fondé de sa « Great Society » dont les principes semblent pourtant impliquer un profond renouvellement
social et une vraie avancée dans les droits civiques. Il va même devenir l’ennemi de cette jeunesse
américaine en février 1965, lorsqu’il déclenchera l’opération de bombardements intensifs Rolling
Thunder, à laquelle il ajoutera une offensive terrestre nécessitant de plus en plus de troupes.
massifiera considérablement durant les années 64-65 et sera l’un des arguments les plus
importants dans le pacifisme et l’anti-impérialisme intrinsèques à la contre-culture8.
Ce qui ne veut pas dire que la cause vietnamienne fait oublier la cause afro-
américaine. Impossible de l’oublier, du reste, avec l’assassinat de Malcolm X en février
1965 et les émeutes de Watts qui embrasent ce quartier afro-américain de Los Angeles,
causant 34 morts et plus de quatre mille arrestations. Seulement la cause afro-
américaine penche désormais vers une forme d’autonomie et de violence militarisée qui
viendra troubler la partie non-violente de du mouvement contre-culturel quand la partie
plus radicale choisira de se rallier à la cause du « Black Power », considérant la violence
comme justifiée.


b) Les Provos

Le mouvement provo naît à Amsterdam, de la fusion entre deux actions de
nature complémentaire pour la contre-culture : d’un côté les happenings anti-pollution
de Jaspar Grootveld sur le Spui dès 1964, de l’autre les actions politiques d’un groupe de
jeunes gens politisés, dans lesquels on compte Rob Stolk, Roel Van Duyn ou Rudolf de
Jong. Van Duyn et Stolk vont s’associer aux manifestations artistiques intempestives de
Grootveld et de l’union des perspectives politiques et artistico-écologistes va naître le
groupe Provo et son journal-tract Provokatie, en mai 1965. Le fait d’armes fondateur du
groupe Provo va être le lancement d’un numéro de Provokatie du haut d’un pont sous
lequel passe Claus Von Amsberg, fiancé de la princesse héritière néerlandaise Beatrix, et
dont le passé nazi vient d’être révélé par la presse. Nous sommes en juillet 1965. Une
revue va ensuite naître, intitulé Provo, où l’on trouvera un manifeste Provo et les fameux
« plans blancs9 », projets alternatifs visant entre autres à mettre des vélos à la
disposition de tous, à ouvrir des squats, à lutter contre la pollution ou pour les droits des
femmes. Tout cela n’ira pas sans une certaine répression de la police amsterdamoise qui
rendra par ailleurs le mouvement très populaire dès ses débuts, avant qu’il ne décide de
s’auto-dissoudre en 1967, dans un grand happening au Vondel Park. Entretemps, ils
auront réussi à saborder le mariage de la princesse Beatrix et de son futur mari nazi en
parvenant notamment à jeter un poulet peint en blanc dans la voiture officielle. Ce jour-
là, encore une fois, la police néerlandaise les charge mais finit par s’en prendre aux
badauds venus applaudir le couple princier.


c) L’Internationale situationniste

Les situationnistes se sont regroupés dès 1957, lançant l’année suivante une
revue intitulée Internationale Situationniste, héritière de nombreuses années d’agitation

8 Pour preuve, en octobre 1965, le Vietnam Day Committee va organiser une grande mobilisation anti-

guerre qui réunira quatorze mille personnes à Berkeley, parmi lesquels quelques figures de la contre-
culture artiste comme Allen Ginsberg ou Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucous.
9 Comme on l’a compris, tout ce qui est « provo » est blanc. Un blanc qui agit comme signe d’opposition à
l’orange de la famille royale et qui se veut aussi une sorte de symbole de pureté, les Provos ne faisant pas
que contester en prônant par ailleurs une vie équilibrée, sans excès de sucre, sans tabac, sans pollution, où
même le cinéma aurait été vidé d’une bêtise commerciale dénoncée par le mouvement comme nocive.
Symptomatiquement, on va retrouver cette méfiance contre le cinéma dans les écrits situationnistes,
encore relativement mal connus du grand public dans les années 64-65, malgré une influence souterraine
de plus en plus évidente, qui va culminer en mai 68.
artistique et politique dans l’après-guerre. Le mouvement situationniste regroupe des
artistes et penseurs qui considèrent comme indissociables l’émancipation artistique et
l’émancipation politique10. On y retrouve un peintre issu du mouvement CoBrA, le
Danois Asger Jorn, qui va financer la revue grâce à la vente de ses œuvres, l’architecte et
artiste néerlandais Constant, mais surtout un écrivain-cinéaste nommé Guy Debord,
dont le livre La Société du Spectacle sera, en 1967, l’un des textes qui inspireront le
mouvement de mai 68. Le programme des situationnistes ressemble dans un
premier temps à une radicalisation des positions politiques surréalistes et
dadaïstes : il faut créer un « Front révolutionnaire de la culture » et dépasser l’art
pour désaliéner la vie quotidienne par la construction de « situations » qui
désignent à la fois une poésie vécue et une transformation des conditions de vie.
La revue va progressivement se politiser pour se teinter d’un marxisme des plus
déviants, à la lecture de penseurs comme Karl Korsch, l’un des fondateurs de l’Ecole de
Francfort. Elle refusera toujours, par souci de ne pas se compromettre, d’être associé à
l’idée de « contre-culture », considérée selon ses rédacteurs comme un concept
médiatique vide de sens, sans vérité « révolutionnaire »11. Les situationnistes se
préoccupent à cette heure-là plutôt d’une révolution totale, impliquant ni plus ni moins
qu’une prise de pouvoir et pour ce faire, l’Internationale Situationniste édite non
seulement sa revue mais de nombreux tracts, traduits dans de très nombreux pays.
Certains de ces tracts sont édités sous la forme de détournements de comics dans les
planches desquels les bulles accueillent non plus le texte original mais le discours
situationniste. Les thèses situationnistes circulent donc sous cette forme un peu partout
en Europe mais aussi au Japon et aux Etats-Unis. De manière très claire, L’Internationale
Situationniste ne se positionne pas comme un groupe d’avant-garde culturelle mais
comme une organisation soucieuse de faire tomber ce qui va bientôt être baptisé
« société du spectacle » par Debord, dans son livre phare publié en 1967. En France,
l’université de Strasbourg, verra des militants pro-situationnistes s’emparer en 1965 du
principal syndicat étudiant pour publier la fameuse brochure De la misère en milieu
étudiant. A Nanterre, en 1967, ce sont les Enragés, un groupe lui aussi favorables aux

10 Quand le Times Literary Supplement de Londres leur demandera de se définir, la compagne de Michèle
Bernstein, membre du groupe, enverra le texte suivant : « Au départ, les situationnistes s’étaient donné
pour objectif d’aller au-delà de la spécialisation artistique – l’art en tant qu’activité séparée – et
d’approfondir ce mouvement général de destruction du langage et de dissolution des formes qui avait
constitué l’art moderne quand il était à son maximum d’authenticité. Il fut décidé que le premier champ de
leur créativité future engloberait des expériences sur le comportement et la construction de situations,
moments de vie librement créés ». Il est question aussi d’une « nouvelle théorie cohérente du moderne » :
« cette théorie montre la tendance de la culture actuelle à organiser des « spectacles » passifs et la combat
– ainsi que tous les autres aspects de la vie dans la société de consommation -, en ébauchant des contre-
formes nouvelles, depuis le détournement du langage artistique (…) jusqu’à l’urbanisme unitaire ».
11 L’Internationale Situationniste accueille dans ses rangs l’écrivain écossais Alexander Trocchi et celui-ci
souhaite mettre sur pied une sorte de fédération des forces culturellement dissidentes sous le nom de
« Projet Sigma ». Ce « Projet Sigma » se veut une sorte d’université libre capable de lier les milliers de gens
qui aspirent à l’émancipation. D’abord favorable au projet, Guy Debord va, au nom de l’Internationale
Situationniste, refuser de s’y associer, voyant que Trocchi s’allie à cette occasion avec des poètes de la Beat
Generation, que les situationnistes considèrent comme des « crétins mystiques ». Trocchi, qui entretient
effectivement des relations suivies avec Burroughs, Ginsberg ou Ferlinghetti, se considère comme
« démissionné » de l’Internationale Situationniste à l’automne 1964 et s’en va participer à des événements
qui seront considérés comme majeurs dans l’histoire de la contre-culture naissante, comme l’International
Poetry Incarnation, qui a lieu le 11 juin 1965 au Royal Albert Hall de Londres et réunit l’ancienne et la
nouvelle génération des artistes anti-système, dont Trocchi, Burroughs, Ferlinghetti, Gregory Corso, sous
la houlette de Barry Miles, John Esam, Dan et Jill Richter. Beaucoup, comme Jack Sargeant, considèrent cet
événement comme un « moment inaugural de la contre-culture de masse des années soixante ».
idées situationnistes, qui vont – tout en n’étant pas partie prenante dans le Mouvement
du 22 mars – être le sujet des vexations qui déclencheront la révolte bientôt transportée
à la Sorbonne12 en mai.


d) Malaise dans la culture légitime et savante

Plus généralement, un malaise se fait sentir dans la culture tout entière, qu’elle
soit institutionnalisée ou plus commerciale. Un malaise devant la société de
consommation, une soif renouvelée de formes artistiques susceptibles de dire la place
réelle de l’homme dans le processus d’aliénation sensible un peu partout dans le monde
occidental, où l’on sent bien que le confort moderne ne vaut pas l’abdication généralisée.
Lançant en juillet 1964 une exposition intitulée « Mythologies quotidiennes I » au Musée
d’art moderne de la Ville de Paris, Gérald Gassiot-Talabot, présentant là les peintres de
ce qu’il va appeler la « figuration narrative », écrit ceci : « Le monde où nous vivons, et
que nous continuons à faire, suscite la nausée et le sarcasme beaucoup plus que
l’adhésion ». Quelque chose ne tourne plus : on ne fait pas que s’ennuyer, comme on l’a
écrit, on bouillonne aussi d’une rage qui va progressivement se tourner contre les
paternalismes.
1964 est l’année durant laquelle Sartre fait paraître son autobiographie, Les Mots,
qui se termine par cette phrase magnifique d’humanisme exigeant : « Tout un homme,
fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Sartre reste un
repère intellectuel dans ces années 60 françaises où la gauche politique s’est montrée
passablement insuffisante sur la question algérienne et où la gauche intellectuelle se
divise sur la réinterprétation du marxisme. Des revues comme Arguments ont ouvert la
voie à une réflexion faisant la part belle à l’aliénation et publient Marcuse tout en
relisant le jeune Marx en écho à l’Ecole de Francfort. Des sociologues comme Edgar
Morin, des philosophes comme Henri Lefebvre, tous deux en rupture avec le PCF,
poursuivent leur tentative de penser la vie quotidienne et le divertissement de masse.
Mais Sartre reste un symbole central de contestation intellectuelle, même s’il a perdu de
son éclat. En fin d’année 1964, il se paie le luxe de refuser le prix Nobel de littérature,
dans un geste d’une classe folle qui pose soudain la question de la récupération
académique. On peut évoluer en marge de tout cela, semble-t-il affirmer.


12 L’université, avec Vincennes en France et Berkeley aux Etats-Unis comme lieux emblématiques, va
toujours rester, malgré les reflux, un lieu majeur de la circulation contre-culturelle, par l’espace particulier
qu’elle dessine (la police n’y est pas aussi libre d’y rentrer qu’ailleurs, notamment) et par l’emblème
qu’elle va constituer d’une accession progressive de populations de plus en plus importantes vers le
savoir. Encore aujourd’hui, elle constitue dans l’imaginaire – à tort ou à raison - un symbole du lieu où le
rapport au savoir subversif peut se jouer. En 2006 est sorti aux Etats-Unis un film – à la fois brillant et de
fort mauvais goût – intitulé Admis à tout prix, mettant en scène un personnage prénommé Bartleby
(référence explicite à Herman Melville et à son personnage qui « préfèrerait ne pas »), recalé de toutes les
universités après le lycée et sommé par ses parents d’en trouver une qui veuille bien de lui. Investissant
un hôpital psychiatrique désaffecté, Bartleby décide de fonder sa propre université où viennent bientôt
s’inscrire tous les déviants, les marginaux, les exclus du système éducatif américain et à qui est offerte la
possibilité d’inventer leurs cours, de suivre leur propre progression éducative. Le film, par de multiples
allusions, des Ramones à Libres enfants de Summerhill, apparaît lui aussi comme une sorte d’enfant
potache de la contre-culture, en réactivant l’imagerie universitaire non plus en ce qu’elle met en ordre le
savoir mais en ce qu’elle le désorganise de manière assez maligne et immature. Il apparaît surtout dans le
film une autre valeur cardinale de la contre-culture, la pulsion autogestionnaire, dont nous allons voir
qu’elle s’incarne dans une certaine vision du marché.
Mais pour refuser l’académisme – ce que va faire la contre-culture en germe – il
faut poser des actes, expression de cette liberté sartrienne dont on peut dire qu’elle est à
la fois une malédiction et une bénédiction. Poser des actes et pourquoi pas créer des
structures de production concurrentes de celles qui légitiment ou de celles qui font la
culture de masse standardisée. Chiche, semble dire Ariane Mnouchkine, qui fonde sous
la forme d’une coopérative ouvrière le Théâtre du Soleil, dont l’engagement social ne
se démentira pas, même bien plus tard, une fois les subventions acceptées (il faut bien
vivre). Créer un espace autonome, combattif, novateur, ça ne veut pas dire se couper
pour autant des autres ensembles culturels : Mnouchkine ne jette pas pour autant
Molière et les autres au placard mais les revigore et elle se paie le luxe exquis de co-
écrire L’homme de Rio de Philippe de Broca avec Jean-Paul Rappeneau et Daniel
Boulanger. Encore en activité aujourd’hui, le Théâtre du Soleil va acquérir dès les années
70 une très grande notoriété tant en France qu’à l’international et s’appliquer à rénover
le théâtre populaire tout en traitant des grandes questions politiques et sociales de
l’époque. Sans être à strictement parler un élément de contre-culture, on peut y voir une
manifestation d’un besoin de renouveau porté par ailleurs par la contre-culture, mais
incarné ici dans un ensemble culturel plutôt légitimé mais en opposition aux facilités de
son temps.
Même constat, au début des années 60, pour le cinéma de Jean-Luc Godard,
ancien critique des Cahiers du Cinéma, figure de la « Nouvelle Vague » depuis son
premier film A bout de souffle en 1960, et qui va proposer une filmographie très
inspirée par la contre-culture naissante entre 1963 et 1968. En 1964-1965, Godard ne
sortira pas moins de quatre films qui diront cette soif de liberté de l’époque. Il y aura
Bande à part tout d’abord, où l’on se moque de la muséification de la culture en
traversant le Louvre à vitesse grand V avant un cambriolage foireux. Puis Une femme
mariée, très pop art, où la société de consommation et ses désirs imposés sera
interrogée à travers les tourments d’une femme infidèle qui se rend insaisissable de son
mari comme de son amant. Ensuite Alphaville et enfin Pierrot le fou, hymne à la liberté
où la société de consommation et sa publicité semblent avoir dévitalisé tout sur leur
passage. Dans ces quatre films, Godard interroge la société et les représentations
culturelles qui la figurent pour ses personnages et ses spectateurs. La culture de masse
n’y est pas raillée, comme on pourrait s’y attendre de la part d’un sceptique quelque peu
aristocrate comme Godard, mais plutôt interrogée elle aussi dans les moyens dont elle
dispose de dire autrement le rapport à soi. Suivront ensuite des films comme Made in
USA (1966), Week-end (1967) ou One + One (1968) qui partageront de très nombreuses
orientations esthétiques et politiques de la contre-culture américaine et européenne,
avant que Godard ne quitte cette veine pour verser dans le cinéma militant, proche du
maoïsme.
Godard constitue en outre un excellent exemple d’une adhésion européenne
modérée aux formulations contre-culturelles importées des Etats-Unis. Bien plus fasciné
par l’aspect politique de la contre-culture que par son aspect existentiel, Godard, comme
beaucoup de ses confrères de l’« art et essai » (catégorie qui semble avoir été inventée
pour lui), s’intéresse plus en cette deuxième partie des années 60 à l’élan intellectuel qui
souhaite déborder le Parti communiste sur son aile prolétarienne et qui s’incarnera dans
le néo-stalinisme des groupes politiques marxistes-léninistes. Son film La Chinoise
(1967) restera emblématique de ce refus de lâcher prise sur la question de la radicalité
politique pour épouser les formes libres proposées par l’esprit de la contre-culture.


e) Vertige dans la culture de masse

Mais la culture de masse elle aussi semble prise d’un vertige. Les arguments de
cette contre-culture naissante ne laissent pas indifférents les artistes d’expression
populaire, qui semblent rechercher une nouvelle liberté créative et peut-être une autre
forme de reconnaissance. Prenons celui qui va inventer la forme moderne du stand-up
comic, au début des années 60, Lenny Bruce. Emblématiquement, Lenny Bruce est, en
1964, en plein milieu de ses ennuis judiciaires pour obscénité. Dès qu’il se produit dans
un café de Greenwich Village ou ailleurs, des policiers sont là à attendre qu’il prononce
certains mots bannis par la bienséance. Tout aussi emblématiquement, il va donner un
spectacle mémorable en décembre 1965 au théâtre de Berkeley, quelques mois avant un
passage au Fillmore en compagnie des Mothers of Invention de Frank Zappa, quelques
mois aussi avant sa mort tragique par overdose le 3 août 1966. Avec Aldous Huxley, Karl
Marx et Freud, il apparaît sur la pochette de l’album Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club
Band que sortent les Beatles en 1967.
Entre 1964 et 1970, les Beatles vont justement être les emblèmes d’une culture
de masse d’abord extrêmement lisse et populaire, glissant progressivement vers une
revendication aux allures contre-culturelle. En 1964, la Beatlemania13 est presque à son
faîte, donc, avec des Four Fab assez sages, aussi bien esthétiquement que dans leur
discours. Assez logiquement, parce que leurs chansons sont à peu près les meilleures
qu’on fabrique à ce moment-là14. A cette époque, tous les artistes de la culture pop se
regardent du coin de l’œil pour fabriquer les meilleures chansons possibles. Dylan est
fasciné par les Beatles et inversement. Leur rencontre a lieu en août 1964 et débouche
sur une initiation mutuelle : Dylan subjugue Lennon par son rapport à la poésie – très
inspirée par la Beat Generation – tandis que le premier entend ce que l’électricité peut
lui apporter. Moralité, Dylan va s’acheminer vers sa grande période pop, tandis que les
Beatles vont s’attacher à la déniaiser, en l’arrachant à son côté Kleenex pour lui offrir
une vraie légitimité esthétique. Avec Rubber Soul (1965) les chefs-d’œuvre ultimes
arrivent, jusqu’au double album blanc (The Beatles, 1968), porteur d’une véritable
énergie puisée à l’aune de la contre-culture hippie et de la contestation politique qu’elle
côtoie.
Pour Dylan, la problématique est différente. Cornaqué par les chefs de file du
renouveau folk protestataire aux Etats-Unis, inspiré par Woody Guthrie, il est en 1964
une sorte de messie pour un mouvement musical fortement lié à la contestation
politique, qu’il entend exprimer par la chanson. Sauf que Dylan, amoureux de Joan Baez,
qui le veut militant, fasciné par Pete Seeger, qui le veut authentique, ne souhaite pas de
cette image de héraut qu’on commence à lui coller. Et c’est là qu’arrive l’épisode
Newport, véritable rupture esthétique et politique pour Dylan. Newport, c’est un festival

13 Le 9 février 1964, les Beatles passent à l’émission The Ed Sullivan Show devant 76 millions de
téléspectateurs. On raconte que les délits ont baissé de 25% dans le pays ce soir-là. Harold Wilson,
travailliste et sir Alec Douglas-Home, conservateur et Premier Ministre avouent tous les deux leur
penchant pour les Beatles. Le premier déclare « Le Premier Ministre est dans l’erreur sur tous les sujets
qui intéressent la nation, sauf un : il aime les Beatles, et moi aussi ». Il remportera les élections : à la fin des
années 60, la Grande-Bretagne aura aboli la peine de mort, légalisé l’avortement, voté l’égalité de salaires
entre hommes et femmes, le relâchement des discriminations contre les homosexuels et l’âge du droit de
vote passe de 21 à 18 ans.
14 A peu près car on sait peu que le seul groupe qui concurrencera directement les Beatles à cette époque,
en tout cas aux Etats-Unis, est un trio d’Afro-Américaines qui va aligner les tubes géniaux sur le label
Motown. Les Supremes, puisque c’est d’elles dont il est question, seront avec Baby Love notamment les
seules à se hisser commercialement à la hauteur des quatre liverpuldiens.
folk créé par George Wein en 1959, où se retrouvent tous les folk-singers adeptes de la
contestation politique. Newport, c’est un bastion de la protest-song, où règne Pete
Seeger, communiste américain flanqué en prison sous le maccarthysme et grand
inspirateur du militantisme folk. Dylan respecte infiniment Pete Seeger, qu’il a suivi dans
les campagnes américaines pour apporter la bonne parole du mouvement des droits
civiques. Dylan, début 1964, est encore dans les bons rails du militantisme15 mais une
première forme de refus de celui-ci va intervenir avec son deuxième album de l’année,
justement intitulé Another side of Bob Dylan. On sent dès lors que le jeune homme –
n’oublions pas qu’il a 23 ans seulement – en a un peu marre d’être le porte-parole de la
chanson engagée, et qu’il lorgne déjà sur des horizons poétiques différents, ce qu’on lui
reproche chez ses amis de gauche. Ainsi, avec My Back Pages, il règle ses comptes avec
cette vieillesse prématurée que lui a imposé l’engagement à tout crin : « I was so much
older then/I’m younger than that now ». Ajoutons aussi que Dylan n’est pas seulement
un héraut de la jeunesse protestataire, il est un artiste unanimement reconnu, dont les
chansons sont reprises, avec un immense succès commercial, par d’autres que lui,
comme Peter, Paul and Mary ou les Byrds, qui du côté Ouest des Etats-Unis, donnent à
ces chansons un lustre pop-rock inégalé. Peut-être que Dylan a lui aussi envie de jouer
avec le bouton de volume et les arrangements. Le minimalisme folk ne lui suffit plus, il a
besoin d’air et d’art. Comment lui en vouloir ? Après Another side of Bob Dylan, l’album
Bringing it all back home affirmera le virage arty comme en témoigne Subterranean
Homesick Blues, où l’ironie, le sarcasme viennent l’emporter sur l’engagement social,
même si dans un coin du film qui accompagne la chanson, on peut voir poindre un vieux
filou de la culture contestataire, Allen Ginsberg, qui a flairé l’emblème à suivre.
Le 25 juillet 1965, donc, quand il se présente pour jouer à Newport, Dylan
est accompagné d’un groupe – premier blasphème – qui va jouer électrique pour
une première partie du quart d’heure que va durer la prestation de Dylan –
deuxième blasphème – et qui va surtout jouer fort – troisième blasphème16. A
partir de là, Dylan va être considéré comme un renégat par ses anciens amis du folk
engagé et la partie électrique de ses concerts à venir sera systématiquement sifflée par
un public déçu de le voir céder aux mirages du temps. Sauf que les mirages du temps
donnent Like a Rolling Stone, qui semble bien être la plus grande chanson de Dylan, et
l’un des textes les héroïques de l’histoire de la pop music. Dylan, que l’on voyait comme
le futur de la musique folk susceptible de faire vaciller les consciences, choisit de
réinterpréter les codes de la musique populaire tout court. Dylan va continuer de
participer à l’avènement de la contre-culture, mais d’une façon différente, avec des
textes fascinants et une posture inédite.
On est maintenant en 1965, et d’autres groupes font des ravages. Les Kinks ont
déjà apporté une mini-révolution sonore avec You really got me dès l’année précédente.
Puis les Rolling Stones enflamment les foules londoniennes avec Satisfaction, dont le
texte, le riff célèbre et la rythmique laissent entendre que la première ligne du
programme d’émancipation de la jeunesse passe par la jouissance et la fin de la
frustration. D’autres, comme les Who, viennent revendiquer autre chose : être visible,


15 Sur The Times They Are A-Changin’, les chansons engagées ne manquent pas, d’ailleurs, depuis Only A
Pawn in their game, qui évoque la mort d’un militant afro-américain, jusqu’à When The Ship comes in, aux
allures de prophétie révolutionnaire, sans oublier la chanson-titre, dont on ne saurait négliger la
proximité avec A Change is gonna come de Sam Cooke, chanson sortie elle aussi en 1964.
16 Une anecdote veut que Pete Seeger se soit emparé d’une hache pour essayer d’empêcher le concert qui

avait commencé. On dit aussi qu’il craignait pour son père, présent ce soir-là, et qui avait des problèmes
d’audition.
apparaître. La génération que décrivent les Who dans sa chanson de décembre 1965
veut qu’on la voie et qu’on l’écoute, accessoirement. Bon, on n’est pas exactement chez
les Provos ou chez les situationnistes, mais quelque chose du message contre-culturel
est passé dans la culture de masse, qui ne se contente plus de jouer avec les signifiés
jeunes, en prônant candidement la rébellion. Cette fois-ci, le style lui-même est agressif,
revendicatif, voire violent. Avec les Who et les Pretty Things, ça va déménager. Les
choses changent, les choses ont déjà changé. Comme l’explique Pete Townshend en 1965
alors que My Generation retentit sur les platines : « Tous les samedis soir, les rues de
Londres expriment un rejet massif de l’Establishment ». L’esprit contre-culturel est
bien en marche et il ronge jusqu’aux divertissements du week-end. Entre 1964 et 1968,
la musique pop se transforme pour épouser les contours de la contre-culture et livre
quelques-uns des plus grands disques de son histoire.

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