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Master

EPCC
UE 702 – Culture de jeunesse
CM « Pop Culture et contre-culture »
Matthieu Rémy




DEUXIEME PARTIE : ANATOMIE DE LA CONTRE-CULTURE


III. CONTRE-CULTURE, PHASE DESCENDANTE (1968-1973)


Un deuxième moment contre-culturel va alors s’enclencher après Mai 68,
caractérisé par une forte conscientisation : la mouvance est nommée (par Theodore
Roszak, dans The Making of a Counter-Culture à la fin de l’année 1968) et des ponts sont
jetés entre les différents éléments de la nébuleuse.
De nouvelles caractéristiques apparaissent et prennent parfois le pas sur les
caractéristiques originelles (rupture avec une certaine vision du marxisme, notamment).
Déjà, les accusations de récupération se font de plus en plus virulentes. Et si certains
groupuscules ont déjà choisi l’auto-dissolution (comme les Provos ou les Diggers, qui se
dispersent en juin 1968), d’autres vont trahir l’idéal anti-hiérarchique de la contre-
culture en tentant de prendre la tête – au moins symboliquement – d’un mouvement qui
va perdurer intellectuellement jusqu’au début des années 1970, avant de se défaire
lentement, dans une atmosphère souvent crépusculaire.


a) Etat des lieux du mouvement contre-culturel aux Etats-Unis et en Europe

En 1968, San Francisco reste le lieu emblématique de la contre-culture aux Etats-
Unis. C’est là que tout est devenu plus visible et plus audible. Pourquoi ? Pour des
raisons historiques (au siècle précédent, la ruée vers l’or et l’esprit pionnier peuvent
expliquer une certaine volonté d’entreprendre envers et contre le système) mais aussi
pour des raisons géographiques : la ville est un port tourné vers l’Asie, où l’on trouve
une population cosmopolite. Telle est la réputation de San Francisco : un territoire
ouvert à la différence. Littérature et poésie y ont occupé une place importante1 et de
nombreuses expérimentations musicales y ont pris source, dans le domaine du jazz
comme dans celui du rock. Cette ébullition s’est ainsi conjuguée à celle qui a agité
l’université de Berkeley, et contribué à faire de San Francisco un espace majeur de la


1 Aux Etats-Unis, la poésie a exercé une influence intellectuelle parfois considérable. Dans les années 50,

un important mouvement poétique, la San Francisco Renaissance, fondé par Kenneth Rexroth et Madeline
Gleeson, a contribué à attirer les beatniks, qui se sont installés dans le quartier de North Beach, où s’est
ouverte la célèbre librairie City Lights, tenue par Lawrence Ferlinghetti.
contre-culture, et plus particulièrement le quartier de Haight Ashbury2, où s’est créé le
HIP (Haight Independent Property), sorte de communauté de petits commerçants
« décalés » qui participera à donner son nom aux « hippies » et où ces derniers se
multiplieront à partir du milieu des années 60.
Si les hippies sont pour la plupart des héritiers de la Beat Generation, qui, guidés
par quelques figures mystiques (de Jésus-Christ à Bouddha, en passant par les grands
maîtres du zen), revendiquant la non-violence et le « Flower Power » (en référence au
bouddhisme, précisément), ils sont aussi des amateurs de drogues hallucinogènes, dont
certains gourous comme Timothy Leary ou Ken Kesey ont fait la promotion comme
moyen d’émancipation spirituel. Timothy Leary, enseignant en psychologie à l’université
d’Harvard, s’en est fait exclure en 1963 pour avoir pratiqué avec ses étudiants des essais
cliniques fondés sur l’absorption de LSD, dont l’utilisation n’est pas encore encadrée aux
Etats-Unis. Ken Kesey, animateur d’une communauté qui s’est surnommée les « Merry
Pranksters » (Les Joyeux Farceurs), a lancé des « acid-tests » dans sa maison de La
Honda, près de San Francisco, dès la fin de l’année 1965, avant d’élargir son champ
d’action à San Francisco (le fameux « Trips Festival » de 1966 fut un détonateur, alliant
musique psychédélique, light-show et prise de drogue) et de devenir une importante
figure médiatique, tout comme Timothy Leary.
En 1968, un autre mouvement, plus politique que celui des hippies, moins déjanté
que celui qui entoure les Merry Pranksters, a joué un rôle clé dans l’élaboration d’une
contre-culture au sens plein du terme. Avec un nom en référence à des collectivités
agricoles anglaises du XVIIe siècle qui souhaitaient rendre accessibles les terres à tous, y
compris et surtout aux plus pauvres Les Diggers ont mis en place des institutions
fondées sur le principe de gratuité : distribution de nourriture, free-shops, le tout fondé
sur le principe du don. Ses principaux animateurs (Emmett Grogan, Peter Berg et Billy
Murcott) ont élaboré depuis 1966 un programme d’interventions socio-artistiques qui
les ont amené à critiquer le mouvement hippie et son absence de perspective politique,
qui l’amènent à devenir une sorte de nouvelle religion fondée sur l’extase psychédélique
sans pour autant chercher la révolution de la vie quotidienne. Les Diggers s’avèrent
aussi impitoyablement critiques – à coups de tracts et d’articles dans le Berkeley Barb,
journal underground proche du SDS et du Free Speech Movement – de la dérive
mercantile du mouvement hippie, portée par les commerçants du HIP. Car si le
mouvement hippie a incontestablement gagné en visibilité avec le « Human Be-In » de
janvier 1967, manifestation charnière où il est question de lutter contre l’interdiction du
LSD et de réunir les différentes « tribus » californiennes, les Diggers n’y voient qu’une
stratégie commerciale, dangereuse de surcroît. Non seulement l’on va vendre des
colifichets à des adolescents fascinés par l’amour libre et la drogue (d’abord gratuite,
puis hors de prix, selon la tactique bien connue des dealers), mais l’on va aussi attirer
des milliers de jeunes gens en rupture de ban, les fameux runaways fuyant leurs familles
pour s’installer sans projet durable à Haight Ashbury dès le printemps 1967. L’annonce
d’un « Summer of Love » débutant le 21 juin 1967 va avoir l’effet d’une bombe
démographique pour Haight Ashbury. Des dizaines de milliers de jeunes gens vont venir
s’installer dans le quartier, sans ressource, sans projet, rompant avec leur communauté
juste après le Festival de Monterey (16-18 juin 1967), se jetant dans les griffes des
dealers et des gourous qui prolifèrent depuis que San Francisco est devenue une sorte
d’Eldorado.

2 La population bohème et artiste quitte North Beach, où les loyers deviennent trop élevés, pour Haight

Ashbury, en bordure du Golden Gate Park. Haight Ashbury est alors bon marché du fait de sa proximité
avec le quartier afro-américain, pauvre, de Fillmore.
En 1968, pour les membres fondateurs de l’esprit hippie, l’heure du repli a
sonné et ils sont très nombreux à avoir déjà émigré dans la Californie rurale pour tenter
d’y vivre de manière communautaire. Préalablement, les Diggers vont organiser un
« enterrement » du mouvement hippie le 6 octobre 1967, un an jour pour jour après le
« Love Pageant Rally » qui avait marqué le début de la contestation contre l’interdiction
du LSD en Californie par le gouverneur Ronald Reagan.

En Europe, il est difficile de séparer la construction d’un mouvement contre-
culturel dans les années 60 de celle d’un mouvement gauchiste qui aboutira à Mai 68,
comme le montre le livre Génération d’Hervé Hamon et Patrick Rotman. Les futurs
acteurs de la contre-culture sont quasiment tous issus du militantisme politique
d’extrême gauche qui se manifeste en rupture avec la politique des partis communistes
européens, accusés de jouer le jeu du paternalisme, de la technocratie politicienne et de
ne pas s’engager favorablement envers les minorités ou la jeunesse. Mais il leur faudra la
plupart du temps passer par une posture extrêmement radicale au plan politique
(défense de la politique maoïste lors de la « Révolution culturelle », tiers-mondisme
acharné, etc.) avant de glisser vers l’agitation culturelle et artistique.
D’autant que la contre-culture américaine, anglaise ou néerlandaise n’est pas
encore arrivée jusqu’en France. Seuls quelques artistes comme Jean-Jacques Lebel ou
Claude Pélieu ont fait le pont entre les pays et leurs révoltes. Si l’on ajoute que les
groupes d’avant-garde déjà institués - comme l’Internationale situationniste - méprisent
la tentative d’imitation d’une contre-culture à l’américaine, on ne peut que constater le
retard des Français à comprendre Diggers et Provos.
Ces derniers sont d’ailleurs en bout de course dès 1967. Après avoir perturbé le
mariage entre la princesse Béatrix et Claus Von Amsberg, les Provos sont considérés
comme des ennemis de l’Etat, victimes d’une répression policière inouïe. Les
manifestations auxquelles ils participent – contre la guerre du Vietnam, notamment –
tournent parfois à l’émeute, un ouvrier trouvant la mort lors de l’une d’elles en juin
1966. En ce même mois de juin, les Provos ont cependant réussi à obtenir un siège au
conseil municipal d’Amsterdam, en se présentant officiellement aux élections. Mais cette
entrée dans le monde politique va constituer un clivage au sein du groupe qui décide de
se dissoudre officiellement lors d’un happening à Vondel Park en mai 1967.
En France, il faudra attendre que le scepticisme emporte certains militants
maoïstes ou trotskystes, pour voir naître une importation des préoccupations hippies,
du mouvement psychédélique et de la philosophie autogestionnaire anglo-saxonne.
S’étant mêlés durant les événements de Mai 68 à quelques figures artistiques inspirées
par les mouvements contre-culturels (Jean-Jacques Lebel, notamment), les militants
politiques vont tenter de sortir de l’échec révolutionnaire en se réfugiant dans le combat
culturel, créant notamment des titres de presse dans lesquels puisse s’exprimer à la fois
les possibles de l’underground politisé et la lutte de classe.
On verra donc émerger, dans le sillage des événements de Mai 68, de nombreux
groupes politiques3 influencés par la contre-culture américaine, assumant tantôt une
partie, tantôt la totalité du logiciel mis en place en Californie et à New York
principalement, lorgnant vers les expériences Provo et Kabouters aux Pays-Bas ou se


3 Citons le groupe Vive la Révolution, créé en juillet 1969 et issu à la fois du maoïsme et du Mouvement du
22 mars. Vive la Révolution est animé par Roland Castro et Tiennot Grumbach et donnera naissance à une
revue, Tout !, en septembre 1970, inspirée par la free press underground anglo-saxonne, notamment le
journal britannique Oz, dont Tout ! reprendra un grand nombre d’idées graphiques.
souvenant de l’impact des réflexions d’Henri Lefebvre sur la critique de la vie
quotidienne.
Mais c’est la création du journal Actuel qui sera véritablement emblématique de
l’importation en France de la contre-culture américaine. Sa fondation, en octobre 1970,
avec en son sein des personnalités telles que Léon Mercadet, Jean-François Bizot ou
Marc-Antoine Burnier, marquera le point de départ d’une volonté de reproduire la
dynamique dite alors « underground », en adaptant notamment le concept de free press
aux mentalités françaises.


b) La création d’institutions pérennes

Ainsi, le moyen de production que les acteurs de la contre-culture voulurent
absolument posséder et gérer à leur manière reste la presse, vue comme un lieu de
rassemblement et de transit des idées nouvelles. La free press est un élément central,
voire primordial de la geste contre-culturelle, comme en témoignent les centaines de
journaux de plus ou moins luxueuse facture qui se développèrent durant les années 60
et 704.
Parmi eux, on trouve notamment des titres américains comme The Los Angeles
Free Press, The Berkeley Barb (lancé par Max Scherr), The East Village Other (lancé par
Walter Bowart et John Wilcock en 1965), The San Francisco Oracle (créé par Michael
Bowen et Allen Cohen en 1966) ou Fifth Estate. The International Times est créé à
Londres en octobre 1966, sous l’impulsion de John Hopkins5 et Barry Miles. Puis
viendront de très nombreux titres comme The Seed, Oz (créé par Richard Neville à
Londres en 1967, après une première vie australienne sous la forme d’un journal
satirique) ou Other Scenes (créé par John Wilcock)
On peut aller jusqu’à considérer, comme le fait Steven Jezo-Vannier, que certains
titres créés durant Mai 68, comme Action ou L’Enragé6, peuvent être rangés au rayon de
la contre-culture. Action sera ainsi l’un des ancêtres d’Actuel et publiera, à côté des
dessins de Cabu, Reiser et Wolinski, ceux de Robert Crumb, en consacrant certains de
ses articles non plus seulement aux luttes sociales en cours mais à la sexualité ou au
rock7.


4 Certains commentateurs considèrent The Realist, créé en 1958 par Paul Krassner, comme l’ancêtre de la
free press. Pour un panorama relativement exhaustif, on se reportera à l’ouvrage de Jean François Bizot
précédemment cité, Free Press. La contre culture vue par la Presse Underground, publié par Nova éditions.
5 John Hopkins sera aussi, avec Joe Boyd, le fondateur de l’UFO Club, sous-sol du Barney Club, où se

dérouleront les premières soirées psychédéliques de Londres, où joueront des groupes comme The Pink
Floyd ou Soft Machine.
6 L’Enragé est fondé par Siné sur la demande de Jean-Jacques Pauvert (qui fut aussi le commanditaire et

l’éditeur de Siné Massacre en 1962). Journal satirique et provocateur, il rassemble les grands noms du
dessin de presse, privés de support le temps de la grève générale. On y retrouvera les signatures de Cabu,
Reiser, Siné, Topor, Willem, Wolinski mais aussi celles de Malsen, René Pétillon, Bosc ou Soulas. Un poème
de Prévert viendra accompagner le premier numéro. Le journal sera capable de titrer « Crève Général » en
caractères gothiques pour son deuxième numéro puis de republier des affiches et tracts de propagande
nazie pour son cinquième numéro. D’une extrême violence, à l’image de ce que fut Siné Massacre en 1962,
le journal prend des positions révolutionnaires. Le dernier numéro sera publié en novembre 1968.
7 Une passionnante interview du créateur d’Action, Jean Schalit, révèle les points de contact entre presse

militante d’extrême gauche et contre-culture à l’occasion de Mai 68. Dans la revue Médiamorphoses, en
2008, Schalit revient ainsi sur son parcours de militant « stalinien », chargé de rénover le journal des
jeunesses communistes, Clarté, à partir de 1955. Il est ensuite exclu du PCF en 1966 et s’associe avec
Laurent Jézéquel pour travailler à un journal engagé. Mai 68 va donner l’occasion de fonder ce journal,
Il serait bien évidemment illusoire de vouloir énumérer tous les titres de la free
press, dont certains n’eurent qu’une vie relativement courte. On notera cependant que
les principaux animateurs de ce type de supports mirent en place une fédération
permettant l’échange d’informations, de contenus et de dessins, en proclamant la mort
du concept de copyright. La création de l’Underground Press Syndicate, autour de cinq
supports pionniers (The Berkeley Barb, The East Village Other, The Los Angeles Free
Press, The Paper et Fifth Estate) en mai 1966 permit de lancer un mouvement d’entraide
et d’échanges autour des principes de la presse alternative, non sans parfois léser
certains dessinateurs dont les travaux étaient publiés et utilisés sans leur accord.
Les titres de la free press ont fait appel à un fonctionnement alternatif, qui faisait
de leur conception et de leur distribution des enjeux éthiques, dans une volonté de
transgresser les règles économiques tout en instaurant un autre rapport au travail.
Emblématiquement, leurs locaux sont souvent des lieux mythifiés et défaits de leur
fonctionnalité pour devenir des lieux de vie et d’outrance, des lieux de plaisir où le
rapport au travail et à la marchandise serait totalement dévié.
La face mercantile de cette activité est emblématisée par Rolling Stone, créé en
1967 par Jann Wenner et Ralph Gleason, qui abrita de nombreuses plumes elles aussi
indissociables de la contre-culture, de Lester Bangs (qui se sentit vite en porte-à-faux là-
bas) à Nick Tosches en passant par Peter Guralnick et bien sûr, Hunter S. Thompson.
Tous s’appliquèrent, de manière différente, à commenter la remise en cause d’un Rêve
américain dont ils ont décrypté à leur manière les incohérences, les insuffisances et
l’hypocrisie générale. Ils se sont aussi appliqués, chacun à leur manière, à faire resurgir
les sous-cultures, en particulier afro-américaines, qui furent à l’origine du rock, bande-
son officielle de la contre-culture, avec le be-bop et le free-jazz. On y retrouvera aussi
une véritable remise en cause des codes journalistiques, déjà éprouvée dans la free
press réellement attachée aux principes de la contre-culture : ainsi après avoir inventé
un type de journalisme en rupture avec toutes les conventions, à l’occasion d’un article
sur une course hippique dans le Kentucky8, Hunter S. Thompson livrera à Rolling Stone
son chef-d’œuvre, Las Vegas Parano, en deux épisodes mythiques dans l’histoire de la
revue.
En France, le titre emblématique de la free press fut Actuel9, créé par Jean-
François Bizot en octobre 1970 avec l’objectif d’adhérer à l’Underground Press
Syndicate10. Mais on oublie qu’il y en eut un très grand nombre dans toute l’Europe,
comme Parapluie (créé en France par Henri-Jean Enu, et qui eut quatorze numéros entre
1970 et 1973), Le Torchon brûle (créé par un groupe de militantes issues des rangs de
Vive La Révolution afin qu’existe un support féministe sur le modèle de Tout !) ou
encore Le Pop. On peut aussi considérer Hara Kiri, créé en 1960 par François Cavanna et

avec la bénédiction des groupuscules étudiants qui mènent la grève universitaire. Action naît le 7 mai
1968 et remporte un grand succès en s’inspirant graphiquement du journal anglais Black Dwarf. Malgré ce
succès, Action disparaît au mois de juillet 1968 et ne reparaît que pour l’élection présidentielle de 1969
avant de s’éteindre définitivement.
8 L’article, intitulé « Le Derby du Kentucky est décadent et dépravé », est publié dans la revue Scanlan’s

Monthly et lance le « journalisme gonzo » qui caractérisera l’œuvre de Thompson.


9 Actuel s’arrête une première fois en 1975, avant de reprendre en 1979 sous la forme d’un mensuel plus

conventionnel et de disparaître à nouveau en 1994.


10 Si l’UPS permettait à tous les journaux syndiqués de partager des contenus et des dessins sans

copyright, il obligeait à alimenter un fonds commun dans lequel pouvaient piocher les adhérents. En outre,
pour pouvoir devenir membre de l’UPS, il fallait avoir publié dix numéros puis faire parvenir douze
exemplaires de chaque livraison au siège de l’UPS à New York, et un à chaque membre. On se devait aussi
de citer les sources des emprunts réalisés et de mentionner son appartenance à l’organisation. En 1968,
l’UPS comptera une centaine de membres.
le professeur Choron, comme un ancêtre européen de la contre-culture, abritant
d’anciens membres des Provos comme le dessinateur néerlandais Willem ou Reiser,
Wolinski et Gébé, futur auteur d’un ouvrage clé dans l’histoire de la contre-culture, L’An
01.

Dans le droit-fil de la pensée autogestionnaire contre-culturelle va naître l’idée de
lancer des industries culturelles autonomes, capables de rivaliser avec la culture de
masse détenue par les grandes entreprises de divertissement (studios hollywoodiens,
major companies du disque, grosses maisons d’édition, etc.). C’est ainsi que vont naître
les premières industries culturelles « indépendantes » dans toutes les disciplines
artistiques, du cinéma à la musique, en passant par l’édition ou le marché de l’art
contemporain.
En musique, la contre-culture va accoucher de deux labels indépendants
importants en Grande-Bretagne : Island Records et Virgin Records (le premier en 1962
et le second en 1973). Dans le domaine du cinéma, de très nombreuses tentatives de
faire vivre des maisons de production indépendantes vont être lancées dans la foulée de
Mai 1968, où naît une véritable volonté de filmer « en direct » la vie quotidienne et la vie
en usine11 : MK2, lancé par Marin Karmitz, se voudra une structure de ce type.
Plus généralement, tous les domaines de vie artistique sont agités par la création
de différentes initiatives visant à défaire l’emprise du commerce sur l’art : on ne crée pas
seulement de nouvelles unités de production mais aussi de nouveaux lieux de diffusion
voire des lieux de vie où la création pourrait connaître une existence plus libre encore.

Au-delà de cette volonté de créer une véritable « infrastructure bis » dans le
domaine de l’industrie culturelle, les partisans de la contre-culture, soucieux d’inventer
une autre manière de vivre ensemble, vont tenter d’établir un certain nombre de
« communautés » où faire vivre leur conception différente de la sociabilité.
Souvent caricaturées comme des lieux peu structurés où se rejoignaient des
adeptes de l’amour libre peu enclins à domestiquer leurs instincts pour faire exister une
vie quotidienne politiquement orientée vers une émancipation générale, les
communautés n’en ont pas moins concrètement existé dans les années 60-70,
accueillant des dizaines de milliers de personnes qui choisirent de vivre là entre
quelques années et l’intégralité de leur vie adulte.
L’un des premiers exemples de communauté politique vient de Berlin Ouest, où
quelques étudiants décidèrent de monter un ensemble intitulé Kommune dont
l’existence dura de 1967 à 1969, selon deux versions différentes qui échouèrent
ensemble. Cet échec initial n’empêcha pas de très nombreux jeunes gens d’Europe de
l’ouest de tenter une vie communautaire et d’y adjoindre une redécouverte des bienfaits
de l’agriculture raisonnée. On peut y voir le point de départ de la réflexion écologiste12

11 Une première tentative d’allier cinéma et revendication sociale aura lieu dès 1967 avec la création du

Groupe Medvedkine, autour de Pol Cèbe, animateur socio-culturel et ancien ouvrier de la Rhodiaceta à
Besançon. Ayant souhaité projeter des films dans l’usine occupée au printemps 1967, il sollicite le cinéaste
Chris Marker, qui se rend sur place avec des bobines de ses films et réalise un documentaire sur la grève
intitulé A bientôt j’espère. Ce film donnera lieu à d’autres œuvres plus ou moins courtes, réalisées par les
ouvriers eux-mêmes, formés et financés par Chris Marker ou Jean-Luc Godard, qui se baptiseront Groupe
Medvedkine en hommage au cinéaste russe auteur du film Le Bonheur.
12 L’une des premières publications portant cette revendication écologiste, The Whole Earth Catalog, sera

initiée par Stewart Brand à l’automne 1968, avec l’objectif de fournir un guide de l’espace mondial aux
jeunes générations. Stewart Brand sera ensuite l’un des pionniers d’Internet et deviendra l’une des
références majeures du créateur d’Apple, Steve Jobs.
qui essaimera dans les années 70 sous la forme de partis politiques un peu partout en
Europe. Aux Etats-Unis, les anciens Diggers suivront peu ou prou le même chemin,
s’installant dans des maisons communautaires à la campagne, comme la Red House, ou
le Black Bear Ranch.


c) Déstructuration interne du mouvement

Après cette période de solidification du mouvement contre-culturel va suivre une
période de lente décrue due à la fois à la répression des groupuscules les plus
revendicatifs mais aussi à une certaine désagrégation du tissu communautaire.
La journaliste Joan Didion a donné avec « Slouching Towards Bethleem », publié
en septembre 1967, un texte majeur sur l’effondrement que subit Haight Ashbury
pendant le « Summer of Love ». Partie en reportage pour le Saturday Evening Post au
printemps 1967 à San Francisco, elle en revient avec un long papier décrivant par le
menu tout le malaise qui règne alors dans la contre-culture californienne : adolescents à
la dérive, enfants mis à la merci des drogues hallucinogènes, police et activistes dépassés
par les événements.

It was not a country in open revolution. It was not a country under enemy siege. It was
the United States of America in the cold late spring of 1967, and the market was steady and the
G.N.P. High and a great many articulate people seemed to have a sens of high social purpose and it
might have been a spring of brave hopes and national promise, but it was not, and more and more
people had the uneasy apprehension that it was not. All that seemed clear was that at some point
we had aborted ourselves and butchered the job, and because nothing else seemed so relevant I
decided to go to San Francisco. San Francisco was where the social hemorrhaging was showing
up. San Francisco was where the missing children were gathering and calling themselves
« hippies ». When I first went to San Francisco in that cold late spring of 1967 I did not even know
what I wanted to find out, and so I just stayed around awhile, and made a few friends13

D’autres journalistes ont fait le même constat d’un écroulement généralisé du
rêve hippie : Hunter S. Thompson, avec son texte14 de mai 1967 pour le New York Times
Magazine, avait même prédit le caractère délétère d’une arrivée massive de néo-hippies
dans le quartier de Haight Ashbury. Et Tom Wolfe, quand il entreprend de retracer le
parcours de Ken Kesey pour les besoins de son livre The Electric Kool-Aid Acid Test, paru
en août 1968, écrit la conclusion d’une épopée psychédélique devenue farce sinistre.
Les Diggers avaient pourtant sonné l’alarme, à coups de tracts dénonçant non
seulement les marchands du temps du HIP mais aussi l’abus de drogue par les plus
fragiles ainsi que les clowneries d’un Timothy Leary. « Les enfants de l’Oncle Tim’$ », un
texte important de l’écrivain Chester Anderson, compagnon de route des Diggers dont il
assure l’imprimerie, met ainsi en garde la jeunesse californienne :

Une jolie jeune fille de seize ans, style classe moyenne, vient à Haight pour voir ce qui s’y
passe. Elle se fait alpaguer par un dealer des rues de dix-sept ans qui passe toute la journée à lui
injecter du speed encore et encore, qui lui file 3000 mikes et met à prix son corps pour le plus
grand gang-bang de Haight Street depuis avant-hier soir. (…) Les commerçants HIP – les types qui
ont vendu notre adorable petite communauté psychédélique aux médias, au monde, à vous – sont
gaiement et sincèrement inconscients de ce qu’ils ont fait. Ils sont aussi innocents qu’un aveugle

13 Joan Didion, « Slouching Towards Bethlehem », dans Slouching Towards Bethlehem, Londres, 4th Estate,

2017, p. 85.
14 Hunter S. Thompson, « Le Hashbury, capitale des hippies », dans Parano dans le bunker, Auch, Tristram,

2010, p. 353-370.
qui pelote tout le monde dans un camp de nudistes. (…) Ils ne réalisent pas qu’avec l’Oncle
Timothy ils ont attiré une armée d’enfants dans un piège horrible. (…) Le problème est que les
commerçants HIP ont probablement cru eux-mêmes à leurs propres mensonges de merde. Ils
croient que l’acide est la réponse et ne savent pas, ni ne se demandent, quelle est la question.
« Avez-vous déjà été violée ? » demandent-ils. « Prenez de l’acide et tout sera super. Vous êtes
malade ? Prenez de l’acide et trouvez la santé intérieure. Vous avez froid en dormant sur des pas
de porte la nuit ? Prenez de l’acide et découvrez votre propre chaleur intérieure. Vous avez faim ?
Prenez de l’acide et transcendez ces besoins terrestres. Vous n’avez pas les moyens de vous payer
de l’acide ? Excusez-moi, je crois avoir entendu quelqu’un qui m’appelle15.

Certes, les Diggers continuent à agiter la communauté, poursuivant la
distribution de nourriture gratuite, ouvrant des free shops ainsi qu’une clinique
proposant des soins gratuits, grâce au docteur David E. Smith. Mais leur agacement va
croissant, et avant même d’avoir procédé à l’enterrement du mouvement hippie16, ils
abandonnent un nom devenu une marque de fabrique trop régulièrement réutilisée par
les médias et l’entertainment pour se fondre dans un nouveau groupement, le Free City
Collective, au début du « Summer of Love ». Ce groupe restera actif durant plus d’un an,
avant de choisir l’autodissolution, à la manière des Provos néerlandais. En août 1968, un
numéro spécial de la revue The Realist paraît, contenant les grands textes produits par
les Diggers. Quarante mille exemplaires seront distribués gratuitement.
Diggers et Provos s’éparpillent donc entre 1967 et 1968, tandis que d’autres
groupes prennent la relève, avec une ambition plus politicienne. Les Yippies, d’abord
versant new-yorkais des Diggers, se constituent en parti en décembre 1967, après avoir
signalé leurs divergences avec ceux qu’ils ont largement copiés. Jerry Rubin et Abbie
Hoffman, s’érigeant en dirigeants des Yippies, vont désormais être les visages
médiatiques de la contre-culture américaine.


d) Répressions

En France, la problématique est différente. Une fois Mai 68 passé, la tentation de
l’action révolutionnaire directe a pris certains groupuscules gauchistes partout en
Europe. L’heure n’est pas à la contre-culture – sédition intellectuelle et artistique plutôt
patiente – mais à l’agitation politique radicale. La Gauche prolétarienne, organisation
d’extrême gauche rassemblant des militants déçus par l’échec de Mai 68, va incarner ce
désir révolutionnaire sur fond d’idéologie marxiste-léniniste et de maoïsme17. Un autre
groupe, plus tenté par l’énergie de la contre-culture américaine, se nommera Vive la
Révolution ! et donnera lieu à la création d’un journal, Tout !, très porté sur l’imagerie
underground, livrant des interviews des leaders yippies.
Les gouvernements vont réagir par une politique de répression qui ne fera pas de
détail. Il sera dès lors question de faire taire les activistes, sans discerner ceux qui
agitent culturellement de ceux qui fomentent de véritables coups de force. Les leaders
gauchistes vont donc être surveillés, harcelés voire arrêtés et traînés en justice, pour des


15 Cité par Alice Gaillard dans Les Diggers. Révolution et contre-culture à San Francisco (1966-1968),
Montreuil, 2009, p. 101-102.
16 Le tract qu’ils consacreront à la « Mort du Hippie » sera rédigé par l’écrivain Richard Brautigan.
17 Partout en Europe, on trouvera ce type d’organisations, plus ou moins tentées par la lutte armée. Aux

Etats-Unis, des dissidents du SDS formeront The Weatherman, un groupuscule porté sur la violence qui
restera actif de 1969 à 1976, organisant de nombreuses attaques à la bombe contre des bâtiments publics
et des évasions de prisonniers (dont Timothy Leary).
actions politiques musclées ou pour de simples appels à la révolte, sur lesquels on
fermait plutôt volontiers les yeux jusque là.
La censure sera aussi largement utilisée pour faire taire certains organes de la
presse gauchiste, comme La Cause du Peuple (lié à la Gauche prolétarienne) ou Tout !, ou
même pour empêcher la publication de L’Hebdo Hara Kiri, après que celui-ci eut mis en
couverture le titre « Bal tragique à Colombey : un mort » au moment du décès du général
de Gaulle en novembre 1970.

Aux Etats-Unis, le tournant de la répression a lieu en août 1968, lors de la
Convention démocrate qui doit décider du candidat aux élections présidentielles du
mois de novembre. Lyndon Johnson a annoncé dès 1967 qu’il n’était pas candidat et
Bobby Kennedy, frère de John Fitzgerald Kennedy, a été assassiné le 6 juin à Los
Angeles : Eugene McCarthy et Hubert Humphrey (le vice-président en activité) se
disputent l’investiture. Un demi-million de soldats américains sont présents au Vietnam
et les différents groupes militant contre cette guerre considérée comme impérialiste se
donnent rendez-vous à Chicago pour faire entendre leur voix à celui qui peut succéder à
Johnson et arrêter un conflit considéré comme absurde. Les Yippies d’Abbie Hoffman et
Jerry Rubin promettent ainsi de faire venir cent mille personnes pour manifester.
Mairsle maire démocrate de Chicago, Richard Daley, décide de déloger les manifestants
qui campent dans un parc de sa ville. Quand Humphrey remporte l’investiture, les
affrontements entre la police et les manifestants atteignent leur apogée. Plus de cinq
cents arrestations auront lieu et plusieurs leaders du mouvement anti-guerre seront
traînés devant la justice : les fameux « Chicago Seven » dont le procès a été décrit
récemment par Aaron Sorkin dans un long-métrage.
D’autres poursuites vont s’engager contre des militants politiques ou des acteurs
de la contre-culture. Ce sera ainsi le cas de John Sinclair, créateur du White Panthers
Party et manager du groupe MC5, qui connaîtra la prison pour possession de marijuana
et suspicion de terrorisme lors d’un attentat des Weathermen.

Plus généralement, la période 1967-1973 fut marquée par une très grande
activité répressive des gouvernements face à ce qu’ils considéraient comme une menace
sociale et politique sérieuse, dont les acteurs culturels devinrent des symboles à abattre.
Tous les dirigeants de la presse underground subirent une surveillance accrue et la
répression prit surtout la forme d’une chasse aux infractions en matière de
consommation de drogues, visant tous les individus susceptibles d’être favorables aux
mouvements d’émancipation politiques de l’époque.


e) Echecs et réussites de la vie en communauté

Comme nous l’avons vu, la fin d’une utopie autogestionnaire de quartier a amené
les activistes de la contre-culture vers l’occupation d’espaces où s’établir comme
communauté relativement retranchée et autonome. De nombreuses communautés sont
donc créées partout aux Etats-Unis mais aussi en Europe, à la fois en ville et à la
campagne, avec l’objectif de vivre différemment tout en continuant à militer pour des
causes politiques majeures. C’est ainsi que de puissantes revendications écologistes,
liées au végétarisme par exemple, ont pu se développer depuis ces communautés
rurales.
Ces communautés ont connu des destins extrêmement divers. Certaines se sont
effondrées rapidement, d’autres ont donné lieu à de véritables sectes quand certaines,
les plus ouvertes en général, ont réussi à perdurer jusqu’au milieu des années 70. La
communauté de Christiania au Danemark, lancée en 1971, a réussi à perdurer jusqu’à
aujourd’hui en conservant une autonomie relative mais en n’échappant pas au tourisme
de masse, dont elle s’est accommodée avec un certain bon sens.
Comme l’a montré Virginie Linhart dans son livre Le jour où mon père s’est tu,
l’échec des communautés rurales françaises est dû à l’impréparation avec laquelle les
participants à ces groupes ont abordé la question du retour à la terre. Urbains, peu
habitués aux travaux de force qu’implique la vie rurale, de nombreux intellectuels de la
contre-culture se sont heurté à une réalité dont ils ne comprendront pas les enjeux
fondamentaux.
Les échecs liés à ces tentatives de concrètement modifier le cours de l’existence
sont aussi souvent dus à une folie éducative nourrie par la lecture de penseurs pour le
moins controversés, comme Ivan Illich. Pour avoir voulu trop rapidement enterrer des
structures éducatives qui avaient pourtant su se démocratiser et se massifier, les
animateurs de communautés ont bien souvent exposé leur mode de vie à des
contradictions impossibles. Ils ont aussi laissé leurs enfants aux mains de prédateurs ou
d’apprentis sorciers, considérant un peu vite que la parentalité pouvait se repenser
comme on élabore un manifeste politique.
Ce désir communautaire est pourtant une réalité, véritable échappatoire à
l’impasse politique des années 60 pour de nombreux militants sincèrement animés
d’une volonté de changer le monde. Il en a résulté de nombreuses expérimentations
intéressantes, de nombreux « pas de côté » qui ont permis d’inventer d’autres
interactions sociales mais aussi une prise de conscience écologiste essentielle.



CONCLUSION

Au sortir des années 1968-1973, les revendications de la contre-culture sont bel
et bien diluées dans l’ensemble des problématiques sociales et culturelles en débat dans
le monde post-industriel. Cependant, un certain nombre de ces revendications ont aussi
trouvé une prolongation importante, avec notamment la création d’un mouvement
féministe vivace (le Mouvement de Libération des Femmes est créé nommément en
1970) ainsi que celle d’une multitude de groupes de réflexion sur des questions aussi
fondamentales que la prison, la sexualité, la condition des immigrés et le néo-
colonialisme.
D’autant que de nombreuses initiatives, même si elles se révéleront relativement
ironiques vis-à-vis du mouvement contre-culturel, vont fleurir très vite sur le terrain
culturel, invitant à rejouer en partie les problématiques soulevées dans les années 60-
70, mais en changeant de décor et de priorités, tout en reprenant certains structures
fortes, de l’instinct d’autogestion à la transgression radicale.
Les hippies passent de mode dès 1971, comme on peut le constater avec les
textes du critique rock Lester Bangs mais aussi à travers le seul roman du journaliste
Hunter S. Thompson, Fear and Loathing in Las Vegas, qui va annoncer la fin d’un certain
rêve américain. La contre-culture entre alors progressivement en hibernation, avant que
le mouvement punk ne lui redonne une certaine férocité.

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