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: l’exp... Valeur, monnaie, simulacre. Sur P...


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L’insupportable au bord de Parodie de l’ouverture : ékphrasis,


l’écriture solécisme et signe unique dans ...

LEÇON D’ÉCONOMIE GÉNÉRALE : L’EXPÉRIENCE-LIMITE CHEZ BATAILLE-BLANCHOT- L’économie du simulacre et de la simulation


KLOSSOWSKI  | Alain Milon

Valeur, monnaie, simulacre. Sur Pierre LEER

Klossowski
Jean-Pol Madou

p. 113-129 ACCESO ABIERTO

TEXTO NOTAS AUTOR


MODO LECTOR

TEXTO COMPLETO

1 De la fiction narrative à la fiction théorique, de La Vocation suspendue


BUSCAR EN EL LIBRO (1950) à La Monnaie vivante 1  (1970), l’œuvre de Klossowski est EPUB
OK entièrement construite sur l’articulation de deux axes de pensée que, dans
sa souveraine ironie, elle n’a cessé de faire s’entrecroiser. Le premier axe,
ÍNDICE DE MATERIAS fondé sur l’opposition du singulier et du grégaire, renvoie à Nietzsche dont
on voyait déjà, dans La Vocation Suspendue, l’ombre posthume se profiler
CITAR COMPARTIR dans les couloirs des abbayes pour y disputer aux dévots de la Vierge de la PDF DEL LIBRO
Salette l’intelligence du « signe ». Le second axe, fondé sur l’opposition de
AÑADIR A ORCID ORCID INFOet de l’esprit, renvoie aux frontières mouvantes de l’orthodoxie et
la chair
de l’hérésie, de la scolastique et de la gnose que les Pères de l’Église
s’étaient efforcés de fixer au gré de leurs disputes séculaires. En résulta
l’ouverture d’un périlleux espace de pensée où le corps et l’esprit, séparés PDF DEL CAPÍTULO

par une frontière invisible, en viennent à s’échanger comme dans un jeu de


miroirs leurs qualités et leurs fonctions à telle enseigne que l’on ne sait
plus si les opérations les plus abstraites de l’esprit relèvent encore d’une
gestuelle ou si, inversement, la pantomime des corps constitue déjà un
enchaînement de concepts et de syllogismes. Comme l’écrit Deleuze en FREEMIUM

une formule saisissante  : «  On ne sait plus si c’est la pantomime qui Sugerir la adquisición
raisonne, ou le raisonnement qui mime 2. » a su biblioteca

2 Si le solitaire de Sils-Maria était déjà évoqué dans La Vocation suspendue,


la présence de l’augustinienne Cité de Dieu se fait encore sentir à l’arrière- COMPRAR
plan de La Monnaie vivante. Parodiée, voire parodiante  -  mais qu’est-ce
qu’une parodie ? - la théologie, qui, chez Klossowski, demeure suspendue
VOLUMEN PAPEL
entre la rigueur augustinienne et l’hérésie gnostique, tend à
l’anthropologue et l’économiste, en guise de défi, un miroir déformant où lcdpu.fr
la société mercantile et industrielle en vient à révéler, en s’y réfléchissant,
leslibraires.fr
sa logique fantasmatique et spirituelle, sa part maudite. Qui parodie qui
dans ce jeu de doubles  ? Est-ce la théologie qui parodie l’économie decitre.fr

politique  ? Est-ce inversement l’économie qui parodie la théologie  ? Sœur mollat.com


jumelle ou puînée, l’économie politique a partie liée avec la théologie,
amazon.fr
laquelle aura toujours chez Klossowski le dernier mot. Qu’on se rappelle la
légende de l’automate joueur d’échecs de Walter Benjamin. L’auteur des
Thèses sur la Philosophie de l’Histoire ne conçut-il pas – dans un contexte
ePub / PDF
intellectuel et religieux différent 3 – la théologie comme un nain bossu qui,
maître dans l’art des échecs, tapi derrière un jeu de miroirs, actionne au
moyen de fils invisibles «  une marionnette en costume turc, narghilé à la 1. KLOSSOWSKI Pierre et
bouche » assise devant un échiquier, la faisant gagner à chaque coup 4 ? Il ZUCCA Pierre, La Monnaie
ne s’agit donc pas d’un automate mais d’un pantin que dirige d’une main vivante, Paris, Eric Losfeld,
1970. Pour la paginati (...)
infaillible la théologie. Tout se passe comme si celle-ci, aujourd’hui petite
et rabougrie mais n’en menant pas moins le jeu depuis son retrait, 2. DELEUZE Gilles, Klossowski
déplaçait ses pions sur l’échiquier de l’Histoire. Et qu’est-ce cette ou les corps-langage dans
marionnette sinon le matérialisme historique ? Si la théologie messianique Logique du sens, Paris, Les
Éditions de Minui (...)
se met chez Benjamin au service du matérialisme historique, chez
Klossowski, la théologie romaine affiche une étrange complicité avec
3. Il s’agit chez Benjamin
l’économie et les lois du marché. d’une théologie messianique.
3 Si dans le Royaume des cieux les anges pèsent et mesurent les âmes, c’est
4. BENJAMIN Walter, Œuvres
que les poids et les mesures y révèlent un sens plus originaire de la valeur III, Paris, Gallimard, « Folio
que celui qu’ils manifestent dans le champ de l’économie politique. C’est essais », 2000, p. 427.
donc reconnaître que les «  puissances de l’âme  » ne sont pas étrangères
aux processus d’évaluation, de négociation, de calcul, de mise à prix et de 5. MONNOYER Jean Maurice,
Le Peintre et son démon,
surenchère, l’enjeu fût-il  –  et il l’est toujours  –  l’inévaluable. Si les
Entretiens avec Pierre
paraboles évangéliques (Luc VIII) aiment à se référer à la gestion des biens Klossowski, Paris, Flammari
matériels, à la sagesse économe, à la générosité calculée, à la dilapidation (...)
ou l’avarice comme à autant de métaphores de la vie spirituelle, c’est non
pas en vertu d’une analogie, d’une simple ressemblance entre des termes 6. ROUDAUT Jean, « Le rôle
de la fresque dans La
qui demeureraient extérieurs l’un à l’autre, mais en vertu du fait que les
Vocation suspendue », in
schèmes de production, d’échange et de consommation ainsi que les JENNY Laurent et PFERSMANN
processus d’évaluation s’élaborent au sein même de la vie psychique, la (...)
«  vie impulsionnelle  ». Dotés ainsi d’une capacité comptable et
interprétative, les affects n’en demeurent pas moins aux yeux de
Klossowski ce que la théologie médiévale appelait les «  puissances de
l’âme ». Comment dès lors concevoir l’articulation de l’économie politique
à l’économie psychique  ? Deux voies opposées semblent s’ouvrir  : celle
d’une filiation généalogique (Nietzsche) ou celle d’une déduction
transcendantale ou catégoriale (la scolastique). Les deux voies resteront
entremêlées dans la texture parodique de La Monnaie vivante. Telle est
aussi la foncière ambiguïté de la pensée klossowskienne, d’autant plus
ambiguë que, dans La Monnaie vivante, les deux axes mis en place par la
voie gnostique et la généalogie nietzschéenne sont à leur tour traversés par
un troisième opposant cette fois l’utopie de Fourier à la contre-utopie de
Sade. Comment dès lors articuler une physiologie qui doit tout à Nietzsche
et une démonologie empruntée à Tertullien et aux Pères de l’Église  ? À
moins que le nom de Nietzsche ne soit un masque dont s’affublent, tel le
tamanoir du Baphomet, les puissances démoniaques dont Klossowski
affirme, non sans provocation, la réalité objective. Opposant la physiologie
et la généalogie nietzschéenne à l’interprétation théologique, comme il
opposa dans La Vocation suspendue l’interprétation démonologique de
l’exorciste à l’approche psychiatrique de l’aliéniste, Klossowski va jusqu’à
soutenir  : «  Les deux se rejoignent nonobstant une «  cause  » respective
différente 5.  » Ce que Jean Roudaut écrit au sujet de l’interprétation de la
fresque de La Vocation suspendue peut s’étendre à l’œuvre et à la pensée
de Klossowski. «  La coexistence dans la même œuvre de deux points de
fuite incompatibles  » confère à celles-ci la structure singulière de
l’anamorphose 6.
4 Législation du désir par le désir, la théologie permet, selon Klossowski, une
approche plus radicale que ne le saurait la psychanalyse, des ruses du désir
et des stratégies des forces pulsionnelles, y compris de celles qui sous-
tendent dans la société industrielle l’exercice de la rationalité économique.
Plus fondamentalement, la théologie, dans sa version klossowskienne,
s’efforce de révéler les puissances phantasmatiques que recèle tout agir
instrumental. Car l’instrument chez Klossowski est toujours plus qu’un
simple outil. Une fois séparée du corps dont il prolonge l’action, une fois
son autonomie acquise, l’opération instrumentale se voit dotée d’une
redoutable efficacité spirituelle. Désormais agent immédiat du phantasme,
elle permet aux forces pulsionnelles de s’emparer de l’appareil industriel et
d’en détourner le fonctionnement des finalités prescrites par l’instinct de
conservation et de propagation de l’espèce.
5 L’amitié de Walter Benjamin que Klossowski fréquenta à l’époque du
Collège de Sociologie et d’Acéphale n’est pas étrangère à la problématique
de La Monnaie vivante. C’est Benjamin qui le sensibilisa à la pensée des
grands utopistes français  : Saint-Simon, Fourier, Enfantin et Blanqui dont
L’Éternité par les astres, œuvre aujourd’hui oubliée, fut méditée par
Nietzsche :
Je le raccompagnais dans le XVe arrondissement, il me montra à terre le 7. MONNOYER Jean Maurice,
dessin de la marelle  –  avec le ciel et l’enfer  –  c’étaient selon lui les Le Peintre et son démon, op.
vestiges d’un inconscient social archaïque. Il se passionnait pour le Paris cit., p. 188.
ésotérique des saint-simoniens, évoquant après Fourier, Cabret, Enfantin,
des sociétés secrètes plus ou moins féministes, et enfin, en concurrence
avec sa vision hébraïsante de l’histoire, me parlait du rôle spirituel de
l’industrie 7 ?

6 Déjà dans La Vocation suspendue, la civilisation industrielle est pensée 8. KLOSSOWSKi Pierre,
comme une force qui excède la sphère des besoins purement matériels. Nietzsche et le Cercle
vicieux, Paris, Mercure de
Marquée du sceau de la « virilité maudite » dont seul le matriarcat spirituel
France, 1969.
de l’Église est censé pouvoir cicatriser les blessures, la société industrielle
dévoile ses rouages à la lumière de la volonté de puissance nietzschéenne
et de l’érotique sadienne. La discussion qui oppose Jérôme, le jeune
séminariste, à son directeur de conscience porte déjà en germe toute la
problématique qui sera celle de Nietzsche et le Cercle vicieux 8  et de La
Monnaie vivante :
Jérôme lui avait parlé de la maladie de Nietzsche et de ses rapports avec 9. KLOSSOWSKi Pierre, La
l’image du Christ. Mais le nom du solitaire de Sils-Maria à peine prononcé Vocation suspendue, Paris,
provoque la colère du Père ; il résume toute son horreur par ses mots : le Gallimard, 1950, p. 34-35.
virilisme à outrance, voilà l’infâme qu’il faut écraser. Ce qu’il nomme le
virilisme à outrance est selon lui immédiatement responsable de notre
civilisation de forges et d’usines qui, conformément aux «  dites valeurs
viriles », déracine, déclasse, dégrade 9.

7 Cette conversation qui, rapportée par le narrateur au style indirect, se


découpe sur fond d’Inquisition et d’Apocalypse, préfigure les
problématiques qui seront développées ultérieurement dans un contexte
entièrement laïcisé. L’évocation du «  cercle vicieux  » et l’allusion au
« secret de la sodomie » y scellent déjà les noms de Nietzsche et de Sade
au destin de la société industrielle. Si le Parti Noir et la communauté
dévotionnelle de Notre Dame du Blanc Mariage disparaissent avec la
suspension de la vocation monastique, Sade et Nietzsche, en revanche,
continueront à se disputer l’avant-scène du théâtre mental de Klossowski :
Qui veut dominer, dit le Père, veut l’industrie, qui veut l’industrie, veut le 10. Ibid.
prolétariat, qui a voulu le prolétariat, suscitera la désolation des
campagnes, la destruction des foyers, la détresse, la révolte ; qui suscite
la révolte des masses, doit alors vouloir la répression inéluctable. La
virilité à outrance qui s’est déchaînée sur le monde et qui menace le
Matriarcat spirituel et l’Église comme le Dragon de l’Apocalypse, la virilité
à outrance trouve dans les modes de production et dans les convulsions
sociales qu’ils entraînent, son propre cercle vicieux : le régime du bagne
social est la dernière création, les chambres de torture, le dernier mot des
valeurs dites viriles et les rapports du suspect et du délateur, du bourreau
et de la victime le propre secret de la sodomie 10.

8 Qu’il s’agisse de la volonté de puissance nietzschéenne ou de la


monstruosité sadienne, tout le discours de Klossowski tend à démontrer
que la société industrielle, loin de neutraliser les forces impulsionnelles par
la «  fabrication ustensilaire  » et la production des biens échangeables,
provoque, au contraire, la représentation phantasmatique de ces mêmes
forces. Les normes économiques sont, au même titre que les arts et les
institutions morales et religieuses, des modes d’expression et de
représentation des forces impulsionnelles. Quel est l’enjeu de cette
représentation ?
9 Pour Nietzsche, la société industrielle, par la saturation massive des
besoins matériels de l’homme moyen, a instauré le règne d’une
surgrégarité à telle enseigne que la production des biens échangeables en
vient à y circonscrire entièrement le domaine de l’intelligible. Centuplant
les mécanismes de nivellement, la surgrégarité suscite un contre-
mouvement dont la violence est à la mesure des forces accumulées par le
système industriel. La modernité industrielle secrète dans ses marges des
forces excédentaires et inassimilables, que les vaticinations nietzschéennes
vont élever au rang de caste supérieure, de formation souveraine
(Herrschaftsgebilde). Cette société secrète des «  Maîtres de la Terre  »,
comme les appelle Nietzsche dans les fragments posthumes de  1880-
1888, s’emparera de tout le potentiel technologique et scientifique afin de
l’utiliser à des fins moralement inavouables. Tel est l’enjeu du complot
nietzschéen  : bouleversement total des moyens de production et de
conditions d’existence, l’éclatement des structures institutionnelles en
autant de sphères expérimentales qu’il y a des classes d’affinités entre
philosophes despotes et tyrans artistes. Bien qu’elle se fonde sur une
morale grégaire (et bourgeoise), la société industrielle libère par la
puissance conjuguée de la science et de la technique des champs
d’expérimentation, dont seuls les Maîtres de la Terre sauront exploiter
toutes les ressources dans la perspective d’une transmutation des valeurs.
L’instrument de ce complot, selon Nietzsche, sera la doctrine sélective de
l’Éternel Retour, l’adhésion lucide au signe du Cercle vicieux. Seront les
Maîtres de la Terre ceux qui seront capables de résister à la terreur
éliminatrice de l’Éternel Retour et de se comporter à l’image de la divinité
du cercle vicieux comme des phénomènes dépourvus d’intention. En se
comportant à l’instar de la Nature qui n’a ni origine ni fin, et en se faisant à
la fois, tel un «  serpent se mordant la queue  », Savant et Nature, le
philosophe expérimentateur efface la frontière que la morale grégaire avait
tracée entre la Nature étudiante et la Nature étudiée. Rien désormais
n’empêchera celles-ci de se fondre dans l’accouplement monstrueux
qu’impose l’épreuve du Cercle sous le signe d’une terreur éliminatrice dont
le philosophe expérimentateur se fait le complice et l’agent :
10 Mais voilà qui précisément inquiète la Société qui n’aime pas les hommes- 11. La Création du Monde,
serpents : au cours de sa fréquentation de la Nature, le chercheur découvre étude reprise dans
KLOSSOWSKi Pierre, Tableaux
dans chaque règne des modes d’existence et des modes de jouissance, des
vivants, Essais critiques, 19
modes de puissance et des modes de suggestions et qui sont autant (...)
d’inspirations ; la Société compte sur le chercheur pour être prévenue : ces
suggestions sont-elles propres à entretenir la vie en communauté ou
peuvent-elles nuire au maintien de l’ordre  ? Pour pouvoir cultiver les
sciences sans danger, la Société exige du Savant de n’avoir pas de secret
avec la Nature. Elle exige de lui qui se considère comme la Nature étudiée
par la nature, de bien vouloir respecter la ligne de démarcation qui sépare
la Nature du Savant 11.
11 Dans La Création du Monde, paru dans le premier numéro de la revue
Acéphale (janvier  1937) consacré à «  Nietzsche et les Fascistes  »,
Klossowski faisait déjà émerger la figure du philosophe expérimentateur en
l’associant à l’image du serpent Ouroboros, image de l’Éternel retour. Mais
c’est aussi l’invisibilité et la clandestinité de cette figure sous les dehors
paisibles d’un professeur titulaire de chaire à l’université de Bâle que ne
manquait pas déjà de souligner Klossowski :
12 Mais celui qui a assisté le Créateur en ses derniers moments, qui a vu les 12. Ibid., p. 29.
membres divins en proie à la vermine, qui s’est senti comme la souffrance
posthume de Dieu et qui en ensevelissant Dieu, a perdu le monde, il n’a
pas plus de compte à rendre à la Société, il ne connaît plus de ligne de
démarcation entre la Nature et lui-même, il franchit cette ligne et,
désespérant de créer jamais, il se métamorphose de Savant qu’il était en
Nature savante, et ce n’est qu’un dernier vestige de pudeur et de modestie
vraiment exagérée, ce n’est qu’un égard de trop pour sa mère, sa sœur et
ses contemporains, s’il maintient les dehors avenants, graves et paisibles
d’un professeur 12.
13 Sans doute le complot n’a-t-il jamais été que le phantasme vaticinant d’un 13. MADOU Jean-Pol, Démons
solitaire abandonné à l’errance d’un éternel congé de maladie, d’un et simulacres dans l’œuvre
de Pierre Klossowski, Paris,
«  suppôt  » livré au combat des impulsions qui n’a cessé de faire rage au
Méridiens Klincksie (...)
fond de lui. Mais la question de la formation souveraine liée à celle de la
communauté ne pouvait que susciter un écho chez le jeune Klossowski à 14. MONNOYER Jean Maurice,
l’époque d’Acéphale. En effet, comment imaginer une société, fût-elle Le Peintre et son démon, op.
cit., p. 190.
secrète, dont l’unique lien entre ses membres consisterait dans la
«  consumation  » de tout lien social, dans le gaspillage des énergies
accumulées par les instances tutélaires de l’espèce  ? Le complot
nietzschéen n’aura jamais été qu’une création délirante, une parodie de
doctrine. Si pour Nietzsche, comme nous l’avons montré ailleurs 13,
l’économie planétaire est la «  méchante caricature  » de l’Éternel Retour, il
se pourrait que le monde industriel se trouve à son tour parodié par la
pensée de l’Éternel Retour, puisque les flux et les métamorphoses sans but
ni fin des marchandises et des capitaux en redoublent comme dans un
miroir déformant le mouvement insensé. Comme à propos de la théologie
ci-dessus, on peut se demander  : qui parodie qui dans cet infini jeu de
miroirs ? Qui est le parodiant, qui le parodié ? L’économie universelle ? Le
dieu du cercle vicieux  ? Parodie de la parodie, l’impossible souveraineté
nietzschéenne n’a cessé de hanter au vingtième siècle la réflexion sur le
destin des communautés  : communauté acéphale chez Bataille,
communauté inavouable chez Blanchot, communauté désœuvrée chez
Jean-Luc Nancy. Aussi La Monnaie vivante, qui prolonge les réflexions de
Nietzsche et le Cercle vicieux, pourrait-il être lu comme une réponse  –
  même si telle ne fut pas l’intention de l’auteur  –  à La Part maudite de
Bataille. Car c’est bien le statut de l’économie, de la valeur marchande, de
la mise à prix comme nécessaire médiation du désir qui différencie la
pensée de Klossowski de celle de Bataille  : «  Nous posions l’érotisme en
tant que tel selon une économie différente 14. »
14 La souveraineté qui chez Bataille s’exprime par le rire, l’extase, le sacrifice, 15. BATAILLE Georges, La Part
présuppose une abondance de richesses diffusées gratuitement par le soleil maudite, in Œuvres
complètes, Paris, Gallimard,
dans le cosmos  : «  La source et l’essence de notre richesse sont données
1976, t. 7, p. 35.
dans le rayonnement du soleil qui dispense  –  la richesse  –  sans
contrepartie. Le soleil donne sans jamais recevoir 15…  » Source de toute 16. MONNOYER Jean Maurice,
production, le soleil bataillien est lui-même une gloire improductive. À Le Peintre et son démon, op.
cit., p. 190.
l’instar du soleil qui se consume, la jouissance extatique se prend elle-
même pour objet mais occulte en même temps ce qui constitue, selon
Klossowski, le fondement de l’existence  : «  La jouissance a ses propres
limites, elle ne coïncide pas avec l’être, toujours hors de nos limites. Seul le
sentiment de culpabilité du seul fait d’exister compense cette détresse 16. »
La dépense gaspilleuse, qui consiste à donner sans recevoir, occulte le
sentiment originaire de la dette, c’est-à-dire, le sentiment que chacun
éprouve à n’être que ce qu’il a reçu. Or, ce qu’il a reçu et qui le constitue
est la « vie », laquelle est hors de prix, donnée gratuitement à tous :
La « vie » hors de prix, sans prix gratuitement accordée, reçue, subie, n’a 17. KLOSSOWSKI Pierre, La
en soi aucun prix. Elle ne vaut rien sans la volupté. Mais la volupté, la Monnaie vivante, op. cit.,
faculté de l’éprouver, à son tour, est donnée gratuitement à chacun : elle p. 53.
non plus n’a aucun prix 17.

15 Si l’émotion voluptueuse et son cortège de phantasmes peuvent


aujourd’hui faire l’objet d’une mercantilisation à outrance selon les normes
industrielles, ce n’est pas  –  comme l’affirmeraient les moralistes  –  parce
que l’esprit de lucre se serait emparé de la machine industrielle, mais parce
que l’émotion voluptueuse porte déjà en elle le projet mercantilisateur.
Comment dès lors concilier l’affirmation que tant la vie que la faculté de
l’éprouver sont hors de prix, données gratuitement à chacun, et celle,
apparemment toute contraire, que rien dans la vie impulsionnelle n’est
gratuit et que l’émotion voluptueuse suppose dans sa genèse,
l’appréciation, la valeur, la surenchère  ? Tel est l’enjeu de cette étrange
anthropologie et singulière économie politique dont La Monnaie vivante
énonce d’une voix docte et sentencieuse les principes fondateurs.
16 L’axiome de base, emprunté à la théologie morale la plus traditionnelle, 18. Ibid., p. 17.
veut que toute sexualité se soustrayant aux lois de la reproduction de
l’espèce constitue le phénomène de la perversion. Perversion initiale, cette
sexualité détournée de sa «  finalité naturelle  » est pour Klossowski
l’équivalent de ce que serait pour la théologie la nature déchue, marquée
du sceau du péché originel. Toute force pulsionnelle prélevée sur l’instinct
de procréation et détournée ainsi de sa finalité reproductrice constitue la
matière d’un phantasme que l’émotion voluptueuse produit et consomme.
Se marquent ici les filiations à la fois augustinienne et gnostique du texte
klossowskien. En effet, l’émotion voluptueuse est une expérience
foncièrement spirituelle puisqu’elle constitue « la première réaction contre
l’animalité pure et une première manifestation interprétative des
impulsions elles-mêmes 18.  » Rappelons que La Vocation suspendue place
en exergue un verset de Paul dont les tendances gnostiques ont été
souvent soulignées par les exégètes : « Notre lutte n’est pas contre le sang
et la chair, mais contre la puissance spirituelle de méchanceté qui est dans
les lieux célestes (Éphésiens, VI, 12). »
17 Le second axiome, d’inspiration sadienne et nietzschéenne, associe les lois
de l’espèce et leur finalité reproductrice aux normes institutionnelles,
lesquelles, au service de la grégarité, se portent garantes de l’unité
économique et morale du sujet ainsi que des règles qui président aux
échanges entre les unités individuelles. Comme le phantasme, qui est objet
de jouissance, ne se produit qu’en se soustrayant à l’instinct de
propagation et aux lois grégaires de l’échange qui règlent la reproduction
de l’espèce (les structures élémentaires de la parenté, le foyer domestique,
la cellule familiale), il se voit valorisé par l’émotion voluptueuse comme une
pure singularité inéchangeable. Mais celle-ci sera jugée non seulement
stérile par les normes institutionnelles et économiques de la société mais
menaçante pour l’identité psychique et l’intégrité morale de l’individu.
Qu’elle soit artisanale, mercantile, manufacturière ou industrielle, la société
ne saurait manquer de capter et de détourner, à son tour, les forces
pulsionnelles génératrices de phantasmes vers des activités utiles à la
subsistance dont la plus primitive consiste à fabriquer des outils, des
instruments et des objets ustensilaires. Aussi La Monnaie vivante
développe-t-elle dans ses pages  les plus abstraites toute une
anthropologie du corps, du geste et de l’agir instrumental, appelée à
retracer la généalogie de la production industrielle à partir de l’usage des
biens naturels et cultivés, lequel se voit ensuite supplanté par la fabrication
des objets ustensilaires. De l’usage coutumier à l’acte de fabriquer, c’est
tout le statut du corps propre qui se trouve interrogé. En effet, si le corps
est, comme le suppôt auquel il appartient et qu’il sustente, le produit d’un
compromis négocié entre les forces pulsionnelles, il occupe un point limite
entre la sphère de la vie impulsionnelle et la sphère mercantile et
industrielle, entre celle de l’inéchangeable et celles des échanges. D’un
côté, le corps propre est une unité organique assujettie aux lois de la
reproduction de l’espèce et exploitable comme matériau (trafic et entretien
des esclaves ou exploitation de la main-d’œuvre sur le marché du travail) ;
de l’autre côté, il se voit en tant qu’objet de sensation voluptueuse investi
par le phantasme inéchangeable sous la contrainte duquel il se maintient.
Valeur négociable et intensité inéchangeable, le corps a par conséquent le
statut d’un gage, « d’un valant pour ce qui ne peut pas s’échanger. » Tout
se passe comme si, subissant une double contrainte, celle du phantasme et
celle, censurante, du monde des institutions et des normes économiques,
le corps était pris en otage. Mais l’otage n’est-il pas le contraire de l’hôte ?
C’est bien cette prise d’otage que conjure par le pouvoir du simulacre la
pratique de l’hospitalité, le don de l’inéchangeable. L’’épisode des otages
fusillés dans Roberte ce soir ne fait-il pas contrepoids à la pratique des lois
de l’hospitalité ? Et le théâtre de société de Théodore K, dans le Souffleur,
ne trouve-t-il pas dans l’Hôtel de Longchamp, véritable institution
«  échangiste  » gérée par le Ministère des Finances, son principal rival et
double parodique  ? Mais une fois de plus surgit la question  : qui est le
parodiant, qui est le parodié  ? Seule l’élaboration d’une théorie du
simulacre peut apporter un élément de réponse.
18 La question du simulacre se trouve éclairée dans La Monnaie vivante sous 19. Reproduisant la
un jour entièrement nouveau. Emprunté à la tradition théologique tant contrainte du phantasme
obsessionnel par la maîtrise
païenne que chrétienne (Augustin lecteur de Varron, Tertullien, le livre
des stéréotypes dont il use c
d’Hermès Trismégiste), le simulacre est défini par Klossowski en termes (...)
d’idole, d’image, de tableau ou de spectacle 19. Dans La Monnaie vivante,
Klossowski en vient à souligner son statut d’instrument. Si le simulacre est
un instrument de suggestion, il n’en demeure pas moins en tant
qu’instrument un objet fabriqué. Mais contrairement aux autres objets
ustensilaires, le simulacre met en question la finalité même de l’acte de
fabriquer. Quelle est dès lors sa fonction par rapport à l’économie des
affects et celle des besoins ?
19 Avec le corps, auquel il se substitue, le simulacre partage la fonction de
«  valant-pour  ». Lui aussi vaut pour ce qui ne peut s’échanger. Mais si le
simulacre est un instrument, comment un instrument a-t-il pu devenir un
simulacre  ? En effet, tout apparemment les oppose comme tout oppose la
jouissance gaspilleuse au travail productif, la vie affective à la rationalité
économique, le pathos à la praxis ou encore le phantasme pervers à
l’instinct de propagation. Ne serait-ce pas un pur exercice rhétorique de la
pensée que d’affirmer que l’effort est l’envers de l’émotion, le simulacre
l’envers de l’instrument, l’économie des besoins l’envers de l’économie des
affects et vice versa  ? Il ne s’est jamais agi pour Klossowski d’une simple
analogie entre deux sphères de comportement incompatibles entre elles :
20 Nous risquons d’établir entre l’économie des affects et l’économie des 20. KLOSSOWSKI Pierre, La
besoins, définie par l’échange, un rapport purement analogique. Celui-ci Monnaie vivante, op. cit.,
p. 21-22.
ne mène à rien si ce n’est pas du point de vue des objets et des besoins
que l’on part pour déceler la lutte des affects contre leur formulation
inadéquate, reconvertie matériellement à l’état d’une demande de biens qui
ne leur correspond que de façon contrariante 20.
21 Les premiers schèmes de la production et de la consommation, de
l’échange et du marchandage s’élaborent à l’intérieur de la vie
impulsionnelle. À la différence de la sphère économique où ils se font face,
dans la sphère impulsionnelle les producteurs et les consommateurs se
confondent comme s’y confondent la jouissance et le travail, l’usage et le
bien d’usage, l’affect et la production, l’émotion et l’effort  : l’émotion
voluptueuse se confond avec l’usage du phantasme qu’elle fabrique et
interprète dans le même temps. Il en va de même pour l’opposition de la
valeur et de l’inévaluable, du prix et de la gratuité qu’exploitera la société
industrielle et qui n’a pas cours dans la sphère impulsionnelle :
[…] la force pulsionnelle prélevée forme alors la matière d’un phantasme 21. Ibid., p. 18.
que l’émotion interprète  ; et le phantasme tient ici le rôle de l’objet
fabriqué. L’usage du phantasme par une force pulsionnelle donne son
prix à l’émotion qui se confond avec cet usage ; et l’usage du phantasme
procurant l’émotion veut, dans la perversion, qu’il soit précisément
inéchangeable. Ici intervient la valorisation première de l’émotion
éprouvée 21.

22 Certes, il s’agit ici d’une fiction théorique qui permet de penser à partir de 22. Par les schèmes de la
la rupture de l’immanence de la vie affective le renversement du pathos connaissance scientifique
l’homme mime plus qu’il ne
pulsionnel en fabrication ustensilaire, du phantasme en objet fabriqué, de
saisit le comportement (...)
la jouissance érotique en jouissance juridique, de l’impossédable en droit
de propriété. Inversement, si l’émotion voluptueuse peut se renverser en
fabrication ustensilaire, c’est parce que le phantasme dont elle jouit est
déjà un objet fabriqué. Aussi Klossowski risque-t-il cette inférence
provocatrice  : l’instrument est déjà en soi un simulacre, un simulacre qui
s’ignore comme tel puisque de cette méconnaissance dépend son
efficacité. Tout ce que l’homme fabrique est simulacre 22. Est-ce à dire que
l’économie mondialisée produit des simulacres au même titre que les
fabricants d’idoles dans une économie primitive  ? Quel rapport y a-t-il
entre « la bombe orbitale » et la « Vénus callipyge » ?
Fabriquer un objet ustensilaire (par exemple la bombe orbitale) ne diffère 23. Ibid., p. 13.
de l’acte de fabriquer un simulacre (par exemple la Vénus callipyge) que
par le prétexte inversé de l’expérimentation gaspilleuse  : à savoir que la
bombe orbitale n’a d’autre utilité que d’angoisser le monde des usages
stériles. Toutefois la Vénus callipyge n’est que la face rieuse de la bombe
qui tourne l’utilité en dérision 23.

23 Le monde ustensilaire ne tomberait-il pas à son tour dans la simulation 24. Ainsi le chapitre II du
d’un phantasme  ? Nous retrouvons donc la proposition fondamentale du roman nous raconte la
rencontre du souffle de
discours klossowskien  : qu’il soit artisanal, mercantile ou industriel, le
sainte Thérèse d’Avila et d’
régime économique est l’interprétation de la vie affective par elle-même. (...)
L’analyse de la vie impulsionnelle saisie ici dans sa structure immanente
sert de fiction théorique et d’argument de base à La Monnaie vivante. En
effet, l’analytique klossowskienne pose la vie impulsionnelle comme une
totalité indissoluble pour mieux la décomposer et la différencier ensuite en
autant de facteurs qu’il y a d’acteurs dans la sphère économique. En vérité,
la vie impulsionnelle est toujours déjà aux prises avec le monde
ustensilaire, elle s’y est toujours déjà renversée comme en sa négation
parodique. Cette totalité indissoluble où l’usage et le bien d’usage,
l’émotion-sujet et le phantasme-objet se confondent, cette vie
pulsionnelle, d’avant la chute (ou d’après la mort !), livrée à l’immanence de
ses pures intensités, réduite à l’état d’un souffle, s’était déjà dénouée et
déployée cinq ans auparavant dans les formes d’une intrigue romanesque :
Le Baphomet (1965) 24. Spectacle somptueux mêlant violemment la rigueur
ogivale du gothique et les spirales incandescentes du baroque, la fable y
met en scène l’âme de Sainte Thérèse d’Avila aspirée, à l’intérieur de
l’enceinte de la Commanderie, par une étrange machine à soufflets
branchée sur un Serpent d’airain, instrument et simulacre de l’Éternel
retour.
24 Si finalement tout instrument est simulacre et tout simulacre instrument, 25. KLOSSOWSKI Pierre, La
Klossowski tient à distinguer les simulacres de la vie pulsionnelle ou Monnaie vivante, op. cit.,
p. 50.
affective (les œuvres d’art jugées improductives et stériles du point de vue
économique) des simulacres de l’ajournement de la vie affective  :
«  L’urgence affective trouve dans l’ustensilaire le simulacre de son
ajournement 25.  » Ajournant l’urgence affective, détournant et divisant les
forces pulsionnelles, l’économie les égaliserait et les neutraliserait
irréversiblement si la «  perversion initiale  » qu’on croyait «  rachetée  »
n’entrait en jeu pour y trouver le motif d’une sournoise revanche. En effet,
en divisant indéfiniment les forces pulsionnelles, en les structurant en
«  besoins  », l’économie assure non seulement la victoire de l’instinct de
propagation sur le monde de la volupté, mais aussi et en même temps la
revanche de la perversion initiale sur le monde des besoins :
Toutefois, le prix de cette victoire de l’instinct de propagation, soit de 26. Ibid., p. 39.
l’effort, qui l’emporte sur l’émotion, sera la revanche de la perversion : la
disproportion entre l’effort et son produit, la disparité entre la demande
et son objet, et pas seulement le déséquilibre entre l’offre et la demande :
et enfin la disparition de l’unité individuelle à laquelle viennent se
substituer des conglomérats de besoins, hypertrophiés selon les
conjonctures 26.

25 Alors que l’économie artisanale rassemblait les forces pulsionnelles et les


écoulait vers le foyer domestique afin d’y assurer la subsistance de la
famille et la reproduction de l’espèce, la civilisation industrielle, en
revanche, par la mécanisation croissante des moyens de productions,
inaugure une économie du désir qui, venant se substituer à celle de la
subsistance et du besoin, mine et dissout - mais autrement que ne le fait le
phantasme  -  l’unité individuelle et morale du «  suppôt  ». En multipliant à
l’infini le nombre de besoins ainsi que le nombre d’objets susceptibles de
les satisfaire, entraînant le jeu de l’offre et de la demande dans l’irrésistible
spirale de la surenchère, le régime industriel ne fait qu’accroître la
disproportion entre l’effort et le produit, creuse et exaspère le désir. De ces
nouvelles technologies de la «  délectation morose  » l’industrie saura tirer
tous les profits. Alors que dans la société artisanale ou manufacturière
(Sade) l’image suggérée, objet rare et précieux (le livre, le tableau, la
gravure, le spectacle), vaut plus que l’émotion qu’elle est censée procurer,
dans le régime industriel, en revanche, la standardisation massive des
instruments de suggestion inonde le marché de simulacres de plus en plus
stéréotypés et de plus en plus accessibles, mettant ainsi «  l’émotion
éprouvable » elle-même hors de prix.
26 Le phénomène industriel se manifeste ainsi comme le retournement de
l’instinct de conservation et de propagation de l’espèce et permet à la
«  perversion initiale  » de prendre, à la faveur de ce renversement, sa
revanche. Telle est la ruse de la raison économique et la stratégie de la
jouissance dont aucune pensée de l’aliénation (Hegel, Marx) ne saurait
rendre compte. Seules l’utopie de Fourier et la contre-utopie de Sade
trouvent dans ce débat grâce aux yeux de Klossowski puisqu’elles
incarnent les deux attitudes de pensée les plus radicalement opposées sur
la question : soit la prostitution universelle par l’évaluation marchande des
corps et des phantasmes (Sade), soit le nouveau monde amoureux où les
pulsions et les affects s’épanouissent librement, au gré de mille jeux, dans
les effusions gratuites de la vie divine (Fourier).
27 Cette pensée du retournement à la faveur de laquelle le phénomène 27. WILHEM Daniel, Monnaies
industriel s’avère être un mode d’autoreprésentation des forces courantes, dans Traversées
de Pierre Klossowski, op. cit.,
pulsionnelles (et non un mode de répression ou d’aliénation comme chez
p. 82.
Marx) permet-elle d’imaginer, comme le tenta Fourier, une économie qui
s’organiserait en fonction du libre jeu des pulsions et des passions  ?
Comment imaginer une économie de la volupté  ? Mais alors comment le
phantasme, l’émotion voluptueuse, pourraient-ils y fonder la notion de
valeur  ? D’où le recours à la fiction de la «  monnaie vivante  » appelée à
démontrer par l’absurde l’impossibilité d’une telle économie. Si la société
industrielle traite les corps et les phantasmes comme des biens
échangeables, on peut douter qu’elle puisse en faire une «  monnaie  ». La
cité que Klossowski met en scène en guise de parodie, se caractérise non
plus par l’érotisation de la vie économique (la porno-star, le mannequin,
l’hôtesse, la prostituée, l’esclave industrielle) mais par la mercantilisation
intégrale de la vie impulsionnelle. Les travailleurs et les créanciers n’y
seraient plus payés en numéraire mais en «  objets vivants  » sources de
plaisir et de volupté. Dès lors deux scénarios se présentent  : soit l’objet
vivant se substitue à la monnaie dont il supprime les fonctions
neutralisantes, soit, telle une monnaie de réserve, il fonde la valeur à partir
de l’émotion procurée. Exerçant alors la fonction de l’étalon-or à partir
duquel se négocie la valeur des biens et des services, l’objet vivant
pourvoyeur d’émotions et de phantasmes serait alors moins un esclave
qu’un otage garant des valeurs en circulation 27. La monnaie vivante, si
telle fiction pouvait s’incarner dans la réalité, serait à la fois une réalité
immédiate (émotion, plaisir) et une réalité médiane (instrument de
paiement et d’acquittement de dettes). Mais comment pourrait-elle être à
la fois la richesse et l’équivalent de la richesse  ? Comment un objet de
sensation pourrait-il valoir une quantité de travail fourni ? Ne retrouvons-
nous pas au tournant Marx que nous avions congédié un peu rapidement
ci-dessus  ? De même que chez ce dernier aucun équivalent monétaire (le
salaire) ne peut correspondre ni à la force ni au temps de travail dépensés
et vendus par l’ouvrier, puisqu’en tant qu’origine de la plus-value le travail
vivant et subjectif échappe à toute évaluation, aucun équivalent ne saurait
pour Klossowski compenser l’émotion voluptueuse et chiffrer ses intensités
passionnelles. Qu’y a-t-il en effet de plus abstrait, de plus universel et de
plus mensonger que le signe monétaire puisque, se substituant au troc, il
neutralise et élimine de la transaction les qualités sensibles des objets
échangés ?
28 Si la fantaisie s’avère gratuite, elle n’en dévoile pas moins par son
absurdité, comme en un miroir inversé, l’inavouable monstruosité
industrielle. Tel est l’enjeu et le sérieux de la parodie klossowskienne. En
introduisant le simulacre dans le domaine qui en est apparemment le plus
affranchi, l’économie, Klossowski rappelle contre les apparences que sous
le circuit des échanges, sous la circulation du numéraire abstrait, la société
industrielle poursuit inlassablement l’échange des corps à ses propres fins.
Après avoir évoqué le paiement en objets vivants, monnaie féminine pour
les uns, monnaie virile pour les autres, il prend le risque d’affirmer :
29 Ce que nous disons là existe en fait. Car sans recourir à un troc littéral, 28. KLOSSOWSKI Pierre, La
toute l’industrie moderne repose sur un troc médiatisé par le signe de la Monnaie vivante, op. cit.,
p. 67-68.
monnaie inerte, neutralisant la nature des objets échangés, soit un
simulacre du troc  –  simulacre qui réside sous la forme des ressources en
main-d’œuvre, donc d’une monnaie vivante, inavouée en tant que telle,
déjà existante 28.
30 L’idée d’une économie de la volupté où les objets vivants sources
d’émotion se substitueraient à la monnaie inerte et à sa fonction
neutralisante, se heurte à un obstacle infranchissable. Pour qu’une monnaie
vivante puisse servir de mesure et d’étalon, il faudrait que la présence
corporelle soit à la fois signe de valeur et la valeur même, équivalent de
richesse et la richesse même. C’est précisément cette tension irréductible
entre le signe et l’objet, que se disputent « l’instinct spécifique » (grégarité,
normalité institutionnelle) et la «  perversité initiale  » (singularité,
phantasme), lutte qui confère à la civilisation industrielle sa «  dimension
monstrueuse ».
31 La publication en 1970 de La Monnaie vivante s’inscrit entre deux dates de
l’histoire politique et économique contemporaine. La première est
mai  68  avec ses litanies dénonçant la société de consommation, ses
interdictions d’interdire et ses proclamations grandiloquentes sur la
gratuité de l’art, autant de discours que Pierre Klossowski jugea d’une
généreuse mais non moins stupéfiante et aveugle naïveté  ; la seconde est
août  1971, date à laquelle l’administration américaine, en décrétant
l’inconvertibilité du dollar en or, mit fin aux parités fixes sur le marché des
changes et déstabilisa définitivement le système monétaire international.
Toute la réflexion de Klossowski tourne autour d’une économie industrielle
encore ancrée dans l’or, métaphore des jouissances stériles et des
émotions rares dans le monde de la production et des échanges et fondée
sur la valeur définie en termes de quantité de travail. Dès lors, que devient
aujourd’hui l’idée d’une monnaie vivante dans une économie entièrement
financiarisée et dématérialisée, livrée, en l’absence d’un État régulateur
keynésien, aux aléas de l’offre et de la demande, au chaos des marchés
financiers  ? Le déclin du papier-monnaie et la disparition progressive des
espèces sonnantes et trébuchantes dont l’amoncellement au pied du héros
sadien valait comme le simulacre du phantasme inéchangeable,
n’enlèveront pas à l’émotion voluptueuse son projet mercantilisateur.
L’économie postindustrielle en exacerbera sans doute davantage toutes les
tensions transformant la présence corporelle et l’objet vivant en de pures
virtualités spectrales, les « purs esprits » qui ne manqueront pas de surgir
du fond du miroir ou de l’écran. Dans une lettre de l’hiver 1970 adressée à
Klossowski, Michel Foucault précise, dans un éclat de rire, tout l’enjeu de
La Monnaie vivante :
On a l’impression que tout ce qui compte d’une façon ou d’une autre  – 29. KLOSSOWSKI Pierre, La
  Blanchot, Bataille, Par-delà le Bien et le Mal aussi  –  y conduisait Monnaie vivante, précédée
insidieusement  : mais voilà, c’est dit maintenant, et de si haut que je d’une lettre de Michel
recule et ne compte plus qu’à demi. C’était cela qu’il fallait penser : désir, Foucault à Pierre Klossowsk
(...)
valeur, simulacre, - triangle qui nous domine et nous a constitués, depuis
des siècles sans doute, dans notre histoire. S’y acharnaient au ras de leur
taupinière, ceux qui disaient et disent, Freud-et-Marx  : on peut en rire
maintenant, et on sait pourquoi 29.

NOTAS
1.  KLOSSOWSKI Pierre et ZUCCA Pierre, La Monnaie vivante, Paris, Eric Losfeld, 1970.
Pour la pagination nous renvoyons à l’édition parue en 1994 chez Joëlle Losfeld.

2.  DELEUZE Gilles, Klossowski ou les corps-langage dans Logique du sens, Paris,


Les Éditions de Minuit, 1969, p. 325.

3.  Il s’agit chez Benjamin d’une théologie messianique.

4.  BENJAMIN Walter, Œuvres III, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2000, p. 427.

5.  MONNOYER Jean Maurice, Le Peintre et son démon, Entretiens avec Pierre


Klossowski, Paris, Flammarion, 1985, p. 206.

6.  ROUDAUT Jean, « Le rôle de la fresque dans La Vocation suspendue », in JENNY


Laurent et PFERSMANN Andreas (dir.), Traversées de Pierre Klossowski, Genève,
Droz, « Recherches et rencontres », 1999, p. 60.

7.  MONNOYER Jean Maurice, Le Peintre et son démon, op. cit., p. 188.

8.  KLOSSOWSKi Pierre, Nietzsche et le Cercle vicieux, Paris, Mercure de France,


1969.

9.  KLOSSOWSKi Pierre, La Vocation suspendue, Paris, Gallimard, 1950, p. 34-35.

10.  Ibid.

11.  La Création du Monde, étude reprise dans KLOSSOWSKi Pierre, Tableaux
vivants, Essais critiques, 1936-1983, Paris, Le Promeneur, p. 28-29. Première
publication dans Acéphale, « Nietzsche et les Fascistes », janvier 1937, p. 24-25.

12.  Ibid., p. 29.

13.  MADOU Jean-Pol, Démons et simulacres dans l’œuvre de Pierre Klossowski,


Paris, Méridiens Klincksieck, 1987, p. 116. Voir aussi notre contribution « The
Law, the Heart : Blanchot and the Question of Community » in The Place of
Maurice Blanchot, dans Yale French Studies, n° 93, 1998.

14.  MONNOYER Jean Maurice, Le Peintre et son démon, op. cit., p. 190.

15.  BATAILLE Georges, La Part maudite, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard,


1976, t. 7, p. 35.

16.  MONNOYER Jean Maurice, Le Peintre et son démon, op. cit., p. 190.

17.  KLOSSOWSKI Pierre, La Monnaie vivante, op. cit., p. 53.

18.  Ibid., p. 17.

19.  Reproduisant la contrainte du phantasme obsessionnel par la maîtrise des


stéréotypes dont il use contrairement à leur fonction coutumière, le simulacre
mime, à défaut de pouvoir le communiquer (l’échanger), la part de
l’incommunicable.

20.  KLOSSOWSKI Pierre, La Monnaie vivante, op. cit., p. 21-22.

21.  Ibid., p. 18.

22.  Par les schèmes de la connaissance scientifique l’homme mime plus qu’il ne
saisit le comportement de ce qui lui est étranger. KLOSSOWSKI Pierre, Nietzsche et
le Cercle vicieux, op. cit., p. 201.

23.  Ibid., p. 13.

24.  Ainsi le chapitre II du roman nous raconte la rencontre du souffle de sainte


Thérèse d’Avila et d’un instrument, étrange machine à soufflets qui communique
avec un Serpent d’airain, actionnée par le Commandeur du Temple, et destinée à
aspirer et capter les âmes qui, séparées de leur corps, errent dans le espaces
infinis dans l’attente du Jour de la Résurrection : « Nonobstant qu’il eût remarqué
la plus profonde répugnance pour le mode instrumental qui s’offrait ici
d’informer les souffles expirés, il se disait qu’il avait eu tout de lui dénier toute
efficacité spirituelle… » (Le Baphomet, p. 63).

25.  KLOSSOWSKI Pierre, La Monnaie vivante, op. cit., p. 50.

26.  Ibid., p. 39.

27.  WILHEM Daniel, Monnaies courantes, dans Traversées de Pierre Klossowski,


op. cit., p. 82.

28.  KLOSSOWSKI Pierre, La Monnaie vivante, op. cit., p. 67-68.

29.  KLOSSOWSKI Pierre, La Monnaie vivante, précédée d’une lettre de Michel


Foucault à Pierre Klossowski, Paris, Joëlle Losfeld, 1994.

AUTOR
Jean-Pol Madou
Professeur émérite de l’université de Savoie-Mont Blanc. Docteur en philosophie et lettres
(université catholique de Louvain) Enseignement à l’université de Nimègue (Pays-Bas), et à
l’université de Miami (États-Unis). Ouvrages : Démons et simulacres dans l’oeuvre de Pierre
Klossowski, Paris Méridiens-Klincksieck, 1987 ; Édouard Glissant, de mémoire d’arbres,
Amsterdam-New York, 1996 ; Errance et épopée, Glissant, Segalen, Walcott, Caen, Éditions
Passage(s), 2016. Termine actuellement la traduction de l’anglais de l’épopée caribéenne,
Omeros de Derek Walcott (Prix Nobel 1992). Études et articles sur les rapports de la
littérature et de la philosophie (Char, Bonnefoy, Celan, Heidegger, le Collège de
Sociologie) et sur les aspects anthropologiques et philosophiques des littératures
antillaises.

Del mismo autor


Mythe et création, Presses de l’Université Saint-Louis, 2005

L’Ange et l’expérience poétique du sacré in Qu’est-ce que Dieu ?, Presses de l’Université Saint-
Louis, 1985

Narration, Poésie, Vérité. De Cervantes à Segalen in Narration et interprétation, Presses de


l’Université Saint-Louis, 1984

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