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THÈSE
Pour obtenir le grade de Docteur de l'Université Paris 8
Discipline : Psychanalyse
Présentée par
Ana-Maria MUÑOZ-TRUJILLO DE SHIVER
Titre
JURY
Pr. Hervé CASTANET
Pr. Josiane PACCAUD-HUGUET
« L’enfance est un pays que l’on traverse sans s’en rendre compte.
Arrivé aux frontières, si l’on se retourne, on remarque le paysage, mais
c’est déjà trop tard… J’ai longtemps pensé qu’il y avait une seule
manière de la regagner : par le souvenir...
La mémoire parfois, sous l’effet de la volonté ou d’une sensation, permet
d’en découvrir des fossiles. Or il existe un autre chemin, pas souterrain
celui-là, moins obscur, qui redonne accès à ce territoire lointain :
l’art ! »
Octavio Paz
El Mono Gramático
Seix Barral 1974
A Dominique Le Millour †
Avec mes remerciements les plus grands du monde... pour m' avoir légué
son plus beau et grand trésor...
A mon très cher Marwan Ben Mebarek pour son indéfectible et tendre
soutien.
Je remercie, enfin, mon cher mari Olen Shiver à qui je reste redevable
au-delà des mots pour son indéfectible soutien et amour, pour qui cette
tentative de « condecoración » demeure, en dépit de mes efforts, un
inestimable cryptogramme.
Table des matières
INTRODUCTION................................................................................15
8
3.4 Lewis Carroll photographe........................................................................... 97
3.5 Les photos des petites filles.......................................................................101
3.6 De la photo des fillettes déguisées au nu intégral...................................105
3.7 L’abandon de la photographie...................................................................116
9
CHAPITRE VIII- Maintenir à jamais ce qui disparaît déjà.................295
8.1 Portraits: « des petites filles rêvant qu’elles sont femmes ou femmes
rêvant qu’elles sont des petites filles... » ..............................................295
8.2 Images de l'intime................................................................................... 298
8.3 « Un exil volontaire au château de CHASSY »...................................301
8.3.1 L'onirisme dans la représentation de La Phalène de Balthus. ............303
8.4 Les années de direction de la Villa Médicis.........................................307
8.5 Rossinière : La dernière source d'inspiration pour Balthus..............311
8.5.1 Les tableaux des anges : « Pièges à regard »........................................315
10
ILLUSTRATIONS......................................................................................... 345
11
Illustration 20: Balthus, Le Pont Neuf, 1928....................................................364
Illustration 21: Balthus, Les Quais, 1929.........................................................365
Illustration 22: Bonnard, La famille au jardin (Le grand temps), 1901.........366
Illustration 23: Bonnard, Le Tramway Vert 1901............................................367
Illustration 24: Bonnard, La Place Clichy..........................................................368
Illustration 25: Bonnard, Café du Petit Poucet, Place Clichy, 1928....................368
Illustration 26: Balthus, La Rue, 1929.............................................................369
Illustration 27: Balthus, la Caserne, 1933.........................................................370
Illustration 28a: Balthus, Illustrations pour Wuthering Heigts (les hauts de
Hurlevent), d'Emily Brontë,1932-1935..................................371
Illustration 28b: Balthus, Illustrations pour Wuthering Heigts (les hauts de
Hurlevent), d'Emily Brontë,1932-1935..................................372
Illustration 29: Photographie de la collection de Paul Eluard, in Minotaure,
7 , juin 1935. ........................................................................... 373
Illustration 30: Balthus, La Toilette de Cathy, 1933..........................................374
Illustration 31: Balthus, La Rue, 1933.............................................................375
Illustration 32: Balthus, détail de La Rue, 1933..............................................376
Illustration 33: Balthus, La Leçon de guitare, 1934...........................................377
Illustration 34: Balthus, étude pour La Leçon de guitare,1949........................378
Illustration 35: Balthus, sans titre, 1963..........................................................379
Illustration 36: Balthus, La Fenêtre (La Peur des fantômes), 1933 (final).. .380
Illustration 37: Balthus, La Fenêtre (La Peur des fantômes), 1933 (premier
état)........................................................................................... 381
Illustration 38: Balthus, Alice (dans le miroir), 1933.........................................382
Illustration 39: Balthus, Madame Pierre Loeb, 1934.........................................383
Illustration 40: Balthus, Lady Abdy, 1935.......................................................384
Illustration 41: Balthus, La famille Mouron-Cassandre, 1935...........................385
12
Illustration 42: Balthus, Madame Leila Caetani (Jeune femme dans le parc),
1935........................................................................................... 386
Illustration 43: Balthus, Le Roi des chats, 1935................................................387
Illustration 44: Balthus, Portrait de la vicomtesse de Noailles, 1936...................388
Illustration 45: Balthus, Portrait d'André Derain, 1936....................................389
Illustration 46: Balthus, Roger et son fils, 1936..................................................390
Illustration 47: Balthus, Joan Miro et sa fille Dolorès, 1936...............................391
Illustration 48: Balthus, Portrait de Thérèse, 1936.............................................392
Illustration 49: Balthus, Frère et sœur, 1936......................................................393
Illustration 50: Balthus, Jeune fille au chat, 1937...............................................394
Illustration 51: Balthus, Les Enfants Blanchard, 1937......................................395
Illustration 52: Balthus, Thérèse rêvant,1938.....................................................396
Illustration 53: Balthus, Thérèse sur une banquette,1939....................................397
Illustration 54: Balthus, La Victime, 1939 - 1946...........................................398
Illustration 55: Balthus, La Chambre, 1952 - 1954.........................................399
Illustration 56: Balthus, Le Passage du Commerce-Saint-André, 1952 - 1954...400
Illustration 57: Balthus, La Chambre, 1947-1948............................................401
Illustration 58: Balthus, Nu au chat, 1948 - 1950............................................402
Illustration 59: Balthus, Jeune fille à sa toilette, 1949 – 1951............................403
Illustration 60: Balthus, Nu aux bras levés, 1951..............................................404
Illustration 61: Balthus, Le Drap bleu, 1958....................................................405
Illustration 62: Balthus, La Phalène, 1959........................................................406
Illustration 63: Balthus, La Chambre turque, 1963-1966.................................407
Illustration 64: Balthus, Japonaise au miroir noir, 1967-1976...........................408
Illustration 65: Balthus, Japonaise à la table rouge 1967-1976..........................409
Illustration 66: Balthus, Katia lisant, 1968-1976.............................................410
Illustration 67: Balthus, Nu de profil, 1973-1977.............................................411
13
Illustration 68: Balthus, Nu au repos, 1977......................................................412
Illustration 69: Balthus, Le Lever, 1975-1978..................................................413
Illustration 70: Balthus, Le Chat au miroir, 1977-1980...................................414
Illustration 71: Balthus, Nu au foulard, 1981-1982.........................................415
Illustration 72: Balthus, Nu au miroir, 1981-1983...........................................416
Illustration 73: Balthus, Nu à la guitare,1983-1986.........................................417
Illustration 74: Balthus, Grande Composition au corbeau, 1983-1986...............418
Illustration 75: Balthus, Le Chat au miroir II, 1986-1989...............................419
Illustration 76: Balthus, Le Chat au miroir III, 1989-1994..............................420
Illustration 77: Balthus, Jeune fille à la mandoline, 2000-2001..........................421
14
INTRODUCTION
Rola dit Balthus. Au cours de cette recherche, une peinture utilisée pour la
couverture d’une édition en anglais de Lolita et intitulée The girl and cat
nous a permis de découvrir que toute une partie des toiles de Balthus était
peuplée de ces fillettes, jambes écartées, qui, sous leurs courtes jupes,
dévoilent une culotte provocatrice et qui sont pour lui l’innocence même. De
ces jeunes filles, il fera le commentaire suivant : «je trouve qu’il n’y a rien de
plus beau qu’une jeune fille. Certains ont voulu y voir de l’érotisme… Ce
sont des anges !»2 Il dira même, en s’offusquant presque, que ceux qui
enfants à une quelconque Lolita le met en colère. Ces tableaux ne sont « que
la réalité telle que son œil la voit, rien de plus. Quant à une toile aussi
1
MUÑOZ-TRUJILLO Ana-Maria, Quelques approches de l’objet fétiche et l’équation Phallus=Girl
dans Mémoire de DESU, 2001.
2
BELILOS Marlène, La cérémonie du thé : rencontre avec Balthus, la cause freudienne, N° 46, Paris,
Navarin, Seuil.
15
dérangeante que La leçon de guitare, il préfère simplement l’oublier.»3
grands maîtres du passé tels que Piero Della Francesca et Poussin. Il répétera
peindre est lui-même une prière».4 Tel était l’artiste. Il élude pour mieux se
faire entendre, il se cache pour mieux se faire voir, un constat que nous avons
d’autres véritables règlements de comptes, mais qui ont sans doute contribué
décalage avec son siècle ». Quelques ouvrages, dont ceux de Jean Leymarie
(1978), Sabine Rewald (1984), Claude Roy (1996), Jean Clair et Nicholas
Fox Weber (1999), ainsi que Raphaël Aubert (2005), Mieke Bal et Rose-
sa création. En effet, tel qu'il a été souligné a juste titre par Neville Rowley
« en faisant de sa vie une œuvre d'art s'est retrouvé pris à son propre piège : le
3
MARCABRU Pierre, Le jeu de masques de Balthus, Le figaro littéraire, jeudi 15 mai 2003.
4
JAUNIN Françoise, « Balthus. Les méditations d’un promeneur solitaire de la peinture », Lausanne,
Bibliothèque des arts, 1999, p.20.
16
grand public s'est toujours plus intéressé à ses hauts faits, réels ou supposés,
C’est donc à partir de ces nombreux ouvrages que nous avons tenté une
catalogué d’« érotique », voire de « pervers » dans ces œuvres, car l'œuvre de
certains de ses commentaires faits sur ces toiles ne prendront de sens que
Carroll incarne pour l’artiste une grande importance ainsi que les images de
Struwwelpeter et les images d'Épinal des années 1930, qui furent parmi les
en effet, n’ira pas bien loin dans son œuvre « s’il ne garde pas à l’esprit les
5
ROWLEY Neville, École du Louvre, Cycle de découverte, Balthus, Septembre-octobre 2013.
P. Klossowski, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, Centre
6
17
tenus par Balthus dans sa jeunesse, comme lorsqu'il confia à un ami : « Je
choses telles qu’il les voyait dans son enfance8 », retiennent notre attention
célèbres jeunes filles qui sont au cœur de l’œuvre et pour lesquelles le peintre
n’a jamais cessé de cultiver une certaine ambiguïté. Ces tableaux de jeunes
filles nous amènent tout particulièrement à nous questionner sur ce que nous
montre Balthus dans son œuvre. Une autre manière de jouir du corps féminin,
nous offre est toujours une scène, mais alors sans devenir, scène présentée
comme un arrêt sur l’acte, pas en elle, pas d’ouverture non plus vers un
7
Roy Claude, « Balthus », Paris, Gallimard, 2001, p.22
8
Klossowski P., « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, centre
George Pompidou, Paris, 1984, p.82
9
Entretien avec Antoinette de Watteville à Lausanne, le 6 décembre 1979. Cité par Sabine
Rewald in Balthus Le temps suspendu, p.18
18
fantasmatiquement, Balthus fait en sorte de le présenter, non à son apogée,
quelque chose qui se passe ou s’est déjà passé, mais jamais jusqu’au bout »,
maintien hors du monde du réel, dont le cadre n’est non pas le temps
suspendu mais le temps absent qui file. L’œuvre de Balthus semble en effet
illusoires, le sexe des enfants dérangent tant il est visible que l’entrecuisse
intime des filles représentées par l’artiste est la représentation du désir. Cette
œuvre n’a pas d’égal, jouant sur un registre de la chair tendre où, comme
devant la toile que nous porte cette peinture. Énigme du désir du corps nu
10
Klossowski P, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue Balthus, centre
George Pompidou, Paris, 1984, p. 84.
11
Castanet Hervé, « Sur un tableau de Balthus », Quarto n°40/41, Bruxelles, octobre 1990, p.5
19
des multiples et diverses références à l’art que l’un comme l’autre évoquent
dit, cette thèse, nous tenons à le souligner, n’a pas la prétention d’être une
critique de l’œuvre d’art et elle n’est pas non plus la tentative d’une
constat. C’est une tentative de faire la lecture d’une partie des œuvres (tout
12
FREUD S, « L’intérêt de la psychanalyse » (1913) in Résultats, idées, problèmes I, Paris, P.U.F.,
1984. p. 210
20
de continuer dans une ligne de pensée née lors de notre recherche sur la
Fenichel.
nous donner la porte d’entrée pour établir une harmonie de principe entre
puisait une grande partie de son inspiration. Une telle démarche de notre part
petites filles et fillettes nues dans « des poses suggestives » se sont trouvées
ainsi « au cœur de son œuvre », et coïncident pour certains avec des images
21
CHAPITRE I
REPÈRES THÈORIQUES: Linéaments Freudien et
Lacanien sur la création artistique et l'art.
fantaisie de 1908 », nous donne une orientation sur le point de vue à partir
profond de l’art.
Freud au long de son œuvre nous met face à une première question pour
aborder le sujet : par quels moyens l’art parvient-il à remonter jusqu’à ces
sources inaccessibles de notre vie affective ? Quels sont les moyens de l’art
qui fait que celui qui regarde un tableau ou admire une autre œuvre d’art
puisse éprouver des sentiments, découvrir des relations, se mobiliser dans son
mais plutôt pour attiser notre intérêt, est le premier à nous mettre en garde sur
les limites au sein desquelles les élaborations qui en découlent peuvent être
abordées.
Ainsi, nous dit-il, l’artiste lui-même n’est pas censé savoir ce qui fait de lui un
poète, un sculpteur, un peintre. Les raisons de son génie lui sont obscures. Il
ne peut pas nous donner de réponses satisfaisantes, il ne peut pas nous dire les
raisons qui le font parvenir à ce résultat, c’est son secret le plus intime 14.
Quant à son intention, à ce qu’il peut exprimer par l’œuvre, il peut en savoir
quelque chose ou rien du tout. Mais dans les deux cas, ce n’est pas l’artiste
qui rend compte par des raisons intelligibles de ce qui fait effet en nous.
les sources des émotions et intentions de l’artiste, mais une telle analyse ne
Cela dit, cette incertitude n’est pas à lire comme étant le résultat d’une
communication incomplète, d’un message qui pour une raison ou une autre
n’a pas pu nous être transmis ou dévoilé dans la totalité. Le visage le plus
met face aux limites de l’interprétation, limites déjà relevées par Freud dans
dévoiler, mais il y a aussi des relations qui s’écrivent. L’œuvre est à situer
15
« J’ai été, ce faisant, rendu attentif au fait apparemment paradoxal que justement
quelques-unes des créations artistiques les plus grandioses et les plus subjuguantes sont
restées opaques à notre entendement. On les admire, on se sent dominé par elles, mais
l’on ne sait dire ce qu’elles représentent. Je n’ai pas assez lu pour savoir si cette
remarque a déjà été faite, ou si un esthéticien n’a pas trouvé qu’une telle perplexité de
notre entendement compréhensif serait peut-être une condition nécessaire pour que se
produisent les effets les plus élevés qu’une œuvre d’art est censée susciter. Je ne
pourrais que difficilement me résoudre à croire à l’existence d’une telle condition. Non
que les connaisseurs ou les enthousiastes de l’art ne trouvent point les mots, quand ils
nous vantent une telle œuvre d’art. Ils n’en manquent pas, serais-je tenté de dire. Mais
devant un tel chef d’œuvre de l’artiste, chacun dit en général autre chose, et aucun ne
dit ce qui serait susceptible de résoudre l’énigme pour le simple admirateur. Ce qui
nous empoigne aussi puissamment ne peut pourtant être, suivant ma conception, que
l’intention de l’artiste, pour autant qu’il a réussi à l’exprimer dans l’œuvre et à nous
permettre de l’appréhender ; je sais qu’il ne peut s’agir d’une appréhension purement
intellectuelle; l’état affectif, la constellation psychique qui ont fourni chez l’artiste la
force motrice de la création, doivent être reproduits chez nous. Mais pourquoi
l’intention de l’artiste ne serait pas assignable, formulable en mots, comme n’importe
quel autre fait de la vie psychique ? Peut-être que dans le cas des grandes œuvres d’art,
on n’y réussira pas sans application de l’analyse. Mais c’est l’œuvre elle-même qui doit
rendre cette analyse possible, si elle est l’expression, qui fait effet sur nous, des
intentions et des émotions de l’artiste » S. FREUD, « Le Moïse de Michel-Ange », in
L’inquiétante étrangeté et autres essais ; op.cit., p. 87-88.
16
Ibid., p.123.
24
dans ce deuxième ordre.
Freud nous dit : « l’artiste peut aller jusqu'à l’extrême limite de ce que l’art
peut exprimer. »17 Phrase qui suppose un au-delà de l’art, tel que nous
préférons le penser, la rencontre avec un point extrême qui met en relief, dans
Que signifie l’œuvre, que veut-elle représenter ? Qu’est-ce que l’auteur nous
donne à voir ?
ne peut dire plus que ce qu’elle dit, ne peut exprimer au-delà de ce qu’elle est,
dans l’art quelque chose échappe à l’univers du sens. Quand Freud nous dit
que c’est l’œuvre elle-même qui nous saisit dans la mesure où l’artiste a pu
matérialiser en elle non seulement sa pensée, mais aussi son état affectif, il
nous dit que c’est l’œuvre dans sa matérialité, dans sa corporéité, dans sa
chair, qui donne les limites non seulement de ce qui est donné à voir, à
17
Ibid.
25
amenés à l'interpréter.
déchiffrement.
Ainsi, en suivant pas à pas les arguments de Freud, nous constatons qu’il
élucider l’énigme du don merveilleux que fait l’artiste par l’analyse la plus
de ses œuvres »18 Affirmation complétée par une autre : « les meilleurs
d’une continuité entre ce que pense l’artiste et ce qu’il peut créer. L’œuvre ne
reflète pas la pensée de l’artiste, elle ne peut être réduite à cela. L’œuvre en
tant que matérialité est capable d’excéder toutes les intentions et de l’auteur et
18
S. Freud, « Prix Goethe 1930 », in Résultats, idées et problèmes II, P.U.F., Paris, 1992, p.184
19
S. Freud, « Le Créateur littéraire et la fantaisie », in op.cit., p.33.
26
Enfin, Freud nous met en face d’un impossible à tout savoir, d’un impossible
27
1.2 Du jeu comme activité créative et quête du soi à la
mise en jeu du fantasme.
savoir sur l’essence de l’art. Et pourtant comment faire pour avancer, pour
cerner les raisons de l’œuvre, les sens et les mobiles de la création artistique ?
Freud nous répond que c’est en essayant tout au moins de découvrir en nous
ou chez nos semblables une activité qui ressemble d’une manière ou d’une
autre à l’activité artistique. A travers une telle activité, si elle existe, nous
général ».
Ainsi, suivant cette perspective, Freud nous indique que les traces de
l’activité artistique sont à chercher dans notre enfance. La même idée est
20
Ibid., p.34.
28
l’expérience humaine la plus proche à diminuer cette distance qui sépare
est le jeu. Peut-être sommes nous autorisés à dire : chaque enfant qui joue se
pour parler plus exactement, il arrange les choses de son monde suivant un
L’opposé du jeu n’est pas le sérieux mais… la réalité. L’enfant distingue très
réalité, et il aime étayer ses objets et ses situations imagées sur des choses
Le créateur littéraire fait donc la même chose que l’enfant qui joue ; il crée un
21
Ibid., p.34-35.
29
création artistique qui se trouve essentiellement dans la prévalence donnée au
désir sur la réalité. Dans les deux cas, un monde s’organise sur les rails de la
tendance pour l’intensité de la vie explicable par la théorie des pulsions et une
plutôt réinventer les choses ou le regard sur les choses « à travers un étayage
sur des objets réels ». Dans le jeu de l’enfant et dans l’art, l’intensité de la vie
se fait mouvement, les objets sont disposés pour leur restituer le pouvoir de
L’enfant qui joue se construit un monde. Le jeu n’est pas une imitation ni le
ce qui lui est fourni par sa propre perception sensible. Le jeu n’évoque pas la
qui promeuvent le jeu chez l’enfant sont semblables à ceux qui fournissent
recréent un monde qui obéit, par l’étayage sur des choses palpables et visibles
30
du monde réel, à toutes les exigences de la vie. Cette éthique du jeu, cet acte
C’est en fonction de ces grands principes que Freud permet la mise en place
poète actualise par sa création une expérience ancienne dont le ressort est
d’une vie passée qui s’éloigne, mais nous le faisons à travers un plaisir
et l’art au-delà de tout emploi, de toute fonction, nous mettent face à la vérité
Nous commençons tous par nous représenter la vie, via le jeu avec les autres
enfants et parents en nous inventant une autre réalité avec des images, des
paroles. Même en ce qui concerne l’amour, nous pourrions dire que c’est
22
Ibid., p. 44.
31
grâce à ces jeux enfantins que nous cherchons déjà à trouver une signification
grandes questions de la vie, nous les avons en quelque sorte connues, nous les
avons affrontées dans notre enfance par le jeu. L’art doit à nouveau nous
Mais il ne suffit pas toujours d’avoir joué dans son enfance pour être poète,
peintre, sculpteur ou acteur. Pour être créateur, nous savons bien que la
freudienne pour l’homme commun, pour celui qui ne peut pas transformer ces
jeux d’enfant en création artistique ? Quel est le sort de celui qui, ne pouvant
ou ne voulant pas devenir artiste, doit quand même accepter par les
jouer, n’abandonne rien d’autre que l’étayage sur des objets réels ; car au lieu
23
Freud S., « L’inquiétante étrangeté », in op. cit., p. 36.
32
du fait que dans les deux premiers, le sujet doit étayer les situations imaginées
sur des choses palpables et visibles du monde réel, ce qui n’est pas le cas pour
la fantaisie.
de réalisation.
C'est par la réalisation visible de l'idée artistique, par étayage sur des objets
une différence que nous ne serons pas autorisés à annuler entre le rêve diurne
tableau ou regarde une pièce de théâtre n'éprouve pas la même émotion que
celui qui entend les rêveries d'un de ses semblables. Freud précise à ce sujet
33
que le fait de raconter nos fantaisies aux autres est non seulement quelque
chose de pénible car nous éprouvons, pour la plupart d'entre nous, des raisons
mais en outre, même dans les cas où elles nous seraient communiquées par un
autre, que nous n'en éprouverions aucun plaisir : « De telles fantaisies quand
nous les apprenons, nous rebutent, ou nous laissent tout au plus froids »24. La
différente de nos rêves diurnes parce que dans la création artistique, il y a ces
objets réels auxquels l'auteur donne non seulement son insigne, mais une
du sujet, la marque de son désir ne se suffisent pas comme c'est le cas pour la
l'objet réel est élevé par le créateur à la dignité de l'art. La nature esthétique se
révèle en fonction de cette différence25. Ce qui nous est donné à voir par une
24
S. Freud, « Le Créateur littéraire et la fantaisie », in op. cit.,p. 45.
25
Une hypothèse qui se confirmerait dans le livre de Gérard Wajcman, L'objet du siècle. En
effet, l'auteur met non seulement en évidence cette nécessité radicale de l'objet pour la
création artistique, mais donne également à l'art moderne la fonction principale de voir dans
l'équivoque entre le reste et l'objet, c'est-à-dire dans la banalité de l'objet, la marque de notre
siècle dans l'art. En prenant l'exemple de la roue de Duchamps, l'auteur nous dit : « Peut-être
qu'avec cette roue c'est l'essence de tout objet qui se trouve ici exposée. Sur le marché du
désir, tout objet serait un trou avec un peu de matière autour? Les rdm comme ce qui fait voir
le manque essentiel qui habite et soutient tout objet. La roue comme le tabouret, c'est une
réponse, en forme d'objet, une réponse plastique, visible. Un objet qui montre,
silencieusement, énigmatiquement, les réponses à nos questions, nos réflexions, etc. sur ce que
c'est qu'un objet. Un objet qui serait un poseur de réponses. » G. Wajcman, L'objet du siècle,
Lagrasse, Verdier, 1999, p. 87.
34
peinture, une sculpture ou une autre représentation artistique, c'est le désir
Dans l’intensité des affects que l’artiste réveille en nous, se coule un au-delà
qui fantasme. L’auteur veut nous dire quelque chose, il veut nous montrer
quelque chose, il est censé supposer cet autre – que je suis – cet autre
diriger entièrement dans cette pensée qu’il veut me donner à voir, qu’il a su
rendre visible par la création. L’artiste seul, est capable par la forme artistique
de nous faire dépasser nos préjugés, notre inhibition, notre répulsion face à
nos désirs refoulés. Il nous révèle nos propres désirs, il nous fait vivre nos
chose qui est à la fois singulier et universel. Ce qu'il a voulu nous dire, il a su
35
le mettre en acte par un dépassement des frontières entre lui en tant que sujet
et l'autre. La transmission du désir est possible selon Freud parce que l'artiste
s'élèvent entre chaque moi individuel et les autres. Freud nous dit : C'est dans
à voir avec les barrières qui s'élèvent entre chaque moi individuel et les
autres, que gît le véritable art poétique26. L'artiste est capable de transmettre
le plus singulier de son désir en même temps qu'il franchit par la création
façon plus universelle dans l'expression de ce qui fait le sens de l'humain 27. A
chaque époque, c'est l'artiste qui nous fait découvrir la façon dont nous
regardons le monde en même temps que lui seul est capable de renouveler ce
regard. L'artiste nous permet un autre rapport, nous ouvre à une autre
expérience avec nos propres rêves, nos propres désirs, notre propre regard sur
26
Freud S., « Le Créateur littéraire et la fantaisie », in op, cit., p. 46
27
« le créateur littéraire atténue le caractère du rêve diurne égoïste par des modifications et des
voiles, et il nous enjôle par un gain du plaisir purement formel, c'est-à-dire esthétique, qu'il
nous offre à travers la présentation de ses fantaisies. Un tel gain du plaisir, qui nous est offert
pour rendre possible par son biais la libération d'un plaisir plus grand émanant des sources
psychiques plus profondes, c'est ce qu'on appelle une prime de séduction ou un plaisir
préliminaire. » S. Freud, « Le Créateur littéraire et la fantaisie », in op, cit., p. 46
36
de notre inhibition, de notre paresse de penser.
Pour conclure, nous pouvons affirmer que la logique dégagée par Freud nous
propres fantaisies, nos désirs les plus secrets. Par les moyens de l’art, par le
capables d’un autre rapport, d’une autre expérience, d’un autre jugement avec
l’équivalence avec le jeu de l’enfant. L’enfant ne cache pas ses jeux, il joue et
le gain de plaisir propre à l’activité ne fait que lui ouvrir la voie à la libération
37
couches plus intimes de l’expérience, est aussi possible pour l’adulte par le
fiction se révèle par ces activités nécessaires dans l’accès de l’homme à son
désir. Enfin, selon Freud, l’art nous fait vivre quelque chose qui émane de
sources psychiques très profondes mais qui ne peut nous être restitué que par
la forme artistique, quelque chose qui nous connecte au sérieux avec lequel
nous avons joué dans notre enfance, qui dénonce le goût que nous avons à
C’est donc en suivant cette perspective que nous dirions que Freud interroge
la cause et la façon dont le sujet est touché, saisi par l’œuvre, d’un point de
particulière, est non seulement impliqué, concerné, mais aussi interpellé par
l’œuvre. Celle-ci ne s’adresse pas à tout le monde, mais peut toucher chacun
concevoir la façon dont le lecteur ou le spectateur peut s'y trouver grâce aux
38
1.3 L’orientation lacanienne sur l’art.
On peut relever un trait frappant de la posture de Lacan envers l’art qui, à
s’applique, au sens propre, que comme traitement, et donc à un sujet qui parle
28
et qui entend » Une autre déclaration de Lacan va dans ce sens que nous
quelques uns), nous constatons qu’il n’est pas forcement en opposition avec
28
J. Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir » in Écrits, p. 747.
29
J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V. Stein », in Autres
écrits, p. 192-193.
30
S Freud, « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » Idées/Gallimard, p. 149-150.
39
En quoi ces propos tenus par Lacan sur la psychanalyse et l’art seraient-ils
différents de ceux de Freud ? L’un comme l’autre se sont portés du côté d’un
Dans ce sens, nous pouvons dire que pour Lacan, à la différence de Freud,
paraît des plus suspects, c’est ce que font pourtant les analystes. Expliquer
Lacan s’efforce de nous montrer que nous pouvons apprendre aussi bien de
picturale et nous montrera la façon dont elle s'intègre dans sa théorie, mais, il
plutôt enseigner par l’œuvre, avec laquelle il s’applique à décaper, gratter les
31
J. Lacan, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines » Scilicet n° 6-7,
Paris, Seuil, 1976, p.36.
40
couches, faire repentirs et retouches de ce que le montage du tableau révèle de
avancer dans une structure, nous offre une porte d’entrée pour établir une
Pour traiter ce point, deux célèbres tableaux que Lacan commente dans son
d’avancer sur des questions clés pour notre travail avec une vision plus claire
32
SOUS Jean Louis, « Lacan et la peinture » CD-ROM,Éditions Chrysis 2005.
41
1.3.1 Théories lacaniennes sur l’art. « Premier moment,
le vase »33.
Lacan parlera longtemps et de façon évolutive à ce sujet dans son œuvre, mais
savoir das Ding, qu’il dit emprunter à Freud. La chose, nous dit Lacan, « si
elle n’était pas foncièrement voilée, nous ne serions pas avec elle dans ce
C’est bien pour cela que les champs sont ainsi définis, la chose se présente
chose35.
Cette chose nous permet de saisir le rapport qui met l’homme en fonction de
médium entre le réel et le signifiant. Et comme le dit Lacan, elle ne peut être
33
Pour reprendre le titre de l’ouvrage de F. Régnault, Conférences d’esthétique lacanienne. « Si
on voulait être schématique, l’histoire des arts se marquerait chez Lacan selon une double
scansion : les arts du vide et puis les arts des anamorphoses. Premier moment, le vase. Second
moment, le crâne », F. Régnault, conférences d’esthétique lacanienne Agalma, Paris, 1997, p. 25.
34
J. Lacan, S. VII, p. 142.
35
Ibid., p.143.
42
trois formes d’organisation autour de ce vide. Ce vide, selon l’expression de
la chose, autour du vide. C’est l’hypothèse que nous voyons s’illustrer par
vase, s’il est le « premier signifiant, façonné des mains de l’homme, il n’est
signifiant, dans son essence de signifiant, de rien d’autre que de tout ce qui est
dans sa forme incarnée ce qui caractérise le vase comme tel. C’est bien le vide
36
« Je vous indique d’ores et déjà trois modes selon lesquels l’art, la religion et le discours de la
science se trouvent avoir affaire à cela (le vide) [...] Tout art se caractérise par un certain mode
d’organisation autour de ce vide. Je ne crois pas que ce soit une formule vaine malgré sa
généralité, pour diriger ceux qui s’intéressent à l’élucidation des problèmes de l’art, et je pense
avoir les moyens de l’illustrer pour vous de façon multiple et très sensible. La religion consiste
dans tous les modes à éviter ce vide. Nous pouvons dire cela en forçant la note de l’analyse
freudienne, pour autant que Freud à mis en relief les traits obsessionnels du comportement
religieux. Mais encore que toute la phase cérémonielle de ce qui constitue le corps de
comportements religieux entre en effet dans ce cadre, nous ne saurions pleinement nous
satisfaire de cette formule, et un mot comme respecter ce vide va peut-être plus loin. De toute
façon le vide reste au centre, et c’est précisément en cela qu’il s’agit de la sublimation. Pour le
troisième terme, à savoir le discours de la science [...] prend sa pleine valeur le terme employé
par Freud à propos de la paranoïa et de son rapport à la réalité psychique – Unglauben. [...] De
même que dans l’art il y a une Verdrangun, un refoulement de la chose – que dans la religion il
y a peut-être une verschiebung - c’est à proprement parler de Verwerfung qu’il s’agit dans le
discours de la science. Le discours de la science rejette la présence de la chose, pour autant
que, dans sa perspective, se profile l’idéal du savoir absolu. » Ibid., p.156-157
37
Ibid., p.145.
43
reconnaît rien de tel »38.
Ainsi nous voyons que c’est par le recours de Lacan au signifiant pur, en tant
L’œuvre d’art est en rapport avec la chose, et par les déterminants mêmes de
la création ex nihilo.
Nous pourrions dire qu’il est possible de déduire et même de généraliser par
cet exemple l’orientation de Lacan. Une orientation qui ne trouve pas son
veut dire ? » mais qui introduit une autre dimension que celle d’une théorie du
38
Ibid.
39
A ce propos, Gérard Wajcman dans son article : « La ressemblance et le moderne » nous
montre à quel point l’art moderne croise la science moderne par ce raccourci lacanien du
signifiant. Soit que le tournant moderne se serait accompli selon ce double visage du signifiant
moderne tel que la science linguistique saussurienne l’a développé. « Le râteau du signifiant »
se réalise sur deux aspects fondamentalement : arrachement à la signification et à la
ressemblance. L’œuvre d’art ne veut rien dire et ne ressemble à rien. Toutefois l’auteur va
encore plus loin en démontrant que l’œuvre d’art n’est jamais entièrement soluble dans le
signifiant, et qu’un troisième terme manque pour analyser la coupure moderne, celui de la
présence. « Une fois détachée la signification et extraite la ressemblance, il reste quelque chose
d’une œuvre : elle-même, un elle-même réductible à une pure présence, sa présence matérielle
déjà, sa visibilité, opacité de la présence d’un objet singulier. » G. Wajcman, « La ressemblance
et le moderne » in Barca ! n°7, p. 95-120.
44
« signification métaphorique », ni à quelque chose de l’ordre de l’élucidation
à-dire « qu’il (le signifiant), (ou à sa place, qu’elle, la création artistique) n’a
soit »40.
d’un sens à l’autre, car cette insistance, cette quête du sens, est aussi celle de
à ce qui dans le réel n’est pas opacité41, ne nous permet pas d’aller beaucoup
plus loin. Le sens selon Lacan est toujours double sens, substitution d’un
création artistique, il s’agit encore d’autre chose et Lacan affirme que pour
40
J. Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Écrits,
op.cit., p. 498.
41
J. LACAN, S. V, p. 32.
45
l’expliquer il lui est nécessaire de se servir d’un objet : l’anamorphose.
46
1.3.2 Les arts de l’anamorphose: « Second moment, le
crâne ».
« c’est toute espèce de construction faite de telle sorte que, par transposition
optique, une certaine forme qui n’est pas perceptible au premier abord se
rassemble en une image lisible. Le plaisir consiste à la voir surgir d’une forme
indéchiffrable »42.
Holbein, Les Ambassadeurs daté de 1533 (Ill.1). Voici quelques détails sur
rayonnage couvert d’un tapis oriental. Derrière eux tombe un rideau de soie
double portrait qui commémore sa rencontre avec son ami George de Selves,
42
Lacan J., S. VII, p. 161.
47
manches bouffantes. Il porte au cou le médaillon ovale de l’ordre royal de
Saint-Michel. Le poignard qui pend à son côté indique son âge : vingt-neuf
ans. Piquée sur sa coiffure noire, on devine une minuscule broche d’argent
toi de la fin. » Andrea Alciati a évoqué la tradition qui consistait à afficher par
des signes muets inscrits sur une broche la pensée intime d’un personnage. 43
(Le même principe était à l’œuvre chez les gentilshommes qui portaient une
violette. L’âge de l’évêque, vingt-quatre ans, est mentionné sur le livre posé à
côté de lui. « Les deux personnages sont figés, raidis dans leurs ornements
monstrateurs. »44 Entre les deux personnages, figurent les objets des sciences
globe terrestre (Holbein y a ajouté les noms des lieux qui jalonnèrent la vie de
Jean de Dinteville), une équerre et un compas, un luth (dont une corde est
43
Laurens P., André Alciat, Les emblèmes, introduction, p. 30-31.
44
Lacan J., S. XI, p. 82.
48
cassée et l’étui retourné contre le sol), deux livres, L’arithmétique des
(1524) ouvert sur la chorale de Luther. Sur la page gauche, nous pouvons lire
page droite, Mensch will tu leben seliglich (homme si tu veux vivre heureux).
Les objets ont tous une valeur symbolique et se rapportent au quadrivium des
perspective souvent décrits dans les traités. Ces objets signifient l’union des
Mystère des deux ambassadeurs est en deux actes. Le premier acte se joue
distance, devant les deux seigneurs apparaissant au fond comme sur une
49
scène. Il est émerveillé par leur allure, par la somptuosité de l’apparat, par la
Mais voici qu’au centre du tableau, juste au-dessus du sol flotte un objet
miroir concave. L’étui du luth se trouve derrière la forme flottante (cet étui à
peine visible est retourné sur le sol). Le tableau représente in fine une double
Vanité. La première est une Vanité scientifique avec le luth à corde cassée et
l’étui retourné dans l’ombre. « Ce que nous pensons (être) science n’est
comprend toutes choses »47 La seconde est une Vanité des puissances
George de Selve avec le crâne entre eux dans un troisième registre souterrain.
« Les deux figures sont enveloppées du même silence que la « still life » de
s’engageant dans le salon voisin, il tourne la tête pour jeter un dernier regard
sur le tableau, et c’est alors qu’il comprend tout : le rétrécissement visuel fait
terminée»49.
réalisait non pas une mais deux compositions, chacune avec son propre point
lorsque le spectateur se place pour ainsi dire à côté des ambassadeurs, près de
49
Baltrušaitis J., Anamorphoses, p 147.
50
Zwingenberger J., Hans Holbein le jeune : l’ombre de la mort, p. 36.
51
moins connu se dérobe aux spectateurs qui gardent une position frontale. Elle
que ce que tout tableau est, un piège à regard. »52 Le peintre donne à celui qui
est devant son tableau quelque chose que Lacan résume par la formule : « Tu
veux regarder ? Eh bien vois donc ça ! »53. Cette formule sonne comme une
qui regarde. Mais le rapport du regard à ce que l’on veut voir est un rapport de
leurre et ce qu’on donne à voir au sujet n’est pas forcément ce qu’il veut
voir !
Holbein, nous dit Lacan, nous rend visible quelque chose qui est, à
laquelle centre pour nous toute l’organisation des désirs à travers le cadre des
pulsions fondamentales54.
Le regard comme objet a qui surgit par l’anamorphose de la tête de mort, rend
propre castration, figurée par la mort. Le crâne est le regard du tableau qui
51
Ibid., p.119.
52
Lacan J.,S. XI, p. 83.
53
Lacan J.,S. XI, p. 93.
54
Lacan J., S. XI, p. 83.
52
observe le spectateur. Celui-ci se voit vu tout à coup.
l’étonnement et de la création.
ce que nous cherchons dans l’illusion est quelque chose où l’illusion elle-
surgissement d’un objet autre. Cet objet organise d’une autre façon l’espace,
53
étonnement. Cela dit, « qu’il y ait anamorphose, autrement dit un évidement
Lacan donne aussi son statut de l’œuvre artistique, en nous ouvrant à une
dimension où l’illusion se brise et vise autre chose. Lacan, à travers l’art, nous
55
Régnault F., Conférences d’esthétique lacanienne, op.cit., p.25- 26.
54
1.3.3 Le corps et la signification phallique dans le
tableau: Les Ménines de Vélasquez.
effet, il n'y a de cette famille royale que l’Infante Margarita entourée de ses
n’y est représenté qu’en arrière plan du tableau, dans un cadre qui ressemble à
dans l'atelier du peintre au palais royal. L’Infante avec sa suite vient rendre
deux seuls qui fixeront l’avant du tableau dans la pièce. Un homme, José
aussi dans cette pièce mais du fond du tableau, dans l’encadrement d’une
devant un lourd rideau rouge. Cette scène est baignée de lumière, dispensée
dans la pièce par un mur de fenêtres donnant sur les jardins du palais. Ces
fenêtres, dont la présence n’est notifiée que par la lumière qu’elles apportent,
éclairent la scène de droite à gauche, liant tous les éléments sur leur passage.
Les Ménines est l'instantané d'un coup d'œil, d'un moment d'arrêt de l'image,
qui fixe cet instant où le peintre s'éloigne de la toile qu'il est en train de
peindre, pour jeter un coup d'œil vers le supposé modèle, qui est en fait la
place du spectateur. C'est un grand regard dirigé vers nous, vers un spectacle
56
Dans le Séminaire de Lacan de 1966, le livre de Michel Foucault, Les mots et les choses a la
même fonction que le livre de Merleau-Ponty Visible et invisible de l’année 1964 : ils donnent à
Lacan l’occasion d’avancer des théories concernant le champ scopique, en particulier 1966,
avec le fantasme et l’objet a regard ainsi que la vision du sujet entre sujet voyant et sujet du
regard.
56
qui se constitue en tant que tel devant le tableau Les Ménines. Le moment
dire celle qui est là devant les yeux du spectateur. Si on voit le peintre, on ne
impossible, qui consiste à se voir en train de voir ce qu'il peint, coup d'œil qui
énigme pour celui qui le regarde. Qu'est-ce qu’il peint ? Que représente ce
tableau que l’on ne voit pas de face ? Il pousse le sujet à demander à voir la
toile: « Fais voir ! » dirait l'observateur exprimant par là son désir de voir, sa
57
curiosité sur la question du désir de l’Autre57.
La toile, retournée, nous dit Lacan, est en effet l’envers de ce tableau que
nous voyons de face, à savoir Les Ménines. Vélasquez nous fait donc voir le
est une propriété de la topologie en tant que la théorie des surfaces, qui se
il est l’objet de la peinture. C’est en fait la pulsion qui révèle cette structure
pulsion, comme dans une bande de Moëbius où il faut que l’on fasse deux
tours pour revenir à la même place. C’est par la pulsion scopique que le
spectateur est bouclé, piégé dans le tableau, qui constitue ce qui est figuré
Vélasquez ouvre une autre référence spatiale, qui n’est plus celle de l’étendue
point de fuite et le point à l'infini, à savoir les deux pôles où se trouve tiré le
57
J. Lacan. L’objet de la psychanalyse. Séance du 11 mai 1966.
58
Le point de fuite se situe dans ce fond de lumière qui sort d'une porte ouverte
perspective. Don José Nieto Vélasquez, cousin du peintre, sur les marches de
l'escalier, voit la scène, y compris celle qu'on ne voit pas, car nous sommes
dans cette scène: l'Infante avec ses suivantes et tout le groupe qui
se trouve une fenêtre dont on voit à peine l'embrasure, mais d'où vient toute la
d'une beauté ravissante. Elle envahit cet espace devant le tableau où demeure
le spectateur, et l'attire dans le tableau. C'est d'un point situé à l'infini (point
cette lumière qui se répand sur le tableau, et c'est de là que Vélasquez pourrait
du spectateur, mais aussi de l'Infante, qui est le vrai modèle de ce tableau, qui
l'impubère est recouvert par cette robe magnifique qui fait de l'Infante
58
Lacan J., L’objet de la psychanalyse. Séance du 25 mai 1966.
59
Margarite, une girl-phallus, qui devient ce qu'elle n'a pas. L'infante est l'objet
jeune épouse de quinze ans, et est âgée de quatre ans, mais elle est aussi
l'objet précieux de Diego Vélasquez, qui l'a peinte sept ou huit fois. Elle
vient, dit Lacan, à la place de l'objet a, qui dans son éclat de lumière, est au
se situe dans l'intervalle entre le plan qui va du peintre au point de l'infini d'où
Dans cet intervalle figure l'essieu, c'est-à-dire le lieu entre le plan tableau et le
représentation. Pour qui? Pour l'Autre, figuré par le couple royal supposé voir
toute la scène. Ce couple, en fait, ne voit rien, car il est effectivement figuré
tourne le dos. Mais c'est à partir de cet Autre qui ne voit rien, que se soutient
représentation.
Dans Les Ménines, nous voyons figurés le sujet divisé (le peintre tient deux
60
représentation scénique pour l'autre. On représente ainsi à l'Autre la scène que
fantasme comme réponse du désir à l'Autre... Pour le faire exister. Car cet
Autre ne voit rien, il n'est même pas là, mis à part son image réfléchie dans le
l'Autre, comme le couple royal dans le tableau n'est que le pur reflet dans une
d’un tableau de Balthus, La Rue peint en 1933. Le tableau n’est décrit que
par allusion à une retouche que Balthus aurait dû faire pour faire plaisir à
délire, c’est à vous d’en trancher, j’ai dit : voilà les Ménines »59. (Nous
son séminaire, dans lequel il nous dit avoir trouvé la même structure que dans
celui de Velasquez et cela afin d’aborder quelques questions que l’on peut se
59
Lacan J., L’objet de la psychanalyse. Séance du 18 mai 1966.
61
En effet, c’est en suivant cette perspective que Lacan nous introduit au cœur
valorisés: Les petites filles, qui sont certes l’allégorie de la grâce, mais aussi
tant que phallus60 ». Dans ces visages et corps d’enfants qui captivent et
Lewis Carroll, dont il avait traduit en russe les aventures d’Alice au pays des
merveilles en 192361, Conte qui charpentera une grande partie de son œuvre
60
Lacan J., L’objet de la psychanalyse. Séance du 25 mai 1966.
61
CAROLL L., Œuvres Bibliothèque la Pléiade éd. Gallimard, 1990. Introduction XII, XIII
62
CHAPITRE II
Contribution post-freudienne sur l’équation symbolique
de la Phallus=Girl62.
que Lacan fait un bref commentaire sur l’article d'Otto Fenichel, paru dans le
Psychoanalytic Quarterly, Volume XVIII, N°3, de 1949, qui porte sur ce qu’il
appelle l’équation Girl = Phallus, qui n’est pas sans rapport, comme il le note
lui-même, avec la série d’équations bien connues fèces = enfant pénis 63. »
de la mère.
Fenichel aborde déjà ce cas de perversion dans l'article Zur Psychologie des
62
Nous reprenons ici quelques repères théoriques que nous avions abordés lors d'une
précédente recherche sur l' approche de l’objet fétiche et l’équation Phallus=Girl dans Lolita de
Vladimir Nabokov, mémoire de DESU réalisé en 2001.
63
Lacan J., Le Séminaire IV, p. 167.
64
Lacan J., Écrits, Seuil, Paris, 1973, p. 565.
65
Id., p. 733.
63
transvestitismus, publié dans l’I.Z.P. en 1930 : « Lors de l’analyse d’un
pénis. »66
Dans son article de 1936, trois cas de névrose sont évoqués. Le premier cas,
semble-t-il, est celui d’une jeune femme hystérique qui souffre d’une
peur d’être ridicule »). Otto Fenichel rapporte cette inhibition au « penisneid »
primaire. La cause d’une telle angoisse est la crainte que ne soit découvert le
l’équation Corps=Pénis décrite par Freud en 1917. Les deux auteurs disent
avait offert à son père et qui l’accompagnait dans tous ses voyages. C’était la
66
FENICHEL Otto, Zur Psychologie des Trasvestitismus, I. Z. P., Vol. XVI, 1930.
67
FENICHEL Otto, Die symbolische Gleichung : Mädchen=Phallus (1936), I. Z. P., in
L’impromptu psychanalytique de la Picardie, n° 6, trad. Par Francis Felzin, 1991.
64
représentation métaphorique de son complexe d’infériorité, et à la fois de
toute-puissance, car elle dit : « bien que je sois petite, il faut bien que mon
père m’aime quand même, puisque sans moi il ne peut rien faire. » Elle se
De ce type de choix d’objet amoureux, Fenichel nous dit qu’il est déterminé
que fille, de la même façon que j’aime à présent cette femme infantile. » Il
s’agit donc de ce même mécanisme de choix d’objet que Freud a décrit pour
également chez des hétérosexuels. Ils tombent amoureux de petites filles dans
68
Freud, Sigmund, Trois essais sur la théorie de la sexualité.
69
Int. Psa. Verlang, Vienne, 1931, p. 21.
65
pour les hétérosexuels. En effet, la femme choisit selon un choix d’objet
celui-ci est, par elle, sauvé magiquement. » 70. Aux yeux de l'homme, l'enfant
Fille=Phallus. Elle est impliquée dans cette fonction imaginaire où elle devra
phallique qu’il ne peut maintenir que dans une identification avec le phallus
Par ailleurs, c’est aussi dans le Séminaire sur la relation d’objet 71, que Lacan
70
FENICHEL Otto, Die symbolische Gleichung : Mädchen=Phallus, Op. Cit. p. 5.
71
Lacan J., Séminaire IV La relation d’objet, séance n°18 du 6.02.1957, p. 167-168.
66
comme c’est le cas chez Fenichel, dont l’article vise spécialement la fille, à
sujet. Les données analytiques indiquent également que la fille et, de manière
comme s’il était ce qui lui manque, comme s’il lui apportait le phallus
Que la fille puisse être objet de prédilection pour un certain type de sujet met
en relief une fonction que nous pouvons appeler fonction mythique qui
découle autant des mirages pervers que de toute une série de constructions
Goethe, Mignon la bohème dont la position bisexuelle est soulignée et qui vit
personne dont il ne peut se passer. Goethe dit de ce couple -Harfner, dont elle
a tant besoin, et Mignon, sans laquelle il ne peut rien faire- qu’on y trouve
67
cette puissance perd toute son efficacité. Cette chose, qui est finalement le
68
2.2 Le pubère, l'impubère et l'image phallique chez
Lacan.
ne soient pas les seuls exemples sur lesquel Lacan s’appuie, ces textes sont
commentés sous divers angles théoriques, comme par exemple dans Le désir
littéralement, d'autre chose dans les deux grands Alice: Alice in Wonderland
que ces deux Alice ». Il ajoute « ...dans ce que je vous ai dit, qui concerne la
position de ce sujet par rapport au phallus, qui est ce que je vous ai souligné:
l'opposition entre l'être et l'avoir. Quand je vous ai dit que c'était parce que
pour lui, c'était la question de l'être qui se posait, qu'il eût fallu « l'être sans
l'avoir », ce qui est par quoi j'ai défini la position féminine, il ne se peut pas
qu'à propos de cet être et ne pas l'être, le phallus, ne soit pas élevé en vous
72
J. Lacan. « Le désir et son interprétation », séminaire inédit, séance du 4 mars1959. p256
69
indique qu'elle est le signe qui vient à la place de l'objet chu, du regard du
peintre74 .
Par ailleurs, c'est dans le séminaire VI, Le désir et son interprétation, que
structure de cet ouvrage, nous dit Lacan: « est qu’il présente toutes les
parler névrotique 75 ».
Lacan fera d’autres commentaires sur Lolita dans son séminaire VIII, Le
transfert76, poursuivant son travail autour du phallus que « l’on peut voir là où
l’érection du désir...77 ».
Cette représentation est l’agalma, cet objet à la fois concret et symbolique qui
remplit une fonction d’ornement ou, plus concrètement, de statue. C’est ainsi
que dans le Banquet, Platon compare le visage de Socrate à celui d’une statue
divine. L’agalma est l’objet qui provoque l’admiration, occupant une place
quasi sacralisée par le sujet, capable d’exercer la fonction d’un être détaché
d’un ensemble; d’exercer sa vertu par lui-même (cet être partiel est également
théorisé par Abraham) Ainsi, au sens le plus concret, l’agalma est une partie
L’agalma est donc désirable, ou plus exactement, cause de désir. Lacan trouve
ici sa théorisation de l’objet partiel sous le nom d’objet petit a (en référence à
l’agalma platonicien), qui nous rapproche au plus près de ce qui se joue dans
la vision de l’objet perdu qui est la cause du désir ; or cette perte d’objet
que le sujet dénie la réalité de la castration. C’est donc quelque chose qui
traverse le sujet, qui provient d’une perte qu’il ne peut reconnaître comme
77
Ibid.
71
telle, puisqu’il est divisé à son insu et où l’objet a désignera le représentant de
Les diverses versions de l’agalma seraient ainsi des précipités précieux de cet
objet.
Phallus=Girl78. C’est dans ce texte que Lacan fait allusion à certains aspects
Beauvoir intitulé Brigitte Bardot et le syndrome Lolita 79, dans lequel cette
distinguer. »
Cette référence faite par Lacan, comme nous l'avons souligné lors de notre
épaules, mais sa coiffure est celle d’une gitane. Ses lèvres font une moue
adéquate, comme le signifie clairement Lacan dans son commentaire cité plus
haut, car Lolita est en effet le signe de la féminité à peine dessinée, ses
de cette image de Lolita que l'on pourrait qualifier de gracile nous a ramené à
80
Simone DE BEAUVOIR, Brigitte Bardot et le syndrome Lolita, Les écrits de Simone de
Beauvoir, Gallimard, 1979, p. 365.
73
nous importe le plus ici avec cette trouvaille si particulière de Lacan dans la
montre à ses élèves une esquisse réalisée sur le sujet par le peintre surréaliste,
illustrateur, entre autres, du poète Paul Eluard81, esquisse dans laquelle on voit
le corps de Psyché, qui n’est pas seulement le corps de l’âme, et qui manifeste
une légèreté, une finesse. C’est un corps de peu de poids, de peu de formes, a
tel point que l’évocation de la nymphette réapparaît ici comme Lacan nous l’a
commenté : « Dans le tableau, c’est Psyché qui est éclairée, et comme je vous
limite du pubère et de l’impubère, c’est elle qui est pour nous l’image
phallique. »82
La forme mince, fine de psyché, nous a paru semblable au corps de Lolita, qui
suscite le désir de Humbert qui loin d’être attiré par la forme féminine, est
attiré par un corps qui n’a pas acquis ses formes car il est seulement une
81
J. Lacan. Le transfert, Le Seuil, Paris,1991, p. 266.
82
Ibid, p. 292.
74
petite fille, modèle carrollienne ou la double cynique d'Alice83.
83
LECERCLE Jean-Jacques, Lolitalice, in Lolita, Figures mythiques, éd. Autrement, Paris,
1998.p 90.
75
Chapitre III
L’œuvre de Lewis Carroll comme source d’inspiration
pour l'œuvre de Balthus.
long de son parcours que nous avons décidé d’aborder la référence établie de
Lewis Carroll dans son œuvre. En effet, il n'y a guère de mystère à ce que
l’œuvre Carrollienne, éblouissante par les feux follets de son écriture, ait pu le
séduire et l’attacher.
Dans une grande partie de son œuvre, Balthus nous montre comment l’image
trouve par ailleurs une autre partie de ses sources en particulier dans les textes
l’autre côté du miroir ». Ces deux derniers ont eu de quoi charmer l’esprit du
peintre car ils portent en germe une imagerie complexe où il a pu puiser des
76
l’enfance déploient des motifs achevés : le miroir, le jeu de cartes, le chat et
mais vraie, celle qu'aux yeux de Balthus, il distinguait dans ses tableaux.
Les œuvres de Lewis Carroll ont su épouser pour Balthus les méandres et les
désirs de l’âme enfantine et le refus d’un monde adulte, mais c’est sans doute
nous semble justifié par le fait que Balthus, à son tour, est devenu
Cependant, il faut dire par ailleurs qu’il reste difficile de commencer une
d'en trouver une approche qui fût singulière, tant le corpus critique sur Lewis
pas répéter ce qui a déjà été écrit, le plus souvent avec talent par tous les
84
LECERCLE Jean-Jacques, Un amour d’enfant, in Lecercle Jean-Jacques., éd., Alice, Paris,
Autrement , 1998, p.7.
85
Pour évoquer le commentaire de Sophie Marret dans son texte : "Les petites filles de l'inconscient
au mythe": « Qu'il soit pervers ou non, le « cas » Carroll, aux côtés de Nabokov, s'est en effet
trouvé pris dans les arcanes des discours contemporains sur la perversion ». In Lewis Carroll et
les mythologies de l'enfance, (ouvrage collectif) sous la direction de Sophie Marret, Presses
Universitaires de Rennes, 1995, p.66.
77
« minutieusement analysés et ses contes, expliqués et annotés. Que restait-il à
découvrir?
Tout cela sans oublier que notre principal propos reste celui d’interroger les
motifs qui figurent dans le texte carrollien et dans son œuvre photographique :
« la figure de la petite fille ». C'est elle qui est au cœur des deux artistes, de
Hommage rendu à Lewis Carroll 87, texte que nous avons choisi en guise
notre travail ne pouvait pas trouver meilleure voie d’approche que celle des
86
J. Lacan, Le transfert, Le Seuil, Paris, 1991, p.292.
87
J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », texte prononcé le 31 décembre 1966 sur
France Culture, sous le titre « Commentaire d’un psychanalyste ». Transcription de Marlène
Bélilos à partir de la bande sonore. Texte établi par Jacques Alain Miller in Ornicar?, n° 50,
revue du Champs Freudien, diffusion Navarin –Seuil, 2002.
78
3.2 « Hommage rendu à Lewis Carroll » ; Contexte
historique.
Pour situer les enjeux dans le récit de Lacan, nous souhaitons tout d’abord
nous rapporter au contexte dans lequel cet hommage à Lewis Carroll fut
carrollienne en 1971, à plus forte raison en 1968, contexte qui aurait pourtant
88
MARRET Sophie, Lacan sur Lewis Carroll ou « Tandis qu’il lourmait de suffèches pensées », in
Ornicar ?, revue du champs freudien, n° 50, 2002, p. 340.
89
Collectif, « Lewis Carroll », Cahiers de l’Herne, n° 17, dirigé par H. Parisot, Paris, éd. de
l’Herne (1971), 1987.
79
dû être favorable à ce que l’on remarque que Lacan s’y était intéressé.» 90.
Gattégno, auteur parmi les plus connus ayant travaillé sur l’œuvre de Lewis
Carroll (autre une thèse universitaire sur Lewis Carroll en 1970, une
lecture proprement freudienne, peut-être parce que le travail essentiel avait été
fait par William Empson et Phyllis Greenacre présents dans ce cahiers, n’a
Marret, elle n’est en tout cas signalée dans aucun des ouvrages ni des
Phyllis Greenacre, qui sont celles contre lesquelles Lacan s’élève, se trouvent
90
MARRET Sophie, Lacan sur Lewis Carroll ou « Tandis qu’il lourmait de suffèches pensées », in
Ornicar ?, revue du champs freudien, n° 50, 2002, p. 341.
91
Collectif, « Lewis Carroll », Cahiers de l’Herne, n° 17, dirigé par H. Parisot, Paris, éd. de
l’Herne (1971), 1987. p. 10.
80
étude psychanalytique de la biographie de Carroll. Ces perspectives n'ont rien
ce qu’il ne reste pas de traces dans les mémoires ? En toute cas, comme nous
part des carrolliens. Sans doute sa portée ne leur était-elle pas encore audible,
à délivrer une signification alors même que Lacan souligne combien le texte
Lacan :« les trois registres par lesquels j’ai introduit un enseignement qui ne
psychanalyse, les voilà à l’état pur dans leur rapport le plus simple.» 95. Lacan
donne une autre approche de l’œuvre et de l’auteur, il suffit d'écouter les voix
des écrivains (pour la plupart célèbres), qui s’élèvent à tour de rôle dans
Ainsi André Maurois parle-t-il, à propos d’Alice, de « l’art de dire les choses
qui ait jamais été écrite ». André Breton dans son Anthologie de l’humour
94
Ibid., p. 341-342.
95
J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », P.10.
82
L’œuvre de Carroll ne cessera de se transformer sous la plume et le pinceau
guère nous étonner si pour Eugène Ionesco, Alice est un « cauchemar pur […]
C’est en même temps la vie, l’univers des hommes et c’est aussi l’autre côté
commente les lettres de Carroll aux petites filles, énonce : « il fit servir cette
logique et cette morale à se jouer d’elle-même comme jamais encore avant lui
il nous fut donné de voir ». « Elle s’en tient au pouvoir de subversion morale
96
MARRET Sophie, Lacan sur Lewis Carroll in« Tandis qu’il lourmait de suffèches pensées », in
Ornicar? revue du champs freudien, n° 50, 2002, p. 343.
83
nous l’avons vu, le sadisme de l’œuvre, incontestablement présent, frappe les
propos d’Eugène Ionesco sont ici les plus explicites : l’enfant littéraire a
l’angoisse. »97 On pourrait citer en contrepartie Claude Le Roy qui situe Alice
d’Alice, constate-t-il, sont un précieux auxiliaire pour les chefs d'état, les
l’attitude la plus juste dans la vie », car elle « ne cède jamais devant ce qu’elle
lectures d’Alice, célébrant tantôt ses vertus édifiantes, tantôt son pouvoir de
subversion.»98.
Par ailleurs, cette contradiction dans l’œuvre, comme le souligne aussi Sophie
défend une thèse d’orientation piagétienne selon laquelle les révoltes d’Alice
97
Eugène IONESCO dans l’émission de Jacques Brunius.
98
MARRET Sophie, Lacan sur Lewis Carroll in « Tandis qu’il lourmait de suffèches pensées », in
Ornicar? revue du champs freudien, n° 50, 2002, p. 343.
84
lui donnent accès à la découverte d’elle-même, participent du recul de son
dans son cheminement vers l’âge adulte. Donald Rackin préfère insister sur le
ainsi appelé à la mettre en tension avec son pouvoir de subversion [...]. Toutes
Carroll mais en privilégiant l’un des aspects...»99. Enfin, nous dit Sophie
Lecercle mis à part, qui peut intégrer la contradiction grâce à la thèse qu’il
99
Ibid., p. 343-344.
85
profondes. » Le savoir porté par le texte s’avère toujours confondu par les
autres intervenants avec celui de l’auteur. »100. Ceci est en effet, comme le
souligne Sophie Marret, notamment clair dans la plupart des exposés cités
titre ses nombreux travaux mathématiques et de logique. Tel est le cas « dans
l'exposé de François Broca et dans la préface que fit Pierre Mabille pour la
profonde qui depuis un siècle s'est accomplie dans les domaines de la logique,
apprise, Lewis Carroll, quelque amusant que soient ses exercices, reste à la
traîne d'Aristote101 ».
Par ailleurs, ce n'est que plus tard, en 1969 que Gilles Deleuze dans son livre
Logique du sens, « s'intéressa à son tour aux Alice », il choisit pour sa part de
ne s’intéresser qu’à l’œuvre littéraire parce qu’elle concerne le sens tandis que
100
Ibid., p. 344.
101
Ibid., p. 345.
86
dévoilerait la fondation du sens sur une « case vide », par le biais de laquelle
théorique avec son livre De l’autre côté de la logique. Hervé Castanet fera, à
d’analyser l’œuvre mathématique et logique, et d’en repérer les effets dans les
102
Ibid.
87
Carroll porte à son incandescence la fonction de la lettre en tant qu’elle fait
Cela dit, s’il paraît difficile de faire une lecture de l’œuvre de Carroll sans
pluralité des points de vue réunis, ils témoignent du peu d’intérêt que certains
topiques carrolliens ont pu susciter chez les auteurs. Ainsi, S. Marret est peut-
tout en repérant les effets dans les écrits littéraires, elle serait aussi l’une des
l’œuvre. Pour cela, elle postule que « l’enfant de la fable est informée de ce
que fut une petite fille pour Carroll, au-delà d’une analogie par trop simpliste
103
Castanet Hervé, « Lewis Carroll, l’inconscient et la lettre », la lettre mensuelle, N°140, Juin
1995 ECF.
88
entre la vie et l’œuvre104 ».
portée d’objet absolu que peut prendre la petite fille. C’est parce qu’elle
incarne une entité négative, qui porte son nom que je n’ai pas à prononcer ici,
la petite fille Lewis Carroll s’est fait servant, elle est l’objet qu’il dessine, elle
est l’oreille qu’il veut atteindre, elle est celle à qui il s’adresse véritablement
comment Lewis Carroll en est venu là. La curiosité restera sur sa faim, car la
biographie de cet homme qui tint un scrupuleux journal ne nous échappe pas
nos clients pour savoir où cela échoue à la fin dans un jardin public107. »
Suivant Lacan, Sophie Marret indique que: « S’il laisse entendre par là qu’il
soupçonne que Carroll relève d’une structure perverse sans s’y étendre, c’est
qu’il relève à cet égard que jouissance et loi morale s’avèrent toutes deux
Lewis Carroll écrivain, empêtrée dans ses démêlés avec ses semblables, se
Carroll est bien divisé, si cela vous chante, mais les deux sont nécessaires à la
réalisation de l’œuvre»109. Lacan note par ailleurs : « Lewis Carroll [...] était
terme auquel il faut que vous donniez sa couleur la plus crue vous inspirer de
107
J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », p.11.
108
S. MARRET, « Les petites filles : De l’inconscient au mythe », in Lewis Carroll et les
mythologies de l’enfance (ouvrage collectif), Presses Universitaires de Rennes, 2005. p. 69.
109
J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », p.11.
90
la répulsion [...] Je dis que ceci a sa part dans l’unicité, de l’équilibre que
réalise l’œuvre. Cette sorte de bonheur auquel elle atteint, tient à cette
appellerons du nom dont il est béni à l’oreille d’une histoire encore en cours,
dans l'œuvre d’art. Récupération d’un certain objet, ai-je dit, dans une autre
note que j’ai faite récemment sur Marguerite Duras, dont j’aurais bien aimé
Dans ce sens, notre intérêt nous conduit dès lors à nous questionner à notre
tour sur « ce que furent les petites filles pour Carroll afin de saisir comment
fantastique, mais bien aussi par ses portraits et ses dessins. Dans ce sens, nous
110
Ibid., p.11-12.
111
Ibid., p.12.
91
carrollienenne qui, nous l'espérons, pourra nous permettre de mieux
92
3.3 La genèse du récit: les circonstances de la création
d'Alice par Lewis Carroll.
La création des Aventures d’Alice au pays des merveilles pourrait à elle seule
faire l’objet d’une étude tant le mythe d’Alice est subordonné au mythe de sa
genèse. Rarement l’histoire de l’intervention d’un récit n’a été aussi édulcorée
et enjolivée. Rarement l’invention d’un conte pour enfants a donné lieu à tant
de conjectures et de commentaires.
flotte sur l’onde d’une rivière. L’après-midi est « baignée de lumière », une
grandes leurs oreilles. Charles Dodgson raconte une de ces histoires insolites
une scène idyllique qui mêle les charmes de la pastorale à la douceur d’un
amour à première vue chaste et naïf pour une fillette. La lumière d’été rivalise
une expédition en bateau sur l’Isis pour les petites Liddell, les filles du Doyen
guise de point de départ, envoyé mon héroïne au fond d’un terrier de lapin
Alice à la scène. Le conte est donc à l’origine un récit oral raconté pour faire
plaisir à l’enfant aimée. Dodgson semble avoir été coutumier, à cette époque,
de ces histoires qui « vivaient, puis mouraient, comme des mouches de l’été,
librement que le malade fait sur le divan du psychanalyste. »113. Deux ans et
Aventures d’Alice au pays des merveilles sera encore plus tardive. Elles
112
Caroll L., « Alice à la scène, dans œuvres », Paris, Gallimard, 1990 (coll. Bibliothèque de la
Pléiade), p. 247.
113
GATTÉGNO, J., « L’univers de Lewis Carroll », Paris, J. Corti, 1970, nouvelle édition,
1990
94
de cœur, du Thé chez les fous et de Cochon et poivre. Quant à De l’autre côté
du miroir, il est un projet scriptural et sera publié cinq ans plus tard, en 1872.
Le texte définitif des Aventures d’Alice au pays des merveilles n’a finalement
rien perdu de sa fraîcheur qui présida à son invention. Il porte en lui tous les
attraits de la séduction mais aussi tous les poisons d’un sadisme, que la
Pareilles à ces histoires inventées Mille et une nuits durant, les Aventures
plaire.
inventivité constante ainsi que l’irrésistible envie d’amuser ses amies en leur
saynètes ont toujours une visée. Leur dessein est d’amuser, d’étonner et
affectifs, doux et durs, aimants et haineux. Denis Rougemont voit juste quand
certains de ses poèmes et trahi par les plaisanteries souvent féroces de ses
114
Denis DE ROUGEMONT, « Comme toi-même », Paris, Albin Michel, 1961, p.56.
95
La composition des Aventures d’Alice n’échappe donc pas à cette exigence
quand il énonce : « De la petite fille Lewis Carroll s’est fait servant, elle est
l’objet qu’il dessine, elle est l’oreille qu’il veut atteindre, elle est celle à qui il
Cette stratégie singulière n’est pas sans conséquences. Alice Liddell devient
du même coup une muse, mais surtout une petite fille qui, parce qu’elle
115
J. Lacan, « Hommage rendu à Lewis Carroll », p. 9.
96
3.4 Lewis Carroll photographe.
photographique. Ses journaux ainsi que les centaines de lettres qu’il rédigea,
récit fantastique, mais également par ses portraits, ces petits chefs-d’œuvre.
S’il est vrai qu’au début, la photographie fut pour lui une récréation qui lui
permettait de faire autre chose que de « lire et écrire », elle cessa rapidement
dévorante que Carroll développa sur une période qui s’étend de mai 1856 à
juillet 1880 et durant laquelle, comme l’écrit Brassaï, un des plus grands
97
d’évêques, d’archevêques, de professeurs d’Oxford, d’artistes, d’écrivains,
politiques, des portraits qui montrent avant tout qu’il était un excellent
célèbres qui a servi à son intronisation dans le monde des images constitua
fait l’aveu dans son journal lorsqu’il écrit : « Je marque cette journée d’une
relate dans son journal la rencontre ou l’ébauche d’une rencontre avec une
Chasseur d’images aux aguets traquant ses égéries sans trêve ni répit, il ne
laisse pour ainsi dire jamais filer une occasion, ni un dîner en ville ou à la
petite Ethel Hatch devenue une vielle dame […], racontait que l’auteur
d’Alice au pays des merveilles se promenait, avec à la main une petite valise
Bleue des Lolitas », comme plus tard, son immense atelier photographique
qu’il fit construire à grands frais, était aussi un paradis pour les enfants.
« Que de merveilles dans ce studio, dans les quatre chambres et les quatre
déformant, des farces, des attrapes. Dans l’immense placard, toute une
lui-même, battait des ailes et volait […]. Certaines fillettes eurent même la
rouge et d’assister à l’apparition des images. Que de féerie pour rendre les
99
Carroll les prenait sur ses genoux, les embrassait, les serrait contre sa
poitrine ; il leur racontait des histoires fascinantes, leur dessinait des scènes
comiques »118.
118
Brassaï, « Lewis Carroll photographe ou l’autre côté du miroir », Cahiers de l’Herne, 1971, p.107.
100
3.5 Les photos des petites filles.
studio de celles prises en extérieur, ainsi que les photos des petites filles
la vacance du décor, sans oublier, bien sûr, le choix, nuancé, délié, diversifié
penser par un amateur plus ou moins inspiré. Au cour des premières années,
marque chronologiquement une césure nette dans son travail puisqu’à dater
101
du jour où il disposa d’un studio, il ne photographia pratiquement plus au
dehors. Il est courant de la part des historiens de dire que les photographies de
leur confère une décontraction plus grande qu’à celles prises en studio.
féeriques.
Cette ordonnance impeccable dans la disposition des éléments est bien sûr
119
GERNSHEIM Helmut, Lewis Carroll, photographe victorien, Chêne-F.M. Ricci, 1979, p.11.
102
bienveillante et ensoleillée de certaines photos paraît en effet une exception
temps suspendu.
mendiante posant pieds nus devant un mur sordide (Ill.4). Les haillons d’une
photographier les fillettes dans des endroits oubliés, liés au passage du temps
devant un mur sordide, jambes et pieds nus, nous regarde avec une grande
l’importance de la nudité des jambes et des pieds, fréquente dans son œuvre,
et qui aux yeux de Lewis Carroll avait autant d’importance que le visage et
« même peut-être plus». Pour Brassaï, il est clair qu’il ne s’agit pas seulement
bien de fétichisme121. » Cette constatation d’une évidence qui saute aux yeux
120
Brassaï, op. cit., p. 110.
121
Wetzel Michael, « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », Alice, Paris,
Autrement, 1998, p. 133.
103
de certains, serait en conséquence liée aux autres séries de photographies qu’il
qualifiait dans son journal de « sans habilements », qui ont pour sujet la
cérémonie du coucher, mises en scène par Carroll, ainsi que les photos de nu,
104
3.6 De la photo des fillettes déguisées au nu intégral.
paraissent pas enchantées pour autant de poser devant lui. Ces costumes
peu à peu.
de ces costumes étaient d’ailleurs apportés par les petites filles elles-mêmes
ou étaient loués par ses soins au théâtre de Druty Lane. On en trouve une
105
l’aurait estimée suffisamment réussie pour être présentée à un public qui
Une autre de ses petits modèles dénommée Ella, fille d’un professeur
fantaisies sur le chemin de ses petits modèles. Mais il n’aimait pas qu’ils
électrique espérant ainsi produire le choc voulu. Mais l’expérience avait raté.
Elle pensa naïvement que son corps était réfractaire à l’électricité »123. En
« The Elopement »– La Fugue (Ill.6), son héroïne n’est autre qu'Alice : Alice-
Jane Donkin. Un petit baluchon à la main, la jeune fille qui vient déjà
rabattu sur les cheveux, Alice-Jane a l'air de flotter en l’air comme une
122
Roegiers Patrick, « Lewis Carroll Dessinateur et photographe », Bruxelles, Editions Complexe,
2003, p.117
123
Brassaï, op. cit., p. 108.
106
somnambule ou un fantôme » Brassaï ne cesse de s’interroger sur ce qu'aurait
Cela dit, Carroll dans ces photographiques des fillettes dans des poses
nous offrent des corps en les donnant à voir, mais aussi ce qui, en le montrant,
négligé dans tous les sens du terme : elles se préparent à se mettre au lit ou
sont endormies dans leur chemise de nuit, à demi-nues, dans une posture
d’abandon.
assurément celle d'Irene MacDonald et qui fut prise à Christ Church en juillet
français « Cela ne veut pas devenir lisse ». Cette impossibilité à défriser (ou à
discerner avec certitude si l’action de coiffer les cheveux s’est déjà produite
124
Ibid.p.108
107
ou s’apprête à l’être. Irène MacDonald se tient debout, face à l’objectif, en
robe de nuit de drap blanc, pieds nus sur un tapis orné d’un discret motif à
losanges, à côté d’une chaise vide sur laquelle repose l’extrême bord d’un
miroir qu’elle tient baissé dans la main gauche tandis qu’une brosse à
cheveux pend au bout de sa main droite. Ces deux objets, qui sont l’un et
l’autre des accessoires de séduction peu habituels à trouver dans les mains
symbolisme très riche puisqu’il a avoué un jour ne pas pouvoir imaginer plus
remarque d’ailleurs que la coiffure des petites filles n’est jamais retenue dans
hérissés.
Lorsqu’elle est recouverte (ce qui est rare), la chevelure ne l’est que par une
discrète décoration florale ou par une capuche, comme c’est le cas dans « Le
petit chaperon rouge » dont on imagine d’ailleurs mal qu’elle puisse tenir très
1879 : « J’ai prévenu Mrs X… de mon impression que ses enfants étaient trop
125
Roegiers Patrick, « Lewis Carroll Dessinateur et photographe », Bruxelles, Éditions
Complexe, 2003, p.125.
108
nerveux pour accéder à mon désir de les mettre pieds nus », Carroll désigne
MacDonald ne se laisse en rien deviner sous la robe de nuit en coton épais et,
On sait que la chemise de nuit (de flanelle ou de coton) constitua pour Carroll
Elle est évoquée en toute franchise dans de nombreuses lettres adressées non
seulement à des enfants mais aussi à leurs parents. Ainsi, dans le post-
d’apporter une poupée. Cela aide beaucoup dans la réalisation des groupes
d’enfants et cela irait bien pour des ''petites mendiantes''». Également, si elles
ont des choses telles que des chemises de nuit de flanelle, qui constituent une
tenue « hautement désirable » : le blanc convient fort bien, mais il n’est rien
désigne « l’ensemble de la parure d’une femme, non compris les bijoux ». Or,
lorsqu’on regarde la photo qui fut finalement tirée non pas de Mary
femme», il ne s’agit pas d’une robe de jour, et encore moins d’un sous-
semblable à celle que l’on revêt avant d’aller au lit. Les dessous que portaient
à l’époque les petites filles étaient le plus souvent composés de corsages plus
marquait pas une différence notable entre garçon et fille, le déshabillé, lui, en
110
vérifiait dans la photographie déshabillée d'Irène MacDonald. Or, justement,
blousante à hauteur des poignets où elle est strictement bridée, cette robe de
Empêchés de bouger par les objets qui les occupent (et qui pendent inertes
pareils à des jouets inutiles), Irène MacDonald ne risque pas de croiser les
bras devant son visage pour ôter sa robe de nuit blême dont elle aurait au
tristesse, d’ennui, que l’on retrouve chez toutes les autres filles posant
habillées ou déguisées, mais aussi dans toutes les autres photos de modèles
déshabillés comme Julia Arnold, posant debout devant un miroir (Ill.8) et Xie
Kitchin encore faisant semblant de dormir dans un lit (Ill.9). Le fait de poser
128
Roegiers Patrick, « Lewis Carroll Dessinateur et photographe », Bruxelles, Éditions
Complexe, p.126-127
111
pieds nus, cheveux défaits, en chemise de nuit de flanelle claire ne provoque
pas chez Julia Arnold ou Xie Kitchin, une attitude différente de celle des
Cela dit, nombreux sont ceux qui, comme Brassaï, pensent que la passion de
partie raison.
pour lui des fillettes de dix à douze ans, de ne jamais insister si le modèle
filles. « J’adore les enfants, disait-il avec humour, excepté les garçons. Leur
race n’exerce aucune attraction sur moi». Il disait aussi : « On pense que je
129
Brassaï, op. cit, p. 108.
112
raffole de tous les enfants. Mais je ne suis pas omnivore comme un porc, je
choisis… » 130.
Sur cette aversion farouche que Carroll éprouvait pour les petits garçons, les
spécialistes se sont bien sûr beaucoup penchés sur les raisons de cette phobie
des brimades lors de son passage au collège de Rugby. Toujours est-il qu’il
comme dans le cas du fils de Tennyson »131. De cette « race d’êtres humains »
les garçons nus, [...]. On a l’impression que leur nudité a besoin d’être
fillettes devraient toujours être dissimulées»132. C’est bien ainsi que dans son
entièrement nues le 21 mai 1867. « Mrs. Latham m’a amené Béatrice, écrit-il.
J’ai fait une photo d’elle avec sa fille et toute une série de Béatrice seule, sans
note du 18 juillet 1879 « J’ai prévenu Mrs X… de mon impression que ses
enfants étaient trop nerveuses pour accéder à mon désir de se mettre « pieds
130
Ibidem., p. 108-109.
131
GERNSHEIM Helmut, op. cit., p 11.
132
Brassaï, op. cit., p. 109.
113
nus ». Or je fus agréablement surpris. Elles étaient tout à fait disposées à se
charmantes de visages, très jolies de corps aussi. Elles valaient plus que mes
modèles d’avant-hier»133.
dire « rien du tout », tantôt couchées sur le divan, tantôt sur une couverture
de Carroll qui fut aussi son premier biographe et qui « guidé par le scrupule
[...], ses douze albums ont été expurgés de son vivant ainsi qu'après sa mort,
avait-il stipulé, elles devaient être renvoyées à leur modèle ou aux plus
nous être parvenues se trouvent celles d’Evelyne Hatch, qui datent de 1879,
(Ill.10) mais elles n’étaient pas les premières. Il avait déjà noté dans son
133
Ibidem.
134
Ibid. p.110.
114
journal en 1867 une séance de photos prises avec la petite Béatrice et d’autres
petites filles, « sans habilements »135. En effet, la plus réussie de ces photos est
la pose de la petite Evelyne Hatch et qui évoque celle des nus de « Titien ou
divan et fixent le spectateur d’un regard soutenu ». Carroll fait poser Evelyne
appuie sa tête sur ses bras relevés et fléchis, et une de ses jambes est
qui fixe le spectateur sans aucune fausse pudeur, Carroll, quant à lui, semble
essayer d’adoucir la scène en plaçant l’enfant dans une sorte de nature récréée
que l’on devine, avec des arbres qui se détachent d’un beau ciel bleu, telle une
invitation au rêve.
135
Les mots « sans habilement » sont en français dans le texte.
115
3.7 L’abandon de la photographie.
vingt-trois ans alors qu’il n’est âgé que de quarante-huit ans. Dans son
premier rang desquelles les contes de ce vertige qu’il aurait soudain éprouvé
en photographiant les petites filles nues, ce qui aurait eu pour effet d’amener
son entourage à faire pression sur lui dans le but d’arrêter cette activité. De
plus, celle qui fut à la fois la cause et la première destinataire des contes et qui
devint très vite son modèle photographique favori, Alice Liddell, devenue une
jeune fille, se maria la même année. « Il est très vraisemblable, écrit Stuart
Jamais plus il ne retrouve pareille inspiration chez une autre petite fille mais il
continue à se faire des amies enfants. Sans doute, comme l’affirment certains
sacrifiée aussi radicalement sans une raison profonde. Et il ne faut pas oublier
« qu’en dira-t-on », aiguillon d’une prise de conscience soudaine est des plus
plastique décrit du seul point de vue de la forme. Et cela d’autant plus que le
nu idéalisé lui était toujours apparu comme le comble de la pureté. Après son
l’occasion de faire ayant été chacune d’enfants de cinq ans [...] Cela me
mettait mal à l’aise de voir que ce n’était pour elle qu’une affaire de métier. Je
pense qu’il faudrait que le spectateur cherche le mal pour éprouver autre
chose à son égard qu’un simple sentiment de beau comme si on regardait une
statue. »138
Ce renoncement signifie entre autres pour Carroll une véritable perte dans sa
138
Lewis Caroll, Lettres à ses petites amies enfants, fantasmagorie et autres poèmes, Trad.
Henri Parisot, Coll. « L’âge d’or », Flammarion, 1976, p. 42.
117
vie et les répercutions dans son œuvre et dans sa vie ne cesseront plus de se
lorsqu’il écrit sur le mode ironique et désolé en avril 1868 à Dolly Argles :
« Certains enfants ont une bien désagréable habitude qui est de devenir
grands : j’espère que vous ne ferez rien de semblable d’ici à notre prochaine
lettre adressée à Mary Brown en date du 1 er avril 1889 : « [...] notre amitié est
vraiment une amitié d’étrange sorte, et nous devons devenir très irréels l’un
pour l’autre, à l’heure actuelle. Notre rencontre doit remonter à quelques vingt
ans, et il est bien douteux que nous puissions nous reconnaître à présent.
Qu’un peu d’amitié l’un pour l’autre ait pu se perpétuer entre nous durant
139
Lewis Caroll, Lettres à ses petites amies enfants, op. cit. p. 77.
118
toutes ces années, c’est quelque chose de merveilleux : ce peu résisterait-il au
Le ton se charge en effet d’une nostalgie de plus en plus prégnante au fil des
ans, comme il l’écrit le 31 mars 1890 à A.E. : « [...] D’ordinaire, la petite fille
ses relations avec les petites filles confirme bien l’incapacité où se trouvait
Gertrude Chataway rapporte qu’un jour Carroll lui avait confié ces simples
mots : « Vous resterez toujours une enfant à mes yeux, quand bien même
vous auriez des cheveux gris !». Cet aveu touchant recèle derrière sa banalité
entière ramassée dans cette ultime phrase, laconique comme un couperet, qui
clôt à proprement parler les aventures d’Alice : « Nous ne sommes que des
140
Ibid.
141
Ibid. p.175.
119
toute sa vie : Alice Liddell. Carroll, comme le souligne Brassaï : « a dû lutter
croissance qui les lui arracha (ses amies-enfants), l’une après l’autre. Chacune
ne pouvait assumer sa tâche que pendant un court laps de temps, tant que dans
son corps de fillette rien ne trahissait encore la femme. Que ses sens
«Neuf sur dix de mes amitiés enfantines font naufrage lorsque le fleuve et la
En effet, cette passion optique de Lewis Carroll est d'une telle intensité que
les portraits qui en résultent dépassent de très loin la petite fille réelle, dans sa
joliesse mièvre. Alice Lidell, « l'enfant qui fut à la fois la cause et la première
destinataire des contes », devint très vite son modèle favori, même si, tout au
filles. C'est que plus que toute autre, Alice qui incarne cet « idéal érotique
142
Ibidem
143
Brassaï, op. cit., p. 109-110.
120
dont Carroll s'est fait le mythographe »144.
De ses portraits, en effet, ce n'est pas seulement leur délicatesse qui frappe,
fantasmes de ceux qui les contemplent. Comme le souligne Brassaï, dans son
Plus tard, il devint courant d’interpréter le plaisir visible que prenait Lewis
sexualité du photographe s’est donc souvent posée chez les critiques qui, par
qu’elle exerce, soit comme une délicieuse jeune innocente. Ces interprétations
Freud rédige ses trois essais sur la théorie sexuelle, qu'il publiera en 1905.
122
CHAPITRE IV
Balthus, la naissance d’un mythe…
Une grande majorité des historiens d’art avouent leur embarras lorsqu’ils
peintre ait tout fait pour empêcher leur travail. Pendant de longues années, il
se fait discret, esquive toute confidence et prend le monde à témoin qu’il n’a
rien à dire. Pour Balthus, discourir sur la vie des peintres, disait-il « n’aide
observa une bonne partie de sa vie, va changer quelque peu à partir des
que Paris Match, Vogue, House & Garden, etc. Avec eux, il se livre certes
car il mêle les cartes avec astuce, brouille les pistes, pipe les dés, et ses
incertaines. On aurait ainsi l’impression qu’il s’amuse plutôt à jouer avec eux
« comme le chat avec la souris», car obstiné de nature, jamais Balthus ne cède
devant ces questions et quand il le fait, les réponses sont biaisées, obéissant à
naissance très tôt », comme s’accordent à dire tous ceux qui ont décidé
ont été bâtis autour de sa biographie . Une biographie dont il est frappant de
124
constater la place donnée au thème de l’enfance qui revient constamment au
cœur de son œuvre et auquel il s’est dévoué toute sa vie, ne voulant jamais
quitter la sienne. Alors qu’il avait à peine quatorze ans, il écrivait à un de ses
enfant»147. Il aurait ainsi peint et repeint ce qui l’attire et tente de saisir, ce qui
ne peut que se dérober. Dans presque tous ses dessins et une grande partie de
rêverie qui sont certes l’allégorie de la grâce, mais aussi, dans lesquelles
demeure ».
propos de ses tableaux, pourrait être lue à elle seule comme un « récit
jeune Balthus et la conscience aiguë qu’il aura de son destin. Mais c'est
147
Lettre au Professeur Jean Strohl de Zurich, novembre 1922, citée par Sabine Rewald,
« Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p. 43.
148
Aubert Raphaël, Le Paradoxe Balthus, Éditions de la Différence, Paris, 2005, p. 18.
125
surtout, un homme qui va exercer une influence déterminante sur les
qui va devenir son protégé. Cet homme, on le sait, c’est le poète Rainer Maria
Rilke (1875-1926).
Balthus voit le jour le 29 février 1908 à Paris. Une date de naissance qui
atteintes du temps puisqu’elle ne peut être célébrée que tous les quatre ans. Ce
que Balthus ne manque jamais de rappeler, pour qui l’âge béni de la vie reste
ans !149.
149
Ibid. p. 19.
126
1907, un ouvrage sur Honoré Daumier. La famille est établie à Paris depuis
Genève. Lorsque Rilke arrive en Suisse en juin 1919 pour une tournée de
plus tôt à Paris. Et c’est tout naturellement que le poète et la jeune femme se
même « plus infantile que ses deux fils150 », cette liaison inaugure une
période d’exaltation passionnée qui n’est pas sans effet sur les garçons. « Mes
fils, dira-t-elle plus tard, étaient mon école et mon plaisir. -Et j’étais leur
compagne de jeux. Lorsque Rilke se joignit à nous, nous nous trouvâmes tous
Balthus a donc onze ans quand Rilke entre dans la vie de la famille
150
Cité par Jean Clair, « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean
Clair, p.36.
151
Ibid.
127
Klossowski pour jouer un rôle de « père de substitution ». Rilke se montre
que le poète écrit à Balthus et à sa mère sous le nom de Merline, entre 1920 et
lesquelles Rilke ne manque pas de souhaiter bonne fête à son jeune ami.
Certaines parmi les plus belles ont sans doute contribué en grande partie à la
152
Châteaux de Berg-am-Irchel, canton de Zurich, vers la fin de février 1921. Lettre de Rilke à
Balthus dans laquelle il écrit : Mon cher ami B…, Il y a nombre d’années, j’ai connu au Caire,
un écrivain anglais, Mr Blackwood, qui, dans un de ses romans, émit une assez gentille
hypothèse ; il prétend là que, toujours à minuit, il se fait une fente minuscule entre le jour qui
finit et celui qui commence, et qu’une personne très adroite qui parviendrait à s’y glisser
sortirait du temps et se trouverait dans un royaume indépendant de tous les changements que
nous subissons ; à cet endroit sont amassées toutes les choses que nous avons perdues
(Mitsou, par exemple), les poupées cassées des enfants, etc., etc. C’est là mon cher B…, que
vous devriez vous faufiler dans la nuit du 28 février, pour prendre possession de votre fête qui
s’y cache, en ne rentrant à la lumière que tous les quatre ans ! (J’imagine comment, dans une
exposition d’anniversaires, ceux des autres seraient usés à côté de celui-ci qui se soigne, et
qu’on retire, à de longs intervalles, tout resplendissant de son dépôt). Mr Blackwood, si je ne
me trompe pas, appelle le « crac » cette fente secrète et nocturne : or, je vous conseille, pour
l’agrément de votre chère mère et de Pierre, de ne pas y disparaître mais d’y regarder
seulement dans votre sommeil. Votre fête, je suis sûr, s’y trouve toute rapprochée, vous la
verrez du premier coup, et peut-être aurez vous la chance d’y entrevoir d’autres splendeurs
encore. En vous réveillant le 1 er mars, vous vous trouverez tout rempli de ces admirables et
mystérieux souvenirs et au lieu de votre fête a vous en ferez une aux autres, généreusement, en
leur racontant vos impressions mouvantes et en leur décrivant l’état magnifique de votre rare
anniversaire, absent, mais intact et de première qualité !... » Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune
peintre suivi de Mitsou, Archimbaud, Paris, 1998. p.32.
128
C’est bien sûr cette même tendre affection et admiration du poète pour le
jeune peintre qui amènera Rilke en 1921, enchanté par les premiers dessins de
Balthus à l’encre chine de Mitsou (Ill.11), à les faire éditer chez Rotapfel
L’histoire de Mitsou est l’attendrissant récit d’un jeune enfant, âgé de onze
ans, qui perd son petit chat et qui décide, « pour conjurer sa peine », de
L’histoire, nous dit Rilke, se passe au château de Nyon, où Mitsou est d’abord
trouvé par Balthus153, sur un banc public pendant une promenade. Il l’adopte
« laisse » avec son jeune maître ; il siège sur la table pendant les repas; il pose
calorifère. Alors qu’il lui fait admirer le sapin de Noël tout illuminé, Mitsou
153
« A la demande d’Erich Klossowski, sur la couverture de Mitsou, l’auteur fut présenté sous
le nom de « Balthus », c'est ainsi que son fils épelait alors son nom. Par la suite, sur une
suggestion de Rilke, il signera ses œuvres de ce surnom d’enfant », Cité par S. Rewald, dans
son article : « Le jeune Balthus », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion,
2001, p.45.
129
profite de la nuit magique pour disparaître une nouvelle fois. L'enfant regarde
d’abord sous le lit puis, muni d’une bougie, il descend à la cave. Désespéré, il
dans la rue, mais en vain. De retour chez lui, il se met à pleurer, désolé en
Voilà l’histoire du petit matou avec laquelle, comme le fait remarquer Rilke
Les critiques s’accordent à dire que les dessins de Mitsou présentent une
l’atmosphère sont précises, les coups de crayon sont vigoureux. Plus encore,
la façon dont sont traitées les images évoque les xylographies de l’époque, en
154
« ...Perdre une chose (nous dit Rilke), c’est bien triste. Il est à supposer qu’elle se trouve
mal, qu’elle se casse quelque part, qu’elle finit dans la déchéance. Mais perdre un chat : non !
Ce n’est pas permis. Jamais personne n’a perdu un chat. Peut-on perdre un chat, une chose
vivante, un être vivant, une vie ? Mais perdre une vie : c’est la mort. Trouver. Perdre. Est-ce
que vous avez bien réfléchi à ce que c'est la perte? Ce n’est pas tout simplement la négation de
cet instant généreux qui vint combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car
entre l’instant et la perte il y a toujours ce qu’on appelle -assez maladroitement, je conviens- la
possession... » Reiner Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre suivi de Mitsou, éd. Archimbaud, Paris,
1998, p. 49-50.
130
particulier celles de Félix Vallotton dans La Revue Blanche ou de Frans
travers la peinture chinoise et l’histoire des maîtres taoïstes ainsi que les
estampes japonaises qui l’ont marqué dans son enfance 155. De Mitsou, Balthus
adulte racontera dans une interview : « je l’ai trouvé perdu, retrouvé et perdu
définitivement. Ce fut pour moi une grande douleur. Les caractères japonais
chat qui deviendra par la suite une présence constante dans mes tableaux, des
Avec Mitsou, qui est à l’origine de sa passion pour les chats, il est parvenu
exprimer avec la même intensité ses sentiments, aussi bien la joie que la
trois ans plus tard, à l’orée de l’adolescence, Balthus se sentira à jamais exclu,
155
Roy Claude, « Balthus », Paris, Gallimard, 1996, p.26-27.
156
Ibid.
131
rester toujours un enfant ». Les dessins de Mitsou emblématisent le début de
Ainsi, on pourrait lire Mitsou comme un autre de ces contes qui ont bercé ses
jeunes années et qui l'a accompagné tout au long de sa vie d’artiste. Car chez
enfant ''unique'' que Balthus nous présente choyé par toute la famille.
chercher si, dans les scènes de Mitsou, l’action se situe dans un cadre
Balthus aurait, selon elle, « pris des libertés » en situant l’action dans « une
Cette mise en doute de Sabine Rewald a beaucoup irrité Balthus 158, comme
dessine chez Mitsou en fils unique de la famille, évacuant ainsi son frère de la
157
Rewald Sabine, Balthus, New York, Metropolitan Museum of Art, 1984, p.12.
158
Cité par Fox Weber, in Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003. p.45
132
scène. En revanche, Fox Weber souligne qu'il ajoute une seconde femme,
dont l’identité n’est pas définie. Si elle est supposée être une gouvernante –
aux faits159. En revanche, le fait que dans Mitsou, il y aurait d’après Fox
correspond à une vérité »160 , car alors que les parents de Balthus étaient
encore mariés, son père n’était que périodiquement présent. Ainsi, lorsqu’il
avait onze ans et son frère Pierre quatorze, Balthus voyait plus fréquemment
mère.
substituer l’étude de l’artiste à celle de son art pour essayer de tout expliquer,
159
Ibid.
160
Ibid, p.45
133
4.2 Jeunesse et formation d’un peintre « solitaire et en
décalage avec son siècle».
Laissant derrière lui une « enfance merveilleuse » et avec une adolescence au-
delà de toute norme, c’est sans hasard que le parcours du jeune Balthus
de Rilke. Ceci n’est pas sans rappeler la célèbre déclaration de Freud énoncée
succès, dont il n’est pas rare qu’elle entraîne effectivement après soi le
161
Freud S. L’interprétation des rêves, p. 342, note 1 et dans « Un souvenir d’enfance de
‘’Poésie et vérité’ » (1917), L’inquiétante Étrangeté et autres essais, op. Cit., p. 206-207.
134
Muzot, reste pourtant exceptionnelle. Elle s’effectue au contact des amis de la
nationalités : André Gide, Jean Paulhan, Jean Cassou, Jean Cocteau, Paul
Balthus commence par apprendre son métier « sur le tas », toujours au contact
des autres. Tout d’abord avec ses parents, puis en 1922, âgé de 14 ans,
pittoresque situé au-dessus du lac de Thoune, dont Baladine et ses deux fils
avaient découvert le paysage grandiose vers 1916. Margrit Bay avait naguère
une école abandonnée avec son amie Dora Timm (1892-1982), qui pratiquait
dans notre atelier. C’était Balthus Klossowski, le fils d’une amie de Margrit,
162
Cité par Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.48.
135
la peintre Baladine Klossowska, elle-même amie de Rilke. Balthus était très
fils. Il peignait, dessinait, gravait sur bois, le tout avec beaucoup de talent.
C’était un bon ami. Après le travail, nous nous amusions. Les jours de pluie
offerte…»163.
intérêt pour l’art chinois. Le jeune garçon s'investit avec un groupe de théâtre
1922. Voici les termes dans lesquels Rilke décrit la visite : « Tout dans cet
univers était quelque peu démodé et ressemblait aux villes d’eaux et aux
163
Ibid.
136
forêts de mon enfance, si bien que j’ai maintenant l’impression après quinze
et la plus singulière. L’enfant de jadis, ou plutôt celui que j’aurais voulu être
si l’on n’y avait fait obstacle… Nous avons vite récupéré sous de telles
C’est dans ce petit village montagnard qu’ils lurent ensemble Le livre du thé
artistiques de cette ancestrale culture qui l’ont marqué à jamais. Plus tard, cet
été-là, Balthus alla rendre visite à Rilke à Muzot, la tour médiévale d’un
Klossowski l’avait aidé à restaurer et décorer Muzot en 1921, Rilke l’y avait
paysage dans les environs était un havre de calme qui stimula la créativité de
Cependant, à la fin de l’automne 1922, peu avant son retour à Berlin, Balthus
164
Lettre de Rilke à Briefe and Nanny Wunderly-Volkart, 7 septembre 1922, cité par Sabine
Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.48.
137
écrivit de Beatenberg au professeur Jean Strohl (1886-1942), un ami de son
rentrer (à Berlin), vu que papa y est. Peut-être pourrais-je aller à l’école des
Beaux-Arts (Emil Orlik étant aussi un grand sinologue, dans les arts…). Je
voudrais peindre et sculpter. J’ai sculpté ici des petites figurines en bois, puis
faire"…»165.
Les espoirs qu’il entretenait d’être admis à l’académie d'État du Musée des
l’hiver précédent, en 1921-1922, il avait réalisé des maquettes pour une pièce
travaillait son père. La pièce ne sera finalement pas montée, mais elle reste la
décor.
figures, tel ce grand samouraï en cire, aux yeux féroces et habillé avec des
bouts de tissu qu’il offrira à son jeune cousin Peter Spiro, alors âgé de cinq
165
Lettre à Jean Strohl, novembre 1922, Cité par Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in
Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.48-49
138
ans. C’est une époque où la vie matérielle de la famille Klossowski demeure
Après ce long exil à Berlin, la mère de Balthus, avec l’aide de Rilke parvient
Beatenberg. C’est lors de ce séjour que Balthus exécuta ses premières grandes
peintures : un retable et des décorations de plafond pour une petite pièce qui
sanctuaire disparu n’existe plus que des photos qui montrent l’interprétation
prosaïque par Balthus d’un motif religieux, dans un style qui, d’après Sabine
milieu d’un paysage nu et rocheux, tient son enfant, flanquée de deux saints
vignettes représentant des maisons et des arbres ». Peu après son arrivée à
je ne savais pas ce que je voyais ! Je me suis dit, quand j’ai vu ce matin ces
quatre apôtres que j’avais devant moi un élu, un prodige». La mère de l’artiste
166
Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair,
éd.Flammarion p. 49.
139
d’après Sabine Rewald faisait alors allusion à un autre projet que Balthus
exécuta cet hiver-là pour une église du village voisin de Dörstetten des
esquisses sur carton de quatre apôtres pour des tableaux qui ne furent jamais
réalisés.167
Le même hiver 1923, encouragé à son tour par Rilke, Pierre Klossovski, le
Entre 1921 et 1923, alors que les deux frères étaient à Berlin, Rilke, toujours
Les deux hommes s’entendirent bien et Gide promit son appui. Pourtant, le
projet n’aboutit pas car Pierre n’obtint pas de visa. Mais entre-temps, Rilke
167
Ibidem, p.49.
140
de Luxembourg, et avec Yves Allégret, le futur cinéaste, avec lequel il se lia
Janson-de-Sailly.168
Et ce n’est qu’en mars 1924 que le jeune Balthus, agé de seize ans, arrive à
Paris, impatient de retrouver son frère, écrit une lettre à Gide et sera invité à
son tour par l’écrivain. A Paris, centre artistique du monde, s’ouvre à nouveau
24 février 1924 dans lequel il fait en outre référence aux dessins préparatoires
Paris : « Les dessins de Balthus étaient très beaux. C’est étonnant comme il a
opte toujours pour une autre voie que celle d’une école, à l’exception de
Balthus. Il fait venir celui-ci à la galerie Drouet, rue Royale, pour montrer son
expérience vécue par le jeune Balthus sera racontée plus tard par la mère du
jeune prodige à Rilke : « Balthus raconte cette entrevue très gentiment. Il dit
que c’était une vraie exposition chez Drouet, que Bonnard disait toujours :
(Voilà mon brave Balthus, voilà, exposé chez Drouet, je me demande ce qu’il
va vous demander !) ... Enfin, il y avait aussi Marquet. Maurice Denis est
que du matériel et du savoir-faire ; vous arrivez, mais avec des détours dont
142
vous pouvez vous passer. » Balthus, tout ce qu’il fait, le tire de lui-même.
passer chez lui un vendredi pour « causer ». Bonnard dit : « C’est un artiste,
Les débuts du jeune peintre à Paris sont exceptionnels car la même année il
participe au travail de l’équipe qui construit les décors des fameuses Soirées
170
Rainer Maria Rilke, Lettre à Baladine Klossowska du (27 octobre 1924), cité par Claude
Roy, in « Balthus » Paris, Gallimard, 1996, p.39.
171
Leymarie Jean, Balthus, Genève, Skira, 1978, édition sans paginations ; nous avons paginé à
partir du début du texte ; p.3
143
grande partie de son temps et qu’il perpétuera plus tard lors de son voyage en
Italie.
sont des émules de Narcisse et Alberti, dans son Traité spéculaire de l’art,
surface et les textures ainsi que la tension dramatique et les nuances les plus
mourant de Poussin, qui, comme nous le verrons plus tard, traverse toute son
idéal à faire à Reiner Maria Rilke car en janvier 1925, Rilke a dédié un poème
Certains des seuls témoignages qui restent de cette copie réalisée par Balthus
172
Ibid.
173
Fox Weber, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.121.
144
vers la fin novembre 1925, peu avant que la reproduction de Narcisse ne soit
copie ressemble à la peinture de Géricault - Pierre, qui est venu plus tard, a dit
grand peintre, vous allez voir. Vous savez qu’il copie Narcisse… Je suis en
et l’expression de chaque coup de pinceau. Aussi n’est-on pas sûr que ce soit
peint, mais plutôt soufflé par quelque dieu ; c’est un enchantement égal à la
proche anniversaire, sujet qui procure le point de départ idéal de cette lettre
174
Rainer Maria Rilke, Lettre à Baladine Klossowska du 19 novembre 1925, cité par Nicolas
Fox Weber, in « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.120-121.
145
4.3 Le tour en Italie : « un voyage à contre-courant ».
des peintres et sculpteurs des différentes écoles qui poursuivent avant tout la
nouveauté et l’inédit, désirant briser les limites et évacuer les leçons du passé,
nouvelles extrémités.
qui donne la parole au moi intérieur et fait table rase de la tradition 176. Balthus
175
« Val-Mont par Glions-s-Territet, canton de Vaud, ce 24 février 1926. Une fois de plus,
mon cher B…, vous devez vous constituer une petite fête avec les onze intervalles
imperceptibles entre les coups de minuit du 28 février. Peu de personnes, certainement,
disposent d’une matière si pure, toute inédite, pour en composer leur anniversaire ; le votre,
pour être rare, est une véritable pièce de collection. Faites-vous donc avec les éléments
minuscules de son absence un gentil tissu personnel où les autres puissent placer, à la matinée
du 1er mars, leurs yeux et leurs vœux. Et que la nouvelle année soit toute utile et utilisable à
vos plus profonds besoins, connus ou inconnus par vous-même. Je n’ai pas oublié, mon cher
B…, ce don magnifique que vous m’avez fait, vers la fin de l’année passée : je suis sûr que
cette copie est une œuvre belle et qui me parlera indéfiniment. Seulement, je vous prie de ne
pas penser à me l’envoyer à présent. Car ne crois pas que je rentrerai directement à Muzot si,
ici, un jour on me trouvera cuit à point, votre peinture y serait seule et personne ne s’en réjouirait ;
cela m’inquiéterait. Il faut que d’abord, elle reste auprès de vous pour que vous puissiez la
montrer à des amis et aux amis de vous amis, et aussi pour qu’en la voyant davantage vous en
tiriez l’envie de faire d’autres belles choses d’après les maîtres ou d’après l’accord qui s’établit
entre votre imagination et tout ce qui vous arrive. Mais, ceci dit, je dois ajouter que je suis fier
et heureux de ce Narcisse qui, un jour, viendra enrichir mon entourage immédiat de sa
tendresse composite et de cette somme admirative dont il témoigne... » Rainer Maria Rilke,
Lettres à un jeune peintre suivi de Mitsou, Archimbaud, Paris, 1998, p.39. C’est nous qui mettons les
italiques.
176
Fox Weber, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.130.
146
quant à lui, décide d’aller à « contre-courant » et à l’été 1926, quitte Paris
professeur Jean Strohl, Balthus peut séjourner, durant une partie de cet été en
Italie. Comme son père, le jeune peintre avait une profonde admiration pour
l’œuvre de Piero Della Francesca depuis son enfance, considérant lui aussi le
maître italien comme le Cézanne de son temps 177. Ce fut donc pour lui sans
fresques dont avait autant rêvé du maître italien et dont on verra plus loin
télégramme du 8 juillet envoyé par Rilke à la mère de Balthus qui est à Paris :
« Heureux d’avoir Balthus ici & avec lui un peu de toi... Il continuera demain
177
Sabine Rewald, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de J. Clair, p. 53.
178
Fox Weber, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.156.
147
matin. René179. »
Balthus à son tour, décrit cette dernière rencontre avec le poète à sa mère :
« J’ai passé des heures délicieuses avec René, quel tremplin pour sauter en
Italie !180 ». Les inlassables encouragements prodigués par Rilke à Balthus ont
aussi sans doute beaucoup compté dans la décision d'effectuer son voyage en
certains des biographes de Balthus, c’est Rilke qui lui fait découvrir Piero
de Balthus fut une étape fondamentale de sa vie, puisque toute cette tendre
Après cette dernière rencontre avec le poète, Balthus séjourne durant une
peints par Piero Della Francesca à Santa Maria del Carmine, il copie les
179
Rainer Maria Rilke et Merline, Correspondance, (télégramme du 8 juillet 1926), cité par
Nicolas Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003. p.130.
180
Rainer Maria Rilke et Merline, Correspondance, (lettre du 12 juillet 1926), cité par Nicolas
Fox Weber, in « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003. p.131.
181
Clair Jean, « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.36.
148
fresques de Masaccio et de Masolino. Il visite ensuite Arezzo et reste des
journées entières à étudier et à copier les fresques exécutées par Piero Della
n’a pas copié Piero Della Francesca à la manière des étudiants des Beaux-
lui avec laquelle Balthus répond à son modèle artistique. Amoureux du passé,
lui propose182».
premier voyage en Italie décisif pour le jeune peintre, sont les courriers que
182
Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.133-134.
149
séjour. Ils témoignent de l’ardente passion du jeune peintre pour les fresques
de Piero Della Francesca ainsi que de son amour pour l’Italie, qui seront
compare même à celle d’un amour dévorant et obsédant pour une femme
obsédé par le désir de faire ce voyage, il craint d’en attendre trop et d’être
peintre, et reste la rencontre la plus évidente et forte de son séjour italien car
qu'il était, bâtissait son œuvre à la manière d'un architecte. Son caractère
qui sont également à la base de la peinture de Balthus, qui réussit à fondre les
pouvons que nous demander comment Balthus aurait pu rester insensible à cet
arrêt du temps que Piero Della Francesca lui révélait. Aurait-il ainsi trouvé
151
l'homme Balthus les aura exaucés », comme le souligne Claude Roy184.
Lors de ce premier voyage en Italie, le peintre, dans ses lettres adressées aux
1926, il copie tout d’abord les fresques de Fra Angelico au couvent San
Maria del Carmine. Les enfants qui jouent sur la piazza Santa Croce jusqu’à
efforts pour ne pas attirer leur attention, les jeunes filles viennent souvent
la corde. Elles ont d’ailleurs une façon très spéciale de sauter, exécutant une
tard chez Balthus, un véritable catalogue des jeux d’enfants : ballon, cerceaux
volants, diabolo, etc. Sujets que Balthus aborde pour la toute première fois en
travail durant ses années de jeunesse à Paris. Le modèle était une jeune fille
nommée Simone Maubert alors âgée de seize ans, que Baladine, sa mère, a
de ses fesses s’harmonisent avec les grosses fleurs du fond. Le Nu allongé est
plus austère. Le corps du jeune modèle retient toute la lumière, tandis que le
divan sur lequel elle est allongée se détache sur le fond à peine travaillé dans
une harmonie sourde de rouge et de bleu éteint 187. Nous pensons que ces deux
tableaux seraient les premiers où Balthus prend pour sujet la « jeune fille en
spectateur une jeune nubile, à peine sortie de l’enfance « qui s’éveille à la vie
et aux sens». Une image de l’enfance qui rentre ainsi dans l’œuvre de Balthus
voisin, qu’il réalise au printemps 1927 aidé par Margrit Bay 188. D’après
Sabine Rewald, Dora Timm se souvenait que Balthus lui avait dit avoir appris
fondation de cette église, l’une des plus anciennes de Suisse (Xe siècle). La
Matthieu d’un côté, Marc et Jean de l’autre. On voyait ainsi le Bon Pasteur
portant un agneau sur les épaules et entouré de deux brebis. Debout sur une
roche fleurie d’où jaillissaient quatre sources, vêtu d’une tunique courte et
188
Rewald Sabine, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair,
éd.Flammarion, p.54.
189
Ibid.
154
d’une peau de bête, il s’appuyait sur sa houlette en montrant le ciel de l’index.
Sur la hanche était attaché un petit panier de fruits, dans son dos pendait un
Les Évangélistes (Ill.17), identifiés par leurs attributs, étaient disposés par
sévères, longue chevelure et la barbe que l’on prête aux patriarches. Ils sont
Quand au petit ange « joufflu », curieusement pourvu d’une aile unique qui
guide la main de Luc, il se verra doté dans la fresque d’un second bras
On voit bien que le passage de l’étude sur le papier à la peinture murale s’est
des personnages. Les deux saints, rajeunis, portent les cheveux courts et la
155
lesquels souffle le vent ; quant au taureau conventionnel, il a désormais
D’après l'une des lettres de Balthus adressées aux Strohl, les paysans de
beaucoup de méfiance191. Car bien que les cartons des quatre Évangélistes
l’esquisse proposée par Balthus pour la figure centrale du Bon Pasteur fut
1927. Balthus, dans une lettre du 20 mai écrivait à ce sujet : « Je suis déprimé.
après deux réunions si ridicules qu’il faut que je vous en parle. L’esquisse
cette agitation parce que je lui avais mis un panier sur le dos et un chapeau sur
qu’il y avait de vivant et d’amusant. Oh, quel ennui ! »192. Quelques jours plus
tard, dans une nouvelle lettre, il ajoutait : « De toutes façons, un berger n’est-
190
Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair,
Paris, Flammarion, 2001, p.186.
191
Lettre de Balthus à M. et Mme Strohl, 23 avril 1927 cité par Rewald Sabine, « Le jeune
Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, p.54.
192
Carte postale de Balthus à Mme Strohl, 20 mai 1927 cité par Rewald Sabine, « Le jeune
Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd. Flammarion, p.54.
156
il pas céleste en lui-même ? Au moins le mien l’était et si ses pieds touchaient
l’empêche de prendre son envol. En plus, c’est cela que ces messieurs
marguilliers de la paroisse ont pris le plus mal, car ça ne semble pas les
rassurer. On me dit qu’il faut une figure plus robuste et, par conséquent, il
traditionnelles, des anneaux aux chevilles ainsi qu’un panier rempli de fruits,
retenu à la taille par une courroie. Balthus, quelques années auparavant, dans
une lettre adressée à son frère Pierre, le décrivait ainsi : « Je vais te parler
d’Egon, que notre classe dessine avec enthousiasme, sachant fort bien que sa
jeunesse ne durera pas infiniment. Sous ses vêtements rêches, j’avais déjà
deviné la beauté de son corps, mais lorsqu’il les a ôtés, ce fut comme si une
193
Carte postale de Balthus à Mme Strohl, 24 mai 1927 cité par Rewald Sabine, « Le jeune
Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd. Flammarion p.54.
194
Cité par Rewald Sabine, « Le jeune Balthus » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, éd.
Flammarion p.55.
157
pierre précieuse émergeait de la chaux. Son corps parfait et harmonieux se
meut avec une grâce exceptionnelle. Après l’avoir tenu dans mes bras et pris
la mesure de ses membres bien proportionnés avec mon corps et mes bras,
mon crayon est plus savant, car le toucher importe autant que la vue. Quand je
te dis que j’ai tenu dans mes bras, c’est la même candeur que lorsque je mords
dans une poire. Est-ce un péché ? Non, ce n’est rien d’autre que l’amour de la
perfection, des chefs-d’œuvre divins, et des révélations les plus pures. Oh, si
jamais j’avais pensé découvrir Éros en habit chez les paysans !195 ».
dans laquelle il traitait les scènes évangéliques, représentant ce qu'il avait cru
Une vision des choses dans laquelle rares sont ceux qui n’auront pas vu
tout cas, d’inscrire dans son époque et dans le cadre rural qui l’entoure, les
198
Ibid, p. 58
199
Judith Miller, lors d'un entretien avec Pierre Klossowski, paru pour la première fois dans la
revue L'Âne d'octobre-décembre 1986, interroge l'artiste et philoshophe au sujet de leurs
« fascinations » respectives dans leurs œuvres : « J.M. : -...Permettez-moi d'expliciter cette évidence
saisissante pour un « voyeur » extérieur à votre exhibition, l'un est fasciné par les adolescents, l'autre par les
adolescentes. Vous parlez ensemble? P.K : -Non, jamais. Ce n'est pas le même rapport et nos
évolutions sont tout à fait différentes. Le constant regard d'un artiste sur les jeunes filles, quoi
de plus normal ? Non plus l'émotion de Socrate à la vue de Charmide qu'inspire l'Eros paidikos
– coutumier en son temps dont Goethe disait qu'il est aussi vieux que l'humanité. - J.M.:
-Diriez-vous que seul l'adolescent est le porteur de l'adolescence, qu'il n'y a pas d'adolescence véritable? - P.K.:
L'adolescence est un instant, qui isolé, devient tout à fait fascinant. Mais il n'appartient pas aux
garçons, ni même aux éphèbes de s'épanouir à l'âge d'homme comme il arrive aux jeunes filles
devenues femmes. » in Castanet H. Pierre Klossowski, La Pantomime des Esprits (Suivi de l'entretien
de Pierre Klossowski avec Judith Miller), Ed, Cécile Defaut, Nantes, 2007, p203.
159
4.4 La peinture : « comme un arrêt du temps ».
tableaux peints entre 1927 et 1929, le peintre reprendra les sujets qu’il avait
suspendue dans l’air », thèmes que, comme le rappelle Jean Clair200, le peintre
aurait emprunté à l’œuvre poétique de Rilke qui avait tout récemment disparu,
et où l'on pourrait pour ainsi dire, voir des vers tirés du Livre d’Images,
promènent fièrement dans leur robe d’organdi, pendant que deux garçons
jouent à la pétanque sur un fond de verdure 202… C'est encore dans Le Livre
Malte, dans les Sonnets à Orphée et dans Les Élégies, nous dit Jean Clair, se
chefs-d’œuvre de Balthus204.
merveilleux, et dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler celle de
203
Ibid., p. 37
204
Jean Clair, « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris,
2001, éd. Flammarion, p.38.
161
l'éloquente et tendre histoire de Mitsou, qu’il avait traitée à l’encre et à la
plume lorsqu’il avait onze ans, décrivant de paisibles scènes de la vie des
quais parisiens dans des tableaux qu'il peint entre 1927 et 1929. Ces tableaux,
donne une dimension « énigmatique » dans laquelle on voit son vif plaisir à
A ce sujet, comme le souligne Claude Roy, « bien que Balthus n’ait jamais
été un peintre naïf, on retrouverait dans les tableaux de cette époque une
ses débuts. Le « peintre naïf », c’est celui qui ne sait pas très bien peindre,
innocent. La naïveté est aussi une caractéristique morale, elle implique des
juvénile de Balthus à dix-huit ou vingt ans est sans doute moins tendre et
162
cristalline que celle d’une ingénue. Il entre un soupçon de malice dans son
chiens parce que le plus gros menace de dévorer le petit, ou la ronde commère
qui tient dans les bras son matou sur les quais, on dirait que Balthus les peint
avec une ironie aussi légère que le sourire du chat d’Alice. Si la gaieté ici
qu’il faut l’attribuer, et j’ai envie de dire : à ce qui est sans doute timidité et
Les préparations et les fonds des toiles, comme le décrit Claude Roy,
semblent encore légers, il peint alors dans un style qui par ailleurs n'est pas
sans rappeler celui de Bonnard, dans lequel le jeune peintre d’après certains,
aurait trouvé une « liberté apparente des coups de brosse », ainsi qu’un goût
du spectacle des rues et des jardins autant que la paix et le goût aux silences
des intérieurs.
En effet, les tableaux que Balthus peint pendant cette période rappellent des
œuvres de Bonnard telles que : La famille au jardin (Le grand temps 1901)
205
Roy Claude, Balthus, Paris, Gallimard, 1996, p.54.
163
lisant ou encore assis sur la pelouse également « dans l’esprit des poésies de
Rilke206 », ainsi que d’autres tableaux dans un esprit urbain et des plus
(1912) ou encore Le Café du Petit Poucet, Place de Clichy le soir (1928). Des
tableaux dans lesquels il semblerait que Bonnard ait voulu redonner une
justement le profil délicat et émouvant d’un petit garçon qui semble occupé à
passé le marchand des quatre saisons sur la gauche, qui observe attentif le
petit enfant, tandis qu’il semble s’occuper dans le même temps de la femme
face à lui qui lui achète des fruits. Sur la droite, deux femmes distinguées,
l’une d’entre elles regarde aussi d’un œil attendri la scène du petit enfant, tout
les rouges omniprésents - des immeubles, des femmes, des fruits et même du
206
Jean Clair, « Balthus et Rilke : une enfance » in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris,
2001, éd. Flammarion, p.36.
164
chien au premier plan-, le tramway vert affirme sa beauté inattendue.
sont ici transposées dans un ton passionné et davantage centré sur l’humain,
Dans une autre version de La place de Clichy de 1912 (Ill.24) exécutée par le
peintre six années plus tard, Bonnard prendra ses distances avec cette
agitation. Assis à une table de café, il tourne le dos à la rue qu’il ne voit qu’en
reflet étalé sur la vitrine. Le store aux lettres inversées devient une bordure
décorative, la foule anime une frise. Les personnages sont vus en contre-jour,
les deux serveurs, les plus sombres de tous, dans l’ombre du store, et les
immeubles ombragés plus loin tissés comme une tapisserie ; seule la rue est
place Clichy, alors qu’il était déjà installé dans le Midi depuis trois ans. Il
réalise le Café du Petit Poucet, Place Clichy le soir, 1928 (Ill.25). Un café de
la place où le peintre se rendait soir après soir pendant son séjour parisien et
165
se reflète la terrasse du café, un autre store à lettre inversées, et la rue plus
tournent leurs regards vers nous. Cette fois, le mur reflété est juxtaposé avec
parodique, le vieux serveur dégarni, à droite, faisant office de saint. Plus que
Quais, ainsi que la première version de La Rue peinte en (1929), des tableaux
qui restent proches de ces rues et places de Bonnard, tantôt par l’esprit, tantôt
Cela dit, nous savons bien que, à la différence de Bonnard qui parvient à
207
Hyman Timothy, Bonnard, Paris, Thames & Hudson, 2000, p. 89.
166
énigmatique », s’ajoute et prend le pas sur une grande partie des scènes.
« première impression » des scènes qu’il avait devant les yeux, le but,
personnel »208 .
C’est notamment le cas dans Les Quais (Ill.21), tableau qu’il peint en 1929
hommes, le premier, pêcheur à la ligne, qui revient de son « coup » sur la rive
de Seine, l’autre le dos tourné à la scène, marche à grand pas, il s’éloigne. Sur
le muret, un jeune homme est penché en appui sur ses avant-bras et semble
208
Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003. p.157.
167
observer la femme debout, immobile, aux cheveux crêpés et au visage
caricatural, Balthus donne aussi d'elle une vision particulière dans la manière
dont elle tient son chat. L’animal, « en laisse » tenu mollement en l’air,
Cependant, cette scène qui serait proposée par Balthus comme une
Russell210, n'est pas unique. Cette influence de Hogarth dans l’œuvre du jeune
209
Ibid, p.160.
210
Russell John, « Mais l’Alice de Tenniel... », préface du catalogue d'exposition. Balthus,
Londres, Tate Gallery, 1968 ; repris dans catalogue d'exposition. Balthus, Paris, Centre
Georges- Pompidou, 1983, p. 292.
168
la caricature211.
Ainsi, ce premier cycle de paysages urbains réalisés par Balthus à la fin des
années vingt s’achève sur La Rue peinte en 1929, un tableau capital qui est
Dans le tableau La Rue, exécuté par l’artiste en 1929 (Ill.26), nous retrouvons
plutôt « paisible » et dès ses débuts, peinte par Balthus avec beaucoup de
couleurs plus vives dans une technique « libre » et allusive, dans la filiation
de l’impressionnisme212.
habillé, marche d’un pas ferme et droit, il serait la « quintessence des qualités
bourgeoises »213, il tient par la main un petit garçon et une petite fille, ces
enfants affichent une forme d’innocence : le garçon porte des pantalons courts
question de « contrôle » que l’adulte détient sur les enfants qu’il traîne
« chat en laisse ».
blanc qui porte une poutre sur l’épaule, ainsi qu’un chef cuisinier qui se
promène dans la rue avec sa toque et son tablier. Sur la droite du tableau, une
mère s’éloigne en portant à l’épaule une fillette en rouge vif et, au premier
plan, face au spectateur, l’étrange visage d’un jeune garçon qui avance, le
personnages qui, comme le fait remarquer John Russell 214, nous rappellent par
la Grande Jatte de Seurat, personnages que, comme nous le verrons plus tard
214
Russell John, « Mais l’Alice de Tenniel », préface du cat. Exp. Balthus, Londres, Tate
Gallery, 1968 ; repris dans cat. Exp. Balthus, Paris, centre Georges-Pompidou, 1983, p. 284.
170
reviendrons dans les chapitres suivants.
peintre que l'on apprend que, peu après avoir achevé La Rue de 1929, Balthus
c’est tout juste si l’artiste a rapporté quelques rares dessins de cette époque
garnison, du bourg calciné par le soleil, et des maladies telles que la malaria
qu’il avait contractée pendant son séjour ». Dans ses lettres envoyées à ses
sensible au charme du Maroc». C’est par exemple en ces termes qu’il écrivit à
pittoresque peut-être, mais enfin, moi je n’aime pas trop l’exotisme »217.
215
Roy Claude, Balthus, Paris, Gallimard, 1996, p.60.
216
Antoinette de Watteville (1912-1997), née le 25 mai 1912 à Berne, sous l’identité de Rose
Alice Antoinette Von Wattenwyl (la forme francisée, De Watteville est devenue la forme
courante dans sa relation avec Balthus). Jeune fille de la grand bourgeoisie de Berne, Balthus
fait sa connaissance dès l’été 1924 à Beatenberg.
217
Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville, 1928- 1937, lettre du 29 décembre
1930, éd. par Stanislas et Thadée Klossowski de Rola, Paris, Buchet-Chastel, 2001, p.50.
171
Du séjour à Kenitra où il passa les neuf premiers mois sur la côte atlantique, il
l’entourait. C’est ainsi qu’il réalise quelques études à l’encre de chine à partir
la lumière du Sud toutes les nuances des blancs ocrés par le vent du désert, les
rouges éclatants et les bleus profonds des uniformes, mais sans référence à
scène qu’il souhaite représenter : la frayeur du cheval aux jarrets pliés, prêt à
portées d’une des Places de Giorgio de Chirico. Il lui emprunte aussi le bleu-
vert du ciel qui s’éclaircit à l’ouest et la raideur des personnages, qui semblent
des mannequins ou des marionnettes, ainsi que l’écuyer qui tente d’arrêter le
perçoit plus les renâclements du cheval, ni le bruit mat des sabots sur la terre.
172
Le cri de l’écuyer – le grand « Ooh ! » sonore du dresseur – semble ne jamais
le palefrenier qui tend le licol paraît exécuter une figure de danse, le marocain
monte un cheval de bois, à l’encolure étirée, sans mors ni bride, bien différent
de celui qui figure sur l’étude. Balthus s’est également souvenu de son séjour
au fond à gauche, les sycomores alignés devant la tour crénelée rappellent les
paysages de la renaissance »218. Une scène théâtrale qui reste sans doute assez
proche par l’esprit, sinon par la touche, des tableaux parisiens des années
marionnettes».
Dans la suite de l’œuvre du peintre, des années plus tard, dans une toile
218
Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair,
Paris, Flammarion, 2001, p.220.
173
comme Delacroix qui visita le Maroc en 1892 et entrevit les femmes d’Alger,
un siècle plus tard », Balthus, lui, « n’éprouvera pas dans la suite la tentation
Le Maroc aurait ainsi, certes, laissé peu de traces dans son œuvre, mais de
219
Lemarie, Gérard-Georges, « L’univers des Orientalistes », Paris, éd.Place des Victoires, 2000, p.
7.
220
Russell John, « Mais l’Alice de Tenniel », préface du cat. Exp. Balthus, Londres, Tate
Gallery, 1968 ; repris dans cat. Exp. Balthus, Paris, centre Georges Pompidou, 1983, p. 284.
221
Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.162.
174
4.5 Balthus : « la révolte du maudit... Je suis Heathcliff ».
sentiment d’abandon, et ses doutes profonds quant à son avenir de peintre 222.
C’est avec une grande amertume qu’il décrit sa situation à sa proche amie, la
Le peintre ne trouvera de répit qu’en quittant une nouvelle fois Paris pour
aller à Berne, où il sera hébergé une partie du printemps et de l’été 1932 par
222
Rewald Sabine, Balthus, Le temps suspendu, Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.8.
223
« Je cours toute la journée après des gens pour trouver n’importe quel travail. Mais la
plupart m’ont depuis longtemps oublié, comme d’habitude, on me promet tant des choses,
mais je sais très bien qu’il n’en est finalement jamais rien. Différents amis suisses m’avaient
également fait des promesses, mais depuis mon retour tout le monde se tait et disparaît.
Certes, je suis amer, comment ne le serait-on pas, mais pas du tout déçu ; tout est exactement
comme je l’avais prévu. Plus personne ne pense aujourd’hui à la peinture ou à l’art en général.
Seul les gens très riches peuvent encore se le permettre. La plupart des peintres font autre
chose maintenant (Dieu merci, en un sens !), comme des affiches, des publicités pour les
journaux, des dessins de mode. Je n’ai malheureusement pas le moindre talent pour cela et ne
suis prêt à aucun compromis. Je cherche donc un poste n’ayant rien à voir avec la peinture, un
genre de secrétariat ou quelque chose de proche… Mais c’est aussi très difficile à trouver.
Pour dire vrai, je n’ai pas en ce moment la moindre perspective en vue. Des milliers de jeunes
gents vivent comme moi aujourd’hui - ce sont des temps difficiles. » Lettre à Margrit Bay,
Janvier 1932, in Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville, 1928-1937, texte
établi et commenté par Stanislas et Thadée Klossowski De Rola, Paris, Buchet-Chastel, 2001,
p.74.
175
ses amis les Watteville, Robert et sa sœur Antoinette, qu’il connaît depuis son
enfance et avec lesquels il s'était lié d’une étroite amitié. C’est Robert (1903-
introduit Balthus dans cette famille aristocratique bernoise et qui plus tard,
Très peu de temps après son arrivée en Suisse, le peintre rencontre un autre de
au fait de tout ce qui se passe à Paris à l’époque225. Il se met donc comme défi,
Une tâche que plus tard Balthus décrivit à Jean Strohl tout en remarquant
musée où l’on a été pour moi d’une amabilité extraordinaire : on m’a installé
224
Gropp Rose-Marie, « Balthus à Paris », Actes Sud, Paris, 2008, p. 12.
225
Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003. p.163.
176
dans un bureau avec mon Reinhardt et personne ne vient m’y déranger. Ce
sont pour moi de longues heures d’oubli. Vous n’imaginez pas les plaisirs que
je prends à ce travail, plaisir qui prend déjà, hélas, un goût de fruit défendu, et
réalisé la dernière étape de sa formation car ces toiles, « qui tirent leur
charme de la crudité comme de l’intimité dont elles font preuve et qui sont
guindés, dans des poses quasi pétrifiées 227 », viendront plus tard caractériser
A son retour à Paris l’hiver 1932-1933, il est hébergé chez ses amis, le poète
1998), danseuse à l’époque, (qui aurait posé à plusieurs reprises pour Balthus
et qui plus tard servit de modèle pour Alice, (tableau sur lequel nous
portrait du couple dont la manière et le style n’est pas sans rappeler celui de
226
Lettre à M. et Mme Strohl, Berne, (été 1932), in Balthus, Correspondance amoureuse avec
Antoinette Watteville, 2001, p.85-86.
227
Fox Weber, Ibid, p.163.
228
Cité par Stanislas et Thadée Klossowski De Rola, in « Correspondance amoureuse avec Antoinette
Watteville », p.77.
177
Joseph Reinhardt. Le peintre, alors séduit par le charme naïf du Cycle des
costumes des paysans suisses, adopte pour ces tableaux le gros plan naïf sur
les personnages, les formes nettes, les couleurs plates et sombres. Il peint
semblant pas voir sa femme Betty, qui, debout, près de lui, joue au bilboquet.
L’impression d’un moment figé dans le temps accentué par la boule rouge
suspendue en l’air ainsi que le repliement sur soi des personnages sont des
C'est par ailleurs lors de cette même période que Balthus réalise à la plume et
pour les Hauts de Hurlevent, le roman de Emily Brontë. Un travail qu’il avait
son père Erich Klossowski lors d’un courrier : « (sur les) illustrations de
Wuthering Heights d’Emily Brontë [...] je travaille encore à présent sans avoir
atteint une forme définitive, satisfaisante. Mais c’est une chose qui me touche
de si près, que je sens si profondément, que je crois que j’y arriverai. Peut-
Balthus, fasciné et intimement lié à cet unique roman d’Emily Brontë, qu’il
livre est la révolte du maudit que le destin chasse de son royaume, et que rien
maître de Wuthering Heights, une ferme fortifiée sur les hauteurs désertiques
que Cathy, qui vient d’avoir quinze ans, se laisse courtiser par le fils de riches
sans savoir que Heathcliff peut l’entendre, Cathy rêve de mariage : jamais elle
ne songerait à Linton mais, par la méchanceté de son frère, Heathcliff est tel à
231
Russel John, « Mais L’Alice de Tenniel… », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris,
1984, p.285.
232
Bataille George, « La littérature et le mal », Gallimard, 1957, Cité par Stanislas et Thadée
Klossowski De Rola, in « Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville », p.26.
179
jamais combien je l’aime - de quoi que soient faites les âmes, les nôtres sont
pareilles, alors que celle de Linton est aussi différente que les rayons de la
Il réapparaîtra deux ans plus tard, riche d’on ne sait quel méfait, assoiffé de
« je suis Heathcliff »,
dira-t-elle, « je ne peux pas vivre sans ma vie, je ne peux pas vivre sans mon
âme… »233.
1934 à la Galerie Pierre. La série de dessins n’était pas achevée lors de cette
exposition, mais un an plus tard, huit des illustrations furent publiées dans le
233
Ibid, p. 26-27.
180
nudité (Ill.29) accompagnés de textes du poète qui semblaient autant de
légendes à des jeunes filles peintes par Balthus : « Elle s’éveille. Elle est seule
dans son lit. Que n’a-t-elle une horloge pour l’arrêter ? Appliquée penche la
tête, écoute. Le silence la fait rire. Longue chute de ses cheveux noirs sur son
Young. Trois planches s’en distinguaient, d’une phalène attirée par la lumière
se réalisa pas à l’époque. Mais ses recherches sur Les Hauts furent aussi une
234
Paul ELUARD, « Appliquée », Minotaure, n° 7, juin 1935, Cité par Jean Clair, in « De La rue
à La Chambre, Une mythologie du passage », catalogue des œuvres », Paris, Flammarion, 2001, p.21.
235
Ibid, p. 24.
236
CONNOLLY Cyril, « Balthus », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.78.
181
D'après une partie de ses biographes, le peintre n’aurait pas pu s’empêcher de
(que Balthus courtisait vainement depuis des années), mais plus encore, le
Cela dit, ce qui est certain, c’est que Balthus attachait une grande importance
Preuve en est la réutilisation qu’il fit de plusieurs motifs des Hauts de Hurle-
Vent dans ses toiles, comme La Toilette de Cathy (1933) (Ill.30) ainsi que
toute une autre série de tableaux plus tardifs, où les personnages de Heathcliff
et de Cathy sont à la base des postures reprises par Balthus, « représentant les
237
Fox Weber Nicolas, p. 338-339.
238
Gropp Rose-Marie, « Balthus à Paris », Actes Sud, Paris, 2008, p. 73-74.
239
Ibid, p.28
182
Toilette de Cathy (1933), d’après Sabine Rewald240, serait la claire
transposition de l’une des encres dans laquelle Balthus décrit un moment des
grande toile serait ainsi fondée sur un des dessins que Balthus identifie
question : « Alors, pourquoi portes-tu cette robe de soie ? ». Cathy vient juste
de prévenir Edgar Linton que la voie est libre, et qu’il peut lui rendre visite
chez elle. Puis, alors qu’elle se prépare pour Edgar, Heathcliff survient de
manière inattendue. Cathy prétend qu’elle n’a rien à faire cet après-midi et
qu’elle reste chez elle à cause de la pluie. Heathcliff, qui n’est pas dupe, se
sent littéralement exclu. Ayant demandé à la femme qu’il adore pourquoi elle
Nelly. Elle se tient debout à côté d’un miroir rond à peine visible tout à droite
240
Cité par Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean
Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.228.
241
Nicolas Fox Weber, p. 345.
183
de la composition et sur lequel elle pose la main gauche. Portant une robe de
de la scène à gauche où à son tour, Heathcliff est représenté sous les traits de
Balthus qui, frappé d’un air « gris et maladif », dans une pose pensive et
les photos de trois des grands tableaux qui feront partie de sa première
une illustration), l’instant où deux êtres humains qui d’ailleurs n’en font
leurs destinées respectives et vont, comme deux astres qui ne se croisent dans
leur course que tous les mille ans, reprendront la route qui les séparera pour
décrire le cercle qui leur est imposé par le rythme universel et implacable.
Cathy est nue, parce qu’elle est symbolique ; de plus le groupe qu’elle forme
avec la bonne qui la coiffe est traité comme une vision, comme un souvenir
évoqué par Heathcliff, qui au fond est assis sur la chambre. C’est donc déjà
un événement passé. [...], je crois que c’est en quelque sorte le plus réalisé de
184
mes tableaux »242.
Il est de grande importance le fait que dans cette lettre dont nous citons un
premier extrait, Balthus souligne avant tout que le tableau de Cathy n’est pas
une illustration du roman et rajoute ensuite que : « Cathy est nue, parce
peintre nous offrirait certes une autre élaboration au-delà du roman, en nous
révélant dans cette peinture une « vision, un souvenir » personnel nourri sans
un diplomate belge. Une situation pénible qui plongera quelques années plus
tard le peintre dans une grande dépression, provoquant en juillet 1934 une
Par ailleurs, sur La Toilette de Cathy, Mieke Bal245 apporte une autre et très
que l’homme rêve ou fantasme sur cette femme et c’est en effet la couleur que
Balthus donne à la femme qui lui donne son statut de fantasme. Son corps
nous dit-il : « est jaune, de même que sa robe légère, même si celle-ci est, en
fait, blanche sur l’intérieur, peut-être pour évoquer, avec les reflets de satin
géante.
243
« Treize ou quinze ans plus tard, dans un projet d’article publié pour la première fois par
Art Press en 1983, à l’occasion de la rétrospective Balthus au Centre Pompidou, sous le titre
La misère d’un peintre : faits remontant à 1934, Antonin Artaud (1896-1948, acteur, metteur en
scène et poète, l’un des premiers à saluer le génie de Balthus), rapportera ceci : « …Balthus
tout seul qui voulut se suicider un soir, et que je trouvais tout seul au fond de son lit avec à sa
gauche, sur une chaise une petite fiole de 15 grammes de laudanum de Sydenham, et à côté de
la fiole une photographie./ Je regarde la fiole, la photographie, et Balthus respirant à peine, et
il me paru que [...] c’était beaucoup trop le suicide au laudanum banal, et suicide à cause d’une
femme, suicide par désespoir d’amour, pour qu’il me parût acceptable et recevable./ J’étais
entré dans la chambre pour voir Balthus comme je venais tous les soirs vers 6 heures et
demie/ 7 heures. La porte n’était pas plus fermée que tous les soirs. Balthus était étendu sur
son lit comme cela lui arrivait quelques fois, mais comme enfoncé dans son propre sommeil,
plus qu’enfoncé : on peut le dire : enseveli… » Correspondance amoureuse avec Antoinette de
Watteville, Paris, Buchet-Chastel, 2001, p. 236 (note 99).
244
Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair,
Paris, Flammarion, 2001, p.220.
245
Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p. 31. C’est nous qui
soulignons.
186
Mieke Bal souligne que : « Si l’on regarde l’homme qui ferme son poing de
fonction anti réaliste : la lumière pourrait venir d’une source située du côté du
miroir, mais le miroir même est trop petit pour renvoyer une lumière frontale
aussi uniforme et dont la force apparaît dans l’ombre portée sur les jambes.
La femme a les pieds croisés, celui de devant étant placé exactement au centre
fantasme ? 246 .
Cela dit, ce qui frappe dans cette œuvre c’est que Balthus charge d’une dose
tel que celui d’une jeune fille ; le peintre représente ainsi Cathy dans tous ses
détails, mais avec une parfaite candeur dans une scène « de conflit et de
menace ».
246
Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p. 31. C’est nous qui
soulignons.
187
Sur ce point, il faut dire qu'à l’époque, Balthus a délibérément utilisé dans ses
Watteville : « … il faut aujourd’hui hurler très fort si l’on veut encore se faire
entendre. Il faut des choses très violentes. Il faut arriver avec des pics, des
pioches, des perceuses mécaniques pour perforer l’artificiel, pour faire sauter
l’asphalte pour retrouver la terre, la bonne terre - C’est pourquoi je veux faire,
moi (en marge : entre autres, naturellement), des toiles érotiques (cet érotisme
doit naturellement être de la plus haute qualité - et le sera puisque c’est moi
qui le fais). Cela peut encore servir de perceuse (sans jeu de mot), il faut
atteindre l’instinct, celui du bas-ventre est encore assez tendre pour être
touché bien vite, et c’est celui qui contient le plus de dynamisme. D’ailleurs
aujourd’hui l’érotisme dans l’art est la seule chose qui fasse encore sursauter
mieux, rien ne peut me faire plus plaisir car je suis de ceux qui savent encore
Le peintre révèle ainsi ce qu'Antonin Artaud annonce plus tard dans le texte
247
Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette Watteville, Lettre du 1 janvier 1934, p.152.
188
laquelle La Toilette de Cathy fera partie. Artaud prévient alors le
qui loin de fuir la poésie, le merveilleux, la fable, y tendra plus que jamais
mais avec des moyens plus sûrs. Car jouer sur l’inachevé et le fœtal des
tout même un peu trop facile. [...] Quant à la poésie, elle entre dans la
jeune et amoureux d’une femme s’impose comme un songe dans une peinture
peintre transformé tout à coup en sphinx et, vous aurez à peu près
son répertoire de motifs dans ses tableaux à venir, car tel que le souligne à son
tour Albert Camus, Balthus aurait compris que : « l’une des clés de ce livre où
l’amour hurle dans la rage adulte, c’est le souvenir des amours enfantines de
Cathy et Heathcliff et la terrible nostalgie que ces êtres ont traîné jusqu'à
249
Camus Albert, « Nageur patient », Préface du catalogue de l’exposition Balthus, New York,
Pierre Matisse Gallery, 1949, in Balthus catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984,
p.77.
190
CHAPITRE V
La première exposition à Paris, 1934.
Balthus disait aussi avoir réussi à s’exprimer absolument 250. En janvier 1934,
enfants. Ne songe pas en regardant ce tableau qui n’a rien de comique, mais
cet endroit : le garçon qui cherche à violer la petite fille) n’a vraiment rien
d’obscène - songe à l’idiote petite fille qui a crié : « Salut Katzli ! » (bonjour
De nombreux critiques ont écrit des pages très intéressantes sur cet étrange
tableau peint par Balthus et dans lequel, comme pour beaucoup d'œuvres de
l’artiste, « nous sommes devant une scène théâtrale, et la pièce qui s’y déroule
est commencée depuis longtemps, sans que nous ayons le moyen de relier ses
éléments entre eux». Constat de tous ceux qui la virent pour la première fois
Pierre, confronté à cette grande scène réunissant des ouvriers, des enfants et
quartier de Paris dira : « Il y avait très longtemps surtout que je n’avais vu une
de tableaux d’où émergeait cette Rue »252 . Pierre Loeb rapproche La Rue de
figés [...] mais dans l’instantané et non plus dans la pose ». Et à la différence
occupés qu’ils sont de leur singulier va-et-vient, avec ces personnages qui
jouer avec une raquette au premier plan qui suit sa balle rouge. Jean Clair 253
voit dans cette créature l’image en miroir d’un putto sculpté par Luca Della
qui emporte une planche quelque part, John Russell 254 propose de le
253
Clair Jean, Les Métamorphoses d'Éros, catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984,
p.260.
254
Russel John, « Mais l’Alice de Tenniel… », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris,
1984, p.284.
193
s’approche du plan du tableau dans la plus grande indifférence à ce qui se
passe autour, tient ses bras contre lui pendant une fraction de seconde avant
bonnet, qui semble vouloir monter sur le trottoir pour éviter la collision. Le
Masaccio, dans l’analyse intéressante qu’en fait Jean Clair, mais il ressemble
Plus loin, une gouvernante qui porte un garçonnet en costume de marin dont
le visage est déjà presque celui d’un adulte, avance droit devant elle. Quant au
cuisinier et, dans ce cas, que fait-il dans la rue ? Ou c’est une enseigne qui
porte sur son tablier le menu du jour, mettant en abîme la tension entre
passe devant lui?. Cette scène est constituée par le couple que forment un
qui, cinq siècles auparavant, avait déjà saisi la figure aux cheveux bouclés
Saba, telle que l’avait peinte Piero à Arezzo. Le garçon lui-même, enveloppé
194
dans la chaleur de son désir, enfermé dans la violence de son geste et comme
tout étourdi de l’avoir risqué, plonge dans son rêve les yeux fermés… »255
Toutes ces sources qui ont été évoquées, Seurat pour la composition et
serait rien d’autre en apparence qu’une scène de jeu d’enfants figés dans une
atmosphère étrange sans face à face, au milieu des regards droits qui en se
Ainsi, il faudra attendre les années quatre-vingt pour trouver des tentatives
255
Clair Jean, « Les Métamorphoses d'Éros », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984,
p.260.
195
témoignage de Stanley Williams qui avait collaboré à la préparation de la
toile256. D'après lui, nous dit Rewald, « l’iconographie était inspirée de Lewis
Carroll, et la jeune fille de gauche serait Alice agressée par Tweedledum, dont
Balthus, en effet, Alice au pays des merveilles avec ses personnages farfelus,
ses chats et ses miroirs, compte de son propre aveu parmi les sources de son
art et l’ont surtout marqué, tout comme les images dorées d'Épinal, au
Par ailleurs, Pierre Klossowski, frère aîné de Balthus, dans son texte Du
tableau vivant dans la peinture de Balthus, affirme que les toiles de Balthus
Hervé Castanet répond : « C’est une optique, une façon de voir où se chiffra
n’a jamais cessé de voir les choses telles qu’il les voyait dans son
256
Rewald Sabine, Art in America, September 1997, n° 9, p. 91.
257
Klossowski, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), Catalogue Balthus,
centre George Pompidou, Paris, 1984, p.82-83.
258
. Castanet Hervé, La manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture, La lettre volée,
collection « Palimpseste », 2002.
196
enfance… »259. « Il y aurait, chez Balthus, un « déjà vu » qu’il s’agit de
montrer à d’autres. D’où ce statisme des postures figées qui les place hors
temps pour les affronter au « retour obsessionnel d’un même motif »260. Par là
leur présence hiératique, et du même coup [de] les arracher à leur condition
sans doute une certaine monomanie des attitudes… »261. En outre, comme le
faire la sourde oreille aux rumeurs de notre monde usinier, ce monde même
tableaux des fragments dispersés ? Ou bien est-ce cet ordre caché des
archétypes qui miment leurs gestes? Pour autant que la reconstitution de toute
259
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus ». Op. Cit. p 82.
260
Ibid. p.83.
261
Ibid. p.83.
262
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus ». Op. Cit. p.83.
197
scène capitale révélerait toujours une aspiration de l’âme à réintégrer l’ordre
caché des images immuables, ici, l’artiste en arrive à convertir le temps dans
lequel vivent les êtres, en un espace où ils subsistent hors la vie, au-delà de la
hors de la vie»263.
Une scène capitale que Lacan lui-même abordera par ailleurs dans un de ses
séminaires en 1966. Il faut savoir que la toile de La Rue que nous connaissons
aujourd’hui n’est en effet plus du tout celle qui fut présentée à l’exposition de
1934. La scène initiale, qui a été remaniée, était autrement équivoque (Ill.32).
presque sagement sur le ventre de la fillette, était placée beaucoup plus bas,
sur l’ourlet de la jupe retroussée, sur son sexe. Si l’on ajoute que le visage du
263
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus ». Op. Cit. p.83-84.
198
garçon exprime à la fois la concentration et le plaisir, tout y est, il s’agit d’une
scène de violence sexuelle sur une fille : « le garçon qui cherche à violer la
tableau est décrit justement en mentionnant cette retouche que Balthus, nous
l’auteur. Je le lui ai montré hier soir, je dois dire qu’il m’a dit que c’était
quand même bien mieux composé comme ça. Il regrettait d’avoir fait une
concession qu’il avait cru devoir faire, c’était une espèce de contre-
concession. Il avait dit : « après tout, je fais peut-être ça pour embêter les gens
alors pourquoi ne pas le lâcher », mais ce n’est pas vrai. Il l’avait mis là parce
que ça devait être là. Enfin, toutes autres choses qui sont là, doivent aussi être
199
lucidité ou à mon délire, c’est à vous d’en trancher, j’ai dit : voilà les
A ce sujet, un article de Bernard Nominé 265 attire notre attention, dans son
de Lacan et il aborde ce qu’il croit être le tableau de Balthus auquel Lacan fait
tel n’est pas le cas, car faut-il le dire, il s’agit bel et bien de La Rue, le seul et
En effet, identifié avec beaucoup d’à propos, Lacan trouve dans La Rue la
dit que c’est le tableau de regards qui se croisent et d’une sorte d'inter vision,
chacun des autres, si vous regardez les choses de près, vous verrez qu’à part
264
Lacan J., L’objet de la psychanalyse. Séance du 18 mai 1966.
265
Nominé Bernard, Pour une perspective Lacanienne, La Cause freudienne, n°30. Navarin/Seuil,
Paris, 1995, p.92-106.
266
Ibid, p.102.
200
Margarita, aucun autre regard ne fixe rien. Tous ces regards sont perdus sur
Dans Les Ménines (Ill.2), tous les acteurs de la scène, y compris et surtout
l’infante, sont tous en représentation. Pour qui ? Pour l’Autre, figuré par le
couple royal supposé voir toute la scène. Ce couple, en fait ne voit rien, car il
où tout le monde lui tourne le dos. Mais c’est à partir de cet autre qui ne voit
rien que se soutient toute la scène en représentation, et aussi, dit Lacan, tout le
divisé (le peintre à deux places), l’Autre (comme le couple royal) et l’objet a
la scène que l’on suppose répondre à son désir. Voilà comment ce tableau
Car cet Autre ne voit rien, il n’est même pas là, mis à part son image réfléchie
qu’imaginaire, l’Autre, comme le couple royal dans ce tableau, n’est que pur
reflet dans une vitre qui renvoie une image floue et aveugle.
267
Jacques Lacan, L’objet de la psychanalyse. Séance du 18 mai 1966.
201
Vélasquez en bien des points, car dans La Rue, comme dans Les Ménines, s’il
scène est suspendue à cet impossible coup d’œil du peintre qui brouille le
« l’instant de regard ». Balthus nous fait voir à son tour dans ce tableau
« piège à regard », sur le côté gauche sombre qui capte toute la lumière du
tableau, cette mise en scène qui souligne à son tour la fente, le (-phi) de
qu’elle n’a pas, vient comme l’enfant Margarita, à la place de l’objet a qui
dans son éclat de lumière, est au centre du tableau, au milieu d’un groupe de
D’après Lacan, Balthus avec La Rue : « nous dit en réponse à ''fais voir !'', tu
voyeurisme, mais nous ne sommes pas là pour voir si, dans le tableau, on se
chatouille, ni s’il se passe quelque chose. Nous sommes là pour voir comment
202
s’appelle le fantasme en tant qu'il est constitutif. »268
s’agit d’un piège pulsionnel où le sujet est amené à mettre du sien, à faire sa
boucle à lui de la pulsion, mais pourquoi ? Parce que le tableau est comme le
fantasme qui, lui, est effectivement le piège à regard du sujet qui se laisse
fasciner, se laisse duper car le tableau escamote l’essieu, c'est à dire cet
du sujet»269. Le fantasme en tant que tableau est piège du désir, qui se situe
venir de son œuvre, ce que nous remettons en question, ne serait-ce que par le
268
Jacques Lacan. L’objet de la psychanalyse. Séance du 18 mai 1966.
269
Ibidem
203
204
5.1.1 La leçon de guitare.
1933, avec celle qui deviendra son épouse quatre ans plus tard, Antoinette de
nouvelle toile. Une toile plutôt féroce. Dois-je oser t’en parler ? Si je ne peux
pas t’en parler à toi - C’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a
rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on se montre
chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi
leçon de guitare [...], une jeune femme a donné une leçon de guitare à une
petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille.
Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument, elle fait vibrer son corps
(« Car Lesbos m’a choisi entre tous sur la terre /Pour chanter le secret de ses
j’ai fini par trouver une petite fille chez une concierge d’un quartier pauvre.
Elle est venue poser trois fois accompagnée de sa mère. Elle louchait
lettre, mais au moment de paraître sur la scène artistique, il n’a que vingt-six
qu’il emploiera sera cette toile, érotique, dérangeante, qui choque. L’œuvre en
question, c’est bien sûr la Leçon de guitare (Ill.33), montrée la première fois
à la Galerie Pierre à Paris en 1934, qui sera l’une des œuvres les plus célèbres
de Balthus bien que rarement exposée par la suite, et valut à son auteur la
Rappelons qu’il s’agit d’une scène de genre dans laquelle l’artiste a figuré une
commencé » : lui a succédé une autre initiation. L’élève est étendue de tout
271
Ibid. p. 170. C'est nous qui soulignons.
206
son long sur les genoux de son professeur, une jeune femme. La jupe de la
fillette est relevée jusqu'au nombril, laissant voir la fente de son sexe nu. De
avec la tension, s’est ouverte mettant à nu son sein droit. La main gauche de
la femme est posée sur le haut de la cuisse de la fillette, sur son entrejambe,
tandis que de sa main droite, elle retient son élève par une mèche de cheveux.
Le décor est quasi neutre. Rien, et c’est évidemment délibéré, n’est fait pour
accrocher l’œil. La paroi derrière le fauteuil est revêtue d’un papier peint rayé
vert et rose. Ce qui frappe d'emblée c’est la lumière blanche, quasi sans
ombre, a giorno, dont est baignée toute la scène et qui en souligne toute la
crudité sexuelle. Crudité de la pose, des gestes, des parties dénudées, aussi
celui qui contemple la scène, plus encore que la difformité des personnages,
207
disproportionné de la fillette, c’est littéralement la « mise en lumière » de ce
qui se joue sur la toile. Tout à la fois l’irréalité théâtrale qui se dégage et qui
tendrait à nous faire rejeter toute la scène comme étant un pur fantasme et
Leçon de guitare « n’a rien à voir avec les œuvrettes dont raffolait un certain
inclassable dont « la charge perverse de l’image n’a pas perdu sa force », tant
Monnier, a peu suscité de commentaires, mais ce qui en a été dit en rend une
lecture troublante272.
L’une des plus saisissantes serait celle de Sabine Rewald, pour qui la
272
Monnier Virginie, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris,
Flammarion, 2001, p. 236.
208
célèbre prototype, allongé sur les genoux de la vierge Marie» 273. Elle propose
qui en guise de succédané d’elle-même, offre à son fils une jeune fille à la
fixation sur les fillettes dans la création de Balthus274. S. Rewald suggère aussi
Par rapport à une longue tradition iconographique, cette toile désacralise ainsi
celle de la mère pleurant sur le corps inanimé de son fils. Inversement, elle
sacralise l’image ambiguë de l’adulte qui tient une enfant sur ses genoux qui
273
Rewald Sabine, Balthus, « Le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.14.
274
Rewald Sabine, « Some Notes on Balthus’s Non musical guitar Lesson », Source : Notes in
the History of Art (New York), vol. 11, n° 3-4 (printemps/été 1992), p. 59.
275
Rewald Sabine, « Catalogue des œuvres », in Balthus, sous la direction de Jean Clair, Paris,
Flammarion, 2001, p.58.
276
Ibid.
209
dévoile un caractère sadique de la scène, la douleur de l’enfant consentant, au
corps arqué, au visage révulsé. Les lèvres gonflées, la main tendue vers la
Rewald.
Par ailleurs, en poursuivant avec une toute autre lecture du tableau de Balthus,
d’après lui, possible de justifier grâce aux dessins à l’encre réalisés par
donnera une autre interprétation de cet objet de scandale dans cette étude
d’après La Leçon de guitare (Ill.34). La scène se déroule cette fois devant une
fenêtre grande ouverte dont le rideau vole dans le vent, les instruments de
nu jusqu'à la taille à présent – qui est mâle. Son visage a presque les mêmes
traits que celui de la femme dans le tableau de 1934. Mais là, avec les
277
Fox Weber Nicolas, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p. 282.
210
Balthus s’attribue traditionnellement, la dominatrice apparaît indubitablement
Nous restons, certes, en présence d’une scène érotique, du jeu d’un homme
sur le corps d’une fillette mais la violence et la cruauté sont traduites par
représenterait aussi « un peu Balthus », l’artiste donna son visage à celle qui
menait le jeu, mais aussi à l’écolière. Pour lui, le fait que Balthus de son
la fois dans les deux acteurs »279. Mais, par ailleurs, N. Fox Weber s’interroge
guitare soit une autre version du portrait de la jeune mère de Balthus, « qui
elle aussi comme une enfant». Cet « air d’inconscience » nous dit Fox Weber,
évoque l’état où la conduisait sa passion pour le poète qui fut son amant, « à
278
Ibid p. 273.
279
Ibid p. 278.
211
l’époque où Pierre et Balthus auraient pu souhaiter qu’elle soit plus adulte et
attentive à leurs besoins d’adolescents »280. Enfin, Fox Weber va aussi jusqu'à
peint toujours la même scène, la scène primitive » 282 dont « l'enfant qui est de
quelque chose qu'il ne peut encore absolument pas connaître – devient ici,
transposé sur une toile, une œuvre qui saute aux yeux. Le moment de l'effroi
contexte 283 ».
Cela dit, de ce tableau, Balthus n’a jamais nié le caractère érotique, à dire
280
Ibid p. 279.
281
Ibidem
282
Blanche Reverchon qui était mariée à J.P. Jouve, ami de Balthus, participa à l'introduction
de la Psychanalyse en France et traduisit en français en 1924 les Trois essais sur la théorie de la
sexualité. In Roudinesco E., La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France 1. 1885-1939,
Ramsay, 1982, p.478.
283
Gropp Rose-Marie, p.109-110.
212
toujours insisté sur le fait qu’il s’agissait à travers lui avant tout de susciter le
connu tout de suite, ne serait-ce que parce que j'avais besoin d’argent. A cette
violemment attaqué par des pauvres chiens qui évidemment trouvent que mon
travail est sinistre et morbide [...], une âme charitable m’a envoyé aujourd’hui
grandes lettres de l’article est bien mieux : «Des étudiants innocents voisinent
depuis dix ans, il paraît que jamais une exposition n’a été aussi visitée, autant
à l’égard des choses de l’esprit ! Alors ils ont bien l’air de reconnaître mon
284
Balthus à contre-courant : entretiens avec Costanzo Costantini, Montricher, Noir sur Blanc,
2001, p.50.
285
Lettre du 19 avril 1934, Balthus, Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville,
Paris, Buchet-Chastel, 2001, p.198.
213
Pour Balthus, ce fut sans doute une victoire, même si sa situation financière
restait mauvaise et aucun des tableaux exposés ne fut vendu, il avait atteint
les gens, les rendre plus conscients», comme il l’explique à Margrit Bay dans
l’exposition286.
Par ailleurs, d’après certains critiques La Leçon de guitare serait une toile
Montrée une première fois dans une pièce distincte et dissimulée par un
plus tard, en 1984, elle allait être interdite de séjour à la rétrospective Balthus
intensité, faut-il le dire, qu'il a souvent été comparé par les historiens d’art à
Réapparu dans son héritage après des décennies d’absence, le tableau devint
Cependant, une remarque qui nous semble pertinente ici, est celle de Rose-
Maria Gropp qui, contrairement à ce qui a été parfois spéculé du fait que
Balthus connaissait Lacan, nous dit : «(Balthus) n’a pas pu aller étudier sur
féminité, pour s’en inspirer en 1933 car, d’après tout ce que l’on sait, Lacan
215
n'achète L'origine du monde que dans les années 1950. Mais, « sub specie
Ainsi, ce n'est qu'en 1963 que l’on retrouve une référence directe à ce tableau
ventre du modèle masqué par ses mains, la position de la jambe droite est
289
Gropp Rose-Marie, Balthus à Paris, Actes Sud, Paris, 2008, p.113.
290
Rappelons que dans son texte paradigmatique sur le fantasme « On bat un enfant », Freud
abandonne l’hypothèse d’une scène vraiment vécue par le sujet pour privilégier celle d’une
construction fantasmatique : « généralement le fantasme, dit Freud demeure inconscient et
doit d’abord être construit dans l’analyse ». Freud S., « Un enfant est battu », névrose,
psychose et perversion, Paris, P.U.F., 1973, p.230.
216
5.1.2 La Fenêtre.
Durant l’été 1933, alors que Balthus travaillait à cet autre grand tableau, La
père : « ...Une toile de grand format, représente une jeune fille assise sur le
rebord de ma fenêtre avec la vue sur les maisons de la cour. Elle fait un geste
mais il n’en est rien. La jeune fille, qui est une petite péruvienne
un contraste très étrange avec l’entourage assez banal mais qui, par la vertu
nous montre en détail une jeune femme, le corsage ouvert dévoilant un sein,
protéger tandis que se lit sur son visage une expression de peur. Quelqu’un
que l’on ne voit pas et qui lui fait face - le peintre ? le spectateur ? - l’a
291
Balthus, Correspondance, op. cit., p.116.
217
acculée jusqu'à la fenêtre ouverte ; seule la barre d’appui l’empêche de
tomber. Avec La fenêtre, Balthus aurait peint une scène d’agression sexuelle
qui place celui qui regarde la toile en position non seulement de témoin, mais
Raphaël Aubert292, tant picturalement par l’atmosphère qui s’en dégage, que
différent de celui que connaissent ses observateurs actuels. Pour dire les
en tout cas ce que l’on peut voir sur la photographie en noir et blanc de son
modifié ce tableau à une date inconnue, située avant 1962 : il a dénudé le sein
292
AUBERT Raphaël, La Paradoxe Balthus, Éditions de la Différence, Paris, 2005, p. 49.
218
gauche de la jeune fille, mais les traits de son visage sont depuis moins figés
dans l’effroi que dans une mimique d’étonnement ambiguë. La Fenêtre dans
sa première version, est une prise de vue instantanée sans éléments marquants
Balthus lui-même expliqua par la suite que lorsqu’il avait ouvert la porte de
son atelier à son modèle qui était la jeune Elsa Henriquez, fille de la danseuse
poignard à la main et avait l’air sauvage, comme s’il voulait lui arracher son
atmosphère du tableau n’est possible qu’à partir du trouble que Balthus avait
vulnérabilité de la jeune fille. Cela dit, un tel dispositif n’est pas sans rappeler
celui de Lewis Carroll évoqué par Brassaï et la manière de s’y prendre pour
219
par un fantôme : « Pour atteindre l’effet voulu, raconte la petite fille, -
électrique espérant ainsi produire le choc voulu. Mais l’expérience avait raté.
L’enfant pensa naïvement que son corps était réfractaire à l’électricité» 293. Il
faut dire que ces deux génies avaient un sens aigu de l’humour, en abordant
des entreprises d’une étrange nature pour parvenir à leurs fins, celles de fixer
instant aussi imminent qu’inévitable. Ainsi le rôle de l’image, qui est de fixer,
293
Brassaï, « Lewis Carroll photographe ou l’autre côté du miroir », Cahiers de l’Herne, 1971, p.108.
220
5.2 Alice dans le miroir...
Près de mon lit debout l’arachnéenne Alice
Je la revois ouverte et dénudée au ventre
Saisissante et rosée, son sein trop lourd lubrique,
Et ses souliers bleus au désastre des chambres
dans le miroir dans ces termes : « … C’est par la lumière d’un mur, d’un
parquet, d’une chaise et d’un épiderme, (que Balthus) nous invite à entrer
dans le mystère d’un corps pourvu d’un sexe qui se détache avec toutes ses
Le tableau d’Alice tel qu’il est souligné par Artaud, serait sans doute l’une des
peintes avec La leçon de guitare. Mais, dans un courrier que le peintre envoie
294
Jouve Pierre Jean, « A Balthus », Poème publié dans La Vierge de Paris, éd. Egloff, 1945,
p.173, in catalogue Balthus, centre Georges Pompidou, Paris, 1993, p.48.
295
Artaud Antonin, « Exposition Balthus à La Galerie Pierre », texte publié dans La Nouvelle
Revue Française, Paris, n° 248, mai 1934, pp 899-900, in Balthus, centre Georges Pompidou,
Paris,1993, p.40-41.
221
à Antoinette quelques mois avant l’exposition, il récuse d’avance toute
intention érotique dans cette œuvre : « Quant au nu qui, j’en suis bien fâché, a
scandalisé Robi, je ne crois pas non plus qu’il soit obscène et je crois que
l’atmosphère grave et sévère qui s’en dégage fait que même une jeune fille
peut le regarder sans rougir. (Le miroir, c’est le spectateur) 296 ». Cependant,
dans le même courrier quelques lignes plus bas, Balthus rajoute une mise en
garde à Antoinette : « Ne laisse surtout pas traîner ces photos. Je ne tiens pas
manière poignante avec ces deux versants qui, malgré les dires contradictoires
En examinant de près ce tableau d’Alice dans le miroir (Ill.38), peint dans une
de pièce et même encore d’un bout d’angle» austère et dépouillé dont des
dalles nues et une chaise cannée font le seul décor. Elle se tient debout, « face
visage fermé légèrement tourné vers la droite, ne laisse pas indifférent car elle
concentre en quelque sorte un aspect médusant, porté par ses yeux écarquillés
d’Alice, qui, les bras levés, nous laisse entrevoir son sein gauche, volumineux
et légèrement tombant que sa robe non attachée ne couvre pas, pendant que le
sein droit à peine esquissé, est tout juste recouvert et sans rapport avec
223
revient toujours avec le même trouble », levant haut une de ses jambes sur le
femme».
notamment Antonin Artaud, Octavio Paz, ainsi que l’écrivain et poète Pierre
Jean Jouve. Ce dernier, proche ami du peintre, fit l’acquisition du tableau très
peu de temps après l’exposition chez Pierre Loeb et, dans un étonnant et
tableau de Balthus, accroché dans sa chambre au pied de son lit pendant des
décrits par Jean Jouve », serait une œuvre que toutes les approches et critiques
dans le miroir semble poser une sorte d'énigme qui n’aboutit jamais.
Toutefois, parmi ces lectures de l'œuvre, nous avons retrouvé les réflexions de
Vincent Gille300 qui se réfère au « trouble que cette toile ne peut ne pas
ainsi, « pourquoi cette femme qui se coiffe ressent le besoin de lever la jambe
mots cette mise en scène si peu plausible?». Il continue, « Elle n’a personne à
perspective et de fait elle ne nous aguiche pas. Cela aura été sûrement
recherché par une femme à la toilette et plus encore une femme au miroir ou
qu’Alice voulait faire l’amour avec moi, je me sentis essentiellement effrayé. Le sadisme de cette
image voulait de moi la chair et l’esprit… La chose se produisit ainsi, que je ressentis d'abord
une énorme détresse, puis un malaise, puis des nausées, et impossible de leur donner une suite
naturelle. Subitement arrivèrent des tourbillons autour du crâne, un sueur froide, des
tourbillons comme si je me trouvais immergé à une grande profondeur, l'ascension des bulles
se faisant par les yeux et les oreilles. Je ressentais encore que mon cœur s’éloignait vers des
espaces de plus en plus étranges. Quelqu’un dut m’aider à ce moment-là, je ne savais qui, mais
certainement c’était ma chère femme car elle croyait me voir mourir. Je revins à moi et souris,
on me souriait : tout était en place, et Alice avait repris sa figure dans le cadre». Jouve Pierre
Jean, « Le tableau », Prose, Paris, Mercure France, 1960, pp.45-49, in Balthus, catalogue du
centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p.64-65.
300
GILLE Vincent, « Divagations sur l’Alice de Balthus »,
http://www.lignesdefuite.com/Peintures/Divagations/Balthus.htm
225
toute autre œuvre qui aurait tout sincèrement joué le jeu de la beauté plus ou
fusse a minima. Mais il n'en est rien, loin de nous séduire, cette œuvre nous
heurte… Cette présence, la fille aveugle, nous tient, elle ne nous voit pas et
personne d’ailleurs, dans le miroir n’a d’image. On ne l’atteint pas, face à elle
exprès, cette jambe levée et notre regard qui glisse le long des cuisses et
remonte, ne peut que remonter. Ce que nous voyons là, en réalité, nous
regarde, cet œil sous la jupe, une impossible présence, une apparition, un vrai
danger…301 ».
Ces remarques sur la perception d’Alice, considérée par V. Gille comme une
toile que d’après lui Balthus nous impose, ces remarques retiennent toute
surface de la toile dans cette pose peu naturelle, figée, suspendue dans le vide
l’extrême cette trop grande présence qui nous montre une vision inattendue de
301
Ibid.
226
ce corps féminin « étrangement inquiétant » derrière lequel semblent se
Cette vision d’Alice dans le miroir, qui est sans doute celle d’une ombre,
personnage en entier, c’est son visage qui fait front à celui qui la regarde. En
Grèce antique, elle occupe une place importante, parce que ce « masque
son regard, transformant tout être qui vit, se meut et voit la lumière du soleil
en une pierre figée, glacée, aveugle, enténébrée »302. D’après Jean Clair303,
dans les premières évocations de Méduse retrouvées dans des textes dès le
devient une adorable et séduisante personne ». Mais quelles que soient « les
évoque une face léonine, les yeux écarquillés, le regard fixe et perçant, la
femme, nous dit Freud dans son texte La Tête de Méduse305, il rattache dans
304
Vernant J.-P., La mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1986, p.32. C’est nous qui soulignons.
305
Freud S., La tête de Méduse, Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, pp.49-50.
228
apotropaïque, porteuse d’effroi : « si la tête de Méduse se substitue à la
figuration de l’organe génital féminin, ou plutôt si elle isole son effet excitant
des organes génitaux est encore connue par ailleurs comme acte
apotropaïque »306.
d’insoutenable dans cette confrontation pour les hommes comme pour les
avec son regard fixe et perçant. Ainsi, ce masque d’horreur de la Méduse, loin
cause d’horreur307.
C’est pourquoi on pourrait dire à juste titre que voir Alice, c’est en effet
évidence son corps nous révèle, à travers ses traits bouleversants qui inspirent
l’effroi. Avec son regard hideux et son sexe effroyable, « elle sera l’unique
vision jette l’épouvante. Ce sexe velu et bridé d’Alice avec ses lèvres qui
réalité nous regarde ». Ainsi, la vision de cet œil sous la jupe d’Alice, nous
remplit d’angoisse dans la mesure où ce regard entre les plis et les poils,
semble nous fixer sans que nous puissions le voir. « Plus qu’un sexe, c’est un
œil maléfique qui se jette sur nous». Cette « impossible présence, cette
apparition » sous l’aspect mortifère, tel une gorgone, Alice dans le miroir
nous pétrifie dans cet affrontement direct de la puissance qu’elle exige, pour
de s’y perdre.310
309
Gille Vincent, « Divagations sur l’Alice de Balthus »,
http://www.lignesdefuite.com/Peintures/Divagations/Balthus.htm
310
C’est justement ce qui arriverait à Tonino, l’un des personnages du roman de Jacques
Biolley, Dans la rue de Balthus : « [...] A trois mètres d’Alice, Tonino restait pétrifié. Il savait que
le sexe avait été peint d’une manière réaliste. Il s’en était aperçu comme tous les badauds de la
journée. Maintenant, il n’osait plus regarder à cet endroit et, dans la pénombre, ses yeux
montaient vers le ventre d’Alice voilé par un tissu transparent qui laissait apparaître son
nombril. Il voulut faire un pas de côté et s’éloigner, mais n’y parvint pas. Ses jambes restaient
immobiles, comme si elles étaient de pierre. Le sein lourd et dénudé d’Alice captivait son
regard. [...] Il décida de s’avancer avec, pour prétexte, l’intention de lire le titre du tableau. Ses
jambes firent péniblement trois pas. Mais alors qu’il s’était interdit de regarder autre chose que
le titre, il perçut qu’il avait basculé dans l’aire vitale appartenant à Alice. Après avoir lu
rapidement : Alice dans le miroir, il ne put s’empêcher de regarder le visage de la femme.
Instantanément, il se sentit rejeté vers l’arrière. Effrayé, il répétait dans son italien qui rendait
savoureuse même une expression de peur : « Elle n’a pas d'yeux ! Elle n’a pas d'yeux ! Mais elle
m'a vu ! Elle m’a vu ! » Il recula encore, sans savoir ce qui lui arrivait. Le titre du tableau était
pourtant explicite : ce n’était pas Alice que l’on voyait, mais le reflet d’Alice dans un miroir. Et
en face de qui ce reflet peint se trouvait-il ? En face de Tonino. Tonino bien vivant. Donc,
face à lui un reflet. Oui, Tonino confronté à sa propre image au féminin, avec le sexe charnu,
le sexe bien visible et le sein lourd. Par le biais de ce reflet vivant, Tonino découvrait de
manière hallucinante ce qu’aurait éprouvé un homme confronté à une image de lui nouvelle,
avec un sexe fendu et des seins grands et ronds... » Biolley Jacques, « Dans la rue de Balthus »,
Romain, Paris, Biro éditeurs, 2008, p.283-285.
230
Mais voilà que cet étonnant tableau d’Alice dans le miroir de Balthus nous
réserve encore des surprises car faut-il préciser que d’après un certain nombre
Carroll. Ce qui irait à l'encontre de ce que nous avons souligné dans les
Carroll dédiés à Alice, ont eu de quoi charmer l’esprit du peintre, du fait qu’ils
l’enfance, qui, aux yeux du peintre, ont su épouser les méandres et les désirs
de l’âme enfantine et le refus d’un monde adulte. Ces deux ouvrages de Lewis
auraient même par ailleurs inspiré le peintre vers la fin des années trente pour
la réalisation d’une étude sur la littérature pour les enfants, destinée à la revue
Le Minotaure.
anglaises des françaises ou des allemandes. Avec ces grands ouvrages comme
par son auteur qui ne l’a plus jamais réécrit par la suite312.
allusion aux romans consacrés à Alice par Lewis Carroll, mais qui, d’après
nous, irait bien au delà d’une simple évocation de par son titre. En effet, en ce
qui nous concerne, nous sommes en opposition avec ce qui a été dit à ce sujet
par Rose-Marie Gropp313 qui avance que même si elle retrouve une « certaine
par ailleurs : « qu’on ne discerne pas d’emblée ce lien plausible entre la petite
Mais selon nous, ce serait justement sur ce point précis que se situe le génie
de l’artiste, qui se dénote dans cette extrême originalité de nous montrer cette
Alice dans le miroir, bien qu'inspirée de sa proche amie Betty Leyris 315. Vu
Frankenstein l’aurait fait pour sa créature », il nous montre cette image que
312
Fox Weber Nicolas, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.62-63.
313
Gropp Rose-Marie, Balthus à Paris, Actes Sud, Paris, 2008, p.60.
314
Ibidem.
315
D’après Nicolas FOX Weber, c’est Betty Leyris, épouse de Pierre Leyris, ancienne danseuse
qui posa, Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003, p.362.
232
l’on pourrait croire « sortie des eaux marécageuses de troubles rêves, à mi-
dire du titre du tableau qui fait allusion au miroir, qu'il est censé d’emblée
que rajouter à l’originalité de l’œuvre car le miroir dans lequel Alice est
Lewis Carroll dans ses deux ouvrages dédiés à Alice, et qui ont pour thème
provoqués par la nourriture qu’elle absorbe, faisant d’elle tour à tour une
naine ou une géante. Et plus tard, dans De l’autre côté du miroir, elle passe de
pion de l’échiquier pour accéder au rang de reine. Mais, quoi qu’il arrive,
lorsqu’elle l’obtient, celle-ci peut devenir un obstacle par la suite, voire une
316
Brion Marcel, « L’art Fantastique », Paris, Marabout Université, 1961, p.303.
317
Lettre du 18 janvier 1934, in Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, p.158.
233
dans lequel elle bascule. Comme lors de sa chute dans le terrier du lapin
monde ! Au revoir, mes pieds ! » (car lorsqu’elle regardait ses pieds, ceux-ci
lui semblaient être presque hors de vue tant ils devenaient lointains). « Oh !
Mes pauvres petits pieds, je me demande qui, à présent, vous mettra vos bas
et vos souliers, mes chéris ? Pour ma part, je suis sûre d'en être capable ! Je
serai certes bien trop loin pour pouvoir m’occuper de vous. Vous n’aurez
jardin. Pauvre Alice ! Tout ce qu’elle put faire, ce fut de se coucher sur le
flanc pour regarder d’un œil le jardin ; mais passer de l’autre côté était plus
318
Caroll L., Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, in Lewis Carroll œuvres, Paris, Gallimard
« Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 103-104.
319
Lecercle Jean-Jacques, « Impossible Alice », Alice, Paris, Autrement, 1998, p. 27. et
« Lolitalice », Lolita, Paris, Autrement, 1998, p. 92.
320
Marret Sophie, « Impossible Alice », dans Alice, (ouvrage collectif) sous la direction de Jean-
Jacques Lecercle, Paris, Autrement, 1998, p. 57.
234
petite fille une femme ». Le monde des merveilles, nous dit Sophie Marret,
offrirait ainsi à Alice « l’opportunité de changer d’état, selon ses désirs… Les
taille obéit plutôt à une logique fantasmatique, celle d’un retour régressif
Lewis Carroll replonge l’héroïne dans l’imaginaire enfantin dont elle est
privée puisqu’elle n’a pas à sa portée de livres d’images, ceux dont sont issus
Cependant, il faut rappeler par ailleurs que l’image d’Alice, comme nous
photographies, prises par Carroll lui-même, des petites filles, au premier rang
321
Ibid., p. 57-58. C’est nous qui soulignons.
235
destinataire des contes. Comme si le mythe d’Alice était dès l’origine saisi
par la photographie322».
ce que l’un doit à l’autre. C'est notre parti pris, même s’il est difficile de
donné qu’elle n’a été que redécouverte tardivement en 1949 par Helmut
tableau de Balthus d’Alice dans le miroir et l’une des plus célèbres et la plus
sur laquelle nous avons porté un intérêt particulier lors des chapitres
précédents. Celle de la petite Irène Mac Donald qui fut prise à Christ Church
en juillet 1863, qui porte le titre « It won’t comme smooth » (Ill.7), qui
322
Wetzel Michael, « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », dans Alice,
(ouvrage collectif) sous la direction de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Autrement, 1998, p.121.
323
Gernsheim Helmut, « Lewis Carroll photographe victorien », éd. F.M Ricci, Milan et Chêne,
Paris, 1979, p.11.
236
impossibilité à défriser (ou à démêler) fait allusion à la chevelure du modèle.
qui brouillent le temps chronologique qui efface ici la distinction entre passé
ces deux corps qui occupent tout l’espace de la scène. Mais tout aussi
saisissant est le décor dans lequel les artistes les placent, qui est le même, à
quelques détails près, entre l’enfant et la jeune femme qui se tiennent debout
d’un discret motif à losanges, où des dalles nues et de vieilles chaises cannées
C’est ainsi que l’on retrouve également dans la photo la petite Irène Mac
l’extrême bord d’un miroir qu’elle tient baissé dans la main gauche, tandis
qu’une brosse à cheveux pend au bout de sa main droite. L’enfant est habillée
valeur la puissante sensualité des formes montrées dans le tableau Alice dans
le miroir, qui élevant haut une de ses jambes sur le « placet de sa chaise
237
cannée », nous « montre bien ostensiblement son sexe de femme ».
Mais il est aussi frappant de constater qu’une même inquiétude se lit sur
perdus, ainsi que leurs front plissé et les cheveux défaits, qu’Alice à son tour,
semble démêler en tenant le peigne d’une main, tandis que de l’autre main, le
petit miroir de main ayant disparu, elle empoigne ses cheveux. Pourtant, cette
donné que d’après le peintre lui-même, le miroir dans lequel Alice est
spectateur »324.
Ce serait donc ainsi que de cette manière, le peintre dans cette étrange scène
voyeur », qui envahit l’intimité de cette Alice qui elle non plus n'a pas fini de
donne en spectacle à son insu et comme envoûtée à son tour par l’image qui,
dans le miroir la « regarde » et la « juge », demeure figée par cette scène, qui
324
Lettre du 18 janvier 1934, in Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville, p.158.
238
mal à procurer un lendemain à cette image immarcescible d’Alice de Lewis
célèbres dont le plus récent Tim Burton325, mettait déjà en scène en 1933 une
Il aborde ainsi à son tour dans ce nu, par le jeu des métamorphoses, la
métamorphose qui fera de la petite fille une femme », mais représentée sous
qui est celui où l’être n’a pas encore reconnu son rôle. Cette étonnante figure
aux yeux aveugles annonce les dormeuses des années suivantes. Absente à
elle-même, ignorant encore que le regard de l’autre s’est posé sur elle, elle
exhibe d’autant plus violemment ses attributs, le sein trop lourd, le sexe fendu
et proéminent. Rien pourtant de moins érotique que cette provocation car rien
n’éveille moins le désir que la vision d’une chrysalide, d’une larve ou d’une
325
Tim Burton réalisateur américain adapte au cinéma en 2010 l'univers de Lewis Carroll avec
Alice au pays des merveilles en 3D. Il met en scène une Alice devenue jeune femme, en proie à
des questions existentielles.
239
momie. S’il y a érotisme, ce serait celui d’un mysterium tremendum, né de
vue de percevoir plus qu’une certaine réminiscence des Alice de Carroll dans
326
Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.49.
327
Bretzel Michael, « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », dans Alice,
(ouvrage collectif) sous la direction de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Autrement, 1998, p. 128.
240
CHAPITRE VI
« Le Peintre et ses modèles ».
reste mauvaise. En témoigne son courrier adressé à Magrit Bay, une semaine
grande sensation et provoqué de nombreux débats. Tous les gens, quelle que
importante de ces dix dernières années. Voilà donc que mon étoile se met
suis content d’avoir pu toucher certains, parmi les grands et les vrais… Ainsi
328
Cité par Sabine Rewald in « Balthus , Le temps suspendu » p.15.
241
je n’aurai pas lutté, je ne me suis pas privé en vain. Il en est qui comprennent
morale, l’argent n’en étant pas l’objet… J’avais seulement pour objectif de
donner un violent coup de gong pour, en quelque sorte, secouer les gens, les
américain James Thrall Soby qui, impressionné par les tableaux lors de
article publié dans la Nouvelle Revue Française330. C’est avec lui que Balthus
vécut une des scènes les plus marquantes de son existence. Alors qu’il entre
329
Lettre de Balthus à Margrit Bay du 20 avril 1934, cité par Sabine Rewald in « Balthus, le temps
suspendu » p.15.
242
un jour dans la salle des Deux magots, en compagnie de Derain, Giacometti et
d’autres peintres, un homme qu’il n’a jamais vu, au regard halluciné qui le
transperce se jette sur lui. Cet homme, c’est Antonin Artaud, frappé par la
Balthus son double dont il échafaudera toute une théorie avant d'en être hanté
jusqu’au délire. Cet événement fut le point de départ d’une profonde amitié.
Dès lors, les deux artistes se fréquentèrent assidûment. Un lien étrange les
unissait, Balthus le croyait, d'autant qu'il lui doit d'être encore en vie car,
comme nous l’avons dit auparavant, en juillet 1934, le poète sauva de justesse
Pierre. Cependant, il réalisa les décors de théâtre pour la mise en scène très
une adaptation de Jules Supervielle. Et c’est vers la fin de l’année 1934, que
« monstres331 ».
En effet, comme il a été souligné lors d'un récent travail sur Balthus et le
330
« Il semble que fatiguée de décrire des fauves et d’extraire des embryons, la peinture veuille
en revenir à une sorte de réalisme organique, qui loin de fuir la poésie, le merveilleux, la fable,
y tiendra plus que jamais avec des moyens plus sûrs… » Artaud Antonin, « Exposition Balthus à
La Galerie Pierre », texte publié dans La Nouvelle Revue Française, Paris, n° 248, mai 1934, pp
899-900, in Balthus, catalogue du centre Georges Pompidou, Paris,1993, p.41.
331
Entretien avec Antoinette de Watteville à Lausanne, le 6 décembre 1979. Cité par Sabine
Rewald in Balthus, le temps suspendu, p.18
243
portrait réalisé par Camille Viéville332, le portrait dans l'œuvre de Balthus
prend toute son importance pendant les années 1920 et 1930, période pendant
figure ».
nombreux sont les portraits qui nous donnent aussi l’impression que
ses œuvres, du fait que Balthus semble attribuer à ces toiles le même accent
formel repose quant à lui sur la déformation du corps des modèles. Balthus, à
des fins diverses mais toujours signifiantes, maltraite les proportions, étire les
concerne que les femmes. Pourquoi les femmes ? Probablement parce qu’il se
esthétique de l’artiste333 ».
elle est l’épouse du marchand d’art Pierre Loeb que l’artiste rencontre au
critique, collectionneur et ami de son père. Pierre Loeb monta en avril 1934 la
333
Ibid, p.109.
245
portrait de sa femme à Balthus, alors que le peintre est installé dans son
lieu une fois par semaine et duraient à peine cinq minutes pour dix minutes de
repos, à cause de la santé fragile du modèle à l’époque 334. Une fragilité que le
portrait à la fois peu flatteur, fortement stylisé et expressif »336, mais que,
334
Entretien avec Mme Loeb à Paris, janvier 1980. Cité par Sabine Rewald in Balthus le temps
suspendu, p.50.
335
Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.109
336
Ibid, p.110.
246
d’après Sabine Rewald, « les Loeb n’accrochèrent jamais dans leur élégant
appartement ».
fit appel à Balthus pour réaliser les décors et les costumes pour Les Cenci,
pièce adaptée d’après Shelley et Stendhal par Artaud, présentée en mai 1934
surprise de tout le monde » car le rôle de Béatrice était considéré parmi l’un
des plus grands rôles de femme du théâtre et Iya Abdy semble s’improviser
dans l’actuation337. Balthus représente ainsi en 1935 Lady Iya Abdy (Ill.40) et
d’une très grande théâtralité et donne à la jeune femme une stature et une
337
« … Quant au mystère Iya Abdy… Il ne faut pas chercher bien loin…C’est elle qui fournit
les fonds. En outre soyons juste, le théâtre est le rêve de cette femme qui est l’enfant d’un
couple d’acteurs jadis illustres en Russie -Disons donc qu’elle a cela dans le sang et puis voilà
trois ans qu’elle prend des leçons de diction. Mais il y a surtout une chose qui, actuellement,
me pousse à me mêler de ce genre d’affaires : c'est que j’entre en contact avec des gens dont je
puis avoir besoin- Voilà une phrase surprenante de ma plume, n’est-ce pas !- Ainsi Lady Abdy
peut être très utile pour moi, d’ailleurs l’a été déjà, oh certainement pas par intérêt humain, ou
par amitié, mais simplement par snobisme ou par politique mondaine- Mais que m’importe les
mobiles de ces gens-là que je considère comme des fantoches qui doivent me servir pour
arriver à mes fins. Je suis tout aussi capable qu’eux d’hypocrisie, Seigneur ! Moi, on ne peut
pas m’avilir, mon cœur est trop haut placé, mais tous les moyens sont bons … ». Lettre de
Balthus à Antoinette de Watteville, 9 février 1935 in Balthus Correspondance, p.322.
338
Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.110.
247
expressivité hors du commun, accentuée par sa robe, très proche d’un
pose sur son avant-bras droit, elle est comme figée sur la scène, dans des
appliqué340 ». Pendant que de la main elle tient une mèche de ses cheveux
comédienne ».
avait travaillé pour les deux artistes en 1934. Pour Balthus, elle exécute les
339
Ibid.
340
Dans ce tableau, disait Antonin Artaud : « Balthus a peint Iya Abdy comme un primitif qui
aurait peint un ange ; avec un métier aussi sûr, avec une identique compréhension des espaces,
des lignes, des creux, des lumières qui font l’espace ; et dans le portrait de Balthus, Iya Abdy
est vivante : elle crie comme dans une figure en relief et qui tourne dans un conte d’Archim
d’Arnin. C’est le visage d’ Iya Abdy, ce sont ses mains que la lumière mange, mais un autre
être, qui est Balthus, semble s’être mis sous son visage et dans son corps, comme un sorcier
qui prendrait une femme avec l’âme, pendant que lui-même est poignardé dans son lit. Et c’est
même Balthus qui fait d’Iya Abdy un fantôme mystérieusement incarné… » Antonin
ARTAUD, Autour des Cenci, Œuvres, Gallimard, 2004, p.643-644.
248
costumes des Cenci et pour « Cassandre », elle réalise ceux d'Amphitryon 38
contrairement aux Cenci qui firent un terrible scandale342. Dès leur rencontre
Mouron, qui posa plusieurs fois entre septembre et décembre 1935. Elle était
son fils Henri, âgé de dix ans, né de son mariage avec Cassandre. Balthus
peint ainsi les trois personnages, dans une composition divisée en deux parties
par l’austère décoration du tableau dans lequel on retrouve, à gauche, assis sur
une table en bois, le jeune Henri, avec qui Balthus recourt encore au
considérablement plus petit que les deux femmes, Henri « ressemble à une
petite marionnette », habillé en petit marin avec son béret de matelot sur la
tête qui en effet, n’est pas sans rappeler « le petit marin du tableau de La
Rue », il lit sagement, les yeux baissés sur son journal illustré. Pendant qu'à
341
Jean Marie Mouron dit « Cassandre », était un graphiste, rendu célèbre par les alphabets
typographiques et surtout par les affiches qu’il avait créées qui se tournait depuis deux ans vers
le théâtre. En 1949, il conçut le théâtre de plein air d’Aix-en-Provence, pour lequel il dessina
les décors et costumes de Don Giovanni de Mozart. C’est à son instigation que Balthus fut
appelé l’année suivante, pour créer ceux de Cosi fan Tutte.
342
COLLE LORANT Sylvia « Balthus au festival d’Aix-en-Provence », in Balthus catalogue des
œuvres, sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2001, p.78.
249
droite, sa mère Madeleine et sa fille Béatrice sont assises sur le même fauteuil
qui semble très bas. La mère, figure frontale, aux joues rubicondes et au
visage inexpressif, est habillée d'une longue robe noire aux motifs rouges et
pose les doigts sur la main de sa fille dans un geste affectueux. Quant à
longilignes, ainsi que celles de son visage au regard buté, ainsi « le peintre a
su saisir sa moue qui est celle que l’on rencontre parfois chez les enfants
Caetani, qu’il qualifia de « grande perche » car elle était plus grande que lui et
« manquant assez de grâce, mais dont le visage n’est pas sans style et assez
rouge, tenant à la main gauche un bonnet assorti. Son visage est doté d’une
proportions sont diminuées, à l’exception des pigeons, c'est ainsi que les
chaises du parc et une figure que l’on voit de dos ont la taille de jouets, tandis
que la tête de Leila atteint le sommet des arbres. Par ailleurs, comme le
souligne Camille Viéville, le fait que Balthus place la figure de Leila Caetani
qui semble figée dans une pose statique au sein d'un paysage : « n’est pas
pays des merveilles de Lewis Carroll, littérature tant appréciée de Balthus, est
année de 1935, que celui qui s'autoproclame le « King of Cats346 » peint son
345
Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.116.
346
Lettre à Antoinette de Watteville, 9 février 1935 in Balthus Correspondance, p.323.
251
modestes, s’avérera une œuvre d’une surprenante monumentalité ». Celle-ci
tient en effet à la manière dont le peintre, alors âgé de vingt-sept ans, s’est
pièce. Une main posée sur la hanche, l’autre serrée, crispée sur le revers du
veston, il semble regarder droit devant lui avec dans les sourcils froncés et les
il avoue une lutte ; une idée de domination, sinon même de despotisme », qui
du dompteur que l’on retrouve sur le tabouret à côté de Balthus, ainsi que
emblématique347, qui vient à gauche appuyer son front sur l’autre jambe du
peintre. Balthus applique ici comme dans d'autres de ses toiles le principe de
seule thématique personnelle par le biais d’un genre noble suivant les canons
tableau d’un cartouche imitant l’antique dans lequel figure son titre complet à
347
Le chat, animal emblématique dans l’œuvre de Balthus, joua un rôle déterminant aussi dans
sa vie. Il est à la base des illustrations de Mitsou et il fait pour la première fois sa réapparition
dans ce tableau de Balthus.
252
KING OF CATS / painted by / HIMSELF / MCMXXXV 348 ». Lorsque le
les décors et costumes des Cenci, ainsi que les longues hésitations
début d’une réussite que Balthus laisse transparaître dans ce tableau celle
d’un homme fier et sûr de lui-même qui continuera à peindre avec la même
348
Aubert Raphaël, La Paradoxe Balthus, Editions de la Différence, Paris, 2005, p.108.
253
particulier de la place des États-Unis, fut fréquenté par le gotha des Lettres et
des Arts. Elle s'était éprise de Jean Cocteau ami de Crevel, d'Aragon, de Man
Ray, ainsi que Salvador Dali qui réalisa également, en 1932, un portrait de la
Vicomtesse.
effet focalisés sur les surréalistes et la Vicomtesse, avec son époux, finance de
de Buñuel, qui fit un grand scandale à l’époque. Elle fut aussi mécène de
inconfortablement assise sur une chaise en paille, près d’une petite table en
bois, que Balthus peint dans une palette à dominante jaune qui accentue la
finesse avec laquelle sont peints les meubles, les moulures du mur, les
le fait que Balthus place cette personnalité parisienne dans son atelier avec
à peine rehaussés d’une touche de rouge sur le corsage du modèle, fait penser
254
à une simple ménagère qui pousse un « ''ouf'' de celle qui a eu une rude
Par ailleurs, dans cette même série de tableaux peints par Balthus en 1936, on
plus tard, beaucoup lui attribuaient aussi un rôle important dans la naissance
du cubisme vers 1910. Son œuvre était essentiellement picturale, mais il avait
également signé les décors et les costumes de nombreux ballets, illustré une
l’égal de tous ceux qui ont connu et fréquenté l’artiste, lors des conversations
peintre et louait sa culture et ses connaissances sur les sujets les plus variés,
peinture qui semble habitée par une sorte de fraîcheur et d’ingénuité 350. C’est
349
Voir notamment : Mieke Bal, «Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.80.
Nicolas Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.443. Sabine Rewald,
« Balthus, le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.19.
350
André Derain « Le peintre du trouble moderne » in catalogue des œuvres, Musée d’Art de la Ville
de Paris, Paris Musées, 1994, p. 250.
255
au début du mois de décembre 1935, que Balthus reçoit de son marchand
plus en plus le travail me met dans un état d’excitation à peu près intolérable,
surtout au début d’une chose et que ça ne va pas trop mal, mon esprit se
développe avec une telle rapidité que je suis, moi, complètement malade, et je
n’ai qu’une ressource c’est de m’en aller, de courir dans les rues pour essayer
Le portrait en effet, n’est pas sans rappeler le portrait de Silvia Loeb, dans
gravité353 que Balthus fait ressortir de cette grande figure qu’il place au centre
avec une tête trop grande et des mains trop petites ». Il pose sa main gauche
dessous de son ample robe de chambre aux rayures longitudinales, tandis que
351
Lettre à Antoinette de Watteville, 11 décembre 1935 in Balthus Correspondance, p.422.
352
Nicolas Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.396.
353
Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.132.
256
son autre main prend appui sur la ceinture qui semble retomber sur le côté.
droite, une situation inhabituelle avec la présence d’une jeune femme, censée
être une des modèles d’André Derain. Avec son visage à « peine esquissée »
et ses joues « rubicondes », elle exhibe ses seins semi nus et sa courte jupe
moulante, alors que la chaise sur laquelle elle est assise est très détaillée.
D’après les critiques, avec ce détail de la jeune femme qui nous fait face dans
Derain avec son modèle, et malgré toute l’affection qu’il professait pour
c’est- à-dire un Derain connu « pour son appétit des plaisirs des sens354 ».
plus connu sous le sobriquet cocasse de « Roger la grenouille », fut une figure
354
Nicolas Fox Weber, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.388.
257
générosité, il sert des repas gratuits aux étudiants, aux orphelins et aux
entreprend ce portrait pour remercier l’homme de son aide très concrète 355. »
j’ai voulu commencer un portrait de Roger et de son fils, mais chose que je
n’avais encore jamais vu chez un enfant de sept ans, l’affreux petit monstre
de terreur quand il s’est agi de poser à côté de son père qu’il a fallu y
concentre avec délicatesse sur le lien filial ». Il représente ainsi ses deux
sanguine ». Il tient son fils par l’épaule, fils décrit par Balthus lui-même
355
Vieville Camille, Balthus et le portrait, Paris, Flammarion, 2011, p.96.
356
Lettre à Antoinette de Watteville, 22 juillet 1936 in Balthus Correspondance, p.464.
258
comme un « affreux petit monstre » qui ressemble à un masque gris, pâle,
maladif, au petit corps maigre et étiré, qui en relevant son poignet semble
lancer un appel, ou protester, mais sans espoir. Tandis que de son autre main,
l’enfant maintient la balle, avec laquelle il ne peut pas jouer durant ces
longues séances de pose, contre son corps. Ses pieds sont trop petits pour le
supporter, et ses jambes écartées et un peu torses, avec une chaussette qui
Ce n’est que plus tardivement que l'on trouvera une autre représentation dans
son enfant. Ce tableau est celui de son ami peintre Joan Miro (1893-1983), en
1937 et janvier 1938 avec sa fille posèrent plus d’une quarantaine de fois dans
tabula rasa, aussi plate et simple que les fonds faisant fonction de paysage
dans les peintures de Miro, à la même époque 358». Balthus représente ainsi
dans ce portrait le peintre espagnol et sa fille dans une posture qui a été
souvent comparée à celle d’une madone assise à l’enfant telle qu’on en trouve
357
Mieke Bal, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.76.
358
Rewald Sabine, « Balthus, le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.66.
259
beaucoup dans la peinture italienne359. Mais cette même posture semble par
ailleurs dériver d’un portrait de Bette Meyer et de sa jeune sœur, que Balthus
avait copié à Berne quelques années plus tôt 360. Balthus peint ainsi Miro assis
sur une chaise en bois, habillé d’un costume vert-de-gris, avec une touche de
geste protecteur sa fille Dolorès qui, habillée d’une petite robe à rayures
noires et blanches, reste debout dans une pose très inconfortable, collée contre
l’intérieur de la cuisse de son père361. Tous les deux sont liés « par leur étroite
hésitante de Joan Miro qui d’après Balthus : « posait comme un enfant bien
Balthus nous livre de cette période toute une série de portraits que le peintre
conventionnels364.
Mais dès lors, dans ses tableaux à venir, il va à nouveau alterner paysages,
scènes d'intérieur qui vont se multiplier, nimbées de suspens qui donnera aux
cartes et des scènes de jeunes filles à leur toilette, deviendront des sujets plus
364
Sabine Rewald in Balthus, le temps suspendu, p.18
261
CHAPITRE VII
« À la lumière des jeunes filles en fleur de Balthus. »
« …Je vois les adolescentes comme un symbole. Je ne pourrais jamais peindre une
femme. La beauté de l’adolescente est plus intéressante. (Elle) incarne l’avenir, l’être
avant qu’il ne se transforme en beauté parfaite. La femme a déjà trouvé sa place dans le
monde, une adolescente, non. Le corps d’une femme est déjà complet. Le mystère a
disparu... »
Balthus365
même le principal, celui auquel le peintre s’est dévoué tout au long de sa vie,
C’est ainsi que dans presque tous ses dessins et une grande partie de ses
leurs rêveries dans des postures « languides et abandonnées », qui n'ont cessé
365
Balthus portraits privés, Conversation avec Richard Gere, Lausanne, Noir sur Blanc, 2008. p.68.
262
avoir lieu », que par leur « érotisme calculé ». Dans ses tableaux, en effet, on
en beauté parfaite ».
Pourtant, comme nous l’avons vu lors des chapitres précédents, il existe dans
l’œuvre de Balthus une image prompte à rendre compte de cet état qui,
où l’être n’a pas encore reconnu son rôle366 ». Il fut représenté sous une forme
stupéfiante dans le tableau d’Alice dans le miroir, qui d’après Jean Clair
car rien n’éveille moins le désir que la vision d’une chrysalide, d’une larve ou
l’artiste, d’un geste antinomique, retient l’instant qui demeure avant qu’Alice
366
Clair Jean et Monnier Virginie., « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.49.
367
Ibid.
263
« ne se transforme en beauté parfaite » et, qui chez Alice se fait attendre et ne
vient pas.
Cependant, comme nous l'avons dit auparavant, avec Alice dans le miroir, le
peintre nous montre comment l’image prend le pas sur la littérature de Lewis
personnage éternel, la petite fille 368 », mais, chez Balthus, cette image de
l’enfance immarcescible semble avoir perdu tout son charme dans cette autre
d’une larve ou d’une momie », qui d’après Jean Clair viendrait à « annonce(r)
les dormeuses des années suivantes 369». En effet, derrière cette figure
et De l’autre côté du miroir, qui étaient pour Balthus, nous le savons bien,
mythologie de l'enfance.
l’œuvre de Balthus à travers ces jeune filles qu'il peint dans une « atmosphère
368
LECERCLE Jean-Jacques, « Un amour d’enfant », Alice, Paris, Autrement, 1998, p.7.
369
Clair Jean et Monnier Virginie., « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.49.
264
images photographiques idéalisées par Carroll, dans lesquelles comme nous
et d’ennui. Elles restent les proies ingénues d’un objectif érotisé et dévorateur
qui les soumet « au passage du temps et aux lois du monde profane, les
370
Wetzel Michael « Des nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », Alice, Paris,
Autrement, 1998, p.128.
265
7.2 Variations sur les tableaux de Thérèse et l'extase de
l’enfance.
des années 1936 à 1939, cela se fait tout d’abord au travers de scènes
peintre réalisa au moins une dizaine de tableaux, soit seule, soit avec son frère
cadet Hubert, ou avec son chat. Les enfants Blanchard habitaient à proximité
est alors âgée de dix ou onze ans, lorsque Balthus en 1936 (Ill.48), la met en
scène pour la première fois seule, dans une toile dans laquelle le peintre
palette dont les tons de terre chauds, bruns divers, ocre miel foncé, rouge et
d’abord chez Thérèse, c'est cet « air sombre ainsi que la maturité de son
par ailleurs, dans le double portrait esquissé intitulé Frère et sœur (Ill.49),
peint par Balthus la même année. Sur la toile, on retrouve Thérèse avec son
frère cadet Hubert. Ils semblent peints par Balthus tels des personnages sortis
266
directement d’un de ses livres d’images ou contes enfantins au graphisme
diabolique », ainsi que ses petits pieds et ses gros bras, le faisant ressembler
aux monstres nains qui viendront plus tard peupler l’univers de Balthus.
s’il allait faire une bêtise et jette un regard comme pour appeler à l’aide. La
en tartan foncé de la sœur, le pull à rayures du frère, son col réduit à quelques
efficace»371.
(Ill.50). Dans cette œuvre, c’est la première fois que le peintre va associer la
figure de la jeune fille à celle du chat. Mais, une fois de plus, il peint des
apparaît ainsi beaucoup plus jeune que dans les deux portraits précédents de
1936, et paraît peu soucieuse du monde qui l’entoure. L’enfant est vêtue
d’une petite blouse rose sur un pull blanc aux manches repliées, elle regarde
371
Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.82.
267
son regard vague donnent l'impression qu’elle « s’ennuie ». Elle est assise sur
une longue chaise cannée, d’une manière provocante, levant ses bras
farouchement, les coudes écartés, et croisant ses mains qu’elle tient derrière
peintre aurait, selon ses propres dires, désapprouvée, mais Penguin aurait
obtenu l'autorisation de l’organisme qui gère les droits de Balthus sur ses
première fois ensemble dans le tableau de Frère et sœur, posent ensuite pour
Les Enfants Blanchard, 1937 (Ill.51), tableau dans lequel l’artiste s’inspire à
chapitre III du roman, dans lequel Cathy, l’héroïne, se sert d’un ouvrage pieux
comme d'un journal intime et y confie, « d’une main malhabile, enfantine, les
372
Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.478.
268
affres de son quotidien, Heathcliff, son aimé s’impatientant au second plan ».
Cependant, le titre choisi par Balthus pour son tableau montre en effet qu’il
portrait, dont le contexte a changé. On constate à cet égard que dans sa toile,
le peintre agrandit d’un tiers l’espace dans lequel on retrouve le pan de mur
qu’elle portait déjà dans Frère et sœur ainsi qu'un gilet et un chemisier à
allongée, plongée dans la lecture de son livre dans une position très
Hurlevent était précédemment agenouillée elle aussi, mais entre les pieds du
meuble (Ill.28a).
Quant à Hubert Blanchard 373, il porte une blouse grise ceinturée des écoliers
change l’attitude d'Hubert qui semble perdu dans ses pensées et regarde
dossier de la chaise, qui a elle aussi été déplacée par rapport à l'illustration du
roman. Cependant, ce tableau qui reste célèbre entre autres pour avoir été
373
Parmi les seuls trois modèles masculins enfantins que Balthus a peint, on retrouve : Egon,
Grossniklaus, le fils de Roger et Hubert Balchard, ce dernier reste le seul des enfants que
Balthus représentera à plus d’une reprises dans son œuvre.
269
acquis par Picasso en 1941, fut réalisé par Balthus avec beaucoup plus de
dans ses illustrations Les Hauts de Hurlevent, roman d’amour inégalé qui
Blanchard reste sans doute le plus réussi de ses portraits d’enfants, comme le
En effet, c’est ainsi que le peintre nous montre à nouveau Thérèse dans ce qui
sera sans doute, « le plus grand et le plus achevé » des tableaux consacrés à la
minutieuse que Balthus réalise, on voit Thérèse alors âgée de douze ou treize
ans apparaître dans une représentation qui sera plus tard cataloguée comme
374
Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.38.
375
Clair Jean, « Balthus », catalogue des œuvres, Paris, Flammarion, 2001, p.252.
270
ambigu entre innocence et l’éveil érotique376». Ce tableau, Thérèse rêvant,
cultivé par le peintre au cours des années 1930, durant lesquelles il illustre
l’œuvre d’Emily Brontë Les Hauts de Hurlevent et réalise ses trois autres
Cependant, cette ambiguïté, qui fera des émules, Balthus semble ne jamais
notre recherche, deux courants très divergents s'affrontent sur ce point chez
Quoi qu’il en soit, la manière avec laquelle Balthus nous montre à nouveau
Thérèse dans cette pose qui serait presque identique à celle de la Jeune fille
376
Rewald Sabine, « Balthus, le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.68.
377
Ibid, p. 468.
378
Rose-Marie Gropp, Balthus à Paris, Actes Sud, Paris, 2008, p.16.
271
au chat, vue depuis le même angle réalisé un an plus tôt, semble renforcer
assise sur sa longue chaise, côtoie une magistrale « nature morte compacte,
formes rigides »379. L’enfant en effet, tient presque la même pose farouche et
entière de la Jeune fille au chat, les bras sur la tête, soulignant ainsi sa
soigneusement les mains croisées de Thérèse que l’on voit cette fois-ci au
sommet de sa tête : elles « semblent déjà celles d’une femme, comme pour
Dans le même temps, on voit par ailleurs l'étonnante simplicité avec laquelle
Thérèse, ainsi que ses yeux clos et ses sourcils peints avec finesse, ses lèvres
fermées et sa narine droite (« son visage étant de profil, c’est la seule que
381
nous voyons) est dilatée comme si elle vivait quelque chose d’intense ». Et
379
Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.276
380
Clair Jean, Balthus Catalogue des œuvres, Paris, Flammarion, 2001, p.256.
381
Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.470.
272
pourtant, on a souvent dit des traits troublants de Thérèse, qu'ils résultent d’un
chair382. Que montre cette sorte d'exaltation ou d'extase chez la jeune fille?
glorification de la pureté ?
qu’elle ne soit déjà morte de plaisir bouche ouverte, porte avide d’un corps
vide qui remplit sous nos yeux un bouillonnement plissé de marbre…» 383.
réalisée vers 1647. Cette œuvre constitue le groupe central compris dans
382
Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.476.
383
Kristeva Julia, « Thérèse mon amour », Paris, Fayard, 2008, p.13.
273
marbre sombre, une carmélite s’abandonnant sur un nuage à un ange qui,
soulevant sa robe avec un fin sourire, s’apprête à planter une flèche dans son
qu’il fera dire à Jacques Lacan : « Vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la
statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, sainte Thérèse,
Bernin, dont la perfection de la sainte sculptée aimante à tel point les regards
A cet égard, dans le tableau de Thérèse rêvant, le peintre fait apparaître aussi
cette ambivalence inquiétante chez l’enfant : les traits durs, lisses de son
visage qui montrent, mais surtout qui suggèrent, cette sorte « d’expérience »
que semble vivre Thérèse, comme le souligne par ailleurs N. Fox Weber :
évocatrice » de ses narines et la pâleur de son visage qu’on voit chez la fillette
384
Lacan J. , « Encore », Paris, Seuil, 1975, p. 70.
385
Fox Weber Nicolas, p.470. (Il nous a été possible de faire ce même constat lors de
l’exposition hommage, à l'occasion de la commémoration du centenaire de Balthus à la
Fondation Pierre Ganadda à Martigny Suisse en 2008).
274
peut-être justement « quand elle rêve que Thérèse est plus troublante », parce
qu’elle (dort) ou est prise dans une rêverie (peut-être érotique) et que l’image
coloriste, pour que notre regard se place aussi sur ce « point focal du
tableau qu’il fait des jambes écartées de Thérèse ». Ainsi par exemple, sa
pour l’oreiller est une preuve de sens parfait de l’accroche visuelle chez le
jambes nues de la jeune fille? Cette nudité des jambes, accentuée par les
chaussures et les chaussettes de l’enfant, mais surtout « par la lumière qui fait
cuisse droite jusqu’au ''pubis''. La peau est très vivante. La jeune chair de
Thérèse qui nous est montrée de manière extensive- luit avec plus d'éclat et de
chaleur qu’aucune autre partie du tableau. Les plis serrés de ses sous-
Cela dit, certains ne voient toujours pas d'érotisme dans la Jeune fille au chat
et dans Thérèse rêvant bien que dans les deux toiles il nous laisse voir
386
Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.90.
387
Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.477.
388
Ibid, p. 468.
275
l’entrejambe, à peine dissimulée par cette étroite bande de tissu de son sous-
vêtement, alors que le gros chat, au premier plan, couché à droite de l’enfant
dans Jeune fille au chat, et l’animal glouton, « une chatte qui lèche son
assiette et semble attendre des petits tellement elle est grosse », chez Thérèse
rêvant, « sont là pour nous mettre sur la voie389». En effet, nous pouvons dire
que le fait que Balthus associe la figure de la jeune fille à celle du chat ne
tiendrait pas du hasard, vu que dans certaines de ses œuvres, comme le dit
Mais, une fois de plus, cette variation de composition entre la fille et le chat
semblerait ici une pure provocation plastique. Comme l'écrit John Russell,
cela n’est pas sans rappeler : « l’Alice de Tenniel » qui, « blottie dans un
des attitudes propres à cet âge que Balthus allait reprendre avantageusement.
Dans Thérèse et son chat (1938), Thérèse incarne une Alice qui aurait vieilli
d’une année ou deux… C’est une Alice sortie de la petite enfance qui semble
389
Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.90
390
Moulinier Magali, « Le chat », catalogue de l’exposition « Comme des Bêtes », éd. Musée
Cantonal des Beaux- Arts, Lausanne, 2008, p.135.
276
se révéleront les compagnons de jeu les plus agréables391.
Enfin, ce qui reste indéniable, c’est que ces tableaux de Thérèse, qui touchent
les traits qui sont au cœur du mythe de la nymphette décrite comme une
métamorphose ».
Cet aspect sera aussi clairement mis en avant dans cet autre tableau de
Thérèse sur la banquette peint en 1939 (Ill.53). Cette toile, comme l'écrit Jean
391
Russel John, « Mais l’Alice de Tenniel… », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris,
1984, p.281.
392
Nous pensons notamment à cette touchante lettre envoyée à l’artiste par un groupe
d’enfants de la classe maternelle de l'École St-Jean d’Alpes en France en 1994, au sujet du
tableau de Thérèse rêvant : « Cher Monsieur Balthus : Nous habitons à St Jean d’Alpes en France
entre Thonon et Morzine. Nous avons entre 4 et 6 ans et nous sommes 20 élèves à l’école
maternelle. Notre classe est allée en Suisse à Martigny voir l’exposition ‘’De Matisse à
Picasso’’. On a vu des tableaux très beaux et on a même vu les vôtres. On a vu la jeune fille à
la fenêtre mais celui qu’on a préféré c’est le rêve de Thérèse. Thérèse est très belle et on l’aime
beaucoup. On aime aussi son chat. Et on se pose des questions : Qui est Thérèse ? A quoi
rêve-t-elle ? Quel âge avait-elle ? Est-ce qu’elle vit encore ? Quel âge a-t-elle maintenant ? Est-
ce que c’était son chat ou le vôtre ? Combien avez-vous fait de tableaux de Thérèse ?... C’est
dommage, Thérèse va bientôt partir à New York et on ne la verra plus mais on a mis un
poster dans notre classe et on aime bien la regarder. Cher Monsieur, on espère qu’on ne vous
dérange pas beaucoup avec notre lettre et on aimerait avoir des réponses à nos questions si
c’est possible. Et aussi on se dit que peut-être si vous venez à Saint Jean d’Alpes, on pourrait
vous accueillir dans notre classe. Merci d’avoir fait ces beaux tableaux. (Signent les enfants). »
in « Omagio a Balthus », Academia Valentino, Rome, Milan, Skira, 1996, p. 46-49.
277
enfantine, qui précède l’entrée dans l’âge ingrat, pesant et maladroit de
pénombre protectrice d’une chambre saisie dans cet équilibre précaire qui ne
se conservera que quelques instants. Jambe gauche pliée et bras droit levé en
pas le vent qui la meut sur sa boule, mais le geste d’une pelote de fil invisible,
qu’elle agite au nez d’un chat. La crainte de la disparition de l’animal est ici
exorcisée et, avec elle, abolie, pour un instant encore, la cruauté insistante du
deux états, glisse vers le bord où la pesanteur de l’âge adulte le conduit sans
des choses394». Voilà donc qu'avec cette série de tableaux de Thérèse, pour
fillette qui vieillit déjà, « l’étrange séduction d’un être » qui ne fait plus petite
fille, mais sans pour autant faire encore grande personne, semble répondre au
393
Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.38.
394
Ibid.
278
7.3 Quelques tableaux d'après guerre : « les cauchemars
de l’histoire ».
Parmi les œuvres que Balthus entreprend pendant les années 1939-1954, il
seraient d’après certains de ses biographes une sorte d’« exil à l'intérieur ».
Les paysages naturels ou urbains dans son œuvre cèdent surtout la place
plupart des jeunes filles et de toutes jeunes femmes, sont comme « plongées à
la triste réalité de la guerre », qui éclate alors que le peintre est à Paris.
par la malaria – maladie qu’il avait contractée au cours des quinze mois de
279
et à la colonne vertébrale sur la ligne Maginot, en sautant sur une mine395.
Quoi qu’il en soit, en décembre 1939, il est de retour dans la capitale, rendu à
au peintre pour tenter d’oublier la violente réalité d’un tel conflit, Balthus
d’agressivité ».
C’est au cours de cette période que le peintre travaille sur des séries de
plusieurs versions d’un seul et même sujet : la jeune fille, seule ou associée à
nouveau d'« étranges » toiles qui semblent, par ailleurs fortement influencées
par cet autre versant dans lequel le peintre restait fort productif : l’art théâtral.
Modèle, ballet d’après le livre de Boris Kochno (1949), Cosi fan tutte de
395
Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.482.
280
Ainsi, parmi les toiles les plus marquantes de Balthus dans lesquelles se
angoissante qu’elle joue à la fois sur le passé et sur le futur 396». Il met en
scène le corps inerte d’une jeune fille nue étendue sur un long canapé couvert
d’un drap blanc : les yeux révulsés, le visage tuméfié et le corps bleui. Au
premier plan de la toile, un couteau pointé vers le cœur de la jeune fille, mais
Elle a peut-être été victime d’un viol « comme l’héroïne éponyme » du roman
de Jean Pierre Jouve (1935), que celui-ci aurait dédicacé à Balthus et d’après
certains de ses biographes, le tableau aurait été ainsi tout simplement peint en
396
Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus » catalogue des œuvres, Paris, Flammarion, 2001,
p.274.
397
Ibid.
281
Par ailleurs, il faut dire que ce tableau bien que moins scandaleux que la
Leçon de Guitare, a aussi fait couler beaucoup d'encre, c’est ainsi qu’on
« Balthus peint, il est vrai des victimes mais significatives. Un couteau, mais
jamais de sang. Son idée du pathétique est différente. C’est n’est pas le crime
trace des assassins. Tandis qu’elles sont offertes, dans la profonde innocence
de ce qui n’est plus, enlevées enfin au tournant infernal des villes et du temps,
thrillers », pour lui demander si d’après lui, La Victime « était [...] morte ou
enquête auprès d’un spécialiste criminel pour savoir si la victime a ou non été
violée, aurait dû sans doute laisser plus d’un perplexe, car comme le souligne
à son tour Mieke Bal : « La seule question qui vaille est celle de savoir si
dit, continue M. Bal : « c’est sa réaction face au tableau qui est intéressante, et
continue par ailleurs en nous disant que « cette interprétation n’empêche pas
Quelques années plus tard, le peintre semble « récidiver » dans cet autre
400
Bal Mieke, « Balthus, œuvres, écrits et entretiens », éd. Hazan, Paris, 2008, p.138.
401
Ibid.
283
Dans une scène aussi fortement théâtralisée sur la toile, un drame se déroule
victime.
lumière du jour tombe sur la victime offerte et renversée sur la chaise longue ;
soulevant le rideau assure comme une réitération sans fin du flagrant délit
dont seul le chat a été témoin : ce chat (de la même race que du nain en jupe)
402
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus », catalogue Balthus.
Centre Georges Pompidou. Musée National d'Art Moderne. Paris. 1983, p.84.
403
Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée,
collection « Palimpseste », 2001, p.19-20.
284
à éclairer dans sa lecture certaines des questions que suscite chez
cet « Acte » auquel, souligne-t-il, il faut donner son nom : « une violence
sexuelle sur une fille (qui) – a eu lieu ou va avoir lieu ou encore il n’y aura
suspendu, cet entre, cet indécidable qui intensifient la vision qui parcourt
[...] montre en général des choses en les ôtant à la parole ; une fois peintes,
elles sont innommables405». Autrement dit « l’acte n’est pas montré parce que
contraire, on l’a dit, il vide les choses de toute parole – à sa façon, il fait
taire.410 « [...] Le tableau n’est pas contemplation même, mais son simulacre,
et c’est pourquoi la vie figée à sa surface exerce une telle fascination 411».
Klossowski poursuit : « Le tableau n’a pas d’être en soi, mais grâce au non-
être du simulacre, ce qu’il nous fait voir, c’est l’être où les choses ne peuvent
plus mourir parce qu’elles ne vivent plus ; elles sont ; le tableau nous offre
que cependant nous voyons412». Ce n’est donc pas ce qui est présenté et
le tableau, mais le spectacle qui est mis en scène fait surgir une attente : c’est
tableau « arrache les choses à la vie, les met hors la vie, dans une réalité
407
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue
Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p. 81.
408
Ibidem.
409
Ibidem.
410
Castanet Hervé, La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée,
collection « Palimpseste », 2001, p.17.
411
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p.81.
412
Ibidem
286
ontologique413 ».
Enfin, dans cette série de toiles de Balthus qui nous donnent l’impression de
l'un des plus grands tableaux que le peintre ait peint, un carré d'environ trois
mètres de côté, dimensions qui, comme le souligne Jean Clair « ne sont pas
plan sur la toile, et qui est désigné par la clef et la flèche, se trouve également
413
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p. 82.
414
Clair Jean, « Hubris », La fabrique du monstre dans l'art moderne, Paris, Gallimard, 2012,
p.113.
415
Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.326.
287
utilisé pour trancher des bottes de paille, a ensuite été testé pour décapiter un
souligné par les biographes du peintre, il semble bien que Balthus « n’était
sans doute pas ignorant de ces faits ». En effet, on retrouve dans cette
Pierre Klossowski, le frère aîné du peintre fait dans son ouvrage Du tableau
et d'une grande valeur « car il précise ce que l’artiste cède à l’exorcisme, cette
que tout vrai artiste entretient toujours avec la mort, lui cédant les obsessions
de sa vie : c’est à ce prix qu’il accède à l’être dont l’art n’est que le
simulacre ; et une bénédiction qu’il puisse ainsi délivrer la vie dans son effort
Le tableau, nous dit H. Castanet, « n’est pas la vie elle-même – il n’est pas
vivant. Mais parce qu’il est simulacre, il libère le sujet de se faire lui-même
416
Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée,
collection « Palimpseste », 2001, p. 20.
417
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p.84.
288
tableau pour observer d’un point de vue extérieur la vie dont il pourra dire :
faux en soi, nous renseignant sur cet effort de la vie pour trouver sa
perfection finale et qui coïncide avec le spectacle suprême 419». Enfin, nous dit
qu’elle livre son secret : quid de son pathos, quid de son créateur ? Voilà ce
418
Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée,
collection « Palimpseste », 2001, p.20.
419
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p. 84. cité par
Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée,
collection « Palimpseste », 2001, p. 20.
420
Castanet Hervé, « La Manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée,
collection « Palimpseste », 2001, p. 21.
289
Balthus a construit ce grand tableau, réparti la lumière et les ombres, dressé
tout cela dans ce tableau où la lumière glissant sur les contours des diverses
figures, joue comme en sourdine une mélodie sereine sur un fond de rumeurs
propre vie. Sans doute le cafard rôde çà et là; il faut encore une fois le
421
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » Op. Cit. p.84.
290
poupée dressée sur une petite chaise ; une grande tendresse environne ces
enfants, et s'exprime par le gracieux geste de la fillette tendant les bras vers
ce monde, qu’ils sont comme des êtres défunts dans la songerie de la jeune
dangereuse à franchir, signalée par cette vieille, ultime fantasme que l’artiste,
par une sorte de superstition, n’a pu se retenir de peindre encore une fois sous
291
terreurs… Et dans ce sens, cette réapparition de l’enfance sous l’aspect de la
emblématique de Balthus»422.
Enfin, au sujet des tableaux de Balthus, Castanet nous rappelle qu'à son
propos, Klossowski affirme : « que ses toiles mettent en scène son propre
« Balthus dit qu’il n’a jamais cessé de voir les choses telles qu’il les voyait
dans son enfance424». Il y aurait ainsi chez Balthus, un « déjà vu » qu’il s’agit
de montrer à d’autres. D’où ce statisme des postures figées qui les place hors
du temps pour les affronter au « retour obsessionnel d’un même motif425 ». Par
422
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue
Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p.85
423
Castanet Hervé, « La manipulation des images, Pierre Klossowski et la peinture », la lettre volée,
collection « Palimpseste », 2001, p.18.
424
Klossowski Pierre, « Du tableau vivant dans la peinture de Balthus » (1957), catalogue
Balthus, centre George Pompidou, Paris, 1984, p.82.
425
Ibid. p. 83.
292
(d’) affirmer leur présence hiératique, et du même coup (de) les arracher à
leur condition fortuite [...]. De là, peut-être, cette façon de pousser la pose à
l’excès ; de là, sans doute une certaine monomanie des attitudes 426 ».
426
Ibid.
293
CHAPITRE VIII
Maintenir à jamais ce qui disparaît déjà...
Comme nous l’avons vu tout au long de notre recherche, il a été souvent dit
œuvre par la figure des jeunes filles était simplement due à son désir
son goût et sa fascination pour la jeune fille « avec les penchants plutôt
exclusivement dans ces modèles qui posaient pour lui, mais aussi dans sa vie
rencontra pour la première fois alors qu'elle n'avait que 12 ans, et lui 19. Il
294
de chercher cette même image furtive mais obsédante427 », qu'il poursuit et
semble vouloir l'incarner à nouveau dans d'autres très jeunes femmes qu'il
Effectivement, ce n'est que quelques années plus tard que Balthus se consacre
une fois de plus à une autre jeune femme. Il s’agit de Laurence Bataille, fille
1947, lorsqu'il revient en France et la jeune fille est alors âgée de 17 ans.
première rencontre de Balthus avec la jeune fille, lors d'un dîner sur le port de
évoquait
petite barque et s'en fut ramer sur le port. Manifestation d'indépendance qui
rôle décisif dans la ligne corporelle des jeunes filles que Balthus peint jusqu'à
soutenir le peintre, dont feront partie Claude Herseint, Pierre Matisse, Alix de
Balthus va vivre pendant sept ans et en échange de quoi il fournira des œuvres
en retour429.
429
Fox Weber Nicolas, « Balthus, une biographie », Paris, Fayard, 2003, p.497.
296
8.2 Images de l'intime.
Parmi une grande partie de ces œuvres que le peintre réalise pendant la
scènes d'intérieur qui ont pour cadre une pièce qui tient à la fois de la
rêverie semble y être en effet une des occupations préférées, ainsi que la
(1944-1946), pour n'en mentionner que quelques uns. Mais le peintre réalise
à sa toilette (1949-1951) (Ill.59), Nu aux bras levés (1951) (Ill.60), ainsi que,
Dans ses compositions, les motifs et la manière dans lesquels le peintre cadre
ces corps nus à la « blancheur marmoréenne », qui n'ont pas encore quitté
l'éclosion de la puberté, qui semblent en effet, moins faites pour attendrir que
297
pour éveiller la curiosité du spectateur qui « par la grâce de l'artiste, devient
S'ajoutent à cela les étranges éléments du décor – les miroirs, les chats et les
bonnes Hogarthiennes ainsi que les autres enfants qui accompagnent les
Le peintre nous montre ces jeunes filles à l'air lascif, leur visage ne trahit ni la
joie ni la tristesse, mais plutôt l'ennui et la nostalgie. Des visages qui, comme
nous l'avons dit lors des chapitres précédents, ne sont pas sans rappeler ceux
son visage intemporel. Un visage qui oublie de rire, de pleurer. Un visage qui
On perçoit ainsi dans le cadre de ces mises en scène illusoires chez Balthus, à
430
Neret Gilles, Balthus, le Roi des chats, éd. Taschen, Paris 2003, p.54.
431
Audiberti Marie-Louise, « Écrire l'enfance », éd. Autrement, Paris 2003, p.54.
298
l'instar des scènes photographiques de Lewis Carroll, non pas le temps qui
file, mais « le temps suspendu », qui serait une « stratégie du maintien de ces
432
Wetzel Michael, « De nouvelles madones à inventer : Alice dans la chambre claire », dans Alice,
(ouvrage collectif) sous la direction de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Ed. Autrement, 1998, p.
142.
299
8.3 « Un exil volontaire au château de CHASSY ».
Par la suite, dans l'œuvre de Balthus, le thème des « jeunes filles en fleur »
facettes distinctives, « des histoires de passage, des étapes sur le point d'être
franchies, mais qui ne le seront donc jamais », dans des images suspendues du
temps et immobiles, qu'il réalise pendant son séjour à Chassy. C'est d'ailleurs
à une autre jeune fille, Frédérique Tisson, fille adoptive de son frère aîné
jolie manière, que son oncle Balthus vint assez rapidement à trouver
434
Roy Claude, « Balthus », Paris, Gallimard, 1996, p.174.
301
8.3.1 L'onirisme dans la représentation de La Phalène de
Balthus.
près sur cette toile, les interrogations varient et les interprétations aussi. Cela
est dû à la particularité de cette scène qui évoque cette jeune fille nue qui, sur
la pointe des pieds, avance droit vers un grand papillon doré, une phalène, qui
vole, attirée par la lumière d'une lampe à pétrole. Elle tient dans sa main
gauche un tissu blanc. Nous ne savons pas si elle est en train de rêver, ou si
elle vient de se lever, ainsi que les draps de son lit défaits semblent pouvoir
papillon, lui-même tout absorbé par la lumière. Cette fascination ne relève pas
c'est la fascination du papillon qui est, tout comme celle de la jeune fille,
302
métamorphoses435». L'évocation de cette image de Balthus nous ramène une
analytique que nous avions abordé lors d'une première recherche sur
Lacan décrit le corps de Psyché, représentée par Zucchi sur cette scène « ailée
des ailes de papillon » qui comme le précise Lacan : « sont dans cette
par Zucchi, nous dira Lacan quelques pages plus loin, « c'est psyché qui est
435
Encyclopédie des symboles, Édition française établie sous la direction de Michel Cazenave, Paris,
Le livre de poche, 2007, p.503,
436
Muñoz-Trujillo Ana-Maria, Quelques approches de l’objet fétiche et l’équation Phallus=Girl
dans Mémoire de DESU, 2001.
437
Lacan J., Le Transfert. Op. Cit. P.269.
303
pour nous l'image phallique438». Voilà donc ce que Balthus nous montre à
son tour dans cette image dans laquelle, à l'instar du le tableau de Zucchi,
viennent couvrir, mais aussi rendre présent, ce qui ne peut pas se voir selon la
mythologie. Chez Balthus, cela apparaît aussi de façon encore plus explicite,
nymphettes que Balthus réalise tout au long de son œuvre, comme le souligne
Gilles Neret440 « n'y cherchent pas les outrages du temps à venir... Elles sont
Balthus... ». Moment qu'il tente de saisir avec La Phalène dans cet instant
438
Ibid. p.292.
439
Leymarie Jean, Balthus, Genève, Skira, 1978, édition sans pagination ; nous avons paginé à
partir du début du texte ; p.24
440
Neret Gilles, Balthus, le Roi des chats, éd. Taschen, Paris 2003, p.53
304
l'épaisseur de la matière venait en renfort de la fragilité de l'instant sur le
point de disparaître. Le papillon ne fait que passer, au matin il sera soit parti,
soit mort ; mais il est une figure obsessionnelle à ce moment précis de la nuit.
Dans le silence nocturne, la jeune fille, rendue silencieuse, pour ne pas dire
muette, par cet instant de suspens, a devant elle, une projection lumineuse de
441
On connaît enfin l'histoire de Chouang-Tseu, dont Balthus a découvert l'œuvre à l'âge de
douze ans et dont il a illustré pour Rilke certains épisodes de la vie plus ou moins légendaires.
Le sage taoïste, se réveillant d'un rêve dans lequel il était transformé en papillon, se demanda si
c'était bien lui-même qui avait rêvé être un papillon ou si c'était le papillon qui avait rêvé être
Chouang-Tseu (« était-il réveillé en tant que Chouang-Tseu ou n'était-il qu'un être rêvé par un
papillon ? »). Cité par Virginie Monnier dans le Catalogue des œuvres sous la direction de Jean
Clair, Flammarion, Paris, 2001, p.374.
305
8.4 Les années de direction de la Villa Médicis.
Ce n'est que peu après avoir peint ce grand tableau de la Phalène, qu'André
compagne Frédérique Tisson, qui vécut avec le peintre pendant les premières
Rome. Durant les deux premières années, il sera trop occupé par les travaux
il peindra peu.
Mais tout va changer lorsque une nouvelle jeune femme, qui va devenir sa
seconde épouse, entre dans sa vie à la suite d'un voyage au Japon effectué à la
de la jeune étudiante Setsuko Ideta âgée de 19 ans, lors d'une visite aux
Cependant, comme le souligne Claude Roy, quand la jeune femme entre dans
irruption dans sa vie et dans son art. L'enfant Balthus était déjà séduit par l'art
442
Rewald Sabine, « Balthus, le temps suspendu », Paris, Imprimerie Nationale, 2008, p.37.
306
chinois et japonais. Il garde une fierté enfantine en évoquant l'étonnement de
Rilke devant les connaissances sur l'Asie de l'enfant qu'il était». Cette
C'est ainsi que peu après que Setsuko Ideta fut venue le rejoindre à Rome,
Balthus, inspiré par la jeune femme, réalise entre 1963 et 1976 de nombreux
Dans cette série de tableaux, le peintre réutilise une technique qui consiste à
mélanger sur la toile de la caséine, des couleurs à l'huile, du gesso, à des liants
variés, afin d'obtenir une surface mate qui rappelle la fresque, une technique
que l'on retrouve par la suite dans Katia lisant (1968-1976) (Ill.66) tableau
443
Roy Claude, « Balthus », Paris, Gallimard, 1996, p.233-234.
307
sa sœur Michelina Terreri. Certains sont des études préparatoires, d'autres
deviennent des œuvres à part entière qu'il vendra ensuite. Il a à cette époque
tissent des liens d'amitié avec des écrivains, poètes, peintres et cinéastes
italiens, dont Federico Fellini. C'est dans ce décor conçu à son image, théâtre
des réceptions brillantes courues de tout-Rome, que l'artiste peut enfin jouer
farouchement son titre de Comte Klossowski de Rola, qu'il s'était octroyé lors
rien dont je sois le maître... ». Durant tout son séjour romain, le peintre
444
Manzo Sandro, « Appelez-moi Monsieur le Comte », in Balthus; sous la direction de Jean Clair,
p.143.
308
réalise à peine une dizaine de toiles auxquelles s'ajoutent plusieurs crayons,
309
8.5 ROSSINIERE : la dernière source d'inspiration pour
Balthus.
Ce n'est que vers la fin des années soixante-dix, que ce que Balthus avait pu
déclarer à son ami Alberto Giacometti « qu'il avait plus besoin d'un château
en 1977 après avoir découvert, au hasard d'un séjour dans la région, le Grand
qui permit au peintre de conserver le même train de vie luxueux qu'il avait à
Rome. C'est dans ce nouveau cadre digne d'un comte et d'une comtesse mais
aussi reflet de sa réussite artistique que Balthus, jusqu'à la fin de cette ultime
Thérèse ou La victime.
445
Lord James, « Giacometti », New York, Straus & Giroux, 1983, p.344.
310
dans l'éveil des choses et des êtres », dira-t-il à la critique d'art Françoise
anges. Toutes mes figures féminines sont des anges, des apparitions. Les gens
L’historien de l’Art, Jean Clair estime quant à lui, que la peinture de Balthus
était en effet « une grande peinture qui retrouve le sens du sacré » car
« Balthus est un peintre qui a épousé la tradition canonique ». Et, à ceux qui
scabreux des thèmes traités dans ses toiles, Clair sourit et rétorque qu’ils
les plus beaux sont toujours des corps très juvéniles » souligne l’expert. La
quand le Sacré est à la fois ce qui divise et ce qui unit, explique J.Clair. Le
446
Jaunin Françoise, « Les méditations d’un promeneur solitaire de la peinture », Lausanne,
Bibliothèque des arts, 1999, p. 20.
311
de ce qui est repoussant. Le Sacré, c’est à la fois ce que l’on désire le plus, ce
qui est le plus fascinant et en même temps le plus tabou, le Sacré c’est ce qui
une peinture qui relève du Sacré ». C'est ainsi que le peintre lui-même dira
plus tard lors d'un entretien avec l'un de ses biographes : « Et puis lorsque je
répéter, à nouveau, que les jeunes adolescentes, dans les derniers tableaux de
adolescence (du latin adolescere : croître vers) la croissance vers les cieux à
laquelle Platon fait allusion dans le Timée. Il est toutefois bien malheureux
que l'on ait pu, que l'on puisse, confondre ses toiles érotiques telles que la
447
Vicondelet Alain, « Mémoires de Balthus », éd. du Rocher, 2001, p.45
312
est d'autant plus déplorable qu'elle ne peut alors qu'empêcher toute
448
Klossowski De Rola Stanislas, « Balthus », éd. Thames Hudson, Paris 2001, p.22.
313
8.5.1 Les tableaux des anges : « Pièges à regard ».
Par la suite, dans les œuvres de Balthus, on retrouve des tableaux comme Le
(Ill.74), ainsi que la série d'œuvres de très grandes dimensions intitulées Chat
(1986- 1989) (Ill.75), et Chat au miroir III (1989-1994) (Ill.76), pour finir
Dans ses tableaux, Balthus semble en effet peindre toujours les mêmes jeunes
filles minces, élancées, aux cheveux longs qui frisent, à l'exception des deux
derniers tableaux de Chat au miroir II et III dans lesquels les jeunes filles sont
habillées. Le peintre nous montre pour la plupart, des nus, où, faut-il le dire,
anges du trecento... Et dans ses tableaux des dernières années, le visage des
314
les pommettes rondes et rouges qu'on trouve chez l'Angelico 449 ». Mais le
peintre met sa touche et greffe à ces corps déjà « longilignes », des jambes
démesurément longues et minces, ainsi que des petits seins haut perchés, des
spectateur est littéralement saisi devant ces corps, y compris et surtout dans
les deux dernières versions du Chat au miroir où nous voyons les enfants
fente. Le (- phi) de l'impubère qui est recouvert par cette robe magnifique qui
fait de l'Infante Margarita, une girl-phallus, qui devient ce qu'elle n'a pas. Il
qu'il a peint tout au long de son œuvre et dont il nous donne à voir le phallus
La réponse nous dit-il « est paradoxale : une double mise en scène des regards
449
Clair Jean, « Les Métamorphoses d'Éros », catalogue du centre Georges Pompidou, Paris, 1984,
p.270.
450
Lacan, Séminaire VIII, le transfert, séance du 29.06.61. éd. Seuil, 2001, p.454.
315
dans laquelle le désir d'un homme est impliqué. Dans la première mise en
scène du tableau, » continue Castanet, « la toute jeune fille nue – presque une
enfant – regarde un jouet de bois – cet oiseau qu'elle soutient du bout des
doigts et qui, peint en bleu clair circonscrit d'un filet rouge, se détache du
fond des ocres, de terre et des bruns dominant la toile. Son visage se décale et
se fige là où le tableau s'est déplacé vers le chat qui surgit de son panier de
voyage. Un chat tout à la fois prêt à bondir et immobilisé, réduit qu'il est à ces
regarde le chat qui jette, lui, son regard à l'oiseau. De cette première mise en
scène une question advient aussitôt incontournable : qu'en est-il, pour ce chat,
est-elle? La jeune fille n'est pas belle. Elle est immobile, les bras écartés, en
bien visible. C'est un corps fixe mais éveillé présent mais pensif, absorbé.
Dans cette scène, la jeune fille est, à l'endroit du spectateur, dans la position
451
Castanet H, Le savoir de l'artiste et la psychanalyse, éd. Defaut, Paris, 2009, p.50;
316
de l'oiseau en bois pour le chat. Cette double mise en scène des regards – telle
de chacun (un homme) qui se pose devant la toile, que nous porte cette
jeune fille qui tourne son sexe lisse et nu, vers toi spectateur ! Tu veux
où précisément surgit ton regard, tel le chat du panier !... Tu veux regarder ?
Eh bien, vois donc ça – que le désir te regarde ! Et que ce désir est d'abord
pour toi, malgré les multiples significations dont tu l'affubles, énigme, enjeu
et destin ! 452 ».
452
Castanet H, Le savoir de l'artiste et la psychanalyse, éd. Defaut, Paris, 2009, p.52.
317
cimaises des grands musées et de nombreuses expositions lui seront
tableaux. Trois ans plus tard, en 1983, c'est au tour du Centre National
la Ville de Tokyo Quelques années plus tard, en 1996, une autre rétrospective
lui sera consacrée en Espagne au Centro de Arte Reina Sofia à Madrid. Par
de Wroclawen 1998.
l'encense et le désigne comme « le plus grand peintre vivant [...] le dernier des
318
chanteur David Bowie interviewer Balthus et plus tard, en 2000, ce sera le
marchands et aux collectionneurs, ils se disputent ses toiles, si bien que leurs
en 2000, année bissextile qui comporte donc un 29 février, une réception est
affaibli et que n'épargnent plus les atteintes du grand âge, ne fait qu'une
courte apparition. Et un peu moins d'une année plus tard, le 18 février 2001,
le peintre s'éteint...
Balthus, en effet « en faisant de sa vie une œuvre d'art s'est retrouvé pris à son
faut finir par le début, par les images de ce peintre controversé, Dandy, Roi
des chats, Comte, Nympholepte etc., En effet, pour ce qui est des étiquettes,
on les aura toutes collées et toutes retirées. Qu’importe après tout, ce sont
dernière preuve de puissance, qui met mal à l'aise plus d'un, a été encore
453
Rowley Neville, École du Louvre, Cycle de découverte, Balthus, Septembre-octobre 2013.
319
polémique en annulant une exposition de polaroids inédits du peintre et
l'artiste a prises sur le tard de celle qui était devenue sa modèle Anna Wahli.
Noce, serait « d'autant plus choquante » vu que cette même exposition s'est
déroulée pendant quatre mois sans accrocs dans une galerie sur Madison
succès lui a valu d'être prolongée quelques jours. Elle offre la vision intime du
454
Noce Vincent. Balthus préjugé indécent à Essen, disponible en ligne sur :
http://next.liberation.fr/arts/2014/02/10/balthus-prejuge-indecent-a-essen_979194
320
est-ce nous qui nous éloignons d'elle tandis qu'elle demeure ? Quand rien en
455
Clair Jean et Monnier Virginie, « Balthus », catalogue raisonné, Paris, Gallimard, 1999, p.56.
321
CONCLUSION
dans un sens unique les différents plans que nous avons pu isoler lors
dit Balthus, cette image à laquelle tout au long de son œuvre il ne cesse
principalement, par ces jeunes filles nues dans des « positions lascives
perverses ».
œuvres ont été conçues. Ces éléments, nous le rappelons, n'ont eu pour
nous que la seule et unique fin de nous servir de point d'appui afin de
322
donner consistance à ce travail, nous nous sommes appropriée un
dont Freud et Lacan parlent de l'art nous permet de saisir dans son
cette rencontre relève du réel ; le réel en jeu dans l'art est l'émergence
d'un désir inédit. Nous avons donc déployé dans cette logique les
Nous avons traité les raisons que nous donne Freud pour justifier
d'art fait tarir notre appel de sens en nous interpellant : l'œuvre d'art
323
Lacan pour sa part, dans son Séminaire La relation d’objet, propose
représenter par autre chose comme il a été évoqué lors de notre exposé
324
fondamentales » 456 . Ainsi, dans le tableau, le manque peut se montrer :
devient ce qu'elle n'a pas. Lacan établit ainsi comme le proposait jadis
abordée selon nous, par l'image d'Alice de Lewis Carroll ainsi que par
Carroll, qui sont sans nul doute inscrites dans la genèse de l'œuvre
456
Lacan. J., S. XI, p. 83.
325
figures. Le thème de l’enfance gracieuse et subversive, naïve mais
vraie. Celle qui aux yeux de Balthus est distinguée dans ces tableaux».
merveilles et sur laquelle nous sommes revenue sur les propos des
457
Lacan. J., S. VIII, p. 292.
326
Jacques Lacan se démarque dans Hommage rendu à Lewis Carroll de
Ce texte de Lacan, ainsi que les études ici rassemblées sur les deux
notre travail, car comme nous l'avons dit auparavant, ils nous ont
Très tôt dans l'œuvre de Balthus, les scènes quotidiennes des jeunes
458
Ce qui, comme le remarque Shopie Marret dans son texte Lacan sur Lewis Carroll ou
« Tandis qu'il lourmait de fufféches pensées », aurait valu à Lacan en 1998 que France Culture, qui
rediffusa cette émission les 29 et 30 août, l'amputera, en particulier de son intervention. Le
point de vue de la psychanalyse n'y fut pas représenté. In Ornicar?, n°50, 2003, p.340.
327
érotique et étrange, parfaitement voulu par le jeune artiste qui, à
1934, ainsi que quelques années plus tard, dans une partie de la série de
peintre.
Enfin, ce n'est que plus tard que la provocation laisse la place à d'autres
d'émouvant, dans le sensuel aussi, dans l'éveil des choses et des êtres »,
biblique, mais des anges, des apparitions. Les gens pensent que c'est de
et profondément religieuse. »
Dans ces images données à l'enfance que Balthus qualifie d'« anges » à
328
la beauté suspendue, il y a certes l'allégorie de la grâce, mais y figure
picturales de Balthus dans lesquelles on voit, non pas le temps qui file,
selon les mots de Carroll « la rivière se jette dans le fleuve » leur sera à
a prises sur le tard de celle qui était devenue sa modèle Anna Wahli. Il
ainsi que les nombreux textes de ses commentateurs, ce qui aurait sans
Balthus. C'est pour nous un grand regret, surtout après avoir travaillé
grand regret trop récemment pour être analysé ici. Il offrira, nous en
330
ANNEXE I : Chronologie biographique de Balthus. 461
462
Mise à jour de la chronologie expographique à partir du site de la fondation Balthus :
http://www.fondation-balthus.com/expographie.php
334
BIBLIOGRAPHIE
Psychanalyse
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343
ILLUSTRATIONS
344
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209,5 cm), National Gallery, Londres. In Holbein, WOLF N., Taschen, Paris, 2004, p. 72.
346
Illustration 2: Portrait «Les Ménines» , Vélasquez D., 1956, (Huile sur toile, 318 x 276 cm),
Musée du Prado, Madrid. In Guide de la Peinture en Europe, 1980, Jacobs M. Paris, France
Loisirs, p. 140
347
Illustration 3: Portrait «Amour et Psyche» , Zucchi J. 1589, (Huile sur toile, 173 x 130 cm),
Musée du Prado, Madrid. In Guide de la Peinture en Europe, 1980, Jacobs M. Paris, France
Loisirs, p. 93.
348
Illustration 4: Photographie d'Alice Lidell par Lewis Carroll «La Petite Mendiante» 1858,
Parrish collection, Princeton University Library. In Lewis Carroll, Photographe Victorien,
GERNSHEIM, H. Chêne-F. M. Ricci, Paris, 1979, p. 63.
349
Illustration 5: Photographie d'Agnes Weld «The little red Riding-Hood» 1857, Parrish
collection, Princeton University Library. In Lewis Carroll Photographer, TAYLOR. R.-
WAKERLING E. The Princeton University Library Albums , 2002, p. 189.
350
Illustration 6: Photographie d'Alice Jane Donkin «The Elopement» 1862, Parrish collection,
Princeton University Library. In Lewis Carroll Photographer, TAYLOR. R.-WAKERLING E.
The Princeton University Library Albums, 2002, p. 63.
351
Illustration 7: Photographie d'Irene Mac Donald «It Won't come smooth» Parrish collection,
Princeton University Library. In Lewis Carroll Photographer, TAYLOR. R.-WAKERLING E.
The Princeton University Library Albums, 2002, p. 88.
352
Illustration 8: Photographie de Julia Arnold, 1865 in Lewis Carroll Dessinateur et
photographe, ROEGIERS, P., Ed. Complexe, Bruxelles, 2003, p. 128
353
Illustration 9: Photographie de Xie Kitchin, 1875. In Lewis Carroll, Photographe Victorien,
GERNSHEIM, H. Ed. Chêne-F.M. Ricci, Paris, 1979, p. 51.
Illustration 10: Photographie d'Evelyn Hatch, 1879. In Alice, LE CERCLE, J.-J. Ed.
Autrement, coll. Figures mythiques, Paris 1998. p. 130.
354
Illustration 11: Balthus, «Mitsou». Quarante images par Balthus à l'encre de Chine, 1919. In
catalogue Balthus, Paris, 1983, Clair-Monnier, 1999, Ed. Flammarion, p. 162.
355
Illustration 12a: Balthus, «Mitsou». Quarante images par Balthus à l'encre de Chine, 1919.
In catalogue Balthus, Paris, 1983, Clair-Monnier, 1999, Ed. Flammarion, p. 163
356
Illustration 12b: Balthus, «Mitsou». Quarante images par Balthus à l'encre de Chine, 1919.
In catalogue Balthus, Paris, 1983, Clair-Monnier, 1999, Ed. Flammarion, p. 164.
357
Illustration 12c: Balthus, «Mitsou». Quarante images par Balthus à l'encre de Chine, 1919. In
catalogue Balthus, Paris, 1983, Clair-Monnier, 1999, Ed. Flammarion, p. 165.
358
Illustration 13: Balthus, «Résurrection» (copie d'après Piero della Francesca), 1926. Huile
sur bois (29 x 31 cm). Collection Jan et Marie-Anne Krugier-Poniatowski. In catalogue
Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 179.
359
Illustration 14: Balthus, «Enfants au Luxembourg», 1925. Huile sur toile (72 x 59 cm).
Collection particulière. In Balthus, Claude Roy, Paris. Ed. Gallimard, 1996, p. 42.
Illustration 15: Balthus, «Nu allongé», 1925-26. Huile sur toile (48 x 80 cm), collection
particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 1999, p. 173.
360
Illustration 16: Balthus, «Nu debout», 1925-26. Huile sur toile (48 x 80 cm), collection
particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 1999, p. 173.
361
Illustration 17: Balthus, «Les Evangélistes Marc et Jean; Les Evangélistes Mattieu et Luc et
Le Bon Pasteur», 1927. Détrempe sur mur, détruits en 1934, Beatenberg, église protestante. In
catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 1999, p. 54.
Illustration 18: Balthus, «Orage au Luxembourg», 1928. Huile sur toile (46 x 55 cm)
collection particulière, in catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, 1999, p. 193
362
Illustration 19: Balthus, «Place de l'Odéon», 1928. Huile sur toile (100 x 88 cm), Paris,
collection particulière. In Balthus, Claude Roy, Paris. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 55.
363
Illustration 20: Balthus, «Le Pont Neuf», 1928. Huile sur toile (73 x 79 cm), collection
particulière. In Balthus, Claude Roy, Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 55.
364
Illustration 21: Balthus, «Les Quais», 1929. Huile sur toile (73 x 59,8cm), Paris, collection
particulière. In Balthus, Claude Roy, Paris. Ed. Gallimard, Paris 1996, p. 57.
365
Illustration 22: Pierre Bonnard, «La famille au jardin (Le grand temps)», 1901. Huile sur
toile. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris 2001, p. 37.
366
Illustration 23: Pierre Bonnard, «Le Tramway Vert» 1901. Huile sur toile. In Bonnard,
HYMAN T., Thames & Hudson, 2000, Paris, p. 89.
367
Illustration 24: Pierre Bonnard, «La Place Clichy», 1912. Huile sur toile. In Bonnard,
HYMAN T., Thames & Hudson, 2000, Paris, p. 88.
Illustration 25: Pierre Bonnard, «Café du Petit Poucet, Place Clichy», 1928. Huile sur toile.
In Bonnard, HYMAN T., Thames & Hudson, 2000, Paris, p. 195.
368
Illustration 26: Balthus, «La Rue», 1929. Huile sur toile (130 x 162cm), collection
particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris 1996, p. 69.
369
Illustration 27: Balthus, «la Caserne», 1933. Huile sur toile (81 x 100 cm), collection
particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 221.
370
Illustration 28 a: Balthus, «Illustrations pour Wuthering Heights» (les hauts de Hurlevent),
d'Emily Brontë, 1932-1935. Encre de chine sur papier (38,5 x 31 cm), collection particulière.
In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris 2001. Compilation extraite des
pages 205 à 215.
371
Illustration 28 b: Balthus, «Illustrations pour Wuthering Heights» (les hauts de Hurlevent),
d'Emily Brontë, 1932-1935. Encre de chine sur papier (38,5 x 31 cm), collection particulière.
In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001. Compilation extraite des
pages 205 à 215.
372
Illustration 29: Phographie de la collection de Paul Eluard. In Minotaure, 7, juin 1935, p. 15.
373
Illustration 30: Balthus, «La Toilette de Cathy», 1933. Huile sur toile (195 x 150 cm), Musée
national d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In catalogue Balthus, Clair-Monnier,
Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 229.
374
Illustration 31: Balthus, «La Rue», 1933. Huile sur toile (165 x 240 cm), The Museum of
Modern Art, New York, legs James Thrall Soby. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed.
Flammarion, Paris, 2001, p. 233.
375
Illustration 32: Balthus, détail de «La Rue», 1933, avant sa reprise par l'artiste en 1955. In
Balthus, Le temps suspendu,. Imprimerie Nationale, Paris, 2007, Sabine Rewald, p. 45.
376
Illustration 33: Balthus, «La Leçon de guitare», 1934. Huile sur toile (161 x 138,5 cm),
collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001,
p. 237.
377
Illustration 34: Balthus, étude pour «La Leçon de guitare», 1949. Crayon sur papier (40 x 30
cm), collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris,
2001, p. 238.
378
Illustration 35: Balthus, Sans titre, 1963. Crayon sur papier (29 x 19 cm), collection
particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 389.
379
Illustration 36: Balthus, «La Fenêtre (La Peur des fantômes)», 1933, (modifié avant 1962).
Huile sur toile (162,2 x 114,3 cm), Bloomington, Indiana University Art Museum. In
catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 331.
380
Illustration 37: Balthus, «La Fenêtre (La Peur des fantômes)», 1933, (premier état). In
catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 330.
381
Illustration 38: Balthus, «Alice (dans le miroir)», 1933. Huile sur toile (162 x 112 cm),
Musée national d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In catalogue Balthus, Clair-
Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001 p. 227.
382
Illustration 39: Balthus, «Madame Pierre Loeb», 1934. Huile sur toile (72 x 52 cm)
collection particulière. In Balthus, Le temps suspendu, Sabine Rewald. Imprimerie Nationale,
Paris, 2007, p. 51.
383
Illustration 40: Balthus, «Lady Abdy», 1935. Huile sur toile (186 x 140 cm), Monte-Carlo,
collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 98.
384
Illustration 41: Balthus, «La famille Mouron-Cassandre», 1935. Huile sur toile (72x 72cm),
collection particulière, Suisse. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 100.
385
Illustration 42: Balthus, «Madame ,Leila Caetani (Jeune femme dans le parc)», 1935. Huile
sur toile (116 x 88 cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris,
1996, p. 53.
386
Illustration 43: Balthus, «Le Roi des chats», 1935. Huile sur toile (71x 48 cm), collection
particulière, Suisse. In catalogue Balthus.Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001, p.245.
387
Illustration 44: Balthus, «Portrait de la vicomtesse de Noailles», 1936. Huile sur toile
(112,8x 72,4cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris,1996, p.
101.
388
Illustration 45: Balthus, «Portrait d'André Derain», 1936. Huile sur toile (158 x 135cm), The
Museum of Modern Art, New York, legs Lillie P. Bliss. In Balthus, Claude Roy. Ed.
Gallimard, Paris, 1996, p. 102.
389
Illustration 46: Balthus, «Roger et son fils»,1936. Huile sur toile (125x 89cm). Musée
national d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In Balthus, Claude Roy. Ed.
Gallimard, Paris, 1996, p. 104.
390
Illustration 47: Balthus, «Joan Miro et sa fille Dolorès», 1936. Huile sur toile (130,2 x
88,9cm), The Museum of Modern Art, New York. Fond Abdy et Aldrich Rockefeller. In
Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 103.
391
Illustration 48: Balthus, «Portrait de Thérèse», 1936. Huile sur toile (62 x 71 cm) collection
particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 108.
392
Illustration 49: Balthus, «Frère et soeur», 1936. Huile sur carton (92 x 65 cm), Hirschhorn
Museum, Washington, Smithsonian Institution. Don Joseph H. Hirschhorn. In catalogue
Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001 p. 251.
393
Illustration 50: Balthus, «Jeune fille au chat», 1937. Huile sur bois (87,6 x 77,2cm), Lindy
and Edwin Bergman Collection, Chicago, The Art Institute (en dépôt). In Balthus, Claude Roy.
Ed. Gallimard, Paris,1996, p. 36.
394
Illustration 51: Balthus, «Les Enfants Blanchard», 1937. Huile sur toile (125 x 130cm),
Musée Picasso. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, Ed. Flammarion, Paris, 2001 p. 253.
395
Illustration 52: Balthus, «Thérèse rêvant»,1938. Huile sur toile (150,5 x 130,2cm), The
Jacques and Gelman Collection, New York, The Metropolitan Museum of Art (en dépôt). In
Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 37.
396
Illustration 53: Balthus, «Thérèse sur une banquette» ,1939. Huile sur toile (71,5 x 91,5cm),
collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001,
p.267.
397
Illustration 54: Balthus, «La Victime» , 1939 - 1946. Huile sur toile (132 x 220cm), collection
particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 83.
398
Illustration 55: Balthus, «La Chambre», 1952 - 1954. Huile sur toile (270,5 x 335cm),
collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 85.
399
Illustration 56: Balthus, «Le Passage du Commerce-Saint-André», 1952 - 1954. Huile sur
toile (294,5 x 330,2cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris,
p. 71.
400
Illustration 57: Balthus, «La Chambre», 1947 - 1948. Huile sur toile (189,9 x 160cm), The
Hirschhorn Museum and Sculpture Garden, Washington, Smithsonian Institution. Don de la
Fondation Joseph H. Hirschhorn. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris,
2001, p. 293.
401
Illustration 58: Balthus, «Nu au chat», 1949 - 1950. Huile sur toile (65,1 x 80,5cm),
Melbourne, National Gallery of Victoria. Legs Felton 1952. In Balthus, Claude Roy. Ed.
Gallimard, Paris, 1996, p. 84.
402
Illustration 59: Balthus, «Jeune fille à sa toilette», 1949 - 1951. Huile sur toile (139 x
80,5cm), collection particulière. In:
https://sites.google.com/site/balthasarklossowskiderola/home/raboty/1949-1951-jeune-fille-a-sa-toilette
403
Illustration 60: Balthus, «Nu aux bras levés», 1951. Huile sur toile (150,5 x 82 cm),
collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001,
p.322.
404
Illustration 61: Balthus, «Le Drap bleu», 1958. Huile sur toile (162 x 97 cm), collection
particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed. Flammarion, Paris, 2001, p. 373.
405
Illustration 62: Balthus, «La Phalène», 1959. Huile sur toile (162 x 130 cm). Musée national
d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In catalogue Balthus, Clair-Monnier. Ed.
Flammarion, Paris, 2001, p. 375.
406
Illustration 63: Balthus, «La Chambre turque», 1963 – 1966. Caséine et tempera sur toile
(180 x 210 cm). Musée national d'art moderne, centre Georges Pompidou, Paris. In Balthus,
Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 223.
407
Illustration 64: Balthus, «Japonaise au miroir noir», 1967 – 1976. Caséine et tempera sur
toile (157 x 195,5 cm). Collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris,
1996, p. 236.
408
Illustration 65: Balthus, «Japonaise à la table rouge» 1967 – 1976. Caséine et tempera sur
toile (145 x 192 cm), collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris,
1996, p. 237.
409
Illustration 66: Balthus, «Katia lisant», 1968 – 1976. Caséine et tempera, (179 x 211 cm),
New York, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 225.
410
Illustration 67: Balthus, «Nu de profil», 1973 - 1977, (179 x 211 cm). Huile sur toile,
collection particulière. In Balthus, Claude Roy, Gallimard, Paris, 1996, p. 202.
411
Illustration 68: Balthus, «Nu au repos», 1977, (200 x 150 cm). Huile sur toile, collection
Dolores Kohl. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 410.
412
Illustration 69: Balthus, «Le Lever», 1975 - 1978, (169 x 159,5 cm). Huile sur toile,
collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 208.
413
Illustration 70: Balthus, «Le Chat au miroir», 1977 - 1980, (169 x 159,5 cm). Caséine et
tempera sur toile, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996,
p. 261.
414
Illustration 71: Balthus, «Nu au foulard», 1981- 1982, (169 x 159,5 cm). Huile sur toile,
Londres, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris 1996, p. 202.
415
Illustration 72: Balthus, «Nu au miroir» 1981-1983, (163 x 130 cm). Huile sur toile,
Londres, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 205.
416
Illustration 73: Balthus, «Nu à la guitare», 1983 - 1986, (162 x 130 cm). Huile sur toile,
collection particulière, New York. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 207.
417
Illustration 74: Balthus, «Grande Composition au corbeau», 1983 - 1986, (200 x 150 cm).
Huile sur toile, collection particulière, New York. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard,
Paris, 1996, p. 206.
418
Illustration 75: Balthus, «Le Chat au miroir II», 1986 - 1989, (200 x 170 cm). Huile sur toile,
Rome, collection particulière. In Balthus, Claude Roy. Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 263.
419
Illustration 76: Balthus, «Le Chat au miroir III», 1989 - 1994, (169 x 159,5 cm). Huile sur
toile, collection de l'artiste. Londres, The Lefèvre Gallery. In Balthus, Claude Roy. Ed.
Gallimard, Paris, 1996, p. 265.
420
Illustration 77: Balthus, «Jeune fille à la mandoline», 2000 - 2001. Huile sur toile (190 x
249,5 cm), Suisse, collection particulière. In catalogue Balthus, Clair-Monnier, ed.
Flammarion, Paris, 2001, p. 439.
421