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LE MATÉRIALISME PSYCHOLOGIQUE DE GEORGES BATAILLE : DE LA

REVUE DOCUMENTS À LA CRITIQUE SOCIALE

Aurore Jacquard

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2018/1 n° 63 | pages 134 à 148


© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/12/2022 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)

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ISSN 0994-4524
ISBN 9782130801870
DOI 10.3917/amx.063.0134
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2018-1-page-134.htm
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L’EXPLOITATION AUJOURD’HUI

A.JACQUARD, Le matérialisme psychologique de Georges Bataille : de la revue Documents à La Critique Sociale

LE MATÉRIALISME
PSYCHOLOGIQUE
DE GEORGES BATAILLE :
DE LA REVUE DOCUMENTS
À LA CRITIQUE SOCIALE
Par Aurore JACQUARD
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En 1928, le secrétariat général de la revue Documents, revue d’art,
d’archéologie et d’ethnographie est confié à Georges Bataille. À l’aide
d’un petit groupe d’anciens surréalistes ou apparentés, Bataille détourne
la revue de son projet savant initial pour lui donner comme objet l’étude
des « œuvres d’art les plus irritantes, non encore classées, et certaines pro-
ductions hétéroclites » voire « l’inquiétant »1. Dans cette revue singulière,
_
Bataille amorce une problématisation du matérialisme dans laquelle la
134 pensée freudienne joue un rôle essentiel, comme en témoigne cet extrait
_ de l’article « Matérialisme » du Dictionnaire critique de la revue :

Le matérialisme sera regardé comme un idéalisme gâteux


dans la mesure où il ne sera pas fondé immédiatement sur
les faits psychologiques ou sociaux et non sur des abstrac-
tions telles que les phénomènes physiques artificiellement
isolés. Ainsi c’est à Freud, entre autres, – plutôt qu’à des
physiciens décédés et dont les conceptions sont aujourd’hui
hors de cause – qu’il faut emprunter une représentation de
la matière2.

Que peut donc bien signifier « emprunter [à Freud] une représentation


de la matière » ? Qu’il n’existe pas de véritable doctrine matérialiste dans la
pensée de Bataille mais qu’on y trouve bien, en revanche, une problémati-
sation de l’attitude matérialiste, Pierre Macherey l’a bien souligné dans le
chapitre qu’il lui consacre dans À quoi pense la littérature ? (1990), « Bataille
et le renversement matérialiste ». Par sa lecture des écrits de Bataille des
années 1930, Macherey éclaire la « tentative de refondation théorique et

1. Sur la naissance de la revue Documents, voir Surya Michel, Georges Bataille. La mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, pp. 147-149.
2. Bataille Georges, « Matérialisme », Œuvres Complètes I, Paris, Gallimard, 2007, pp. 179-180.

Actuel Marx / no 63 / 2018 : L’exploitation aujourd’hui

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

littéraire du matérialisme » engagée par Bataille3. C’est avant tout son « bas
matérialisme » qui l’intéresse, c’est-à-dire la façon dont l’interrogation de
l’attitude matérialiste se noue d’une part à une « obscure fascination à
l’égard des choses d’en bas », et d’autre part au thème du « renversement »,
thème présent chez Nietzsche mais aussi chez le jeune Marx que l’on
redécouvrait en cette période4. Denis Hollier avait déjà interrogé l’abord
bataillien du matérialisme dans un article publié dans Tel Quel en 1966
intitulé « Le matérialisme dualiste de Georges Bataille5 ». Sans se limiter
aux écrits des années 1930, c’est le lien étroit entre le dualisme singulier de
Bataille et son « athéologie » qui était l’objet de sa réflexion : ce dualisme
ne fait en effet signe vers aucune ontologie mais il est la condition de
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« l’éveil de la pensée », éveil par lequel « l’exigence morale » nous saisit,
nous mettant devant la conscience de l’opposition maintenue, non abolie,
du bien et du mal. C’est un autre aspect de cette problématisation du
matérialisme que nous chercherons à mettre en évidence ici, à savoir celui
qui s’articule autour du vocable « psychologique » qui revient régulière-
ment sous la plume de Bataille, et de la référence implicite ou explicite à
_
Freud qui travaille ses écrits entre sa contribution à la revue Documents de
1928 à 1930, jusqu’à son activité au sein du Cercle communiste démocra- 135
tique de Boris Souvarine dès 1931 et ses articles dans la revue qui lui était _
associée, La Critique Sociale.

LE MATÉRIALISME APRÈS FREUD


Que signifie problématiser le matérialisme à travers Freud ? Bataille
est-il un « freudo-marxiste avant la lettre6 » ? Force est de constater qu’on
ne trouve de véritable lecture organisée ni de Marx, ni de Freud dans la
pensée de Bataille. La référence à Freud est éparse et fragmentaire, son
importance n’est pas flagrante. On trouve en revanche dans un livre de
Wilhelm Reich contemporain de ces textes, La Psychologie de masse du
fascisme (1933), un emprunt et un travail des concepts freudiens asso-
ciés à la volonté de produire une synthèse entre l’inconscient et l’histoire,
entre la sexualité et la lutte des classes, entre l’impensé du marxisme (le
conflit psychique) et l’impensé de la psychanalyse (le conflit immanent
au travail)7. Rien de tout cela chez Bataille si ce n’est la trace d’une inten-
tion qui insiste : celle de produire une critique du marxisme qui lui est
contemporain – de la doctrine marxiste sous sa forme plekhanovienne
3. Macherey Pierre, « Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la littérature, Paris, Puf, 1990, p. 114.
4. Ibidem, p. 97.
5. Hollier Denis, « Le matérialisme dualiste de Georges Bataille », Tel Quel, n° 25, 1966.
6. Macherey Pierre, « Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la littérature, op. cit., p. 109.
7. Reich Wilhelm, La Psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot et Rivages, 2001. Nous reprenons très brièvement sur ce point les
analyses d’Étienne Balibar, « Fascisme, psychanalyse, freudo-marxisme », in La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997. Sur la tentative
de Reich et sa confrontation à la perspective de Bataille, voir Sibertin-Blanc Guillaume, « Une scientia sexualis face à la mystique
fasciste », Actuel Marx, n° 59, Puf, 2016.

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notamment – sans se comporter en simple « démolisseur », critique qui


l’ouvrirait sur les découvertes récentes de l’anthropologie et la psycha-
nalyse8. Alors, dans ce contexte, comment affirmer que la psychanalyse
est essentielle à cette problématisation du matérialisme ? À quel niveau la
pensée freudienne joue-t-elle dans la pensée de Bataille si ce n’est pas au
niveau conceptuel ? On pourrait s’en tenir à la proposition du Dictionnaire
critique : l’apport freudien serait essentiel à la perspective matérialiste en
tant que telle. Il ne constituerait en rien un ajout venu de l’extérieur : il
faudrait que le matérialisme soit « psychologique » pour ne pas devenir un
« idéalisme gâteux », pour ne pas se nier lui-même. Mais il resterait encore
à comprendre ce qui est en jeu ici derrière le vocable de « psychologique ».
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Notre hypothèse est la suivante : Bataille ne produit pas une nouvelle
doctrine matérialiste augmentée de la psychanalyse, mais il repère le point
de rencontre entre le matérialisme qui lui est contemporain, celui de la
critique marxiste de l’économie politique, et la psychanalyse freudienne.
C’est pourquoi il ne lui est pas nécessaire de produire une synthèse entre le
marxisme et la psychanalyse. Ce point de rencontre est toujours en même
_
temps le point où la perspective marxiste ne peut plus se refermer sur
136 l’unité d’une doctrine. La présente lecture se propose de relever et d’expli-
_ citer les différents noms qu’il prend sous la plume de Bataille (gnose,
dialectique du réel, hétérogène), mais aussi de montrer que cette intuition
est à l’origine d’une invention théorique, celle, en 1933, de la « méthode
psychologique ». Depuis ce point de rencontre se dessine donc un « point
de vue nouveau », selon l’expression de Bataille, à savoir celui qu’il formule
dans l’article qu’il consacre à « La structure psychologique du fascisme »
dans La Critique Sociale, alors même qu’Hitler vient d’accéder au pouvoir
depuis peu9. La description de cette nouvelle méthode d’analyse du social,
nous permet de mieux comprendre la position marginale de Bataille au
sein du Cercle communiste démocratique et de mettre au jour son abord
singulier de la question de l’idéologie.

DU « BAS MATÉRIALISME » À LA « DIALECTIQUE DU RÉEL »


Que recouvre, chez Bataille, le terme « psychologique » ? En quoi
consistent ces « faits psychologiques et sociaux » sur lesquels le maté-
rialisme devrait être fondé ? Restituons la suite de l’extrait de l’article
« Matérialisme » :

8. Bataille Georges, « La Critique des fondements de la dialectique hégélienne », Œuvres Complètes I, op. cit., p. 277 ; « À propos de
Krafft Ebing », Œuvres Complètes I, op. cit., pp. 292-293.
9. Bataille Georges, La Structure psychologique du fascisme, Paris, Lignes, 2009, p. 8. L’article a été publié dans La Critique Sociale en
deux livraisons : en novembre 1933 (n° 10) puis mars 1934 (n° 11).

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

Il importe peu que la crainte de complications psycho-


logiques (craintes qui témoignent seulement de la débilité
intellectuelle) engage des esprits timides à découvrir dans
cette attitude un faux-fuyant ou un retour à des valeurs
spiritualistes. Il est temps, lorsque le mot matérialisme est
employé, de désigner l’interprétation directe, excluant tout
idéalisme, des phénomènes bruts et non un système fondé
sur les éléments fragmentaires d’une analyse idéologique
élaborée sous le signe des rapports religieux10.

Les « faits psychologiques » seraient donc, selon Bataille, des « phé-


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nomènes bruts ». L’adversaire de Bataille dans ce texte est principalement
André Breton : c’est à l’idéalisme – qui s’ignore – des surréalistes que
Bataille s’en prend. Cela lui vaudra en retour les attaques de Breton dans
le Second Manifeste du surréalisme11. Pour ce dernier, la référence à Freud
ne peut être, au sujet du matérialisme, que « gratuite » et reste totalement
inintelligible, éloignant définitivement Bataille du matérialisme histo-
_
rique. Bataille répondra à Breton par sa contribution au pamphlet Un
cadavre (« Le lion châtré ») mais surtout par son texte intitulé « Le bas 137
matérialisme et la gnose » publié dans le premier numéro de Documents _
de l’année 1930.
Dans un geste analogue à celui de Marx dans les Thèses sur Feuerbach,
Bataille renvoie idéalisme et matérialisme dos à dos : l’un cherchant à
établir le primat de la forme sur la matière, l’autre celui de la matière
sur la forme ; ils se réduisent tous deux à la recherche d’un primat, d’une
réalité première, c’est-à-dire en définitive à un idéalisme. « Exclure tout
idéalisme » signifierait donc parvenir à se débarrasser au cœur de la pensée
de tout primat, de toute autorité, de toute structure hiérarchique. Seul
le « matérialisme actuel », c’est-à-dire le matérialisme dialectique, échap-
perait à cette accusation. Bataille étaye cette idée à partir d’une étrange
filiation entre le matérialisme dialectique, l’idéalisme absolu de Hegel et le
dualisme gnostique. Ce qui permet ce rapprochement – sur le mode d’une
filiation imaginaire – avec la gnose à première vue éloignée de Hegel tout
comme du marxisme, c’est la similarité d’un « processus psychologique »
nous dit Bataille. La gnose permet de nommer le point auquel l’attitude
matérialiste doit s’arrimer si elle veut rester fidèle à elle-même, c’est-à-dire
si elle veut véritablement échapper aux « grandes machines ontologiques ».

10. Bataille Georges, « Matérialisme », Œuvres Complètes I, op. cit., p. 180.


11. Pierre Macherey commente le lapsus fait par Breton citant Bataille qui, au lieu d’affirmer que le matérialisme doit être fondé sur
les « faits psychologiques et sociaux », lui substitue « économiques et sociaux », gommant ainsi l’innovation de Bataille : voir Macherey
Pierre, « Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la littérature, op. cit., p. 104. Nous ne rentrerons pas ici dans
le détail de la polémique avec André Breton. Il faudrait notamment revenir sur le rôle que tient Freud dans l’écart entre la position de
Bataille et la position surréaliste, mais cela nous éloignerait ici de notre objet.

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Ce point est ce que Bataille appelle la « matière basse ».


La difficulté à circonscrire ce qu’on appelle la gnose tient au peu
de sources qu’il nous reste d’une part (en partie parce que les écrits des
théologiens gnostiques ont été systématiquement détruits par les chrétiens
orthodoxes), et à la diversité des interprétations auxquelles elle a donné
lieu d’autre part, souligne Bataille. On connaît la gnose par la polémique
des Pères de l’Église, qui ne peuvent évidemment qu’en donner une mau-
vaise opinion, mais aussi par les pierres sur lesquelles sont gravées « les
figures d’un Panthéon provocant et particulièrement immonde ». Ainsi,
dans la revue Documents, sont reproduites à côté du texte intitulé « Le bas
matérialisme et la gnose » plusieurs empreintes d’intailles gnostiques : trois
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archontes à tête de canard, un Iao panmorphe, un dieu acéphale surmonté
de deux têtes d’animaux, un dieu à jambe d’homme, à corps de serpent
et à tête de coq12. La gnose, pour Bataille, c’est donc toute cette pensée
religieuse et philosophique de la fin de l’Antiquité et des débuts de l’ère
chrétienne qui vient compromettre la théologie tout comme la métaphy-
sique hellénistique par des emprunts à la tradition égyptienne, au dualisme
_
perse, à l’hétérodoxie judéo-orientale, et par des recours à la pratique de
138 la magie13. Bataille relève comme leitmotiv du gnosticisme l’action créa-
_ trice du mal. La matière et le mal ne sont pas la dégradation de principes
supérieurs, mais ils ont une existence autonome et constituent en quelque
sorte le principe actif de l’abolition de tout principe. Dans le dualisme
gnostique, dans l’opposition irréductible de la Lumière et des Ténèbres,
dans l’existence autonome et non dérivée du mal, il s’agirait en réalité de se
soumettre à la seule chose qui rende impossible tout commandement : la
« matière basse ». C’est, semble-t-il, ce commandement confondu par une
« éternelle bestialité » que représentent les figures gravées : il s’agit bien de
figures, mais de figures humaines ou divines entamées, éclatées, divisées.
Figures non pas de l’absence de figure, mais figures de la figure qui se
détruit, qui s’altère en tant qu’unité et totalité signifiante, en tant que
Forme (Gestalt). Ainsi les « phénomènes bruts » dont Bataille prétendait
que le matérialisme devait être l’interprétation directe, pourraient bien
être ces traces des « figures » de la « matière basse », gravées dans la pierre,
et découvertes au cabinet des Médailles.
Ne se soumettre qu’à ce qui est bas, et qui par là défait toute autorité,
tel serait donc le « processus psychologique » caractérisant la gnose dans
son affinité avec le matérialisme actuel. Par le terme de « psychologique »,
il ne s’agit pas seulement de nommer un processus qui a trait à la vie
mentale des hommes (en tant qu’elle est susceptible de laisser des traces

12. Revue Documents, n° 1, Paris, 1930, pp. 1-7.


13. Bataille Georges, « Le bas matérialisme et la gnose », Œuvres Complètes I, op. cit., p. 222.

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dans la pierre), mais d’associer implicitement celle-ci à la dimension de


l’autorité, du commandement. C’est certainement cette question relative à
l’archè, comme commandement et comme principe, dont Bataille a repéré
l’insistance et la singulière thématisation chez Freud. On sait qu’en plus
de son analyse avec Adrien Borel, Bataille a été fortement marqué par la
lecture de Totem et Tabou. Dans un article écrit avec Queneau intitulé « La
Critique des fondements de la dialectique hégélienne », publié dans La
Critique Sociale, Bataille s’oppose à l’idée d’une dialectique de la nature
développée par Engels dans l’Anti-Dürhing et lui substitue celle d’une
« dialectique du réel ». La dialectique caractériserait « l’expérience vécue »
et non la nature : il n’y aurait pas de contradiction dans la nature mais
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seulement dans le monde humain. Les deux cas particuliers grâce auxquels
Bataille fait apparaître que la dialectique exprime des « rapports réels »
sont la tension du père et du fils sous la forme que Freud lui donne dans
le complexe d’Œdipe et l’activité révolutionnaire du prolétariat ouvrier14.
Ainsi avant qu’il ait commencé à suivre le séminaire de Kojève, Bataille
cherche la figure d’une contradiction qui excède le système dans la psycha-
_
nalyse et dans l’existence du prolétariat ouvrier. Ce que Bataille avait jadis
pensé à travers la « matière basse », principe de l’abolition de tout prin- 139
cipe, principe de division infinie de la matière, il le pense désormais sous _
la forme d’une « contradiction se reproduisant indéfiniment15 », contra-
diction qu’il faudrait situer au point de jointure entre nature et culture
et que les catégories de l’anthropologie et de la psychanalyse seraient à
même de penser16. Toutefois, ce n’est qu’à travers le concept d’hétérogène,
dont l’élaboration date des textes de la polémique avec Breton17, que l’on
pourra saisir que ce qui est en jeu dans la psychanalyse est aussi en jeu
dans la révolution ouvrière, c’est-à-dire que l’on pourra appréhender cette
division irréductible à toute ontologie.

L’HÉTÉROLOGIE
L’hétérogène est un objet « impossible » pourrait-on dire, et par là
même il est cet objet qui rend impossible toute autorité, se situant ainsi
dans la pleine continuité du « bas matérialisme » de Bataille. La première
caractérisation que l’on peut donner de l’hétérogène concerne son rapport
à la connaissance : il est le domaine d’exclusion à partir duquel celle-ci
se constitue. En cela, il est analogue à l’inconscient. « L’hétérologie est la

14. Bataille Georges, « La Critique des fondements de la dialectique hégélienne », Œuvres Complètes I, op. cit., pp. 289-290.
15. Bataille Georges, « À propos de Krafft Ebing », Œuvres Complètes I, op. cit., p. 291 ; Queneau Raymond, « Premières confrontations
avec Hegel », Critique, n° 195-196, Paris, Minuit, 2012, p. 699.
16. Nous suivons sur ce point les éclairantes remarques de Pierre Macherey dans « Georges Bataille et le renversement matérialiste »,
in À quoi pense la littérature, op. cit., pp. 108-109.
17. Voir Bataille Georges, « La valeur d’usage de D.A.F. Sade (Lettre ouverte à mes camarades actuels) » ; « La ‘vieille taupe’ et le préfixe
sur dans les mots surhomme et surréaliste », in Œuvres Complètes II, Paris, Gallimard, 1970.

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science de l’hétérogène, c’est-à-dire la science de la partie exclue (ou tout


au moins du mode d’exclusion qui crée cette partie) » ; entendre ici la
« partie exclue » de la vie humaine18. L’hétérogène est la « part maudite »,
exclue de la vie humaine en général, là où l’inconscient est la « part mau-
dite » de la vie psychique. En ce sens l’inconscient n’est qu’un des aspects
de l’hétérogène, il ne compose pas tant l’hétérogène à titre de contenu
qu’il n’en structure la connaissance19. Penser l’inconscient, ce n’est pas
seulement penser ce qui n’est pas encore conscient, mais c’est envisager
qu’il existe des lois radicalement hétérogènes à celle de la conscience,
c’est-à-dire qu’il existe une modalité de la pensée « tout autre ». C’est ce
que Freud découvre dans le rêve, et dont Bataille entend tirer toutes les
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conséquences : il ne sera pas sans difficulté de donner une « détermination
positive » de l’hétérogène mais c’est ce qu’il faut parvenir à faire si l’on
veut révéler le caractère irréductible de ce que la culture exclut mais qui
toutefois subsiste au cœur d’elle-même. La réalité hétérogène est analogue
dans sa présentation aux éléments du rêve :
_
La réalité hétérogène est celle de la force ou du choc. Elle
140 se présente comme une charge, comme une valeur, passant
_ d’un objet à l’autre d’une façon plus ou moins arbitraire, à
peu près comme si le changement avait lieu non dans le monde
des objets, mais seulement dans les jugements du sujet20.

C’est le déplacement au sens freudien, la transférabilité des intensités


le long des voies associatives, qui sert de modèle à Bataille pour penser
« la réalité hétérogène ». Or précisément le déplacement ou le choc que
Bataille cherche à penser se situe aussi dans le monde des objets et pas
seulement dans les représentations du sujet. L’hétérogène, à la différence
de l’inconscient, divise la face subjective de l’histoire comme sa face objec-
tive. Au cœur de cette division se logerait le « matérialisme dualiste » de
Georges Bataille.
Sur la face subjective de l’histoire, l’hétérogène c’est le sacré. Dans un
texte resté longtemps inédit et publié récemment dans les Cahiers Bataille
intitulé « Définition de l’hétérologie », Bataille reprend à son compte la
définition durkheimienne du sacré et pose l’identité partielle d’une hété-
rologie et d’une sociologie des religions : ce qui caractérise le sacré en tant
que tel, ce n’est ni le divin, ni le surnaturel, mais son hétérogénéité radicale,
absolue, au monde profane. Durkheim serait parvenu à saisir la réalité
spécifique de ce qui est en jeu dans la religion. Il ne réduit en effet pas la

18. Bataille Georges, « Définition de l’hétérologie », Cahiers Bataille, n° 1, 2011, p. 231.
19. Bataille Georges, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 22.
20. Ibidem, p. 21 (nous soulignons).

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religion à une illusion que l’on pourrait lever, mais la considère comme
une erreur « pratiquement vraie » qui exprime quelque chose du réel, sans
quoi elle n’aurait pas duré, c’est ce qui va intéresser Bataille21. Toutefois,
pour contribuer à une hétérologie, cette sociologie des religions doit se
trouver notablement modifiée. Bataille ne réitère pas l’identité durkhei-
mienne du sacré et du social, au contraire, le sacré est, avant tout, ce que
la société produit comme étant son « dehors », comme relevant du « tout
autre ». Il est ce qu’elle rejette hors d’elle-même tout en étant nécessaire à
son dynamisme. Cette métamorphose subie par la sociologie française est
infléchie par la psychanalyse et plus précisément par les analyses que Freud
consacre à l’érotisme anal. Bataille pense la division du sacré et du profane
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sur le modèle de deux impulsions polarisées : l’excrétion et l’appropriation.
Cette dernière désigne le processus par lequel une société s’organise poli-
tiquement, juridiquement, commercialement etc. L’excrétion désigne au
contraire le processus par lequel une société s’institue en rejetant certains
phénomènes ou comportements en « corps étranger22 ».
Mais les phénomènes rejetés du côté du sacré s’organisent eux-mêmes
_
selon la polarité du pur et de l’impur, de l’or et de l’excrément, du sacré-
haut et du sacré-bas. Durkheim n’aurait pas su, selon Bataille, donner la 141
place qui lui revenait dans une sociologie des religions à la « choquante _
révélation de Robertson Smith » : celle de la polarité du pur et de l’impur à
l’intérieur du domaine du sacré23. Ce n’est pas le cas de Freud qui la place
au contraire à la base de sa conception de l’ambivalence affective. Parce
qu’il résulte du processus d’expulsion violente constitutif de la culture, le
sacré est toujours en définitive du côté de l’impur, dont les formes pures
ou idéales ne sont que la transformation. L’impur n’est pas le profane, mais
ce par quoi toute chose est sacrée. C’est ce dont l’hétérologie doit rendre
compte en ramenant la religion à son « cloaque initial », c’est-à-dire à
tous les éléments disqualifiés employés par la magie dont Bataille reprend
l’énumération à Hubert et Mauss qui représentent l’impur : « les restes de
repas, les détritus, les rognures d’ongle[s] et les cheveux coupés, les excré-
ments, les fœtus, les ordures ménagères24. » En faisant ressortir l’impur,
l’hétérologie travaille à rebours du mouvement instituant qui le rejette.
C’est une anthropologie renversée. Toutefois, Freud aura fait ressortir
l’impur, les « Acheronta les plus sales de la vie », uniquement comme fait
subjectif25. Or, Bataille entend bien considérer ce fait subjectif de l’impur
sous sa face objective. C’est en ce point que l’hétérologie rencontre la

21. Bataille Georges, « Définition de l’hétérologie », art. cit., p. 232 ; Durkheim Émile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris,
Puf, 2008, p. 113.
22. Bataille Georges, « La valeur d’usage de D.A.F. Sade (Lettre ouverte à mes camarades actuels) », op. cit., p. 58.
23. Bataille Georges, « Définition de l’hétérologie », art. cit., p. 233.
24. Bataille citant Hubert et Mauss, Bataille Georges, « Définition de l’hétérologie », art. cit., p. 233.
25. Ibidem, p. 234.

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L’EXPLOITATION AUJOURD’HUI

A.JACQUARD, Le matérialisme psychologique de Georges Bataille : de la revue Documents à La Critique Sociale

critique de l’économie politique sous un angle qui n’est pas, au moins dans
un premier temps, celui de la perspective marxiste mais plutôt celui de la
perspective maussienne de l’« Essai sur le don ». L’hétérogène ne se situe ni
complètement du côté du sujet, ni complètement du côté de l’objet, d’où
la difficulté à en constituer une « science » : il circule entre une sociologie
des religions et une économie.
Sur la face objective de l’histoire, l’hétérogène c’est donc ce que Bataille
appelle en 1933, dans un article publié dans La Critique Sociale, la dépense
improductive26. Il y a bien une extériorité du fait subjectif de l’impur : elle
se manifeste dans toutes les activités humaines – cela va de l’érotisme à cer-
taines manières d’échanger – qui s’organisent autour d’« un besoin de perte
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démesurée ». Si l’hétérogène n’est pas seulement une réalité psychique, si ses
effets concernent bien le « monde des objets », c’est qu’il y a de la destruc-
tion, il y a de la perte. Que la part de la destruction et de l’exposition à la
destruction soit mise à l’écart dans les processus de production et d’acquisi-
tion, dans le monde profane de l’utile, qu’elle constitue la « part maudite »,
exclue de l’organisation sociale, ne lui retire en rien le dynamisme et la force
_
qu’elle confère à la société même. De la critique maussienne de l’économie
142 politique, c’est-à-dire de la critique de l’homo œconomicus, Bataille retient
_ que les économies archaïques n’ont pas la forme d’un marché passé entre
des individus mais que ce sont des collectivités qui échangent des biens
dont la valeur est avant tout symbolique27. Ce qui le frappe avant toute
chose, c’est la portée sacrificielle du don dans les « prestations totales de
type agonistique » qui peuvent aller jusqu’à la mise à mort des chefs ou
encore la destruction purement somptuaire des richesses accumulées. Le
potlatch des Indiens du Nord-Ouest américain parce que la composante
d’humiliation, de défi, de destruction y est particulièrement accentuée, et
prend des formes spectaculaires, met en évidence le caractère secondaire
de la production et de l’acquisition par rapport à la dépense selon Bataille.
Or on ne peut pas plus réduire les économies archaïques au troc qu’on
ne peut affirmer que la dépense improductive disparaît dans l’économie
marchande moderne. Dans l’économie capitaliste, l’échange a certes
désormais un sens acquisitif, mais la dépense se maintient sous une forme
atrophiée. Bien que la dépense soit toujours liée à la richesse et qu’elle
serve toujours à maintenir le rang, Bataille remarque que le lien étroit,
nécessaire, qui existait dans les économies archaïques entre la composante
sadique et la composante sociale de la dépense se trouve remis en question
dans l’économie marchande. La dépense sous sa forme archaïque, parce
qu’elle met en scène la rivalité des riches mais aussi leur séparation d’avec

26. Bataille Georges, « La notion de dépense », in La Part maudite, Paris, Minuit, 2011.
27. Mauss Marcel, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et anthropologie, Paris,
Puf, 1991, pp. 150-151.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

les pauvres, tient d’une forme de cruauté ; elle est cependant toujours en
même temps l’occasion d’une redistribution des richesses vers la collecti-
vité à travers la fête, les jeux, les spectacles. La bourgeoisie qui ne dépense
plus que dans le secret et dans la honte fait éclater ce lien entre la compo-
sante sociale et la composante sadique de la dépense : « lâcheté des classes
supérieures modernes, dit Bataille, qui n’ont plus la force de reconnaître
leurs destructions28. » L’exercice de la violence, les destructions continuent
d’exister, la composante sadique de la dépense est bien toujours là mais
elle n’est plus symbolisée : c’est la violence a-subjective du marché. En ce
point, la perspective marxiste fait retour dans la pensée de Bataille. C’est
la révolution ouvrière qui, mettant à mal la domination bourgeoise, est
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susceptible de se ressaisir de cette composante sadique ou agressive de la
dépense en la rapportant à nouveau à la dépense sociale : « La lutte des
classes devient au contraire la forme la plus grandiose de la dépense sociale
lorsqu’elle est reprise et développée, cette fois au compte des ouvriers,
avec une ampleur qui menace l’existence même des maîtres29. » Dans la
révolution, c’est à une autre destruction que celle de l’exploitation capi-
_
taliste à laquelle s’exposent les prolétaires et qu’ils réalisent, destruction
dans laquelle leur vie même acquiert la signification sociale qu’elle n’avait 143
pas dans le monde du travail. La « matière basse » que Bataille avait tout _
d’abord repérée chez les gnostiques, n’est pas seulement à penser du côté
du sacré-bas, de l’impur, mais également du côté de « l’insubordination des
faits matériels30 ». La « matière », c’est cette part de la vie humaine que le
principe de l’utile ne pourra pas soumettre parce qu’il lui est subordonné :
« Les homme assurent leur subsistance ou évitent la souffrance, non parce
que ces fonctions engagent par elles-mêmes un résultat suffisant, mais
pour accéder à la fonction insubordonnée de la dépense libre », conclut
Bataille dans « La notion de dépense31 ». Le principe de l’abolition de tout
principe, c’est donc ici le principe de la perte.

LA MÉTHODE PSYCHOLOGIQUE
Une question restait néanmoins en suspens au terme de « La notion de
dépense » quant au devenir de cette dernière dans la modernité capitaliste :
que devient la composante sadique de la dépense dès lors qu’elle se trouve
déliée de la fonction sociale que lui conféraient les économies archaïques ?
Elle ne trouve pas nécessairement une issue dans la dépense sociale de la
révolution prolétarienne. Elle peut tout aussi bien courir toute seule. Ainsi
en 1933, Bataille conçoit l’urgence de penser le lien étroit entre d’une part,

28. Bataille Georges, « La notion de dépense », op. cit., p. 34.


29. Idem.
30. Ibidem, p. 37.
31. Ibidem, p. 38.

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L’EXPLOITATION AUJOURD’HUI

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la dénégation de la dépense improductive que réalise la société capitaliste,


et de l’autre, la cristallisation de la composante sadique de la dépense
(dissociée de sa fonction sociale) sous la forme des revendications natio-
nalistes des partis fascistes. Le « matérialisme psychologique » trouvera là
une impulsion nouvelle qui le conduira à sa forme la plus aboutie dans
la pensée de Bataille : l’invention de la « méthode psychologique ». Dans
son article intitulé « La Structure psychologique du fascisme », Bataille
propose en effet l’élaboration d’une nouvelle méthode d’analyse du social
qui viendrait « compléter » l’analyse marxiste de la superstructure. Dans
la courte note qui précède l’article, il annonce cette nouvelle méthode, ce
« point de vue nouveau » renonçant pourtant à l’expliciter et se bornant
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à « l’exposé des faits32 ». C’est l’explicitation de cette méthode que nous
tenterons de réaliser ici à partir de « l’exposé des faits ».
La méthode psychologique, parce qu’elle met l’hétérogène au cœur de
l’articulation qu’elle produit, éclaire la conjoncture des années 1930 en
se plaçant au point où la face objective et la face subjective de l’histoire
se divisent. Or précisément, la division irréductible à toute ontologie que
_
Bataille cherche à penser depuis « Le bas matérialisme et la gnose », trouve
144 ici une formulation nouvelle sous la pression d’une exigence nouvelle. Si
_ l’on veut penser les effets de la dénégation de la dépense improductive dans
la société marchande, en tant que ceux-ci sont loin d’être sans incidence
sur le phénomène du fascisme, il faut élaborer une opposition qui ne soit
pas entièrement réductible à celle du sacré et du profane. C’est ce qui est
en jeu dans l’élaboration la plus avancée de l’opposition de l’homogène et
de l’hétérogène que l’on trouve dans l’article de 1933-193433.
Dans « La notion de dépense » Bataille avait restitué à l’utilité sa valeur
relative et sa subordination au principe de la perte y compris dans les formes
modernes atrophiées de la dépense. Toutefois, il n’avait pu rendre compte
de la manière dont la société utile s’impose comme un « monde ». Ainsi, à
l’urgence de penser le phénomène du fascisme, s’associe directement pour
Bataille en 1933-1934 la nécessité de penser l’objectivité très particulière
de la société productive, à savoir ce que Marx appelle le « monde des
marchandises ». Cette objectivité n’est pas celle de la valeur d’usage mais
plutôt celle que les produits du travail acquièrent à travers l’échange. La
société homogène n’est donc pas exactement le monde de l’utilité, mais
elle est surtout le monde de la « commune mesure » : monde dans lequel
tous les travaux sont exprimés comme du travail humain égal34. Or ce
que Bataille semble avoir retiré des analyses du Capital, sans toutefois leur

32. Bataille Georges, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 8.


33. En effet, l’opposition de l’homogène et de l’hétérogène apparaît chez Bataille dès la polémique avec Breton : voir Bataille Georges,
« La valeur d’usage de D.A.F. Sade (Lettre ouverte à mes camarades actuels) », op. cit.
34. Bataille Georges, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 10.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

consacrer aucun développement, c’est que cette objectivité du monde des


marchandises produit toujours en même temps des sujets. Mais ceux-ci ne
sont plus que des « fonctions de la production » car leurs rapports ne leur
apparaissent que comme rapport social entre des choses dans l’après-coup
de l’échange. La société homogène, ce n’est donc pas le monde ordonné à
la production et la conservation des biens, à la reproduction et la conserva-
tion des vies, ce n’est pas le monde profane du plaisir tempéré, ordonné à la
subsistance plutôt qu’à la jouissance. En effet, le monde profane de l’utile
se contente de reléguer la part des activités humaines qui s’ordonnent au
principe de la perte du côté du « tout autre ». Or, ce que vient nommer
le terme de « société homogène », c’est le nouveau rapport à la dépense
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qui advient avec la modernité capitaliste, à savoir non pas seulement celui
qui consisterait à l’exclure, à la reléguer du côté d’une forme anti-socialité
mais celui qui consiste à la nier en tant que telle. La « société homogène »,
c’est donc la société utile, la société des besoins qui se prend pour le tout
de la société. C’est la société dans laquelle le principe de l’utile est tenu
pour le seul masquant sa subordination à ce qui lui est extérieur. C’est en
_
ce sens que l’économie capitaliste produit des sujets. Ces « existences » qui
résultent du monde des marchandises, du monde de la commune mesure 145
ne peuvent être que des existences amputées, « dissociées » comme le dira _
plus tard Bataille35. Dans l’article de 1933-1934, il apparaît donc que l’on
ne pourra comprendre ce qui est en jeu dans le fascisme sans s’intéresser
préalablement à la « structure psychologique du capitalisme ». Dans un
article plus tardif lié au groupe Contre-attaque dont l’objectif est explici-
tement de s’organiser face aux ligues fascistes, Bataille affirme :

L’opium du peuple dans le monde actuel n’est peut-être


pas tant la religion que l’ennui accepté. Un tel monde est à
la merci, il faut le savoir, de ceux qui fournissent au moins
un semblant d’issue à l’ennui. La vie humaine aspire aux
passions et retrouve ses exigences36.

La « structure psychologique du capitalisme », c’est donc l’ennui d’une


existence amputée du « besoin de perte démesurée ». Mais la question est
désormais la suivante : comment le fascisme est-il susceptible de produire
l’illusion d’une sortie hors du cercle de l’utile et du monde de la commune
mesure ? Il apparaît alors qu’il n’est pas suffisant de penser le devenir de
la dépense dans l’économie marchande comme une simple atrophie. Si
le principe de la perte se maintient et reste premier dans une économie

35. Dans « l’Apprenti sorcier », Bataille parlera d’ « existence dissociée » pour qualifier cette existence dans laquelle la fiction, la connais-
sance et l’action se trouvent séparées : Bataille Georges, « L’Apprenti sorcier », in Œuvres Complètes I, op. cit., p. 529.
36. Bataille Georges, « Le Front Populaire dans la rue » (« Contre-Attaque »), in Œuvres Complètes I, op. cit., p. 410.

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L’EXPLOITATION AUJOURD’HUI

A.JACQUARD, Le matérialisme psychologique de Georges Bataille : de la revue Documents à La Critique Sociale

où l’échange a désormais un sens acquisitif, ce n’est peut-être pas sans


se transformer, sans s’altérer, voire sans entrer en conflit avec lui-même.
C’est ce devenir complexe de la dépense dans la modernité capitaliste que
Bataille se donne à penser dans le nouveau développement de sa concep-
tion de l’hétérogène que l’on trouve dans l’article de 1933-1934.
En effet, il semblerait que, ce qui nous était apparu plus haut comme
la déliaison occasionnée par l’économie marchande entre la composante
sadique de la dépense et sa composante sociale donne lieu à un antago-
nisme à l’intérieur de l’hétérogène. La conjoncture des années 1930 pré-
sente à Bataille la figure de cette opposition de l’hétérogène à lui-même
sous la forme de l’opposition de deux effervescences sociales : fasciste et
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prolétarienne. Ces analyses sur la « dualité de l’effervescence hétérogène »
visent tout à fait autre chose que les contradictions au sein du prolétariat
comme classe telles que Marx a pu les envisager à propos de la révolution
de 1848 dans l’enrôlement du Lumpenproletariat, des déclassés parisiens
dans la répression du soulèvement ouvrier37. L’hétérogène ne désigne pas
seulement les exclus, mais ce que la culture exclut, constitue comme son
_
« dehors » et qui continue de subsister à l’intérieur d’elle-même sous des
146 formes variables que l’on peut considérer depuis la face subjective de l’his-
_ toire comme depuis sa face objective. Si le prolétariat ouvrier constitue
bien une figure de l’hétérogène, c’est en tant qu’il est exclu de la société
homogène non quant au travail mais quant au profit. Selon Bataille, le
travailleur hors de l’usine est une existence « non réduite, non asservie » : si
une part de sa consommation est vouée à sa subsistance et la reproduction
de sa force de travail, une autre part, irréductible, est vouée à réaliser la
perte la plus grande possible38. La question qui se présente à Bataille en
1933-1934, et qui le contraint à se déplacer par rapport à ses écrits « hété-
rologiques » de la période de Documents, pourrait donc être formulée en
deux temps. Tout d’abord, en quoi le fascisme a-t-il pu se présenter comme
le « dehors » de la société homogène ? Autrement dit, comment penser la
puissance d’attraction qui lui est propre ? Dès lors que l’on conçoit que
les leaders fascistes sont à placer du côté de l’hétérogène parce qu’ils se
présentent comme « tout autres », comme porteurs d’une « force qui brise
le cours régulier des choses39 », l’ennui de l’existence homogène telle que
l’accomplit la démocratie parlementaire, c’est-à-dire un État asservi aux
lois du marché, alors se pose un nouveau problème : comment l’hétéro-
gène peut-il être autre chose qu’une puissance renversante ? Comment
l’unité et l’autorité d’un centre peut-elle se constituer depuis ce qui rend
impossible toute autorité ?

37. Marx Karl, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Garnier Flammarion, 2007, p. 62.
38. Bataille Georges, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 12.
39. Ibidem, p. 23.

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PRÉSENTATION DOSSIER INTERVENTIONS EN DÉBAT LIVRES

Le développement complexe, sinueux de « La structure psychologique


du fascisme » s’attache ainsi à dégager la manière dont les deux efferves-
cences sociales, prolétarienne et fasciste, s’opposent. La révolution prolé-
tarienne, nous dit Bataille, ce sont les « formes misérables » transformées
en vue de la subversion, pour que le bas devienne haut et que le haut
devienne bas : ce sont les exclus qui renvoient la société homogène à sa
propre insuffisance, qui renvoient le principe de l’utile à son incapacité à
constituer le tout de la société. Selon Bataille, la révolution prolétarienne,
c’est l’hétérogène de la dépense qui fait irruption au cœur d’un monde qui
ne cesse d’en faire la dénégation, d’un monde réduit à la « raison qui tient
des comptes »40. L’effervescence prolétarienne est renversante, en cela elle
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épouse le mouvement de l’hétérologie qui cherche à faire ressortir l’exis-
tence de l’hétérogène sous toutes ses formes. Au contraire, l’effervescence
fasciste résulte de l’attraction des « formes souveraines » de l’hétérogène ou
encore des « formes impératives radicales ». Le fascisme est une des méta-
morphoses de la souveraineté que Bataille définit dans l’article de 1933-
1934 comme « activité sadique clairement différenciée41 ». La « structure
_
psychologique du fascisme » n’est pas seulement la déliaison de la compo-
sante sadique et de la composante sociale de la dépense : c’est, si l’on veut, 147
sa composante sadique qui s’autonomise tendant à faire disparaître l’hété- _
rogène et l’angoisse qu’il suscite à travers la concentration la plus achevée
du pouvoir. L’effervescence fasciste produit l’illusion d’une hétérogénéité
« reconstituée » que le pouvoir fasciste qui la structure s’applique en réalité
à nier, ce pourquoi elle peut être qualifiée de « sadique ».

CONCLUSION
Emprunter à Freud une représentation de la matière, c’est donc en réa-
lité lui emprunter une « méthode » : celle qui consiste à articuler la connais-
sance autour d’une division irréductible à toute ontologie, autour de ce
que Bataille appelle la « différence non explicable42 » ; celle qui consiste
à faire place à ce que la culture rejette pour s’instituer et qui pourtant
subsiste à l’intérieur d’elle-même, non pas sous la forme d’une « nature »,
mais sous les formes variables de ce qui, à l’intérieur de la culture, relève du
« tout autre ». La « méthode psychologique », articulée autour de l’oppo-
sition de l’homogène et de l’hétérogène, divise l’économique comme le

40. Bataille Georges, « La notion de dépense », op. cit., p. 32.


41. Il faudrait commenter beaucoup plus longuement cette formule de Bataille au sujet de la souveraineté. Dans notre thèse de doctorat
soutenue à l’Université Paris 8 le 15 novembre 2016 intitulée L’Hétérogène et l’inconscient : la question de la souveraineté de Freud à
Bataille, nous développons, à partir d’une lecture conjointe de Freud et Bataille, l’hypothèse selon laquelle la manière dont Bataille
conçoit la souveraineté avant de suivre le séminaire de Kojève serait marquée par la pensée freudienne de la seconde topique, en
particulier sa conception du surmoi. C’est, d’une part, une toute autre façon d’aborder la question de la souveraineté que celle qui sera
développée dans les années 1950, et d’autre part une voie éclairante pour comprendre les développements complexes de Bataille au
sujet des formes souveraines de l’hétérogène dans « La Structure psychologique du fascisme ».
42. Bataille Georges, La Structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 18.

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L’EXPLOITATION AUJOURD’HUI

A.JACQUARD, Le matérialisme psychologique de Georges Bataille : de la revue Documents à La Critique Sociale

politico-idéologique. Ce que Bataille appelle « psychologique », on l’aura


compris au terme de cette étude, c’est un certain rapport à la réalité hété-
rogène. La singularité de cette méthode tient à ce qu’elle dégage différentes
configurations (« structures ») de ce rapport à l’hétérogène au cœur d’un
contexte politique : dénégation de la dépense dans l’État asservi aux lois du
marché, tendance sadique à faire disparaître l’hétérogène dans l’efferves-
cence et l’État fasciste, reprise du mouvement renversant de l’hétérologie
dans l’effervescence prolétarienne.
On sait peu de choses sur ce qui se passait au sein du Cercle com-
muniste démocratique qui réunissait autour de Boris Souvarine d’anciens
communistes ou d’anciens surréalistes ou proches du surréalisme. Un des
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rares témoignages qu’il nous en reste est celui de Simone Weil qui fait part
de sa division profonde d’avec Bataille et de la crainte que lui inspire sa
conception de la révolution : « la révolution est pour lui le triomphe de
l’irrationnel, pour moi du rationnel, pour lui une catastrophe, pour moi
une action méthodique où il faut s’efforcer de limiter les dégâts, pour
lui la libération des instincts et notamment de ceux considérés comme
_
pathologiques, pour moi une moralité supérieure43. » Les voies au travers
148 desquelles se trace le « matérialisme psychologique » de Georges Bataille
_ peuvent éclairer ces considérations d’un jour nouveau ainsi que son recours
répété dans les mêmes années au vocabulaire des « forces affectives » qui
aura pu inquiéter voire conduire certains à le soupçonner d’une fascination
pour le fascisme. En effet, Bataille a bien saisi que l’enjeu de l’effervescence
et de l’exercice du pouvoir fasciste, dans leur lien étroit à la dénégation de
la dépense improductive réalisée par la société marchande, était l’existence
de l’hétérogène. De là son effort, contre les programmes du marxisme des
partis qui tendent à rabattre l’effervescence révolutionnaire sur l’ennui de
la société homogène, pour la situer à nouveau du côté de l’hétérogène et
de sa puissance renversante. n

43. Simone Weil, citée par Surya Michel, Georges Bataille. La mort à l’œuvre, op. cit., p. 205.

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