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24 | 2020
Écritures de la déportation
Luca De Angelis
Traducteur : Jean-Claude Zancarini et Stéphanie Lanfranchi
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/laboratoireitalien/4221
DOI : 10.4000/laboratoireitalien.4221
ISSN : 2117-4970
Éditeur
ENS Éditions
Ce document vous est offert par Bibliothèque Sainte-Barbe - Université Sorbonne Nouvelle Paris 3
Référence électronique
Luca De Angelis, « Écrire sur la Shoah avant la Shoah : notes sur Kafka et Levi », Laboratoire italien [En
ligne], 24 | 2020, mis en ligne le 03 juin 2020, consulté le 28 octobre 2023. URL : http://
journals.openedition.org/laboratoireitalien/4221 ; DOI : https://doi.org/10.4000/laboratoireitalien.4221
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Écrire sur la Shoah avant la Shoah : notes sur Kafka et Levi 1
Luca De Angelis
Traduction : Jean-Claude Zancarini et Stéphanie Lanfranchi
aura, je pense, une idée précise de la nature ontologique du monde de la mort. Les
camps de concentration, les camps de la mort du vingtième siècle ont, dans tous les
régimes politiques, l’immanence de l’enfer. Ils sont l’enfer transparaissant à la
surface de la terre. En eux s’achève un long, minutieux travail de l’imagination.
Parce que l’imagination y est plus vivace que dans toute autre œuvre, parce qu’elle
place l’enfer au centre de l’ordre occidental, la Divine Comédie demeure,
littéralement, notre guide vers la fournaise et vers les étendues glacées, vers le
crochet du boucher.3
2 Levi aurait pour bonne part souscrit aux considérations de G. Steiner, mais sans doute
aurait-il précisé que, tandis que l’enfer conçu par le plus grand des poètes se structurait
à partir du critère du péché et de sa punition (donc selon une logique), le Lager, au
contraire, ne connaissait rien de sensé. En ce lieu insensé, les « warum » n’étaient pas
admis. Pour les reclus, pour les spectres en casaques zébrées, il n’était pas possible de
demander des explications : « l’adjudant dit que vous devez vous taire, parce qu’ici on
n’est pas dans une école rabbinique » étaient les mots que l’interprète adressait à la
foule des transportés. « Ne pas chercher à comprendre », en ce lieu privé de sens, était
« le premier dit sapientiel »4.
3 À ce propos, on a beaucoup raisonné et discuté sur Kafka as prophet of Nazism, entre
autres parce que ce n’est pas un groupe épars de lecteurs légers et aisément
impressionnables qui ont reconnu chez Kafka l’« avant-goût », le sombre pressentiment
de ce qui allait s’abattre sur les juifs5. Parmi eux, on compte aussi Primo Levi qui vit en
Kafka une sorte de prophète de la Shoah. En effet, s’il ne fut pas à Auschwitz, il parvint
à le représenter par son écriture « avec une clairvoyance qui étonne et qui blesse
comme une lumière trop intense »6.
4 De telles interprétations de Kafka ont été âprement critiquées par Michael André
Bernstein, universitaire et écrivain américain d’origine autrichienne. Il estimait que
c’était là de la « vulgarity », qu’on transformait Kafka en « prophet after the fact » au
moyen de reconstructions artificielles a posteriori, marquées à son avis par une pensée
rétrospective7. Eric Hobsbawm, pour sa part, avançait l’idée qu’il n’y avait pas « une
étiquette unique pour définir la façon dont les collectifs sociaux ou même les individus
singuliers imaginent ou perçoivent le futur », pour des raisons qu’il définit – par une
belle lapalissade – comme « plus faciles à reconnaître rétrospectivement ». Les
remarques de méthode de l’historien anglais, de formation marxiste, sont
particulièrement étranges : « nous ne devons pas juger les présages d’une catastrophe
dans l’entre-deux-guerres, même quand ils se sont révélés corrects, à partir des
paramètres des ruines et dévastations ultérieures »8. On est sincèrement déconcerté
face à son désintérêt total pour des prémonitions et des pressentiments, même quand
ils ont été justifiés par les événements, sans considérer le fait que bien des gens,
précisément grâce à ces avertissements, ont pu se mettre en sûreté.
5 Les considérations d’un grand historien de la Shoah comme Saul Friedländer sont d’un
tout autre niveau, quand il mettait en lumière la façon dont de nombreuses chroniques
et mémoires personnels rapportaient « des pressentiments comme des éclairs qui
illuminent des pans d’un paysage », qui nous mettent en garde contre les
généralisations hâtives et « brisent l’auto-complaisance du détachement scientifique » 9.
E. Hobsbawm peut bien arborer son diplôme d’interprète judicieux des faits : son
approche (je le dis avec tout le respect nécessaire) est viciée par un matérialisme
myope et prétentieux et se traduit par un évitement élégant de ses devoirs d’historien,
par une esquive maladroite de l’embarras réel que présente ce terrain périlleux de
fait que Kafka a élaboré et couché sur le papier ses visions littéraires avec une pensée du
présent. Voilà qui fait la différence. Peu après, elles refléteront « la réalité quotidienne
de millions d’êtres humains »16. Le jargon bureaucratique de Kafka a été le prélude de
celui de l’extermination. Sa « clairvoyance tragique », vis-à-vis de l’élément
« absurdement homicide de notre condition, est unique »17. Doué d’une profonde
intuition anticipatrice, d’un « terrible pressentiment, la conscience, minutieuse jusqu’à
l’obsession, de l’orage qui s’accumulait »18, Kafka préfigura le sort des juifs, « le désastre
de l’humanisme occidental » ; comme les prophètes antiques, qui « se rebellaient contre
le poids de la révélation, [Kafka] était hanté par les signes de l’inhumain » 19.
10 Un regard, fût-il fugace et rhapsodique, sur le rapport de Levi à Kafka, permet de
relever cette sorte d’enchantement, de fascination profonde exercée par cet écrivain
« obscur » – et même l’écrivain obscur par excellence, « saint Franz de Prague », comme
Levi le nomma. Dans le texte « De l’écriture obscure », publié dans La Stampa le
11 décembre 1976, puis, en 1985, dans le recueil Le métier des autres, Levi se présentait
comme le fidèle paladin d’une écriture limpide et faisait profession de clarté. Mais les
écrivains obscurs de la tradition juive exerçaient sur Levi un appel que l’on pourrait
presque qualifier de magnétique20. Kafka a saisi de nombreux écrivains de la shoahité
(terme forgé sur judéité pour indiquer la condition spécifique d’un écrivain qui parle de
la Shoah après l’avoir directement vécue). Elie Wiesel est l’un de ces écrivains séduits :
« Quand je lis Kafka, déclare-t-il, c’est lui qui exerce la plus grande influence sur mon
écriture » ; il estime même qu’il a été à ce point marqué qu’il divise « l’histoire de la
littérature en un avant Kafka et un après Kafka »21. C’est là en quelque sorte une ligne
de partage semblable à celle qui détermine un avant et un après Auschwitz, où l’on
retrouve l’affirmation d’Adorno qui fit date, selon laquelle « écrire un poème après
Auschwitz est un acte de barbarie »22.
11 Certes, Levi demeurait obstinément l’homme du « parti pris de la clarté » (selon la juste
définition de François Carasso), puisqu’il écrivit : « Je ne crois pas avoir beaucoup
d’affinités avec Kafka ». Mais, au printemps 1982, il accepta cependant, à la demande de
Giulio Einaudi, de traduire Le Procès, de même que l’écrivain « obscur » Paul Celan fut
aussi un traducteur de Kafka. Levi finit par ne plus cacher son admiration pour un
« livre très beau » et pour les hallucinations de Kafka : « Kafka est un écrivain halluciné,
qui raconte sans fin ses hallucinations, qui sont superbes, qui sont admirables » 23.
12 Ces jugements particulièrement favorables sur « l’obscur » écrivain de la Shoah avant la
Shoah ramènent l’attention sur le cœur de ténèbres de la clarté de Levi et mettent en
évidence ses affinités avec le réalisme onirique de Kafka. La logique horrible et
dépravée qui sévit dans les camps d’extermination paraît bien kafkaïenne, dès lors que
l’on considère que, chez Kafka, « il n’y a pas de solution de continuité entre réalité et
hallucination, ce qui correspond sur le plan de l’écriture à ce qu’est, chez Levi, le
cauchemar final de La Trêve »24. Dès lors, l’admission de Levi ne surprend guère : « Je
dois vous dire que certains écrivains obscurs me plaisent beaucoup. Par exemple, Joyce
me plaît et ce serait difficile de dire pourquoi, mais il me semble qu’il s’agit pour lui
d’une obscurité apparente »25. On dirait que ses affinités avec Kafka, écrivain admiré et
craint, sont niées et exorcisées du fait d’un instinct conscient d’autodéfense, comme s’il
voulait éloigner les pièges de ce « charme » fatal. Levi nous donne ces explications :
Il n’est pas sûr que l’on préfère les auteurs avec lesquels on ressent une affinité,
souvent c’est le contraire qui advient. Je pense que de mon côté il y a, vis-à-vis de
Kafka, plus que du désintérêt ou de l’ennui, un sentiment de défense, et je m’en suis
rendu compte en traduisant Le Procès. Je me suis senti agressé par ce livre et j’ai dû
me défendre. Précisément parce que c’est un livre très beau qui te transperce
comme une lance, comme une flèche. Chacun de nous se sent en procès. En outre,
c’est une chose de lire un livre, bien assis dans son fauteuil, en le parcourant sans
s’y arrêter et c’en est une autre de le labourer parole après parole, motte après
motte, comme on le fait quand on traduit. Eh bien, je dois dire qu’en traduisant Le
Procès j’ai compris le pourquoi de mon hostilité envers Kafka, c’est une défense due
à la peur. Peut-être aussi pour une raison précise, Kafka était juif, je suis juif, Le
Procès s’ouvre sur une arrestation non prévue et non justifiée, ma carrière s’ouvre
sur une arrestation non prévue et non justifiée… Kafka est un auteur que j’admire,
je ne l’aime pas et je l’admire, je le crains, comme une grande machine qui s’avance
vers toi, comme le prophète qui te dira le jour de ta mort.26
13 Se confronter à la traduction de Kafka fut pour Levi « une expérience prégnante »,
« une palinodie de [s]on optimisme qui découle de la philosophie des Lumières et une
façon de revivre cette lointaine saison »27. Mais à propos de ce travail de traduction,
Levi reconnaît : « Avec le recul, je voudrais ne pas l’avoir fait. Ce travail me troubla très
sérieusement. J’ai fait une dépression très profonde… Depuis lors, je n’ai plus rien lu de
Kafka : ça me touche trop »28. Levi, qui en plus du parti pris de la clarté a fait sien le
parti pris de la rationalité (« je m’efforce d’avoir une vision rationnelle du monde »),
essaya autant que faire se peut « de dépasser les angoisses, de les dissoudre, de ne pas
rester englué dans le monde bouleversé du Lager », alors que Kafka suit « le chemin
opposé, il se meut dans les profondeurs mais n’en sort jamais » 29. Du reste, Levi non
plus ne sortit jamais du monde du Lager. La loi de la shoahité, dans la sphère de
l’existence et dans celle de la littérature, est impitoyable : Semel in Auschwitz, semper in
Auschwitz.
14 Dans les considérations de Levi, on ressent déjà l’inquiétude d’une correspondance
secrète entre l’obscurité de l’écriture et un tout aussi obscur, indéfinissable sentiment
de mort, lourd de présages. Levi est comme charmé par le chant envoûtant des sirènes
de l’écriture ésotérique de Kafka, emplie d’obscurité. Levi, par ailleurs, était conscient
de ce qu’on pouvait se sentir « attiré aussi par ce qui est très différent de nous,
précisément pour cette raison », mais, en même temps, il faisait mine, de façon
ostentatoire, de refuser cette attraction fatidique :
J’aime et j’admire Kafka, parce qu’il écrit d’une façon qui m’est totalement
interdite. Lorsque j’écris, que ce soit bien ou mal, que je le sache ou pas, j’ai toujours
tendu à passer de l’obscur au clair, comme (je crois que Pirandello a dit ça, je ne me
rappelle pas où) pourrait le faire une pompe filtrante qui aspire de l’eau trouble et
qui la rejette purifiée : peut-être stérile. Kafka suit la route inverse : il démêle sans
fin les hallucinations qu’il trouve dans des couches incroyablement profondes, et il
ne les filtre jamais.30
15 On ne peut pas savoir de quelle façon et dans quelle mesure une eau « purifiée » et
« stérile » aurait pu sortir des troubles et pourrissants liquides d’Auschwitz. Pour ce qui
concerne la sentence qui suit l’absurde procès contre Joseph K., elle lui ramène en
mémoire qu’à Auschwitz il s’agissait de donner la mort. Levi admet :
Moi, en tant que rescapé d’Auschwitz, je ne l’aurais jamais écrit, ou en tout cas,
jamais comme ça : pas par incapacité ou insuffisance d’imagination, bien entendu,
mais aussi par pudeur face à la mort que Kafka ne connaissait pas ou, s’il la
connaissait, qu’il refusait ; ou peut-être par manque de courage. 31
16 Sans doute, l’amour ambigu pour l’écrivain de Prague avait peu à peu fini par
l’emporter et Levi le reconnaît lui-même : « Mais mon amour est ambivalent, proche de
l’épouvante et du refus : il est semblable au sentiment que l’on éprouve pour un être
cher qui souffre et te demande une aide que tu ne peux lui donner » 32.
17 Cet amour caractérisé par l’ambivalence s’accorde parfaitement avec ses affirmations
tout aussi ambiguës sur l’écriture obscure. La nature bipolaire des sentiments de Levi
pour Kafka permet de se figurer le magma de ténèbres et le substrat d’angoisse dans
laquelle est immergée l’écriture de Primo Levi, claire et nette, mais d’une lumière
infernale. La façon d’écrire de Kafka lui est « totalement interdite », mais, chose
curieuse, il pense que c’est aussi « par incapacité et insuffisance d’imagination », voire
par « manque de courage ». S’il en va ainsi, l’inaccessible obscurité narrative de Kafka
pourrait aller jusqu’à représenter un idéal d’écriture pour Levi. S’il peut paraître
hasardeux d’affirmer cela tout de go, dans ce mystérieux rapport d’âme et de forme de
la littérature, Levi ne paraît pas si éloigné de ces écrivains obscurs, comme il voudrait le
faire croire en s’en séparant de façon finalement peu convaincue et encore moins
convaincante.
18 Les écrivains « obscurs », et Kafka en premier lieu, exercent un incontestable
magnétisme sur Levi, précisément parce qu’ils évoquent mieux que les autres
l’obscuritas cosmologique d’Auschwitz. D’ailleurs, c’est Levi lui-même qui affirme que
Kafka est un grand écrivain non parce qu’il est clair ou éclairant, mais au contraire
parce qu’il est comme « une taupe qui se meut sous terre et ne tente même pas de
trouver la clé du problème. Malgré cela, ou peut-être justement pour cela, c’est un
grand écrivain »33. L’obscurité de Kafka plaît à Levi précisément parce qu’elle est
prophétique : les choses racontées ont cet aspect énigmatique et impénétrable, dans la
mesure où, comme l’explique David Meghnagi, Kafka parle « avant l’avènement du
nazisme » et de ce fait, quand son écriture « se confronte avec les abîmes de l’horreur,
elle ne peut qu’être évocatrice, obscure, jamais claire, parce que même lui ne pouvait
pas percevoir avec clarté d’où jaillissait et prenait corps sa parole ». L’écriture de Kafka
se déroule « sur le bord d’un abîme et dans le fond de cet abîme, il y a Auschwitz » ;
dans sa « fébrilité l’écrivain pragois pouvait en avoir l’intuition, mais sans que ce soit
clair, il pouvait le dire sans le savoir, à la manière des oiseaux de proie quand ils
sentent instinctivement s’approcher le danger, mais n’en connaissent pas l’origine » 34.
19 Les paraboles et les sinuosités sémantiques de Kafka, notoirement peu transparentes,
d’une mystérieuse épaisseur onirique, ne paraissent pas impénétrables à Levi : elles lui
sont d’emblée intelligibles. Voilà que le résultat qu’on obtient avec l’écriture obscure
est celui-là même qu’on espère atteindre avec l’écriture claire. Nombre de survivants
reconnaissent à l’écriture obscure de Kafka la capacité effective de rendre avec
précision la planète Auschwitz. Cette immédiate syntonie indique une correspondance
profonde, du fait de leur terrain commun : « Kafka était juif, je suis juif », expliquait
Levi, et si cela ne suffisait pas, il fallait accorder de l’attention à l’interdépendance qui
s’était créée à cause de l’effet Auschwitz : après Auschwitz, tout récit, pour des raisons
qui relèvent de la métaphysique, précède virtuellement Auschwitz. L’expression des
survivants semble celle d’un Erlebnis, non pas une simple émotion, mais plutôt une
sorte « d’expérience vécue », immédiate et totale, au point de faire apparaître bien des
situations du Procès, « livre pathogène », comme autant de « déjà vu » troublants.
Comme dans le cas du sentiment de honte aux mille visages de Joseph K. :
Mais je sens, dans cette honte, une autre composante que je connais : Joseph K., à la
fin de son angoissant itinéraire, a honte parce qu’existe ce tribunal occulte et
corrompu qui envahit tout ce qui l’entoure et auquel appartiennent également le
chapelain des prisons et les petites filles prématurément vicieuses qui importunent
le peintre Titorelli. C’est finalement un tribunal humain, non divin : il est fait
d’hommes et par des hommes, et Joseph, avec le couteau déjà planté dans le cœur,
éprouve la honte d’être un homme.35
20 Levi estimait que le roman de Kafka avait « prophétisé le temps où le seul fait d’être juif
serait un crime »36. Bien qu’il soit méfiant envers « tous les prophètes » et le « type
humain » du porteur de messages, qu’il soit « prophète, poète inspiré, voyant », sa
forma mentis de rationaliste intelligent l’a empêché de se coiffer du bonnet philistin de
la pensée mesquine. Ce fut ensuite Auschwitz, avec ses effets et ses subversions
chronologiques, qui lui permit – dans ce « vrai désordre des temps » dont parlait Italo
Svevo dans La Conscience de Zeno – de reconnaître en Kafka « un anticipateur : comme
s’il avait eu la mystérieuse sensibilité qui permet à certaines créatures de pressentir les
tremblements de terre ». Pourvu d’une « mystérieuse sensibilité », sur le seuil de la
conscience, dans le « bruit de fond » de son temps, Kafka sut « distinguer les
“harmoniques” significatives ». Levi repousse avec intelligence les scepticismes
positivistes terre à terre : « Il nous faut bien accorder à Kafka un don qui va au-delà de
la raison courante ». L’écrivain pragois, écrit Levi, « tout en écrivant dans les premières
décennies de ce siècle, avant et après la Première Guerre mondiale, avait prévu de
nombreuses choses ». Selon Levi, au milieu de tant de « signaux confus », grâce à la
force flamboyante de son imagination, à une « clairvoyance » stupéfiante et
éblouissante, Kafka parvint à prévoir, parmi de « nombreuses choses », l’inhumanité
d’Auschwitz.
21 Norman Manea participe également à ce débat d’idées. De son point de vue, Kafka, bien
qu’il n’ait pas été physiquement présent lors de l’épouvantable tragédie de
l’Holocauste, en a cependant offert de véritables anticipations. La Métamorphose est à
considérer comme « une des plus extraordinaires représentations littéraires de
l’Holocauste, qui allait advenir, mais aussi de la condition de l’étranger et de l’exclu,
pour lequel la mort sanctionnera la dernière éviction, la dernière exclusion » 37.
N. Manea saisit l’occasion d’une discussion avec Saul Bellow pour connaître l’opinion de
ce dernier à ce propos : « As-tu déjà pensé à la Métamorphose de Kafka comme à une
histoire de l’Holocauste ? » La réponse de l’écrivain américain est bouleversante : « Oui,
j’y ai pensé. Et je ne parviens plus à la lire »38.
22 Les déclarations de David Grossman vont dans le même sens et reflètent « la sensation
que Kafka écrivait déjà sur la Shoah, que ses œuvres la prévoyaient et l’annonçaient ».
L’écrivain israélien ajoute : « Je continue à croire que la seule chose positive de la Shoah
est que Kafka soit mort avant qu’elle ne se produise ; parce que la pensée que quelqu’un
comme lui puisse témoigner ou subir ces atrocités m’est totalement insupportable » 39.
Un autre excellent lecteur, Günther Anders, rappelle l’épisode du Procès qui parle d’un
homme dont le travail consistait à matraquer : « j’ai été engagé comme matraqueur,
donc je matraque ». Quand on les lit aujourd’hui, ces paroles de Kafka ne manquent pas
de troubler : « la réponse du matraqueur nous apparaît dans une tout autre lumière :
elle est identique à celles que les employés de camps d’extermination allemands ont
données lors de leurs interrogatoires »40. Philip Roth, qui ne recule devant rien, a tenté
d’imaginer Kafka à Auschwitz ou dans un autre camp d’extermination où ses sœurs
furent tuées :
Évidemment penser à Kafka à Auschwitz n’est pas plus horrible que penser à
n’importe qui d’autre à Auschwitz : c’est seulement horrible d’une façon spécifique.
Mais il est mort trop tôt pour l’Holocauste. S’il avait survécu, peut-être en aurait-il
réchappé en fuyant avec son ami Max Brod qui trouva refuge en Palestine et
demeura citoyen d’Israël jusqu’à sa mort en 1968. Mais Kafka qui échappe à quelque
chose ? Cela paraît invraisemblable pour un homme aussi fasciné par les pièges et
par les existences qui culminent dans des morts angoissantes. 41
23 Parmi les divers récits de Kafka, La Colonie pénitentiaire (1914) est un de ceux qui se
prêtent le plus à être interprétés comme un signe avant-coureur de la Shoah. La
nouvelle se déroule dans un bagne pénitentiaire, un véritable Lager. Certains ont parlé
à ce propos d’une allusion à l’île du Diable, où fut déporté le capitaine Dreyfus. Dans ce
camp de concentration, l’instrument de punition est « une machine d’un type que
personne n’avait jamais vu avant les machines de Hitler pour l’extermination de
masse »42. Il s’agit d’un mécanisme bizarre et sophistiqué, ressemblant, de façon
significative, à une presse typographique qui, au moyen d’une herse faite d’aiguilles de
verre, inscrit la sentence dans les chairs du condamné. Cette procédure rappelle le
tatouage que subissent les déportés dans les camps. Ce récit a permis à beaucoup de
survivants de revoir et de revivre le minutieux sadisme et la méthodique
administration de la mort : l’essentiel de l’univers concentrationnaire. Dans une
conférence sur Kafka, en 1983, Ivan Klíma, interné avec ses parents à Terezin, alors que
lui-même était enfant, rappelle, tout en faisant référence à La Colonie pénitentiaire :
Moi-même j’avais vu des assassins en uniforme auxquels leur monstrueuse activité
paraissait d’une logique sans faille : ils la présentaient comme un acte de justice […]
Comme presque tous ceux qui ont séjourné dans un camp de concentration, j’avais
lu des livres débordant de détails horribles sur ces institutions criminelles, et en si
grand nombre que mon esprit s’était aguerri contre leur effet. Mais la vision
kafkaïenne de la vallée désertique, de sa machine de torture et de son fantastique
opérateur s’est gravée dans ma mémoire. D’aussi loin que je me souvienne, aucune
œuvre littéraire ne m’a marqué autant que celle-ci.43
24 Otto Dov Kulka raconte une cérémonie publique dans un Lager, conçue pour une
punition exemplaire, durant laquelle le prisonnier est attaché à une « ingénieuse » et
très kafkaïenne machine à fouetter. Pour O. D. Kulka, lire Kafka n’a pas seulement été
une expérience significative et éclairante, mais a aussi servi de propédeutique pour
comprendre ce qui s’était passé.
Probablement je ne me serais plus souvenu de cet événement, et je ne l’aurais pas
gravé dans ma mémoire s’il ne s’était pas imposé à moi bien longtemps après, en
lisant le récit de Kafka La Colonie pénitentiaire. J’y ai retrouvé ce sens d’une « justice »
qui réside dans l’unité des opposés, une justice qui appartient uniquement à la
colonie pénale, ce monde étrange où se retrouve le voyageur du récit. Et je me suis
vu en quelque sorte en train d’observer à l’écart, d’être présent pendant que cette
perverse et « ingénieuse » machine, inventée par le commandant de la colonie
pénitentiaire, écrit avec précision dans la chair du condamné la mesure punitive
qu’il mérite selon les règles du jeu. Oui, c’était la même sensation de justice,
précision et absurdité qui caractérisait la scène décrite par Kafka et qui peut être
vue comme un spectacle de justice ésotérique, le spectacle d’une justice exercée et
d’une condamnation exécutée avec un outillage punitif, à l’intérieur d’un système
pénal qui est une entité autonome, séparée du reste.44
25 Dans les mondes narratifs de Kafka, comme dans les Lager, la culpabilité est
consubstantielle au condamné et elle est hors de discussion. « Die Juden sind schuld »,
c’était le slogan d’accusation de ce lieu de mort. Dans l’absence absolue de procédures
de droit, on est enclin à coopérer et à se laisser punir docilement. Raul Hilberg estimait
que « [c]’est l’interaction entre persécuteurs et victimes qui constitue le “destin” ».
Selon G. Steiner, dans La Colonie pénitentiaire, s’ébauche une « collaboration subtile,
obscène, du tortionnaire et de sa victime »45. Dans Le Procès, le condamné sait
parfaitement quel est « son devoir » :
Les messieurs assirent K. sur le sol, l’inclinèrent contre la pierre et posèrent sa tête
dessus. Malgré tout le mal qu’ils se donnaient et malgré toute la complaisance qu’y
mettait K., sa position restait extrêmement contrainte et invraisemblable. Aussi l’un
des messieurs pria-t-il l’autre de lui confier pour un instant le soin de disposer K.
tout seul, mais les choses n’en allèrent pas mieux. Ils finirent par le laisser dans une
position qui n’était même pas la meilleure de celles qu’ils avaient déjà obtenues.
L’un des messieurs ouvrit ensuite sa redingote et sortit d’un fourreau accroché à
une ceinture qu’il portait autour du gilet un long et mince couteau de boucher à
deux tranchants, le tint en l’air et vérifia les deux fils dans la lumière. Ce furent
alors les mêmes horribles politesses que précédemment ; l’un des deux, allongeant
la main au-dessus de K., tendit à l’autre le couteau, l’autre le lui rendit de la même
façon. K. savait très bien maintenant que son devoir eût été de prendre lui-même
l’instrument pendant qu’il passait au-dessus de lui de main en main et de se
l’enfoncer dans le corps.46
26 Comme des automates, de façon totalement aboulique, on se soumet aux « horribles »
cérémonies et à l’exécution sans protester. On a parlé d’une apathie présumée des juifs
à Auschwitz, qui, pour Hannah Arendt, est « en très large mesure la réponse quasi
physique, automatique au défi de l’absolue absence de sens » 47. Comme ne cessait de le
répéter Elie Wiesel, au temps de l’Holocauste, être juif signifiait ne pas comprendre,
toutefois on refusait la violence et on acceptait de vivre et de mourir sans comprendre,
parce que ce qui comptait par-dessus tout, c’était la volonté de rester juif, de rester des
êtres humains. Cette incompréhensibilité et cette fondamentale absence de sens sont
précisément celles des situations kafkaïennes, dans lesquelles il n’existe pas de
surprise, et c’est ce qui bouleverse le plus. Adorno estimait que ce n’est pas tant
l’épouvantable en soi qui cause le choc, mais bien sa banalité.
27 Je ne peux terminer cette rapide ébauche sans faire référence, fût-ce rapidement, au
plus célèbre des récits de Kafka, La Métamorphose. Le mot Ungeziefer (« vermine »), dont
il se servit pour désigner l’insecte Gregor Samsa, est « un trait de clairvoyance tragique,
car c’est ainsi que les nazis devaient appeler ceux qu’ils destinaient à la chambre à
gaz »48. La métamorphose de Gregor en scarabée devança, dans la littérature, le sort des
juifs européens. Avec la diffusion de l’antisémitisme racial, qui arriva à maturation à
l’époque hitlérienne, les juifs subirent d’un jour à l’autre cette métamorphose et furent
déshumanisés, transformés en parasites méprisables que la biocratie nazie imposait
d’éliminer pour une solution finale de la séculaire Judenfrage. Il faut dire que les auteurs
et les idéologues antisémites de la fin du XIXe siècle, donc bien avant l’hitlérisme,
avaient utilisé cette métaphore pour qualifier les juifs : « Amplement utilisée par la
propagande, elle était déjà en vogue parmi les antisémites allemands les plus
nationalistes au XIXe siècle »49. L’antisémitisme nazi qui présentait les juifs comme des
parasites et des poux, en les considérant comme « un cancer qui devait être éliminé, un
membre qui devait être amputé »50, ne jaillissait donc pas ex nihilo, mais prenait racine
dans une tradition déjà consolidée. Pierre Vidal-Naquet constatait que l’ensemble de
l’arsenal idéologique dont se servit l’antisémitisme nazi existait déjà : « Je ne pense
donc pas que Hitler soit accidentel. Toutefois la grande différence consiste dans le fait
que Hitler est passé à l’application pratique de la chose » 51. L’extermination a d’abord
été souhaitée, planifiée puis réalisée dans le sillage d’une intention explicite, qui trouve
sa vérité dans sa réalisation effective. Elle connut une préparation idéologique et
culturelle qui toucha les milieux les plus disparates, réceptifs à l’idée antisémite. La
métaphore du juif parasite était donc récurrente à l’époque de Kafka pour désigner les
juifs. Arthur Allen a souligné le fait que, dans l’idéologie raciste nazie, « le pou, vecteur
NOTES
1. M. Blanchot, L’eterna ripetizione e «Après coup», M. Bruzzese trad., Naples, Cronopio,
2010, p. 87 [en français : Après coup, précédé par Le ressassement éternel, Paris, Minuit,
1952].
2. L’hystéron-protéron est une figure de style qui consiste à présenter les termes d’une
phrase dans un ordre contraire à la chronologie ou à la logique. Le but est d’attirer
l’attention sur l’idée la plus importante en la plaçant en premier.
3. G. Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue : notes pour une redéfinition de la culture,
L. Lotringer trad., Paris, Gallimard, 1986, p. 66.
4. Je cite d’après l’excellente édition d’Alberto Cavaglion de Se questo è un uomo, Turin,
Einaudi, 2012, p. 21, 17, 90.
5. Blanchot ajoute : « Rappelons-nous la fin de La Métamorphose. À peine Gregor Samsa
est-il mort dans la détresse et la solitude que tout renaît et que déjà sa sœur, pourtant
la plus compatissante, s’abandonne à l’espérance du renouveau que lui promet son
jeune corps. Kafka lui-même pensa qu’il jetait une ombre sur le soleil et que, lui
disparu, les siens seraient plus heureux. Il mourut donc, et qu’arriva-t-il ? Il n’y aura
que peu à attendre ; presque tous ceux qu’il aimait trouvèrent leur fin dans ces camps,
qui, si différemment qu’ils se nomment, portent tous le même nom : Auschwitz ».
(M. Blanchot, Après coup, op. cit., p. 98).
6. P. Levi, Tradurre Kafka, dans Id., Opere complete, M. Belpoliti éd., Turin, Einaudi,
2016-2018, vol. II, p. 1096-1098.
7. M. A. Bernstein, Foregone Conclusions: Against Apocalyptic History, Berkeley, University
of California Press, 1994, p. 17-21.
8. E. J. Hobsbawm, La fine della cultura: saggio su un secolo in crisi di identità, L. Clausi,
D. Didero et A. Zucchetti trad., Milan, Rizzoli, 2014, p. 176-177.
9. S. Friedländer, Aggressore e vittima: per una storia integrata dell’Olocausto, S. Deon trad.,
Rome, Bari, Laterza, 2009, p. 12.
10. A. Confino, Un mondo senza ebrei: l’immaginario nazista dalla persecuzione al genocidio,
A. Catania trad., Milan, Mondadori, 2017, p. 16-23.
11. S. Friedländer, Kafka : poète de la honte, N. Weill trad., Paris, Seuil, 2014.
12. M. Brod, Il circolo di Praga, L. Ferrara degli Uberti trad., Rome, Edizioni e/o, 1983,
p. 102.
13. R. Rosenbaum, Il mistero Hitler, A. Serafini et T. Gargiulo trad., Milan, Mondadori,
2000, p. 337.
14. Cité par M. Löwy, Kafka, sognatore ribelle, G. Lagomarsino trad., Milan, Elèuthera,
2007, p. 81 [Franz Kafka, rêveur insoumis, Paris, Stock, 2004]. Toujours à propos de Kafka,
Imre Kertész réfléchissait en ces termes : « Ce n’est pas Auschwitz en soi qui est la
qualité radicalement neuve ; Auschwitz est seulement cette qualité radicalement neuve
en tant que réalité ; est possible ce qui advient et n’advient que ce qui est aussi possible
– c’est en quelque sorte ce qu’écrit Kafka. (Pas encore sur Auschwitz, mais seulement
comme possibilité qui est cependant immanent, évidemment) » (I. Kertész, Lo spettatore:
annotazioni 1991-2001, A. Sciacovelli trad., Milan, Bompiani, 2018, p. 94).
15. F. Fortini, Capoversi su Kafka, Matelica, Hacca, 2017, p. 80-81, 23.
16. G. Steiner, Langage et silence, P.-E. Dauzat trad., Paris, Les Belles lettres, 2010, p. 125.
17. Ibid., p. 124.
18. Ibid., p. 124-125.
19. Ibid., p. 126.
20. Sur les questions de clarté/obscurité et sur l’amour ambivalent de Levi, je renvoie à
L. De Angelis, « Nell’oscurità le parole pesano il doppio. Note a Primo Levi », dans
A. Neiger éd., Mémoire oblige: riflessioni sull’opera di Primo Levi, Trente, Università degli
Studi di Trento, Dipartimento di studi letterari, linguistici e filologici, 2009, p. 73-107.
21. J. B. Metz et E. Wiesel, Dove si arrende la notte: un ebreo e un cristiano in dialogo dopo
Auschwitz, M. Caporale éd., Soveria Mannelli, Rubbettino, 2011, p. 71.
22. T. W. Adorno, Critica della cultura e società (1949), dans Id., Prismi: saggi sulla critica
della cultura, C. Mainoldi, M. Bertolini Peruzzi, E. Zolla et al. trad., Turin, Einaudi, 1972,
p. 22.
23. P. Levi, Un’aggressione di nome Franz Kafka, dans Id., Opere complete, op. cit., vol. III,
p. 364.
24. F. Baldasso, Il cerchio di gesso: Primo Levi narratore e testimone, Bologne, Pendragon,
2007, p. 162.
25. P. Levi, Conversazione con Primo Levi, dans Id., Opere complete, op. cit., vol. III, p. 175.
26. Id., Un’aggressione di nome Franz Kafka, dans Id., Opere complete, op. cit., vol. III, p. 363.
27. Id., Una misteriosa sensibilità, dans Id., Opere complete, op. cit., vol. II, p. 1541.
28. Id., Conversazione con Primo Levi (Ian Thomson), dans Id., Opere complete, op. cit.,
vol. III, p. 719.
29. Id., Primo Levi: così ho rivissuto il Processo di Kafka, dans Id., Opere complete, op. cit.,
vol. III, p. 359.
30. Id., Tradurre Kafka, dans Id., Opere complete, op. cit., vol. II, p. 1096.
31. Ibid., p. 1097.
32. Loc. cit.
33. Id., Conversazioni e interviste : 1963-1987, M. Belpoliti éd., Turin, Einaudi, 1997, p. 207.
34. D. Meghnagi, « Primo Levi e la scrittura », Lettera internazionale, n o 51-52, 1997 (cet
article de 1989), p. 55.
35. P. Levi, Tradurre Kafka, dans Id., Opere complete, op. cit., vol. II, p. 1098.
36. Id., Colloquio con Primo Levi (G. Greer), dans Id., Opere complete, op. cit., vol. III, p. 577.
37. N. Manea, La quinta impossibilità: scrittura ed esilio, Milan, Il Saggiatore, 2006, p. 312.
38. S. Bellow, «Prima di andarsene»: una conversazione Words & Images con Norman Manea,
A. Arduini trad., Milan, Il Saggiatore, 2009, p. 95.
RÉSUMÉS
Un nombre important d’écrivains juifs, notamment dans l’entre-deux-guerres, devinrent
toujours plus conscients du danger qui menaçait et nourrirent ainsi leur expérience d’écriture,
écoutant ce que leur dictait leur instinct et scrutant les mouvements souterrains et telluriques de
l’histoire. Repérer chez Franz Kafka un avant-goût, un sombre pressentiment de ce qui allait
s’abattre sur les juifs n’est pas le propre d’une petite troupe de lecteurs facilement
impressionnables. Parmi eux, il y a évidemment Primo Levi : l’écrivain turinois, même s’il ne
considérait pas Kafka comme « très proche », accepta de traduire Le Procès. À son avis, même si
Kafka avait écrit « dans les premières décennies de ce siècle, à l’époque de la Première Guerre
mondiale », il « avait prévu bien des choses ». Au milieu de tant de « signaux confus », grâce à la
force d’une imagination flamboyante, Kafka avait prévu, parmi de nombreuses choses,
l’inhumanité d’Auschwitz. Levi considère Kafka comme un prophète de la Shoah. S’il ne fut pas à
Auschwitz, tout se passe comme s’il avait réussi à préfigurer « avec une clairvoyance qui
surprend et qui blesse comme une lumière trop intense ».
Fu tutt’altro che esiguo il numero degli scrittori ebrei, specie nell’arco del ventennio
intercorrente tra le due guerre i quali, ascoltando gli avvertimenti del loro istinto e scrutando nei
movimenti sotterranei e tellurici della storia, maturarono il sentimento di un pericolo
incombente, riversato poi nello spazio letterario. In particolare si pensa a Franz Kafka. A
individuare nello scrittore praghese un avant-goût, un fosco presentimento di ciò che si sarebbe
abbattuto sugli ebrei, non è una sparuta pattuglia di lettori fatui e facilmente suggestionabili. Tra
questi incontriamo anche Primo Levi. Lo scrittore torinese, pur non ritenendo Kafka «molto
affine», accettò l’invito a tradurre il Processo. A suo giudizio, pur «scrivendo nei primi decenni di
questo secolo, a cavallo della prima guerra mondiale, [Kafka] aveva previsto molte cose»; in
mezzo a tanti «segnali confusi», grazie a una vampeggiante forza immaginativa, Kakfa aveva
previsto, tra numerose altre cose, l’inumanità di Auschwitz. Levi considera Kafka un profeta della
Shoah. Se non fu ad Auschwitz è come se fosse riuscito a prefigurarlo «con una chiaroveggenza
che stupisce, e che ferisce come una luce troppo intensa».
The number of Jewish writers, especially during the twenty years between the two wars, was not
insignificant. It was they who heeded the warnings of their instincts and scrutinised the
underground and telluric movements of history; as these looming sensations of danger
increased, these feelings were then poured into the literary space. Franz Kafka, in particular,
comes to mind. Identifying the Prague writer as an avant-goût, a gloomy foreboding of what
would befall the Jews, was a small cohort of readers who were neither easily impressionable nor
fatuous. Among these was Primo Levi. Even though he did not consider Kafka “quite the same”,
the Turin writer accepted the invitation to translate The Trial. In his opinion, even though Kafka
was “writing in the first decades of this century, at the turn of the First World War, he foresaw
many things”. Thanks to a tremendous imaginative force, in the midst of so many “confused
signals”, Kafka had foretold, among other things, the inhumanity of Auschwitz. Levi considered
Kafka a prophet of the Holocaust. Even though he did not go to Auschwitz, it was as if he had
been able to foretell it “with a clairvoyance that amazes and wounds like blinding light”.
INDEX
Parole chiave : Kafka (Franz), Levi (Primo), Holocaust, prediction, anti-Semitism
Keywords : Kafka (Franz), Levi (Primo), Shoah, predizione, antisemitismo
Mots-clés : Kafka (Franz), Levi (Primo), Shoah, prédiction, antisémitisme
AUTEURS
LUCA DE ANGELIS
Chercheur indépendant • Luca De Angelis, après des études à Ferrare et une bourse à l’École des
hautes études en sciences sociales (EHESS), a enseigné dans les universités de Trente, Trieste et
Münster. Il fait partie du comité scientifique de l’International Conferences on Jewish Italian
Literature (ICOJIL) et collabore au journal Pagine ebraiche. Il travaille sur la culture juive et son
expression dans la littérature. Il a codirigé, avec Marisa Carlà, le volume collectif L’ebraismo nella
letteratura italiana del Novecento (Palumbo, 1995), et édité le journal d’Elio Schmitz (Diario, Sellerio,
1997). Plus récemment, il a publié Qualcosa di più intimo. Aspetti della scrittura ebraica del Novecento
italiano: da Svevo a Bassani (Giuntina, 2006), et Il caso estremo dell’uomo: essere scrittore ebreo, Ombre
Corte, 2019. Il termine actuellement un livre consacré à Primo Levi (à paraître chez Giuntina).