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Magazine Littéraire - décembre 2002

Pourquoi il faut lire Kafka


Pierre Dumayet dans mensuel 415
daté décembre 2002 -

Pierre Dumayet a souvent croisé Kafka au fil de ses lectures. Partageant sa vision inquiétante,
et sans mensonges, de notre quotiden, il le considère comme un auteur plus que jamais
nécessaire dans un monde englué dans les bons sentiments.

Pionnier du grand reportage d'actualité à la télévision « Cinq colonnes à la Une », romancier


ses oeuvres publiées chez Verdier sont des merveilles, essayiste dernier ouvrage paru,
magnifique, Autobiographie d'un lecteur (Pauvert, 2000), Pierre Dumayet est probablement
l'un des plus formidables lecteurs de notre temps. Sur sa route d'investigateur impénitent, il a
rencontré Kafka à de nombreuses reprises, notamment en 1976, pour Antenne 2, avec un «
Lire, c'est vivre » consacré à La Métamorphose, en 1990 avec un « Kafka » commandé par
Arte dans le cadre de la série « Lire et écrire », et tout récemment, avec un film de 52 minutes,
réalisé par Robert Bober, sur « La Correspondance de Kafka » et diffusé en octobre dernier
sur la Cinq. Plus encore que son interprétation de l'oeuvre, Pierre Dumayet évoque ici son
rapport personnel à Kafka, ce que signifie pour lui le fait de lire Kafka aujourd'hui : pourquoi,
et comment ? Pierre-Marc de Biasi

***

« Je crois que Kafka est le seul écrivain que je crois. Quand je lis une phrase de Kafka, je ne
me dis pas qu'il l'a écrite pour m'illusionner, ou pour ne pas être cru. J'aime une multitude
d'écrivains qui n'écrivent pas pour être crus, dont l'art n'induit pas en moi cette relation de
certitude et d'adhésion. Kafka, je l'aime parce que je le crois. C'est sentimental, ça ne
s'explique pas. J'imagine que si j'avais trente-six enfants, il y en aurait un en qui j'aurais une
confiance plus grande que dans tous les autres. Pour moi, avec Kafka, c'est comme ça : je ne
mets jamais en doute ce qu'il écrit. S'il me dit que le ciel est vert, ou noir, ou rouge, je le crois.
Ce qu'il me dit, je l'avale, je le digère, ça devient ma conviction totale. Ça a toujours été
comme cela avec Kafka, depuis mes premières lectures de jeunesse. Je n'ai connu que deux
types qui m'aient fait cet effet-là : Michaux et Kafka. Je crois toujours ce que me dit Michaux,
mais je pense que j'ai tendance aujourd'hui à préférer croire ce que me dit Kafka. Il n'y a là
aucune forme de projection. Personne n'aurait envie d'être Kafka ; mais la croyance qu'induit
Kafka ne relève pas de la littérature. Elle relève de l'être, d'une question qui porte sur l'être.
S'agit-il d'un lien à une certaine forme de sacré ou de religieux ? Sans doute, mais je ne
saurais dire lequel. Kafka a de temps en temps une attention, une lucidité sur des détails que
personne n'a jamais relevés avant lui. C'est difficile à prouver, mais j'ai cette impression : on a
tous vu la même chose depuis des dizaines de milliers d'années, et sur quelques points Kafka
est le premier à avoir remarqué et enregistré certaines de ces choses. Ses romans, par
moments, nous les donnent à voir avec effroi, ou avec émerveillement. Le Journal aussi. Il
s'agit parfois de détails infimes, comme, par exemple, cette clarté intense qui tout à coup
illumine le visage de Mme Tschissik, la directrice du théâtre yiddish, lorsqu'elle dit ce qu'elle
a vraiment envie de dire. Une clarté miraculeuse qui tient, dit-il, à la similitude totale entre le
dessin que fait alors la commissure de sa bouche et celui que forme au même moment le
plissement de ses paupières, au coin des yeux. Ce moment de vérité totale d'un visage, qui
s'exprime par le rapport entre les lèvres et le clin des yeux, qui d'autre que Kafka en a parlé ?
Personne.

Epouser. Je pense que c'est trop risqué de se poser des questions sur Kafka à partir de sa vie,
parce que sa vie, il reste bien difficile de savoir ce qu'elle a été réellement. Il n'arrête pas d'en
parler, mais précisément, on ne la connaît qu'à travers son écriture. Grâce au hasard, à Max
Brod, et à Kafka lui-même pour commencer, on peut se faire une idée assez précise de son
histoire avec Felice grâce au Journal . C'est une histoire qui commence très bizarrement. Dès
les premières lignes qu'il consacre à cette soirée où il rencontre Felice pour la première fois,
lors de ce dîner chez Brod : il écrit qu'en arrivant il voit Felice assise à table et qu'il la prend
pour la bonne. C'est très rare que la bonne soit assise à table lorsque les invités arrivent pour
un dîner. Il la trouve plutôt disgracieuse et, en tout cas, franchement insignifiante,
constatations qui le conduisent à une conclusion inattendue : il décide le soir même d' épouser
Felice. Qu'est-ce que ça veut dire « épouser » ? Kafka est quelqu'un qui a toujours une
furieuse envie d'épouser. Il a aussi l'art de se fiancer, assez fréquemment ; de se défiancer
aussi, mais là, on l'aide, et souvent au-delà de ses souhaits. En fait, le plus clair dans son
attitude, c'est une superbe façon d'envoyer promener les évidences, une sorte de liberté vis-à-
vis des convenances, des usages et des gens, dans laquelle on pourrait voir pour tout autre que
Kafka, un signe de jeunesse, de force et de bonne santé. Un soir, par exemple, alors qu'il vient
de passer une très mauvaise journée avec Felice, à un moment où tout le monde autour de lui
est d'accord pour qu'il ne se marie pas, où l'on finit même par rire ouvertement de son idée de
mariage, il rentre chez lui et il écrit : « Rien n'est changé ». Kafka a un côté rebelle. Il n'a pas
envie d'aller là où quelqu'un d'autre voudrait qu'il aille. Et dans cette intransigeante
indépendance, forcément, il y a quelque chose qui nous touche. Du moins, certains d'entre
nous. Le camarade Flaubert nous a appris ça depuis longtemps. Pour Kafka aussi, Flaubert
avait été un maître et un ami. Ça crée des liens.

Prophéties. Plusieurs oeuvres de Kafka ont été traduites et lues en France avant la dernière
Guerre, mais la plupart des grands textes n'ont été connus qu'après l'Occupation. On ne
pouvait pas sortir de cette période-là sans immédiatement trouver frappants beaucoup de
points par lesquels il paraît annoncer la barbarie nazie. Avec un peu plus de vigilance, on
aurait pu s'en apercevoir beaucoup plus tôt, avant 1933. Ailleurs et un peu plus tard, on a été
frappé par ce que l'écriture de Kafka contenait de clairvoyance au sujet du Goulag et de la
bureaucratie soviétique. Bon. Au fond, bien sûr, ça n'a pas grand sens de se demander si un
texte est prophétique ou pas. Tous les grands textes littéraires sont prophétiques, forcément.
Mais pour l'histoire de la lecture de Kafka, du Château, du Procès, les événements du xxe
siècle ont joué un rôle important, c'est indiscutable. Alors, si on suit cette voie, reste à se
demander de quel événement à venir est prophétique La Métamorphose ? Peut-être qu'à force
de titiller le génome, le génie génétique en viendra, dans pas trop longtemps, à susciter des
aventures comme celle que Kafka nous raconte dans ce roman ? Des personnages d'un
nouveau genre, mous dedans et durs dehors, avec dans leur dos, plantées, des pommes
pourries qui seront sans doute alors perçues comme le comble du contact avec la nature ?

Où faut-il rire ? J'ai essayé de lire la correspondance en me défendant de retrouver tout de


suite les choses que je pouvais avoir remarquées dans les oeuvres. N'importe comment, il me
semble que l'interprétation, avec Kafka, reste souvent assez incertaine. On y croit, mais on
n'est jamais tout à fait sûr d'avoir bien compris. Juste un exemple. Je n'ai jamais lu
spontanément Kafka comme un auteur comique. Ses textes sont constamment traversés par
l'humour, oui, mais jamais, me semble-t-il, au point de vous donner le fou rire. Or, dans son
Journal, il explique qu'il a lu La Métamorphose à son ami Max Brod et que tout au long de la
lecture, ils n'ont pas arrêté de se tordre de rire. Je ne mets pas en doute ce que dit Kafka - ils
ont certainement beaucoup ri - mais je ne vois pas exactement de quoi. Et ça reste une vraie
question. Est-ce le poids des événements qui nous a rendus incapables de saisir le comique
désopilant de La Métamorphose ? J'ai un peu de mal à le croire. Pourquoi ça ne nous fait pas
rire ? Alors que pour lui, comme pour Brod, s'esclaffer paraît une chose toute naturelle. Ça
devrait nous paraître préoccupant. C'est tout un examen de conscience qui nous reste à faire,
en reprenant le texte page par page, scène par scène. A quel moment de La Métamorphose
serait-il normal de rire ? Mystère. Avant de se lancer dans l'exégèse, je crois qu'il n'est pas
mauvais de se rappeler qu'il existe des décalages comme ça : une différence peut-être capitale
entre ce que pouvait être sa lecture et celle que nous, nous pouvons faire. On lit plutôt La
Métamorphose comme une histoire vraie. Peut-être Kafka la lisait-il autrement ? L'a-t-il
écrite, cette histoire, en pensant au mépris de son père qui le traitait quotidiennement de «
parasite » ? Sans doute manquons-nous un peu d'éléments - je suis peut-être le seul à en
manquer - pour comprendre Kafka dans son milieu. Je crois voir à peu près ce qu'était Vienne
entre 1890 et 1925. Mais je ne vois pas avec précision ce qu'était Prague. C'est peut-être ça
qui m'empêche de savoir où, dans le texte, je devrais rire.

Déclivité de la douleur. Le « je » occupe beaucoup de place chez Kafka. Je crois que Kafka
est très embarrassé par ce « je », et qu'en même temps il est très cavalier avec lui, au sens du
Cadre Noir de Saumur : il le maltraite, ce « je » d'une extrême maigreur. Il le contraint à faire
de la gymnastique chaque jour, tout nu, fenêtre ouverte, hiver comme été, et à prendre des
bains forcés dans l'eau glacée du fleuve. Un miroir lui dit qu'il n'a jamais vu quelqu'un d'aussi
maigre, même en faisant le tour de tous les sanatoriums. Je crois que c'est un type qui aurait
tellement voulu être heureux, mais qui a passé l'essentiel de sa vie à souffrir, simplement
parce qu'il était là, parce qu'il n'arrivait pas à s'absenter de lui-même. La présence à soi : c'est
un point sur lequel Kafka nous force à réfléchir. Des éclats de colère contre la présence, on en
trouve sans arrêt dans la Correspondance . Il y a une phrase que j'aime bien dans le langage
des médecins, c'est : « Où placez-vous votre douleur ? » Eh bien, je crois qu'un des talents de
Kafka est d'avoir su dire admirablement où il la plaçait, sa douleur. J'ai tendance à ne pas lui
en vouloir de se plaindre, ni de rien, du reste. Une des choses troublantes, c'est que l'on ne
peut pas opposer, ou même clairement distinguer, un Kafka douloureux qui serait l'homme et
un Kafka réconcilié qui serait le sujet de l'écriture. Cette douleur, et cette plainte, elles ne sont
pas que dans le Journal ou dans la Correspondance . Elles traversent l'oeuvre. Dans Le
Procès, c'est toute l'étendue de l'écriture qui est faite de cette texture douloureuse : la douleur
devient aussi bizarre qu'une piste de ski, une déclivité blanche et uniformément glissante sur
laquelle vous n'avez plus d'autre possibilité que de vous laisser descendre à corps perdu. Dans
Le Procès, toutes les formes de rapport à l'autre, aux choses, à soi-même, sont douloureuses.
Il n'y a aucune relation entre les gens qui ne soit marquée par la souffrance.

Le crucifié. Kafka est peut-être le seul écrivain que je considère comme un saint, qui a plus
en lui qu'une simple odeur de sainteté. C'est quelque chose qui n'appartient pas aux autres,
même aux plus grands. Proust n'est pas un saint. Kafka est quelqu'un que je suis très content
de n'avoir pas eu à rencontrer. Je pense à lui avec la plus grande déférence, et j'aurais été très
embarrassé de me trouver en face de lui. Flaubert, je serais très excité à l'idée d'avoir une
conversation avec lui. Mais Kafka... je ne me sentirais pas digne de lui poser une question.
J'aurais trop peur d'ajouter à sa souffrance par ma simple présence, et vraiment, je voudrais
éviter jusqu'à la fin de mes jours de lui être désagréable. La partie souffrante de son être
s'impose. Ce n'est pas une illusion. Je ne crois pas qu'il y ait chez le lecteur une maladie qui
consiste à se laisser prendre au piège d'un Kafka non souffrant qui voudrait se faire passer
pour souffrant. C'est un vrai souffrant. Mais qu'est-ce que c'est qu'un vrai souffrant ? C'est
quelqu'un qui a une plaie ouverte au côté. Je ne dis pas qu'il a été complètement crucifié, et
s'il l'a été un peu, reste à savoir par qui. Sans doute un peu par son père, ou par l'image qu'il
s'en faisait, et beaucoup plus par lui-même. Il n'était pas catholique, ça aurait pu lui arranger
la vie mais, apparemment, ça ne l'a pas beaucoup aidé.

Proust avec Kafka. Bien des détails chez Kafka me font penser à la question de la « politesse
» ou de « l'élégance » chez les Guermantes. Le narrateur de La Recherche, dans Sodome je
crois, réfléchit sur le sens réel de cette politesse, sur le fait que le salut le plus chaleureux ne
signifie nullement qu'on vous aime, mais seulement qu'on vous a reconnu. Dans des
circonstances particulièrement mondaines, le duc de Guermantes, qui tient à son bras une
souveraine anglaise, aperçoit le narrateur dans la foule des invités et aussitôt lui fait de loin
toutes sortes de démonstrations d'amitié, comme s'il lui devait la vie, comme s'il voulait lui
manifester sa gratitude et une joie extrême de le revoir. Et le narrateur dit que, voyant ce geste
très invitant, il y répond par le salut le plus profond qu'il ait fait de toute son existence, en
s'inclinant jusqu'au sol, un salut infiniment respectueux mais pas précisément chaleureux, ce
qui provoque l'admiration de tous puisqu'il vient de manifester qu'il sait se tenir à sa place
dans le cercle tacite des usages convenus : que tout cela ne correspond à rien de réel dans
l'ordre des sentiments, mais seulement à une règle impérieuse dans l'ordre des convenances.
Or, Proust raconte cette histoire-là à peu près à la même époque que celle où Kafka écrit ses
oeuvres, et je me demande s'ils ne parlent pas tous les deux de la même chose. Je crois que si
on faisait un petit travail de fouille comparative dans les rapports qui existent entre les gens
du Château et dans les relations qu'il y a entre les Guermantes, les Cambremer, etc., on
arriverait à trouver des similitudes frappantes sur la question de cette élégance désertée par le
sentiment. Il y a toujours quelqu'un qui se trompe, et on ne sait jamais qui.

Deux serpents. Je repense à une phrase du Château . K. voit pour la première fois ses deux «
assistants ». Comment comprend-il que ce sont ses assistants ? On ne sait pas. Quelqu'un, le
personnage K., autant que Kafka lui-même, décide que ce sont les assistants. Ils sont habillés
comme les gens du Château, c'est-à-dire avec des vêtements collants. En les voyant sous cette
apparence, pour leur être désagréable et en même temps pour être sincère, K. leur dit : « Vous
vous ressemblez comme deux serpents. » Comme deux serpents qui se ressemblent ? Ou
simplement comme des serpents, tous les serpents se ressemblant toujours. Dans Kafka, il n'y
a pas une phrase sans énigme. C'est gênant, c'est ce que j'aime. Ecrire, c'est peut-être changer
d'opacité : installer une question, même infime, là où cherchait à revenir un cliché. Il dit «
comme deux serpents ». Nous, nous aurions dit « comme deux gouttes d'eau », ce qui aurait
été insignifiant, mais pas plus clair puisque personne n'a jamais été foutu de voir pour de bon
à quoi ressemble une goutte d'eau. La littérature, pour Kafka, est ce qu'il considère comme
l'activité capitale de sa vie, ou pour mieux dire, écrire est la seule activité qu'il envisage
comme nécessaire et possible. Il n'y en a pas d'autre. La seule, par l'entrain qu'elle exige pour
s'y adonner et par l'entrain qu'elle lui donne lorsqu'il s'y consacre, qui puisse ressembler à un
bonheur total : celui par exemple de boire une bière avec son père, au bord de la piscine, à
l'âge où il ne savait pas encore nager. Peut-être est-ce à cause de cette intensité-là que
l'écriture est chez Kafka à la fois si emportée et si intermittente. Il y a chez lui une aisance à
écrire qui est presque unique en son genre. Certains textes sont écrits en une nuit, ou en
quelques jours, pratiquement au premier jet et sans ratures. Et puis, il y a ces longues périodes
de pannes, dont il se plaint si souvent : il a beau se mettre devant une table, rien ne se passe.

Correspondre avec. A la différence de la plupart des correspondances d'écrivain, celle de


Kafka ne contient que très peu d'allusions au monde littéraire de son temps, aux revues et aux
débats qui font l'actualité. On pourrait croire que c'est parce que ses lettres sont intimes. Mais
ce n'est pas la bonne raison parce que Milena, par exemple, était une correspondante qui
pouvait s'intéresser vivement à ces questions. Mais c'est que pour Kafka, la correspondance ne
sert pas à ça. Comme une fourchette ne sert pas à manger de la soupe. La lettre n'est pas un
forum de discussion, ni une place publique ; les revues littéraires, les éditeurs, ce n'est pas très
important pour Kafka. La correspondance, c'est beaucoup plus sérieux que ça. Quand il parle
de sorcellerie à propos de la Correspondance, il ne se trompe pas : écrire une lettre c'est un
peu une conduite magique. Ecrire à quelqu'un, c'est un acte surnaturel. Les lettres à Felice
sont un exercice de magie continuée. Cette part de sorcellerie dans la Correspondance a-t-elle
un équivalent dans l'écriture de l'oeuvre ? Est-ce que Kafka vit la rédaction de ses textes dans
le même esprit ? Je n'ai pas trouvé d'indication assez nette pour répondre clairement à cette
question. Dans le Journal, il dit qu'il écrit, ou qu'il n'écrit pas, mais sans s'étendre sur le sens
de ce qu'il fait ou sur ce qu'écrire représente pour lui. Mais j'ai quand même l'impression que
l'écriture fictionnelle de Kafka pourrait avoir une certaine homologie avec celle de sa
Correspondance : pas avec l'oeuvre épistolaire que l'on connaît en lisant les lettres qu'il a
réellement écrites et envoyées, mais plutôt avec cette Correspondance que Kafka pouvait
rêver d'entretenir avec des gens qu'il n'avait jamais rencontrés et à qui il n'a jamais réellement
écrit. Peut-être nous rêve-t-il, nous lecteurs, comme ses correspondants ? Une des pires
difficultés qu'il ait connues dans sa vie d'épistolier réel, c'est qu'il fabriquait son destinataire,
qu'il inventait son correspondant au fur et à mesure qu'il lui écrivait. Et le correspondant
n'était pas toujours d'accord pour coïncider avec ce personnage que Kafka lui suggérait d'être.
Rapportée à l'oeuvre, au Château, par exemple, la bonne question n'est pas : « est-ce que K.
correspond à Kafka ? » mais plutôt « est-ce que K. est quelqu'un avec qui Kafka correspondait
? » A ceci près, dira-t-on, que K. ne pouvait pas vraiment lui répondre. C'est vrai, on n'a pas
retrouvé de lettres de K. Mais, d'un autre côté, Kafka n'a pas tellement gardé les lettres qu'il
recevait, alors...

Persistances. On comprend facilement ce que c'est qu'une lettre sincère. Une lettre «
insincère », c'est beaucoup plus délicat à définir. Et quand Kafka dit qu'il est sincère mais
qu'en même temps il est insincère, il devient beaucoup plus obscur que s'il ne l'avait pas dit. Il
ne voulait pas que ses lettres soient lues. Dans ses lettres et dans son Journal, il parle de lui-
même de manière étrange, mais pas foncièrement plus étrange que sa façon de parler des
autres. Simplement, il a remarqué avec un certain déplaisir qu'il n'était pas tout à fait comme
tout le monde. Mais derrière une sensation de malédiction, il y a un point où il est comme tout
le monde : c'est dans son effort un peu désespéré à être cru. Tout le monde veut être cru,
surtout ceux qui n'écrivent pas. En principe, justement, écrire c'est peut-être se foutre d'être
cru. Or Kafka me semble être quelqu'un qui cherche en même temps l'un et l'autre : écrire et
être cru. C'est peut-être ça, entre autres, qui fait sa singularité. En tout cas, ce qui est sûr, c'est
que dans la Correspondance, il requiert d'être cru. L'objectif de la correspondance, c'est de
persister. Une correspondance si abondante, si régulière, c'est quelque chose qui veut durer. Il
y a des moments où il passe la journée entière à écrire à Felice. Il y a là quelque chose qui
ressemble à un don. Pour que quelque chose dure, il faut bien se donner un peu de mal, ne pas
cesser de : c'est de la création continuée. Si le bon Dieu se laissait distraire un instant tout
s'écroulerait. On pourrait se demander si l'écriture de fiction a, ou non, une fonction
comparable : faire durer ? Ce n'est pas le cas avec le Journal, qui est très discontinu. Il y a des
périodes entières où il n'écrit rien dans le Journal . Mais il me semble que ce n'est pas la
même écriture : dans le Journal, Kafka met les choses à plat, tandis que dans les lettres, il les
met debout. Les lettres sont des escalades, à chaque fois. L'essentiel de la lettre est dans la
lettre. Les lettres de Milena à Max Brod nous racontent des histoires, des anecdotes. On n'en
trouve pas dans les lettres de Kafka. Ça ne l'intéresse pas. Sa seule question dans la
correspondance, c'est : est-ce que la dernière lettre qu'il a envoyée a été attendue, comment a-
t-elle été reçue, et comment lui-même a-t-il vécu l'attente d'une réponse à cette lettre,
l'angoisse de savoir comment elle serait lue ? On ne sort pas de la durée propre à l'épistolaire :
l'intervalle des lettres expédiées et reçues, la tension de l'attente. C'est là que s'éprouve, d'une
manière presque obsessionnelle, cette injonction à durer. Ecrire l'oeuvre, c'est peut-être un peu
pareil. Construire l'expérience d'une relation à l'autre qui s'inscrit, qui vous inscrit, dans la
durée en vous allégeant du poids de votre propre présence. Faire du temps de l'autre son
horizon, tout l'horizon. Rien de plus difficile. C'est comme un quai de gare. Il y a toujours la
même personne qui attend. Et des trains passent, mais s'arrêtent très rarement.

Vomir la communication. Pourquoi Kafka me touche ? Comment dire ? Son désespoir est
vrai. C'est un maître du quotidien. Ce qui se passe dans le Château, ça ressemble tellement à
la vie ! Il y a des gens. Ceux qui vous écoutent ne sont au courant de rien, en général. Ceux
qui ne vous écoutent pas sont relativement plus concernés. Et finalement tout le monde vous
raconte des conneries. Ce qu'il nous dit, Kafka, ce n'est pas qu'on se trompe d'interlocuteur, ce
n'est pas ça. On se trompe sur l'idée même de communication. On y croit, et l'on a tort. Elle a
été conçue pour n'être jamais au rendez-vous. Le principe de communication, c'est comme
Dieu : muet, toujours absent. Si ça existait, ça se saurait, depuis le temps. On nous englue
dans la parlotte, pour qu'on ait moins de peine. L'idée que quelque chose irait mieux sous
prétexte qu'on peut en parler à quelqu'un est une idée qui me donne envie de vomir et, à ce
que je vois dans tous ses textes, Kafka est bien de mon avis, si j'ose dire. Les choses ne sont
pas faites pour s'arranger, ceux qui veulent nous faire croire le contraire nous mentent : voilà
ce que ne cesse de dire Kafka le prophète à notre monde entièrement pourri par la consolation.
Il a prophétisé notre banalité. Il était plus près de Freud qu'on ne l'est aujourd'hui mais il a su
entrevoir la « psy » d'aujourd'hui, cette avalanche de bons sentiments visqueux qui nous
étouffe, qui se répand partout pour nous étouffer. Tout se passe comme si tout le monde
voulait consoler tout le monde, à chaque moment. Une consolation gigantesque, des Niagara
de consolation, évidemment assortis de la plus sauvage indifférence, mais qui se déversent
comme des cataractes à travers les mots. Nous sommes tous sommés de devenir chaque jour
les sujets de l'indulgence. Eh bien, moi, j'estime qu'en lisant Kafka, on est infiniment mieux
informé sur cette réalité-là, et mieux armé pour y faire face, qu'en lisant le meilleur article
critique de la revue la plus clairvoyante et la plus documentée. Je crois que Kafka a inventé
cela : une façon de voir les gens qui est vraie. Sa vision est inquiétante, oui, mais je crois qu'il
y a tout à fait lieu d'être inquiet.

Propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi

Photo : Franz Kafka © Ewa KLOS/Leemage/via AFP

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