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BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE

DE LA FORME ARCHITECTONIQUE AUX FORMES


COMPOSITIONNELLES

Bénédicte VAUTHIER

« L’histoire littéraire et esthétique ont cou-


tume de partir des manifestations rétrécies
et appauvries du rire dans la littérature
des trois derniers siècles.»
Mikhaïl Bakhtine 1

D ’AUCUNS n’auront sûrement pas manqué d’être étonnés par le titre


retenu pour cet article. Un bref coup d’œil sur la très abondante
bibliographie citée par les spécialistes de l’ironie – et de la parodie – pour-
rait même, semble-t-il, démentir la pertinence du propos… À moins, bien
sûr, que le lecteur n’ait à l’esprit les travaux de Linda Hutcheon sur la
parodie – et l’ironie. Non par esprit de chapelle linguistique, mais pour des
raisons liées aux très grands écarts qui existent entre les différentes récep-
tions nationales de l’œuvre de Bakhtine, c’est de manière délibérée que
nous ne reviendrons pas sur ces travaux, pas plus que sur ceux de
D. C. Muecke, W. C. Booth, etc. De manière générale, nous nous en tien-
drons à un corpus européen, avant tout de langue française et espagnole, et
à des auteurs (O. Ducrot, D. Sangsue) qui se sont explicitement revendi-
qués de Bakhtine. Pour de simples commodités d’expression, et sans qu’il
faille donc préjuger du sens que nous donnerons par la suite à l’ironie et à la
parodie, nous commencerons par emboîter le pas des spécialistes pour par-
ler tour à tour de… ces « tropes », de ces « figures de pensée », de ces « gen-
res » ? Étant donné que notre réflexion résulte d’une tentative
« infructueuse » d’appliquer à l’analyse d’un roman espagnol2 des analyses
de l’ironie de caractère littéraire ou linguistique, nous repartirons de

1 M. BAKHTINE, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous


la Renaissance, trad. A. Robel (Paris, Gallimard, coll « Tel », 1998), p. 470.
2 B. VAUTHIER, Arte de escribir e ironía en la obra narrativa de Miguel de Unamuno
(Salamanca, Universidad de Salamanca, 2004).
138 TEXTE

celles-ci, pour en pointer les limites, d’une part ; pour montrer en quoi
elles sont difficilement compatibles avec le projet de « stylistique de la
création verbale »3 de Bakhtine, d’autre part. Ce sont les premières investi-
gations de Pierre Schoentjes4 pour le domaine francophone et plus encore
de Pere Ballart5 pour le domaine hispanique qui vont nous servir de guide
dans l’examen de cette problématique.
Par-delà la diversité d’ensemble et de détail de leurs travaux, Schoen-
tjes et Ballart ont offert des analyses concrètes d’œuvres littéraires qu’ils
jugeaient ironiques, en les faisant précéder d’une réflexion théorique sur le
sujet. Si c’est la Recherche de Proust qui a constitué le fil directeur du pre-
mier travail de Schoentjes, ce sont trois « genres » littéraires (nouvelle,
théâtre, poésie) de trois célèbres écrivains espagnols (Cervantès, Valle-
Inclán, Gil de Biedma) qui devaient permettre à Ballart de mettre à l’é-
preuve son « minimum ironique ». Outre le fait que ces analyses sont aussi
toutes deux fruit d’une thèse de doctorat, Schoentjes et Ballart s’accordent
à faire de la conception romantique de l’ironie le fleuron d’une histoire
commencée avec Socrate et poursuivie par les rhéteurs romains. Les cho-
ses ne surprendront guère les littéraires. Et pourtant, le paradoxe est de
taille, car la préséance accordée aux romantiques se fait en passant outre à
la dimension philosophique que l’ironie avait chez eux. De plus, cet
engouement semble avoir fait fi des révisions du romantisme que l’on doit
à Lacoue-Labarthe et Nancy, Todorov, Schaeffer, etc. Mais ne brûlons
pas les étapes et avant d’en venir là, examinons les motifs qui auraient pu
pousser nos deux critiques à sous-estimer la dimension philosophique de
leur sujet d’étude6.

3 Nous désignons par là l’ensemble du projet littéraire et métalinguistique de Bakhtine


et de son Cercle. L’idée de « stylistique » permet tout à la fois d’éviter la confusion
avec le titre du second recueil de fragments de Bakhtine (Esthétique de la création ver-
bale [Paris,Gallimard, 1984]) et de rapprocher sa démarche de celle de Léo Spitzer.
4 Fin 2001, Pierre Schoentjes a publié une Poétique de l’ironie (Paris, Seuil, coll.
« Points », 2001) annoncée depuis longtemps dans ses travaux antérieurs. Celle-ci est
très certainement venue combler une lacune dans la critique de langue française.
Dans le cadre de notre thèse, nous avions néanmoins privilégié le premier ouvrage de
l’auteur, Recherche de l’ironie et ironie de la Recherche (Gent, Rijksuniversiteit Gent,
1993) dont les enseignements étaient bien plus susceptibles d’apporter un jour nou-
veau à la compréhension d’un auteur qui ne jouissait pas plus que Proust de la réputa-
tion d’être ironique.
5 P. BALLART, Eironea. La figuración irónica en el discurso literario moderno (Barcelona,
Quaderns Crema, 1994).
6 C’est peut-être Philippe Hamon qui a le plus ouvertement manifesté ses réserves à
l’égard du traitement philosophique de l ’ironie. Réserves qui se transforment même
en suspicion et s’étendent à d’autres disciplines (psychanalyse, linguistique, socio-
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L’adhésion sans réserves à la conception romantique de l’ironie,


doublée de la mise entre parenthèse de la dimension philosophique du
mouvement, a beaucoup moins pour surprendre chez Schoentjes que chez
Ballart. En effet, alors que le dernier a très systématiquement passé en
revue les approches philosophiques de l’ironie (Schopenhauer, Kierke-
gaard, Bergson, Lukács, De Man, etc.), le premier a fait montre d’un cer-
tain scepticisme à leur encontre. Cette attitude trouve tout d’abord à
s’illustrer dans le discrédit qui est jeté sur L’Ironie de Jankélévitch, ouvrage
« capital pour la compréhension de l’ironie », nous dit Schoentjes, avant
d’ajouter que « l’ironie est pour l’auteur un concept abstrait qu’il remplit bril-
lamment, mais pour ainsi dire À SA GUISE »7. Sa méfiance à l’égard de l’ap-
port des philosophes trouve aussi à se refléter dans le peu de cas qui est fait
de l’acception socratique du mot « ironie », ravalée à sa dimension étymo-
logique et abandonnée au profit des deux autres sens du terme (figure de
style et ironie du sort) qui correspondent aux acceptions contemporaines
du mot8. Finalement, et pour en revenir aux romantiques allemands, cette
attitude se manifeste dans le peu d’attention que Schoentjes reconnaît
avoir accordé aux études des « savants allemand qui, en raison de leur point
d’approche spécifique, philosophique ou littéraire, étaient souvent en désaccord
sur la portée précise de la notion »9. Raison suffisante pour que l’auteur se
détourne de ces interprétations, puisque, somme toute, c’étaient les
« considérations esthétiques et littéraires essentiellement théoriques »10 qui
découlent de l’ironie qui étaient au centre de ses préoccupations.
Le privilège accordé par Ballart à la seule dimension esthétique de
l’ironie romantique est non moins radical que celui de Schoentjes, mais
beaucoup plus inattendu chez celui qui a très clairement dégagé la dimen-
sion philosophique – ontologique – du romantisme allemand. Selon le cri-
tique catalan,

la MAGNITUD DEL PROYECTO ROMÁNTICO de importes estéticos tan altos que


aún hoy siguen vigentes de manera implícita en el fondo de muchos de nuestros
criterios en materia artística SÓLO PUEDE ENTENDERSE POR REFERENCIA A LA

logie, etc.) dans L’Ironie littéraire: essai sur les formes de l’écriture oblique (Paris,
Hachette, 1996). Un essai dont la lecture dément difficilement que le propos de
Hamon n’ait pas été celui, nié, « d’une volonté quelque peu corporativiste de “récupérer”
pour les littéraires, un objet d’étude qui leur paraît parfois avoir été confisqué par d’autres
disciplines » (p. 5).
7 P. SCHOENTJES, op. cit., p. 19.
8 Ibid., pp. 20 et svtes.
9 Ibid., p. 87.
10 Ibid., p. 89.
140 TEXTE

SACUDIDA FILOSÓFICA QUE CONMUEVE LA ESCENA OCCIDENTAL COIN-


11
CIDIENDO CON EL FINAL DEL SIGLO ILUSTRADO.

Préférant centrer ses analyses sur l’héritage esthétique des romanti-


ques, Ballart n’a pas creusé le sens de cette secousse philosophique, qui
aurait dû le mettre sur la voie du sujet idéaliste issu du renversement radi-
cal du criticisme kantien opéré au sein de l’idéalisme allemand12. Rien
d’étonnant, dès lors, qu’il justifie son intérêt pour l’esthétique dans des ter-
mes fort similaires à ceux de Schoentjes : « Menciono con esencial insistencia
el componente estético de la cuestión porque es en el dominio de la obra artística
donde el nuevo concepto de ironía había de alcanzar su más pleno sentido » 13.
En son temps déjà, Bakhtine dénonça cette prétention à vouloir « édi-
fier un système de jugements scientifiques sur tel art donné, dans le cas présent
sur l’art littéraire, indépendamment des problèmes de l’essence de l’art en
général »14. Par ces mots, il s’en prenait aux formalistes russes auxquels il
reprochait de faire l’économie des relations que l’esthétique entretient
avec la philosophie, d’une part ; avec les autres champs de la connaissance
et du savoir, d’autre part.
La similarité des points de départ entre les critiques permet aisément
de comprendre que les conclusions que tire Ballart après Schoentjes se dis-
tinguent à peine de celles tirées par leurs ancêtres formalistes et structura-
listes, héritiers, eux aussi, des romantiques allemands. Et Schoentjes et
Ballart ont donc bien raison de faire valoir leurs droits de succession sur la
définition de l’ironie romantique. Mais à les lire, tout laisse penser, qu’ils
ont négligé le fait qu’ils n’avaient pas seulement hérité d’une définition,
d’un outil littéraire quelconque, mais aussi de la vision du monde (Wel-
tanschaaung) et de la philosophie du sujet que l’ironie romantique charriait
dans ses filets.

11 P. BALLART, op. cit., p. 66. « L’importance du projet romantique ne peut être compris
qu’à la lumière de la secousse philosophique qui bouleverse la scène occidentale à la
fin du siècle des Lumières. Les retombées esthétiques du mouvement sont tellement
importantes qu’aujourd’hui encore elles sont en vigueur, de manière implicite, der-
rière nombreux critères de caractère artistique. » (Nous traduisons).
12 Voir J. GRONDIN, Kant et le problème de la philosophie: l’a priori (Paris, Vrin, 1989),
p. 112.
13 P. BALLART, op. cit., p. 67. « Je mentionne la composante esthétique de la question
avec une insistance toute particulière parce que c’est dans le champ de l’œuvre esthé-
tique que le nouveau concept d’ironie devait atteindre son sens le plus juste. » (Nous
traduisons).
14 M. BAKHTINE, « Le Problème du contenu, du matériau et de la forme dans l’œuvre
littéraire » in Esthétique et théorie du roman (Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994),
p. 25.
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L’ironie socratique contestait seulement l’utilité et la certitude d’une science de la


nature ; l’ironie romantique contestera, au début du XIXe siècle, l’existence
même de la nature. On peut s’en étonner : la ferveur romantique a eu pour consé-
quence une attitude de détachement qui semble convenir plutôt au Candide de
Voltaire qu’au possédé de Hoffmann et plutôt au scepticisme qu’à l’enthou-
siasme. CETTE IRONIE EN VÉRITÉ […] EST UNE IVRESSE DE LA SUBJECTIVITÉ
TRANSCENDANTALE. L’idéalisme critique l’encourageait […]. Du Sujet de Kant
au Moi de Fichte et de l’Imagination de Novalis au Génie de Frédéric Schlegel,
L’ESPRIT NE CESSE DE SE GONFLER, DE S’ENIVRER, POUR AINSI DIRE, DE LUI-
MÊME ; CRÉATEUR DE SON OBJET, IL LE DÉTERMINE DANS SON « ÊTRE », et non
plus seulement dans son « ordre » ou dans son « sens ». […] Ainsi, AU LIEU QUE
LA SAGESSE SOCRATIQUE SE DÉFIE ET DE LA CONNAISSANCE DE SOI ET DE LA
CONNAISSANCE DU MONDE, ET ABOUTIT AU SAVOIR DE SA PROPRE
IGNORANCE, L’IRONIE ROMANTIQUE N’EXTÉNUE LE MONDE QUE POUR SE
15
PRENDRE ELLE-MÊME PLUS AU SÉRIEUX.

La dernière phrase de Jankélévitch est on ne peut plus claire : « l’ironie


romantique n’exténue le monde que pour se prendre elle-même plus au sérieux ».
Et de fait, on oublie trop souvent que la théorie de la littérature des roman-
tiques allemands, cet absolu littéraire, traduit le premier exploit issu du
champ esthétique pour résoudre, de manière ironique, il est vrai, mais
aussi dogmatique, la tragique inconnue que Kant avait léguée à ses succes-
seurs. C’est bien cela qui devait amener Jankélévitch à terminer le para-
graphe précédemment cité sur les mots suivants :

La régression ascensionnelle de Socrate a fait place à la déduction pédante de


Solger, et la recherche de la vérité aux tragédies métaphysiques de l’incarnation ;
L’IRONIE N’EST PLUS HEURISTIQUE, MAIS NIHILISANTE ; L’IRONIE NE SERT
PLUS À CONNAÎTRE, NI À DÉCOUVRIR L’ESSENTIEL SOUS LES BELLES PAROLES,
ELLE NE SERT QU’À SURVOLER LE MONDE ET À MÉPRISER LES DISTINCTIONS
16
CONCRÈTES.

L’ironie telle que la dessine ici Jankélévitch est-elle vraiment, comme


l’a laissé entendre Schoentjes, « un concept abstrait que l’auteur remplit bril-
lamment, mais pour ainsi dire à sa guise » ? Au lecteur de décider !
Étant entendu que Jankélévitch est resté sur la touche, une autre ques-
tion s’impose : est-il possible que les éclaircissements de Lacoue-Labarthe
et Nancy, de Todorov, ou encore de Schaeffer, sur les implications que la
théorie romantique de la littérature avaient eues sur notre conception du
texte et du sujet soient restées lettres mortes ?

15 V. JANKÉLÉVITCH, L’Ironie (Paris, Flammarion, 1964), p. 16.


16 Ibid., p. 19.
142 TEXTE

Certains indices le laissent penser…


Après avoir souligné que la critique française s’était peu intéressée à
l’ironie, alors qu’elle avait fait l’objet de plusieurs études parmi les critiques
anglo-saxons, Schoentjes citait l’ouvrage de Lacoue-Labarthe et Nancy,
L’Absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand. Mais
c’était pour regretter que les auteurs « n’aient fait – de leur propre aveu –
qu’effleurer le concept schlégélien de l’ironie »17.
Si le fait est indéniable, n’aurait-il toutefois pas été plus profitable de
rappeler que ce livre avait fait époque dans le champ du structuralisme
français, en crise à la fin des années soixante-dix ? C’est-à-dire, n’aurait-il
pas été plus intéressant de montrer que l’intérêt des deux auteurs pour le
romantisme allemand – tout comme celui de Todorov ou de Schaeffer –
visait à démasquer l’idéologie dont le structuralisme avait été empreint en
prenant en charge l’héritage du formalisme russe. Dans la préface de
L’Absolu littéraire, Lacoue-Labarthe et Nancy reconnaissaient que ce qui
les intéressait dans le romantisme: « C’est que nous appartenions encore à l’é-
poque qu’il a ouverte et que cette appartenance, qui nous définit […], soit préci-
sément ce que ne cesse de dénier notre temps. Il y aujourd’hui, décelable dans la
plupart des grands motifs de notre “modernité”, un véritable inconscient
romantique. » Et quelques lignes plus bas, ils ajoutaient :

Il n’est guère difficile, en effet, de dériver [de la « théorie » des Romantiques], ce


dont on reconnaîtra au passage, dans les textes qui suivent, les lieux de naissance,
et qui délimite encore notre horizon : de l’idée d’une formalisation possible de la
littérature […] à l’utilisation du modèle linguistique […] ; de l’analytique des
œuvres fondée sur l’hypothèse de l’auto-engendrement à l’aggravation d’une
problématique du sujet s’autorisant d’un congé définitif signifié à tout subjecti-
visme […]. ET CETTE VÉRITÉ MASSIVE QUI NOUS EST ASSÉNÉE : NOUS NE
18
SOMMES PAS SORTIS DE L’ÉPOQUE DU SUJET.

Cinq ans plus tard, dans la préface du livre de Schaeffer, La Naissance


de la littérature : la théorie esthétique du romantisme allemand, Todorov
déclarait à son tour :

Nous avons absorbé d’autant plus innocemment ses enseignements que NOUS EN
IGNORIONS L’ORIGINE. Le résultat est que nos idées d’art et de littérature, mais
aussi d’esthétique et même de science humaine sont enracinées dans l’idéologie
romantique SANS QUE NOUS LE SACHIONS ET SANS QU’ELLES NOUS

17 P. SCHOENTJES, op. cit., p. 88.


18 Ph. LACOUE-LABARTHE et J.-L. NANCY, L’Absolu littéraire : théorie de la littérature
du romantisme allemand (Paris, Seuil, 1978), p. 26.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 143

APPARAISSENT COMME DES PRODUITS IDÉOLOGIQUES DU TOUT, puisque


nous les prenions pour des réalités empiriques, des faits quasiment de nature, ou
bien encore pour la science intemporelle et indépendante de son lieu d’origine,
pour la vérité enfin révélée.19

Après avoir réglé leurs comptes avec leur inconscient romantique,


tous ces chercheurs reprirent la route. Todorov pensa avoir trouvé une
nouvelle voie en Bakhtine, mais la facette éthique du Russe fut valorisée au
détriment de l’esthétique dans un vaste projet d’« Anthropologie philoso-
phique » 20, Todorov pensant que Bakhtine, et non pas les seuls formalis-
tes, s’était nourri à la source romantique21. D’autres (Schaeffer22,
Genette23) ont trouvé une voie alternative dans l’esthétique kantienne

19 T. TODOROV, « Préface » à J.-M. SCHAEFFER, La Naissance de la littérature : la théorie


esthétique du romantisme allemand (Paris, Presses de l’École Normale Supérieure,
1983), p. 9.
20 Voir T. TODOROV, Mikhaïl Bakthine : le principe dialogique suivi de Écrits du Cercle de
Bakhtine (Paris, Seuil, 1981) et « Préface » à M. BAKHTINE, Esthétique de la création
verbale (Paris, Gallimard, 1984), p. 22.
21 Voir T. TODOROV, Mikhaïl Bakhtine…, pp. 117-43 et Critique de la critique : un
roman d’apprentissage (Paris, Seuil, 1984), pp. 83-105. En réalité, le coup d’envoi
avait été donné par Genette : « Genres, “types”, modes », Poétique, nº 32, nov. 1977,
pp. 389-421. Tous ces travaux détermineront de manière décisive les premiers pas de
Schaeffer, élève de Todorov.
22 Voir J.-M. SCHAEFFER, « Romantisme et langage poétique », Poétique, nº 42, avril
1980, pp. 177-94 ; La Naissance de la littérature : la théorie esthétique du romantisme
allemand (Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1983) ; L’Art de l’âge
moderne : l’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours (Paris, Galli-
mard, coll. « Nrf essais » , 1992) ; et, « L’Esthétique kantienne et son destin », Maga-
zine littéraire, nº 309, « Kant et la modernité » , avril 1993, pp. 37-40. Alors que dans
les deux premiers travaux, l’auteur essaye de situer les « poétiques actuelles » par rap-
port au romantisme allemand, c’est-à-dire au romantisme de Iéna, dans les deux sui-
vants, il essaye de revaloriser l’esthétique de Kant, en mettant en avant son actualité.
Les premières lignes de sa contribution au Magazine littéraire résument bien ces
nouveaux enjeux : « Depuis quelques années La critique de la faculté de juger, ou plutôt
sa première partie, la “Critique de la faculté de juger esthétique’’ (qui seulement me retien-
dra ici […]) est l’objet d’un intérêt renouvelé. Cet intérêt correspond en fait à un regain
d’actualité de son objet : l’esthétique. » Et quelques lignes plus loin, il ajoute : « Qui dit
“renouveau d’intérêt’’ dit “désintérêt passé’’. Et effectivement, sauf exceptions, la “Critique
de la faculté de juger esthétique’’ n’a joué qu’un rôle mineur (souvent celui, peu glorieux, de
repoussoir) dans la réflexion sur les arts au XIXe et XXe siècles. Ainsi la grande tradition
philosophique allemande née du criticisme, inaugurée par le romantisme et qui aboutira à
Heidegger en passant notamment par Schelling, Hegel, Schopenhauer et Nietzsche, l’a-t-
elle jetée aux oubliettes. » (art. cité, p. 37).
23 Après avoir soigneusement renié ses amours romantico-structuralistes, Gérard
Genette s’est lui aussi lancé dans une valorisation encomiastique de la Critique de la
faculté de juger de Kant, ramenée à sa seule dimension esthétique. Voir G. GENETTE,
144 TEXTE

qui, pour la première fois, retint l’attention des critiques littéraires. Mais
dans tous les cas, la stylistique de la création verbale de Bakhtine, qui
recèle plus d’une piste intéressante pour l’étude de l’ironie, fut comprise
comme le dernier avatar du romantisme de Iéna24.
Si l’on met les déclarations de Schoentjes ou de Ballart au sujet de
l’ironiste moderne en regard de ces éclaircissements, on comprendra toute
la distance qui sépare l’attitude communicationnelle du père de l’ironie,
telle que nous l’avons ébauchée avec Jankélévitch, de celle éminemment
solipsiste d’un écrivain en quête d’un langage originaire.

L’ironiste [nous dit Schoentjes] serait dès lors celui qui cherche un mode de com-
munication plus authentique que celui de l’expression langagière normale. S’il
feint ou dissimule et établit des rapports apparemment saugrenus, c’est parce
qu’il cherche à établir, à travers la langue, un rapport neuf, tant avec la réalité
qu’avec les autres ; un rapport original dans lequel il aurait une part. Il lui faut
pour cela rompre avec l’héritage du passé, rompre avec les autorités qui, avant lui,
ont établi les rapports désormais canoniques et dont il se considère prisonnier.
Tant que l’ironiste ne s’est pas défait des rapports imposés, sa communication ne
sera pas authentique et c’est quelqu’un d’autre qui parlera à travers lui.25

Si l’ironie romantique scelle le triomphe de la subjectivité, une généra-


lisation de celle-ci mettrait en péril le modèle traditionnel de la communi-
cation. Bien plus même, elle le ferait exploser. Ce qui n’a rien pour
surprendre si l’on ajoute que c’est au lecteur, au récepteur, et non à l’auteur,
que Schoentjes, Ballart, mais aussi une large majorité de spécialistes de
l’ironie, accordent aujourd’hui tous leurs privilèges.

Aussi n’importe-t-il pas toujours dans l’analyse de l’ironie de connaître l’inten-


tion de l’auteur, il n’est responsable que du premier mouvement : amener une
incongruité, engager le dialogue par le biais de la question que pose l’incongruité.
Refuser cette invitation au dialogue de l’ironie reviendrait à renoncer par là à
chercher (à donner) un sens au texte ; l’accepter, au contraire, c’est improviser,

L’Œuvre de l’art. I. Immanence et transcendance (Paris, Seuil, 1994) et L’Œuvre de


l’art. II. La Relation esthétique (Paris, Seuil, 1997). Un aperçu des positions nouvelles
de l’auteur avait été avancé dans « La Clé de Sancho », Poétique, nº 101, fév. 1995,
pp. 3-22.
24 L’illustration la plus récente se trouve dans F. RASTIER, Arts et sciences du texte (Paris,
P.U.F., 2001), p. 11. Pour Rastier, « Bakhtine reprend benoîtement l’herméneutique alle-
mande tardive, qu’il connaissait à merveille mais ne pouvait évidemment citer, et son ver-
nis marxisant de circonstance lui a permis d’accréditer les thèses romantiques de l’inter-
texte, de la dialogique, etc. »
25 P. SCHOENTJES, op. cit., p. 248.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 145

comme le soliste d’un concerto, une cadence à partir des éléments fournis par
l’œuvre.26

La préséance accordée au lecteur, la conception adamique du langage


auctorial ou, finalement, la vision autotélique du texte n’ont reçu aucun
démenti chez Ballart, qui, bien au contraire, les a corroborés en déclarant
comprendre « la propuesta estética que la ironía encarna […] como un renuevo
de la percepción muy próximo al concepto formalista de desautomatización »27.
L’ironie socratique, lucide et responsable, cède ainsi la place à une pratique
littéraire qui en est venue à signifier « el conjuro de la sinrazón desde la sin-
razón misma, una verdadera dialéctica artística y un medio de trascender la fic-
ción a base de nombrarla »28.
Il est hors de doute que l’assimilation de l’ironie à des jeux ou enjeux
formels, tels la désautomatisation ou la métalittérature, entérine l’impor-
tance du legs romantique au sein de la critique contemporaine. Mais ceci
ne nous enferme-t-il pas aussi dans un cercle vicieux herméneutique si
tout texte métalittéraire est, par définition, ironique ?
À l’heure où les jeux cervantins qui visent à brouiller les frontières
entre réalité et fiction sont monnaie courante en littérature, il est grand
temps que l’on comprenne le fil qui court de L’Œuvre de François Rabelais
et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance aux Problèmes de la
poétique de Dostoïevski de Bakhtine. C’est probablement dans « Du dis-
cours romanesque » et « De la préhistoire du discours romanesque » qu’il
est le plus apparent. Bakhtine met en avant dans le premier que « le discours
de l’auteur et des narrateurs, les genres intercalaires, les paroles des personnages,
ne sont que les unités compositionnelles de base, qui permettent au plurilin-
guisme de pénétrer dans le roman »29. Il y souligne d’autre part que le fou, le
sot et le bouffon ont une importante fondamentale pour la compréhension
du roman. « Le berceau du roman européen des temps nouveaux fut occupé par
le fripon, le bouffon et le sot, qui laissèrent dans ses langes leur bonnet à grelots.

26 P. SCHOENTJES, op. cit., p. 62. Cette affirmation est recevable, bien entendu, dans le
cadre de la théorie ostentive de l’ironie de Sperber et Wilson. Si la reconnaissance de
l’ironie est un pas nécessaire dans le déchiffrement de sa compréhension, il n’en reste
pas moins que ce n’est jamais un pas suffisant.
27 P. BALLART, op. cit., p. 32. Je comprends « la proposition esthétique que l’ironie
incarne […] comme une actualisation de la perception très proche du concept for-
maliste de désautomatisation » (nous traduisons).
28 P. BALLART, op. cit., p. 38. « La conjuration de l’aberration à partir de l’aberration
elle-même, véritable dialectique artistique et moyen de transcender la fiction en la
nommant » (nous traduisons).
29 M. BAKHTINE, « Du discours romanesque » in Esthétique et théorie du roman (trad.
D. Olivier) (Paris, Gallimard, coll. « Tel » , 1994), p. 89.
146 TEXTE

En outre, ces trois figures ont tout autant d’importance pour la compréhension
des origines préhistoriques de la prose et de ses liens avec le folklore. » 30.
Dans le second texte, les deux facteurs que nous venons de dégager ici :
les formes compositionnelles du discours rapporté et le personnel roma-
nesque héritier du carnaval, sont mis en relation directe avec le roman. Et
nous ne tarderons pas à comprendre que ces catégories ont partie liée avec
l’ironie et la parodie.

Dans la préhistoire du verbe romanesque, on peut observer l’action de facteurs


nombreux et souvent tout à fait hétérogènes. De notre point de vue, deux facteurs
paraissent essentiels : l’un c’est le rire, l’autre, le plurilinguisme. Le rire orchestra
les formes les plus anciennes de la représentation du langage qui, à l’origine, ne
fut rien d’autre qu’un persiflage du langage et de la parole directs d’une autre per-
sonne. La multiplicité des langages et (en liaison avec elle) leur éclairage mutuel,
haussèrent ces formes à un niveau littéraire et idéologique nouveau, où le « genre
roman » devint possible.31

Ceci étant dit, il est grand temps aussi, et peut-être plus important
même dans l’immédiat, que l’on récupère l’éthos, la vision du monde iro-
nique qu’ont véhiculés Cervantès et Socrate en choisissant des formes lit-
téraires et des modalités discursives précises. Ce qui implique que l’on
récupère le lien qui existe entre esthétique et idéologie. Ou que l’on se rap-
pelle que, pour les philosophes, l’ironie est loin d’être un jeu gratuit. Elle
est bien plutôt une forme de connaissance qui a partie liée au sérieux.
Plus d’un critique espagnol (V. Gaos, E. Asensio) a mis en avant la
première dimension en rappelant que l’ironie et l’humour ont certaine-
ment permis à Cervantès de déjouer plus d’une fois la censure inquisito-
riale et de prendre parti dans les grands débats de l’époque. Et Bakhtine n’a
rien dit d’autre lorsqu’il soulignait que le franc parler de Rabelais lui avait
non seulement évité le bûcher, mais aussi évité toute persécution, et tout
désagrément tant soit peu grave. Il n’en fut pas de même pour son ancien
ami, « l’humaniste Étienne Dolet, [qui] mourut sur le bûcher pour des choses
beaucoup plus insignifiantes, qu’il avait eu la malchance de dire sur le mode
sérieux : l’ignorance de la méthode de de Basché et Villon lui fut fatale »32.
Quant à la fin tragique de Socrate elle met à jour le lien qui existe entre
ironie et sérieux, en opposition au jeu ou à la dimension ludique à laquelle

30 M. BAKHTINE, « Du discours romanesque », p. 218.


31 M. BAKHTINE, « De la préhistoire du discours romanesque » in Esthétique et théorie
du roman, p. 410.
32 M. BAKHTINE, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et
sous la Renaissance (trad. A. Robel) (Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1998), p. 268.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 147

l’ironie est trop souvent ramenée. Jankélévitch a illustré cette idée lorsqu’il
rappela que Socrate n’était pas seulement un bouffon, mais aussi un
trouble-fête qui dérangeait la cité d’Athènes par ses questions. D’où l’am-
biguïté et l’ambivalence… non de l’ironiste, sinon des sentiments qu’il
éveille chez ceux qui l’écoutent. « Le “jeu’’ tout court » commence par dire
Jankélévitch « n’est au service de rien : ayant sa finalité en lui-même, il n’est
pas orienté vers quelque chose d’autre […]. Le jeu est pour rire et pour le plaisir.
De plus il reste sans conséquence ni retentissement posthume : il circonscrit
comme une oasis en pleine vie sérieuse. »33. L’ironie, par contre,

n’est pas une parenthèse ni une enclave détachable dans ce contexte général du
vécu qu’on appelle le Sérieux et qui est aussi notre totalité destinale […] l’ironie
n’est peut-être, après tout, qu’un sérieux un peu compliqué ; l’ironie est une cir-
conlocution du sérieux. Car tout ce qui est humain est sérieux, y compris les heu-
res fériées des jours de fête. L’ironie n’est pas imperméable aux infiltrations du
vécu sérieux et laborieux.34

Même si l’utilisation de stratégies ironiques rend la communication


plus difficile, on comprendra mieux, au su de ces quelques lignes, pourquoi
ce serait un contresens d’en déduire que l’ironiste refuse ou fuit le dialogue.
Le choix de celui-ci peut se révéler très logique, si l’on convient que l’ironie
est une invitation qui n’est adressée qu’à un petit groupe d’amis, dont il
faut piquer la curiosité pour qu’ils éprouvent le désir d’entrer dans un dia-
logue authentique.

Exprimer pour voiler, mais aussi voiler pour mieux suggérer ; écrire pour être
mécompris, mais finalement se faire mécomprendre pour convertir plus efficace-
ment son prochain à ce qu’on croit être la vérité : voilà l’invisible visibilité, la
transparente opacité du masque ironique, voilà cette intériorisation extériori-
sante qui est, du même coup, extériorisation intériorisante ; ici l’induction en
vérité ne résulte pas d’une inadvertance accidentelle […], mais d’une intention
anagogique, d’une expresse bonne volonté de connaissance et de communica-
tion.35

Même si la dernière phrase aura de quoi surprendre plus d’un spécia-


liste de l’ironie, Jankélévitch insiste sur le fait que la dualité ironique est
cruciale. Le dédoublement de l’ironiste, sa soi-disant duplicité, doit
induire l’ironisé à réinverser le dédoublement. « L’interprète parcourant à

33 V. JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 56.


34 Ibid., pp. 58-9.
35 Ibid., p. 62.
148 TEXTE

l’envers ou à reculons le chemin qu’à l’aller avait parcouru l’ironiste ; l’ironisé


repense ce que l’ironisant a pensé. »36. Si le lecteur peut lire l’ironie, la déchif-
frer et vaincre la difficulté, alors, il deviendra à son tour un ironiste. C’est à
ce titre que l’on peut dire que « l’ironisé [est], par la grâce de l’ironie, promu
lui-même au rang d’ironiste »37.
Trois éléments clés se dégagent de la leçon de Jankélévitch : il s’agit
respectivement de la dimension sérieuse de l’ironie, de sa composante
gnostique, et, finalement de la dimension duelle ou de complicité qui s’é-
tablit entre l’ironiste et son ami, auditeur ou lecteur potentiel. Relation qui
relègue à un second plan l’idée de victime.
À la lumière de cette analyse, on comprendra mieux que Socrate ait
payé de sa vie le prix de ses convictions puisqu’il était sérieux tout en étant
ironique. C’est pour cela que Jankélévitch n’hésite pas à déclarer que l’iro-
niste badine sur les valeurs parce qu’il y croit. D’une certaine manière,
« l’ironie est encore plus sérieuse que le sérieux »38.
Avant de pouvoir creuser cette idée, en la mettant en relation avec les
travaux de Léo Strauss sur « La Persécution et l’art d’écrire », il nous faut
examiner ce que Ballart a qualifié de « stratégies explicatives » de l’ironie.
Ces stratégies que Ballart étudie dans le troisième chapitre de Eironea:
la figuración irónica en el discurso literario moderno recouvrent d’une part les
« approches formelles et sémantiques » du phénomène, issues du champ de la
rhétorique contemporaine ; d’autre part, les « approches intentionnelles »,
réalisées dans le champ de la pragmatique.
Du côté de la rhétorique, champ de prédilection de l’auteur, Ballart
mentionne les travaux de Lausberg, de Kerbrat-Orecchioni, de Perelman
et Olbrechts-Tyteca, et finalement du groupe µ! de l’Université de Liège.
En ce qui concerne les approches intentionnelles, qui eurent un temps
notre préférence39, Ballart fait état de l’apport conjoint des représentants

36 Ibid., loc. cit.


37 Ibid., p. 65.
38 Ibid., p. 169.
39 Rappelons que nous avons commencé à nous intéresser à l’ironie en vue d’en étudier
les modalités d’application dans un texte littéraire. Comme à l’époque nous croyions
encore que la « voie déductive » (c’est-à-dire, qui part des unités de détail) prônée par
Spitzer était la voie royale pour des analyses philologiques rigoureuses, nous avions
accordé toute notre attention au texte de Ducrot : « Esquisse d’une théorie polypho-
nique de l’énonciation » (Le Dire et le dit [Paris, Seuil, 1984]) cité tant par les linguis-
tiques que les littéraires qui s’intéressent à l’ironie. L’impasse dans laquelle nous nous
sommes trouvée lorsque nous avons voulu le mettre à l’œuvre en tenant compte des
réflexions de Bakhtine sur l’ironie et la parodie nous ont obligée à y renoncer. Ceci est
notamment dû au fait que ce texte illustre un des malentendus qui hypothèquent la
juste compréhension bakhtinienne de la polyphonie, de l’ironie et de l’énoncé. Selon
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 149

de la pragmatique anglo-saxonne, conçue comme théorie de l’agir, et de la


pragmatique intégrée, qui a privilégié la théorie de l’argumentation, de
l’énonciation, et la polyphonie. Parmi les premiers, on retrouvera les théo-
ries de Grice ou de Sperber et Wilson. Ballart fait état des Français Ducrot
et Berendonner, et de l’hispaniste hollandais Haverkate, au nombre des
seconds40.
Selon Ballart, ces deux approximations « se desentienden de cualquier
razonamiento conceptual o filosófico para calibrar la ironía únicamente en sus
ocurrencias concretas en el uso de la lengua o, más particularmente, en la prácti-
ca literaria… »41. C’est pour cela que l’auteur les nomme « stratégies d’ex-
plication du phénomène ironique » et non théories.

Su segregación del conjunto se explica por su CONSIDERABLE INDEPENDENCIA


EPISTEMOLÓGICA RESPECTO DE MODELOS TEÓRICOS DE ALCANCE GENE-
RAL, Y POR LA POSIBILIDAD REAL DE DESVINCULARLAS DE UN CONTEXTO

Ducrot, le concept de polyphonie aurait été reçu par les littéraires, ce qui leur aurait
permis de remettre en question l’unicité du sujet parlant. Cela n’aurait pas été le cas,
par contre, de la « linguistique moderne, terme qui recouvre à la fois le comparatisme, le
structuralisme et la grammaire générative ». Il en résulte que « cette théorie a toujours été
appliquée à des textes, c’est-à-dire à des suites d’énoncés, jamais aux énoncés dont ces textes
sont constitués. De sorte qu’elle n’a pas abouti à mettre en doute le postulat selon lequel un
énoncé isolé fait entendre une seule voix. » (p. 171). C’est à ce titre que le linguiste fran-
çais présente sa théorie de la polyphonie comme « une extension (très libre) à la linguis-
tique des recherches de Bakhtine sur la littérature ». Par ce biais, il se propose de combler
le vide qui existerait dans une discipline qu’il appelle « pragmatique sémantique » ou
« pragmatique linguistique » – branche de la pragmatique au sens large et distincte de
la pragmatique du langage qui s’intéresse « à ce que la parole, d’après l’énoncé lui-même
est censée faire » (p. 174). Après avoir mis l’accent sur les difficultés qu’entraîne une
théorie unifiée du sujet parlant, Ducrot pointe les avantages d’une théorie de la poly-
phonie et de la fragmentation du sujet parlant en une multiplicité d’instances énon-
ciatives. En s’appuyant sur le théâtre et sur le roman et en se recommandant de
Genette, Ducrot dessine alors le profil d’un nouvel « énonciateur », distinct du
« locuteur » (pp. 205-6), et chargé de donner un nouveau souffle à la théorie de
l’ironie (p. 210).
40 Ballart ne fait pas la distinction entre les différentes théories mais en propose une
approche synthétique. Nous avons tracé cette division sur la base de la présentation
des deux facettes actuelles de la pragmatique exposées par Jacques Moeschler et
Anne Reboul dans le Dictionnaire encyclopédique de pragmatique (Paris, Seuil, 1994).
41 P. BALLART, op. cit., p. 265. Ces stratégies « se désintéressent de tout raisonnement
conceptuel ou philosophique et ne valorisent l’ironie que dans les occurrences con-
crètes de la langue quotidienne ou, de manière plus particulière, dans la pratique lit-
téraire… » (nous traduisons).
150 TEXTE

HISTÓRICO CONCRETO, e, incluso de los nombres propios de quienes han traba-


jado en ellas.42

Ceci étant dit, Ballart insiste sur le fait que l’absence de raisonnement
conceptuel ou philosophique des stratégies ne doit pas nous empêcher de
reconnaître leur caractère opérationnel.

Su utillaje formal está, pues, muy perfeccionado, y tanto una estrategia como la
otra consiguen – dentro de sus metalenguajes específicos, por supuesto – afinadas
explicaciones de la figuración irónica. Sobre su funcionamiento y su modo de
actuar, en especial, que no sobre su significado último ni sus valores estético.43

Quand bien même la proposition de Ballart est la proposition la plus


audacieuse qui ait été faite récemment en vue d’ébaucher le profil d’un
« minimum ironique »44, nous ne pouvons l’embrasser parce que nous ne
partageons en rien les prémices sur lesquelles reposent sa présentation des
stratégies d’explication du phénomène ironique. À l’encontre de ce que dit
le Catalan au sujet de l’absence de raisonnement conceptuel ou philoso-
phique des stratégies d’explication, nous croyons que la rhétorique et la
pragmatique sont aussi des théories. Comme l’étaient et le sont, nous l’a-
vons vu, le structuralisme, le formalisme, linguistique ou littéraire, et, bien
entendu, le romantisme. Dans ces conditions, il nous est difficile, voire
impossible, de partager l’optimisme de celui qui considère que le seul
reproche que l’on puisse faire à ces approches serait leur « planteamiento
celular de la ironía, que, bien desde un enfoque tropológico o ilocutivo jamás
rebasa las barreras del sintagma o la frase »45. Partant, nous ne croyons pas
que « ello no debe desalentarnos ni mucho menos llevarnos a declarar la inope-

42 Ibid. « Leur ségrégation de l’ensemble se doit à leur très grande indépendance épisté-
mologique par rapport aux modèles théoriques de portée générale et à la possibilité
réelle de les détacher d’un contexte historique, voire même du nom de leurs promo-
teurs » (nous traduisons).
43 Ibid. « Leur outillage formel est donc très perfectionné et les deux stratégies obtien-
nent – dans le cadre de leurs métalangages spécifiques, bien sûr – des explications
pointues de la figuration ironique. Il s’agit notamment d’explications qui portent sur
le fonctionnement et la manière d’agir de la figuration ironique, non sur sa significa-
tion dernière ou ses valeurs esthétiques » (nous traduisons)
44 Dans les pages suivantes de son analyse, l’auteur dresse une liste de six facteurs que
doit remplir tout phénomène ironique pour être considéré comme tel. (voir pp. 311 et
svtes.)
45 P. BALLART, op. cit., p. 266. « approche cellulaire de l’ironie qui, à partir d’une
approche tropologique ou d’une approche illocutoire, ne déborde jamais les limites
du syntagme ou de la phrase » (nous traduisons).
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 151

rancia de este tipo de aproximaciones, sino por el contrario, obligarnos a recapa-


citar sobre la necesidad de implementarlas dando cabida en ellas a otros avances
procedentes de campos alternativos de la investigación literaria »46.
Contrairement à ce que suggère Ballart, notre pratique nous a montré
qu’on ne peut palier ces faiblesses par d’autres voies qui exposent le cri-
tique à substituer ses valeurs aux valeurs de l’auteur.
Pourquoi ni les stratégies explicatives ni le « minimum ironique » ne
permettent-ils d’interpréter le sens de l’ironie décelable dans un texte litté-
raire ?
Ballart avait donné la réponse. Ces stratégies ne permettent pas d’in-
terpréter l’ironie ni de comprendre le pourquoi de sa présence dans un
texte car soit elles reposent sur une conception formelle de la langue et
idéaliste du sujet, soit elles s’intéressent aux mécanismes cognitifs et aux
habiletés requises par une communication réussie. Coupés de la dimen-
sion idéologique que véhicule l’énoncé, conçu comme « maillon dans la
chaîne verbale »47, les stratégies explicatives ne permettent pas de remonter
la piste de l’ironie ; une piste que l’auteur a cependant tracée en semant des
indices qu’il nous faut apprendre à déchiffrer.
À ses débuts, l’ironie n’était donc pas invitation au libre arbitre hermé-
neutique, mais, nous l’avons vu, invite faite à l’interprète pour qu’il repar-
courre « à l’envers ou à reculons le chemin qu’à l’aller avait parcouru l’ironiste ;
l’ironisé repense ce que l’ironisant a pensé »48. Or l’invitation à penser à nou-
veaux frais le déjà pensé n’est autre qu’une invitation à partir à la rencontre
de l’intentionnalité de l’auteur, conçu, précisons-le d’emblée, dans sa
fonction architectonique, c’est-à-dire organisatrice de l’œuvre artistique.
Les stratégies explicatives qui prennent leur source dans un sujet de type
gnoséologique – sujet rationaliste et idéaliste qui naît avec Descartes et se
retrouve derrière la « conception digitale de l’esprit » de Saussure49 – ne peu-
vent être les instruments qui permettent d’évaluer l’ironie conçue en tant
que forme architectonique ou éthos. Elles ne peuvent pas plus conduire à la
valorisation artistico-idéologique de l’œuvre, première tâche de toute ana-

46 P. BALLART, op. cit., p. 266. « cela ne doit pas nous décourager ni nous conduire à
décréter l’inefficacité de ce genre d’approches. Bien au contraire, cela doit nous obli-
ger à faire le point sur ces stratégies et à penser à les mettre en œuvre en accueillant en
leur sein d’autres résultats, issus de champs alternatifs de la recherche littéraire. »
(nous traduisons).
47 M. BAKHTINE, « Le Problème des genres du discours » in Esthétique de la création
verbale (trad. A. Aucouturier) (Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque des Idées »,
1984), p. 282.
48 V. JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 62.
49 Voir S. BOUQUET, Introduction à la lecture de Saussure (Paris, Payot, 1997), p. 239.
152 TEXTE

lyse stylistique du roman, dont l’objet est le locuteur et ce qu’il dit et le pro-
blème central, celui de la représentation littéraire du langage, de l’image
du langage50.

La tâche réelle de [l’analyse stylistique du roman] consiste à découvrir, dans le


corps du roman, tous les langages servant à l’orchestrer, à comprendre le degré
d’écart entre chacun des langages et l’ultime instance sémantique de l’œuvre, et
les différents angles de réfraction de leurs intentions, à saisir leurs relations dialo-
giques mutuelles, enfin, s’il existe un discours direct de l’auteur, à déceler son
fond dialogique plurilingue, hors de l’œuvre. […]
La solution de ces problèmes stylistiques présume avant tout une profonde
pénétration littéraire et idéologique du roman. Cette compréhension seule
(étayée naturellement par des connaissances) peut dominer le projet littéraire
essentiel de l’ensemble, et, partant de là, percevoir les moindres distances entre
divers traits du langage et l’ultime instance sémantique de l’œuvre, les nuances les
plus subtiles des accents de l’auteur, etc. Aucune observation linguistique, si fine
soit-elle, ne découvrira jamais ce mouvement et ce jeu des intentions de l’auteur
au sein des différents langages et de leurs aspects. La pénétration littéraire et
idéologique dans la totalité du roman doit sans cesse guider son analyse stylis-
tique.51

La citation est longue mais elle illustre tout à la fois le programme sty-
listique de Bakhtine et les limites qu’y tient la linguistique. Bien entendu
ce programme est d’application pour étudier les manifestations modernes
et contemporaines du rire et du plurilinguisme dégagées dans « De la pré-
histoire du discours romanesque ».
À la lumière de ces fragments, il est clair que les stratégies explicatives
peuvent aider à débroussailler la compréhension de l’ironie, mais de
manière très circonscrite. Dans le meilleur des cas, elles permettent d’ex-
pliquer comment fonctionne l’ironie ou de cataloguer des formes ou des
occurrences standard de celles-ci. Comme elles travaillent sur des valeurs
universelles, avec des mots de dictionnaire – qui n’ont ni accent évaluatif,
ni centre axiologique, elles ne permettront toutefois pas d’expliquer le sens
dernier, ni les valeurs esthétiques.
C’est entre autres pour cette raison que nous avons attiré l’attention
sur le danger qui guette Bakhtine à l’heure où la « théorie saussurienne de
la valeur » s’apprête a renaître de ses cendres pour rejoindre les pistes
ouvertes par les derniers travaux de sémantique de François Rastier52.

50 Voir M. BAKHTINE, « Du discours romanesque », pp. 156 et svtes.


51 M. BAKHTINE, op. cit., pp. 227-8.
52 Voir B. VAUTHIER, « Bakhtine et / ou Saussure ? ou, de l’histoire du malentendu des
“malentendus saussuriens” », Cahiers Ferdinand de Saussure, nº 55, 2002, pp. 241-66.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 153

En ce XXIe siècle commençant, où la linguistique interprétative a probablement


une place nouvelle à tenir, l’écho d’une aventure intellectuelle quasi centenaire
dans laquelle ont coexisté, fût-ce de manière étrange, le programme et les recher-
ches d’une linguistique logico-grammaticale et ceux d’une linguistique rhétori-
co-herméneutique nous rappelle, peut-être, comme Schleiermacher le pensait
déjà au début du XIXe siècle, que l’analyse interprétative ne saurait se fonder sur
d’autres substrats que ceux de la grammaire (ce terme pouvant être entendu
aujourd’hui au sens élargi que la théorie saussurienne de la valeur lui confère) –
autrement dit, sur la base de relations réglées avec les savoir produits par le para-
digme logico-grammatical, desquels répond assez bien de nos jours l’appellation
de sciences cognitives.53

Notre pratique nous oblige à nous montrer sceptique quant au succès


d’une aventure herméneutique qui aurait lieu sous les auspices de la
théorie saussurienne de la valeur, même rendue dans toute sa complexité
dans les mains de S. Bouquet54. Nous partagerions plutôt sur ce point la
lucidité dont fit preuve J.-Cl. Gardin lorsqu’il répondit par la négative aux
questions qui visaient à repérer la possible existence d’une fécondation
réciproque de la linguistique et de la sémiologie sur un plan opératoire55.
La stylistique de la création verbale de Bakhtine, qui repose sur un
renversement de l’analyse textuelle traditionnelle, dans le sens où elle se
fonde sur la compréhension globale du texte bien avant d’en envisager
l’analyse de détail, est une alternative solide à cette potentielle herméneu-
tique saussurienne.

La tâche principale de l’esthétique consiste à étudier l’objet esthétique dans sa


spécificité en évitant de lui substituer quelque étape intermédiaire sur le chemin
de sa réalisation ; et avant tout, il importe de comprendre l’objet esthétique de
manière synthétique, dans sa totalité, de comprendre la forme et le contenu dans
leur interrelation essentielle et nécessaire, de comprendre la forme comme forme
du contenu, et le contenu comme contenu de la forme, enfin de comprendre la
spécificité et la loi de ces relations mutuelles.56

Pour savoir comment mener à bien ce programme, ébauché dans les


pages finales de « Le Problème du contenu, du matériau et de la forme
dans l’œuvre littéraire », il nous faut faire retour sur l’opposition dessinée

53 Voir S. BOUQUET, « Y a-t-il une théorie saussurienne de l’interprétation ? », Cahiers


de Praxématique, no.33, coll. « Sémantique de l’intertexte », 2000 (cité d’après la ver-
sion inédite de l’auteur).
54 Voir S. BOUQUET, Introduction à la lecture de Saussure, pp. 223-45 et 310-73.
55 Voir J.-Cl. GARDIN, « Les Rapports de la sémiologie avec la linguistique », Cahiers
Ferdinand de Saussure, nº 41, 1987, p. 67.
56 M. BAKHTINE, « Le Problème du contenu », p. 81.
154 TEXTE

entre l’esthétique matérielle et l’esthétique de la création verbale sur


laquelle s’ouvre le même article.
Pour éviter les écueils de l’esthétique matérielle qui s’est éloignée de
l’esthétique générale et de la philosophie de peur de tomber dans la méta-
physique, la « stylistique de la création verbale » que cherche à fonder
Bakhtine doit satisfaire trois exigences. Ces exigences, que Bakhtine
énonce sous forme de trois postulats négatifs, sont celles qui ont fait défaut
à l’esthétique matérielle – c’est-à-dire, la poétique russe, qui s’est soit rap-
prochée de la linguistique, soit est devenue une linguistique.

1.L’esthétique matérielle n’est pas apte à fonder la forme artistique.


2.L’esthétique matérielle ne peut pas fonder la différence essentielle entre l’objet
esthétique et l’œuvre matérielle, entre les articulations et les liaisons à l’intérieur
de cet objet, et les articulations et les liaisons matérielles à l’intérieur de l’œuvre :
partout elle montre une tendance à mêler ces éléments.
3.Dans les ouvrages d’esthétique matérielle, il se produit une constante et inévi-
table confusion entre les formes architectoniques et compositionnelles ; au sur-
plus, les premières ne sont jamais éclairées radicalement ou nettement définies,
et ne sont pas appréciées à leur juste valeur.57

Quand Bakhtine déclare que l’esthétique matérielle n’est pas apte à


fonder la forme artistique, le syntagme le plus important du postulat c’est
« la forme artistique », qui s’oppose à la « forme matérielle », in absentia dans
la phrase. Ceci renvoie à la grande confusion qui règne à l’époque autour
du terme « forme », et au fait que l’esthétique matérielle tendrait à la consi-
dérer dans sa seule détermination scientifique, mathématique ou linguis-
tique, c’est-à-dire à l’écart de toute évaluation axiologique. « Ce qui reste
incompris c’est que la forme est sous-tendue par une intention émotionnelle et
volitive, sa capacité inhérente d’exprimer la relation de valorisation de l’artiste
et du spectateur à quelque chose qui se trouve au-delà du matériau. »58.
Si cette confusion n’est pas exclusive de l’esthétique de la création ver-
bale, c’est là qu’elle se produit le plus fréquemment, à cause de la confusion
qui règne aussi au sujet du « contenu ». Or, pour Bakhtine, la forme ne peut
jamais être définie comme « forme de la matière », en ce inclus dans les arts
abstraits, c’est-à-dire « non objectaux ».
La forme artistique, c’est la forme d’un contenu, mais entièrement
réalisée dans le matériau, et comme soudée à lui. C’est pourquoi elle doit
être comprise et examinée dans deux directions : 1) de l’intérieur de l’objet

57 Ibid., pp. 30, 32 et 34.


58 Ibid., p. 30.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 155

esthétique pur, comme forme architectonique, axiologiquement orientée


sur le contenu (un événement possible), et relatée à ce contenu ; 2) de l’in-
térieur de l’ensemble matériel réalisé par la composition de l’œuvre : c’est
l’étude de la technique de la forme59.
Que devons-nous comprendre par forme architectonique ? Qu’est-ce
qui la différencie de l’ensemble matériel compositionnel ? Le second pos-
tulat bakhtinien permet de répondre à ces questions.
Bakhtine y rappelle en quoi consiste ou, plus exactement, en quoi
devrait consister, une compréhension authentique de « l’objet esthétique »
qui ne peut être ramené à « l’œuvre extérieure ». Cette compréhension spé-
cifique renvoie à l’attitude de l’auteur créateur, puis à celle du spectateur
lecteur. L’esthétique comme science exige en effet que l’auteur et le(s)
spectateur(s) ne s’approchent pas de leur objet d’étude comme le ferait un
scientifique du sien.

L’analyse esthétique ne doit pas s’orienter sur l’œuvre dans sa réalité sensible, sys-
tématisée par la seule connaissance, mais sur l’œuvre telle qu’elle apparaît quand
l’artiste et le spectateur orientent vers elle leur activité esthétique. De la sorte,
c’est le contenu de l’activité esthétique (contemplation) orientée sur l’œuvre qui appa-
raît comme l’objet de l’analyse esthétique. Ce contenu, nous allons désormais l’ap-
peler objet esthétique, pour le distinguer de l’œuvre extérieure proprement dite,
qui permet d’autres attitudes et, avant tout, une attitude de cognition au premier
degré, c’est-à-dire une perception sensorielle réglée par un concept.
Comprendre l’objet esthétique dans sa singularité et sa structure purement artisti-
ques (structure que désormais nous qualifierons d’architectonique de l’objet esthé-
tique), telle est la tâche première de l’analyse esthétique.60

Si la compréhension de l’objet esthétique constitue la première tâche


de l’analyse esthétique, elle n’est pas exclusive et n’exclut donc pas d’autres
types de compréhension. Bien au contraire, elle a besoin d’elles. La com-
préhension de la forme architectonique de l’objet esthétique doit ainsi être
suivie d’une compréhension rigoureusement linguistique de l’œuvre litté-
raire. Pour mener à bien cette partie de l’analyse,

l’esthéticien doit devenir géomètre, physicien, anatomiste, physiolog[iste], lin-


guiste, comme aussi, jusqu’à un certain point, est contraint de le faire, l’artiste.
Ainsi l’œuvre littéraire doit être comprise intégralement, sous tous ses aspects,
comme un phénomène du langage, c’est-à-dire de manière purement linguis-
tique, sans égard à l’objet esthétique qu’elle réalise, et seulement dans la limite des

59 Ibid., p. 69.
60 Ibid., pp. 32-3.
156 TEXTE

lois scientifiques qui régissent son matériau. Enfin, troisième tâche de l’analyse
esthétique : comprendre l’œuvre extérieure, matérielle, comme réalisant un objet esthé-
tique, comme appareil technique d’une réalisation esthétique. Il est clair que cette
troisième tâche suppose déjà connus et explorés, tant l’objet esthétique dans sa
singularité, que l’œuvre matérielle dans son donné extra-esthétique.
Pour résoudre cette tâche, il faut procéder par la méthode téléologique61.

Alors que la complémentarité des approches illustre bien la nécessité


du va-et-vient entre l’approche globale et de détail – va-et-vient qui peut
être mis en relation avec le programme de Spitzer62, la troisième tâche
révèle un nouveau point fort de l’analyse : la structure de l’œuvre comprise
comme forme téléologique, comme réalisant l’objet esthétique, renvoie à
la composition de l’œuvre, qui ne coïncide en rien avec l’existence artis-
tique de l’objet esthétique.
L’esthétique matérielle a échoué et échoue encore dans sa tentative de
compréhension de l’objet esthétique pris en sa totalité parce que, n’ayant
pas compris les différences qui existent entre les trois étapes de la compré-
hension, elle les mélange et les inverse sans même s’en rendre compte.
Pour le dire autrement : elle ne réalise pas totalement l’esthétisation préa-
lable de son objet et n’aborde donc jamais l’objet esthétique dans sa pureté
absolue.

Faute de différencier les trois aspects que nous venons de déterminer : a) l’objet
esthétique, b) le donné matériel, extra-esthétique de l’œuvre, c) l’organisation
compositionnelle du matériau, conçue téléologiquement, les travaux de l’esthé-
tique matérielle (et cela concerne presque toute la théorie de l’art) apportent
beaucoup d’ambiguïté et d’obscurité, aboutissent constamment au quaternio ter-
minorum dans les déductions : tantôt on a en vue l’objet esthétique, tantôt l’œuvre
extérieure, tantôt la composition. L’analyse oscille surtout entre le deuxième et le
troisième élément, sautant de l’un à l’autre, sans suite ni méthode.63

Ce bilan nous amène au troisième postulat de Bakhtine, point d’in-


flexion de la stylistique de la création verbale qu’il a cherché à fonder en
regard des théories de l’art en vigueur à son époque. Nous nous proposons
d’illustrer ce postulat qui repose sur la différence tracée entre formes archi-
tectoniques et formes compositionnelles en ouvrant une parenthèse sur la
parodie.

61 Ibid., loc. cit.,


62 Voir L. SPITZER, « Art du langage et linguistique » in Études de style (précédé de « Leo
Spitzer et la lecture stylistique » de J. STAROBINSKI (Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1970), pp. 44-78.
63 M. BAKHTINE, op. cit., p. 34.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 157

Si les critiques littéraires ont été peu prolixes au sujet du possible


apport de Bakhtine à une théorie de l’ironie, il n’en va pas de même avec la
parodie. Daniel Sangsue a ainsi consacré à Bakhtine tout un chapitre de
son bref essai La Parodie64. Le fait est d’autant plus significatif que le cri-
tique se proposait ainsi de rendre compte de l’apport le plus authentique
du Russe. Afin de pouvoir trancher ce nœud bakhtinien qui s’offre à nous
sous la forme de l’alternative d’un Bakhtine, théoricien de la parodie, nous
allons évoquer à grands traits les objectifs visés par Sangsue et les conclu-
sions qu’il tire de son étude ; conclusions et objectifs qui, nous le verrons,
ne sont guère éloignés de ceux et celles des spécialistes de l’ironie.
Pour réagir au psittacisme qui entoure la parodie, Sangsue se propose
tout d’abord de « redessiner les contours d’une notion devenue souvent floue à
force d’être utilisée à tort et à travers ». Pour mener à bien cet objectif, il passe
en revue les « différentes conceptions de la parodie, depuis l’Antiquité jusqu’à
nos jours », en ce inclus celle de Bakhtine « disséminée dans plusieurs ouvra-
ges » 65.
Dans les premier et troisième chapitres, le critique examine les accep-
tions les plus usuelles de cette notion passe-partout. Il appert de cet exa-
men que le XIXe siècle a marqué un tournant dans l’histoire du concept qui
voit consacré un distinguo entre un sens étendu et un sens restreint de la
parodie. Dans le second chapitre, il est fait référence à la définition la plus
ancienne du concept, entendons « la plus juste ». À l’origine, dit Sangsue,
« la parodie ne désignait pas seulement un genre littéraire, mais aussi une cer-
taine technique de citation »66. « La parodie, telle qu’elle était conçue dans
l’Antiquité, se limitait donc à une opération ponctuelle : simple recontextualisa-
tion, sans transformation, d’un fragment de texte […] ou recontextualisation
avec transformation, allant de modifications minimes, comme le changement
d’une lettre […] à la paraphrase.» 67.
Une fois établi que la parodie originelle était avant tout une opération
de transformation textuelle, le critique consacre les quatre chapitres sui-
vants de son analyse aux apports et modifications que l’on doit aux forma-
listes russes, à Bakhtine, à trois critiques anglo-saxons (M. Rose,
L. Hutcheon et M. Hannoosh) et à Gérard Genette. Finalement, dans le
dernier chapitre, significativement intitulé « Pour une poétique de la
parodie », le critique dresse le bilan et présente une définition opération-
nelle de la parodie. Afin de prendre la mesure de ce que celle-ci doit à

64 D. SANGSUE, La Parodie (Paris, Hachette, 1994).


65 Ibid., p. 4.
66 Ibid., p. 15.
67 Ibid., p. 16.
158 TEXTE

Bakhtine, nous allons nous pencher maintenant sur le chapitre qui lui est
consacré.

Chez Bakhtine [écrit Sangsue], LA PARODIE S’INTÈGRE DANS UN VASTE


ENSEMBLE QUI LUI DONNE SENS ET DONT ON NE PEUT L’ISOLER. Aussi faut-il
commencer par rappeler les grandes lignes de ce qui est un VÉRITABLE SYSTÈME
HERMÉNEUTIQUE, ÉLABORÉ À TRAVERS DE NOMBREUX OUVRAGES ET SUR
PLUSIEURS DÉCENNIES, SYSTÈME QUI REPRÉSENTE AUTANT UNE PHILO-
SOPHIE QU’UNE POÉTIQUE et dont l’importance déborde le cadre du mouve-
68
ment formaliste.

Première esquisse de la parodie bakhtinienne comprise donc comme


pièce centrale d’un vaste système herméneutique qui, bien entendu,
dépasse le formalisme, puisqu’il est tout à la fois philosophie et poétique.
Une présentation synoptique des définitions de la parodie relevées dans
« Le Discours romanesque », « La Préhistoire du genre romanesque » et
L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et à la
Renaissance fait suite à la reconnaissance de la dissémination du concept.
Cet examen révèle que la parodie est chez Bakhtine un concept pluri-
voque, c’est-à-dire « polysémique », « complexe » et « parfois difficile à cerner ».
Après avoir inventorié et distingué un usage très général, un usage plus
limité, une acception-repoussoir et un sens strict, Sangsue observe que

l’essentiel n’est pas dans la pertinence de l’emploi ou dans la signification exacte


du mot « parodie », MAIS DANS LA VISION DU MONDE À LAQUELLE CETTE
NOTION RENVOIE. Le grand intérêt de la démarche de Bakhtine est en effet de
s’interroger, au-delà de ses différentes formes, sur la valeur de la parodie, sur ses
implications culturelles et idéologiques.69

Si cette évaluation positive de la parodie recouvre un certain nombre


d’éléments présents dans la conception bakhtinienne de la parodie (?) :
universalisme cosmique, relation aux discours sérieux et à l’idéologie offi-
cielle, ambivalence, etc.70, le critique n’en formule pas moins aussitôt une
autre valorisation, bien plus mitigée.

L’inconvénient de la perspective bakhtinienne est en effet d’être un peu trop


manichéenne : promotion enthousiaste de la culture populaire contre la culture

68 Ibid. p. 37.
69 Ibid. p. 41.
70 Ne seraient-ce pas plutôt les traits du carnaval, ou plus exactement des formes de la
culture comique populaire, dont la parodie ne serait qu’une des manifestations ?
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 159

« officielle », idéalisation du Moyen Âge et de la Renaissance comme les âges d’or


du rire et de la parodie, vision schématique des siècles suivants comme une
période de marginalisation des formes comiques en raison de la formation d’un
régime de classes et d’État. Cependant, L’IMMENSE MÉRITE DE L’APPROCHE DU
THÉORICIEN RUSSE EST D’AVOIR MONTRÉ QUE LA PARODIE N’ÉTAIT PAS
SEULEMENT UNE TECHNIQUE DE RENOUVELLEMENT DE LA LITTÉRATURE
OU UN MOTEUR DE L’ÉVOLUTION LITTÉRAIRE, MAIS QU’ELLE ENGAGEAIT
DES POSTURES CULTURELLES, SOCIALES, POLITIQUES, ET D’AVOIR ÉCLAIRÉ
71
CES DERNIÈRES PAR UNE ENQUÊTE VÉRITABLEMENT ANTHROPOLOGIQUE.

Nous n’irons pas plus loin dans cette présentation. Dans un jeu de
machine arrière, nous préciserons plutôt que les fragments cités et repro-
duits en PETITES CAPITALES sont ceux qui rendent caduque l’idée de la
soit-disant théorie de la parodie chez Bakhtine. Et nous allons nous expli-
quer sur ce point en examinant la définition de la parodie dite « opération-
nelle ».
Après avoir rappelé que les théoriciens de la parodie ont oscillé entre
des définitions très lâches (comme celles de Bakhtine) et des définitions
très strictes (comme celles des rhéteurs ou de Genette), Sangsue met en
évidence les avantages que présentent ces dernières, quand bien même la
rigueur méthodologique n’est pas un motif suffisant pour faire l’économie
des approches plus larges. En effet, deux arguments jouent malgré tout en
leur faveur : leur lecture de la parodie peut trouver appui dans l’acception
commune du mot ; d’autre part, ce ne serait pas la première fois qu’il exis-
terait un décalage entre la théorie des poéticiens et la pratique des auteurs.
Fort de ce talent conciliateur, Sangsue se propose alors de dessiner une
définition satisfaisante de la parodie à partir de celle de Genette, élargie,
ensuite, pour que des éléments retenus dans les théories plus larges puis-
sent y trouver place. Concrètement, il s’agit de passer de la définition de
Genette pour qui la parodie signifie « la transformation textuelle à fonction
ludique » ou, plus exactement, « la transformation ludique d’un texte singu-
lier »72, à une définition qui s’énoncerait comme suit : « La parodie serait
ainsi la transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier »73.
Pour Sangsue, la nouvelle définition a l’avantage d’être « moins limita-
tive » et, par conséquent, « plus opérationnelle » que celle de Genette, mais
sans devenir le fourre-tout des critiques qui ont gommé jusqu’aux frontiè-

71 D. SANGSUE, op. cit., p. 46.


72 Ibid., p. 66.
73 Ibid., p. 74.
160 TEXTE

res du phénomène étudié74. En outre, la définition prend en considération


tant les théories antiques (rhétorique classique), qui montraient la parenté
entre la parodie et le comique, que les « nuances » des théoriciens moder-
nes, qui auraient assimilé la parodie à la satire – ce serait le cas de Bakhtine
(?) – ou l’auraient mise sur pied d’égalité avec le comique – ce serait le cas
des formalistes russes.
La récupération des trois dimensions (ludique, comique et satirique)
est suivie de brefs commentaires sur « l’ambivalence de la parodie » (vue
comme négation, comme adhésion et comme pratique paradoxale au sein
de laquelle peuvent coexister des effets sérieux et parodiques) et d’un cata-
logue d’« objets récurrents » qui se prêteraient plus aisément que d’autres à la
parodie. On retrouve parmi ceux-ci les « grandes œuvres », c’est-à-dire « les
œuvres reconnues, célèbres ».

Les « grandes œuvres » soulèvent une admiration qui pousse le parodiste à rivali-
ser avec elles, mais elles suscitent aussi bien sa volonté de relativiser leur gloire ;
[…] elles lui permettent également de détourner à son profit une partie de cette
gloire […] ; enfin, et c’est peut-être la raison la plus importante, le fonctionne-
ment même de la parodie exige que l’œuvre parodiée soit reconnaissable sous son
hypertexte, c’est-à-dire qu’elle soit suffisamment « grande », connue, pour être
identifiée par les lecteurs.75

Ce dernier présupposé, c’est-à-dire la reconnaissance ou l’identifica-


tion de l’œuvre parodiée dans le chef du lecteur, va obliger Sangsue à reve-
nir sur les conditions de réception du texte, passées sous silence
jusqu’alors. « La perception d’un texte parodique passe par trois étapes : il faut
que le lecteur reconnaisse la présence, dans un texte, d’un autre texte ; qu’il iden-
tifie cet hypotexte et qu’il mesure l’écart existant entre cet hypotexte et le texte
parodique.» 76.
Comme dans le cadre de l’ironie, si les conditions ne sont pas remplies,
on considérera soit que la parodie a échoué, soit que le texte a changé de
statut, puisque le texte parodié n’a pas été reconnu – ce qui arrive souvent
avec les œuvres éloignées dans le temps.

74 Sangsue se réfère aux travaux de Linda Hutcheon qui a étudié la parodie en relation
avec l’ironie dans sa dimension de stratégie communicative. Dans une même ligne
d’idée, mais cette fois au nom d’une ironie bien entendue, Schoentjes et Ballart ont
marqué leur désaccord sur les théories de Hutcheon en considérant que celle-ci offre
un cadre plutôt « flou » du phénomène étudié.
75 D. SANGSUE, op. cit., pp. 77-8.
76 G. IDT, « La Parodie : rhétorique ou lecture? », Le Discours et le sujet [Université de
Nanterre], nº 3, 1972-1973, p. 148. Cité par D. Sangsue, op. cit., p. 84.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 161

Arrivée au terme de notre présentation de La Parodie, tirons les con-


clusions. Avec Sangsue, tout d’abord ; seule, ensuite.

Partis de la définition restreinte des rhétoriques, pour lesquelles la parodie n’est


qu’une technique de citation, nous avons abouti à une autre définition restreinte,
celle de Genette, pour qui elle n’est que la « transformation ludique d’un texte
singulier » (ENTRE LES DEUX, L’ACCEPTION LA PLUS EXTENSIVE ET LA PLUS
RICHE SE SERA RENCONTRÉE CHEZ BAKHTINE, QUI OCCUPE LE CENTRE DE
CET OUVRAGE). De l’une à l’autre de ces définitions, il ne s’agit toutefois pas d’un
retour à la case départ, ou d’une répétition du même : des rhétoriques antiques à
Palimpsestes, la parodie a profondément changé de valeur, acquérant droit de cité
en poétique et PASSANT DU STATUT DE TECHNIQUE À CELUI DE GENRE LIT-
77
TÉRAIRE.

L’idée qu’une technique de citation puisse changer de valeur et deve-


nir un genre littéraire autonome ne pourra que surprendre les lecteurs de
Bakhtine qui auraient en tête les éclaircissements de l’auteur sur les genres
du discours, parmi lesquels les genres littéraires occupent une place privi-
légiée, certes, mais non dépourvue du caractère normatif commun à tout
énoncé. Même si les genres littéraires sont plus propices à la création, les
locuteurs ne les inventent jamais de toute pièce ; tout au plus, ils les inflé-
chissent, en les marquant profondément de leur style.

Le locuteur reçoit donc, outre les formes prescriptives de la langue commune (les
composantes et les structures grammaticales), les formes non moins prescriptives
pour lui de l’énoncé, c’est-à-dire les genres du discours […]. Les genres du dis-
cours, comparés aux formes de langue, sont beaucoup plus changeants, souples,
mais, pour l’individu parlant, ils n’en ont pas moins une valeur normative : ils lui
sont donnés, ce n’est pas lui qui les crée. C’est pourquoi l’énoncé, dans sa singula-
rité, en dépit de son individualité et de sa créativité, ne saurait être considéré
comme une combinaison absolument libre des formes de langue.78

Pour montrer que Bakhtine n’a jamais envisagé la parodie comme


genre littéraire autonome, sinon comme travestissement d’un genre litté-
raire ou discursif, nous ajouterons à cela que, dès 1929, c’est-à-dire dès la
première version du Dostoïevski, qui prolonge de manière exemplaire les
thèses sur le discours rapporté énoncées dans Le Marxisme et la philosophie
du langage : essai d’application de la méthode sociologique en linguistique (deux
ouvrages parmi d’autres, dont Sangsue fait l’économie), la parodie est ins-

77 D. SANGSUE, op. cit., p. 91.


78 M. BAKHTINE, « Le Problème des genres du discours », p. 287.
162 TEXTE

crite dans un ensemble de manifestations qui ont en commun la double


orientation sur le mot.

Esiste un gruppo di fenomeni artistico-linguistici che al tempo presente inizia ad


attirare in modo particolare l’attenzione degli studiosi. Si tratta dei fenomeni
della stilizzazione, della parodia, dello skaz e del dialogo. A tutti questi fenomeni,
nonostante le differenze sostanziali tra di essi, è propio un tratto comune: la paro-
la qui ha un duplice orientamento, sia verso l’oggetto del discorso, come la parola
comune, sia verso un’altra parola, il discorso altrui. Qualora ignorassimo l’esisten-
za di questo secondo contesto del discorso altrui e iniziassimo a percepire la sti-
lizzazione e la parodia cosí come si percepisce il discorso comune – orientato solo
sul suo propio ogetto – no capiremmo questi fenomeni nella loro essenza: la sti-
lizzazione verrá percepita da noi come stile, la parodia semplicemente come
opera riuscita.79

En 1963, c’est-à-dire dans la deuxième édition du Dostoïevksi (édition


fortement retouchée mais sans que les changements ne soient signalés), il
sera précisé que ces phénomènes attirent depuis longtemps l’attention non
des chercheurs (studiosi), mais « des linguistes et des critiques littéraires ». Et
Bakhtine ajoutera : « par leur nature, ces phénomènes sortent du cadre de la
linguistique, autrement dit sont translinguistiques »80! Nous ne pouvons,
hélas, ouvrir une seconde parenthèse pour creuser ici l’idée de phénomè-
nes non pas translinguistiques (dans la version Kristeva81) ni encore moins
pragmatiques (dans la version Todorov82) mais bien « métalinguistiques »,
comme l’écrivait Bakhtine. Au vu de ce que nous avons dit des stratégies
explicatives, qui incluaient la pragmatique, rappelons donc, pour éviter
toute confusion que,

79 M. BACHTIN, Problemi dell’opera di Dostoevskij (1929) (Introduzione, traduzione e


commento di Margherita DE MICHIEL. Presentazione di Augusto PONZIO) (Bari,
Edizioni dal Sud, 1997), pp. 185-6. « Il existe une série de phénomènes artistico-lin-
guistiques qui retient particulièrement l’attention des chercheurs aujourd’hui. Il s’a-
git des phénomènes de la stylisation, de la parodie, du skatz et du dialogue. » (Nous
traduisons.) « Malgré des différences notables, tous ces phénomènes ont un trait commun :
leur mot a une double orientation – vers l’objet du discours, comme il est de règle, et vers un
autre mot, vers le discours d’autrui. Si nous interprétons la stylisation ou la parodie
comme un discours habituel dirigé uniquement sur son objet, nous ne pourrons pas com-
prendre l’essence de ces phénomènes : la stylisation sera prise pour le style, la parodie pour
une œuvre simplement mal écrite » (M. BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski [trad. de
I. Kolitcheff ] [Paris, Seuil, Points, 1998], p. 257).
80 M. BAKHTINE, op. cit., p. 257.
81 J. KRISTEVA, « Une Poétique ruinée », « Préface » à M. BAKHTINE, La Poétique de
Dostoïevski (Paris, Seuil, 1970), p. 13.
82 T. TODOROV, Mikhaïl Bakhtine : le principe dialogique suivi de Écrits du cercle (Paris,
Seuil, 1981), p. 42.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 163

Le rapport dialogique entre les énoncés, dont le sillonnement s’inscrit également


à l’intérieur de l’énoncé pris isolément, est du ressort de la métalinguistique. Par
sa nature, il se distingue des rapports linguistiques qui existent entre les éléments
dans le système de la langue ou dans l’énoncé isolé.
Caractère métalinguistique de l’énoncé (produit du discours).83

Refermons cette (double) parenthèse et revenons à Sangsue. Au terme


de l’analyse de son bref essai, on aura compris que le profit qu’on aurait pu
tirer d’un Bakhtine théoricien de la parodie s’est réduit comme une peau
de chagrin. Comment ne pas voir, en effet, l’abime qui s’ouvre entre la pré-
sentation de la parodie comme pièce majeure d’un système herméneutique
et la définition opérationnelle que propose finalement Sangsue ? À quoi
est dû ce glissement que ne parvient pas à contrecarrer la déclaration finale
sur le double apport de Bakhtine?

L’apport de Bakhtine se situe sur le double plan de la lecture de la parodie (moda-


lités stylistiques et historiques de ses manifestations) et de la réflexion sur ses
implications profondes : notions de « conscience » et de « double » parodiques,
« universalisme cosmique » caractérisation de l’ambivalence de la parodie (des-
truction / régénération) et inscription dans la perspective plus large du dialo-
gisme.84

Le glissement est dû au fait que la philosophie herméneutique qui


sous-tend les recherches stylistiques – métalinguistiques – de Bakhtine
n’a pu trouver à se loger dans une définition formelle de la parodie conçue
comme pratique d’écriture, technique de citation, voire même comme
genre littéraire85! L’aporie se doit au fait que l’insertion des travaux de
Bakhtine dans un tel cadre formaliste ne permet absolument pas d’aller à la
rencontre d’une possible philosophie du rire ou de l’ironie.
En réalité, dans aucun de ses livres Bakhtine ne s’intéresse à la parodie
en tant que telle. Celle-ci est toujours vue comme une forme composition-

83 M. BAKHTINE, « Le Problème du texte dans les domaines de la linguistique, de la


philologie, des sciences humaines : essai d’une analyse philosophique » in Esthétique
de la création verbale, p. 323.
84 D. SANGSUE, op. cit., p. 92.
85 On retrouve une idée similaire chez Hamon qui considère qu’il manque souvent,
dans les travaux sur l’ironie, « une analyse stylistique un peu systématique des procédés
mêmes de l’ironie ». Ceux-ci « conduisent à un dénombrement thématique trop fin […],
sans que d’autre part une réflexion un peu plus générale soit conduite, sans qu’une poétique
de l’ironie soit esquissée, qui s’efforcerait de considérer l’ironie comme une forme, comme une
posture d’énonciation-type intégrée à l’énoncé, voire comme un genre littéraire à part
entière » (op. cit., p. 4).
164 TEXTE

nelle dont peut ou non se servir un écrivain (humoriste ou ironique) qui


aurait adopté une attitude critique déterminée par rapport aux discours
« dogmatiques » de son époque.
En creusant l’idée du « dialogisme », dégagée comme second versant
de la parodie, Sangsue aurait pu mettre le doigt sur la « polyphonie », et
partant, sur l’ironie, forme actuelle – ni marginalisée, ni marginale – du
rire et de l’humour des grands créateurs du roman moderne.
Pour pouvoir faire un pas dans cette direction, faisons donc retour sur
l’idée que l’ironie exprime avant tout un éthos, c’est-à-dire renvoie à la
vision du monde de l’auteur86. L’ironie, ce rire réduit qu’a incarné Socrate
bien avant de renvoyer aux jeux cervantins et au romantisme allemand, ne
peut être étudiée qu’au départ d’une vision métalinguistique du langage et
d’une esthétique socio-idéologique de la création verbale parce qu’elle
n’est ni seulement forme, ni seulement contenu, mais bien un enchevêtre-
ment complexe de forme et de contenu, c’est-à-dire une forme architecto-
nique. Que faut-il entendre par là ? C’est ce que nous allons voir à présent.
Les formes architectoniques, nous dit Bakhtine, appartiennent à
l’objet esthétique.

Les formes architectoniques sont les formes que prennent les valeurs morales et
physiques de l’homme esthétique, les formes de la nature perçues comme son
environnement – les formes de l’événement vu par lui dans l’aspect de sa vie per-
sonnelle, sociale, historique, etc. Toutes sont des acquisitions, des réalisations,
elles ne servent à rien, mais se suffisent tranquillement à elles-mêmes ; ce sont les
formes de la vie esthétique dans sa singularité.87

Les formes architectoniques fondamentales sont communes à tous les arts, à tout
le domaine de l’esthétique, et en constituent l’unité. Entre les formes composi-
tionnelles des différents arts, il existe des analogies, déterminées par la commu-

86 Tovar a attiré l’attention sur le fait que les philosophes postérieurs à Socrate se sont
divisés au sujet de la valeur de l’ironie, souvent ramenée au seul scepticisme. On
considéra injustement que c’était là le meilleur de l’héritage socratique et on oublia
que Socrate critiquait aussi l’ingénuité rationaliste de ses contemporains et essayait
de sauver la sagesse et d’assurer les fondements de la connaissance rationnelle (Voir P.
BALLART, op. cit., p. 43). Si les observations de Tovar permettent de mettre en évi-
dence que le concept d’ironie fut très vite grevé dans sa signification originelle, c’est
au sémiologue français Roland Barthes que l’on doit d’avoir attiré l’attention sur le
fait que « parallèlement à un glissement de l’ironie de l’éthique à la rhétorique, il semble que
l’on observe un déplacement de la conception de l’ironie comme éthos – comme ton de l’au-
teur – à une conception du phénomène comme pathos » (R. BARTHES, « L’Ancienne
Rhétorique : aide mémoire », Communications, nº 19, pp. 172-229). Dès les origines,
il y a donc bien plus qu’un simple glissement de l’éthique à la rhétorique.
87 M. BAKHTINE, « Le Problème du contenu », pp. 35-6.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 165

nauté des tâches architectoniques, mais c’est ici qu’entrent dans leurs droits les
particularités des matériaux. Un énoncé du problème du style, l’un des problèmes
majeurs de l’esthétique, n’est pas possible sans une distinction stricte entre les
formes architectoniques et compositionnelles.88

Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons approfondir l’idée de la


communauté artistique des formes architectoniques qui renvoient impli-
citement aux pistes ouvertes aux littéraires par les recherches conjointes de
Dilthey et de Wölfflin. Au départ de l’ironie, de la parodie et du roman,
essayons plutôt de concrétiser cette interrelation forme architectonique /
formes compositionnelles, en repartant du fait que toute forme architecto-
nique est réalisée au moyen de procédés compositionnels et qu’aux princi-
pales formes compositionnelles (celles de genre, par exemple)
correspondent dans l’objet esthétique réalisé des formes architectoniques
essentielles.
Si l’on retourne au texte de 1924, « Le Problème du contenu, du maté-
riau et de la forme dans l’œuvre littéraire », nous verrons que l’humour – et,
par conséquent, dirons-nous, l’ironie – se trouve rangé aux côtés du
lyrique, du tragique et du comique parmi les formes architectoniques. Le
roman, par contre, est considéré comme forme compositionnelle – tout
comme l’est aussi la parodie.

Le roman est une forme proprement compositionnelle de l’organisation des mas-


ses verbales. C’est par elle que se réalise dans un objet esthétique, la forme archi-
tectonique du « couronnement » littéraire d’un événement historique ou social,
une variante de la forme du couronnement épique. […]
L’humour, l’héroïsation, le « type », le caractère sont des formes purement architec-
toniques, mais évidemment, leur réalisation n’est possible que grâce à des procé-
dés compositionnels précis.89

La boucle est presque bouclée. En effet, en reconnaissant que l’ironie


est une forme architectonique, c’est-à-dire, n’ayons pas peur d’insister,
une forme de contenu qui ne trahit sa présence dans l’objet esthétique
qu’en tant que signification axiologique (émotionnel-volitif), Bakhtine a
non seulement pris en considération la dimension philosophique et idéo-
logique du phénomène (dimension abordée ici avec Jankélévitch), mais
aussi sa dimension compositionnelle et formelle (traitée par les poéticiens
et les linguistes).

88 Ibid., pp. 36-7.


89 Ibid., p. 35.
166 TEXTE

Affirmer que la forme architectonique n’existe pas « quelque part »,


« toute prête » ; et qu’elle ne peut se réaliser que dans des formes composi-
tionnelles et des unités linguistiques spécifiques90, revient à dire que les
genres du discours sont « choisis » par les locuteurs en fonction d’une
intention, c’est-à-dire d’un message qu’ils souhaitent transmettre. Depuis
Le Marxisme et la philosophie du langage, nous savons que «[q]uelle que soit
la composante de l’expression-énonciation que nous considérions, elle sera déter-
minée par les conditions réelles de l’énonciation en question, c’est-à-dire avant
tout par la situation sociale la plus immédiate ».
Mais dans cet ouvrage daté de 1929, Bakhtine /Voloshinov ne consi-
dèrent encore réellement que deux faces du mot. « Il est déterminé tout
autant par le fait qu’il procède de quelqu’un que par le fait qu’il est dirigé vers
quelqu’un. Il constitue justement le produit de l’interaction du locuteur et de
l’auditeur. »91. Il faudra attendre les recherches des dernières années, du
seul Bakhtine donc, pour que l’énoncé – maillon de la chaîne verbale qui
répond à un énoncé situé en amont et anticipe la réponse d’un énoncé situé
en aval92 – s’ouvre de manière décidée au troisième. « Le rapport à l’énoncé
d’autrui ne peut être séparé ni du rapport à la chose (qui fait l’objet d’une discus-
sion, d’un accord, d’une rencontre) ni du rapport au locuteur lui-même. C’est
une triade vivante dont le troisième membre n’a pourtant, jusqu’à présent,
guère été pris en compte.» 93.
Ce sont bien évidemment les énoncés second et troisième, et la nature
de la relation qui s’établira entre mon énoncé et celui des autres qui condi-
tionneront le genre mais aussi le ton de ma réponse. Et c’est sur cette
« tonalité », cette « intonation » de la réponse, que nous souhaiterions con-
clure en faisant retour sur l’ironie envisagée dans sa double dimension
esthétique et idéologie. Nous aimerions préciser le lien qui se joue de l’une
à l’autre de ces sphères en replaçant au centre de notre analyse l’ironiste par
antonomase. Pour ce faire nous allons nous tourner vers les travaux de Léo
Strauss.
Pour pouvoir montrer le lien qui se dessine chez Strauss entre ironie et
politique ou, plus précisément, entre certains genres littéraires et formes
voilées d’écriture et le libéralisme des Anciens, il nous faut commencer par
rappeler que Strauss ne valorise pas exclusivement le Socrate de Platon. Il

90 Ibid., p. 36.
91 M. BAKHTINE, Le Marxisme et la philosophie du langage : essai d’application de la
méthode sociologique en linguistique (Paris, Minuit, 1977), p. 123.
92 Voir M. BAKHTINE, « Le Problème des genres du discours… », pp. 302-3.
93 M. BAKHTINE, « Le Problème du texte dans les domaines de la linguistique, de la
philologie, des sciences humaines : essai d’une analyse philosophique » in Esthétique
de la création verbale, pp. 332-3.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 167

réhabilite aussi ceux de Xénophon et d’Aristophane, souvent laissés dans


l’ombre alors qu’il ont bien des choses à nous apprendre, notamment sur le
Socrate politique. C’est notamment le cas du dialogue des Grenouilles qui
met en lumière la responsabilité que poètes et philosophes ont envers la
cité.

Euripide et Eschyle (sans parler d’Aristophane) sont d’accord sur le critère


ultime à l’aune duquel les poètes doivent être jugés. Euripide avait gardé le
silence sur ce critère : il avait gardé le silence sur la fonction politique de la poésie,
tout comme Socrate n’avait manifesté aucun souci pour la cité. Cependant, ce
que Socrate pouvait se permettre, il est vrai à ses risques et périls, le poète qui s’a-
dresse à la cité ne le peut pas.94

Comme l’a rappelé Olivier Seyden, la question de la responsabilité que


Strauss souligne par le biais de cette relecture de la pièce d’Aristophane est
liée à la réouverture de la Querelle des Anciens et des Modernes. Cette
question renvoie à l’hypothèse que Strauss a expérimenté sur nombre de
textes de l’antiquité et de la première modernité, à savoir, que

[l]es classiques avaient au sujet des relations entre la philosophie et la société une
OPINION TOUT À FAIT OPPOSÉE À CELLE QUI PRÉVAUT EN EUROPE DEPUIS LA
FIN DU XVIIIe SIÈCLE. Les Modernes croient à l’harmonisation entre la philo-
sophie et la société, les Anciens croient cette harmonisation impossible et par
conséquent à la persistance du danger que courent les philosophes et la philo-
sophie. Par conséquent, le philosophe, s’il doit publier les résultats de ses recher-
ches, doit le faire de telle sorte qu’il ne mette pas explicitement en cause l’ordre de
la cité, de telle sorte que son intervention oriente dans le sens d’une amélioration,
mais en aucune manière vers un bouleversement de l’ordre politique95.

Ce rappel de la dimension politique de l’ironie a le mérite de jeter un


jour nouveau sur le pourquoi de la duplicité de l’ironiste. En outre, elle met
en lumière l’erreur d’une époque historiciste (dont nous ne sommes pas
nécessairement sortis) qui tend trop souvent à interpréter les textes d’une
autre époque à l’aune de ses seules valeurs. Grief que l’on retrouve sous la
plume de Bakhtine (voire même, de Jankélévitch) qui reprochait, par
exemple, aux romantiques d’avoir imposé leur conception étroite du fol-
klore, du rire populaire, et du grotesque96.

94 L. STRAUSS, Socrate et Aristophane (trad. O. Seyden) (Combas, Éditions de l’Éclat,


1993), p. 318.
95 O. SEYDEN, « Présentation du traducteur » à L. Strauss, Socrate et Aristophane, p. xiii.
96 M. BAKHTINE, L’Œuvre de François Rabelais…, p. 46.
168 TEXTE

Venons-en maintenant au Socrate de Platon, plus connu, certes, mais


pas nécessairement mieux compris du point de vue stylistique. Selon
Strauss, la juste compréhension du message socratique serait grevée par
une surévaluation de son contenu qui s’opère au détriment de la forme
dans lequel il nous a été transmis. Pour tenter de remédier à cette situation,
Strauss va dégager les particularités discursives du dialogue platonicien, et
les mettre en relation avec l’ironie socratique.

Tout le monde sait [dit Strauss] que Platon nous parle […] par la bouche de
ses porte-parole. Mais pourquoi use-t-il d’une multiplicité de porte-parole ?
Pourquoi fait-il de son Socrate un auditeur silencieux […] ?
Mais tout cela est encore plus ridicule : n’importe quel enfant sait que le
porte-parole par excellence de Platon est son vénéré maître et ami Socrate [… ].
Mais il y a une singularité propre à Socrate : il fut un maître de l’ironie. Et nous
voilà revenus à notre point de départ : parler par la bouche d’un homme célèbre
pour son ironie semble revenir à ne rien dire du tout. Se pourrait-il que Platon,
comme son Socrate, le maître en la connaissance de l’ignorance, n’ait rien dit du
tout, c’est-à-dire qu’il n’ait pas d’enseignement qui lui soit propre ?
Supposons donc que les dialogues platoniciens ne transmettent pas d’ensei-
gnement, mais, étant un monument dédié à Socrate, nous présentent comme
modèle le mode de vie socratique.
[…] Beaucoup pour ne pas dire tout, semble dépendre de ce qu’est l’ironie
socratique. L’ironie est une espèce de dissimulation ou de mensonge. […] L’i-
ronie est donc la noble dissimulation de sa propre valeur, de sa propre supériorité.
Nous pouvons dire qu’elle est l’humanité particulière de l’homme supérieur […].
La forme la plus élevée de supériorité est la supériorité en sagesse. Par consé-
quent, la forme la plus élevée de l’ironie sera la dissimulation de sa propre sagesse,
c’est-à-dire la dissimulation de ses sages pensées. […] Si l’ironie est essentielle-
ment liée au fait qu’il y a une hiérarchie naturelle entre les hommes, il s’ensuit que
l’ironie consiste à parler différemment à des gens différents.97

Avec ces quelques coups de pinceaux, le portrait de notre ironiste


commencé sous la brosse de Bakhtine et de Jankélévitch prend du relief et
de la profondeur. Plus de relief philosophique, d’une part. Plus de relief
littéraire, d’autre part. Grâce à ces deux angles d’attaque de l’ironie les ana-
lyses de Strauss semblent un complément idéal aux observations de Bakh-
tine. Comme nous allons le voir, elles semblent même corroborer la
définition de la forme architectonique comprise comme forme d’un conte-
nu soudé à un matériau.

97 L. STRAUSS, « Sur la République de Platon » in La Cité et l’homme (Paris, Agora,


1987), pp. 69-71.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 169

On ne peut pas comprendre l’enseignement de Platon tel qu’il l’a voulu si l’on ne
sait pas ce qu’est un dialogue platonicien. On ne peut séparer la compréhension
de l’enseignement de Platon de la compréhension de la forme sous laquelle il se
présente. On doit prêter autant attention au « comment » qu’au « ce que ». En tout
cas, on doit même, dès l’abord, attacher une plus grande importance à la « forme »
qu’au « contenu » parce que la signification du « contenu » dépend de la « forme ».
On doit remettre à plus tard son intérêt pour les questions les plus sérieuses (les
questions philosophiques) pour s’absorber dans l’étude d’une question purement
littéraire. Toutefois il y a un rapport entre la question littéraire et la question phi-
losophique. La question littéraire, la question de la présentation, s’occupe d’une
espèce de communication. La communication peut-être un moyen de vivre
ensemble ; dans sa forme la plus élevée, la communication est vivre ensemble.
[…] Convenablement entendue, la question littéraire est la question du rapport
entre la société et la philosophie.98

Outre le fait d’être liée à la communication au sens noble du mot,


c’est-à-dire à un art de vivre ensemble, la question littéraire – qui est tout à
la fois question philosophique et politique – renvoie à l’idée d’un art d’é-
crire, sur lequel nous avions ouvert cette conclusion. Selon Strauss, la
nécessaire cohabitation de tous les citoyens au sein de la res publica, et la
distinction précédemment évoquée entre philosophie et opinion, ont
longtemps expliqué le double niveau de lecture possible d’un grand
nombre de livres des Anciens – parfois aussi des Modernes99. L’idée de ce
double niveau de la littérature que Srauss concrétise en distinguant un
enseignement exotérique (c’est-à-dire, un enseignement socialement
utile) et un enseignement esotérique (c’est-à-dire, un enseignement vrai)
peut, bien entendu, être mise en relation avec les trois caractères de l’ironie
que nous avions dégagés avec Jankélévich : son caractère sérieux, gnos-
tique et duel.

Ainsi un livre exotérique contient deux enseignements : un enseignement popu-


laire de caractère édifiant, qui est au premier plan ; et un enseignement philoso-
phique concernant le sujet le plus important, qui est indiqué seulement entre les
lignes. Ce qui n’est pas nier que de grands écrivains aient pu exprimer certaines
vérités importantes tout à fait ouvertement en les mettant dans la bouche de
quelque personnage peu recommandable : ils auraient ainsi montré combien ils
désapprouvaient que soient proférées les vérités en question. CE NE SERAIT
DONC PAS POUR RIEN QU’ON RENCONTRE DANS LA PLUS GRANDE LITTÉRA-
TURE DU PASSÉ TANT DE DIABLES, DE FOUS, DE MENDIANTS, DE SOPHISTES,

98 L. STRAUSS, op. cit., pp. 71-2.


99 Nous nous permettons de renvoyer à la conclusion de notre thèse sur Miguel de Una-
muno (Bilbao, 1864 – Salamanca, 1936), publiée sous le titre de Arte de escribir e iron-
ía en la obra de Miguel de Unamuno.
170 TEXTE

D’IVROGNES, D’ÉPICURIENS ET DE BOUFFONS INTÉRESSANTS. Cependant,


ceux à qui s’adressent ces livres en vérité ne sont ni la multitude non philoso-
phique, ni le parfait philosophe en tant que tel, mais les jeunes gens susceptibles
de devenir des philosophes : les philosophes potentiels sont conduits pas à pas des
conceptions populaires, qui sont indispensables pour toutes raisons pratiques et
politiques, à la vérité qui est purement et simplement théorique, guidés qu’ils
sont par CERTAINS TRAITS BIZARREMENT ÉNIGMATIQUES DANS LA PRÉSEN-
TATION DE L’ENSEIGNEMENT POPULAIRE – OBSCURITÉ DU PLAN, CONTRA-
DICTIONS, PSEUDONYMES, RÉPÉTITIONS INEXACTES D’AFFIRMATIONS
ANTÉRIEURES, EXPRESSIONS ÉTRANGES, ETC. DE TELS TRAITS NE TROUB-
LENT PAS LE SOMMEIL DE CEUX QUE LES ARBRES EMPÊCHENT DE VOIR LA
FORÊT, MAIS AGISSENT COMME DES PIERRES D’ACHOPPEMENT POUR CEUX
100
QUI SONT CAPABLES DE LA VOIR.

Après avoir observé que l’on retrouve chez Strauss les deux facteurs qui
sont à l’origine du roman chez Bakhtine, à savoir, la dimension plurilingue
(dialogue) et le personnel romanesque héritier du carnaval (les fous, les
bouffons, etc.), il ne nous reste plus qu’à ajouter que l’art d’écrire de Strauss
peut être vu comme la transposition écrite de la communication oblique
du dialogue socratique, dont l’ironie reste le meilleur modèle. Au moment
de commenter les difficultés que représente une juste compréhension de
l’art d’écrire de Strauss, difficulté que nous ne souhaiterions pas éluder,
mais plutôt élargir à la compréhension des textes de Bakhtine, A. Petit
rappelle que,

[Strauss] fait fond à cet égard sur le Socrate de Xénophon, qui n’abordait pas tous
les hommes de la même manière, mais adaptait sa communication au type
d’homme auquel il avait affaire : aux yeux de Strauss, il est possible d’en inférer
que le dialogue platonicien, pris en tant qu’œuvre écrite, s’adapte lui aussi « au
type de lecteur » auquel il a affaire. Sans y insister, voire subrepticement, Strauss
est ainsi en train de transformer un art rhétorique en un art de l’écriture, et une
capacité noétique mise en jeu dans l’audition en une capacité de lecture. […]
Cette hypothèse manifeste ainsi une extension de la figure de l’énigme à la totali-
té d’une œuvre, qui est traitée méthodiquement sur le mode, non de la rétention
doctrinale, mais du paradoxe, le lecteur disposant comme de signes de tout ce que
le dialogue comporte, « dramatis personae », action dramatique, en un mot traits
individualisants qui seraient peut-être aux yeux de Strauss l’équivalent dans le
registre de l’art of writing de l’adaptation et de la kaïricité du discours oral.101

100 L. STRAUSS, « La Persécution et l’art d’écrire » suivi de « Un art d’écrire oublié » (tra-
duction et présentation de N. Ruwet), Poétique, nº 38, avril 1979, p. 243.
101 A. PETIT, « Strauss et l’ésotérisme platonicien » in Léo Strauss : art d’écrire, politique,
philosophie. Texte de 1941 et études (VV. AA.) (Paris, Vrin, 2001), p. 139.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 171

Mais il est grand temps de conclure. Et après avoir remis à flot la com-
posante sérieuse et engagée de l’ironie, nous souhaiterions le faire en atti-
rant l’attention sur le fait que dans des contextes liés, en tout ou en partie, à
la persécution, il n’est peut-être pas innocent que Léo Strauss, d’une part,
Bakhtine, d’autre part, se soient tous deux intéressés aux formes du dis-
cours oblique. C’est-à-dire à cette langue ésopique qui a permis aux hom-
mes indépendants et libres de tous les temps de s’exprimer en public,
même dans un contexte qui ne garantissait pas la liberté d’expression.

Université de Liège

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