Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Bénédicte VAUTHIER
celles-ci, pour en pointer les limites, d’une part ; pour montrer en quoi
elles sont difficilement compatibles avec le projet de « stylistique de la
création verbale »3 de Bakhtine, d’autre part. Ce sont les premières investi-
gations de Pierre Schoentjes4 pour le domaine francophone et plus encore
de Pere Ballart5 pour le domaine hispanique qui vont nous servir de guide
dans l’examen de cette problématique.
Par-delà la diversité d’ensemble et de détail de leurs travaux, Schoen-
tjes et Ballart ont offert des analyses concrètes d’œuvres littéraires qu’ils
jugeaient ironiques, en les faisant précéder d’une réflexion théorique sur le
sujet. Si c’est la Recherche de Proust qui a constitué le fil directeur du pre-
mier travail de Schoentjes, ce sont trois « genres » littéraires (nouvelle,
théâtre, poésie) de trois célèbres écrivains espagnols (Cervantès, Valle-
Inclán, Gil de Biedma) qui devaient permettre à Ballart de mettre à l’é-
preuve son « minimum ironique ». Outre le fait que ces analyses sont aussi
toutes deux fruit d’une thèse de doctorat, Schoentjes et Ballart s’accordent
à faire de la conception romantique de l’ironie le fleuron d’une histoire
commencée avec Socrate et poursuivie par les rhéteurs romains. Les cho-
ses ne surprendront guère les littéraires. Et pourtant, le paradoxe est de
taille, car la préséance accordée aux romantiques se fait en passant outre à
la dimension philosophique que l’ironie avait chez eux. De plus, cet
engouement semble avoir fait fi des révisions du romantisme que l’on doit
à Lacoue-Labarthe et Nancy, Todorov, Schaeffer, etc. Mais ne brûlons
pas les étapes et avant d’en venir là, examinons les motifs qui auraient pu
pousser nos deux critiques à sous-estimer la dimension philosophique de
leur sujet d’étude6.
logie, etc.) dans L’Ironie littéraire: essai sur les formes de l’écriture oblique (Paris,
Hachette, 1996). Un essai dont la lecture dément difficilement que le propos de
Hamon n’ait pas été celui, nié, « d’une volonté quelque peu corporativiste de “récupérer”
pour les littéraires, un objet d’étude qui leur paraît parfois avoir été confisqué par d’autres
disciplines » (p. 5).
7 P. SCHOENTJES, op. cit., p. 19.
8 Ibid., pp. 20 et svtes.
9 Ibid., p. 87.
10 Ibid., p. 89.
140 TEXTE
11 P. BALLART, op. cit., p. 66. « L’importance du projet romantique ne peut être compris
qu’à la lumière de la secousse philosophique qui bouleverse la scène occidentale à la
fin du siècle des Lumières. Les retombées esthétiques du mouvement sont tellement
importantes qu’aujourd’hui encore elles sont en vigueur, de manière implicite, der-
rière nombreux critères de caractère artistique. » (Nous traduisons).
12 Voir J. GRONDIN, Kant et le problème de la philosophie: l’a priori (Paris, Vrin, 1989),
p. 112.
13 P. BALLART, op. cit., p. 67. « Je mentionne la composante esthétique de la question
avec une insistance toute particulière parce que c’est dans le champ de l’œuvre esthé-
tique que le nouveau concept d’ironie devait atteindre son sens le plus juste. » (Nous
traduisons).
14 M. BAKHTINE, « Le Problème du contenu, du matériau et de la forme dans l’œuvre
littéraire » in Esthétique et théorie du roman (Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994),
p. 25.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 141
Nous avons absorbé d’autant plus innocemment ses enseignements que NOUS EN
IGNORIONS L’ORIGINE. Le résultat est que nos idées d’art et de littérature, mais
aussi d’esthétique et même de science humaine sont enracinées dans l’idéologie
romantique SANS QUE NOUS LE SACHIONS ET SANS QU’ELLES NOUS
qui, pour la première fois, retint l’attention des critiques littéraires. Mais
dans tous les cas, la stylistique de la création verbale de Bakhtine, qui
recèle plus d’une piste intéressante pour l’étude de l’ironie, fut comprise
comme le dernier avatar du romantisme de Iéna24.
Si l’on met les déclarations de Schoentjes ou de Ballart au sujet de
l’ironiste moderne en regard de ces éclaircissements, on comprendra toute
la distance qui sépare l’attitude communicationnelle du père de l’ironie,
telle que nous l’avons ébauchée avec Jankélévitch, de celle éminemment
solipsiste d’un écrivain en quête d’un langage originaire.
L’ironiste [nous dit Schoentjes] serait dès lors celui qui cherche un mode de com-
munication plus authentique que celui de l’expression langagière normale. S’il
feint ou dissimule et établit des rapports apparemment saugrenus, c’est parce
qu’il cherche à établir, à travers la langue, un rapport neuf, tant avec la réalité
qu’avec les autres ; un rapport original dans lequel il aurait une part. Il lui faut
pour cela rompre avec l’héritage du passé, rompre avec les autorités qui, avant lui,
ont établi les rapports désormais canoniques et dont il se considère prisonnier.
Tant que l’ironiste ne s’est pas défait des rapports imposés, sa communication ne
sera pas authentique et c’est quelqu’un d’autre qui parlera à travers lui.25
comme le soliste d’un concerto, une cadence à partir des éléments fournis par
l’œuvre.26
26 P. SCHOENTJES, op. cit., p. 62. Cette affirmation est recevable, bien entendu, dans le
cadre de la théorie ostentive de l’ironie de Sperber et Wilson. Si la reconnaissance de
l’ironie est un pas nécessaire dans le déchiffrement de sa compréhension, il n’en reste
pas moins que ce n’est jamais un pas suffisant.
27 P. BALLART, op. cit., p. 32. Je comprends « la proposition esthétique que l’ironie
incarne […] comme une actualisation de la perception très proche du concept for-
maliste de désautomatisation » (nous traduisons).
28 P. BALLART, op. cit., p. 38. « La conjuration de l’aberration à partir de l’aberration
elle-même, véritable dialectique artistique et moyen de transcender la fiction en la
nommant » (nous traduisons).
29 M. BAKHTINE, « Du discours romanesque » in Esthétique et théorie du roman (trad.
D. Olivier) (Paris, Gallimard, coll. « Tel » , 1994), p. 89.
146 TEXTE
En outre, ces trois figures ont tout autant d’importance pour la compréhension
des origines préhistoriques de la prose et de ses liens avec le folklore. » 30.
Dans le second texte, les deux facteurs que nous venons de dégager ici :
les formes compositionnelles du discours rapporté et le personnel roma-
nesque héritier du carnaval, sont mis en relation directe avec le roman. Et
nous ne tarderons pas à comprendre que ces catégories ont partie liée avec
l’ironie et la parodie.
Ceci étant dit, il est grand temps aussi, et peut-être plus important
même dans l’immédiat, que l’on récupère l’éthos, la vision du monde iro-
nique qu’ont véhiculés Cervantès et Socrate en choisissant des formes lit-
téraires et des modalités discursives précises. Ce qui implique que l’on
récupère le lien qui existe entre esthétique et idéologie. Ou que l’on se rap-
pelle que, pour les philosophes, l’ironie est loin d’être un jeu gratuit. Elle
est bien plutôt une forme de connaissance qui a partie liée au sérieux.
Plus d’un critique espagnol (V. Gaos, E. Asensio) a mis en avant la
première dimension en rappelant que l’ironie et l’humour ont certaine-
ment permis à Cervantès de déjouer plus d’une fois la censure inquisito-
riale et de prendre parti dans les grands débats de l’époque. Et Bakhtine n’a
rien dit d’autre lorsqu’il soulignait que le franc parler de Rabelais lui avait
non seulement évité le bûcher, mais aussi évité toute persécution, et tout
désagrément tant soit peu grave. Il n’en fut pas de même pour son ancien
ami, « l’humaniste Étienne Dolet, [qui] mourut sur le bûcher pour des choses
beaucoup plus insignifiantes, qu’il avait eu la malchance de dire sur le mode
sérieux : l’ignorance de la méthode de de Basché et Villon lui fut fatale »32.
Quant à la fin tragique de Socrate elle met à jour le lien qui existe entre
ironie et sérieux, en opposition au jeu ou à la dimension ludique à laquelle
l’ironie est trop souvent ramenée. Jankélévitch a illustré cette idée lorsqu’il
rappela que Socrate n’était pas seulement un bouffon, mais aussi un
trouble-fête qui dérangeait la cité d’Athènes par ses questions. D’où l’am-
biguïté et l’ambivalence… non de l’ironiste, sinon des sentiments qu’il
éveille chez ceux qui l’écoutent. « Le “jeu’’ tout court » commence par dire
Jankélévitch « n’est au service de rien : ayant sa finalité en lui-même, il n’est
pas orienté vers quelque chose d’autre […]. Le jeu est pour rire et pour le plaisir.
De plus il reste sans conséquence ni retentissement posthume : il circonscrit
comme une oasis en pleine vie sérieuse. »33. L’ironie, par contre,
n’est pas une parenthèse ni une enclave détachable dans ce contexte général du
vécu qu’on appelle le Sérieux et qui est aussi notre totalité destinale […] l’ironie
n’est peut-être, après tout, qu’un sérieux un peu compliqué ; l’ironie est une cir-
conlocution du sérieux. Car tout ce qui est humain est sérieux, y compris les heu-
res fériées des jours de fête. L’ironie n’est pas imperméable aux infiltrations du
vécu sérieux et laborieux.34
Exprimer pour voiler, mais aussi voiler pour mieux suggérer ; écrire pour être
mécompris, mais finalement se faire mécomprendre pour convertir plus efficace-
ment son prochain à ce qu’on croit être la vérité : voilà l’invisible visibilité, la
transparente opacité du masque ironique, voilà cette intériorisation extériori-
sante qui est, du même coup, extériorisation intériorisante ; ici l’induction en
vérité ne résulte pas d’une inadvertance accidentelle […], mais d’une intention
anagogique, d’une expresse bonne volonté de connaissance et de communica-
tion.35
Ducrot, le concept de polyphonie aurait été reçu par les littéraires, ce qui leur aurait
permis de remettre en question l’unicité du sujet parlant. Cela n’aurait pas été le cas,
par contre, de la « linguistique moderne, terme qui recouvre à la fois le comparatisme, le
structuralisme et la grammaire générative ». Il en résulte que « cette théorie a toujours été
appliquée à des textes, c’est-à-dire à des suites d’énoncés, jamais aux énoncés dont ces textes
sont constitués. De sorte qu’elle n’a pas abouti à mettre en doute le postulat selon lequel un
énoncé isolé fait entendre une seule voix. » (p. 171). C’est à ce titre que le linguiste fran-
çais présente sa théorie de la polyphonie comme « une extension (très libre) à la linguis-
tique des recherches de Bakhtine sur la littérature ». Par ce biais, il se propose de combler
le vide qui existerait dans une discipline qu’il appelle « pragmatique sémantique » ou
« pragmatique linguistique » – branche de la pragmatique au sens large et distincte de
la pragmatique du langage qui s’intéresse « à ce que la parole, d’après l’énoncé lui-même
est censée faire » (p. 174). Après avoir mis l’accent sur les difficultés qu’entraîne une
théorie unifiée du sujet parlant, Ducrot pointe les avantages d’une théorie de la poly-
phonie et de la fragmentation du sujet parlant en une multiplicité d’instances énon-
ciatives. En s’appuyant sur le théâtre et sur le roman et en se recommandant de
Genette, Ducrot dessine alors le profil d’un nouvel « énonciateur », distinct du
« locuteur » (pp. 205-6), et chargé de donner un nouveau souffle à la théorie de
l’ironie (p. 210).
40 Ballart ne fait pas la distinction entre les différentes théories mais en propose une
approche synthétique. Nous avons tracé cette division sur la base de la présentation
des deux facettes actuelles de la pragmatique exposées par Jacques Moeschler et
Anne Reboul dans le Dictionnaire encyclopédique de pragmatique (Paris, Seuil, 1994).
41 P. BALLART, op. cit., p. 265. Ces stratégies « se désintéressent de tout raisonnement
conceptuel ou philosophique et ne valorisent l’ironie que dans les occurrences con-
crètes de la langue quotidienne ou, de manière plus particulière, dans la pratique lit-
téraire… » (nous traduisons).
150 TEXTE
Ceci étant dit, Ballart insiste sur le fait que l’absence de raisonnement
conceptuel ou philosophique des stratégies ne doit pas nous empêcher de
reconnaître leur caractère opérationnel.
Su utillaje formal está, pues, muy perfeccionado, y tanto una estrategia como la
otra consiguen – dentro de sus metalenguajes específicos, por supuesto – afinadas
explicaciones de la figuración irónica. Sobre su funcionamiento y su modo de
actuar, en especial, que no sobre su significado último ni sus valores estético.43
42 Ibid. « Leur ségrégation de l’ensemble se doit à leur très grande indépendance épisté-
mologique par rapport aux modèles théoriques de portée générale et à la possibilité
réelle de les détacher d’un contexte historique, voire même du nom de leurs promo-
teurs » (nous traduisons).
43 Ibid. « Leur outillage formel est donc très perfectionné et les deux stratégies obtien-
nent – dans le cadre de leurs métalangages spécifiques, bien sûr – des explications
pointues de la figuration ironique. Il s’agit notamment d’explications qui portent sur
le fonctionnement et la manière d’agir de la figuration ironique, non sur sa significa-
tion dernière ou ses valeurs esthétiques » (nous traduisons)
44 Dans les pages suivantes de son analyse, l’auteur dresse une liste de six facteurs que
doit remplir tout phénomène ironique pour être considéré comme tel. (voir pp. 311 et
svtes.)
45 P. BALLART, op. cit., p. 266. « approche cellulaire de l’ironie qui, à partir d’une
approche tropologique ou d’une approche illocutoire, ne déborde jamais les limites
du syntagme ou de la phrase » (nous traduisons).
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 151
46 P. BALLART, op. cit., p. 266. « cela ne doit pas nous décourager ni nous conduire à
décréter l’inefficacité de ce genre d’approches. Bien au contraire, cela doit nous obli-
ger à faire le point sur ces stratégies et à penser à les mettre en œuvre en accueillant en
leur sein d’autres résultats, issus de champs alternatifs de la recherche littéraire. »
(nous traduisons).
47 M. BAKHTINE, « Le Problème des genres du discours » in Esthétique de la création
verbale (trad. A. Aucouturier) (Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque des Idées »,
1984), p. 282.
48 V. JANKÉLÉVITCH, op. cit., p. 62.
49 Voir S. BOUQUET, Introduction à la lecture de Saussure (Paris, Payot, 1997), p. 239.
152 TEXTE
lyse stylistique du roman, dont l’objet est le locuteur et ce qu’il dit et le pro-
blème central, celui de la représentation littéraire du langage, de l’image
du langage50.
La citation est longue mais elle illustre tout à la fois le programme sty-
listique de Bakhtine et les limites qu’y tient la linguistique. Bien entendu
ce programme est d’application pour étudier les manifestations modernes
et contemporaines du rire et du plurilinguisme dégagées dans « De la pré-
histoire du discours romanesque ».
À la lumière de ces fragments, il est clair que les stratégies explicatives
peuvent aider à débroussailler la compréhension de l’ironie, mais de
manière très circonscrite. Dans le meilleur des cas, elles permettent d’ex-
pliquer comment fonctionne l’ironie ou de cataloguer des formes ou des
occurrences standard de celles-ci. Comme elles travaillent sur des valeurs
universelles, avec des mots de dictionnaire – qui n’ont ni accent évaluatif,
ni centre axiologique, elles ne permettront toutefois pas d’expliquer le sens
dernier, ni les valeurs esthétiques.
C’est entre autres pour cette raison que nous avons attiré l’attention
sur le danger qui guette Bakhtine à l’heure où la « théorie saussurienne de
la valeur » s’apprête a renaître de ses cendres pour rejoindre les pistes
ouvertes par les derniers travaux de sémantique de François Rastier52.
L’analyse esthétique ne doit pas s’orienter sur l’œuvre dans sa réalité sensible, sys-
tématisée par la seule connaissance, mais sur l’œuvre telle qu’elle apparaît quand
l’artiste et le spectateur orientent vers elle leur activité esthétique. De la sorte,
c’est le contenu de l’activité esthétique (contemplation) orientée sur l’œuvre qui appa-
raît comme l’objet de l’analyse esthétique. Ce contenu, nous allons désormais l’ap-
peler objet esthétique, pour le distinguer de l’œuvre extérieure proprement dite,
qui permet d’autres attitudes et, avant tout, une attitude de cognition au premier
degré, c’est-à-dire une perception sensorielle réglée par un concept.
Comprendre l’objet esthétique dans sa singularité et sa structure purement artisti-
ques (structure que désormais nous qualifierons d’architectonique de l’objet esthé-
tique), telle est la tâche première de l’analyse esthétique.60
59 Ibid., p. 69.
60 Ibid., pp. 32-3.
156 TEXTE
lois scientifiques qui régissent son matériau. Enfin, troisième tâche de l’analyse
esthétique : comprendre l’œuvre extérieure, matérielle, comme réalisant un objet esthé-
tique, comme appareil technique d’une réalisation esthétique. Il est clair que cette
troisième tâche suppose déjà connus et explorés, tant l’objet esthétique dans sa
singularité, que l’œuvre matérielle dans son donné extra-esthétique.
Pour résoudre cette tâche, il faut procéder par la méthode téléologique61.
Faute de différencier les trois aspects que nous venons de déterminer : a) l’objet
esthétique, b) le donné matériel, extra-esthétique de l’œuvre, c) l’organisation
compositionnelle du matériau, conçue téléologiquement, les travaux de l’esthé-
tique matérielle (et cela concerne presque toute la théorie de l’art) apportent
beaucoup d’ambiguïté et d’obscurité, aboutissent constamment au quaternio ter-
minorum dans les déductions : tantôt on a en vue l’objet esthétique, tantôt l’œuvre
extérieure, tantôt la composition. L’analyse oscille surtout entre le deuxième et le
troisième élément, sautant de l’un à l’autre, sans suite ni méthode.63
Bakhtine, nous allons nous pencher maintenant sur le chapitre qui lui est
consacré.
68 Ibid. p. 37.
69 Ibid. p. 41.
70 Ne seraient-ce pas plutôt les traits du carnaval, ou plus exactement des formes de la
culture comique populaire, dont la parodie ne serait qu’une des manifestations ?
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 159
Nous n’irons pas plus loin dans cette présentation. Dans un jeu de
machine arrière, nous préciserons plutôt que les fragments cités et repro-
duits en PETITES CAPITALES sont ceux qui rendent caduque l’idée de la
soit-disant théorie de la parodie chez Bakhtine. Et nous allons nous expli-
quer sur ce point en examinant la définition de la parodie dite « opération-
nelle ».
Après avoir rappelé que les théoriciens de la parodie ont oscillé entre
des définitions très lâches (comme celles de Bakhtine) et des définitions
très strictes (comme celles des rhéteurs ou de Genette), Sangsue met en
évidence les avantages que présentent ces dernières, quand bien même la
rigueur méthodologique n’est pas un motif suffisant pour faire l’économie
des approches plus larges. En effet, deux arguments jouent malgré tout en
leur faveur : leur lecture de la parodie peut trouver appui dans l’acception
commune du mot ; d’autre part, ce ne serait pas la première fois qu’il exis-
terait un décalage entre la théorie des poéticiens et la pratique des auteurs.
Fort de ce talent conciliateur, Sangsue se propose alors de dessiner une
définition satisfaisante de la parodie à partir de celle de Genette, élargie,
ensuite, pour que des éléments retenus dans les théories plus larges puis-
sent y trouver place. Concrètement, il s’agit de passer de la définition de
Genette pour qui la parodie signifie « la transformation textuelle à fonction
ludique » ou, plus exactement, « la transformation ludique d’un texte singu-
lier »72, à une définition qui s’énoncerait comme suit : « La parodie serait
ainsi la transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier »73.
Pour Sangsue, la nouvelle définition a l’avantage d’être « moins limita-
tive » et, par conséquent, « plus opérationnelle » que celle de Genette, mais
sans devenir le fourre-tout des critiques qui ont gommé jusqu’aux frontiè-
Les « grandes œuvres » soulèvent une admiration qui pousse le parodiste à rivali-
ser avec elles, mais elles suscitent aussi bien sa volonté de relativiser leur gloire ;
[…] elles lui permettent également de détourner à son profit une partie de cette
gloire […] ; enfin, et c’est peut-être la raison la plus importante, le fonctionne-
ment même de la parodie exige que l’œuvre parodiée soit reconnaissable sous son
hypertexte, c’est-à-dire qu’elle soit suffisamment « grande », connue, pour être
identifiée par les lecteurs.75
74 Sangsue se réfère aux travaux de Linda Hutcheon qui a étudié la parodie en relation
avec l’ironie dans sa dimension de stratégie communicative. Dans une même ligne
d’idée, mais cette fois au nom d’une ironie bien entendue, Schoentjes et Ballart ont
marqué leur désaccord sur les théories de Hutcheon en considérant que celle-ci offre
un cadre plutôt « flou » du phénomène étudié.
75 D. SANGSUE, op. cit., pp. 77-8.
76 G. IDT, « La Parodie : rhétorique ou lecture? », Le Discours et le sujet [Université de
Nanterre], nº 3, 1972-1973, p. 148. Cité par D. Sangsue, op. cit., p. 84.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 161
Le locuteur reçoit donc, outre les formes prescriptives de la langue commune (les
composantes et les structures grammaticales), les formes non moins prescriptives
pour lui de l’énoncé, c’est-à-dire les genres du discours […]. Les genres du dis-
cours, comparés aux formes de langue, sont beaucoup plus changeants, souples,
mais, pour l’individu parlant, ils n’en ont pas moins une valeur normative : ils lui
sont donnés, ce n’est pas lui qui les crée. C’est pourquoi l’énoncé, dans sa singula-
rité, en dépit de son individualité et de sa créativité, ne saurait être considéré
comme une combinaison absolument libre des formes de langue.78
Les formes architectoniques sont les formes que prennent les valeurs morales et
physiques de l’homme esthétique, les formes de la nature perçues comme son
environnement – les formes de l’événement vu par lui dans l’aspect de sa vie per-
sonnelle, sociale, historique, etc. Toutes sont des acquisitions, des réalisations,
elles ne servent à rien, mais se suffisent tranquillement à elles-mêmes ; ce sont les
formes de la vie esthétique dans sa singularité.87
Les formes architectoniques fondamentales sont communes à tous les arts, à tout
le domaine de l’esthétique, et en constituent l’unité. Entre les formes composi-
tionnelles des différents arts, il existe des analogies, déterminées par la commu-
86 Tovar a attiré l’attention sur le fait que les philosophes postérieurs à Socrate se sont
divisés au sujet de la valeur de l’ironie, souvent ramenée au seul scepticisme. On
considéra injustement que c’était là le meilleur de l’héritage socratique et on oublia
que Socrate critiquait aussi l’ingénuité rationaliste de ses contemporains et essayait
de sauver la sagesse et d’assurer les fondements de la connaissance rationnelle (Voir P.
BALLART, op. cit., p. 43). Si les observations de Tovar permettent de mettre en évi-
dence que le concept d’ironie fut très vite grevé dans sa signification originelle, c’est
au sémiologue français Roland Barthes que l’on doit d’avoir attiré l’attention sur le
fait que « parallèlement à un glissement de l’ironie de l’éthique à la rhétorique, il semble que
l’on observe un déplacement de la conception de l’ironie comme éthos – comme ton de l’au-
teur – à une conception du phénomène comme pathos » (R. BARTHES, « L’Ancienne
Rhétorique : aide mémoire », Communications, nº 19, pp. 172-229). Dès les origines,
il y a donc bien plus qu’un simple glissement de l’éthique à la rhétorique.
87 M. BAKHTINE, « Le Problème du contenu », pp. 35-6.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 165
nauté des tâches architectoniques, mais c’est ici qu’entrent dans leurs droits les
particularités des matériaux. Un énoncé du problème du style, l’un des problèmes
majeurs de l’esthétique, n’est pas possible sans une distinction stricte entre les
formes architectoniques et compositionnelles.88
90 Ibid., p. 36.
91 M. BAKHTINE, Le Marxisme et la philosophie du langage : essai d’application de la
méthode sociologique en linguistique (Paris, Minuit, 1977), p. 123.
92 Voir M. BAKHTINE, « Le Problème des genres du discours… », pp. 302-3.
93 M. BAKHTINE, « Le Problème du texte dans les domaines de la linguistique, de la
philologie, des sciences humaines : essai d’une analyse philosophique » in Esthétique
de la création verbale, pp. 332-3.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 167
[l]es classiques avaient au sujet des relations entre la philosophie et la société une
OPINION TOUT À FAIT OPPOSÉE À CELLE QUI PRÉVAUT EN EUROPE DEPUIS LA
FIN DU XVIIIe SIÈCLE. Les Modernes croient à l’harmonisation entre la philo-
sophie et la société, les Anciens croient cette harmonisation impossible et par
conséquent à la persistance du danger que courent les philosophes et la philo-
sophie. Par conséquent, le philosophe, s’il doit publier les résultats de ses recher-
ches, doit le faire de telle sorte qu’il ne mette pas explicitement en cause l’ordre de
la cité, de telle sorte que son intervention oriente dans le sens d’une amélioration,
mais en aucune manière vers un bouleversement de l’ordre politique95.
Tout le monde sait [dit Strauss] que Platon nous parle […] par la bouche de
ses porte-parole. Mais pourquoi use-t-il d’une multiplicité de porte-parole ?
Pourquoi fait-il de son Socrate un auditeur silencieux […] ?
Mais tout cela est encore plus ridicule : n’importe quel enfant sait que le
porte-parole par excellence de Platon est son vénéré maître et ami Socrate [… ].
Mais il y a une singularité propre à Socrate : il fut un maître de l’ironie. Et nous
voilà revenus à notre point de départ : parler par la bouche d’un homme célèbre
pour son ironie semble revenir à ne rien dire du tout. Se pourrait-il que Platon,
comme son Socrate, le maître en la connaissance de l’ignorance, n’ait rien dit du
tout, c’est-à-dire qu’il n’ait pas d’enseignement qui lui soit propre ?
Supposons donc que les dialogues platoniciens ne transmettent pas d’ensei-
gnement, mais, étant un monument dédié à Socrate, nous présentent comme
modèle le mode de vie socratique.
[…] Beaucoup pour ne pas dire tout, semble dépendre de ce qu’est l’ironie
socratique. L’ironie est une espèce de dissimulation ou de mensonge. […] L’i-
ronie est donc la noble dissimulation de sa propre valeur, de sa propre supériorité.
Nous pouvons dire qu’elle est l’humanité particulière de l’homme supérieur […].
La forme la plus élevée de supériorité est la supériorité en sagesse. Par consé-
quent, la forme la plus élevée de l’ironie sera la dissimulation de sa propre sagesse,
c’est-à-dire la dissimulation de ses sages pensées. […] Si l’ironie est essentielle-
ment liée au fait qu’il y a une hiérarchie naturelle entre les hommes, il s’ensuit que
l’ironie consiste à parler différemment à des gens différents.97
On ne peut pas comprendre l’enseignement de Platon tel qu’il l’a voulu si l’on ne
sait pas ce qu’est un dialogue platonicien. On ne peut séparer la compréhension
de l’enseignement de Platon de la compréhension de la forme sous laquelle il se
présente. On doit prêter autant attention au « comment » qu’au « ce que ». En tout
cas, on doit même, dès l’abord, attacher une plus grande importance à la « forme »
qu’au « contenu » parce que la signification du « contenu » dépend de la « forme ».
On doit remettre à plus tard son intérêt pour les questions les plus sérieuses (les
questions philosophiques) pour s’absorber dans l’étude d’une question purement
littéraire. Toutefois il y a un rapport entre la question littéraire et la question phi-
losophique. La question littéraire, la question de la présentation, s’occupe d’une
espèce de communication. La communication peut-être un moyen de vivre
ensemble ; dans sa forme la plus élevée, la communication est vivre ensemble.
[…] Convenablement entendue, la question littéraire est la question du rapport
entre la société et la philosophie.98
Après avoir observé que l’on retrouve chez Strauss les deux facteurs qui
sont à l’origine du roman chez Bakhtine, à savoir, la dimension plurilingue
(dialogue) et le personnel romanesque héritier du carnaval (les fous, les
bouffons, etc.), il ne nous reste plus qu’à ajouter que l’art d’écrire de Strauss
peut être vu comme la transposition écrite de la communication oblique
du dialogue socratique, dont l’ironie reste le meilleur modèle. Au moment
de commenter les difficultés que représente une juste compréhension de
l’art d’écrire de Strauss, difficulté que nous ne souhaiterions pas éluder,
mais plutôt élargir à la compréhension des textes de Bakhtine, A. Petit
rappelle que,
[Strauss] fait fond à cet égard sur le Socrate de Xénophon, qui n’abordait pas tous
les hommes de la même manière, mais adaptait sa communication au type
d’homme auquel il avait affaire : aux yeux de Strauss, il est possible d’en inférer
que le dialogue platonicien, pris en tant qu’œuvre écrite, s’adapte lui aussi « au
type de lecteur » auquel il a affaire. Sans y insister, voire subrepticement, Strauss
est ainsi en train de transformer un art rhétorique en un art de l’écriture, et une
capacité noétique mise en jeu dans l’audition en une capacité de lecture. […]
Cette hypothèse manifeste ainsi une extension de la figure de l’énigme à la totali-
té d’une œuvre, qui est traitée méthodiquement sur le mode, non de la rétention
doctrinale, mais du paradoxe, le lecteur disposant comme de signes de tout ce que
le dialogue comporte, « dramatis personae », action dramatique, en un mot traits
individualisants qui seraient peut-être aux yeux de Strauss l’équivalent dans le
registre de l’art of writing de l’adaptation et de la kaïricité du discours oral.101
100 L. STRAUSS, « La Persécution et l’art d’écrire » suivi de « Un art d’écrire oublié » (tra-
duction et présentation de N. Ruwet), Poétique, nº 38, avril 1979, p. 243.
101 A. PETIT, « Strauss et l’ésotérisme platonicien » in Léo Strauss : art d’écrire, politique,
philosophie. Texte de 1941 et études (VV. AA.) (Paris, Vrin, 2001), p. 139.
BAKHTINE, THÉORICIEN DE L’IRONIE 171
Mais il est grand temps de conclure. Et après avoir remis à flot la com-
posante sérieuse et engagée de l’ironie, nous souhaiterions le faire en atti-
rant l’attention sur le fait que dans des contextes liés, en tout ou en partie, à
la persécution, il n’est peut-être pas innocent que Léo Strauss, d’une part,
Bakhtine, d’autre part, se soient tous deux intéressés aux formes du dis-
cours oblique. C’est-à-dire à cette langue ésopique qui a permis aux hom-
mes indépendants et libres de tous les temps de s’exprimer en public,
même dans un contexte qui ne garantissait pas la liberté d’expression.
Université de Liège