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ANDRÉ BRETON

PAUL ÉLUARD

L’IMMACULÉE CONCEPTION

Préface de Philippe Forest

Seghers
Poésie d’abord
© Seghers, Paris, 1961, 2011
En couverture : Gravure de Salvador Dalí
© Salvador Dalí, Fundació Gala - Salvador Dalí - Adagp, 2011
EAN 978-2-232-12331-3
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Ce livre a été numérisé en partenariat avec le CNL.
Préface
par Philippe Forest
AMAS DE CERTITUDE
ou
LE LIVRE DES RECOMMENCEMENTS

Tout est toujours à reprendre.


Lorsque Paul Éluard et André Breton, en novembre 1930, signent cet
exercice poétique à deux qu’ils intitulent L’Immaculée Conception, plus
d’une décennie a déjà passé pour eux depuis le temps des commencements,
le temps des premières revues, Proverbe et Littérature, le temps des
premiers recueils, Mont-de-piété ou Poèmes pour la paix, plus d’une
décennie aussi depuis l’entreprise de ce « livre sans précédent », écrit
Aragon, que constitue Les Champs magnétiques et par quoi débute, dit-on,
l’histoire vraie du surréalisme.
Ce dernier, les manuels de littérature le racontent, connaît alors l’une de
ses crises les plus graves. Le Second manifeste en témoigne autant que les
réactions de grande hostilité que celui-ci suscite, conduisant le mouvement
jusqu’au bord de l’éclatement. Pour Éluard et pour Breton, c’est le moment
aussi des grandes séparations sentimentales – « La barque de l’amour s’est
brisée contre la vie courante » –, comme si la même ombre pesait
soudainement sur leur horizon personnel et poétique, les arrachant à toutes
leurs affections anciennes tandis que risque de se défaire la communauté de
croyances, de convictions et de création à laquelle les deux écrivains ont lié
leur jeune destin. Et si le surréalisme se met au service de la révolution,
chacun sait bien dans quelle sinistre conjoncture historique il le fait et sans
réel espoir d’agir immédiatement sur le mouvement qui pousse alors
l’humanité vers le pire. La mâchoire du siècle se referme sur le monde et
elle menace de tout broyer alentour.
Pour Breton, pour Éluard, un geste doit donc être accompli afin que soit
relancé ce « mouvement perpétuel » dont, peu auparavant, Aragon a parlé
auprès d’eux et par lequel la même énergie mentale circule, mettant en
communication le rêve et la révolution, l’amour et la poésie, l’œuvre et la
vie. L’Immaculée Conception constitue un tel geste et l’on s’exposerait
certainement à ne rien saisir à celui-ci si l’on ne rapportait pas sa radicalité
manifeste aux circonstances sombres selon lesquelles il a été accompli :
comme un sursaut salutaire, un réflexe de survie, un signe adressé en dépit
de tout vers l’avenir.
Car il s’agit bien de tout reprendre à partir de rien. Dès lors, où serait la
solution sinon du côté de cette source vive au sein de laquelle le surréalisme
n’a jamais désespéré de puiser ? Le salut n’est nulle part sinon en cette
expérience première, pratiquée à deux, qui fut celle de l’écriture
automatique, de telle sorte qu’en elle s’abolisse toute propriété de la parole.
Afin, comme le voulait Ducasse, que la poésie soit faite enfin par tous, non
par un. C’est pourquoi, si l’on sait bien que Les Champs magnétiques fut le
livre des commencements, il faudrait dire davantage que L’Immaculée
Conception fut celui des recommencements, où la poésie fait entendre,
dirait Rimbaud, une « nouvelle harmonie », où elle se remet en marche, en
appelant à une raison inouïe et triomphante : « Arrivée de toujours, qui t’en
iras partout. »
Le titre dit tout, par-delà son intention ironique que vient illustrer
l’image de couverture initialement prévue par les deux poètes, image
représentant la Vierge de Lourdes et à laquelle un dessin de Dalí viendra se
substituer dans le volume paru aux Éditions surréalistes. La poésie, telle que
la pense et la pratique l’automatisme psychique, issue d’une conception
mentale insouillée, est cette proposition pure où la parole se produit elle-
même, poussant les portes de l’impossible pour accéder au prodige
perpétuellement reconduit en quoi elle consiste seule. Et dans le recours
apparemment parodique à l’un des dogmes les plus jeunes du vieux
catholicisme, peut-être y a-t-il, chez Éluard et Breton, moins d’ignorance
théologique que l’on n’a voulu le dire : la naissance virginale du Verbe
suppose bien qu’en la personne d’une femme – celle que chante par
exemple l’« Essai de simulation de la paralysie générale » (« ma grande
femme adorée par toutes les puissances des étoiles ») –, une exception
existe à la fatalité peccable de l’humaine condition et que s’interrompe en
l’un de ses maillons la chaîne asservissante des générations (ce qu’Éluard
nomme ailleurs « l’affreux nœud de serpents des liens du sang »). Ainsi,
comme le veut le mythe de l’amour fou, avec cette femme, en elle, bénie
entre toutes et saluée comme telle, pourrait advenir le miracle du
merveilleux.
L’opération dans laquelle s’engagent Éluard et Breton consiste donc,
pour la dire dans les mots du second, à procéder une nouvelle fois à
l’expérimentation de toujours et d’autrefois : ouvrant toutes grandes les
écluses, laissant le débit torrentiel de l’écriture automatique déferler,
nettoyer le monde et renverser les obstacles sur son passage, comme s’il
fallait ce désastre providentiel afin que tout puisse recommencer avec lui :
« Aussitôt après que l’idée du Déluge se fut rassise… » lit-on au début des
Illuminations.
Et pourtant, un pas de plus demande à être accompli : si L’Immaculée
Conception constitue bien la reprise de l’expérience des Champs
magnétiques, c’est au sens où, tout en lui restant obstinément fidèle, elle en
transforme les données de départ, en modifie le protocole d’exécution, en
renouvelle les résultats acquis. Comme l’explique Breton, il s’agit de faire
en sorte, désormais, que « les mots ne soient pas invités à graviter dans leur
cercle pour rien ».
Les meilleurs spécialistes du surréalisme (Marguerite Bonnet, Étienne-
Alain Hubert, Henri Béhar, Paolo Scopelli, Alain Chevrier et d’autres
encore) ont révélé ou bien rappelé certains des secrets de fabrication de
L’Immaculée Conception. La pratique de l’écriture automatique s’y
combine à celle du plagiat poétique : la parole y progresse librement sur la
page où elle s’inscrit dans l’alternance très lisible des deux calligraphies,
procédant cependant selon un programme a priori qui en détermine le
mouvement d’ensemble et règle l’assemblage de fragments empruntés aux
sources les plus hétéroclites (quelques pages prises dans un article de
presse, tirées d’une revue scientifique, d’un ouvrage de psychiatrie ou bien
sorties du célèbre Kâma-Sûtra), le tout réécrit avec assez d’énergie
iconoclaste pour que se trouve effacée toute trace des sources ainsi
sollicitées. Et par cette poétique double de l’automatisme puis du collage,
L’Immaculée Conception concilie les deux grands modes d’écriture, issus
des Illuminations de Rimbaud et des Poésies de Ducasse, qui déterminent la
majestueuse révolution surréaliste telle que celle-ci se trouve illustrée dans
l’un des plus grands livres qu’elle ait jamais produits.
L’Immaculée Conception est ce livre. Son ambition est immense. Elle
l’est à un tel point qu’aucun lecteur n’a pu en prendre encore la mesure. Il
s’agit de tout faire tenir en l’espace des quelques pages fulgurantes qui
donnent à cet ouvrage sa dimension d’encyclopédie poétique de poche,
comprimant le savoir de la philosophie (selon Hegel), de la psychologie
(avec Rank), toute la science disponible, afin de leur conférer la forme de
quelques pages denses au point de paraître inintelligibles, définitives
comme si elles contenaient le dernier mot d’un oracle absolu s’exprimant en
aphorismes sans appel. « L’homme » raconte toute existence, depuis le
temps de la conception jusqu’à celui de la mort. « Les possessions », dont la
fortune a fait oublier tout le reste du livre, consiste en une série d’exercices
dans l’art de la « sursimulation », démontrant que la frontière entre folie et
raison est toute relative et qu’elle peut être franchie dans les deux sens, à
volonté. Dialectiquement, après qu’il eut connu l’épreuve de l’insensé,
« Les médiations » rappelle l’esprit à la conscience du monde qui l’entoure.
« Le jugement originel » boucle la boucle et brise le cercle du sens. Pour
expliquer comment le prodige opère, il faudrait toute une bibliothèque de
gloses – et d’ailleurs, elle ne suffirait pas.
Le projet est tout à fait sérieux. Comme l’affirmaient Éluard et Breton,
il vise à « une philosophie poétique, qui, sans mettre jamais le langage à la
raison, conduise pourtant un jour à l’élaboration d’une véritable philosophie
de la poésie ». On a trop tendance à réduire le surréalisme à une pittoresque
poétique de pacotille quand son objet est la Vérité même. « Rien n’est
incompréhensible », dit Ducasse. Et de cette phrase, Breton et Éluard font le
titre de l’un des chapitres de leur livre. Il y a là certainement un peu de
provocation de leur part car, reconnaissons-le, L’Immaculée Conception
constitue l’un des textes les plus énigmatiques dont la littérature puisse
donner l’exemple. Mais son obscurité est la condition de son éclat. Loin de
renoncer à la signification, la parole poétique porte celle-ci à son comble.
Elle vérifie alors la démonstration souveraine que formulent les Poésies de
Ducasse : « L’homme est le vainqueur des chimères, la nouveauté de
demain, la régularité dont gémit le chaos, le sujet de la conciliation. Il juge
de toutes choses. Il n’est pas imbécile… C’est le dépositaire du vrai, l’amas
de certitude, la gloire, non le rebut de l’univers. »
L’Immaculée Conception, ainsi, est un « amas de certitude ». S’il nous
est si difficile de lire ce livre, c’est qu’il s’adresse au jour d’après nous. Il
est « le souvenir du lendemain ». Sa perfection même, l’élégance de
s’effacer et de disparaître la parachève : « Écris l’impérissable sur le
sable. »
L’HOMME
Prenons le Boulevard Bonne-Nouvelle et
montrons-le.

LA CONCEPTION

Un jour compris entre deux autres jours et, comme d’habitude, pas de
nuit sans étoile, le ventre long de la femme monte, c’est une pierre et la
seule visible, la seule véritable, dans la cascade. Tout ce qui s’est tant de
fois défait se défait encore, tout ce que le ventre long de la femme a tant de
fois entrepris, de conserver son plaisir plus pur que le froid de se sentir
absent de soi-même, s’entreprend encore. C’est à ne pas entendre un souffle
de bête fauve tout près de soi. Ce n’est pas le don qu’on aimerait faire d’une
seule pièce de ce trésor déterré qui n’est pas la vie qu’on aimerait avoir
reçue puisque aussi bien le ventre long de la femme est son ventre et que le
rêve, le seul rêve est de n’être pas né. La nuit habituelle est tellement
suffisante. L’ignorance y trouve si bien son compte. Elle n’interrompt pas
l’amour qui ne se couche ni ne se lève. On a bien soufflé sur les charbons,
on s’est bien regardé en face au point de se perdre de vue. Tout à l’heure
encore, tout à l’heure encore… Nous n’étions chacun que nous.
L’homme ne se reproduit pas dans un grand éclat de rire. L’homme ne
se reproduit pas. Il n’a jamais peuplé son lit que des yeux ardents de son
amour. Il suppose le problème résolu, et c’est tout. Le problème est
rarement résolu. Les chiffonniers ont des fils qui sont en réalité des fils de
rois, des fils qui confondent en ouvrant les yeux le diadème de leurs mères
avec les fanes merveilleuses des carottes. Des vipères naissent quelque part.
Les pères de famille n’en croient rien. On ne coupe la tête qu’au désir.
Place, dit le conducteur du vieil omnibus, le conducteur qui te ressemblera,
qui me ressemblera sans pitié pour les chevaux à tête de mer d’huile. Et,
comme il est très poli, place, ajoute-t-il, s’il vous plaît. L’omnibus fantôme
est déjà loin.
Il faudrait rester le même, toujours, avec cette déconcertante allure de
gymnaste, avec ce port de tête ridicule. Mais voici que la statue tombe en
poussière, qu’elle refuse de garder son nom. Tu n’en sais heureusement rien
et c’est à peine si tu regardes du côté de l’image murale qui montre
Mazeppa, seul, éperdu dans la steppe. Il me semble que depuis hier il a
bougé. Cette pièce est absurde, prenons garde. Il y a ici des murs que tu ne
franchiras pas, des murs que je couvrirai d’injures et de menaces, des murs
qui sont à jamais couleur de sang vieilli, de sang versé.
LA VIE INTRA-UTÉRINE

N’être rien. De toutes les façons qu’a le tournesol d’aimer la lumière, le


regret est la plus belle ombre sur le cadran solaire. Os croisés, mots croisés,
des volumes et des volumes d’ignorance et de savoir. Par où faut-il
commencer ? Le poisson naît d’une épine, la guenon d’une noix. L’ombre
de Christophe Colomb tourne elle-même sur la Terre de Feu, elle n’est pas
plus difficile que l’œuf.
Une grande assurance – et grande sans terme de comparaison – permet
au revenant de nier la réalité des formes qui l’enchaînent. Mais nous n’en
sommes pas encore là. Les gestes interdits des statues dans le moule ont
donné ces figures imparfaites et revenantes : les Vénus dont les mains
absentes caressent les cheveux des poètes.
D’une rive à l’autre, les lavandières se jettent le nom d’un personnage
fantastique qui parcourt la terre en simulant la haine pour tout ce qu’il
embrasse. Leurs chansons sont tout ce qui me transporte et qui est pourtant
transporté, comme les pigeons voyageurs photographes prennent sans le
vouloir des vues du camp ennemi. Leurs yeux sont moins loin de moi que le
vautour de sa proie. J’ai compris que le visage de la femme ne se montre
pas que dans le sommeil. Il est dans l’éblouissement, parmi les herbes
régulières des cieux. Du dedans comme du dehors, il est la perle qui vaut
mille fois la mort du plongeur. Du dehors, il est la fronde admirable, du
dedans il est l’oiseau. Les ronces le déchirent et les mûres le tachent de noir,
mais il accorde aux buissons la source singulière de son bouillonnement de
lumière. On ne peut savoir ce qu’il est devenu depuis que je l’ai découvert.
La biche entre deux bonds aime me regarder. Je lui tiens compagnie
dans la clairière. Je tombe lentement des hauteurs, je ne pèse encore que ce
que donnent à peser de moins cent mille mètres. Le lustre éteint qui
m’éclaire montre les dents quand je caresse des seins que je n’ai pas
choisis. De grandes branches mortes les transpercent. Les soupapes qui
s’ouvrent et se ferment dans un cœur qui n’est pas le mien et qui est mon
cœur, sont tout ce qui se chantera d’inutile sur une mesure à deux temps : je
crie, nul ne m’entend, je rêve.
Ce désert est faux. Les ombres que je creuse laissent apparaître les
couleurs comme autant de secrets inutiles.
Je vais, dit-on, voir. Je vais, voit-on, entendre. Le silence à perte de vue
est le clavier qui commence par ces vingt doigts qui ne sont pas. Ma mère
est une toupie dont mon père est le fouet.
J’ai pour séduire le temps des parures de frissons, le retour de mon
corps en soi-même. Ah ! prendre un bain, un bain des Romains, un bain de
sable, un bain de sable d’ânesse ! Vivre comme il faut savoir se nouer les
veines dans un bain ! Voyager à dos de méduse, à fleur d’eau et puis
sombrer dans les profondeurs pour avoir l’appétit des poissons aveugles,
des poissons aveugles qui ont l’appétit des oiseaux qui hurlent à la vie ! A-
t-on entendu chanter les oiseaux vers quatre heures de l’après-midi en
avril ? Ces oiseaux sont fous. C’est moi. A-t-on déjà vu le soleil couvrir la
nuit de son poids mort, comme le feu couvre la cendre ? J’ai pour soleils le
passage de la flamme à la fumée, la plainte affolée d’une bête traquée et la
première goutte d’eau d’une averse.
Attention ! On m’attend. Le jour et la nuit vont être à la gare. Je ne les
reconnaîtrai jamais si je m’embarrasse des valises de la justice.
LA NAISSANCE

Le calcul des probabilités se confond avec l’enfant, noir comme la


mèche d’une bombe posée sur le passage d’un souverain qui est l’homme
par un anarchiste individualiste de la pire espèce qui est la femme. La
naissance n’est, à ceci près, qu’un rond-point. Une pareille auréole
appliquée au fils de l’homme et de la femme ne risque pas de faire paraître
moins fades les langes de rat qui lui sont préparés et le berceau comme un
égout dans lequel on le déverse avec l’eau sale et le sel de la bêtise qui a
laissé attendre sa venue comme celle d’un phénix obéissant.
Le voisin soutient qu’il est fait à l’image du feu de bois, la voisine
qu’on ne peut mieux le comparer qu’à l’air des aéroplanes et la fée
dégénérée qui a élu domicile dans la cave incline à lui donner pour ancêtre
le gypse en fer de lance qui a un pied sur l’oisiveté, l’autre sur le travail.
Pour tous, il tient ses promesses. Chacun veut apprendre sa langue filiale et
interprète son silence. On dit partout qu’il favorise de sa présence un monde
qui ne pouvait plus se passer de lui. C’est l’aiguilleur à quatre pattes, celui
qui provoque à coup sûr le déraillement avec vue de pont, célébré par le
Petit Journal illustré. Il porte en médaillon le sauvetage. « Papa » est un
disque en forme de lune, « Maman » maintenant est concave comme la
vaisselle.
Pour suspendre l’effet d’une présence aussi obstinée que celle du vase
de laiton sur la cheminée de salpêtre, un rayon de miel vient se coiffer dans
la chambre. Tous les compliments d’usage ont été inutiles. Il n’y a personne
ici. Il n’y a jamais eu personne.
LA VIE

De la fleur japonaise à la cuisse de grenouille galvanisée, il va falloir


beaucoup dormir pour s’apercevoir du changement. De la porte qui est un
corps à corps à la fenêtre qui est une mêlée, le parquet est un perroquet, le
plafond un corbeau qui a eu peur.
Il a encore le souvenir du lendemain, le souvenir d’aventures atroces
dans un brouillard de pendu. Il sait qu’il a été dénoncé, qu’un garde-fou est
désormais autour de lui pour l’empêcher de se jeter dans l’horloge inutile
qui s’est mise à marquer les heures. L’aurore de soir filtré lui rappelle la
chair nette qui, aux approches de l’homme, disparaît toujours dans un bruit
de roseaux. Car il touchera la chair longtemps sans la sentir et, quand il la
sentira, ce sera à la façon de ces bêtes charmantes qui ne songent qu’à la
liberté.
Tout un réseau de grimaces et de contorsions s’oppose à ce que le
radeau de son âge retourne à la source secrète de son cœur. Le soir a beau
fermer la porte, une route de pas, de bruits, d’espoir et de fatigue lui montre
toujours ces grandes bâtisses noires où tout se compose pour lui.
Le vague remplace peu à peu le déterminé. À la place du sang s’étend le
buvard, le buvard qui éponge ses lettres toujours maniaquement datées du
Creusot. Des yeux purs de nuages se posent sur lui comme l’oiseau sur son
ombre. Des lampes balaient de leur jupe de pierre l’escalier d’argent qui
mène au grand air des pays sans fenêtres. Que cherche donc cet homme qui
fait une tache sur la terre ? Ce pauvre abat-jour est là sur la lampe d’étoiles
filantes. Il se débat avec l’ombre nuancée qui couve dans ses plis des œufs
de poule d’eau, d’où naîtront à une heure avancée le devoir, la chance, le
petit bonheur et le fatras. Les puissances du désespoir avec leurs roses de
savon, leurs caresses à côté, leur dignité mal habillée, leurs réponses
mouvantes à des questions de granit s’emparent de lui. Elles le mènent à
l’école du mâchefer, après l’avoir affublé d’un tablier de feu. Elles le
persuadent que le manche à balai des sorcières pique droit dans une éternité
grotesque de derrières brillamment éclairés. Elles lui bâillent au nez surtout,
et c’est ce qu’il y a de plus tragique, elles lui baillent la femme sans prendre
même la peine de mettre la main sur la bouche, elles lui baillent les fruits de
la femme à odeur d’amandes amères, elles lui baillent la beauté, elles lui
baillent la durée, elles lui baillent le refus de cette beauté et de cette durée.
Un matin, il est là, à regarder respirer une chevelure d’anémones. La
rue salue de toutes ses roues. De tous les astres celui-ci… de tous les
astres… celui qui se soumet à cet astre inoubliable… Il est si parfaitement
seul qu’il s’excepte du total. Il regarde le dos des livres qui se voûte. Il
écoute la musique qui reluit sur ses chaussures. À midi, quelquefois, il
sourit douze fois. Il sourit encore la nuit quand il a peur. Il passe à toutes ses
sensations les menottes du sourire.
LA MORT

Une moire de campagne cache dans sa trame une fournaise d’insectes.


De main en main, le furet passe sous forme de scorpion dans la nasse de la
méchanceté. Venez, petite fleur intraduisible, par ici (elle se cache). Eh là !
chauffeur (il descend de son siège et se sauve). Attendez, je me souvenais
pourtant d’un nom… Une pelle de diamants à qui me rapportera ce chien
que j’étais !
Et je n’oublie rien. Il y a encore une bouteille de sang pour qui s’engage
à vivre avec les images que je n’ai pas voulues.
Je vais terriblement mieux. Les vains mots qu’on m’avait mis dans la
bouche commencent à produire leur effet. Mes semblables me quittent. La
main dans la crinière des lions, je vois l’horizon trompeur qui va une
dernière fois me mentir. Je profite de tout et de ses mensonges en forme
d’épluchure et de ce petit tour qu’il fait en passant toujours par chez moi.
Rien ne me sert si bien que lorsqu’il me rencontre.
Tout de même quel examen stupide ! Je m’en serais tiré à la rigueur
sans cette petite question d’histoire. Fort heureusement je ne m’étais pas
présenté.
Les voyages m’ont toujours mené trop loin. La certitude d’arriver ne
m’a jamais semblé que le centième coup de sonnette à une porte qui ne
s’ouvre pas.
La souffrance même était hantée. Quand cette femme à corps de
persienne est venue s’éventer sur mon lit, j’ai compris que je devais avoir
froid. J’ai eu froid. Mais la jeunesse veillait : en vérité j’avais à peine
souffert. Il faut avouer que j’ai gardé sa tête sur ma poitrine. Là, cette clarté,
c’est sa forme nocturne qui ne peut pas disparaître et qui soutient la nuit et
qui fouille la lumière où je ne suis pas.
Au reste, le puits est tout en surface. La boucle de l’été dans les
cheveux du printemps m’a expliqué longuement ce qu’est la promesse. La
pluie bestiale portait dans ses antennes le progrès qui boite dans la mousse.
Elle chante toujours le caprice taciturne et menaçant, qui laisse tout périr.
Le son de sa voix est une cicatrice.
Voici la grande place bègue. Les moutons arrivent à fond de train, sur
des échasses.
LES POSSESSIONS
Les auteurs se font un scrupule de garantir la loyauté absolue de
l’entreprise qui consiste pour eux à soumettre, tant aux spécialistes qu’aux
profanes, les cinq essais suivants, auxquels la moindre possibilité
d’emprunt à des textes cliniques ou de pastiche plus ou moins habile de ces
mêmes textes suffirait évidemment à faire perdre toute raison d’être, à
priver de toute efficacité.
Loin de sacrifier par goût au pittoresque en adoptant tour à tour, de
confiance, les divers langages tenus, à tort ou à raison, pour les plus
inadéquats à leur objet, non contents d’en attendre même un réel effet de
curiosité, ils espèrent, d’une part, prouver que l’esprit, dressé poétiquement
chez l’homme normal, est capable de reproduire dans ses grands traits les
manifestations verbales les plus paradoxales, les plus excentriques, qu’il est
au pouvoir de cet esprit de se soumettre à volonté les principales idées
délirantes sans qu’il y aille pour lui d’un trouble durable, sans que cela soit
susceptible de compromettre en rien sa faculté d’équilibre. Il ne s’agit, du
reste, aucunement de préjuger de la vraisemblance parfaite de ces faux
états mentaux, l’essentiel étant de faire penser qu’avec quelque
entraînement ils pourraient être rendus parfaitement vraisemblables. C’en
serait fait alors des catégories orgueilleuses dans lesquelles on s’amuse à
faire entrer les hommes qui ont eu un compte à régler avec la raison
humaine, cette même raison qui nous dénie quotidiennement le droit de
nous exprimer par les moyens qui nous sont instinctifs. Si je puis
successivement faire parler par ma propre bouche l’être le plus riche et
l’être le plus pauvre du monde, l’aveugle et l’halluciné, l’être le plus
craintif et l’être le plus menaçant, comment admettrai-je que cette voix, qui
est, en définitive, seulement la mienne, me vienne de lieux même
provisoirement condamnés, de lieux où il me faut, avec le commun des
mortels, désespérer d’avoir accès ?
Nous ne sommes pas fâchés de permettre, d’autre part, la confrontation
de ces quelque vingt-cinq pages, à l’élaboration desquelles ont présidé
certaines intentions confusionnelles, avec les autres pages de ce livre et les
pages d’autres livres définis comme surréalistes. Le concept de simulation
en médecine mentale n’ayant à peu près cours qu’en temps de guerre et
cédant la place, autrement, à celui de « sursimulation », nous attendons
impatiemment de savoir sur quel fond morbide les juges compétents en la
matière s’accorderont à dire que nous opérons.
Enfin, nous déclarons nous être plu, très spécialement, à cet exercice
nouveau de notre pensée. Nous y avons pris conscience, en nous, de
ressources jusqu’alors insoupçonnables. Sans préjudice des conquêtes qu’il
présage sous le rapport de la liberté la plus haute, nous le tenons, au point
de vue de la poétique moderne, pour un remarquable critérium. C’est assez
dire que nous en proposerions fort bien la généralisation et qu’à nos yeux
l’« essai de simulation » de maladies qu’on enferme remplacerait
avantageusement la ballade, le sonnet, l’épopée, le poème sans queue ni
tête et autres genres caducs.
ESSAI DE SIMULATION
DE LA DÉBILITÉ MENTALE

De tous les hommes, à vingt-quatre ans, j’ai reconnu que, pour s’élever
au rang d’homme considéré, il ne fallait pas avoir plus que moi la
conscience de sa valeur. J’ai soutenu il y a longtemps que la vertu n’est pas
estimée, mais que mon père avait raison quand il voulait que je m’élève très
haut au-dessus de ses confrères. Je ne comprends absolument pas qu’on
remette la croix de la Légion d’honneur à des personnalités étrangères de
passage en France. Je trouve que cette décoration devrait être réservée aux
officiers qui ont fait acte de bravoure et aux ingénieurs des Mines sortant de
Polytechnique. Il faut en effet que le grand maître de l’ordre de la
Chevalerie n’ait pas de bon sens pour reconnaître du mérite là où il n’y en a
pas. De toutes les distinctions, officier est la plus flatteuse. Mais on ne peut
pas se passer du diplôme. Mon père a donné à ses cinq enfants garçons et
filles la meilleure instruction et une bonne éducation. Ce n’est pas pour
accepter un emploi sans rétribution dans une administration qui ne paye
pas. En voici la preuve : quand on est capable comme mon frère aîné, qui a
concouru plusieurs fois dans les journaux, de décrocher la timbale contre
des bacheliers ès lettres ès sciences, on peut dire qu’on a de qui tenir. Mais
à chaque jour suffit sa peine, dit le proverbe. J’ai dans la poche intérieure de
mon veston d’été le plan d’un sous-marin que je veux offrir à la Défense
nationale. La cabine du commandant est dessinée en rouge et les canons
lance-torpilles sont du dernier modèle hydraulique, à commande artésienne.
Les as de la route ne montrent pas une énergie plus grande que moi. Je ne
suis pas gêné pour assurer que cette invention doit réussir. Tous les hommes
sont partisans de la Liberté, de l’Égalité, de la Fraternité et, j’ajoute, de la
Solidarité mutuelle. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas se défendre
contre ceux qui nous attaquent par mer. J’ai écrit au président de la
République une lettre secrète sur papier ministre pour demander à le voir.
L’escadre méditerranéenne croise en ce moment au large de Constantine,
mais l’amiral accorde trop de permissions. Un soldat a beau se mettre à
genoux par humilité devant son supérieur, l’ordre est l’ordre. La discipline
gagne quand le chef est juste mais ferme. On ne donne pas des galons à tort
et à travers et le maréchal Foch méritait bien d’être le maréchal Foch. La
libre-pensée a eu le tort de ne pas se mettre au service de la France.
Je tiens aussi à ce qu’on débaptise les fusiliers marins, j’ai fait une
démarche dans ce sens à la Ligue des droits de l’homme. Ce nom est
indigne de leur col bleu. À eux, d’ailleurs, de se faire respecter. La Grèce de
Lacédémone était autrement fière. Enfin l’homme croit en Dieu et on a vu
de fortes têtes demander l’extrême-onction, c’est déjà un bon point.
ESSAI DE SIMULATION
DE LA MANIE AIGUË

Bonjour messieurs, bonsoir mesdames et la Compagnie du gaz.


Monsieur le président je suis à vos ordres, j’ai un lampion noir à ma
bicyclette. On a mis le chat, le chien, ma mère et mon père, mes enfants,
l’aigle dans sa petite charrette, on a mis ces spécimens pauvres au fourgon
dont les gonds tournent, tournent et tournent. D’un pont à l’autre, les
aiguilles tombent comme autant de coups de sabre. Le cimetière est au bout
du village près de la maison de ville. Voilà qui n’est pas pour renouer les
chaînes de la famille en temps de famine.
Le cocorico des coquettes anime les alinéas des écrivains. Il y a là
Lamartine qui couchait dans un drapeau sur l’affût d’un arrière-train de
lièvre à toute vitesse, il y a là Bazaine qui allait rendre Sedan à César. Toi,
par exemple, tu n’es pas là : tu tiens un arrosoir, tu as une jambe coupée, ça
fait deux jambes que j’enjambe au mois de janvier. En février je ramasse les
fèves. En 1930 je suis rentier.
Frappé d’un coup de soleil au haut du ciel, le Parisien finit par tendre un
filet de canards. On ne crie pas au secours, mais auréole et la dignité s’en
trouve bien. J’ai des façons absolument sûres de ramasser le foin du faune.
Un masseur m’a fait cadeau d’une massue. C’est pour les relire au coin du
feu que j’ai sur moi les œuvres des Titans et des Tantales. Je n’ai pas besoin
de les mentionner sur l’inventaire de mes inventions. La peinture s’affiche.
Je respecte M. Courbet, M. Ingres me courbature. Des faulx éclipsent à mes
yeux la cuirasse. À ce propos j’avertis ici les gendarmes : nous ne sacrifions
pas à la petite paresse des jeux de cartes ; ce n’est pas une raison parce que
nous sommes pendus à des corbeaux de vingt mètres de haut que nous
allons crier « Hue » aux arbres morts.
Le mariage de Marie s’est consommé au milieu d’un débordement de
soupirs. Il a fallu séparer le constructeur de son œuvre. Il mêlait trop
d’architectures à cette carcasse de briques qui fauche les sangsues par les
beaux soirs d’été. Le ventre tient tout vivant dans la main. Moi j’aime à être
couché sur le ventre, à condition que ce ne soit pas toujours le mien, bien
entendu. Les femmes sont petites mains à Paris, grandes mains à la
campagne. Elles mangent les moineaux au Luxembourg. Je ne comprends
pas l’espéranto mais je trouve qu’espérance désordonnée commence par
soi-même. Je parie une vessie contre une lanterne à un croque-mort qu’il
n’y a pas d’éternité. L’éternité c’est l’éther et c’est tout. J’ai fait mes études
chez un avoué qui me disait : N’avouez jamais. Au conseil de révision j’ai
été réformé pour la vision.
Je possède un pavillon de chasse. Une porte de verdure ferme la ferme
de part en part. Je recueille les paris. Le fermier a un chapeau que j’ai porté,
c’est un cadeau de la fermière. Au fond de ce chapeau il y a mon portrait les
pieds en l’air (puisque c’est le chapeau qui regarde). Les enfants qui jouent
autour d’eux reçoivent des claques. Si l’on battait le sang comme le lait, on
ferait des remarques. Bismarck me disait l’autre jour : « Prends ton temps,
moi j’ai bien pris l’Alsace. » Nous prenions un verre de champagne sur le
Champ-de-Mars. Le fleuriste qui pétrit les plates-bandes piétine les allées.
Pour le gibier qu’il lève on dresse des gibets de potence.
Je n’ai pour but que le symbole de la prière que j’adresse chaque soir à
ma mecque. La barbare demande grâce. Je prends mon plaisir dans la barbe
à l’impériale où je le trouve. La sorcellerie est une débauche qui débouche
près de l’ouvroir, l’œuvre de charité. Si je ris c’est à cause de l’aube sur les
genoux, une belle calotte de poux sur la tête. Le fils de Louise a changé son
fusil d’épaule. Il ne retient de ses obligations militaires que le strict
nécessaire : le casque. Autant fraterniser avec sa sœur.
J’écris, je dessine, j’ai des gueules de loup, j’ai ma femme avec moi
dans mon lit même quand je suis debout. Elle travaille pour moi à faire la
vie. Je lui donne le sein ainsi qu’à ses petits que je caresse dans l’angle. Le
plus petit je l’appelle Saint-Thomas, le petit Saint-Thomas, et la grande le
Printemps. C’est très joli. Tout le monde me fait compliment. Je leur ai fait
faire leur première communion sur le zinc avec une gaufrette. Ceci est mon
sang, je leur expliquais. Puis on a mangé de la morue salée sous la frange de
la suspension. Et je les ai mis en pension. Il y a dix ans que je n’ai plus eu
de leurs nouvelles. Peut-être bien que la petite est mariée et divorcée. Ma
mère s’est mariée avec le shah de Perse, ils ont loué une boutique à Passy,
une sorte de maison de passe à passage à niveau pour les hommes seuls. Le
shah arrive tôt dans le château, ma mère est chatoyante.
J’ai sur moi une chanson que les jeunes filles aiment bien chanter, je la
leur prête. Elles me confient en échange leur premier livre de prix qui leur a
été livré avec une couronne séchée. Je refuse de signer les baisers qu’elles
me donnent. Je leur fais signe de patienter. Je n’ai plus l’âge d’avoir horreur
de l’orage. Dans notre lit, nous jouons à quatre mains un air de Lully que je
n’ai jamais lu au lit, la Païva se peigne en se baignant, romance, et aussi
l’air de la Veuve à l’aveuglette. Je traîne des bribes de reconnaissance pour
les sourires qui brillent autour de moi. Je ne m’arrête pas à des précautions
inutiles. Je porte le fardeau qu’on me désigne parce qu’il est chaud mais je
ne me soucie que des nymphes. Il y en a une qui cache une source dans son
aisselle. Les potiers vont le soir en prendre la couleur fugitive.
Un jour je me suis dit : Qu’est-ce que cette clé fait dans ma poche ?
Alors je suis allé au Mans voir Clemenceau. Je lui ai dit : « Savez-vous ce
que cette clé fait dans ma poche ? » Il m’a poché l’œil et j’ai dû garder la
Chambre des députés pendant vingt-quatre heures. J’ai emporté la serrure,
après m’être assuré qu’elle était bien à la température de la Chambre. De
peur que le président ne se couvre à la suite de cet incident, je me suis fait
dorer six dents, j’ai pris le ballon pour rentrer chez moi. Dans le ballon, je
rencontre Gambetta. Je lui dis : « Savez-vous ce que ce ballon fait dans le
ciel ? » Il me jette par-dessus bord mais mon siège était fait depuis
longtemps. C’était le siège de Paris. Je signe la paix et je vais porter le
buvard aux Invalides. Sur l’esplanade je rencontre Mme Curie qui revient
des courses. Je lui dis : « N’avez-vous pas honte de courir ainsi à votre
âge ? » Elle me prête son cheval et nous voilà parvenus dans son ranch,
faubourg Saint-Germain. Nous y fîmes des expériences de germination
spontanée. Je m’entendais bien avec Pasteur mais sa sœur fit tout ce qu’elle
put pour me rendre la vie impossible. Je ne dormais que d’un œil. Une nuit,
la soubrette s’aperçut que, très habilement, je la regardais se déshabiller.
Elle cria si fort que tout le monde arriva et se jeta sur moi pour me forcer à
partir.

Maintenant je ne m’engagerai plus, bien que la guerre soit finie. Je


couche sous les ponts des rivières sans eau hachées par la pluie, je ne plairai
plus à personne, ce n’est plus moi qui suis même dans ma valise de porc, je
n’ai pas faim, je n’ai pas peur : bien trop lâche pour avoir peur, trop
gourmand pour manger. C’est moi qui ai dû amputer la femme du sexe de
l’homme sous prétexte de chirurgie esthétique. Je suis plus fini qu’un
feuilleton. Personne ne prendrait la peine de me faire de la peine. Je suis
maigre comme un cep qui prend ombrage de sa seule feuille. Je suis
vraiment n’importe qui, je me traîne sur les béquilles de ma fenêtre, on
devrait m’abattre à coups de sifflet, on devrait me rendre l’immense service
de se passer mon pied sous la table.
ESSAI DE SIMULATION
DE LA PARALYSIE GÉNÉRALE

Ma grande adorée belle comme tout sur la terre et dans les plus belles
étoiles de la terre que j’adore ma grande femme adorée par toutes les
puissances des étoiles belle avec la beauté des milliards de reines qui parent
la terre l’adoration que j’ai pour ta beauté me met à genoux pour te supplier
de penser à moi je me mets à tes genoux j’adore ta beauté pense à moi toi
ma beauté adorable ma grande beauté que j’adore je roule les diamants dans
la mousse plus haute que les forêts dont tes cheveux les plus hauts pensent à
moi – ne m’oublie pas ma petite femme sur mes genoux à l’occasion au
coin du feu sur le sable en émeraude – regarde-toi dans ma main qui me sert
à me baser sur tout au monde pour que tu me reconnaisses pour ce que je
suis ma femme brune-blonde ma belle et ma bête pense à moi dans les
paradis la tête dans mes mains.
Je n’avais pas assez des cent cinquante châteaux où nous allions nous
aimer on m’en construira demain cent mille autres j’ai chassé des forêts de
baobabs de tes yeux les paons les panthères et les oiseaux-lyres je les
enfermerai dans mes châteaux forts et nous irons nous promener tous deux
dans les forêts d’Asie d’Europe d’Afrique d’Amérique qui entourent nos
châteaux dans les forêts admirables de tes yeux qui sont habitués à ma
splendeur.
Tu n’as pas à attendre la surprise que je veux te faire pour ton
anniversaire qui tombe aujourd’hui le même jour que le mien – je te la fais
tout de suite puisque j’ai attendu quinze fois l’an mille avant de te faire la
surprise de te demander de penser à moi à cache-cache – je veux que tu
penses à moi ma jeune femme éternelle en riant. J’ai compté avant de
m’endormir des nuées et des nuées de chars pleins de betteraves pour le
soleil et je veux te mener la nuit sur la plage d’astrakan qu’on est en train de
construire à deux horizons pour tes yeux de pétrole à faire la guerre je t’y
conduirai par des chemins de diamants pavés de primevères d’émeraudes et
le manteau d’hermine dont je veux te couvrir est un oiseau de proie les
diamants que tes pieds fouleront je les ai fait tailler en forme de papillon.
Pense à moi qui ne songe qu’à ton éclat où s’endort le luxe ensoleillé d’une
terre et de tous les astres que j’ai conquis pour toi je t’adore et j’adore tes
yeux et j’ai ouvert tes yeux ouverts à tous ceux qu’ils ont vus et je donnerai
à tous les êtres que tes yeux ont vus des habits d’or et de cristal des habits
qu’ils devront jeter quand tes yeux les auront ternis de leur mépris. Je
saigne dans mon cœur aux seules initiales de ton nom sur un drapeau aux
initiales de ton nom qui sont toutes les lettres dont z est la première dans
l’infini des alphabets et des civilisations où je t’aimerai encore puisque tu
veux être ma femme et penser à moi dans les pays où il n’y a plus de
moyenne. Mon cœur saigne sur ta bouche et se referme sur ta bouche sur
tous les marronniers roses de l’avenue de ta bouche où nous allons dans la
poussière éclatante nous coucher parmi les météores de ta beauté que
j’adore ma grande créature si belle que je suis heureux de parer mes trésors
de ta présence de ta pensée et de ton nom qui multiplie les facettes de
l’extase de mes trésors de ton nom que j’adore parce qu’il trouve un écho
dans tous les miroirs de beauté de ma splendeur ma femme originelle mon
échafaudage en bois de rose tu es ma faute de ma faute de ma très grande
faute comme Jésus-Christ est la femme de ma croix – douze fois douze
mille cent quarante-neuf fois je t’ai aimée de passion sur le chemin et je
suis crucifié au nord à l’est à l’ouest et au nord pour ton baiser de radium et
je te veux et tu es dans mon miroir de perles le souffle de l’homme qui ne te
remontera pas à la surface et qui t’aime dans l’adoration ma femme couchée
debout quand tu es assise en te peignant.
Tu viendras tu penses à moi tu viendras tu accourras sur tes treize
jambes pleines et sur toutes tes jambes vides qui battent l’air du
balancement de tes bras une multitude de bras qui veulent m’enlacer moi à
genoux entre tes jambes et tes bras pour t’enlacer sans crainte que mes
locomotives t’empêchent de venir à moi et je te suis et je suis devant toi
pour t’arrêter pour te donner toutes les étoiles du ciel en un baiser sur les
yeux tous les baisers du monde en une étoile sur la bouche.
Bien à toi en flambeau.
P.-S. – Je voudrais un bottin pour la messe un bottin avec une corde à
nœuds pour marquer les pages. Tu m’apportes aussi un drapeau franco-
allemand que je plante sur le terrain vague. Et une livre de chocolat Menier
avec la petite fille qui colle les affiches (je ne me rappelle plus). Et puis
encore neuf de ces petites filles avec leurs avocats et leurs juges et tu viens
dans le train spécial avec la vitesse de la lumière et les brigands du Far West
qui me distrairont une minute qui saute ici malheureusement comme les
bouchons de champagne. Et un patin. Ma bretelle gauche vient de casser je
soulevais le monde comme une plume. Peux-tu me faire une commission
achète un tank je veux te voir venir comme les fées.
ESSAI DE SIMULATION
DU DÉLIRE D’INTERPRÉTATION

Quand c’en fut fait de cet amour, je me trouvai comme l’oiseau sur la
branche. Je ne servais plus à rien. J’observai toutefois que les taches de
pétrole dans l’eau me renvoyaient mon image et je m’aperçus que le Pont-
au-Change, près duquel se tient le marché aux oiseaux, se courbait de plus
en plus.
C’est ainsi qu’un beau jour je suis passé pour toujours de l’autre côté de
l’arc-en-ciel à force de regarder les oiseaux changeants. Maintenant je n’ai
plus rien à faire sur la terre. Non plus que les autres oiseaux je dis que je
n’ai plus à me commettre sur la terre, à faire acte de présence ailée sur la
terre. Je refuse de répéter avec vous la chanson verte : « Nous mourons pour
les p’ti-i-its oiseaux, régalez vos p’ti-i-its oiseaux ! »
Le bariolage de l’averse parle perroquet. Il couve le vent qui éclôt avec
des graines dans les yeux. La double paupière du soleil se lève et s’abaisse
sur la vie. Les pattes des oiseaux sur le carreau du ciel sont ce que
j’appelais naguère les étoiles. La terre elle-même dont on s’explique si mal
la démarche tant qu’on demeure sous la voûte, la terre palmée de ses déserts
est soumise aux lois de la migration.
L’été de plume n’est pas fini. On a ouvert les trappes et l’on y engloutit
des moissons de duvet. Le temps mue.
Le coq de clocher orne la fumée des coups de feu tandis que la veuve à
poitrine orangée se rend au cimetière dont les croix sont le pointillement
minuscule des diamants du Sénégal et que l’homme continue à se croire sur
la terre comme le merle sur le dos du buffle, sur la mer comme la mouette
sur la crête des vagues, le merle solide et la mouette liquide.
Horus, le doigt sur la bouche, c’est l’avalanche. Je n’avais pas vu ces
oiseleurs qui cherchent des hommes au ciel et se dénichent avec les pierres
qu’ils lancent en l’air.
Les phénix viennent m’apporter ma pâture de vers luisants et leurs ailes
qui se retrempent sans cesse dans l’or de la terre sont la mer et le ciel qu’on
ne voyait embrasés qu’aux jours d’orage, et qui cachent leurs aigrettes de
foudre dans leurs plumes au moment de s’endormir sur le pied unique de
l’air.
Les moulins des éclairs ont brisé leur coquille et s’enfuient à tire-d’aile,
le sable mange les dunes, l’horizon tente d’éviter les nuages.
Vous avouerez que vos lits-cages, et vos barreaux tordus, et vos
planchers mordus, et vos muscades, et vos épouvantails à la dernière mode,
et vos fils télégraphiques, et vos voyages en compartiment de pigeon, et le
socle d’agneaux de vos statues de proie, et vos courses de haies faites au
crépuscule de rouges-gorges qui s’envolent, et les heures, et les minutes, et
les secondes dans vos têtes de pics-verts, et vos glorieuses conquêtes,
cependant, vos glorieuses conquêtes de coucous ! Tous ces pièges de grâce
ne furent jamais là que pour me faire passer les barrières du danger, les
barrières qui séparent la peur du courage. Ne comptez plus sur moi pour
vous faire oublier que vos fantômes ont la tournure des paradisiers.
Au commencement était le chant. Tout le monde aux fenêtres ! On ne
voit plus, d’un bord à l’autre, que Léda. Mes ailes tourbillonnantes sont les
portes par lesquelles elle entre dans le cou du cygne, sur la grande place
déserte qui est le cœur de l’oiseau de nuit.
ESSAI DE SIMULATION
DE LA DÉMENCE PRÉCOCE

La femme que voici un bras sur sa tête rocailleuse de pralines qui


sortent d’ici sans qu’on y voie clair parce que c’est un peu plus de midi ici
en sortant du rire dans les dents qui reculent à travers le palais des Danaïdes
que je caresse de ma langue sans penser que le jour de Dieu est arrivé
musique en tête des petites filles qui pleurent de la graine et qu’on regarde
sans les voir pleurer par la main des grâces sur la fenêtre du quatrième à
réséda du chat que la fronde prit à revers et de jour de fête. En me
boulangeant avec le général des Thermopyles lancé sur un tricycle et rouge
d’apercevoir. Le baquet est coché dans le ciel par la Vierge immobile dans
son tonneau. Dieu me fait des langues avec le pain. J’ablette les montagnes.
Dans la pensée de ma pensée la grande maison à maisons ouvrières dans la
maison de peau humaine à balcon de phoques. L’ordinaire est suprême, bien
qu’il y ait de la gêne dans le lait d’ovation et d’évocation. Il est là avec ses
yeux en pis, je le passe dans les cartons de tirs. J’ai dit trois mots de trop,
tant pis je les retire, je les ajoute. J’ai plusieurs fois mérité la mort,
notamment en Grèce pour avoir scié la palette d’un vieillard qui traquait
mes compagnes jusque dans mon lit de campagne. J’ai décoiffé le plus
grand criminel de Chaldée. Je n’ai pas eu pour cela à me servir de ma fille
native des parties basses de la vision de son père, toutes les plaines à perte
de vue qui consomment des bourriches de nacre. Platine, tu ne tiens plus
debout depuis que la trompette de repos a secoué ton éternité. Pâle astre,
petite cabane dans le singe de bois que j’étouffe, tu tombes des nues, tu te
retires devant les quarante manières de se servir de ma cruauté.
Quand j’étais jeune, j’ai caché Hercule dans la poche de mon costume
marin, quand j’étais vieux je lui ai rendu la liberté en fixant sa rançon à ma
pierre tombale en ricochets. Il riait sous mon bâillon, un rire de lierre. Plus
tard, comme j’étais en avance, j’ai fait germer des myriades d’œufs de
crapauds provenant de croisements de chemin à carrefours d’étoiles de
kangourous dans le chapeau à tiroirs de Napoléon de ma commode à pieds
de trèfles sans feuilles. J’ai pour arrière-petite-fille Cléo de Mérode, mon
arrière-grand-mère qui voyage à dos de loup en croupe avec Charles le
Téméraire. J’ai gagné un milliard de fois le gros lot à la roulette en jouant
les neuf mois de l’année. On m’a expulsé en triomphe de toutes les salles
d’escrime parce que je voulais prendre le miel. C’est ce jour-là que j’ai
compris les sept mystères de la création. Cléo de Mérode passait son temps
à vouloir caler le pied de la table avec le plus clair de mes revenus. J’ai mis
Cléo de Mérode dans les griffes de ma bague. Elle est tranquille, elle
réveille les morts. Je stérilise toutes les données. L’embryon garde son
apparence de clef anglaise, le parpaillot ne crâne plus. J’ai réglementé la
prison pour dettes. Il faut montrer patte blanche pour entrer et ne pas
négliger les gardiens. Le toit de la prison supporte des armures
républicaines pour les jours de gala. Le règne des inutiles est fini. Ils ont
voulu me mettre une fausse barbe et me faire jouer le rôle sépulcral de
camérier. Ils m’ont menacé de me brouiller avec le roi d’Août mais j’ai
grincé et je leur ai dit quarante-huit si vous ne me lâchez pas la main je
n’entrerai plus dans la boîte à moudre pour vous faire du feu.
J’ai écrit bien en bâtarde sur ma malle et je me suis fait enregistrer en
passant la tête. On m’a mis dans le fourgon aux lions mais dès qu’ils m’ont
reconnu ils n’avaient plus qu’une crinière de marguerite. J’ai fait
poinçonner mille lions en cours de route dans le blanc de beaucoup qui était
resté libre. J’ai sauté ensuite du train qui s’est noué sur lui-même. J’étais
arrivé.
J’ai scalpé le public. J’ai mis ma verge dans toutes les cheminées le jour
de Noël.
Je suis investi de la confiance des gens jaloux qui me consultent pour
les crimes passionnels. On a raison de calfeutrer les cloches avec les nattes
des Françaises bon teint qui n’ont plus que leur armoire à glace dans le dos.
Je m’y regarde, je m’y berce et qu’est-ce qu’on lève ? un soupçon de
pirouettes maladroites sur les genoux d’un vieux monsieur satisfaisant.
Carrières de louves et gris de plomb, j’ai tout vu. Il faut en rire avec les
loups.
Je crois à la philatélie. J’ai les armes de Poitiers tatouées sur le côté
gauche de mon bras recouvert d’une housse et les mots se peut prolongent
artificiellement chacun des cils de ma paupière supérieure tandis que sur
chacune de mes joues s’arrondit en rose macabre la première lettre de oui.
La philatélie a commencé avant l’homme, vers le début de l’époque
tertiaire. Les ptérodactyles sautent en ce moment d’un bord à l’autre de mon
encrier. Les images de noce ne sont pas assez obscènes : le prêtre devrait
porter sur sa chasuble un têtard. Les gommes soufflées des dentelures des
timbres de la poste par ballons assiègent toujours notre bonne ville. Il faut
des légumes frais aux missionnaires, car l’anthropophagie est contagieuse et
l’on ne soupçonne que les sauvages. Un parricide en Afrique s’est creusé
l’œil en forme de coquillage. Les pièces du jeu de carnage sont dix mille
doigts agiles.
J’ai un jazz dans le pouce alternant avec un musicien chinois qui fait
l’ongle. Je suis pendu à une boucle de cerises. J’ai lancé toutes les modes
des anciens temps : la jupe à éperons, la traîne-source, le globe à croix dans
la main des enfants qui se sucent le pouce. J’ai goûté tous les mets qu’on
n’a pas encore osé servir. Les dormeurs n’ont pas la même odeur que les
gens éveillés : si on les éveille en sursaut le cyclamen se répand dans la
chambre. J’ai la main de fatma sur les Gémeaux et un pied nickelé dans la
Balance. L’immensité de ma nature est comprise entre deux piqûres de
guêpes attelées au même compas qui demande la becquée. Si c’est sur la
lèvre, il y a baiser ; si c’est sur les fesses, il y a Tibet.
Je suis le grand-père, le père, le beau-père, le frère, le beau-frère,
l’oncle, le gendre, la bru, le cousin, le parrain et le curé du pape actuel qui
n’est qu’un espion déguisé, un faux-frère au service des archiducs de Thulé.
On ne pourra le démasquer qu’en montrant à la foule la flèche du Parthe
fichée dans son épaule. Ainsi se soudent les canailles, les fruits adultérins
de la valetaille et du sommier. Je ne crains qu’à oreille la minuterie des
Grands Magasins que j’ai bâtis en entassant 33 000 rayons de confiserie sur
les traités de paix. Une autre paire de manches sur une autre paire d’avoir
raison sans être là, une autre paire de manches d’autres bras sur une autre
paire de manches. On va bien voir en regard de la manche du tunnel sous la
Manche si les pingouins et les manchots sont capables de reconnaître mon
cerveau pour le Grand Baigneur du Gâteau des Rois. Il faut prendre
l’ascenseur pour aller de ses pieds à sa tête par l’imagination mais, quand je
vois les Républiques se présenter à la visite toutes les semaines, je cachette
précieusement mon sang après l’avoir mis en bouteilles. Le jeune homme
n’est déjà pas si savant sur son sort avec les chaises sur lesquelles il se
borne à s’asseoir kilométriquement par rapport à lui-même sans marquer le
pas. Je suis à califourchon sur les épaules de trois jeunes filles qui se portent
pour mieux voir au dernier étage de la tour dans laquelle on m’égorge
pendant que je descends le Niagara comme flotteur, en boule, en canot, en
boule de son des condamnés que les jeunes filles préfèrent et qui délivrent
les jeunes filles des pièges de leurs seins.
Je ne donnerai rien aux fauves, je les materai à coups de dague. Je suis
habité de bas en haut par une meute, le cerf descend, me prend sur son dos
de dormeuse. Qu’allez-vous escalader ? La Seine se déroule, je tiens la
bobine, je la file au fil de l’eau partout. J’ai 21 000 volcans en éruption. Je
fais feu de toutes parts. Je me méfie pourtant des 500 milliards de flammes
que je dresse comme des chiens. Je suis en liberté, ce qui m’étonne de la
part du tonnerre et de la médecine des simples. J’écris aux notaires ma
volonté libre en mon âme et conscience qui jure devant le tribunal de dire
toute la vérité en insistant sur les circonstances atténuantes et le jure. Mais
je jure d’envoyer le jury au bagne pour me condamner à être libre, laïc et
obligatoire. Non pas au mois de juillet mais à terme et carence dans tous les
duels à la lime et à l’équerre par mes supérieurs hiérarchiques qui se
tiennent les côtes sur chacune de mes côtes. Je n’ai rien fait de plus que le
plus et de moins que le plus et j’ai donné la liberté à Dieu qui portait un
carcan d’or qu’il m’a rendu pour être libre et me conduire par la main dans
les prairies avec le bouton d’or.
Sous la férule des corrégidors qui marmottent de viges les sumares
d’irdienne je passe le soir dans des bocaux sous l’argère des pimons. Saute
par gloutot. J’ai constaté que le trépas tenait à trahir dans un éclat de rire et
soumettre aux vivants la nuit, cette soie rose et blanche du retour du retard
des ratures de roture. Riason ne hast gler. J’ai mangé à la table de Faust
dans des crespins de hache et l’on sommait les invités de se passer les yeux
au bleu pour que le diable bleuisse ce passager bleu qui présidait une main
sur ma main, l’autre dans ses dentelles. Et l’on se tachait jusqu’à la moelle.
Les tarières se racaquent ombelliferrantes avec les fers à cheval dans la
crèche mouillée et les fracceux endentent les cadetsrousses. Je quant à moi
je soussigné je me consèque. Des sentiments à voiles me font l’appartement
à louer avec abri pour mon peuple et l’ententendement à champignons me
criquète l’herbe en se faisant au besoin arracher la tête. Et monter sur un
huilot à caillettes qui à le Rhin la Patrie reconnaissante, à le Rhin regrets
modernes et de nos Lorelei à tâtons en se baissant. Lorsque je me cape de
pied en cap pour être le hêtre, l’avant-nom, le contre-nom, l’entre-nom et le
Parthénon me prière et je dis non et canon et je tire et l’obus ricille et va se
perdre en moi et en moi et percute en moi. Doucement la mirabonde et les
criques de la poule s’obtruent de darince et d’arbille de Brioude sur le
coude la sauterelle du coude mange le frimas des Heindes et des Niobays de
Soude. Le phriphre s’obsorbe par l’ôbe d’éracme. On dansotte sur des
pincettes pendant Aladin quiquiqui. Pierre est syllogone en pipe de mucèdre
en or et en donc, matrès et matrop. L’étage au-dessous est occupé par Paris.
L’x exaspaltère le feu de Seltz. Batavoir et roulêtre en devise de queue de
rat décorent supertin l’Oniphonalgérianglaise. Je comme à commer de
comment c’est toi. Mais oui c’est moi race. Équivoqe jouh dir d’enner le
sistèle, les paraphes de ton savoir se friseluraient sans retard. L’anafanalyse
réduit les froubes de drone et douze quatre fois huit mise. Façon d’accroître
la gerçure faucher six reste débit d’exergue. J’en prends onze et les coupe
en onze reste onze qui liassipron de sam. Danret ! Fine et fonde qu’on
climatorait sans savoir. En beuate biribbée de lexiques noirs qui rondoux
avant Que la Frongarnison ne S’adjective comme Undeux qu’on admot
dans la langue et pas dans la fournitre, je vous moeude à moi qu’on
Marguesclin qui Dortapostrophe.
Et Qui héliotempose les marchés des bois. Commençâmes par chacun
Fils de Judas rondève, qu’A Linné pasteur hippomythe U

vraïli ouabi bencirog plaïol fernaca gla…lanco. U quaïon purlo ouam


gacirog olaïama oual, u feaïva zuaïaïlo, gaci zulo. Gaci zulo plef. U feaïva
oradarfonsedarca nic olp figilê. U elaïaïpi mouco drer hôdarca hualica-
siptur. Oradar-gacirog vraïlim… u feaïva drer kurmaca ribag nic javli.
LES MÉDIATIONS
LA FORCE DE L’HABITUDE

La table est mise dans la salle à manger ; les robinets distribuent l’eau
claire, l’eau tendre, l’eau tempérée, l’eau parfumée. Le lit est aussi grand
pour deux que pour un. Après le bourgeon va venir la feuille et après la
feuille la fleur et après la pluie le beau temps. Parce qu’il est l’heure, les
yeux s’ouvrent, le corps se dresse, la main se tend, le feu s’allume, le
sourire dispute aux rides de la nuit leur courbe sans malice. Et ce sont les
aiguilles de la pendule qui s’ouvrent, qui se dressent, qui se tendent, qui
s’allument et qui marquent l’heure du sourire. Le rayon de soleil fait le tour
de la maison en blouse blanche. Il va encore neiger, il va encore tomber
quelques gouttes de sang vers cinq heures, mais ce ne sera rien. Oh ! j’ai eu
peur, j’ai cru tout à coup qu’il n’y avait plus de rue devant la fenêtre, mais
si, elle est là. Le droguiste est même en train de lever son rideau de fer. Il y
aura bientôt plus de monde à la roue qu’au moulin. Le travail se taille, se
forge, s’amenuise, se calcule. La main retrouve avec plaisir dans l’outil
familier la sécurité du sommeil.
Pourvu que cela dure !
Le miroir est un merveilleux témoin, sans cesse variant. Il dépose avec
calme, avec force, mais quand il a fini de parler, on s’aperçoit qu’il s’est
repris sur tout. C’est la personnification courante de la vérité.
Sur le chemin ricochet obstinément noué aux jambes de celui qui repart
aujourd’hui comme il repartira demain, sur les gisements légers de
l’insouciance, mille pas chaque jour épousent les pas de la veille. On est
déjà venu, on reviendra sans se faire prier. Chacun est passé par là, en allant
de sa joie à sa peine. C’est un petit refuge avec un bec de gaz immense. On
met un pied devant l’autre et on est parti.
Les murs se couvrent de tableaux, les fêtes se tamisent de bouquets, le
miroir se couvre de buée. Autant de phares sur un ruisseau et le ruisseau est
dans le vase de la rivière. Deux yeux semblables, à l’usage de ton seul
visage – deux yeux couverts des mêmes fourmis. Le vert est presque
uniformément répandu sur les plantes, le vent suit les oiseaux, on ne risque
pas de voir mourir les pierres. Ce qui se produit n’est pas un animal dressé,
mais un animal dresseur. Bah ! c’est l’ordre imprescriptible d’une
cérémonie déjà si fastueuse, en somme ! C’est le pistolet à répétition qui
fait apparaître les fleurs dans les vases, la fumée dans la bouche.
L’amour, à la longue, se passe si bien d’y voir clair la nuit.
Quand tu n’es plus là, il y a ton parfum qui me cherche. Je n’arrive à me
faire rendre que l’oracle de ta faiblesse. Ma main dans ta main ressemblait
si peu à ta main dans ma main. Le malheur, vois-tu, le malheur lui-même
gagne à être connu. Je t’avais reçue en partage, tu ne peux pas n’être pas là,
tu es la preuve que j’y suis. Et tout est conforme à cette vie que je me suis
faite pour m’assurer de toi.
— À quoi penses-tu ?
— À rien.
LA SURPRISE

Quand, saisi à la gorge par le sentiment de la durée, l’homme renonce à


renverser les constructions absurdes de son ingéniosité et s’asseoit sur les
bancs de l’attention, une petite bise glaciale le force à boutonner sa veste et
à rentrer les mains dans ses poches. Il essaie de corriger d’un sourire qu’il
voudrait rendre insolent son allure pitoyable : les béquilles du courage sont
brisées, rien ne va plus, tout dispose de lui-même. Il ouvre alors un journal
mais, il a beau le retourner dans tous les sens, il faut reconnaître que la
journée d’hier s’est montrée des plus calmes. À part une pluie de sauterelles
sur l’Atlas, le dérangement n’a pas été grand. Le bulletin météorologique
reste muet sur tout changement de temps d’un genre nouveau, tel que le
passage brusque du vent de l’orgue dans les cocons ou le jaillissement de
femmes bleues de certains grands nuages.
On ne fait pas le tour de sa vie sans s’apercevoir qu’on n’a jamais
rencontré ces grands fantômes aux yeux d’escarboucle qui passent dans les
livres, ni frémi de trouver un soir dans ses bras la belle inconnue qu’on
n’attendait pas. Les moments de panique réelle ont été courts. Les
papillons, fort heureusement, ne se sont pas précipités sur nous en masse
assez compacte pour nous faire tomber. Si l’hydre à têtes de femmes se
tenait bien dans une pose nonchalante aux terrasses des cafés, il faut avouer
que, par contre, en regardant tous les soirs sous ses meubles, on n’a guère
réussi à échanger quelques mots qu’avec des bonshommes de poussière. On
a pu voir en écrivant sa propre tête à travers le porte-plume, entendre le
bruit du chemin de fer en secouant des pavots, toucher du doigt l’étoile de
sa pierre tombale, on n’est pas parvenu à garder dans la main un poignard
d’eau, ne fût-ce que pour égorger son sosie en gouttes d’eau.
On ne s’est pas vu dans les miroirs avec un autre visage que le sien, ni
transparent, ni fulgurant. On a tout subi : le ciel et ses moutons, toutes les
formes de l’orage et du vent, les circonvolutions du soleil et sa pépinière
d’oiseaux, le brasier des chansons démodées, les coups de sifflet des colères
contenues, la voilure tendue des vaisseaux du sang, pavillon déployé aux
tempes, la lumière valide, le damier de son jeu, l’oubli des rêves et le
calendrier. Pas une seconde de répit, seulement une seconde un peu plus
longue que les autres, pas un poisson d’avril d’hiver. Des longueurs, oui,
disons le mot comme nous n’aurions pas honte de le dire sur les champs de
course, des longueurs dans la présence, dans l’absence, dans l’attente.
Que répondre à ceux qui ne nous demandent pas l’impossible, à ceux
que rien n’étonne ? Les yeux baissés, nous portons le fardeau du silence
depuis toujours et pour toujours. Nous ne le lâcherons pas avant de l’avoir
entendu nous en supplier.
Les mains sont des fusées qui ne partent pas, même par les plus beaux
jours. Tout le monde s’est rassemblé trop tôt, rien n’est prêt. Les pneus des
voitures sont neufs, il ne pleut plus. L’homme et la femme qui s’aiment ne
s’aiment pas assez pour s’assassiner la première fois qu’ils se voient.
Comment les rappeler au bon souvenir de cette couverture de livre, de cette
couverture glacée en couleurs : lui, la main sur le cœur, agenouillé devant
elle, sur la voie affolante, à un tour de roues du rapide (le Sublime Péché) ?
Comment leur montrer, au mur derrière leur lit, cet oiseau planant dont les
ailes sont faites de deux lames de faulx, dont la tête est un papillon piqué en
train de mourir ?
Tout est prédit, tout est prévu, tout est inscrit. Une forteresse de sons
défend le chant du rossignol, les illusions sont à la taille de la baguette
magique, la beauté des robes est faite de la beauté des corps, le soir annonce
l’aube. Mais, par une nuit perpétuelle, que le rossignol se taise, la forteresse
est prise.
La cornue vide d’homme quoique imperceptiblement dorée résiste
encore aux intempéries, à la hauteur du trentième étage à construire de la
tour Saint-Jacques. Elle est soutenue par deux anges siamois. On ne
parvient à l’apercevoir que lorsqu’on est tout à fait seul.
À l’ombre de la tour la terre tout entière accepte d’être labourée, elle
accepte ses morts. Les charnières du pain ferment les portes de la faim, le
beau temps ferme les prisons. C’est toujours, c’est jamais. Les êtres
possibles interrogent les êtres probables, déjà sans pères et sans mères. Ils
attendent leur tour, ils font cercle, ils se passent le gant de la visibilité.
L’homme, au centre, n’est plus que la chandelle.
IL N’Y A RIEN D’INCOMPRÉHENSIBLE

Quelle attraction a donc réuni au fond de ce gouffre, à mille mètres au-


dessous du niveau de la mer, quelques-uns des plus grands criminels de
notre temps ? L’endroit est frais, mais plus clair que broussailleux. Nulle
inquiétude de l’avenir, nulle lumière cachée n’y appelle ceux qui
recherchent à travers les paysages les grandes confidences vivantes. Une
petite villa de banlieue pique entre les massifs de corail et les chants de
bulles son paratonnerre et son pigeonnier près du doux épiderme de l’algue
rouge. Les habitués de ce site parlent plus volontiers de haine que d’amour.
Le hasard, cette année, a conduit vers cette clairière de fameux virtuoses.
Troppmann, la Brinvilliers, Vacher, Soleilland, Haarmann… Quelle fête
de charité pourrait se vanter de réunir d’aussi grandes vedettes sur la même
affiche ? Ils sont là pourtant sans s’être concertés, par repos, par étude aussi,
préparant dans la paix de ce bas-fond les programmes mystérieux dont les
exécuteurs splendides ne sont pas nés.
Dans le calme des nuits la Brinvilliers ressuscite ses poisons perdus
avec cette grâce réfléchie qui lui permet une interprétation juste et vraie de
la pensée arsenicale. Vacher évoque la beauté des prostituées amoureuses,
Haarmann mange, Soleilland joue, Troppmann rit, tout un terrain vague
dans les yeux.
Au détour de quelques sentiers, effleurant les mâts des bateaux
engloutis, des paroles sans chanson se mêlent à cette atmosphère de pirates
et jamais peut-être leur pouvoir ne s’est exercé avec plus de liberté.
L’attraction qui a agi sur ces criminels ne doit pas être autre chose que cette
pureté, ce silence de l’abîme, qui permet au langage assassin de retrouver,
en quelque sorte, sa jeunesse, le point de force et d’action où il est
absolument lui-même, sans que rien ne l’entrave ou ne le corrompe.
Nous n’oublierons plus le jour où, pour la première fois, nous avons vu
Soleilland entrer dans la mer. Le silence s’était peu à peu établi dans la
chambre lorsque ce grand jeune homme s’approcha du lit et s’assit. Il
regarda la chevelure claire dans laquelle il avait passé sa main, se recueillit
et c’était comme s’il eût voulu faire passer un peu de son émoi et de son
adresse, silencieusement d’abord, dans les boucles adorables. Nulle
affectation dans ce recueillement. On le sentait seul et vraiment, à cet
instant, nous existions tous plus ou moins par lui. Le phénomène qui lie si
étrangement un homme à ce qu’il aime n’existe d’ailleurs pas en dehors de
l’autorité, de l’exigence : il est autant un abus de la force qu’une force et il
appartient à la distraction des démons.
Quand le vacarme public se fut abaissé, qu’il fut à la hauteur de la mer,
qu’il cessa d’être le plus fort, Soleilland seulement dévoila les yeux de
l’enfant. Nés dans la surprise ils affirmaient soudain la vie dans un
raccourci violent et magnifique. C’était quelque chose que nous n’avions
jamais rencontré : l’œuvre trouvait en eux sa grandeur, sa vérité certaines.
Elle est longue : d’un bout à l’autre l’impression s’accrut d’une divination
telle qu’on ne pouvait douter d’avoir assisté à la consommation des siècles.
Le tout se passait, nous l’avons dit, sous la mer. Nous ne faisions
qu’être sur le radeau avec nos contemporains, pourtant assez peu suspects
de romantisme. C’est alors qu’on admira le génie de Soleilland le bien
nommé. On comprit qu’il se manifestait au-delà même de l’intelligence, par
un de ces dons qui font croire à quelque chose d’autre que les habituelles
possibilités humaines.
Quand nous avons dit à Soleilland ce que nous pensions de lui, il nous a
répondu d’une voix juvénile :
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— Parce que nous le pensons.
— Je vous crois sans peine.
Il souriait, ravi qu’on pût le tenir pour un des plus grands directeurs de
conscience vivants.
— Mais qu’ai-je fait ? ajoutait-il.
Il nous pressait de questions pour nous entendre motiver notre
jugement ; et, bientôt, comme c’était notre tour de l’interroger, il nous
racontait son enfance, au soleil, entre les principes de son père et les
pressentiments de sa mère qui l’avait, tout jeune, initié aux grands arcanes
et qui ne doutait pas qu’il dût devenir un jour un « soleil ».
Il travaillait avec joie, et déjà il était maître de son indifférence et maître
de ses désirs, quand de grands troubles secouèrent ses mains. Il enleva du
mur la gravure qui l’ornait et qui représentait un homme frappant une
femme de toutes ses forces avec un violoncelle, sous le titre : « Violoncelle
qui résiste ». Rien n’y fit, il dut s’avouer que ses études étaient terminées,
qu’il était devenu celui que nous écoutions ce soir-là, un jeune homme
célèbre dans les profondeurs de la vie, et qui connaît la gloire parce qu’il
n’a pas connu le cœur des autres.
Celui qui remplit ce destin magnifique ne pense qu’à lui-même : il
habite un monde sans victimes et n’est pas étonné de son aventure, ici-bas,
lorsqu’on en parle avec lui.
LE SENTIMENT DE LA NATURE

Le procédé du miroir en boule a servi plus d’une fois à l’étude des


sources de la rosée ; lorsqu’il est complété par le feu de cheminée, on peut
le soumettre sans peine à des mesures précises, et étudier le phénomène
dans tous ses détails ; on reconnaît ainsi que les taches de rousseur naissent
brusquement, restent brillantes un instant très court, puis s’éteignent
graduellement. Leur durée totale varie avec la formation des boucles de
verdure dans les clairières favorables à la neige. Mais aucune ne dure plus
d’une vie moyenne, calculée en tenant compte de ses éclipses et de ses
nœuds.
La grande question serait d’obtenir que lorsqu’un être a trompé un autre
être, il soit incapable de prendre à la main un verre qui ne se brise pas
aussitôt. Bien des inventeurs ont consacré leur sommeil et leurs veilles à la
solution de ce problème, mais sans que jusqu’à présent aucun des verres
imaginés ait présenté les qualités requises. Le fait est que si c’est l’élégance
seule du verre qui permet de boire et si c’est le tremblement seul du buveur
ou de la buveuse qui communique ses vibrations à la tempête toujours
supposée à l’intérieur du verre vide, l’émotion de l’un ou de l’autre ne peut
suffire dans la plupart des cas à provoquer l’éclatement d’une parcelle de
matière transparente qui fait bombe à l’extrémité des doigts. Ces grêlons
qui ont mûri dans l’inconstance et dans l’oubli ne permettent pas à ceux qui
boivent de prendre l’attitude détachée des amateurs de jalousie.
Sous les arbres, à pleines mains, l’odeur de linge brûlé des vieux rosiers
garnit les caves de l’automne. Le cœur de la dame du lac a été perforé par
un lézard. Il est dans l’aurore jusqu’au cœur. Il y a sous roche un tel
mouvement d’étoiles que l’ombre tombe en flocons, un tel mouvement
d’étoiles grandes et terribles que la vie est en lambeaux. Et l’écho répond :
Ici, il y a un cadavre.
Peu à peu, le cadavre se farde. La poudre de riz laisse place à la céruse,
le sublimé paraît au balcon, c’est le roi des cosmétiques. Le sulfure de zinc
communique au corps bien-aimé cette belle luminosité vert blanchâtre dans
la nuit, cet éclat tout à fait énigmatique dans le demi-jour. La neige de la
pensée continue à tomber tout en apprivoisant à l’intérieur de ses cristaux la
podurelle du col de fenêtre, née dans le sang.
Lorsqu’on observe attentivement sa propre vie on a souvent
l’impression que les joies et les douleurs se maintiennent pendant un temps
appréciable. Nous avons été surpris, de la rue Louis-Blanc à la rue Louis-
Noir, de la durée de la période du phénomène oscillatoire : d’après nous les
points brillants sont ceux où la vie est vue en raccourci.
L’ennemi de sa nature hante les forêts périlleuses dont les grilles se
referment chaque matin sur l’arbre des vices. Finie la santé et ses frimas de
mauves et ses canicules de tigre. L’ennemi de sa nature est perdu au milieu
des fleurs salées et des éventails de plâtre. Faut-il que je lui indique la
direction du désert ? Le tournerai-je vers l’étoile polaire ? Désire-t-il que ce
pavé que voilà devienne et reste constamment parallèle à l’équateur
infernal ? Lui plaît-il que cette bouche qu’il convoite se tienne indéfiniment
à la porte du premier palais des phénomènes ? Qu’il choisisse ! Ou bien
préfère-t-il avoir tout cela dans l’ouverture de sa mansarde qui donne sur le
ciel étourdi ?
— Tout, répond-il. Avec cela et un sourire du soleil, sans mettre le nez à
ma fenêtre, je saurai au juste à quoi m’en tenir sur la force
incompréhensible des aptéryx et sur les crampons de fer de leurs habitudes
crépusculaires.
Je saurai au juste à quoi m’en tenir sur le procédé employé pour garnir
l’article désertique préexistant au vieux monde de personnages, d’oiseaux
ou de différents décors en relief, relativement assez bien faits. En présence
du prix modique du tout – la vie – et de l’exécution passable du décor je
pensais qu’avait été employé sans doute un procédé mécanique simple, tel
qu’un moulage, mais, après examen, il m’a paru que ces décorations,
surtout les oiseaux, n’étaient pas de dépouille et, ne pouvant sortir d’un
moule ordinaire, auraient exigé un moulage coûteux. Je ne sais s’il me sera
donné de visiter un jour les ateliers du fabricant. Il est probable que l’artiste
a pour tout matériel et pour outils des feuilles de pommier et la matière
plastique ; que c’est avec ces feuilles de pommier qu’il façonne cette
matière formée de ciel pommelé (très productif) et de sperme lié avec des
gourmands de fraisiers. Il a dû prendre le musc dans les têtes de truites, le
mêler avec de l’acide oxalo-saccharique et l’enfermer dans un premier
cachet de couleur chair. Dans un second de couleur esprit il a dû enfermer
du bicarbonate de soude sec. À l’époque des pluies, les deux cachets
mélangés ont donné de l’acide carbonique expirable sous forme d’haleine.
La méchanceté qui jette l’esprit sur la chair et la chair sur les images de
l’esprit habite les mirages de la tête et l’eau glacée des cuisines sourdes. Il
faut respirer cet air sauvage qui tend les poings à travers l’appétit vorace
des ruines à taille de guêpe et à tête de vipère. Elles s’étagent graduellement
et chacun de leurs gradins est couvert de caillots de mousse vivante que le
brouillard recouvre de mousse morte. L’atmosphère alors prend une teinte
jaune plus intense que celle de l’écorce de l’aube. La vue s’étend sans
limites et fouille les profondeurs du cœur humain, qui ont toujours produit
sur celui qui les a contemplées une impression extraordinaire.
Nous aurions aimé illustrer ce texte par une curieuse figure représentant
un animal à tronc exceptionnellement bifurqué à partir du milieu de sa
longueur. On signale l’existence d’êtres analogues un peu partout. Ce genre
de division anormale d’axes ou d’organes ordinairement simples, connu des
arbres sous le nom de partition, n’a encore été étudié que par les
sexualistes. C’est à Paris, où nous allions herborisant le long des
fortifications, que nous fûmes surpris pour la première fois d’apercevoir
une, puis deux, puis mille de ces excroissances rappelant, à un degré
beaucoup plus avancé de déformation, cette variété mouvante de la
mandragore à la recherche du vent dans l’herbe rase et lamentablement
épiée par les chevaux de bois. Leur excitabilité nous représentait assez bien
un tableau assez analogue à celui d’un lit tel qu’il serait si la vitesse des
mouvements exécutés par les divers membres qui s’y sont groupés était
multipliée par mille. Tout y est en mouvement, les bras montent,
s’abaissent, tordent leurs mains, les troncs contournent en hélice leur
sommité délicate, les bouches éclatent, projettent leurs baisers au loin, les
baisers tombés sur les yeux n’y restent pas, repartent bientôt dans une autre
direction, les jambes plongent dans les draps transparents, bref tout est en
action, depuis le cri qui s’abandonne jusqu’aux dents de velours.
Les chemins qui sillonnent la banlieue, aux derniers rayons de la
paresse, reposent dans les hamacs des grillages. Il est difficile de décider les
places de village à ne pas se laisser mourir de faim, entre chien et loup.
Toute leur puérilité ne leur sert qu’à confondre les dépouilles du tourisme
avec le maintien stupide des grosses glycines de la Beauce.
L’été, à l’encre sympathique, reparaît à la faveur de deux négatifs :
quand il ne fait pas chaud il ne fait pas froid, sur le palimpseste givré du
mot hiver.
Le feu est un ami qui nous rend service, c’est pourquoi l’alliance
conclue avec lui flatte si vivement la population terrestre. Tout l’appareil
avertisseur du feu est placé dans une branche de cerisier. La branche de
cerisier haute, sans le bouton la surmontant, de 0,35 m, est fixée par quatre
vis sur le tronc d’arbre, en bois également, du modèle connu. Nous voici au
milieu du printemps. Quels changements se sont déjà accomplis !
L’avertisseur est visité par un papillon blanc qui s’arrête au milieu de la
photographie. L’automne : la plupart des feuilles sont tombées ; le chapiteau
d’un style corinthien hybride fait le régal d’une libellule.
Une mer immense à perruque rouge protège les instruments de travail
de l’étincelle. Il y aura bientôt une éclipse de courage. Les flots de lave qui
crèvent dans la plaine et les irruptions de la hache inutile, la hache
paternelle, la hache à dents de scie n’auront plus d’histoire. L’étincelle,
toujours resplendissante, sera glaciale. Elle s’élèvera, théâtrale et vaine, sur
un monde trop caressé par les simulateurs. Le monument du jour fera des
rêves de suie.
On s’apprêtera à le démolir en sous-œuvre, dès qu’il sera saturé de rêve.
Il tombera en télescopant, comme disent les Anglais, et sans débris au loin.
Alors le télégraphe n’apparaîtra plus que comme le chapeau orné
d’hirondelles d’une dame parisienne en 1889.
En attendant, le ciel et ses dérivés ne font pas d’effet dans le massif. Le
sang est plus recherché à cause de sa couleur complémentaire du vert de la
peau (1914-1918).
Après le sang vient le noir de la gloire : vous prenez un livre blanc,
vous le nettoyez, vous le plongez feuille à feuille quelques minutes dans un
mélange pâteux formé de : 500 grammes de fumier de mouton, une pincée
de sel de cuisine, un verre de vinaigre auquel vous ajoutez 200 grammes de
poudre de baies de sureau, et vous signez.
Les représentations conventionnelles des sources géométriques de la
nature ne sont séduisantes qu’en fonction de leur puissance
d’obscurcissement. Le cristal est un dédale suivi par les taupes, le raisin
brûle les derniers papillons. Vu à travers la substance desserrée, le paysage
nous séduit de toutes ses oubliettes. Des poissons faits de filets, des oiseaux
de barreaux, des mammifères de gouttes. La flèche odoriférante de l’air
l’ayant traversée de part en part, notre barque fait eau sur la mer qui se vide.
Que disions-nous ? Ah ! les ruines pourtant, empanachées d’autruche, les
ruines restent assez solidement belles. Il n’y a qu’un degré de chaleur entre
la feuillaison du lilas et le dernier chant du coucou mais on peut être sûr que
ce degré est bien employé entre le trente-septième – d’ici – et le quarante-
deuxième – à là.
L’AMOUR

L’amour réciproque, le seul qui saurait nous occuper ici, est celui qui
met en jeu l’inhabitude dans la pratique, l’imagination dans le poncif, la foi
dans le doute, la perception de l’objet intérieur dans l’objet extérieur.
Il implique le baiser, l’étreinte, le problème et l’issue indéfiniment
problématique du problème.
L’amour a toujours le temps. Il a devant lui le front d’où semble venir la
pensée, les yeux qu’il s’agira tout à l’heure de distraire de leur regard, la
gorge dans laquelle se cailleront les sons, il a les seins et le fond de la
bouche. Il a devant lui les plis inguinaux, les jambes qui couraient, la
vapeur qui descend de leurs voiles, il a le plaisir de la neige qui tombe
devant la fenêtre. La langue dessine les lèvres, joint les yeux, dresse les
seins, creuse les aisselles, ouvre la fenêtre ; la bouche attire la chair de
toutes ses forces, elle sombre dans un baiser errant, elle remplace la bouche
qu’elle a prise, c’est le mélange du jour et de la nuit. Les bras et les cuisses
de l’homme sont liés aux bras et aux cuisses de la femme, le vent se mêle à
la fumée, les mains prennent l’empreinte des désirs.
On distingue les problèmes en problèmes du premier, du second et du
troisième degré. Dans le problème du premier degré, la femme, s’inspirant
des sculptures Tlinkit de Nord-Amérique, recherchera l’étreinte la plus
parfaite avec l’homme ; il s’agira de ne faire à deux qu’un seul bloc. Dans
celui du second degré, la femme, prenant modèle sur les sculptures Haïda
d’origine à peine différente, fuira le plus possible cette étreinte ; il s’agira
de ne se toucher qu’à peine, de ne se plaire à rien tant qu’au délié. Dans
celui du troisième degré, la femme adoptera tour à tour toutes les positions
naturelles.
La fenêtre sera ouverte, entrouverte, fermée, elle donnera sur l’étoile,
l’étoile montera vers elle, l’étoile devra l’atteindre ou passer de l’autre côté
de la maison.

1. Lorsque la femme est sur le dos et que l’homme est couché sur elle,
c’est la cédille.
2. Lorsque l’homme est sur le dos et que sa maîtresse est couchée sur
lui, c’est le c.
3. Lorsque l’homme et sa maîtresse sont couchés sur le flanc et
s’observent, c’est le pare-brise.
4. Lorsque l’homme et la femme sont couchés sur le flanc, seul le dos
de la femme se laissant observer, c’est la Mare-au-Diable.
5. Lorsque l’homme et sa maîtresse sont couchés sur le flanc,
s’observant, et qu’elle enlace de ses jambes les jambes de l’homme, la
fenêtre grande ouverte, c’est l’oasis.
6. Lorsque l’homme et la femme sont couchés sur le dos et qu’une
jambe de la femme est en travers du ventre de l’homme, c’est le miroir
brisé.
7. Lorsque l’homme est couché sur sa maîtresse qui l’enlace de ses
jambes, c’est la vigne vierge.
8. Lorsque l’homme et la femme sont sur le dos, la femme sur l’homme
et tête-bêche, les jambes de la femme glissées sous les bras de l’homme,
c’est le sifflet du train.
9. Lorsque la femme est assise, les jambes étendues sur l’homme
couché lui faisant face, et qu’elle prend appui sur les mains, c’est la lecture.
10. Lorsque la femme est assise, les genoux pliés, sur l’homme couché,
lui faisant face, le buste renversé ou non, c’est l’éventail.
11. Lorsque la femme est assise de dos, les genoux pliés, sur l’homme
couché, c’est le tremplin.
12. Lorsque la femme, reposant sur le dos, lève les cuisses
verticalement, c’est l’oiseau-lyre.
13. Lorsque la femme, vue de face, place ses jambes sur les épaules de
l’homme, c’est le lynx.
14. Lorsque les jambes de la femme sont contractées et maintenues
ainsi par l’homme contre sa poitrine, c’est le bouclier.
15. Lorsque les jambes de la femme sont contractées, les genoux pliés à
hauteur des seins, c’est l’orchidée.
16. Lorsqu’une des jambes seulement est étendue, c’est minuit passé.
17. Lorsque la femme place une de ses jambes sur l’épaule de l’homme
et étend l’autre jambe, puis met celle-ci à son tour sur l’épaule et étend la
première, et ainsi de suite alternativement, c’est la machine à coudre.
18. Lorsqu’une des jambes de la femme est placée sur la tête de
l’homme, l’autre jambe étant étendue, c’est le premier pas.
19. Lorsque les cuisses de la femme sont élevées et placées l’une sur
l’autre, c’est la spirale.
20. Lorsque l’homme, pendant le problème, tourne en rond et jouit de
sa maîtresse sans la quitter, celle-ci ne cessant de lui tenir les reins
embrassés, c’est le calendrier perpétuel.
21. Lorsque l’homme et sa maîtresse prennent appui sur le corps l’un de
l’autre, ou sur un mur et, se tenant ainsi debout, engagent le problème, c’est
à la santé du bûcheron.
22. Lorsque l’homme prend appui sur un mur et que la femme, assise
sur les mains de l’homme réunies sous elle, passe ses bras autour de son cou
et, collant ses cuisses le long de sa ceinture, se remue au moyen de ses pieds
dont elle touche le mur contre lequel l’homme s’appuie, c’est l’enlèvement
en barque.
23. Lorsque la femme se tient à la fois sur ses mains et ses pieds,
comme un quadrupède, et que l’homme reste debout, c’est la boucle
d’oreille.
24. Lorsque la femme se tient sur ses mains et ses genoux et que
l’homme est agenouillé, c’est la Sainte-Table.
25. Lorsque la femme se tient sur ses mains et que l’homme debout la
tient soulevée par les cuisses, celles-ci lui enserrant les flancs, c’est la
bouée de sauvetage.
26. Lorsque l’homme est assis sur une chaise et que sa maîtresse, lui
faisant face, est assise à califourchon sur lui, c’est le jardin public.
27. Lorsque l’homme est assis sur une chaise et que sa maîtresse, lui
tournant le dos, est assise à califourchon sur lui, c’est le piège.
28. Lorsque l’homme est debout et que la femme repose le haut de son
corps sur le lit, ses cuisses enserrant la taille de l’homme, c’est la tête de
Vercingétorix.
29. Lorsque la femme est accroupie sur le lit devant l’homme debout
contre le lit, c’est le jeu de la puce.
30. Lorsque la femme est à genoux sur le lit, face à l’homme debout
contre le lit, c’est le vétiver.
31. Lorsque la femme est à genoux sur le lit, tournant le dos à l’homme
debout contre le lit, c’est le baptême des cloches.
32. Lorsque la vierge est renversée en arrière, le corps puissamment
arqué et reposant sur le sol par les pieds et les mains, ou mieux par les pieds
et la tête, l’homme étant à genoux, c’est l’aurore boréale.
L’amour multiplie les problèmes. La liberté furieuse s’empare des
amants plus dévoués l’un à l’autre que l’espace à la poitrine de l’air. La
femme garde toujours dans sa fenêtre la lumière de l’étoile, dans sa main la
ligne de vie de son amant. L’étoile, dans la fenêtre, tourne lentement, y
entre et en sort sans arrêt, le problème s’accomplit, la silhouette pâle de
l’étoile dans la fenêtre a brûlé le rideau du jour.
L’IDÉE DU DEVENIR

La perfectibilité humaine, nous avons beaucoup pensé à cette sorte de


chasse à l’ours dans des montagnes qui se sapent elles-mêmes avant de
redevenir des montagnes qui se sapent elles-mêmes et sont après tout des
montagnes. L’ours en question ne dédaigne pas d’apparaître entre deux
éboulements ou deux élévations de taupinières et autres accidents de terrain.
Dans son œil il y a la vie et la mort à donner et à recevoir, ce qui ne va pas
sans une certaine conscience de la stupidité. Allez ! au mur, c’est fini. Mais
ce que j’aimais… En joue ! Il convient peut-être de chanter ! Feu ! Dire
qu’on m’attend peut-être encore !
Le petit tour qui consiste à donner au chagrin la forme d’un espoir
redoutable et désemparé ne se fait pas sans l’abandon de quelques soucis de
second ordre. La douleur physique n’a jamais été pour nous que la
cinquième roue du carrosse de la chair. La confiance ne se fait jamais jour
qu’à travers les volets de l’observation. Rendre justice n’a jamais été que le
premier terme et le moindre d’une solution qui peut couvrir les hommes du
manteau transparent de l’égalité. On n’est pourtant pas assez sûr de sa vie
pour ne pas estimer celle des autres.
Bouton de l’uniforme que je n’ai pas choisi, bouton qui porte en relief
la petite grenade de mon esprit, dis-moi bien que je suis remplaçable. Le
ciel était une plume à mon chapeau, la terre un éperon. Ce qui me tue est
après tout ce qui mérite que j’aie été. Avant qu’on ait réglé mes pas sur la
boussole la navigation très large se poursuivait pour me permettre de me
produire, moi, petit cyclone très fier. Le navire monte l’escalier en
colimaçon de la trombe. Tout en haut des marches il est étonné d’avoir à
sauter en l’air pour ne plus se mirer que dans l’avenir à l’emporte-pièce.
Ces gants de dégoût que j’ai portés n’ont pas été cousus pour moi. Et
puis quelles sont aussi ces mains que j’ai tendues et vers lesquelles mes
mains se tendent, quels sont ces regards que j’ai jetés sur tout, ces regards
que tout abandonnait, quels sont ces souvenirs qui entretiennent ce qui
sera ?
Sans ascendance, sans descendance. La boîte aux lettres est vide à
l’extrémité du jardin, ou plutôt non : elle s’ensable, elle est magnifique.
Chaque grain de sable est un agglomérat de parcelles provenant de l’usure
de ce qui ne s’est usé que pour resservir. Le point que je n’atteins pas est
aussi éloigné que le point que j’ai atteint. Est-ce d’ici que je suis parti, de ce
grain de sable plus petit qu’un dé, ou de ce cube de plages indéfiniment
trébuchant sur la table des répétitions ?
Si c’était à recommencer, si c’était à recommencer… Le rosier d’écume
de mer est debout à côté de moi dans ce portrait poétiquement définitif. Je
me compare encore à ce que je n’aurais pu être. Ce vieillard regarde au loin
ses arrière-petits-enfants se jeter des boules de neige à travers sa barbe, cet
enfant rêve qu’il est mort, l’assurance du lendemain fait le pont sur le
gouffre qui le sépare de la veille. Toute l’autorité avec laquelle je me
retranche de ma faiblesse mêle les constructions des hommes et du temps.
Certes, c’est bien peu que la somme si l’on considère la différence.
Voici les petits remèdes d’aujourd’hui dans lesquels n’entrent guère encore
que des fleurs des champs, voici sur un coussin la dernière invention tout
embrouillée dans ses fils, voici le joli bruit de piétinement qui se fait une
fête du gravier. Dans l’oubli complet des terrains stériles, les découvertes en
puissance dorment leur premier éveil. Apparition bouleversante des nuits
noires, un être que l’on a connu est un être nouveau.
Que de coureurs et quelle course ! C’est si loin qu’il n’y aura personne
à attendre l’arrivée. Les premiers auront mille et mille fois rejoint les
derniers, tant après tout la piste est petite : or, comme on se garde bien, et
pour cause, de compter les tours… Dans nos courts rapports avec
l’existence le tout est que nous ayons un peu entretenu le rythme. La
mémoire se perd des courbes du trajet. C’est par une ligne indéfiniment
droite que la direction est donnée, que le retour est rendu impossible. Et le
coureur se dépasse… Il est devenu invisible. Son dos follement baissé fait
partie intégrante de la pente qu’il gravit. Il faut que son dos se tende
parallèlement à tous les dos baissés, à tous les dos admirables. Malheur à
ceux qui auront tenté de s’en faire un piédestal, c’en sera fait de ces abris de
leurs mains sans cesse retombant dans un parfum suffocant de térébenthine,
c’en sera fait de cette poussière qui obscurcit encore le monde, c’en sera fait
aussi de ces carrières du pire dans les verdures du mal, de ces oasis du
mieux dans les déserts du bien. Les barrières invisibles de la pensée
humaine, les barrières invisibles des corps semblables enseveliront en
s’abattant tous les ennemis du genre humain.
LE JUGEMENT ORIGINEL
Ne lis pas. Regarde les figures blanches que dessinent les intervalles
séparant les mots de plusieurs lignes des livres et inspire-t’en.

Donne aux autres ta main à garder.

Ne te couche pas sur les remparts.

Reprends l’armure que tu as quittée à l’âge de raison.

Mets l’ordre à sa place, dérange les pierres de la route.

Si tu saignes et que tu es homme, efface le dernier mot de l’ardoise.

Forme tes yeux en les fermant.

Donne aux rêves que tu as oubliés la valeur de ce que tu ne connais pas.

J’ai connu trois lampistes, cinq gardes-barrières femmes, un garde-


barrière homme. Et toi ?

Ne prépare pas les mots que tu cries.

Habite les maisons abandonnées. Elles n’ont été habitées que par toi.

Fais un lit de caresses à tes caresses.

S’ils frappent à ta porte, écris tes dernières volontés avec la clé.


Vole le sens au son, il y a des tambours voilés jusque dans les robes
claires.

Chante la grande pitié des monstres. Évoque toutes les femmes debout
sur le cheval de Troie.

Ne bois pas d’eau.

Comme la lettre l et la lettre m, vers le milieu tu trouveras l’aile et le


serpent.

Parle selon la folie qui t’a séduit.

Vêts-toi de couleurs étincelantes, ce n’est pas l’habitude.

Ce que tu trouves ne t’appartient que pendant que ta main est tendue.

Mens en mordant l’hermine de tes juges.

Tu es l’émondeur de ta vie.

Pends-toi, brave Crillon, ils te dépendront avec leur Cela dépend.

Attache les jambes infidèles.

Laisse l’aube attiser la rouille de tes rêves.

Sache attendre, les pieds devant. C’est ainsi que tu sortiras


prochainement, bien couvert.

Allume les perspectives de la fatigue.

Vends de quoi manger, achète de quoi mourir de faim.

Fais-leur la surprise de ne pas confondre le futur du verbe avoir avec le


passé du verbe être.
Sois le vitrier à la pierre enchâssée dans le carreau neuf.

À qui demande à voir l’intérieur de ta main, montre les planètes non


découvertes dans le ciel.

Au jour dit, tu calculeras les dimensions ravissantes de l’insecte-feuille.

Pour découvrir la nudité de celle que tu aimes, regarde ses mains. Son
visage est baissé.

Sépare la craie du charbon, les coquelicots du sang.

Fais-moi le plaisir d’entrer et de sortir sur la pointe des pieds.

Point-virgule : vois, même dans la ponctuation, comme ils sont


étonnants.

Couche-toi, lève-toi et maintenant couche-toi.

Jusqu’à nouvel ordre, jusqu’au nouvel ordre monastique, c’est-à-dire


jusqu’à ce que les plus belles jeunes femmes adoptent le décolleté en croix :
les deux branches horizontales découvrant les seins, le pied de la croix nue
au bas du ventre, légèrement roussi.

De ce qui a la tête sur les épaules, abstiens-toi.

Règle ta marche sur celle des orages.

Ne tue jamais un oiseau de nuit.

Regarde la fleur du liseron : elle ne permet pas d’entendre.

Manque le but apparent, quand tu devrais te traverser le cœur avec la


flèche.

Opère des miracles pour les nier.


Aie l’âge de ce vieux corbeau qui dit : Vingt ans.

Prends garde aux charretiers du bon goût.

Dessine dans la poussière les jeux désintéressés de ton ennui.

Ne saisis pas le temps de recommencer.

Soutiens que ta tête, contrairement aux marrons d’Inde, est absolument


sans poids puisqu’elle n’est pas encore tombée.

Dore avec l’étincelle la pilule sans cela noire de l’enclume.

Fais-toi sans sourciller une idée possible des hirondelles.

Écris l’impérissable sur le sable.

Corrige tes parents.

Ne garde pas sur toi ce qui ne blesse pas le bon sens.

Figure-toi que cette femme tient en trois mots et que cette colline est un
gouffre.

Cachette les véritables lettres d’amour que tu écris avec une hostie
profanée.

Ne manque pas de dire au revolver : Très flatté mais il me semble vous


avoir déjà rencontré quelque part.

Les papillons de l’extérieur ne cherchent qu’à rejoindre les papillons de


l’intérieur : ne remplace pas en toi, si elle vient à être cassée, une seule
glace du réverbère.

Damne ce qui est pur, la pureté est damnée en toi.

Observe la lumière dans les miroirs des aveugles.


Veux-tu avoir à la fois le plus petit et le plus inquiétant livre du monde ?
Fais relier les timbres de tes lettres d’amour et pleure, il y a malgré tout de
quoi.

Ne t’attends jamais.

Contemple bien ces deux maisons : dans l’une tu es mort et dans l’autre
tu es mort.

Pense à moi qui te parle, mets-toi à ma place pour répondre.

Crains de passer trop près des tentures quand tu es seul et que tu


t’entends appeler.

Tords de tes propres mains ton corps au-dessus des autres corps :
accepte bravement ce principe d’hygiène.

Ne mange que des oiseaux en feuilles : l’arbre animal peut subir


l’automne.

Ta liberté avec laquelle tu me fais rire aux larmes est ta liberté.

Fais fuir le brouillard devant lui-même.

Considérant que la nature mortelle des choses ne te confère pas un


pouvoir exceptionnel de durée, pends-toi par la racine.

Laisse à l’oreiller idiot le soin de t’éveiller.

Coupe les arbres si tu veux, casse aussi les pierres mais prends garde,
prends garde à la lumière livide de l’utilité.

Si tu te regardes d’un œil, ferme l’autre.

N’abolis pas les rayons rouges du soleil.


Tu prends la troisième rue à droite, puis la première à gauche, tu arrives
sur une place, tu tournes près du café que tu sais, tu prends la première rue à
gauche, puis la troisième rue à droite, tu jettes ta statue par terre et tu restes.

Sans savoir ce que tu en feras, ramasse l’éventail que cette femme a


laissé tomber.

Frappe à la porte, crie : Entrez, et n’entre pas.

Tu n’as rien à faire avant de mourir.


Note de l’éditeur

Le lecteur qui souhaiterait approfondir sa lecture pourra se tourner vers


les éditions annotées de la collection « Bibliothèque de la Pléiade », établies
par Marguerite Bonnet (André Breton, Œuvres complètes I, Gallimard,
1988) et Marcelle Dumas (Paul Éluard, Œuvres complètes I, Gallimard,
1968).
Fac-similé du manuscrit d’« Essai de simulation de la paralysie générale ».
© Cécile Boaretto-Grindel et © Aube Breton-Elléouët, musée Picasso, Paris.
© RMN/Jacques L’Hoir/Jean Popovitch et Franck Raux.
Fac-similé du manuscrit de « L’amour ».
© Cécile Boaretto-Grindel et © Aube Breton-Elléouët, musée Picasso, Paris.
© RMN/ Franck Raux.
Dans la même collection
Jack Kerouac, Poèmes, postface de Bernard Chambaz, 2001, 2012
Arthur Rimbaud, Illuminations, postface de Dominique Sigaud, 2001
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, postface d’Hubert Haddad, 2001
Jacques Dupin, Rien encore, tout déjà, postface de François Bon, 2001
Pablo Neruda, Hauteurs du Machu Picchu, bilingue français / espagnol, 2002
Paul Éluard, Derniers poèmes d’amour, 2003, 2010
Seghers / Le Printemps des poètes, Poésies du monde, 2003
Seghers / Le Printemps des poètes, C’était hier et c’est demain, postface de Jean-Yves Debreuille,
2004
Guillevic, Terre à bonheur, postface de Bertrand Degott, 2004
Roger Bernard, Ma faim noire déjà, postfaces d’Antoine de Meaux et de Marie-Claude Char, 2004
Louis Aragon, Les Yeux d’Elsa, postface de Lionel Ray, 2004
Seghers / Le Printemps des poètes, Métamorphoses – petite fabrique de poésie, 2005
Louis Aragon, Il ne m’est Paris que d’Elsa, postface de Sylvie Servoise, 2005
Charles Vildrac, Livre d’amour, postface de Laurence Campa, 2005
Louis Aragon, Le Voyage de Hollande, postface de Michel Besnier, 2005
Louis Aragon, Une vague de rêve, postface de Marie-Thérèse Eychart, 2006
Seghers / Le Printemps des poètes, Duos d’amour, 2007
Seghers / Le Printemps des poètes, Je est un autre, 2008
Paul Éluard, Le Poète et son ombre, 2008
Seghers / Le Printemps des poètes, En rires, 2009
Paul Éluard, Lettres de jeunesse, préface de Jean-Pierre Siméon, 2011
Paul Éluard, L’Immaculée Conception, préface de Philippe Forest, 2011
Paul Éluard, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, préface de Jean-Pierre Siméon, 2011
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