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INTRODUCTION CHANGER DE BASE Quand, dans toute l'Europe, un en fant ne respecte ses parents que pour autant quils sont respectables, quand un 4bve, un étudiant n'apprennent plus ce quils doivent apprendre, mais veulent savoir ce que vraiment il importe de connaitre. ACTION, n° 36, La révolution culturelle européenne. Dés le soir du 13 mai 1968, la Sorbonne occupée attirait une foule de visiteurs. Dans les semaines qui suivirent, il en vint de tous les points de la France. Pour un temps, le quartier Latin fut le centre d’une attraction passionnée. Le plus souvent, ce n’étaient pas des raisons politiques bien définies qui drainaient un public vers ces lieux, ni le simple souci d'une information qui peut faire économie de la visite, mais une curiosité inhabituelle. On venait voir I’ébauche d’une société de style radicalement nouveau, s’édifiant dans le renversement des institutions et des contraintes, une société od, tout au moins au niveau de la parole, la liberté se déclarait sans entraves. Cette curiosité, que l'on a dite malsaine ou folklo- rique et que l'on voudrait enfouir aujourd'hui dans le plus profond oubli, répondait 4 l’appel de l’expérience inouie en train de prendre corps. Sur de nouvelles bases, un autre monde se faisait visible : dans les froides galeries enfin humanisées, dans les rues anonymes rendues A leur destination jamais crue de points de rencontres et déchanges. Soudain éclatérent Vartifice et la fragilité des conventions 10 s'exprime en rapports de force matériels. Limpossibilité de mai. triser ces rapports a, certes, rendu vaine toute expérience révoly. tionnaire partielle depuis la Commune. Mais il reste comme une constante de notre temps que la surestimation des lois économiques et politiques dites inéluctables ou prioritaires, celles des « rapports de force > a entravé toute juste estimation des motivations présidant & la naissance de l'idée qui deviendra acte. Quel que soit le carac- tare partiel d'une expérience, l'idée qui l'anime est plus importante que le rapport des forces actuelles, une fois quelle a suscité une prise de conscience irréversible. En battant au rythme de l’événe- ment, en se gardant de Tillusion du mode, c’est-i-dire en ouvrant, A travers la barricade de impossible, le champ du possible, la société de mai a rappelé & nous, en leur donnant un éclat nouveau, @anciens réves. Ou plutdt, elle a fait que ce qui était tenu pour téves relégués au magasin des accessoires pittoresques de [histoire devienne infiniment plus sérieux que les calculs toujours en défaut 1 de Vhistoire officielle. La résurgence du réve devenant la vraie préfiguration d'un monde enfin commun fait apparaitre que la vigilance des raisonnables n’était que torpeur. Le réve n’est plus Vennemi de la raison mais cet! ite raison méme, enrichie de T’élan irrésistible de ses forces latentes, Imaginons une société qui ne soit pas seulement fondée sur Texplosion de la parole, mais encore sur celle des besoins et des Passions, non seulement les satisfasse, mais les développe au-deld de toute limite ; qui joigne A cette motivation, A 1a fois individuelle et commune, le développement inoui des forces productives s‘éten- dant par degrés a la plantte entigre, voire A d'autres univers, nous avons la société révée par Fourier A aube de [ere industrielle, société toujours différée ou plutét refoulée au nom d’une raison } maitresse du désir, mais dont le manque devient de plus en plus insoutenable 4 notre temps, jusqu’au moment of son idée fait imuption @ nouveau, comme le seul futur humain raisonnablement admissible. Littéralement parlant, Vouvre de Fourier est loin d’étre utopique : elle citconscrit au contraire le lieu nouveau, Elle proctde par cOns- tants repérages et localisations : elle dessine pour la premiére fois 3 en effet une topique congue comme décentration de fous les erre- ments sur la société et sur Tho, mme ; elle en montre le point d’ap- 4 me i Charles Fourier plication, elle invite 4 une conversion du regard vers les véritables tensions (passionnelles) dont le prétendu animal rationale se compose. Freud a remis en honneur le vieux mot de topique pour caractériser et localiser la dynamique des pulsions et les diverses instances du psychisme individuel. Mais la topique de Freud et celle de Fourier sont, dans leur esprit, bien différentes. Une des localisations de la topique freudienne fait apparaitre la constance constitutionnelle d’une instance répressive, le « sur-moi », l'autre s’ouvre sur une instance indéterminée, mais institutionnelle dans son essence : le réel, dans ses rapports avec le moi. Admettant le réel dans sa pure factualité, reconnaissant 4 la répression le réle irréductible du destin, la topique de Freud a pu étre contestée, elle ne sera jamais rejetée comme utopique. Par contre, on ne pardonnera jamais a Fourier d’avoir déterminé le réel comme étant susceptible d’une transformation radicale, en l'insérant topiquement dans la dynamique des passions humaines, et, par IA méme, d’avoir levé tous les interdits qui assu- raient sa puissance. Or, oi est, en derniére analyse, l'utopie? N’est-ce pas ce réel, tout pétri de conventions, assuré dans son réle coercitif, qui n’en a jamais fini de vouloir changer 'homme et le modeler & son image — sans @ailleurs y parvenir totalement ? Sans lieu, dressé comme Tobstacle ou comme le destin, ce réel a été I'utopie majeure de Phistoire. ‘Aussi le systéme de Fourier est-il d'une rationalité profonde, & la dimension, non d'une conjoncture, mais d'une époque, parce qu'il s'adresse A ce que la raison instituée méconnait toujours par principe : la dynamique des potentialités réprimées ; lorsque celle-ci entre en scéne, elle déjoue alors — pour parler comme Hegel — les vieilles « ruses de la raison >. Au vrai, la raison peut-elle encore ruser, lorsque les acteurs de Vhistoire la font sans dissimuler les raisons de leur dessein, savoir la plénitude d’une jouissance com- mune ? Quand, en mai 1968, et depuis lors, la plupart des enfants, jusque- 1a amorphes et hypocrites, ont redécouvert spontanément, en cohortes jubilatoires, contre Tuniverselle censure des pres et des mires, de tous les pouvoirs établis, l'enthousiasme des « petites hordes » fouriéristes, qu’ils ont fait étinceler & nos yeux ce joyau

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