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SUBORDINATION PERSONNALISÉS
Danièle Linhart
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avec les autres mais également chacun avec lui-même puisqu’il doit sans
cesse se dépasser.
Mais, en attendant que les choses mûrissent, que les générations
évoluent, il faut parer au plus pressé. Prendre des mesures plus immédia-
tement efficaces qui permettront de mobiliser de façon rentable des sala-
riés pas encore tout à fait convaincus ni totalement séduits. Pour faciliter
et accélérer la diffusion de l’idéologie et de l’éthique managériale, pour
obliger les salariés à s’en remettre, sans plus attendre, aux seuls critères
d’efficacité, de qualité et rentabilité voulus, l’entreprise moderne déploie
ce que l’on pourrait appeler une politique de dissuasion des salariés,
visant à désamorcer toute velléité de leur part de se prévaloir de leur
métier, de leurs connaissances et expérience professionnelles pour impo-
ser leur point de vue et leurs valeurs dans la réalisation de leur travail.
Et pour ce faire, il s’agit dans le plus strict respect de la philosophie tay-
lorienne de déposséder les salariés de leurs ressources professionnelles
pour asseoir une domination assurant la prévalence des seuls critères
choisis par les directions.
Comment peut-on attaquer la professionnalité des salariés ?
Comment peut-on les déposséder de leurs savoirs, de leur expérience
pour les maintenir dans un état de réelle dépendance et subordination ?
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fonctionnaire. Il est moins aisé d’exercer sur eux l’emprise qui les obli-
gera à appliquer les procédures, les bonnes pratiques décidées pour eux.
La politique de changement permanent que pratiquent depuis une
quinzaine d’années la plupart des grandes entreprises vise à adapter ces
dernières à un environnement de plus en plus fluctuant et concurren-
tiel. Le changement permanent est d’ailleurs présenté dans la rhétorique
comme une vertu en soi, comme un signe de progrès par opposition
aux routines, rigidités, pesanteurs. Elle est également présentée comme
une nécessité de s’ajuster aux évolutions de plus en plus fréquentes du
marché, des technologies et des mentalités. Mais il faut remarquer que
nombre d’entre elles sont artificielles, en ce sens qu’elles ne sont pas
dictées uniquement par cette accélération du temps mais sont la consé-
quence d’autres logiques.
Parmi celles-ci, on peut signaler les pratiques des managers qui
soumis au diktat de la mobilité cherchent à marquer leur passage d’une
réforme qui manifestera leur inventivité, leur détermination, leur audace,
leur aptitude à prendre des risques. C’est ainsi que l’on voit, dans de
nombreuses grandes entreprises notamment, des managers instaurer des
changements sans ne serait-ce que penser à tirer des bilans de ces chan-
gements, sans chercher à analyser les bienfaits ou problèmes qu’ils ont
apportés. Quand on sait que la durée de leur passage avoisine deux ou
trois ans et que chaque nouvelle arrivée entraîne de nouveaux boulever-
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vendaient, leurs maîtres savaient qu’il fallait leur faire oublier. Oublier
qui ils étaient, ce qui les motivait, ce qui les constituait comme individus
libres, ce qu’ils savaient.
La politique du changement systématique pratiquée par les diri-
geants d’entreprise a, en dehors des impératifs liés à un monde fluctuant,
une raison d’être troublante : celle de déstabiliser les salariés en les pri-
vant de leur mémoire, de leur expérience, en brouillant leurs repères et en
rendant leurs savoirs, leurs connaissances systématiquement obsolètes.
« Mon travail, c’est de produire de l’amnésie », m’avait confié dans le
milieu des années 1990 un manager d’une grande entreprise publique
qui prenait alors le virage commercial et s’acheminait vers la privatisa-
tion. Et comme je l’interrogeais sur la façon dont il s’y prenait, il avait
répondu en quelques mots : « C’est simple, il faut secouer le cocotier en
permanence. »
L’environnement « naturel » est donc celui du changement perpé-
tuel qui a pour « vertu » de créer une puissante source de dépendance
des salariés à l’égard de la hiérarchie et de la direction. Perdus dans la
tourmente de ces bouleversements multiples, déboussolés et débordés,
en manque d’informations et de formation, tout les pousse à mendier des
aides techniques, des procédures, des solutions standardisées.
Lorsque tout change tout le temps, les salariés ne peuvent plus se
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1. Maisonnier (2015).
Ceux qui auront du mal à suivre seront libérés d’une autre manière :
par un départ volontaire ou un licenciement. Aux followers consentants
on pourra demander de s’automanager, s’automotiver, s’autocontrôler
et s’autodiscipliner. Ils le feront individuellement et au sein d’équipes
pluridisciplinaires qui seront le cœur de l’entreprise. Ces équipes qui
choisissent leur animateur parmi eux auront à assumer des tâches rele-
vant des Ressources Humaines (y compris le recrutement), du domaine
commercial, voire financier.
Cela permet à l’entreprise d’économiser car elle se passera des
cadres de proximité, cadres intermédiaires et de certaines fonctions sup-
ports sans pour autant tomber dans l’anarchie.
De l’inventivité managériale
Bibliographie
Bouffartigues, P. (2001). Les cadres : fin d’une figure sociale. Paris, La Dispute.
Bruno, I. et Didier, E. (2013). Benchmarking : l’État sous pression statistique. Paris,
Zones.
Diet, E. (2012). « Changement, changement catastrophique et résistance au change-
ment », Connexions, n° 99.
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