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LE MODÈLE MANAGÉRIAL MODERNE : UN TAYLORISME ET UNE

SUBORDINATION PERSONNALISÉS

Danièle Linhart

De Boeck Supérieur | « Psychotropes »

2018/3 Vol. 24 | pages 21 à 36


ISSN 1245-2092
ISBN 9782807392410
DOI 10.3917/psyt.243.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-psychotropes-2018-3-page-21.htm
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Le modèle managérial moderne :
un taylorisme
et une subordination personnalisés
The Modern Managerial Model:
Taylorism and Custom Subordination
Danièle Linhart
Sociologue du travail
Directrice de recherche émérite au CNRS
Membre du Laboratoire Cresppa-GTM
associé au CNRS et Universités Paris 8 et Paris 10
12 rue Xaintrailles – 75013 Paris
E-mail : daniele.linhart@cnrs.fr
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Résumé : Le modèle managérial moderne se caractérise par de
profondes contradictions qui déstabilisent les salariés et les fragi-
lisent. D’un côté, les directions en appellent à l’intelligence, l’intui-
tion, la réactivité des salariés (mis en concurrence entre eux) et
de l’autre elles les entravent par des dispositifs de contrainte et de
contrôle (process, procédures, protocoles, méthodologies, bonnes
pratiques imposés). La pratique du changement permanent, qui crée
une obsolescence systématique des savoirs et de l’expérience des
salariés, les dépossède par ailleurs de toute légitimité à contester le
modèle et renforce la subordination.
Abstract: The modern managerial model is characterised by deep
contradictions that destabilise and weaken employees. On the one
hand, the managers call upon intelligence, intuition and the reactiv-
ity of the employees (by putting them in competition with each other)
and on the other hand, they hinder them by means of constraint

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Le modèle managérial moderne : un taylorisme et une subordination personnalisés

and control (process, procedures, protocols methodologies, good


practices imposed). The practice of permanent change, which cre-
ates systematic obsolescence of the knowledge and experience of
employees, dispossesses them of any legitimacy to challenge the
model and reinforces subordination.

Mots clés : contradictions managériales, précarisation subjective,


changement permanent, subordination, taylorisme et entreprises
libérées
Keywords: managerial contradictions, subjective insecurity,
continuous change, subordination, liberated companies

L’individualisation est au cœur du nouveau modèle managérial. Mise


en place à partir du milieu des années 1970, elle a pris la forme d’ho-
raires variables, de polyvalence ; elle s’est traduite par une individuali-
sation des primes puis des salaires et culmine avec la personnalisation
des objectifs et de l’évaluation des performances. Censée représenter
une réelle modernisation et un progrès social, elle a de fait largement
contribué à déstabiliser, voire éliminer dans certains cas les collectifs
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de travail.
Or les collectifs jouent un rôle non négligeable dans la régulation
des difficultés, des tensions et risques inhérents à la mise au travail. Ces
collectifs (informels, clandestins, non inscrits dans les organigrammes)
constitués de salariés travaillant côte à côte dans la durée et confrontés
aux mêmes conditions de travail, de rémunération et de carrière inter-
viennent dans la gestion des difficultés, de la complexité du travail,
autour de valeurs partagées et en lien avec le sentiment d’un destin com-
mun dans l’entreprise. En mutualisant des connaissances, des pratiques
propres à leur activité, les collectifs fonctionnent comme un soutien pro-
fessionnel, affectif et psychique. Ils pratiquent couramment l’entraide
et la solidarité et permettent de minimiser l’inquiétude face à l’inconnu.
Ils contribuent ainsi à une certaine sérénité au travail en aidant les uns et
les autres à faire face aux contraintes de diverses natures inscrites dans
toute activité professionnelle. Mais aussi et surtout ces collectifs jouent
un rôle essentiel en décryptant les pénibilités, les souffrances ressen-
ties au travail. La question essentielle n’est pas tant qui souffre et com-
ment, mais d’où provient la souffrance et pourquoi ? Pour les collectifs,
la souffrance n’est pas à mettre en relation avec des défaillances, des

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insuffisances, des fragilités personnelles, un manque d’adaptation, mais


avec des modalités d’organisation du travail liées à un contexte écono-
mique et politique particulier. Ces collectifs inscrivent le travail dans le
cadre d’un rapport de forces, au cœur des enjeux politiques et sociaux.
Ils donnent un sens à la souffrance, ils la mettent en relation avec la cupi-
dité du patron qui « en veut toujours plus ».
Les collectifs constituent un lieu de partage de valeurs, un lieu
où s’élaborent des visions du monde et des aspirations à une société
plus juste ; ils servent de base aux actions collectives de contestation.
Certes, ce ne sont pas des collectifs démocratiques qui mettent en débat
leurs orientations : les manières de faire et d’être naissent de la pratique
et se transmettent sans discussion aux plus jeunes. De ces collectifs,
les salariés tirent aussi une force qui leur permet un réel contre-pou-
voir dans l’atelier ou le bureau, susceptible d’arracher à la petite maî-
trise des arrangements qui rendent la vie au travail moins difficile à
supporter.
L’individualisation a été introduite après les contestations de l’ordre
taylorien qui s’étaient puissamment et massivement manifestées dans
le monde industriel et particulièrement en France en mai 68 avec trois
semaines de grève générale et occupation d’usines. Pour les directions
d’entreprises, il fallait impérativement inverser le rapport de force devenu
par trop défavorable ; l’individualisation le permettait.
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Cette mise à mal des collectifs a été difficile à combattre par les syn-
dicalistes car le discours managérial jouait sur l’idée que pour satisfaire
les aspirations profondes des salariés, il fallait nécessairement passer par
une personnalisation du travail, qui elle seule permettait de prendre en
compte et de reconnaître les mérites, les compétences et la qualité de
l’engagement de chacun, qui elle seule permettait d’introduire plus de
liberté, d’autonomie et de reconnaissance.

Les nouvelles règles du jeu managérial

L’individualisation est le socle sur lequel s’élabore le nouveau modèle


managérial. Elle deviendra progressivement une personnalisation, une
psychologisation et même une narcissisation de la relation au travail, et
constituera une vulnérabilisation progressive des salariés, comme on le
verra.
Elle va de pair avec une orientation qui cherche l’adhésion des sala-
riés à la cause de leur direction, qui vise à arracher leur consentement

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Le modèle managérial moderne : un taylorisme et une subordination personnalisés

afin qu’ils utilisent les marges d’autonomie, d’inventivité et de créa-


tivité pour faire, en réalité, l’usage d’eux-mêmes le plus efficace et
le plus rentable. Ces salariés doivent se mobiliser en fonction du seul
point de vue des critères d’efficacité décidés par la direction, critères
qui sont restés dans la majorité des cas très tayloriens, c’est-à-dire foca-
lisés sur l’économie des temps et des coûts. Chaque salarié doit ainsi
se transformer en petit bureau des temps et des méthodes pour veil-
ler à trouver en permanence des solutions d’organisation de son travail
qui lui permettent de répondre à ces injonctions, chacun doit mobili-
ser ses capacités cognitives, émotionnelles, affectives pour atteindre
ces objectifs inscrits dans la philosophie taylorienne rebaptisée. Il sera
d’ailleurs évalué et jugé à l’aune de ses capacités personnelles pour
y parvenir.
Ce qui est demandé aux salariés par le management moderne est
de se mobiliser entièrement pour mettre en œuvre des méthodes de tra-
vail et des objectifs déterminés en dehors d’eux par des experts, des
consultants indifférents le plus souvent aux spécificités du métier. C’est
pourquoi des sociologues britanniques et français ont parlé d’autono-
mie contrainte ou contrôlée. Certes, le management requiert de ses
salariés de l’inventivité et de l’intuition mais pour rendre efficaces et
opérationnels des outils, des dispositifs, des process, des méthodes et
bonnes pratiques décidés par d’autres et ailleurs en fonction des seules
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logiques de rentabilité (Dujarier, 2017). Et, comme le remarque fort
bien E. Diet (2012), il est ainsi explicitement demandé à chaque salarié
de mettre intelligemment en œuvre des protocoles, des procès et des
méthodologies dont l’existence même est un déni de son intelligence
puisqu’ils sont là pour se substituer à son expérience et sa profession-
nalité. L’évaluation omniprésente des salariés qui détermine leur car-
rière dans l’entreprise, leur rémunération, se fonde sur cette contribution
d’un type bien particulier. Et c’est leur personnalité tout autant que leurs
compétences qui est passée au crible. Ce qui est demandé, c’est une
adhésion sur la base d’un enrôlement. Il s’agit d’accepter de prendre
des risques, de se mettre en question, en danger, de sortir de « sa zone
de confort ». Ne proposait-on pas, dans certaines entreprises, au cours
des années 1990, aux salariés de sauter à l’élastique ou en parachute,
de courir le marathon, pour apprendre à dominer leur peur, à dépasser
leurs limites, à chercher au fond d’eux-mêmes les ressources les plus
personnelles pour faire face à des situations extrêmes ? Le management
moderne recherche, récompense, chez le salarié, essentiellement sa
capacité d’adaptation, sa compréhension de ce que l’on attend de lui et
son inventivité pour ce faire.

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Une « nouvelle » organisation du travail mais


de vieux principes tayloriens

En ce sens, point de rupture avec le taylorisme. On se situe dans une


réelle continuité avec l’option de base taylorienne qui consiste à récuser
l’expérience et la professionnalité des salariés et de confier à des experts
éloignés du terrain la responsabilité de définir les manières de s’y prendre
au travail. Le taylorisme n’a pas disparu, son esprit est bien présent, la
différence réside dans le fait qu’il ne s’impose plus autoritairement et
quasi mécaniquement aux salariés mais qu’il suppose leur complicité
active, leur adhésion. Les salariés sont censés devenir les relais convain-
cus, actifs et efficaces de ces méthodes tayloriennes.
Reste cette question fondamentale. Comment les directions font-
elles pour arracher ce consentement ? La question est d’autant plus
importante que les directions, notamment en France, sortaient d’une
période d’intense contestation du taylorisme où se manifestait clairement
la volonté des salariés de peser sur les orientations du travail. Certes, il
y avait eu cette stratégie du cheval de Troie consistant à individualiser et
personnaliser la relation au travail pour désamorcer la capacité collective
de contestation. Mais dès lors qu’une contribution active et inventive des
salariés à la mise en œuvre des dispositifs inspirés de la logique taylo-
rienne est requise, il faut plus. Il faut que les salariés adhèrent ou soient
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obligés d’adhérer.
Les porteurs de la modernisation du management français l’ont bien
compris. Séduire, faire adhérer font partie des objectifs qui ont orches-
tré différentes phases de la modernisation du management français pour
convaincre les salariés d’accepter de s’imposer à eux-mêmes la violence
organisationnelle inspirée du taylorisme.
On distingue plusieurs phases qui représentent autant de tenta-
tives de la part des employeurs d’opérer une métamorphose identitaire
(Linhart, 1991) de leurs salariés pour les mettre en conformité avec les
exigences du nouveau modèle qui se met progressivement en place. Dans
les années 1980, les entreprises françaises, notamment les plus grandes
d’entre elles, privées comme publiques, développent de multiples dis-
positifs participatifs. La période s’y prête, les socialistes viennent
d’arriver au pouvoir et les lois Auroux en 1982 octroient de nouveaux
droits aux travailleurs, notamment celui d’une expression directe et col-
lective. Le patronat estime assez rapidement qu’il peut être intéressant
de mettre la hiérarchie en dialogue avec des salariés réunis au sein de
divers groupes, afin de faire passer des messages, de diffuser des valeurs.

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Le modèle managérial moderne : un taylorisme et une subordination personnalisés

L’idée d’instaurer une pacification interne via le dialogue et les échanges


s’ancre dans l’esprit des responsables d’entreprise. L’enjeu est claire-
ment d’amener les salariés à renoncer à leurs propres valeurs politiques,
citoyennes et professionnelles (autour de questions aussi fondamentales
que le travail bien fait, le travail utile, la possibilité de travailler selon les
règles du métier) et d’adhérer, de façon consensuelle, à celles mises en
œuvre par leur direction.
Cette démarche participative vise ainsi à aligner les points de vue
des différents protagonistes sur les critères et les valeurs de l’entreprise.
Groupes d’expression, cercles de qualité et divers groupes ad hoc don-
neront l’occasion aux salariés de se retrouver, en présence de leur supé-
rieur hiérarchique, pendant les heures de travail autour d’une table pour
échanger autour de questions du travail et surtout entendre le point de
vue du management.
Dans la foulée, les grandes entreprises s’affirmeront aussi en tant
qu’institutions productrices de valeurs et d’éthique. Elles se lanceront
au cours des années 1990 dans l’élaboration et la diffusion de chartes
éthiques, de codes déontologiques, de règles de vie, définissant les bons
comportements professionnels, les manières adaptées de s’impliquer
au travail et de tisser des relations avec les collègues, la hiérarchie, les
clients. Anne Salmon (2000) parle d’offre éthique des entreprises, car
celles-ci inventent une nouvelle éthique définissant ce qu’est un salarié
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vertueux : un salarié qui ne pense pas à ses intérêts égoïstes mais prend
en compte ceux de son entreprise censée rassembler le bien commun. Ce
salarié se doit de s’engager à fond, de viser l’excellence en permanence,
de donner le meilleur de lui-même. Chacun doit accepter de travailler
pour satisfaire les critères d’efficacité et de qualité choisis par l’entre-
prise, indépendamment de ses convictions personnelles.
Pour aider à ce revirement, le management moderne distille un deal,
non explicite, mais néanmoins omniprésent, celui de la transaction nar-
cissique. Il s’agit de faire miroiter aux salariés la possibilité désormais
offerte de se découvrir, de se surpasser et d’atteindre un idéal du moi en
acceptant de relever les défis d’excellence et d’engagement total deman-
dés par l’entreprise. Envers les jeunes, cette orientation se pare d’accents
plus ludiques, il s’agit de stimuler chez eux la recherche de l’aventure,
de l’inconnu, l’esprit festif, le goût du paraître, l’esprit de compétition,
la quête de soi, l’attirance pour le changement.
Le travail devient ainsi de plus en plus une affaire personnelle qui
s’inscrit dans les valeurs de l’entreprise, à distance des enjeux plus
citoyens. Les salariés sont systématiquement mis en concurrence les uns

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avec les autres mais également chacun avec lui-même puisqu’il doit sans
cesse se dépasser.
Mais, en attendant que les choses mûrissent, que les générations
évoluent, il faut parer au plus pressé. Prendre des mesures plus immédia-
tement efficaces qui permettront de mobiliser de façon rentable des sala-
riés pas encore tout à fait convaincus ni totalement séduits. Pour faciliter
et accélérer la diffusion de l’idéologie et de l’éthique managériale, pour
obliger les salariés à s’en remettre, sans plus attendre, aux seuls critères
d’efficacité, de qualité et rentabilité voulus, l’entreprise moderne déploie
ce que l’on pourrait appeler une politique de dissuasion des salariés,
visant à désamorcer toute velléité de leur part de se prévaloir de leur
métier, de leurs connaissances et expérience professionnelles pour impo-
ser leur point de vue et leurs valeurs dans la réalisation de leur travail.
Et pour ce faire, il s’agit dans le plus strict respect de la philosophie tay-
lorienne de déposséder les salariés de leurs ressources professionnelles
pour asseoir une domination assurant la prévalence des seuls critères
choisis par les directions.
Comment peut-on attaquer la professionnalité des salariés ?
Comment peut-on les déposséder de leurs savoirs, de leur expérience
pour les maintenir dans un état de réelle dépendance et subordination ?
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Une précarisation subjective des salariés

Un processus de précarisation subjective prend alors la relève pour assu-


rer le « consentement » des salariés. La précarisation subjective aboutit
(comme la précarisation objective) à déstabiliser les salariés de sorte
qu’ils se sentent en permanence sur le fil du rasoir et se rabattent sur les
procédures, les méthodes standards, comme sur une bouée de sauvetage.
La précarité objective est un moyen coercitif efficace. On le sait.
Ceux qui sont en CDD, intérim, temps partiel imposé, contrat saisonnier,
stage, ne sont enclins ni à critiquer ni à chercher à imposer leurs aspira-
tions, valeurs et convictions. Ils espèrent, en majorité, une titularisation,
une stabilisation dans l’emploi, ils rêvent de décrocher le fameux CDI
qui les insérera dans des conditions enfin stables. Ils comprennent vite
qu’il vaut mieux se conformer strictement à ce que l’on attend d’eux,
apprendre même à devancer les attentes de leur hiérarchie. La popu-
lation précaire est par essence plus facile à manœuvrer, contraindre et
convaincre. Mais si le nombre de salariés précaires augmente réguliè-
rement, 80 % des salariés sont en CDI ou bénéficient d’un statut de

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fonctionnaire. Il est moins aisé d’exercer sur eux l’emprise qui les obli-
gera à appliquer les procédures, les bonnes pratiques décidées pour eux.
La politique de changement permanent que pratiquent depuis une
quinzaine d’années la plupart des grandes entreprises vise à adapter ces
dernières à un environnement de plus en plus fluctuant et concurren-
tiel. Le changement permanent est d’ailleurs présenté dans la rhétorique
comme une vertu en soi, comme un signe de progrès par opposition
aux routines, rigidités, pesanteurs. Elle est également présentée comme
une nécessité de s’ajuster aux évolutions de plus en plus fréquentes du
marché, des technologies et des mentalités. Mais il faut remarquer que
nombre d’entre elles sont artificielles, en ce sens qu’elles ne sont pas
dictées uniquement par cette accélération du temps mais sont la consé-
quence d’autres logiques.
Parmi celles-ci, on peut signaler les pratiques des managers qui
soumis au diktat de la mobilité cherchent à marquer leur passage d’une
réforme qui manifestera leur inventivité, leur détermination, leur audace,
leur aptitude à prendre des risques. C’est ainsi que l’on voit, dans de
nombreuses grandes entreprises notamment, des managers instaurer des
changements sans ne serait-ce que penser à tirer des bilans de ces chan-
gements, sans chercher à analyser les bienfaits ou problèmes qu’ils ont
apportés. Quand on sait que la durée de leur passage avoisine deux ou
trois ans et que chaque nouvelle arrivée entraîne de nouveaux boulever-
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sements, on mesure l’impact que ces pratiques peuvent avoir sur les per-
sonnes encadrées. C’est une dynamique qui s’auto-alimente sans répit.
Le phénomène du recours très systématique à des cabinets de
consultants, des SSII, implique des stratégies commerciales qui vont
dans le même sens de l’accélération temporelle. Pour fidéliser leurs
clients et les inciter à renouveler leurs commandes, les consultants orga-
nisent l’obsolescence de leurs dispositifs et orchestrent une succession
de modes organisationnelles. La pratique du benchmarking (Bruno et
Didier, 2013) va dans ce sens qui incite à une veille permanente pour
repérer dans les autres entreprises, les autres secteurs, des pratiques effi-
caces et les introduire chez soi. Cela induit une propension constante à
modifier, changer.
Mais il y a des pratiques de changement motivées par la volonté de
rendre la subordination effective, c’est-à-dire par la volonté d’asseoir
une autorité sans faille sur les salariés. Il s’agit dès lors d’un changement
permanent qui vise à rendre inopérants les connaissances, les savoirs,
l’expérience accumulés par les salariés. C’est la professionnalité des
salariés qui est ainsi attaquée comme leurs collectifs d’ailleurs (dans

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la continuité de l’individualisation menée systématiquement, comme


on a pu le voir), soit deux composantes fondamentales de la capacité
des travailleurs à faire face aux difficultés et éviter d’être submergés, à
titre personnel, par les tensions, contradictions et sentiments d’injustice
au travail. En réalité, ce qui protège les individus au travail, c’est avant
tout leur professionnalité qui leur permet de mettre une distance entre ce
qu’ils font et ce qu’ils sont, à l’aide de règles de métier, de normes de
travail auxquels ils adhèrent, qu’ils partagent avec leurs collègues, et qui
font sens pour eux. Ces règles, ces normes, ces pratiques partagées et
validées avec d’autres auxquels ils s’identifient, font rempart contre les
difficultés, le mal-être et les angoisses qu’elles peuvent susciter.

Une perte de repères savamment orchestrée

La pratique systématique du changement a pour fonction, à première


vue étrange, de déstabiliser les salariés, de leur faire perdre une partie de
leurs repères, ainsi que la confiance qu’ils ont dans leur savoir-faire. Elle
a pour fonction en réalité d’opérer concrètement la mise à mal de leur
professionnalité, comme la stratégie taylorienne en son temps. Le chan-
gement permanent prend la forme de restructurations incessantes, de
réorganisations systématiques de services, de recompositions continues
des métiers, de fusions de départements, d’externalisations, de redéfini-
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tions de missions, de changements accélérés de logiciels, de mobilités
systématiques imposées, de déménagements, en bref la modernisation
forme un flot constant de bouleversements qui ont toujours pour raison
officielle d’adapter les entreprises à leur environnement. Il s’accom-
pagne d’une dévalorisation systématique du passé.
Il a aussi pour vertu de disqualifier toute critique : si tout change tout
le temps, il n’est plus guère possible d’esquisser une analyse critique car
elle ne rend plus compte de la réalité qui est déjà bien autre…
Au musée afro-brésilien de São Paulo, une toile intitulée « Perte
de mémoire » représente des femmes et des hommes noirs qui tournent
autour de deux arbres. Le commentaire explique cette pratique impo-
sée aux esclaves qui quittaient leur sol natal : « En 1727, les esclaves
en partance du Bénin pour le Nouveau Monde devaient tourner neuf
fois, pour les hommes et sept fois, pour les femmes, autour de l’arbre de
l’oubli planté par le roi Agadja, afin d’oublier leurs origines, leur identité
culturelle, leurs références géographiques. » La mémoire était perçue
par des marchands d’esclaves comme une arme puissante de la résis-
tance. Pour asseoir leur autorité sur ces hommes et ces femmes qu’ils

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Le modèle managérial moderne : un taylorisme et une subordination personnalisés

vendaient, leurs maîtres savaient qu’il fallait leur faire oublier. Oublier
qui ils étaient, ce qui les motivait, ce qui les constituait comme individus
libres, ce qu’ils savaient.
La politique du changement systématique pratiquée par les diri-
geants d’entreprise a, en dehors des impératifs liés à un monde fluctuant,
une raison d’être troublante : celle de déstabiliser les salariés en les pri-
vant de leur mémoire, de leur expérience, en brouillant leurs repères et en
rendant leurs savoirs, leurs connaissances systématiquement obsolètes.
« Mon travail, c’est de produire de l’amnésie », m’avait confié dans le
milieu des années 1990 un manager d’une grande entreprise publique
qui prenait alors le virage commercial et s’acheminait vers la privatisa-
tion. Et comme je l’interrogeais sur la façon dont il s’y prenait, il avait
répondu en quelques mots : « C’est simple, il faut secouer le cocotier en
permanence. »
L’environnement « naturel » est donc celui du changement perpé-
tuel qui a pour « vertu » de créer une puissante source de dépendance
des salariés à l’égard de la hiérarchie et de la direction. Perdus dans la
tourmente de ces bouleversements multiples, déboussolés et débordés,
en manque d’informations et de formation, tout les pousse à mendier des
aides techniques, des procédures, des solutions standardisées.
Lorsque tout change tout le temps, les salariés ne peuvent plus se
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sentir chez eux dans leur travail, dans leur entreprise, entre eux avec leurs
collègues. Il leur devient de plus en plus difficile de maîtriser leur envi-
ronnement de travail, et plus grave encore leur travail lui-même. C’est
leur expérience qui est invalidée, leurs compétences, leurs savoirs qui sont
déstabilisés. Tout ce qu’ils sont parvenus à construire pour domestiquer
les contraintes et difficultés de leurs missions s’écroule régulièrement
au rythme soutenu des réformes et transformations. Leur environne-
ment devient hostile, ils ont en permanence à s’adapter, à découvrir les
modalités nécessaires pour maîtriser leur activité : savoir qui peut être
une personne-ressource, quelles relations peuvent être établies avec les
différents services ou interlocuteurs, où trouver les informations perti-
nentes, comment se conforter dans une décision. Ils ont à réinventer les
routines qui permettent de gagner du temps et de se consacrer ainsi plus
efficacement aux incidents, aux imprévus dans un contexte qui devient
plus complexe et plus incertain. Avec cette politique de réformes systé-
matiques, les salariés sont en situation permanente de désapprentissage
et réapprentissage, comme l’analyse si bien Jean-Luc Metzger (1999).
On pourrait aussi dire qu’ils sont condamnés à n’être que des appren-
tis à vie. On assiste à un paradoxe dérangeant qui veut qu’au moment

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où on en demande de plus en plus aux salariés (excellence, engagement


total et prise de risque), face à un travail de plus en plus complexe, on
les plonge artificiellement dans un état de fébrilité, un sentiment d’ap-
préhension, d’impuissance et d’angoisse qui rend leur activité bien plus
difficile et préoccupante.

Une attaque moderne des métiers et de l’expérience

On assiste très concrètement (toujours dans la droite ligne des principes


tayloriens) à une déstabilisation des métiers au profit des « compé-
tences » dont la capacité d’adaptation devient un élément primordial.
Tous les discours managériaux et notamment ceux du MEDEF insistent
sur l’importance cruciale des savoir-être, que l’on nommera compétence.
Pour s’insérer rapidement dans un environnement qui change sans cesse,
les diplômes, les qualifications, les métiers n’offrent plus, dans cette
optique, la garantie d’adaptabilité requise ; les recruteurs misent ainsi
sur la personnalité, les ressources cognitives, affectives et émotionnelles
des salariés. Dans cette optique, le métier comme l’expérience peuvent
être envisagés comme des freins à l’adaptation, des points d’appui pos-
sibles pour des attitudes considérées comme rigides, figées et contraires
aux besoins de fluidité et de renouvellement. Les salariés ne doivent plus
compter sur ce type de ressources, ils doivent accepter d’y renoncer et
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de remettre sans cesse les compteurs à zéro. Plus ils en ont accumulé et
plus ils doivent y renoncer. Le métier est désormais dans le collimateur
des pratiques managériales.
Ces pratiques de déstabilisation sont censées accélérer le renonce-
ment des salariés à leurs valeurs professionnelles et leur ajustement à
celles préconisées par l’organisation officielle. La déstabilisation des
salariés se comprend d’autant mieux qu’on l’analyse comme une attaque
en règle des ressources dont ils disposent pour s’affirmer dans leur travail
et imposer un point de vue.
Les salariés risquent ainsi de se trouver en état d’anxiété perma-
nent : ils sont en concurrence les uns avec les autres, situation qu’ils
peuvent vivre avec un sentiment de grande solitude ; ils ne peuvent plus
avoir d’assurance quant à la pertinence de leur travail, ils ont peur de la
faute professionnelle qui pourrait avoir des effets nocifs sur autrui, ou
qui pourrait déclencher une mauvaise évaluation et menacer leur emploi.
Ils s’épuisent à tenter de comprendre leur environnement de travail, à
tenter de reconquérir des savoirs pour dominer cognitivement leur acti-
vité, à retrouver des repères et des routines pour baliser leurs efforts.

Psychotropes – Vol. 24 no 3-4​ 31


Le modèle managérial moderne : un taylorisme et une subordination personnalisés

Et puis, il y a le risque d’une détérioration de l’image de soi, de la perte


de confiance en soi. Le burn-out pourrait bien être la conséquence de ces
efforts constamment déployés pour survivre dans un environnement qui
les met sans cesse au défi et qui progressivement les dévalorise à leurs
propres yeux.
Du point de vue managérial, l’idéal bien sûr serait que les salariés
adhèrent de leur plein gré et se convainquent que cet ensemble de dispo-
sitifs, méthodologies, bonnes pratiques est le meilleur et le plus légitime.
Qu’ils acceptent de consacrer la marge d’autonomie, de liberté et d’ini-
tiative que les dirigeants sont prêts à leur octroyer, d’adapter de la façon
la plus pertinente leurs pratiques professionnelles à ce que leur direction
attend d’eux. Cela demande du temps : c’est une évolution des mentalités
qu’appellent de leurs vœux les managers modernistes, qui misent notam-
ment sur la jeune génération pour obtenir un véritable consentement.
Ils tablent sur un investissement plus narcissique de jeunes en quête de
reconnaissance, enclins à l’esprit de compétition, et moins préoccupés
d’enjeux sociaux et collectifs (la fameuse « génération Y » voire « Z »).

Faut-il attendre des patrons qu’ils libèrent leurs salariés ?

Il existe en effet des « entreprises libérées » et elles ont des émules :


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les entreprises en voie de libération, les entreprises responsabilisantes,
concertatives, horizontales, holacratiques… Il s’agit de grandes entre-
prises, de PME ou de mutuelles, voire de ministères, comme l’a mis en
scène le documentaire « Le bonheur au travail » produit par Arte 1. L’idée
de base est qu’il faut faire confiance aux salariés, ce qui permet de les
laisser déployer un travail efficace et ajusté aux nécessités, mais qui plus
est de leur faire prendre en charge d’autres missions qui étaient aupara-
vant réservées à l’encadrement intermédiaire.
Les patrons et consultants qui portent ce mouvement préconisent
donc le principe de subsidiarité. Les manières de travailler doivent se
penser localement, face aux impératifs et aléas du travail et non en fonc-
tion de règles décidées hors sol. Les règles dans le management moderne
« ne se bornent pas à saper le moral des salariés ; elles empêchent la
grande majorité d’entre eux de faire ce qui conviendrait » écrivent ainsi
Getz et Carney. (2013, p. 20).

1. Maisonnier (2015).

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 Danièle Linhart

Leur cible est donc en permanence le moral de leurs salariés pour


que ceux-ci se mobilisent de façon performante. Mais, bémol non insi-
gnifiant, toujours selon les orientations définies unilatéralement par leur
dirigeant, leur leader qui est porteur d’une « vision », laquelle définit des
objectifs pour son entreprise en termes de positionnement sur le marché,
d’efficacité et de rentabilité. Les salariés doivent s’imprégner de cette
vision, l’intérioriser et la mettre en œuvre du mieux qu’ils peuvent en
bénéficiant d’une certaine autonomie, qui lorsqu’elle n’est pas toujours
concrètement possible et réelle doit leur paraître pourtant toujours pré-
sente.
L’impression d’autonomie est tout aussi importante que sa réa-
lité pour le moral des salariés et l’efficacité de leur travail. Comme en
témoignent ces lignes toujours tirées du livre de Getz et Carney : « Quand
un individu a l’impression de jouir d’un degré de contrôle important sur
un événement ou une situation, il le juge moins stressant et peut même
y voir un défi. […] Par exemple, face à un afflux soudain de clients, une
vendeuse qui a l’impression de bien contrôler son travail aura confiance
en elle ; elle se dira qu’elle va trouver le moyen de s’adapter et de gérer
cette charge supplémentaire. De sorte que ses émotions loin de deve-
nir négatives, peuvent même lui inspirer une impression positive de défi
à relever. […] Trois psychologues, Hans Bosma, Stephen Stanfeld et
Michael Marmot, ont passé cinq ans à étudier les niveaux de stress de
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plus de dix mille fonctionnaires britanniques. Et ils ont découvert que
les hommes qui ont l’impression – à tort ou à raison – d’exercer peu
de contrôle sur leur emploi ont 50 % de risques en plus de souffrir de
troubles cardiaques » (Getz et Carney, 2013, p. 69).
Tout est dans l’art et la manière : « Lee Ozley, spécialiste du conseil
en entreprise a expliqué à Teerlink (Harley Davidson) et à son équipe que
si l’on impose quelque chose aux gens, ils freinent des quatre fers – alors
qu’ils l’accepteraient peut-être de bon cœur s’ils avaient l’impression
de l’avoir décidé d’eux-mêmes. C’est une idée que Teerlink allait faire
sienne et qu’il répéterait fréquemment » (ibid., p. 133).
Les salariés doivent croire en leur leader libérateur, en sa vision, ils
doivent se constituer en followers : « Communiquer et faire partager la
vision de l’entreprise est un des rôles clés d’un leader libérateur. Il s’agit
de la deuxième pierre angulaire de la liberté. […] Si le leader ne joue pas
ce rôle, certains risquent d’en revenir à ce qu’eux-mêmes jugent préfé-
rable en fonction de leur expérience. […] Ce ne sont pas des expériences
personnelles ni les conditions du moment qui doivent dicter le choix de
la mesure la plus audacieuse, celui-ci doit répondre à un unique impéra-
tif : réaliser la vision de l’entreprise » (ibid., p. 99).

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Le modèle managérial moderne : un taylorisme et une subordination personnalisés

Ceux qui auront du mal à suivre seront libérés d’une autre manière :
par un départ volontaire ou un licenciement. Aux followers consentants
on pourra demander de s’automanager, s’automotiver, s’autocontrôler
et s’autodiscipliner. Ils le feront individuellement et au sein d’équipes
pluridisciplinaires qui seront le cœur de l’entreprise. Ces équipes qui
choisissent leur animateur parmi eux auront à assumer des tâches rele-
vant des Ressources Humaines (y compris le recrutement), du domaine
commercial, voire financier.
Cela permet à l’entreprise d’économiser car elle se passera des
cadres de proximité, cadres intermédiaires et de certaines fonctions sup-
ports sans pour autant tomber dans l’anarchie.

De l’inventivité managériale

La vertu, sinon l’astuce de ce modèle, est de vouloir transformer l’en-


semble des salariés en salariat de confiance, auparavant constitué par la
catégorie peu fournie des cadres. Jusque dans les années 1960, les cadres
pouvaient être analysés comme relevant d’un rapport de confiance avec
la direction, comme le développe Paul Bouffartigue (2001). Ce rapport
spécifique se caractérisait par la confiance manifestée par la direction à
travers la rétrocession d’une parcelle de son pouvoir et d’une délégation
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d’autorité. Et en retour par la confiance sous forme de loyauté que lui
assurait le cadre.
Au cœur de cette relation, la promesse d’une carrière sous forme
d’un parcours promotionnel assuré. Depuis les années 1980, le nombre
des cadres ne cesse de progresser de façon spectaculaire, en même temps
que se dégradent leurs conditions et le contenu de leur travail. Ils sont,
comme les autres salariés, de plus en plus soumis aux contraintes de
procédures, protocoles et reporting, aux dispositifs de fixation d’objec-
tifs unilatéralement imposés et d’évaluations hiérarchiques. Les carrières
de fait sont plus limitées. Leur loyauté se redéfinit alors : elle s’adresse
moins à leur direction, leur entreprise qu’à leurs propres valeurs profes-
sionnelles et personnelles et leur volonté de progresser.
Le courant des entreprises libérées opère ainsi un déplacement et se
détourne d’une partie des cadres, notamment intermédiaires, pour tenter
de retrouver avec tous les salariés une relation de confiance basée sur une
délégation de parcelles d’autonomie en contrepartie d’une loyauté totale.
Mais les bénéfices sont moins évidents. Ils sont, nous dit-on, du côté
du bien-être, de la qualité du moral, de l’esprit d’équipe, du sentiment de

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 Danièle Linhart

liberté, du plaisir de s’identifier à une vision et un leader, de la possibi-


lité d’adapter des règles et des procédures pour mieux faire son travail.
Les travaux sociologiques qui portent sur l’encadrement, notamment de
proximité, montrent bien l’ampleur, la complexité de ces tâches et la
charge mentale qu’elles représentent sur le plan cognitif comme sur celui
émotionnel. Or ce sont ces tâches qui seront désormais attribuées aux
salariés de base qui auront à régler entre eux les différents écueils que
rencontre tout travail collectif. « Qu’ils s’arrangent entre eux, s’il y en a
un qui veut prendre un après-midi c’est d’accord si ceux de son équipe
s’engagent à faire son boulot », disait un dirigeant au cours d’un sémi-
naire sur les entreprises libérées…
On demande en réalité aux salariés de l’entreprise libérée de se faire
les relais loyaux, efficaces, fiables et disponibles de la vision du lea-
der, qui pourra se reposer sur eux en toute confiance. Alexandre Gérard,
patron « libérateur » de Chronoflex est parti faire le tour du monde en
voilier pendant un an avec sa famille et a retrouvé son entreprise floris-
sante…
Mais à quel coût pour ses salariés qui multiplient les tâches annexes
à leur activité propre, qui ne peuvent manifester de distance critique par
rapport à la vision de leur leader et dont on attend une loyauté absolue et
un investissement total dans leur travail ?
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Les entreprises libérées sont certes allégées hiérarchiquement
(moins pyramidales) et plus réactives, mais doivent-elles être consi-
dérées comme le modèle recherché, la happy end de la modernisation
managériale ?
Il y a une propension à transformer les entreprises en véritables
sectes tombant sous la houlette du leader et imposant un tri entre ceux
qui y croient et ceux qui n’y croient pas, imposant surtout à ceux qui
y croient de ne pas céder au doute et à la critique, imposant aussi des
conditions de travail de plus en plus exigeantes, complexes et souvent
déstabilisantes. Sans espoir de réelle remise en question et d’améliora-
tion des conditions de travail, puisque la « libération » s’est opérée…
Il y a matière à s’interroger, et l’on pourrait faire l’analyse qu’il
s’agit là d’un pas de plus dans la sophistication d’un modèle qui ne
cesse de se transformer tout en gardant les mêmes principes fondamen-
taux, notamment celui d’une emprise et d’une domination sans faille
sur les salariés afin qu’ils travaillent selon les directives unilatéralement
choisies par les directions. Le lien de subordination, jamais remis en
question, ne permet pas de mettre en débat les éléments essentiels des
missions et des méthodes de travail. Il reste la clé de voûte qui permet

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Le modèle managérial moderne : un taylorisme et une subordination personnalisés

une inventivité sans fin des directions ; celles-ci se sont symboliquement


approprié les entreprises lorsque, en 1999, le CNPF (Conseil national du
patronat français) s’est rebaptisé MEDEF (Mouvement des entreprises
de France). C’est elles qui « pensent » et repensent » sans cesse l’orga-
nisation du travail, les termes de la mobilisation des salariés, avec une
inventivité impressionnante mais qui reste toujours dans les mêmes rails
et avec les mêmes objectifs. Elles peuvent le faire car elles tiennent sous
tutelle l’intelligence collective des salariés.
Un salariat sans subordination est tout à fait possible et envisageable,
qui préserverait les capacités de protection, les droits des salariés et leur
santé physique et mentale, si on arrivait à penser autrement l’entreprise.
La vraie modernisation serait de repenser le salariat à travers l’invention
d’une entreprise capable de prendre en compte les véritables enjeux que
véhicule le travail.

Bibliographie
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Bruno, I. et Didier, E. (2013). Benchmarking : l’État sous pression statistique. Paris,
Zones.
Diet, E. (2012). « Changement, changement catastrophique et résistance au change-
ment », Connexions, n° 99.
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Dujarier, M.-A. (2017). Le management désincarné : enquête sur les nouveaux cadres
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Gaulejac, V. (2005). La société malade de la gestion. Paris, Seuil.
Getz, I. et Carney, B.M. (2013). Liberté & Cie : quand la liberté des salariés fait le
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Linhart, D. (1991). Le torticolis de l’autruche : l’éternelle modernisation des entre-
prises françaises. Paris, Seuil.
Linhart, D. (2015). La comédie humaine du travail : de la déshumanisation taylorienne
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Metzger, J.-L. (1999). Entre utopie et résignation, la réforme permanente d’un service
public. Paris, L’Harmattan.
Salmon, A. (2000). L’offre éthique des entreprises : une production de l’ordre écono-
mique ? Paris, Éditions du CNRS.

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