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RÔLE ET EFFETS DE LA PAROLE À PARTIR DES SCIENCES DU LANGAGE,

ASPECT DANS NOTRE CONTEMPORANÉITÉ ET CONFIGURATION DANS


L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES

Patrick Anderson

Association Lacanienne Internationale (A.L.I.) Rhône Alpes | « Feuillets


psychanalytiques »
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2017/1 N° 2 | pages 29 à 37
ISBN 9782954096032
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-feuillets-psychanalytiques-2017-1-page-29.htm
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Rôle et effets de la parole à partir des sciences
du langage, aspect dans notre contemporanéité
et configuration dans l’enseignement des langues
Patrick Anderson
Professeur émérite des universités inscrit dans les sciences du langage1

Si on suit Le Grand Robert2, le terme tion de ce qui a envahi l’enseignement


fonction, dans son origine est en rela- des langues et qui assigne à la langue
tion à exécution, il a épousé conjoin- une fonction de code et réduit la pa-
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tement le sens de rôle pris dans un role à n’être plus que parlotte.
ensemble et possède une délimitation
particulière en linguistique, puisqu’il Brève incursion dans les sciences
s’agit des propriétés d’une unité ou du langage…
du signe et nous nous limiterons à ces
acceptions. Nous entendrons fonction Avant d’aborder ce que peut signifier
de la parole dans le sens du rôle que une parole en acte, il est nécessaire de
peut avoir la parole et des effets qu’elle préciser comment entendre fonction
peut produire. Dans un premier temps, de la parole dans les sciences du lan-
nous aborderons la délimitation de la gage. Fonction(s) ou effets de la parole
parole à partir du concept forgé par F. sont des expressions problématiques
de Saussure, dans un deuxième temps dans le sens où, pour la linguistique, il
nous évoquerons les perturbations qui est nécessaire de distinguer, à partir de
affectent l’usage de la parole et trouble Saussure, le champ d’investigation du
même son usage. Enfin il sera ques- linguiste, qui comprend l’ensemble des
phénomènes liés, de près ou de loin, à
1. 
A l’université de Franche-Comté. Patrick
l’utilisation du langage, et son objet,
Anderson déploie ses activités de recherche c’est-à-dire les phénomènes auxquels
autour de la question sur l’acte d’apprendre le linguiste doit s’intéresser. Ainsi l’ob-
une langue étrangère. Membre du laboratoire jet pour Saussure, c’est la langue, et la
Dipralang EA 739 de l’université Paul
Valéry Montpellier III et de la Convention
matière, ce sont les phénomènes de la
Psychanalytique, il anime, depuis 2006, un parole3. Le code linguistique consiste
séminaire « Didactique des langues, constitution de la
parole et subjectivation ». 3. D
 ucrot. et Schaeffer, Nouveau Dictionnaire
2. L
 e Grand Robert de la langue française (1985), encyclopédique des sciences du langage, Seuil, 1995,
Paris, Dictionnaires Le Robert, pp. 597-598. p. 245.

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en une multitude de signes (phonèmes, en considérant que « C’est dans et par
morphèmes) dont chacun associe un le langage que l’homme se constitue comme
son particulier à un sens particulier et sujet ; parce que le langage seul fonde en réa-
pour Saussure, la langue est un « tré- lité, dans sa réalité, qui est celle de l’être,
sor » dans lequel sont emmagasinés les le concept d’ego »5. Dans les mêmes an-
signes. Dans la mesure où les signes nées, les travaux des sociolinguistiques
sont organisés en phrases et en pro- (Bernstein6, Labov7), portant sur
duction de sens, il faudrait attribuer à l’économie des échanges linguistiques,
la parole l’activité intellectuelle mobi- compléteront la dimension interlocu-
lisée pour l’emploi de la langue. L’acte tive du processus en s’interrogeant sur
même d’énonciation ainsi n’est pas les productions verbales lorsqu’elles
considéré comme signifiant et de fait sont stratifiées en fonction de la classe
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est à la fois incompatible avec la gram- sociale à laquelle le locuteur appar-
maire générative, avec la philosophie tient, mais c’est la pragmatique qui
analytique et la pragmatique linguis- s’intéresse plus particulièrement à la
tique. Depuis Saussure nous considé- construction du sens à partir d’une
rons trois instances du langage : la fa- extension du schéma de communica-
culté de langage, la langue, le système tion de Jakobson en y incluant l’inten-
de signes grâce auxquels peut s’expri- tion du dire (vouloir dire) et le résultat
mer la parole en acte. On sait dans sa de l’acte de dire à partir des concepts
correspondance que Saussure avait le d’actes de parole issus de Wittgenstein
projet d’élaborer une linguistique de la (Tractatus logico-philosophicus) Austin
parole. « La langue est un tout »4, dit-il. (Quand dire, c’est faire) et Searle (Les actes
de langage). Cette brève esquisse serait
Si la parole est bien envisagée comme incomplète si était oubliée la part reve-
mise en mouvement de la langue, on nant aux travaux des logiciens (Frege,
peut dire abruptement qu’elle est dé- Russell, Carnap, Tarski8) et aux travaux
sincarnée dans le sens où les interro- de Bakhtine qui critiquent la concep-
gations ne portent aucunement sur le tion saussurienne et re-délimitent
producteur de l’acte ou sur la finalité la fonction de l’échange verbal. Pour
de l’énonciation. Benveniste com-
plétera la délimitation saussurienne 5. P
 roblèmes de linguistique générale, [1939-1964],
Gallimard, 1966, p. 259.
6. L
 angage et classes sociales, codes socio-linguistiques et
4. C
 ours de linguistique générale, [1916] Payot, 1969, contrôle social, Minuit, 1975.
Bally, Sechehaye, Riedlinger, réédition 1995, 7. Sociolinguistique, Minuit. 1976.
p. 30 et p. 112, et Écrits de linguistique générale, 8. C
 f   Marconi, La philosophie du langage au XXe
Gallimard, 2002. siècle, édition de l’éclat, 1997.

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Rôle et effets de la parole à partir des sciences du langage, aspect
dans notre contemporanéité et configuration dans l’enseignement des langues

Bakhtine, « La parole n’existe, dans la ré- toire, perlocutoire). C’est dans le lan-
alité, que sous la forme concrète des énoncés gage comme système de signes que
d’un individu – du sujet d’un discours pa- l’énonciateur se constitue et dire que
role » 9. On parle alors de linguistique la parole est adressée, c’est dire que
de l’énonciation et cette configuration c’est par l’autre – avec lui – que le sens
modèle ce qu’il en est de l’analyse du de cette parole advient. Celui qui parle
discours qui ne s’attache plus à l’en- n’accède à lui-même que comme su-
châssement des phrases en énoncé jet parlé, en ce sens la parole est aussi
mais à la prise en compte d’un niveau une écoute. Lorsque quelqu’un parle, il
transphrastique et conduit à une nou- se saisit du système de la langue pour
velle définition du couple discours convertir la langue en discours. De
texte. Ce bref survol des questions de nos jours, il est habituel d’enfermer les
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linguistique nous conduit à considérer questions qui touchent au fonction-
que la part dévolue à la relation exis- nement de la parole sous l’expression
tant entre l’énonciateur et ce que peut usuelle de problèmes de communica-
produire comme effet la parole reste tion. Il y aurait en cela la recherche
anecdotique, puisque sous cet angle ne d’un outil adéquat qui permettrait
sont pas envisagées les relations entre d’ajuster l’échange langagier comme si
sujet et parole. cet échange se limitait à faire voyager
un contenu d’un pôle à un autre pôle.
Parler, c’est d’abord émettre des sons L’échange langagier ne serait qu’un
et l’on a différents verbes qui expri- simple problème de transmission d’un
ment la façon dont l’air est expiré (sif- message à bien encoder et à bien déco-
fler, vibrer, chuinter, bléser, trembler, der comme les machines le réalisent.
exploser), c’est dire que nous habitons Du fait des théories de la communi-
un monde sonore, parler : c’est parler cation et des modèles qui ont permis
à.  Dans le sens où la parole est allocu- la cybernétique puis l’informatique,
tive (Benveniste) ou par rapport à lui- il est habituel de réduire les langues
même, on adresse sa parole à l’autre, à n’être plus que des codes. On voit
ce qui signifie que le langage se réfère par là que les options dominantes de
toujours dans son orientation origi- la linguistique synchronique, de l’ana-
nelle à la présence d’autrui, mais on lyse de discours et de la pragmatique
parle aussi pour. Qui traduit la valeur délimitent un sujet sans inconscient et
du dire en tant qu’acte (valeur illocu- pour la parole une configuration qui
est très éloignée de la fonction d’évo-
9. E
 sthétique de la création verbale, Gallimard, 1984, cation que soulignait Lacan : « La fonc-
p. 277.

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tion du langage n’est pas d’informer mais gage, d’où pourraient émerger des significa-
d’évoquer, ce que je cherche dans la parole, tions immaîtrisables »13. On peut y voir
c’est la parole de l’autre, ce qui me constitue comme Cassin l’émergence « d’une
comme sujet, c’est ma question » 10.  langue de bois universelle »14. Insidieuse-
ment le processus vide un terme de
De la dissolution de la parole… son sens pour s’efforcer de lui donner
une autre consistance. Ceci rejoint et
À partir de ce qui vient d’être précisé, offre la caractéristique de provoquer
nous voudrions nous interroger sur l’inaptitude à penser la nature de ce
la dimension et le rôle que recouvre que l’on pense (Fleury15). L’un des
la parole dans notre société et par- traits marquants dans le processus de
ticulièrement dans l’enseignement. dénomination réside dans la technici-
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Constatons que la parole dans sa fi- sation : on parle d’externalisation, de
nalité a mauvaise presse de nos jours. flexibilisation, de flexibilité, d’optimi-
Indépendamment de la question d’un sation, d’optimilisation, de packaging,
rapport au temps social différent qui de transparence, de capital santé, de
promeut l’instantanéité, il y a au plan capital culturel, d’employabilité, d’ex-
général de nos sociétés un phéno- ternalisation, de durabilité, de bonnes
mène d’éradication de la parole qui pratiques, de pilotage, etc. Nous se-
correspond à une désubstantialisation rions entrés dans un autre monde, un
du langage. C’est cette désubstantiali- monde qui selon l’expression d’An-
sation qui par contre coup affecte la ders16 créé un monde machine. La
parole. La perturbation la plus visible technicisation se double elle-même
est certainement la façon de nommer. d’un processus d’euphémisation.
Elle masque et crée une autre réali- L’euphémisation permet le masquage
té. En leur temps, ceci avait déjà été qui fait qu’il est malvenu d’appeler un
pointé par Orwell11 et Klemperer12. Il chat un chat. L’euphémisation joue
y a, comme le souligne Dewitte, « une également dans le sens de l’inversion
visée de ligature qui consiste tout à la fois en s’efforçant de construire des va-
à barrer l’accès à la réalité et à mettre un
couvercle sur la marmite bouillante du lan- 13. Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit-Essai
sur la résistance au langage totalitaire, Michalon, 2007,
10. Ecrits, Seuil, 1966, p. 299. p.18.
11. 1984, [1949], NRF Gallimard, 1950. 14. D errière les grilles. Sortons du tout-évaluation, Mille
12. L
 TI, la langue du IIIe Reich, [1975], Albin Michel, et une nuits, 2014, p.14.
1996 et Mes soldats de papier, journal 1933-1941 et 15. Les irremplaçables, Gallimard, 2015.
Je veux témoigner jusqu’au bout, journal 1942-1945, 16. N ous, fils d’Eichmann, [1988], Payot & rivages,
Seuil, 2000. 2003, pp. 90-91.

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Rôle et effets de la parole à partir des sciences du langage, aspect
dans notre contemporanéité et configuration dans l’enseignement des langues

leurs positives : un patron ou un chef comme des constructions agrammati-


d’entreprise est un entrepreneur. Un cales mais avec l’effacement de l’agent,
outil scripteur est n’importe quoi qui des constructions du type « la joie est
peut servir à écrire. On ne parle plus respirée par tous » sont apparues. Un
de pauvres, mais de gens modestes, autre phénomène réside dans la dis-
de conditions modestes et de familles parition des connecteurs, les éléments
modestes mais une tendance à l’évi- sont simplement juxtaposés. L’utilisa-
tement semble recourir aux angli- tion du vocable communication est à
cismes : par exemple, préemptif rem- ce titre exemplaire. Reviens en effet
place préventif, spécifique remplace avec insistance un « bien communi-
spécial, etc. quer » ou il y a « un ou des problèmes
Si les pratiques de technicisation, d’eu- de communication ». Ce qui fait que
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phémisation et d’aseptisation sont la communication dans son acception
flagrantes, les perturbations qui af- sémiotique est une opération séman-
fectent l’ordre syntagmatique et l’ordre tico-pragmatique extrêmement com-
paradigmatique et qui touchent à la plexe de mise en commun du sens18.
structure de composition des phrases La valorisation de la transmission a
sont à première vue moins visibles. En comme conséquence redoutable d’oc-
français l’ordre SVO (sujet-verbe-ob- culter la parole et tout ce que parler
jet) se double d’une possibilité de peut recouvrir. On serait en quelque
transformation par passivation. On sorte dans ce que Heidegger19 appelait
peut constater qu’une tendance assez la pensée calculante.
forte efface l’agent. La disparition de
qui fait quoi à qui  est flagrante. Ce Parler, nous dit Wittgenstein, suppose
phénomène peut prendre la forme l’attente. Parler, c’est faire advenir, on
d’un énoncé en « je » mais un « je » in- fait advenir par des signes linguistiques
consistant17. Si le cadre SVO se prête un monde que l’on peut décrire, ima-
à la passivation, certains verbes ne giner, raconter, nier, rejeter mais qui
l’acceptent pas : on dira par exemple fonde de l’illusion dans le sens où cha-
que courir, vivre, régner, goûter, sen- cun de nous est pris dans les rets du
tir, respirer n’admettent pas la passi- langage. Avec la parole, on fait même
vation. « Plusieurs tonnes sont pesées
par cet autobus », ou « l’air est respiré 18. Jacques, Différence et subjectivité, Aubier
par les poumons » sont considérées Montaigne, 1982 ; « La mise en communauté
de l’énonciation » in Langages, n°70, Larousse
et Dialogiques, PUF, 1979.
17. C
 f Amorim, Petit traité de la bêtise contemporaine, 19. L angue de tradition et langue technique, Bruxelles,
Toulouse, Erès, 2012. Lebeer-Hossmann, 1990.

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surgir l’absence, c’est la propriété de à ce que l’un et l’autre possèdent un
raconter et par là même de faire croire. contenu identique, on oublie que ce
On retrouve là ce que les Grecs appe- savoir logos est lui-même travaillé par le
laient le savoir mythos, le savoir trans- savoir mythos et on peut y adjoindre le
mis par des récits. La parole est alors savoir métis qui est ce savoir qui est en
entendue comme constitutive du bruit propre à chacun 21.
du langage.
Dans L’université sans condition22, Derri-
De l’oubli de la parole dans l’ensei- da s’interrogeait sur l’avenir des Hu-
gnement… manités et pointait dans l’acte accom-
pli par l’enseignant dans son exercice
Il y a particulièrement dans l’exer- de parole la mise en œuvre des énon-
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cice de la fonction de l’enseignant cés performatifs et constatifs qui sup-
indépendamment de la perte de son posait de remettre au cœur du proces-
statut une sorte d’oubli de la parole, sus enseigner : la parole dans le sens
son exercice même dans l’acte d’en- de quelque chose qui fasse que l’autre
seigner est de nos jours congédié. Il éprouve du manque, de l’incertitude,
s’agit d’occulter ce qui touche à l’être de l’incomplétude qui le poussent à
pour tout circonscrire dans l’avoir. chercher. Il ajoute que c’est une res-
La parole de l’enseignant est à la fois ponsabilité assumée qui en appelle
une parole singulière mais une parole non pas à des discours de savoir mais
qui est tissée de la parole des autres. à des discours performatifs qui pro-
Elle est d’abord une parole instituée20. duisent l’événement dont ils parlent.
Elle est adressée dans le sens où, bien Il faut que la parole fasse écho, per-
qu’elle vise l’ensemble d’un groupe, turbe ce qui est déjà là. Il faut que la
elle s’adresse à chacun en particulier parole adressée touche le sujet en ce
et elle est tissée suivant trois moda- sens qu’elle devient parole entendue
lités : ce qui provient du savoir logos, et alors elle devient parole efficiente.
ce qui provient du savoir mythos, et ce On parle alors d’efficace de la parole
qui provient du savoir métis. Le savoir et ceci n’est pas nécessairement dans
mythos s’entrelace avec le savoir logos la matérialité du dit mais cette parole
parce que si le savoir logos a pour objet parce qu’elle a été proférée touche
que le destinataire reçoive exactement l’autre en ce sens qu’elle provoque en
ce que l’énonciateur adresse de façon
21. D
 etienne et Vernant, Les ruses de l’intelligence, la
20. Goffman, Les rites d’interaction [1967], Minuit, métis des Grecs, Flammarion, 1974, p. 295.
1974. 22. Galilée, 2001, pp.35-36.

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Rôle et effets de la parole à partir des sciences du langage, aspect
dans notre contemporanéité et configuration dans l’enseignement des langues

lui des effets. Dans l’histoire des rap- D’un effondrement…


ports entre savoir et oralité que retrace
F. Waquet23, on voit que la sacralisa- On peut raisonnablement admettre que
tion progressive de l’écriture a fait pas- parler une langue étrangère n’était pas
ser au second plan l’oral dans l’ensei- véritablement l’objectif des dispositifs
gnement et de rappeler qu’à la fin du de formation avant la deuxième guerre
XIXème siècle, en France, les profes- mondiale. Pour le modèle français,
seurs de lycée et d’université n’avaient l’héritage provenant de la tradition la-
pas le droit de lire leur cours. tine accorde une place prépondérante
Un exemple nous est donné par Mi- à la grammaire et à la réalisation écrite
chelet qui focalisait deux éléments : de la langue25. Pendant des siècles,
d’une part, le fait que celui qui parle l’étude de la langue est d’abord liée à
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ne sait pas exactement ce qu’il va dire la pratique de la traduction pour pou-
et d’autre part, que la parole en mou- voir aborder les textes sacrés d’abord
vement est elle-même sous l’influence réservés aux moines puis aux clercs et
de la réaction ou de l’absence de réac- qui prendra le chemin de pratique de
tions verbales ou autres de l’auditoire. formation de l’esprit. Toute pratique
langagière au XVIIème et au XVIIIème
«  La sténographie la plus complète, la plus siècle réfère à une théorie générale
exacte, reproduira-t-elle le dialogue ? Non ! du langage, condition de possibilité
Elle reproduira seulement ce que j’ai dit, et pas d’une grammaire générale, étant en-
même ce que j’ai dit. Je parle aussi du regard et tendu que tous les hommes parlent le
du geste ; ma présence et ma personne, c’est une même langage26. Une rupture radicale
partie considérable de mon enseignement. La apparaît à partir du moment où il n’est
meilleure sténographie paraîtra ridicule, parce plus question d’apprendre à raisonner
qu’elle reproduira des longueurs, des répétitions mais de communiquer et d’apprendre
très utiles ici, les réponses que je fais souvent à communiquer (Moirand27).
aux objections que je vois dans vos yeux, les
développements que je donne sur un point, où
l’approbation de telle ou telle personne m’in- 25. Germain, Evolution de l’enseignement des langues :
5000 ans d’histoire, édition Cle International,
dique qu’elle voudrait m’arrêter » 24. 1993.
26. Beauzée, Grammaire générale, ou Exposition
raisonnée des Eléments nécessaires du Langage, pour
servir de fondement à l’étude de toutes les langues,
23. P
 arler comme un livre, l’oralité et le savoir Préface, T.1, Paris, Barbou, 1767, pp. XVI-
(XVIe-XXe siècle), Albin Michel, 2003. XVII.
24. C
 ours du Collège de France, 1838-1844, t. 1, 27. E nseigner à communiquer en langue étrangère,
Gallimard, pp.519-520. Hachette, 1982.

35
Dans l’enseignement des langues, les de service »29 et les différentes langues de
tendances dominantes n’entendent l’Union Européenne sont considérées
l’exercice de la parole que dans une comme superposables, on apprend à
seule configuration  : parler, ce serait dire la même chose pour faire la même
bien transmettre de l’information chose. La parole se trouve totalement
avec l’idée sous-jacente qu’il y aurait dévaluée et sa fonction n’est plus que
un bien dire, une forme adéquate, qui de mettre un nom sur la chose.
étiquette bien, de façon à ce que la Ce que nous avons nommé désubs-
réalité soit bien ordonnée, il y aurait tantialisation du langage peut égale-
un bon calibrage comme on assigne ment s’entendre dans ce que Lebrun30
une norme ISO à la production des nomme un totalitarisme pragmatique, il
produits industriels. On oublie qu’il écrit dans Un monde sans limite : «  une
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y a plus que le contenu du message emprise totalitaire obtenue par une adhésion
informatif, il y a la manière de dire, consensuelle qui s’ignore et accomplie par
il y a ce qui va provoquer la surprise, un fonctionnement qui se présente comme
l’étonnement, la réfutation. Le rapport acéphale ».
à l’autre langue est d’abord sensoriel.
Autrement dit, la langue de l’autre Le fait marquant est sans doute la
attire ou repousse. Une étudiante disparition de l’expressivité dans la
confrontée à la langue russe écrivait : mesure où l’on échange des vocables
« J’aime bien prononcer le russe, ça chuinte. comme on échange des produits sur un
Au début je croyais que la prof était manié- marché, on ne parle plus à quelqu’un,
rée parce que j’avais l’impression qu’elle met- on ne dit pas le monde, on produit
tait la bouche en cul-de-poule pour parler ». une parole devant quelqu’un, il n’y a
Lorsque rien ne se passe lorsqu’il n’y plus de relation et de fait il n’y a ni
a aucune attraction lorsque la langue reconnaissance de l’altérité, ni recon-
de l’autre reste, comme le dit Mizu- naissance de la transcendance. À ce
bayashi28, l’objet d’un déchiffrement titre, il serait intéressant d’examiner la
sans goût, sans passion, sans amour, place accordée, de nos jours, au silence
la langue reste un système, mais un dans les échanges verbaux et de s’in-
système désincarné en quelque sorte,
une langue non sous-tendue par une 29. Judet de la Combe P., et Wismann H., L’avenir
parole. Or c’est précisément ce qui est des langues, Cerf, 2004.
advenu : la langue est devenue « langue 30. Eres, 2009 et la citation reprise dans Lebrun
et Malinconi N., L’altérité dans la langue, Eres,
2015, p. 214. Cf également : Lebrun J-P., Les
risques d’une éducation sans peine, Fédération
28. Une langue venue d’ailleurs, Gallimard, 2011. Wallonie-Bruxelles de Belgique 2016.

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Rôle et effets de la parole à partir des sciences du langage, aspect
dans notre contemporanéité et configuration dans l’enseignement des langues

terroger sur cette autre dimension qui


concerne le bruit du langage. Orwell
avec le newspeak voyait l’objectif de
restreindre les limites de la pensée, de
restreindre la possibilité d’objecter. La
question demeure qui est celle de pou-
voir aménager une place à une parole
vive non à ce que recouvre une parole
vide de sens. On sait bien que c’est
la parole vive qui est source d’effets.
Cette parole-là, on la trouve encore
heureusement chez les poètes.
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Bibliographie de Patrick Anderson :
« De la déconstruction de l’enseignement des
langues étrangères ou de l’avènement de la
« communication » in Une langue à venir, Paris,
L’Harmattan, 2010.
« Absence du sujet, émergence du sujet » in
Travaux de didactique du FLE n°63, Montpellier,
Presses universitaires de la Méditerranée, 2015.

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