Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
naturel » du dialogue
Varia
Réflexions linguistiques du début du XXe siècle
Marie-Cécile Bertau
p. 265-281
https://doi.org/10.4000/res.4468
Résumés
Français English
Le texte du linguiste Jakubinskij De la parole dialogale (1923) marque le début d'une discussion
qui thématisera la langue ainsi que la pensée et la conscience comme phénomènes dialogiques
(Baxtin, Vološinov, Vygotskij). Dans une perspective psycholinguistique fondée sur une
conception dialogique de la langue et de l’individu, l’article s’intéresse à la catégorie du naturel
que Jakubinskij relie au dialogue. Comme cette catégorie devient visible par le biais du « corps
vivant », le texte analyse, pour commencer, la thématisation du corps, puis du naturel. Cet
examen, identifiant cinq motifs dont le principal est celui de « l’action-réaction », est complété
par une contextualisation des idées provenant des sources psychologiques de Jakubinskij. Parole
et corps vivant sont indissociables et compris dans une dynamique articulant le psychobiologique
et le social. Ainsi, la réaction (verbale) est un acte responsif orienté socialement et naturellement
vers l’Autre.
Jakubinsky’s text On Dialogical Speech (1923) marks the beginning of a discussion that
addresses language and also thoughts and consciousness as dialogical phenomena (Bakhtin,
Vološinov, Vygotsky). From a psycholinguistic perspective grounded in a dialogical notion of
language and the self, we turn toward the category of “naturalness”, closely related to dialogue by
Jakubinsky. As it is through the “living body” that this category is introduced in the text, the first
step is to examine how the body is broached as issue, then, secondly, how naturalness is
integrated. This examination, identifying the theme of “action-reaction” as the main one out of
five themes, is briefly complemented by notions from Jakubinsky’s psychological sources. Spoken
word and living body are inseparable and entangled in a dynamic articulating psychobiological
and social aspects with each other. As a result, the (verbal) reaction is a responsive act that is
socially and naturally oriented towards the Other.
Texte intégral
https://journals.openedition.org/res/4468 1/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
1. Introduction
1 Au tournant des xixe et xxe siècles, la psychologie connaît en Russie un profond
développement.
2 Popularisée tout d’abord par les médecins, dans le cadre de l’enseignement et de la
pratique médicale, elle est introduite au début du xxe siècle dans les cursus de
philosophie et apparaît comme une discipline d’avenir, gagnant en visibilité dans la
société1. Ainsi, en 1910, le célèbre marchand collectionneur d’art et mécène Sergej
Ščukin (1854-1936), intéressé par son fils au développement de la psychologie à
l’université de Moscou, dote-t-il le professeur Georgij Čelpanov (1862-1936) d’une
importante somme pour l’édification d’un institut qui ouvrira deux ans plus tard et
portera le nom de Lidja G. Ščukina (1864-1907), la défunte épouse de Sergej Ščukin. À
Saint-Pétersbourg, le professeur Vladimir Bexterev2 (1857-1927), psychiatre et
neurologue, avait obtenu en 1907 du tsar Nicolas II l’autorisation de fonder un institut
psychoneurologique pour l’étude du cerveau et de ses instructions, incluant un institut
de formation supérieure pluridisciplinaire dédié aux sciences de l’homme, étudié
comme un organisme bio-social. En cela, l’institut se différenciait des grands centres de
psychologie étrangers. Financé par des fonds privés, dépendant du ministère de
l’Instruction publique, il n’en bénéficiait pas moins d’une certaine latitude dans le choix
de ses enseignants et de ses étudiants, car il acceptait des publics aux cursus variés. Les
enseignants attachés à l’institut comptent des personnalités éminentes et novatrices,
comme les linguistes Nikolaj D. Ovsjaniko-Kulikovskij (1853-1920) sanskritiste et
spécialiste de littérature, chargé du cours de psychologie du mythe et des croyances
primitives ou Jan Baudouin de Courtenay (1845-1929), qui enseignait la linguistique
historique des langues slaves. Les linguistes, poètes et artistes prirent l’habitude de
fréquenter l’institut, se familiarisant ainsi avec les différentes théorisations
psychologiques européennes. La référence à la psychologie gagna en importance dans
les travaux des linguistes et des poéticiens. Il importe d’avoir cela à l’esprit au moment
d’ouvrir De la parole dialogale3 (1923).
3 Dans ce texte, nous nous intéressons à la catégorie du naturel, qui accède à la
visibilité par le truchement du « corps vivant », du corps qui parle et qui écoute, qui
regarde et qui est regardé, et qui se déploie sous une forme dialogale et monologale. Le
rôle que Jakubinskij assigne au corps dans la linguistique est central : c’est bien d’une
linguistique dialogale dont il s’agit, Jakubinskij ne cherchant pas à théoriser les
pratiques du discours dialogique pour systématiser « la langue », mais il théorise bien
la langue en tant que dialogue4. Sa pensée s’articule à des « formes fonctionnelles de la
parole », elle maintient la pluralité langagière qui ne sera pas ramenée à une seule
« langue » en tant que système déterminant la parole, un système qui serait alors
détachable, « décorticable » de la parole vivante, et donc des sujets parlant-écoutant.
Faire avec les sujets et leurs activités langagières : il s’agit pour Jakubinskij de
comprendre la langue dans cette liaison « vivante », dans cette dynamique5. Une
dynamique fondamentalement dialogique, la forme du dialogue étant déclarée – avec
Ščerba6 – révéler l’essence de la langue (Jakubinskij, 1923, §25).
4 Jakubinskij (1923) approche la langue « par l’extérieur » : par la situation extra-
verbale, entendue comme une situation d’activité avec un autre, une situation vécue
avec cet autre7. C’est là, dans ce vécu partagé, que sont situées les formes diverses de la
parole, et c’est pour cette situation commune, pratique et sociale que ces formes sont
fonctionnelles, qu’elles fonctionnent pour les interlocuteurs. La diversité des formes
fonctionnelles est elle-même déterminée par une autre diversité : celle de facteurs tant
sociologiques que psychobiologiques, que Jakubinskij relie au comportement humain
(§2). Les points de départ sont donc : activité et comportement et diversité des formes,
en correspondance fonctionnelle. Ainsi, Jakubinskij lie-t-il dès le début de ses
réflexions la langue au comportement, à un corps dans différents états et dans
différentes situations émotionnelles (§3), à un corps toujours inséré dans un milieu
spécifique (§4).
https://journals.openedition.org/res/4468 2/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
https://journals.openedition.org/res/4468 3/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
certaine posture : une attitude psychique, la formation d’un point de vue : un processus
d’accordement au locuteur et à son énoncé. Et c’est sur cette base que sera perçu
l’énoncé – ainsi, le ton et le timbre entendus mettent en train le travail de la pensée
réceptive, le processus de compréhension d’une certaine façon, ou, comme écrit
Jakubinskij : « déterminent le caractère d’aperception de la perception : la perception
suit l’attitude prise de force (§22) ». Je pense qu’il s’agit ici de l’aspect immédiat de
l’aperception, venant s’ajouter aux aspects que chacun apporte dans son psychisme,
formé par l’expérience individuelle et toujours sociale, extérieure et intérieure (§35)25.
Ce qui importe ici est la prise de position : il n’y a pas d’écoute neutre, non-positionnée,
il y a toujours attitude envers : envers le locuteur, l’énoncé. Corrélativement, il n’y a pas
de profération neutre mais toujours positionnée – et positionnante. Il en ressort que
l’action-réaction est toujours un processus de positionnement réciproque, il y a chez les
acteurs une incontournable prise de position, une Einstellung, un ajustement, par
rapport à ce qui est dit. Plus qu’un rôle joué dans la succession temporelle (qui parle,
qui écoute), l’action est alors une prise de position, insérée dans l’interdépendance de
l’action-réaction constatée supra et influant sur la réception et l’intégration à la pensée
de ce qui est dit26. L’entre-action se prolonge dans la pensée : les actes extérieurs et
intérieurs étant reliés, agir et penser formant un tout dynamique et historique,
fonctionnant sur les expériences passées et momentanées, et par là même, positionné
envers l’événement actuel, l’« ajustant » – la psychologie pragmatique de James joue ici
un rôle bien plus déterminant que le behaviorisme27.
19 La force déterminante de la parole entendue apparaît dans les types de réactions
données en exemple par Jakubinskij : rejet catégorique, répulsion ou, au contraire,
séduction – des émotions fortes, toutes dans l’attirance ou le rejet, qui sont des
mouvements relatifs à l’Autre, attachés à cet Autre. C’est l’incontournable de la réaction
à l’action.
https://journals.openedition.org/res/4468 6/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
entre le corps et la parole des interlocuteurs et c’est dans ce mouvement que se situe
« le naturel », que nous développerons plus bas29.
4. La catégorie du naturel
24 La catégorie du naturel fait son apparition au chapitre IV, §25, dans ce tissu discursif
du corps parlant, de l’action-réaction, de la perception immédiate, de la force de cet
immédiat, de l’incontournable de la réaction, de la réplique, de l’en dehors de la
réflexion verbale (§15) : tout cela appartient à la forme immédiate dialogale, à laquelle
Jakubinksij donne ici un statut général, universel. Jakubinskij oppose dans ce chapitre
« la nature du dialogue » et « l’artifice du monologue » (A.), le « caractère naturel du
dialogue et artificiel du monologue » (I/S)31. Dans sa démarche, Jakubinskij confronte
les deux formes issues de la manière immédiate de la rencontre interactionnelle, y
distinguant une dynamique temporelle d’échanges rapides ou prolongés pour l’un des
partenaires. C’est donc à l’intérieur de l’immédiat que se joue le contraste naturel-
artificiel, et non dans la médialité oral – écrit32. Jakubinskij reste ainsi dans l’oral, il
privilégie l’axe « alternance – durée » et non l’axe « immédiat – médiatisé », les deux
axes formant ensemble les quatre formes de base de l’activité langagière (chap. II). Il
s’agit donc de distinguer forme dialogique et monologique, distinction de première
importance pour l’étude des phénomènes langagiers (§25) : cette phénoménalité des
formes fonctionnelles est bien l’objet de la linguistique dialogique.
25 Jakubinskij introduit cette opposition en renvoyant à Ščerba. Celui-ci démontre par
un argument sociolinguistique – la forme de vie (Lebensform) des interlocuteurs – que
le monologue est une « forme linguistique artificielle », et, de plus, que « la langue
révèle sa véritable essence dans le dialogue » (A.) Dans son commentaire, Jakubinskij
relève la « prééminence de la forme dialogale » et son naturel, posant « la forme
dialogale en tant que forme générale » (A.). Le naturel – de l’usage – accède au
général : un usage qui vaut pour tous, pour toutes les formes de vie.
26 C’est un naturel sociolinguistique, pragmatique, dû à l’entre-action quotidienne qui
nous est proposé. Ce n’est donc pas un naturel « de nature », organismique et pour
ainsi dire isolé (l’organisme en soi), mais un naturel de la vie commune. En même
temps, nous voyons en fond tout le cheminement de Jakubinskij reliant cette vie
commune avec ses formes de l’entre-action à la corporéité du processus action-réaction.
https://journals.openedition.org/res/4468 7/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
mouvement entre corps et parole. Nous sommes toujours dans une conception
graduelle et dynamique qui embrasse le corps et les faits linguistiques, le
presqu’involontaire et le décidément volontaire.
32 Revenant à l’argumentation de Jakubinskij sur le contraste naturel-artificiel, il nous
reste à mentionner deux points importants. Le premier point est une conséquence du
fait de « l’aspiration » (I/S), de « la propension naturelle au dialogue » (A.) (§26) :
interrompre, couper l’autre est naturel, c’est à écouter qu’il faut apprendre (§27). En
référence à la notion d’échanges rapides du premier motif, l’interruption correspond à
la réaction, à la provocation par la parole de l’autre qui me fait
« presqu’involontairement » répondre. Et la réponse n’est pas simplement un tour de
parole défini par sa place dans un ordre structurel, mais une action impromptue qui
chevauche l’action qui la précède, engendrant une dynamique faite d’ énoncés
interdépendants – incomplets, ayant besoin de la continuation par l’autre – ainsi que
coordonnés : un dialogue (§30). L’interruption, l’irruption-éruption de la parole est
donc naturelle, et il faut « des garde-fous […] étrangers aux tendances naturelles de
l’organisme » (§27, A.), une étiquette de la communication verbale. Il faut apprendre à
réprimer le besoin organique à répondre, c’est-à-dire être socialisé : ceci relève de
l’artificiel – il faut un processus social d’acquisition. Mais cette réplique n’est pas
perdue, elle n’est que différée dans le temps ou transformée – nous l’avons déjà
mentionné. Ce « déplacement des conditions habituelles du dialogue36 » (I/S) (§27) est
dû à des conditions artificielles : il peut y avoir plus d’un partenaire, la communication
est organisée – le monologue s’avère réglé : voilà à nouveau le moment social,
organisant les organismes des individus en entre-action.
33 Dans ces conditions, la parole intérieure prend une place fonctionnelle pour
l’organisme socialisé. Elle est naturelle, puisqu’elle suit le mouvement actionréaction,
et elle résulte d’un apprentissage social de retenue, « étranger » à l’organisme. Apparaît
une intrication du naturel et du social que Jakubinskij formule avec beaucoup de
justesse dans sa conclusion, au §29 : « Le monologue autant que le dialogue sont en fin
de compte des manifestations également naturelles à telle ou telle structure sociale »
(A.) – soulignons « naturelles à une structure sociale ». Nous retrouvons la double
appartenance du comportement humain au psycho-biologique et au social, présente au
§2. Il n’y a pas d’opposition entre le naturel et l’artificiel, entre le dialogue et le
monologue, entre l’impromptu et le retenu, le presqu’involontaire, sans grande
réflexion et le volontaire et réfléchi avec le résultat d’une parole linguistiquement
complexe. En revanche, il y a un contraste visible aux extrêmes d’un continuum
dynamique. Et dans cette dynamique, le dialogue est « davantage » un phénomène
naturel, si bien que le caractère naturel du dialogue correspond à une tendance du
social vers « le psycho-physiologique » (§29) : ainsi Jakubinskij clôt-t-il son explication
du couple naturel-artificiel37 sur une gradualité.
https://journals.openedition.org/res/4468 9/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
The standard view inherent in most current theories regards reactions as temporal
and causal consequences of stimuli. […] for any full theoretical account, it is
indispensible to broaden the prospective and regard reactions as voluntary
actions43.
https://journals.openedition.org/res/4468 10/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
Notes
1 Pour un aperçu général du développement de la psychologie en Russie, on pourra se reporter à
l’ouvrage de David Joravsky, Russian Psychology : a Critical History, Oxford, B. Blackwell, 1989,
ainsi qu’à l’article de Anton Jasnickij : « Дисциплинарное становление русской психологии
первой половины ХХ века. Исторический этюд », A. N. Dmitriev, I. M. Savel′eva, Науки о
человеке : история дисциплин, Moskva, Izdatel′skij dom Vysšej školy èkonomiki, 2015, p. 299-
329. Dans son ouvrage les Sources du formalisme russe, Ilona Svetlikova a montré l’importance
des psychologues français pour les théories formalistes : Истоки русского формализма,
традиция психологизма и формальная школа, Моskva, NLO, 2005. Pour une mise en
contexte de l’essai de Jakubinskij avec les théories de l’époque, voir l’article de Sylvie
Archaimbault : « Aperception et dialogue chez Lev Jakubinskij (1892-1945) », Psychologie
allemande et sciences humaines en Russie : anatomie d’un transfert culturel (1860-1930), Revue
d’histoire des sciences humaines, no 21, 2, 2009, p. 69-82.
2 Plusieurs ouvrages de Bexterev furent très vitre traduits et publiés en France et en Allemagne.
Ainsi, Wladimir Bechterew, le Cerveau de l’homme dans ses rapports et connexions intimes,
Paris, Archives slaves de biologie, 1887 ; id., l’Activité psychique et la vie, traduit et adapté du
russe par le Dr. P. Karaval, Paris, Ch. Boulangé, 1907 ; id., la Suggestion et son rôle dans la vie
sociale, traduit et adapté du russe par le Dr. P. Karaval, Paris, Ch. Boulangé, 1910.
3 Lev P. Jakubinskij, « О диалогической речи », Русская речь 1, 1923, p. 96-194.
4 Pour des développements relatifs à ces questions, on consultera les textes suivants : Irina
Ivanova, « Préface », in : Irina Ivanova, Patrick Sériot, Lev Jakubinskij, une linguistique de la
parole (URSS, années 1920-1930), Limoges, Lambert Lucas, 2012, p. 13-37 ; Marie-Cécile Bertau,
Anreden, Erwidern, Verstehen. Elemente einer Psycholinguistik der Alterität, Berlin, Lehmanns
media, 2011, du même auteur, « Language for the other : Constructing cultural-historical
psycholinguistics », Tätigkeitstheorie 5, Special Issue “Contributions to Cultural-Historical
Psycholinguistics”, 2011, ich-sciences.de/index.php ?id =136&L =0 ou encore Rossitza Kyheng,
« Aux origines du principe dialogique. L’étude de Jakubinskij : une présentation critique »,
Texto ! Textes et cultures, décembre 2003, 8(4), revue-texto.net/1996-
2007/Inedits/Kyheng/Kyheng_Jakubinskij.html#[*].
5 Ivanova, Lev Jakubinskij, une linguistique…, p. 13-37 et 41-54, et Marie-Cécile Bertau, « Pour
une notion de la forme linguistique comme forme vécue. Une approche avec Jakubinskij,
Vološinov et Vygotskij », Langage et pensée : Union Soviétique 1920-1930, Cahiers de l’ILSL, 24,
2008, p. 5-28, ainsi que Janette Friedrich, « Verwendung und Funktion des Dialogbegriffs im
sowjetrussischen Diskurs der 1920er Jahre, insbesondere bei Jakubinskij und Vygotskij », 2005,
in : Marie-Cécile Bertau, Janette Friedrich (dir.), Kolloquium Jakubinskij : Sprache dialogisch
denken – Handeln dialogisch verstehen, München, p. 5-17, epub.unimeunchen.de/2019/.
L’adjectif « vivant » se rapporte surtout à l’expression emblématique du « mot vivant » (živoe
slovo), cf. l’Institut du mot vivant (Saint Pétersbourg, 1918-1924), où travaillaient, entre autres
disciples de Baudouin, Ščerba, Jakubinskij et Bernštein, comme l’indique Irina Ivanova, « Le rôle
de l’Institut Živogo Slova (Petrograd) dans la culture russe du début du XXe siècle », Cahiers de
l’ILSL, 24, 2008, p. 149-166.
6 Cette position est soutenue par Lev Ščerba dans l’ouvrage issu de sa thèse et publié en 1915 :
Восточнолужицкое наречие, Petrograd, A. E. Kollins : « Toutes ces observations montrent une
fois de plus que le monologue est, dans une large mesure, une forme linguistique artificielle et
que la langue ne révèle sa vraie réalité objective que dans le dialogue. C’est dans le dialogue que
se forgent les mots nouveaux, les formes et les tournures ; c’est au dialogue que s’adresse en
https://journals.openedition.org/res/4468 11/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
priorité tout ce qui se dit de l’action des divers facteurs psychologiques et physiologiques qui
modifient la langue ; et toute personne souhaitant étudier ces facteurs doit se tourner vers cette
forme de manifestation de la langue. », Приложение, тексты, предварительные замечания,
p. 4.
7 Bertau, « Pour une notion de la forme linguistique… », Art. cit.
8 Id., 2011, op. cit., ; Marie-Cécile Bertau, Miguel M. Gonçalves, Peter T. F. Raggatt (dir.),
Dialogic Formations : Investigations into the Origins and Development of the Dialogical Self,
Charlotte (NJ), Information Age Publishing, 2012.
9 Pour ma « lecture croisée » j’ai utilisé les traductions d’Irina Ivanova et Patrick Sériot (Lev
Jakubinskij, une linguistique…, op. cit.) ; de Kerstin Hommel, Katharina Meng, Jakubinskij, L. P.
(1923/2004). « Über die dialogische Rede », trad. Kerstin Hommel, Katharina Meng, in : Konrad
Ehlich, Katharina Meng (dir.), Die Aktualität des Verdrängten. Studien zur Geschichte der
Sprachwissenschaft im 20. Jahrhundert, Heidelberg, Synchron, 2004, p. 383-433, et de Sylvie
Archaimbault, « Un texte fondateur pour l’étude du dialogue : De la parole dialogale (L.
Jakubinskij) », Histoire Épistémologie Langage, 22 (1), 2000, p. 99-115, complétées par les
traductions de Jane E. Knox, Luba Barna, Jakubinskij, L. P. (1923/1979). « On verbal dialogue »,
trad. Jane E. Knox & Luba Barna, Dispositio, vol. 4, no 11-12, 1979, p. 321-336 et de Michael
Eskin : « On dialogic speech, Criticism in Translation series, Lev Petrovitch Yakubinsky », trad.
M. Eskin, Papers of the Modern Language Association of America (PMLA), vol. 112, no 2, 1997,
p. 243-256. Les seules traductions intégrales sont celles de Hommel et Meng et d’Ivanova et
Sériot. La traduction italienne de Edoardo Ferrario n’est pas complète non plus : Jakubinskij, L.
P. Sul discorso dialogico. in : Edoardo Ferrario, Teorie della letteratura in Russia 1900-1934,
Roma, Editori Reuniti, 1977, p. 333-351. Concernant les citations de Jakubinskij j’utilise aussi
bien la traduction d’Archaimbault que celle d’Ivanova et Sériot, la première signalée par « A. », la
seconde signalée par « I/S ». J’aurai parfois recours à la traduction allemande, signalée par le
sigle « H/M » (Hommel, Meng).
10 Je choisis « entre-action » à dessein, « interaction » me semblant dans le présent contexte pas
assez clair, trop conventionnel pour la signification vivace et profondément mutuelle que donne
Jakubinskij à l’action coordonnée, rythmée (qui est rendu en allemand chez Hommel & Meng par
le terme germanique « wechselseitig » au lieu du terme latin « interaktional »).
11 Cette conception permet de comprendre l’écriture comme « parole écrite » et donc de garder le
caractère dialogal non seulement pour le monologue mais aussi pour l’écrit. Le terme
remarquable « parole écrite » est aussi employé par Vygotskij, voir à ce sujet Stefanie Surd-
Büchele, Andrea Karsten, « Vygotskijs Konzeption von Schreiben », Tätigkeitstheorie – Journal
für tätigkeitstheoretische Forschung in Deutschland 1, 2010, p. 15-42, ich-
sciences.de/index.php?id=128&L=0 ; pour le corps dans l’écriture dans un paradigme dialogique,
voir Andrea Karsten, « Chronotopes in writing. Excerpts from a case study », Tätigkeitstheorie –
Journal für tätigkeitstheoretische Forschung in Deutschland, 5, Special Issue “Contributions to
Cultural-Historical Psycholinguistics”, 2011, p. 87-120,
https://journals.openedition.org/res/4468 12/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
19 Le concept d’énergie de Kornilov est certainement relié au discours « énergétique » de la
psychologie russe de la fin du xixe siècle, reconstruit par Elena Simonato Kokochkina, « Le
raisonnement énergétique chez les psychologues russes de la fin du xixe siècle : espoir et
illusions », Slavica Occitania, 18, 2004, p. 61-78.
20 van der Veer et Valsiner, Understanding Vygotsky…, op. cit., p. 122-123.
21 Ibidem, p. 122.
22 Cf. par exemple Roger Comtet, « Norme graphique et orthographique dans la réflexion
linguistique russe au XVIIIe siècle », Histoire Épistémologie Langage, 21/1, 1999, p. 5-25 ; Sergeï
Romashko, « Vers l’analyse du dialogue en Russie », Histoire Épistémologie Langage, 22/1,
2000, p. 83-98 ; Irina Ivanova, » Le dialogue dans la linguistique soviétique des années 1920-
1930 », Cahiers de l’ILSL, 14, 2003, p. 157-182 ; Ivanova, « Le rôle de l’Institut Živogo Slova… »,
Art. cit., ainsi que Bertau, « Pour une notion de la forme lingusitique… », Art. cit.
23 Ivanova, « Présentation », op. cit., p. 53.
24 Cf. Peter Auer et Elisabeth Couper-Kuhlen qui parlent d’une « détemporalisation de la
langue » dans la pensée occidentale : « Rhythmus und Tempo konversationeller Alltagssprache »,
LiLi Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, 96, 1994, p. 78-106 ; ainsi que les
linguistiques dialogiques de P. Linell, Rethinking Language, Mind, and World Dialogically,
Charlotte (NC), Information Age, 2009 ; id., Approaching Dialogue. Talk, Interaction and
Contexts in Dialogical Perspectives, Amsterdam – Philadelphia, John Benjamins, 1998, et E.
Weigand Sprache als Dialog. Sprechakttaxonomie und kommunikative Grammatik, Tübingen,
Niemeyer, 2003 ; id., Language as Dialogue : From Rules to Principles of Probability,
Amsterdam – Philadelphia, John Benjamins, 2009.
25 Archaimbault, « Aperception et dialogue… », op. cit., analyse en détail la notion d’aperception
de Jakubinskij. On remarquera une légère contradiction entre les paragraphes 22 et 39 :
l’aperception est déterminée par le ton, donc par la perception actuelle (§22), le stimulus
langagier extérieur concret est seulement l’un des déterminants, et pas le plus important ;
l’expérience passée et le contenu du psychisme à l’instant de la perception importent davantage
(§35).
26 Aumüller démontre que cette idée de l’interdépendance des énoncés constitue une idée
originale et un apport de Jakubinskij au dialogisme, qui sera reprise par Baxtin : Matthias
Aumüller, « Der Begriff des Dialogs bei Bachtin und Jakubinskij : Eine begriffsgeschichtliche
Untersuchung », Zeitschrift für Slavistik, 51(2), 2006, p. 170-195.
27 Selon Ivanova, Jakubinskij avait aussi une excellente connaissance des travaux de James, il se
réfère plus particulièrement à Psychology. A Briefer Course de 1892, c’est la notion d’aperception
telle que développée par James que reprend Jakubinskij, Ivanova, Sériot, Lev Jakubinskij, une
linguistique …, op. cit., p. 168.
28 Respectivement, Hommel et Meng, « Über die dialogische Rede »…, p. 397 et Ferrario, Teorie
della letteratura in Russia, op. cit., p. 337. Les deux traductions anglaises n’ont pas ce passage.
29 Pour plus de détails, voir Bertau, « Pour une notion de la forme lingusitique… », Art. cit.
30 Une importante discussion s’amorce ici : par le symbole (au sens que lui donne Bühler (1934),
cf. Karl Bühler, Théorie du langage, édité et traduit par Didier Samain et Janette Friedrich, Paris,
Agone, 2009), le langage gagne en autonomie, il y a émancipation du je-maintenant-ici, du
champ déictique partagé et immédiat pour créer une autre réalité, « déplacée », pensable et
proférable par symbole seulement. Et pourtant il est clair que le détachement de l’immédiat ne
sera jamais complet ; Bühler formule à ce sujet un doute très intéressant (ibid., p. 391). Cf. notre
analyse, suivant et développant Bühler, du symbole et du processus de « déplacement » que ce
dernier induit, dans M. Gratier, M.-C. Bertau, « Polyphony : A vivid Source of Self and Symbol »,
in Dialogic Formations. Investigations…, op. cit.
31 Nous soulignons.
32 Ceci est le cas chez Baudouin de Courtenay qui oppose « le langage prononcé-écouté »,
naturel, au « langage écrit-visuel » qui est artificiel, car il est apparu plus tard : c’est une
invention de l’homme (cf. Ivanova, « Présentation », op. cit., p. 54). Voir aussi supra, note 11, le
terme de « parole écrite » mettant en évidence que la question de la médialité n’est pas de
première importance pour Jakubinskij.
33 À nouveau, la traduction allemande utilise « drängen » (pousser, réclamer) : « drängt den
Organismus notwendig zu einer sprachlichen Reaktion » (Jakubinskij, Sur la parole dialogale,
op. cit., §26, p. 402 ; nous soulignons). L’exemple est celui d’une personne qui répond la bouche
pleine et manque de s’étouffer.
34 Cf. David Romand, Sergueï Tchougounnikov, « Quelques sources allemandes du formalisme
russe : le cas des théories de la conscience », Langage et pensée…, op. cit., p. 223-236 et Ivanova,
Lev Jakubinskij, une linguistique…, op. cit. Les termes allemands employés,
« einfache/komplizierte Willenshandlung », renvoient à Wilhelm Wundt, Grundriss der
Psychologie, Leipzig, Engelmann, 1896. La référence à Wundt est importante pour une science
qui prétend à la modernité : Wundt installa le premier laboratoire de psychologie expérimentale à
Leipzig (1879).
https://journals.openedition.org/res/4468 13/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
35 Cette formulation est du grand psychologue du langage Hans Hörmann : Hans Hörmann,
Meinen und Verstehen. Grundzüge einer psychologischen Semantik, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1976.
36 Hommel, Meng, « kommt es gleichsam zu einer Verschiebung der normalen
Dialogbedingungen », p. 403.
37 Il est intéressant de constater avec Janette Friedrich que Vygotskij caractérise l’instrument
psychologique grâce au couple naturel-artificiel – et non au couple naturel-culturel, comme elle
le note. La thématique de l’artificiel est chez Vygotskij également liée à la régulation, au contrôle
de l’activité. Cf. Janette Friedrich, Lev Vygotski : médiation, apprentissage et développement.
Une lecture philosophique et épistémologique. Carnets des sciences de l’éducation, Université de
Genève, FPSE publications, 2010.
38 Cf. Vygotskij et le rôle des instruments sémiotiques, ainsi que la note précédente.
39 Bühler, Théorie du langage…, op. cit.
40 Nous pourrions ici évoquer la célèbre métaphore de la chaîne des énonciations de Baxtin,
ainsi que son idée selon laquelle tout acte verbal est une réponse (1953-1954/1986). Cf. Mikhail
Bakhtin, « The problem of speech genres », in : Caryl Emerson, Michael Holquist (dir.), Speech
genres and other late essays, trad. Vern W. McGee, Austin, University of Texas Press, 1986,
p. 60-102. Une autre voie mènera vers la notion de réversibilité du signe verbal, notion clé pour
les processus de médiation psychologique et d’intériorisation chez Vygotskij. Cf. L. S. Vygotski,
« La conscience comme problème de la psychologie du comportement », in : Lev S. Vygotski,
Conscience, inconscient, émotions, trad. Françoise Sève et Gabriel Fernandez, Paris, La Dispute,
2003, p. 61-94.
41 Céline Trautmann-Waller retrace le profond humboldtianisme russe de l’époque de
Jakubinskij. Cf. Céline Trautmann-Waller (dir.), l’Allemagne des linguistes russes, Paris, CNRS
éditions, 2006.
42 Cf. un des principes centraux de la psychologie gestaltiste : Le tout est supérieur à la somme
de ses éléments.
43 Wolfgang Prinz, « Die Reaktion als Willenshandlung », Psychologische Rundschau, 49 (1),
1999, p. 10.
44 Bakhtin, « The problem of speech genres », Art. cit. Valentin Vološinov, Marxisme et
philosophie du langage, trad. et commentaires P. Sériot et I. Ageeva-Tylkowski, Limoges,
Lambert Lucas, 2010.
45 Cf. Kurt Goldstein, Der Aufbau des Organismus, Den Haag, Nijhoff, 1934, chap. 8, ainsi que
Bernard Waldenfels, « Response und Responsivität in der Psychologie », Journal für
Psychologie, 2, 1994, p. 71-80 ; Id., « Symbolik, Kreativität und Responsivität. Grundzüge einer
Phänomenologie des Handelns », in : Jürgen Straub, Hans Werbik (dir.), Handlungstheorie.
Begriff und Erklärung des Handelns im interdisziplinären Diskurs, Frankfurt am Main – New
York, Campus, 1999, p. 243-259. Le terme de responsivité est devenu un terme technique en
psychologie développementale et psychanalyse, il correspond à une réactivité relationnelle en
réponse à autrui.
46 Goldstein, « L’analyse de l’aphasie et l’étude de l’essence du langage », in : J.-C. Pariente
(dir.), Essais sur le langage, Paris, Minuit, 1969, p. 330.
Référence électronique
Marie-Cécile Bertau, « Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue », Revue des études slaves
[En ligne], XCII-2 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 31 octobre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/res/4468 ; DOI : https://doi.org/10.4000/res.4468
Auteur
https://journals.openedition.org/res/4468 14/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
Marie-Cécile Bertau
University of West Georgia, USA
Droits d’auteur
Tous droits réservés
https://journals.openedition.org/res/4468 15/15