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31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « 

naturel » du dialogue

Revue des études slaves


XCII-2 | 2021

Varia
Réflexions linguistiques du début du XXe siècle

Lev Jakubinskij et le « naturel »


du dialogue
Lev Jakubinsky and the “Naturalness” of Dialogue

Marie-Cécile Bertau
p. 265-281
https://doi.org/10.4000/res.4468

Résumés
Français English
Le texte du linguiste Jakubinskij De la parole dialogale (1923) marque le début d'une discussion
qui thématisera la langue ainsi que la pensée et la conscience comme phénomènes dialogiques
(Baxtin, Vološinov, Vygotskij). Dans une perspective psycholinguistique fondée sur une
conception dialogique de la langue et de l’individu, l’article s’intéresse à la catégorie du naturel
que Jakubinskij relie au dialogue. Comme cette catégorie devient visible par le biais du « corps
vivant  », le texte analyse, pour commencer, la thématisation du corps, puis du naturel. Cet
examen, identifiant cinq motifs dont le principal est celui de « l’action-réaction », est complété
par une contextualisation des idées provenant des sources psychologiques de Jakubinskij. Parole
et corps vivant sont indissociables et compris dans une dynamique articulant le psychobiologique
et le social. Ainsi, la réaction (verbale) est un acte responsif orienté socialement et naturellement
vers l’Autre.

Jakubinsky’s text On Dialogical Speech (1923) marks the beginning of a discussion that
addresses language and also thoughts and consciousness as dialogical phenomena (Bakhtin,
Vološinov, Vygotsky). From a psycholinguistic perspective grounded in a dialogical notion of
language and the self, we turn toward the category of “naturalness”, closely related to dialogue by
Jakubinsky. As it is through the “living body” that this category is introduced in the text, the first
step is to examine how the body is broached as issue, then, secondly, how naturalness is
integrated. This examination, identifying the theme of “action-reaction” as the main one out of
five themes, is briefly complemented by notions from Jakubinsky’s psychological sources. Spoken
word and living body are inseparable and entangled in a dynamic articulating psychobiological
and social aspects with each other. As a result, the (verbal) reaction is a responsive act that is
socially and naturally oriented towards the Other.

Texte intégral

https://journals.openedition.org/res/4468 1/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue

1. Introduction
1 Au tournant des xixe et xxe siècles, la psychologie connaît en Russie un profond
développement.
2 Popularisée tout d’abord par les médecins, dans le cadre de l’enseignement et de la
pratique médicale, elle est introduite au début du xxe siècle dans les cursus de
philosophie et apparaît comme une discipline d’avenir, gagnant en visibilité dans la
société1. Ainsi, en 1910, le célèbre marchand collectionneur d’art et mécène Sergej
Ščukin (1854-1936), intéressé par son fils au développement de la psychologie à
l’université de Moscou, dote-t-il le professeur Georgij Čelpanov (1862-1936) d’une
importante somme pour l’édification d’un institut qui ouvrira deux ans plus tard et
portera le nom de Lidja G. Ščukina (1864-1907), la défunte épouse de Sergej Ščukin. À
Saint-Pétersbourg, le professeur Vladimir Bexterev2 (1857-1927), psychiatre et
neurologue, avait obtenu en 1907 du tsar Nicolas II l’autorisation de fonder un institut
psychoneurologique pour l’étude du cerveau et de ses instructions, incluant un institut
de formation supérieure pluridisciplinaire dédié aux sciences de l’homme, étudié
comme un organisme bio-social. En cela, l’institut se différenciait des grands centres de
psychologie étrangers. Financé par des fonds privés, dépendant du ministère de
l’Instruction publique, il n’en bénéficiait pas moins d’une certaine latitude dans le choix
de ses enseignants et de ses étudiants, car il acceptait des publics aux cursus variés. Les
enseignants attachés à l’institut comptent des personnalités éminentes et novatrices,
comme les linguistes Nikolaj D. Ovsjaniko-Kulikovskij (1853-1920) sanskritiste et
spécialiste de littérature, chargé du cours de psychologie du mythe et des croyances
primitives ou Jan Baudouin de Courtenay (1845-1929), qui enseignait la linguistique
historique des langues slaves. Les linguistes, poètes et artistes prirent l’habitude de
fréquenter l’institut, se familiarisant ainsi avec les différentes théorisations
psychologiques européennes. La référence à la psychologie gagna en importance dans
les travaux des linguistes et des poéticiens. Il importe d’avoir cela à l’esprit au moment
d’ouvrir De la parole dialogale3 (1923).
3 Dans ce texte, nous nous intéressons à la catégorie du naturel, qui accède à la
visibilité par le truchement du «  corps vivant  », du corps qui parle et qui écoute, qui
regarde et qui est regardé, et qui se déploie sous une forme dialogale et monologale. Le
rôle que Jakubinskij assigne au corps dans la linguistique est central : c’est bien d’une
linguistique dialogale dont il s’agit, Jakubinskij ne cherchant pas à théoriser les
pratiques du discours dialogique pour systématiser « la langue », mais il théorise bien
la langue en tant que dialogue4. Sa pensée s’articule à des « formes fonctionnelles de la
parole  », elle maintient la pluralité langagière qui ne sera pas ramenée à une seule
«  langue  » en tant que système déterminant la parole, un système qui serait alors
détachable, «  décorticable  » de la parole vivante, et donc des sujets parlant-écoutant.
Faire avec les sujets et leurs activités langagières  : il s’agit pour Jakubinskij de
comprendre la langue dans cette liaison «  vivante  », dans cette dynamique5. Une
dynamique fondamentalement dialogique, la forme du dialogue étant déclarée – avec
Ščerba6 – révéler l’essence de la langue (Jakubinskij, 1923, §25).
4 Jakubinskij (1923) approche la langue «  par l’extérieur  »  : par la situation extra-
verbale, entendue comme une situation d’activité avec un autre, une situation vécue
avec cet autre7. C’est là, dans ce vécu partagé, que sont situées les formes diverses de la
parole, et c’est pour cette situation commune, pratique et sociale que ces formes sont
fonctionnelles, qu’elles fonctionnent pour les interlocuteurs. La diversité des formes
fonctionnelles est elle-même déterminée par une autre diversité : celle de facteurs tant
sociologiques que psychobiologiques, que Jakubinskij relie au comportement humain
(§2). Les points de départ sont donc : activité et comportement et diversité des formes,
en correspondance fonctionnelle. Ainsi, Jakubinskij lie-t-il dès le début de ses
réflexions la langue au comportement, à un corps dans différents états et dans
différentes situations émotionnelles (§3), à un corps toujours inséré dans un milieu
spécifique (§4).

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5 Au cours de ses réflexions, il thématise donc les «  corps vivants-parlants  », en


dialogue, et par là également la catégorie du naturel. Le linguiste partage l’idée de
Ščerba selon laquelle le dialogue est plus naturel que le monologue, mais il ne se
satisfait pas d’une simple opposition « naturel-artificiel » et se livre à une discussion de
ces deux notions (§25).
6 Le corps, le naturel  : c’est autour de ces termes que tourneront nos considérations,
guidées par l’intérêt spécifique de construire une psycholinguistique fondée sur une
conception dialogique et de la langue et de l’individu (du moi)8. Une lecture fondée sur
une perspective simultanément psychologique et linguistique et que nous espérons
fructueuse pour comprendre l’originalité de l’approche de Jakubinskij. Cette approche
nous semble importante en elle-même, mais aussi comme source d’inspiration pour la
construction du rapport pensée-langage chez les contemporains de Jakubinskij comme
Valentin Vološinov et Lev Vygotskij.
7 Nous proposons tout d’abord de suivre le texte de Jakubinskij à la recherche du
corps, puis du naturel. Cette lecture sera brièvement complétée par une
contextualisation des idées contenues dans les sources de Jakubinskij. Le texte lui-
même permettra de mettre au jour la façon dont Jakubinskij articule son idée du
naturel et du corps.

2. Constatation : l’image du corps à


travers le texte de 1923
8 Un examen du texte aussi précis que possible par une lectrice non russophone se
servant de plusieurs traductions permet de faire ressortir cinq motifs reflétant la notion
du corps chez Jakubinskij9. Le premier de ces motifs forme la base des quatre autres,
qui constituent un déploiement thématique de certains aspects contenus dans le
premier motif.

2.1. Le motif de l’action-réaction


9 Le premier motif est celui de l’action-réaction, indiquant l’organisme physiologique
et son comportement  : dès le §2 le langage est défini comme une variété, une sous-
espèce du comportement humain en général, lui-même un fait (eine Hervorbringung,
H/M – une production-expression) à la fois psychobiologique et sociologique. Le
langage en tant que comportement est « activité langagière » (§1), donc en premier lieu
paroles échangées directement, prononcées-entendues, une activité concrète, actuelle,
entre-action dynamique10. Cette dynamique entre individus est d’abord présentée
comme une forme alternante (« alternée », A.) aux rapides échanges d’action-réaction
(§14), dont les éléments sont des répliques conditionnées « au plus haut point » par une
autre réplique (§15). De plus, la momentanéité immédiate, la rapidité et le
conditionnement réciproque font que ces échanges ont lieu sans grande réflexion
verbale préalable (§15).
10 Déjà, un corps apparaît. C’est l’image d’un corps rythmé par l’échange des paroles,
pris dans un enchaînement d’actes langagiers successifs dont l’autonomie est assez
réduite, puisque largement conditionnée par l’acte précédent – mais par là justement
plus qu’une réaction : une réplique, une réponse. Rapidité, brièveté, enchaînement « du
tac au tac » fonctionnant sans réflexion préalable : entre-action coordonnée, à l’écoute
de la parole précédente, et préparant le prochain tour de parole (cf. §31). L’échange
immédiat met en scène des organismes réagissant de manière vive, des corps très
vivants, en cadence mutuelle.
11 Dans une forme plus longue et durable, où le tempo des échanges ralentit, nous
retrouvons le lien étroit établi par le processus action-réaction provoquant toujours sa
contrepartie – ce qui démontre pour Jakubinskij l’ancrage de ce processus dans le

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corps. Dans le monologue, il y a une «  forme d’emprise durable  » (A.) ou une


« influence active » (I/S) de celui qui parle sur l’autre (§14), une emprise qui aura pour
réactions des répliques intérieures (§27), éventuellement extériorisées sur papier ou
ultérieurement, dans la forme de l’échange dialogique  : des répliques reportées et
transformées donc, résultat d’un acte d’apprentissage (§27). Le corps est ici en action
durable d’un côté, toujours en réaction de l’autre, mais d’une façon réprimée : c’est un
corps qui se retient de parler. La relation de provocation reste du côté de la réaction
verbale extérieure ; elle est transposée dans une rythmicité (et souvent une matérialité)
différente, pour le côté corporel, non-verbal, elle est visible et influence comme telle
l’action durable du monologueur (§20)11. L’action durable doit donc être conçue comme
une action tissée de réactions.
12 Il est aisé de relier ce premier motif à la psychologie comportementaliste, développée
en Russie par Ivan Pavlov et Vladimir Bexterev et très en vogue à l’époque de notre
texte12. La réflexologie de Bexterev traite de la nature de la langue et considère la parole
comme un « réflexe symbolique »13. Sans entrer dans les détails, on peut se représenter
les années 1910-1930, comme pénétrées par la psychologie comportementaliste,
insistant sur la physiologie, mettant en avant la vision d’un organisme agissant et
réagissant dans un environnement ou une situation qui sera sociologique, pour la
lecture marxiste. On note alors un fort besoin de modernisme, une aspiration à une
science conçue sur le modèle des sciences naturelles, physique et biologie en particulier,
la recherche d’une « objectivation », d’une quantification précise liée à une observation
toute extérieure. Par ailleurs, le behaviorisme permet de penser le contrôle de
l’organisme, de l’insérer dans une chaîne de causalité incluant la temporalité de ses
réactions14.
13 Jakubinskij évolue certainement dans cet environnement, et il en connaît bien les
travaux. Mais il y a deux points saillants  : les actions-réactions sont des actes dus au
stimulus verbal d’un autre, un semblable (un autre de même niveau, dans la même
communication, non pas extérieur à elle), et l’enchaînement des actes mène au-delà de
la cause ici et du résultat là  : actions et réactions sont insérées dans une chaîne qui
engendre sans cesse de nouvelles provocations envers l’autre  ; de plus, le terme de
«  réplique  » met sur une autre voie qu’un simple comportementalisme. Ce terme
deviendra central pour le dialogisme de Valentin Vološinov (1895-1936) et de Mixail
Baxtin (1895-1975). Ensuite, Jakubinskij ne parle qu’une seule fois de réflexe,
accompagné de presque (§26)15  ; il recourt au terme «  réaction  » et ceci pourrait
marquer sa différence avec Bexterev. Cet écart, aussi fin soit-il, pourrait se révéler
important pour comprendre le behaviorisme de Jakubinskij  ; c’est pourquoi il nous
semble opportun d’introduire brièvement la réactologie de Konstantin Kornilov (1879-
1957), professeur à l’université de Moscou, adversaire, tant de la réflexologie de
Bexterev (Saint-Pétersbourg/Leningrad) que du behaviorisme américain16.
14 Suivant René van der Veer et Jaan Valsiner, Kornilov s’intéresse à la structure
dynamique de la réaction, et la conçoit, dans cette perspective, selon deux traits
caractéristiques : la forme du processus et l’énergie. La prise en compte de la forme du
processus (et non le seul temps de la réaction), fait ressortir l’ensemble du processus de
la réaction : « The reaction, as a primarily given experience [perezhivanie] in the course
of immediate experience is a certain completed whole17 ». Chaque réaction, en dehors
de sa latence spécifique mesurable (c.à.d. le temps entre le stimulus et le début de la
réaction), fait montre d’une forme ainsi que d’une intensité caractéristiques. Ce sont
elles qui différencient les personnes et leurs comportements  : Kornilov parle ici des
différences entre les patterns temporels et dynamiques qui génèrent les différences de
style, des styles personnels18. Kornilov conçoit en outre la réaction en relation étroite
avec le concept d’énergie : la réaction n’est autre qu’une transformation d’énergie, il y a
remise en cause permanente de l’équilibre entre l’individu et son environnement19. Le
fait que Kornilov ait souligné l’aspect dynamique de la réaction a permis à plusieurs de
ses collaborateurs de développer des approches psychodynamiques (les Freudo-
marxistes), ou sociodynamiques (Vygotskij entre autres). Un esprit de synthèse, une
approche intégrative sont ici à l’œuvre, explicitement interactionniste, pour la relation
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du corps à l’esprit  : l’esprit, à savoir les processus psychologiques subjectifs, sont


interdépendants du corps, donc des processus physiologiques et comportementaux  ;
Kornilov reconnaît la complexité des fonctions psychologiques et leur interdépendance
par rapport aux situations sociales20. L’expression très intéressante de « consciousness-
oriented behaviorism21 » n’est donc pas une contradiction en soi, mais bien le résultat
d’une approche intégrant le corps et l’esprit de l’homme social, culturellement et
historiquement situé et se comportant, ou réagissant, en tant que tel. C’est en cela que
Kornilov est si différent de la réduction réflexologique de Pavlov et de Bexterev. Et cette
différence nous intéresse ici, car nous la percevons dans le choix des termes chez
Jakubinskij, mais aussi dans son approche, elle-même intégrative.

2.2 Second motif : la perception immédiate de


l’Autre
15 Du côté de celui qui écoute, la parole est perçue et entendue en même temps que le
corps parlant est vu – c’est une perception de tout le corps vivant qui parle. Dans la
logique de l’immédiat et de la forme directe, la parole prononcée-écoutée est
primordiale pour approcher le phénomène du langage : le son et le timbre de la voix, la
prononciation, la façon de former et d’assembler les mots choisis – c’est tout le
domaine esthétique, sensoriel, la corporéité de la parole proférée et adressée qui
importe. Jakubinskij insiste beaucoup sur la perception de celui qui parle, elle ne
caractérise pas seulement la forme immédiate (§14), elle est « un facteur déterminant »
(I/S) pour la perception de ce qui est dit, « pour la profération elle-même » (A.) (§17).
Les gestes et les regards, les mouvements du corps, le visage de celui qui parle (§17-21)
sont, pour celui qui écoute, un tout dynamique, dont la parole fait partie, ou qui fait
partie de la parole  : le mot est vivant dans la mesure où la parole appartient et reste
dans un corps en action.
16 Ce motif rejoint l’intérêt que porte la linguistique russe des années 1920 à l’écoute de
la parole vivante, dans un contexte où convergent plusieurs approches : phonologique,
phonétique, littéraire et poétique, contribuant à articuler les notions de parole et de
mot vivant22. Il faudrait ajouter la réception de la philosophie du langage de Humboldt,
particulièrement sa notion d’energeia, recueillie et transmise par Potebnja, ainsi que
l’approche de Baudouin de Courtenay valorisant la «  langue-parole  »23. En bref,
expérimentation de l’écoute, expérience de la parole adressée, idée de l’energeia et d’un
organisme psycho-social, vivant. Notons aussi que cette démarche par l’écoute souligne
la temporalité du langage ainsi que son «  adressivité  », son dialogisme donc – deux
aspects longtemps occultés par la philosophie du langage et par la linguistique, qu’il
importait de redécouvrir24.

2.3. Le motif de l’incontournable


17 Mais la perception immédiate est plus encore qu’un facteur déterminant pour le
discours : il y a un « besoin de voir l’autre » (I/S), une « tendance instinctive à regarder
l’autre  » (A.) (H/M  : instinktives Bemühen, einander anzuschauen), un désir de
perception : cette dynamique orientée vers un autre appartient au troisième motif, celui
de l’incontournable. Cette tendance instinctive est apparemment une force basale
puisque justement instinctive, plus basale encore que la réaction. Cette force met
l’Autre en avant, il y a un besoin de l’Autre, de sa présence corporelle et vivante : celui
qui parle a besoin de celui qui l’écoute (§20) et, nous ajouterons, vice versa, car
écouter, c’est être interpelé. Jakubinskij parle de l’effet de la qualité de l’écoute sur le
locuteur par métaphores corporelles, physiologiques : « tonus », « température », avec
les effets de refroidissement et de réchauffement (§20).
18 Dans la perspective de celui qui écoute il y a un autre incontournable  : le ton et le
timbre de celui qui interpelle «  obligent dès le début  » de l’écoute à prendre une
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certaine posture : une attitude psychique, la formation d’un point de vue : un processus
d’accordement au locuteur et à son énoncé. Et c’est sur cette base que sera perçu
l’énoncé – ainsi, le ton et le timbre entendus mettent en train le travail de la pensée
réceptive, le processus de compréhension d’une certaine façon, ou, comme écrit
Jakubinskij : « déterminent le caractère d’aperception de la perception : la perception
suit l’attitude prise de force (§22)  ». Je pense qu’il s’agit ici de l’aspect immédiat de
l’aperception, venant s’ajouter aux aspects que chacun apporte dans son psychisme,
formé par l’expérience individuelle et toujours sociale, extérieure et intérieure (§35)25.
Ce qui importe ici est la prise de position : il n’y a pas d’écoute neutre, non-positionnée,
il y a toujours attitude envers : envers le locuteur, l’énoncé. Corrélativement, il n’y a pas
de profération neutre mais toujours positionnée – et positionnante. Il en ressort que
l’action-réaction est toujours un processus de positionnement réciproque, il y a chez les
acteurs une incontournable prise de position, une Einstellung, un ajustement, par
rapport à ce qui est dit. Plus qu’un rôle joué dans la succession temporelle (qui parle,
qui écoute), l’action est alors une prise de position, insérée dans l’interdépendance de
l’action-réaction constatée supra et influant sur la réception et l’intégration à la pensée
de ce qui est dit26. L’entre-action se prolonge dans la pensée  : les actes extérieurs et
intérieurs étant reliés, agir et penser formant un tout dynamique et historique,
fonctionnant sur les expériences passées et momentanées, et par là même, positionné
envers l’événement actuel, l’« ajustant » – la psychologie pragmatique de James joue ici
un rôle bien plus déterminant que le behaviorisme27.
19 La force déterminante de la parole entendue apparaît dans les types de réactions
données en exemple par Jakubinskij  : rejet catégorique, répulsion ou, au contraire,
séduction – des émotions fortes, toutes dans l’attirance ou le rejet, qui sont des
mouvements relatifs à l’Autre, attachés à cet Autre. C’est l’incontournable de la réaction
à l’action.

2.4. Le motif de la parole-corps


20 Le quatrième motif est celui de la parole-corps  : une «  soudure  » (I/S),
«  indissociable  » (A.). C’est au §19 que nous trouvons cette image, traduite par une
métaphore naturalisante en allemand «  verwachsen  » (H/M) ainsi qu’en italien  :
« strettamente legati »28. Par ce fait, dans le dialogue, le corps peut remplacer la parole
verbale, il devient alors corps-parlant et tient le rôle de réplique ; en outre, il peut être
plus important qu’une parole verbale (§17) et il peut finalement être plus rapide dans
sa réponse (§18).

2.5. Le motif du corps signifiant


21 La «  parole-corps  » nous amène au dernier motif, celui du corps signifiant. Non
seulement le corps peut jouer le rôle de réplique dans le dialogue, il joue également le
rôle d’un modulateur de significations (§18)  : en analogie avec l’intonation, il y a une
«  intonation visible  » dans les gestes et mimiques. Ceci vaut bien sûr aussi pour
l’intonation proprement dite, c’est-à-dire auditive  : Elle nuance les paroles par le
truchement de la voix, de son intensité et de son timbre – selon Jakubinskij, cela vaut
particulièrement pour les nuances « affectives », déterminant la compréhension (§21).
À nouveau il y a un surplus  : les nuances de l’intonation permettent de «  mieux  »
rendre « un état d’âme » (I/S), un « état mental » (A.) que les mots proférés, de « façon
plus complète  » (I/S) (§21). Dans l’exemple de Jakubinskij (les alcooliques de
Dostoevskij – un certain état du corps, cf. §3), la dynamique des corps et des voix
détermine la signification, c’est-à-dire l’acte de parole, d’un seul et même mot. Il y a
parfaite compréhension.
22 Nous aboutissons à une conception de la langue tout à fait originale, intégrant
l’apport du corps dans l’interaction verbale : c’est un mouvement d’avance et de retrait

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entre le corps et la parole des interlocuteurs et c’est dans ce mouvement que se situe
« le naturel », que nous développerons plus bas29.

3. Le mouvement d’avance et de retrait,


ou le jeu du corps et de la parole
23 Toute la vivacité engendrée par le processus des actions-réactions enchaînées vaut
pour la forme dialogale, alors qu’il y a, dans le monologue, ralentissement de tempo et
réactions extérieures différées. Cette différence est envisagée par Jakubinskij comme un
mouvement d’avance et de retrait, un jeu entre la parole et le corps qui ne se trouvent
donc pas en opposition mais en relation, puisque tous deux parlent et, de plus, sont
ancrés l’un à l’autre. Le corps parle, s’exprime et réplique, nuance les significations. Il
n’est pas un ajout, un simple accompagnement, dans certain cas il peut «  mieux  »
parler, en tous les cas à part entière. Et la parole ne se détache pas du corps qui la
profère, cela vaut y compris pour la parole symbolique, qui demeure insérée dans
l’interdépendance pragmatique de l’action-réaction, de la réponse à l’Autre30.
Jakubinskij ne voit pas le corps contre la parole, ni la parole contre le corps : il y a un
tout dynamique à déceler et à comprendre pour comprendre le langage lui-même. On
ne trouve pas chez lui la notion hiérarchique et abstraite de «  langue  ». C’est dans le
mouvement de retrait et d’avance du « stimulus langagier » (§ 24), relié aussi bien à la
forme dialogale qu’à la forme monologale, que réside le naturel.

4. La catégorie du naturel
24 La catégorie du naturel fait son apparition au chapitre IV, §25, dans ce tissu discursif
du corps parlant, de l’action-réaction, de la perception immédiate, de la force de cet
immédiat, de l’incontournable de la réaction, de la réplique, de l’en dehors de la
réflexion verbale (§15) : tout cela appartient à la forme immédiate dialogale, à laquelle
Jakubinksij donne ici un statut général, universel. Jakubinskij oppose dans ce chapitre
« la nature du dialogue » et « l’artifice du monologue » (A.), le « caractère naturel du
dialogue et artificiel du monologue » (I/S)31. Dans sa démarche, Jakubinskij confronte
les deux formes issues de la manière immédiate de la rencontre interactionnelle, y
distinguant une dynamique temporelle d’échanges rapides ou prolongés pour l’un des
partenaires. C’est donc à l’intérieur de l’immédiat que se joue le contraste naturel-
artificiel, et non dans la médialité oral – écrit32. Jakubinskij reste ainsi dans l’oral, il
privilégie l’axe « alternance – durée » et non l’axe « immédiat – médiatisé », les deux
axes formant ensemble les quatre formes de base de l’activité langagière (chap. II). Il
s’agit donc de distinguer forme dialogique et monologique, distinction de première
importance pour l’étude des phénomènes langagiers (§25)  : cette phénoménalité des
formes fonctionnelles est bien l’objet de la linguistique dialogique.
25 Jakubinskij introduit cette opposition en renvoyant à Ščerba. Celui-ci démontre par
un argument sociolinguistique – la forme de vie (Lebensform) des interlocuteurs – que
le monologue est une «  forme linguistique artificielle  », et, de plus, que «  la langue
révèle sa véritable essence dans le dialogue » (A.) Dans son commentaire, Jakubinskij
relève la «  prééminence de la forme dialogale  » et son naturel, posant «  la forme
dialogale en tant que forme générale  » (A.). Le naturel – de l’usage – accède au
général : un usage qui vaut pour tous, pour toutes les formes de vie.
26 C’est un naturel sociolinguistique, pragmatique, dû à l’entre-action quotidienne qui
nous est proposé. Ce n’est donc pas un naturel «  de nature  », organismique et pour
ainsi dire isolé (l’organisme en soi), mais un naturel de la vie commune. En même
temps, nous voyons en fond tout le cheminement de Jakubinskij reliant cette vie
commune avec ses formes de l’entre-action à la corporéité du processus action-réaction.

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27 Jakubinskij veut creuser l’opposition naturel-artificiel que Ščerba n’avait qu’effleurée.


La première phrase du §26 indique d’emblée sa position  : «  Par essence, toute
interaction est précisément une inter-action, elle tend à éviter la face unique […], fuit le
monologue, l’action provoque une réaction qui cherche « naturellement une expression
dans la parole  » (A.) – la traduction allemande donne ici «  nach außen drängen  »
(«  pousse vers/réclame l’extérieur  »)  : la réaction a naturellement besoin de
s’extérioriser. Nous retrouvons les motifs de l’action-réaction et de l’incontournable.
Les arguments qu’il déploie à la suite confirment cette dynamique essentielle et
puissante. Il y a premièrement « la capacité générale de notre organisme à réagir à un
stimulus  » (A.), deuxièmement, il existe un lien étroit entre les éléments
psychologiques, particulièrement ceux qui apparaissent en réaction, et le besoin de
manifestation verbale. Troisièmement, il y a le pouvoir qu’a l’action verbale d’appeler
une réaction verbale – celle-ci est «  presqu’un réflexe  »  : il y a correspondance de
formes (§26).
28 En fait, Jakubinskij éclaire le thème principal de l’action-réaction, notre premier
motif, et le divise. La réaction est d’abord une loi de l’organisme, puis elle est reliée au
côté psychologique, et enfin, spécifiée pour l’action-réaction verbale, Jakubinskij
déclarant de ce fait la parole – en écho au §2 – comme une variante du comportement
fondé dans l’action-réaction. La différenciation réside dans le fait que Jakubinskij
commence par le behaviorisme, pour prendre ensuite en compte l’aspect psychologique
(comme il le faisait déjà avec l’aperception). La correspondance des formes met en
valeur le pouvoir de la parole de l’Autre qui est de me faire parler, d’engendrer en moi le
besoin de parler – je ne peux pas faire autrement  : c’est cela qui est naturel. Ce lien
étroit entre la parole de l’Autre, la pensée et la réaction est illustré par l’exemple qui
suit, Jakubinskij y affinant en même temps ses trois arguments.
29 Une « association permanente entre pensée et expression » a pour effet, par exemple,
qu’une question « engendre presqu’involontairement, naturellement, sa réponse » – la
réponse est une réaction «  naturelle  », «  l’organisme  » est «  poussé  » à une réaction
verbale (§26, A.)33. Il ne faut que peu de volonté pour répondre, la réponse est
naturelle. «  Naturel  » revient donc ici à «  presqu’involontaire  ». La terminologie
behavioriste pousse l’idée du naturel vers l’organismique, renforçant ainsi la
dynamique incontournable de l’action-réaction – pour nous le lien à l’Autre. Mais avec
l’expression « presqu’involontaire » Jakubinskij se démarque d’une simple réflexologie
et reste dans la réaction. De plus, il évoque ici le terme déjà introduit au §24 d’«  acte
volontaire simple », emprunté à la psychologie de Wundt, bien connue en Russie à cette
époque, et auquel correspond celui « d’acte volontaire complexe »34. Avec ce terme de
volonté, Jakubinskij se démarque également d’un comportementalisme simple,
réductionniste.
30 La parole dialogique a tendance à se dérouler en action volontaire simple (§32, 48).
Surtout quand elle est immédiate, elle s’exerce davantage hors du contrôle de la
conscience et de l’attention que dans la communication médiatisée (§24) – à nouveau, il
y a une gradation et non un absolu  : «  davantage  », et non pas «  complètement en
dehors du contrôle » : pas de réflexe, pas de simple mécanisme organismique. Au §30,
Jakubinskij explicite les termes de Wundt et développe ainsi le contraste entre forme
dialogique et monologique  : l’acte volontaire complexe est un acte caractérisé par la
réflexion, « il y a lutte entre motifs contradictoires, un choix etc. » (I/S). Le « plus » de
ce contrôle déplace la réaction spontanée vers une réaction plus réfléchie, vers
l’attention aux faits linguistiques, et donc aux formes verbales devenant elles-mêmes
plus compliquées à tous les niveaux. Ce déplacement va jusqu’à l’écrit (§34), la forme
nécessitant le plus d’attention, de réflexion et de conscience – et c’est bien là que le
corps parlant de l’Autre n’est plus là, sa présence immédiate manque  : il faut que la
langue prenne le relais, et elle s’avère bien capable de prendre le relais en développant
sa puissance symbolique35.
31 Le mouvement de retrait et d’avance que nous avons décrit plus haut est explicité ici
en termes d’actes volontaires, de réflexion, de conscience. La qualité de l’acte volontaire
situe les formes dialogales et monologales sur un continuum, faisant écho au
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mouvement entre corps et parole. Nous sommes toujours dans une conception
graduelle et dynamique qui embrasse le corps et les faits linguistiques, le
presqu’involontaire et le décidément volontaire.
32 Revenant à l’argumentation de Jakubinskij sur le contraste naturel-artificiel, il nous
reste à mentionner deux points importants. Le premier point est une conséquence du
fait de «  l’aspiration  » (I/S), de «  la propension naturelle au dialogue  » (A.) (§26)  :
interrompre, couper l’autre est naturel, c’est à écouter qu’il faut apprendre (§27). En
référence à la notion d’échanges rapides du premier motif, l’interruption correspond à
la réaction, à la provocation par la parole de l’autre qui me fait
« presqu’involontairement » répondre. Et la réponse n’est pas simplement un tour de
parole défini par sa place dans un ordre structurel, mais une action impromptue qui
chevauche l’action qui la précède, engendrant une dynamique faite d’ énoncés
interdépendants – incomplets, ayant besoin de la continuation par l’autre – ainsi que
coordonnés  : un dialogue (§30). L’interruption, l’irruption-éruption de la parole est
donc naturelle, et il faut «  des garde-fous […] étrangers aux tendances naturelles de
l’organisme » (§27, A.), une étiquette de la communication verbale. Il faut apprendre à
réprimer le besoin organique à répondre, c’est-à-dire être socialisé  : ceci relève de
l’artificiel – il faut un processus social d’acquisition. Mais cette réplique n’est pas
perdue, elle n’est que différée dans le temps ou transformée – nous l’avons déjà
mentionné. Ce « déplacement des conditions habituelles du dialogue36 » (I/S) (§27) est
dû à des conditions artificielles : il peut y avoir plus d’un partenaire, la communication
est organisée – le monologue s’avère réglé  : voilà à nouveau le moment social,
organisant les organismes des individus en entre-action.
33 Dans ces conditions, la parole intérieure prend une place fonctionnelle pour
l’organisme socialisé. Elle est naturelle, puisqu’elle suit le mouvement actionréaction,
et elle résulte d’un apprentissage social de retenue, « étranger » à l’organisme. Apparaît
une intrication du naturel et du social que Jakubinskij formule avec beaucoup de
justesse dans sa conclusion, au §29 : « Le monologue autant que le dialogue sont en fin
de compte des manifestations également naturelles à telle ou telle structure sociale  »
(A.) – soulignons «  naturelles à une structure sociale  ». Nous retrouvons la double
appartenance du comportement humain au psycho-biologique et au social, présente au
§2. Il n’y a pas d’opposition entre le naturel et l’artificiel, entre le dialogue et le
monologue, entre l’impromptu et le retenu, le presqu’involontaire, sans grande
réflexion et le volontaire et réfléchi avec le résultat d’une parole linguistiquement
complexe. En revanche, il y a un contraste visible aux extrêmes d’un continuum
dynamique. Et dans cette dynamique, le dialogue est «  davantage  » un phénomène
naturel, si bien que le caractère naturel du dialogue correspond à une tendance du
social vers « le psycho-physiologique » (§29) : ainsi Jakubinskij clôt-t-il son explication
du couple naturel-artificiel37 sur une gradualité.

5. La parole dans le corps vivant et la


responsivité au-delà du réflexe
34 Deux idées fortes sont à souligner : le continu et l’Autre.
35 Comme nous l’avons constaté, il n’y a pas opposition, mais contraste entre le naturel
et l’artificiel, il n’y a donc pas de «  saut  » qualitatif entre la forme dialogale et
monologale, mais un continuum avec une gradualité reliant d’une part, le corps
présent, vivant, impromptu, avec sa réaction verbale qui n’a pas besoin de moyens
linguistiques complexes et qui obéit surtout à la provocation de la parole de l’Autre, une
réaction se déroulant comme acte volontaire simple, et d’autre part, le corps retenu et
se retenant, un corps spatialement «  différé  » de l’Autre, temporellement «  déplacé  »
dans sa réaction à l’autre, mais continuant à réagir, à répliquer à la provocation de la
parole de cet Autre. L’artificiel indique alors ce développement social, historique, et la

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thématique du naturel-artificiel oriente vers l’idée d’un moyen de régulation ou


d’autorégulation, de contrôle ou d’autocontrôle « artificiellement » créé par l’homme38.
36 La parole et le corps vivant sont indissociables, tous deux sont compris dans ce
mouvement dynamique de la langue, de retrait et d’avance  : (plus de corps/moins de
parole – moins de corps/plus de parole). C’est ce mouvement qui est la langue – je
pense que c’est bien pour cela que la forme joue un rôle clé – la forme qui peut être
«  déployée  » ou prédicative  ; déployée, elle est accomplie dans une complexité de
formes verbales l’éloignant fortement du « je-ici-maintenant »39, sans pourtant pouvoir
l’en détacher  ; prédicative, elle est forme légère, courte et pleine à la fois, à peine
visible-audible, logée dans la pratique des gestes, des regards, des positions et postures,
des habitudes communément établies, de l’expérience. Ces deux extrêmes ne se
trouvent pas en relation hiérarchique  : ces formes sont toutes deux complexes – sous
un point de vue différent.
37 Dans le mouvement de retrait et d’avance du « stimulus langagier » se retrouve cet
aspect du naturel, de l’immédiat  : la forme dialogale privilégie le retrait parce que les
individus sont présents ensemble, percevant leur corps parlant et écoutant, avec leurs
mimiques, leurs regards, leur gestuelle, les inflexions de leurs voix. L’immédiat du
dialogue est l’immédiat de l’Autre et de son corps, des corps et des voix, des regards et
des gestes des individus en communication. Le monologue est bien artificiel par ce qu’il
demande au corps de se retenir, de remettre l’immédiat de sa réaction à la parole de
l’Autre.
38 Nous avons souligné le fait qu’une réaction n’est pas simplement une réaction à un
stimulus, mais une réaction à un autre qui lui aussi réagit40. Il y a relation de
provocation à la parole de l’Autre, et ceci est naturel : il est naturel à l’homme d’être
social, c’est-à-dire orienté vers l’Autre, d’être dans une relation de réponse et de
provocation à cet Autre. L’argument du naturel (et le langage comportementaliste) sert
à notre propos à faire entrer la langue dans cette dynamique, et à déclarer sa généralité
irréductible. C’est, avec Humboldt, privilégier l’energeia aux dépens de l’ergon, c’est
aussi insister sur cette réalité de la langue comme la réalité de la langue  : concrète,
corporelle et plurielle41.
39 D’autre part, la réaction n’est pas « pur comportement », mais réaction d’un individu
dont le psychisme – lui-même résultat biographique et historique de ses expériences –
influe sur la perception et la compréhension de la parole dite (cf. la notion
d’aperception). Comme nous l’avons constaté, l’action-réaction est alors toujours reliée
à une attitude. L’activité langagière suppose donc une prise de position dans la
compréhension et la profération, elle est une activité positionnée et positionnante, un
positionnement réciproque. La réaction a une certaine histoire et une «  tournure
d’esprit  » (cf. §35), elle n’est pas simplement organismique. L’organisme est toujours
situé et orienté, social et éduqué.
40 La réaction a non seulement une qualité psychique et positionnée, ajustée à la propre
histoire et à la situation de l’énonciation, mais aussi une qualité dialogique. Les actes
successifs sont interdépendants, et se chevauchant et s’interrompant, forment un tout,
une gestalt non réductible à l’addition des actes individuels42. C’est-à-dire que la
réaction a qualité de réponse.
41 Ce dernier terme questionne celui de «  réaction  », apparemment si évident. Avec
Jakubinskij et son « glissement » de la psychologie réductionniste comportementaliste
vers un «  behaviorisme orienté vers la conscience  » (Kornilov), vers une psychologie
pragmatique et volontariste (James, Wundt), il devient possible de ne pas abandonner
ce terme, mais de le différencier par un apport psychologique et pragmatique. Ceci
revient à une conception alternative de la « réaction », comme le revendique Wolfgang
Prinz :

The standard view inherent in most current theories regards reactions as temporal
and causal consequences of stimuli. […] for any full theoretical account, it is
indispensible to broaden the prospective and regard reactions as voluntary
actions43.

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42 La dynamique action-réaction est ainsi située au-delà de la pure succession causale-


temporelle, elle acquiert chez Jakubinskij le statut de réponse – qui débouchera sur
«  l’attitude de réponse active  » chez Baxtin et sur la notion de compréhension chez
Vološinov44.
43 Déjà chez Goldstein (1934), contemporain de Jakubinskij, nous trouvions le concept
de responsivité, distinguant la maladie de la santé : à la responsivité de l’organisme sain
est opposé le manque de responsivité de l’organisme malade45. Soulignons que la
notion de fonction du langage pour Goldstein est très différente de celle du
comportementalisme (comme de celle du cognitivisme moderne), car l’homme se sert
du langage pour « établir une relation vivante avec lui-même ou avec ses semblables »,
et, en tant que tel, le langage est «  une manifestation, une révélation […] du lien
psychique qui nous unit au monde et à nos semblables »46.
44 La notion de réaction se trouve ainsi déplacée vers celle de réponse, incluant l’acte
volontaire, et nous dirons, avec l’appui de Goldstein et le texte de Jakubinskij en toile
de fond : acte responsif orienté socialement et naturellement vers l’Autre.

Notes
1 Pour un aperçu général du développement de la psychologie en Russie, on pourra se reporter à
l’ouvrage de David Joravsky, Russian Psychology : a Critical History, Oxford, B. Blackwell, 1989,
ainsi qu’à l’article de Anton Jasnickij  : «  Дисциплинарное становление русской психологии
первой половины ХХ века. Исторический этюд  », A. N. Dmitriev, I. M. Savel′eva, Науки о
человеке : история дисциплин, Moskva, Izdatel′skij dom Vysšej školy èkonomiki, 2015, p. 299-
329. Dans son ouvrage les Sources du formalisme russe, Ilona Svetlikova a montré l’importance
des psychologues français pour les théories formalistes  : Истоки русского формализма,
традиция психологизма и формальная школа, Моskva, NLO, 2005. Pour une mise en
contexte de l’essai de Jakubinskij avec les théories de l’époque, voir l’article de Sylvie
Archaimbault  : «  Aperception et dialogue chez Lev Jakubinskij (1892-1945)  », Psychologie
allemande et sciences humaines en Russie : anatomie d’un transfert culturel (1860-1930), Revue
d’histoire des sciences humaines, no 21, 2, 2009, p. 69-82.
2 Plusieurs ouvrages de Bexterev furent très vitre traduits et publiés en France et en Allemagne.
Ainsi, Wladimir Bechterew, le Cerveau de l’homme dans ses rapports et connexions intimes,
Paris, Archives slaves de biologie, 1887  ; id., l’Activité psychique et la vie, traduit et adapté du
russe par le Dr. P. Karaval, Paris, Ch. Boulangé, 1907 ; id., la Suggestion et son rôle dans la vie
sociale, traduit et adapté du russe par le Dr. P. Karaval, Paris, Ch. Boulangé, 1910.
3 Lev P. Jakubinskij, « О диалогической речи », Русская речь 1, 1923, p. 96-194.
4 Pour des développements relatifs à ces questions, on consultera les textes suivants  : Irina
Ivanova, «  Préface  », in  : Irina Ivanova, Patrick Sériot, Lev Jakubinskij, une linguistique de la
parole (URSS, années 1920-1930), Limoges, Lambert Lucas, 2012, p. 13-37 ; Marie-Cécile Bertau,
Anreden, Erwidern, Verstehen. Elemente einer Psycholinguistik der Alterität, Berlin, Lehmanns
media, 2011, du même auteur, «  Language for the other  : Constructing cultural-historical
psycholinguistics  », Tätigkeitstheorie 5, Special Issue “Contributions to Cultural-Historical
Psycholinguistics”, 2011, ich-sciences.de/index.php  ?id  =136&L  =0 ou encore Rossitza Kyheng,
«  Aux origines du principe dialogique. L’étude de Jakubinskij  : une présentation critique  »,
Texto  ! Textes et cultures, décembre 2003, 8(4), revue-texto.net/1996-
2007/Inedits/Kyheng/Kyheng_Jakubinskij.html#[*].
5 Ivanova, Lev Jakubinskij, une linguistique…, p. 13-37 et 41-54, et Marie-Cécile Bertau, « Pour
une notion de la forme linguistique comme forme vécue. Une approche avec Jakubinskij,
Vološinov et Vygotskij », Langage et pensée : Union Soviétique 1920-1930, Cahiers de l’ILSL, 24,
2008, p.  5-28, ainsi que Janette Friedrich, «  Verwendung und Funktion des Dialogbegriffs im
sowjetrussischen Diskurs der 1920er Jahre, insbesondere bei Jakubinskij und Vygotskij », 2005,
in  : Marie-Cécile Bertau, Janette Friedrich (dir.), Kolloquium Jakubinskij  : Sprache dialogisch
denken – Handeln dialogisch verstehen, München, p.  5-17, epub.unimeunchen.de/2019/.
L’adjectif «  vivant  » se rapporte surtout à l’expression emblématique du «  mot vivant  » (živoe
slovo), cf. l’Institut du mot vivant (Saint Pétersbourg, 1918-1924), où travaillaient, entre autres
disciples de Baudouin, Ščerba, Jakubinskij et Bernštein, comme l’indique Irina Ivanova, « Le rôle
de l’Institut Živogo Slova (Petrograd) dans la culture russe du début du XXe siècle », Cahiers de
l’ILSL, 24, 2008, p. 149-166.
6 Cette position est soutenue par Lev Ščerba dans l’ouvrage issu de sa thèse et publié en 1915 :
Восточнолужицкое наречие, Petrograd, A. E. Kollins : « Toutes ces observations montrent une
fois de plus que le monologue est, dans une large mesure, une forme linguistique artificielle et
que la langue ne révèle sa vraie réalité objective que dans le dialogue. C’est dans le dialogue que
se forgent les mots nouveaux, les formes et les tournures  ; c’est au dialogue que s’adresse en

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priorité tout ce qui se dit de l’action des divers facteurs psychologiques et physiologiques qui
modifient la langue ; et toute personne souhaitant étudier ces facteurs doit se tourner vers cette
forme de manifestation de la langue. », Приложение, тексты, предварительные замечания,
p. 4.
7 Bertau, « Pour une notion de la forme linguistique… », Art. cit.
8 Id., 2011, op.  cit.,  ; Marie-Cécile Bertau, Miguel M. Gonçalves, Peter T. F. Raggatt (dir.),
Dialogic Formations  : Investigations into the Origins and Development of the Dialogical Self,
Charlotte (NJ), Information Age Publishing, 2012.
9 Pour ma «  lecture croisée  » j’ai utilisé les traductions d’Irina Ivanova et Patrick Sériot (Lev
Jakubinskij, une linguistique…, op. cit.) ; de Kerstin Hommel, Katharina Meng, Jakubinskij, L. P.
(1923/2004). « Über die dialogische Rede », trad. Kerstin Hommel, Katharina Meng, in : Konrad
Ehlich, Katharina Meng (dir.), Die Aktualität des Verdrängten. Studien zur Geschichte der
Sprachwissenschaft im 20. Jahrhundert, Heidelberg, Synchron, 2004, p.  383-433, et de Sylvie
Archaimbault, «  Un texte fondateur pour l’étude du dialogue  : De la parole dialogale (L.
Jakubinskij)  », Histoire Épistémologie Langage, 22 (1), 2000, p.  99-115, complétées par les
traductions de Jane E. Knox, Luba Barna, Jakubinskij, L. P. (1923/1979). « On verbal dialogue »,
trad. Jane E. Knox & Luba Barna, Dispositio, vol.  4, no 11-12, 1979, p.  321-336 et de Michael
Eskin : « On dialogic speech, Criticism in Translation series, Lev Petrovitch Yakubinsky », trad.
M. Eskin, Papers of the Modern Language Association of America (PMLA), vol. 112, no 2, 1997,
p.  243-256. Les seules traductions intégrales sont celles de Hommel et Meng et d’Ivanova et
Sériot. La traduction italienne de Edoardo Ferrario n’est pas complète non plus : Jakubinskij, L.
P. Sul discorso dialogico. in  : Edoardo Ferrario, Teorie della letteratura in Russia 1900-1934,
Roma, Editori Reuniti, 1977, p.  333-351. Concernant les citations de Jakubinskij j’utilise aussi
bien la traduction d’Archaimbault que celle d’Ivanova et Sériot, la première signalée par « A. », la
seconde signalée par «  I/S  ». J’aurai parfois recours à la traduction allemande, signalée par le
sigle « H/M » (Hommel, Meng).
10 Je choisis « entre-action » à dessein, « interaction » me semblant dans le présent contexte pas
assez clair, trop conventionnel pour la signification vivace et profondément mutuelle que donne
Jakubinskij à l’action coordonnée, rythmée (qui est rendu en allemand chez Hommel & Meng par
le terme germanique « wechselseitig » au lieu du terme latin « interaktional »).
11 Cette conception permet de comprendre l’écriture comme « parole écrite » et donc de garder le
caractère dialogal non seulement pour le monologue mais aussi pour l’écrit. Le terme
remarquable «  parole écrite  » est aussi employé par Vygotskij, voir à ce sujet Stefanie Surd-
Büchele, Andrea Karsten, « Vygotskijs Konzeption von Schreiben », Tätigkeitstheorie – Journal
für tätigkeitstheoretische Forschung in Deutschland 1, 2010, p.  15-42, ich-
sciences.de/index.php?id=128&L=0 ; pour le corps dans l’écriture dans un paradigme dialogique,
voir Andrea Karsten, « Chronotopes in writing. Excerpts from a case study », Tätigkeitstheorie –
Journal für tätigkeitstheoretische Forschung in Deutschland, 5, Special Issue “Contributions to
Cultural-Historical Psycholinguistics”, 2011, p. 87-120,

ich-sciences.de/index.php?id=136&L=0 et, du même auteur, Schreiben im Blick. Schriftliche


Formen der sprachlichen Tätigkeit aus dialogischer Perspektive. Dissertation, Ludwig-
Maximilians Universität, München, 2012.
12 Cf. par exemple Ivanova, Sériot, Lev Jakubinskij, une linguistique…, p. 162, note [1e].
13 Ibid., p. 166, note [3h]. On rappellera que Bexterev, fondateur de l’Institut psychoneurologique
de Saint-Pétersbourg, avait invité Baudouin de Courtenay et Ščerba à enseigner, parmi d’autres
(idem, p.  291). Dans les années 1913-1919, Jakubinskij fréquentait le milieu des psychologues,
physiologistes et sociologues et connaissait très bien les travaux de Bexterev, de Watson, mais
aussi de James (idem, p. 29).
14 Le behaviorisme introduit une procédure permettant de contrôler et de conditionner le
comportement – sujet pour le moins intéressant pour une époque aspirant à une nouvelle société
avec l’Homme Nouveau. Cf. par exemple Torsten Rüting, Pavlov und der Neue Mensch. Diskurse
über Disziplinierung in Sowjetrussland, München, Oldenburg, 2002.
15 Cf. Hommel, Meng, op. cit., p. 402 : fast ein Reflex ; Knox, op. cit., p. 330 : as almost a reflex ;
Eskin, op. cit., p. 249 : may become a reflex ; Ivanova, Sériot, Lev Jakubinskij, une linguistique
…, op.  cit., p. 95  : presque un caractère de réflexe  ; Archaimbault, «  Un texte fondateur pour
l’étude du dialogue… », op. cit., p. 112 : souvent un réflexe. Pour les références complètes de ces
différentes traductions et le système de renvoi à celles-ci, on se reportera à la note 9, supra.
16 Il est intéressant de constater que Vygotskij (1925) a, à ses débuts, adhéré à la réactologie de
Kornilov et non à la réflexologie de Bexterev. Voir à ce propos René van der Veer, Jaan Valsiner,
Understanding Vygotsky. A quest for synthesis, Oxford (UK) – Cambridge (MA), Blackwell,
1991.
17 Konstantin N. Kornilov, Учение о реакциях человека c психологической точки зрения
(“Реактология”)  : Экспериментально-психол. исследование из Лаборатории Психол.
науч.-исслед. ин-та при Моск. ун-те, Moskva, Gos. Izdat., 1922, p. 13, selon la traduction de
van der Veer, Valsiner, Understanding Vygotsky…, op. cit., p. 113.
18 Cf. la longue citation donnée par van der Veer et Valsiner, ibidem.

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19 Le concept d’énergie de Kornilov est certainement relié au discours «  énergétique  » de la
psychologie russe de la fin du xixe siècle, reconstruit par Elena Simonato Kokochkina, «  Le
raisonnement énergétique chez les psychologues russes de la fin du xixe siècle  : espoir et
illusions », Slavica Occitania, 18, 2004, p. 61-78.
20 van der Veer et Valsiner, Understanding Vygotsky…, op. cit., p. 122-123.
21 Ibidem, p. 122.
22 Cf. par exemple Roger Comtet, «  Norme graphique et orthographique dans la réflexion
linguistique russe au XVIIIe siècle », Histoire Épistémologie Langage, 21/1, 1999, p. 5-25 ; Sergeï
Romashko, «  Vers l’analyse du dialogue en Russie  », Histoire Épistémologie Langage, 22/1,
2000, p.  83-98  ; Irina Ivanova,  »  Le dialogue dans la linguistique soviétique des années 1920-
1930 », Cahiers de l’ILSL, 14, 2003, p. 157-182 ; Ivanova, « Le rôle de l’Institut Živogo Slova… »,
Art. cit., ainsi que Bertau, « Pour une notion de la forme lingusitique… », Art. cit.
23 Ivanova, « Présentation », op. cit., p. 53.
24 Cf. Peter Auer et Elisabeth Couper-Kuhlen qui parlent d’une «  détemporalisation de la
langue » dans la pensée occidentale : « Rhythmus und Tempo konversationeller Alltagssprache »,
LiLi Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, 96, 1994, p.  78-106  ; ainsi que les
linguistiques dialogiques de P.  Linell, Rethinking Language, Mind, and World Dialogically,
Charlotte (NC), Information Age, 2009  ; id., Approaching Dialogue. Talk, Interaction and
Contexts in Dialogical Perspectives, Amsterdam – Philadelphia, John Benjamins, 1998, et E.
Weigand Sprache als Dialog. Sprechakttaxonomie und kommunikative Grammatik, Tübingen,
Niemeyer, 2003  ; id., Language as Dialogue  : From Rules to Principles of Probability,
Amsterdam – Philadelphia, John Benjamins, 2009.
25 Archaimbault, « Aperception et dialogue… », op. cit., analyse en détail la notion d’aperception
de Jakubinskij. On remarquera une légère contradiction entre les paragraphes 22 et 39  :
l’aperception est déterminée par le ton, donc par la perception actuelle (§22), le stimulus
langagier extérieur concret est seulement l’un des déterminants, et pas le plus important  ;
l’expérience passée et le contenu du psychisme à l’instant de la perception importent davantage
(§35).
26 Aumüller démontre que cette idée de l’interdépendance des énoncés constitue une idée
originale et un apport de Jakubinskij au dialogisme, qui sera reprise par Baxtin  : Matthias
Aumüller, «  Der Begriff des Dialogs bei Bachtin und Jakubinskij  : Eine begriffsgeschichtliche
Untersuchung », Zeitschrift für Slavistik, 51(2), 2006, p. 170-195.
27 Selon Ivanova, Jakubinskij avait aussi une excellente connaissance des travaux de James, il se
réfère plus particulièrement à Psychology. A Briefer Course de 1892, c’est la notion d’aperception
telle que développée par James que reprend Jakubinskij, Ivanova, Sériot, Lev Jakubinskij, une
linguistique …, op. cit., p. 168.
28 Respectivement, Hommel et Meng, « Über die dialogische Rede »…, p. 397 et Ferrario, Teorie
della letteratura in Russia, op. cit., p. 337. Les deux traductions anglaises n’ont pas ce passage.
29 Pour plus de détails, voir Bertau, « Pour une notion de la forme lingusitique… », Art. cit.
30 Une importante discussion s’amorce ici : par le symbole (au sens que lui donne Bühler (1934),
cf. Karl Bühler, Théorie du langage, édité et traduit par Didier Samain et Janette Friedrich, Paris,
Agone, 2009), le langage gagne en autonomie, il y a émancipation du je-maintenant-ici, du
champ déictique partagé et immédiat pour créer une autre réalité, «  déplacée  », pensable et
proférable par symbole seulement. Et pourtant il est clair que le détachement de l’immédiat ne
sera jamais complet ; Bühler formule à ce sujet un doute très intéressant (ibid., p. 391). Cf. notre
analyse, suivant et développant Bühler, du symbole et du processus de «  déplacement  » que ce
dernier induit, dans M. Gratier, M.-C. Bertau, « Polyphony : A vivid Source of Self and Symbol »,
in Dialogic Formations. Investigations…, op. cit.
31 Nous soulignons.
32 Ceci est le cas chez Baudouin de Courtenay qui oppose «  le langage prononcé-écouté  »,
naturel, au «  langage écrit-visuel  » qui est artificiel, car il est apparu plus tard  : c’est une
invention de l’homme (cf. Ivanova, « Présentation », op. cit., p. 54). Voir aussi supra, note 11, le
terme de «  parole écrite  » mettant en évidence que la question de la médialité n’est pas de
première importance pour Jakubinskij.
33 À nouveau, la traduction allemande utilise «  drängen  » (pousser, réclamer)  : «  drängt den
Organismus notwendig zu einer sprachlichen Reaktion  » (Jakubinskij, Sur la parole dialogale,
op. cit., §26, p. 402 ; nous soulignons). L’exemple est celui d’une personne qui répond la bouche
pleine et manque de s’étouffer.
34 Cf. David Romand, Sergueï Tchougounnikov, « Quelques sources allemandes du formalisme
russe : le cas des théories de la conscience », Langage et pensée…, op. cit., p. 223-236 et Ivanova,
Lev Jakubinskij, une linguistique…, op.  cit. Les termes allemands employés,
«  einfache/komplizierte Willenshandlung  », renvoient à Wilhelm Wundt, Grundriss der
Psychologie, Leipzig, Engelmann, 1896. La référence à Wundt est importante pour une science
qui prétend à la modernité : Wundt installa le premier laboratoire de psychologie expérimentale à
Leipzig (1879).

https://journals.openedition.org/res/4468 13/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
35 Cette formulation est du grand psychologue du langage Hans Hörmann  : Hans Hörmann,
Meinen und Verstehen. Grundzüge einer psychologischen Semantik, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1976.
36 Hommel, Meng, «  kommt es gleichsam zu einer Verschiebung der normalen
Dialogbedingungen », p. 403.
37 Il est intéressant de constater avec Janette Friedrich que Vygotskij caractérise l’instrument
psychologique grâce au couple naturel-artificiel – et non au couple naturel-culturel, comme elle
le note. La thématique de l’artificiel est chez Vygotskij également liée à la régulation, au contrôle
de l’activité. Cf. Janette Friedrich, Lev Vygotski  : médiation, apprentissage et développement.
Une lecture philosophique et épistémologique. Carnets des sciences de l’éducation, Université de
Genève, FPSE publications, 2010.
38 Cf. Vygotskij et le rôle des instruments sémiotiques, ainsi que la note précédente.
39 Bühler, Théorie du langage…, op. cit.
40 Nous pourrions ici évoquer la célèbre métaphore de la chaîne des énonciations de Baxtin,
ainsi que son idée selon laquelle tout acte verbal est une réponse (1953-1954/1986). Cf. Mikhail
Bakhtin, « The problem of speech genres », in : Caryl Emerson, Michael Holquist (dir.), Speech
genres and other late essays, trad. Vern W. McGee, Austin, University of Texas Press, 1986,
p. 60-102. Une autre voie mènera vers la notion de réversibilité du signe verbal, notion clé pour
les processus de médiation psychologique et d’intériorisation chez Vygotskij. Cf. L. S. Vygotski,
«  La conscience comme problème de la psychologie du comportement  », in  : Lev S. Vygotski,
Conscience, inconscient, émotions, trad. Françoise Sève et Gabriel Fernandez, Paris, La Dispute,
2003, p. 61-94.
41 Céline Trautmann-Waller retrace le profond humboldtianisme russe de l’époque de
Jakubinskij. Cf. Céline Trautmann-Waller (dir.), l’Allemagne des linguistes russes, Paris, CNRS
éditions, 2006.
42 Cf. un des principes centraux de la psychologie gestaltiste : Le tout est supérieur à la somme
de ses éléments.
43 Wolfgang Prinz, «  Die Reaktion als Willenshandlung  », Psychologische Rundschau, 49 (1),
1999, p. 10.
44 Bakhtin, «  The problem of speech genres  », Art.  cit. Valentin Vološinov, Marxisme et
philosophie du langage, trad. et commentaires P. Sériot et I. Ageeva-Tylkowski, Limoges,
Lambert Lucas, 2010.
45 Cf. Kurt Goldstein, Der Aufbau des Organismus, Den Haag, Nijhoff, 1934, chap. 8, ainsi que
Bernard Waldenfels, «  Response und Responsivität in der Psychologie  », Journal für
Psychologie, 2, 1994, p. 71-80 ; Id., « Symbolik, Kreativität und Responsivität. Grundzüge einer
Phänomenologie des Handelns  », in  : Jürgen Straub, Hans Werbik (dir.), Handlungstheorie.
Begriff und Erklärung des Handelns im interdisziplinären Diskurs, Frankfurt am Main – New
York, Campus, 1999, p.  243-259. Le terme de responsivité est devenu un terme technique en
psychologie développementale et psychanalyse, il correspond à une réactivité relationnelle en
réponse à autrui.
46 Goldstein, «  L’analyse de l’aphasie et l’étude de l’essence du langage  », in  : J.-C. Pariente
(dir.), Essais sur le langage, Paris, Minuit, 1969, p. 330.

Pour citer cet article


Référence papier
Marie-Cécile Bertau, « Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue », Revue des études slaves,
XCII-2 | 2021, 265-281.

Référence électronique
Marie-Cécile Bertau, « Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue », Revue des études slaves
[En ligne], XCII-2 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 31 octobre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/res/4468 ; DOI : https://doi.org/10.4000/res.4468

Cet article est cité par


Bertau, Marie-Cécile. (2021) Die Dynamik von Sinnlichem und Symbolischem in
der Sprache. Journal für Psychologie, 29. DOI: 10.30820/0942-2285-2021-2-99

Auteur

https://journals.openedition.org/res/4468 14/15
31/10/2022 20:52 Lev Jakubinskij et le « naturel » du dialogue
Marie-Cécile Bertau
University of West Georgia, USA

Droits d’auteur
Tous droits réservés

https://journals.openedition.org/res/4468 15/15

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