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Documentation et recherche en

linguistique allemande
contemporain - Vincennes

Sur la (dé-) construction des théories linguistiques


Michel Pêcheux

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Pêcheux Michel. Sur la (dé-) construction des théories linguistiques. In: Documentation et recherche en linguistique allemande
contemporain - Vincennes, n°27, 1982. Des bords au centre de la linguistique. pp. 1-24;

doi : https://doi.org/10.3406/drlav.1982.979

https://www.persee.fr/doc/drlav_0754-9296_1982_num_27_1_979

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«

MICHEL PÊCHEUX

Sur la (dé-)construction des théories linguistiques

Ce texte constitue la version remaniée d'un exposé présenté au séminai¬


re du DRLAV. Le titre initialement proposé était : "Considérations épistémo¬
logiques sur les processus de constitution des théories linguistiques". Au¬
tant dire tout de suite que je n'ai pas traité le sujet ...

- d'abord parce que le terme d'épistémologie, naguère suspect de terro¬


risme philosophico-pol itique , véhicule aujourd'hui l'idée rassurante d'une
"intervention" spécialisée dans la mise en place de garde-fous - mises en
garde philosophique, déploiement de précautions méthodologiques, voire éta¬
lage d'un outillage conceptuel se prétendant adapté à 1 ' interprétation et à
l'évaluation formelle des théories. Je n'ai ni la possibilité ni l'envie de
me livrer à ce genre d'exercice.

- mais surtout parce que l'expression processus de constitution, appli¬


quée à l'espace des théories linguistiques dans le contexte actuel me fait
bizarrement l'effet d'une anti-phrase ironique : d'où l'idée, un peu provo¬
catrice, de présenter quelques remarques sur les tendances à la dëconstruc-
tion des théories dans le champ linguistique.

La démarche suivie consiste à hasarder (autour de quelques repères :


Saussure/les années 20/les années 50/la période 1960-197 5/1 e début des an¬
nées 80) des rapprochements entre des points d'histoire épistémologique de
la discipline linguistique, et certains traits du processus historique d'en¬
semble dans lequel cette histoire s'inscrit : l'idée est que cette inscrip¬
tion peut contribuer à expliquer les changements d'affinité épistémologique
de la linguistique, les transformations qui ont affecté son réseau d'allian¬
ces théoriques, dans le champ des disciplines "exactes" et "humaines et so¬
ciales", jusqu'à la situation actuelle.
2

1. "ET SAUSSURE RESTAIT SEUL AVEC SES PROBLÈMES..." (bENVENISTE) .


Il ne peut s'agir ici d'autre chose que d'un repérage ultra-schématique
de quelques points sensibles, saisis dans l'histoire épistémologique de la
1 ingui stique .

l.l. A la fin de la conférence qu'il donna à Genève le 22 février 1963, pour


commémorer le cinquantenaire de la mort de Ferdinand de Saussure, Emile
Benveniste évoquait pudiquement la remarque nostalgique de Meillet (Saussure,
de son vivant, n'aurait pas "rempli toute sa destinée") et concluait :
"Embrassant du regard ce demi-siècle écoulé, nous pouvons dire que Saussure
a bien accompli sa destinée. Par delà sa vie terrestre, ses idées rayonnent
plus loin qu'il n'aurait pu l'imaginer, et cette destinée posthume est deve¬
nue comme une seconde vie, qui se confond désormais avec la nôtre" (1966 :
45).

La phrase de Benveniste est un coup d'aiguille dans le corps académique


de la science linguistique des années 80 ; vingt ans après, elle touche, chez
tout linguiste - car "il n'y a pas de linguiste aujourd'hui qui ne lui doi¬
ve quelque chose" (Benveniste 1966 : 32) - un point vif sous son insensibili¬
té, son inactualité apparente : le point inaugural de la linguistique comme
discipline autonome.

"Dans ce qui appartient à la langue,. (Saussure) pressent certaines pro¬


priétés qu'on ne retrouve nulle part ailleurs. A quoi qu'on la compare, la
langue apparaît toujours comme quelque chose de différent. Mais en quoi est-
elle différente ? Considérant cette activité, le langage, où tant de facteurs
sont associés, biologiques, physiques et psychiques, individuels et sociaux,
historiques, esthétiques, pragmatiques, il se demande : où est en propre la
langue ?" (Benveniste 1966 : 33).

Par cette question, Saussure entreprenait de penser contre son temps,


en rompant avec une série d' interrogations pré-linguistiques sur l'origine
du langage, et ses déterminations biologiques, logiques, socio-historiques
ou philosophiques (cf. les multiples projets de grammaires universelles, les
débats sur l'unité originaire des langues et leur division, les entreprises
de la grammaire comparée et les querelles sur le rapport entre la langue et
"la vie" des individus et des peuples).

1. Pour une présentation plus étendue d'une telle tentative d '"acupuncture"


sur le corps historique de la linguistique, cf. Gadet & Pêcheux (1981).
3

Or ce qui manifeste l'état actuel de la linguistique, c'est que ce


point inaugural demeure évanescent, et que la rupture qu'il suppose n'est
jamais effectuée : contre la proclamation triomphante de Benveniste, assu¬
rant que la linguistique est désormais constituée dans son identification
théorique à son bienheureux fondateur et qu'elle n'a plus qu'à reconnaître
et explorer son domaine propre (le propre de la langue, son réel au sens

que J.C.
tique saussurienne
Milner donne
ne s'est
à ce terme),
pas accomplie
il s'avère
(encore
que "un
la destinée
destin side funeste"
la linguis-
? ? ).

L'effet-Saussure ne constitue, à aucun égard, un point de non-retour :


la preuve en est le peu de linguistes pour qui l'entreprise saussurienne re¬
présente aujourd'hui autre chose qu'un espoir renié, un projet irréalisé,
voire un amour théorique retourné en haine. Le gros des forces de la linguis¬
tique pense en ce moment "contre Saussure" (assimilé à la légifération d'un
maître-d ‘école-derri ère-son-bureau ) , et louche vers la sociologie, la logi¬
que, l'esthétique, la pragmatique ou la psychologie...

En effet l'événement-avènement de la science linguistique (qui comme


tout grand événement arrivait "sur des pattes de colombe" (Nietzsche, cité
par Benveniste (1966 : 45))) n'a pas cessé, dès l'origine, de se dénier à
travers une alternance de diaspora réelles et de réunifications trompeuses,
renvoyant peut-être, dans la pensée du Genevois, à la pente interne de son
auto-recouvrement.

1.2. La première diaspora apparaît avec les années 20 : la linguistique


saussurienne va errer du cercle de Moscou (où elle est introduite dès 1915
par Jakobson et Karcevski) au cercle de Prague, puis hanter Vienne et
Copenhague. A travers cette errance se produit une sorte de diffraction épis¬
témologique qui distribue, d'un lieu à l'autre, différentes interprétations
sociologistes, logicistes ou psychologistes des intuitions saussuriennes :
à Moscou, les débuts du formalisme structural, mais aussi l'amorce d'une so¬
ciologie du langage d'inspiration plekhanovienne ; à Prague, la fondation de
la phonologie et le développement d'investigations ouvertes à l'écriture lit¬
téraire, mais aussi le contact avec le psychologisme des théories de la
Gestalt ; à Copenhague enfin, le projet explicite de construire une logique
sémiotique du signe.

2. C'est le titre d'un ouvrage de F. Roustang, consacré à une réflexion sur


la conjoncture lacanienne et post-lacanienne en psychanalyse.
3.... "Saussure pensa perdre sa réputation de savant pour avoir cru recon¬
naître des anagrammes" note Milner (1982 : 336).
4

1.3. Les années 50 donnent l'apparence d'une réunification, dans laquelle


la théorie saussurienne aurait enfin trouvé son régime de croisière : la
"seconde vie" de Saussure semble se confondre avec celle de la linguistique
en tant que discipline au-dessus de tout soupçon : du fonctionnalisme de
Martinet aux théories behavioristes de la communication, la pensée de
Saussure s'étend désormais jusqu'au structuralisme distri butionnel de
Bloomfield : "Il est peut-être utile de situer à ce point de vue une des éco¬
les structuralistes, la plus caractérisée nationalement, l'école américaine,
en tant qu'elle se réclame de Bloomfield. On ne sait pas assez que Bloomfield
avait écrit du Cours de Linguistique Générale un compte-rendu très élogieux,
où, faisant mérite à Saussure de la distinction entre langue et parole, il
concluait: 'he has given us the theoretical basis for a science of human
speech' (Modern Language Journal, 1924: 8). Si différente que soit devenue
la linguistique américaine, elle n'en garde pas moins une attache avec
Saussure" (Benveniste, 1966 : 43).

Effectivement, de Bloomfield à Harris, et de celui-ci aux premiers tra¬


vaux de Chomsky, l'héritage du structuralisme saussurien semblait s'achemi¬
ner vers ses conditions optimales de réalisation, à travers la spectaculai¬
re relance, au niveau syntaxique, des fondements théoriques que Saussure
avait formulés sur le plan phonologique et morphologique ; le moment "gali-
léen" de la coupure saussurienne (cf. Haroche & Henry & Pêcheux, 1971) sem¬
blait déboucher (sous la forme d'une entreprise de construction formelle de
la syntaxe) sur sa refonte mathématique "newtonienne", refonte devant la¬
quelle le behaviorisme fonctionnaliste basculait progressivement dans un ir¬
rémédiable porte-à-faux.

1.4. Or cette unité académique de la linguistique post-saussurienne allait


de nouveau éclater au début des années 60, sous l'effet de deux processus
a priori indépendants, mais se déroulant simultanément, sur une quinzaine
d'années :

- le développement de l'hégémonie théorique de la Grammaire Générative-


Transformationnelle (GGT), face aux positions institutionnelles acquises
dans la période antérieure par les différentes tendances fonctionnalistes
(abritées ou non derrière l'étiquette du structuralisme linguistique, elles
ont très largement continué à "tenir le terrain", aux U. S. A. comme en Euro¬
pe) :
- l'apparition en France d'un nouveau courant philosophique, épistémo¬
logiquement et politiquement assez hétérogène, mais qui constitua son espa¬
ce par la référence à trois noms propres fondateurs et à la (re-) lecture
5

de leurs oeuvres : Marx, Freud <et... Saussure.

La désignation même de ce nouveau courant par le nom de structuralisme


manifeste la position-clé que le nouveau matérialisme de la structure attri¬
buait à la linguistique en tant que "science-pilote".

La (re-)lecture de Saussure fut l'un des moteurs principaux de ce mou¬


vement. L'enjeu linguistique n'était pas mince : il s'agissait de dégager
la linguistique du fonctionnalisme socio-psy.chologiste, en s'appuyant notam¬
ment sur les travaux de Jakobson et de Benveniste.

Du point de vue philosophique, il en résulta surtout la production d'une


impressionnante série de philosophâmes (tels que les notions de signifiant,
de structure combinatoire, de système synchronique de différences sans ter¬
mes positifs, de distribution de positions, fonctions et places, de causali¬
té structurale présente dans la série de ses effets etc...). Les travaux de
Lévi-Strauss, de Lacan, d'Althusser, de Foucault, de Derrida... matériali¬
sèrent sous diverses formes les effets de ce nouveau dispositif philosophi¬
que.

Sur le terrain propre du langage, dans son rapport à la langue, au tex¬


te et à la parole, l'effet de ce retour aux sources se distribua, avec des
conséquences diverses, entre une réflexion "sémiologique" sur l'espace lit¬
téraire (Barthes, Kristeva...) et aussi la constitution de positions origi¬
nales dans le champ institutionnel des recherches linguistiques elles-mêmes :
parmi ces positions, celle de A. Culioli, se référant à la logique de Frege
(cf. en particulier Culioli, 1968) pour confronter les traditions linguis¬
tiques françaises (Tesnière, Guillaume, Benveniste...) aux nouveaux défis
de la GGT, et débouchant sur l'élaboration d'une théorie formelle de la gram¬
maire capable de construire les phénomènes ênonciatifs (au lieu de les cons¬
tater, de les commenter indéfiniment) ; et celle de J.C. Milner, menant une
réflexion singulière au plus près de la GGT, en s'appliquant à discerner ce
qui, de l'intérieur de cette théorie, résiste à sa dérive épistémologique
interne, à cette opacification du fait inconscient de "lalangue" sous la
construction rationnelle de la grammaire d'une langue.

4. Dans l'Amour de la Langue, J.C. Milner rêélabore ce terme lacanien à tra¬


vers une réflexion sur le statut de la discipline linguistique, saisie "am-
phibologiquement" entre les représentations inscriptibles dans "la science
universelle des symbolismes possibles autrement dit la logique" et l'insis¬
tance dans la langue du "point de poésie" comme effet de l'inconscient.
La Langue Introuvable s'appuie sur la réflexion de Milner pour travailler,
contre les idées reçues, ce fait inaugural de la GGT : la première théorie
(suite de la note page suivante).
6

Dans cette série d'effets s'inscrit aussi l'émergence problématique


de ce qu'il est convenu d'appeler l'analyse de discours de type français,
initialement engagée par les travaux de J. Dubois : cette discipline trans¬
versale en formation a été fortement marquée par la conjoncture épistémolo¬
gique qui vient d'être rappelée.

Le parallélisme des deux événements (la GGT aux USA et en Europe/le


structuralisme philosophique en France) dura tout au long de la décennie
des années 60 et jusqu'au milieu de la suivante. Il explique sans doute pour
une part la résistance des linguistes français à l'égard du chomskysme :
par un entrecroisement de raisons contradictoires, la GGT n'a guère dépassé
dans notre pays le niveau d'une vulgarisation universitaire de surface,
doublée d un mystérieux fonctionnement de secte d'initiés .

Les tentatives pour inscrire le concept de transformation dans l'espa¬


ce du mouvement structuraliste demeurèrent, sauf exceptions, au stade du jeu
de mots philosophique, et Lacan eut par ailleurs beau jeu de "pointer" que
le fameux énoncé "Colorless green ideas sleep furiously" constituait à tra¬
vers l'apparence absurde de sa sémantique littérale, une assez bonne défini¬
tion des processus inconscients ! Face à la subversion théorique de la Tri¬
ple Entente structuraliste (Marx - Freud - Saussure), qui engageait l'an¬
thropologie, l'histoire, la politique, l'écriture littéraire et la poésie
aux côtés de la linguistique et de la psychanalyse, les minutieuses argumen¬
tations de la GGT ne faisaient pas le poids...

De leur côté, les applications psycholinguistiques qui s'en autori¬


saient (les expérimentations traquant avec un chronomètre les transforma¬
tions des arbres syntaxiques dans le cerveau des "sujets"...) constituaient
un exemple - caricaturalement behavioriste - de ces méthologies empiristes

4. (suite de la note de la page précédente). ...syntaxique à supposer une


continuité du grammatical et de 1 ' a-grammatical , dans la mesure où elle
construit le grammatical autrement que ce par rapport à quoi il y a erreur,
déviation ou écart anormal. On montre par la même occasion que Chomsky et
les chomskyens n'ont pas cessé de recouvrir cette déconcertante découverte,
et qu'ils sont arrivés à leurs fins...
5. A l'inverse, les effets du structural isme français aux USA, en Allemagne,
en Angleterre ne dépassèrent guère, pendant toute cette période, le cercle
universitaire des départements de français et de philosophie, et celui de
quelques groupes politiques de gauche, avertis - parfois de manière extrê¬
mement précise - de l'existence des théories "parisiennes". Pour des raisons
assez évidentes la "réception" fut d'emblée beaucoup plus large et plus po¬
litique dans des pays comme l'Italie, et l'Amérique latine.
6. On sait que cet exemple canonique de la GGT fut déclaré "agrammatical" à
taxiques,
partir de1981
Pêcheux la théorie
Chomsky
: 168-9.
s'était
proposée
montré
dansplus
Aspects,
prudent.
alors
Cf. que
sur dans
ce point
Structures
Gadet &syn¬
7

avec lesquelles le "matérialisme structural" avait entrepris de rompre sur


tous les terrains.

Enfin, les différents fonctionnalismes socio-psychologistes, inscrits


dans la lignée des "sociologies du langage", avaient conservé d'assez soli¬
des positions pour fournir des arguments politiques à un anti-chomskysme
"de gauche" n'hésitant pas à associer le structural isme, Saussure et Chomsky
dans la même haine théorique.

1.5. Le début des années 80 apparaît marqué par un nouveau tournant dans le
régime des recherches linguistiques. Au cours des dernières années, divers
signes se sont multipliés, manifestant simultanément la fin du matérialisme
structural à la française (décomposé à travers ses ultimes répercussions
contradictoires) et celle du chomskysme tel qu'il s'est développé depuis
une quinzaine d'années (cf. Grünig, 1981).

Est-ce plus qu'une coïncidence ? Cette simultanéité entre l'épuisement


de l'effet-Saussure, par lequel la linguistique a progressivement perdu ses
allures de science-pilote dans le champ des Sciences Humaines et Sociales,
et le blocage des recherches théoriques menées par la GGT (essentiellement
dans le domaine de la syntaxe) justifie en tout cas la formation, parmi les
linguistes, d'un large consensus anti-saussurien £t anti-chomskyen, repo¬
sant sur l'idée (simple mais efficace !) que la linguistique formelle - et
la recherche sur les formalismes syntaxiques en particulier - est fallacieu¬
se et inutile, et qu'il est plus qu'urgent de s'occuper d'autre chose.

Le fait que l'itinéraire propre à la GGT ait pu contribuer, sur la ba¬


se d'un certain recouvrement interne de la spécificité des faits syntaxi¬
ques, à déplacer de plus en plus le point d'application de la réflexion vers
la sémantique et la logique, puis vers la pragmatique, ne constitue aux
yeux de ce consensus qu'une preuve supplémentaire : l'hommage forcé du vice
formaliste aux vertus d'une pensée "ouverte vers l'extérieur" !

Sans interroger plus avant le rapport réel entre Saussure et Chomsky


- ce rapport demeure un impensé fondamental de la linguistique - on ne peut
manquer de souligner qu'ils ont au moins partagé la même préoccupation ob¬
sédante de déterminer "où est le propre de la langue", alors que cette ob¬
session semble aujourd'hui embarrasser plus d'un linguiste. L'amour de la
langue avait conduit Saussure à récuser "les cadres et les notions qu'il
voit employer partout parce qu'ils lui paraissent étrangers à la nature
propre de la langue" (Benveniste 1966 : 39). Ne serait-ce pas à l'inverse,
8

une certaine honte (une aversion inconsciente ?) à 1 'égard du propre de la


langue qui pousse aujourd'hui beaucoup de linguistes à se précipiter vers
les cadres et les notions qu'ils voient employer partout ?

Un nouveau consensus n'est-il pas en train de se reconstituer sur la ba¬


se d'une unité négative, débouchant sur une nouvelle diaspora intellectuelle,
qui tend à replonger la linguistique dans des questions de biologie, de lo¬
gique et de psychologie (individuelle ou sociale) ?

Comme si les conditions d'autonomie épistémologique de la linguistique


en tant que science se trouvaient derechef historiquement compromises... Com¬
me si, une nouvelle fois, Saussure restait seul avec ses problèmes !

2, "quel étrange destin que celui des idées,.," (encore benveniste !).
Etrange en effet, cette série de retournements qui marque l'histoire des
idées linguistiques, à travers ses rapports aux autres sciences (constituant
son environnement spécifique, son "extérieur" épistémologique), et aussi à
travers l'insertion dans un processus plus vaste, débordant la scène des purs
événements scientifiques.

Cet "étrange destin" contredit à la fois la conception, d'apparence ra¬


tionaliste, qui suppose un développement autonome, rectiligne et cumulatif
d'un noyau de connaissances de l'objet langue, et la vision sceptique (oppor¬
tuniste ou pragmatique) qui réduirait l'histoire de la linguistique au heurt
de quelques individualités ou au balancement arbitraire des modes intellec¬
tuelles : il faut bien supposer que cette discipline est, d'une manière qui
lui est propre, exposée de l'intérieur d1 elle-même aux effets complexes du
processus historique et politique d'ensemble constituant l'espace dans le¬
quel son histoire se produit.

Mais, à tenter de penser ainsi la linguistique "hors d'elle-même" (cf.


Gadet & Pêcheux, 1980) dans l'histoire, ne risque-t-on pas de perdre de vue
le réel propre auquel on vient de soutenir qu'elle a affaire ?

Les positions argumentées dans La Langue Introuvable constituent une


tentative pour contourner cette aporie, en montrant que la question du "pro¬
pre" de la linguistique (de la spécificité de son réel) est indissociable de
celle des choix d'étayages à travers lesquels se constitue et se transforme
le réseau de ses alliances.
9

Hasarder des hypothèses (du type de celles qui sont présentées ci -après)
concernant les déterminations historiques venant "signer" les successifs ré¬
seaux d'affinités de la linguistique - depuis les années 50 jusqu'à la pério¬
de actuelle -, c'est donc aussi (il n'y a pas à le dissimuler) prendre posi¬
tion à l'égard du réel propre à la linguistique en tant que réel de la lan¬
gue. Les trois propositions qui suivent se bornent à évoquer, là encore d'une
manière nécessairement ultra-rapide et allusive, des faisceaux d'indices his¬
toriques, des points sensibles où s 'entrecroisent différents niveaux.

2.1. LE MOMENT D ’ UNIFICATION APPARENTE DE LA LINGUISTIQUE DES ANNEES 50,


sous la forme dominante du fonctionnalisme, coïncide avec la relance du dé¬
veloppement industriel de l'après-guerre, nécessitant la mise au point et la
diffusion de nouvelles procédures technologiques, dans les sphères de la pro¬
duction, de la formation professionnelle, de l'éducation et de la santé.

Le problème des "communications" (qui allait devenir, par déplacement


métaphorique, le thème principal des idéologies du consensus) fut
d'abord un casse-tête pour les ingénieurs du téléphone : la théorie de l'in¬
formation (Shannon et Weaver) se constitue sur ce terrain, où 1 'émetteur et
le récepteur sont des instruments avant d'être les sujets parlants qui les
utilisent.

Simultanément, les travaux de von Neumann confrontent les modèles ma¬


thématiques, neuropsychologiques et économiques de la communication (i.e.
la transmission d'information entre partenaires) , et débouchent, en associa¬
tion avec Morgenstern, sur la "théorie des jeux" (se voulant une théorie géné¬
rale des interactions , conçues comme échange d'informations) (cf. Plon, 1976).
La notion d'homéostasie émerge ainsi en tant que catégorie inter-discipl inai¬
re, visant à rendre compte en termes de circuits d'information, des régula¬
tions comportementales susceptibles de caractériser aussi bien une machine,
qu'un animal ou un groupe social : la psychologie behavioriste (skinnerienne
et pavlovienne) adopte le schéma de la "boîte noire" comme modèle adéquat à
ses théories de l'apprentissage (en tant que réglage instrumental du jeu des
"entrées" et des "sorties" structurant le comportement - et en particulier
le "comportement verbal"-) ; la cybernétique entreprend de construire des
mécanismes auto-régulës (l'homéostat d'Ashby, le perceptron de Seymour Papert
et les tortues électroniques de Grey Walter...) simulant divers types de
comportements "normaux" ou "pathologiques" ; les mathématiques développent à
la fois des modèles statistiques et probabilistes destinés à traiter les
"messages" en tant que flux d'information, et des théories formelles (déri¬
vées des travaux de Turing) autorisant la programmation de calculs logiques
10

(sur les premiers ordinateurs à lampes nécessitant plusieurs étages d'immeu¬

ques
ble pour
mm 3 effectuer
!) : à l'horizon
ce qu'unse micro-processeur
dessinent les projets
condense
initiaux
aujourd'hui
de traduction
en quel-

automatique - qui allaient buter sur la structure non-markovienne de la syn¬


taxe - , et les premières tentatives de simulation de l'intelligence (la no¬
tion d'intelligence artificielle apparaît en 1956) visant à construire des
dispositifs capables de raisonnement.

Sous ce tissu de rapprochements interdisciplinaires qui marqua la con¬


joncture des années 50 transparaît, à l'état embryonnaire, une visée utopi¬
que de "maîtrise du monde", associé à cet humanisme politique des bonnes in¬
tentions que par exemple 1 'UNESCO, dès sa création en 1946, s'employa à dif¬
fuser : l'idée d'une régulation psycho-bio-cybernétique des comportements
humains, individuels et sociaux, à travers l'ergonomie, la médecine et - sur¬
tout - l'éducation, apparaît comme la répercussion ultime du schéma fonction¬
nel de la communication linguistique, projeté dans un environnement "scien¬
tifique" en fonction des affinités électives qui viennent d'être rappelées.
Cette visée systémique-fonctionnelle ne disposait pas à l'époque des condi¬
tions (biologiques, neurophysiologiques, cybernétiques et informatiques) né¬
cessaires à sa réalisation, mais le projet était tracé ; quant au secteur des
disciplines philosophiques et littéraires (dominé par la phénoménologie et
l'humanisme existentiel), il n'avait d'autre "rapport" avec ledit projet que
le non-rapport de l'ignorance distante, la dérision esthétisante, et la re¬
vendication des droits du "vécu", de "l'authentique", voire du "poétique"...
face à la Science.

Malgré les efforts exceptionnels de linguistes comme Jakobson pour te¬


nir les deux bouts de la chaîne, et faire valoir le statut poétique du lan¬
gage Ohumain, en portant l'argumentation sur le terrain même du fonctionna-
lisme , la linguistique des années 50 resta prise dans ce fantasme interdis¬
ciplinaire de la communication comme régulation fonctionnelle contrôlée :
elle l'avait par avance indirectement autorisé, sinon suscité, en se dési¬
gnant elle-même comme "fonctionnaliste".

7. En particulier Newell et Simon, sur la démonstration automatique de théo¬


rèmes mathématiques.
8. L'idéal de Roman Jakobson fut d' intégrer le tout de la linguistique (si¬
non tout dans la linguistique).
J.C. Milner ("A Roman Jakobson, ou le bonheur par la symétrie", dans Milner
1982 : 329-337) montre que dans ce désir de l'Encyclopédie "il s'agit de
bien autre chose que d'une volonté de planification - même si, sous le poids
des technologies environnantes, Jakobson a pu, loin de l'Europe, paraître
parfois y céder" (p. 335).
11

2.2. LA PERIODE DE 1960-1975 SE CARACTERISEл DU MOINS EN CE QUI CONCERNE LA


FRANCE ET UNE PARTIE DE L 'ESPACE DES CULTURES LATINES PAR UNE RESTRUCTURATION
GLOBALE du réseau d'affinités disciplinaires autour de la linguistique. Il
a été rappelé plus haut que cette restructuration, apparue assez brusquement,
s'était organisée à travers l'événement structuraliste qui marqua la fin de
l'hégémonie philosophique de la phénoménologie et de l'existentialisme
(Husserl, Heidegger, Sartre...) et redistribua complètement les rapports en¬
tre les "sciences" et les "lettres : le surgissement de l'anthropologie struc¬
turale, le renouveau de l'épistémologie et de l'histoire des sciences, la re¬
fonte anti-psychologiste du champ psychanalytique, l'apparition de nouvelles
formes d'expérimentation dans l'écriture littéraire, et la relance de la théo¬
rie marxiste traduisaient simultanément ce virage de conjoncture, boulever¬
sant le système des alliances nouées autour de la linguistique, qui apparais¬
sait désormais comme la garantie déjà partiellement réalisée d'une Science
formelle du Signifiant.

Des concepts tels que ceux de métaphore et métonymie, de chaîne signi¬


fiante, d'effet de sens etc... étaient en train de devenir la base théorique
commune d'entreprises de construction critique, bousculant aussi bien les
évidences littéraires de l'authenticité vécue que les certitudes scientifiques
du positivisme bio-psycho-fonctionnel.

"Ce qui est fondamental fut le défi intellectuel, politique et person¬


nel qui surgit quand les trois théories (psychanalytique, marxiste, linguis¬
tique/anthropologique) coïncidèrent, ne fut-ce que pendant un laps de temps
très bref" (Turkle 1982 : 10) : l'effet subversif de ce défi intellectuel
engageait la promesse d'une révolution culturelle remettant en cause les évi¬
dences de l'ordre humain comme ordre strictement bio-social. Restituer quel¬
que chose du travail spécifique de la lettre, du symbole, de la trace, c'é- «
tait commencer d'ouvrir une faille dans le bloc compact des pédagogies, des
technologies (industrielles et bio-médicales), des humanismes moralisants ou
religieux : c'était mettre en question ce bloc, cette articulation duelle du
biologique avec le social, d'où le symbolique est forclos, et ce fameux "su¬
jet psychologique", sourd au signifiant, qui fonde ladite articulation (com¬
me la glande pinéale cartésienne accorde en l'homme la substance pensante et
la substance étendue). Désigner cette faille comme effet irréductible de
l'ordre symbolique, c'était porter un coup au narcissisme (individuel et col¬
lectif) de la conscience humaine, qui ne cesse de renégocier son "articula¬
tion" entre le néant de l'inconscience biologique et la gestion contractuel¬
le du soi (comme maître/esclave de ses gestes, paroles et pensées, dans son
rapport à l'autre-soi).
12

En un mot :1a révolution culturelle structural iste ne cessa de faire pe¬


ser un soupçon tout à fait explicite sur le registre du psychologique (et sur
les psychologies - du comportement, du moi, ou du "sujet épistémique" - qui
s'en veulent la théorie). Ce soupçon n'est donc pas engendré par la haine de
l'humanité que l'on a souvent prêtée au structuralisme ; il traduit la re¬
connaissancesymbolique
castration d'un faitg . structural propre à l'ordre humain : celui de la

Dans le contexte politique de la France des années 60, l'effet subver¬


sif structuraliste déborda rapidement le cadre universitaire de la "produc¬
tion théorique" et celui des magazines littéraires spécialisés ; la théorie
et la littérature devenaient des lieux d'intervention idéologique, suscepti¬
bles d'affecter en retour l'ensemble du champ socio-politique : quarante ans
après l'engagement des formalistes russes dans le mouvement révolutionnaire
d'Octobre, la même question ressurgissait (sous de nouvelles formes) d'un
travail du signifiant dans le registre politique, visant une autre manière
d'entendre la politique .

On sait comment, au cours de la décennie qui suivit mai 1968, cette ré¬
pétition de la "scène primitive" révolutionnaire des années 20 s'effondra
progressivement :1a fin du "lacanisme", la "crise du marxisme" et l'irrup¬
tion de la "nouvelle philosophie" ont marqué le nouveau virage de l'idéolo¬
gie française. Les évidences induites par ce qu'on pourrait appeler la révo¬
lution culturelle avortée des années 60 viennent affecter le dispositif in¬
tellectuel des Sciences Humaines et Sociales ; l'épuisement des effets du
mouvement structuraliste entraîne, pour la discipline qui donna son nom à ce
mouvement, une reconf iguration de son dispositif d'étayages épistémologi¬
ques.

9. "Pour autant que la psychanalyse bouleverse la notion d'un moi volonta¬


riste et unitaire, son histoire a été celle d'une idée subversive engagée
dans une lutte contre la normalisation. Et la tension entre une conception
du moi "centrée" et une autre "décentrée" a presque toujours été au coeur
de la bataille. Le conflit entre Lacan et les psychologues du moi a conduit
cette lutte à son point d'incandescence. Lacan a mobilisé, il a appelé à la
rescousse deux autres traditions de pensée, indépendantes de la psychanalyse,
mais attachées comme elle à une notion décentrée du moi ; je veux parler,
bien sûr, du structuralisme et du marxisme." (Turkle, 1982 : 9).
10. Dans les premières pages de Lire le Capital , L. Althusser touchait expli¬
citement cette question politique, dans les termes suivants : "C'est depuis
Freud que nous commençons à soupçonner ce qu'écouter, donc ce que parler (et
se taire) veut dire ; que ce "veut-dire" du parler et de l'écouter découvre,
double
sous l'innocence
fond, le "veut-dire"
de la paroledu etdiscours
de l'écoute,
de l'inconscient
la profondeur
- ceassignable
double fond
d'un
dont la linguistique moderne, dans les mécanismes du langage, pense les ef¬
fets et conditions formels", (p. 14-15).
13

2.3. LE PARADOXE DE CE DEBUT DES ANNEES 80 3 c'est que l'enlisement du struc¬


turalisme politique français** (qui continue néanmoins à produire des effets
notamment dans l'espace latino-américain), coïncide avec un accroissement de
la réception des travaux de Lacan, Barthes, Derrida et Foucault dans le do¬
maine anglo-saxon, tant en Angleterre et en Allemagne qu'aux U. S. A. Ainsi,

par un étrange 12effet


structuralisme , 1 'intellectual
de bascule, i té
au moment
française
précis
"tourne
où la
l'Amérique
page", endécouvre
dévelop¬le

pant un ressentiment massif à l'égard des théories, suspectées d'avoir pré¬


tendu parler au nom des masses, tout en produisant une longue série de ges¬
tes symboliques inefficaces et de performatifs politiques malheureux. Ce res¬
sentiment est un effet de masse venu "d'en bas" : une sorte de contre-coup
idéologique qui force à réfléchir, et qui ne saurait être confondu avec le
lâche soulagement de nombreux intellectuels qui réagissent en découvrant,
après coup, que "la Théorie" les avait "intimidés" !

La grande force de cette révision critique, c'est de mettre impitoyable¬


ment en cause les hauteurs théoriques au niveau desquelles le structuralisme
politique avait prétendu construire son rapport à l'Etat (et, singulièrement,
au Parti-Etat de la révolution !), et de contraindre les regards à se tourner
vers ce qui se passe réellement "en bas", dans les espaces infraétatiques
constituant l'ordinaire des masses, là où, de manière particulièrement vive
en période de crise économique, circule le langage de l'urgence : "L'homme,
pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un ani¬
mal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne
est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question"
(Foucault 1976 : 188).

En histoire, en sociologie, dans les études littéraires mêmes, apparaît


de plus en plus explicitement le souci de se mettre en mesure d'entendre

11. Le terme de "structural isme politique" désigne ici, pour l'essentiel,


la relance althusserienne de la théorie marxiste, mais ne prétend pas locali¬
ser du même coup le pol itique ; le mouvement structural iste dans son ensem¬
ble a contribué à 1 'élargissement du politique : si "tout est politique",
les questions expl icitement politiques (en particulier celles qui se formu¬
lent dans l'espace des stratégies de conquête ou de maintien du pouvoir
d'Etat) doivent céder sur leurs privilèges.
12. Vingt ans de décalage entre le phénomène et sa "réception" aux USA : le
temps que la source du phénomène cesse de bouger, pour devenir un objet in¬
tellectuel consommable ? Ce fut déjà le cas pour la phénoménologie husser-
lienne et l'existentialisme, "reçus" aux USA à partir des années 60.
14

ce discours, le plus souvent silencieux, de l'urgence aux prises avec les mé¬
canismes de la survie : il s'agit, au-delà de la lecture des Grands Textes
(de la Science, du Droit, et de l'Etat) de se mettre à l'écoute des circula¬
tions quotidiennes prises dans l'ordinaire du sens (cf. par exemple
de Certeau, 1980).

Simultanément, le risque que comporte ce même mouvement est assez évi¬


dent : c'est celui qui consiste à suivre la ligne de plus grande pente idéo¬
logique et à concevoir ce registre de l'ordinaire du sens comme un fait de
nature psycho-biologique, préalable à tout ordre symbolique, et indépendant
de lui .

C'est sur cette pente que, au nom du dépassement de Freud, de Saussure


et du structuralisme, s'engage aujourd'hui en France une partie de l'intel¬
ligentsia "moderne" des sciences humaines et sociales au moment où (la récep¬
tion des structuralismes y aidant parmi d'autres facteurs), une - petite -
faille s'entrouve dans le behaviorisme fonctionnel de l'idéologie scientifi¬
que internationalement dominante. Sous la pression d'une sorte de populisme
de l'urgence, le désir de pédagogies et de technologies efficaces renaît,
contournant le fait structurel de la castration symbolique, et ressoudant le
bloc bio-social de l'animal-humanité.

Avec, bien entendu, la réapparition triomphante de la glande pinéale


psychologique : "Au début des années 60, Alain Resnais, avec l'Année dernière
à Marienbad, articulait un film sur des métaphores telles que des miroirs à
l'intérieur de miroirs et la manipulation symbol i co-mathématique d'allumettes
Le titre de ce film devint synonyme d'une conception de l'homme qui mettait
l'accent sur la complexité du symbolique, et non sur la simplicité de l'ins¬
tinct. Vingt ans plus tard, dans Mon oncle d'Amérique, la métaphore centrale
est celle du rat de laboratoire au comportement préprogrammé, conditionné et
conditionnable. Dans ce film, la "voix de l'autorité" est celle du biologis¬
te Henri Laborit. La version qu'il présente de la socio-biologie non seule¬
ment rejette le symbolique en faveur d'une causalité plus biologique, mais
elle va plus loin et débouche sur une théorie analogue à la psychologie du
moi : avec un effort conscient, nous pouvons utiliser notre connaissance des
processus instinctuels afin de les maîtriser. La boucle est refermée, nous
sommes revenus au volontarisme. Et ce n'est qu'un petit exemple parmi d'au¬
tres" (Turkle 1982 : 11).

Ainsi, par un "étrange destin des idées", 1980 répéterait 1950, comme
1960 avait répété 1920 ? En fait, l'idée d'un simple looping historique,
15

reconduisant aujourd'hui la configuration épistémologique des années 50,


est profondément inadéquate : l'évolution technologique accélérée, dans les
domaines de l'électronique, de l'informatique et de la cybernétique, soute¬
nue par l'émergence de nouvelles "demandes sociales" (de là robotique aux
banques de données), les récents développements de la recherche bio-médica¬
le - en particulier de la génétique et de la neurophysiologie -, la réorien¬
tation "cognitiviste" de la psychologie expérimentale (le passage en douceur
de Skinner à Piaget) et son étayage sur les développements "sophistiqués" de
la logique formelle, contribuent à structurer, par échange de "modèles" entre
les spécialistes du cerveau, les théoriciens des systèmes et les construc¬
teurs de robots, un espace beaucoup plus cohérent qu'en 1950, et dans lequel
les fantasmes de maîtrise bio-sociale peuvent se donner libre-cours, en dé¬
passant le niveau embryonnaire des projets utopiques.

D'autant que la pression populiste de l'urgence, qui vient d'être évo¬


quée, fournit à l'occasion une base idéologique et une justification "démo-
cratique" aux fantasmes en question . Si l'on ajoute que, de son côté, la
recherche philosophique française semble enfin prendre au sérieux l'existen¬
ce de l'empirisme logique, dont elle s'était toujours tenue à l'écart (de
Bergson à Sartre, et au delà dans la gauche marxiste, l'ignorance tenait
lieu d'argument !) on mesure à quel point la situation a changé : autour des
programmes de recherche interdisciplinaires, en intelligence artificielle et
en traitement de l'information, un nouveau système d'alliances est en train
de se former, dans lequel une certaine conception de la linguistique est in¬
vitée à prendre sa place, à la seule condition qu'elle accepte de traiter le
symbolique comme un signal et le langage comme un instrument logique. C'est-
à-dire, au fond, à condition que la linguistique reconnaisse la psychologie
comme nouvelle science-pilote du secteur, épistémologiquement et politique¬
ment au-dessus de tout soupçon.

Or une telle conception de la linguistique existe ; elle s'est même


fortement renforcée chez nombre de linguistes, à partir du moment oü l'épis¬
témologie chomskyenne a explicité ses présupposés initiaux en soutenant que
la langue est "un organe mental" et que, par voie de conséquence, la lin¬
guistique est une branche de la psychologie (voir sur ce point J.C. Milner,

me
13. scientiste
Il y aurait(traitant
lieu d'élucider
le sujet les
humain
rapports
comme complexes
l'animal le
entre
plusle complexe),
réductionnis¬
les idéologies
populisme,
jeur. dont dula quotidien
réémergence
pratique
actuelle
et constitue
les diverses
un enjeu
racinespolitique
historiques
ma¬ du
16

"Linguistique, biologie, psychologie", dans Milner 1982 : 302-317.).

Qu'il en résulte pour la recherche linguistique une forclusion tendan¬


cielle de l'ordre symbolique (au sens où le matérialisme structural s'est

employé
grand monde
à en deconstruire
dormir ! 14le. concept),
Il faut d'ailleurs
il est clair
reconnaître
que cela que
n'empêche
l'événement
pas

structural iste pour différentes raisons déjà évoquées, n'a eu que peu ou pas
d'effets sur le développement effectif de la linguistique d'après I960, et
de la GGT en particulier. Malgré la redistribution des alliances théoriques,
privilégiant la référence aux mathématiques par rapport à la physique et à
la biologie, et contournant, à l'intérieur même des mathématiques, ce qu'on
peut appeler les "mathématiques de service" (les statistiques quantitatives
par exemple) pour se rapprocher des écritures algébriques, logiques ou topo¬
logiques, les "logiques du signifiant" inspirées par le matérialisme struc¬
tural n'ont eu guère de prise sur l'évolution de la théorie syntaxique géné-
rative-transformationnelle, dérivant de plus en plus vers une interprétation
psycho-logique de la sémantique, de l'énonciation et de la pragmatique : com¬
me s'il s'agissait toujours de "rétablir dans la plénitude de ses droits et
de ses devoirs un sujet maître de lui-même ou du moins responsable de ses
choix. L'univers peut alors tourner à la musique des sphères, entre les mains
du genre humain, guéri de l'inqualifiable blessure que pouvait constituer la
supposition que la langue, ou quelque chose d'elle, lui échappe" (Milner,
1982 : 126-7).

3. "LE LANGAGE EST BIEN CE QU'IL Y A DE PLUS PARADOXAL AU MONDE/ ET


MALHEUREUX CEUX QUI NE LE VOIENT PAS" (TOUJOURS BENVENISTE !).
Parler d'une tendance à la "déconstruction des théories linguistiques"
suppose d'adopter un certain point de vue, du type de celui que l'on soutient
ici .

Si au contraire l'on considère que l'épisode structuraliste a pour l'es¬


sentiel distrait la recherche linguistique de ses objectifs (particulièrement
en France), c'est maintenant que la discipline est en pleine phase d'expan¬
sion et de construction : l'incident est clos, on est revenu sur la bonne
voie... encore un effort pour atteindre le niveau international du positivis¬
me bio-psycho-fonctionnel !

14. Sur l'existence du symbolique comme lieu d'un partage entre la linguisti¬
que et la psychologie, voir également Gadet & Haroche & Henry & Pêcheux (à
paraître) .
17

Mais même de ce point de vue plusieurs "scénarios" épistémologiques


s'avèrent possibles, selon le rapport supposé entre le biologique et le so-
cial : la linguistique a le choix entre l'éclatement et l'intégration.

3. 1. A la limite, le scénario de l'éclatement implique la dissociation ins¬


titutionnelle entre une linguistique du cerveau et une linguistique sociale.

Les connexions actuelles de la biologie - avec la psychologie expérimen¬


tale (à travers la neurobiologie, la neurophysiologie, la psychophysiologie
et l'éthologie, l'analyse et la synthèse de la voix, la psycholinguistique
et les constructions de logique naturelle), avec l'intelligence artificielle
(cybernétique, robotique, étude du "dialogue homme-machine", analyse de scè¬
nes) et avec les sciences du traitement de l'information - tendent à former
un espace d'accueil pour une linguistique du cerveau selon laquelle le systè¬
me nerveux humain, muni de ses "entrées" (auditives et visuelles) et de ses
"sorties" (phonatoires et gestuelles), représente le hardware - la base maté¬
rielle - d'un système multifonctionnel à l'intérieur duquel les langues natu¬
relles constitueraient une classe de logiciels, parmi d'autres. Cette posi¬
tion extrémiste, qui n'est pas sans soutiens actifs dans l'Université et au
CNRS, aboutirait normalement à incorporer la linguistique du cerveau dans le
secteur des Sciences de la Vie, en laissant aux différentes branches des des¬
criptions linguistiques de terrait, des socio-linguistiques et des sociolo¬
gies du langage toute liberté de se consacrer à l'étude des aspects langa¬
giers du "tissu social", dans l'espace des sciences humaines et sociales.

3.2. Mais les répercussions prévisibles d'une telle dissociation, plaçant la


linguistique sociale en position dominée et marginale, rendent finalement ce
premier scénario assez peu plausible : l'idée d'une intégration de la linguis
tique sociale et de celle du cerveau en une théorie bio-sociale de fonctions
de commuirication peut davantage séduire par ses allures de compromis épisté¬
mologique ; il suffit pour cela de supposer, comme toute la tradition fonc¬
tionnaliste y invite, la présence merveilleuse, à l'entrecroisement de l'es¬
pace socio-politique et de l'univers des machines à rétro-action, de la "glan

de pinéalede psychologique",
ponsable ses choix, adapté
c'est-à-dire
à un monde dubio-social
sujet maître
normal
de 15soi-même et res-

15. Pour se repérer entre les machines électroniques et les mécanismes so¬
me critère
ciaux, il y définitionnel
a toujours la : ressource
dans un univers
du recours
de jouets
à la norme
ne correspondant
comportementale
plus corn
à
la définition classique de l'objet (puisqu'ils "parlent", et simulent des
définir
"émotions"),
leur les
identité
enfants
: "les
sont gens,
obligés
ce sont
de tracer
ceux qui
de nouvelles
vont au restaurant
frontières etpour
qui
dre
ont d'une
une famille"
récente enquête
a fini par
sociologique
répondre une
du MIT.
petite fille américaine dans le ca¬
18

Les développements actuels des théories pragmatiques vers une sociolo¬


gie des interactions, supposant des actes de langage indirects, des calculs
d'inférence et la mise en jeu de maximes d'appréciation et d'action, ne s'ins¬
crivent-ils pas massivement dans cette tendance ?
"-Pourquoi es-tu rentré si tard hier soir ?" lança brutalement Magpie.
férent
Je suis
à laallé
provocation.
au bowling", répondit Scott Robertson, son mari, indif¬
Magpie reprit, perfide : "Je croyais que tu avais horreur du bowling..."
Pas quand je suis en compagnie...
- Ne suis-
Scott se défendit
je pas, mollement
moi aussi, : de la compagnie ?"
Ce n'est pas la même chose.
- Bien sûr, parce que tu ne peux pas trouver des femmes à la maison !"
La scène de ménage aurait été des plus classiques si cette Américaine
jalouse
que, muetn'avait
de surcroît.
pas eu la froide physionomie d'un terminal informati¬
Magpie est un programme d'ordinateur qui joue le rôle d'une épouse ai¬
grie et soucieuse de dominer son supposé mari... "16.

De l'analyse des échanges verbaux impliqués par le rite du repas au res¬


taurant, jusqu'à la transformation des fables de La Fontaine en scénarios
actantiels (cf. Sabah & Rady & Soquier & Berthelin 1981), le projet d'une in¬
corporation des "fonctions de communication" dans une sémio-logique interac-
tionnelle doit être pris tout à fait au sérieux : il est déjà en cours de
rëal isation.

3.3. La conséquence assez évidente des deux hypothèses qui viennent d'être
évoquées, c'est que - quel que soit le rapport entre la linguistique du cer¬
veau et la linguistique sociale - l'idée même de s'interroger sur le statut
de l'ordre symbolique et de la castration comme fait structural y apparaît
strictement incongrue. Cette incongruité marque la place laissée dans une
telle perspective à une réflexion prétendant continuer à faire valoir, dans
l'espace de la recherche linguistique, le jeu mallarmëen des signifiants,
l'incidence inconsciente du Witz et de tout ce qui, de la langue, échappe au
sujet parlant : la place d'un entr'acte amusant dans le sérieux de la scien¬
ce, celle d'une sorte de dimanche poétique de la pensée.

Le registre du littéraire et du poétique (re)deviendrait ainsi ce qu'aux


yeux de certains il n'a jamais cessé d'être, en dépit des travaux de
Jakobson, de Benveniste, de Barthes, de Kristeva et quelques autres : un luxe
aristocratique pour le temps de paix, qui doit savoir s'effacer devant la
pression logique de l'urgence.

16. Extrait de "L'intelligence artificielle est déjà née", rubrique "Scien¬


ces" du n° du 2-8 Avril 1982 de la revue l'Express, p. 101.
19

Que "le propre de la langue" puisse ainsi devenir un objet résiduel de


la recherche linguistique donne un sens précis à la notion de déconstruction
théorique telle qu'elle est avancée ici.

Nul ne songe à nier qu'il existe plusieurs séries d'univers discursifs


logiquement stabilisés, inscrits dans l'espace des mathématiques et des
sciences de la nature, dans celui des technologies industrielles et bio-mé¬
dicales, et dans la sphère sociale des dispositifs de gestion-contrôle admi¬
nistratifs. Il est clair que la construction historique de tels univers n'a
été possible qu'en s'étayant sur certaines propriétés des langues naturelles,
autorisant-des opérations de schématisation, de dichotomisation, de calcul
logique etc..., et permettant la manipulation de métalangues aptes à repré¬
senter de manière non-ambiguë l'ensemble des "états de chose" possibles, in¬
hérents au micromonde supposé par une telle manipulation : dans de tels uni¬
vers discursifs, toute ambiguïté comporte en effet un risque "mortel", et
c'est précisément l'existence de ces multiples espaces de l'urgence (entraî¬
nant un foisonnement de pédagogies de toutes sortes) qui garantit massivement
l'étayage actuel de la réflexion linguistique sur les concepts logiques, sé¬
mantiques et pragmatiques, importés de cette série d'univers.

Mais - sauf à tenir la fonctionnalité bio-sociale pour un fait univer¬


sellement accompli - force est de reconnaître que toute langue naturelle est
aussi, et avant tout, la condition d'existence d'univers discursifs non-sta-
bilisés logiquement propres à l'espace socio-historique des rituels idéolo¬
giques, des discours philosophiques, des énoncés politiques, de l'expression
culturelle et esthétique. Dans cette deuxième catégorie d'univers discursifs,
l'ambiguïté et l'équivoque constituent un fait structurel incontournable :
le jeu des différences, altérations, contradictions ne peut y être conçu com¬
me le ramollissement d'un noyau dur logique : "L'hétérogénéité constitutive"
de la langue ne se confond pas avec la manipulation ostentatoire de "l'hété¬
rogénéité montrée" (cf. sur ce point les travaux de J. Authier, en particu¬
lier Authier-Revuz, 1982).

Dès lors : ne pas céder sur ces deux articles (de "foi raisonnée" )
qu'énonce J.C. Milner :
"-rien de la poésie n'est étranger à la langue
- aucune langue ne peut-être pensée complètement, si on n'y intègre
pas la possibilité de sa poésie" (J.C. Milner, "A Roman Jakobson, ou
le bonheur par la symétrie" dans Milner 1982 : 336)
impose à la recherche linguistique de construire des procédures (des modes
d'interrogation de données et des formes de raisonnement) capables d'aborder
20

explicitement le fait linguistique de l'équivoque comme fait structural im¬


pliqué par l'ordre symbolique, c'est-à-dire de travailler au point où cesse
la consistance de la représentation logique inscrite dans l'espace des "mon¬
des normaux".

L'objet de la linguistique (le propre de la langue) apparaît ainsi tra¬


versé par une division discursive entre deux espaces : celui de la manipu¬
lation de significations stabilisées, normées par une hygiène pédagogique
de la pensée, et celui des transformation du sens, échappant à toute norme
assignable a priori, d'un travail du sens sur le sens, pris dans la relance
indéfinie des interprétations.

La frontière entre les deux espaces est d'autant plus difficile à déter¬
miner qu'il existe toute une zone intermédiaire de processus discursifs (re¬
levant du juridique, de l'administratif et des conventions de la vie

17. Cette division se répercute au niveau de la volonté politique; dans le


premier espace, le développement des nouvelles technologies (informatique,
génie bio-médical, télécommunications) constitue l'un des atouts majeurs de
la stratégie économique gouvernementale pour sortir de la crise : sous réser¬
ves d'un contrôle des effets néotayloriens de cette "révolution technologique",
les buts sont politiquement clairs et socialement peu contestables. Mais en
référence au deuxième espace émerge aussi, face à "l'impérialisme financier
et culturel" des grandes industries de la communication, la volonté politi¬
que d'une résistance à l'uniformisation des modes de vie, des formes de pen¬
sée et d'expression (cf. la récente déclaration du ministre J. Lang à
1 'Unesco et, sur un autre plan, la décision de créer un Collège International
de Philosophie).
Dans chacun de ces deux espaces, la volonté politique a d'excellentes
raisons ; mais il ne s'agit pas de mondes séparés, comme le montre par exem¬
ple la question du traitement des "données textuelles", constituant l'un des
cas-frontières où la linguistique se trouve impliquée. Si l'inévitable con¬
tact entre les deux espaces devait se solder par un "transfert technologique"
des concepts, logiciels, métalangues logiques et procédures du premier espa¬
ce vers le second, quelle place resterait-il à l'incontournable ambiguïté des
langues naturelles, aux limites de transparence de toute pensée, au surgisse¬
ment du sens comme événement imprévisible et non-reproductible ?
Relever le défi suppose de ne pas céder sur le "propre de la langue" -
tout en se donnant, le cas échéant, les moyens de se confronter aux techno¬
logies issues du premier espace, pour travailler à les détourner, pour ris¬
quer, sur ce terrain aussi, de nouvelles voies résistant à la pente naturel¬
le du transfert technologique dominant. Je me bornerai à évoquer le cas que
je connais le moins mal : celui de la construction d'algorithmes informati¬
sés, dans le champ de l'analyse de discours. Il y aurait sans doute bien
d'autres exemples.
21

quotidienne) qui oscillent autour de cette frontière : et ce qui en assure


l'efficace, c'est précisément la possibilité qu'elles offrent de jouer sur
les apparences logiques, pour mieux "faire passer" les glissements du sens.

3.4. Ce caractère oscillant et paradoxal du registre de l'ordinaire du sens,


où les deux espaces s'interpénétrent, paraît avoir complètement échappé à
l'intuition philosophique du mouvement structuraliste : désigner d'entrée
de jeu "la société", "l'idéologie", les formes de 1 '"empirisme pratique"
etc... comme le point-aveugle d'une pure reproduction du sens, c'était en
même temps accréditer l'idée que le moment de sa transformation dans le jeu
des déplacements symboliques est un moment exceptionnel - le moment héroïque
solitaire du théorique ou du poétique (Marx/Mallarmé) comme travail extraor¬
dinaire du signifiant.

Cette conception aristocratique, s'attribuant de facto le monopole du


deuxième espace (celui des discursivités non-stabil isées logiquement), demeu¬
rait prise, même à travers son retournement "prolétarien", dans la vieille
certitude élitiste qui veut que les classes dominées n'inventent jamais rien,
parce qu'elles sont trop absorbées par les logiques du quotidien : à la limi¬
te, les prolétaires, les masses, le peuple... auraient un tel besoin vital
d'univers logiquement stabilisés que les jeux de l'ordre symbolique ne les
concernent pas !

En ce point précis, la position théoricienne-poéticienne du mouvement


structuraliste est insupportable. Faute d'avoir discerné en quoi l'humour et
le “trait poétique ne sont pas le dimanche de la pensée, mais appartiennent
aux ressorts fondamentaux de l'intelligence politique et théorique, elle
avait par avance cédé devant l'argument populiste de l'urgence, puisqu'elle
en partageait implicitement le présupposé essentiel.

On sait que les divers courants structuralistes ont presque complète¬


ment négligé les recherches anglo-saxonnes sur le langage ordinaire, les pro¬
blèmes ouverts par l'analyse des conversations et, en général, des évènements
discursifs "quotidiens", sous prétexte que les théoriciens qui les ont abor¬
dés (dans la lignée des travaux de J.L. Austin) n'ont cessé de manifester
une remarquable indifférence à tout ce qui touche au registre de l'incons¬
cient. Mais rien ne prouve qu'il s'agisse là d'une implication nécessaire :
des recherches récentes témoignent même brillamment du contraire - par exem¬
ple le travail de Shoshana Felman (1980) abordant de front les rapports en¬
tre la théorie des actes de langage et la psychanalyse, de Freud à Lacan.
Les perspectives ouvertes à la réflexion linguistique par la relecture
22

post-structuraliste de Wittgenstein vont dans le même sens : celui d'une


déconstruction des évidences du sujet psychologique, dans le domaine où elles
sont le mieux installées.

Evoquer, comme on l'a fait ici, le risque d'une "dé-construction des


théories linguistiques" ne vise donc pas à faire planer un soupçon général
sur le fait que beaucoup de linguistes concentrent aujourd'hui leurs efforts
sur la pragmatique et l'énonciation (de quel droit d'ailleurs un tel soup¬
çon ?), mais seulement à interroger la modalité dominante sous laquelle se
développe ce nouvel intérêt : si, en de telles matières, le linguiste cède
par avance tout à la psychologie du sujet maître de soi et responsable de
ses choix, que reste-t-il du réel de la langue en tant qu'il "fait irruption
par le réel d'un manque" (Milner, 1982 : 337) ?

"Qu'est-ce donc que cet objet, que Saussure érige sur une table rase
de toutes les notions reçues ? Nous touchons ici à ce qu'il y a de primor¬
dial dans la doctrine saussurienne. . . ce principe est que le langage, sous
quelque point de vue qu'on l'étudie, est toujours un objet double...
(Benveniste, 1966 : 40).

Principe symétrique de dualité ou dédoublement équivoque asymétrisant,


la notion de double oscille entre le "bonheur par la symétrie" vers lequel
a tendu Jakobson, et le drame de la béance ouverte sous chaque mot, qui n'a
cessé de hanter Benveniste. J.C. Milner caractérise cette oscillation sur le
cas de l'énonciation :
"Là où Benveniste voyait comme les stigmates dans la langue de ce qui
lui est radicalement autre - pronoms personnels, temps verbaux, performatifs -,
Jakobson construit une théorie des "embrayeurs" , par quoi tout se constitue
en tableau symétrique, déductible d'une propriété prévisible. Il suffit
pour cela qu'à la subjectivité que Benveniste institue comme une béance non
symétrisable dans la langue, se substitue le terme de message, pris dans une
opposition régulière au terme code (Milner, 1982 : 336).

Et c'est là que Milner, rapprochant Benveniste de Saussure, comnente cet


effroi, déjà évoqué, qui saisit le Genevois devant ses propres découvertes :
"Plus singulièrement encore, Saussure pensa perdre sa réputation de sa¬
vant pour avoir cru reconnaitre des anagrammes. Jakobson les rencontre et
les adapte de telle sorte que rien ne s'y lit plus que les voies élégantes
d'une raison poétique" (Milner, 1982 : 336).

Entre la symétrie (à travers laquelle l'autre apparaît comme le reflet


23

du même, via une règle de conversion) et 1 'équivoque (dans laquelle l'identi¬


té du même se dérègle, s'altère de l'intérieur), le paradoxe de la langue
touche
le jeu deux
sur les
foisrègles.
à l'ordre
18 de la règle : par le jeu dans les règles, et par

Penser la langue comme simple jeu dans les règles risque toujours de re¬
couvrir l'espace propre de ce qui règle le réel de la langue, en lui substi¬
tuant des règles (bio-)logiques d'engendrement des arborescences syntaxiques,
contraintes par la sémantique de "systèmes de connaissances" (discursivement
stabilisés en relations thématiques et en formes logiques), ou des règles de
jeux de langage translinguistiques à partir desquelles le registre social du
pragmatique et de l'énonciatif serait censé échapper au "propre de la langue",
démasquant ainsi le statut fictif de ce dernier.

Tenter de penser la langue comme espace de règles intrinsèquement capa¬


bles de jeu, comme jeu sur les règles, c'est supposer dans la langue un or¬
dre de règle qui n'est ni logique, ni social : c'est faire l'hypothèse que
la syntaxe comme espace spécifiquement linguistique n'est ni une machine lo¬
gique (un système formai autonome, extérieur au lexical, au sémantique, au
pragmatique et à l'énonciatif), ni une construction fictive de nature méta-
linguistique (réductible à des effets de pouvoir inscrits dans une maîtrise
supposée gouverner le discours écrit).

Dans cette perspective, la syntaxe serait au contraire ce qui touche de


plus près au propre de la langue en tant qu'ordre symbolique, à condition de
dissymétriser le corps des règles syntaxiques en y construisant les effets
discursifs qui le traversent, les jeux internes de ces "miroitements" lexico-
syntaxiques à travers lesquels toute construction syntaxique est capable d'en
laisser
un autre apparaître
mot 19 . une autre, au moment même où un mot vient se glisser sous

Plutôt que de célébrer ou de pleurer la volatilisation du réel de la


langue, il s'agirait alors de le penser comme un corps traversé de failles,
c'est-à-dire soumis à l'irruption interne du manque.

18. Je reprends ici les formulations de F. Gadet, inscrites dans une réfle¬
xion sur la langue comme espace de règles traversé de failles. Cf. par ex.
"tricher la langue" (Gadet, 1981 : 117-126) où elle propose de concevoir la
règle "comme comportant dans son principe même un espace de jeu : au sens
d'un jeu d'enfant ou de société, mais aussi peut-être du jeu d'un muscle ou
du jeu d'un mécanisme" (p. 214).
19. La notion de "miroitement" lexico-syntaxique a été introduite en analyse
de
communication
Liège,
discours
Novembre
parau J.M.
Colloque
1981.Marandin.
International
Cf. "Linguistique
d'informatique
et algorithmes
et Sciences
textuels",
Humaines,
24

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