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MONDIALISATION
Ibrahim Albalawi
Université du Roi Saoud (Arabie Saoudite)
« La diversité culturelle est la nouvelle frontière caine, est sentie par les autres aires culturelles (hispa-
de la mondialisation », écrivait Dominique Wolton nophonie, lusophonie, arabophonie…) comme une
(2006, p. 35) ; celle-ci n’est pas seulement économique menace de leurs identités. Aussi paradoxal que cela
mais aussi humaine et communicationnelle. L’ ouver- puisse paraître, plus les sociétés, les communautés, les
ture des sociétés les unes aux autres provoque une nations se rapprochent grâce à des outils de commu-
déstabilisation culturelle au sens où l’hégémonie, nication tels que le téléphone mobile, Internet ou
symbolisée aujourd’hui par la culture anglo-améri- les télévisions satellitaires, plus on se rend compte
de la distance culturelle qui les sépare. Dans un tel – « Celui qui traduit sa parole » (tarjama kalâmahu),
contexte, il n’est pas étonnant de voir la mondialisa- c’est-à-dire qui explique sa parole dans une autre langue,
tion s’accompagner d’un mouvement de traduction ce qui a donné le sens de turjumân « interprète ».
sans précédent. Rappelons que, dans les langues indo-européennes,
C’est donc au mouvement de la traduction dans le cet emprunt à l’arabe a donné lieu à un éventail très
monde arabe que sont consacrées les pages qui suivent. riche. Sans être exhaustif, nous signalons les exemples
Autant que faire se peut, il s’agit, pour nous, de fournir suivants : dragoumanos (grec byzantin), trujaman et
un diagnostic qui soit le plus conforme à la réalité. Ce truchiman (espagnol), drogman, drugement, truchement
texte ne soulève pas que des questions ; il tente d’y (apparus en français, respectivement au XIIe siècle, au
apporter des réponses. XIVe siècle et au XVe siècle), Drutzelmann (ancien alle-
mand) ou Quartschen et Tratshen (allemand contempo-
rain). Ce terme a été emprunté aussi par d’autres langues
non indo-européennes comme le turc.
À propos du terme tarjama, Sous l’Empire ottoman, le terme drogman dési-
« traduction » gnait un interprète entre les Européens et les peuples
du Proche-Orient. Mais dans un sens plus étroit, le
terme désignait les interprètes officiels de la Porte1 avec
L’ origine du mot arabe tarjama peut, à elle seule, les diplomates occidentaux. À partir de 1665, le grand
faire l’objet de cet article. Pour comprendre le para- drogman était le chef des services diplomatiques otto-
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grandes étapes : 1. Le monde arabe préislamique et les Europe. Et compte tenu des contrées non arabes que
débuts de l’Islam (IXe s. av. J.-C. - 661) ; 2. Les dynasties l’Islam a conquises, la société islamique est devenue
arabes, Omeyyades (661-750) et Abbassides (750-905), multiethnique. Dès lors, des Turcs, des Persans, des
puis l’hégémonie et le temps des scissions (905-1055) ; Berbères ou des Kurdes ont cherché des solutions aux
3. les dynasties non arabes (1055-1258) ; 4. démembre- nombreux problèmes qui se posaient dans leur environ-
ment à l’ouest et regroupement à l’est (1258-1512) 2 ; 5. nement, chacun dans son domaine scientifique respectif
l’Empire ottoman (1512-1774) ; 6. le démembrement de (médecine, astronomie, agriculture, philosophie, litté-
l’Empire ottoman et la colonisation européenne (1774- rature…). Leurs efforts combinés ont produit d’admi-
1945) ; 7. les indépendances politiques (1945-1963). rables œuvres scientifiques dans différents domaines.
Lorsqu’on parle de l’âge d’or de la civilisation arabo- Dans ce contexte propice à la production des connais-
islamique, on renvoie précisément à la première période sances, la traduction a commencé à s’imposer non seule-
de la dynastie abbasside (750-905). C’est tout particu- ment comme l’un des outils de production du savoir
lièrement pendant cette époque que la traduction fut scientifique mais aussi comme un moyen d’intercom-
une activité florissante. Celle-ci a joué un rôle capital munication entre les populations arabes et non arabes
dans la conservation des produits culturels anciens, en mais islamisées qui maîtrisaient de nombreuses langues
particulier grecs, et dans le transfert de cette culture de comme le grec, le syriaque, le persan, le turc ou le sindhi.
l’Orient vers l’Occident. Sans vouloir polémiquer sur À vrai dire, la traduction n’avait pas commencé
cette question, nous soutenons que les Arabes n’ont pas seulement avec le règne des Abbassides. Les Omeyyades
été, à cette époque, de simples passeurs qui ont transmis avaient déjà incité les savants à traduire, en particulier
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Al-Rachîd (786-809), a prospéré sous la gouvernance de Ishâq ibn Hunayn, fut, lui aussi, un illustre traducteur.
son fils Al-Ma’mûn (813-833) et s’est poursuivie jusque Il traduisit les Éléments de géométrie du mathématicien
sous la gouvernance d’Al-Mu’tadhid (892-902). grec et fondateur de l’école d’Alexandrie, Euclide.
C’est donc durant cette seconde étape, en particu- C’est également durant cette période très floris-
lier, sous la gouvernance d’Al-Ma’mûn que non seule- sante pour la culture arabe que le grand prosateur arabe
ment la traduction, mais la vie culturelle de manière d’origine persane, Abdallah ibn Al-Muqaffa’ a traduit
générale connurent le plus grand essor. Ce calife s’in- du persan le recueil intitulé en arabe Kalîla wa Dimna4,
téressait particulièrement aux savants, surtout ceux qui une compilation de fables animalières du Panchatantra
connaissaient les langues étrangères et il s’entoura à (contes hindous) qui constitue jusqu’à nos jours l’un
Bagdad de savants de toutes les croyances qu’il traitait des monuments de la littérature arabe classique. Dans
avec le grand respect. Il récompensait les traducteurs, son recueil de contes, Ibn Al-Muqaffa’ faisait parler les
semble-t-il, par le pesant d’or de leurs livres traduits. animaux, livrant au lecteur une peinture très fine et
Passionné de sciences, il fonda Bayt al-Hikma, véritable critique de la société arabe de son époque.
première académie de traduction d’œuvres grecques et Après la mort du calife Al-Ma’mûn, Bayt al-Hikma
syriaques, une bibliothèque et un observatoire d’astro- perd de son prestige, mais rapidement le calife
nomie (829) dans le quartier le plus élevé de Bagdad. Sur Al-Mutawakkil (847-861) la rouvre et nomme Hunayn
le plan religieux, il érigea la mu’tazila3 comme dogme ibn Ishâq comme directeur. Cette institution va conti-
d’État, après l’avoir embrassée auparavant. nuer à être très active en matière de traduction jusqu’à
Cette période, considérée comme l’âge d’or de la ce que les Mongols saccagent Bagdad en 1258 et brûlent
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seignement. L’ université anglo-américaine se spécialise ils sont étroitement liés à l’incapacité de la société arabe
dans la traduction scientifique tandis que Saint-Joseph de produire du savoir. C’est ce que nous tâcherons de
privilégie le domaine littéraire et religieux. montrer dans les pages qui suivent.
À cette époque, une polémique a opposé des intel- Au lendemain des indépendances respectives,
lectuels arabes, partagés quant à la conduite à tenir face correspondant grosso modo à la période 1940-1960, les
au retard accumulé par la langue arabe. Deux tendances pays arabes vont de plus en plus ressentir le choc dû à
se sont affirmées. D’abord, les partisans de la promotion l’écart qui les sépare des pays européens, lesquels ont
des idiomes maternels (dialectes) à l’instar des langues pris leur envol depuis la Renaissance.
romanes en Europe qui sont issues de l’évolution du
latin, leur langue-mère. Ils justifiaient leur position par
le fait qu’on ne peut, pour chaque pays arabe, parler
une langue et en écrire une autre. Puis, les partisans La situation de la traduction
de l’arabe littéraire, attachés à sa dimension sacrée et à dans le monde arabe aujourd’hui
sa capacité de maintenir la cohésion de la nation et de
perpétuer la culture arabe ancienne.
Les spécialistes des sciences du langage désignent Pour éviter de tomber dans ce que le sociologue
ce phénomène par le terme technique « diglossie » marocain Abdallah Laroui (1974, p. 192-193) a appelé
(dualité de langues). Pour l’arabe, il s’agit de la variété la « médiévalisation forcenée qu’on obtient par l’iden-
littéraire (ou classique), d’une part, et des variétés tification quasi magique avec la grande époque de la
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et spécialistes du développement humain dans le monde fluence réciproques ». Il ajoute : « Pour les sociétés arabes,
arabe, chacun pour sa compétence dans le thème abordé, la traduction est un formidable défi et une nécessité vitale
le rapport a livré des conclusions édifiantes, voire acca- qui exige des efforts planifiés et organisés dans le cadre
blantes qui ont été aussitôt reprises et commentées par d’une stratégie arabe ambitieuse et intégrée. » (ibid.)
la presse écrite et audio-visuelle arabe et internationale. Cependant, il précise : les pays arabes « n’ont pas retenu
En matière de publications scientifiques, l’Algérie, les leçons du passé et le champ de la traduction demeure
par exemple, « publie un article scientifique par million chaotique » (ibid.). Le rapport donne des indicateurs
d’habitants » alors que « la Suisse en publie 80 ». Pour bibliométriques et les compare avec ceux des pays euro-
ce qui est des crédits alloués à la recherche, en pour- péens. Ces chiffres sont de nature à frapper les esprits,
centage du PIB, « l’Irlande dépense 300 % plus que la On note, par exemple, que pendant la période 1970-1975,
Jordanie ». Quant au nombre d’utilisateurs d’Internet, le nombre de livres traduits dans les pays arabes corres-
« il est de 8 % en Égypte », alors qu’il est de « 21 % au pond au cinquième des traductions publiées en Grèce ;
Pérou et de 42 % en Slovaquie ». Le rapport pointe des tandis que le total des ouvrages traduits de l’époque d’Al-
faiblesses considérables dans le domaine des sciences et Ma’mûn à aujourd’hui s’élève à 10 000, ce que l’Espagne
de la technologie, à savoir un financement de la recherche traduit en un an. Entre 1980 et 1985, le nombre moyen
largement insuffisant, voire mal orienté, des institutions de livres traduits était de 4,4 dans les pays arabes – moins
scientifiques de haut niveau quasi inexistantes et des d’un livre par an et par million d’habitants – alors qu’il
professeurs d’universités surexploités et mal payés ; ce était de 519 en Hongrie et 920 en Espagne.
qui a conduit à une fuite des cerveaux du monde arabe Incontestablement, le rapport du PNUD lie étroi-
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elle-même, mais à la civilisation arabe qui a cessé d’être au rapprochement entre les peuples par le biais de la
créative et inventive, comment expliquer alors la crise traduction. Les moyens matériels et financiers mis à la
de la traduction dans le sens inverse : des autres langues disposition de ce Prix international pour la traduction
vers l’arabe ? sont à la hauteur du projet qui vise à lutter contre les
On vient de mentionner ci-dessus la faiblesse du stéréotypes et les amalgames, sources de malentendus
nombre d’ouvrages traduits en arabe. Sans revenir sur et d’incompréhensions qui pourraient nourrir les fana-
les obstacles politiques ou socio-économiques, nous tismes de tous bords. Incontestablement, la traduction
précisons que la situation actuelle de la traduction ne peut être synonyme dans le monde arabe, aujourd’hui,
peut être pensée en dehors d’une réflexion générale sur de rapprochement, d’intercommunication et de dialogue
le développement dans les pays arabes, ce que fait la entre les civilisations. Elle devrait faciliter et concrétiser
série de rapports du PNUD. Cette réflexion doit incon- les principes d’une cohabitation pacifique.
testablement se focaliser sur les vraies raisons qui expli-
quent le sous-développement du monde arabe sans pour
autant tomber dans l’éternelle thèse tiers-mondiste qui
consiste à rejeter sur la domination coloniale ou impé- Conclusion
rialiste tous les « maux » de la société arabe. Cela n’est
pas possible en dehors d’interrogations prégnantes sur Une telle initiative va dans le sens de la Convention
les liens entre enseignement supérieur et recherche, la sur la protection et la promotion de la diversité des expres-
gouvernance, la démocratie et les libertés individuelles. sions culturelles, adoptée par l’Unesco, le 20 octobre
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NOTES
1. Le gouvernement des anciens sultans turcs. 5. Al-Farâbi est un philosophe arabe, surnommé le second maître
(après Aristote).
2. On désigne par ce titre un certain nombre d’événements :
la Reconquista espagnole ; les dynasties hafside, mérinide et 6. Al-Khawarizmi est un mathématicien, concepteur de l’algo-
abdelwahabide en Afrique du Nord ; les Mamelouks en Égypte rithme (du latin médiéval algorithmus qui vient de son nom).
et en Syrie ; les Beylik turcomans d’Anatolie et les Mongols au
7. UNDP, Arab Fund for Economic and Social Development,
Moyen-Orient et en Asie centrale.
The Arab Human Development Report, Building a Knowledge
3. Doctrine profondément influencée par le rationalisme d’Aris- Society, New York, United Nations publications, 2003. La
tote. Elle affirme que tout en se fondant sur le Coran, la version anglaise (PDF) est téléchargeable sur Internet : <www.
pratique religieuse doit être régie par la raison. Elle prenait le sd.undp.org>.
contre-pied des thèses traditionnalistes selon lesquelles toutes
8. Les citations du rapport renvoient à la version électronique,
les questions posées devraient trouver leurs réponses dans la
<www.sd.undp.org>.
lecture littérale du Coran et des hadiths (les dires du prophète).
4. Kalîla et Dimna sont deux chacals (du sanskrit Karataka et
Damanaka). Héros du premier conte du premier livre, ils sont
à l’origine du titre de la version arabo-persane.
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AL-BALAWI, I., « Le mouvement de la traduction de l’arabe et vers LAROUSSI, F. (dir.), Plurilinguisme et identités au Maghreb, Mont-
l’arabe, et le rôle du Prix international du roi Abdallah ibn Abdul Saint-Aignan, Publications de l’Université de Rouen, 1997.
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