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LA TRADUCTION DE L'ARABE ET VERS L'ARABE, À L'HEURE DE LA

MONDIALISATION

Foued Laroussi, Ibrahim Albalawi

CNRS Éditions | « Hermès, La Revue »

2010/1 n° 56 | pages 137 à 144


ISSN 0767-9513
ISBN 9782271069924
DOI 10.4267/2042/38136
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Foued Laroussi
LiDiFra, EA 4305, Université de Rouen

Ibrahim Albalawi
Université du Roi Saoud (Arabie Saoudite)

LA TRADUCTION DE L’ARABE ET VERS L’ARABE,


À L’HEURE DE LA MONDIALISATION
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« La liaison fut bientôt faite, et dès ce moment, je lui servis de truchement… »

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions

« La diversité culturelle est la nouvelle frontière caine, est sentie par les autres aires culturelles (hispa-
de la mondialisation », écrivait Dominique Wolton nophonie, lusophonie, arabophonie…) comme une
(2006, p. 35) ; celle-ci n’est pas seulement économique menace de leurs identités. Aussi paradoxal que cela
mais aussi humaine et communicationnelle. L’ ouver- puisse paraître, plus les sociétés, les communautés, les
ture des sociétés les unes aux autres provoque une nations se rapprochent grâce à des outils de commu-
déstabilisation culturelle au sens où l’hégémonie, nication tels que le téléphone mobile, Internet ou
symbolisée aujourd’hui par la culture anglo-améri- les télévisions satellitaires, plus on se rend compte

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de la distance culturelle qui les sépare. Dans un tel – « Celui qui traduit sa parole » (tarjama kalâmahu),
contexte, il n’est pas étonnant de voir la mondialisa- c’est-à-dire qui explique sa parole dans une autre langue,
tion s’accompagner d’un mouvement de traduction ce qui a donné le sens de turjumân « interprète ».
sans précédent. Rappelons que, dans les langues indo-européennes,
C’est donc au mouvement de la traduction dans le cet emprunt à l’arabe a donné lieu à un éventail très
monde arabe que sont consacrées les pages qui suivent. riche. Sans être exhaustif, nous signalons les exemples
Autant que faire se peut, il s’agit, pour nous, de fournir suivants : dragoumanos (grec byzantin), trujaman et
un diagnostic qui soit le plus conforme à la réalité. Ce truchiman (espagnol), drogman, drugement, truchement
texte ne soulève pas que des questions ; il tente d’y (apparus en français, respectivement au XIIe siècle, au
apporter des réponses. XIVe siècle et au XVe siècle), Drutzelmann (ancien alle-
mand) ou Quartschen et Tratshen (allemand contempo-
rain). Ce terme a été emprunté aussi par d’autres langues
non indo-européennes comme le turc.
À propos du terme tarjama, Sous l’Empire ottoman, le terme drogman dési-
« traduction » gnait un interprète entre les Européens et les peuples
du Proche-Orient. Mais dans un sens plus étroit, le
terme désignait les interprètes officiels de la Porte1 avec
L’ origine du mot arabe tarjama peut, à elle seule, les diplomates occidentaux. À partir de 1665, le grand
faire l’objet de cet article. Pour comprendre le para- drogman était le chef des services diplomatiques otto-
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digme relatif à la traduction en arabe, il faut remonter mans ; ce poste fut toujours occupé par les Phanariotes
au VIe siècle avant J.-C., lorsque l’araméen (langue (Grecs de Constantinople).
sémitique) était la langue administrative de l’Empire Ce survol rapide de la circulation du terme tarjama
perse et la lingua franca de l’époque. Du IIIe siècle avant illustre très bien le rôle qu’a joué la traduction de tous les
J-C. au Ve siècle après J.-C. l’araméen fut la principale temps, à savoir la circulation des connaissances.
langue écrite du Proche Orient. En Palestine surtout,
les Hébreux avaient recours au targmono (interprète)
pour interpréter les lectures des Écritures saintes
hébraïques. Ces interprétations furent désignées La place de la traduction
comme des targums. dans la culture arabe
C’est donc le terme araméen targmono qui a donné
turjumân en arabe. Dans le tome 12 du livre d’Ibn
Mandhûr (1232-1311), Lisân al-Arab (« La Langue des La traduction a toujours occupé une place prépon-
Arabes »), l’auteur donne deux sens à ce mot : dérante dans l’histoire de la civilisation arabo-islamique
– « Celui qui explique ». À ce propos, l’un des compa- depuis le Moyen Âge. Pour comprendre cette approche
gnons du Prophète, Abdullah ibn Abbas fut surnommé diachronique des événements liés au mouvement de
Turjumân al-Qur’ân (littéralement, « le traducteur du la traduction, nous avons jugé utile de donner un très
Coran ; autrement dit, l’exégète), car il était un illustre bref aperçu chronologique afin d’éclairer le lecteur non
connaisseur du Coran. averti. On peut présenter l’histoire des Arabes en sept

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grandes étapes : 1. Le monde arabe préislamique et les Europe. Et compte tenu des contrées non arabes que
débuts de l’Islam (IXe s. av. J.-C. - 661) ; 2. Les dynasties l’Islam a conquises, la société islamique est devenue
arabes, Omeyyades (661-750) et Abbassides (750-905), multiethnique. Dès lors, des Turcs, des Persans, des
puis l’hégémonie et le temps des scissions (905-1055) ; Berbères ou des Kurdes ont cherché des solutions aux
3. les dynasties non arabes (1055-1258) ; 4. démembre- nombreux problèmes qui se posaient dans leur environ-
ment à l’ouest et regroupement à l’est (1258-1512) 2 ; 5. nement, chacun dans son domaine scientifique respectif
l’Empire ottoman (1512-1774) ; 6. le démembrement de (médecine, astronomie, agriculture, philosophie, litté-
l’Empire ottoman et la colonisation européenne (1774- rature…). Leurs efforts combinés ont produit d’admi-
1945) ; 7. les indépendances politiques (1945-1963). rables œuvres scientifiques dans différents domaines.
Lorsqu’on parle de l’âge d’or de la civilisation arabo- Dans ce contexte propice à la production des connais-
islamique, on renvoie précisément à la première période sances, la traduction a commencé à s’imposer non seule-
de la dynastie abbasside (750-905). C’est tout particu- ment comme l’un des outils de production du savoir
lièrement pendant cette époque que la traduction fut scientifique mais aussi comme un moyen d’intercom-
une activité florissante. Celle-ci a joué un rôle capital munication entre les populations arabes et non arabes
dans la conservation des produits culturels anciens, en mais islamisées qui maîtrisaient de nombreuses langues
particulier grecs, et dans le transfert de cette culture de comme le grec, le syriaque, le persan, le turc ou le sindhi.
l’Orient vers l’Occident. Sans vouloir polémiquer sur À vrai dire, la traduction n’avait pas commencé
cette question, nous soutenons que les Arabes n’ont pas seulement avec le règne des Abbassides. Les Omeyyades
été, à cette époque, de simples passeurs qui ont transmis avaient déjà incité les savants à traduire, en particulier
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les cultures anciennes (grecque, perse, hindoue) aux à partir du grec, des livres de médecine, d’astronomie,
Européens, mais qu’ils les ont enrichies, développées, de mathématiques et de philosophie. Mais pas d’œuvres
affinées en les soumettant à leur propre pensée et à leur littéraires ou romanesques pour des considérations reli-
mode de raisonnement. À ceux qui vont jusqu’à nier la gieuses : se fondant sur des croyances fétichistes, elles
contribution de la civilisation arabo-islamique au déve- étaient jugées contraires aux préceptes de l’Islam. Le
loppement des sciences modernes et de la technologie premier ouvrage, traduit du persan sous le règne des
en Europe à partir de la Renaissance, arguant du fait Omeyyades, fut un livre de médecine.
que l’Europe devait sa renaissance directement à la La traduction a connu deux étapes distinctes.
Grèce ancienne, nous rappelons deux faits indéniables La première, qui résulta d’initiatives individuelles,
qui nous incitent à prendre le contre-pied de ces affir- commença grosso modo après le règne du calife
mations : durant la Reconquista espagnole, de nombreux omeyyade, Marwân ibn Al-Hakam (684-685) pour se
manuscrits arabes ont été trouvés et traduits (à Tolède en terminer avec le calife abbasside, Al-Mahdi (775-785).
1085, par exemple) ; les deux siècles de croisades n’ont Le calife omeyyade, Abd Al-Malik ibn Marwân (685-
pas été que guerres et effusions de sang mais ont donné 705) avait fait traduire les diwâns (recueils de textes)
lieu à de nombreux échanges culturels et emprunts de qui se trouvaient en Irak, Syrie et Égypte et qui étaient
toutes sortes. écrits respectivement en persan, en grec et en copte. La
Au Xe siècle donc, l’Empire abbasside, qui s’éten- seconde étape correspond à l’institutionnalisation de la
dait de l’Océan au Golfe, régnait sur des pays et traduction avec la fondation de Bayt al-Hikma (« Maison
provinces dans les trois continents : Asie, Afrique et de la Sagesse »). Elle a commencé avec le grand Hârûn

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Al-Rachîd (786-809), a prospéré sous la gouvernance de Ishâq ibn Hunayn, fut, lui aussi, un illustre traducteur.
son fils Al-Ma’mûn (813-833) et s’est poursuivie jusque Il traduisit les Éléments de géométrie du mathématicien
sous la gouvernance d’Al-Mu’tadhid (892-902). grec et fondateur de l’école d’Alexandrie, Euclide.
C’est donc durant cette seconde étape, en particu- C’est également durant cette période très floris-
lier, sous la gouvernance d’Al-Ma’mûn que non seule- sante pour la culture arabe que le grand prosateur arabe
ment la traduction, mais la vie culturelle de manière d’origine persane, Abdallah ibn Al-Muqaffa’ a traduit
générale connurent le plus grand essor. Ce calife s’in- du persan le recueil intitulé en arabe Kalîla wa Dimna4,
téressait particulièrement aux savants, surtout ceux qui une compilation de fables animalières du Panchatantra
connaissaient les langues étrangères et il s’entoura à (contes hindous) qui constitue jusqu’à nos jours l’un
Bagdad de savants de toutes les croyances qu’il traitait des monuments de la littérature arabe classique. Dans
avec le grand respect. Il récompensait les traducteurs, son recueil de contes, Ibn Al-Muqaffa’ faisait parler les
semble-t-il, par le pesant d’or de leurs livres traduits. animaux, livrant au lecteur une peinture très fine et
Passionné de sciences, il fonda Bayt al-Hikma, véritable critique de la société arabe de son époque.
première académie de traduction d’œuvres grecques et Après la mort du calife Al-Ma’mûn, Bayt al-Hikma
syriaques, une bibliothèque et un observatoire d’astro- perd de son prestige, mais rapidement le calife
nomie (829) dans le quartier le plus élevé de Bagdad. Sur Al-Mutawakkil (847-861) la rouvre et nomme Hunayn
le plan religieux, il érigea la mu’tazila3 comme dogme ibn Ishâq comme directeur. Cette institution va conti-
d’État, après l’avoir embrassée auparavant. nuer à être très active en matière de traduction jusqu’à
Cette période, considérée comme l’âge d’or de la ce que les Mongols saccagent Bagdad en 1258 et brûlent
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traduction, a vu naître de nombreux traducteurs qui les ouvrages de Bayt al-Hikma.
exercèrent au sein de Bayt al-Hikma, laquelle se spécia- À la fin du Moyen Âge, la traduction vers l’arabe
lisa dans la traduction à partir de six langues : grec, s’arrêta presque, sauf pour certains textes religieux qui
persan, sindhi, syriaque, hébreu et copte. De nombreux continuaient à être traduits du latin par des Libanais
traducteurs exercèrent au sein de cette académie ; faute chrétiens. C’est à partir de cette date qu’a commencé le
de place, nous ne pouvons pas les passer tous en revue. mouvement inverse : les ouvrages traduits par les Arabo-
Le plus illustre parmi eux fut Hunayn ibn Ishâq (810- musulmans, leurs commentaires et les travaux qui en
873), auteur du plus ancien traité d’ophtalmologie. ont découlé sont traduits par les Européens, via le latin
Philosophe et médecin, il est considéré comme le plus d’abord puis directement dans les nouvelles langues qui
brillant traducteur vers la langue arabe de tous les temps. naissent à ce moment. L’ école de Tolède (en Espagne)
Outre l’arabe, il maîtrisait le grec, le syriaque et le persan y a joué un rôle capital à partir du XIIe siècle. Des
et il fut auteur d’une centaine d’ouvrages. Le calife savants comme Al-Razi, Averroès, Al-Farâbi5, Avicenne,
Al-Ma’mûn lui confia la direction de Bayt al-Hikma. Dès Al-Khawarizmi6 commencent ainsi à être connus en
lors il s’entoura d’une élite de médecins dont le célèbre Europe.
Al-Razi (841-861). Il a traduit de nombreux ouvrages Sous l’Empire ottoman, la langue arabe a régressé.
grecs, toutes disciplines confondues, notamment le Mais elle connaîtra un renouveau grâce à la traduc-
livre de l’anatomiste grec, Claude Galien (131-201), De tion à partir des langues européennes. Au milieu du
l’obligation pour le médecin voulant atteindre l’excellence XIXe siècle, le Liban connaît un mouvement de traduc-
d’être philosophe et des ouvrages d’Hippocrate. Son fils, tion important dans les domaines de la presse et de l’en-

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seignement. L’ université anglo-américaine se spécialise ils sont étroitement liés à l’incapacité de la société arabe
dans la traduction scientifique tandis que Saint-Joseph de produire du savoir. C’est ce que nous tâcherons de
privilégie le domaine littéraire et religieux. montrer dans les pages qui suivent.
À cette époque, une polémique a opposé des intel- Au lendemain des indépendances respectives,
lectuels arabes, partagés quant à la conduite à tenir face correspondant grosso modo à la période 1940-1960, les
au retard accumulé par la langue arabe. Deux tendances pays arabes vont de plus en plus ressentir le choc dû à
se sont affirmées. D’abord, les partisans de la promotion l’écart qui les sépare des pays européens, lesquels ont
des idiomes maternels (dialectes) à l’instar des langues pris leur envol depuis la Renaissance.
romanes en Europe qui sont issues de l’évolution du
latin, leur langue-mère. Ils justifiaient leur position par
le fait qu’on ne peut, pour chaque pays arabe, parler
une langue et en écrire une autre. Puis, les partisans La situation de la traduction
de l’arabe littéraire, attachés à sa dimension sacrée et à dans le monde arabe aujourd’hui
sa capacité de maintenir la cohésion de la nation et de
perpétuer la culture arabe ancienne.
Les spécialistes des sciences du langage désignent Pour éviter de tomber dans ce que le sociologue
ce phénomène par le terme technique « diglossie » marocain Abdallah Laroui (1974, p. 192-193) a appelé
(dualité de langues). Pour l’arabe, il s’agit de la variété la « médiévalisation forcenée qu’on obtient par l’iden-
littéraire (ou classique), d’une part, et des variétés tification quasi magique avec la grande époque de la
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dialectales, d’autre part. En ce qui concerne la diglossie culture arabe classique », nous ne nous contenterons pas
arabe (au Maghreb notamment), la position de William de nous référer à la période de l’âge d’or de la traduction
Marçais (1930, p. 409) illustre bien l’étendue du conflit dans le monde arabe, mais nous présenterons la situa-
linguistique dans le monde arabe, même si la tonalité de tion de la traduction, aujourd’hui, qui n’est pas toujours
l’article reflète l’air du temps colonial : « Tel à mes yeux satisfaisante, même si ici et là on assiste à de réels efforts
l’arabe. Une langue ? Deux langues ? […] Disons deux pour la sortir de sa crise. Faut-il le signaler, depuis peu,
états d’une même langue, assez différents pour que la les élites arabes semblent de plus en plus portées à l’au-
connaissance de l’un n’implique pas, absolument pas, tocritique.
la connaissance de l’autre ; assez semblables pour que À titre d’exemple, mentionnons les séries de
la connaissance de l’un facilite considérablement l’ac- rapports que le Bureau régional pour les pays arabes du
quisition de l’autre. En tout état, un instrument pour Programme des Nations Unies pour le Développement
l’expression de la pensée qui choque étrangement les (PNUD)7 a décidé de produire sur le développement
habitudes d’esprit occidentales ; une sorte d’animal humain dans le monde arabe, entre 2002 et 2005. Il
à deux têtes, et quelles têtes ! Que les programmes s’agit d’inciter ceux qui s’intéressent à la renaissance du
scolaires ne savent trop comment traiter, car ils ne sont monde arabe au XXIe siècle à examiner sa situation et à
pas faits pour héberger les monstres. » réfléchir aux progrès susceptibles de le mettre sur la voie
Bien que la diglossie constitue l’une des difficultés du développement. Plus précisément, le rapport de 2003
de la langue arabe, les vrais problèmes de la traduction porte sur la construction d’une société de la connais-
ne sont pas purement linguistiques, voire techniques, sance. Produit par des chercheurs arabes indépendants

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et spécialistes du développement humain dans le monde fluence réciproques ». Il ajoute : « Pour les sociétés arabes,
arabe, chacun pour sa compétence dans le thème abordé, la traduction est un formidable défi et une nécessité vitale
le rapport a livré des conclusions édifiantes, voire acca- qui exige des efforts planifiés et organisés dans le cadre
blantes qui ont été aussitôt reprises et commentées par d’une stratégie arabe ambitieuse et intégrée. » (ibid.)
la presse écrite et audio-visuelle arabe et internationale. Cependant, il précise : les pays arabes « n’ont pas retenu
En matière de publications scientifiques, l’Algérie, les leçons du passé et le champ de la traduction demeure
par exemple, « publie un article scientifique par million chaotique » (ibid.). Le rapport donne des indicateurs
d’habitants » alors que « la Suisse en publie 80 ». Pour bibliométriques et les compare avec ceux des pays euro-
ce qui est des crédits alloués à la recherche, en pour- péens. Ces chiffres sont de nature à frapper les esprits,
centage du PIB, « l’Irlande dépense 300 % plus que la On note, par exemple, que pendant la période 1970-1975,
Jordanie ». Quant au nombre d’utilisateurs d’Internet, le nombre de livres traduits dans les pays arabes corres-
« il est de 8 % en Égypte », alors qu’il est de « 21 % au pond au cinquième des traductions publiées en Grèce ;
Pérou et de 42 % en Slovaquie ». Le rapport pointe des tandis que le total des ouvrages traduits de l’époque d’Al-
faiblesses considérables dans le domaine des sciences et Ma’mûn à aujourd’hui s’élève à 10 000, ce que l’Espagne
de la technologie, à savoir un financement de la recherche traduit en un an. Entre 1980 et 1985, le nombre moyen
largement insuffisant, voire mal orienté, des institutions de livres traduits était de 4,4 dans les pays arabes – moins
scientifiques de haut niveau quasi inexistantes et des d’un livre par an et par million d’habitants – alors qu’il
professeurs d’universités surexploités et mal payés ; ce était de 519 en Hongrie et 920 en Espagne.
qui a conduit à une fuite des cerveaux du monde arabe Incontestablement, le rapport du PNUD lie étroi-
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vers les pays occidentaux qui valorisent le savoir et leur tement la crise de la traduction à l’absence d’une société
ouvrent la porte à la créativité et à la célébrité. de production du savoir. Comment peut-on donc penser
Selon ce rapport, les freins à l’acquisition du savoir la traduction de l’arabe et vers l’arabe dans un tel
dans les pays arabes sont imputables plus largement contexte ? Pour répondre à cette question, nous consi-
aux obstacles politiques qu’aux structures socio-écono- dérons la traduction comme un outil indispensable de
miques. Il y a un réel problème de gouvernance qui la production des connaissances. Seules les sociétés qui
n’est pas de nature à encourager à bâtir une société produisent le savoir peuvent comprendre son rôle dans
de la connaissance. Et les lacunes semblent se creuser l’élaboration de celui-ci. Les sociétés non productrices
davantage sous l’effet de la mondialisation sur laquelle de connaissances telles que les sociétés arabes, n’ont pas
les Arabes n’arrivent pas encore à formuler une position le choix, si ce n’est de traduire les savoirs produits par
positive et équilibrée. Il serait très intéressant d’analyser les autres. Cela ne pose pas un problème en soi, à condi-
toutes les recommandations du rapport du PNUD rela- tion de savoir ce qu’on traduit et surtout de traduire des
tives au développement humain dans le monde arabe, contenus techniquement et scientifiquement insérables
mais, faute de place, nous ne pouvons pas le faire ici ; dans un monde arabe où l’écart scientifique avec l’Occi-
nous mettons plutôt l’accent sur la question qui nous dent ne cesse de se creuser. Mais la crise de la traduction
préoccupe, la traduction. est beaucoup plus aiguë : non seulement les pays arabes
Le rapport rappelle que la traduction « crée des ne produisent pas de savoir, mais aussi ils traduisent
opportunités pour l’acquisition et le transfert des connais- très peu. Si donc la crise de la traduction de l’arabe vers
sances »8. Elle « ouvre des espaces à l’interaction et à l’in- les autres langues n’est pas imputable à la traduction

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elle-même, mais à la civilisation arabe qui a cessé d’être au rapprochement entre les peuples par le biais de la
créative et inventive, comment expliquer alors la crise traduction. Les moyens matériels et financiers mis à la
de la traduction dans le sens inverse : des autres langues disposition de ce Prix international pour la traduction
vers l’arabe ? sont à la hauteur du projet qui vise à lutter contre les
On vient de mentionner ci-dessus la faiblesse du stéréotypes et les amalgames, sources de malentendus
nombre d’ouvrages traduits en arabe. Sans revenir sur et d’incompréhensions qui pourraient nourrir les fana-
les obstacles politiques ou socio-économiques, nous tismes de tous bords. Incontestablement, la traduction
précisons que la situation actuelle de la traduction ne peut être synonyme dans le monde arabe, aujourd’hui,
peut être pensée en dehors d’une réflexion générale sur de rapprochement, d’intercommunication et de dialogue
le développement dans les pays arabes, ce que fait la entre les civilisations. Elle devrait faciliter et concrétiser
série de rapports du PNUD. Cette réflexion doit incon- les principes d’une cohabitation pacifique.
testablement se focaliser sur les vraies raisons qui expli-
quent le sous-développement du monde arabe sans pour
autant tomber dans l’éternelle thèse tiers-mondiste qui
consiste à rejeter sur la domination coloniale ou impé- Conclusion
rialiste tous les « maux » de la société arabe. Cela n’est
pas possible en dehors d’interrogations prégnantes sur Une telle initiative va dans le sens de la Convention
les liens entre enseignement supérieur et recherche, la sur la protection et la promotion de la diversité des expres-
gouvernance, la démocratie et les libertés individuelles. sions culturelles, adoptée par l’Unesco, le 20 octobre
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Toujours est-il que si ces interrogations ne débou- 2005. À travers l’adoption de cette Convention, l’ac-
chent pas véritablement sur des réformes audacieuses cent est entre autres mis sur la prise en compte par les
et progressistes, quels que soient les rapports produits pays signataires de l’importance du « dialogue inter-
et aussi sérieux soient-ils, toutes les recommandations culturel ». Que la traduction y joue un rôle capital,
risquent de demeurer lettre morte. c’est une initiative porteuse. Cependant deux « écueils
Par ailleurs, depuis les sinistres événements du majeurs » sont à éviter, selon Jun Xu (2007, p. 191) : « Le
11 septembre, nous assistons dans le monde arabe à premier consisterait à faire de l’anglais la seule langue
des initiatives porteuses qui encouragent la traduction de référence ; le deuxième, plus dangereux encore,
comme un outil pour favoriser et promouvoir le dialogue serait de croire qu’il suffit de traduire pour que ce
des cultures. Dans ce cadre, nous pouvons citer le « Prix dialogue permette d’éviter les conflits d’ordre culturel
international du Serviteur des deux Saintes Mosquées, du XXIe siècle. »
le roi Abdallah ibn Abdul Aziz, pour la Traduction », Que l’on s’intéresse à la traduction en tant que
lequel a été créé pour honorer les traducteurs, promou- telle ou comme un outil susceptible de promouvoir le
voir la traduction de l’arabe et vers l’arabe, et pour aider dialogue interculturel, le monde arabe a plus que jamais
les maisons d’édition des œuvres traduites à travailler besoin de l’une comme de l’autre démarche. Quoi qu’il
en synergie afin de promouvoir le dialogue des cultures en soit, la traduction a toujours été l’un des outils de
à travers l’appel à une communication interculturelle et transfert des connaissances le plus remarquable.

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NOTES

1. Le gouvernement des anciens sultans turcs. 5. Al-Farâbi est un philosophe arabe, surnommé le second maître
(après Aristote).
2. On désigne par ce titre un certain nombre d’événements :
la Reconquista espagnole ; les dynasties hafside, mérinide et 6. Al-Khawarizmi est un mathématicien, concepteur de l’algo-
abdelwahabide en Afrique du Nord ; les Mamelouks en Égypte rithme (du latin médiéval algorithmus qui vient de son nom).
et en Syrie ; les Beylik turcomans d’Anatolie et les Mongols au
7. UNDP, Arab Fund for Economic and Social Development,
Moyen-Orient et en Asie centrale.
The Arab Human Development Report, Building a Knowledge
3. Doctrine profondément influencée par le rationalisme d’Aris- Society, New York, United Nations publications, 2003. La
tote. Elle affirme que tout en se fondant sur le Coran, la version anglaise (PDF) est téléchargeable sur Internet : <www.
pratique religieuse doit être régie par la raison. Elle prenait le sd.undp.org>.
contre-pied des thèses traditionnalistes selon lesquelles toutes
8. Les citations du rapport renvoient à la version électronique,
les questions posées devraient trouver leurs réponses dans la
<www.sd.undp.org>.
lecture littérale du Coran et des hadiths (les dires du prophète).
4. Kalîla et Dimna sont deux chacals (du sanskrit Karataka et
Damanaka). Héros du premier conte du premier livre, ils sont
à l’origine du titre de la version arabo-persane.
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R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES

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144 HERMÈS 56, 2010

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