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Postcolonial Studies 

:
modes d’emploi

Textes réunis et présentés


par le Collectif Write Back

Presses universitaires de Lyon


Kathleen Gyssels
Du Black Atlantic de Paul Gilroy
à La Cohée du Lamentin d’Édouard Glissant
migration d’un concept
et retour sur la pensée glissantienne
(intertextes impensés et incréés)1

Lorsque j’ai découvert l’essai qui est devenu l’ouvrage


incontournable des cultural studies, The Black Atlantic:
Modernity and Double Consciousness (Gilroy, 1993), je n’ai pu
m’empêcher de penser à mon « livre de chevet » : Le Discours
antillais d’Édouard Glissant (1981).
Dans son Black Atlantic, Gilroy reconnaît sa dette envers
un certain nombre de Caribéens et d’Africains-Américains.
Il renvoie spécifiquement au Discours antillais à trois repri-
ses2. Précisons que Gilroy n’a pas lu le texte original, mais la
traduction qu’en a faite Michael Dash en 1989. Cela ne l’em-
pêche pas d’emprunter avec une grande acuité le concept

1.  Une version légèrement différente de ce travail a paru en anglais en


2012 sous le titre “The ‘barque ouverte’ (Glissant) or The Black Atlantic
(Gilroy): Erasure and Errantry”, dans New Perspectives on “The Black
Atlantic”: Definitions, Readings, Practices, Dialogues, Bénédicte Ledent &
Pilar Cuder-Domínguez (eds), Bern/New York, Peter Lang, p. 58-82.
2.  Gilroy renvoie plusieurs fois à Glissant : l’épigraphe du premier cha-
pitre de The Black Atlantic est tirée de Caribbean Discourse (Glissant, 1981,
1992, p.  1) et son sous-titre, “Modernity and Double Consciousness”,
pourrait bien être inspiré de la section « Poétique de la relation » du même
ouvrage glissantien, dans sa version française, où apparaît l’expression
d’«  irruption dans la modernité  » (Glissant, 1981, p.  192). Qu’entend-il
par « irruption », si ce n’est « le choc de l’espace et du temps » (Gallagher,
2002) ? Une deuxième référence explicite s’impose lorsque Gilroy parle
de « creole counter-culture », ce que le Martiniquais avait illustré par les
différents modes de marronnage (Gilroy, 1993, p. 31). Enfin, la troisième
référence est la très grande attention portée à la musique noire, rappelant
les pages « Musiques noires » dans Le Discours antillais.

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de gilroy à glissant

de « rhizomorphique ». Chez Gilroy, « rhizomorphic » (1993,


p.  28) qualifie la dissémination de la culture noire améri-
caine dans le Nouveau Monde aussi bien que dans les Vieux
Mondes, comme en témoignent ses essais sur des écrivains
et intellectuels comme William Edward Bughardt Du Bois,
James Weldon Johnson, Richard Wright et Toni Morrison,
mais aussi sur les Fisk Jubilee et les « chanteurs hip-hop »,
etc. Glissant, de son côté, se réfère au « rhizome » de Deleuze
et Guattari (Mille plateaux, 1980), de même qu’il adapte
le titre de leur ouvrage Pour une littérature mineure (1975)
lorsqu’il intitule son manifeste Pour une littérature-monde.
Glissant ne cesse de se référer aux deux philosophes dans
La Cohée du Lamentin, et dans Sartorius par exemple : « nous
aurions palabré de la phrase de Gilles Deleuze qui est pla-
cée en tête de ce livre [...]. Bienheureuse ambiguïté de Gilles
Deleuze, dont la parole est aussi rayonnante de possible. »
(1999, p. 307)
Pourtant, la référence aux deux philosophes français
disparaît dans la traduction du Discours antillais par Dash,
comme si elle devait rester inconnue pour le lecteur anglo-
phone. Ce dernier a donc tout lieu d’attribuer le « rhizome »
et le « rhizomatique » au penseur martiniquais, accroissant
son prestige au détriment de l’exactitude des sources.
À maints égards, Le Discours antillais semble être le « blue-
print » (Wright) ou le palimpseste de The Black Atlantic. On
pourrait multiplier les indices. « L’arrachement à la matrice »
qu’est le « Middle Passage » n’est pas sans évoquer ce que
Glissant appelle l’expérience de « la barque ouverte ».
Gilroy entend désigner, d’une part la richesse et la diver-
sité multiforme de l’héritage noir au Nouveau Monde, et
d’autre part le fait que la diaspora noire a permis l’éclosion
d’expressions artistiques populaires qui ont supplanté la
culture élitiste anglophone, notamment dans le domaine

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kathleen gyssels

musical. Gilroy souligne l’importance de la musique noire


d’origine caribéenne et africaine-américaine, puissante
avant-garde, citant l’écart entre « hig brow » et « low brow ».
C’est à partir de l’explosion du be-bop et du hip-hop que
Gilroy mesure combien l’Angleterre « goes creole », devient
créole. C’est à partir d’une cassure initiale, d’une rupture
(clanique, familiale, ethnique, linguistique), que les « descen-
dants de ceux qui survécurent » réussirent à s’exprimer à
leur façon, en inventant des stratégies de survie et en créo-
lisant les pratiques culturelles3. Gilroy veut montrer que la
musique noire4 est l’un des modes de communication entre
les populations insulaires et continentales. Elle constitue, de
ce fait, un puissant levier pour faire changer les mentalités,
contrant le racisme et les stéréotypes dans un monde blanc
et eurocentriste. Chez Glissant, l’intérêt porté à la sculpture,
à la peinture, à la littérature orale et à la musique prouve que
la diaspora noire est une force unitaire à même de réunir ce
que l’histoire a désuni, défait, et parfois irrémédiablement

3.  La diaspora noire (black diaspora) se manifeste par des pratiques de


« cultural memory » que Gilroy appelle « techniques de survie ». Celles-ci
incluent l’imaginaire, qui est le langage commun par lequel la Caraïbe
mais aussi les autres communautés noires (les Amériques noires, en
Amérique, en Amérique latine) pourraient devenir « une » ; c’est donc
« l’imaginaire noir ». Qu’ils soient « créolisants, francophones, anglopho-
nes ou hispanophones » – remarquons l’absence des Néerlandophones –,
« par-delà les langues utilisées », souligne Glissant, il faudrait « tenter une
même opération qui porte sur le langage » (1981, p. 281).
4.  Dans un collectif dirigé par Gilroy, Lawrence Grossberg et Angela
McRobbie intitulé Without Guarantee: In Honour of Stuart Hall (2000),
plusieurs essais sont hautement illustratifs de l’extrapolation, à travers
Gilroy, de la théorie de la créolisation. Or si Nestor Canclini survole
l’hybridité, le métissage et la créolité, il ne signale nulle part Glissant.
Quant à Iain Chambers (2000), il dédie un article à la musique et men-
tionne à la toute fin du collectif « the exploded discourse » et « the modern
drama of creolization » (p. 159).

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détruit. Les préoccupations de Glissant ne sont pas exclu-


sivement culturelles : dans les années  1980 du moins, il
accorde une importance au futur politique de la région qu’il
a appelé l’« antillanité » (1981, p. 422-424). Cette utopie d’une
fédération de communautés caribéennes serait une sorte
d’« États-Unis de la Caraïbe » – en anglais, « Caribbeanness ».
Fort de l’idée que ces espaces partagent une même histoire
et un même « déracinement », il est convaincu de la possibi-
lité d’une unité transnationale regroupant l’ensemble de la
« black diaspora », non seulement la Caraïbe, mais l’Améri-
que entière (Roger Bastide), et toute l’« Hispanoamerica ».
Cette dimension politique de la pensée de Glissant mérite
d’être soulignée, à l’heure où la littérature postcoloniale
tend à se désengager. J’ai critiqué ailleurs la « posture
désinvolte » de Dany Laferrière (Gyssels, 2010 a). Invité avec
Abdourahman Waberi aux Assises internationales du roman,
qui se sont déroulées à Lyon du 23 au 30 mai 2010, Laferrière
se contente de satisfaire les attentes d’un public souscrivant
à la pipolisation de certains écrivains originaires des ancien-
nes colonies... Ces positionnements divergents n’empê-
chent nullement les deux auteurs de se trouver côte à côte
pour d’autres causes. Que ce soit la pétition pour l’annula-
tion de la dette d’Haïti (signée dans Le Monde diplomatique
par Eduardo Galeano, Noam Chomsky, Naomi Klein et bien
d’autres) ou le fameux Manifeste pour une littérature-monde (Le
Bris, Rouaud & Almassi, 2007), tantôt leur absence interpelle,
tantôt leur « cohabitation » dans le même « tract » surprend.
Bien que Glissant semble avoir alimenté en profondeur
la pensée de Gilroy, il reste relativement peu connu du côté
anglo-caribéen. Lorsque Gilroy est interviewé en France
à l’occasion de la parution de la traduction française de
Black Atlantic, parue dix ans après le texte original dans une
traduction de Jean-François Henquel aux éditions Kargo

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kathleen gyssels

(Gilroy, 1993, 2004), il ne juge pas nécessaire de le mention-


ner. Voici comment il répond à la question de l’emprunt de
la notion de rhizome, dans un entretien donné à Art Press :
— Vous empruntez à Deleuze et Guattari le concept de
rhizome, qui sert de métaphore à cette construction
diasporique.
— Il faut être prudent avec la notion de « sentiment
océanique ». (Gilroy, 2003 b, p. 56)

À l’évidence, Gilroy évite de répondre à la question. Plus


loin dans l’interview, il reconnaît avoir emprunté son image
centrale du rhizome aux deux philosophes français. Gilroy
n’aurait-il pas dû rappeler qu’il doit à Glissant l’utilisation
de la notion pour démontrer l’irradiation des rémanences
africaines dans la culture caribéenne ? Loin de lancer une
accusation de plagiat, je remarque seulement que Gilroy
passe sous silence l’importance du Discours antillais dans la
genèse de son propre essai.
L’essai de Gilroy est présenté au public français comme
un livre sur la musique noire. Malgré les coquilles et fau-
tes diverses5, qui mèneront à une nouvelle édition (sortie

5.  Henquel traduit « subculture » par « subculture » au lieu de « sous-culture »


(Gilroy, 1993, 2004, p. 64), et fait plusieurs erreurs de grammaire (par exem-
ple au chapitre 5, l’épigraphe de James Baldwin, “one day [...] the dangers
faced by”, devient : « Quelqu’un un jour, devrait étudier en profondeur
les dangers affrontés [sic] sur le Vieux Continent » (p.  196). Ou encore :
« L’amplitude et la diversité de l’œuvre de Wright sont éclipsés [sic] »
(p. 208). À propos de Beloved de Toni Morrison : « Évoquant de [sic] l’histoire
de Margaret Garner, [Morrison] explique : je me suis rendu [sic] compte »
(p. 286). Pire encore dans les citations de Morrison : « Ma conception du
roman, c’est qu’il a toujours fonctionné pour la classe ou le groupe qui l’a
écrit. L’histoire du roman comme forme à [sic] commencé quand il y a eu
une nouvelle classe » (p. 286) ; « Je suis très contente du fait [sic] les auteurs
noirs sont en train d’apprendre à grandir dans ce domaine » (p. 290).

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le 16 avril 2010) aux Éditions Amsterdam6, L’Atlantique noir


connaît un retentissement important et une réception élo-
gieuse. On ne peut que constater, devant la masse d’essais
qui ont paru durant les deux dernières décennies, la dispro-
portion entre l’accueil phénoménal de l’essai « séminal » de
Gilroy et la réception plus confidentielle de Glissant.
Deux exemples permettront d’illustrer la place préémi-
nente qu’occupe le théoricien des études culturelles dans
les études postcoloniales – preuve, si besoin était, que ces
deux domaines de recherche ne sont pas aussi cloison-
nés qu’on voudrait le croire en France. Pour Ania Loomba
(1998), la filiation des penseurs anticoloniaux est la triade
Césaire-Fanon-Gilroy. Voici la conclusion de son Colonialism/
Postcolonialism :
For Fanon, native intellectuals who take to “the unconditional
affirmation of African culture” are mistaken since such a cate-
gory simply inverts colonial stereotyping. For Césaire, on the
other hand, it is the nation that is “a bourgeois phenomenon” [...],
and true radicalism demands forging solidarities across boun-
daries. [...] Thus, both “the nation” and a pan-national racial
essence are contentious conceptions which have nevertheless
helped mobilise anti-colonial consciousness. Both nationalism
and pan-nationalisms create communities which then have to
be endowed with a historical, racial and cultural unity which in
practice both simplifies complex cultural formations and performs
its own exclusions. However, there may be an alternative way

6.  Traduction de l’anglais (États-Unis) par Charlotte Nordmann –  alors


que la première édition avait paru chez Verso en Angleterre – accompagnée
d’un entrefilet qui recoupe assez bien la notion du rhizome : « Résumé :
une analyse des diasporas noires à partir de l’idée d’un océan Atlantique
comme réseau de dissémination culturelle et d’échanges d’un continent
à l’autre et d’une nation à une autre, rejetant toute notion se référant à la
race, à l’État-nation et aux frontières. »

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of thinking about transnational solidarities and connections.


Paul Gilroy’s book The Black Atlantic charts a pan-national
black culture along very different lines. Gilroy is critical both
of “ethnic absolutism” and “cultural nationalism”. (1998, 2005,
p. 178-179)

Bien que Glissant se soit préoccupé, au cours des der-


nières décennies, de la question de la globalisation et du
futur des sociétés postcoloniales, il n’est pas même men-
tionné. Comme dans de nombreux autres essais panopti-
ques, je constate la transition fluide de Frantz Fanon et
Aimé Césaire à... Gilroy ! Mais point de Glissant. Prenons
un second exemple. L’ouvrage collectif Culture, Politics, Race
and Diaspora: The Thought of Stuart Hall, dirigé par Brian
Meeks et paru chez IRP en 2007, contient un index réperto-
riant Fanon, Edward Said, Achille Mbembe, Charles Taylor,
Jacques Derrida... mais on n’y trouve toujours pas Glissant.
Je pourrais multiplier les exemples où Glissant semble
ombragé par un penseur de la génération suivante. Faisons
une hypothèse. Peut-être les plus jeunes théoriciens ont-il
réussi une chose que Glissant n’a pas su faire : l’articulation
de la perspective théorique des études postcoloniales avec
celle, plus pragmatique, d’une radioscopie de la créolisation
et de la globalisation qui modifient en profondeur les cultures
des « ex-métropoles » coloniales.

Gilroy dans La Cohée du Lamentin et l’énigme Glissant


On sera sensible à cette ironie : Glissant, passé sous
silence par Gilroy, lui rend hommage dans les premières
pages de La Cohée du Lamentin. Selon un procédé qui lui
est coutumier pour mentionner ses amis, Glissant « salue »
Gilroy pour avoir écrit son Black Atlantic, qui lui évoque
l’Atlantide retournée. Cette idée se trouve dans la préface

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de gilroy à glissant

de Jacques Berque dans Le Sel noir (1963), préface ajoutée à


la réédition chez Gallimard de 1983 : « non plus l’Eldorado,
les Hespérides pour les autres, mais une Atlantide revenue
des abymes pour la construction de soi » (Glissant, 1960,
1983, p. 16).
Dans La Cohée du Lamentin, Glissant évoque le futur
funeste de la Martinique : l’immersion dans l’Atlantique.
Non seulement les Caribéens francophones sont maudits
par l’esclavage et la colonisation, mais ils souffrent en outre
à présent de la menace géographique et géologique, éco-
logique et culturelle du xxie siècle :
« Le partage des eaux »
D’ici à quarante ans, la Martinique disparaît dans un séisme
sans concession. Nous ne cessons de triturer cela, c’est-
à-dire d’en mourir par avance. Sûr et certain, quarante-cinq
mille cercueils sont stockés déjà, c’est pour si en cas... [...]
Laisserions-nous au moins le souvenir d’une Atlantide en
réduction, sans civilisation mystérieuse, un Black Atlantis
–  et je reconnais que je démarque7 là le titre The Black
Atlantic, d’un livre de monsieur Paul Gilroy ? En atten-
dant, il y a ces dizaines de milliers de morts partout dans ce
monde, emportés à intervalles réguliers et avec une fatalité
mécanique par des tremblements et des inondations, nous
y sommes habitués, mais là, pour ce désastre final, nous ne
pourrons plus nous avouer secrètement : « Cela n’arrivera
qu’aux autres » [...]. (2005, p. 13-14)
Paroles sinistrement annonciatrices du séisme du 12 jan-
vier 2010 en Haïti –  qui étrangement n’appellera aucun
commentaire de Glissant. Les prédictions funestes de ce

7.  Démarquer : 1. Priver quelque chose de la marque indiquant le pos-


sesseur ; 2. Modifier légèrement (une œuvre) de manière à dissimuler
l’emprunt : copier, plagier ; 3. Baisser le prix de vente d’un article ;
4. Libérer (un joueur) du marquage adverse.

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dernier (déjà présentes dans Ti Jean l’Horizon de Simone


Schwarz-Bart) annoncent la précipitation et la destruction
des petites Antilles, entraînant avec elles leurs littératures.
Les seules survivances seront dans les traces et les nouvel-
les mangroves que sont Paris, Londres, New York. Ce qu’il
importe de remarquer, c’est que le « nomadisme concep-
tuel » non signalé est une preuve des difficultés qu’éprouve
la théorie à circuler, comme le remarquent les auteurs de
Travelling Theory. France and the United States (Van der Poel
& Bertho, 1999). De Glissant à Gilroy et de celui-ci à celui-
là, il s’agit de défendre l’idée d’exportation d’une culture
menacée, de la transplantation, une nouvelle fois dans des
conditions urgentes, obligées, d’un peuple (évacuation ou
émigration anticipatrice ?), d’une communauté frappée de
déracinement et de dépossession.
Ce qui est plus ironique encore, c’est que Glissant omet
de mentionner son maître, Stuart Hall. Gilroy a été formé par
Hall, le fondateur des cultural studies. Jamaïquain, de quatre
ans le cadet de Glissant, Hall est le penseur du racisme plu-
riel et du cosmopolitisme vernaculaire, opposant le cosmo-
politisme « from above » au cosmopolitisme « from beyond »,
de la mondialisation et du nomadisme. Bien que Glissant
et Hall s’ignorent, ils pensent en des termes analogues la
relation, l’hybridité et la diaspora.
On observe un étrange chassé-croisé entre les maîtres
à penser et leurs « fils spirituels » (Hall/Gilroy ; Glissant/
Chamoiseau). La grande différence est que ni Hall ni Gilroy
n’écrivent de la fiction. On s’étonne que l’approche différen-
tielle de la diaspora leur soit commune. Ainsi, à propos de
l’exode palestinien de 1948 (Al Nakba), Hall soutient que :
Diaspora does not refer to those scattered tribes whose identity
can only be secured in relation to some sacred homeland to

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de gilroy à glissant

which they must at all costs return, even if it means pushing


other people into the sea. [...] The diaspora experience as I intend
it here is defined, not by essence or purity, but by the recogni-
tion of a necessary heterogeneity and diversity; by a conception
of “identity” which lives with and through, not despite, difference,
by hybridity. (1990, p. 235)

Il faut lire ici une allusion claire à la diaspora juive qui a


engendré des théories nationalistes comme le sionisme, en-
gendrant de nouvelles « dépossessions spatio-temporelles »,
comme la diaspora palestinienne. Du côté afro-caribéen, le
rêve nostalgique d’un retour au « homeland » (pensons au
rastafarisme) est dénué de revendication nationaliste et de
programme politique – du moins selon Hall, et Glissant lui
donnerait sans doute raison.
À l’instar de Hall, Gilroy conçoit une identité non dicho-
tomique, essentialiste ou oppositionnelle. On retrouve ici
notre hypothèse : Hall et son disciple Gilroy ont su combler
l’écart entre la théorie et la pratique, en accentuant l’apport
de la culture noire, notamment à travers la musique noire.
Glissant et son disciple Patrick Chamoiseau n’ont pas adopté
cette perspective des cultural studies. Les deux Martiniquais,
malgré leur prétention à parler pour et par leur peuple,
n’entrent pas en dialogue avec le « Tout-Monde ».
Il y a plus d’un demi-siècle, Jean-Paul Sartre opposait
déjà les auteurs franco-français embourgeoisés, éloignés du
peuple, et les écrivains « nègres ». Il donnait l’exemple de
l’Afro-américain Wright qui réussissait, selon lui, à parler
du quotidien et du racisme souffert par les Noirs de manière
convaincante. On retrouve donc le débat sartrien sur le sens de
l’engagement et la tâche de l’intellectuel (Hamel, 2006). Bien
qu’on entende fréquemment que l’œuvre glissantienne est
une « œuvre de libération » au cœur des luttes anticoloniales,

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kathleen gyssels

Glissant lui-même avoue qu’« il n’y avait pas de poésie qui


ne soit politique et qu’il n’existe pas de poésie politique en
soi8 » (Artières, 2003).
Comment se fait-il que Glissant n’ait pas été découvert
(ou si peu et si récemment) du côté anglo-caribéen ? D’après
Caryl Phillips (2002), qui s’est penché sur « l’énigme » Wilson
Harris, l’explication est à chercher dans la tradition intellec-
tuelle française. Il soutient que Glissant est difficile à lire
parce que les intellectuels français sont volontiers abscons.
Mais le Guyanais Harris ne l’est-il pas tout autant ?
On a beaucoup reproché aux postcolonial studies leur
« illisibilité » et une raison de la résistance massive en France
aux écrits de Homi Bhabha et de Gayatri Spivak était leur dif-
ficulté. L’on pourrait arguer, mais peu l’ont osé, exactement
la même chose pour la pensée glissantienne, que ce soit en
fiction ou hors fiction9. Une première raison en est l’intran-
sitivité de l’écriture : on est aux antipodes d’une œuvre dia-
logique, premier paradoxe fort, puisque l’on sait à quel point
un Glissant, un Harris pensent écrire le roman du « Nous »10.

8.  Ce paradoxe est repris dans « Le guerrier de l’imaginaire », entretien de


Saverina Parevadee Chinien avec Chamoiseau (2008).
9.  Dominique Combe (1987) observe la modernité segalénienne dans
l’étrange monologue intérieur, source d’énonciation de plus en plus indé-
cise, et dans ce qu’il appelle la « maorisation » du lexique. Stratégies pour
se prémunir contre les œuvres exotiques et les écrivassiers de romans,
contre les récits de voyage eurocentriques aussi. Tout cela vaut pour
Ormerod de Glissant, où tout se déroule dans un univers distancié, et où
la vie de Flore Gaillard reste impénétrable, tant l’auteur en fait un récit
impersonnifié...
10.  Glissant rapproche la déviance du « Nous » du fascisme : « il arrive
que le Nous triomphal et dénaturé tyrannise le Je et le réduise, après
qu’il a paru. Il s’agit là de communautés bâtardes, dont les systèmes fas-
cistes ou les nationalismes outranciers donnent l’exemple. Un autre cas
de déviance du communautaire est illustré par les pseudo-collectivismes
dans quoi le Nous a dilué le Je : ce n’est pas l’abâtardissement fasciste,
c’est l’illusion sublimante du Nous comme finalité ». (1981, p. 153)

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de gilroy à glissant

De nouvelles approches, notamment psychanalytiques,


montrent à quel point l’essayiste et le poète glissantien
offrent finalement un inconscient du texte, et posent et
poussent le lecteur dans la position inconfortable d’« analysé
du texte » (Richard, 2009). L’on pourrait rétorquer que
Glissant n’est pas le seul à revendiquer l’opacité : des
auteurs caribéens comme Brathwaite et Harris, tous deux de
la même génération que Glissant, non seulement sont assez
illisibles et intraduisibles, mais encore reviennent à souhait
sur ce non-consentement à une littérature facile. Celle-ci les
écœure car elle frôlerait trop vite le populisme, le folklorisme,
l’exotisme.
J’aimerais attirer l’attention sur la difficulté affichée des
titres glissantiens – pensons notamment à Sartorius, le roman
des Batoutos, à Ormerod. Le titre, c’est déjà tout un pro-
gramme et bien que Glissant glose ses inventions, le criti-
que et le lecteur restent souvent perplexes... Les titres de ses
essais révèlent la même ambition. Dans Traité du Tout-Monde
(1997), le premier terme est synonymique de « traktak » en
russe, de « treatise » en anglais. Pour Philosophie de la rela-
tion (2009 a), on ignore s’il faut employer la minuscule ou la
majuscule à « relation », de même que pour « Tout-Monde ».
Quel contraste avec les titres derridiens, si transparents,
si modestes ! Pensons à L’Écriture et la différence (1967),
La Dissémination (1972), etc. D’après moi, l’opacité délibé-
rée de Glissant, sa titrologie pompeuse, rendent ses œuvres
moins accessibles que celles de son confrère d’origine
algérienne. On pourrait s’interroger sur la relation incréée
entre Derrida et Glissant qui sont pourtant si convergents
dans leur réflexion sur le rapport à l’autre, sur la trace et le
pardon (voir Derrida, 2000), sur la réparation et la repen-
tance (première et deuxième propositions dans Mémoires
des esclavages, 2007 b, p.  138-139), etc. Bien que les deux

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philosophes soient liés par une origine coloniale et par


un même rapport à la langue française dominante, peu de
dialogue s’est instauré. Derrida nomme Glissant dans son
Monolinguisme de l’autre (1996), mais Glissant ne signale
Derrida nulle part, ressassant par contre la référence au
rhizome deleuzien !
Le caractère prétendument révolutionnaire de la pen-
sée de Glissant n’est pas une explication plus satisfaisante
quand on sait tout ce qu’il emprunte aux penseurs qui
l’ont précédé : le rhizome vient de Deleuze et Guattari, les
problématiques de la mondialisation et du pouvoir occu-
paient déjà les débats entre Michel Foucault et Noam
Chomsky, etc.
Même dans la critique la plus savante, Glissant n’est pas
aussi omniprésent qu’on le prétend dans le cercle des lec-
teurs favoris, des critiques privilégiés, des confrères attitrés.
Ouvrons le numéro spécial du Nouvel observateur qui
dresse le bilan de nouvelles « pensées » en ce début du
xxie siècle. Lancelin et Vigoureux prennent acte d’un malaise
et d’un essoufflement, et s’interrogent :
Dans un monde en crise, la pensée française vit, elle aussi,
des turbulences, les grands camps idéologiques des années
Sartre et Aron ont volé en éclats. Reste une myriade de
courants aux contours souvent imprécis. Revues, cercles de
réflexion, jamais comme aujourd’hui le milieu intellectuel
n’avait autant essaimé. Comment s’y retrouver dans ce foi-
sonnement ? Reste-t-il des maîtres à penser, et quelle est
leur influence en France et dans le monde ? (2008, p. 8)

Dans Le Nouvel Observateur, les incontournables « stars


de la pensée » sont Claude Lévi-Strauss, BHL, Alain Badiou,
Jacques Rancière et François Cusset. Sur les quinze intel-
lectuels mentionnés, il n’y a que trois femmes et un seul

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de gilroy à glissant

Noir, Pap Ndiaye11, auteur de La Condition noire : essai sur


une minorité française (2008). Rien sur les Antillais et encore
moins sur Glissant12.
Dans un dossier spécial du Magazine littéraire, Cusset
(2000) présente les postcolonial theories comme un avatar de
la French theory, c’est-à-dire un rejeton de Foucault, Derrida
et Deleuze, tous trois traduits en anglais et importés aux
États-Unis. Il ne mentionne pas Glissant, qu’il mentionne
pourtant à deux reprises dans son essai de 1998 (p. 294 et
371). Cusset suggère que les œuvres des intellectuels fran-
çais sont au fondement de cette discipline nouvelle. Il me
paraît abusif de prétendre à l’antériorité des « change-
ments » français car ceux-ci ont pris de l’essor après que les
black studies et les African American theorists aient traversé
l’Atlantique vers l’Europe.

Coquille dans La Cohée du Lamentin


Restons en compagnie de ce livre étrange, La Cohée du
Lamentin, dans lequel Glissant salue Gilroy. Glissant se fait
étymologiste :
Cohée : ne se rencontre que dans cette baie des Flamands, au
long de la mangrove : la cohée du Lamentin. Le mot vient-il
de la langue créole ou de la langue française ? D’accorer,

11.  Ndiaye revient souvent sur les convergences avec d’autres communau-
tés soit issues de la colonisation (les Arabo-musulmans), soit les Juifs. S’il
s’arrête longuement sur la négritude et sur Damas (figure ailleurs assez
minorée), Ndiaye ne semble pas juger nécessaire de parler de Glissant.
Son « tuteur » est un sociologue américain et les black studies sont
omniprésentes comme grille de lecture pour la réalité de la minorité tri-
colore... La réédition de 2009 est préfacée par Marie Ndiaye, sa sœur, prix
Goncourt 2009, qui reste sagement à l’écart des créolistes et signataires
du Manifeste des 44.
12.  Dans “Philosophies of Difference”, Gutting (2001) se limite à Lyotard
et Derrida, Deleuze et Guattari.

482
kathleen gyssels

peut-être ? « Accorer un navire pour le réparer. » (Non loin


de là, il existe un port-cohé.) Un cohé donc ou, s’il se trouve,
une corée ? Nul n’a pu dire, à ce que je sais. (2005, p. 39)

On aurait pu s’attendre à ce qu’il mette « cohée » en rap-


port avec le mot créole « caye » car la « cohée » est en effet
à Glissant ce que la « caye » est à son illustre prédécesseur,
Saint-John Perse. Glissant utilise la « caye de mer » dans
Tout-Monde (1993, p. 147) et dans Ormerod : « avant de virer
sur les Cayes de la future Haïti » (2003, p.  62). Il aurait pu
souligner, en outre, que « cohée » rime avec « long-oué »,
cette onomatopée qu’il glose longuement dans Le Quatrième
Siècle (1964), avant d’en faire le patronyme d’une dynastie
marronne : les Longoué. Il aurait tout aussi bien pu rappe-
ler que ce même mot « cohée » évoque « Écohées », dans le
récit sur l’île de Pâques (2007 a). Quoi qu’il en soit, les mots
« caye » et « cohée » font partie de ces termes qu’affectionne
Glissant. On pourrait y associer « caravelle13 », « barre14 », et
bien d’autres substantifs archaïques qui ont pour fonction
de déterritorialiser les imaginaires. Comme le dit bien Derek
Walcott : “what is needed is not new names for old things, or old
names for new things, but the faith of using the old names again”
(1998, p. 9). �����������������������������������������������
La « cohée » figure dans la liste de mots topo-
nymiques qui se substituent à la cartographie coloniale : le

13.  « La Terre enfin qui tremble. Équilibrée de la pointe du Diamant à


l’Ouest à la Caravelle en Est, elle cherche à tout bout de champ son Nord.
Elle penche : mesurer l’angle. » (Glissant, 1969, p. 328)
14.  « Valérie, immobile, essayait d’entrer dans la barre ou que la barre
fût dans son cœur et dans sa poitrine, avec la violence et la précision. Et
à mesure que l’ombre descendait sur la mer, elle voyait de plus en plus
distinct le trait d’écume, comme une racine étalée, mais une racine dont
la voix trouait l’espace jusqu’à elle. » (Glissant, 1958, p. 205) La barre est
l’équivalent de la « door of no return » chez Gilroy, ou encore la porte sur
l’océan que passèrent les Africains au cours de la Traite.

483
de gilroy à glissant

narrateur fait allusion à « une caye dans la mer, une source


dans une Maison » (Glissant, 1993, p. 332).
La critique a rarement questionné ce besoin lancinant
qu’ont les auteurs de la créolité et surtout Glissant de com-
menter leurs propres textes, de proposer des clés de lecture
dans le corps du texte, de fournir l’explication, de suggé-
rer de nouveaux termes, etc. Toujours sur la page de la note
étymologique où figure « Cohée », Glissant explique encore :
« Excipit : n.  m.  inv. : devrait être accepté, par référence à
l’incipit. »15 (2005, p. 39)
On notera qu’« excipit » a déjà été « essayé » dans son
ouvrage Ormerod... L’ambition philologique est remarquable
dans l’insistance à défendre les petites langues et la richesse
linguistique, ce qui donne d’ailleurs aussi lieu à des aber-
rations lorsqu’il s’aventure sur le terrain linguistique
comparatiste...
À la page 38, soit celle qui est juxtaposée à la fiche étymo-
logique sur « cohée », on peut lire un certain nombre de
devises glissantiennes en majuscules. Ces devises, les lec-
teurs fidèles les connaissent déjà, pour les avoir lues et
relues dans les essais antérieurs :
LA RACINE UNIQUE TUE AUTOUR D’ELLE.
L’IDENTITÉ-RELATION AUTORISE INFINIMENT.
NOUS NE SAUVERONS PAS UNE LANGUE,
EN LAISSANT PÉRIR LES AUTRES.
TU ÉCHANGES, CHANGEANT AVEC L’AUTRE,
SANS POURTANT TE PERDRE NI TE DÉNATURER.

15.  Plus loin l’on trouve : « Excipit : pensée continentale, qui dévoile en
diasporas les splendeurs absolues de l’Un. Pensée archipélique, où se
concentre l’infinie variation de la Diversité. Mais leur alliance est encore
à venir. » (Glissant, 2005, p.  231) Et il intitule la dernière section « Les
EXCIPIT » (au nombre de 5), comme quasi-synonyme de « Conclusion ».

484
kathleen gyssels

ENTENDS, JE TE PARLE DANS TA LANGUE,


ET ENTENDS ENCORE, C’EST DANS MON LANGAGE
QUE JE TE COMPRENDS16.

Que faire de toutes ces formules et maximes maintes fois


répétées ? Conscient de la difficulté, Glissant revient réguliè-
rement sur ses pas pour exprimer sa reconnaissance envers
celles et ceux qui ont su faire leur miel de ses « divagations »
et de ses « reprises ».
Dans le chapitre « La mémoire courte des poètes immé-
moriaux » de son Plagiat et créativité, treize enquêtes sur
l’auteur et son autre, Jean-Louis Cornille (2008, p. 176) analyse
l’étrange coquille qui s’est introduite dans la première édi-
tion de L’Intention poétique (Glissant, 1969, p. 95-103). Glissant
orthographie Segalen avec un accent aigu : « Ségalen ». La
coquille a été corrigée dans la réédition de 1997. Sans doute
cette coquille est-elle due à la précipitation et sans doute
n’est-elle pas imputable à Glissant seul. Précisons encore
que la même chose arrive avec d’autres noms (Morrison17,
16.  En mai 2009, le prix Édouard Glissant (fondé en 2002 avec Paris VIII)
va à Nurith Aviv pour son documentaire Langue sacrée, langue parlée, sur
les Hébreux, au pluriel. Cixous commente longuement ce film israélien
où un fantôme rôde : le sionisme. L’on devrait se poser la question de
savoir pourquoi Glissant couronne ce film-là, outre qu’on reconnaît qu’il
s’agit de faire comprendre la multiplicité des langues de la diaspora juive,
identique à celle de la diaspora noire (Cixous, 2008).
17.  Glissant suit de très près les mêmes grands noms de la littérature amé-
ricaine dont Morrison a si bien parlé dans Playing in the Dark. Whiteness
and the Literary Imagination (1992) dans lequel elle montre la place sub-
alterne des Noirs, dont les voix sont réduites au silence dans l’œuvre de
Melville, Twain, Hemingway... auteurs qui ont récemment attiré l’attention
des Antillais francophones. Par ailleurs, Glissant emploie l’expression
« tête chercheuse qui piste le changement » pour désigner les différentes
étapes de son écriture et de la lecture : « l’écriture comme un outil de
recherche » (2006, p. 115.)

485
de gilroy à glissant

Brathwaite notamment). Mais la coquille trahirait, selon


Cornille, une intertextualité lancinante, voire plus :
Si Glissant ne peut entendre le nom de « Segalen » comme
il se doit, s’il commence par l’appeler « Ségalen », c’est sans
doute et avant tout par confusion sonore avec « Sénégal »,
dont l’énonciation suffit, par simple métathèse, à faire
retentir, de Gorée à Senghor, des signifiants particulière-
ment douloureux, relatifs à la Traite. (2008, p. 176)

Glissant emprunte Segalen, comme il fait siens Deleuze


et Guattari. Dans ses dernières publications, Glissant pro-
duit de plus en plus de « calques », bien que la décalcomanie
indique un bovarysme collectif contre lequel il a toujours
lutté. Si la pensée glissantienne d’avant le Traité du Tout-
Monde doit énormément à Paul Claudel, Saint-John Perse et
Victor Segalen, Cornille déniche dans la coquille une proxi-
mité inconsciente entre « Sénégal » et « Ségalen ». C’est
la même succession de deux fois trois syllabes, le premier
désignant le pays originaire du grand poète et fondateur de
la négritude, Leopold Sédar Senghor, et le second, l’auteur
de L’Esthétique du divers et des Immémoriaux, mais aussi de
Stèles (un personnage dans la Cohée s’appellera Orestile et
toutes les hypothèses sont une fois de plus permises sur
l’onomastique énigmatique). En rapprochant Sénégal de
« Ségalen », l’auteur rapproche inconsciemment le port de
départ de ses ancêtres de son propre lieu, comme dans un
« roman de famille » qui prendrait place dans le bourg mar-
tiniquais du Lamentin (Richard, 2009). Autrement dit, la
faute d’orthographe, symptôme d’hypercorrection, accident
par inadvertance, nous révèle de manière fulgurante la drive
généalogique : en creux, dans le cheminement glissantien,
la poésie et la théorie du Martiniquais sont imprégnées du
« vertige de lieux ». On peut penser à Césaire qui, invité en

486
kathleen gyssels

Yougoslavie, entend « Martinique » quand son ami et hôte lui


montre une petite île devant la côte qui s’appelle Martiniska.
Glissant semble osciller entre authenticité et inauthenticité,
entre l’urgence d’innover et l’omniprésente ombre des
anciens, Saint-John Perse et Senghor. Voit-il dans la cohée
la même « barre », la même barrière qu’est Gorée, qui rime
avec cohée ? Cette presqu’île dérivée du continent africain
est la dernière étape des « migrants nus » sur le point de
s’engouffrer dans « la barque ouverte »18. Comme le note
bien Dash : « Glissant donne comme un lieu de naissance
cette île de Gorée qui, comme il l’explique dans Discours
antillais, fonctionne comme “le rêve d’une matrice dont on
a été exclu ; sans le savoir vraiment”. » (2005, p. 134)
Qu’il le veuille ou non, Glissant est influencé par ces
grands-pères spirituels, inspiré de tous ces « inextricables »
(titre de section dans la Cohée). À l’ombre des textes de
Senghor, La Cohée du Lamentin renoue avec une force in-
consciente qui taraude à la fois le Sénégalais et le Martini-
quais : le patronyme. Dans une de ses « Élégies », Senghor
est tout aussi hanté que Glissant par le patronyme. Gagné
par ce que Gilroy appelle la « postcolonial melancholy », soit
l’ignorance du nom du père, l’énigme du fondateur de sa
lignée, le poète se demande quel Portugais a légué son nom
dans cette « Élégie des saudades » :
J’écoute du fond de moi le chant à voix d’ombre des saudades.
Est-ce la voix ancienne, la goutte de sang portugais qui
remonte du fond des âges ?

18.  « Vous naviguez sur le Nil dans le pays d’Égypte [...] et vous décou-
vrez au loin une distillerie puis on dirait des convois de chars à bœufs,
vous respirez le vezou [sic] en sucré brûlé. Ou bien c’est la nappe jaunie
du bayou de l’Atchafalaya près de Baton Rouge en Louisiane [...] et tout
ce plat vous précipite dans les hauts-fonds de la Tracée en Martinique. »
(Glissant, 1993, p. 235)

487
de gilroy à glissant

Mon nom qui remonte à sa source ?


Goutte de sang ou bien Senhor le sobriquet qu’un capitaine
donna autrefois à un brave laptot ?
J’ai retrouvé mon sang,
J’ai découvert mon nom l’autre année à Coïmbre,
sous la brousse des livres. (2007, p. 357)

Glissant est incontestablement tributaire de Segalen.


Cornille appelle ce dernier « le zombi théorique du discours
glissantien » et montre de « nombreuses traces résiduelles
segaléniennes dans l’œuvre non théorique, fictionnelle
ou poétique » de Glissant (2008, p.  174 et 181). La dette à
Stèles n’a pourtant jamais été dûment reconnue, alors que la
« stupeur mimétique » (p. 180) est manifeste.
À mes yeux, il se joue dans La Cohée du Lamentin une
opération équivalente à celle qui s’opère dans la postface à
Éthiopiques de Senghor. N’oublions pas que Senghor par-
tage avec Glissant l’adoration pour un poète de naissance
guadeloupéenne, Saint-John Perse (Céry, 2007). Par ailleurs,
rappelons les nombreuses élégies qu’adresse Senghor à ses
meilleurs amis ou personnalités admirées (« Élégie pour
Martin Luther King », par exemple) ; Glissant fait de même
dans la Cohée : « Élégie pour Mahmoud Darwich »19, avant
de dédier quelques pages à Kateb Yacine. Dans « Comme les
lamantins vont boire à la source », Senghor écrit « laman-
tins » avec un a et ouvre sa célèbre postface (synonyme
d’excipit !) par un incipit des plus surprenants :
Ceci n’est pas une préface. Je ne m’adresse pas aux lecteurs.
La grande règle reste de « plaire » comme le disait Molière

19.  Dans Philosophie de la relation, une « Récitation pour Mahmoud


Darwich » témoigne de l’affinité et du soutien des Palestiniens (Glissant,
2009 a, p. 153).

488
kathleen gyssels

voilà trois siècles. [...] Tel me reproche d’imiter Saint-John


Perse. [...] Tel reproche, à Césaire, de lasser [le lecteur]
par son rythme de tam-tam, comme si le propre du zèbre
n’était pas de porter des zébrures. En vérité, nous som-
mes des lamantins qui, selon le mythe africain, vont boire
à la source, comme jadis, lorsqu’ils étaient quadrupèdes
– ou hommes. Je ne sais plus au juste si c’est là mythe ou
histoire naturelle. (2007, p. 268)

Suite à Éthiopiques (2007, p. 165-178), Senghor questionne


les « influences » nombreuses, reconnaît-il, dans les poètes
qu’il a rassemblés dans sa belle anthologie de la nouvelle
poésie nègre et malgache. Il s’agit de nommer le propre des
poètes négro-africains par rapport à leurs modèles euro-
péens, de revenir sur la relative infidélité des auteurs afri-
cains et antillais. Ces questions occupent Glissant, l’obsèdent
même, mais s’il rend explicite le sceau persien et segalénien
dans son écriture, il passe sous silence d’autres influences.
Dans un style obscur et lapidaire, Glissant évoque par exem-
ple ses rencontres avec différents peintres (dont sa propre
femme) en des lieux éloignés, tant géographiquement que
dans le temps :
Lieux occasions prétextes […]
Les peintures illustrent nos bords de chemin, comme l’ont
fait en Chine les Stèles par Victor Segalen, et s’il arrive que
nous nous retournions, elles nous indiquent une perspec-
tive du passé, qui ne dessine point de fuites savantes ni ne
ménage d’illusoires profondeurs. (2005, p. 249)

Glissant se contente de nommer ensemble Senghor et


Césaire pour évoquer la négritude, passant le plus souvent
sous silence le troisième confrère, Damas. Il me semble tou-
tefois qu’il y a subrepticement un rapprochement avec le
premier membre africain de l’Académie française, qui était

489
de gilroy à glissant

aussi poète, orateur et politicien20. Dans sa Cohée, la « mami


wata », mammifère des contes congolais, guyanais et afro-
caribéens, devient, par un jeu phonétique, un toponyme
désignant la mangrove (opposée au rocher du Diamant) vers
laquelle sa mère aurait porté le jeune fils né à Bezaudin.
Héritage baudelairien et expérience biographique, le mythe
du retour des lamantins nostalgiques à la source où ils
allaient boire avant de déchoir de leur condition d’hommes.
La Cohée du Lamentin est de la même « nature » : le petit
Mathieu, tout jeune enfant porté par sa mère, apparaît déjà
dans Tout-Monde, où il est initié en quelque sorte à un bap-
tême de terre et d’eau, un peu comme Maximin dans Tu,
c’est l’enfance, dans le sens opposé, grimpant à la Soufrière,
baptême de soufre et de vent. Le message semble être que
l’auteur vieillissant se remémore comment sa mère le porta
sur son dos en descendant du morne Lamentin jusqu’à cette
baie des Flamands. Avec La Cohée du Lamentin, Glissant
revisite son enfance, revient sur ce lieu, Lamentin, où l’em-
mena sa mère, en même temps qu’il réfléchit sur l’écriture,
ses raisons d’être et ses confluences. Et comme Senghor,
Glissant entremêle forme et fond, s’interroge sur le proces-
sus à la fois conscient et inconscient dans la transposition
d’une pensée dont l’agencement des mots et des expressions
donne à croire souvent à tort, se défend Senghor, qu’il
s’agirait d’une réécriture et d’une imitation. Dans ce retour

20.  Dans Philosophie de la relation, dans une section qui rappelle l’apar-
theid aux États-Unis, « Interdit aux nègres, aux juifs, aux chiens » (Glissant,
2009 a, p.  152), Glissant évoque ce que Damas avait bien avant lui poé-
tisé dans «  Contre notre amour qui ne voulait rien d’autre  ». Ailleurs,
l’émergence des revues est rappelée avec l’amitié entre Hughes, Wright
et encore Césaire et Senghor, mais aucun mot sur Damas là non plus.
Pourtant, Glissant prend soin ailleurs de le mentionner, par exemple à la
page 129.

490
kathleen gyssels

nostalgique à l’enfance, Glissant calque, nolens volens, l’œu-


vre illustre de Césaire. La présence intertextuelle du poète
sénégalais reste, elle, implicite, latente, inaperçue, du moins
à la première lecture.

Ir/résolution
Between Camps paraît dix ans après The Black Atlantic. Ce
titre est celui d’une réédition destinée à un lectorat euro-
péen, qui ne peut que l’interpréter comme une allusion aux
camps de la mort nazis, alors que le titre américain était
After Race! Gilroy approfondit l’exploration de ce qu’il
avait abordé dans le dernier chapitre de The Black Atlantic :
le rapport entre Noirs et Juifs dans une société domi-
nante blanche et capitaliste (Amérique ou Europe). Dans
cette « suite » de The Black Atlantic, Gilroy pousse plus loin
encore le rapprochement entre communautés diasporiques.
Il veut tenir ensemble des histoires d’oppression qu’on
oppose d’ordinaire pour des raisons « raciales ». Le dernier
chapitre, « Not a Story to Pass on », analyse la dédicace de
Beloved de Morrison (“To the Sixty Million, and More”). On
pense à l’ouvrage de Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de
l’essence, dédié à :
La mémoire des êtres les plus proches parmi les millions
d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des mil-
lions et des millions d’êtres humains de toutes confessions
et de toutes nations, victimes de la haine de l’autre homme,
du même antisémitisme. (1990, p. 5)

Les théoriciens du multiculturel et du postcolonial, ainsi


que certains auteurs antillais d’adoption appellent au rap-
prochement de tous les peuples. Cette mise en relation avait
retenu l’attention de Césaire en plein fascisme (démontrer
que le colonialisme ressemble à du nazisme) mais aussi de

491
de gilroy à glissant

Fanon21, ou encore de Damas22. Dans Voicing Memory: History


and Subjectivity in French Caribbean Literature, Nesbitt lit
l’œuvre d’Edwidge Danticat à la lumière de la culpabilité
inhibitrice devant l’esthétisation de victimes mortes dans
d’atroces conditions (2003, p.  207 et 211). Multidimensional
Memory de Michael Rothberg (Keown, Murphy & Procter,
2009), ou encore le collectif Comparing Postcolonial Diasporas
(2009) osent le rapprochement, à l’encontre de la mémoire
concurrentielle et de la compétition mémorielle, entre “géno-
cides” et hécatombes coloniales. Les époux Schwarz-Bart,
André et Simone, sont curieusement exclus par les construc-
teurs du canon antillais. André Schwarz-Bart regrette, dans
un inédit publié de manière posthume, d’être sans famille
spirituelle. Dans sa « circonfession », L’Étoile du matin, il se
dit en deuil de cette « tribu planétaire » que sont les Juifs de
nulle part et de toutes parts (2009, p. 203 et 223).
Chez Glissant, la comparaison entre les diasporas juive et
noire, bien que couramment évoquée, semble biaisée. Bien
que Glissant ait rapproché les deux diasporas à de multiples

21.  Dans Peau noire, masques blancs, Fanon met en garde le Noir lorsqu’il
entend vilipender le Juif. Il cite par ailleurs Césaire qui accuse la péren-
nité du système fasciste au-delà des frontières européennes : « Quand je
tourne le bouton de ma radio, que j’entends qu’en Amérique des nègres
sont lynchés, je dis qu’on nous a menti : Hitler n’est pas mort ; [...] que
j’apprends que des Juifs sont insultés, méprisés, pogromisés, je dis qu’on
nous a menti [...] et que j’apprenne qu’en Afrique le travail forcé est insti-
tué, légalisé, je dis que, véritablement [...] : Hitler n’est pas mort. » (Césaire,
cité par Fanon, 1975, p. 72)
22.  Pensons, pour ne donner que cet exemple, à ses nuits d’insomnie évo-
quées dans « Nuit blanche » à cause du nazi si méconnaissable, sophistiqué :
« Mes amis j’ai valsé/ valsé/ follement valsé/ au point que souvent/ j’ai cru
tenir la taille/ du tonton Gobineau/ ou du cousin Hitler/ ou du bon aryen
qui mâchonne sa vieillesse/ sur quelque banc de square » (Damas, 1972,
p. 58).

492
kathleen gyssels

reprises, il me semble qu’il les a surtout opposées, sépa-


rant les deux. Il pratique volontiers le détour23. Malgré
ses efforts comparatifs, diaspora noire et diaspora juive
s’opposent assez nettement. Si dans Le Discours antillais, il
voit des convergences entre les deux diasporas, il avance que
la diaspora juive a su sauvegarder le culte du livre (la Torah)
et sa langue, là où la diaspora noire (les « migrants nus »)
aurait tout perdu (1981, p. XX). On pourrait arguer que dans
beaucoup de cas, des Juifs ont pareillement abdiqué leurs
traditions et même leur langue, marronnant jusque leur
nom et leurs caractéristiques vestimentaires, capillaires (les
papillotes, la barbe) et culinaires.
Dans Poétique de la relation, Glissant établit une opposition
entre les mers intérieures qui ont servi à des peuples conqué-
rants pour asseoir leur pouvoir colonisateur, et les mers
extérieures qui diffractent la civilisation de l’un et le pou-
voir colonisateur. Il se représente l’Occident comme centré
sur l’expansion romaine et grecque tandis que le Nouveau
Monde est caractérisé par le « nomadisme » et la digenèse :

23.  Dans la Lettre ouverte à Sarkozy en 2005, Glissant et Chamoiseau par-


lent de « génocide minoré » pour faire allusion aux banlieues et aux trou-
bles récents dans la société française, mais le lecteur devrait, qu’il le veuille
ou non, penser à ce génocide majoré dont il n’est rien dit : « Le moindre
génocide minoré nous regarde fixement et menace d’autant les sociétés
multi-trans-culturelles. Les grands héros des histoires nationales doivent
maintenant assumer leur juste part de vertu et d’horreur, car les mémoi-
res sont aujourd’hui en face des vérités du monde, et le vivre-ensemble
se situe maintenant dans les équilibres des vérités du monde. Les cultu-
res contemporaines sont des cultures de la présence au monde. Les
cultures contemporaines ne valent que par leur degré de concentration
des chaleurs culturelles du monde. Les identités sont ouvertes, et fluides,
et s’épanouissent par leur capacité à se “changer en échangeant” dans
l’énergie du monde. » Lettre disponible sur Internet : www.afrik.com/article
9171.html (page consultée en octobre 2012).

493
de gilroy à glissant

Je la définirais, par comparaison avec la Méditerranée, qui


est une mer intérieure, entourée de terres, une mer qui
concentre (qui, dans l’Antiquité grecque, hébraïque ou
latine, et plus tard dans l’émergence islamique, a imposé la
pensée de l’Un), comme au contraire une mer qui éclate les
terres […]. Une mer qui diffracte. (1990, p. 46)

Je suis mal à l’aise avec le flou épistémologique et le


détour terminologique que je décèle dans ces lignes. Point
n’est besoin d’être spécialiste des religions pour voir que
Glissant situe la religion hébraïque parmi les trois autres
grandes religions monothéistes connues pour leur zèle à
« convertir » l’autre et à asservir le « métèque », l’étranger,
le colonisé. Les spécialistes des cultures et des religions
n’ont pourtant jamais identifié le peuple hébraïque comme
un peuple conquérant. La religion juive n’a pas « conquis »
comme l’ont fait les Grecs, les Romains ou les Arabes...
Berceau autour duquel sont nées les grandes civilisations
gréco-latines, la Méditerranée serait une mer qui, souligne-
t-il, renfermerait et fonderait une monogenèse, une identité
à racine unique – par opposition à la digenèse du Nouveau
Monde. Glissant met sur le même plan le judaïsme et l’islam,
le christianisme et les civilisations polythéistes qui ont colo-
nisé ce qui deviendra l’Europe. Dans Faulkner, Mississippi, il
pousse encore plus loin l’incomparaison et la non-relation
lorsqu’il rétorque à une tentative de comparaison que « ce
serait comparer torchons et serviettes », expression pour le
moins disgracieuse, si ce n’est impardonnable de la part du
forgeur de L’Esthétique du divers et de la Poétique de la rela-
tion (Glissant, 1996, p. 24). À dire vrai, je dépiste des formu-
les systématiquement maladroites à cet égard. Ainsi, dans
Les Entretiens de Bâton-Rouge (Glissant & Leupin, 2008),
Leupin suggère une « créolisation » avant la lettre avec

494
kathleen gyssels

les trois religions monothéistes sur le territoire andalou,


les juifs, les « maures » et les chrétiens24 ; Glissant de son
côté pense « digenèse » et « Tout-Monde », mais Faulkner,
Mississippi trace comme une irrésolution quant à l’appro-
che transculturelle du fait génocidaire25. Gilroy l’envisage
avec plus de bonheur. Une aventure ambiguë avec le « Nègre
blanc », c’est-à-dire le Juif, se décèle dans d’autres passa-
ges encore. La réversibilité reste inconcevable, irrésolue,
là où des auteurs antillais comme le couple Schwarz-Bart,
Gilroy, Ndiaye et bien d’autres dressent un rapport spécu-
laire entre ces deux figures de l’exclusion, le Juif et le Noir.
Je crois déceler une béance, qui tient à la mémoire concur-
rentielle et à la compétition des mémoires. Deux exemples
suffiront pour prouver combien et comment Glissant s’em-
brouille lorsqu’il s’agit d’envisager et de penser l’autre.
Dans Mémoires des esclavages, un paragraphe m’intrigue par
son « détour » :

24.  Dans Éloge de la créolité de Jean Bernabé, Chamoiseau et Raphaël


Confiant, on trouve le même genre de propos tout à fait ambivalents, entre
bizarre attraction et répulsion avec les Amériques noires. Faut-il distinguer
l’américanité de la créolité ? Oui, pensent-ils, car : « l’américanisation [...]
décrit l’adaptation progressive de populations du monde occidental aux
réalités naturelles du monde [...] sans interaction profonde avec d’autres
cultures (entendons : native American) » (1989, p. 30). Mais l’erreur devient
plus impardonnable encore lorsque les créolistes s’aventurent sur le ter-
rain glissant (!) de la pseudo-anthropologie et de l’ethnologie amateuriste.
Faut-il les croire lorsqu’ils disent : « les Noirs boni et saramaka des Guyanes
se sont américanisés au contact avec la forêt amazonienne » (p. 30) ?
25.  Si Hannah Arendt avait appelé de ses vœux cette « relation », Glissant
hésite à faire ce rapprochement, bien que les répressions dues au colonia-
lisme et les luttes anticoloniales soient, jusqu’à une certaine échelle, com-
parables (Arendt, 1951, 1982, p. 176). Si l’unicité de la Shoah bloque toute
comparaison génocidaire, certains théoriciens de la diaspora (noire), dont
Glissant, « barrent » implicitement ce dialogue et une approche trans-
nationale et interculturelle.

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de gilroy à glissant

Il a été objecté que toute l’entreprise de l’esclavage trans-


atlantique ne pouvait être considérée comme un crime
contre l’humanité, après tout elle n’avait pas pour but final
d’exterminer les Africains [...]. Les guerres n’ont générale-
ment pas été considérées comme des crimes contre l’hu-
manité, mais certaines de leurs circonstances l’étaient assu-
rément. [Le lecteur pense ici à la Shoah, forcément, mais
quelle n’est pas sa stupeur lorsque Glissant continue :]
Des généraux allemands ont été acquittés de ce fait après
la dernière guerre mondiale, la plupart déclarés coupables,
et pas seulement à cause du génocide juif. (2007 b, p. 172 ; je
souligne.)

La dernière formulation surprend, tant elle minorise,


banalise même, la Shoah. Glissant fait encore des détours
lorsque les journalistes veulent lui faire rapprocher les
deux tragédies nouées, inextricablement rapprochées.
S’entretenant avec Glissant sur The Black Atlantic, Valérie
Marin-la-Meslée essaie d’obtenir un commentaire sur l’éven-
tuel lien à établir avec la Shoah26 : c’est le même faux-fuyant

26.  Entretien paru dans Le Point, à l’occasion de la parution de Sartorius,


le roman des Batoutos, dont la sortie suit de près son essai faulknérien et
son séminaire sur l’Europe judéo-chrétienne... Voir Glissant (2009 b).
Dans Les Entretiens de Bâton-Rouge, Glissant considère le haut Moyen Âge
comme une époque où cette relation est bloquée, confirme les racines
millénaires de cette haine de l’autre. La peur générée par l’autre est com-
battue comme une pensée hérétique. Dans l’Europe médiévale, hormis
une courte symbiose des trois religions monothéistes en pays andalou,
l’apport juif à la société et à la culture chrétiennes est méconnu et banni.
Le Moyen Âge est cette époque où prend corps l’idée de nation sur le
Vieux Continent. C’est le temps de la scission : la pensée de la « ratio-
nalisation généralisante » comme dénominateur commun d’un côté, la
pensée hérétique de l’autre. Cette dernière se veut à l’écoute du monde,
du mystère et du mystique, pour comprendre le monde et la multiplicité.
La première veut être le monde universel. Le centre se délimite, et exclut
les marges. Une tragédie qui lui évoque évidemment « celle que vivent

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kathleen gyssels

qui s’observe. Connecter les deux diasporas, pas tant pour


montrer les similarités entre les traumatismes, est pour-
tant ce que fait superbement le même Gilroy. Il délaisse de
plus en plus le concept de diaspora, trop lié à la question
juive (Williams, 2009). On pense à la position de Said, qui
jugea tard dans sa vie le terme « diaspora » impropre pour le
drame palestinien. Said met en garde contre tout amalgame.
Pourquoi Glissant ne s’est-il jamais référé à Said ? Penser la
relation voudrait dire sortir du communautarisme et c’est là
que le bât blesse, ou que l’on se retrouve avec Glissant sur
un terrain glissant.

Échohées et palimpsestes
Donneur de leçon, prophète des temps modernes, par-
rain des créolistes ou du moins de Chamoiseau, Glissant est
en partie victime de son propre succès. Comme l’ont affirmé
tour à tour Peter Hallward, Chris Bongie et Katell Colin,
Glissant fait plus que « proposer à son lecteur un monde
antillais refondé » :

[…] recourant à une batterie de stratégies discursives, il


en impose à son lecteur le sens et l’ordre. Le titre, les épi-
graphes, l’intertextualité, la mise en abyme, le métatexte,
noyautent et envahissent les diégèses, dictant au lecteur le
commentaire de l’auteur sur son œuvre et paralysant la lec-
ture critique qui se réduit souvent à une contrefaçon naïve.
(Katell, 2008, quatrième de couverture)

de si nombreuses cultures contemporaines, tant de peuples abandonnés,


laminés par le développement imparable de ces grands systèmes d’appré-
hension et de domination du monde, systèmes qui se sont perfectionnés
au-delà de tout imaginable : technologies, propagandes de masse, arts du
spectacle, modelé du goût et des idées » (Glissant & Leupin, 2008, p. 18).

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de gilroy à glissant

Glissant publie une avalanche de manifestes chaque fois


prétendument nouveaux et des traités qui ne sont pas aussi
novateurs que lui et son (ses) co-auteur(s) veulent nous le
faire croire. Césaire inaugurait dès 1957 une tradition épisto-
laire et revendicatrice avec sa « Lettre à Maurice Thorez »,
qui annonce la lettre à Sarkozy et celle à Barack Obama.
Dès 1955, le Discours sur le colonialisme instaurait une tra-
dition de réplique virulente à la politique intérieure de la
France, notamment en matière d’immigration. L’écriture de
Césaire me semble annoncer les manifestes successifs de
Glissant. Leur accumulation ne parvient pas à combler le
hiatus entre la théorie et l’action sur le terrain, qui se résout
mieux dans les études culturelles. Surtout, elle ne masque
pas l’absence de référence à des travaux comme ceux de
Jean-Luc Nancy (2010), qui répète en écho beaucoup de
principes glissantiens, de Vidal-Naquet ou de Nora, qui font
dialoguer philosophes, historiens et sociologues.
Il y a aurait ainsi tout lieu de questionner l’impensé de la
relation chez le théoricien de la relation.

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