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LITTÉRATURE FRANÇAISE II- PROF.

ALBA MOREYRA

LE NOUVEAU ROMAN

Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le roman français a pris des directions très
diverses. Parallèlement au roman traditionnel, conçu selon le moule du roman balzacien, on
a vu surgir le roman « engagé » de l’après-guerre, et, en réaction contre lui, le roman gratuit
et désinvolte qui veut retrouver un néo-classicisme romanesque.

Le Nouveau Roman donne l’impression d’une rupture décisive ave ce qui précède : il
apparaît comme un refus du passé. Mais ce refus ne doit pas cacher l’héritage. Les
nouveaux romanciers, et notamment Robbe-Grillet, se réclament d’un certain nombre de
prédécesseurs : Flaubert, Poe, Dostoïevski, Proust, Joyce, Virginia Woolf, Kafka, Gide,
Borges, Roussel. Ils se sentent les héritiers de ceux qui ont changé la conception du roman ;
de ceux qui ont transformé le récit romanesque, avec des intrigues plus floues ; de ceux qui
ont transformé le point de vue du narrateur, abandonnant l’omniscience pour le
subjectivisme et le relativisme du regard ; de ceux qui ont fait évoluer le personnage
romanesque du « type » à la « conscience » qui se livre à des impressions ; de ceux qui ont
été sensibles à la « psychologie des profondeurs » ou à la psychanalyse ; enfin, de ceux qui
ont introduit dans le roman la recherche sur le roman. Cet héritage est réel, mais le
Nouveau Roman a radicalisé toutes les positions précédentes.

Histoire du Nouveau Roman

Les œuvres du Nouveau Roman sont apparues progressivement et elles n’ont eu d’abord
qu’une faible audience. Certains des auteurs les plus anciens avaient déjà publié avant 1950
et même avant la guerre : c’est le cas de Beckett, dont Murphy, publié en anglais en 1938,
paraît, réécrit en français en 1946, et de Nathalie Sarraute, dont Tropismes date de 1938.

Au début, les écrivains ne se connaissaient pas, on ne peut noter ni influence réciproque nu


soutien ; aucun théoricien, aucun critique privilégié n’apparaît encore. C’est Sartre, par
exemple, qui soutient Nathalie Sarraute en 1948, et qui écrit la préface pour Portrait d’un
inconnu.

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Puis, entre 1950 et 1955, Beckett publie Molloy, Nathalie Sarraute, Martereau, Alain
Robbe-Grillet, Les Gommes et Le Voyeur, Michel Butor, Passage de Milan, Robert Pinget,
Entre Fantoine et Agapa, Marguerite Duras, Le square.

C’est une maison d’édition qui réunit alors les romanciers : les Editions de Minuit, où
viennent aussi publier leurs œuvres, entre 1955 et 1960, Claude Simon et Claude Ollier.
Peu à peu s’est constitué un groupe. La critique parle de la Nouvelle Vague du roman ; elle
parle aussi d’École de Minuit, ou de Nouveau Roman.

C’est vers 1960 que le groupe prend vraiment figure d’école littéraire, en dépit de la
résistance des romanciers eux-mêmes. Malgré lui, Robbe-Grillet apparaît comme chef de
file du mouvement. Il a publié un certain nombre d’articles théoriques, et il a son critique
spécialisé, Roland Barthes. Le public prend pour des sortes de manifestes deux ouvrages
expliquant et défendant les nouvelles orientations : L’ère du soupçon, de Nathalie Sarraute,
publié en 1956, et Pour un nouveau roman, de Robbe-Grillet, publié en 1963. De nouvelles
formules sont lancées par la critique : « École du Regard », « Roman Objectal », « Anti-
roman », « Ante-roman ». Une querelle éclate, dans le genre de celles qui opposent la
tradition et l’avant-garde. On écrit des pamphlets contre ces nouveaux textes que l’on juge
ennuyeux ou incompréhensibles (La cure d’amaigrissement du roman, de J. B. Barrière ; La
cafetière est sur la table de P. Boisdeffre). Des débats théoriques naissent autour de la
nouvelle école romanesque, et une certaine « effervescence critique » se manifeste. Ce
qu’on appelle « la nouvelle critique » s’intéresse en général au
Nouveau Roman et fait alliance avec lui. Dans le public, le Nouveau Roman devient le
roman « dont on parle » (plus qu’on ne le lit). C’est la célébrité en France et à l’étranger.

La production du Nouveau Roman est très importante dans les années 1960, avec des
œuvres de Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, Claude
Ollier, Claude Mauriac, Marguerite Duras.

Mais une nouvelle génération d’écrivains apparaît alors, qui radicalise encore certaines
positions des nouveaux romanciers. Elle se groupe surtout autour des Éditions du Seuil, et
de la Revue Tel Quel : Philippe Sollers, Jean Ricardou, Jean Thibaudeau, Jean-Louis
Baudry publient depuis 1960. Il faut souligner l’influence, sur cette deuxième de nouveaux-

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romanciers, des recherches de linguistique structurale, et l’orientation nettement marxiste
des théoriciens du groupe.

Définition et caractéristiques du Nouveau Roman

Parmi les nombreuses définitions qui ont été données sur cette tendance, citons celle de
Robbe-Grillet : « Si j’emploie volontiers, dans bien des pages, le terme Nouveau Roman, ce
n’est pas pour désigner une école, ni même un groupe défini et constitué d’écrivains, qui
travailleraient dans le même sens, il n’y a là qu’une appellation commode englobant tous
ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d’exprimer (ou de créer) de
nouvelles relations entre l’homme et le monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le
roman, c’est-à-dire à inventer l’homme ».

Le Nouveau Roman se présente d’abord comme un mouvement de refus – mais il est aussi
un mouvement de recherche, phénoménologique ou scripturale – et il est enfin, pour le
public, une lecture difficile.

a.- Mouvement de refus. Le Nouveau Roman écarte une conception traditionnelle,


« balzacienne », du roman, en ce qui concerne les formes et la matière romanesque, aussi
bien que l'état d'esprit qu'elle révèle. Le Nouveau Roman refuse l'intrigue et les structures
traditionnelles du récit, le « personnage », les significations psychologiques, morales et
idéologiques, les conventions pseudo-réalistes, l'attitude omnisciente du romancier et ses
certitudes face au monde et à l'homme. Il refuse aussi la conception du roman engagé de
l'après-guerre ; il ne veut pas donner des significations transcendantes au récit. Claude
Simon affirme : « Je ne veux rien prouver, rien démontrer… », et Robert Pinget : « Tout ce
qu'on peut dire ou signifier ne m'intéresse pas, mais la façon de dire ».

Selon Suzanne Allaire, le Nouveau Roman met systématiquement en cause, et une à une,
les formes traditionnelles du récit – ordre chronologique des événements, principe
unificateur du héros, tracé de la ligne de l'intrigue au travers du foisonnement des épisodes
racontés, logique causale de l'action, omniscience du narrateur, parti pris de l'analyse des
personnages, unité de style.

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Ces refus ont défini le Nouveau Roman face à la tradition, et ont contribué à créer le
groupe : c'est ce que souligne Robbe-Grillet : « Si un certain nombre de romanciers peuvent
être considérés comme formant un groupe, c'est beaucoup plus par les éléments négatifs ou
par les refus qu'ils ont en commun en face du monde traditionnel.

b.- Mouvement de recherche. Le Nouveau Roman élabore une nouvelle conception du


roman : c'est celle du « roman-problème », du « roman expérimental » (dans un sens très
différent de celui de Zola) qui doit apporter de « nouvelles formes et de nouvelles
substances » romanesques. Mais le roman n'est pas le résultat de cette recherche, il est la
recherche elle-même. Celle-ci est intégrée au roman, elle ne se cache pas, elle se montre.
Elle est le sujet romanesque par excellence. Le roman est l'aventure du roman et le lecteur
doit participer à cette aventure. Nous pouvons distinguer trois directions principales de
cette « recherche » :

1.- Le roman est une entreprise de déchiffrement du réel, entreprise phénoménologique.


C'est en ce sens qu'on a parlé du Nouveau Roman comme d'un « néo-réalisme ». Il cherche
à rendre compte des rapports de l'homme et du réel. Il s'efforce de préciser notre saisie des
choses à travers une redéfinition du temps et de l'espace. Tantôt il nous présente une vision
« objectale » de ces choses dont l'homme ne peut peindre que les surfaces, tantôt la vision
est totalement subjective et cherche à remplacer la fausse clarté de la psychologie
traditionnelle par une vérité des profondeurs, par le réalisme psychique des « sous-
conversations », des monologues intérieurs, des soliloques désordonnés, a-logiques. Le
roman veut échapper aux visions stéréotypées, aux conventions de l'ancien réalisme.
Comme affirme Suzanne Allaire, les nouveaux-romanciers « rejettent toute forme de roman
qui se donne pour objet de dire le réel, de retracer la vérité de l'homme et de la société
« telle qu'elle est ». On peut parler à ce propos d'une recherche phénoménologique. Michel
Butor affirme : « le roman est le domaine phénoménologique par excellence, le lieu où
étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître ».

2.- Le roman se présente aussi comme une exploration de l'imaginaire : livré aux images,
aux fantasmes, aux rêves, aux obsessions, aux mythes, il apparaît comme un révélateur à la
fois d'un inconscient personnel et d'un inconscient collectif. A propos de ses premiers
romans, Robbe-Grillet soulignait déjà la subjectivité de la vision du narrateur, capable de

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faire naître des images déformées et délirantes : « Non seulement c'est un homme qui, dans
mes romans par exemple, décrit toute chose, mais c'est le moins neutre, le moins impartial
des hommes : engagé au contraire toujours dans une aventure passionnelle des plus
obsédantes, au point de déformer souvent sa vision et de produire chez lui des imaginations
proches au délire ».

Le Nouveau Roman apparaît donc plus, à un certain moment, comme une recherche
« objectale » : « Le Nouveau Roman ne vise qu'à une subjectivité totale » affirme Robbe-
Grillet. Mais si cette « subjectivité » donne la loi d'organisation du monde visible « selon
des rapports d'analogie qui appartiennent en principe à l'univers intérieur », on peut ajouter,
comme Gérard Genette, qu’ils appartiennent « peut-être simplement à l'espace du
langage ».

3.- Le roman est également une recherche formelle et scripturale. Celle-ci est d'ailleurs
nécessaire dans tout nouveau roman, quelle que soit son orientation, car il n'est pas question
de séparer forme et substance. Butor insiste sur l'importance de l'« invention formelle » car
ce sont des formes nouvelles dans le roman qui « révéleront dans la réalité des choses
nouvelles ». Aussi ajoute-t-il qu'à une nouvelle situation… correspondent à des formes
nouvelles à quelque niveau que ce soit : langage, style, technique, composition, structure ».
Suzanne Allaire énumère les aspects de cette recherche formelle : « dislocation du récit par
fragmentation et composition répétitive des thèmes ; multiplication conflictuelle des visions
de l'histoire ; métamorphoses du narrateur ; ouverture polysémique des mots au glissement
référentiel de leur désignation ; autant de stratégies à l’œuvre dans la construction du
roman ». C'est ainsi que le roman peut être défini comme « le laboratoire du récit » (Butor).

c.- Pour le public, le Nouveau Roman est surtout une lecture difficile. Il lui offre des
formes nouvelles, déconcertantes, qu'on ne peut plus aborder avec les schémas habituels de
l'esprit. L'aspect énigmatique est renforcé par le refus de tout commentaire explicatif. Le
lecteur doit deviner seul la règle du jeu et les trucages. Le roman, à tous points de vue, est
une « fiction rusée ». Il a perdu son aspect rassurant, sécurisant. Il demande la participation
active du lecteur, refuse la passivité.

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Le roman semble vouloir détruire tout « romanesque ». Les aventures ne sont plus que des
scènes quotidiennes, banales. Enfin, l'identification à un héros ne peut plus facilement se
faire. Comme dit Zéraffa (Positions et oppositions sur le roman contemporain) : « Le
Nouveau Roman nous offre sans doute un monde d'incertitude, d’ambiguïté ; il nous
rappelle ainsi ce que nous sommes, des envers et des endroits simultanés ».

Les divergences

Le Nouveau Roman n'est pas un bloc. A l'intérieur du groupe des nouveaux-romanciers, il y


a des différences, des oppositions, des querelles. Mais ces divergences sont inévitables car
elles sont la conséquence de la liberté de recherche. Elles se manifestent surtout entre
Nathalie Sarraute et Robbe-Grillet à propos de la psychologie, que Sarraute n'a pas
supprimée ; entre Robbe-Grillet et Butor, dans ce que Paul Astier appelle la « querelle des
surfaces et des profondeurs » qui oppose le « chosisme » à l'« humanisme ».

Ces différences vont apparaître de façon beaucoup plus nette entre la jeune génération de
nouveaux-romanciers et l'autre : on a parler alors d'un « Nouveau Nouveau Roman ».

Le Nouveau Nouveau Roman ou le roman « Tel Quelien »

Il est représenté surtout par les œuvres de romanciers plus jeunes : Jean Ricardou (né en
1932), Philippe Sollers (né en 1936), Jean-Louis Baudry, Jean Thibeaudeau, etc.

Ceux-ci se regroupent désormais aux Éditions du Seuil et à la revue Tel Quel (fondée en
1960). Ils poursuivent à la fois une entreprise de production textuelle et un travail critique
et théorique très approfondi. A côté de Sollers et de Thibeaudeau, c'est surtout Ricardou qui
apparaît comme le théoricien du Nouveau Nouveau Roman. Il a publié deux ouvrages :
Problèmes du Nouveau Roman (1962) et Pour une théorie du Nouveau Roman (1971).
Selon Sollers, « Comme nous pensons que ce qui a été appelé littérature appartient à une
époque close laissant place à une science naissante, celle de l'écriture, cette pratique
théorique, redoublant et pensant la pratique textuelle dans ses effets formels nouveaux, est
devenue indispensable ».

Ce nouveau Nouveau Roman abandonne définitivement les conceptions « réalistes » (ou


néo-réalistes, ou « phénoménologiques »). Au réalisme, Ricardou oppose le

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« scripturalisme » : « … l'essentiel est situé dans le langage… le sujet du livre est toujours
en quelque manière sa propre composition », et il donne la formule célèbre déjà : « Un
roman n'est par l'écriture d'une aventure, mais l'aventure d'une écriture ».

L'originalité du nouveau Nouveau roman se manifeste surtout sur un autre plan : Tel Quel
nous offre en effet une théorie d'ensemble, une science de la littérature qui est l'application
à l'écriture de l'analyse faite par Marx dans le domaine économique.

Il est donc évident que le nouveau Nouveau Roman est plus encore que le Nouveau Roman
un mouvement de refus, et un mouvement de recherche. Et c' est une lecture encore plus
difficile. Disons, pour résumer, qu'il insiste sur la production du texte, sur l'écriture, et
souligne aussi l'interdépendance des textes : « le concept d'intertextualité est ici essentiel :
tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture,
l'accentuation, la condensation le déplacement et la profondeur ».

ALAIN ROBBE-GRILLET

Biographie (Dictionnaire Robert 2)

Il est né à Brest en 1922. Après une formation d'ingénieur agronome, il s'est, depuis 1950,
entièrement consacré à la carrière littéraire, comme romancier et scénariste. Pour Robbe-
Grillet, l'auteur doit désormais « voir le monde qui l'entoure avec des yeux libres », pour
constater que les objets sont là, « durs, inaltérables, présents pour toujours et se moquant de
leur propre sens » (Pour un nouveau roman, 1964). Dès Les Gommes (1953), intrigue
policière où la psychologie est bannie au profit du comportement, le rapport du regard à
l'objet est privilégié. Pourtant l'écrivain se défend d'avoir voulu créer une « littérature de
l'objet » ; et la minutie systématique de la description infiniment reprise dans une structure
circulaire recouvre et doit révéler une réalité énigmatique et troublante (Le Voyeur, 1955).
Parfois, la recherche de l'objectivité se dissout dans le sujet et le personnage n'est plus un
pur regard (La Jalousie, au titre équivoque, 1957) ; le temps désormais aboli, l'inventaire
objectif percute le souvenir et le rêve, jusqu'à l'hallucination (Dans le labyrinthe, 1959).
Intéressé par le cinéma, Robbe-Grillet utilise aussi un « langage (qui) repose sur un
mécanisme de fascination d'un raffinement très précis » (P. de Boisdeffre). Comme dans le
roman La Maison de rendez-vous (1965), les films « L'année dernière à Marienbad »

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(tourné par Alain Resnais en 1961) et « L'immortelle » (1963) reposent sur le va-et-vient
constant de la mémoire et de l'action ou trahissent les obsessions de l'auteur (« Trans-
Europ-Express », 1967 ; « L'Eden et après »).

Romans

Les Gommes, 1953 ; Le Voyeur, 1955 ; La Jalousie, 1957 ; Dans le labyrinthe, 1959 ; La
Maison de rendez-vous, 1965 .

Essai

Pour un nouveau roman, 1964.

Films

L'année dernière à Marienbad, 1961 ; L'immortelle, 1963 ; Trans-Euro-Express, 1967 ;


L’Éden et après.

Alain Robbe-Grillet a été considéré, malgré lui, comme le chef de file et le théoricien du
Nouveau Roman.

Les théories de Robbe-Grillet (Pour un nouveau roman)

Dans son article « Sur quelques notions périmées » (1957), Robbe-Grillet met en question
certaines idées traditionnelles sur le roman, idées dont la critique se sert pour juger les
nouvelles œuvres. Selon lui, « dès qu' un écrivain renonce aux formules usées pour tenter
de forger sa propre écriture, il se voit aussi coller l'étiquette « avant-garde ».

Quelles sont, d'après Robbe-Grillet, ces notions périmées ?

En premier lieu, le personnage. Selon la critique traditionnelle, on reconnaît le « vrai »


romancier à son habileté à créer des personnages. Dans le roman traditionnel, celui que
Balzac a fondé, un personnage doit avoir un nom propre : noms de famille et prénom. Il
doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession, des biens. Enfin, il doit
posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là.
Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son
caractère permet au lecteur de le juger, de l'animer, de le haïr. Il faut que ce personnage soit

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unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Mais, en fait, aucune des grandes
œuvres contemporaines ne correspond sur ce point aux normes de la critique. Robbe-Grillet
se demande combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans
L’Étranger, et si Voyage au bout de la nuit décrit un personnage. Il considère que le roman
de personnages appartient au passé, et qu'il caractérise une époque : celle qui marqua
l'apogée de l'individu. Mais l'époque actuelle est plutôt celle du numéro-matricule. « Le
culte exclusif de « l'humain » a fait place, dit-il, à une prise de conscience plus vaste, moins
anthropocentriste ».

En deuxième lieu, il met en question la notion d' « histoire ». Robbe-Grillet affirme que,
selon la conception traditionnelle, un roman est avant tout une « histoire » et un vrai
romancier est celui qui sait « raconter une histoire ». Pour cette conception, l'écriture n'est
plus qu'un moyen, car la raison d'être d'un roman et l'histoire qu'il raconte. Et cette histoire
doit répondre aux schémas préfabriqués dont les gens ont l'habitude, c'est-à-dire l'idée toute
faite qu'ils se font de la réalité. Selon Robbe-Grillet, « plus encore que de distraire, il s'agit
ici de rassurer ». Depuis Balzac, la forme narrative repose sur une « logique des choses
juste et universelle ». « Tous les éléments techniques du récit – emploi systématique du
passé simple et de la troisième personne, déroulement chronologique, intrigues linéaires,
courbe régulière des passions, etc. - tout visait à imposer l'image d'un univers stable,
cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable ». Mais, continue Robbe-Grillet, dès
Flaubert tout commence à vaciller, et cent ans plus tard, le système entier n'est plus qu'un
souvenir, et c'est à ce souvenir, à ce système mort, que l'on voudrait à toute force tenir le
roman enchaîné. Pourtant, il suffit de lire les grands romans du début du siècle pour
constater que, si la désagrégation de l'histoire n'a fait que se préciser au cours des dernières
années, elle avait déjà cessé depuis longtemps de constituer l'armature du récit, et il cite en
exemple les romans de Proust, Faulkner et Beckett.

D'ailleurs, pour Robbe-Grillet « c'est un tort de prétendre qu'il ne se passe plus rien dans les
romans modernes. De même qu'il ne faut pas conclure à l'absence de l'homme sous prétexte
que le personnage traditionnel a disparu, il ne faut pas assimiler la recherche de nouvelles
structures du récit à une tentative de suppression pure et simple de tout événement, de toute
passion, de toute aventure ». Ce n'est pas l'anecdote qui fait défaut, c'est seulement son

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caractère de certitude, sa tranquillité, son innocence. Robbe-Grillet affirme que ses romans
Les Gommes et Le Voyeur comportent tous les deux une trame, une « action », des plus
facilement discernables, riche d'éléments considérés en général comme dramatiques.

En troisième lieu, l'auteur s'attaque à la notion d'engagement. Il se manifeste contre le but


didactique du roman, raconter pour enseigner. Lorsqu'il s'agit de prouver quelque chose,
l'histoire inventée doit reprendre ses droits : elle sera tellement plus convaincante. Mais,
selon l'auteur, elle ne convainc plus personne. Celui qui s'intéresse à la psychologie, à la
religion ou à la morale socialiste, lira des essais, car c'est le plus sûr. D'ailleurs, pour
Robbe-Grillet il y a un autre inconvénient dans cette idée d'engagement, et c'est que quand
on veut soutenir une thèse (philosophique, politique ou autre), l'Art se subordonne à ce
dessin pour n'être qu'un simple instrument, et selon Robbe-Grillet, « l'Art ne peut être réduit
à l'état de moyen au service d'une cause qui le dépasserait, fût-elle la plus juste, la plus
exaltante ; l'artiste ne met rien au-dessus de son travail, et il s’aperçoit vite qu'il ne peut
créer que pour rien ». Il donne l'exemple du socialisme révolutionnaire, et il dit qu'il u a un
antagonisme direct entre les deux point de vue : « ou bien l'art n'est rien, et dans ce cas il est
enrôlé au service de la cause révolutionnaire », ou bien « l'art continuera d'exister en tant
qu'art, et dans ce cas, pour l'artiste au moins, il restera la chose la plus importante au
monde ». D'après Robbe-Grillet, « au lieu d'être de nature politique, l'engagement c'est,
pour l'écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage, la
conviction de leur importance, la volonté de les résoudre de l'intérieur », c'est-à-dire que
pour l'auteur, l'artiste ne peut être engagé qu'avec son art.

Enfin, Robbe-Grillet s'intéresse au problème de la forme et du contenu en affirmant que l'on


tend à séparer la forme, l'écriture, du contenu, l'anecdote, et que la pire accusation des
censeurs (aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest) est celle de « formalisme ». Ils entendent par là
« un souci trop marqué de la forme aux dépens de l'histoire et de sa signification ». Cette
position, selon lui, ne signifie autre chose que réduire le roman à une signification qui lui
est extérieure. Pour l'auteur, c'est aussi dans la forme du roman que réside son sens, sa
« signification profonde », c'est-à-dire son contenu. « Parler du contenu du roman comme
d'une chose indépendante de sa forme, cela revient à rayer le genre entier du domaine de
l'art. Car l’œuvre ne contient rien, au sens strict du terme ». « Le véritable écrivain n'a rien

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à dire, il a seulement une manière de dire ». « L’œuvre d'art doit s'imposer comme
nécessaire, mais nécessaire pour rien ».

Dans son article « Nouveau roman, homme nouveau » (1961), Robbe-Grillet se charge de
corriger certaines idées que la critique s'est faites à propos du Nouveau Roman :

1.- Première idée fausse : Le Nouveau Roman a codifié les lois du roman futur. Selon
Robbe-Grillet, le Nouveau Roman n'est pas une théorie, mais une recherche. Il n'a donc
codifié aucune loi, ce qui fait qu'il ne s'agit pas d'une école littéraire au sens strict du terme.
La seule chose que les écrivains du groupe aient en commun c'est surtout « la volonté
d'échapper à une sclérose, le besoin de quelque chose d'autre ». « Loin de dicter des règles,
dit-il, ni pour le autres ni pour nous-mêmes, c'est au contraire dans la lutte contre des lois
trop rigides (personnage, histoire, caractères, etc.) que nous nous sommes rencontrés…
nous ne savons pas ce que doit être un roman, un vrai roman ; nous savons seulement que le
roman d'aujourd'hui sera ce que nous le ferons, aujourd'hui, et que nous n'avons pas à
cultiver les ressemblances avec ce qu'il était hier, mais à nous avancer plus loin ».

2.- Deuxième idée fausse : Le Nouveau Roman a fait table rase du passé. Bien au contraire,
dit Robbe-Grillet, il ne fait que poursuivre une évolution constante du genre romanesque, et
il reconnaît comme ses prédécesseurs Flaubert, Dostoïevski, Proust, Kafka, Joyce,
Faulkner, Beckett. « Notre ambition est seulement de les continuer ».

3.- Troisième idée fausse : Le Nouveau Roman veut chasser l'homme du monde. Selon
Robbe-Grillet, le Nouveau Roman ne s'intéresse qu'à l'homme et à sa situation dans le
monde. « L'homme y est présent à chaque page, à chaque ligne, à chaque mot. Même si l'on
y trouve beaucoup d'objets, et décrits avec minutie, il y a toujours et d'abord le regard qui
les voit, la pensée qui les revoit, la passion qui les déforme. Les objets de nos romans n'ont
jamais de présence en dehors des perceptions humaines, réelles ou imaginaires ».

4.- Quatrième idée fausse : Le Nouveau Roman vise à la parfaite objectivité. Au contraire,
le Nouveau Roman ne vise qu'à une subjectivité totale. Rien de plus objectif que le
narrateur omniscient des romans de Balzac, qui s'érige comme un Dieu. « Tandis que dans
nos livres, au contraire, c'est un homme qui voit, qui sent, qui imagine, un homme situé
dans l'espace et le temps, conditionné par ses passions, un homme comme vous et moi. Et

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le livre ne rapporte rien d'autre que sin expérience, limitée, incertaine. C'est un homme
d'ici, un homme de maintenant, qui est son propre narrateur, enfin ».

5.- Le Nouveau Roman, difficilement lisible, ne s'adresse qu'aux spécialistes. C'est faux. Le
Nouveau Roman s'adresse à tous les hommes de bonne foi. Il s'agit ici d'expérience vécue,
et non des schémas rassurants. « Pourquoi chercher à reconstituer le temps des horloges
dans un récit qui ne s'inquiète que du temps humain ? Pourquoi s'entêter à découvrir
comment s'appelle un individu dans un roman qui ne le dit pas ? Nous rencontrons tous les
jours des gens dont nous ignorons le nom… Nos livres sont écrits avec les mots, les phrases
de tout le monde, de tous les jours. Ils ne présentent aucune difficulté particulière de lecture
quand on ne cherche pas à coller dessus une grille d'interprétation périmée ».

Robbe-Grillet affirme ensuite que le Nouveau Roman ne propose pas de signification toute
faite, car le roman moderne est une recherche qui crée elle-même ses propres significations,
au fur et à mesure que le roman se fait.

Enfin, il insiste sur le fait que le seul engagement possible, pour l'écrivain, c'est la
littérature. « Avant l’œuvre, il n'y a rien, pas de thèse, pas de message. Croire que le
romancier a « quelque chose à dire » et qu'il cherche ensuite comment le dire, représente le
plus grave des contresens. Car c'est précisément ce « comment », cette manière de dire, qui
constitue son projet d'écrivain ».

Dans son troisième article, « Temps et description dans le récit d'aujourd'hui » (1963),
Robbe-Grillet affirme que l'on a souvent remarqué la grande place tenue par les
descriptions dans le Nouveau Roman, et en particulier dans ses propres livres ; on trouve,
dit-il, ces descriptions inutiles et confuses ; inutiles parce qu'elles n'ont pas de rapport réel
avec l'action, et confuses parce qu'elles ne remplissent pas ce qui devrait être leur rôle
fondamental : faire voir.

Il reconnaît que la description n'est pas une invention moderne, et qu'elle était très
importante dans les romans balzaciens. Mais, selon lui, le rôle et la place de la description
ont tout à fait changé : « elle ne parle plus que d'objets insignifiants, elle affirme à présent
sa fonction créatrice, et alors que, dans le roman traditionnel, elle faisait voir les choses,
elle semble maintenant les détruire : lorsque la description prend fin, on s’aperçoit qu'elle

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n'a rien laissé debout derrière elle, elle s'est accompli dans un double mouvement de
création et de gommage. Tout l'intérêt des pages descriptives, c'est-à-dire la place de
l'homme dans ces pages, n'est donc plus la chose décrite, mais dans le mouvement même de
la description ».

C'est ce même mouvement paradoxal (construisant et détruisant) que l'on trouve dans le
traitement du temps. Le film et le roman se présentent d'abord sous la forme de
déroulements temporels, mais ils présentent en réalité la construction d'instants,
d'intervalles et des successions qui n'ont plus rien à voir avec ceux des horloges et du
calendrier. Il ne s'agit que d'un déroulement subjectif, mental, personnel. Ces choses
doivent se passer dans la tête de quelqu'un. Dans le roman moderne, l'espace définit le
temps, et le temps sabote l'espace. La description piétine, se contredit, tourne en rond.
L'instant nie la continuité.

Selon Robbe-Grillet, tout cela ne peut qu'inciter le lecteur à un autre mode de participation
que celui dont il avait l'habitude, et, loin de le négliger, l'auteur d'aujourd'hui proclame le
besoin absolu qu'il a du concours du lecteur, un concours actif, conscient, créateur : c'est
dans sa tête que se déroule toute histoire, qui est exactement imaginée par lui.

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