Vous êtes sur la page 1sur 27

Stratégie d'acteurs et processus d'introduction d'outils de

contrôle de gestion en PME


Thierry Nobre, Cindy Zawadzki
Dans Comptabilité Contrôle Audit 2013/1 (Tome 19), pages 91 à 116
Éditions Association Francophone de Comptabilité
ISSN 1262-2788
ISBN 9782311013399
DOI 10.3917/cca.191.0091
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-comptabilite-controle-audit-2013-1-page-91.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Association Francophone de Comptabilité.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 91
reçu en février 2012 / accepté en octobre 2012 par Nicolas Berland

Stratégie d’acteurs
et processus d’introduction
d’outils de contrôle
de gestion en PME
A study of management
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


control introducing process
in SME using the strategic
analysis framework
of Crozier and Friedberg
Thierry NOBRE* et Cindy ZAWADZKI**

Résumé Abstract
Cette recherche aborde la problématique This research paper deals with the issue of
de l’introduction du contrôle de gestion en introducing management control in Small and
PME en mobilisant l’analyse stratégique de Medium sized Enterprises. To complete existing
Crozier et Friedberg (1977). Une étude de cas research in the field, this piece of research focuses
est menée dans une PME souhaitant formali- on a socio-political perspective by using the
ser et instrumenter sa gestion interne. Deux framework of the Crozier and Friedberg strategic
méthodologies d’accès au terrain sont mobi- analysis (1977). The research is based on a case

* Professeur sciences de gestion, HuManiS, EM Strasbourg


** Enseignant-chercheur contrôle de gestion, REIMS MANAGEMENT SCHOOL

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
92 de contrôle de gestion en PME

lisées : la recherche action puis l’observation study which was carried out within a SME and
participante. Trois tentatives infructueuses mobilized two research methods of access to the
sont successivement lancées et conduisent à la field : action research followed by participatory
démission de deux directeurs administratifs et observation. The analysis of 3 failures encoun-
financiers. Il est mis en évidence que ces échecs tered by the company during the introduction
sont dus aux comportements paradoxaux des of management control tools highlights inherent
acteurs stratégiques de la PME que sont le mechanisms to the development of management
dirigeant et l’expert-comptable. Dans ce cas, control within SME’s. This proved that the inter-
la recherche montre que l’introduction du action between the 3 strategic actors i.e. the Chief
contrôle de gestion par le directeur adminis- Executive Officer, the Chartered Accountant and
tratif et financier est perçue comme une me- the Chief Financial Officer determines the meth-
nace qui vient remettre en question leurs zones ods of introducing management control tools. The
d’incertitude et donc leurs pouvoirs. action of the CFO is perceived as a threat, which
challenges the areas of uncertainty controlled by
the two other actors and questions their power
within the company.
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


Mots clés : contrôle de gestion, PME, Keywords : management control, SME,
zone de pouvoir, acteurs stratégiques (areas of) power, strategic actors.

Correspondance : Thierry Nobre Cindy Zawadzki


EM Strasbourg Reims Management School
61, Avenue de la Forêt Noire Value and Persuasion Research Center
67085 Strasbourg CEDEX 59, rue Pierre Taittinger
thierry.nobre@em-strasbourg.eu 51100 Reims
cindy.zawadzki@reims-ms.fr

Introduction
Le Groupe de recherche en économie et gestion des PME (GREPME) souligne dès 1995 la nécessité
de développer des recherches en contrôle de gestion dans le contexte de la PME. De nombreux auteurs
insistent plus particulièrement sur l’intérêt de l’étude de la phase d’introduction du contrôle de ges-
tion dans les organisations (McMahon et Holmes, 1991, Chenhall, 2003, Luft et Shields, 2003).
Trois angles d’analyse peuvent être mobilisés pour appréhender cette thématique : technique, cognitif
ou sociologique. Un premier angle d’analyse technique conduit à s’intéresser aux caractéristiques ins-
trumentales de l’ingénierie de gestion qu’il convient de mettre en place. La dimension cognitive met
en lumière les phénomènes d’apprentissage puisque les conventions et routines en place dans l’organi-
sation devront évoluer lors de l’introduction du contrôle de gestion (Solle, 2001). Un troisième angle
d’analyse privilégie une approche sociologique en mettant l’accent sur le rôle et le comportement des
acteurs. La recherche se positionne dans cette troisième perspective et met en lumière les mécanismes

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 93

sociopolitiques dans la mise en œuvre du contrôle de gestion dans les PME. Cette recherche mobilise
l’analyse stratégique de Crozier et Friedberg en partant des acteurs stratégiques identifiés en PME
pour ce processus (le dirigeant, l’expert-comptable et le directeur administratif et financier). Ce choix
théorique trouve également son origine dans les mécanismes observés sur le terrain qui montrent, à
partir de trois échecs, une évolution originale relative à l’introduction d’outils de contrôle de gestion
en PME. Il s’agit du cas de la résistance venant de la dyade dirigeant/expert-comptable alors que ces
mêmes acteurs sont les promoteurs initiaux de l’introduction du contrôle de gestion dans leur PME.
Cette étude de cas permet de montrer toute l’ambiguïté issue de la confrontation entre d’une part
la volonté de rationalisation et de professionnalisation et, d’autre part, la crainte de la dépossession
dans un contexte marqué par une forte personnalisation du management. D’autres champs théo-
riques et notamment celui de l’acteur réseau permettraient d’approfondir le rôle de traducteur joué
par le directeur administratif et financier lors de l’introduction du contrôle de gestion. Toutefois, le
fonctionnement largement informel de la PME laissant une place privilégiée aux individus renforce
l’intérêt de l’analyse stratégique d’autant qu’il existe peu de travaux utilisant cette approche pour
l’étude de l’introduction du contrôle de gestion dans les PME. La problématique de l’article est donc
la suivante : Quels sont les jeux d’acteurs qui se développent dans la PME lors de l’introduction d’un
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


contrôle de gestion et quels sont leurs impacts sur la mise en œuvre du pilotage de la performance
dans les PME ?
Il s’agit d’un thème peu abordé dans la littérature. Les principales références se concentrent sur
l’expert-comptable et le dirigeant, les travaux concernant le rôle du directeur administratif et finan-
cier sont quasiment inexistants, ce qui justifie d’autant plus l’intérêt de notre recherche.
Selon Crozier et Friedberg : « Un système d’action concret est un système dont l’existence et le mode de
régulation peuvent être démontrés empiriquement » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 286). À cette fin, la
recherche est conduite à partir d’une étude de cas impliquant une forte immersion dans une PME en
forte croissance dans le secteur de la distribution de biens d’équipement de la personne. Bien que la
recherche ne soit conduite que dans une seule entreprise, la situation présentée est significative des pro-
blèmes auxquels sont confrontées de nombreuses PME au cours de leur développement. Le cas est repré-
sentatif de la PME qui doit gérer ses seuils de croissance et décide de créer un poste de directeur admi-
nistratif et financier soit par mimétisme soit sur les conseils de son expert-comptable. L’introduction du
contrôle de gestion est alors un symbole de bonne santé de l’organisation (Dupuy, 2009).
Deux méthodologies sont mobilisées : la recherche action puis l’observation participante. Cette
posture permet au chercheur d’analyser en temps réel et in situ l’ensemble des phénomènes et méca-
nismes liés aux différentes tentatives d’introduction du contrôle de gestion. Le chercheur intervient
dans cette entreprise pour répondre à un besoin et une volonté de la direction. Pour présenter cette
recherche, une première partie est consacrée au modèle théorique de l’analyse stratégique de Crozier
et Friedberg appliqué ici à la PME. Il s’agit de mettre en évidence les acteurs clés lors de l’introduction
du contrôle de gestion dans ce type d’entreprise et d’appréhender le système d’action concret. Ensuite,
nous exposons dans une deuxième partie l’étude de cas conduite chez Alpha Mode en présentant le
terrain de la recherche et les méthodologies employées. Les trois tentatives successives d’introduction
du contrôle de gestion sont décrites dans la troisième partie. La quatrième partie propose une analyse
explicative du cas afin de mettre en lumière les mécanismes sociopolitiques lors de l’introduction du
contrôle de gestion en PME.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
94 de contrôle de gestion en PME

1. Le système d’action concret de la PME


La présentation du système d’action concret à l’œuvre dans la PME lors de l’introduction du contrôle
de gestion nécessite dans un premier temps d’exposer le modèle de l’analyse stratégique de Crozier et
Friedberg puis dans un second temps de recenser les acteurs clés impliqués dans ce processus.

1.1. L’analyse stratégique de Crozier et Friedberg


Un système d’action concret est un ensemble de jeux structurés entre des acteurs interdépendants,
dont les intérêts peuvent être divergents voire contradictoires. Dans le système d’action concret, les
processus d’interaction sont régulés par des règles du jeu régissant les dépendances mutuelles des dif-
férents acteurs (Friedberg, 1993). Ces règles, preuves de l’existence de relations de pouvoir, émergent
de la structure formelle de l’organisation ou des pratiques informelles des acteurs. Elles constituent
autant des contraintes que des zones d’incertitudes d’où les acteurs tirent une marge de manœuvre
(Crozier et Friedberg, 1977). Selon l’utilisation qui en est faite, elles permettent aux différents acteurs
d’atteindre leurs fins. Il faut alors analyser l’ensemble social en ayant une connaissance suffisamment
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


précise des pratiques et comportements effectifs en entreprise afin d’évaluer la capacité d’évolution
ou la force de résistance des acteurs en présence (Crozier et Friedberg, 1977). Les objectifs et projets
des acteurs sont multiples, divergents, ambigus, et parfois contradictoires avec ceux de l’organisation.
D’après Crozier et Friedberg (1977), l’étude des relations de pouvoir permet de dégager des straté-
gies d’acteurs relativement stables. Pour cela, deux concepts clés sont à étudier : le pouvoir détenu et
la zone d’incertitude contrôlée. Ils sont inter-reliés puisque « Plus la zone d’ incertitude contrôlée par
un individu ou un groupe sera cruciale pour la réussite de l’organisation, plus celui-ci disposera de pou-
voir » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 79). Le pouvoir peut émerger de l’expertise, de l’incertitude des
relations entre l’organisation et son environnement, de l’organisation de la communication des flux
d’information et de l’utilisation des règles organisationnelles. Par ailleurs, les travaux de Mintzberg
(1986) conduisent à définir une cinquième source de pouvoir : la proximité avec le pouvoir.
Adopter une lecture stratégique du changement présuppose que l’introduction du contrôle de ges-
tion transforme le système d’action concret et modifie les zones d’incertitude des acteurs pertinents
de l’organisation. Au-delà du système d’action concret, c’est le système de pouvoir qui connaît des
évolutions (Crozier et Friedberg, 1977).

1.2. Les acteurs clés du fonctionnement de la PME


Deux acteurs stratégiques de la PME sont largement reconnus dans la littérature : le dirigeant et son
expert-comptable. Lors du processus d’introduction du contrôle de gestion, un troisième acteur entre
en scène : le directeur administratif et financier.

1.2.1. Le dirigeant, acteur moteur de l’entreprise


La gestion de la PME est fortement influencée par son dirigeant. Il est la colonne vertébrale de
l’entreprise (Torres, 1999). L’organigramme est généralement plat, ce qui renforce le pouvoir du chef
d’entreprise. Cette structure simplifiée s’explique par la taille réduite de l’organisation mais aussi par

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 95

le faible nombre de cadres. Quéré (2003) constate que dans sa configuration la plus élémentaire,
la PME s’articule autour d’un dirigeant polyvalent, qui supervise lui-même ses salariés. Il regroupe
souvent, à lui seul, toutes les responsabilités et tous les pouvoirs (Parent, 1978). Dans ce cas, aucun
niveau hiérarchique n’existe entre la direction et les employés. Torrès (2000) justifie d’ailleurs cette
absence de ligne hiérarchique par la très forte proximité qui existe entre les subordonnés et le chef
d’entreprise. Ce dernier fait preuve d’un fort leadership et sa personnalité influence la structure même
de la PME (Bayad et Garand, 1998 ; Santin et Van Caillie, 2008). Le dirigeant de PME est donc très
polyvalent et peu spécialisé (Lavigne, 2002 ; Van Caillie, 2002). Il exprime ses propres idées à travers
les objectifs qu’il fixe à son entreprise (Marchesnay, 1991 ; Plane et Torrés, 2003). Il assume tous les
types de responsabilité : financière, technique, sociale, morale, quelle que soit la forme juridique de
l’entreprise (Wtterwulghe, 1998). Cette spécificité est exacerbée dans le cas d’une entreprise fami-
liale. Ce type d’entreprise a trois caractéristiques essentielles (Sharma, Christman et Chua, 1997) :
la multiplicité des rôles joués par les membres de la famille ; l’influence de l’institution familiale sur
la vie de l’entreprise et l’intention de continuité inter-générationnelle. L’imbrication peut même être
totale entre la famille et l’entreprise (Meyssonnier et Zawadzki, 2008). Le dirigeant ne souhaite pas
formaliser sa vision et déléguer ses pouvoirs, afin de garder une totale autonomie de décision (Kalika,
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


1995). On rencontre donc chez le dirigeant de PME l’effet d’égotrophie présenté par Torrès (1999) :
il se considère comme irremplaçable et indispensable à l’entreprise pour ses employés et les relations
extérieures (clients, fournisseurs, banquiers, etc.).

1.2.2. L’expert-comptable, acteur complémentaire


Un autre partenaire du fonctionnement de l’entreprise est l’expert-comptable. Quelques études s’inté-
ressent à cet acteur clé (Chapellier, 2003 ; Chapellier et Trigui, 2007). Son apport à l’entreprise est
indéniable : grâce à ses compétences techniques, auxquelles viennent s’ajouter des capacités d’écoute,
de communication, d’analyse et des qualités de pédagogue, il occupe une place centrale dans la vie
de la PME. L’étude réalisée par Nobre (2001) confirme le rôle de l’expert-comptable comme parte-
naire privilégié. En 1996, Chapellier étudie l’implication des experts-comptables et conclut que leurs
interventions sont significatives en matière juridique, fiscale, sociale et comptable, mais rarement
très importantes en matière d’aide à la gestion. La situation actuelle n’est plus la même et la part du
conseil dans le métier a augmenté. L’Ordre des Experts Comptables qualifie d’ailleurs ses membres
de « partenaire-conseil » ou de « conseiller permanent ». Les thèmes recensés dans les mémoires d’exper-
tise comptable diffusés par la Bibliotique1 mettent en évidence la place de l’expert-comptable dans le
fonctionnement global de la PME : « une mission de conseil pour l’expert-comptable », « le rôle de conseil
de l’expert-comptable », « contribution de l’expert-comptable », etc. Au fur et à mesure que l’entreprise
se développe, l’expert-comptable voit ses missions dans l’entreprise évoluer. Il délègue les aspects
techniques de la comptabilité concernant les écritures en cours d’exercice pour se concentrer sur
celles de fin d’exercice, il conseille le dirigeant dans les opportunités de l’entreprise, etc. Les caracté-
ristiques du cabinet d’experts-comptables devant établir les états financiers influencent alors poten-
tiellement le choix des conventions comptables utilisées dans la PME (Gosselin et Lavigne, 2006).
Selon Chapellier (1996), l’implication de l’expert-comptable dans la gestion de la PME répond à un
besoin exprimé par les dirigeants. Marchesnay (1992) souligne que l’expert-comptable devra pro-
poser des services adaptés au profil du propriétaire-dirigeant. Dupuy (1990) précise d’ailleurs que

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
96 de contrôle de gestion en PME

l’efficacité de l’expert-comptable reposera, entre autres, sur sa parfaite connaissance de l’organisation


et de ses besoins. Selon Saporta (1986), l’expert-comptable devra être un homme de relation, prenant
garde à la qualité de son contact et à la psychologie de son interlocuteur. Il est l’allié du dirigeant. Les
connaissances détenues par l’expert-comptable en matière de gestion viennent souvent compenser
les insuffisances du dirigeant dans ce domaine. En tant que principal partenaire de la PME, il peut
être considéré comme l’équivalent du contrôleur de gestion business partner dans les entreprises de
plus grande taille. Le rôle central joué par l’expert-comptable dans la vie de certaines PME conduit à
s’interroger sur sa véritable place : partie prenante interne ou externe à l’organisation ?

1.2.3. Le directeur administratif et financier,


un acteur en émergence
Le rôle du directeur administratif et financier en PME est peu analysé dans la littérature. Pourtant,
il est souvent qualifié de bras droit du dirigeant et cumule parfois ses fonctions avec celle de directeur
des ressources humaines. Au cours du premier seuil de croissance de la PME (Greiner, 1972), des spé-
cialistes sont embauchés et les tâches sont plus formalisées (étape de formalisation) mais le fonctionne-
ment reste toujours très centralisé autour du propriétaire-dirigeant (Duchéneaut, 1997). Ce n’est que
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


lorsqu’elle connaît son deuxième seuil de croissance (étape de délégation) que des outils de contrôle de
gestion sont introduits. C’est là que la nécessité de recruter un directeur administratif et financier se
fait sentir. Étant donnée la taille de l’entreprise, il devient indispensable pour les dirigeants de rationa-
liser, instrumenter et formaliser le fonctionnement de leur entreprise. Ils doivent donc internaliser cette
expertise afin de la mobiliser plus fréquemment et rapidement. Le directeur administratif et financier
devra donc trouver sa place dans la dyade formée par le dirigeant et son expert-comptable.

2. L’étude de cas conduite chez Alpha Mode


L’analyse des jeux d’acteurs relatifs à l’introduction du contrôle de gestion en PME est réalisée dans
cette recherche à partir du cas d’une PME familiale en forte croissance. Deux méthodologies sont
successivement développées : une recherche action puis une observation participante.

2.1. Le terrain de la recherche : une PME familiale en forte croissance


Alpha Mode est une PME familiale de distribution créée dans les années 1980, dont le capital est
exclusivement détenu par quatre frères. Elle est spécialisée dans la commercialisation de biens d’équi-
pement de la personne.

2.1.1. Développement de l’entreprise


La stratégie de l’entreprise consiste à copier les leaders implantés dans des zones de chalandise de
100 000 habitants, en se focalisant sur des localités plus petites et isolées avec des zones de chalandise
de 10 000 habitants environ. Alpha Mode combine trois modes de développement : la croissance
interne par des investissements propres (immobiliers et de distribution), la croissance externe par
l’acquisition de magasins existants et la croissance conjointe par le développement de coopération

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 97

avec une entreprise aux caractéristiques proches, appartenant au même marché (équipement de la
personne). Tous les points de distribution sont des succursales, le dirigeant ne désirant pas perdre la
propriété de ses magasins par la mise en place de franchises.

Figure 1
Historique de l’entreprise

105 magasins

90 magasins 550 salariés

480 salariés

40 magasins
CA = 75 millions d’euros
225 salariés
CA = 62
millions d’euros
CA = 25
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


millions
d’euros

Création
d’Alpha Mode 1re croissance 2e croissance Audit organisationnel :
externe externe création d'un poste de
+ 11 magasins + 20 magasins directeur administratif
et financier

1984 n–5 n –2 N

Bien qu’Alpha Mode ait dépassé les seuils quantitatifs de définition de la PME, elle présente néan-
moins les traits caractéristiques qualitatifs de la moyenne entreprise (Reyes, 2004) :
•• La responsabilité personnelle du dirigeant propriétaire (Le Vigoureux, 1997) ;
•• L’omniprésence du dirigeant, la centralisation des décisions, la flexibilité (Hirigoyen, 1981) ;
•• L’insuffisance du système d’information, l’importance des relations interpersonnelles, la commu-
nication informelle, etc.
Ce constat est d’ailleurs confirmé par le dirigeant qui déclare « On est quand même une petite
famille même si on est un grand groupe maintenant ».

2.1.2. Évolution du fonctionnement interne


Au cours de l’année n, suite à un audit organisationnel conduit par une branche spécialisée du cabi-
net d’expertise comptable, les dirigeants décident de créer un poste de directeur administratif et
financier et un poste d’assistant du directeur administratif et financier. Cette décision est prise par

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
98 de contrôle de gestion en PME

mimétisme, en appliquant le mode d’organisation développé par l’entreprise partenaire qui est éga-
lement une PME familiale gérée par des autodidactes. En effet, ce recrutement correspond à un
objectif de structuration de la fonction financière et de pilotage dans une démarche anticipatrice
et non dans un objectif de régulation de dysfonctionnement éventuel. Le directeur administratif et
financier aura en charge la supervision de la comptabilité, la gestion de la trésorerie, l’établissement
des documents annuels, les relations avec les banques, le tout en étroite collaboration avec le cabinet
d’expertise comptable comme le précise la direction au cours des entretiens de recrutement. Il aura
également pour mission de mettre en place, en collaboration avec son assistante, un système de
contrôle de gestion, de résoudre les dysfonctionnements relevés par l’audit, d’apporter une aide dans
les domaines sociaux, juridiques, fiscaux ainsi que d’assister la direction dans ses prises de décision.
L’expert-comptable participe aux entretiens finaux de sélection, au côté de la direction. Le directeur
administratif et financier a été recruté en fonction des critères suivants : sa personnalité, ses préten-
tions salariales et ses compétences techniques. Il a quinze années d’expérience dans le monde indus-
triel en tant que responsable administratif et financier.

2.2. Une méthodologie d’investigation en profondeur


© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


Le chercheur occupe le poste d’assistante du directeur administratif et financier créé lors de la
démarche d’introduction du contrôle de gestion, de novembre n à décembre n + 3. La recherche
est conduite dans le cadre d’une convention Industrielle de Formation par la Recherche. La mission
principale de terrain du chercheur est la mise en place d’un contrôle de gestion par l’implantation de
tableaux de bord et de budgets, et la formalisation du fonctionnement de l’entreprise. Deux métho-
dologies d’accès au terrain sont successivement mobilisées chez Alpha Mode, une recherche action
puis une observation participante. Ces deux approches méthodologiques conduisent à développer un
processus rigoureux de collecte de données multiples.

2.2.1. Une recherche action puis une observation participante


Parmi les trois situations spécifiques définies par Yin (1989), cette recherche se positionne comme
une étude de cas dans une démarche de type exploratoire, visant à informer la communauté scienti-
fique d’un phénomène non rare mais sur lequel peu de connaissances sont disponibles. Le choix de
l’entreprise relève de l’opportunisme au sens de Buchanan et al. (1988) qui décrivent la négociation
de l’accès au terrain comme une forme de jeu de hasard. Deux méthodologies sont successivement
utilisées chez Alpha Mode. Dans un premier temps, il s’agit d’une recherche action de type ingé-
nierique. Le chercheur ingénieur participe à la conception et à la construction des outils de gestion.
Puis, l’animation et l’évaluation du dispositif mis en œuvre contribuent à la création de connaissances
scientifiques (Chanal et al., 1997). Dans un second temps, une observation participante permet de
comprendre et d’analyser le fonctionnement de cette entreprise en appliquant les préconisations de
Peretz (1998) : être présent, s’adapter, observer, et enregistrer.
Il s’agit d’une recherche avec une stratégie hybride (Weingart, 1997) caractérisée par des allers
retours entre conceptualisation (induction) et observation (déduction) dans une démarche abductive
où la problématique est ajustée au terrain (Koenig, 1993).

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 99

2.2.2. Un processus de collecte de données multiples


Le chercheur a procédé à une triangulation des données recueillies grâce à de l’observation directe
du comportement des acteurs et de l’analyse documentaire. Il a également eu accès à de l’informa-
tion informelle. Un dispositif de collecte rigoureux a été mis en place afin d’assurer la mémoire de
la recherche. Suivant les recommandations de Coutelle (2005), trois types de notes ont été pris : les
notes de terrain (événements, activités, faits, etc.), les notes méthodologiques (les interactions obser-
vateur/observé, l’impact de la présence du chercheur dans l’organisation) et les notes d’analyse (enre-
gistrement des impressions et intuitions du chercheur en lien avec la théorie). Un quatrième type de
notes a par ailleurs été consigné (Spradley, 1979) : le récit textuel condensé des productions verbales
des acteurs dans une écriture lisible reprenant le langage utilisé par le sujet si possible mot à mot
(Kirk et Miller, 1986). Le but de ce dispositif est d’objectiver des données subjectives (Girin, 1987)
car la personnalité, les motivations, les expériences du chercheur, ensemble d’éléments subjectifs au
sens de Arnaud (1996) risquent de venir parasiter la recherche s’ils ne sont pas maîtrisés. Nous allons
maintenant présenter la recherche conduite chez Alpha Mode.
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


3. Le processus d’introduction du contrôle de gestion 
chez Alpha Mode : trois tentatives infructueuses
Trois tentatives de mise en place d’un système de contrôle de gestion sont successivement réalisées lors
de la recherche action, sans qu’aucune ne parvienne à l’implantation effective du contrôle de gestion.

3.1. Une première approche budgétaire pour optimiser l’allocation


des ressources et responsabiliser les acteurs
Pour répondre à la demande des dirigeants, la première étape de rationalisation de la gestion de l’entre-
prise passe par la mise en œuvre d’une démarche budgétaire sous la responsabilité du directeur admi-
nistratif et financier. Elle doit permettre aux dirigeants de définir de façon formelle, précise et arrêtée
des plans stratégiques déclinés en plans d’actions puis en budgets. Un reporting mensuel (contrôle bud-
gétaire) doit y être associé. Le budget vise à formaliser le fonctionnement de l’organisation par la défi-
nition de responsabilités et la transmission d’objectifs et d’instruments de gestion quantitative. Il s’agit
d’une démarche volontariste impulsée par les dirigeants, sur les conseils de l’expert-comptable, de type
top-down, pour décliner les objectifs budgétaires : « Il faut présenter un rapport financier beaucoup plus
dense aux banquiers en s’ inspirant des grandes entreprises, et en dépassant le minimum légal et présenter
certains éléments financiers sur le site internet. Cela va être un passage obligatoire » explique l’expert-
comptable. Toutefois, les outils proposés ne suscitent pas l’intérêt des dirigeants, pris par des activités
opérationnelles, proches du cœur de métier, ce qu’ils connaissent le mieux : « Bon, allez, je veux vendre
(des articles) ! » s’exclame le dirigeant en quittant une réunion de travail. Ce dernier souhaite rapide-
ment abandonner la démarche. Cette première tentative se confronte à trois difficultés principales.
Au niveau du processus d’introduction de l’outil, la mise en place d’une démarche budgétaire bou-
leverse le fonctionnement d’Alpha Mode de manière trop rapide. Au niveau de la nature de l’outil,

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
100 de contrôle de gestion en PME

les outils sont perçus trop lourds et généraux, techniquement difficiles à maîtriser pour les dirigeants
d’Alpha Mode. Le classement actuel des magasins ne se base que sur le chiffre d’affaires : certains
points de vente caractérisés de « bons » ne sont pas rentables et la démarche budgétaire bouleverse de ce
fait certaines de leurs intuitions. Au niveau de l’acceptation de l’outil, cela apparaît comme un travail
supplémentaire pour les cadres, sans nécessité perçue puisque l’entreprise se développe correctement.
Il s’avère impossible de mettre en place une démarche budgétaire permettant la négociation entre
la direction et les chefs de service des objectifs et des moyens alloués. L’introduction d’un contrôle
de gestion chez Alpha Mode nécessite ainsi une nouvelle démarche qui doit prendre en considération
ces difficultés.

3.2. Une seconde approche orientée qualité pour optimiser les processus
La deuxième tentative de rationalisation s’oriente vers une démarche qualité. L’objectif n’est pas d’at-
teindre une certification mais plutôt de s’inspirer de la démarche d’amélioration continue préconisée
par la norme ISO 9001. Il est décidé de se baser sur les conclusions et recommandations de l’audit
organisationnel mené par le cabinet d’expertise comptable pour formaliser et optimiser les processus :
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


révision des modes d’organisation, rédaction de procédures, etc. « Dans la société, toutes les informations
sont disponibles mais il est difficile de les recueillir. Quand on cherche les magasins qu’on a fermés alors
on pointe sur la carte géographique pour trouver le nombre » remarque l’expert-comptable. La démarche
qualité est alors utilisée comme un outil didactique visant dans un premier temps à formaliser le
fonctionnement de l’entreprise puis à y associer des indicateurs permettant d’introduire progressive-
ment un contrôle de gestion : « Le processus de certification ne se limite pas à la rédaction de procédures,
il s’accompagne très souvent d’un renouveau organisationnel » (Messeghem, 2001, p. 215). L’objectif est
d’utiliser la démarche qualité pour contrôler les coûts et réduire les inefficiences, dans l’optique de
croissance poursuivie par le dirigeant (Guilhon et Weill, 1996). Les acteurs de la démarche se situent
à un niveau infra : les actants ne sont plus l’équipe dirigeante mais plutôt les opérationnels dans les
services. Il s’agit d’une approche opportuniste qui s’appuie sur les préconisations de l’audit organisa-
tionnel et détournée puisqu’elle s’inspire d’une démarche de type certification qualité pour introduire
des indicateurs de performance à partir de la modélisation des processus.
Cette deuxième tentative de rationalisation et de formalisation du fonctionnement de l’entreprise
Alpha Mode se heurte à plusieurs difficultés :
•• manque d’adhésion et d’intérêt : « Je ne vais pas tout lire à chaque fois. Je n’ai pas que ça à faire. » pro-
teste l’assistante du dirigeant, « RAS » sur la plupart des procédures retournées ;
•• résistance au changement : « À quoi ça sert de mettre un mot de passe ? Comme si quelqu’un allait fouil-
ler dans mon ordinateur ! » s’exclame une assistante RH ;
•• particularités de certains acteurs : « Dans une entreprise familiale, il est difficile de faire appliquer les
mêmes procédures à la direction comme à tous les employés » nous prévient le directeur informatique ;
•• orientation court-termiste des dirigeants : « On verra ça plus tard ».
Certains acteurs présents depuis plusieurs années ont développé leurs propres méthodes de travail
et n’acceptent pas qu’un système de régulation interne puisse les remettre en cause : « Je ne vais pas rem-
plir une fiche à chaque fois que j’ai besoin de quelque chose, je le commande à la standardiste et c’est bon »

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 101

rétorque une comptable. Il y a donc un échec explicite de la deuxième tentative de mise en place du
contrôle de gestion qui présente deux caractéristiques.
Suite à ces deux échecs, le premier directeur administratif et financier décide de quitter l’entre-
prise. Il déclare : « Je veux un travail où je peux m’ épanouir, où on me fait confiance. On met les choses en
place à deux, cela ne suit pas dans l’entreprise ».

3.3. Une troisième approche comptable de maîtrise des charges


L’entreprise connaît au cours du premier trimestre n + 1 sa troisième croissance externe par le rachat
d’un concurrent représentant environ 80 magasins et 500 salariés. M. Y, directeur administratif et
financier de l’entreprise achetée, est intégré à Alpha Mode et devient donc le 2e directeur adminis-
tratif et financier chargé de mettre en place le contrôle de gestion chez Alpha Mode. Une nouvelle
démarche de structuration du contrôle de gestion est alors lancée par l’assistante du directeur admi-
nistratif et financier, avec le soutien de son supérieur hiérarchique. Il est décidé de s’appuyer sur la
comptabilité pour l’utiliser comme un premier outil de contrôle de gestion, notamment à travers le
compte de résultat (Gervais, 2000) : toute comptabilité pouvant être de gestion (Bouquin, 1997).
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


Un premier travail consiste déjà à fiabiliser et corriger les données comptables saisies de l’année en
cours pour « assainir » la base de données. Les années précédentes ne peuvent servir d’historique du
fait de l’imprécision dans la saisie et la vérification comptables. Le but recherché est de maîtriser
les postes clefs, notamment les charges immobilières et de personnel qui représentent 2/3 des coûts
relevant de la gestion propre de l’entreprise, hors achats, afin de diffuser dans un second temps la
méthode à l’ensemble des charges. Ceci doit conduire à terme l’entreprise à un suivi budgétaire, en
établissant mensuellement un compte de résultat (par l’abonnement des charges et la prévision des
charges calculées) à rapporter à un état prévisionnel : « C’est bien si tu t’occupes de ça (budget transport
et communication), comme tu fais avec la masse salariale, histoire de ne pas arriver au bilan et dire on s’est
cassé la figure. Avec un suivi mensuel et la situation au 30 septembre, on arrive à recadrer » ; « J’ai contrôlé
votre budget transport hier par rapport à la situation transmise par l’expert-comptable. Il est vraiment bien
votre tableau. Tous les services devraient fonctionner ainsi avec des budgets » constate un des dirigeants2.
Par ailleurs, habitué à des méthodes rigoureuses de travail, le directeur administratif et finan-
cier souhaite, en collaboration avec son assistante, relancer la démarche qualité, a minima dans son
service. Des entretiens sont donc réalisés avec quelques comptables dans le but d’établir des procé-
dures de travail et des descriptions d’emplois. Au cours de ces entrevues sont également abordées les
pistes d’amélioration des activités de chacun. L’adhésion de l’ensemble du service à la démarche de
type qualité est très faible, certainement dû aux réticences de la responsable comptable remplaçante3
(« Il croit que je n’ai que ça à faire, lui raconter tout ce que je fais de ma journée de travail ») qui influence
le reste de l’équipe. Les salariés assimilent davantage la démarche à un contrôle et une remise en cause
de leurs pratiques de travail qu’à des voies d’amélioration possibles, malgré les explications prodiguées
par l’assistante du directeur administratif et financier.
Le second directeur administratif et financier peine à trouver sa place entre la responsable comp-
table aspirant à une promotion et l’expert-comptable conseillant la direction. Trois mois après son
arrivée, le deuxième directeur administratif et financier démissionne à son tour pour les mêmes
raisons que son prédécesseur et n’est pas remplacé : « C’est rare que dans une entreprise de cette taille,

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
102 de contrôle de gestion en PME

il n’y ait pas de contrôle de gestion. Ce n’est pas dans leur culture de faire bouger les choses. Au contraire,
ils veulent que ça reste comme cela est actuellement. Ils ne veulent pas changer leur mode de fonction-
nement et ne sont pas prêts pour le pilotage » commente M. Y. Cette troisième tentative s’avère à son
tour être un échec. La figure 2 résume, dans une approche chronologique, les différents événements
intervenus au cours de la période.

Figure 2
Frise chronologique des tentatives

3e
Temps forts
Audit croissance
de l'entreprise
externe

Présence des
directeurs
administratifs DAF1 DAF2
et financiers
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


Démarches 1re tentative
d'introduction
du contrôle 2e tentative
de gestion
3e tentative

janv. à mai sept. déc. janvier février mars avril mai juin juillet
N N+1

3.4. Bilan des trois tentatives


Aucune des trois approches ne permet d’atteindre les objectifs fixés initialement en termes d’instru-
mentation du contrôle de gestion comme le montre la figure 3, bien que certains signes soient révéla-
teurs d’une insuffisance patente : problème d’évaluation des collaborateurs administratifs, difficultés
de trésorerie dues à l’absence de prévisionnel, ouvertures de magasins non rentables, etc. Même si
la démarche d’introduction du contrôle de gestion intéresse certains salariés et un des deux frères
dirigeants (« On revient toujours sur les mêmes éléments qui ne vont pas alors on se dit “on met en place
quelque chose pour l’améliorer” et après, au bout de quelques semaines, ça nous embête de remplir un petit
bout de papier alors on arrête » commente la responsable des stocks, femme du dirigeant), les tentatives
restent vaines faute d’implication réelle. Cela conduit à la démission de deux directeurs administratifs
et financiers et la mise en suspens de ce poste.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 103

Figure 3
Processus d’introduction du contrôle de gestion chez Alpha Mode
Supervise la démarche
de maîtrise des charges
engagée par l'assistante
du directeur administratif
et financier sur les frais
de personnel, les loyers
et la logisitique
DAF2

notamment

Quitte l'entreprise en
intégrant le plan de
sauvegarde de l'emploi
de l'entreprise achetée

Met en place une Met en place


démarche budgétaire : une démarche orientée
approche volontariste qualité : approche
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


et top down opportuniste
DAF 1
Acteurs stratégiques

Démissionne après le 2e
échec d'introduction
du contrôle de gestion

Se désintéressent N'appuient pas la


progressivement des démarche qualité
outils budgétaires, trop auprès des salariés Désintérêt progressif
complexes dela maîtrise des charges
(hors frais de personnel
Concentrent leur
et logistique)
attention sur le projet
Dirigeants

de croissance externe
(aspect commercial) Gèrent la croissance
externe (nombre
Projet d'introduction demagasins x 1,75 ;
ducontrôle de gestion : effectif x 1,9)
création d'un poste
de directeur administratif Ne soutient pas la Ne soutient pas la Participe à l'intégration
et financier et d'assistante démarche budgétaire démarche qualité de la nouvelle société
Expert-Comptable

du directeur administratif du directeur administratif du directeur administratif (aspects financiers


et financier et financier et financier (bien que basé et juridiques)
sur l'audit organisationnel)

Gère projet de
croissance externe
(aspect financier)

Audit organisationnel Approche budgétaire Approche qualité Approche comptabilité

Temps

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
104 de contrôle de gestion en PME

Confrontée à ces événements, la recherche prend une autre forme. La posture de recherche action
est abandonnée car l’objectif des dirigeants n’est plus d’introduire des outils de contrôle de gestion.
Suivant l’opportunisme méthodique de Girin (1989), le chercheur s’oriente vers de l’observation par-
ticipante afin de poursuivre la relation avec l’entreprise pour tirer des éléments de compréhension du
phénomène observé.
Ces échecs successifs incitent à analyser les jeux d’acteurs pour comprendre les mécanismes empê-
chant l’introduction du contrôle de gestion.

4. Analyse des échecs de l’introduction du contrôle


de gestion chez Alpha Mode à la lumière du modèle
de Crozier et Friedberg
Le contrôle de gestion dans les organisations n’est pas désincarné, surtout dans le contexte de la PME.
Le cas Alpha Mode montre que le comportement des différents acteurs interfère avec la dimension
technique des outils de gestion et conditionne leur introduction. Le modèle de Crozier et Friedberg
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


permet de souligner cette dimension sociopolitique en formalisant les rapports de pouvoir et la zone
d’incertitude contrôlée par les acteurs. Cette grille de lecture est appliquée dans un premier temps au
cas Alpha Mode pour identifier les causes des échecs successifs dans cette PME. Dans un deuxième
temps, cela conduit à mettre en lumière les stratégies développées par les acteurs qui s’avèrent para-
doxales. Ces différents constats amènent à formuler quelques propositions pour l’introduction du
contrôle de gestion dans les PME.

4.1. Identification des causes des échecs de l’introduction


du contrôle de gestion
Pour définir les causes d’échecs de l’introduction du contrôle de gestion chez Alpha Mode, il est
nécessaire au préalable de modéliser les trois tentatives en mobilisant les deux concepts principaux
proposés par Crozier et Friedberg : le pouvoir détenu et la zone d’incertitude contrôlée. Cette modé-
lisation conduit à souligner deux causes principales : la perte du contrôle panoptique et clanique pour
le dirigeant et la perte de la rentabilité économique pour l’expert-comptable.

4.1.1. Modélisation des trois tentatives


à travers la grille de Crozier et Friedberg
La complémentarité des compétences du dirigeant et de l’expert-comptable a permis d’assurer le déve-
loppement et la pérennité de l’entreprise. L’introduction du contrôle de gestion chez Alpha Mode,
pour assurer la croissance continue de l’entreprise, devait permettre au dirigeant d’optimiser ses ana-
lyses et d’objectiver sa prise de décision par des informations issues des outils du contrôle de gestion
mis en œuvre. L’expert-comptable aurait quant à lui pu s’appuyer sur un fonctionnement plus for-
malisé et outillé pour fiabiliser les données. Toutefois, les tentatives successives n’ont pas été perçues

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 105

de cette manière par ces deux acteurs puisqu’elles remettaient en cause leurs pouvoirs. Les concepts
centraux présentés dans l’analyse stratégique nous permettent d’éclairer les trois échecs d’introduc-
tion du contrôle de gestion chez Alpha Mode en montrant comment les deux acteurs ont perçu et
vécu ces trois tentatives (cf. figure 4).
Le dirigeant vit l’approche budgétaire comme une remise en cause de l’allocation intuitive des
ressources et de son pouvoir de fixer les objectifs. L’expert-comptable y voit une obligation de partager
son pouvoir d’établissement, d’interprétation et de lecture de la situation comptable et financière de
l’entreprise.
La modélisation des processus est vue par le dirigeant comme une limitation de son intervention
dans tous les services et une remise en cause de ses prises de décisions intuitives. L’expert-comptable y
voit une limitation de son pouvoir de supervision voire d’intervention lié à ses prestations de conseil.
Le dirigeant perçoit l’approche par la maîtrise des charges comme une perte de son pouvoir dis-
crétionnaire favorisant la visibilité de l’allocation des ressources. L’expert-comptable vit cette tentative
comme une remise en cause de son quasi-monopole de lecture et d’explication de la dimension éco-
nomique de l’entreprise.
Pour chacune de ces tentatives, l’acteur qui remet en cause l’équilibre initial entre le dirigeant
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


et l’expert-comptable est le directeur administratif et financier. Les menaces ressenties par les deux
acteurs du fonctionnement originel de la PME face aux actions engagées par les directeurs adminis-
tratifs et financiers successifs sont mises en évidence dans la figure 4, page suivante.
L’introduction d’un contrôle de gestion entraînerait une perte de pouvoir pour ces deux acteurs clés
(« Ils ne veulent pas qu’on voit ce qu’ ils font » commente le premier directeur administratif et financier) :
abandon de leur contrôle panoptique et clanique pour les dirigeants, raréfaction de ses missions pour
l’expert-comptable.

4.1.2. La perte du contrôle panoptique


et clanique pour les dirigeants
La mise en œuvre du contrôle de gestion dans la PME nécessite pour les dirigeants la délégation de
leur pouvoir à des manageurs. Il ne peut en effet exister de contrôle s’il n’y a pas eu au préalable délé-
gation. Or, chez Alpha Mode : « L’empreinte du dirigeant est partout. Il contrôle tout et ne fait pas du tout
confiance aux autres. Il a formaté les gens à travailler à sa manière et tout le monde accepte ses méthodes
de travail sans les discuter » ; « le président régit tout comme à l’armée » commentent les deux directeurs
administratifs et financiers successifs. Face à la menace que représente pour eux l’introduction du
contrôle de gestion, les dirigeants ont développé un rejet protecteur en se dégageant progressivement
de la démarche. Pour Miller et Chen (1994), l’inertie des dirigeants peut trouver ses origines dans la
performance de leur entreprise, les plaçant dans une certaine complaisance, qui risque de nuire à la
continuation de l’activité. Ils souhaitent conserver le contrôle informel et la gestion intuitive qu’ils
exercent dans l’entreprise : contrôle panoptique (Bentham, 1987) dans son organisation et clanique
(Ouchi, 1980) dans son contenu. Les dirigeants sont soutenus dans leur démarche de refus par
l’expert-comptable.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
106 de contrôle de gestion en PME

Figure 4 
Menaces ressenties par les acteurs stratégiques originels de la PME
lors de l’introduction du contrôle de gestion

1re tentative : approche budgétaire


Fonctionnement actuel de la PME : Dirigeant Expert-comptable
Fixe les objectifs de CA, Réalise les business plan,
Pouvoir détenu valide l’ensemble des situations intermédiaires
dépenses élevées, évalue la et documents comptables
pertinence des dépenses de fin d’année

Zone d’incertitude contrôlée

Introduction du contrôle de gestion par Perte de son pouvoir de décision, Perte du caractère indispensable
le directeur administratif et financier : déléguée à des responsables et stratégique de ses interventions
budgétaires

2e tentative : approche qualité


© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


Fonctionnement actuel de la PME : Dirigeant Expert-comptable
Intervention dans tous les Supervision des services
services, notamment ceux liés administratifs (comptabilité,
Pouvoir détenu au cœur de métier (achats, juridique, ressources
ventes…) humaines notamment)
Prise de décisions Contrôle global de
opérationnelles et stratégiques l’entreprise
Zone d’incertitude contrôlée dans tous les domaines Contrôle interne
de l’entreprise

Introduction du contrôle de gestion par Perte de la gestion intuitive Perte de la partie « conseil »
le directeur administratif et financier : et du management informel et « maîtrise des risques »
de l’entreprise de ses missions

3e tentative
Maîtrise des charges : Dirigeant Expert-comptable
Pouvoir discrétionnaire pour Supervise la comptabilité
Pouvoir détenu l’affectation des charges (validation de création
de compte PCG…)
Vision globale de la Lecture de la mesure du
Zone d’incertitude contrôlée consommation des charges management économique

Introduction du contrôle de gestion par Augmentation de la visibilité Perte de la partie « analyse »


le directeur administratif et financier : des actions possibles de ses missions
par d’autres acteurs
(le directeur administratif
et financier par exemple)

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 107

4.1.3. La perte de la rentabilité économique


de ses missions pour l’expert-comptable
Les dirigeants ont complètement délégué l’aspect comptable et financier au cabinet d’expertise comp-
table avec qui ils travaillent depuis une dizaine d’années. La zone d’incertitude importante contrôlée par
l’expert-comptable lui confère un pouvoir fort. Pour l’expert-comptable, associé de son cabinet, Alpha
Mode est une source intéressante de revenus. En début d’année, après la clôture des comptes, l’expert-
comptable rencontre les principaux chefs de service pour envisager des améliorations dans le fonctionne-
ment de leur service : « C’est bien si je fais comme ça M. K. ? Dites-moi comment je dois faire et je ferai comme
vous le voulez, vous » déclare le responsable des importations. Une relation étroite lie donc les dirigeants à
leur expert-comptable, qui dépasse l’aspect purement professionnel (travail des fils de l’expert-comptable
dans la société durant la période estivale, prêt de véhicules de société en cas d’immobilisation du véhicule
de l’expert-comptable, séjours touristiques ensemble, etc.). Face à la croissance continue de l’entreprise,
la nécessité d’introduire un contrôle de gestion bouleverse la nature du jeu des rapports sociaux qui ne
doivent plus reposer sur l’affectif mais sur des liens professionnels et rationnels (Crozier et Friedberg,
1977). L’introduction du contrôle de gestion en PME entraîne pour l’expert-comptable une diminu-
tion de sa zone d’incertitude par le transfert de ses activités à un directeur administratif et financier :
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


« L’expert-comptable ne veut pas qu’on ait accès aux résultats analytiques des magasins. C’est calculé chez eux
et on ne connaît pas les éléments de calcul, les clés de répartition » explique par exemple la responsable comp-
table. L’expert-comptable, pourtant à l’initiative de l’audit préconisant un contrôle de gestion, souhaite
conserver son pouvoir et son influence au sein d’Alpha Mode : « Il faudra qu’on reprenne notre travail sur
les tableaux de bord avec la doctorante, qu’on mette quelque chose en place pour que le futur directeur admi-
nistratif et financier ne dise pas qu’il n’y avait rien et qu’il a tout mis en place ! » déclare l’expert-comptable
lorsque le recrutement d’un troisième directeur administratif et financier est abordé.
Le dirigeant et l’expert-comptable, acteurs clés du fonctionnement actuel de la PME, ont donc
conjointement mis en place une stratégie leur permettant de maintenir leurs zones d’incertitude.

4.2. Analyse des stratégies développées par les acteurs


Les tentatives conduites par les directeurs administratifs et financiers se heurtent à des comporte-
ments paradoxaux de la part des acteurs stratégiques de la PME, afin de conserver leurs marges de
manœuvre. Leurs comportements effectifs empêchent la mise en place d’outils dans l’entreprise.

4.2.1. Une croissance externe instrumentée par le dirigeant


et l’expert-comptable au profit de leur stratégie
de contrôle des informations
Le système d’action concret visant à développer le contrôle de gestion repose sur la coopération des trois
acteurs stratégiques de la PME. Toutefois, la perte de pouvoir engendrée par ces nouveaux outils de
gestion conduit l’expert-comptable et le dirigeant à se désolidariser de la démarche d’instrumentation
du fonctionnement interne de la PME. Les activités de l’expert-comptable, partie prenante externe
à l’entreprise, sont plus particulièrement mises en danger par l’arrivée du directeur administratif et
financier. L’expert-comptable n’est pas prêt à abandonner son influence dans l’entreprise en favorisant

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
108 de contrôle de gestion en PME

l’introduction d’un contrôle de gestion par un directeur administratif et financier. Il a donc adopté
une attitude rationnelle stratégique, ajustée aux opportunités et jeux des autres acteurs, combinant
une stratégie offensive (« saisie d’opportunités en vue d’améliorer sa situation », Crozier et Friedberg,
1977, p. 56) et défensive (« maintien et élargissement de sa marge de liberté », Crozier et Friedberg, 1977,
p. 56). Ses relations de confiance et de proximité avec le dirigeant lui permettent d’être le pilote du
projet de croissance externe, sans l’aide du directeur administratif et financier, dont les avis ne sont
de toute façon pas pris en compte. Ce dernier ne se voit confier par le dirigeant et l’expert-comptable
que des activités opérationnelles (caractéristiques des magasins : chiffre d’affaires, date échéance des
baux, etc.), loin des compétences en finance mobilisées dans ses précédents emplois. Cette situation
permet à l’expert-comptable de maîtriser trois des cinq sources de pouvoir mises en évidence par
Crozier et Friedberg (1977) et Mintzberg (1986) : l’expertise, le contrôle des relations entre l’organi-
sation et son environnement et la proximité du pouvoir. Le dirigeant, quant à lui, maîtrise l’ensemble
des sources de pouvoir, sauf celles de l’expertise, comme le montre le tableau 1.

Tableau 1
Identification des sources de pouvoir de l’expert-comptable et du dirigeant
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


Acteurs stratégiques

Sources du pouvoir EC Dirigeant

L’expertise X

Le contrôle des relations entre l’organisation et son environnement X X

L’organisation de la communication et des flux d’informations entre les unités et X


les membres

L’utilisation des règles organisationnelles X

La proximité du pouvoir = proximité avec le dirigeant X

La complémentarité des sources de pouvoir du dirigeant et de l’expert-comptable a assuré la péren-


nité d’Alpha Mode et la réussite des croissances externes précédentes. Un nouveau système d’action
concret se met en place. Les acteurs clés originels du fonctionnement de la PME se concentrent sur
l’opportunité de croissance externe de l’entreprise en mobilisant leurs compétences foncières res-
pectives : gestion de la dimension commerciale pour les dirigeants, de la dimension financière pour
l’expert-comptable. Le directeur administratif et financier tente d’introduire, de son côté, le contrôle
de gestion dans l’entreprise.

4.2.2. Une « participation apathique » non acceptée


par les directeurs administratif et financier
Les sources de pouvoir du directeur administratif et financier sont faibles, relativement aux autres
acteurs stratégiques, ce qui explique sa participation limitée au fonctionnement de l’entreprise. Les
salariés se dégagent totalement de la démarche conduite par le directeur administratif et financier et

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 109

choisissent délibérément de s’allier au dirigeant et à l’expert-comptable, dont les sources de pouvoir


sont plus élevées. Le tableau 2 illustre les sources de pouvoir détenues par le directeur administratif
et financier, comparativement aux deux autres acteurs stratégiques. Il ne dispose réellement que du
pouvoir d’expertise, grâce à ses compétences et expériences antérieures. En tant qu’acteur interne à
l’organisation (contrairement à l’expert-comptable), il pourrait maîtriser l’utilisation des règles orga-
nisationnelles même si cela n’est pas le cas chez Alpha Mode. En effet, il ne maîtrise pas les règles
informelles qui s’avèrent déterminantes comme dans beaucoup de PME. L’organisation de la com-
munication et des flux d’informations entre les unités et les membres reste aux mains du dirigeant et
passe notamment par de la communication informelle.

Tableau 2
Identification des sources de pouvoir des acteurs stratégiques
Acteurs stratégiques

Sources du pouvoir DAF EC Dirigeant

L’expertise X X
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


Le contrôle des relations entre l’organisation et son environnement X X

L’organisation de la communication et des flux d’informations entre les unités X


et les membres

L’utilisation des règles organisationnelles X

La proximité du pouvoir = proximité avec le dirigeant X

L’introduction du contrôle de gestion n’a pas permis un nouvel équilibre entre les sources de pou-
voir des différents acteurs stratégiques ce qui a contribué à ces trois échecs successifs.
Contrairement aux chefs d’atelier de l’entreprise Monopole décrite par Crozier et Friedberg, les
directeurs administratifs et financiers successifs ne veulent pas développer la stratégie rationnelle adap-
tée à la structuration de pouvoir existante, telle qu’elle est conçue par ces auteurs : « À moins de quitter
l’organisation, c’est en acceptant leur situation d’ infériorité, en diminuant leur engagement et en se résignant
qu’ ils arrivent le mieux à tirer leur épingle du jeu » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 61). Aucun des deux
directeurs administratifs et financiers successifs ne fait preuve de « participation apathique » (Crozier
et Friedberg, 1977, p. 61) en acceptant la situation d’infériorité dans laquelle ils se trouvent. Sur les
recommandations du dirigeant, certaines activités du directeur administratif et financier doivent être
validées au préalable par l’expert-comptable : modifications de l’architecture de la comptabilité et ana-
lytique, création de subdivision de compte en comptabilité générale, courrier d’informations aux ban-
quiers, etc. Ces éléments tendent à diminuer la légitimité du directeur administratif et financier, même
dans son propre service. « L’expert-comptable aurait certainement préféré recruter quelqu’un de malléable
qui aurait appliqué ses techniques d’audit » ; « Aucun autre directeur administratif et financier n’acceptera
d’ être ainsi mené à la baguette par l’expert-comptable, ni même un responsable administratif et financier »
explique le premier directeur administratif et financier, ce qui conduit à leurs départs successifs.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
110 de contrôle de gestion en PME

Le tableau 3 nous permet d’illustrer les propos de Crozier et Friedberg (1977, p. 62) : « l’analyse
empirique du vécu des acteurs permet de déceler, chez chacune des catégories de personnel, l’existence
d’une stratégie dominante stable, autonome et bien caractérisée qui ne pouvait pas être prévue ». L’objectif
affiché pour les trois acteurs stratégiques de la PME est d’introduire un contrôle de gestion (objectif
manifeste). Toutefois, ils vont utiliser leurs compétences (ressources mobilisables) pour dépasser leurs
contraintes apparentes et ainsi développer une stratégie réelle (stratégie paradoxale) différente de celle
affichée, ce afin d’atteindre leurs objectifs latents (conserver leurs marges de manœuvre).

Tableau 3
Analyse stratégique des jeux d’acteurs durant le processus
d’introduction du contrôle de gestion
Objectif Objectifs Ressources Contraintes
Acteurs Stratégies
manifeste latents mobilisables apparentes

Les dirigeants Introduire – Assurer la Compétences Manque de Désengagement


des outils croissance de dans les connaissances de la démarche de
de contrôle l’entreprise domaines clés gestionnaires structuration de la
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


de gestion – Conserver de l’entreprise gestion interne (aucune
pour piloter leur pouvoir de (achats et délégation effective,
l’organisation décision développement) le DAF n’est pas
– Conserver convié aux réunions
une gestion stratégiques, prise en
intuitive et un compte des décisions de
management l’expert-comptable) au
informel profit de la croissance
externe

L’expert- Conserver ses – Compétences – Acteur – Prouver que le


comptable missions de gestionnaires externe à recrutement d’un DAF
conseil et son – Pédagogie l’entreprise, est superflu : présence
influence dans le – Légitimité, présence soutenue en entreprise,
fonctionnement – Confiance ponctuelle mise à jour d’erreurs et
de l’organisation de retard dans le travail
du DAF, rétention
d’informations, etc.
– Se concentrer
sur le projet de
croissance externe :
conseils, évaluation
de l’entreprise à
acheter, etc.

Les directeurs Justifier la Compétences Faible Modification rapide


administratifs création de poste gestionnaires ancienneté du fonctionnement
et financiers au sein de de l’entreprise pour
successifs l’entreprise répondre aux attentes
des dirigeants

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 111

L’analyse des stratégies paradoxales développées par les acteurs de la PME lors de l’introduc-
tion d’un contrôle de gestion à la lumière de l’analyse stratégique nous incite à avancer quelques
préconisations.

4.3. Quelles implications pour la maîtrise des jeux d’acteurs


lors de l’introduction du contrôle de gestion ?
Cette étude de cas nous permet de souligner des éléments organisationnels et humains à prendre en
considération lors de l’introduction d’un contrôle de gestion en PME.

4.3.1. Un contrôle organisationnel marqué


par les jeux de pouvoir
Le terme contrôle de gestion a été utilisé tout au long de cette recherche, notamment car il se réfère
à la conception technicienne du discours du dirigeant. Toutefois, le caractère informel du contrôle
de gestion en PME nous conduit à l’appréhender avec une vision élargie, dont la frontière avec le
contrôle organisationnel est difficile à déterminer. En effet, dans ce contexte de formalisation et de
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


rationalisation du fonctionnement de la PME, les changements s’apparentent davantage à un contrôle
organisationnel qu’à un contrôle de gestion. Le terme d’échec a été utilisé au cours de cette recherche
car, dans l’absolu, les objectifs initiaux d’implantation d’un contrôle de gestion n’ont pas été atteints.
Toutefois, des effets induits sont apparus, qui ont eu un impact sur le contrôle organisationnel de la
PME : reporting d’activité semestriel des chefs de service, mise en place de groupes de travail, ébauche
de rationalisation budgétaire, outils de contrôle de gestion social, etc. On est donc loin d’un système
de contrôle de gestion global et cohérent. Les trois tentatives successives ont néanmoins entraîné des
effets réels même si l’effet constaté n’est pas celui attendu.
À l’issue de cette analyse, des interrogations peuvent apparaître quant à la pertinence des outils
introduits et des méthodes utilisées qui remettraient en cause l’hypothèse des rapports de pouvoir
comme élément principal à l’origine des échecs. Des tentatives ultérieures à cette recherche abou-
tissent également aux départs de deux autres directeurs administratifs et financiers. Finalement,
Alpha Mode a connu en six ans quatre directeurs administratifs et financiers successifs ce qui
confirme la primauté des stratégies d’acteurs comme facteur explicatif des difficultés de l’introduc-
tion du contrôle de gestion.

4.3.2. Préconisations sur la gestion des jeux d’acteurs


Les salariés n’ont pas adhéré à la démarche d’introduction du contrôle de gestion, notamment lors de
la deuxième tentative. Il n’est en effet pas dans leur intérêt de participer à une rationalisation du fonc-
tionnement de l’entreprise remettant en question le management ambigu actuel où le système de rôle
leur offre des marges de liberté (Tronc, 2011). Toutefois, la résistance au changement, phénomène
observé dans les démarches de conduite d’un changement, est ici originale. Elle émerge davantage de
l’expert-comptable et du dirigeant, pourtant initiateurs de la démarche, que des salariés.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
112 de contrôle de gestion en PME

Ces deux acteurs stratégiques du fonctionnement de la PME confortent les réticences des sala-
riés en cherchant eux-mêmes à conserver leurs marges de manœuvre. Les changements induits par
l’introduction d’un contrôle de gestion sont vécus comme une forme de dépossession de sa propre
entreprise par le dirigeant ce qui remet en cause la primauté de la dimension intuitive de la gestion
des PME.
Face à ce constat, le dirigeant doit se préparer à un changement de posture au sein de son entre-
prise. L’introduction de méthodes objectivantes a forcément une implication sur le mode de mana-
gement et les pratiques de gestion. En particulier, l’introduction d’outils de contrôle de gestion ou
de contrôle organisationnel impose de stimuler une vision à long terme chez les dirigeants, qui dans
la PME sont souvent assaillis par des préoccupations immédiates. De même, il est nécessaire de les
sensibiliser à la dimension sociopolitique du fonctionnement de l’organisation afin d’appréhender la
complexité des rapports entre les acteurs qui sont un élément déterminant pour la réussite de ce type
de projet.
L’expert-comptable doit quant à lui accompagner cette transition. Il sera amené à accepter la
nécessaire coopération avec le directeur administratif et financier, qui à terme deviendra son parte-
naire privilégié et non un concurrent potentiel. Ce changement l’amènera finalement à s’interroger
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


sur la nature réelle de ses prestations pour envisager une évolution de son portefeuille d’activités vers
des missions à plus forte valeur ajoutée.
Le directeur administratif et financier, pour introduire le contrôle de gestion et jouer le rôle de
contrôleur de gestion dans la PME, doit dépasser la dimension technique des outils et appréhender
l’ensemble des mécanismes liés à la mise en place du contrôle de gestion dans ce contexte particulier.
Il doit intégrer les spécificités du fonctionnement de la PME pour décrypter les enjeux des différents
acteurs afin de dépasser les difficultés mises en évidence dans l’étude de cas. L’introduction d’un
contrôle de gestion doit se faire par un acteur plus proche des opérationnels, avec un positionnement
hiérarchique plus adapté. L’attitude relationnelle d’un contrôleur de gestion (Bollecker et Niglis,
2009) favoriserait des activités de traduction à l’origine d’une socialisation de la connaissance et d’ap-
prentissage organisationnel (Bollecker, 2002). Un contrôleur de gestion pourrait créer un « système
d’alliance » (Dreveton et Rocher, 2010, p. 86) afin d’intéresser les différents acteurs de l’organisation
et franchir les différents « moments » (Walsh et Renaud, 2010) de l’introduction d’un contrôle de
gestion en PME.
Ainsi, la mise en œuvre d’un contrôle de gestion au sein de la PME nécessite de reconsidérer la
nature de la dyade expert-comptable – dirigeant pour aller vers un trinôme viable expert-comptable
– dirigeant – directeur administratif et financier.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 113

Conclusion
La recherche action puis l’observation participante conduite chez Alpha Mode ont permis de démon-
trer que la mise en place d’outils n’est pas neutre. L’introduction du contrôle de gestion se heurte à des
facteurs sociopolitiques liés au rôle des acteurs stratégiques qui peuvent faire échouer la démarche :
les outils ne s’appliquent pas de manière mécanique (Bernoux, 2004). La recherche a mis en évidence
que l’avènement du contrôle de gestion bouleverse les zones d’incertitude contrôlées par le dirigeant
et son expert-comptable. Le contrôle panoptique et clanique du dirigeant ainsi que les prises de déci-
sion centralisées et intuitives sont remis en question. Quant à l’expert-comptable, son influence dans
la gestion interne de la PME risque d’être transférée au directeur administratif et financier. Dans la
PME étudiée, le système d’action concret mis en œuvre par ces deux acteurs pour conserver leurs
pouvoirs a fait échouer les trois tentatives successives d’introduction du contrôle de gestion. Ceci a
conduit à la démission des deux directeurs administratifs et financiers qui n’arrivent pas à trouver leur
place dans la dyade expert-comptable – dirigeant. D’un point de vue académique, cette recherche,
en mobilisant l’analyse stratégique de Crozier et Friedberg, met en évidence une résistance sociopoli-
tique originale. En effet, il ne s’agit pas uniquement de celle des salariés mais également de celle des
dirigeants et de l’expert-comptable, pourtant à l’origine de la démarche. Les relations de pouvoir ne
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


prennent pas en compte les phénomènes de traduction. Il serait donc intéressant de revisiter ce cas
en mobilisant d’autres champs théoriques. La théorie de l’acteur réseau (Akrich, Callon et Latour,
1988a, 1988b) permettrait d’approfondir l’analyse sociologique de la mise en place du contrôle de
gestion en PME et d’analyser le rôle de traducteur du directeur administratif et financier en tant
qu’introducteur du contrôle de gestion en PME. Sur un plan managérial, les implications sont fortes
puisqu’elles imposent d’intervenir sur les pratiques de gestion des acteurs clés de la PME dans une
phase de transition complexe.
Finalement, l’introduction d’un contrôle de gestion en PME s’avère un processus complexe car
il amène, dans une logique récursive, à définir mais également à interroger la pérennité organisa-
tionnelle de la PME (Dupuy, 2009). Ce cas montre une fois de plus la difficulté de différencier les
impacts des mécanismes informels du contrôle organisationnel des outils du contrôle de gestion. Les
différents échecs d’introduction du contrôle de gestion chez Alpha Mode ne viennent-ils pas confor-
ter l’idée qu’une PME peut se satisfaire d’un autocontrôle pour assurer sa pérennité sans avoir recours
au dogme d’un système de contrôle de gestion global et cohérent ? (Dupuy, 2009).
Ces résultats, élaborés à partir d’une étude de cas unique, nécessitent naturellement d’être confron-
tés à d’autres exemples pour valider les propositions issues de cette recherche.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
114 de contrôle de gestion en PME

Notes Toutefois, en milieu d’année, il est décidé par le


dirigeant et le directeur des achats, que le bud-
1. www.bibliotique.com. get communication passerait de 1.5 % du CA à
2. Le directeur des achats avait expliqué à l’assistante 2 % du CA. Ils se sont en effet rendu compte que
du directeur administratif et financier que le suivi sinon, ils ne pourraient pas faire toutes les opéra-
des dépenses mensuelles en communication lui tions promotionnelles auxquelles ils avaient pensé.
permettrait d’arbitrer entre différentes opérations 3. Le chef comptable a quitté l’entreprise, pour des
commerciales si nécessaire : « S’il reste 200 € à la fin raisons de santé.
et bien tant pis, il ne restera que 200 € à dépenser ».

Bibliographie Chapellier, P. (1996). Les conseils de l’expert-comp-


table aux PME. Revue Française de Comptabilité
Akrich, M., Callon, L. et Latour, B. (1988a). À quoi 282 : 69-78.
tient le succès des innovations ? Premier épisode :
Chapellier, P. (2003). Les apports potentiels d’Inter-
l’art de l’intéressement. Gérer et Comprendre 11 :
net à la mission de l’expert-comptable dans les PE.
4 – 17.
Comptabilité – Contrôle – Audit 9 (2) : 171-187.
Akrich M., Callon L. et Latour B. (1988b). À quoi
Chapellier, P, Trigui, T. (2007). Internet et la relation
tient le succès des innovations ? Deuxième épi-
entre l’expert-comptable et le dirigeant d’entre-
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


sode : l’art de choisir les bons porte-parole. Gérer
prise. Revue Française de Comptabilité 395 : 42-48.
et Comprendre 12 : 14 – 29.
Chanal, V., Lesca, H. et Martinet, A-C. (1997). Vers
Arnaud, G. (1996). Quelle stratégie d’observation
une ingénierie de la recherche en sciences de ges-
pour le chercheur en gestion ? Prolégomènes à toute
tion. Revue Française de Gestion 116 : 41-51.
recherche in situ. Économies et Sociétés 22 : 235-264.
Chenhall, R.H. (2003). Management of system design
Bayad, M., Garand, D.J. (1998). Vision du propriétaire-
within its organizational context : findings from
dirigeant de PME et processus décisionnel : de l’image
contingency-based research and directions for the
à l’action. 4 congrès International Francophone sur
e
future. Accounting, Organizations and Society 28
la PME (CIFPME), Metz.
(3) : 27-168.
Bentham J. (1787), Panopticon or the Inspection
Coutelle, P. (2005). Introduction aux méthodes qua-
House. In The Works of Jeremy Bentham. Edinburgh :
litatives en sciences de gestion. Cours du CEFAG.
William Tait, 1838-43, Partie III : 37-66.
Séminaires d’études qualitatives.
Bernoux, P. (2004). Sociologie du changement dans les
Crozier, M., Friedberg, E. (1977). L’acteur et le sys-
entreprises et les organisations. Paris : Seuil.
tème. Paris : Seuil.
Bollecker, M., Niglis, P. (2009). L’adhésion des res-
Dreveton, B., Rocher, S. (2010). “Lost in translation” :
ponsables opérationnels aux systèmes de contrôle :
Étude de la construction d’un outil de gestion
une étude du rôle des contrôleurs de gestion.
dans une région française. Comptabilité – Contrôle
Comptabilité – Contrôle – Audit 15 (1) : 133-158.
– Audit 16 (1) : 83-100.
Bollecker, M. (2002). Le rôle des contrôleurs de
Duchéneaut, B. (1997). Le profil du dirigeant de
gestion dans l’apprentissage organisationnel  :
moyenne entreprise. Revue Française de Gestion 116 :
Une analyse de la phase de suivi des réalisations.
95-110.
Comptabilité – Contrôle – Audit 2 (8) : 109-126.
Dupuy, Y. (1990). Le comptable, la comptabilité et
Bouquin, H. (1997). Comptabilité de gestion. 2e édi-
la conception des systèmes d’information. Revue
tion, Paris : Sirey.
Française de Comptabilité 215 : 75-81.
Buchanan, D.A., Boddy, D.et McCalman, J. (1988),
Dupuy, Y. (2009). Pérennité organisationnelle et
Getting in, getting out, getting back : the art of
contrôle de gestion. Revue française de Gestion 192
the possible. In Doing Research in Organisations.
(2) : 167-176.
Londres : Routledge.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
de contrôle de gestion en PME 115

Friedberg, E. (1993). Le Pouvoir et la Règle  : Luft, J., Shields, M.D. (2003). Mapping management
Dynamiques de l’action Organisée. Paris : Seuil. accounting : graphics and guidelines for theory-
Gervais, M. (2000). Contrôle de gestion. 7e édition, consistent empirical research. Accounting, organi-
Paris : Economica. zations and Society 28 : 169-249.
Girin, J. (1987). L’objectivation des données subjec- Marchesnay, M (1991). La PME : une gestion spécifi-
tives – Eléments pour une théorie du dispositif que ? Économie rurale 206 : 11-17.
dans la recherche interactive. In Qualité des infor- Marchesnay, M. (1992). L’offre de services en gestion
mations scientifiques en gestion, Méthodologies fon- à la petite entreprise. In Mélanges en l’honneur du
damentales en gestion. Paris : Fnege, 170-186. professeur Merigot. Paris : Economica.
Girin, J. (1989). L’opportunisme méthodique dans McMahon, R.G.P., Holmes, S. (1991). Small business
les recherches sur la gestion des organisations. financial management practices in North America :
Communication à la journée d’étude la recherche a literature review. Journal of Small Business
action en action et en question, AFCET, collège de Management 29 (2) : 19-29.
systémique, École centrale de Paris. Messeghem, K. (2001). «  Implications organisa-
Gosselin, J., Lavigne, B. (2006). Le rôle des experts- tionnelles des normes ISO 9000 pour les petites
comptables dans l’utilisation de l’information différen- et moyennes entreprises ». Finance – Contrôle –
tielle par les ME québécoises. 8e congrès International Stratégie 4 (3) : 183-213.
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


Francophone en Entrepreneuriat et PME, Fribourg. Meyssonnier F., Zawadzki C. (2008). L’introduction
Greiner, L. (1972). Évolution and Revolution as du contrôle de gestion en PME : étude d’un cas de
Organizations Grow. Harvard Business Review 50 structuration tardive de la gestion d’une entreprise
(4) : 37-46. familiale en forte croissance. Revue Internationale
Guilhon, A., Weill, M. (1996). Démarche qualité : de PME 21 (1) : 69-92.
la stratégie d’adaptation aux processus stratégiques de Miller, D., Chen, M.J. (1994). Sources and con-
changements dans les PME – Résultats d’un test empi- sequences of competitive inertia : A study of
rique. 5e Conférence de l’Association Internationale the U.S. airline industry. Administrative Science
de Management Stratégique, Lille. Quarterly (39) : 1-23.
Hirigoyen, H. (1981). Caractéristiques des entrepri- Mintzberg, H. (1986). Le pouvoir dans les organisa-
ses moyennes industrielles en France. Banque 408 : tions. Paris : Les Éditions d’Organisations.
855-862. Nobre, T. (2001). Le contrôleur de gestion de la PME.
Kalika, M. (1995). Structures d’entreprise. Paris : Comptabilité – Contrôle – Audit 7 (1) : 129-146.
Éditions Economica. Ouchi, W. (1980), «  Markets, Bureaucracies and
Kirk, J., Miller, M.L. (1986). Reliability and Validity clans ». Administrative Science Quarterly, 25.
in Qualitative Research. Beverly Hills  : Sage Parent, J. (1978). Les firmes industrielles. Paris : Presse
Publications. Universitaires de France.
Koenig, G. (1993). Production de la connaissance Peretz, H. (1998). Les méthodes en sociologie : l’observa-
et constitution des pratiques organisationnelles. tion. Paris : Éditions la Découverte..
Revue Gestion des Ressources Humaines (9) : 4-17. Plane, J.M., Torres, O. (2003). Les recours au conseil
Lavigne, B. (2002). Contribution à l’étude de la genèse est-il dénaturant pour les PME. La revue du finan-
des systèmes d’information comptables des PME : une cier 140 : 38-46.
approche empirique. 23e congrès de l’Association Quere, J.C. (2003). Quelle formation à la gestion
Francophone de Comptabilité, Toulouse. pour les PME. Direction et gestion 204 : 119-128.
Le Vigoureux, F. (1997). Entreprise moyenne : struc- Reyes, G. (2004). La moyenne entreprise est-elle spéci-
ture de propriété et comportement stratégique. fique ?. 7e congrès International Francophone en
Revue française de gestion 116 : 71-84. Entrepreneuriat et PME, Montpellier.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)


Thierry Nobre et Cindy Zawadzki
Stratégie d’acteurs et processus d’introduction d’outils
116 de contrôle de gestion en PME

Santin, S., Van Caillie D. (2008). Le design du sys- Tronc, B. (2011). Management par l’ambiguïté et inci-
tème de contrôle de gestion des PME : une quête de tation à l’action des acteurs comptables. 22e congrès
stabilité adaptative. 29e congrès de l’Association de l’Association de Gestion des Ressources
Francophone de Comptabilité, Cergy-Pontoise. Humaines, Marrakech.
Saporta, B. (1986). Stratégies pour la PME.Paris : Van Caillie, D. (2002). Enquête sur les pratiques et
Montchrestien. les besoins en matière de contrôle de gestion dans les
Sharma, P., Christman, J., Chua J. (1997). Strategic PME wallones. Cahier de recherche, Université de
Management of the Family Business  : Past Liège.
Research and Future Challenges. Family Business Walsh, I., Renaud, A. (2010). La théorie de la tra-
Review 10 (1) : 1-35. duction revisitée ou la conduite du changement
Solle, G. (2001). Rénovation des outils de gestion et traduit. Management et Avenir 39 (9) : 283-302.
faits sociaux : le cas des organisations universitaires. Weingart, L. (1997). How did they do that ? The ways
Comptabilité – Contrôle – Audit 7 (1) : 147-159. and means of studying group process. Research in
Spradley, JP. (1979). The Ethnographic Interview. New organizational behaviour 19 : 189-239.
York : Holt, Rinehart and Winston. Wtterwulghe, R. (1998). La PME : une entreprise
Torrès, O. (1999). Les PME. Paris : Dominos Éditions humaine. Bruxelles : Édition De Boeck Université.
Flammarion. Yin, R.K. (1989). Case Study Research – Design and
© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)

© Association Francophone de Comptabilité | Téléchargé le 28/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.121.128.237)


Torrès, O. (2000). Du rôle et de l’importance de la methods. Sage.
proximité dans la spécificité de gestion des PME.
5e congrès international sur la PME, Lille.

Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 19 – Volume 1 – Avril 2013 (p. 91 à 166)

Vous aimerez peut-être aussi