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Lars Muhl

La Rencontre
O'Manuscrit

Flammarion

The O Manuscript
All rights reserved
Copyright Lars Muhl 2008
English translation copyright Watkins Media Ltd 2012

Pour la traduction française :


© Flammarion, 2018

ISBN Epub : 9782081430068


ISBN PDF Web : 9782081430075
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081412316

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

« Au cours du siècle qui est le nôtre, une force féminine nouvelle se


manifeste, une force qui embrasse l’être humain totalement, dans son corps
comme dans son esprit. C’est celle qu’incarne Marie-Madeleine et que
nous avons vue, par exemple, s’affirmer avec le mouvement féministe du
xxe siècle. »
Lars Muhl poursuit une quête initiatique. Il nous fait voyager en Europe
tout en nous éclairant sur la chrétienté. Il juxtapose ses expériences
personnelles et les fruits de ses visions centrées sur la personne de Marie-
Madeleine dont il réhabilite le rôle comme l’archétype le plus remarquable
du pouvoir féminin et comme véritable personnage historique. Cette vision
nouvelle de la vie de Jésus et de Marie-Madeleine nous séduit par la
modernité des propos sur la féminité et la mise en lumière de la force
initiatrice de celle-ci. Les connaissances de l’auteur, ses approches et
enseignements spirituels et le ton du récit composent un livre unique, à la
fois savant, mystique, palpitant et trivial.
Il donne l’impression de faire un long rêve à la découverte de l’âme.
Lars Muhl est un auteur danois de renommée internationale, un orateur et
un guérisseur. Il figure régulièrement dans le top 100 des personnes les
plus influentes spirituellement de The Watkins review, au côté du Dalaï
Lama, de Deepak Chopra, de Paulo Coelho ou encore de Nelson Mandela.
DU MÊME AUTEUR

Le Chercheur, Flammarion, Paris, 2017


La Rencontre
O'Manuscrit
« Moi et mon épouse sommes un, tout comme Marie
la Magdaléenne – que j'ai choisie et sanctifiée
comme exemple – fait un avec moi. »
Yeshoua, Évangile des nazaréens
PROLOGUE

Avec un soubresaut, le train se mit en marche. J'ouvris le paquet. Il


contenait un manuscrit de presque quatre cents pages. Le titre en était
Kansbar, le Protecteur du Graal.
Au-dessous : Alhambra 1001. Suivait une petite introduction. Je
commençai à lire :
« Kansbar n'est pas mon vrai nom. Mais en raison des secrets que l'on a
choisi de me confier, j'ai adopté cet ancien nom persan. Kansbar l'Élu.
Kansbar le Sage. Kansbar le Voyant. Kansbar, le Protecteur du Graal. Je me
fais vieux. Durant de nombreuses années, j'ai cherché celui qui assumerait
ce devoir après moi – en vain. Ce n'est qu'à présent que je me rappelle ce
jour où j'ai rencontré Flégétanis, le chanteur itinérant maure, sur une place
de marché, dans une petite ville de la côte andalouse. Ce manuscrit est pour
lui. C'est l'histoire du Graal. »
De retour au Danemark, je me lançai aussitôt dans la rédaction de ce qui
deviendrait plus tard Le Voyant andalou. Cette tâche m'absorba si fort que
j'en oubliai complètement le vieux manuscrit andalou que m'avait confié le
Voyant. Si le soleil n'avait, un jour, éclairé ma bibliothèque et dardé avec
insistance ses rayons sur lui, nul ne sait combien de temps encore l'ouvrage
serait demeuré là, à accumuler la poussière. Alors, je le pris et l'ouvris,
le cœur battant, avant de commencer à lire :
Il était une fois une fille de roi qui venait de fort loin, et nul ne savait d'où elle venait, mais ils virent
qu'elle était unique, belle et sage en tout ce qu'elle accomplissait, et grande fut leur surprise de
constater qu'elle était entourée par trente-deux rayons de lumière dorée. Ils dirent : « Elle est
véritablement née de la lumière puisque le monde est éclairé grâce à son action. » Ils lui
demandèrent : « D'où viens-tu ? » Elle répondit : « De chez moi. » Ils dirent : « Alors, ton peuple doit
être béni. Bénie sois-tu et béni soit ton foyer. » Elle dit : « Que ceux qui désirent cette bénédiction me
suivent. Je suis venue établir dans le monde le véritable équilibre. » Mais la plupart hésitèrent parce
qu'ils n'avaient pas foi en une femme. Lorsqu'elle eut disparu et que le monde ne fut plus illuminé,
alors, ils se repentirent et la cherchèrent, mais en vain. Puis ils rendirent visite à l'homme le plus sage
de la contrée et lui demandèrent : « Que sont ces trente-deux rayons de lumière ? » Il répondit : « Ces
trente-deux rayons sont des chemins. Chacun d'eux représente le roi dans la chambre la plus secrète
du palais, et il y avait trente-deux chambres, et chacun des chemins conduisait à ces trente-deux
chambres. » L'homme sage fut encore interrogé : « Le roi permettait-il qu'on accède aux chambres
par ces chemins ? » Non ! Permettait-il que l'on vît ses perles, ses trésors cachés et ses objets divins ?
Non ! Que fit le roi ? Il appela sa fille et rassembla en elle et dans sa robe les chemins, et quiconque
désirait entrer dans la chambre secrète du roi devait la regarder. Dans l'amour infini qu'il éprouvait
pour elle, le roi l'appelait « ma fille », en ce qu'elle était sa fille. Parfois, il l'appelait « ma mère » ou
« ma sœur », mais toujours, il la désignait comme « ma bien-aimée ».
1

Il avait plu toute la journée de dimanche, et toute la nuit aussi. On eût dit
que le Déluge lui-même avait ouvert ses vannes. Je me trouvais dans mon
bureau, perdu dans la contemplation de la pluie incessante et du paysage
inondé au-dehors. L'air était empli d'électricité statique. Une chose
indéfinissable grossissait au-dessus de la mer, des ombres noires filtrant à
travers les nuages en dispersion, lourds de questions sans réponse.
J'achevais tout juste la lecture du manuscrit du Voyant lorsque le
téléphone sonna.
« Le temps est venu », annonça une voix familière.
C'était le Voyant.
« Retrouvez-moi à Montségur, vendredi de la semaine prochaine. »
Je voulus parler, mais les mots ne parvinrent pas à franchir ma gorge. Un
chaud et profond sentiment de bonheur m'inonda. Sans doute avais-je
renoncé à l'idée d'avoir jamais de ses nouvelles. Il avait hanté mes rêves, et
j'avais éprouvé à distance l'inspiration de sa présence puissante. Que
pouvais-je vouloir d'autre ? Et voilà que j'étais assis ici, craignant qu'il ne
disparût une nouvelle fois de ma vie.
« Soyez vigilant, dit-il, c'est bientôt le jour du terme. »
La connexion fut coupée et je demeurai là, cependant que résonnait à
mon oreille la tonalité de la solitude la plus absolue qui fût au monde. Le
jour du terme ? De quoi pouvait-il s'agir ? N'était-ce là qu'un autre
témoignage du sens bien connu de la mise en scène du Voyant, ou de son
sens tout aussi précis du temps ?
Le son de sa voix avait suffi à susciter ce langage invisible avec lequel je
me familiarisais peu à peu et qui, j'en étais conscient, n'était employé que
lorsqu'un message inéluctable devait être communiqué : un son qui ne
pouvait être reçu que par celui qui y avait été initié. La nuance impérative et
lourde de présages que j'y décelai ne parvint pas à tempérer ma joie
d'entendre à nouveau le Voyant.
« Vois. Éveille-toi et VOIS ! », murmura une voix.
Le lendemain eut lieu une catastrophe qui, pour toute une génération sur
différents continents, devait changer la perception de la réalité. Nous étions
le 11 septembre 2001 : jour de la destruction de la tour de Babel – des Twin
Towers. « Peur » fut le nom de cette génération, et « Occident » son
territoire.
Le jour du terme !
L'éveil fut rude. L'abcès avait finalement éclaté et nous étions désormais
paralysés, dardant un regard aveugle sur les ténèbres que nous avions
créées. Mais plutôt que d'ouvrir les yeux, les grands de ce monde choisirent
une fois de plus comme issue destructrice la répression et la peur :
projection – conséquence dépourvue d'espoir d'un désir de puissance
unilatéral, rigide et masculin.
« Seuls les dirigeants immatures ont besoin d'ennemis extérieurs »,
susurra une voix.
Je ne pus m'empêcher d'imaginer ce que serait le monde si les monastères
bouddhiques tibétains en Inde, les monastères orthodoxes du mont Athos en
Grèce, de Medjugorje en Bosnie, ou de Manitou à Crestone, dans le
Colorado, si les descendants spirituels de Black Elk 1 dans les Black
Mountains 2, ou le Voyant dans son bureau en Andalousie, n'œuvraient pas
de toutes leurs forces à maintenir un équilibre aussi fin que du papier entre
l'insanité terrestre et l'ordre universel, en plein accord avec les puissances
supérieures. Où serions-nous ?
Le sentiment de douleur qui déferla à cette époque-là fut profond. Agonie
des vieilles puissances en fin de course, se débattant et se contorsionnant
dans une tentative ultime et désespérée pour préserver leurs prérogatives.
Loin sous la calotte glaciaire de la répression, la Terre et les âmes
tremblaient, chacune d'elles en plein travail d'enfantement, annonçant un
avènement nouveau et depuis longtemps attendu, celui d'une puissance
cosmique que nul ne pouvait reconnaître jusque-là puisque ce n'est
qu'aujourd'hui que nous apprenons à nous y ouvrir. Prise de conscience !
Nous possédions, dans la maison de mon enfance, l'un de ces étranges
ornements que nous considérerions à présent comme un cadeau
empoisonné, un cadran solaire miniature en marbre, portant une plaque qui
affirmait : « Fais ce que je fais – ne compte que les heures radieuses. » Un
jour, alors que j'observais ce modeste hommage rendu à l'oppression de
l'humanité, je pensai soudain : « Qu'allons-nous faire de toutes les heures
sombres ? » Ce fut seulement lorsque je rencontrai le Voyant et commençai
à travailler avec lui que je compris que ce que nous appelons obscurité n'est
que la somme des qualités dissimulées qui attendent d'être éclairées et mises
en œuvre.

« Je suis content de vivre au Danemark », déclara le chauffeur de taxi,


comme nous arrivions à la gare d'Aarhus. « Un truc comme ça n'arriverait
jamais ici. »
Je hochai la tête, surtout par politesse, et réglai la course. Le ciel était gris
et couvert. Dans le hall des arrivées régnait une animation engourdie et
comme hypnotique. À côté des titres annonçant en première page une
« Attaque islamiste sur l'Occident », j'en lus un autre qui déclarait : « Les
ventes de Prozac explosent ». Dans un recoin sombre qui sentait l'urine, une
multitude de mouches bourdonnait autour d'un tas sale et recroquevillé dont
je supposais qu'il correspondait à un être humain.
Quelque part en moi se dessinaient les contours toujours plus visibles
d'un paysage. Par moments, celui-ci prenait la forme d'une vaste prairie
bordée à l'horizon par une brume laiteuse, qui semblait n'avoir ni début, ni
fin. Nul être n'y apparaissait. Le croassement d'un corbeau déchirait l'air
comme pour annoncer le silence à venir, faisant vibrer toutes choses à
l'intérieur de ce que je ne peux décrire que comme un vide menaçant. Peut-
être s'agissait-il là de notre condition de vie la plus fondamentale et la plus
redoutée, la solitude, s'incarnant ici à travers une scène intérieure, infinie et
irréelle, semblable à un pont entre perdition et transformation. Peut-être
s'agissait-il des prémices d'un cauchemar, ou d'une vie nouvelle. À l'être
solitaire de choisir – jour après jour, seconde après seconde.
Tout avait changé depuis que j'avais quitté l'Andalousie et le Voyant. En
renonçant à mes inquiétudes anciennes, en pratiquant l'art difficile qui
consiste à être, j'avais commencé une vie complètement nouvelle.
Une voix se mit à vivre : « Tu es une feuille dans le vent ; une feuille
glissant dans l'air et atterrissant à l'endroit exact auquel elle appartient, de
manière non pas hasardeuse mais imprévisible. Tu es une feuille dans le
vent. Mais tu es aussi le vent. Éphémère est la feuille. Éternel est le vent. »
Tout comme j'étais ce tas sentant l'urine, dans le recoin le plus sombre de
la gare. Mais aussi l'homme qui était passé devant. Je me persuadai que ce
n'était pas par manque de compassion. Non. J'avais reconnu un frère dans
une situation insupportable. Et pourtant, je n'ignorais pas que d'une certaine
façon, c'était également une illusion, que c'était non pas dépourvu de sens,
ni d'espoir, mais bien plutôt la possibilité de changement la plus sûre.
C'était une confrontation avec chacune de mes idées rigides sur l'obligation
la plus profonde de l'humanité : aider un frère dans le besoin. Je compris
que l'apparente arrogance d'une telle façon de penser pouvait constituer une
véritable étape vers une appréhension plus profonde du mot « respect ».
Telle était l'une des clés de la leçon simple offerte par la Voix – être une
feuille dans le vent. D'un autre côté, c'était également un défi que de
s'aventurer dans les ténèbres inconnues où seuls les êtres les plus désespérés
errent inlassablement, pour y découvrir que ces êtres correspondent
véritablement à des aspects cachés de nous-mêmes lorsque nous sommes le
vent qui emporte la feuille dans les airs.
À l'instant même où je posai le stylo sur la page, j'eus la sensation de
monter à bord d'un train qui fonçait en grondant dans un tunnel où le temps
cessait d'exister ; un train qui n'allait non pas en avant ou en arrière, mais à
l'intérieur du présent dans lequel j'écrivais.
Tout ce que j'avais appris se transforma alors en une réalité infinie. Écrire
constituait en soi un acte d'extension de la conscience. Une transformation
de la conscience grâce à laquelle je pus, quoique prudemment, confirmer les
mots magiques : « Je me rends disponible. J'accepte ma responsabilité. »
Alors que j'écrivais Le Chercheur, autre chose se produisit qui modifia
radicalement mes difficultés financières en apparence insolubles. Une voix
séduisante voulut, un jour, me convaincre de prendre le rôle, taillé sur
mesure, d'un chanteur pop miteux pour la série télévisuelle Hotel.
S'agissait-il de la réponse à mes problèmes d'argent ou de la tentation
finale ? Subitement, je sus. Je sus que si j'acceptais l'offre, ce serait revenir
en arrière par rapport à tout ce dont j'avais tenté de me libérer. Je refusai
poliment. Je renonçai au salaire alléchant qui aurait pu sauver des finances
précaires, mais non pas me donner la vie nouvelle à laquelle j'aspirais si
désespérément. Je dis non au chanteur pop minable qui n'existait plus. Juste
comme ça ! Exactement à la même époque, une autre porte s'ouvrit. Une
dette, que j'avais payée plusieurs fois en raison des intérêts composés, fut
soudain effacée. Des offres de conférence inattendues me parvinrent par
email. Une page de tournée !
Comment était-ce possible ?
La réponse tenait-elle à ce que j'avais cessé d'alimenter les problèmes
avec mes soucis ? La raison en était-elle qu'enfin, je témoignais d'une
certaine confiance dans ce qui comptait réellement, à savoir le métier qui
était le mien ? Était-ce le résultat visible de l'enseignement simple du
Voyant sur le fait de prendre les choses telles qu'elles venaient ? Ou peut-
être le conseil d'administration qui siégeait là-haut n'avait-il pas encore
renoncé à faire quelque chose de moi ?

Le train glissait silencieusement à travers le morne paysage. Je regardais


les champs et les arbres, qui ne cessaient d'apparaître et de disparaître. La
fenêtre était légèrement embuée, et dans le reflet brouillé qu'elle renvoyait,
je crus discerner un visage vaguement familier. Je pensai d'abord qu'il
s'agissait du mien, mais vis ensuite qu'il appartenait à un homme nettement
plus âgé. Une femme apparut derrière ce visage. Je me retournai.
« Nouveaux passagers ? »
La contrôleuse sourit. Légèrement confus, je trouvai mon billet et le lui
tendis.
« Foix – n'est-ce pas la ville de la Vierge ? », dit-elle distraitement, du ton
qu'elle aurait employé pour commenter le temps qu'il faisait. C'était une
affirmation, plus qu'une véritable question.
Elle poinçonna mon billet et me le rendit, sans attendre de réponse.
Avais-je bien entendu ?
« Excusez-moi, dis-je, assez déconcerté, qu'avez-vous dit ?
— Je vous souhaite bon voyage », répliqua-t-elle avec un sourire, en
s'exprimant d'une voix forte comme si elle s'adressait à un malentendant.
Elle disparut à l'autre bout du compartiment.
Je changeai de train à Hambourg, puis à Cologne.
Vingt-cinq kilomètres après être parti de Paris, le train s'arrêta dans
l'obscurité. Un sentiment de panique se répandit à bord. Menace de bombe.
Peu après, on nous demanda de quitter nos sièges et de sortir. Les visages
étaient graves. Un enfant pleurait, inconsolable. Dans le wagon où je me
trouvais, les regards jusque-là furtifs se braquaient désormais directement
de façon accusatrice sur un homme d'apparence arabe. Tout mon être se
glaça.
Une heure plus tard, nous repartions. Le retard était dû à une explosion
qui avait eu lieu dans la périphérie de Toulouse. Une usine d'engrais aurait
été la cible de terroristes – à moins que ce ne fût là l'un de ces accidents qui
peuvent se produire. Quelques heures après l'explosion, nous traversâmes
lentement une banlieue noircie par le feu, où les voitures à la tôle froissée
succédaient aux lampadaires fondus et aux maisons sans vitres. Nous avions
l'impression de longer un volcan.

Le Voyant m'accueillit à la gare de Foix. Il paraissait taciturne et distant.


Seule l'aura patriarcale qui l'entourait imprégnait les environs de son éclat
familier. Nous nous frayâmes un chemin à travers la foule. La voiture du
Voyant était garée à l'extérieur de la gare.
Nous n'échangeâmes aucun mot. Je me contentai de regarder les
montagnes, cependant que nous franchissions le col qui menait au plateau
au bout duquel se trouvait le village. Alors que nous roulions depuis une
demi-heure, j'aperçus entre les arbres le sommet de Montségur. Une
sensation de chaleur se diffusa dans mon corps. Loin en moi, je sentais se
libérer quelque chose d'indéfinissable. Nous franchîmes la montagne avant
d'aborder les virages en épingle qui descendaient jusqu'au village. La
maison se dressait juste devant moi et lorsque je l'aperçus, je réalisai
combien elle m'avait manqué.
« Que voulez-vous ici ? »
Quoique je connusse désormais assez bien son style, je fus cependant
surpris. Prenant un grand pichet, le Voyant versa de l'eau dans deux verres
contenant du pastis. Puis je m'entendis déclarer :
« Vous m'avez demandé de venir. J'ai craint de ne plus jamais avoir de
vos nouvelles. »
Pour la première fois, il me regarda droit dans les yeux.
« Auriez-vous oublié tout ce que je vous ai enseigné ? Dites-moi donc,
comment diable se pourrait-il que nous nous perdions de vue, vous et moi ?
Nous qui n'avons jamais été séparés. »
Il leva son verre, qu'il choqua contre le mien. Je sirotai mon pastis et n'en
aimai pas le goût. En mon for intérieur, une voix étrangère poursuivit la
phrase écourtée :
« Ce que vous vivez comme une séparation n'est qu'une autre fuite dans
ce sentiment illusoire qui croit à la division. De cela résulte une maladie
supplémentaire : le désir. »
Que désirais-je ?
« Dites-moi, croyez-vous que je vous ai demandé de venir ? Croyez-vous
avoir entendu cette demande et y avoir obéi ? Ou bien cette façon de penser
n'était-elle que l'expression de votre compréhension bornée de la
magnifique confirmation du fait que vous et moi sommes un ? »
Il vida son verre avant d'y verser encore de l'eau et de poursuivre :
« Cependant, si je vous le répète suffisamment souvent, je suppose que
vous finirez par comprendre. »
Il paraissait distrait. La voix mystique reprit une nouvelle fois :
« Seul celui qui est endormi connaît la surprise du réveil. Et tant que
nous y sommes, quelle part obscure de toi-même a pu accepter que ta
paresse la détourne avec une telle arrogance du bon chemin, au point de
laisser un frère dans le besoin à la gare d'Aarhus ? »
Quelle voix était-ce là, d'où venait-elle et que signifiait à cet instant son
insistance ?
Le fait que le Voyant ne parût pas être lui-même n'améliorait en rien l'état
de confusion qui était le mien. Comme étrangement agité, il ajouta
frénétiquement du pastis dans son verre.
« J'envisage de briser l'autocratie de l'Église et du christianisme. Elle a
fait son temps et représente une contrainte qui s'impose depuis bien trop
longtemps. »
Son indignation était sincère. Il ne fit pour moi aucun doute que ce sujet
revêtait une grande importance pour lui. Ce n'était pas la première fois qu'il
l'abordait.
« S'ils savaient quelle sorte de mensonge leur a été vendu, les hommes
aboliraient aussitôt l'Église. Si je vous dis que Yeshoua était un paysan qui
ne savait ni ne pouvait rien, que répondriez-vous ? »
Sa voix était tranchante. Je me demandai s'il s'agissait ici d'un autre test,
ou si telle était véritablement sa pensée. Ces propos n'avaient rien de
nouveau. Quiconque connaissant un tant soit peu la véritable histoire de
l'élaboration du Nouveau Testament n'ignorait pas que son contenu devait
être en partie abordé avec une grande prudence. Non pas seulement en
raison des modifications qui y avaient été à l'évidence introduites, mais
aussi à la lumière de la découverte récente des rouleaux mis au jour à
Qumran près de la mer Morte et à Nag Hammadi en Haute-Égypte, une
cinquantaine d'années auparavant. Cela étant dit, le Nouveau Testament
contient des écrits sacrés qui, à mon sens, recèlent une vérité simple et
irréfutable dont seules quelques Églises chrétiennes connaissent les secrets.
« Yeshoua n'était rien, répéta-t-il durement. Il a été manipulé et exploité
dans la lutte pour le pouvoir. Ce sont les apôtres qui menaient la barque. »
Quoique je ne fusse pas nécessairement en désaccord avec lui sur cette
dernière partie, je sentis qu'il me fallait réagir à ses propos sur Yeshoua.
Plus profondément, j'avais conscience qu'en cet instant, sa capacité à voir
était orientée par son opinion personnelle, laquelle, une fois encore, était
liée à son passé, à une vie antérieure. Ce sentiment n'était pas le fruit d'un
processus mental, mais une pure certitude. Dans le cadre de cette certitude,
Yeshoua n'était pas seulement le fils de la Puissance (Dieu), ainsi que le
désignent les Évangiles, mais encore un exemple pour nous tous, ses frères
et ses sœurs. Tout comme l'étaient les nombreux sages, hommes ou femmes,
qui peuplaient notre histoire.
À cet instant, je réalisai que ce sujet constituerait désormais un obstacle
entre nous. Et ce constat – tout comme l'indignation qui émanait de ses
paroles – m'emplit d'un très profond sentiment de solitude qui m'attrista. Et
aucun arbitrage permettant d'apaiser le conflit qui menaçait d'éclater ne
semblait possible.
« Rappelle-toi, déclara la voix à l'intérieur de ma poitrine, l'énergie suit
la pensée. »
Je voulus parler, mais nul son ne sortit de ma gorge. Il n'y avait rien
d'autre à dire. Je sentis que quelque chose se préparait. Que quelque chose
était sur le point de s'ouvrir. Dans le hall, le Voyant s'affairait avec ses
bottes. Perdu dans le silence de la cuisine où j'étais assis, j'avais la sensation
que l'air était peuplé de créatures qui se manifestaient fugitivement sous la
forme d'étincelles, de feu, sautant de-ci de-là dans la lumière vibrante. Je
fermai les yeux et glissai dans un état différent. À cet instant, il apparut
clairement que cet état allait au-delà de la réalité dont nous faisons
habituellement l'expérience avec nos sens. Et qui est d'autant plus difficile à
expliquer que l'explication même en constitue la plus grande limite. Ici,
nulle image, nulle idée par lesquelles cet état pût être communiqué. Sans
aucun doute, c'était là le début d'un chapitre nouveau, pour ce qui
concernait non seulement mon éducation spirituelle, mais encore la volonté
de devenir, pour le meilleur ou pour le pire, un être humain pourvu d'une
mission à accomplir, ici, sur Terre. Surgissant du tréfonds de mon âme, la
voix s'adressa à moi :
« Il est important que tu comprennes la nature du changement qui va se
produire. Tout ce que tu as jusque-là considéré comme acquis et comme
vrai sera renversé. L'imagination restreinte de l'Humanité, toutes ses
pensées et toutes ses idées, toutes les peurs et les angoisses qui retiennent
les énergies prisonnières à l'intérieur des illusions, du matérialisme ou de
la religion incomprise, ont engendré plus de colère et d'amertume que
d'amour et de pardon. La sorte de religion que les hommes et les femmes
ont créée n'est le plus souvent qu'une forme de restriction de l'Éternel. La
peur maintient les êtres dans un état qui permet de les contrôler. Cela a pu
être nécessaire autrefois et, à maints égards, non dépourvu de beauté.
Toutefois, le temps est venu de la libération des énergies. Si l'Humanité
comprend les concepts de vérité et de puissance qu'incarne la réalité, alors
il n'y aura nul besoin de lui imposer des limites. »
La voix se fondit doucement dans le silence, avant de se transformer en
fines particules de lumière dansantes qui jaillissaient de mon cœur. Mon
corps m'indiquait que ce que je venais d'entendre était vrai.
« En t'abandonnant à la peur, tu agis à l'exact opposé de ce que tu es
venu accomplir, qui est de transformer la matière en esprit, les ténèbres en
lumière, les démons en potentialités utiles. Tout mensonge finit par devenir
fantôme ou diable. Tel est exactement la façon dont l'Église a déformé le
message. Qu'il soit né dans l'inconscience ou l'ignorance, le mensonge reste
un mensonge. Nul n'est à blâmer. Il ne s'agit pas d'un péché. Plutôt d'un
triste constat qui, fort heureusement, peut être modifié. Ne te saisis pas de
l'occasion pour susciter plus d'ennemis encore. Nous en possédons assez.
Transforme-toi et libère-toi. Peut-être auras-tu la sensation que le voyage
que tu es sur le point d'entreprendre t'emmènera à travers plus d'images,
plus d'illusions en apparence nouvelles. Imagine cependant que le contenu
du chaudron, qui fut placé sur le feu à l'origine des temps, réduise de
seconde en seconde parce que brûlent toutes les scories et que seules
demeurent les nécessités les plus pures et les plus simples – alors tu
commenceras à comprendre ce dont il est question. Et lorsque cette image
même se consumera, et que n'existeront plus ni le chaudron, ni le feu, que
ce soit physiquement ou sous forme d'idée, lorsque le concept même
d'espace vide et le vaste silence auront disparu, alors, tout sera un dans
l'Un. »
Ce fut comme si les mots inversaient le silence, lequel s'insinua à
l'intérieur des murs qui perdirent de leur solidité et s'ouvrirent par vagues
vers l'extérieur – à moins que ce ne fût vers l'intérieur ?
Lorsque, enfin, je laissai partir l'image et que j'ouvris les yeux, la bougie
devant moi s'était entièrement consumée et la fumée qui en émanait
chatouilla mes narines. Un sentiment étrangement paradoxal de rébellion et
de gratitude m'envahit. Tout ce qu'avait dit la voix faisait résonner mon
harmonie fondamentale avec une clarté telle que mes idées anciennes sur ce
qu'était l'amour furent chacune réduites à ce qu'elles étaient – la copie
maladroite d'un chef-d'œuvre unique. Et ce chef-d'œuvre se manifestait à
travers la Voix :
« Lorsque l'Humanité comprend qu'elle ne peut exclusivement identifier
l'amour aux émotions et aux sensations, lorsqu'elle voit que l'amour est
bien plus que cela, alors chaque être y gagne une souplesse nouvelle.
Considérées en elles-mêmes, les émotions sont bien trop instables pour
servir de fondations. Ce qui signifie non pas que tu doives te rendre
insensible, mais simplement qu'il te faut libérer tes émotions. Ce qui
implique de s'éveiller à la réalité et de commencer à voir. De plus en plus
nombreux sont ceux qui se disent clairvoyants, qui passent des annonces
frauduleuses, simplement parce qu'ils sont capables de voir à l'intérieur du
bazar sublunaire. Ce qui ne permet aucune évolution et n'a rien à voir avec
la véritable liberté. L'Humanité est au contraire enfermée dans de nouvelles
idées et illusions qui constituent la base de futures Églises, hiérarchies ou
carrières, lesquelles ne sont que la reproduction d'institutions anciennes et
connues qui ont été à l'origine de ton désir d'être libre. Un mensonge n'est
pas moins mensonge parce qu'on l'appelle liberté. Un esprit sale ne se
purifie pas en enfilant un manteau propre. Les mots sont faciles. Le
changement advient par le comportement et l'action. La responsabilité que
tu as envers toi appartient à toi et à toi seul. Aucun sage ni voyant ne peut
la prendre en charge. Il n'existe nul raccourci pour le paradis. Et tous les
chemins passent par ce que l'homme limité considère comme un enfer. Telle
est la raison pour laquelle les hommes en rejettent la responsabilité sur un
gourou, un autre être humain ou sur leur entourage. Et si l'on se contente
de cela, alors sans doute n'existe-t-il qu'un être sur un million qui ait
véritablement le courage de se libérer et d'assumer la responsabilité. »
Je quittai ma chaise et me dirigeai vers la fenêtre, mais la voix
poursuivit :
« Quelqu'un 3 a dit une fois : “Lève-toi, emporte ton lit et marche – tu es
guéri.” Il aurait pu aussi bien dire : “Lève-toi et sois responsable de toi-
même.” C'est toi à présent qui provoques le changement. C'est toi à présent
qui t'éveilles pour accomplir ce que tu es venu accomplir. Ni plus, ni moins.
Telle est l'option offerte à tous, dès maintenant ! »
Des grains de poussière dansaient dans le rayon de soleil qui tombait de
la fenêtre de la cuisine. Les cloches des moutons en route pour le pâturage,
de l'autre côté de la route, signalaient que la leçon était close. Je me rendis
dans ma chambre afin d'y défaire mes bagages et de me préparer à la
rencontre avec la montagne – avec mon Montségur adoré.
Le ciel était clair, la lumière nette et l'air d'une pureté parfaite lorsque
nous traversâmes les fourrés pour rejoindre le pré de Prat, la gardienne de la
nature. Accompagnant chacun de nos pas, des êtres chuchotaient et
dansaient autour de nous, et j'eus la sensation qu'ils prenaient vie grâce à la
présence du Voyant et venaient nous accueillir. Assez étrangement, je ne fus
pas étonné que de telles visions me parussent désormais plutôt naturelles.
Sans doute parce que je n'avais pas encore réalisé qu'il s'agissait, selon les
mots du Voyant, de l'entrée dans une sphère nouvelle qui n'avait pas encore
pris place dans ma conscience, et une fois de plus, je me satisfaisais du
sentiment de fascination lui-même, plutôt que du contenu symbolique qui le
sous-tendait.
Prat nous attendait. Le Voyant et moi-même marchions côte à côte, et il
semblait que, sous l'effet de la force centrifuge qui dominait en ce lieu, nous
attirions derrière nous toutes les lignes horizontales et verticales, lesquelles
en vinrent à former une croix équilatérale en rotation, centrée ici et offerte à
notre belle amie par des mains invisibles.
Je la distinguai faiblement dans le carré vide, cependant que ses
mouvements transparents et gracieux, sa nature accueillante et radieuse
flottaient et vibraient dans l'air, devant nous. Je m'écartai d'un pas et
plongeai mon regard dans le creuset en fusion du soleil, dans l'essence du
feu – éternel processus de refonte de la matière et de la forme –, dans le
sablier qui s'écoulait depuis des milliards d'années, sur le mastodonte de la
douleur et de la vie en train de mourir – sur la danse purificatrice et limitée
des ombres ; tout cela n'étant que mots ou images, étroits et pathétiques ;
tout cela n'étant rien d'autre qu'un hommage rendu à l'état éphémère de la
forme. Mais aussi, le magnifique souvenir du grain et de la terre, du grain
de sénevé 4 qui pousse et grandit, jusqu'à finalement briser le cristal glacé
du cœur. Galactique explosion de visions, prédictions et prophéties
intemporelles retombant à cet instant telle une pluie rédemptrice sur une
conscience immémoriale.
« Lars ! »
La voix résonnait à l'intérieur et à l'extérieur. Aucune distance n'existait.
Le personnage dans lequel je reconnus le Voyant n'était qu'une coquille
vide. À l'intérieur du carré lumineux, j'aperçus Prat et une conscience
inconnue, unies en un sourire dont la chaleur et la compassion rayonnaient
dans ma direction. Je fus sur le point de me jeter dans le feu pour m'y laisser
détruire, lorsque je sentis sur mon épaule une main qui me secouait
doucement, et la voix du Voyant me parvint du dehors :
« Lars ! »
Nous traversâmes le pré. Tout en suivant de près mon compagnon, je
songeai que telle était la réalité qu'il avait si souvent évoquée. Ce n'était pas
un rêve.
Nous franchîmes avec aisance la partie raide et escarpée avant de nous
arrêter devant la stèle érigée en mémoire des cathares morts sur le bûcher de
l'Inquisition.
« Une chose décisive s'est produite. »
Le Voyant me regarda attentivement, cependant qu'il poursuivait :
« J'ai reçu la permission de vous montrer le chemin caché qui conduit à la
forteresse. »
Il désigna tristement une barrière blanche, faite de fines tiges nues
d'épicéa, qui bloquait ce qui avait été autrefois un chemin et disparaissait à
présent presque entièrement sous les buissons et les herbes hautes qui
l'envahissaient. Des rochers gisaient pêle-mêle parmi des arbres renversés,
lesquels avaient, longtemps auparavant, appartenu à une forêt, avant de
grimper le long de la montagne qu'ils entouraient désormais, tels des
cheveux autour du crâne chauve d'un moine.
Nous nous assîmes dans l'herbe.
« Nous commencerons tôt, demain matin. Ce n'est que le début. Vous
devez vous préparer. Vous préparer à être présent à cent pour cent. C'est une
chance que vous ne retrouverez peut-être jamais. Si vous le faites, alors,
vous pourrez tout faire. »
Perdu dans le souvenir de toutes les expériences fantastiques que je
venais de vivre, satisfait de savoir qu'à présent j'étais capable de voir,
j'acquiesçai sans l'entendre. Durant un instant, je fus atteint par la maladie
qui constitue le défi fondamental de tout travail spirituel, quel qu'il soit – la
vanité –, et je dus avoir l'air d'un parfait idiot.
Je ne sais combien de temps cela dura. Peut-être fut-ce la volée de
moineaux sautillant dans l'herbe qui m'éveilla. Je redressai le dos, et un
autre en moi redressa le dos. Un autre qui, se levant, emporta son lit et se
prépara à marcher 5.
« Bien, voilà que vous avez expérimenté cela aussi. »
Le Voyant se montrait doux et plein de compréhension.
« C'est l'une de ces maladies d'enfance dont il vous faut rapidement vous
débarrasser. »

Le soleil descendait derrière les montagnes, laissant dans son sillage une
douce teinte rose qui enveloppait le village et donnait aux maisons un éclat
irréel. L'odeur des moutons se mêlait à celles du raisin pressé et de
l'aubépine qui brûlait dans les cheminées. Tel un vivant nuage, une volée de
colombes blanches passa au-dessus des toits, avant de gagner son
pigeonnier. Nous nous assîmes dans le jardin pour savourer les dernières
minutes du crépuscule. Puis le froid monta du sol et il fut temps de rentrer.
Le Voyant se mit à cuisiner, tandis que je dressai la table de la salle à
manger et allumai un feu. Nous nous retrouvâmes dans un lieu différent de
celui que nous connaissions, peut-être sur une autre planète, dans un autre
univers. Je ne savais rien, hormis le fait que nous avions entrepris un
voyage à travers l'éternité, un voyage qui était celui d'une transformation.
Alors que j'allumais les bougies, je fus frappé par le fait que les paroles
du Voyant, lorsqu'il m'avait appelé, s'étaient avérées à tous égards. J'étais
désormais sûr du sens qu'il donnait à cette expression de « jour du terme ».
Le périple qui m'avait conduit d'Aarhus à Montségur était aussi celui qui
m'avait entraîné d'une certaine réalité vers une autre. J'avais, presque sans y
avoir pris part moi-même, été guidé tout au long d'une transformation si
radicale que je commençais tout juste à comprendre que la leçon
d'aujourd'hui portait sur la nécessité d'abandonner la plus inébranlable des
résistances – moi-même !
Je réalisais peu à peu que la distance qui sépare une réalité de la suivante,
de même que le passage de l'une à l'autre, pouvait se produire aussi
rapidement qu'un claquement de doigts ; que les pas invisibles et essentiels
de la danse cosmique pouvaient révoquer ceux de la danse gravitationnelle
de la mort, aussi lourds que du plomb, sans effort d'aucune sorte – pour peu
que vous connaissiez la partition.
Cependant, si j'avais su ce qui m'attendait, sans doute n'aurais-je pas
éprouvé tant de confiance et de satisfaction envers mes capacités.
Après le dîner, je débarrassai la table et fis la vaisselle. Dans la salle à
manger, je découvris le Voyant qui observait le feu, plongé dans ses
pensées. J'allais m'asseoir lorsqu'il se tourna vers moi :
« Ce soir, vous dormirez au Costes. »
Les mots tombèrent, calmes et précis.
« J'ai retenu une chambre pour vous. »
Je fus sur le point de protester, mais à l'évidence, aucune discussion
n'était possible.
« Nous nous retrouverons ici demain, à sept heures.
— Quelque chose ne va pas ? »
Il secoua la tête :
« Non, il doit en être ainsi.
— Ai-je fait quelque chose de mal ?
— Contentez-vous de vous y rendre ; demain, vous saurez pourquoi. »
Il se dirigea vers l'escalier qui montait à l'étage :
« Bonne nuit. »
Dans le reflet lumineux du feu sur la porte vitrée, j'aperçus la silhouette
d'un être étrange qui paraissait sourire de façon laconique et presque
fataliste. Je ne peux l'affirmer avec certitude, mais sa physionomie évoquait
celle d'un chacal. De très loin, j'entendis ma propre voix qui répondait :
« Bonne nuit. »
2

Elle avait douze ans lorsque, pour la première fois, elle vit l'homme à qui
ses parents la destinaient. Elle ne fit que l'apercevoir, du haut d'un balcon du
palais de ses parents, à Béthanie. Comme c'était la coutume en ce pays, des
servantes accueillirent le voyageur dans la cour et lavèrent ses pieds pour en
ôter la poussière. Un frisson d'excitation la parcourut à la vue de l'élégant
jeune homme de dix-huit ans dont elle avait tant entendu parler. L'excitation
gagna sa petite poitrine, fit venir le sang à ses joues et accéléra son souffle.
C'était son grand jour. Elle était à présent pleinement femme, capable
d'aimer un homme et de lui donner des enfants. Elle fut prise d'une folle
envie de jeter immédiatement ses bras autour de son cou, mais elle savait
qu'il lui faudrait être patiente et sans doute attendre une année, voire deux
tout au plus, avant que son rêve ne devînt réalité. Il ne s'agissait pas d'un
mariage ordinaire. Ce qui était en jeu dépassait les fantasmes amoureux
d'une jeune fille. La nation tout entière nourrissait l'espoir que, en cette
occasion, l'immémoriale blessure serait définitivement guérie, que le peuple
dispersé serait de nouveau réuni et qu'Israël redeviendrait une nation
indépendante, hors d'atteinte de la tyrannie romaine. Et tout cela dépendait
de l'union entre la tribu de Benjamin et celle de Juda.
Secondée par une servante, Marthe, l'une de ses sœurs aînées l'aida à se
préparer en vue de la cérémonie de fiançailles. Transportées par l'allégresse,
elles la taquinèrent, exagérant leurs gestes au moment de laver les zones les
plus intimes de son corps, riant et racontant les choses terribles qu'un
homme faisait à la femme qui lui appartenait enfin.
Des rumeurs couraient déjà sur son étonnante beauté. Des rumeurs qui
affirmaient qu'elle deviendrait assurément la plus belle femme que
Jérusalem eût jamais portée en son sein. Des soupirants emplis d'espoir
avaient demandé sa main à ses parents, avant de quitter le palais sans avoir
rien obtenu. Teutilus lui-même, le puissant marchand romain et proche ami
d'Hérode Antipas, était venu tâter le terrain. Ce qui n'avait manqué de
provoquer un tollé parmi les juifs, qui avaient exprimé quasiment sans
détour leur colère face à un tel affront. Pour qui donc se prenait-il ? Non
seulement il était romain, mais encore d'un âge avancé. C'était là une
violation de toutes les règles – qu'elles fussent écrites ou non.
La colère retomba au bout d'une semaine et Teutilus devint la cible des
sarcasmes les plus acerbes des habitants de Jérusalem. L'homme s'était tout
simplement comporté comme un imbécile.
Doucement et calmement, Zerah, le père de la jeune fille, avait repoussé
chaque offre. Membre de la tribu de Benjamin, il avait grandi en exil, en
Égypte, tout comme Moïse, avant d'entrer ensuite au service d'un roi syrien
dont il avait reçu en récompense des biens à Jérusalem et à Béthanie.
Avec sa femme, Jézabel, issue d'une lignée fortunée de la tribu de Dan,
ils étaient proches des parents du promis, et les deux familles considéraient
la future union comme un accomplissement des prophéties les plus
anciennes. Les espoirs dont elle était porteuse plongeaient leurs racines en
des temps qui remontaient à avant Abraham. Il s'agissait non seulement d'un
mariage politique important, mais encore d'une fusion religieuse bénie par
YHVH (yod-he-vav-he/Jehova) lui-même.

Lorsque les deux femmes eurent fini de laver la jeune fille, elles
l'oignirent de baumes parfumés. Conformément à la tradition, la robe se
composait d'un long jupon blanc et d'une tunique rouge ornée d'une frange
de fils d'or descendant jusqu'aux genoux. Et comme le voulait la coutume
syrienne pour toute vierge, un chiton bleu clair tombant jusqu'à terre fut
enfilé par-dessus. Bordé de petites fleurs dorées, il s'attachait fort
simplement sur le côté, cependant qu'un voile était cousu par-dessus.
L'habillage s'acheva enfin lorsqu'elles placèrent sur la tête de la jeune fille
la tiare que sa mère et la belle-mère de sa mère avaient portée lors de leur
propre cérémonie de fiançailles, et qui lui serait donnée le jour de son
mariage.
Elle pivota en riant, de sorte que les femmes pussent admirer le résultat
de leurs efforts. Applaudissant avec enthousiasme, celles-ci se laissèrent
entraîner par le rire de la jeune fille. Le moment était venu de présenter l'un
à l'autre les futurs époux.
Chacun d'eux se tenait à une extrémité de la splendide salle du palais. Lui
était entouré de sa mère, d'un frère et de deux précepteurs, elle de sa mère,
de son frère aîné, de ses deux sœurs et de quelques servantes. La distance
qui les séparait était si grande qu'elle peina à distinguer son visage, mais
son air lui parut bien trop triste à son goût, compte tenu de l'occasion.
Rangés de chaque côté de la salle, les invités attendaient en souriant,
chargés de cadeaux et agitant vers les fiancés des feuilles de palmier. Au
centre de la salle, les deux patriarches, Zerah et Yoasaph 1, échangeaient les
salutations traditionnelles et se serraient la main pour sceller le pacte qui
serait bientôt accompli.

À la vue de cet émouvant spectacle, certains pleurèrent parce que c'était


là un instant ardemment désiré par la plupart des juifs. Ce que peu d'entre
eux avaient osé espérer était sur le point d'aboutir : la graine qui allait
permettre l'unification d'Israël, la liberté d'Israël, avait été plantée – Israël,
le peuple élu de Dieu.
Ce jour-là, elle ne revit pas son promis et en éprouva de la déception. Les
hommes et les femmes dînèrent séparément. Et entendre les fortes voix
masculines qui provenaient de la salle voisine ne fit qu'accentuer le désir
qu'elle avait de lui. Après le repas, il y eut des danses et des chants, mais là
encore, séparément. Les festivités prirent fin plus vite que prévu et il fut
temps d'aller au lit.
Deux années s'écoulèrent avec une extrême lenteur. À aucun moment elle
ne rencontra son futur époux, et lorsqu'elle s'enquérait de lui, on lui assurait
qu'elle n'avait nul besoin de s'inquiéter ou on lui opposait le silence. Vis-à-
vis d'autrui, elle s'efforça de conserver sa dignité, mais en son for intérieur,
elle éprouvait un chagrin grandissant.
Afin de passer le temps, elle se consacra à toutes les tâches qu'on voulait
bien lui donner. Les servantes s'appliquèrent à la détourner de son projet,
mais elle les supplia tant et si bien qu'elles renoncèrent et acceptèrent sa
présence à leurs côtés. Chaque fois qu'elle était prise sur le fait, cela
provoquait de l'embarras. Son père la convoquait et avec une grande
résignation, s'évertuait à lui faire comprendre ce qui était convenable pour
une jeune fille de son rang.
Un jour pourtant, alors qu'elle aidait les lavandières au lavoir, un
événement se produisit qui allait tout bouleverser. Elle était en train de
battre le linge contre les pierres, au bord du bassin, lorsqu'elle perçut un
mouvement à la surface de l'eau. Regardant plus attentivement, elle ne
distingua rien cependant. Le mouvement reprit un peu plus tard, mais, une
fois encore, elle ne vit rien. Chaque fois qu'elle s'efforçait de détourner son
attention et de regarder ailleurs, cela se rapprochait de la surface de l'eau.
Peut-être travaillait-elle trop ? À moins que son cycle mensuel ne jetât sur
elle quelque charme ?
Elle s'assit au bord du bassin afin de reprendre ses esprits. Alors qu'elle
demeurait là, sans chercher à scruter l'eau, une image apparut. Captivée, elle
l'observa et y vit sa mère et son père qui, avec une caravane, se rendaient
dans quelque partie reculée du pays. Elle sourit et reconnut l'air
particulièrement sérieux de son père lorsqu'il était sur le point de dire
quelque chose de drôle ou de désarmant. Elle allait éclater de rire lorsque la
scène changea brutalement. Des guerriers étrangers et bandits de grand
chemin attaquèrent la paisible caravane, prise dans une embuscade. En un
instant terrifiant, elle vit un païen assaillir son père par-derrière et lui
trancher la gorge, tandis qu'un autre abattait sans pitié sa mère d'un coup de
cimeterre. Puis tout devint rouge. Horrifiée par cette vision, elle bondit en
poussant un hurlement, et toutes les femmes, lâchant ce qu'elles tenaient à
la main, accoururent à son secours. N'apercevant rien de spécial, elles
crurent que la jeune fille se sentait mal et la transportèrent dans sa chambre,
où elles l'allongèrent sur le lit, toujours en proie à son tourment.
Elle demeura au lit trois jours durant. Ses sœurs s'installèrent à son
chevet et s'efforcèrent sans succès de découvrir quel événement terrible
s'était produit au lavoir. Certaine qu'elles ne comprendraient pas, la jeune
fille évita d'évoquer ce qu'elle avait vu. Elle n'eut pas non plus la force de le
raconter à ses parents lorsqu'ils vinrent la voir, l'un après l'autre. L'unique
personne qui la prendrait au sérieux, elle le savait, était son frère, mais
celui-ci était à Jérusalem pour affaires personnelles.
Et lorsque sa mère vint la trouver cet après-midi-là, rayonnante de joie,
pour lui annoncer qu'elle allait partir pour Antioche avec son père, afin d'y
rendre visite à quelques parents, et que les filles étaient conviées à les
accompagner, elle se sentit prise de faiblesse. Le départ était prévu pour le
lendemain.
La mère fut prise d'effroi lorsque, se jetant dans ses bras en sanglotant, la
jeune fille la supplia de rester à la maison et lui dit qu'il était dangereux
d'accomplir un tel voyage en cette saison, qu'elle avait eu une vision que nul
ne pouvait comprendre mais qui avertissait d'un destin fatal.
« Mais qu'as-tu donc vu ? », demanda-t-elle en lui caressant les cheveux.
Il lui fut impossible pourtant de prononcer les mots terribles, qui
demeurèrent bloqués dans sa gorge, l'étouffant presque.
« Je t'en prie, écoute-moi. N'y allez pas ! », insista-t-elle.
Mais la mère se contenta de sourire, touchée par la compassion de sa
fille.
« Soit, tu resteras à la maison, avec Marthe et Mari. De toute façon, elles
voudront certainement demeurer auprès de toi. »
Dès que sa mère fut partie, la jeune fille quitta son lit, déterminée à se
rendre à Jérusalem pour y retrouver son frère et lui raconter. Il était le seul à
pouvoir convaincre ses parents de renoncer à leur voyage. Son projet était
fou, elle le savait, et nul, au palais, ne l'aiderait à le mener à bien. La vision
qu'elle avait eue, pourtant, était si réelle que pas un instant elle ne douta de
son authenticité.
Elle attendit le crépuscule. Le visage dissimulé par une cape sombre, elle
avança telle une ombre le long des murs du verger qui conduisaient à
l'arrière du palais. Elle parvint à se faufiler devant le garde du corps de son
père, ainsi que devant l'homme qui surveillait la porte ouest. Puis elle passa
derrière les fourrés qu'elle longea jusqu'à un tournant où elle s'engagea sur
la route qui menait à Jérusalem.
Rares étaient les voyageurs, et ceux qu'elle rencontra ne la reconnurent
pas. Le soleil se coucha à l'horizon, et la poussière et la terre prirent une
teinte d'un rouge ardent. La douleur qu'elle ressentait dans son cœur était
terrible, mais elle poursuivit courageusement sa route, déterminée à
accomplir sa mission. Un nuage de poussière apparut au loin, qu'on eût dit
provoqué par un marcheur solitaire. Un instant, elle crut qu'on l'appelait.
S'immobilisant, elle regarda derrière elle, légèrement effrayée, mais
n'aperçut personne. Au-devant, le nuage de poussière approchait. Elle
s'écarta de la route pour éviter d'attirer l'attention sur elle et cligna les yeux
pour mieux voir. Elle avait perdu toute notion de distance. À l'instant où le
soleil disparut, elle résista à l'envie de revenir sur ses pas et reprit son
chemin. La route devant elle était vide. Le nuage de poussière avait disparu.
« Mariam, Mariam, as-tu oublié qui tu étais ? »
En entendant la voix, elle se figea et, désemparée, jeta un regard alentour,
sans voir personne. Puis dans l'ombre d'un buisson, sur le bas-côté, elle
devina une silhouette. Paniquée, elle recula.
« Ne crains rien, Mariam, je suis ta protectrice. »
Elle distinguait à présent faiblement le visage qui appartenait à la
silhouette, celle d'une femme âgée, aux longs cheveux blancs.
« Qui êtes-vous ?, demanda-t-elle d'une voix tremblante.
— Tu comprendras bientôt qui je suis. Pour l'instant, il te suffit de savoir
que je suis une amie. Tu dois retourner immédiatement à Béthanie. Ce qui
doit arriver arrivera. »
Elle scruta l'obscurité, mais ne vit que les buissons qui s'agitaient
doucement dans le vent. La silhouette s'était évanouie. Un instant, elle
douta, avant de recouvrer cette présence d'esprit à laquelle la vieille femme
avait fait appel. La confusion ne s'était instaurée que parce qu'elle s'était
retrouvée prise entre ce qu'elle avait le sentiment de devoir faire pour de
mauvaises raisons et ce qu'elle savait devoir accomplir parce que c'était
écrit. Elle fit demi-tour pour rentrer. Au loin, elle remarqua une unité
romaine qui patrouillait.

Le lendemain matin, elle pleura lorsque ses parents firent leurs adieux
avant de partir pour Antioche. En se jetant dans les bras de son père, elle
sentit qu'une force la portait et entendit la voix de la veille :
« Ce qui doit arriver arrivera. »
De façon étrange, elle accepta aveuglément ce décret – « Ce qui doit
arriver arrivera » – en sachant pourtant qu'il en résulterait une catastrophe
pour elle, pour son frère, pour ses deux sœurs. Qui, cependant, eût pu
expliquer la puissance qu'elle sentait croître en elle, malgré ses peurs – une
puissance nourrie par le destin et les prophéties ? C'était à peine si elle le
comprenait elle-même. Était-elle possédée par une force diabolique ?
« Ce qui doit arriver arrivera. »
Son cœur était comme un livre dont on aurait tourné une nouvelle page,
la révélation d'un langage absolument nouveau, une certitude que n'entamait
en rien la situation désastreuse dans laquelle elle se trouvait, une
métamorphose qui permettait, au-delà du voile qui recouvrait toute chose,
d'en percevoir l'essence au centre même de la vie. Alors elle vit ses parents
revêtus de leur tenue spirituelle, flottant loin au-dessus de l'état corporel, et
elle sourit à travers ses larmes, qui, se mêlant à la poussière, dessinèrent de
fines traces sur ses joues. Elle les embrassa longuement.
« Que t'arrive-t-il ? », s'exclama son père qui la tint serrée dans ses bras.
« Nehwey sibyanak d'shmeya aph b'arah ? », lui murmura-t-il à l'oreille.
À cet instant, elle sut qu'il savait aussi. Une seule question brûlait dans
son cœur. Pourquoi ?
Elle demeura là avec Marthe, Mari et les servantes jusqu'à ce qu'elles
perdissent de vue la caravane. Alors elle s'effondra et pleura parce qu'elle
savait qu'elle venait de voir ses parents en vie pour la dernière fois.

La nouvelle fatale parvint à Béthanie deux semaines plus tard. Ce fut


Lazare, son frère, qui informa de cette tragique disparition à Jérusalem, où,
en tant que nouveau chef de famille, il avait reçu le triste message de la part
de deux soldats survivants qui appartenaient à la garde de son père. La
rumeur à propos de la vision qu'avait eue sa petite sœur lui était également
parvenue, mais il l'avait écartée comme s'il se fût agi de quelque maladie
contagieuse ou d'un mirage diabolique. Pourtant, les corps mutilés de ses
parents, ramenés par les soldats, étaient parfaitement réels, et il dut
reconnaître que les événements s'étaient produits exactement comme sa
sœur l'avait vu et prédit.
En raison de l'état des corps, il lui fallut s'abstenir du cérémonial
funéraire traditionnel. L'embaumement avait une dimension presque
rituelle. Les cadavres devaient être mis immédiatement en terre.
Seul un nombre restreint de proches assista à l'enterrement. Dans un état
qui confina à la transe tout au long des funérailles, Mariam sentit la
présence de la femme aux cheveux blancs, rencontrée sur la route de
Jérusalem et dans laquelle elle avait reconnu la puissance magnifique qui
s'était adressée à elle. La sérénité de cette femme devint sa propre sérénité.
Alors que Lazare s'apprêtait à pénétrer dans la tombe, elle s'avança
calmement, lui prit des mains les habits ensanglantés et divers objets qu'il
portait, conformément à la tradition, et entra paisiblement dans la chambre
funéraire sans que quiconque protestât. Un changement décisif venait de se
produire en elle. Une autorité et une dignité inexplicables, qui paraissaient
quasi naturelles et pourtant rarement accordées à une fille si jeune,
l'auréolaient.
La tombe était fraîche. Seul un étroit rayon de lumière poussiéreux lui
indiquait le chemin. Elle put à peine distinguer les deux formes blanches
placées à l'arrière de la chambre funéraire. À l'instant même où elle
descendit les trois marches qui menaient dans la froide obscurité, elle sentit
sa présence. S'efforçant de garder son calme, elle s'inclina et disposa
soigneusement les objets aux pieds des défunts. Puis elle se redressa et son
regard croisa deux yeux ardents. Aussitôt, elle reconnut la vieille femme. Le
visage se modifia alors, et ce fut son fiancé qu'elle aperçut. Elle tendit les
mains, mais il la repoussa doucement : « Pas maintenant », entendit-elle.
Elle eut la sensation que l'air était empli de créatures prêtes à l'aider, qui
la guidèrent jusque dans le rayon de lumière. Devant elle flottait une boule
transparente et lumineuse, d'un violet dense, à l'intérieur de laquelle
apparaissait une étoile rose à quatre pointes, entourée d'une fine raie de la
même couleur.
« Voici ton ange gardien, déclara une voix. Suis-le et jamais tu ne
t'écarteras du droit chemin. »
Demeurant dans le rayon de lumière, elle se laissa emplir par la
puissance. Lorsqu'elle sortit de la chambre funéraire, elle portait en son
cœur la certitude de l'étoile radieuse qui l'auréolait de sa profonde teinte
rose. Au même instant, les pleurs et les lamentations des femmes cessèrent.
Ce fut comme si, par sa seule présence, elle transformait la malédiction de
la douleur et donnait un sens à l'événement, que nul n'avait su jusque-là.
Alors Lazare la reconnut et vit qui Mariam était véritablement.
Immédiatement après l'enterrement de leurs parents, Lazare demanda à sa
petite sœur de venir le retrouver dans les appartements privés de leur père.
C'était d'ici qu'à l'avenir il dirigerait les affaires. Lorsqu'elle pénétra dans la
pièce, il fut à nouveau surpris de voir combien elle paraissait soudainement
étrangère. Certes, il reconnaissait sa sœur, sa beauté désormais légendaire,
ses yeux ardents, son corps élancé qui portait en lui la promesse d'une
femme singulière aux formes magnifiques. Mais on eût dit que sa vitalité
féminine spontanée, son air espiègle avaient laissé place à une dignité plus
douce et plus sérieuse qu'il n'avait pas remarquée jusque-là. Son être était à
présent dominé par quelque chose d'autre – quelque chose de
resplendissant.
Ils s'embrassèrent et, à travers la fine étoffe, Lazare sentit les petits
mamelons. Tenant alors sa sœur à bout de bras, il la regarda avec affection.
« Si je ne te connaissais pas, je pourrais croire que tu as du désir pour
moi, dit-elle en riant, avant de rougir.
— Le Dieu de miséricorde aurait pu décider qu'il en soit ainsi, si je
n'avais été ton frère », rétorqua-t-il en attirant sa tête contre sa poitrine. Puis
il poursuivit :
« Mais un destin plus puissant que d'être donnée à un homme pour son
simple plaisir t'a été accordé.
— Oublies-tu que je suis déjà promise ? »
Elle tenta de s'écarter mais, après un instant d'hésitation, il maintint ses
bras autour de sa taille et déclara :
« Non, je n'oublie pas. Comment le pourrais-je ? Mais ton promis n'est
peut-être pas tel que tu l'attends. »
Sa voix était sourde. Mariam se débattit et il la libéra. Elle garda le
silence. Bien qu'elle n'eût jamais eu l'occasion de s'adresser à son futur
mari, qu'elle n'eût jamais parlé de lui ou fait part de ses attentes quant à
l'union qu'elle pouvait espérer, elle avait eu dès le départ le sentiment qu'il
ne s'agissait pas d'un mariage traditionnel. Elle brûlait pourtant de ce désir
que connaît toute jeune fille et, chaque fois qu'elle l'évoquait, l'image de
celui qu'elle portait dans son cœur suffisait à attiser un feu secret dans son
corps. Cependant, elle ignorait son identité.
Incapable de parler, Lazare se tint un long moment près de la fenêtre,
d'où il contempla pensivement les champs de vignes. Il cherchait ses mots,
toujours en proie à l'hésitation. Percevant son état de perplexité, la jeune
fille prit subitement conscience qu'il en savait plus sur son futur époux qu'il
ne voulait bien l'admettre.
« Le connais-tu ? », demanda-t-elle, d'une voix où perçait un espoir
nouveau.
Un sourire triste apparut sur son visage, et son regard se fit lointain. Il
murmura avec intensité :
« On dit que le destin lui réserve un rôle singulier. »
La phrase demeura suspendue dans le silence. Tous deux détournèrent le
regard. Lazare se demanda si elle avait conscience de ce que cela signifiait
pour elle. Mariam pensa à son promis.
« Qui parle ainsi ?, s'enquit-elle.
— Les esséniens, que j'ai entendus dans une maison de Jérusalem.
— Quel rôle singulier ?
— Les esséniens ne se répandent guère en paroles.
— Que dit-il lui-même ?
— Rien.
— Rien ? N'a-t-il donc rien à dire ?
— Il est parti. »
Elle ressentit un coup dans la poitrine.
« Où ? »
Sa voix était à peine audible.
« À Alexandrie d'abord, vers l'est ensuite. »
Elle se tourna pour lui faire face. Nombreux étaient ceux qui affirmaient
être extraordinaires – le Messie tant attendu, par exemple. Nombreux
étaient les faiseurs de miracles ou les prophètes qui enflammaient les foules
et les berçaient de faux espoirs avec la promesse de temps meilleurs et d'une
vie éternelle.
« Est-il comme cet horrible magicien, Hanina Ben Dossa ? »
Sa voix révélait le mépris dans lequel elle tenait ce thaumaturge dont on
affirmait qu'il pouvait à volonté provoquer la pluie ou d'autres événements.
Elle l'avait rencontré à l'occasion d'un voyage à Jérusalem en compagnie de
son père, de Marthe et de Mari. Aucun d'eux n'avait apprécié cet homme qui
semblait peu digne de confiance, et dont le bagout excessif et enjôleur
s'accompagnait d'une gestuelle trop théâtrale. Son sourire révélait une
dentition pourrie. Ils l'avaient jugé méprisable. Qu'elle en parlât dans ce
contexte était cependant plutôt le signe du sentiment d'impuissance qu'elle
éprouvait. Elle avait la sensation que les paroles de son frère dissimulaient
quelque malédiction, un destin fatidique qu'elle ne pouvait comprendre,
qu'elle n'était pas sûre de vouloir connaître pour le moment. Lui prenant les
mains, Lazare la regarda tendrement et dit :
« Le temps est venu. Le temps pour toi d'entendre la vérité. »
Un frisson parcourut son corps, et elle ouvrit la bouche pour parler, mais
son frère, plus rapide, posa un doigt sur ses lèvres.
« Chut, petite sœur ! Ce que je vais te dire se produira quoi qu'il arrive.
C'est écrit, et il n'y a rien que nous puissions faire. Tout comme lui, tu as été
choisie. Le moment est venu d'accepter ta destinée. Je te dirai tout, mais à la
seule condition que tu ne m'interrompes pas. Je ne veux pas t'attrister,
néanmoins, il faut que tu me promettes de rester pour m'écouter jusqu'au
bout, même si cela te heurte. »
Il se tut, comme pour lui laisser le temps de réfléchir. Mais quoiqu'une
part d'elle-même fût terrifiée à l'idée des vérités cruelles qui allaient surgir
des mots qu'il était sur le point de prononcer, elle ressentit au plus profond
d'elle-même cette certitude nouvelle qui l'emplissait de force, qui l'élevait
au-dessus de toutes les contingences de la vie. Il parla :
« Les esséniens attendent la venue d'un grand maître. Le Messie, si
longtemps espéré. Dans cette venue, ton promis jouera un rôle majeur. Il est
possible qu'il soit la main droite de ce grand maître. D'après ma source, il a
été élu pour devenir un grand prêtre du nouvel ordre qui permettra à Israël
de redevenir une nation libre. »
Il se tut, guettant sa réaction. Mariam se contenta d'acquiescer.
« Toutefois, tout grand prêtre se doit d'avoir une épouse. Comprends-tu
ce que je dis ? »
De nouveau, elle acquiesça, avant de déclarer :
« Ce que tu dis, c'est qu'il s'agit ici d'un contrat de mariage dont l'unique
but est de légitimer la fonction de mon promis. D'une couverture qui lui
permettra de gagner la confiance du peuple – n'est-il pas vrai ? »
Il la considéra avec étonnement, ne s'attendant guère à ce qu'elle fît un
résumé si précis de la situation.
« Il y a plus, ajouta-t-il. Nul ne sait combien de temps dureront ses
préparatifs. Nul ne sait quand il reviendra. Dans l'intérêt de tous ceux qui
interviennent ici, il serait bon que tu rencontres Ceux Qui Sont Vêtus de
Blanc, au temple d'Isis, à Héliopolis, afin qu'ils t'instruisent. Ils sauront te
préparer à ta tâche. Le delta du Nil te fera du bien. Notre cher père aurait
approuvé cette décision. »
En l'entendant, elle eut envie de hurler. Elle se contenta de demander :
« Quelle tâche ?
— Ta tâche.
— Qui pourrait connaître ma tâche mieux que je ne la connais moi-
même ? »
Elle ressentait le désir puissant de s'opposer à son frère, à ses idées
étroites. Mais Lazare choisit d'ignorer sa réaction.
« Ma décision est prise. Tu partiras dès que possible. »
La discussion était close.
Lui tournant le dos, il se planta devant la fenêtre et regarda dans le vide.
À cet instant, elle éprouva pour son frère une grande compassion. De
nouveau, elle sentit la présence étrange de cette puissance emplie d'amour,
de nouveau, elle eut conscience de la proximité d'êtres bienveillants.
Venaient-ils de lui, des pensées ou des désirs qu'il conservait par-devers lui,
de tout ce qu'il n'osait lui confier – ou s'avouer à lui-même ? Elle s'approcha
de Lazare et regarda par la fenêtre. Des images défilèrent silencieusement
devant ses yeux, et elle sourit en voyant la vieille femme aux cheveux
blancs disparaître dans le lumineux nuage de poussière suspendu dans les
airs. Alors, elle déclara :
« Je comprends ce que tu dis. J'irai et je ferai ce que j'ai à faire. Comment
pourrait-il en être autrement ? Que pourrais-je faire d'autre ? C'est écrit.
Mais, dis-moi, qui sont Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc ? »
À ces mots, la tension qui régnait s'apaisa.
« C'est parmi eux qu'est née la confrérie. Ce sont Ceux Qui Sont Vêtus de
Blanc qui ont établi pour les esséniens les règles de conduite. Ils sont aussi
astrologues, prophètes et guérisseurs. Et bien plus encore. Ce sont en
quelque sorte des thérapeutes qui ont créé un ordre dont peu connaissent
l'existence. Je voudrais tant t'en dire plus, mais je n'en sais pas assez. Ce qui
se prépare a commencé il y a longtemps. Si je pouvais être plus précis, je le
ferais.
— Est-il l'un d'eux ? », s'enquit-elle.
Mais la certitude sereine qui l'habitait désormais vida sa demande de tout
sens. Elle en connaissait assurément la réponse. Et en voyant la nervosité de
son frère, qui s'efforçait de rester fidèle à ses positions, à sa dignité
nouvelle, elle regretta d'avoir posé cette question. Il déclara enfin :
« Il a grandi au sein de la confrérie du mont Carmel. Voilà tout ce que je
sais. »
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
« N'en dis pas plus. C'est écrit. »
3

L'obscurité tombait sur le village lorsque je m'aventurai dans les ruelles


étroites. L'air était pur et froid. Dans l'une des maisons, un chien aboyait,
pendant qu'alentour, les chats pourchassaient les souris. Mes pensées
tournaient en rond, cherchant à comprendre ce qui avait amené le Voyant à
prendre une telle disposition, mais je ne parvins pas à aller au-delà de la
question : « Pourquoi ? »
L'hôtel Costes projetait une lumière douillette sur la rue, où l'on
distinguait, accrochée au pignon, l'enseigne familière, en lettres noires sur
fond blanc, qui invitait les voyageurs. Je poussai la porte et traversai le petit
jardin. Gilbert, le propriétaire, était en train d'agencer des décorations
portant des symboles cathares dans une petite vitrine dédiée à des
souvenirs. Par la porte de la cuisine entrouverte, j'aperçus Mauricette, sa
femme, qui s'affairait aux fourneaux. Dans le restaurant, un couple isolé
attendait d'être servi. Une mouche tournoyait dans la pièce. La radio était
silencieuse. La saison était fort avancée déjà.
Lorsqu'il me vit, Gilbert sourit d'un air entendu, comme si nous
partagions quelque secret, et m'accueillit chaleureusement. Je songeai que le
Voyant l'avait peut-être informé de ce qui allait se passer, mais fus surtout
heureux de constater qu'il me reconnaissait. D'un geste éloquent, il désigna
le bar, constitué d'une simple étagère surmontée de quelques bouteilles,
derrière le comptoir. Après un instant d'hésitation, je demandai un verre de
vin rouge et allai m'asseoir dans la salle de devant. Gilbert arriva quelques
minutes plus tard avec deux verres et une bouteille qu'il portait avec fierté –
un Don César que le Voyant lui avait rapporté d'Espagne, la dernière fois
que nous nous étions retrouvés à Montségur. Il versa le vin et nous
trinquâmes. Mon français assez pauvre et l'anglais quasi inexistant de
Gilbert réduisirent pourtant notre conversation à une insuffisante
pantomime. Nous finîmes par nous contenter de lever nos verres et de boire.
Je vidai mon verre et pris ma clé.
La chambre 1, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, était située au
premier étage : un papier peint fleuri aux tons pâles sur les murs, un
ameublement sobre composé d'un lit double au centre de la pièce, avec une
petite table à son pied, et d'une armoire encastrée sur le côté. À l'instant où
je pénétrai dans la chambre, un vent froid passa devant moi et se répandit
dans le couloir, tel un esprit malin surgi de sa bouteille. J'étais comme
envoûté cependant et je n'y attachai guère d'importance. Me fiant plutôt à
mon intuition, je me dirigeai vers la fenêtre, que j'ouvris pour contempler le
ciel nocturne. Aussitôt, j'aperçus parmi la multitude d'étoiles une lumière
qui palpitait. Je crus d'abord qu'elle se déplaçait avant de réaliser subitement
qu'il s'agissait d'une étoile plus grande que les autres. Fasciné, je demeurai
un long moment sans pouvoir détacher mon regard de ce merveilleux
spectacle. Je ne sais combien de temps je restai ainsi, avant de prendre
conscience du froid extrême qui m'avait envahi. Fermant la fenêtre,
j'allumai le radiateur électrique placé dans l'angle de la pièce, m'allongeai
sur le lit et sombrai dans un sommeil sans rêves.
Un éclair vrilla mon estomac avec un bruit infernal et je m'éveillai, pour
rouler sur le côté en position fœtale, tel un insecte transpercé par une
épingle. Frappé au centre de mon être par la douleur, je poussai un
hurlement qui se noya dans le vacarme. Je fus ensuite projeté sur le dos,
avant d'être immobilisé dans cette position par un rayon de lumière
semblable à un puits qui transperçait mon plexus solaire. J'eus juste le
temps de songer que tout était fini. Mais qu'était ce « tout » ? Et à l'instant
de sombrer, ma dernière pensée fut qu'il me fallait appeler le Voyant parce
que je savais que c'était là plus que je ne pouvais en supporter seul.
Puis, avant que je ne puisse réagir, cela commença, inlassablement et
impitoyablement, tel un train entrant à pleine vitesse dans un tunnel, une
image après l'autre – images de mon enfance, images de ma vie, images de
mes incarnations précédentes, images d'abandon, d'aliénation, une pelle
dans un petit seau rempli de boue, briques rouges des vieux cimetières,
édifices monumentaux, clos, institutionnels, maisons de redressement,
baraques militaires ou asiles ; bâtiments gigantesques, lourds, funestes, sur
des pelouses brûlées par le soleil, dans des étés d'églantiers, mucilage de lait
battu, barbes de lait battu, sans boissons ni crèmes glacées. Étés heureux,
parents nouvellement consacrés, flan et sauce à la cerise. Idylle sans fin.
Bâtiments aux portes fermées, aux fenêtres qui ne s'entrouvrent que
légèrement. Heures de permission dans le sanctuaire hérissé d'églantiers des
longs et chauds après-midi, rideaux de Nylon transparents et amidonnés,
immobiles dans le vent. Le Lucy Show et Perry Como. Mouchoirs de coton
usagés, pleins de morve et de sang, froissés, entassés sur des assiettes en
verre bordées de miettes de madeleines, hurlements des âmes depuis
longtemps parties, dissimulées jusqu'à la fin des temps dans de sombres
caves éternellement closes. Enfants heureux, enfants morts, enfants de
toutes sortes. Les images me traversaient, de plus en plus rapidement.
Images de corps démembrés pour des émissions de divertissement, images
de prime time avec des présentateurs de nouvelles vomissant et déversant
dans tous les salons leur cautérisation chimique. Talk-shows dont les invités
répétaient à l'infini leurs plaisanteries délirantes, poursuivant un propos qui
ne faisait que confirmer l'insanité contre laquelle celui-ci était supposé
anesthésier chaque spectateur. Folles et éternelles associations de pensées,
corps en sueur, copulation et halètement d'une lubricité inédite, voyants et
philosophes autoproclamés, aux têtes en forme d'œuf aussi grandes que des
bombes, guerre et destruction, membres arrachés traversant les airs,
toxicomanes en camisole, enfants sexuellement agressés, obséquieux
sauveurs du monde, gourous et dévots s'autoglorifiant, saintes et saints
pleins de suffisance, innombrable défilé de ceux qui bâtissent une carrière,
menottés aux machines à sous de salles de jeux aussi vastes que des
hangars, se transformant en une file infinie d'épouvantails en route vers les
charniers, dans de gigantesques stades où des idoles du rock se trémoussent
et tournoient en spasmes auto-érotiques extatiques, devant un public
fasciné, drogué, devant un océan d'êtres humains surveillés par de gras
cochons-soldats, en uniformes d'un brun boueux. Un enfer, aussi brun que
l'enfer lui-même. Ma douleur, mes censures, mes jugements, mes préjugés,
ma vanité, les images pornographiques, les perversités démentes, les
projections, les démons réunis en un vaste chœur, les hurlements des
sorcières et les cris de la fornication, la vérité sur la race humaine –
soudain, je sus – n'étaient que la vérité qui était en moi !
La vitesse était telle à présent que je n'eus pas la force de résister. Je
relâchai l'emprise de mes doigts et n'eus que le temps de noter les détails de
la pièce dans laquelle je me trouvais – le lit, le papier peint, la table, le
radiateur – avant d'être emporté par le tourbillon des scènes qui changeaient
avec une telle rapidité, une telle intensité que je sus que je devenais fou.
Aux images de l'enfer se mêlaient à présent celles de croix rayonnantes, de
cœurs en flammes et d'êtres dorés semblables à des anges, de cieux
majestueux qui s'ouvraient et laissaient apparaître, sur un trône auréolé
d'une lumière si puissante qu'elle m'aveugla, un être. Un être entouré de
chérubins et de séraphins qui se dirigeaient vers moi, et je vis que c'était le
Christ, qui me transperça à une vitesse faramineuse. Mais à l'instant où
j'allai m'abandonner à cette bénédiction, l'être ouvrit la bouche dans une
grimace diabolique, renversant le flux des images qui s'enfoncèrent de plus
en plus profondément, montèrent de plus en plus haut – jusqu'à ce que la
tension devienne si forte que je me mis à hurler, et hurler encore, dans les
ténèbres éternelles. Mes cris, cependant, se noyèrent dans le bruit infernal,
et je fermai les yeux pour ne plus voir la corne étincelante – l'énorme pénis
en érection sur le front du Christ, qui souriait. Alors je vis que le pénis était
identique au puits de lumière qui traversait mon plexus solaire, que les
images étaient mon sperme, que mon sperme était stérile.
Puis les images cessèrent d'apparaître, et le bruit devint silence. Je me
retrouvai dans un long passage souterrain. La température y était agréable.
Le calme était total. Je longeai le passage vers une porte que j'allais ouvrir,
je le savais.
« C'est le seuil le plus bas – plus bas que les Enfers ! », dit la Voix.
Il y régnait une paix indicible, mais on y sentait aussi quelque chose de
fatal, quelque chose en attente d'être perçu. Découvert. Reconnu.
J'ouvris la porte.
Sur une table en métal, au centre d'une pièce au plafond bas et aux murs
de béton nus évoquant un bloc opératoire, gisait un gigantesque corps dont
je m'aperçus qu'il appartenait à un cochon dans une sorte d'état de coma.
Ceinte d'un col blanc qui venait d'être amidonné, sa tête était intacte.
Presque entièrement dépourvu de chair, son corps dévoilait des côtes
incurvées, derrière lesquelles je remarquai un gros cœur bleuâtre palpitant
et relié à un dispositif constitué d'un tuyau d'arrosage qui maintenait tout
juste en vie la malheureuse créature.
« À présent, tu as vu », dit la Voix.
Et je flottai à travers la pièce, avant de franchir plusieurs portes et de me
retrouver soudain dans un immense vestiaire où des hommes et des
femmes, assis sur des bancs séparés par des portemanteaux et le sexe à l'air,
cherchaient à entrer en contact sans y parvenir, tout en ne cessant de se
masturber frénétiquement. D'innombrables rangées d'âmes refoulées,
obsédées par le désir. Désir des choses, désir de gloire, désir d'attention,
désir d'argent, désir de sexe. Alors je vis combien l'envie et l'obsession
tenaient ces âmes dans un esclavage tel qu'il me fallut lutter pour ne pas
céder à une peur dévorante. Ce n'était pas seulement une foule d'individus
dépourvus d'identité parmi lesquels je me déplaçais – c'étaient là mes frères
et mes sœurs. Je tentai de m'adresser à certains d'entre eux, mais aucun ne
me vit ni ne m'entendit. Et je compris que j'étais seulement un invité, que je
pouvais me mouvoir en toute liberté, quoique, moi aussi, j'eusse été
autrefois prisonnier en ces lieux, aveuglé par la quête de l'autosatisfaction.
Cependant, derrière la peur et l'envie, je vis le besoin – besoin d'être
reconnu, besoin d'être accepté, besoin d'amour, besoin de liberté.
« À présent, tu as vu ! », dit la Voix.
Je fus ensuite aspiré dans le puits, avant de me retrouver sur le lit de
l'hôtel Costes, à Montségur, où je gisais, trempé de sueur, les muscles
contractés en une sorte de crampe qui provoquait une douleur cuisante dans
la moindre parcelle de mon corps. Lentement, je réalisai que le cauchemar
avait pris fin. J'étais aussi épuisé que si je n'avais pas dormi depuis mille
ans, et pourtant, une paix profonde régnait en moi. Je regardai ma montre. Il
était cinq heures. Il me restait donc encore quelques heures de sommeil
avant de retourner à la maison. Lorsque je m'éveillai, je sus immédiatement
qu'un événement décisif s'était produit. Mes énergies internes semblaient
comme scintiller. Et je me sentis aussi léger qu'une plume en quittant le lit
peu après. Je compris alors que j'avais vécu un processus de purification au
cours de la nuit, que j'avais été libéré de fardeaux que j'avais portés en moi
toute ma vie, et sans doute même, depuis le commencement des temps. Il
m'apparut assez clairement que c'étaient là des fardeaux que je m'étais
imposés, que les images correspondaient à des ombres que j'avais projetées
sur le monde, où elles s'étaient transformées en démons dont l'unique but
avait été de m'enfermer dans des contraintes extrêmement complexes pour
m'empêcher d'accomplir ce que j'étais venu accomplir ici. Soudain, je pus
voir combien illusoires et éphémères étaient, en réalité, ces projections et
ces images. Combien nous nous laissons tyranniser par nos êtres les plus
fondamentaux lorsque, au lieu d'agir sur les ombres, nous créons des
ennemis et des obstacles imaginaires, lesquels à leur tour engendrent
séparation, distance, peur et guerre. Quoique je me sentisse profondément
libéré, il me restait encore quelque chose à identifier. La seule évocation du
personnage christique me faisait frissonner. Et quelle différence séparait ce
Christ rayonnant, semblable à un ange, du personnage diabolique pourvu
sur le front de cette corne ou de ce pénis en érection ?
« Aucune ! Ces deux images ne sont que l'expression de l'étroitesse de
ton imaginaire et de tes projections, rétorqua la Voix. Le Christ ne peut en
aucun cas être opposé à lui-même. Le Christ est conscience. Le Christ est
Un ! »
Un sentiment très ancien frémit profondément en moi. La peur du péché.
La peur du Dieu du courroux et de la vengeance, du Dieu patriarche. Tout
ce à quoi je pensais avoir renoncé depuis longtemps ouvrit dans mon
estomac comme un gouffre de colère. Contrairement à mon attente,
pourtant, nulle image ne s'ensuivit. La peur était, pour ainsi dire, vide.
Ultime réaction désespérée provoquée par une vieille maladie ?
Un rire chaud déferla soudain en moi – je ne sais pourquoi. C'était si
inhabituel, et la surprise fut telle pour moi que je m'abandonnai à ce
sentiment libérateur sans nulle résistance. Et subitement, la ressemblance
avec l'épisode de l'expulsion du Temple dans le Nouveau Testament me
frappa. Le processus de purification nocturne s'identifiait en quelque sorte à
l'expulsion des pharisiens, des prêteurs sur gage et des marchands qui
habitaient mon être intérieur. Il correspondait à la destruction de tous les
masques hypocrites, de toutes les opinions, visions douteuses et prétendues
« bonnes intentions » – l'attention égoïste que je prêtais aux autres – par
lesquels je m'étais trahi et limité. De tout mon imaginaire sentimental et
émotionnel sur la haine et l'amour, le bien et le mal, la damnation et le salut,
les démons et les anges, le Christ et l'Antéchrist. De tous mes problèmes de
santé, de ma résistance persistante. À cette seule pensée, j'éprouvai de
l'embarras. Non pas seulement parce que je m'étais fourvoyé en me
retranchant derrière une façade à sens unique qui n'aboutissait qu'à une
sorte de pharisaïsme, mais aussi à cause de l'arrogance bornée avec laquelle
j'avais perpétué cette trahison envers moi-même. Sans doute étais-je en train
de comprendre ce qu'affirmait le voyant qui vivait en moi, à savoir que les
ténèbres sont autant de qualités dissimulées qu'il faut non pas réprimer ni
diaboliser, mais illuminer et transformer. Un tel processus requiert une
forme de sobriété intellectuelle. Ainsi que le disait le Voyant, on ne prête
pas sa voiture à quelqu'un de particulièrement ivre, non ?

L'obscurité régnait toujours lorsque je pris le chemin de la maison. Une


odeur de café frais m'accueillit quand j'ouvris la porte. Le Voyant était en
train d'emballer une tente dans un petit sac de toile.
« Avez-vous bien dormi ? »
Ce n'était pas une question, plutôt l'affirmation d'un fait dont il avait
connaissance. Il percevait simplement ce qui émanait de moi.
« Couci/couça, dis-je.
— Il y a du café dans la cuisine. »
J'allai prendre mon petit déjeuner. Un peu plus tard, alors que je regardais
le Voyant préparer les affaires, la Voix me murmura :
« Seul celui qui peut voir son visage sans miroir peut voir sa vraie
nature. »
Je me concentrai, m'efforçant d'éloigner tous les bruits environnants.
C'était important :
« Regarder sans miroir n'est pas regarder tel ou tel objet. C'est regarder
CE qui regarde ! »
Le Voyant tira sur un nœud et la tente émit un grincement.
« L'image de Dieu n'est pas Dieu. Le mot “amour” n'est pas l'amour. Il
ne te suffit pas de dire que tu es chrétien pour l'être. »
Le Voyant forma une boucle, y passa la corde et serra d'un geste sec. La
Voix poursuivit :
« La question est de savoir si nous sommes autre chose ou plus qu'une
série d'émotions éphémères dans un corps éphémère, plus que la
personnalité douteuse que nous pensons être. »
Le Voyant leva les yeux et fut surpris de voir mon regard sur lui. Quelque
chose s'était mis entre nous. Je montai à l'étage afin de préparer mon sac à
dos. Une demi-heure plus tard, nous étions prêts.

Comme une image dans un bain de développement, les contours de


Montségur se dévoilaient silencieusement, imperceptiblement, sans
transition visible. Prat nous attendait, et lorsque le Voyant eut fini de
converser avec elle, il me pria de faire de même.
Je me plaçai devant l'ouverture, libre de toute attente ou idée sur ce que je
devais faire. Un long moment, je demeurai là à regarder le carré, sans rien
voir.
« Lâche prise, murmura la Voix. Lâche prise ! »
Aussi impalpable que l'aube, naquit dans ma poitrine un sentiment de
certitude, un être doté d'une conscience aussi fragile et intangible que l'éther
ou la lumière. Nul spectacle grandiose. Nulle vision majeure. Plutôt un
silence en train de se fondre dans le silence. Il n'y avait ici aucune bicyclette
sans freins dévalant une colline abrupte, aucun feu brûlant des âmes
tourmentées, aucune baignoire dont l'eau débordait. Aucun message. Être,
simplement. Si j'en avais eu le courage, j'aurais pénétré sans hésiter dans le
carré. Intuitivement pourtant, je compris que cet espace ouvert demeurerait
à jamais disponible. Que nous disposons, chaque fois que nous en avons le
souhait, chaque fois que nous sommes prêts à renoncer à tout poids
superflu, de la possibilité d'entrer à l'intérieur de ce royaume paisible. Mais
le moment n'était pas encore venu pour moi. Nul ne peut se tenir dans ce
carré s'il est dans un état de séparation. Soit vous y êtes totalement, soit
vous n'y êtes pas. J'ouvris les yeux. Un grand sourire éclairait le visage du
Voyant.
Nous en franchîmes sans aucune difficulté la première partie, raide et
resserrée. Parvenus devant l'échalier, nous tournâmes à droite et
découvrîmes le sentier qui s'enfonçait dans la nature sauvage, de l'autre côté
de la barrière. Je suivais de près le Voyant. Le chemin se fit bientôt plus
étroit et escarpé. En maints endroits, il avait totalement disparu, et il nous
fallait avancer en équilibre sur des éboulements de rochers ou au bord de la
gueule béante de l'abîme. Au terme d'une heure de marche rude le long du
flanc imposant de la montagne, la végétation se fit plus rare. Nous nous
arrêtâmes sur une saillie qui tombait à pic et d'où nous découvrîmes le vaste
panorama qui donnait sur la vallée et le village, au-dessous de nous. De
l'autre côté, les Pyrénées pointaient leurs cimes couvertes de neige vers le
ciel bleu. Nous nous assîmes sur un large rocher. Les yeux du Voyant
croisèrent les miens. J'avais la sensation qu'il luttait contre une chose qu'il
ne pouvait pas contrôler. Il se mit à parler, et, pour la première fois, je le vis
dans le rôle nouveau qui était le sien. Une autre face apparaissait, plus
humaine.
« Il y a une chose que je dois vous dire. À propos du temps. Et de
l'espace. Quoi que je n'aie jamais pu dire qui était mon employeur, j'ai
toujours été certain, vous le savez, qu'il s'agissait du conseil
d'administration, là-haut, qui décide du cours des choses. » Il pointa le doigt
vers le ciel.
« Jamais je n'ai pu comprendre tous ces débats sur le fait que nul homme
ne peut supporter la vue de Dieu. Car qui est Dieu ? Qu'est-il ? C'est une
question que nous devons nous poser. Tout cela à propos de Dieu est
absurde. Dieu est une illusion. Je pense, pour ma part, avoir trouvé une
forme d'énergie qui existe en dehors de tous les univers, la conscience si
vous préférez, laquelle est la destinée de toute chose. Tout est prédestiné. »
Ses mots semblaient être une attaque frontale contre la logique cosmique
telle que je la concevais. Quel sens ont les choses si elles sont ordonnées
d'avance ? Et la question se pose de savoir qui a inventé qui. Est-il même
possible de définir Dieu par un mot ? Sur le plan religieux, nous pouvons à
bon droit dire que Dieu est un concept relatif en ceci que l'énergie qu'il
incarne ne représente pas nécessairement la même valeur pour tous. Il est,
bien sûr, possible de prouver que Dieu est une illusion. Ce qui se produit
probablement chaque fois que nous nous efforçons de limiter cette énergie
en l'affublant d'un nom. Un nom qui, en lui-même, ne dit rien de cette
qualité que nous appelons habituellement Dieu. Ne pourrait-on aller jusqu'à
avancer que nous avons le Dieu que nous sommes capables d'imaginer ? Ou
encore, que nous avons le Dieu que nous sommes capables de percevoir ?
Cela, pourtant, dit quelque chose non pas sur Dieu, mais sur nous.
Le Voyant garda les yeux fixés sur le ciel. Un aigle tournoyait au-dessus
de nos têtes. Quoique je comprisse ses mots sur le plan physique, je ne pus
m'empêcher de me demander, devant son insistance à revenir sur le sujet, si
quelque signification ne m'avait échappé. À peine cette pensée s'était-elle
formée dans mon esprit qu'il sourit obligeamment :
« Vous avez raison. Je vais peut-être trop loin. »
Je perçus cependant autre chose dans sa voix, quelque chose de plus
profond. Quelque chose dont lui-même, peut-être, ne connaissait pas le
sens.
« Nous avons été bénis par Prat et sommes à présent en route vers une
dimension dont j'ignore tout. Soyez prêt à enregistrer tout ce que vous
verrez. Telle est la raison de votre présence ici. Telle est votre mission
durant ce voyage.
— Où allons-nous ? demandai-je.
— Probablement vers des événements qui n'ont, jusque-là, jamais été
décrits. Si je savais, nous n'aurions alors nul besoin d'aller plus loin. »
Il se leva, donnant le signal du départ. Je cherchai l'aigle des yeux, mais
l'oiseau avait disparu. Subitement, le froid se fit sentir. Un nuage sombre
masquait le soleil. Devant moi, le Voyant se tenait en équilibre au bord de la
falaise, avec l'élégance d'un danseur. Le chemin parut s'évanouir dans les
airs. Au-dessous de nous, le monde avait disparu. Une course étrange vers
une réalité inconnue. Quel en était le but ? Allions-nous marcher sur des
nuages ? Où était le haut, où était le bas ? Nous progressâmes lentement le
long de la montagne. De gros insectes, semblables à des scarabées,
surgissaient d'entre les rochers. Nous agrippant du bout des mains et des
bottes, nous avançâmes pas à pas au bord de la falaise. Chaque forme
disparaissait en elle-même. Mes pensées coulaient en moi à la manière
d'une rivière qui aurait capitulé, contrainte désormais de suivre son propre
destin. Le sentier fut de nouveau praticable. Mais nous ne sentions plus le
sol, qu'un étincelant filigrane de cristaux vibrants remplaçait à présent. Une
énergie rayonnante emplissait l'air. On eût dit que quelqu'un avait appuyé
sur l'interrupteur de la membrane céleste. Je suivais de près le Voyant, qui
avançait, libre de toute entrave. Je perçus une faible résistance qui m'arrêta
un court instant. Nous pénétrâmes dans le voile céleste. À ce moment, le
nœud qui serrait mon estomac se métamorphosa en un moineau qui,
dépouillé de son immémorial fardeau, fut emporté dans les airs pour
atteindre une forme de liberté inconditionnelle. Devant moi, le Voyant
paraissait flotter. Durant quelques minutes, je luttai pour retenir mes larmes,
avant de renoncer et de les laisser couler.
Une créature froide, humide et pourvue d'écailles toucha ma main, que je
voulus retirer, mais sans parvenir à abandonner mon ultime contact avec la
réalité terrestre. Du coin de l'œil, je perçus une chose qui se déplaçait. Avant
de tourner mon regard dans cette direction, je notai la présence de deux
serpents entrelacés qui ondulaient en une danse inexplicable et frôlaient ma
main. Étonnamment, ce constat ne provoqua en moi nulle surprise. Je me
contentai d'enregistrer – sans doute parce que profondément, j'avais
conscience de l'inéluctabilité de tout ce qui se produisait.
À dix mètres devant nous, et environ trois ou quatre mètres au-dessus de
nos têtes, un carré rayonnant s'ouvrit. Le Voyant en contempla l'intérieur
avec une attention émerveillée, quoiqu'il ne parût pas reconnaître le
personnage qui s'y tenait. Je ne doutai pas, cependant, que ce ne fût là une
femme. La lumière qui entourait la figure s'intensifia et j'eus presque la
sensation d'être soulevé et emporté dans la chaude lueur. Un vif éclat
irradiait de la femme, dont j'eus le sentiment qu'elle était grande, bien faite
et exceptionnellement belle. Ses longs cheveux étaient dénoués dans le dos,
et une couronne de petites lumières scintillait sur sa tête. Je ne sais
pourquoi, je me mis à compter ces lumières. Il y en avait douze. Puis je
remarquai que la femme parlait, bien que je n'entendisse aucun mot et ne
visse pas ses lèvres remuer. Les yeux simplement fixés sur cet être
rayonnant, j'éprouvai un sentiment de gratitude extrêmement profond. Était-
elle la Vierge Marie ? Je tentai de m'en approcher, mais à l'instant où je
posais la question « qui êtes-vous ? », la Voix me répondit : « L'Épouse. »

Émanant du filigrane étincelant, la mélodie se propagea par vagues. Une


énergie cosmique encercla la montagne à la manière d'une tiare brillante.
Soudain, une partie de cette tiare se détacha et commença à pulser devant
moi :

Cela dura l'espace d'un instant, avant que les vibrations ne s'évanouissent.
Au même moment, je retirai ma main, effrayé. Et dans ce mouvement, les
serpents disparurent des rochers. Le Voyant se tenait un peu plus loin sur le
chemin, visiblement perdu dans ses pensées. Le soleil caché, des nuages
recouvraient le ciel. Près de la falaise, le cri d'un oiseau se fit entendre et se
répercuta à travers la vallée, avant de s'évanouir dans le brouillard qui
s'épaississait.
Nous commençâmes à marcher. En moi, la notion de temps avait disparu.
Tout se produisait dans un mouvement fluide. Quoique j'eusse la sensation
d'assister en spectateur à des événements spectaculaires dus à la présence
d'une force incompréhensible, je fus frappé par le fait de m'y retrouver
immergé. Et si j'étais secoué jusqu'au tréfonds de mon être, je ne paraissais
pourtant pas m'en soucier. Cela arrivait à une rapidité telle – ou plus
exactement, comme dans un flux – que je n'avais guère le temps de faire
appel à mes réserves habituelles. Accepter l'existence de forces qui ne
peuvent s'éprouver par le truchement des sens ordinaires n'avait jamais
constitué un problème pour moi. Je n'avais toutefois jamais imaginé que je
pourrais y prendre part véritablement. Être en présence de cette puissance
bouleversait tout, et je commençai à comprendre que cette puissance
exigeait d'abord et avant tout de dépasser toute réticence intérieure. Que le
but de cette énergie était véritablement de me faire sortir de l'apathie sans
intérêt du sommeil, de me faire abandonner chacune de mes tentatives
insensées pour être quelqu'un de « juste » ou de « spécial », de renoncer à
ma peur de la solitude, afin d'assumer la responsabilité de la tâche qui
m'attendait. Dans le même temps, cependant, je réfléchissais à la façon dont
je pourrais communiquer de manière crédible l'ensemble de ces
expériences, de sorte qu'elles fussent perçues comme des choix réalistes, au
lieu d'être la cible de moqueries, d'être déformées, exagérées ou considérées
comme l'aboutissement de quelque fantasme surnaturel.
En vingt-quatre heures seulement, j'avais découvert qu'il existait plus
d'une façon de voir. J'avais éprouvé la choquante facilité avec laquelle on se
laissait emporter par les images créées par notre esprit, par le vaste dossier
collectif des représentations issues des régions astrales inférieures,
engendrées par nos perpétuelles courbettes devant des dogmes étroits ou
des interprétations rigides. Que ces représentations ne se composaient pas
seulement de figures ennemies, mais aussi d'archétypes religieux ou de
symboles, à l'instar du « Jésus en croix » venu du christianisme, du
« Bouddha assis en tailleur » issu du bouddhisme, ou encore d'une longue
série de stéréotypes produits par le mouvement new age. Ces modèles ne
sont pour autant pas mauvais en soi. À maints égards, ils sont nécessaires et
inévitables, comme dans l'éducation. Sans doute la puissance entendait-elle
montrer que la mise en œuvre de ces images est d'une valeur restreinte
lorsque nous nous trouvons au seuil de réalisations plus vastes. Que seuls
ceux qui auront le courage de franchir la vallée des ombres, d'entrer dans
celle de la quête de l'âme, de se purifier de toute notion ou tout préjugé
paralysants, de dépasser chaque idée ou symbole limités, obtiendront d'être
admis dans ces mondes transcendants, d'être introduits à la clarté de la
vision.
Imaginez que notre savoir et nos symboles ancestraux, que les
représentations provenant du grand inconscient collectif, ainsi que les
archives akasha contenues dans les mondes célestes, que le vaste ensemble
du langage cosmique, ne remplissent plus désormais leur fonction
originelle. Imaginez qu'à force d'être exploités et déformés en toute
occasion, ils se soient usés et dévalués au point de devenir notre plus grande
contrainte. Cette pensée était presque insoutenable. Si tel était le cas, les
fondements de la religion et de l'Humanité s'effondreraient tous. Comment,
en leur absence, l'Humanité pourrait-elle même s'approcher de la liberté ?
J'abandonnai cette réflexion et progressai laborieusement derrière mon
compagnon.
S'arrêtant sur un surplomb, le Voyant posa son sac à dos sur un rocher
couvert de mousse :
« Nous ferions mieux de déjeuner. »
Tandis que nous partagions une baguette de pain, je tentai de l'interroger
sur la femme que nous venions de voir.
Mastiquant lentement son quignon, il me considéra de cet air subtil et
surpris qui lui était familier.
« Ne seriez-vous pas tombé amoureux ? »
Il n'attendit pas la réponse.
« Si je ne me trompe, vous avez dû voir une femme extraordinairement
belle, n'est-ce pas ? »
J'acquiesçai. Il sourit.
« C'est ce que je pensais. Disons qu'elle ne s'est pas encore fait connaître,
apparemment. Mais il vous faut être patient. Vous avez découvert une piste.
On nous a montré la bonne direction. Nous sommes entourés d'auxiliaires,
malgré tout, il importe que dans ce magasin de porcelaines d'une incroyable
beauté, nous ne nous conduisions pas comme deux éléphants. »
Son regard se fixa avec cette concentration que je connaissais si bien. Je
comprenais à présent ce qui se passait, je comprenais qu'il aménageait en
quelque sorte un espace afin que je pusse parvenir à mes propres prises de
conscience.
« Si l'homme voyait au-delà de ses propres blocages, alors il serait
capable de réaliser combien nous sommes tous, que nous le voulions ou
non, dépendants des lois cosmiques, de façon parfaitement totale et unique.
Une telle vision requiert toutefois de parvenir à un équilibre entre l'intellect
et le cœur afin qu'un changement advienne. Chaque dimension matérielle se
compose de molécules, mais à l'instar de toute créature et de toute chose, se
présente sous une forme concentrée et constitue, dans la plupart des cas,
une énergie dense restée immuable. Les qualités propres à la lumière sont
dissimulées au sein de cette densité et attendent d'être activées. Pris dans
une éternelle évolution, l'Homme est aussi constamment en mouvement. Il
est non seulement un être de particules, mais plus encore un être fait
d'ondes et de vibrations. Le champ énergétique dont tu viens de faire
l'expérience pourrait être comparé à une porte entre la réalité des
particules et celle des ondes, une porte ouvrant sur une forme plus intense
d'énergie. Une énergie reconnue, tout au fond de toi. Et pour comprendre
celle-ci, tu n'as eu d'autre choix que de la traduire par une représentation
identifiable, prise dans le dossier collectif. Alors l'image s'est elle-même
révélée sur la membrane céleste. Ainsi en va-t-il, et c'est assez naturel
aussi. Mais si tu ne parviens pas à définir l'énergie liée à l'image, si tu
laisses ton interprétation de la qualité de cette énergie amoindrir la qualité
même de cette image, alors cela pourrait bientôt devenir une limite.
L'énergie-Dieu est conscience. Une conscience libre d'images. Une
conscience en tant qu'être pur. »
Une sensation de chaleur se répandit dans mon corps, tandis que
j'exprimai un merci silencieux pour cet exposé. Une autre question,
cependant, exigeait une réponse : qui était cette femme ? Je m'entendis alors
formuler la demande de la Voix intérieure :
« Qui as-tu vu ? »
À l'époque, j'ignorais qui pouvait être ce « tu ». Une ignorance qui
constituait la preuve majeure de mon insignifiance et du fait que je n'étais
pas prêt. Durant quelques secondes intenses qui semblèrent une éternité, la
question demeura en suspens. La Voix répondit enfin :
« J'ai vu l'océan de lumière d'où provient cette énergie unique. Dans le
bruit de l'océan, j'ai entendu la poésie et l'histoire divine. L'espace d'un
instant, j'ai disparu en elle – avant de réapparaître dans l'océan. Et l'océan
est cette femme sans nom dont les filles parfois surgissent dans le monde
pour restaurer la grande vision et corriger notre regard. Des entrailles de
ce monde, je suis venue. Nourrisson, j'ai tété à son sein. De sa bouche, j'ai
bu l'amour cosmique. Dans ses yeux, j'ai tout vu. J'ai reçu le signe qui est
sur son front, et lorsque je regarde les douze étoiles dans ses cheveux, je me
souviens de la certitude dans laquelle je puise mon origine. »
(Peinture de Peter Fich).
Ému, je contemplai la montagne, tandis que les paroles ensorcelantes
déployaient leur chant à travers l'immobilité. Qui avait parlé ? Quel était ce
signe évoqué par la Voix ? La chaude lueur que j'avais aperçue autour de la
femme rayonnait à présent autour des mots. C'était si simple et si beau que
tout ce que j'écris ici – maintenant – n'est que fleurs fanées.
Le Voyant me considérait avec une profonde tristesse, comme si le
spectacle que je lui offrais faisait ressurgir en lui le souvenir d'un sentiment
de bonheur depuis longtemps disparu et qui ne lui appartenait plus. Il sourit,
puis demanda :
« Vous aviez une question ?
— Eh bien, lorsque je l'ai aperçue, j'ai pensé qu'elle pouvait être la Vierge
Marie. Quand j'ai demandé, une voix a répondu qu'elle était l'Épouse. Qu'en
pensez-vous ?
— Il me semble que cette énergie féminine est assez éloignée de celle qui
nous est familière : la mère, la mater, le féminin depuis toujours identifié à
la récolte, à la sensibilité et à l'accueil, à la naissance, à ce qui est humide,
aux ténèbres, à l'éducation, aux principes passif et négatif de la nature.
Assurément, ce que vous avez reçu ici correspond à une forme d'énergie
très différente, plus englobante et supérieure. Il ne m'est pas possible d'en
dire plus pour le moment, si ce n'est que nous sommes sur le bon chemin. Il
n'est guère fréquent qu'une telle chose soit donnée à voir. »
Sur ce, éclatant de rire, il s'étira sur le tapis de mousse, tel un chevalier
qui, à la fois empli de tristesse et de désir, se souvient à l'instant de la
princesse.
Nous campâmes sur les lieux de l'ancienne place forte des cathares, dans
une petite forêt située à une centaine de mètres du sommet de la montagne.
J'étais en train de déballer la tente lorsque le Voyant découvrit l'aire
abandonnée d'un aigle, où il passa le reste de la journée.
Je trouvai un endroit raisonnablement nivelé pour monter la tente, au
centre de la zone pavée où devait se dresser la forteresse. Il régnait ici une
gravité et une sérénité émouvantes, et j'en vins à me convaincre que je
pouvais sentir la présence de ces perfecti, morts dans leur combat contre les
soldats de l'Inquisition, en l'an 1244. Lorsque le bastion, principal ouvrage
de défense du village, tomba, l'ennemi y établit ces catapultes redoutées
qu'étaient les trébuchets. Ce fut le début de la fin pour les cathares, qui
capitulèrent en mars 1244, n'ayant d'autre choix que de renoncer à leur foi
et de se convertir à l'Église de Rome ou de périr brûlés vifs. À l'exception
des trois perfecti à qui fut confié le trésor secret des cathares et qui
parvinrent à fuir à la faveur de l'obscurité, tous optèrent pour le bûcher.
Lorsque le Voyant revint à la tente, la nuit était tombée. Il paraissait plus
paisible qu'il ne l'avait été durant la journée. J'avais ramassé du petit bois
pour faire le feu. Notre souper se composa de pain et d'eau. Un long
moment, nous demeurâmes assis en silence, à contempler les étoiles dans le
ciel. Une bonne partie de la journée, les cathares et leur trésor avaient
occupé mes pensées, comme ils avaient occupé celles de nombreuses
personnes avant moi. Je rompis le silence :
« Que savez-vous du trésor que les cathares sont censés avoir possédé et
qui fut évacué avant la reddition du château ?
— Un instant, s'il vous plaît », répliqua-t-il en s'absentant dans cette
espèce d'état de transe qui lui était familier. Il revint rapidement :
« Multiples sont les légendes liées à ce trésor. Le Graal, dit-on, pourrait
en faire partie. Nul n'a envisagé la possibilité qu'il pouvait correspondre à
un savoir qui ne devait en aucun cas disparaître ; un savoir peut-être mis par
écrit ou déposé dans la mémoire de trois cathares et qu'il fallait sortir de
Montségur afin qu'il ne tombât pas aux mains de l'Église de Rome, ni ne
disparaisse à jamais.
— Quelle sorte de savoir ?
— Voilà une très bonne question. C'est, entre autres choses, l'une des
raisons de notre présence en ces lieux. Et les expériences que vous avez
vécues jouent peut-être un rôle essentiel ici. »
Ce regard que je connaissais si bien indiquait que ce qu'il allait dire était
d'une importance capitale :
« Si vous tenez réellement à mettre un nom sur la femme que nous avons
rencontrée, alors je sais que vous en avez les moyens. Il vous suffit de poser
la question là-bas. »
Ses paroles restèrent comme suspendues. Mais il ne se passa guère de
temps avant que le nom de cet être mystique ne se manifestât, comme si
c'était là la chose la plus naturelle du monde.
« Mariam Magdal ! »
Nous savourâmes la quiétude du moment, avant que le Voyant ne la
rompît :
« Qui est-elle ? », demanda-t-il en me regardant d'un air interrogateur.
Je ne pus m'empêcher de sourire. J'avais totalement oublié que le Voyant
ne s'intéressait en rien à la doctrine de l'Église chrétienne, et que son
approche du christianisme se fondait uniquement sur ce qu'il voyait – non
sur les écrits. Ce qui signifiait, toutefois, qu'il fallait qu'on lui posât la bonne
question.
« Mariam Magdal est le nom araméen de Marie-Madeleine, répondis-je.
Mariam signifie “la joie de Dieu”, “l'Esprit de paix”, ou “princesse” dans
certains dialectes, tandis que Magdal renvoie à “Celle de la tour de guet”.
Dans l'Ancien Testament, le Livre de Malachie reprend l'expression
Magdal-eder, qui veut dire quelque chose comme “Celle qui est exaltée”,
“la Protectrice du troupeau” ou “Celle qui est consacrée et qui garde les
autres”, ou un mélange de tout cela. Une sorte de personnage royal qui est à
la fois un guide et une lumière protectrice pour ses sujets. En résumé, le
nom de Marie-Madeleine pourrait signifier “l'Esprit de la paix exaltée”. »
Le Voyant acquiesça d'un air intéressé :
« Et que sait le professeur sur elle ?
— Le Nouveau Testament n'est guère prolixe à son sujet. Son nom est
mentionné une douzaine de fois peut-être, et il existe une théorie selon
laquelle Mariam, c'est-à-dire Marie-Madeleine, et Marie de Béthanie sont
une seule et même personne.
— Si tel est le cas, alors, elle est la sœur de Marthe, Mari et Lazare, qui,
selon les Évangiles, a été ressuscité par Yeshoua. Elle était présente lors de
la Crucifixion, et d'après l'Évangile de Jean, elle fut la première à voir
Yeshoua revenu d'entre les morts, dans le tombeau. Il existe, dans l'Évangile
de Luc, des références à une “pécheresse”, une femme censée avoir été une
prostituée. Lorsqu'elle se rend dans la maison de Simon le pharisien, elle
lave les pieds de Yeshoua et les enduit avec un baume. C'est avec ses larmes
qu'elle nettoie les pieds de Yeshoua, avec ses cheveux qu'elle les essuie,
avant de les baiser et de les oindre avec un onguent prélevé dans un vase
d'albâtre. Par l'attitude qu'il adopte envers elle, Simon le pharisien indique
clairement qu'elle est “intouchable”.
» La “pécheresse” de l'Évangile de Luc est identifiée à une prostituée par
le pape Grégoire en l'an 591. Ce dernier affirme en effet que la femme
anonyme de l'Évangile est Marie-Madeleine “de qui vinrent sept diables” et
que les véritables croyants doivent tous la considérer comme la prostituée
convertie et sauvée par Yeshoua qui a exorcisé les sept démons en elle. Si
on considère le terme grec employé par le pape Grégoire – hamartolos –,
différentes traductions sont possibles. Du point de vue hébraïque, il peut
désigner quelqu'un qui n'a pas respecté la loi. Ou qui n'a pas payé les taxes.
Le mot grec porin, ou femme de petite vertu, qui apparaît ailleurs chez Luc,
n'est pas utilisé pour désigner la “pécheresse” qui lave les pieds de Yeshoua
avec ses larmes et les essuie avec ses cheveux. Ainsi, nulle part dans le
Nouveau Testament il n'est dit que Marie-Madeleine est une prostituée. »
Je m'arrêtai pour vérifier qu'il ne s'ennuyait pas.
« Poursuivez donc, dit-il. C'est très intéressant.
— Nous retrouvons pour la deuxième fois dans l'Évangile de saint Marc
l'histoire de Mariam oignant Yeshoua, lequel dit : “En vérité, je vous le
déclare, partout où sera proclamé l'Évangile dans le monde entier, on
racontera aussi, en souvenir d'elle, ce qu'elle a fait.” Ce qui,
malheureusement, ne semble pas avoir été le cas dans nombre de
congrégations chrétiennes.
« On nous dit aussi que Yeshoua a exorcisé chez elle sept démons ou
esprits malins. D'après le pape Grégoire, il s'agirait des sept péchés
capitaux. »
Je m'interrompis de nouveau, afin de m'assurer qu'il désirait réellement
en savoir plus. Mais d'un geste impatient, il me fit signe de poursuivre.
« Voilà pour l'Église et ses écrits. Si nous regardons du côté des
gnostiques et des textes apocryphes, les rouleaux de Nag Hammadi ou la
Pistis Sophia 1, qui ont pu faire partie de ceux que Constantin le Grand et
les évêques ont considérés comme étant hérétiques en l'an 325, ils dévoilent
une histoire entièrement différente. C'est précisément à cette occasion qu'ils
ont décidé que la “juste foi” se fonderait sur les écrits que nous connaissons
aujourd'hui sous le nom de Nouveau Testament. En outre, ils ont entrepris
d'introduire dans les textes des corrections dont les recherches actuelles
confirment qu'elles ne sont que cela, des corrections. L'ensemble des autres
sources non chrétiennes a été banni par le synode. Il semble donc que les
enseignements diffusés dans les églises chrétiennes d'aujourd'hui soient, à
maints égards, fort éloignés de ceux de Yeshoua il y a deux mille ans. Une
sacrée perspective, non ? »
Le Voyant approuva et ajouta des broussailles dans le feu.
« Que disent les écrits hérétiques sur Mariam ?
— Dans l'Évangile de Marie, on nous dit qu'elle est bénie parce qu'elle
reçoit des visions et que son entendement dépasse celui de Pierre. Elle est
celle qui enseigne et réconforte les autres disciples. Dans le Dialogue du
Sauveur, elle est louée comme celle qui est douée de clairvoyance, mais
aussi comme l'apôtre qui surpasse tous les autres. Elle est la “femme qui
connaît l'univers”. Dans l'Évangile de Philippe, elle est décrite comme la
compagne de Yeshoua :
“Quant à Marie-Madeleine, le Sauveur l'aimait plus que tous les disciples
et il l'embrassait souvent sur la bouche.”
“Il y avait trois femmes qui étaient proches du Sauveur : sa mère, Marie,
et sa sœur, et Marie-Madeleine, qu'on appelait sa compagne. En effet, sa
sœur était une Marie, sa mère et sa compagne aussi.”
Dans la Pistis Sophia, Yeshoua dit :
“Où je suis, mes douze disciples doivent être, mais Mariam la
Magdaléenne et Yohannan, la Vierge, sont au-dessus de mes disciples et au-
dessus de ceux qui doivent recevoir le mystère indicible. Et elles doivent
être à ma droite et à ma gauche. Et je suis elles et elles sont moi 2”.
“Marie, tu es heureuse ; je t'instruirai de tous les mystères qui
appartiennent aux régions supérieures ; parle avec sincérité, toi dont le cœur
est plus que celui-là de tous tes frères dirigé vers le royaume des cieux 3.” »
Le Voyant écoutait, les yeux clos. Lorsque je me tus, il les ouvrit et me
considéra d'un air interrogateur :
« Est-ce tout ? »
Je fouillai dans mon esprit, mais ne trouvai rien d'autre.
Nous demeurâmes assis un moment. Le Voyant se leva et étira ses bras
au-dessus de la tête :
« Je ne doute pas que nous ayons accompli un très grand pas en avant
dans notre quête. Nous devrions prendre un peu de repos. »
Calant le sac de couchage sous son bras, il désigna la tente :
« Elle est pour vous. Je dormirai dans mon petit nid d'aigle. Faites de
beaux rêves. »
Je le vis monter la pente jusqu'à n'être plus qu'une ombre parmi les
arbres. Puis il se fondit dans l'obscurité. Dans le ciel, les étoiles brillaient.
Je restai à ma place un moment, avant d'aller me coucher. Mais il me fut
impossible de dormir. Pour une raison que je ne comprenais pas, la
sensation d'avoir oublié quelque chose persistait ; quelque chose qui aurait
pu répondre plus précisément à la question du Voyant.
Je ne sais combien de temps je me tournai et retournai inlassablement,
sans parvenir à me reposer. Puis subitement, ce fut là. La réponse. L'unique
ouvrage que j'avais apporté avec moi, était l'Évangile des Douze ou de la
vie parfaite 4. Non reconnu par les savants orthodoxes, bien sûr, le texte a
été reçu en 1900 au cours d'une vision, traduit en araméen, par le pasteur
anglais Gideon Jasper Richard Ouseley. J'apprécie tout simplement cet
ouvrage pour son langage hautement poétique et son extrême pureté
minérale (qui vaut son pesant d'or !). Je me levai rapidement, dénichai le
livre dans le sac à dos et le feuilletai jusqu'à ce que la lampe torche éclairât
une page au hasard.
Chapitre 66, vers 7 : « Ainsi est-ce avec l'Unique, le Père-Mère, en qui il
n'y a rien de masculin ou de féminin et en qui se trouvent les deux, et
chacun est triple et tous sont l'Unique dans l'Unité cachée. »
Vers 8 : « Ne t'émerveille pas de ceci, pour ce que ce qui est dessus est
aussi dessous, et ce qui est dessous est aussi dessus, et que ce qui est sur
terre est aussi ce qui est dans le ciel. »
Vers 9 : « Une fois encore, je te le dis, Moi et mon Épouse sommes un,
tout comme Marie la Magdaléenne, que j'ai choisie et sanctifiée en Moi
comme un exemple, fait un avec Moi. »
« Moi et mon Épouse sommes un » et « Marie la Magdaléenne, que j'ai
choisie comme un exemple ». Ces expressions véhiculaient leur propre
mystère caractéristique. Le reste pourrait provenir directement de l'Évangile
de Thomas. À ceci près que l'Évangile des Douze a été traduit cinquante-
cinq ans avant que celui de Thomas n'émergeât des sables d'Égypte.
J'éteignis la lumière et posai le livre.
« Marie la Magdaléenne que j'ai choisie comme exemple. »
« Moi et mon Épouse sommes un. »
Puis je m'endormis.
4

Dans la pâle lumière du matin, Lazare ressemblait à un fantôme. Elle le


prit dans ses bras, tandis que les chameaux étaient harnachés pour le
voyage.
« À Beer-Sheva, tu trouveras Isaac le Pieux sur la place du village. L'un
de Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc t'y attendra. Il te protégera et te guidera à
travers le désert jusqu'à Héliopolis. »
Lorsqu'il pressa les gardes occupés à installer les bagages, sa nervosité se
manifesta avec éclat. Il était important de partir avant le lever du soleil. On
était au milieu du mois de Tammuz et il leur fallait traverser le désert de
Judée.
« Ce qui doit arriver arrivera », dit-elle en souriant.
Au moment où la petite caravane franchit la porte, elle se retourna une
fois et agita la main en direction de son frère et de ses deux sœurs. Déjà,
elle était en route pour un autre monde. Hors de la réalité du sang pour
entrer dans celle de l'esprit.
Ils traversèrent Bethléem sans que nul ne les remarque. Sur les routes,
nombreuses étaient les patrouilles romaines. Aux alentours de midi, à demi
endormie sur son chameau, Mariam contemplait la tremblante image,
semblable à un mirage sous le soleil torride, des trois gardes et de sa
servante. Le heurt exaspérant et monotone des sacoches sur le flanc des
bêtes n'était interrompu que par le gémissement de la servante. Assise sur sa
selle, Mariam gardait le silence.
Afin de dépasser le village sans être vus, ils chevauchèrent à travers les
collines qui entouraient Hébron, où Sara, femme d'Abraham, était enterrée,
où David fut en son temps consacré roi de la maison de Judée. Lorsqu'ils
quittèrent les vallées, ils furent accueillis par un vent rude qui soulevait le
sable et le projetait dans l'air sous forme de nuages brûlants qui piquaient la
peau des voyageurs comme des aiguilles. Quêtant le signal tant attendu de
l'arrêt et du repos, l'un des gardes regarda Mariam d'un air interrogateur.
Mais celle-ci fit mine de n'avoir rien remarqué et ne dit mot, préférant se
perdre dans le balancement rythmé des hanches du chameau, se fondre dans
le paresseux mouvement qu'elle sentait sous elle tout en se laissant glisser
dans un état méditatif.
Ils atteignirent Beer-Sheva, la « ville aux sept puits », à la fin de l'après-
midi, sans s'être arrêtés une seule fois. Isaac le Pieux en personne aida
Mariam à descendre du chameau. Les gardes firent comme s'ils avaient
conservé leur sang-froid, cependant qu'il fallut transporter la servante dans
les quartiers réservés aux voyageurs.
« Il semble que tu aies besoin d'un bain », déclara Isaac.
Dans le masque de sable qui recouvrait le visage de Mariam, les gouttes
de sueur avaient dessiné de fins motifs marbrés. Mais la jeune fille se
contenta de sourire, comme si elle savait que la marque des rigueurs du
voyage ne faisait que rehausser sa sauvage beauté.
C'était la première fois qu'elle découvrait l'hospitalité de la confrérie. Elle
se lava dans le bassin situé à l'arrière d'une petite salle soutenue par des
piliers, paisiblement amusée par les regards curieux qu'elle devinait dans
l'ombre, comme si elle était un être étrange venu d'un monde inconnu. Les
yeux sacrés eux-mêmes doivent pouvoir contempler la beauté de
l'éphémère, songea-t-elle en prenant généreusement son temps.
Isaac bénit le repas et dit les prières qui convenaient. Ils dînèrent en
silence. Après quoi, il l'emmena sur le toit de la maison, d'où ils pouvaient
observer la ville. Il pointa le doigt vers le désert :
« Là-bas se trouve le désert du Néguev, l'enclume du soleil. Tu es jeune,
et peut-être ne connais-tu pas la signification du périple que tu as entrepris.
Tu es belle, plus belle que quiconque. Pourtant, je ne vois pas en toi la
tromperie qu'encourage la vanité. Avance avec précaution, Mariam, parce
que les hommes vont chercher à être intimes avec toi. Ne te laisse pas
tenter, et ne tente personne. Là-bas se trouve le Néguev. Derrière sa beauté
et son opulence apparentes, il dissimule sa véritable nature. Nous l'appelons
le “four des âmes, le “désert de purification et de transformation”. Nul ne le
traverse qui demeure identique à lui-même. Mais je vois que tu possèdes un
grand courage. Possèdes-tu aussi la force ? Je me le demande. »
Il se tut, et elle entendit ses paroles s'évanouir dans le crépuscule. Le
pouvoir simple qui les animait se répandit en elle, et une tranquille sérénité
monta de son ventre.
« Demain, l'un des frères te guidera à travers le désert jusqu'à ton but. Toi
et moi ne nous reverrons plus. Garde mes paroles à l'esprit et préserve ta
vertu. Que le Saint-Esprit soit avec toi. »
Il se tourna et disparut dans les ténèbres sans avoir posé une seule fois
son regard sur elle. Ses paroles et son attitude étaient entièrement
dépourvues de sentimentalité. Mais elle sentait encore sa chaleureuse
affection, semblable à celle d'un père étreignant sa fille. Derrière tout cela,
pourtant, elle perçut comme une ombre noire, lourde de destin, se mouvant
à travers un ciel déjà nuageux. Elle s'endormit avec cette ombre qui veillait
sur elle.
Mariam s'éveilla tôt. Le ciel était gris et le fond de l'air, froid. L'ombre
avait disparu, mais l'oppression de la soirée précédente l'étreignait encore.
Elle se lava, emballa ses quelques affaires, et sortit dans le matin terne sans
toucher à la nourriture que les frères avaient préparée pour elle et ses deux
gardes. Elle ne vit nulle trace de la servante et songea qu'il était préférable
que celle-ci demeure en un lieu où elle était en sécurité. Les frères
accomplissaient leur service dans le saint des Saints de la synagogue.
Elle était en train de regarder les chameaux que l'on préparait lorsque,
soudain, elle remarqua une haute silhouette vêtue d'une cape, assise sur une
mule près de la porte située à la lisière de la cour. Une sorte d'aura irréelle et
rayonnante enveloppait le personnage, qui semblait flotter dans les airs.
L'image la troubla sans qu'elle sût immédiatement pourquoi. Ce ne fut que
lorsque les gardes eurent conduit à l'extérieur les chameaux qu'ils avaient
fini de charger qu'elle comprit qu'il s'agissait du frère qui la conduirait à
travers le désert jusqu'à Héliopolis. Cette pensée lui redonna courage.
Dans le silence du matin, la petite caravane se mit en route, guidée par
l'homme à la cape, qui allait en tête. Mariam pressa son chameau pour
rejoindre l'étranger, dont la mule semblait mystérieusement flotter au-
dessus du sable brun-rouge, comme si rien ne la rattachait au sol. Aussi vite
qu'elle poussât sa monture, l'homme à la cape demeurait invariablement à
une vingtaine de mètres devant elle.
À l'exception d'une courte pause effectuée à la mi-journée, où ils
trouvèrent refuge sous une saillie cependant que le soleil dépassait
l'enclume 1, ils chevauchèrent jusqu'à ce que l'obscurité les enveloppât.
Lorsqu'ils franchirent la porte d'El Akish, le plus grand caravansérail qui
fût sur cette route, la jeune fille éprouva dans tous ses membres la rude
peine de la journée. Quoiqu'elle ne vît rien, elle sentit que la mer n'était pas
loin et songea que le vieil Isaac avait exagéré ses propos sur le « four des
âmes ».
Ils longèrent en silence les allées étroites, avant de s'arrêter dans la cour
extérieure d'une maison située aux abords du caravansérail. Dans la
pénombre, elle distingua différentes silhouettes qui s'affairaient autour des
animaux et chercha l'homme à la cape, mais le feu qui brûlait dans la cour
faisait vaciller les ombres sur les fissures du mur, et elle perdit tout sens de
l'orientation.
Dans l'obscurité, la voix d'une femme se fit entendre, dont on eût dit
qu'elle émanait du brasier autour duquel s'assemblait un nombre croissant
de personnes. La voix se fit plus insistante, sans que Mariam fût capable de
comprendre ce qu'elle disait, et il y avait en elle quelque chose qui la fit
s'approcher, quelque chose qui lui fit oublier sa fatigue.
Elle trouva place parmi l'auditoire, mais si elle entendait la conteuse, elle
ne pouvait la voir.
« Il y a seulement Rukha d'koodsha – le saint souffle. Il y a seulement
cette vibration qui vient du souffle, qui s'étend à travers l'univers et devient
une partie de vous-même. Le chant du souffle dit : “Oh, filles de Sion. Où
avez-vous caché votre vertu ? Où avez-vous caché votre capacité à aimer ?
Où avez-vous caché l'épouse, l'épouse qui attend son promis ?” Et le souffle
chante : “Hélas, fils de Sion. Où avez-vous caché votre humilité ? Où avez-
vous caché votre capacité à donner de vous-mêmes sans gâcher votre
semence ? Où avez-vous caché le promis ? Le promis qui cherche son
épouse.” »
La conteuse se tut pour souligner ses paroles, qui tenaient l'auditoire
captif.
« La reine céleste se lève d'un océan immémorial. Son pouvoir est
descendu du ciel. À toute chose créée, elle ouvre son cœur. À vous tous,
elle se dévoue. Elle s'offre à vous, mais vous, vous déchirez ses entrailles,
vous souillez sa pureté. Écoutez, fils et filles de Sion. Je viens à ceux dont
le cœur a été brisé en mon nom. Je relève celui qui est tombé et je soigne
quiconque vient à moi. Ouvrez-vous à mon pouvoir. Recevez Celui qui est
Saint, en ce que vos jours sur Terre sont comptés – alors que, dans chacune
des paroles que je prononce, vous attend la vie éternelle. »

La voix se tut une fois encore pour plus d'effet. Mariam se pencha en
avant pour tenter d'apercevoir celle qui parlait ainsi.
« Si vous en exprimez la volonté, je peux vous guider vers l'eau vive et le
feu céleste. Si, en revanche, vous doutez de moi, alors vous serez livrés à
vous-mêmes. Celui qui cherche son salut doit renoncer à sa vie. Celui qui se
donne, gagnera la vie éternelle – transformé, exalté. Rayonnant à jamais
dans le ciel qui est le mien, sans début, ni fin. Que ceux qui doutent de ces
paroles fassent un pas en avant. »
Autour du feu, le temps se figea. Nul ne fit un mouvement. Tous restèrent
assis, fascinés.
Puis le silence fut rompu. Un homme se leva et pointa un doigt
accusateur sur la femme que Mariam ne pouvait pas voir, mais dont les
mots l'avaient si profondément touchée. Particulièrement critique fut le
discours de l'homme :
« Comment oses-tu t'adresser à ce peuple respectable, femme
présomptueuse, pilier de l'immoralité ? »
Un frisson parcourut l'assemblée. L'homme interpella alors directement
les auditeurs :
« Ignorez-vous que cette femme est une putain, qu'elle est Hélène de
Tyr ? »
Les yeux de l'homme étincelaient à la lueur des flammes qui montaient
jusqu'au ciel.
Mariam le vit. Elle vit sa peur, sa luxure intense et pleine de colère. Elle
vit son désir et son manque d'amour.
L'assemblée s'agita. Ils ne savaient qui croire. Ils avaient entendu les
différentes rumeurs qui couraient sur Simon le Magicien et sa compagne,
Hélène, la courtisane qui s'était métamorphosée. Des propos terribles, mais
aussi merveilleux, leur étaient parvenus. Ce qu'on disait de cette femme
immorale avait également gagné cette contrée. Pourtant, comment associer
les rumeurs à cette femme dont les paroles avaient pénétré si directement
dans le cœur de chacun et les avaient tous subjugués ? Des paroles venues
d'un autre monde, bien loin de la poussière, de la sueur, du sang et de la
salive. Loin de la luxure, du sacrifice, de la haine, de la vengeance et de la
magie diabolique. Des paroles qui ne pouvaient émaner que du Ciel lui-
même.
« Comment oses-tu ? », hurla l'homme en levant le bras pour lancer la
pierre qu'il venait de ramasser sur le sol.
Soudain, l'esprit exalté qui prévalait jusque-là se mua en peur. Chacun
bondit sur ses pieds et s'éparpilla. Certains se baissèrent pour prendre
des pierres et les lancer. Mariam en saisit un par le bras, mais reçut un coup
de poing qui la jeta à terre.
« Ôte-toi d'ici, femme ! », cria l'homme dont elle avait tenté d'arrêter le
geste.
Des pierres volèrent dans les airs, mais du sol où elle gisait, Mariam vit
avec surprise qu'Hélène, cible de la colère masculine, avait comme disparu
dans les ténèbres. Dans leur confusion et leur frustration, les hommes
jetaient des pierres en tous sens, comme s'ils espéraient ainsi faire taire cette
voix dont l'écho demeurait suspendu dans le vide, leur rappelant ce qu'ils
avaient oublié et dont ils ne voulaient pas se souvenir. Tout cela, Mariam le
vit.
Alors, elle fut soulevée dans l'air. Elle sentit le contact rude de mains qui
cherchaient en tâtonnant les zones les plus intimes de son corps, avidement
et sans honte. Elle tenta de se libérer de l'étreinte de l'étranger, avant de
s'apercevoir qu'elle était dans les bras de l'un des gardes. Elle voulut crier,
lui demander de la reposer à terre, mais ses paroles furent noyées dans le
vacarme de la foule excitée. L'homme l'emmena vers une maison située à
l'arrière d'un vaste édifice qui faisait face à la cour.
Un feu brûlait dans la cheminée de la maison. Ce ne fut que lorsqu'elle
fut assise devant que Mariam recouvra son sang-froid. L'un de Ceux Qui
Étaient Vêtus de Blanc préparait un rituel propre à la confrérie, et la jeune
femme en déduisit qu'elle se trouvait dans l'un de leurs repaires secrets. Elle
regarda autour d'elle, mais ne vit nulle trace du personnage à la cape. Puis
elle se remémora le discours de la femme mystérieuse, et sentit combien ses
paroles l'emplissaient et pénétraient son cœur.
Qui était cette Hélène ? Où s'en était-elle allée ?
Mariam revint à elle lorsque l'un des frères lui offrit le calice qui
contenait le pouvoir de l'Esprit. En tant que femme et en tant qu'invitée dans
la maison des frères, elle bénéficiait du privilège d'être la première à
recevoir cette communion. Le frère le plus âgé récita la prière.
« Et souviens-toi, femme, que recevoir le calice ou l'ignorer est ton choix.
Reçois le don de l'Éternel. Entre dans sa demeure. Ou quitte sa voie à
jamais. »
Les mains tremblantes, elle leva le calice, cependant que son sang se
figeait en entendant ces paroles qui semblaient implicitement prédire un
destin tragique et le feu éternel. Elle but rapidement et passa aussitôt le
calice. Avait-elle le choix ?
Un peu plus tard, assise seule près de la cheminée, elle se perdit dans la
contemplation des flammes. L'un des frères arriva et, après quelque
hésitation, s'installa à ses côtés, comme s'il était envoyé pour répondre aux
questions qui brûlaient les lèvres de la jeune femme.
« Qui est cette Hélène ?, demanda-t-elle.
— N'as-tu pas entendu parler d'elle ?, s'enquit le frère.
— Aurais-je dû ?
— Pour la simple raison que tout cela est aujourd'hui publiquement
connu. Il y a soixante jours encore, c'était un secret dont je n'aurais pu te
parler. Aujourd'hui, la situation est bien sûr différente. Et comme tu n'es pas
n'importe qui, il est égal que tu l'entendes de ma bouche ou de celle d'un
autre. »
Elle regarda le frère d'un air surpris.
« Que veux-tu dire par “je ne suis pas n'importe qui” ? »
Il la considéra avec une surprise identique.
« Nous connaissons Lazare, ton frère », répondit-il avec hésitation,
comme s'il en eût trop dit.
« Et ? »
Il la dévisagea avec une incrédulité croissante, ne pouvant réellement
comprendre qu'elle ne sût peut-être rien.
Impatiente, elle le pressa :
« Raconte-moi !
— Lazare a été initié par notre confrérie. C'est un novice dont la mission
est de veiller à l'accomplissement d'une tâche importante, de laquelle je ne
peux rien te dire. »
La jeune fille sentit la déception l'envahir. Elle n'était singulière qu'en
raison du statut de Lazare au sein de la confrérie. Non qu'elle ne fût
heureuse et fière de ce dernier, mais les paroles de Celui Qui Était Vêtu de
Blanc lui avait donné à espérer qu'elle serait reconnue pour elle-même, pour
ce qu'elle représentait. Cependant, comment auraient-ils pu savoir ce qu'elle
était capable de voir ?
Celui Qui Était Vêtu de Blanc poursuivit :
« Simon le Magicien, un postulant de Samarie, a amené de Tyr cette
femme, Hélène. À cause d'elle, il a mis en péril son intronisation. Elle est
aujourd'hui devenue une missionnaire itinérante, ce qui a provoqué un tollé
parmi les grands prêtres de Jérusalem, mais aussi parmi les frères du
Carmel et de Qumran. À Jérusalem, le sanhédrin accuse la confrérie de
chercher délibérément à diviser le peuple et à provoquer son indignation.
Cela alors qu'il sait parfaitement que Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc
n'opèrent qu'en secret. Cet homme, Simon, et cette femme, Hélène, agissent
de leur propre chef. Et c'en est venu au point que Simon ne contrôle plus
désormais la folie d'Hélène. C'est un blasphème à l'égard du Seigneur. »
Mariam sentit sa gorge se serrer. Les paroles de Celui Qui Est Vêtu de
Blanc suscitaient un malaise en elle. Alors, elle demanda :
« N'as-tu pas entendu le discours de cette femme devant le feu ?
— Pourquoi devrais-je écouter une telle chose volontairement ?
— Parce qu'il se pourrait qu'elle dise la vérité. Parce qu'elle parle la
langue du Seigneur. Jamais je n'ai entendu quiconque s'exprimer de la sorte.
N'as-tu pas remarqué combien ses mots captivaient l'assemblée ? »
Celui Qui Est Vêtu de Blanc se leva :
« J'ai remarqué qu'avec ses discours impies, elle provoquait l'agitation
parmi le peuple. Ce ne peut être là la volonté du Seigneur. Ils ont
transformé Son sanctuaire en un nid de serpents, faits de magiciens et de
faux prophètes. On dit qu'elle ne parle que pour provoquer le scandale et
semer la discorde. Qu'elle répand l'œuvre de Satan chez les ignorants.
— Ce n'était le fait que de quelques hommes. Des hommes qui… »
Elle se tut. Le frère lui avait tourné le dos. Elle vit qu'il ne voulait pas en
entendre davantage. Subitement, une pensée lui vint :
« Que sais-tu de Yeshoua ? »
Alors qu'il s'éloignait, la question arrêta net Celui Qui Est Vêtu de Blanc.
Mariam sut qu'il savait. Il se tourna vers elle :
« Yeshoua ?
— Yeshoua ben Yoasaph », insista-t-elle, afin de retenir son attention.
Leurs yeux se croisèrent un instant, mais il détourna rapidement les siens.
« Je… je ne connais personne de ce nom. »
Et il se remit en marche. Elle le laissa partir. Involontairement, il lui avait
fourni la réponse qu'elle espérait.
Mariam attendit que chacun fût couché. Puis, silencieusement, elle se
glissa au-dehors. L'air était frais. C'était un curieux mélange de mer et de
désert. Très haut dans le ciel, une unique étoile scintillait, semblable à celle
qui brillait dans son cœur. Dans l'obscurité, elle sentit la présence d'une
personne dans la cour. Un instant, elle se tint immobile, telle une biche
flairant le danger. Reconnaissant l'homme à la cape, elle voulut l'interpeller.
Elle traversa la cour dans sa direction, mais celui-ci avança de sorte que la
distance entre eux demeurât égale.
Ils marchèrent à travers la ville endormie. Quoiqu'elle marchât d'un pas
vif, elle ne parvenait pas à se rapprocher de l'homme. À peine remarqua-t-
elle qu'ils quittaient la bourgade pour pénétrer dans le désert.

S'éveillant dans un certain état de confusion, elle ne reconnut pas la pièce


dans laquelle elle se trouvait. Elle resta au lit et s'efforça de se repérer. Puis
elle se souvint d'Hélène et de son ardent discours. Qu'il était donc étrange
que des mots pussent être si intenses et vous subjuguer aussi profondément.
Tout au fond d'elle-même, elle retrouva la sensation du désert où elle s'était
rendue la nuit précédente, sans parvenir à se rappeler les détails ; aussi y
renonça-t-elle. Une pensée seule la dominait : retrouver cette Hélène.
Elle se leva et s'habilla. En bas, les frères accomplissaient déjà leur
première communion. Une heure plus tard, accompagnée de ses deux
gardes, elle reprenait la route.
Devant eux, l'homme à la cape chevauchait sa mule. Une fois encore, le
cavalier et l'animal semblaient flotter au-dessus du sable. Mariam s'efforça
de suivre le rythme de son chameau, mais son dos était raide et une douleur
cuisante traversait ses hanches. C'était pour elle le temps de la nouvelle
lune 2. Du coin de l'œil, elle observa le garde qui l'avait emportée vers la
maison, le soir précédent. C'était un guerrier endurci, de cette espèce
singulière qui se consacre exclusivement à l'attaque et à la défense. Des
traits sombres et burinés marquaient son rude visage. Son corps était
musclé, sa peau brûlée par le soleil. Elle se demanda si une femme et une
famille l'attendaient quelque part ou si, comme la plupart de ceux de sa
race, il se dévouait entièrement à la vie de soldat. Elle se souvint des mains
qui s'étaient si brutalement emparées de son corps, mais, assez étrangement,
n'en éprouva nulle colère. Elle avait, au contraire, le sentiment de
comprendre cet homme et ses besoins. Plus profondément, elle percevait
qu'il n'était pas mauvais, qu'il était l'aboutissement de choix opérés par
d'autres, longtemps auparavant. En lui, elle voyait s'exprimer les besoins les
plus primaires de l'être humain. Un être quasi animal, mû par l'instinct, par
une force étrange et déterminée ayant pris l'apparence d'un homme qui avait
cependant complètement renoncé à toute forme de dignité humaine. Dans la
moindre parcelle de son corps, dans ses mouvements durs et précis, elle vit
une sexualité liée à l'instinct de survie et à la peur de la mort qui,
semblables à des gouttes de sueur, glissaient sur les muscles qui se
tendaient et se détendaient, se tendaient et se détendaient. Elle comprit que
nul ne peut nourrir un tel désir irrépressible, une telle peur de la mort, sans
constamment tenter de s'en libérer. Elle comprit pourquoi ces hommes
cherchaient réconfort et bonté auprès des prostituées. Ils ne connaissaient
rien d'autre. Elle les comprenait parce qu'elle les voyait. Néanmoins, elle en
éprouvait tristesse et découragement. Dans le même temps, elle sentait que
la peur de la mort était ce qui transformait le monde en un cloaque obscur, à
l'intérieur duquel les hommes avançaient péniblement sur de chancelants
pieds d'argile 3. Pour une raison inconnue, cela lui fit penser à celui auquel
elle était promise et un chagrin ancien déferla en elle par vagues. Où était-il
à présent ? Rêvait-il aussi de femme, d'enfants, de famille ? Et si tel était le
cas, était-elle cette femme ? Ses pensées tournoyèrent et tournoyèrent
encore, provoquant comme chaque fois un désespoir croissant. Le désert
était bel et bien implacable.
Au cours de l'après-midi, ils dépassèrent une patrouille romaine qui ne
les accosta pas, comme si Mariam et les gardes étaient invisibles. Tout
survenait dans un état d'hébétude. L'homme à la cape avait subitement
disparu. Le soir, ils campèrent à l'abri de falaises, non loin de la mer. Les
gardes se tinrent à l'écart. Le feu qui brûlait dans le creux de son ventre
atteignit son apogée. La douleur l'envahissait entièrement, mais elle comprit
que c'était grâce à elle qu'elle restait en contact avec le monde, avec la terre
sur laquelle elle marchait. Son unique pensée, son unique souhait était de
revoir une fois encore la charismatique Hélène.
Deux jours plus tard, ils prirent le bac qui traversait le Nil à Lape.
« Bénie sois-tu, fille d'Isis ! », lança à Mariam la femme aveugle qui
guidait le bateau, avant qu'ils n'atteignissent l'autre rive, où un monde
entièrement nouveau les attendait. Cette transition d'un désert aride, aux
falaises escarpées, à un delta plat et fertile, faisait écho à un changement de
même nature chez la jeune fille. La route était bordée d'étranges sculptures
évoquant des animaux, des dieux d'un autre monde, ornés de différentes
scènes de sacrifice. Alentour, ce n'était que champs de blé entretenus et
oasis où poussaient figuiers et baumes de Galaad. Les paysans qu'ils
croisaient les saluaient par des sourires ou des gestes de bienvenue. La
lumière elle-même semblait plus douce en ce pays, et Mariam était pleine
d'espoir.

Héliopolis était un rêve de marbre blanc et de grès brillant, pourvu de


vastes avenues somptueuses et de temples de toutes sortes. Cependant, la
ville tout entière paraissait bâtie autour d'un unique édifice – le but du
voyage de Mariam –, le gigantesque temple d'Isis, situé en son centre.
C'était là que Moïse avait officié en tant que grand prêtre, de là qu'il était
parti pour ramener les juifs en Terre sainte.
Le renom du temple d'Isis s'était répandu jusqu'à Rome. Provoquant
l'admiration, sa magnificence surpassait celle de tous les autres lieux saints.
Alors qu'elle gravissait lentement le grand escalier, Mariam éprouva un
vertige. Dès l'instant où elle avait pénétré dans la ville, un inexplicable
sentiment de résignation l'avait envahie, qui l'avait surprise et privée du
contact avec ces énergies qui étaient en train de lui devenir familières. Se
sentant à présent entièrement livrée à elle-même et privée de soutien, elle ne
vit que beauté démoniaque, expression pompeuse et prévisible d'une
conception humaine étroite de la Force sainte, à jamais inscrites dans le
marbre, le grès, le mortier.
Au loin, elle entendit des femmes chanter, alors que, à l'arrière-plan, une
voix masculine psalmodiait, dans une langue qu'elle ne comprenait pas.
Sans résister, elle s'abandonna à des mains inconnues – des mains qui la
guidèrent doucement à travers des salles somptueusement décorées, de
jardins splendides ornés de sculptures fantastiques et de fontaines aux
formes imaginaires. C'est à peine si elle remarqua qu'on la dévêtait, qu'on la
lavait et lui donnait à porter une nouvelle robe étrange. Elle ne réagit pas
plus lorsqu'on posa sur ses lèvres une coupe emplie d'un breuvage amer
qu'elle fut fermement contrainte de boire. Après quoi, elle perdit toute
notion du temps.
La nature du voyage changea. Elle était à présent entourée de
personnages pourvus d'une tête d'animal, qui se mouvaient dans un monde
autre que celui dans lequel elle se trouvait. Les sons eux-mêmes se
modifièrent, et elle dut renoncer à comprendre le langage que parlaient ces
personnages. Elle flotta dans un vide indéfinissable, plongea dans une
sphère en dissolution, se métamorphosa en un néant qui prit la forme d'une
ouverture que les animaux franchissaient à leur guise. Au cours de ses rares
moments de lucidité, elle avait le sentiment qu'elle était devenue folle,
qu'elle était morte, que ce lieu diabolique était une sorte de paradis étrange
ou d'enfer très raffiné. Elle comprit qu'elle n'était fondamentalement qu'une
pensée. Ce fut une prise de conscience libératrice, et cette liberté éleva la
pensée vers une lumière chaleureuse d'une origine plus noble. Une question,
une seule, menaçait de détruire cette liberté nouvellement acquise : qui
pensait cette pensée ? À qui appartenait-elle ?
Elle ouvrit les yeux, et son regard plongea dans un ciel parsemé d'étoiles
scintillantes. Tournant la tête, elle découvrit qu'elle reposait sur un lit, dans
une pièce pourvue de hauts murs et d'un vaste orifice au plafond, par lequel
elle apercevait la voûte nocturne. Nul meuble dans la chambre, à l'exception
d'une chaise sur laquelle était assise une jeune fille.
Celle-ci observait Mariam. Toutes deux avaient le même âge. Leurs yeux
se rencontrèrent, et la jeune fille sourit lorsqu'elle vit que Mariam était
éveillée.
« Comment te sens-tu ? », questionna-t-elle.
Mariam tenta de se souvenir de ce qui s'était passé, mais son état de
confusion était tel qu'elle ne parvenait pas à réfléchir clairement. Elle se
contenta de demander :
« Où suis-je ?
— Dans le temple d'Isis à Héliopolis.
— Que s'est-il passé ? Pourquoi suis-je étendue ici ? »
La jeune fille se leva et s'approcha de Mariam.
« Tu es arrivée voici un mois. Durant ce temps-là, tu es passée par les
premiers rituels. »
À présent, la jeune fille se tenait près du lit et doucement, elle posa sa
main sur l'épaule de Mariam, que le contact apaisa et qui songea que sa
compagne devait avoir des mains magiques.
« Quels rituels ?
— Les rituels qui ont été nécessaires pour effacer le souvenir de ta vie
précédente. »
Laissant momentanément la question de côté, Mariam s'abandonna aux
mains de la jeune fille, qui massait paisiblement ses épaules.
« Mon nom est Ani. Ma mission est de prendre soin de toi. Il semble
qu'ils attendent beaucoup de toi. Atuka lui-même t'a mentionnée dans ses
prières. »
En entendant ce nom, Mariam se tendit. Elle fouilla dans sa mémoire, qui
se mit à tourner en rond sans que nulle perspective n'apparût. Alors, elle
posa la question la plus logique qui fût :
« Qui est Atuka ? »
Ani la contempla avec incrédulité :
« Atuka est le grand prêtre et l'incarnation d'Osiris dans ce temple. Il est
celui qui sera en charge de ton initiation, si jamais tu parviens à ce stade.
Reste tranquille à présent. Tu as besoin de te reposer. Ton éducation
commence demain. »
Mariam s'accrocha à l'instant présent :
« Depuis combien de temps es-tu ici ?, s'enquit-elle.
— J'ai grandi ici. »
Les mains d'Ani se déplaçaient en cercles doux, et Mariam renonça à
poser d'autres questions. Elle préféra plutôt se perdre dans la multitude
d'étoiles qu'elle voyait par le plafond. Quelque chose lui disait que la
réponse se trouvait quelque part là-haut.
5

Sur la scène où je joue le rôle de l'oncle d'Hamlet, j'aperçois sept belles


femmes vêtues de longues robes transparentes qui se tiennent en cercle.
Leur attention est intensément concentrée sur quelque chose. Je ne distingue
pas très clairement leur visage, mais perçois leur sensuelle beauté.
À l'instant où je les interpelle, elles s'écartent, se tournent vers moi, la
poitrine dénudée, et laissent tomber ce qu'elles tiennent. Je réalise alors qu'il
s'agit d'une sphère faiblement lumineuse, qui sautille à la manière d'une
balle quasi dépourvue d'air. Celle-ci bondit dans ma direction et roule
jusqu'à mes pieds, où elle s'arrête. Je la ramasse, la contemple avec
étonnement en découvrant que c'est la planète Uranus. Je me tourne alors
vers le public et, tenant Uranus devant moi, tel Hamlet avec le crâne, je
proclame : « Le roi est mort, vive le roi ! »
Le craquement et l'odeur de branchages en train de brûler me parvenaient
du dehors, où le Voyant, déjà assis sur son rocher près du feu, attendait que
l'eau de la petite marmite se mît à bouillir pour la première tasse de café du
jour.
« Alors, le professeur a-t-il bien dormi ? »
Cette nouvelle journée avait l'allure d'une étreinte. Elle était empreinte
d'un sentiment d'immédiateté et de naturel, d'aisance et de présence pure qui
libérait toute chose et transformait ces minutes en un instant infini. C'était
dans ces situations-là que j'avais la sensation de percevoir ce qui est
toujours présent, et que j'appréciais rarement parce que j'étais
continuellement occupé à quelque activité. Et quoique je ne pusse mieux
l'expliquer, ce fut cet état qui me permit de commencer à entrer en contact
avec mes qualités supérieures. Sans doute parce que cette sphère, dans toute
sa simplicité, était la certitude même.
Peu après, assis face à mon compagnon, je racontai mon rêve. Le Voyant
contempla le feu un long moment avant de répondre.
« Ce que le rêve dit, c'est que vous devez entreprendre votre œuvre
uranienne. Il est possible que les sept femmes soient les Pléiades, à moins
qu'elles ne renvoient également aux sept mondes planétaires anciens.
Comme Pluton, Uranus appartient aux mondes nouveaux. Il vous faut
donner une autre vie à Uranus et faire évoluer les puissances qui nous
gouvernent – celles du monde et les vôtres – sans être cependant tenté de
devenir par trop égocentrique. Vous devez parvenir à éviter tout
conditionnement, toute norme, quels qu'ils soient. Vous êtes présent, mais
pas nécessairement visible. »
Il s'éclipsa un instant, avant de revenir :
« Ayez en tête qu'un sourire s'étend comme les cercles à la surface de
l'eau, amorçant une réaction en chaîne qui peut provoquer une révolution.
Et changer la guerre en paix. Peu importe qui est à l'origine du processus.
L'essentiel est qu'il débute. Rendez à César ce qui lui appartient. Mais pas
plus. N'oubliez pas, tandis que vous attendez que le feu passe au vert –
même s'il n'y a aucune voiture –, César, lui, continue d'enfreindre les lois à
sa guise. Et qui dit que le feu passera jamais au vert ? La circulation n'est-
elle pas réglée selon le bon vouloir du prince ? Telle est la raison pour
laquelle vous devez accepter de violer la loi de César et, si nécessaire, de
passer au rouge. Telle est votre responsabilité. Mais soyez prudent afin de
ne pas vous faire écraser. Pluton, la neuvième planète, apparaît lorsque le
petit “Je” a fini de mourir. L'oncle d'Hamlet représente ce “Je”. C'est ce à
quoi vous renoncez à présent. Vous vous réveillez dans le lit du roi, avec la
gueule de bois, en croyant rêver. Mais tel n'est pas le cas. Vous venez de
vous éveiller au monde réel. Désormais, vous êtes sobre et à même
d'assumer une responsabilité ; et pourtant, vous demeurez invisible. Pluton
correspond également à une résurrection. »
Le Voyant regarda au loin d'un air absent. Jamais, auparavant, je ne
l'avais vu ainsi. Au bout d'un moment, il parut retrouver sa concentration.
« Uranus est la planète du sorcier. Dans votre rêve, il opère le lien entre
vous et Sirius. »
Il ferma les yeux :
« Telle est la forme sous laquelle vous avez reçu le don lorsque vous
aviez une dizaine d'années. Les expériences de kundalini que vous avez
alors vécues, et qui ont été provoquées par le choc de la mort de votre sœur
associé à votre éveil sexuel, provenaient, à un niveau supérieur, du flux qui
va de Sirius, via Uranus et Vénus, au siège de l'énergie cosmique 1 en vous.
Ainsi s'est ouverte votre capacité à voir. Mais l'expérience était si puissante
et envahissante que vous n'avez su faire face à ce don parce qu'à l'instant de
son apparition, vous avez été relié à toutes les incarnations à l'intérieur
desquelles vous ne pouviez ni libérer, ni utiliser ce pouvoir. Une telle
expérience s'accompagne à l'évidence d'une grande douleur. Aujourd'hui
toutefois, vous devez en prendre la responsabilité – la responsabilité qui, à
l'époque, allait avec ce don.
— Mais comment ?
— En restant éveillé et en écoutant ce qui est dit. En voyant ! »
Le sourire malicieux se fit sérieux.
« Pour le reste, vous pouvez faire confiance au conseil d'administration.
Soyez assuré qu'il vous fera savoir lorsque le temps sera venu. D'abord et
avant tout, il importe que vous soyez précisément averti de la situation et
que vous ne tourniez pas le dos à cette conscience. »
Je réfléchissais à ses propos lorsque, soudain, je voulus savoir quelle
avait été sa propre expérience de l'éveil.
« Comment est-ce arrivé pour vous ?, demandai-je.
— Eh bien, j'ai également vécu un état de grande confusion. Ce qui peut
exercer une tension réelle sur le corps parce que les organes ne sont pas
nécessairement “ouverts”, ni dirigés vers les pôles correspondant au flux
d'énergie. Et si vous ne comprenez pas ce qui se passe, eh bien, ce peut être
assez chaotique. J'ai subi une grande pression, laquelle était le symbole
d'une purification qu'il me fallait également vivre à un niveau supérieur,
d'une redéfinition de la nature de ma volonté ou du pouvoir, si vous
préférez. Après cela, la douleur a quasiment disparu. Un langage était en
train de naître en moi. Avec ce langage, un dictionnaire est apparu, qui m'a
donné une compréhension immédiate. Soudain, j'ai su ! Aucun doute n'était
possible. J'ai commencé à voir des liens qui existaient bien au-delà de
l'univers, et même plus loin encore, bien au-delà de tous les univers. Jusqu'à
la Création – voire avant.
— Mais comment avez-vous commencé à l'assimiler ?
— J'ai d'abord dû passer par les maladies infantiles que nous connaissons
bien. Vous savez, je pensais que j'étais un sacré type – si vous me passez
l'expression –, mais j'étais ainsi. Les circonstances m'ont forcé à analyser
mes motivations. Lorsque j'ai entrepris de travailler avec mes clients, tout
s'est régulé de soi-même. Si je ne veillais pas à être précis et concentré,
alors ils n'entraient tout simplement pas en contact avec moi. Parmi mes
patients, j'ai quelques thérapeutes qui se plaignent de n'avoir pas de
clientèle. Alors, je dois leur faire comprendre qu'ils travaillent dans ce
domaine pour de mauvaises raisons. Contrairement à la plupart de ceux qui
exercent ce métier, je préférerais m'en passer. Mais ce n'est pas ainsi que
cela fonctionne. Je ne suis pas là pour mon intérêt propre. Ce dont vous
pourriez aussi bien prendre conscience, puisque vous allez le pratiquer à
votre tour : cela n'est qu'une partie de votre formation. »
Une lumière nouvelle apparut autour de lui.
Puis il ajouta :
« N'attendez pas qu'on érige un buste de vous dans un parc. Faites votre
travail. Accomplissez-le avec élégance et gratitude. Ne vous laissez jamais
égarer par votre vanité. Ne vous laissez pas détourner par quelque flatterie
romantique ou quelque critique blessante de la part de ceux qui ne savent
rien. Ce n'est pas une vocation ; simplement une destinée que vous devez
suivre. Il est important de comprendre la différence. Soyez ouvert et sans
cesse prêt à apprendre. Soyez vigilant ! – c'est tout. »
Il souligna sa dernière phrase en tapotant doucement mon genou de son
poing :
« Lorsque, enfin, un homme a le désir d'émerger des brumes de l'oubli,
lorsqu'il a le courage de commencer à se souvenir, alors il sera reconnu.
Aussi bien là-haut qu'ici-bas. Parce qu'il se rappelle, il est capable
d'accepter sa tâche. Chacun a une mission à accomplir ici. Et nul ne peut
réaliser celle d'un autre. C'est pourquoi nous pouvons aussi bien renoncer à
l'idée que les conditions ne sont pas aussi optimales qu'elles devraient l'être,
ou que les autres disposent de meilleures options que nous. Les
circonstances sont toujours les meilleures qui soient, à l'instant où elles
existent. Ainsi vont les choses. Si vous n'êtes pas capable de vous venir en
aide ici et maintenant, comment pourriez-vous aider les autres ? »
Le soleil jouait à cache-cache avec un nuage, mais il disparut de nouveau
rapidement. Le Voyant jeta le reste d'eau sur le feu pour signaler qu'il était
temps de commencer le travail de la journée. Nous nous prêtâmes main-
forte pour emballer les affaires, et laissâmes la tente. Tout occupé à ce que
je venais d'entendre, je n'y fis pas attention alors.
Lorsque tout fut prêt, nous demeurâmes un moment à inspirer l'air frais,
les couleurs et les formes qui prenaient vie devant nous. Le son produit par
le silence était indescriptible, et n'était pourtant que l'ouverture à un silence
d'une autre sorte qui adviendrait plus tard, qui devait être la musique la plus
éloquente qui fût sur Terre. Nous commençâmes à escalader le versant est
de la montagne. La forteresse se trouvait plus haut.
Le sentier était escarpé et difficile. Sur le plan mental, le pouvoir
devenait clairement de plus en plus intense, et je pressentais qu'un
événement allait se produire. Je percevais l'activité qui agitait l'éther tout
autour de nous. J'éprouvais une joie pure qui différait de ce que j'avais pu
ressentir auparavant, qui n'avait rien de mièvre et ne devait rien à la
sentimentalité, quelle qu'elle fût. Peut-être était-ce la raison pour laquelle
j'étais dans un état de réceptivité plus absolu. Je ne pensais pas aux
avantages d'une vie simple. À cet instant-là, j'étais cela. Je ne désirais rien.
Tout ce qui était nécessaire était déjà en jeu, et à portée de main. Tout était
contenu dans le souffle. La joie plongeait ses racines dans la gratitude :
gratitude envers le Voyant, qui m'avait éveillé de façon si efficace ;
gratitude envers le pouvoir et la réalité qu'il rendait disponible ; gratitude
envers le grand souffle. Tout ce dont j'avais rêvé sans avoir osé espérer le
retrouver un jour. Jamais, dans mes songes les plus extrêmes, je n'aurais cru
en être digne ou être capable de me montrer à la hauteur parce qu'il m'était
arrivé une fois, longtemps auparavant, d'y être infidèle.
Depuis une saillie située de l'autre côté, sous l'ombre d'un fourré, un
chien sauvage nous observait. Comme nous approchions et pénétrions dans
un espace découvert, il disparut aussi silencieusement qu'il était venu.

Il nous fallut une heure environ pour grimper les deux cents mètres.
Lorsque nous atteignîmes le sommet, nous fîmes une courte pause dans les
ruines d'une ancienne installation humaine située à l'extérieur de la place
forte. Alors que nous longions le mur en direction de la porte nord, je sentis
dans mon ventre une légère appréhension qui s'accrut lorsque nous
pénétrâmes dans le lieu saint. Comme à son habitude, le Voyant s'avança au
milieu de la cour. Je le suivis et, comme à mon habitude également, me
plaçai à sa droite.
Avec son bâton, le Voyant dessina sur le sol un cercle invisible au centre
duquel il demeura absolument immobile, face à la tour de la forteresse, qui
se dressait au nord-ouest. Malgré cette apparente immobilité, je vis son
corps astral : les bras étendus de part et d'autre telles des ailes, il se mit à
tourner lentement sur lui-même, puis de plus en plus vite, dans une
vibration semblable à celle d'une spirale, cependant que ma voix intérieure
psalmodiait en araméen :
« Ephatah ! Ina na thar'a ! – Ephatah ! Ina na thar'a ! – Ephatah ! Ina
na thar'a ! » (Ouvre-toi ! Je suis la porte entre les mondes !)
Je pénétrai dans le cercle qui tournoyait toujours plus vite, aspirant tout
en lui. Chaque ligne, chaque région du monde convergèrent vers le point
centripète de cette énergie concentrée. Ce que je ne peux décrire que par
une sorte d'intense succion agissant sous l'image du monde physique et la
retournant. Ainsi la vitalité céleste dissimulée sous l'apparente solidité des
choses physiques était-elle rendue visible. Cette solidité n'est que l'une des
faces de ce que nous considérons normalement comme notre réalité. C'est
aussi naturel, réellement, que de remettre sa veste à l'endroit ou d'écarter un
voile. Et dans un même souffle, tous les êtres de lumière deviennent
visibles.
Tout se déploya dans un silence qu'il est impossible d'expliquer, lequel
n'est pas une absence de sons, mais plutôt sa consécration. Si nous
considérons les œuvres pour orgue de Bach comme le reflet sonore le plus
proche qui soit du filigrane céleste et le dernier quatuor à cordes de
Beethoven comme la modulation la plus intime de la douleur humaine
transformée en victoire par le pouvoir de la grâce, alors il n'est à mon sens
aucune musique contemporaine qui puisse rendre compte de la sérénité que
j'éprouvais ici.
Je fermai les yeux et une modeste prière surgit en moi :
Nehwey sibyanak aukana d'shmeya aph b'arah.
Laissons advenir sur terre ce qui est écrit entre les étoiles. Dévoilons la lumière universelle en
chacun de nous, conformément aux lois de l'univers.

Je vois que ce qui est écrit entre les étoiles se déploie déjà sur terre, parce
qu'il n'y a aucune différence entre ici et là. La réalité de l'éther est une
forme d'expression bien plus pure que celle de la Terre, un langage stellaire
que ne limitent ni la gravité, ni Kronos.
Sérénité – sérénité – sérénité – sérénité – sérénité – sérénité… Devant
mon troisième œil, une petite flamme.
Puis j'entendis la Voix, murmurant dans le vent :
« J'ai été envoyée par le pouvoir,
Je suis venue à ceux qui sont capables de me recevoir,
J'ai été trouvée par ceux qui me cherchent.
Contemplez-moi, vous qui cherchez à vous unir à moi,
Entendez-moi, vous qui écoutez.
Vous qui m'attendez, recevez mon essence.
Ne m'oubliez pas !
En ce que je suis la première et la dernière.
Je suis celle qui est honorée et celle qui est méprisée.
Je suis la prostituée et la sainte.
Je suis l'épouse et la vierge.
Je suis la mère et la fille.
Je suis la mariée céleste,
Pour laquelle il n'y a nul époux.
Mon pouvoir vient de celui qui m'a envoyée.
Je suis le silence incompréhensible.
Je suis la voix dont le son est multiple,
Et le mot sans fin.
Je suis la bénédiction de mon nom
Je suis la sagesse et l'ignorance.
Je suis sans honte et emplie d'elle.
Je suis puissance, je suis peur.
Je suis paix et guerre.
Je suis le vide dans la plénitude.
Je suis l'unité dans le néant.
Je dissous tous les concepts.
Je dissous toutes les images.
Ainsi, je suis sans limites
Ainsi, je suis tout.
Ne m'oubliez pas,
Parce je suis la réprouvée et celle depuis longtemps attendue.
Soyez vigilants, vous qui savez comment écouter,
Vous tous qui avez été envoyés, écoutez,
Vous tous qui êtes à présent éveillés et ressuscités du sommeil.
Nombreuses sont les formes plaisantes qui composent la grande illusion,
Le péché vide et le désir éphémère,
Que l'Humanité embrasse
Avant de devenir spirituellement sobre
Et de s'élever vers le lieu assigné.
Le lieu où vous me trouverez.
Alors, vous vivrez
Et ne goûterez plus jamais à la mort. »

La voix qui murmure et guérit s'adresse à mon moi le plus intérieur, à


l'être éternel. Encore et encore, je dois me dépouiller des vestiges de ma
résistance. Qu'ai-je à perdre ?
Je tombe dans une pièce sans fin. Puis des mains invisibles me saisissent
et me soulèvent. Ce qui jusque-là s'éprouvait comme la force de la gravité,
se transforme à présent en grâce ; une façon paisible d'être dans le souffle
de l'univers. Il n'y a nulle séparation, seulement la guérison et la piété.
Hautement émouvant est le spectacle, indescriptible est l'état d'esprit à
l'instant où le champ s'ouvre dans un mouvement majestueux qui illumine
la cour. Si intense est la lumière que je dois plisser les yeux. Le Voyant
plonge directement son regard en elle. Je regarde à mon tour et vois que le
personnage rayonnant qui se tient devant nous est Mariam. Le château tout
entier est entouré de vibrations.
Difficile de savoir combien de temps cela dure. Le temps n'a aucune
signification. Puis le symbole apparaît, pulsant dans la lumière intense.
J'ai le souffle coupé, je suis envoûté. Comme la dernière fois, je me sens
attiré vers cette vibration afin de m'y dissoudre. Mais la crainte de n'en être
pas digne me retient.
Soudain, je la comprends, la signification des deux symboles.
Les deux Mariam Magdal – les deux Marie-Madeleine !
J'ouvre les yeux. Sur le sol, je vois deux ombres : celle du Voyant et la
mienne. Derrière nous, le soleil surgit entre les nuages morcelés. Nous nous
tenons dans le cercle, côte à côte. Les deux femmes apparaissent clairement
sur le sable et je réalise qu'elles représentent l'ère du Verseau. Ce n'est pas
tout, cependant. Je m'aperçois que le double M correspond au chiffre
romain qui signifie 2000 – le nouveau millénaire.
J'en reste absolument sans voix. Non seulement à cause de l'incroyable
situation dans laquelle nous nous trouvons, mais aussi en raison du sens de
ce langage secret. Le Voyant est silencieux. La Voix dit :
« À présent, tu as vu. Mais ce n'est que le début. N'oublie pas, ce à quoi
tu viens d'assister n'est que la pâle image de la réalité. Ne te perds pas dans
les images, mais concentre tout ton pouvoir sur la force qui les anime. »
« Qu'essaie de nous dire Mariam ?, demandai-je au Voyant.
— Nous verrons. De toute façon, quelqu'un essaie de nous dire quelque
chose. Notre tâche à présent est de découvrir ce dont il s'agit. »
Il sortit du cercle. Je demeurai dans le sillage laissé par la dense énergie
qui émanait du pouvoir. La bulle céleste dans laquelle je me tenais se retira,
la souple corde argentée qui nous reliait se défit lentement. Il y eut un
claquement sec presque imperceptible, suivi d'une nuée de petites particules
lumineuses, et je me retrouvai à regarder les nuages qui dérivaient
majestueusement dans le ciel, semblables à de fiers navires voguant sur une
mer infinie. Ce fut tout.
Libéré de tout souci.
Être.
Plus tard, après que j'eus également quitté le cercle et que je me fus assis
à l'extrémité de la cour, le Voyant dessina autour de lui-même un autre
cercle avant de glisser dans ce silence que je l'avais vu pratiquer si souvent
auparavant. Je restai là à le regarder et éprouvai le besoin de le
photographier. Je sortis mon appareil et réglai l'objectif. Il se trouvait au
centre de l'image. À l'instant où j'appuyai sur le déclencheur, j'aperçus du
coin de l'œil quelque chose sur la gauche du cadre, quelque chose
d'indéfinissable qui bougeait. Je n'y pensais plus vraiment jusqu'au jour où
je fis développer la pellicule. À ma grande surprise, je découvris que le
Voyant n'était pas seul dans la cour, l'image d'un jeune homme apparaissait
près de lui.
Une fois la photographie prise et l'appareil rangé, j'entrai également dans
le silence. À l'exception des énergies qui dansaient autour de nous, seuls le
Voyant et moi-même étions présents.
Imperceptiblement, je glissai hors de l'apparence de la vie, de l'enveloppe
du corps, franchis le voile et flottai vers le haut. Les ondes qui étaient les
miennes s'unirent à celles de l'éther. Alors, je vis que j'étais une énergie qui
donnait la vie, je vis qu'il n'existait pas d'autre séparation que celle que
j'avais moi-même créée par mon attitude inexplicablement limitée et par ma
résistance obstinée. L'éther était empli d'êtres rayonnants entourés de petites
particules de lumières tournoyantes et quasi invisibles. Infatigables,
présents, perpétuant et accomplissant le principe éternel de la création.
« Les gardiennes du feu ! », murmura la Voix.
Au-dessous de moi, j'aperçus un jeune homme, le Silencieux, accroupi
dans l'un des angles de la cour. D'un signe invisible, le Voyant l'appela à lui.
Le Silencieux se leva et marcha en direction du cercle qui rayonnait au
centre de la cour. Le cercle s'ouvrit, et j'observai les deux personnages qui
flottaient à travers des mondes innombrables et sans nom.
Kansbar et Flégétanis.
Je les vis qui traversaient un marché inondé de soleil, en Andalousie, à
une autre époque. Cependant, j'eus le sentiment que ce à quoi j'assistais
avait également lieu dans un présent éternel. Cela s'était produit auparavant.
Cela se produisait maintenant. Et cela se produirait encore. Avant que ne
soit accomplie la mission, les deux âmes devront flotter à travers les
mondes en passant le relais jusqu'à ce qu'elles se rencontrent et se
reconnaissent mutuellement pour ce qu'elles sont réellement.
« Qui est ce Kansbar à la barbe blanche ? »
Dans une gare, plusieurs siècles plus tard, le Voyant remet aux bons soins
du Silencieux un manuscrit très ancien. Peu après, le train qui emporte le
Silencieux et son manuscrit disparaît dans l'un de ces tunnels intemporels de
la réalité. Le Silencieux rentre chez lui et écrit un livre sur sa rencontre avec
l'éternité.
« Mais qui est Kansbar ? »
Toutes les pensées et les actions de l'Humanité à travers le temps sont
conservées dans l'éther – akasha. La moindre chose. La moindre parcelle.
Le moindre yod 2 !
Par nos pensées et nos actions, nous créons nous-mêmes notre réalité. La
réalité est exactement aussi limitée et illimitée que nous la faisons. L'être
humain est, je le vois, un transformateur. Nous métamorphosons la matière
et le lourd poids mort de la forme en une énergie vivante. Si tel est notre
choix.
Si tel n'est pas notre choix, nous demeurons pétrifiés – gardes ou
prisonniers.
Bien trop longtemps, nous avons négligé notre travail ici, saturant l'éther
d'une matière noire immuable et pesante qui ne réfléchit rien. Le chargeant
de tous les désirs, de toutes les projections que nous ne maîtrisons pas.
Durant des milliers d'années, nous nous sommes développés fort lentement,
selon le principe qui veut que nous accomplissions deux pas en avant pour
un pas en arrière. Voire un pas en avant pour deux pas en arrière.
Bien trop longtemps, nous avons été les prisonniers et les gardes de la
forme et de la matière pesante. Comme si nous avions oublié qui nous
sommes, d'où nous venons, quelles merveilleuses possibilités et capacités
nous possédons.
Mais nous avons dépassé le jour du terme. Désormais, on ne nous posera
plus de questions. Nous avons la possibilité d'accepter la transformation, ou
pas. Aujourd'hui. Non pas demain dans quelque obscur nirvana, mais ICI
ET MAINTENANT ! Le Nirvana se produit ici et maintenant ! Le
Shamballa existe ici et maintenant ! Le paradis se trouve ici et maintenant !
Il n'existera pas de meilleures circonstances que celles que nous vivons
aujourd'hui. À présent, je le vois, à présent, je comprends.
Nous avons les moyens de faire évoluer l'étouffante illusion des droits de
propriété, du Monopoly vers une libération de la philanthropie et de
l'entraide. Nous avons les moyens de commuer la peur en joie à l'unique
condition de renoncer à notre volonté obstinée d'être des élus, des êtres plus
singuliers que d'autres. C'est la seule façon véritable d'être unique.
Nous sommes capables de modifier n'importe quel pouvoir, d'en
percevoir les limites, de comprendre combien il est totalement ridicule et
dépourvu d'importance. Capables de transfigurer l'emprisonnement en
liberté, la séparation en unité, la maladie en plénitude. Si tel est notre choix.
Mourir, c'est franchir une porte, passer d'une pièce à l'autre. La mort
n'existe pas si nous en décidons ainsi. La mort est ce que nous avons créé
dans l'ignorance véhiculée par la peur, dans la course inconsciente et folle
des soucis. Nous nous tuons avec nos fantasmes bornés sur le bonheur – nos
rêves sur ceci ou cela, les voitures, l'argent, le luxe, le partenaire parfait,
l'environnement parfait, une santé parfaite. Le gourou parfait. La sexualité
parfaite. La spiritualité parfaite. Tout. Le rêve d'être quelqu'un de singulier.
Ce piège béant ne cesse d'apparaître et réapparaître chaque fois qu'un
pauvre gars se laisse prendre. L'homme s'autodétruit par peur de perdre tout
cela, avant même d'avoir pu y planter avidement ses griffes névrotiques.
N'y pensez plus.
Levez-vous. Prenez votre lit et marchez – vous êtes guéri.
Levez-vous. Soyez responsable de vous-même.
Si tel est votre choix.

« Qui peut se faire le juge d'autrui ? »


La Voix appartient à l'éther. Elle me parle et pourtant, je suis cette Voix.
« En jugeant autrui, c'est nous-même que nous jugeons. »
Je suis en état d'apesanteur et présent partout. Partout et nulle part. Un
être sans lieu d'attache. À l'instant où la Voix met en mots son savoir, lequel
est en vérité un son sacré, toute forme de jugement est réduite au silence
parce que alors, chaque chose compose un tout et que la réalité est sans
contraire.
Libre de toutes réserves, je vois à présent les agents actifs de l'éther que
créent nos formes de pensée emplies de peur. S'opposant aux êtres de
lumière qui conservent et guérissent, ces agents sapent et séparent. Entre
eux, pourtant, n'existe aucune différence en tant que telle. Ils correspondent
aux deux faces d'une même question, à l'expression de nos choix et
constituent par conséquent la volonté de l'éternité.
Comment m'est-il possible de voir et comprendre tout cela lorsque dans
le même temps, je réalise que je ne suis qu'un bébé cosmique qui n'a pas
encore appris à marcher ?
Tout mon être n'est qu'une vaste question qui flotte dans l'espace à travers
les univers. Je me demande s'il comprendra un jour que la réponse se trouve
en lui-même.
« Commencez-vous à saisir dans quelle réalité multidimensionnelle nous
existons ? »
La silhouette du Voyant se dresse devant moi, découpée par le soleil.
« Vous avez vu une partie de ce qui vous attend. Vu quelques-unes des
possibilités auxquelles vous pouvez avoir accès en tant qu'être humain. »
J'acquiesçai et regardai autour de moi. Les murs de la forteresse étaient
envahis par du lierre vert. Le déclic d'un appareil photo se fit entendre. Je
me tournai dans la direction du bruit et crus voir bouger une forme
humaine. Pourtant, il n'y avait personne. Derrière moi, j'entendis la Voix :
« Il est temps pour toi de passer à l'étape suivante. Tu dois apprendre
quels sont les principes fondamentaux qui permettent de se déplacer
librement et consciemment dans la réalité céleste. »
L'espace d'un instant, je me retrouvai paralysé entre deux types de
conscience. D'un côté, le Voyant, qui m'avait amené ici, de l'autre, la Voix :
« Lorsqu'il pénètre dans le monde, l'être est semblable à une coupe vide.
Le vide est empli de silence créatif. La certitude vit dans le silence. La
certitude sur la nature innée, éternelle de l'Humanité. La certitude est sans
mots et sans idées. Elle n'a pas besoin d'explication. Elle est, simplement.
L'Humanité n'est pas autorisée à demeurer longtemps dans cet état. Dès la
naissance, l'environnement commence aussitôt à remplir ce vide apparent
de bruit et de leçons, de sorte que la personne apprenne comment se
comporter dans le monde extérieur, comment marcher, comment parler,
comment devenir un être social. Il est dommage toutefois que au cours de
ce processus, l'être humain oublie tout de la certitude originelle du vide. Au
lieu de trouver son équilibre parmi les choix, il se perd unilatéralement
dans le monde extérieur. Jusqu'au jour où, la coupe étant remplie à ras
bord de bruit et de mensonges, il tombe malade ou est en quelque sorte
contraint de réévaluer sa vie. »
Je pensais à ces soufis, ces mystiques vêtus de blanc qui appartiennent à
la tradition spirituelle de l'islam. Ils emploient un terme qui signifie
« désapprendre » ou « vider la coupe ». Pour que une nouvelle fois, la place
soit faite au silence et à la certitude.
La Voix poursuivit :
« Sans silence créatif, il est impossible d'avancer ne serait-ce que d'un
pas vers la renonciation et la libération. Sans lui, toute aspiration à l'éveil
spirituel sera plus ou moins gâchée. Dès lors que la coupe est vidée et le
silence restauré, cette aspiration n'est plus nécessaire. De même ne sera-t-il
plus question d'avancer ou de reculer. De même, la stagnation n'existera
plus. L'humanité est ce qu'elle a toujours été : un silence créatif en
mouvement. La différence entre les deux états tient simplement au fait que,
dans le silence, nous sommes éveillés et inventifs, et tu sais qu'il en est
ainsi. Dans l'état de bruit, nous ressemblons à une sorte de zombi endormi
qui erre à travers le monde. Un zombi accomplissant ces innombrables
actions insensées dont les êtres humains ont fait le mantra de leur vie. »
Ces mots ne me parurent pas le moins du monde étranges. J'avais
parfaitement conscience que ce n'était pas seulement une compréhension
intellectuelle, mais aussi une transformation totale qui devaient advenir.
Le Voyant se plaça devant moi :
« Mais avant que vous n'entamiez le processus, vous devez avoir le
courage d'affronter ce que certaines traditions appellent le gardien du seuil,
la nécessaire prise de conscience qui provoque une purification extrême.
Enfin, si elle réussit. Ce soir, vous dormirez dans la tente, sur la pente. Vous
devez y faire face seul. »
Il contempla la montagne. Puis il fredonna le vers d'une chanson dont j'ai
oublié le titre, se détourna et commença à marcher. Je le regardai
disparaître.
La descente fut, si c'était possible, plus rude encore que la montée.
L'étroit sentier impraticable semblait vouloir incarner la sarcastique devise
du Voyant : « Pourquoi descendre lorsque l'on peut monter. »
Alors que je luttais pour conserver mon équilibre sur le chemin du retour,
j'eus soudain un coup au cœur. Je me trouvai sur un sentier différent de
celui que nous avions emprunté à l'aller. Je poursuivis en espérant qu'il me
conduirait jusqu'au campement. C'était une impasse. Des yeux, je cherchai
la tente en contrebas, mais en vain. Des bras me tenaient fermement tandis
que je tentais de me libérer des fourrés pour rejoindre notre base. Mais où
était-elle ? L'espace d'un instant, je fus pris de panique. Cette sensation de
« marcher sur un sol sûr », où avait-elle soudain disparu ? Cette conscience
nouvelle du lien entre toutes les choses, où s'en était-elle allée ? Perdais-je
courage simplement parce que je rencontrais un peu de résistance, et
pourquoi ? À cet instant précis, mon pied glissa sur une pierre et je basculai
par-dessus bord. Durant d'interminables secondes, je roulai le long du flanc
de la montagne, parmi les broussailles et les rochers. Dans une ultime
tentative pour stopper ma chute, je parvins à agripper un petit arbre, qui
s'inclina dangereusement sous le poids de ce fardeau aussi nouveau
qu'inattendu. Je demeurai immobile pour reprendre mon souffle. La tente se
trouvait sur le replat situé juste au-dessous de moi.
« L'orgueil précède la chute ! », murmura une toute petite voix.
La terre tourna jusqu'à ce que le soleil eût disparu derrière les Pyrénées
enneigées. Assis près du feu, j'étais occupé à couper du bois, mais je ne
parvenais pas réellement à me concentrer sur ma tâche. La vallée qui, avec
sa flore et sa faune, m'enchantait habituellement, avait perdu tout attrait. Je
songeai que j'avais peut-être simplement perdu la capacité à apprécier cette
beauté. Tout n'était que surface. Un magnifique décor diabolique créé par
des forces tout aussi diaboliques. Une sorte de beauté vide qui n'avait
d'autre but que la beauté. Et le vide était monumental. Je tendis l'oreille. Me
contraignis à écouter. Nul son, cependant. Le silence n'était pas même là.
Nul oiseau ne chantait. Nul vent ne se déplaçait. Tout semblait sans vie. Il
n'était pas jusqu'aux rayons de soleil qui ne parussent dépourvus de couleur.
L'obscurité arriva sournoisement. Je crus en percevoir l'essence froide et fus
saisi par une inexplicable sensation négative. Je me dépêchai de jeter au feu
les dernières broussailles, me glissai sous la tente, remontai la fermeture
Éclair de l'entrée et m'insérai dans mon sac de couchage. Les flammes
faisaient danser les ombres sur le tissu de la tente. À l'instant même où
j'écris, je ressens la peur quasi telle que je l'ai alors éprouvée. Je perçois le
vide qui m'entourait. Un isolement incompréhensible du reste de la création.
Et je compris combien un homme pouvait être insignifiant. Combien la
majeure partie de ce qui était moi était insignifiante comparée à tout le
reste.
Les ombres qui dansaient disparurent, et je fus absorbé par les ténèbres.
Une pensée isolée, faite de peur, enveloppée dans un vaste néant. Un néant
dans l'impitoyable vide de l'obscurité. À l'intérieur de cette pensée, je vis
tout ce que j'avais provoqué. L'incroyable souffrance que j'avais
régulièrement créée chez autrui. Je vis de quelle façon mes pensées, la
luxure, les échecs, les ambitions, les actions conscientes ou inconscientes,
avaient laissé des situations et des mondes entiers dans un état de chaos
fatidique et inconcevable. La pensée sembla se contracter dans l'obscurité.
Devint une particule, un centre d'un poids insondable, dont l'unique contenu
était le péché ! À l'instant où je réalisai que cette particule de péché, c'était
moi, le monde disparut sous mes pieds et je tombai, et tombai encore.
Simultanément, je compris aussi que ce péché venait de mon esprit malade,
qu'il ne faisait qu'un avec la maladie, et que je serai à jamais enfermé dans
ce terrible état de finitude. Désespérément, je me débattis et tentai de me
raccrocher à quelque chose dans l'obscurité. Mais il n'y avait rien. Mes cris
furent engloutis dans ce néant dépourvu de sons. Je sombrai et sombrai,
tandis que le centre devenait de plus en plus dense et pesant.
« Aidez-moi ! Sauvez-moi ! Pardonnez-moi ! », suppliai-je.
Mais il n'y eut pas réponse parce que nul n'était là pour me répondre.
S'agissait-il de ces ténèbres éternelles dans lesquelles les âmes damnées
sont jetées en dernier recours, de la perdition éternelle où n'interviennent ni
grâce ni pardon ?
« Oui », dit la petite voix.
Le centre s'alourdit encore et tout à coup, s'étendit, alors que la vitesse
atteignait un degré tel que mon seul espoir fut que ces interminables
ténèbres finiraient malgré tout par cesser, qu'il y aurait un fond contre
lequel ce poids terrible s'écraserait et disparaîtrait à jamais. Je sentis au
contraire le centre croître de plus en plus rapidement jusqu'à envahir
littéralement l'obscurité, de sorte qu'il n'y eut plus aucune différence entre
les deux. Le centre et les ténèbres faisaient un. Au sein du néant, je n'étais
plus un centre spécifique. J'étais ces ténèbres. La somme de tout ce qui est
immuable, de tout ce qui n'a été ni libéré, ni modifié, de tout ce qui est lié
par des contraintes éternelles.
Au milieu de tout cela, je pris subitement conscience que l'effroyable
chute s'était arrêtée. J'étais devenu essentiellement espace et gravité, mais le
mouvement descendant avait cessé. Tout mouvement avait cessé. J'étais en
quelque sorte pris en moi-même. Le fait de connaître l'unique alternative à
ce cauchemar apparemment clos rendait la situation impossible. Pire
encore, le souvenir. Le souvenir des possibilités passées, gaspillées, qui
brûlait en mon centre comme un feu éternel n'offrant pas la moindre
lumière. Une damnation totale. Et je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-
même. Ce que je compris avec mes ultimes ressources, comme si c'était là
la seule possibilité qu'on m'octroyait. Mais une possibilité précise – ma
mémoire était la dernière chance de salut dont je disposais. J'étais suspendu
à l'extrême bord du gouffre de l'oubli, m'agrippant du bout des doigts à
l'ultime rayon d'espoir qui me restait, lorsqu'un point lumineux apparut dans
le néant, tel un mirage. J'étais sur le point de renoncer définitivement quand,
dans ce point lumineux, je crus reconnaître un visage. Je me concentrai
pour l'identifier. Peu à peu, le visage se fit plus clair, et je sentis combien ce
miracle merveilleux me rendait mes pouvoirs. Je savais à présent à qui il
appartenait. À Hazrat Inayat Khan, mon vieux maître soufi, dont le livre
Gayan, Vadan, Nirtan, m'avait été envoyé anonymement alors que âgé de
quinze ans, je traversais une crise profonde. Hazrat Inayat Khan dont
l'enseignement avait tant compté pour moi et qui, je l'avais toujours su,
m'avait guidé depuis l'au-delà. Le voici qui apparaissait en ce jour où mon
jugement avait lieu. Les larmes roulaient sur mes joues. À ce moment
précis, le visage se modifia et je reconnus l'une des nombreuses personnes
qui m'avaient soutenu tout au long de ma vie. Et défila devant moi la longue
lignée de ceux à qui je devais tout. Si ces différentes âmes n'avaient existé
pour moi, voilà longtemps que j'aurais péri. Le visage se métamorphosa une
fois encore, et il était à présent si proche que j'en sentais la force inaltérable.
Le Voyant à la barbe blanche, avec son sourire et ses yeux d'un bleu
profond, se tenait devant moi. Alors, je lâchai prise et me sentis soulevé,
encore et encore, cependant que les ténèbres se muaient peu à peu en
lumière.
Hazrat Inayat Khan (1882-1927) (Photographie : Sikar van Stolk).
Devant moi se trouve l'antique manuscrit qui m'a été donné par le Voyant.
Je réalise qu'il m'a toujours suivi. Chaque fois que je le perds de vue, Celui
Qui Est vêtu de Blanc vient à moi. Parfois sous la forme de Kansbar, parfois
sous celle d'une voix qui s'exprime dans mon cœur. À d'autres moments
encore, lorsque j'ouvre le manuscrit, les lettres se transforment en signes
dont je ne connais pas le sens. Ou bien les mots dansent vers moi, tels des
êtres de lumière familiers qui chantent et ouvrent la porte sur des mondes
dont j'ignorais jusqu'à l'existence. Je tourne la page et lis.
6

Mariam leva la tête en direction du bruit. Au bout de la salle, elle aperçut


une estrade. Sur cette estrade se trouvait un trône. De tous côtés, elle était
environnée par des inscriptions étrangères aux lettres colorées et
ornementées. Elle parcourut le mur d'un regard hanté, dans une tentative
désespérée pour les déchiffrer, mais seul un écho indéfinissable surgit des
recoins les plus éloignés de son esprit – un souvenir… Un vent doux faisait
onduler certaines parties du mur. Puis elle se rappela.
Le temple d'Isis.
Le mur qui ondulait s'écarta. Un personnage, pourvu d'un énorme masque
en forme de bœuf qui recouvrait sa tête et la partie supérieure de son corps,
s'avança. Un cadran solaire devant lequel apparaissait un serpent était placé
entre les cornes. Le personnage grimpa sur l'estrade et s'assit sur le trône.
« Mariam, fille d'Isis. La salle dans laquelle tu te trouves est la première
sphère de l'esprit divin, laquelle est la matière. L'esprit divin n'a ni début, ni
fin. Ce monde éphémère n'est que l'une des nombreuses idées de l'esprit
divin. Esprit à l'intérieur duquel l'homme respire, vit, est. Lorsque l'élève a
obtenu le droit de porter la clé du maître, lorsqu'il est capable d'ouvrir les
multiples portes des salles mentales et psychiques du temple de la Sagesse,
et d'y pénétrer libre et instruit, alors les principes qui sous-tendent les
concepts d'énergie, de puissance et de matière seront révélés, de même que
la connaissance nécessaire à leur usage. Celui qui comprend la vérité
existant derrière la nature mentale de l'univers a déjà accompli un grand
chemin vers la maîtrise. Mais il est impossible d'atteindre ce but sans la clé
du maître. »
Mariam se tenait devant le trône, les yeux clos, cependant que les paroles
du prêtre l'enveloppaient. Lorsqu'elle se décida à ouvrir de nouveau les
yeux, elle découvrit avec surprise qu'elle se trouvait à présent dans le jardin
d'un cloître ceint de rosiers. Sur un autel de pierre au centre du jardin, une
miche de pain était en train de lever sous le soleil matinal.
Je ne suis qu'une pensée, songea-t-elle. Tout ce qui m'environne n'est que
la pensée de Celui Qui Est Sublime, exprimée sous forme de matière. Tel
est le chant infini de Dieu. Un vers après l'autre. Le poème de la création
dans lequel s'élaborent simultanément chaque chose et la capacité à
l'entendre des ténèbres qui veillent. Faites que je sois le yod le plus
insignifiant, la lettre manuscrite la plus humble de ce chant. L'écho le plus
infime du vaste silence.
Tout était prédestiné. Rien n'advenait au hasard. Sachant ce qu'elle avait à
faire, Mariam s'approcha de l'autel au centre du jardin. Tout au long de la
journée, elle demeura au même endroit, observant l'imperceptible
transformation de la pâte en pain. Lorsque le soleil se coucha, la miche était
prête.

Les journées de Mariam étaient solitaires. Les leçons se succédaient sans


discontinuer. La salle du Bœuf devint sa prison. Dieu seul sait combien de
fois elle assista à la création du pain par le soleil. Le four des âmes !
Elle avait le souvenir vague d'événements, souvenir qui lui donnait le
sentiment inquiétant que quelque chose manquait mais qu'elle ne parvenait
pas à identifier.
La monotonie était rompue de temps à autre. La jeune fille commença à
compter les jours. Elle disposait, tous les sept jours, d'une journée de repos
au cours de laquelle elle demeurait dans sa cellule ou dans le jardin clos qui
en faisait partie. Durant cent cinquante-trois jours, elle ne vit pas d'autres
novices.
Puis, soudain, un changement se produisit. Tôt le matin, elle fut
emmenée par deux femmes voilées qui la guidèrent à travers des passages
inconnus vers des bains magnifiques. Elle perçut l'admiration et l'envie que
provoquait sa jeune beauté chez ces deux femmes qui la déshabillaient.
Celles-ci disparurent après avoir fini de la baigner, laissant Mariam aux
mains d'une femme noire qui ne chercha pas à dissimuler son éblouissement
devant l'être unique qui avait été momentanément confié à ses soins. Celle-
ci se mit aussitôt au travail.
Ordonnant à Mariam de s'allonger sur une couche, elle entreprit d'ôter du
corps de la jeune fille tous les poils indésirables au moyen d'un couteau
aiguisé. Mariam se soumit avec réticence aux gestes de la femme. Lorsque
celle-ci voulut lui écarter doucement les jambes, elle protesta et serra les
genoux. Mais avec un sourire résolu, la femme obligea Mariam à s'allonger
de nouveau sur la couche et, d'une poigne ferme, écarta les jambes.
Redoutant la lame affûtée, la jeune fille se tint immobile. Cependant, les
mouvements de la femme étaient méticuleux et précis, prouvant à l'évidence
qu'ils avaient été accomplis maintes fois auparavant. Lorsque les soins
intimes furent achevés et que la femme se fut assurée qu'ils avaient été
correctement effectués, elle entreprit de masser Mariam avec des huiles
essentielles. Les mains noires se déplaçaient avec une intense lenteur sur le
corps crispé. Sans honte aucune, elles tournaient autour des points les plus
sensibles, et Mariam sentit un feu secret s'allumer et diffuser sa brûlante
sensualité sous sa peau fine. Elle chercha à résister, mais la femme noire lui
lança un regard tel qu'elle renonça à toute velléité de rébellion.
Dans une sorte de danse langoureuse, la femme guida Mariam lentement
mais sûrement vers un pays étranger dominé par un pouvoir totalement
nouveau. Un pouvoir qui était sur le point, à tout instant, d'exploser dans ses
entrailles.
En dépit de l'ardent combat qu'elle menait dans son esprit, la jeune fille
finit par s'abandonner entièrement à ses désirs refoulés, si bien que lorsque
la femme cessa son traitement, la laissant telle une victime haletante, elle
n'eut qu'une envie, que celle-ci continue. Mais la femme l'aida à se lever.
Mariam chancelait. Des courants électriques traversaient son corps luisant.
Avant qu'elle ne comprenne ce qui lui arrivait, deux esclaves de sexe
féminin la revêtirent d'une robe légère dont le tissu transparent soulignait la
nudité de son corps qu'il enveloppait pourtant. Enfin, elles coiffèrent ses
cheveux et couvrirent son visage avec cet emblème provocateur de la
danseuse, le voile en demi-lune.
Elles la guidèrent à travers des passages faiblement éclairés jusqu'à un
rideau rayé. Ce ne fut que lorsqu'elle se tint dans la pièce dont nul mur
n'était visible qu'elle comprit qu'il s'agissait de la salle du Bœuf, dans
laquelle elles avaient pénétré par l'entrée habituellement réservée au maître.
Au centre de la salle, sur une estrade qu'elle n'avait pas remarquée
jusqu'alors, se trouvait une vaste couche nuptiale déjà apprêtée, entourée
par une multitude de lampes à huile. Les esclaves la pressèrent vers le lit,
où elle aperçut un séduisant jeune homme qui attendait. Parvenue au pied
de la couche, elle réalisa que celui-ci était nu. Souriant timidement à la vue
de Mariam, le jeune homme eut une réaction très naturelle. Elle détourna
les yeux du membre érigé, mais éprouva l'irrésistible envie de se laisser
glisser sur le lit accueillant. La salle tout entière baignait dans une chaude
lumière vibrante, et la jeune fille tenait à peine sur ses jambes. Elle fut sur
le point de s'abandonner lorsque deux mains la saisirent fermement par les
bras, l'enserrant dans un étau. Du coin de l'œil, elle vit qu'on enduisait
hâtivement un petit phallus de bois d'une sorte de liniment brillant. L'odeur
en était fétide. C'était de la jusquiame noire.
Avant que Mariam ne réalisât ce qui allait se produire, les mains
l'obligèrent à se pencher en avant, cependant que d'autres mains faisaient
entrer de force le phallus de bois par-derrière. Le geste fut si inattendu et la
douleur si vive qu'elle en resta paralysée. Les mains la tinrent fermement
jusqu'à ce que le mélange d'herbes fasse effet. Alors, elles retirèrent
lentement l'instrument et laissèrent aller la jeune fille.

Comme dans un rêve, Mariam flotta dans les airs jusqu'au jeune homme,
qui l'attira à lui dans une étreinte ardente. Sans nulle résistance, elle ouvrit
la bouche et le laissa l'embrasser longuement et profondément. Des mains
se déplacèrent sur son ventre et soudain, elle les sentit sur tout son corps
jusqu'à ce qu'elle lève ses fesses et se courbe comme un arc, pressant son
abdomen contre le jeune homme. Elle n'avait jamais rien éprouvé de tel. Le
jeune homme la souleva, et tous deux chevauchèrent à travers les paysages
morcelés d'un désir intense. Elle eut la sensation qu'une rupture se
produisait en elle, et la lente chevauchée l'emplit si complètement que la
douleur disparut dans des horizons inconnus, loin de tout temps et de tout
lieu. Les mains la saisirent de nouveau et le jeune homme la retourna, pour
la pénétrer une fois encore en tremblant. Le rythme se modifia. De plus en
plus rapidement, ils voyagèrent à travers un paysage d'une densité accrue où
la douleur et le plaisir se fondaient en une unité inséparable. En ce moment
d'extase, elle ouvrit les yeux pour regarder ceux de son amant.
Son hurlement fut noyé par le brouhaha des mélopées rythmiques que
chantait la foule, assemblée tout autour. Au-dessus d'elle, une ombre
gigantesque pourvue d'une tête de bœuf allait et venait, allait et venait, de
plus en plus violemment, jusqu'à ce qu'elle finisse par perdre conscience
et se laisser absorber par une sérénité froide et distante.
« Que fait-elle ici ? »
Une impérieuse voix féminine lui parvint de loin.
« Elle fait partie des élues », répliqua une autre voix féminine, dans un
dialecte plus primitif.
Mariam ouvrit légèrement les yeux. À contre-jour, elle distingua une
grande et belle femme, parée de la robe de Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc.
Celle-ci s'approcha de la couche où gisait la jeune fille. Mariam referma les
yeux à l'instant même où la couverture posée sur son corps était retirée.
Cherchant désespérément à cacher sa nudité, elle se tourna sur le côté et se
dissimula avec les mains.
« Ne bouge pas !, ordonna la voix qui s'exprimait dans un dialecte
primitif.
— Laisse-la tranquille. »
Mariam sentit sur son épaule le contact d'une main douce qui la retourna
sur le dos.
« N'aie pas peur. Mon nom est Salomé. Ce n'est pas la première fois que
je vois une belle jeune fille sans ses vêtements, mais jamais d'aussi
splendide que toi. »
Mariam ouvrit grand les yeux et découvrit le regard le plus enchanteur
qu'elle eût jamais vu. La femme couvrit de nouveau la jeune fille, avant de
reporter son attention sur la femme qui se tenait à l'extrémité de la couche :
La Synagogue
(W. Hegeb & W. Pinder).
« Atuka a été séduit, n'est-ce pas ? Le premier à venir cueillir cette fleur
rare. Où en est-il de ses préparatifs ? »
L'autre femme, une esclave noire comme le remarquait à présent Mariam,
détourna les yeux sans répondre.
« Tu m'as entendue, où en est-il ? »
Visiblement mal à l'aise, l'esclave noire se trémoussa avec embarras. Les
yeux de Salomé étincelèrent. Elle regarda Mariam d'un air interrogateur et
comprit aussitôt qu'elle ne pouvait attendre une réponse de la jeune fille.
Salomé agrippa l'esclave, qui fondit en larmes. La patience de la Celle
Qui Est Vêtue de Blanc était manifestement à bout :
« Alors, il l'a déjà cueillie ? », cria-t-elle.
Tremblante, l'esclave tomba à terre et sans cesser de pleurer, s'efforça de
donner des explications. Un court instant, les yeux de Salomé croisèrent
ceux de Mariam qui, dans son engourdissement, perçut dans ce regard
sombre un mélange de souffrance et de colère.
Celle Qui Est Vêtue de Blanc la prit par la main :
« Sortons d'ici. »
Se dirigeant vers le nord, les femmes chevauchèrent deux jours durant
sur les routes qui longent le fleuve, avant d'obliquer au nord-est en direction
du ouadi Natroun 1. Elles ne parlaient guère et, à mesure que les heures
passaient, les souvenirs de Mariam se faisaient plus nets. Se balançant
doucement sur la selle, la jeune fille s'abandonna sans réserve à la sécurité
et à la force qui émanaient de sa libératrice en blanc. De temps à autre, elles
s'arrêtaient pour boire. Salomé tendait à Mariam un morceau de pain qu'elle
prenait dans la sacoche de sa selle. Elle-même ne mangeait rien.
« Protège-toi du vent et du soleil », dit-elle quand à la mi-journée, elles
traversèrent le désert.
D'infinies étendues de sable, d'impraticables plaines hérissées de rochers,
s'étiraient devant elles, et lorsque le vent se mit à souffler, elles durent lutter
pas à pas pour avancer. Avant peu, cependant, le temps des épreuves fut
derrière elles. Le paysage se modifia, devint luxuriant et fertile. De temps à
autre, elles croisaient des voyageurs, qui se firent plus nombreux à mesure
qu'elles approchaient de la côte. Salomé s'arrêta sur une colline et désigna
une ville au loin :
« Alexandrie, centre de la sagesse et de la science. »
Elle hésita un instant avant de poursuivre :
« Celui des fous aussi, malheureusement. »
Elle sourit à Mariam, puis se mit à rire d'une façon douce et entraînante
qui donna envie à la jeune fille de l'imiter. C'était un rire qu'elle entendrait
souvent et qu'elle apprendrait à aimer.
Salomé désignait à présent la droite de la ville :
« Voilà le lac Maréotis 2. C'est là que nous allons. Ne perdons plus de
temps. »
En fin de journée, elles traversèrent une forêt dense qui proliférait autour
du lac que Salomé avait auparavant montré. Lorsqu'elles en sortirent,
Mariam découvrit avec un grand étonnement une série de bâtiments dont la
forme lui était inconnue. Blanches, ornées de différents symboles peints, les
maisons étaient identiques et, quoiqu'elles fussent rassemblées en une sorte
d'îlot, conservaient entre elles une certaine distance. Au centre de cet îlot se
dressait une demeure un peu plus grande.
Salomé se dirigea vers les abords du hameau.
« Bienvenue au Therapeutae », dit-elle en souriant à Mariam.
Des chèvres paissaient dans des enclos, et toutes sortes de plantes
médicinales poussaient autour des bâtiments et sur les murs. Lorsqu'elle
pénétra dans la maison de Salomé, Mariam fut accueillie par le parfum de
l'hysope.

Derrière la pièce principale se trouvaient deux petites chambres. Salomé


introduisit la jeune fille dans l'une d'elles :
« C'est la tienne. Nous ne pouvons savoir combien de temps nous
resterons. Mais il est important que tu prennes le temps de te reposer et de
te rétablir. Il faudra quelques jours avant que tu ne récupères des effets de la
boisson magique d'Atuka. »
Un rayon de lumière dans lequel dansait de la poussière filtra par la
fenêtre et glissa le long du mur d'argile. Mariam demeura au lit à écouter le
son de cloches qu'elle entendait au loin. S'étirant paresseusement, elle bâilla
de contentement, se leva et se tint devant la fenêtre ouverte pour savourer
l'air frais. Un troupeau de chèvres descendait le long de la berge qui menait
au lac, broutant de l'herbe grasse au passage. Mariam aspira une profonde
bouffée d'air et sentit un inexplicable bonheur l'envahir. Tel était donc le
paradis de Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc. La Société des thérapeutes, pour
reprendre l'expression de Salomé.
« Je suis contente de voir que tu es sur pied. »
Salomé se tenait sur le seuil, souriante.
« Viens dehors. J'ai préparé de la nourriture pour toi. Lorsque tu te seras
restaurée, tu me raconteras tout. »
Elles s'assirent sur des bancs placés dans la petite cour, devant la maison.
Mariam mangea en silence, sa compagne ne prit rien.
« Maintenant, raconte-moi », dit Salomé lorsque la jeune fille eut achevé
son repas.
Et Mariam lui rapporta tout ce qu'elle avait vécu. Elle lui parla de
l'étrange vision qu'elle avait eue dans le lavoir, chez elle à Béthanie, du
présage qui était devenu réalité, de la mort tragique de ses parents, de ses
fiançailles et de son futur mari qu'elle avait à peine entrevu. Elle lui parla de
Lazare, son frère, de la confrérie et du terrible voyage jusqu'au temple
d'Héliopolis, de l'expérience avec la charismatique Hélène et de la rencontre
avec la vieille dame aux cheveux blancs qui était apparue de nulle part pour
la guider, avant de redevenir invisible.
Lorsque Mariam acheva son récit, le soleil s'était couché. Son sourire
familier aux lèvres, Salomé acquiesçait sans mot dire aux propos de la jeune
fille, comme si ce que celle-ci expliquait venait confirmer ce qu'elle savait
déjà. Elles demeurèrent assises en silence un moment.
À l'intérieur de ce silence, Mariam eut le sentiment que son histoire
soulevait maintes questions pour lesquelles aucune réponse n'existait, et elle
fut soudainement prise de doutes extrêmes sur sa propre crédibilité. N'avait-
elle pas simplement imaginé tout cela ? N'avait-elle pas simplement avalé
une boisson magique complètement différente de celle qui lui avait été
donnée à Héliopolis ?
« Ne désespère pas. »
Salomé interrompit l'étrange succession de pensées de Mariam.
« Tout ce dont tu as fait l'expérience, tout ce que tu as vu et tout ce qui est
arrivé correspond à des événements réels. Sans doute, y a-t-il encore des
choses que tu ne comprends pas, mais d'ici peu, tu verras qu'il s'agit
d'éléments qui font partie d'un plan plus vaste. »
Elle dévisagea Mariam avec intensité, comme si elle avait vu quelque
chose que la jeune fille elle-même n'avait pas discerné. Quelque chose qui
se trouvait au fond de son âme, qui n'avait pas encore été éveillé et qui, dans
l'obscurité, attendait d'être libéré.
« Longtemps, j'ai attendu ce jour. Cela a failli mal tourner, mais
heureusement, j'ai été informée juste à temps de ta présence au temple
d'Isis. Et maintenant, tu es ici. »
Mariam écoutait. Puis elle dit :
« Je pensais qu'il avait été décidé que je devais aller à Héliopolis pour
étudier. Cela semblait naturel. Durant tout le voyage, j'ai été assistée par la
confrérie. Tout avait été prévu. C'était écrit. »
Salomé l'interrompit.
« Rien n'est écrit. »
Si les mots n'étaient empreints d'aucune dureté ni réserve, ils
introduisaient cependant un élément nouveau dans la conversation.
« La confrérie correspond à tant de choses. Il existe plusieurs sections.
Certaines d'entre elles ne sont pas en contact avec les puissances dont ils se
réclament en toute humilité. Nous travaillons avec un petit groupe, sous la
direction des esséniens, sur le mont Carmel, mais dernièrement, on nous a
empêchés d'œuvrer comme nous le voulions. Un autre groupe, qui s'est
installé près de la mer Morte, entend protéger ses intérêts.
— Qu'est-ce que cette confrérie ? Et qui sont ses membres ?
— Leurs doctrines sont immémoriales. Lorsque le peuple a été libéré de
captivité, les patriarches ont transporté en secret depuis Babylone la Loi
écrite. De retour à Jérusalem, les scribes et les savants qui tentaient
d'instituer une nouvelle base spirituelle destinée à la reconstruction de la
nation sont entrés en désaccord. Un conflit a éclaté dont la conséquence a
été que deux groupes, les pharisiens et les saducéens, ont constitué une
forme de gouvernement, pendant qu'un troisième, celui des esséniens, se
retirait et disparaissait à la périphérie, où il perpétuait l'enseignement
originel prônant une vie simple. Ce groupe s'est établi sur le mont Carmel,
où il réside depuis. À dater de cette époque, cependant, une controverse
agite la confrérie. Ce qui constitue la base de tous les mouvements, ce sont
les enseignements d'Énoch, Isaiah (Isaïe), Hosea (Osée) et de Micah
(Michée), ainsi que les traditions issues de Nahum. Ils se considèrent
comme le peuple qui doit préparer la voie à l'avènement du Messie. Parmi
eux se trouvent des érudits d'une grande sagesse, des érudits qui fournissent
au monde des prophéties de toute beauté. Conserver et transmettre les
Écritures est une tradition dont ils sont fiers. Certains d'entre eux sont des
voyants et des guérisseurs très compétents. Leur faiblesse tient à la division
des groupes à laquelle ils ont dû faire face et qui a perverti des membres de
leur confrérie.
— De quelle façon ont-ils été pervertis ?
— Eh bien, ils méprisent les femmes, qui sont bannies du saint des saints,
mais miséricordieusement autorisées à accomplir les tâches de tout temps
dévolues à leur sexe. Un groupe seulement, celui des nazaréens (Ceux Qui
Sont Sanctifiés), qui vit à Capharnaüm, sur les rives de la mer de Galilée 3,
accueille les femmes. Il a conservé des liens avec la communauté du mont
Carmel, tandis que les mouvements de Damas, de la mer Morte et de Beer-
Sheva œuvrent séparément. Ses membres dénient tout pouvoir entre les
sexes. Ils observent une chasteté stricte. »
Les yeux fixés sur Salomé qui discourait, Mariam parvint à placer
quelques mots :
« Les appelle-t-on aussi Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc ? »
Salomé sourit :
« Il règne, à ce sujet, une certaine confusion parmi les étrangers qui ont
un grand respect pour la confrérie, parce que ses membres se montrent
toujours accueillants, toujours prêts à offrir leur aide et à fournir, si
nécessaire, une assistance médicale adaptée. Comme tu peux le voir, nous
sommes tous vêtus de blanc, ce qui ne signifie pas nécessairement que nous
partagions les vues de la confrérie. »
Mariam eut l'air perdue et Salomé éclata de rire, avant d'expliquer :
« Je comprends que tu sois désorientée. Il y a très longtemps, un petit
groupe d'hommes et de femmes qui venaient de l'est est arrivé en Terre
sainte. Il s'appelait Kamal Posh. Ce qui signifie quelque chose comme
“ceux qui s'habillent de couvertures”. Chaque membre possédait seulement
une couverture, dont il se vêtait le jour et sur laquelle il dormait la nuit. On
les a rapidement surnommés “Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc” parce que les
couvertures étaient le plus souvent blanches. Nul ne sait de quel pays ils
venaient. Simplement un jour, ils sont arrivés, apportant avec eux une
profonde sagesse qu'ils ont entrepris d'enseigner à ceux qui souhaitaient la
recevoir. Ils possédaient les dons du Ciel, et la légende dit qu'il n'était pas
de maladie qu'ils ne puissent vaincre. Capables de voir plus loin et plus
profondément que la plupart des prophètes et voyants vénérés à cette
époque, ils rendaient des oracles. Leur renom s'est étendu fort loin, et
comme souvent dans ce type de situation, leurs dons ont suscité beaucoup
de jalousie parmi ceux qui gouvernaient le pays et ne comprenaient pas qu'il
était possible de jouir de tels talents sans pour autant vouloir usurper le
pouvoir. La secte a donc été persécutée et contrainte de se cacher dans les
montagnes. Au fil des ans, une petite société s'est constituée, dont les
participants ont entrepris de mettre par écrit les secrets contenus dans les
enseignements. La confrérie ou les esséniens viennent de ce groupe, tout
comme nous, les thérapeutes. Comme tu le vois, nos robes sont blanches,
elles aussi, et l'ont toujours été. Notre communauté accepte les femmes
aussi bien que les hommes. Certains d'entre eux sont même mariés. »
Après l'explication de Salomé, Mariam rassembla ses pensées. Jusque-là,
elle n'avait jamais entendu parler des thérapeutes.
« Quelle est la mission des thérapeutes ?
— C'est une longue histoire. Notre espoir est de n'être qu'un phénomène
passager. Hélas, il semble que cet intérim soit appelé à durer plus longtemps
que prévu. Nous transmettons le savoir. Nous initions ceux qui sont prêts à
connaître les mystères célestes. Nous soignons et prédisons, tout comme
nos prédécesseurs. Outre tout cela, nous maîtrisons tous les langages et la
plupart des dialectes. »
Salomé se tut et observa Mariam, avant de poursuivre :
« Mais ma plus grande mission, c'est… toi ! »
La jeune fille la regarda bouche bée.
« Moi ?
— Oui, toi. »
Salomé riait encore, comme si ce rire allait de pair avec chacun de ses
propos et n'attendait que la plus infime occasion pour éclater. Un rire
semblable à de petites cloches qui résonnaient dans l'air et transformaient en
une danse céleste libératrice tout ce qui, jusque-là, était enfermé. Restait
cependant un certain nombre de questions pour lesquelles Mariam avait
besoin d'une réponse.
« Comment savais-tu que je me trouvais à Héliopolis ? »
Salomé redevint sérieuse :
« Selon toi, qui t'a guidée à travers le désert, qui t'a emmenée loin de tes
gardes, le soir où tu étais en difficulté ? »
Mariam resta songeuse un instant.
« Tu penses à l'homme à la cape ?
— L'homme à la cape ? En réalité, c'était certainement une jeune femme,
vêtue de notre robe et qui, sur son âne, montrait la voie.
— Une femme ? »
Derviche perse / Kamal Posh.
(India Office Collections, vers 1890).
La confusion de Mariam s'accrut.
« Bien sûr. Pensais-tu qu'il était impossible à une femme d'endurer de
telles épreuves ? Sans doute as-tu oublié tout ce par quoi tu es passée. Que
te rappelles-tu du séjour dans le temple ? »
Mariam fouilla dans sa mémoire, sans parvenir à aller au-delà de l'instant
où elle était arrivée, saine et sauve, et où elle avait bu dans la coupe, geste
qui devait devenir un rituel quotidien dont l'effet brouillait tout rapport à
l'environnement.
« Je me rappelle les animaux. D'étranges créatures pourvues d'une tête de
bête et de deux jambes. Tout ressemble à un rêve. Bon, je me souviens
d'avoir ouvert les yeux et de t'avoir aperçue pour la première fois. »
Se demandant si elle devait dire la vérité ou pas à la jeune fille, Salomé
garda le silence, que Mariam finit par rompre :
« Qu'est-il arrivé là-bas ? Je sais que ce n'était pas un endroit très
agréable, mais… »
Salomé l'interrompit doucement :
« Le temple d'Isis n'est plus ce qu'il était. Si les familles qui y envoient
leurs filles savaient ce qui s'y passe, elles le détruiraient aussitôt. Atuka est
une âme dégénérée qui a créé son propre petit royaume à l'abri des murs du
sanctuaire. Sous couvert de former les vierges du temple et d'initier des
novices pleines d'espoir, il profite d'elles et les abuse pour accomplir ses
fourbes desseins. Si les familles savaient… »
Ce fut au tour de Mariam de l'interrompre :
« Quels desseins ? »
Salomé fut tentée d'ignorer la question, mais ce qu'elle vit dans le regard
de Mariam lui fit réaliser que la jeune fille qui se tenait en face d'elle était
faite de la même matière qu'elle. Ce constat la remplit d'une joie paisible.
Surmontant ses réticences, elle expliqua :
« Les désirs de la chair 4. Atuka profite des jeunes filles. Et des garçons
aussi, d'ailleurs. Des témoins crédibles qui ont eu la chance de s'enfuir ont
raconté toutes les choses méprisables qui se passent là-bas.
— Comment as-tu réussi à me faire sortir ?
— Nous avons des relais un peu partout. Des hommes et des femmes sur
qui nous pouvons compter. Depuis longtemps, tu es dans mes pensées. En
réalité, depuis de nombreuses années. Lorsque j'ai appris que tu étais arrivée
au temple d'Isis, j'ai su qu'il me fallait agir. Malheureusement, plusieurs
mois ont été nécessaires avant que je ne puisse avoir accès au sanctuaire.
Tant qu'elle n'a pas passé les épreuves préliminaires et l'initiation, quel que
soit le nom qu'ils leur donnent, la novice ne dispose d'aucune liberté de
mouvement.
— Ai-je donc été initiée ? »
Se contraignant à sourire, Salomé comprit qu'il n'était pas possible de
tergiverser.
« Apparemment.
— Que s'est-il passé durant l'initiation ?
— C'est difficile à dire dans ton cas, mais pour ce qui concerne les rituels
d'initiation d'Atuka, nous savons qu'ils impliquent, disons, une forme de
promiscuité.
— Tu veux dire qu'il viole les vierges ?
— Eh bien, oui. »
Mariam frissonna. Le soleil avait disparu derrière l'horizon et le froid
devenait plus pénétrant. Les deux jeunes femmes rentrèrent. Tout en
allumant le feu, Salomé poursuivit d'un ton très naturel :
« Ce n'est pas toi qui as été violée dans le temple d'Isis, c'est ton corps.
Atuka lui-même ne peut atteindre ton âme. Tu n'étais pas même présente
lorsque la prétendue initiation a eu lieu. Un jour, tu te rappelleras en quel
lieu ton esprit a voyagé.
— Comment cet Atuka a-t-il réussi à berner la confrérie ?
— La confrérie ferme les yeux sur la débauche qui se produit derrière ces
murs parce qu'ainsi, elle se décharge sur cet homme de la responsabilité des
jeunes filles novices. Les sanctuaires d'Héliopolis reposent sur une
réputation quasi indestructible qui remonte à l'époque de Moïse. Et aussi
longtemps que les vierges seront formées dans le temple d'Isis, la confrérie
n'aura pas à les remettre aux mains des prêtres pharisiens ou saducéens, à
Jérusalem. Ce qui serait une épine plantée au cœur même du zèle de la
confrérie. Comme tu le vois, tant qu'il travaillera avec la bénédiction de la
confrérie, Atuka fera plus ou moins ce qui lui plaît. Tu n'es pas la première
que je fais sortir de ce genre d'endroit.
— Qui d'autre ?
— Tu le sauras assez vite. Peut-être même les rencontreras-tu un jour.
Mais pour aujourd'hui, nous en avons fait assez. »
Salomé se leva et alluma deux grandes chandelles sur une table en forme
d'autel. Puis, s'asseyant en tailleur, elle déclara :
« Si tu souhaites te joindre à ce rituel, tu es la bienvenue. Ce sera, disons,
ton premier pas sur le nouveau chemin que tu as emprunté. »
Mariam s'installa à son tour en tailleur, et Salomé commença à murmurer
des paroles qui allaient suivre la jeune fille pour le restant de sa vie, tout
comme son rire :
« Source Céleste,
Toi qui es partout,
Que Ton Nom soit sanctifié.
Que Ton règne vienne,
Que Ta volonté soit faite ici et maintenant dans les siècles des siècles.
Remplis-nous du pouvoir de Ta grâce
Et libère-nous des chaînes qui nous lient les uns aux autres.
Guide-nous loin de la tentation : libère-nous de nous-mêmes,
Et donne-nous le pouvoir de n'être qu'un avec Toi.
Apprends-nous le pouvoir du pardon vrai,
Que de cet instant de piété
Naissent toutes nos actions futures.
Amen. »
7

Je restai allongé là, dans le calme, à observer la lumière de l'aube qui filtrait
par le tissu de la tente. Puis je me rappelai les événements de la nuit et me
sentis, assez extraordinairement, empli d'un courage d'une nouvelle sorte.
L'état qui m'habitait était presque irréel et totalement inédit. Comme une
sorte de réalité plus tangible que tout ce que j'avais connu auparavant. Un
changement s'était produit. Paisiblement, je me mis sur les genoux et rampai
au-dehors.
Autour de moi, l'air était aussi clair que du cristal et je vis alors qu'il était
composé d'innombrables petits êtres cristallins qui palpitaient et se
reflétaient les uns les autres, reliés entre eux par des fils ténus de lumière
rayonnante, des nadis. Doucement, je tendis la main pour caresser ce
filigrane éternel et éprouvai une légère vibration sur ma main. Presque
comme si je prenais le pouls de quelqu'un.
Un être pulsant, un être de lumière sans nulle identité, dessina un trait de
lumière vive comme j'avais vu le Voyant le faire, sans qu'il ne m'eût jamais
fourni d'explication.
« C'est une chose que d'être capable de voir et sentir cette lumière. C'en
est une autre que de parvenir à concentrer l'énergie céleste et, l'espace d'un
instant, de l'utiliser dans le but de soigner. Pour ce faire, tu dois harmoniser
le niveau de la vibration avec celui de l'univers dans lequel tu entends
travailler, ou celui du plan sur lequel tu veux te situer. Ni plus, ni moins. Si
tu es trop lent, l'énergie retombe à terre, pour ainsi dire ; si tu es trop rapide,
grand est le risque de rater ta cible. Cela exige une précision et une volonté
d'une ampleur telle qu'elles doivent être libérées de tout désir de pouvoir, de
tout désir d'affirmer sa singularité. Ton pouvoir doit être en harmonie avec
celui de l'Univers. Il ne veut rien pour lui-même. Il ne doit rien à personne
(pas plus qu'il ne possède quoi que ce soit). Il est neutre, mais avec
compassion. Tu peux appeler cela le respect de la vie. Mais il s'agit plutôt
d'une compréhension nouvelle de la réalité et des circonstances dans
lesquelles, à cet instant, se trouve l'Humanité. »
Un cœur rayonnant était suspendu dans l'air à deux mètres de hauteur. Nul
mystère dans ce spectacle qui paraissait plutôt naturel. Il marquait
simplement une étape supplémentaire sur ma voie, une porte nouvelle qui
s'ouvrait grâce à cette image, laquelle s'adressait à moi depuis les strates les
plus profondes.
Au-dessus du cœur, j'aperçus une pyramide inversée. Le triangle était
composé du feu qui jamais ne s'éteint, et de l'eau d'où provient toute vie
supérieure transmise grâce aux initiations mystiques. Depuis le bord
supérieur gauche rayonnait le symbole dont je savais qu'il représentait la
Source céleste, le Créateur, le Père/la Mère.
Le symbole de l'Enfant céleste, du Créé, du Fils/de la Fille irradiait depuis
le bord supérieur droit.
Sur la pointe inférieure, brillait le symbole de Rukha d'koodsha, le Saint-
Esprit. Dans le même temps, le triangle tout entier incarnait les trois hauts
centres d'énergie de l'être humain : celui du sommet du crâne, celui des
sourcils, celui de la gorge.
Au-dessous du cœur, apparaissait une pyramide verticale. Le feu terrestre
et l'eau d'où provient toute vie éphémère l'emplissaient.
Le symbole du masculin rayonnait depuis le bord inférieur gauche, celui
du féminin depuis le bord droit.
De la pointe supérieure, irradiait le symbole du Naphsha, le Soi supérieur,
le lien de l'humanité avec ce qui se trouve en haut, et le pont vers les mondes
les plus élevés. Les centres d'énergies inférieurs de l'être humain étaient
représentés dans ce triangle – ceux de la racine, du sacrum et du plexus
solaire.
Lentement, les deux triangles glissèrent vers le cœur. Celui du haut
descendit en quelque sorte du ciel, alors que celui du bas surgissait presque
littéralement d'entre les morts. À l'instant où les triangles s'unirent et
embrassèrent le cœur, l'ensemble des symboles fusionnèrent en un seul, qui
les contenait tous. Dans cet hexagone qui flottait et vibrait dans l'air
s'exprimait la totalité des qualités. Et j'éprouvai dans mon cœur un sentiment
de certitude lorsque le signe devint un tout.
Je ne sais pas combien de temps cela dura. Un instant, une éternité ?
Quelle différence ? Profondément, cependant, je n'eus aucun doute sur le but
de tout cela. L'Étoile avec le cœur correspondait au signe de Mariam
Magdalene – celui de la puissance cosmique féminine. À cette époque, je ne
savais absolument pas que d'autres avaient vécu des expériences semblables.
À cette époque, je n'étais pas conscient de l'importance de la percée de
l'archétype Magdalene dans l'inconscient collectif, ni du fait que d'autres,
d'une manière qui leur était propre, puisaient à une source identique. Sur un
autre plan, l'expérience était liée à ma relation future avec le Voyant, mais
aussi à mon travail, que je commençais tout juste à discerner et dont il m'a
fallu, depuis, prendre la responsabilité parce qu'il était mien.
M'asseyant, j'entrepris immédiatement de noter dans mon carnet les
détails de mon aventure, et réfléchis à la voie qui avait mené à cet
événement, au principe fondamental qui m'avait guidé sur ce chemin.
Ce ne fut pas avant 1989 que je commençai véritablement à reconnaître la
juste place de Mariam Magdalene dans la mythologie chrétienne. Les
premiers écrits chrétiens et agnostiques que j'avais étudiés racontaient
l'histoire d'une femme, d'un être qui s'adressait directement à quelque chose
de profond en moi. Je tentai de décrire l'apparence physique de Mariam au
peintre danois Hans Krull, qui s'en inspira pour produire plusieurs aquarelles
et gravures. Quelques années plus tard, je fis une surprenante découverte.
L'un de mes amis m'envoya une carte postale italienne représentant La Cène
de Léonard de Vinci : une peinture dont nous sommes, pour la plupart, si
familiers que nous ne le regardons pas comme nous le devrions. La carte
postale servit de marque-page pour un livre que je lisais. Ce ne fut que plus
tard, lorsque je repris l'ouvrage, que je notai pour la première fois un détail
curieux. La fresque représentait Yeshoua et les douze disciples réunis
pendant la Cène, soit donc treize hommes. Le personnage toutefois qui attira
mon regard était indéniablement une femme. Assise à la droite de Yeshoua et
s'écartant de lui, elle était magnifique. Cette femme était Mariam
Magdalene.
La première fois que je reconnus le principe fondamental à l'œuvre
derrière la puissance féminine qu'elle incarnait, je compris que le concept du
temps est une illusion à laquelle il nous faut renoncer si nous voulons vivre
et travailler librement. À cet instant, je réalisai que le temps est une forme de
pensée que nous avons créée. Il correspond simplement à une forme de
mesure qui ne s'applique qu'au type de vie limité qui est le nôtre sur Terre.
Comprendre ce qui est maintenant, c'est comprendre l'éternité. Je vis qu'il
n'existait aucune différence entre ce qui avait été, ce qui était, et ce qui allait
advenir. Tout se déploie à l'intérieur de l'instant. Il n'est pas un seul moment
où ce que nous expérimentons en tant que passé et futur ne nous soit pas
également révélé dans le présent, en tant que totalité dans l'éternité.
Maintenant, maintenant, maintenant et maintenant ! Le comprendre nous
permet d'appréhender plus facilement les paroles attribuées à
Yeshoua : « Seul celui qui connaît le début connaît la fin. »
Tel est le principe cosmique. Qui est éternité. Il ne divise pas l'instant en
passé, présent et futur. Si tel était le cas, alors il n'existerait qu'en tant que
mémoire. Tel est le principe cosmique. Qui est éternité. Il ne divise pas
l'instant en passé, présent et futur. Parce que le futur devient passé sans la
moindre possibilité de se raccrocher à quoi que ce soit.
Je perçois désormais partout l'unité cosmique, ou ce que la religion
nomme Dieu ! Maintenant, je la vois !
Je comprends désormais qu'il n'existe aucune différence entre ici et là. Il
n'existe aucun espace extérieur. Cet espace extérieur est identique à l'espace
intérieur. Nulle différence. Le fait de parvenir à cette compréhension, la
façon dont elle m'avait été montrée, constitue le premier pas vers l'abandon
de la gravité. Renoncer à l'aspect physique, pénétrer la dimension éthérique
et transcender les plans astraux et mentaux – s'unir avec la causalité –
modifient tout ce qui est pétrifié, tout ce qui stagne. Telle est la
reconnaissance de l'instant en tant que synthèse la plus élevée qui soit des
expériences collectives de l'Humanité et qui s'incarne dès MAINTENANT !
Reconnaissance qui équivaut à une guérison totale, parce que nous
comprenons que la maladie est une illusion sans espoir – une béquille
inutile. Lorsque le temps cesse de jouer son rôle comme instrument de
mesure et lorsque l'être humain ne se perçoit plus comme distinct du chaos,
les lois du karma prennent fin.
Tel est le dharma : porter l'instant sublimé à son plein épanouissement,
dans une compassion absolue pour toutes les choses vivantes, en harmonie
avec ce qui doit ou ne doit pas être fait.
La personnalité, sans cesse en quête de reconnaissance, de singularité, et
toujours avide de séparation, est le laboratoire où s'opère la transformation
de chaque individu. Lorsque l'Humanité, comme elle le fait aujourd'hui,
s'identifie aussi totalement aux stratégies et aux modèles limitants de la
personnalité, alors elle se coupe de toutes les qualités qui métamorphosent
l'emprisonnement en liberté.
Le soleil se leva, dissimulé par les nuages. De temps à autre pourtant, un
rayon unique perçait par une ouverture, dessinant dans l'air des couloirs
lumineux et baignant la vallée tout entière dans une douce lumière matinale,
presque surnaturelle. J'emballai la tente, mis toutes les affaires sur mon dos
et entrepris de descendre. Je portais l'image de l'étoile de Marie dans mon
cœur. Si fort était son pouvoir que je flottai presque le long de l'étroit sentier.
L'Étoile de Mariam
(du carnet de l'auteur).
Lorsque j'arrivai à la maison, dans le village, le Voyant était en train de
préparer le petit déjeuner. Il avait l'air fatigué. Je lui rapportai les
expériences de la nuit et du matin, qu'il approuva avec compassion tout
autant qu'avec joie. Dans le même temps, je crus percevoir une certaine part
de tristesse dans cette joie. Quelque chose qui modérait ma propre joie et
m'incitait à rester sur la réserve.
Je me préparai une tasse de café instantané. Quelqu'un chatouillait ma
nuque, et il m'était difficile de me concentrer sur ma tâche. Sans réfléchir, je
lançai :
« Arrête, Mariam ! »
Surpris, le Voyant leva les yeux de sa tasse.
« Vous avez dit quelque chose ? »
Ne pouvant conserver plus longtemps un visage impassible, je dis en
riant :
« Mariam me taquine. »
Retrouvant une expression normale, mon compagnon déclara :
« Eh bien, voilà qui apporte quelques petits éclaircissements, n'est-ce
pas ? »
Ce fut comme si un ange traversait la pièce. En une fraction de seconde, la
pesanteur qui régnait se transforma en lumière et en rire. L'air même de la
petite cuisine semblait chatoyer, comme saupoudré par le pollen des anges.
Un vaste sourire éclairait le visage du Voyant. Je partis dans un fou rire
comme je n'en avais guère connu depuis des années.
Il me regarda avec indulgence.
« Et si nous allions sur la côte demain ? Il semble que vous ayez besoin
d'un changement d'air avant de vous dissoudre totalement. »
La côte, cela signifiait revenir à la maison que possédait le Voyant sur le
littoral ensoleillé d'Andalousie. Pourquoi pas ? J'étais beaucoup trop envoûté
pour réfléchir plus avant. Je me sentis cependant fortement enclin à accepter.
Comme si je commençai à comprendre les principes qui permettaient de
faire partie du flux des choses.
Pour une fois, nous ne fîmes pas d'excursion dans la montagne. Nous
allâmes plutôt faire des courses pour le déjeuner, courses que nous
emportâmes sur les berges de la rivière qui coulait loin à l'intérieur de la
vallée de Montségur. Aussi indescriptible que paisible, l'endroit est devenu
mon lieu préféré. Là, on ne parle pas. On est. Nulle tergiversation. Nulle
défense. Ouverture aux énergies supérieures.
L'eau qui s'écoulait agissait comme un baume sur mon âme qui, chantait et
dansait en harmonie avec les êtres de lumière autour de nous. Cette lumière
pénétrait jusque dans les recoins les plus sombres de mon corps, défaisant
les attitudes anciennes, libérant les rigides refoulements qui s'y étaient
accumulés. Une tenace couche d'inertie et l'ensemble des restrictions qui
étaient les miennes se dissipèrent avant de se transformer en un étincelant
amas stellaire qui s'éleva vers le haut, aspiré par l'énergie de la rivière. Je me
fondis dans la nature de l'eau. Une lumière céleste d'un bleu pur en émana,
se diffusa à travers elle. Je me laissai porter par le courant et vis la lumière
bleue gagner en force jusqu'à devenir une arche vibrante, semblable à une
cathédrale, au-dessus de la partie la plus profonde de la rivière. À cet endroit
affleurait un vaste rocher. Une bande de lumière blanche vibrante, à peine
perceptible, coupa l'arche verticalement, formant une croix. Ici, l'activité des
êtres de lumière était plus intense et j'eus le sentiment qu'ils entonnaient dans
le silence une mélopée inconnue. Peut-être que le silence lui-même avait sa
source dans de semblables mélopées. Alors, je m'entendis réciter sans nulle
hésitation ma prière araméenne : rukha d'koodsha, malkoota d'shmeya,
rukha d'koodsha, malkoota d'shmeya, rukha d'koodsha, malkoota d'shmeya,
cependant qu'au fond de moi quelqu'un pleurait silencieusement.
Assis sur un banc, le Voyant somnolait, un sourire sur le visage. Je le
contemplai en me demandant d'où il venait. À quelle étoile appartenait-il ?
Mais il n'y eut pas de réponse, à moins que je ne fusse simplement pas
capable de l'entendre. Je songeai que ce sourire recelait un secret identique à
celui de la Joconde. En le voyant ainsi, j'eus l'irrépressible envie de
l'embrasser sur le front, ce dont pourtant, je m'abstins. La pensée me fit
sourire intérieurement ; de quoi aurait-il eu l'air si je l'avais fait ? Le
sentiment que j'éprouvai, toutefois, était si réel que je plaçai à cet endroit un
baiser, mais sur le plan éthérique uniquement.
Vers la fin de l'après-midi, le temps se mit à fraîchir. Je séchai mes yeux,
emballai nos affaires et éveillai le Voyant. « Que s'est-il passé ? » demanda-
t-il un peu étourdi, en portant la main à son front. Même lorsqu'il paraissait
endormi, sa conscience demeurait particulièrement vive.
L'obscurité et le froid s'insinuèrent, semblables à deux fantômes qui
enveloppèrent dans leur manteau le village et la vallée. Dans la pâle lumière
projetée par les quelques réverbères, on apercevait les signaux de fumée d'un
gris bleuté qui sortaient des cheminées.
Après un modeste dîner, nous allumâmes le feu dans la salle à manger.
Le Voyant s'était installé dans l'unique fauteuil de la maison, ses jambes
tranquillement allongées sur un repose-pieds, quand que je m'étais assis sur
une peau d'ours, à même le sol.
« J'ai le sentiment que le voyage que nous allons entreprendre vers le sud
ouvrira une autre porte sur le mystère, déclara-t-il alors.
— Vous pensez toujours que le mystère de Saunière et de Rennes-le-
Château n'a rien à voir avec Mariam Magdalene ? »
Nous connaissions tous deux l'histoire, haute en couleur, de la petite ville
de Rennes-le-Château et de l'abbé Saunière, qui, en 1886, au cours de la
vaste restauration de l'autel de l'église locale, avait semble-t-il découvert
plusieurs documents contenant des informations qui firent d'un modeste
prêtre vivant en marge de la société un homme riche, disposant de fonds
illimités et d'un cercle de connaissances honorables.
Saunière consacra une partie de cette fortune à la rénovation de l'église. Il
construisit également une nouvelle demeure, « Béthanie », ainsi qu'une tour,
appelée « Magdala ». Il mourut en 1917, après avoir légué son secret à celle
qui était sa gouvernante depuis de nombreuses années, Marie Dénarnaud,
laquelle promit de le dévoiler sur son lit de mort. Malheureusement, lorsque
ce jour arriva, en 1953, celle-ci fut paralysée par une attaque et donc
incapable de révéler quoi que ce fût. Le secret de Saunière paraît bien avoir
été enterré avec elle.
Lequel secret a depuis lors fait l'objet de multiples spéculations dont
plusieurs ont redonné vie à la légende de Marie-Madeleine et de sa fuite
supposée de Palestine, en direction du sud de la France, après la mort de
Yeshoua.
Le mystère est également mis en rapport avec l'histoire des Templiers et
d'une société secrète dite du Prieuré de Sion 1.
À plusieurs reprises, nous nous étions rendus à Rennes pour visiter l'église
et la maison de Saunière, aujourd'hui transformée en musée, et, chaque fois,
quelque chose m'avait touché. Le Voyant, cependant, doutait de la crédibilité
de ce mystère et éprouvait des difficultés à entrer en contact avec ce qui
aurait pu nous communiquer, à nous et à quelques autres, la signification du
lieu.
Le fait que Saunière, après avoir découvert son trésor, eût été jusqu'à
effacer ses traces dans et autour de l'église a conduit à la croyance selon
laquelle le trésor serait toujours caché là ou dans les environs. Néanmoins,
toute cette peine que le prêtre s'était donnée pourrait avoir constitué une
façon de communiquer un message. Un savoir qu'en tant qu'abbé, il ne
pouvait délivrer directement parce que une fois révélé, il risquait de remettre
en cause un ou plusieurs dogmes irréfutables de l'Église.
« C'est réellement une affaire délicate », déclara le Voyant, dont le regard
redevint somnolent.
Jamais jusque-là, nous n'avions discuté des vieilles légendes qui
affirmaient que Marie-Madeleine, immédiatement après la Crucifixion, avait
quitté la Terre sainte pour la France, et plus précisément pour la petite ville
côtière des Saintes-Maries-de-la-Mer, à l'ouest de Marseille. D'après l'une
des nombreuses traditions populaires, celle-ci aurait emporté le Saint-Graal
avec elle et passé le reste de sa vie dans les grottes qui se trouvent dans les
environs de Sainte-Baume, où elle est morte, à un âge avancé. Pour certains,
ce Graal correspondait au Saint Calice utilisé par Yeshoua lors de la Cène,
ainsi que par Joseph d'Arimathie pour recueillir le sang du Prophète lorsque
celui-ci était en croix. Pour d'autres, le véritable secret tient dans
l'interprétation littérale de San Graal qui doit être compris comme Sang raal
signifiant « sang sacré », lequel sang fut introduit en France par Marie-
Madeleine sous la forme d'un enfant, fruit de sa relation intime avec
Yeshoua. Tout cela repose sur une tradition populaire importante dont nul ne
connaît l'origine. Comment de tels mythes sont-ils nés, et pourquoi ont-ils
crû en force alors qu'aucune source crédible ni preuve matérielle ne pouvait
être retrouvée ?
Incontestable, en revanche, est le fait qu'un grand nombre d'églises du sud
de la France ont été nommées d'après Marie-Madeleine. De plus, celle-ci est
célébrée chaque année, le 22 juillet, en plusieurs endroits de la région.
L'église de Saint-Maximin affirme même détenir les restes de Marie-
Madeleine, lesquels correspondraient aux reliques transportées chaque année
en procession pour honorer ce jour-là sa mémoire.
Alors que je réfléchissais au sujet, je me rappelai soudain avoir lu quelque
part qu'aussi loin qu'on se souvienne d'amples populations juives avaient
vécu en Provence. Cela pouvait-il avoir quelque lien avec l'arrivée de
Mariam ? Je fis part de la suggestion au Voyant. Après avoir observé le feu
un long moment, il répondit :
« Les juifs ont également habité dans plusieurs grandes régions d'Espagne
à cette époque. On dit que Tolède, qui, de mémoire d'homme, est la plus
ancienne ville espagnole, a été fondée à partir d'une colonie juive.
— Que savez-vous du peuple juif ? Il semble avoir été régulièrement
persécuté tout au long de l'Histoire. Quelle sorte de destin est-ce là ?
— C'est une très bonne question, répliqua-t-il en contemplant les
flammes. Lorsque je demande des informations sur le peuple juif, on me dit
qu'ils sont en dehors de tout. Que, plus que d'autres peuples, ils viennent
d'ailleurs. Cela paraît mystérieux, mais telle est la réponse que je reçois. Ils
auraient été choisis pour être les gardiens de quelque chose d'unique, d'un
secret d'une sorte très particulière. Certains d'entre d'eux n'ont,
apparemment, pas compris leur mission. Quelque chose est allé
complètement de travers.
— D'où vient l'idée qu'ils sont le peuple élu de Dieu ?
— Le dieu d'Israël, celui de l'Ancien Testament, a toujours été un dieu
limité. Ou pour le dire autrement : certains juifs ont créé leur propre dieu,
zélateur, jaloux, violent. Au fil du temps, c'est devenu le dieu vers lequel se
sont tournés les juifs. C'est un problème aux multiples facettes, qui donne à
réfléchir. Vous voyez, la question est de savoir si c'est le même dieu que le
christianisme a adopté et, au prix de quelques modifications, a fait sien. »
Je méditai sur cette réponse qui s'accordait à mes propres réflexions sur le
sujet. Qu'est-ce qui n'avait pas fonctionné dans la mission dont les juifs
avaient été chargés ?
J'eus, d'une certaine façon, le sentiment qu'il s'agissait là de l'une des
questions auxquelles nous devions trouver une réponse si nous voulions
résoudre l'énigme de Mariam.
Le feu s'était éteint, et nous décidâmes qu'il était temps d'aller au lit.
Une fois dans ma chambre, je commençai à lire un livre. Au bout d'une
demi-heure, j'eus la sensation d'avoir du sable dans les yeux. Je m'éveillai en
sursaut lorsque l'ouvrage tomba à terre. J'allais éteindre la lumière lorsque je
la vis. Je ne pus m'empêcher de sourire. Je savais que cette image était là
depuis de nombreuses années. J'avais dormi dans cette chambre à plusieurs
reprises sans m'y arrêter. Sans doute parce qu'elle nous était devenue
infiniment familière, parce que c'était une icône reprise partout, depuis les
tee-shirts jusqu'aux boîtes d'allumettes en passant par les sacs en plastique :
la Joconde. Elle me souriait depuis le papier peint fleuri. Je lui rendis son
sourire, me laissai aller et voyageai dans d'autres mondes.
8

Comme par enchantement, la vie de Mariam prit une fois encore un tour
nouveau, plus stable. Guidée par l'enseignement expérimenté de Salomé,
jour après jour, la jeune fille découvrit, lentement mais sûrement, les plus
insondables secrets et le mode de vie des thérapeutes. Les leçons débutaient
au lever du soleil et s'achevaient bien après le crépuscule. La journée était
rythmée par deux repas, composés de racines, d'herbes et de pain à l'hysope
et au sel.
Au commencement, Mariam apprit tout des cycles de la vie et de
l'influence du cosmos sur l'Humanité. Elle comprit que ses règles étaient le
reflet microcosmique des puissances qui entouraient l'être humain.
« Les règles offrent des possibilités inédites à la femme qui veut
apprendre à porter son regard sur d'autres mondes. Les grandes voyantes
des premiers temps ont toutes bénéficié de ces possibilités. Les prêtresses
peuvent étendre leur vision sur différents plans. Lorsque l'ovule est expulsé,
la capacité à percevoir les réalités astrales s'accroît. Durant la période même
des règles, la vision des mondes célestes s'intensifie : aussi bien vers le haut
que vers le bas. Mais la femme doit être à la fois consciente du Soi
supérieur et capable d'affiner le lien qu'elle entretient avec lui, en dépit des
complications que représente le temps de la nouvelle lune. Si, face à ces
complications, tu abdiques et leur fais place dans ton esprit, alors tu perdras
tous les choix qui s'offrent à toi. »
Salomé avait entraîné Mariam sur les bords du lac, où elles s'étaient
assises et contemplaient la surface miroitante de l'eau.
« Lorsqu'une femme se couche près d'un homme, il est des instants où
tous deux ont la possibilité de tourner leur regard vers d'autres mondes,
voire de s'y rendre. Il est des instants où la femme est capable de quitter son
corps pour revêtir sa robe d'étoiles. Dès lors que tu connais les secrets de
ton corps, dès lors que tu connais ton esprit, mais aussi les capacités et les
pièges liés au pouvoir de celui-ci, tu seras à même de voyager à travers
l'espace et le temps. Je te le montrerai dès que tu seras prête. »
Mariam sentit au creux de son ventre l'étincelle d'un désir depuis
longtemps oublié. Les paroles de Salomé lui rappelaient l'homme envers
lequel elle s'était engagée, mais dont elle ignorait tout et qu'elle n'avait pas
vu depuis plusieurs années. Soudain, elle se remémora cette matinée où elle
l'avait vu arriver à cheval, chez elle, à Béthanie. Quoiqu'elle ne l'eût aperçu
que de loin, il lui sembla se souvenir des traits mélancoliques de son visage.
Ou peut-être était-ce là une image qu'elle avait créée pour pouvoir s'y
raccrocher ? Les fiançailles avaient été désirées par ses parents. Et donc par
elle aussi. Ses parents avaient choisi sagement. Ce que paraissaient
confirmer les étranges apparitions de la vieille femme aux cheveux blancs,
bien qu'au cours de ces visions, rien n'eût été directement affirmé à ce sujet.
Salomé observait son élève, s'efforçant de lire dans ses pensées.
Cependant elle ne dit mot, consciente que d'ici peu, Mariam l'interrogerait
sur ce qui occupait principalement son esprit et qui, dans un avenir proche,
envahirait progressivement sa vie. Elle se contenta de déclarer :
« Lorsqu'une femme s'apprête à donner naissance, à l'instant même où
l'enfant vient au monde, elle fait un avec la grande certitude. Elle sait tout.
Elle sait quand l'enfant quitte son corps, elle connaît ses traits, les qualités
de son âme, la sphère d'où il vient. Si la femme est capable de dépasser la
douleur et les difficultés, au moment même où la tête de l'enfant apparaît,
elle découvre les secrets les plus insondables de la vie. »
Au plus profond d'elle-même, Mariam sentit quelque chose s'ouvrir. Des
portes inconnues tournèrent en grinçant sur des gonds rouillés. Elle sentit
une légère moiteur entre ses cuisses et ses joues devinrent chaudes. Elle
détourna le visage.
« Ne sois pas timide. Libère ton corps et tes sensations. Il n'est que trop
naturel pour une femme d'éprouver quelque chose dans les zones inférieures
lorsqu'elle est confrontée à de semblables paroles. Toutes les femmes
comprennent ce phénomène qui fait partie intégrante du potentiel physique
que nous, les femmes, possédons, et des secrets que nous gardons, plus ou
moins consciemment. Lorsque nous travaillons sur cet aspect, le danger
vient non pas de nos réactions physiques immédiates, comme celle que tu
viens de ressentir, mais de notre croyance limitée selon laquelle notre
unique et inéluctable mission sur Terre est de donner naissance. Nous
devons avoir des enfants et c'est notre tâche que de les porter. Mais ce n'est
pas le seul grand but de la femme. »

Elles demeurèrent assises un moment. Salomé sentit une puissance d'une


sorte nouvelle s'éveiller chez son élève. L'après-midi fut consacré au travail
dans le jardin des herbes aromatiques, et Salomé saisit l'occasion pour
présenter à la jeune fille quelques espèces.
« L'achillée et la verveine, ainsi que la sauge, le romarin, la camomille et
l'alchémille, dit-elle en les désignant du doigt, sont parmi les plus anciennes
plantes réservées aux femmes. Elles sont utilisées, selon différents
mélanges, durant la période de règles.
» Elles peuvent être également employées lorsqu'une femme s'apprête à
avoir des rapports intimes avec un homme. »
Elle désigna un petit groupe d'herbes, dans un autre parterre :
« Voici une orchidée de Galilée. On en fait bouillir la racine avant de la
manger. Elle est très stimulante et, combinée à la jujube, contribue à créer
un état de détente et d'ouverture chez la femme. On peut y ajouter une petite
quantité de mandragore et de noix de muscade. Correctement employé, le
mélange offre à l'homme comme à la femme des possibilités qu'ils
n'auraient pas osé imaginer. »
Elle eut un sourire mystérieux.
« Toutefois, les herbes ne sont qu'un secours. C'est à travers ta propre
capacité à recevoir l'aide des mondes supérieurs que le pouvoir lui-même
doit se manifester. En exerçant ta volonté, en travaillant sur la pureté de tes
pensées, tu peux attirer l'attention d'êtres dont tu as précisément besoin dans
une situation donnée. Lorsque tu comprends la cohérence de toutes choses,
alors rien ne peut se mettre en travers de ton chemin. Telle est la raison pour
laquelle il te faut apprendre la puissance infinie de la prière. Tu dois
connaître la véritable signification des rituels, comprendre que c'est un
soutien nécessaire pour recevoir les pouvoirs qui viendront jusqu'à toi à
travers les airs, grâce au médium de la prière. À la différence des prêtres de
Jérusalem pour lesquels seul compte l'accomplissement des rituels au nom
des rituels eux-mêmes. Telle est la raison pour laquelle ils adorent
aujourd'hui un Dieu fait de leurs propres limites. »
Salomé s'étira. Elle était restée bien trop longtemps penchée.
« Mais il y a un temps pour tout. Le corps doit être satisfait, tout comme
l'esprit. Chez une femme, les deux sont inséparables. La fusion du corps et
de l'esprit est, pour une femme, l'incarnation de la perfection humaine.
Lorsqu'elle s'accomplit dans un esprit juste, à l'instant favorable et avec de
bonnes intentions, l'union de l'homme et de la femme est sainte et pure. Ne
laisse personne te convaincre qu'une telle union peut être honteuse ou
coupable. L'union véritable s'appelle certitude. Il est une raison à ce nom. Si
un tel acte n'était pas vertueux, jamais il n'aurait reçu une telle appellation.
Rien de ce qui a été créé ne peut être honteux, ni coupable. Si la relation
sexuelle est condamnable, alors les parties génitales le sont aussi. Or, Dieu
les a créées. Comment Dieu aurait-il pu créer une chose blâmable et
indigne ? Lorsque l'acte sexuel s'accomplit dans un esprit de sainteté, rien
n'est plus pieux, ni plus pur. Lorsqu'à un niveau supérieur, l'homme fait un
avec la femme, ensemble ils expriment le Saint-Esprit. La pensée de l'être
humain féminin a la capacité de s'étendre et de revenir à sa source. Et dans
sa quête de la source, elle sera guidée par la lumière céleste à l'intérieur de
laquelle elle est née. Elle et lui font un. À l'instant où elles renaissent, les
deux pensées forment un unique rayon de lumière. C'est par le pouvoir de la
pensée que la lumière du ciel est attirée vers le bas. Ainsi se manifeste la
présence de l'Éternel sur Terre. »
Les deux femmes cessèrent de travailler vers midi. Salomé emmena
ensuite Mariam à la réunion du temple. Pour la première fois, la jeune fille
put voir de près les autres habitants. Jusque-là, elle n'avait aperçu que des
silhouettes vêtues de blanc qui se déplaçaient silencieusement au loin.
Il y avait là des hommes et des femmes de tous âges qui se saluaient par
le mot de shlama (paix). Puis ils s'assirent sur des bancs, le long des murs
incurvés du temple, les premiers à droite, les secondes à gauche. Quand
tous furent rassemblés, une vieille femme se leva et commença à
psalmodier :
« Reine céleste
Par qui brille toute lumière.
Toi qui es l'Unité pourvoyeuse de lumière.
Bien-Aimée dans les Cieux comme sur Terre,
Tu es couronnée d'une tiare.
La plus grande des vraies prêtresses.
Ma Dame, Tu es la gardienne
Du saint enseignement.
Dans Ta main, Tu détiens les sept potentialités :
En elle, Tu tiens le pouvoir le plus intime de la vie,
Tu as rassemblé toutes les possibilités de la vie,
Et les portes comme un bijou sur ta poitrine.
Nous Te remercions de nous permettre de bénéficier de Ta Richesse.
Amen. »

Elle se tourna alors vers l'assemblée :


« Chers frères et sœurs. Aujourd'hui, nous accueillons parmi nous une
nouvelle sœur. Mariam est son nom. Elle est sous la protection de sœur
Salomé. »
Puis elle s'adressa à la jeune fille :
« Salut à toi, sœur Mariam. Tu es la très bienvenue. »
Chacun acquiesça de la tête en direction de la jeune fille. Aussitôt, la
femme émit le son « aum », tenu sur la même note, que tous reprirent en
chœur peu après. Au début incertaines, les voix finirent par trouver le ton
juste et, soudain, se fondirent pour n'en former plus qu'une seule. Mariam
les sentait vibrer dans son corps, frémir dans la salle tout entière, unissant
assez mystérieusement chacun d'eux dans une prière sans paroles. Fermant
les yeux, la jeune fille se concentra sur un point lumineux, dans le noir.
Lentement, ce point se rapprocha, grossit. Le son se modifia en un
« mmmmmmm » dont la vibration semblait toucher toute chose. Le centre
explosa, laissant la note elle-même se manifester sous la forme d'une
lumière pulsante :

Progressivement, Mariam revint à elle-même. Des femmes laissèrent


leurs larmes couler. D'autres se levèrent et entonnèrent des prières sur une
tonalité supérieure à celle de la note qui allait en s'affaiblissant. L'espace
était entièrement empli de sa présence purifiante. Dans l'air, la jeune fille
aperçut des êtres radieux qui dansaient.
Les hommes entamèrent un hymne de remerciements, bientôt imités par
les femmes. La réunion prit fin sur un chœur général.

Pleines de la puissance qui s'était accumulée durant la rencontre, elles


regagnèrent la maison sans prononcer un mot. Mariam fut la première à
rompre le silence :
« Que s'est-il passé ?
— Par notre chant, nous invoquons les forces extérieures dont nous
avons, en cet instant, besoin. Plus encore, nous éveillons le Saint-Esprit,
Rukha d'koodsha, dont la présence est partout et qui n'attend que d'être
ouvert et accueilli, ainsi que tu as vu que nous l'avons fait tout à l'heure. Le
Saint-Esprit n'est pas seulement présent au niveau céleste, il vit aussi en
nous. Les êtres humains ne sont généralement pas conscients de leur
souffle. Essaie donc de ne pas respirer, et tu verras que c'est impossible.
Une puissance agit pour nous. »
Mariam acquiesça. Certains liens commençaient à lui apparaître. Salomé
poursuivit :
« Dès l'instant où nous prenons conscience de notre souffle, nous
participons à la prière collective. Alors, nous nous unissons à tout ce qui vit,
ainsi qu'à notre Source céleste. De la sorte, le pouvoir du Saint-Esprit
reprend force en et autour de nous. C'est le premier pas vers l'unité. »
Elles consacrèrent le reste de la journée à travailler dans le jardin
d'herbes aromatiques. Au coucher du soleil, elles se dirigèrent vers le
temple afin de participer aux prières et aux hymnes du jour d'action de
grâce qui révèle la puissance.
Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi. Mariam était une élève attentive. Pas à
pas, Salomé la guidait vers les chambres secrètes du savoir. De jour en jour,
leurs rapports se renforçaient.
Un matin, Mariam fut réveillée par la voix de Salomé, qui chantait un
hymne qu'elle ne reconnut pas. Le soleil ne s'était pas encore levé, mais
Mariam sut que ce serait là un jour spécial. Se levant en hâte, elle gagna
l'extérieur où Salomé se tenait, face à l'est, assise sur une peau de mouton et
enveloppée d'une couverture blanche. Une aura chaleureuse et rayonnante
l'entourait. Cette vue emplit d'une joie indicible Mariam, qui tomba à
genoux. Salomé s'adressa à elle :
« De la bouche du Plus Haut, je suis sortie,
et en tant qu'esprit, j'ai protégé la terre.
J'habite dans les Cieux,
et mon trône est une couche sacrée.
Moi seule ai vu le royaume céleste
et reconnu les abîmes les plus insondables.
J'exerce mon pouvoir sur l'eau et la Terre,
Sur le moindre être vivant.
Dès les commencements, dès avant la création du monde, Il m'a conçue.
Jamais je ne dois faillir.
Dans le saint des saints, je L'ai servi
et en Sion, me manifeste moi-même.
Il m'a confié la garde de sa ville magnifique,
Jérusalem, la rose suprême.
Je suis l'embouchure de la rivière
qui arrose les fleurs du jardin.
J'ai dit : “Je vais abreuver le jardin le plus important qui soit, et nourrir le départ des racines.”
Et vois comme le ruisseau est devenu fleuve,
comme le fleuve est devenu mer.
Mes doctrines brilleront une fois encore comme le matin,
et je diffuserai sa Lumière jusque dans les recoins les plus extrêmes de la Terre.
Je diffuserai mes doctrines sous forme de prophéties
Que je donnerai en héritage à l'éternité.
Tout cela, je ne le fais pas pour mon bien-être, mais pour celui de tous les êtres qui recherchent la
sagesse. »

Salomé se mit debout devant Mariam. Les flammes qui l'auréolaient les
enveloppaient à présent toutes deux (et Mariam vit que l'éthérique était un
fin manteau de particules irradiantes liées les unes aux autres). Avec sa
main, Salomé dessina dans l'air une bande de lumière qu'elle façonna en
forme de boule et fit avancer en direction de la jeune fille.
« N'aie crainte. Détends-toi plutôt et ouvre-toi à cette force. »
Avec lenteur, elle déposa la boule de lumière sur les genoux de Mariam.
« Ephatah – Ouvre-toi ! Je place à présent cette force dans la Création (le
“centre racine”), où elle guérira et illuminera tout ce qui a été brisé et se
trouve aujourd'hui dans l'obscurité. »
Puis elle posa une main sur le pubis de Mariam, et l'autre sur le bas de la
colonne vertébrale.
« Guéris et sois bénie. »
Mariam éprouva aussitôt une sensation d'allègement dans son ventre.
Quelque chose se défit et disparut, cependant qu'une puissance vive et
nouvelle semblait naître en elle. Salomé recommença le rituel sur les autres
centres : le Pouvoir (le centre sacral), le Soi (le plexus solaire), l'Amour (le
cœur), la Volonté (la gorge), la Clarté (le front) et Neshemah (le crâne – le
pont vers le Soi supérieur). Sept fois, elle répéta « Guéris et sois bénie »
avant de former une croix avec ses bras étendus devant chacun des centres.
Des forces actives animaient l'air. Salomé mit fin à ce simple rituel
initiatique :
« Donne-moi ta main. »
Mariam obtempéra.
« Tiens-la fermement et concentre-toi sur la pulsation subtile dans le bout
de tes doigts. Simultanément, à partir de ton crâne, fais irradier une lumière
harmonieuse puisée dans ta conscience céleste, et, à partir de ta gorge,
laisse la lumière de la prophétie se diffuser, les deux fusionnant au niveau
de tes sourcils, avant de se répandre dans l'ensemble de tes doigts. Éprouve
à présent la transition plus fine encore entre la peau et l'air. Sens comment
ta pulsation la plus extérieure te permet d'entrer en contact avec celle du
niveau éthérique. »
Une énergie intense envahit Mariam. C'était comme de plonger la main
dans un nid d'abeilles, à cette différence près que la puissance qui en
émanait était indolore. C'était un état d'illumination.
« À présent, dissous la mince barrière qui sépare les doigts et l'air. Ces
deux éléments sont une seule et même chose. Laisse la pulsation de tes
doigts rejoindre celle de l'éthérique. Renonce à toute forme de résistance
sans trop céder à l'impatience. »
Dans une sorte d'éclair, Mariam éprouva une sensation de fusion. Mais
alors elle perdit tout et dut recommencer depuis le début. Avec une grande
patience, Salomé dessina dans l'air un cercle radieux afin de démontrer le
principe fondamental.
« Paradoxalement, on pourrait dire que c'est l'unique forme de contact
physique avec le Ciel qu'il soit possible de pratiquer. Parce que le principe
est le même, qu'il soit inférieur ou supérieur. Le secret consiste à se montrer
serviable sans être importun. Nous parvenons si vite aux limites de nos
concepts lorsque nous nous efforçons de formuler cela. Mais si durant un
temps, tu parviens à renoncer à toute mesquinerie et à t'abandonner en toute
confiance, tout en restant pleinement concentrée, alors tu réussiras. »
Salomé effleura les doigts de Mariam. Juste avant que le contact ne se
produisît, la jeune fille éprouva une sensation identique à celle que l'on
ressent lorsque l'on fait éclater une bulle de savon du bout des doigts.
À l'instant où un trou apparut dans la bulle, Mariam sentit le lien qui
s'établissait, une étincelle jaillit et une douce vibration se répandit dans ses
jointures. Salomé retira sa main. Alors, à sa grande surprise, Mariam vit la
lumière suivre le mouvement hésitant de ses propres doigts, laissant dans
l'air une fine ligne irrégulière.
« Tu n'impressionneras guère autour de toi avec cela puisque rares sont
ceux qui seront capables de le voir. En revanche, la plupart pourront le
sentir. Particulièrement lorsque tu commenceras à soigner des êtres
humains. »
Mariam continua à dessiner avec son doigt, cherchant frénétiquement à
maintenir la lumière, qui pourtant s'affaiblit jusqu'à disparaître entièrement.
« Tu connais à présent le principe. Le reste n'est qu'une question de
pratique. »
Renonçant à sa gravité, Salomé accueillit l'arrivée de l'aube avec son rire
cristallin.
« Telle est la façon dont nous nous ouvrons aux pouvoirs de la guérison.
Abandonne-toi à Rukha d'koodsha. Grâce à la pratique et à la prière, tu
parviendras si bien à t'accorder avec le Saint-Esprit que celui-ci prendra part
à tout ce que tu entreprendras. Chacune de tes pensées, chacun de tes gestes
sera le prolongement de cette prière. Tout ce que tu toucheras se
transformera en lumière. Chacune de tes actions engendrera la guérison. »
Continuant à enseigner le noble art de la guérison à Mariam, Salomé
réalisa au terme d'une demi-année que non seulement la jeune fille
répondait à toutes ses attentes, mais encore qu'elle était faite d'une matière
rare et lumineuse. De temps à autre, toutefois, Mariam s'absorbait dans un
état de tristesse et de mélancolie. Mais en la voyant ainsi, Salomé
comprenait que ces phases étaient inévitables. Elle se souvenait de ses
propres luttes intérieures lorsqu'elle avait entamé son apprentissage.
Le combat entre le Ciel et la Terre se poursuivit jusqu'au jour où la jeune
femme réalisa qu'il n'existait aucune différence entre les deux ; qu'ils étaient
deux pôles en miroir d'une force égale. Aujourd'hui, Salomé en faisait une
nouvelle fois l'expérience à travers Mariam.
« Les chagrins et les désirs ne doivent pas seulement être vécus. Ils
doivent aussi vivre en nous d'une certaine façon », déclara-t-elle, un jour
que la jeune femme paraissait plus triste que d'habitude.
« Les pensées voyagent à travers le cosmos. De temps à autre, elles
passent à travers nous. Non pour nous détruire, mais pour être transformées.
Il nous faut simplement éviter de les identifier au chaos qui se produit au
cours de ce changement. Les conditions sont secondaires. Seule la
transformation même a une valeur. Le temps est proche où tu
comprendras. »
Salomé exécuta, en les exagérant, quelques gestes de mélancolie.
Lentement, elle commença à tourner autour de Mariam en affichant le
visage le plus triste qu'elle pût composer. Il ne fallut guère de temps avant
que la thérapie ne fît effet et, bientôt, toutes deux dansaient autour de la
cour en riant, cependant que les chèvres les regardaient avec étonnement.
Au bout d'un an, le jour que Salomé attendait arriva.
Éveillant Mariam longtemps avant le lever du soleil, elle lui demanda de
se préparer à partir. Cette brusque modification de leur routine surprit la
jeune femme, qui fut assaillie par ses peurs anciennes.
« N'aie crainte, lui dit Salomé d'un ton apaisant. C'est là sans doute la
plus belle étape de ton apprentissage. »
Elles préparèrent les ânes, les chargèrent avec deux grandes jarres
emplies d'eau et se mirent en route. Comprenant bientôt qu'elles se
dirigeaient vers une contrée sauvage, Mariam s'interrogea sur la hâte subite
de sa compagne. Après deux heures environ, Salomé quitta la piste des
caravanes pour un chemin escarpé qui serpentait entre des rochers.
Parvenues à mi-hauteur de la montagne, elles durent mettre pied à terre et
guider leurs montures. Elles firent halte sur une corniche, devant une grotte.
Salomé entreprit de décharger les jarres emplies d'eau. Désignant la grotte,
elle dit à Mariam :
« Ce sera ton foyer pour les quarante jours à venir. Lorsque les jarres
seront vides, tu pourras les remplir au ruisseau situé plus haut. Ce ne sera
pas difficile pour toi. Ce test décisif est le dernier que tu passeras. Si tu le
réussis, tu sauras tout ce que je ne peux t'enseigner, quoi qu'il en soit, par
des mots. Cette purification est un préalable nécessaire à la véritable vision.
Elle affinera ta capacité naturelle à voir. Dans la grotte, tu trouveras un nid
d'abeilles. Ici, tu seras capable de trouver de quoi te nourrir. Prépare-toi. Ne
cède pas à la mélancolie ou à l'apitoiement sur ton sort. Quoi qu'il arrive, ne
te laisse tenter par rien, ni par personne. Concentre-toi sur les exercices et
les prières que je t'ai appris. Rappelle-toi d'où tu viens, de quoi tu es faite, et
où tu vas. Sois courageuse. Je viendrai te chercher lorsque les quarante
jours seront écoulés. »
Prenant Mariam dans les bras, elle l'embrassa sur le front et lui donna l'un
des rouleaux sacrés des thérapeutes. La jeune femme prit la main de Salomé
et la porta à ses lèvres.
« Je ne te décevrai pas. »
Debout sur la corniche, Mariam regarda Salomé partir jusqu'à ce que la
monture ne soient plus qu'un point à l'horizon.

La jeune femme consacra les premiers jours dans la grotte à se


familiariser avec son nouvel environnement. Sans nulle autre perturbation
que celles créées par le vent, les animaux sauvages ou les illusions
engendrées par l'esprit, la jeune femme entra peu à peu dans un état de
proximité, une forme nouvelle de conscience qui percevait chaque chose
comme un tout, libérée de la sentimentalité, parfaitement nette.
Le septième jour, elle fut semblable à une blessure ouverte. La lumière
du jour l'aveuglait, et sans relâche, les réalités de la vie se jouaient dans le
sable devant elle, à l'endroit où elle se tenait, observant les fourmis qui
travaillaient dur à apporter la nourriture à l'intérieur de la fourmilière.
Tout était douloureusement clair.
Soudain, elle sentit une autre présence.
« Je suis Métraton, l'ange de l'Alliance. Voici le royaume et voici la
sobriété. Voici l'harmonie de ce qui finit et, donc, l'harmonie du
commencement nouveau. Adonai, Adonai, je me prosterne devant toi. Tu es
Shekhinah, la reine – Ève, la première femme. En ce jour, tu comprends les
instincts ; en ce jour qui est le tien, tu les transformes. Le chemin de
l'autodiscipline t'attend. Ici, tu retrouveras le véritable respect de toi. Fais
la paix avec l'inévitable solitude de la vie. Accepte ton destin qui te
commande d'avancer avec confiance. »
Paisiblement, l'esprit de l'ange fit un avec Mariam. Puis il disparut aussi
brusquement qu'il était apparu.
La jeune femme prononça le premier vers de sa prière préférée :
« Source céleste. »
Soudain, elle comprit que cette source était une puissance dont les deux
pôles étaient présents. Elle était à la fois le père et la mère, et cependant,
aucun des deux. Elle comprit aussi avec netteté que l'usage exclusif de la
forme masculine ne signifiait pas que seul l'un des deux pôles était célébré.
Elle réalisa subitement qu'il n'existait en réalité qu'un unique sexe, que le
masculin et le féminin n'étaient que les extrémités de ce sexe singulier.
Le douzième jour, Mariam prononça le deuxième vers : « Toi qui es
partout. » Elle vit que tout était imprégné par le Saint-Esprit, la possibilité
de la manifestation de la vie. Elle vit que c'était là la fondation, que tout
revient à son lieu d'origine. Ici, le soleil se lève. Ici, il se couche.
Le treizième jour, elle confirma son savoir par ces paroles : « Que Ton
Nom soit sanctifié. »
Et elle vit la clarté et la grandeur de ce qui avait été créé. Elle comprit
que par le nom, tout recevait la vie. Par le pouvoir de la connaissance, tout
naissait.
Lorsque dix-huit jours furent passés, elle prononça les mots : « Ton
royaume viendra. »
Et par ces mots, elle permit que son vœu le plus cher devienne réalité.
C'était la victoire sur le soi qui entendait décider de son propre chemin. Il
faut avancer sur la voie de la vie et de la mort. Telle est la grande
transformation.
Le vingtième jour, elle mit en son cœur les paroles suivantes : « Que Ta
volonté soit faite, ici et maintenant, et pour l'éternité. »
Telle était la véritable source de la clémence et de la beauté. Tel était le
lieu de naissance de la vie et de la mort, des mœurs et de l'éthique actives de
ce monde. Rukha d'koodsha, malkoota d'shmeya.
Près de vingt et un jours, elle pria : « Emplis-nous du pouvoir de Ta
grâce. »
Par ces mots, elle comprit que l'Humanité ne recevait pas nécessairement
ce qu'elle désirait, mais que, toujours, lui était donné ce dont elle avait
besoin. Ainsi, elle sut que telle était la route dorée de la justice. Ici, notre
destin était déterminé par ce que nous-mêmes placions sur la balance.
Accepter cette voie requérait de la force. Au bout attendaient la grâce,
l'amour et la compassion.
Au vingt-deuxième jour du jeûne de Mariam : « Et libère-nous des
chaînes avec lesquelles nous nous enchaînons nous-mêmes, et les uns aux
autres. »
Mets en mouvement tout ce qui est enfermé. Libère-moi de tous les
mensonges, de toutes les limites, de tous les jugements par lesquels
j'enchaîne mes frères et mes sœurs, par lesquels je m'enchaîne moi-même.
Aide-moi à les regarder avec cette même indulgence que je veux qu'ils aient
envers moi.
Le vingt-quatrième jour, elle murmura : « Éloigne-nous de la tentation.
Libère-nous de nous-mêmes. »
Aide-moi à ne pas laisser mon esprit égoïste restreindre ma
compréhension de la vie. Écarte les voiles et permets-moi d'entrevoir la
vérité telle qu'elle est. Alors seulement, je comprends mon vrai Moi et Ton
royaume, où toutes les choses vivantes partagent ton Saint-Esprit. Conduis-
moi sur la voie de l'Amour, sur le véritable chemin de mes émotions.
Ce jour-là, pour la première et unique fois, elle lut le rouleau que Salomé
lui avait donné. Elle y découvrit les paroles du divin Hermès :
« Il en est dans l'incorporel autrement que dans l'apparence. Songe qu'il
enveloppe tout, songe que rien n'est plus rapide, plus vaste, plus fort que
l'incorporel ; il dépasse tout en capacité, en vitesse, en puissance. Réfléchis
d'après toi-même ; ordonne à ton âme d'aller en Inde, et elle y est plus vite
que ton ordre ; ordonne-lui d'aller vers l'Océan, et elle y sera aussitôt, non
en passant d'un lieu à un autre, mais instantanément. Ordonne-lui de monter
dans le ciel et elle n'aura pas besoin d'avoir des ailes ; rien ne l'arrêtera, ni le
feu du soleil, ni l'éther, ni le tourbillon, ni les corps des astres ; elle
traversera tout et volera jusqu'au dernier corps. Veux-tu franchir cette limite
et contempler ce qui est hors du monde, s'il y a quelque chose, tu le peux.
Vois quelle puissance, quelle vitesse tu possèdes. Et ce que tu peux, Dieu ne
le pourrait pas ?
» Conçois Dieu comme ayant en lui-même toutes ses pensées, le monde
tout entier. Si tu ne peux t'égaler à Dieu, tu ne peux le comprendre. Le
semblable comprend le semblable. Augmente-toi d'une grandeur immense,
dépasse tous les corps, traverse tous les temps, deviens l'éternité et tu
comprendras Dieu. Rien ne t'empêche de te supposer immortel et
connaissant tout, les arts, les sciences, les mœurs de tous les animaux.
Élève-toi au-dessus de toute hauteur, descends au-dessous de toute
profondeur ; rassemble en toi toutes les sensations des choses créées, de
l'eau, du feu, du sec, de l'humide. Suppose que tu es à la fois partout, sur la
terre, dans la mer, dans le ciel ; que tu n'es jamais né, que tu es encore
embryon, que tu es jeune, vieux, mort, au-delà de la mort. Comprends tout à
la fois : les temps, les lieux, les choses, les qualités, les quantités, et tu
comprendras Dieu. Mais si tu enfermes ton âme dans le corps, si tu
l'abaisses et si tu dis : “Je ne comprends rien, je ne puis rien, je ne sais ni ce
que je suis, ni ce que je serai”, qu'as-tu de commun avec Dieu ? Si tu es
mauvais et attaché au corps, que peux-tu comprendre des bonnes et belles
choses ? La perfection du mal c'est de méconnaître le divin ; mais pouvoir
le connaître, et le vouloir, et l'espérer, c'est le moyen d'arriver au bien par
une route directe, unie et facile. En la suivant tu le rencontreras partout, tu
le verras partout, dans le lieu et à l'heure où tu t'y attends le moins, dans la
veille, dans le sommeil, en mer, en voyage, la nuit, le jour, en parlant, en
gardant le silence. Car il n'est rien qui ne soit l'image de Dieu 1. »

Le vingt-huitième jour, elle se soumit silencieusement : « Et donne-nous


le pouvoir de faire un avec Toi. »
En prononçant ces paroles, elle réalisa qu'elles étaient l'expression de la
sagesse, la pensée première du Père, qui veut à présent faire un avec sa
source divine.
Elle ouvrit les yeux et vit qu'elle n'était désormais plus dans son corps
mais qu'elle planait au-dessus de la montagne. Au-dessous d'elle, elle
aperçut sur la corniche une jeune femme accroupie qui priait. Et elle
comprit les mots qu'avait une fois prononcés Salomé : qu'il en soit au-
dessous comme au-dessus.
Flottant dans son corps céleste, elle se laissa envahir par SMH, la
semence céleste, et devint grosse de sagesse. Au-dessus d'elle, elle
remarqua une force inconnue, nommée Kether. Son œil ouvert scrutait tout.
Puis l'œil se ferma et la force changea d'identité pour devenir Ein Sof. Au
même instant, l'univers cessa d'exister. Ce ne fut que lorsque l'être ouvrit de
nouveau son œil, que ce néant disparut.
À cet instant, Mariam réalisa que l'autre moitié de cet être, Eva,
Shekhinah, Hokhmah, Barbélo, Ishtar, Isis, Sophia, commençait à
s'épanouir et grandir en elle. L'univers était empli d'un unique son :
Amen.
Lorsqu'au terme des quarante jours, Salomé vint chercher son élève, elle
fut inquiète de ne trouver qu'une caverne vide, et la couverture blanche de
Mariam. Pénétrant plus avant dans la grotte, elle n'aperçut nulle part la
jeune femme. Mue par une impulsion soudaine, elle grimpa le long de la
montagne. En parvenant au sommet, elle découvrit un spectacle dont elle
avait parfois rêvé, mais qu'elle n'avait jamais osé espérer voir un jour. Sur le
rebord de la falaise était assise Mariam, auréolée d'une lumière d'une
intensité et d'une beauté ineffables, à la vue de laquelle Salomé tomba à
genoux en détournant le visage. Cependant, ce qui fit bondir son cœur
d'émotion, ce fut d'apercevoir Mariam qui flottait dans les airs, à une
vingtaine de centimètres au-dessus du sol, silencieusement absorbée dans
une fervente prière.
Une voix se fit entendre au-dessus des femmes :
« Voici ma fille, Mariam, en laquelle j'ai mis mon affection. Elle a,
aujourd'hui, reçu le nom de Magdalene, l'Esprit exalté de la paix. Je suis
revenu dans le monde sous sa forme. Par son pouvoir, l'Humanité
comprendra son destin. À travers elle, l'Humanité retrouvera la paix. »
9

Lorsque je m'éveillai, la Joconde souriait toujours.


Retrouvant mon état de conscience quotidien, je fus frappé par la pensée
que la jeune femme incarnait peut-être la formule secrète de l'être isogyne
selon Léonard de Vinci. Une représentation de cet état dans lequel une
personne, quel que soit son sexe, à la fois intègre et dissout en elle le
masculin et le féminin, de sorte qu'il ou elle est simultanément l'un et
l'autre, et cependant, aucun des deux. Derrière ce qui était le sourire le plus
célèbre au monde se trouvait non pas seulement une femme, mais
également un homme, peut-être l'auteur même du tableau – Léonard de
Vinci lui-même. Était-ce les propres yeux du peintre qui me contemplaient
avec une expression taquine depuis le mur, au bout du lit ?
Le voyage de cette nuit m'avait entraîné vers la réalité astrale. J'avais erré
à travers différentes sphères où j'avais été confronté à plusieurs formes
d'oppression et de préjugés qui, tous, quelle que fût leur apparente
étrangeté, renvoyaient à des épisodes de ma vie. Par instants cependant, je
me déplaçais plus librement parce que je recevais de l'aide pour faire
partiellement évoluer le fardeau que je portais, et c'était éminemment
libérateur de voir la matière noire se changer en lumière. Chaque fois que je
revenais de tels périples, je m'éveillais fort fatigué, quoique je fusse empli
d'énergie au moment de me lever.
Ce matin-là, j'employai cette énergie à nettoyer la maison et à préparer
ma valise.
Quelque deux heures plus tard, le Voyant et moi prenions la route en
direction du sud. Nous franchîmes les Pyrénées à Andorre et poursuivîmes
en direction de Saragosse. Comme nous traversions l'Espagne, il apparut
clairement qu'une page nouvelle du vieux manuscrit que m'avait confié mon
compagnon venait de se tourner. L'expérience n'était pas uniquement
mentale, mais aussi véritablement physique, provoquant un phénomène de
synchronisme identique à celui qui se produit lorsque deux personnes
prononcent exactement les mêmes mots au même moment :
« L'avez-vous senti ? », demandons-nous simultanément, alors que nos
regards se croisent avec étonnement.
Quelque chose était en train d'advenir.
Devant nous, la route filait en ligne droite à travers un paysage plat et nu.
Je songeai aux réflexions que nous avions échangées le jour précédent à
propos de l'étrange destin des juifs et de leur installation, non moins
étrange, dans le sud de la France et en Espagne, et dont nous pouvions
retrouver la trace bien avant Jésus-Christ. Quelque chose me disait que le
mystère auquel nous prenions part était en un sens relié à ce peuple et à
sa formidable histoire religieuse.
En raison de mes études sur l'araméen – langue étroitement en rapport
avec l'hébreu et nécessaire à sa compréhension –, je possédai quelques
notions du mysticisme juif qui fonde la Kabbale. Je connaissais également
la valeur numérique de chacun des signes, ainsi que les qualités qui leur
sont attribuées.
Signifiant « ce qui a été transmis », la Kabbale est historiquement liée à
un mouvement hébraïque singulier, né en Provence, dans le sud de la
France, au cours de la première moitié du XIIe siècle. J'étais aujourd'hui
intrigué par le fait plutôt étrange que c'était précisément en 1180 qu'un
maître soufi juif, Kyot de Tolède, aurait, dit-on, apporté en Provence, depuis
sa ville natale espagnole, un manuscrit secret qui décrit le Graal. Serait-il
possible que ce Graal fût lié à la Kabbale ? Je fis part de ces pensées au
Voyant.
« Pourquoi ne nous arrêterions-nous pas à Tolède ?, proposa-t-il. La ville
natale de Kyot est située un peu au sud de Madrid. Ce n'est pas un
problème, ni vraiment un détour. Peut-être découvrirons-nous quelque
chose. »
Nous atteignîmes Tolède tard dans l'après-midi. Située sur une corniche
et entourée par le Tage, la vieille ville affiche une sorte de froide réserve
aristocratique. Son histoire remonte à des temps immémoriaux et nul n'en
connaît véritablement l'origine. Selon une légende, elle aurait été construite
à partir d'une colonie juive, quoique personne ne sache précisément en
quelle année. Selon d'autres sources, elle aurait été bâtie par les Romains.
Nous franchîmes la Puerta del Sol, avant de suivre les ruelles qui
menaient au palais de l'Alcazar, où nous garâmes la voiture. Dans une rue
latérale, nous découvrîmes un petit hôtel, l'Imperial, où nous décidâmes de
passer la nuit. C'était d'évidence la meilleure chose à faire.
À la réception, une femme aux cheveux noirs préparait la note de clients
qui s'en allaient. Je l'observai, cependant que nous attendions. Quelque
chose en elle me paraissait familier, mais je ne savais pas quoi. Je ne l'avais
jamais rencontrée auparavant. Peut-être était-ce là ce qui se produisait
lorsqu'un homme regardait une femme qui le fascinait. Pourtant, c'était
différent.
Puis ce fut notre tour.
Elle n'était pas belle au sens où on l'entend généralement, mais elle était
dotée d'une personnalité qui captait votre attention. Ses yeux étaient
ardents, et sa peau était couleur de lune. Il y avait en elle une sorte d'aura
électrique qui vous attirait, ou vous repoussait.
Le Voyant et moi nous enregistrâmes et prîmes chacun une chambre. Un
peu plus tard, nous sortîmes pour trouver un endroit où manger.
À Tolède, il est quasi impossible de faire ne serait-ce que quelques pas
sans se perdre. Les ruelles sont si étroites et les maisons si hautes par
comparaison que la lumière y pénètre difficilement. On débouche
subitement sur une place pour être aussitôt après de nouveau happé par un
labyrinthe d'impasses et de passages sinueux qui abondent en entrées
secrètes ou en portes dissimulées.
C'est dans cette ville que Le Greco établit sa réputation de peintre au
XVIe siècle. Alors capitale de l'Espagne, Tolède est mondialement célèbre
pour sa production d'épées, d'armures en cotte de mailles et autres armes
façonnées dans les forges. De même est-elle un creuset tout aussi réputé de
religions, qui vont des ordres monastiques chrétiens à divers alchimistes, en
passant par les kabbalistes et les soufis arabes, lesquels cohabitent en toute
harmonie avec des marchands, des ducs, des princes et des rois. La ville est
enfin un centre marchand où l'argent coule à flots comme le miel de la
ruche. Et si elle a été fort riche, elle semble aujourd'hui repliée sur elle-
même, comme pour protester peut-être contre la honteuse destinée qui l'a
réduite à un simple piège à touristes. À moins qu'elle ne préservât ses
secrets ?
« Allons boire un verre », proposa le Voyant.
Aux abords d'un petit jardin situé en contrebas de l'hôtel, nous
découvrîmes un bar dans lequel nous nous apprêtions à pénétrer lorsque
j'aperçus, sur le mur d'une maison, la plaque qui indiquait le nom du
square :
Plaza de la Magdalena.
On eût dit quelque plaisanterie subtile, à l'égal de la reproduction de la
Joconde, au sourire moqueur. Interloqué, je la désignai du doigt au Voyant,
qui la découvrit à son tour.
« Quelqu'un essaie de nous dire quelque chose », affirma-t-il, avant de
sourire laconiquement.

Au bar, nous commandâmes tous deux un sandwich et un Fernet-Branca.


« C'est une ville étrangement close, déclara le Voyant, comme si elle
dissimulait quelque chose. Lorsque je me rends dans les différents univers,
je ne reçois pas de réponse en tant que telle. Mais, il y a d'autres moyens.
Peut-être devrions-nous simplement attendre que la nuit porte conseil et
voir ce qui se passe. »
Nous finîmes nos verres et rentrâmes à l'hôtel. À l'accueil, la jeune
réceptionniste avait été remplacée par une femme plus âgée qui me parut
être sa grand-mère.
Nous gagnâmes chacun notre chambre.
Une fois que je me retrouvai dans la mienne, je m'allongeai sur le lit en
espérant qu'un événement se produisît. J'étais déterminé à entrer en contact
avec le vieux maître Kyot. Qu'avait-il découvert à Tolède qui avait
déclenché toute l'aventure du Saint-Graal ?
Je ne sais combien de temps je méditai, mais je dus m'endormir parce que
soudain, comme chaque nuit depuis l'expérience de l'hôtel Costes, à
Montségur, je fus emporté vers les sphères astrales. Et comme à
l'accoutumée, je flottai dans une pièce sans nul mur visible. J'étais certain
cependant que ce lieu était fort différent de celui que je fréquentais
habituellement et où je retrouvais le plus souvent les traumatismes collectifs
ou personnels dont il me fallait me débarrasser. J'étais, à cet instant, dans
une sphère où la sensation du temps était intense. Généralement, il n'en était
pas ainsi. À l'aide d'une sorte de projecteur, je dirigeai un cône lumineux sur
une pièce étroite et sombre, ceinte de murs en pierres typiques du Moyen
Âge. Un vieil homme à barbe blanche était assis sur une chaise et j'eus
l'immédiate certitude qu'il s'agissait de Kyot. Il semblait pressé ; ce fut du
moins le sentiment que j'éprouvai puisqu'il se mit aussitôt à parler :
« La Kabbale est ici, à Tolède. Mais seuls les plus clairvoyants sauront la
trouver.
— Où ?, demandai-je immédiatement.
— Dans les rues et les passages.
— La Kabbale et le Graal sont-ils liés ?
— Oui !
— D'où venait votre savoir, à l'époque ?
— Du mage Léon de Tolède.
— Savez-vous d'où lui-même le tenait ?
— D'un magicien itinérant nommé Flégétanis, celui qui parle avec les
étoiles.
— Peut-on remonter plus loin ?
— À l'origine des temps, il fut donné à Abraham par Melchisédech.
— Que pouvez-vous me dire sur Melchisédech ? »
Soit Kyot ne souhaitait pas répondre à la dernière question, soit il n'en eut
pas le temps puisque soudain, et sans nul avertissement, le cône lumineux
disparut et je planai dans l'espace en direction d'une sphère située hors du
temps. Subitement, je me retrouvai dans le sous-sol où je m'étais déjà tenu.
Au bout d'un long passage, une porte, qui attend d'être ouverte. Je me
dirige vers elle. De l'autre côté de cette porte, je pense découvrir la carcasse
d'un cochon dont le cœur est artificiellement maintenu en vie par une
machine. J'ouvre la porte, mais, à ma grande surprise, je m'aperçois que la
table métallique et le cochon ont disparu. Au centre de la pièce qui ne
correspond plus à une salle d'opération, un divan couleur crème occupe
l'espace. Une jeune femme est assise à l'une de ses extrémités, et je
reconnais la réceptionniste de l'hôtel Imperial.
« Bienvenue », dit-elle en me faisant signe de m'asseoir.
Je m'installe à l'autre extrémité du canapé. À cet instant, je prends
conscience de la sérénité qui règne dans la pièce. Sous l'effet de cette
agréable atmosphère, je me détends et sens que mes pensées prennent un
cours plus lent.
« Je suis ton oracle », déclare la femme, qui me sourit comme si ses
paroles étaient parfaitement naturelles.
« À l'avenir, tu pourras venir ici poser tes questions. Je ne peux t'assurer
que tu recevras les réponses que tu veux ou attends, mais je te promets que
tu auras toujours celles dont tu as besoin, sous la forme la plus appropriée
qui soit. »
Elle me regarde intensément et je réalise que la voix que j'ai entendue ces
derniers jours lui appartient. Je réalise aussi qu'il me faudra toujours lui
faire confiance, qu'elle m'aidera toujours, quoi qu'il arrive. J'éprouve
l'irrépressible désir de la prendre dans mes bras. Nous sommes frère et
sœur, j'en ai la conviction, néanmoins, je l'interroge :
« Qui êtes-vous ?
— Je suis celle qui a toujours été à tes côtés. Tu m'as donné des noms
différents, mais bien trop souvent, tu m'as évitée, à moins que tu n'aies pas
été en mesure de m'entendre lorsque je cherchais à entrer en contact avec
toi. Bien trop souvent, tes affaires t'absorbaient entièrement. Cependant,
écoute-moi : cela va changer. Toujours, tu seras le bienvenu, même si tu n'as
rien à demander. Il se pourrait qu'il y ait, chaque fois, des réponses pour
toi. »

Myriam de Tolède.
La pièce disparut et j'ouvris les yeux. Il était tout juste minuit passé.
Allongé sur le lit de l'hôtel, je ne ressentais nulle fatigue. Surtout, j'avais
envie d'une tasse de café. Pourquoi pas ? Je me décidai et descendis à la
réception.
La jeune femme avait repris sa place derrière le comptoir incurvé. Elle
paraissait occupée à tenir les comptes et à faire la caisse. La lampe
dissimulée derrière le comptoir constituait l'unique source de lumière de la
pièce vide et sombre dans laquelle l'alcôve semblait flotter, telle une île.
À dessein, je laissai la porte heurter le mur, afin de ne pas l'effrayer par mon
apparition inattendue. Elle leva les yeux et sourit en me voyant.
« En quoi puis-je vous être utile ?, s'enquit-elle avec son accent
charmant.
— Je suis vraiment désolé, mais j'ai grand besoin d'une tasse de café et
j'ai pensé…
— Certainement. »
Déjà, elle se levait de son siège.
« Venez par ici. »
Je la suivis dans une pièce voisine où la plupart des tables avaient déjà
été dressées pour le petit déjeuner. Une lumière rouge brillait sur le
percolateur placé derrière un petit comptoir. Je demandai un cappuccino, et
elle m'invita à m'asseoir à l'une des tables. Je fixai sa nuque et son dos,
pendant qu'elle préparait le café avec des gestes souples. La situation était
insolite. J'avais l'impression de la connaître, de l'avoir toujours connue. Il
n'y avait guère quinze minutes, j'avais fait sa connaissance dans une autre
réalité et nous avions parlé ensemble. En cet instant, j'avais la sensation
d'être un parfait étranger.
Elle prépara la mousse blanche sur le café et la saupoudra d'une pincée de
chocolat. Puis, tenant la tasse en équilibre dans l'air, elle la déposa devant
moi, avant de s'affairer à nettoyer le comptoir et dresser les dernières tables.
Assis à ma table, je sirotai mon café pour ne pas le finir trop vite.
« À propos… »
Elle prit une carte de la ville et se tourna vers moi.
« Je ne sais pas si je vous ai parlé de ces lieux que votre ami et vous-
même devriez visiter pendant votre séjour ici ? »
Surpris, je secouai la tête. C'était là une étrange question, compte tenu de
l'heure. La jeune femme déplia la carte et laissa son regard errer sur le
labyrinthe en forme de cœur. Tirant un stylo bille de sa poche de poitrine,
elle dessina quelques cercles, avant de replier la carte et de me la tendre.
Elle allait tourner les talons, lorsque je parvins à rassembler mon courage
pour lui demander :
« Excusez-moi, comment vous appelez-vous ? »
Un court moment de silence suivit, durant lequel elle me considéra avec
étonnement.
« Myriam », finit-elle par déclarer.
Elle se tint devant moi un instant et je me levai, légèrement confus, avant
de m'entendre déclarer :
« Mon nom est Lars. »
La scène tout entière devait paraître ridicule.
« Je sais », répondit-elle en riant.
Elle resta là à me regarder, tandis que je lui souhaitai bonne nuit et me
dirigeai vers l'escalier. J'avais l'impression qu'elle pouvait lire directement
en moi.
« Bonne nuit », répondit-elle, alors que la porte se refermait sur moi.
Une fois n'était pas coutume, je m'éveillai le lendemain matin sans
pouvoir me rappeler quoi que ce soit des périples astraux de la nuit. Ce fut
un soulagement. Cependant, la rencontre avec Myriam demeurait fort claire
dans mon esprit. Au moment de descendre prendre le petit déjeuner avec le
Voyant, je me souvins de la carte que m'avait donnée la jeune femme.
Lorsque je m'assis face à mon compagnon, mon premier mouvement fut
de lui raconter les expériences nocturnes. Quelque chose, pourtant, me
retint.
« Alors, avez-vous bien dormi ? »
Le Voyant m'accueillait avec cette brusquerie coutumière qui lui venait
de son temps dans l'armée, en tant qu'officier supérieur.
J'acquiesçai.
« Je pense avoir trouvé une ouverture.
— Hmm, que voulez-vous dire ? »
J'hésitai, puis ce fut là, d'un coup. Subitement, je compris ce que Kyot
avait voulu dire en affirmant que la Kabbale se trouvait à Tolède.
Subitement, je compris que son énigmatique réponse – les « rues et
passages » où serait découverte la Kabbale – devait être prise au pied de la
lettre.
« Que pensez-vous de l'idée selon laquelle la ville originelle aurait été
construite autour de l'arbre de vie. Et si la Kabbale se manifestait à travers
le plan fondamental de Tolède ?
— Bingo, répondit-il. Vous tenez là quelque chose, je crois. Nous
commencerons juste après le petit déjeuner. »
Je plaçai la carte de Myriam devant lui :
« Peut-être pourrions-nous utiliser ceci comme point de départ ? »
Le Voyant entra en action une heure plus tard. Il était de bonne humeur,
et c'était un plaisir de le voir travailler. Son état de concentration était
exemplaire. Il était dans son élément.
Nous déambulâmes dans les rues étroites en étudiant la carte de Myriam.
Nous nous enfonçâmes dans le quartier juif. Soudain, le Voyant s'arrêta. En
l'espace de quelques secondes, l'environnement se modifia. Une lueur
étrange éclairait la petite place. À l'évidence, mon compagnon était en route
pour un autre univers.
« Je suis en contact avec Léon le Mage », déclara-t-il enfin.
Voilà une information qui n'aurait pas dû me surprendre, compte tenu de
ce que le Voyant avait déjà accompli, et qui pourtant me sidéra une fois de
plus par sa précision. Il ne faisait aucun doute dans mon esprit que Léon le
Mage n'était autre que le Léon de Tolède auquel Kyot avait fait allusion la
nuit précédente. Le Voyant poursuivit :
« Il confirme votre idée selon laquelle la Kabbale a inspiré le plan
originel de la ville. Malheureusement, Tolède a subi tant de changements
depuis qu'il semble désormais impossible de retrouver ce plan. Il affirme
qu'il me désignera les lieux mais qu'au moment de la conception de la cité,
sept points kabbalistiques seulement ont été utilisés. Le troisième majeur et
le dixième sont dissimulés. »
Il se mit en route en marmonnant :
« Cela promet. »
Il tourna dans une rue et s'arrêta de nouveau. Nous nous trouvions devant
le Taller del Moro, dans la rue éponyme. Mon compagnon s'absorba dans
son monde un instant.
« Ceci était autrefois la place du “savoir sur cela qui était”. C'est le
huitième centre de l'actuelle Kabbale – “hod”, le rayonnement. Il s'agit ici
de plusieurs royaumes mémoriels contenant la conscience du temps jadis.
C'est aussi la sphère de la confrérie. On ne peut en dire plus pour le
moment. »
Nous nous hâtâmes en direction du nord et dépassâmes l'actuelle
université de San Pedro Martir. Le Voyant s'arrêta sur la Plaza de San
Roman. C'était un petit jardin, orné d'une statue espagnole caractéristique
représentant l'un des patriarches de la ville. Quelques cyprès y poussaient et
une haie basse l'entourait.
« C'est le lieu de la “compréhension de l'alchimie”. Il est identique au
cinquième centre de la Kabbale que nous connaissons, “gevurah”, la force.
Ici se trouvait autrefois une copie du lieu, hors de l'univers, où était
conservé le savoir originel sur l'alchimie. Cet espace possède l'entendement
sur chacun des éléments. Si vous vous tenez au milieu de la forme d'une
balle, alors c'est là que le processus a lieu. Pour comprendre l'alchimie des
éléments, nous pouvons employer le mot “alkymium”. Léon me montre un
point spécifique relié à la matière. Lorsque je demande un signe
correspondant à ce lieu, c'est une clé que je reçois, laquelle se change en
“ankh”, la clé de la vie égyptienne. »
J'étais occupé à écrire dans un carnet tout ce que mon compagnon disait.
À l'évidence, il était entré en contact avec une chose extrêmement
importante. La vitesse à laquelle il travaillait était impressionnante. Et
comme chaque fois qu'il était dans cet état d'esprit, tout arrivait avec
précision et rapidité. Tantôt je marchais, tantôt je trottinais, pour suivre son
rythme tout en m'efforçant simultanément de prendre des notes. Nous nous
dirigeâmes vers le nord-est et finîmes par arriver à la Calle de las
Carmelitas. C'était également l'un des lieux soulignés d'un cercle par
Myriam.

« Nous voici à l'endroit de la “compréhension des autres univers”. C'est


le foyer ancien des éléments. Il équivaut au centre invisible de la Kabbale
éternelle et porte le nom de “nut” qui le relie aux formes serpentines.
Apparaît une série de motifs confus composés de pentagones et
d'octogones. Léon attire l'attention sur le fait qu'ils contiennent un savoir
profond. Je vois un tunnel noir parsemé de points lumineux. Il est possible
de briser le motif et de sortir du tunnel. Alors, nous nous découvrons en tant
qu'oracle. »
Je faillis littéralement tomber à la renverse en entendant la dernière
phrase. Le Voyant fournissait, dans un débit constant, les renseignements
dont il était malaisé de saisir le contenu énigmatique. Les propos sur
l'oracle, cependant, confirmaient la précision de ces renseignements,
indépendamment de la compréhension que le Voyant pouvait en avoir.
À partir du monastère des carmélites, le Voyant obliqua vers le sud. Il
s'arrêta au petit croisement qui relie Calle de Santa Justa, Calle de la Sal,
Calle del Hombre de Palo et Calle de Cordonerias.

« Voici le lieu du “savoir sur ce qui est physique”. Il correspond au


quatrième centre de la Kabbale, “hesed”. Amour. L'image montrait un corps
symphonique. Quelque part à l'intérieur du cerveau humain se trouve une
chambre symphonique. Un symbole fait de deux cordes entrelacées. Chaque
corde est composée de douze unités. Ce symbole peut être utilisé dans le
monde physique d'où l'harmonie est absente. »
Le Voyant reprit aussitôt sa route. Nous dépassâmes la cathédrale
Primada de Toledo et suivîmes la Calle Carcel del Vicario. À mi-chemin
environ, il tourna dans un étroit passage.
« Le lieu suivant se trouve exactement ici. Il est associé à l'“image
humaine de la transformation” et équivaut au septième centre de la
Kabbale, “netzah”. Victoire. Il nous parle du pouvoir de l'imagination
humaine, qui, employée à bon escient, peut servir positivement l'Humanité.
En recourant à ce pouvoir, nous décidons nous-mêmes de la façon dont
nous voulons exister. Grâce à lui, nous avons la possibilité de transformer
notre part obscure et de conquérir notre nature fondamentale. »
Nous nous dirigeâmes ensuite vers le sud-ouest. Le Voyant accéléra plus
encore, comme s'il ne fallait pas perdre de temps. Nous parcourûmes d'un
pas vif la Calle de Santa Isabel, avant de nous arrêter dans un petit jardin du
même nom.
« Voici le lieu de la “compréhension de l'univers”. Il correspond au
neuvième centre de l'actuelle Kabbale, “yesod”, la pierre fondamentale.
Léon dit que pour comprendre l'univers, il nous faut le regarder de
l'extérieur. »
Mon compagnon s'absorba une fois encore, avant d'émerger de nouveau.
« L'univers danse, avec une sérénité qui lui est propre. Il est ceint d'auras
qui dessinent de délicats anneaux. Cette forme de pensée se manifestait
autrefois dans le microcosme et pour être plus précis, ici même, dans cette
rue. Il y a très longtemps, existait en ce lieu un lupanar. Non pas au sens où
nous entendons ce mot, mais véritablement, une maison de plaisir, une sorte
d'université si vous préférez où des danseuses faisaient se mouvoir
l'univers. »
À peine eut-il achevé sa dernière phrase qu'il repartit, piquant désormais
droit sur le nord.
« Nous sommes en route pour le centre du système. »
Soudain, il sembla plus alerte, comme aux aguets. Parvenu sur la Plaza
del Consistorio, devant l'Ayuntamiento, il en fit le tour, sans pourtant
paraître satisfait. Lentement, nous remontâmes la Calle de la Trinidad, dont
nous longeâmes les murs jusqu'au Palacio Arzobispal. S'arrêtant devant une
entrée latérale, il demeura là, plongé dans ses pensées.
« Nous y voilà, déclara-t-il enfin. Tel est le “creuset” au centre duquel se
trouve le Graal. Dans la Kabbale que nous connaissons, cela équivaut
certainement au sixième centre, “tifferet” – la compassion intérieure.
Jusqu'ici, Léon a été présent, en revanche, je n'ai pas pu voir Kyot. Léon
nous quitte à présent. Il affirme que telle est la ville révélée. Kyot me
montre un jardin en forme de labyrinthe. Il dessine plusieurs motifs, et
notamment l'étoile de David, qui correspond véritablement au sceau de
Salomon 1. Il me montre aussi les cent quarante-quatre, ou douze fois douze,
consciences qui sont l'essence les unes des autres. Peu importe où vous vous
trouvez dans ce labyrinthe, vous devez être capable de découvrir le Graal. »
Le Voyant me regarda alors directement.
« Vous l'avez dit vous-même : “Le Graal est un état d'esprit.” Kyot
affirme que votre tâche a été d'être celui qui a soulevé le voile et révélé ce
savoir. La légende du Graal a été et reste une source d'inspiration essentielle
pour l'Humanité qui avance vers la connaissance de soi et une conscience
supérieure. »
Il avait l'air prodigieusement satisfait.
« Et voilà, point final », déclara-t-il avec ce sourire malicieux qui lui était
familier.
Nous avions accompli le travail de la journée.
Quittant Tolède, nous roulâmes en direction de la côte méridionale et
ensoleillée de l'Espagne, où nous analysâmes nos impressions. À l'évidence,
un changement était intervenu dans nos rapports. La relation maître-élève
était en train d'évoluer vers une sorte de coopération plus équitable.
Laquelle s'était surtout manifestée après ma rencontre avec l'oracle.
Le Voyant et moi étions deux personnalités très différentes, avec des
tempéraments tout aussi différents, et néanmoins, je percevais combien, en
certains domaines centraux, nous étions extrêmement semblables. Ainsi
avions-nous tous deux une volonté particulièrement forte qui tendait à
maintenir nos rapports dans un cadre établi. Cela se manifestait avec une
grande netteté dans nos manières de travailler, lorsque les résultats n'étaient
pas immédiatement compatibles. Cela tenait cependant beaucoup plus à
l'interprétation et à la mise en œuvre des termes qu'à la compréhension
profonde de ces mêmes termes. Nous utilisions simplement notre langage
de façon différente.
Comme il l'avait si souvent fait auparavant, le Voyant m'emmena à la
gare.
« Il est temps de commencer votre tâche », déclara-t-il.
Lorsque je m'avançai pour le saluer depuis mon compartiment, il était
déjà parti.
À mon retour au Danemark, un monde entièrement nouveau s'ouvrit à
moi. Ma « nouvelle tâche » se trouva être de m'installer comme thérapeute.
Quelle sorte de thérapeute je devais être, cela ne m'avait pas été révélé. Il
m'appartenait entièrement d'en prendre la décision.
Grâce aux compétences que j'avais acquises au contact du Voyant, je me
lançai dans le travail le plus constructif qu'il m'avait jamais été donné
d'effectuer, en relation avec d'autres êtres humains.
Chaque nouveau client me dévoilait à moi-même des facettes inconnues.
Cette forme de rencontre avec autrui m'enseigna que non seulement nous
sommes embarqués sur le même bateau, mais encore que nous sommes
spirituellement frères et sœurs. Indépendamment de nos affiliations
sociales, politiques, religieuses ou sexuelles, nous formons une unique
grande famille. J'appris que nous étions faits d'une matière identique, que
nous venions d'un lieu identique et que nous nous dirigions vers un endroit
identique, quoique sans nécessairement emprunter les mêmes chemins.
Nous étions semblables, et seules les conditions physiques différaient. Cette
tâche n'était pas seulement pleine de sens, elle était aussi particulièrement
révélatrice.

Je poursuivais chaque nuit mes voyages dans les sphères astrales. La


plupart du temps, je me déplaçais librement, mais plus souvent qu'à mon
tour, j'étais contraint de demeurer dans les régions inférieures. Assez
étrangement, ces périples nocturnes avaient pour effet secondaire de me
laisser dans un état d'énergie surnaturelle durant la journée. Ce qui devint à
tel point un fardeau que je recherchais les conseils de mon cher ami le
théosophe Søren Hauge, en qui j'avais confiance et qui, je le savais, était
familier du phénomène.
Avec soulagement, je l'entendis déclarer qu'il connaissait des expériences
de type similaire vécues par d'autres et que la fréquence de ces expériences
diminuerait probablement au fil du temps. L'idée était de prendre
conscience des sphères parcourues, de sorte à acquérir une expertise qui
permettrait au voyageur de décider lui-même du temps et du lieu de son
déplacement. Søren m'expliqua également qu'il était possible de rencontrer
à différents niveaux d'autres pèlerins astraux et, à sa connaissance, de
communiquer directement avec eux lors de ces rencontres.
Encouragé par les conseils de Søren, je commençai à m'exercer à fixer
des objectifs avant de m'endormir. Je pris conscience qu'il s'agissait de
concentrer mes pensées sur certains événements de ma vie que je souhaitais
comprendre ou avec lesquels je voulais entrer en contact. Alors,
probablement, mes voyages astraux m'entraîneraient-ils vers la copie céleste
de ces événements.
À d'autres périodes, je parvenais à revenir à un niveau précis en me
concentrant sur un signe distinctif ou sur une sensation éprouvée lors d'une
précédente rencontre. Longtemps, je m'efforçai de retourner dans la pièce
au divan couleur crème et de retrouver Myriam, mon oracle, mais sans
aucun succès.
Ce fut lors d'une consultation que j'entendis un jour la Voix – Myriam –
fournir un conseil d'ordre pratique à la patiente avec laquelle je
m'entretenais. Une longue pause et un silence embarrassant s'ensuivirent, et
je dus avoir l'air assez étrange tandis que je m'efforçais d'écouter cette voix
que j'étais apparemment le seul à pouvoir entendre. L'air plutôt perdu, ma
patiente s'efforça de reprendre contact avec moi de façon fort bienveillante.
Et heureusement, se montra très compréhensive lorsque je lui expliquai ce
qui s'était passé, particulièrement lorsque je lui transmis le message que je
venais juste de recevoir et qui offrait une réponse extrêmement précise à ses
problèmes actuels.
Cet événement marqua le début d'une série d'épisodes similaires qui me
permirent de développer une capacité satisfaisante à être présent et
concentré, tout en entrant simultanément en contact avec l'oracle. J'ai
appris, depuis lors, à écouter ma toute première intuition, qui se révèle
presque chaque fois juste.
Somme toute, j'appris qu'une guérison réussie ne dépendait pas tant du
talent personnel du thérapeute que de sa capacité à se faire lui-même à un
pur instrument de la puissance. La toute première tâche de cet instrument
est d'atteindre, grâce à différents exercices, rituels ou prières, un certain état
d'esprit dans lequel le potentiel toujours présent à l'intérieur et autour d'une
personne est activé, de sorte que la vie éthérique devient une réalité visible.
Cet état demande de renoncer à toute forme de jugement et de préjugé. Il est
extrêmement proche de celui qui permettait aux anciens taoïstes de décrire
le « véritable être humain ». Le véritable être humain respire avec
l'ensemble de son corps, il arrive ici quasiment sans se faire remarquer, est
présent avec sérénité et quitte silencieusement le monde lorsqu'il a rempli
son but. Le guérisseur invoque et transmet la puissance, sans mettre son
rôle en avant, ni en faire toute une affaire. Rien ne peut vous procurer un
sentiment de plus grande humilité et de plus grande reconnaissance que
d'assister à la pleine réalisation de ce processus.
Près de deux ans se passèrent ainsi, interrompus seulement par des
voyages à Montségur et en Andalousie, tous les six mois, pour retrouver le
Voyant. Pendant toute cette période, je ne cessai de chercher à entrer en
contact avec Myriam, dans la pièce au canapé couleur crème, mais sans
résultat. Puis un jour, le téléphone sonna…
10

Mariam était dans sa vingt-quatrième année et, en tant que prêtresse


initiée, avait obtenu le droit de vivre dans sa propre maison. Membre à part
entière de la Société des thérapeutes, elle occupait une position élevée dans
la hiérarchie du Temple, à la fois comme prédicatrice révérée et interprète
des Écritures. Guérisseuse remarquable, elle recevait la visite de toutes
sortes de malades, venant de loin pour être soignés par cette femme
charismatique.
C'était le mois d'Elul. Mariam, qui sortait tout juste d'une réunion au
Temple, se rendait à sa petite cabane, sur les rives du lac Maréotis,
lorsqu'elle aperçut Salomé qui se dirigeait vers elle dans un état d'agitation.
La jeune femme eut aussitôt la sensation que quelque chose de peu
ordinaire s'était produit. Elle savait qu'il fallait que ce fût très singulier pour
faire perdre son sang-froid à Salomé. Les deux femmes s'embrassèrent.
« Que s'est-il passé ?, s'enquit Mariam.
— Ton temps est venu. »
Mariam ressentit un coup au cœur. Quoique la signification de ces mots
lui fût parfaitement connue, elle avait, au fil du temps, lentement mais
sûrement, enfoui toute réflexion sur leurs conséquences au plus profond de
sa mémoire.
« Quand ?
— Maintenant. Le messager de la confrérie t'attend chez moi. »
Paralysée un court instant par la peur, la jeune femme se ressaisit
rapidement. Salomé, qui la connaissait comme toute mère connaît sa propre
fille, savait qu'aucune peur, si forte fût-elle, ne pouvait détourner Mariam
du chemin qu'elle avait à suivre.
La confrérie avait envoyé Lamu, un jeune novice. Celui-ci tendit un
rouleau à Mariam. Redevenue elle-même, la jeune femme rompit le sceau
d'une main ferme. Les mots du premier livre de la Torah agirent sur son
cœur à l'égal d'une clé : « La coupe d'argent se trouve dans la tribu de
Benjamin. »
La phrase parut littéralement se détacher du frais papyrus et flotter dans
les airs. La clé se glissa sans résistance dans la serrure. La porte s'ouvrit
brusquement, et Mariam sut que le temps était venu d'accomplir le pacte
que ses parents avaient scellé en son nom, longtemps auparavant.
« Je dois partir aujourd'hui même », déclara-t-elle.
Salomé ouvrit l'armoire où elle conservait ses herbes les plus précieuses.
Elle tendit à Mariam un petit vase d'albâtre.
« Prends ces cinq cents shekels de myrrhe. Tu trouveras les autres
ingrédients lorsque tu en auras besoin. Va en paix. »
Tirant un anneau d'une petite poche de sa robe, elle le glissa au doigt de
Mariam. Celui-ci lui allait à la perfection. De chaque côté du mot
« Ephatah » gravé sur le bijou était placé un saphir bleu foncé. « Rukha
d'koodsha » était inscrit à l'intérieur.
« Mets-le lorsque tu en ressens le besoin. Il ouvrira toutes les ténèbres. »
Elles se séparèrent sans effusion, sachant qu'elles ne devaient jamais se
revoir.

Longue fut leur étreinte de retrouvailles. Pourtant, tous deux savaient


sans nulle ambiguïté que Mariam n'était plus cette sœur qui avait quitté le
foyer natal, dix ans auparavant, de même que Lazare n'était plus ce frère
dont la jeune femme avait pris congé. Le retour de Mariam avait suscité une
immense joie, et Lazare avait aussitôt entrepris d'organiser une fête de
bienvenue digne d'une reine. Seule la noble fermeté de la jeune femme
l'avait dissuadé de mener son projet à terme. Tous deux se tenaient donc à
présent dans la pièce qui avait été autrefois celle de leur père, près de la
fenêtre, à l'endroit exact où, longtemps auparavant, Lazare avait annoncé à
sa sœur ce qui avait été prévu pour son apprentissage.
Quoique tous deux fussent vêtus de blanc, lui dans une robe de la
confrérie, elle dans celle des thérapeutes, ils étaient séparés par l'abîme
infranchissable que constituaient tous les événements survenus entre-temps.
Derrière l'épuisement né de la volonté de maintenir l'autoritaire façade du
patriarche, Mariam voyait un être dépourvu de joie dont le parcours avait
abouti à une impasse. Un unique regard sur la vie intérieure de son frère lui
suffit. Lazare était un être privé d'équilibre – un instrument désaccordé.
« Tu es arrivée juste à temps, déclara-t-il. Les Romains ont renforcé leur
emprise sur notre pays. Le nouveau préfet est impitoyable. Les membres du
sanhédrin eux-mêmes sont en train de perdre les privilèges dont ils
bénéficiaient depuis des années. Tu dois te rendre à Capharnaüm, où tu es
attendue. De grandes choses se sont produites, ces derniers temps, et nul ne
sait où cela aboutira.
— Quelles choses ?
— Des choses que nul n'aurait pu prédire. Des choses qui vont rendre nos
relations avec les frères de Qumran et les prêtres de Jérusalem plus
difficiles encore. »
Les mots se heurtaient les uns les autres, comme des marins ivres après
une beuverie. Mariam s'efforça de retenir son attention, mais en vain. Alors
elle alla droit au but :
« Où est-il ? »
La question sembla accroître la confusion de Lazare, comme s'il avait
complètement oublié la raison du retour de sa sœur.
« À Capharnaüm, je suppose.
— Maintenant, dis-moi ce qui s'est passé. »
Mariam posa la main sur son épaule, dans un geste d'apaisement qui
parut avoir l'effet désiré. Lourdement, Lazare se laissa tomber sur le siège
syrien qui avait appartenu à leur père. Puis il se reprit :
« Sans doute, as-tu entendu dire que les frères de Qumran ont un
postulant, Yohannan, celui que l'on appelle le Baptiste. Il a parcouru le delta
du Jourdain en prêchant et en prophétisant. Il baptise quiconque le
demande. Au début, nul ne savait qu'il était le postulant de la confrérie. De
fait, il attire de grandes foules. Si grandes même que les Romains et les
membres du sanhédrin sont venus l'interroger sur son passé et ses ancêtres.
Ils lui ont demandé s'il était le Prophète attendu de tous, et il a répondu de
façon évasive, alors même que nul n'échappe à ses prophéties sur la fin du
monde. Cela a plutôt provoqué des remous. »
Mariam ignorait tout de ce Yohannan.
« Quel est le problème ? », demanda-t-elle avec impatience.
À l'évidence, Lazare s'efforçait de garder la maîtrise de l'histoire, dont
Mariam eut le sentiment qu'elle contenait plus que son frère n'en pouvait
comprendre.
« Il y a trois mois de cela, Yeshoua est revenu de son long périple vers
l'est. À la consternation de tous, il s'est rendu non pas à la confrérie du
Carmel comme nous nous y attendions, mais directement à Capharnaüm, où
il a rassemblé autour de lui un groupe de disciples. Il parcourt la Galilée
tout en s'adressant au peuple. La rumeur dit que son audience croît de jour
en jour. Il y a un mois, il s'est rendu auprès de Yohannan afin d'être baptisé.
Aujourd'hui, cette rumeur dit que Yohannan lui-même a reconnu Yeshoua
comment étant le Messie attendu. Tout cela a engendré de la confusion et
provoqué des conflits entre les deux groupes de la confrérie. Leurs
postulants respectifs ont échoué. La situation est sérieuse. D'autre part, les
Romains et le sanhédrin s'inquiètent de l'influence que, tout à la fois,
Yohannan et Yeshoua ont sur le peuple. Les parents de Yeshoua sont
également soucieux. Ils disent qu'il a tant changé que sa propre mère,
Mariyam, le reconnaît à peine désormais. C'est la raison pour laquelle elle
s'est rendue chez les frères du Carmel pour qu'on t'informe que le temps
était venu d'honorer le contrat. Elle espère que le mariage lui rendra son fils.
— Dis-moi, Lazare, en quoi Yeshoua a-t-il échoué ?
— Tu connais les prophéties et les attentes de la confrérie. Nous vivons
en ces temps que les vieux prophètes ont prédits, et aux deux élus, Yeshoua
et Yohannan, ont été attribués les rôles du Messie-Roi et du Messie-Prêtre.
De la sorte, ils espéraient éviter que le sang ne fût répandu entre les deux
groupes. Et puis tout cela s'est produit. Yohannan refuse tout pouvoir
supérieur. Et ils disent que Yeshoua s'occupe plus du combat contre les
Romains que de l'accomplissement de son destin.
— Qui peut prédire le destin de Yeshoua avec certitude ? »
Mariam s'approcha de la fenêtre, d'où elle regarda les champs de son
enfance. Elle fut frappée de constater qu'ils n'étaient plus aussi bien
entretenus que dans son souvenir.

Le jour suivant, Mariam et son jeune guide partirent en direction du nord.


Chemin faisant, elle nota que Lazare avait dit juste à propos des Romains :
les routes étaient envahies par les troupes de la puissance occupante. Les
soldats arrêtaient et interrogeaient toute personne un tant soit peu suspecte.
La voie qui reliait Jérusalem à Jéricho était en quelque sorte décorée de
croix en forme de tau 1, auxquelles étaient suspendues les victimes des
atrocités romaines, dans le but d'effrayer tous ceux qui entretenaient ne
serait-ce que la plus infime idée de rébellion. La situation ne s'améliora
guère avant Scythopolis, sur le mont Gilboa, où tout parut revenir à la
normale. Les soldats étaient toujours nombreux, mais l'atmosphère semblait
moins agressive. Mariam fut soulagée lorsqu'elle aperçut enfin Philotéria et
la mer de Galilée, qui lui rappela le lac Maréotis. La brise fraîche venue de
l'eau lui redonna courage et elle secoua sa cape pour se débarrasser de tout
ce qui l'avait perturbée. Lamu la guida vers l'intérieur de la cité afin d'y
trouver un abri, et ils y découvrirent un grand tumulte. Dans les rues, des
habitants s'étaient réunis en groupes et discutaient avec agitation. Seule la
présence des soldats romains empêchait cette tension verbale de dégénérer.
Mariam s'arrêta sur la place et demanda au novice d'aller voir ce qui se
passait. Pendant ce temps, elle but un peu d'eau au puits de la ville. Alors
elle entendit une conversation entre deux pharisiens :
« C'est une honte pour ses frères, et un homme dangereux pour le peuple.
C'est un escroc qui conduit directement Israël au massacre », criait un
homme âgé, issu de la prêtrise.
Son interlocuteur, un grand jeune homme voûté, se montrait un peu plus
favorable :
« Eh bien, il divague parfois, mais il appartient à la descendance de
David et il est donc le roi légitime d'Israël. Avec le sanhédrin de Jérusalem
pour faire l'intermédiaire entre Pilate et lui, il se pourrait que son
tempérament permette de tenir à distance la justice romaine. Alors, la vie
dans le pays redeviendra tolérable. Nous n'avons pas besoin de ces fichus
hérodiens qui engraissent aux dépens du peuple et fréquentent Rome. »
Lamu revint et Mariam eut immédiatement besoin de savoir :
« Que s'est-il passé ?
— Il était là. Yeshoua était là et il a parlé au peuple. On dit que le public
était si nombreux que la place tout entière était emplie. Des gens partout,
dans les arbres et sur les toits, juste pour l'apercevoir.
— Que se dit-il à son sujet ?
— Cela varie. Certains déclarent qu'il est un faux prophète, cependant
que d'autres le considèrent comme le futur roi d'Israël.
— Quand était-il ici ?
— Il est parti hier.
— Où est-il allé ?
— Un homme l'a vu partir à pied avec quelques-uns de ses plus proches
disciples en direction du mont Tabor. D'autres disent qu'il est en route pour
Capharnaüm, en passant par Hippos, sur la rive orientale du lac. C'est là que
se rendent ses fidèles. »
Ils traversèrent la ville en direction du petit port. Mariam contempla la
mer de Galilée. Puisant dans ses ressources spirituelles, elle s'efforça de
comprendre quelles étaient les forces qui guidaient l'homme envers lequel
elle était engagée. Dans son cœur, elle le connaissait, mais elle n'ignorait
pas qu'il était toujours en quête d'une position à adopter. Avec les yeux de
l'esprit, elle vit son visage mélancolique qui lui donnait un air tantôt
paisible, tantôt tourmenté. Elle savait que son temps était venu, qu'en lui,
son destin grandissait déjà. À cet instant précis, elle comprit que deux
forces contraires menaçaient de le déchirer et le détruire s'il n'opérait pas
bientôt un choix. Elle le vit suivi par de vastes foules qui tentaient de
l'approcher pour le toucher – et elle vit combien il voulait et recherchait
désespérément la solitude.
Un orage se préparait à l'est. Une écume blanche soufflait à la surface de
l'eau. Mariam se secoua. Il était temps.

Le lendemain matin, Mariam et Lamu quittèrent la ville sur leur monture


et prirent la direction du mont Tabor. La montagne se dressait à l'horizon,
contre le ciel. Ils prirent la route avant que le soleil ne gagnât en force. Au
pied de la montagne, ils découvrirent deux huttes primitives. À l'ombre
d'une petite palmeraie, non loin, deux silhouettes vêtues de blanc et
absorbées dans une conversation étaient visibles. Mariam demanda à Lamu
de l'attendre et guida son cheval vers les silhouettes.
Les deux hommes se levèrent et la considérèrent avec méfiance. L'un
d'eux, de haute taille, au visage buriné et rude, fit un pas dans sa direction.
« Femme, que fais-tu ici ? »
La voix était rauque, le ton peu amène. Mariam vit directement en lui.
Elle sourit :
« Je cherche l'Élu. »
La réponse franche de la jeune femme mit l'homme mal à l'aise.
« Que sais-tu de cela ? », demanda-t-il alors.
Mariam, à présent, dévisageait attentivement l'autre homme.
Plus mince, il avait des traits magnifiques, presque féminins. Le sourire
qu'il lui offrit était empreint de réserve. Puis il dit :
« Quel est ton nom, femme ?
— Tu sauras bientôt mon nom. J'ai quelque chose de très important à dire
à ton rabbi et serais heureuse de savoir où le trouver. »
La réponse vint de l'homme à la stature carrée :
« Donne-nous simplement ce que tu as apporté et nous le lui
transmettrons. »
Mariam demeura silencieuse sur sa selle. Une mouche bourdonna dans
l'air, avant d'atterrir sur le front de l'homme. La jeune femme attendit qu'il
essaie, sans succès, d'écraser l'insecte, puis elle déclara :
« Ce que j'ai à lui dire est plus fugace qu'une mouche, et pourtant, plus
grand encore que tout ce que vous pourriez imaginer. »
En entendant les paroles de Mariam, l'homme fronça les sourcils. Qui
pensait-elle être ? Il comprit qu'il ne pourrait la circonvenir si aisément.
L'attitude ferme de la jeune femme l'embarrassait. Mariam prit les rênes et
fit demi-tour.
« Ne vous mettez pas en peine. Je le trouverai moi-même. »
Elle guida son cheval vers le chemin qui s'élevait dans la montagne et
entreprit la montée. Le soleil était haut dans le ciel, dardant ses rayons
implacables sur la Terre sainte. L'un des hommes lui cria quelque chose,
mais ses paroles s'évanouirent dans la brume sèche et vibrante.
Elle chevauchait depuis peu lorsqu'elle aperçut une cabane, plus simple
encore que les deux huttes au pied de la montagne. Il semblait n'y avoir
personne dans les parages, et Mariam eut la certitude qu'il se trouvait à
l'intérieur ou avait grimpé plus haut. Attachant sa monture à un arbre, elle
avança jusqu'à l'entrée de la cabane. Il faisait sombre à l'intérieur et après la
vive lumière du soleil, ses yeux durent s'adapter. Alors, elle distingua la
silhouette d'un homme recroquevillé sur le flanc, à même le sol. Courbant la
tête, elle entra. C'était lui. On eût dit qu'il dormait. Sous l'un de ses yeux,
deux lignes tracées sur la peau recouverte de poussière lui indiquèrent qu'il
avait pleuré. Elle resta un moment à le regarder. Puis, s'agenouillant près de
lui, elle se pencha en avant et l'embrassa sur le front.
Peu après, elle redescendit de la montagne.
« Où allons-nous ? », demanda Lamu, tandis qu'ils chevauchaient vers le
nord.
« À Capharnaüm », répondit-elle, perdue dans ses pensées.
Capharnaüm était parée pour la fête, et ses rues étaient bondées d'une
foule pleine d'espérance, venue de loin ou de près pour entendre le Prophète
qui, selon la rumeur, était le Messie depuis longtemps attendu et le roi
légitime. Lamu voulut aussitôt conduire la jeune femme chez Mariyam,
mais celle-ci opta pour un lieu plus neutre. Ils eurent la bonne fortune de
découvrir une auberge située sur les abords de la cité. Il était presque
impossible de trouver une chambre libre à des lieues à la ronde et
quiconque le désirait pouvait libérer un matelas pour un shekel.
Les festivités débutèrent dans l'après-midi. Les marchands ambulants
furent particulièrement occupés lorsque les pèlerins commencèrent à se
rassembler en ville. La foule était si dense dans les rues qu'il devenait
difficile de se déplacer, cependant que la rumeur affirmait que Yeshoua
avait été vu ici ou là. Cette attente refoulée mettait la cité en ébullition
lorsque soudain, un soupir parcourut la foule. Mariam se laissa entraîner par
le flot qui s'écoulait entre les maisons, tandis que les enfants et les jeunes
hommes sautaient de toit en toit. Le Prophète avait appelé la population à se
réunir devant la synagogue.
La place grouillait de monde. Yeshoua en personne se tenait sur une
estrade.
Derrière lui, la lumière du soleil couchant éclairait de façon spectaculaire
son aura. Mariam découvrit un homme différent de celui qui dormait
recroquevillé et qu'elle avait embrassé sur le front la veille. À présent, il se
dressait avec dignité, parcourant la foule du regard. Il portait une longue
barbe et ses cheveux bruns tombaient sur ses épaules. Il était vêtu du
traditionnel manteau blanc de la confrérie. Une poignée d'hommes arborant
une tenue similaire l'entouraient, afin de tenir les plus fervents à distance.
Dans le cercle au-dessous de Yeshoua, Mariam aperçut deux femmes et
supposa que l'une d'entre elles était Mariyam, sa mère.
Soudain, la foule se tut. Yeshoua la salua en levant la main.
« La paix soit avec vous. »
Sa voix était chaleureuse et claire. Il n'en restait pas moins difficile
d'entendre tout ce qu'il disait. Mariam comprit toutefois qu'il parlait d'un
ange qui avait été envoyé en avance afin de préparer la voie à celui qui
viendrait, que cet ange était Yohannan le Baptiste.
« À qui vais-je comparer cette génération ? Elle ressemble à des gamins
assis sur les places, qui en interpellent d'autres : “Nous vous avons joué de
la flûte, et vous n'avez pas dansé. Nous avons entonné des chants de deuil,
et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine.” Jean-Baptiste est venu, en
effet ; il ne mange pas, il ne boit pas, et l'on dit : “C'est un possédé” ! Le
Fils de l'homme est venu : il mange et il boit, et l'on dit : “C'est un glouton
et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs.” Mais la sagesse de
Dieu se révèle juste à travers ce qu'elle fait 2. »
Mariam comprit bientôt que ce n'était pas tant le contenu du discours que
l'intensité avec laquelle il était prononcé qui allait droit au cœur de ceux qui
l'écoutaient. Là, debout, caressé par les derniers rayons du soleil, il était
véritablement le Messie incarné, le roi du peuple et la pierre fondamentale
de la foi. En cet instant, tous étaient captivés. L'être le plus endurci lui-
même aurait, sans hésiter, remis sa vie entre les mains de cet homme qui
donnait au peuple une espérance nouvelle. Non pas une espérance précise.
Plutôt le sentiment général que des temps meilleurs allaient venir.
Cependant, quelque chose manquait. Subitement, Mariam fut envahie par
une sensation de solitude. Subitement, elle douta de l'homme auquel elle
avait été promise. Certes, il avait le courage de dénoncer Rome, mais
derrière les mots, derrière la fausse virilité qui n'était qu'une posture à
laquelle il se raccrochait pour mener à bien sa mission, elle nota de la peur.
Quoiqu'il se tînt simplement là, rayonnant et en apparence accessible, elle
percevait une distance invisible qui, à ses yeux du moins, le faisait paraître
malhonnête. Elle vit avec quelle impatience ses disciples repoussaient le
peuple, et comment, sans même que l'on s'en rendît compte, de nouveau, il
disparaissait, aussi soudainement qu'il était arrivé, laissant derrière lui une
foule affamée.
L'obscurité tomba, et il y eut des chants et des danses à travers la ville. La
rumeur disait que Mariyam, mère du Prophète, donnait une fête en son
honneur dans la demeure de l'un des pharisiens les plus estimés de la cité.
Rumeur qui était source d'une grande confusion en ce que ce pharisien était
connu pour son empressement à accomplir les volontés des autorités
romaines. Comment Yeshoua pouvait-il dîner en pareille compagnie ?
Mariam avançait en état de transe. Elle ne voyait et n'entendait que ce qui
était absolument essentiel. Sur un autre plan, elle savait parfaitement ce
qu'elle avait à faire. Avec l'aide de Lamu, elle parcourut les étals de la ville
afin de se procurer ce qui lui manquait et dont elle avait besoin : écorce de
cannelle, huile d'acore odorant, cannelle de Chine et aloe vera. Elle s'efforça
de dénicher la meilleure huile d'olive. Une fois les emplettes achevées, ils
revinrent à l'auberge. À l'arrière du bâtiment se trouvait une cour où le
vigneron du coin avait l'habitude de travailler. Là, Mariam mélangea les
ingrédients avec la myrrhe qu'elle avait reçue de Salomé. Une heure plus
tard, elle était prête. Entre-temps, elle avait demandé à Lamu de découvrir
où se tenait la fête donnée en l'honneur de Yeshoua. Il n'y avait pas de
temps à perdre.
Ils trouvèrent la maison sans difficulté. Une grande partie de la foule
s'était installée là, dans l'attente d'un événement. Lamu sur ses talons,
Mariam se fraya un chemin. Deux des disciples de Yeshoua se tenaient à la
porte.
« Que fais-tu là, femme ? »
Dissimulée par son voile, Mariam répondit :
« J'ai une chose très importante à donner au rabbi Yeshoua. »
L'un des hommes s'apprêtait à la repousser lorsque l'autre se glissa entre
eux. C'était ce disciple aux traits féminins que Mariam avait rencontré la
veille au mont Tabor.
« Attends », lança-t-il quasiment dans un murmure.
À Mariam, il déclara :
« Tu peux, sans crainte, nous remettre ton présent pour le maître et nous
le lui donnerons. »
Il paraissait extrêmement nerveux, et Mariam écarta son voile :
« Ne vous donnez pas cette peine. »
Et elle passa vivement entre eux, avant de pénétrer dans la maison.
Quelque part, des voix fortes se faisaient entendre. Elle les suivit et,
soudain, se retrouva à l'entrée d'une vaste salle où de vingt à trente
personnes étaient allongées autour d'une table chargée de nourriture et de
vin. Les hommes riaient et parlaient avec grossièreté. Ce spectacle l'attrista.
Ce n'était pas ainsi qu'elle avait imaginé la rencontre avec son promis. Une
larme roula traîtreusement sur sa joue. Elle demeura immobile un instant
afin de s'assurer qu'il était bien présent. Puis elle aperçut Mariyam à
l'extrémité de la table. Yeshoua était à ses côtés. Tel qu'elle le vit là, il ne
ressemblait en rien au futur Messie d'Israël.
Nul ne la remarqua lorsqu'elle traversa l'espace. Ce fut seulement
lorsqu'elle arriva juste derrière Yeshoua qu'un convive leva les yeux.
« Qui est cette femme ? »
Alors, toute l'assemblée réagit et tourna son attention vers Mariam. Sans
plus attendre, celle-ci s'agenouilla aux pieds de Yeshoua. Elle ouvrit le vase
d'albâtre tandis que les larmes coulaient et se mêlaient au contenu.
Lentement, elle se mit à oindre les pieds du Prophète. Elle était arrivée juste
à temps.
« Comment oses-tu ? Et qui t'a donné la permission de revêtir la robe qui
porte notre marque ? », cria l'un des disciples avec colère. Mariam reconnut
la voix.
« Arrêtez-la !, hurla le convive.
— Laisse-la, Pierre. Et à toi aussi, Simon, je dis : “Je suis venu dans ta
maison. Je n'ai pas été accueilli. Mais j'ai été accueilli par cette femme. Tu
ne m'as pas oint. Mais cette femme m'a oint avec ses larmes. Quelle que
soit, à tes yeux, sa culpabilité, je lui pardonne chacun de ses péchés.
Beaucoup sera pardonné à celui qui aime beaucoup. Seul celui qui se croit
supérieur ne peut être sauvé 3.” »

Avec ses cheveux, Mariam sécha le surplus d'huile sur les pieds de
Yeshoua. Puis elle les embrassa. Enfin, elle se releva. Leurs yeux se
croisèrent l'espace d'un instant. Elle vit que quelque chose d'autre était né en
lui. Il était dérouté et n'avait pas l'air de comprendre ce qui se passait.
Il s'absorba dans ses yeux ardents. Qui était-elle ?
« Je suis la coupe d'argent. »
L'avait-il réellement entendue ou n'était-ce qu'une pensée fugitive ?
Il se leva et la vit disparaître de la même façon qu'elle était apparue. Des
rires tonitruants éclatèrent derrière lui.
La coupe d'argent ?
Quelle coupe d'argent ?
Qui était cette femme belle et singulière ?
À la suite de cela, des rumeurs coururent sur l'étrangère, la pécheresse
qui avait eu l'audace de s'introduire auprès du maître et, sans le lui
demander, avait oint ses pieds. Jamais on n'avait ouï pareille chose. Les
mauvaises langues affirmèrent que c'était une prostituée qui avait commis
de nombreux péchés. Certains allèrent même jusqu'à dire qu'elle avait tenté
d'avoir des relations intimes avec Yeshoua, dans la demeure de Simon le
pharisien, devant la mère du Prophète et tous les invités. Elle avait
embrassé ses pieds. Ce que seule une véritable épouse pouvait faire.
Pendant ce temps, Yeshoua et ses disciples quittaient Capharnaüm afin de
jouir de la solitude d'un petit village abandonné, situé dans une vallée près
du Jourdain, juste à la sortie de Bethsaïde. Pour l'instant, Yeshoua refusait
de poursuivre la campagne organisée par Pierre – ce périple qui l'entraînait
à travers tout le pays pour, une fois le moment venu, le conduire victorieux
à Jérusalem. Pierre, qui avait reconnu la femme, était irrité d'avoir une fois
encore échoué à l'arrêter définitivement. Surtout à présent qu'il constatait
l'effet que l'épisode avait eu sur son maître.
À mesure que les jours passaient, il devint évident qu'un événement
s'était produit qu'on ne pouvait écarter si facilement. Yeshoua gardait le
silence et se tenait à distance de ses disciples. Tous pouvaient voir qu'il
n'était pas lui-même. Cela devint insupportable, y compris pour Pierre, qui
se rendit auprès du Prophète, assis à l'ombre d'un palmier.
« Maître, qu'est-ce qui te tracasse ? »
Yeshoua ne fit pas un mouvement, ne prononça pas un mot.
« Tu n'as ni mangé, ni parlé depuis trois jours. Cela doit cesser
maintenant. »
Mais Yeshoua ne répondit pas, il était dans un autre monde.
Mariam et Lamu demeurèrent à l'auberge jusqu'à ce que la paix fût
revenue en ville. Les propriétaires des lieux commençaient à être
embarrassés par leur présence. Le novice tenta de convaincre la jeune
femme d'aller chez Mariyam, mais l'esprit de Mariam était ailleurs. Elle
avait la sensation que ce qui devait arriver arriverait.
Cela se produisit le quatrième jour. Thomas, l'homme aux traits féminins,
se trouvait à Capharnaüm en compagnie d'un autre disciple, Judas, afin d'y
découvrir la femme qui avait provoqué un tel coup d'arrêt.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans la cour, Mariam était assise, en pleine
contemplation. Cela ne parut pas les arrêter. À l'évidence, ils étaient pressés.
« Femme, le maître veut te voir. »
Mariam ouvrit les yeux. Sans répondre, elle se leva et arrangea sa robe.
Lamu était déjà occupé à faire les bagages. Une demi-heure plus tard, ils
étaient en route.
Le moment de vérité. Tel qu'il avait été prédit. Proche était l'avènement
de son temps et du sien. Seules les circonstances différaient. Si elle en avait
eu connaissance auparavant, il n'était pas sûr qu'elle eût accepté cette
mission. Elle n'était plus cette jeune fille qui rêvait de mariage et d'amour –
qui avait eu autrefois des rêves si passionnés à propos de cet homme.
À présent, la jeune femme souhaitait seulement que ce fût fini, quelle que
fût l'issue de la rencontre à venir.
Trois heures plus tard, ils pénétraient dans le village abandonné.
11

Le téléphone sonna.
C'était Anders Laugesen, journaliste de radiotélévision, qui m'invitait à
participer à un programme télévisuel sur le voyage sous forme de pèlerinage.
J'avais plus ou moins le choix des destinations. La seule difficulté tenait à ce
que la diffusion était prévue dans quelques mois, ce qui impliquait que nous
partions dès que possible. Quoique je fusse plutôt occupé, je m'entendis
répondre par un OUI ! clair et sans réserve. Je suppose qu'une part de mon
subconscient attendait que la quête qui était la mienne se manifeste sous une
forme nouvelle. Nous y étions. À peine la décision prise, il devint évident
que le périple devait avoir pour destination le Moyen-Orient, la Syrie, la
Jordanie et Israël. Anders et moi partirions du Danemark en train pour
rejoindre Istanbul en Turquie, avant de poursuivre en voiture jusqu'en Syrie.
La totalité du voyage devait durer trois semaines. Lorsque je parlai du projet
au Voyant, celui-ci me rétorqua avec sa sécheresse habituelle :
« Bon voyage. Une initiation vous attend près de Damas. »
Malheureusement, la crise qui se poursuivait entre Israël et la Palestine
atteignit un niveau tel qu'il fut décidé que l'expédition irait jusqu'en Syrie
seulement. Décision qui se révélera être éminemment heureuse.
Anders et moi embarquâmes à la gare d'Aarhus par un jour nuageux de
septembre. À dessein, nous avions été chacun placé à une extrémité du train,
afin de pouvoir partir « seul » en pèlerinage. Anders apportait avec lui sa
caméra numérique et son magnétophone, qui nous permettraient de réaliser
certaines parties du programme pendant le voyage, chaque fois que
l'occasion s'en présenterait. Jeppe, véritable caméraman du projet, prendrait,
lui, l'avion pour Damas cinq jours plus tard.
Incroyable est l'effet que peut produire ce genre de voyage en train. Si
vous voulez vous débarrasser de vos attitudes défensives, civilisées et
rigides, c'est l'un des outils les plus efficaces qui soient. Nous changeâmes
de train à Cologne et entreprîmes le long et fatigant périple à travers l'Europe
de l'Est : Hongrie, Roumanie, Bulgarie. Avec un bruit de ferraille, nous
entrâmes lentement dans un désespoir déprimant qui paraissait sans fin.
Strate après strate, nous devions renoncer à nos propres tentatives misérables
pour refouler cette espèce de pauvreté intérieure qui nous guettait chaque
fois que nous cédions à la tentation de protéger nos servitudes personnelles.
Une espèce de pauvreté qui a sans cesse l'impression d'être trahie, de n'avoir
pas reçu ce qu'on lui avait promis ou ce qu'elle méritait véritablement. Ce
qui se produit à l'instant même où nous pénétrons sur le territoire des avares,
où nul n'a jamais assez et où seuls les plus forts survivent. Trop souvent en
Europe de l'Est, apparaît le reflet de notre propre pauvreté intérieure. Nous
nous sommes laissés aveuglés par des valeurs extérieures, par différentes
formes de luxe dénuées d'importance. Une espèce de pauvreté qui possède
tout mais ne veut que ce qui offre l'illusion finale d'une vie éternelle et sans
douleur, où rien ne bouge, où tout reste tel qu'il est. Une espèce de pauvreté
contrainte de se barricader la nuit dans les sordides compartiments de
première classe, par crainte de subir un vol, sans aucune sorte de nourriture
et dans la permanente puanteur du pourrissement et de l'urine. Un lieu où,
durant quelques jours, nous n'avons d'autre choix que d'affronter notre
existence nue, les squelettes dans l'armoire, les multiples cicatrices invisibles
dans notre esprit.
L'arrivée à Istanbul annonça un changement. Nous progressions vers une
atmosphère plus légère. Nous ne restâmes qu'une seule nuit dans la ville,
avant de poursuivre en train vers Alep, en Syrie, où, dès la gare, les portes
s'ouvrirent sur une autre sphère. Anders remarqua une affiche indiquant
qu'un sema (danse rituelle soufie) aurait lieu ce soir même dans l'un des halls
de la vieille gare, avec des derviches de l'ordre de Mevlana Rumi. Nous
achetâmes aussitôt des billets pour assister à cet événement, qui se révéla
être des plus rares.
Né en Afghanistan en 1207, mais établi en Turquie de 1215 à 1273, date
de sa mort, Rumi, plus que quiconque, a été identifié aux soufis.
L'importance de celui qui est le poète le plus vénéré du mouvement dépasse
les frontières du monde musulman. Rumi est, par excellence, le maître
incontesté de l'alchimie amoureuse. Ce fut donc pleins d'espoir que nous
arrivâmes au sema, où nous constatâmes qu'une cinquantaine de personnes
étaient déjà présentes.
Un groupe ou mutrip composé de cinq musiciens joua une demi-heure
environ avant que les six derviches, trois hommes et trois femmes, ne
prissent place sur scène. La présence de ces femmes constituait non
seulement une surprise, mais encore un événement historique en ceci que des
siècles durant, cette sorte de danse avait été réservée aux hommes.
Les derviches arboraient un costume particulier incarnant la mort du petit
soi. La coiffe caractéristique appelée sikke est littéralement la stèle de l'ego,
cependant que la hirka, long manteau noir, représente la tombe elle-même.
Dense était l'atmosphère lorsque les derviches entrèrent dans le cercle,
bras croisés. C'est de cette façon qu'est exprimée l'unité avec Dieu. Puis ils
commencèrent la première ronde, composée de quatre cercles en tout.
Les bras étendus de part et d'autre, la main droite ouverte vers le haut, la
main gauche tournée vers le bas, les danseurs tournaient à présent en spirales
de plus en plus rapides. Constituant la partie centrale du rituel, la position
des mains correspond à la phrase : « Nous recevons de Dieu, Nous donnons
à l'Humanité, nous ne gardons rien pour nous. »
L'expression même de « derviche » signifie « mourir ». Elle symbolise
non seulement cet idéal de pauvreté qui remonte aux temps où les adeptes du
mouvement devaient mendier de porte en porte, mais encore l'effort du
derviche moderne pour être une porte, ou un canal, entre Dieu et les êtres
humains.
À présent, ils tournaient sur eux-mêmes, et les uns autour des autres, tout
comme les planètes du système solaire, transformant la salle en une
tourbillonnante galaxie faite d'amour et de lumière. C'était incroyablement
exaltant d'être le témoin de ce rituel accompli avec une dignité et une
humilité telles qu'il était impossible de n'en être pas profondément touché.
Nous n'étions pas seulement les témoins d'un acte extrêmement intime ; tous
ceux qui le regardaient prenaient également part à une transformation plus
vaste. Chaque mouvement nous était dédié.
Le soufisme a toujours été considéré comme la partie mystique de l'islam
auquel son histoire a toujours été officiellement associée, et ce, dès le
Xe siècle.
Le mot « soufi » peut se traduire par « laine pure, ceux qui sont vêtus de
laine » ou encore, « ceux qui sont vêtus de blanc ». Le terme était appliqué
aux sages itinérants, vêtus de simples manteaux de laine. Il existe également
des liens linguistiques entre ce terme et le mot grec sophia, qui signifie
sagesse ou certitude. Ces sages itinérants ne s'intéressaient ni à la politique,
ni à la religion. Pour eux, la relation à Dieu était une relation d'amour qui
consistait exclusivement à dissoudre la personnalité de sorte que l'âme
puisse s'unir à son père. Raison pour laquelle les soufis se soumettaient
toujours à la puissance gouvernante. C'était l'unique façon pour eux de
tendre sereinement au but auquel ils aspiraient. Selon certains mystiques, le
fait que les soufis fassent partie de l'islam et suivent la loi du Coran est, à
peu de chose près, une coïncidence, cependant que d'autres affirment que
c'est précisément le prophète Mohammed et son Coran qui ont incité ces
sages à choisir l'islam.
Les authentiques soufis ont la conviction que toutes les grandes religions
du monde et toutes les traditions mystiques partagent une même vérité
fondamentale. Ils croient en un Dieu unique, lequel existe derrière toute
chose, visible et invisible. Nul besoin de se rendre à La Mecque ou à
Jérusalem pour découvrir son Dieu, il vit dans notre cœur. La vie ne s'achève
pas avec la mort. La vie en ce monde est comme un rêve, tandis que la vraie
vie se produit dans le monde suivant. Pour les soufis, il importe d'être
présent dans le monde, avec tout ce que cela implique à l'égard du travail, du
mariage et de toutes les autres obligations matérielles. Pour eux néanmoins,
il s'agit de déifier la vie quotidienne, de poursuivre de façon singulière une
vie normale. Être dans le monde, mais aussi comprendre que nous ne pas
sommes de ce monde.
Au cours de la soirée qui suivit cette émouvante expérience de la danse
des derviches, je commençai à me demander si les premiers soufis ne
correspondaient pas à ce groupe de mystiques itinérants qui portaient le nom
de Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc. Ne serait-ce pas, en vérité, leurs traditions
qui auraient constitué la base des célèbres mouvements du Moyen-Orient et
de la Perse, à l'exemple du judaïsme, du christianisme et de l'islam ? Les
livres saints préférés des soufis étaient et sont toujours la Torah de Moïse, les
Psaumes de David, les Évangiles de Jésus et le Coran de Mohammed.
L'amour, qui fait partie de leur mouvement, présente une dimension
féminine marquée. Des siècles durant, ils ont alimenté ce feu qui partout a
inspiré des mystiques. Et si nous imaginions que c'est de cette tradition que
venait réellement Mariam – et dans laquelle elle disparaîtra de nouveau ?
Le lendemain, nous prîmes le Syria Express, qui se révéla progresser fort
lentement, traversant à la vitesse de trente kilomètres à l'heure quatre-vingt-
dix villes turques avant de rejoindre Alep, où nous fûmes accueillis par
Ahmed, notre chauffeur, qui nous conduisit en toute sécurité jusqu'à notre
base, le petit hôtel familial Afamia, à Damas.
À maints égards, notre arrivée en Syrie constituait un retour à la maison.
Malgré les nombreux problèmes que présente le pays aujourd'hui et dont
nous ne sommes guère familiers, comme le fait qu'il s'agisse d'un État
policier, l'impression qui s'en dégage est celle d'une plus grande ouverture.
À la différence de ce que semble produire la pauvreté spirituelle du monde
occidental, le dénuement ici n'alimente ni inhospitalité, ni égocentrisme.
La Syrie est une nation arabe. Les sunnites et les chiites, les ismaélites, les
Druzes et les Alaouites côtoient des chrétiens issus de différentes Églises –
Grecs, Arméniens et Syriens orthodoxes, Grecs catholiques, catholiques
romains et maronites –, aussi bien qu'une minorité juive, qui vit ici sans
subir les problèmes devenus inévitables dans d'autres pays.
En arrivant à Damas, nous eûmes la sensation de tomber dans une
marmite où bouillonnaient étrangement odeurs, couleurs, bruits, chaleur et
religion, le tout enveloppé d'une nauséabonde nappe de gas-oil. Pénétrer
dans cette immémoriale cité, qui est sans doute la ville la plus ancienne au
monde, équivalait à entrer dans une pièce où gisaient, dissimulés, certains
des plus vieux archétypes de l'Humanité. Ce mysticisme singulier qui
s'impose immanquablement à chaque nouvel arrivant est à la fois séduisant
et effrayant par son intensité et sa profondeur. L'inconditionnelle soumission
qui règne ici menace toute attitude froide et réservée, et si vous refusez de
vous en départir, alors il existe d'autres lieux sur cette planète qui
conviennent mieux au rôle de touriste.
Étant moi-même dans un état d'esprit où toute forme de défense avait été
anéantie, je me sentais tel un livre ouvert. Au fondement de cette ouverture
se trouvaient les épreuves du voyage, autant que le rude régime alimentaire.
Ce qui expliquait que ma sensibilité fût plus exacerbée et mon esprit plus
acéré. J'avais auparavant découvert que cet état m'aidait à aller avec le
courant plutôt qu'à lutter contre. Dans un tel état, nos vieilles habitudes nous
paraissent psychotiques ou caricaturales. Il fait entièrement appel à notre
sens de l'humour, sans lequel il devient insupportable. J'étais, fort
heureusement, en une joyeuse compagnie qui rendait impossible toute
autosatisfaction ou apitoiement sur soi.
Sur la route qui nous conduisait à Damas, nous visitâmes le monastère
édifié à la mémoire de Siméon le Stylite. Nous allâmes également au Krak
des Chevaliers, fantastique forteresse bâtie par les Templiers à l'époque des
croisades. Nous passâmes la nuit au Deir Mar Moussa al-Habachi 1, où un
ancien jésuite, le père Paolo, avait établi une congrégation orthodoxe
évoquant plus une communauté hippie hollandaise qu'une abbaye ou un
couvent proprement dit. Nous allâmes à la Grande Mosquée des Omeyyades,
où sont conservées les reliques de Jean le Baptiste et où je fus béni par un
maître soufi aveugle. À Maaloula, je rencontrai quelques personnes parlant
araméen. Au monastère Saint-Éphrem, nous fûmes invités à assister aux
offices et à prendre le thé par les archevêques de l'Église orthodoxe syrienne,
qui étaient venus du monde entier pour prendre part au synode annuel se
tenant le jour même de notre visite.
À présent, nous étions en route pour le plus vaste couvent de Syrie, Notre-
Dame de Saidnaya. Nous venions, en ce chaud après-midi, de traverser une
zone désertique, au nord de Damas. J'étais dans un état de profonde
ouverture et sentais un changement se produire en moi. Le véritable
bombardement de symboles religieux et spirituels que nous subissions
partout avait dévoilé de nouvelles strates en moi. Le sérieux et le
dévouement dont témoignaient les adeptes des diverses traditions, aussi bien
musulmanes que chrétiennes, favorisaient une introspection personnelle.
À mesure que les jours passaient, la pratique quotidienne des prières
devenait plus intense, et derrière le mystère de cet acte de piété, je percevais
peu à peu certains des secrets les plus immenses. Le résultat de ces prières
fut que je commençai à sentir la présence de Mariam, à entendre faiblement
sa Voix :
« Les prières s'accomplissent, non pas dans l'intérêt de Dieu, mais dans le
nôtre. Elles sont un éveil de toutes nos ressources. Par le truchement de la
prière, nous entrons dans un état d'esprit qui permet de communiquer avec
de plus hautes sphères, avec le Soi supérieur. Chaque fois que nous
personnifions Dieu à travers nos adresses pieuses, c'est à partir de notre
petit Soi que nous prions. Ce qui, assurément, produit un effet, mais limité
uniquement. Lorsque nous comprenons que Dieu est, non pas une personne,
mais une puissance créatrice, dotée d'une identité qui ne s'incarne qu'à
travers la création, nous réalisons soudain que la seule forme de blasphème
possible vient de ceux qui révèrent un Dieu personnifié, dont l'image est
créée par nous. Prier un tel Dieu, c'est limiter la puissance. »
La voiture bringuebalait le long de la route cahoteuse. Devant nous, à
l'horizon, l'impressionnante silhouette du couvent de Saidnaya se distinguait
vaguement. Nous allions participer aux festivités annuelles en l'honneur de
la célèbre icône de Marie conservée en ce lieu, la Shaghoura, ce qui signifie
simplement « connue » ou « célèbre ». Il s'agit de la copie de l'une des quatre
icônes dont on dit qu'elles furent peintes par saint Luc. L'image possède des
pouvoirs miraculeux. Des pèlerins s'en seraient approchés et auraient été
guéris. Le jour de la fête annuelle, elle aurait une influence positive sur les
femmes qui ne peuvent procréer. Celles-ci passent la nuit au couvent et
quatre-vingt-dix pour cent d'entre elles trouvent, dit-on, la fertilité. La
légende veut que le couvent eût été construit à l'endroit même où Noé avait
planté ses vignes après le Déluge.
Il y avait foule lorsque nous arrivâmes, et pour l'essentiel, il s'agissait de
femmes qui passaient la nuit au couvent. Dans les longs passages, le moindre
mètre carré était occupé par des matelas et des draps. Dans l'un de ces
couloirs, un groupe de Bédouines avait déjà lancé les festivités, attirant dans
leur danse ceux qui s'approchaient d'elles. M'attrapant par le bras, une
femme âgée me souleva dans les airs. Totalement désarçonné, je dus avoir
l'air plutôt comique. La femme me reposa à terre et, sans cesser de me tenir
par la main, entreprit une série de mouvements évoquant indéniablement un
rituel de fertilité. Les autres femmes formaient cercle autour de nous en
poussant de longs cris modulés. Nul moyen d'y échapper. Tout se produisit si
rapidement que je n'eus absolument pas le temps de réfléchir à la situation.
C'était un véritable assaut mené contre ma réserve hautaine et ma volonté
d'autonomie. Soit je me laissais aller, soit j'offrais l'aigre visage du bien-
pensant qui se suffit à lui-même et se satisfait de sa propre spiritualité. Au
terme d'une courte lutte, je me rendis sans condition et me mis à crier de
concert avec les femmes. Cette nuit-là, je dansai plus qu'il ne m'était arrivé
de le faire durant des années.
Ainsi libéré de mes ultimes défenses exaspérées, je me fondis dans le flux
des fidèles qui se rendaient dans le saint des saints. Ce n'est pas un hasard si
l'entrée de la petite pièce où est accrochée la Madone bénie est si basse qu'il
vous faut plier les genoux pour y accéder. La position du corps correspond à
l'attitude intérieure qu'il est nécessaire d'adopter dans cet espace où tant de
pèlerins ont prié et se sont abandonnés. Nombreuses sont les chandelles dans
la pièce, et on ne peut y demeurer longtemps sans qu'un feu ne s'allume dans
notre cœur. Quelle que soit la confession à laquelle nous appartenons, il est
impossible de ne pas être ému par ce lieu où s'exprime tant d'espoir. Ici, les
musulmans et les juifs font la queue aux côtés des chrétiens. Ici, l'homme est
un devant l'Unique.
Après une courte méditation devant l'icône, je me fondis une nouvelle fois
dans le flot des croyants, lequel m'entraîna vers une ouverture située de
l'autre côté de la pièce. Dans le couloir qui reliait la salle de l'icône à l'église
du couvent, quelques sœurs vêtues de noir tendaient aux pèlerins de petites
enveloppes contenant des mèches de bougie. Je progressai dans la queue,
toujours en état de contemplation. Mon cœur était totalement ouvert. Un
sentiment d'acceptation profond et sans réserve bouillonnait en moi, créant
une condition spirituelle que je ne peux qualifier que d'un mot plutôt
galvaudé : « bonheur ». Contrairement à ce dont j'avais pu faire l'expérience
auparavant, ce sentiment de bonheur surgissait d'un être situé loin à
l'intérieur de moi, que seule peut décrire l'expression d'« être éternel ».

Le couloir amorçait un tournant que je venais juste de passer en achevant


ma prière araméenne lorsqu'une impulsion me fit soudain regarder sur la
gauche. Sur le mur, dans l'ombre, se trouvait une modeste icône de petite
taille, rouge et or, représentant la Madone avec l'Enfant Jésus. Pour des
raisons qu'il m'est aujourd'hui encore impossible d'expliquer, je sortis de la
queue afin de l'étudier de plus près. Elle se révéla être ce que j'appelle une
icône vulgaire, c'est-à-dire une simple reproduction. Je demeurai là un long
moment à observer ce tableau qui ne différait pas des autres icônes du
monastère, à ceci près qu'il s'agissait d'une reproduction. Cependant, il y
avait quelque chose en elle qui m'incitait à passer le reste de la soirée à ses
côtés. La pièce dans laquelle elle était accrochée était emplie d'une sorte
d'énergie indéfinissable dont j'imaginai qu'elle était due à la présence des
milliers de pèlerins qui avaient emprunté ce passage des centaines d'années
durant, en éprouvant un bonheur semblable à celui qui était le mien. Une
sensation de libération régnait dans cet espace.
Je demeurai devant l'icône trois heures durant. Et soudain, je vis. Soudain,
je perçus le symbolisme particulièrement manifeste mais qui, au départ,
m'était resté caché.
L'œuvre était brisée, et la cassure passait directement sous le plexus
solaire de la Madone. La main gauche, qui tenait l'Enfant se trouvait, au-
dessous de cette ligne, cependant que la droite, placée devant le cœur, se
situait au-dessus. J'étais perdu dans la contemplation de ce symbolisme
lorsque Anders et Jeppe arrivèrent. Ils voulurent prendre quelques clichés de
moi, tandis que je commentais mes expériences. Nous venions juste de finir
lorsque la mère supérieure, sœur Théodora, entra en compagnie d'une autre
sœur, et se tourna directement vers moi. Elle m'observa attentivement
comme pour s'assurer de ma sincérité. Tout au moins, ce fut mon sentiment.
Manifestement, elle voyait l'état d'esprit qui était le mien. Puis elle décrocha
l'icône de son clou sur le mur, l'embrassa, la bénit et me la tendit.
Là.
Notre-Dame des cœurs brisés.
Juste comme cela.
Nous restâmes tous sans voix. Sœur Théodora rompit le silence :
« L'icône a été découverte dans un coin de ce passage il y a de cela
plusieurs années. Quelqu'un avait dû la laisser tomber ou la jeter ici. Une
jeune novice l'a réparée et en a fait ce magnifique tableau. L'icône porte le
nom de Notre-Dame des cœurs brisés. Toutes ces années, elle est restée
accrochée là. Prenez bien soin d'elle. Où que vous l'emportiez, elle prendra
soin de vous. »
Puis les sœurs disparurent. Elles avaient beaucoup à faire, raison pour
laquelle il était parfaitement incompréhensible qu'elles aient remarqué mon
engouement pour l'icône. La jeune sœur qui nous raccompagna à la voiture
me donna une ultime bénédiction qui me laissa confondu :
« Il est bon que vous sachiez, je pense, que la novice qui a réparé l'icône,
il y a cinquante ans, est en fait sœur Théodora elle-même. »
Durant le voyage de retour à Damas, je remarquai que les mains de la
Madone avaient un peu la même position que celle des derviches lorsqu'ils
dansent. Le message lancé aux actuels et futurs travailleurs de lumière était
clair.
« Nous recevons de Dieu, nous donnons à l'humanité, nous ne gardons
rien pour nous-mêmes. »

Cette nuit-là, je dormis à peine, demeurant devant l'icône, que j'avais


placée sur une étagère, dans ma chambre d'hôtel. Il fallut un certain temps
avant que je ne réalisasse la valeur du don que j'avais reçu à Saidnaya. Mais
aussi la responsabilité qui en découlait. On eût dit qu'un pacte avait été
conclu. Il me revenait à présent d'accomplir ce que j'avais à accomplir. Le
moment était venu pour moi de comprendre que le temps des éternelles
excuses était fini.
Le pacte se trouva confirmé deux jours plus tard, lorsque nous rendîmes
visite à Myrna la Stigmatisée.
Myrna de Soufanieh, Damas.
C'est dans une petite maison de deux étages à Soufanieh, dans la banlieue
de Damas, que vit la famille Nazzour. Myrna avait dix-huit ans quand
soudain, de l'huile coula de ses mains lors d'une visite qu'elle rendait à sa
belle-sœur malade. Il se trouva que cette huile avait le pouvoir de guérir. De
l'huile également commença à suinter d'une petite icône vulgaire que son
mari lui avait offerte. Peu après, elle vécut plusieurs révélations avec la
Vierge Marie, au cours desquelles elle reçut divers messages. Depuis 1983,
elle a connu plusieurs extases durant lesquelles elle a été, chaque fois,
marquée par les stigmates. Ces événements ont été officiellement reconnus
comme étant de véritables miracles, et des pèlerins du monde entier viennent
chaque année prier et participer aux messes organisées dans sa maison.
Nous arrivâmes l'après-midi du 11 septembre. Il n'y avait que quelques
visiteurs dans la pièce réservée à la prière. Myrna était vêtue d'une simple
robe noire. En dépit des perturbations créées par les préparatifs du tournage
de la cérémonie, je voyais la lumière qui s'activait autour d'elle. La lucidité
de son regard n'était pas de ce monde, et je savais que ses yeux plongeaient
dans une réalité où s'accomplissait le travail destiné à corriger ce que nous
autres étions occupés à détruire.
J'avais apporté mon icône dans l'espoir que Myrna la bénirait. Autour de
nous, l'agitation se poursuivit et s'intensifia plus encore lorsque nous
commençâmes à filmer.
Après l'interview, qui eut lieu grâce à l'entremise d'un interprète, l'anglais
de Myrna étant plutôt limité, nous nous rendîmes dans la petite chapelle du
premier étage, où elle pria rapidement. Placé immédiatement derrière elle
pendant qu'elle disait ses prières syriennes, je notai l'accroissement de
l'activité lumineuse autour d'elle. J'en fus si touché qu'il me fut difficile de
réprimer le plaisir qui frémissait en moi et menaçait de perturber le service
divin par un rire incontrôlable. Lorsqu'elle eut terminé, elle porta l'icône à
ses lèvres pour l'embrasser et parut surprise.
« Oh, elle a une odeur de fleurs », dit-elle dans son anglais malhabile.
Myrna me tendit l'icône pour que je puisse respirer le délicieux parfum
floral qui en émanait. Peu après, ce parfum se répandit dans le reste de la
pièce. Nous fûmes tous bouleversés et profondément touchés.
Lorsque je pris congé de Myrna, elle désigna le tableau dans mon sac en
plastique et déclara :
« Prenez soin d'elle. Elle prendra soin de vous. »
J'acquiesçai et répondis à brûle-pourpoint : « Je n'y manquerai pas. » Si
jamais j'avais eu jusque-là des doutes, ce n'était assurément plus le cas à
présent.
Comme si cela ne suffisait pas, le comité des directeurs là-haut avait
apparemment décrété que j'étais en quelque sorte obtus et voulut s'assurer
que je comprenais le message. La nuit qui précéda mon départ, au cours de
mon habituelle expédition nocturne, je rencontrai une boule rayonnante qui
m'attendait dans l'une des régions inférieures. À l'instant où je me mis face à
elle, elle se métamorphosa en une étoile de Marie, un hexagramme à six
pointes. Je ne m'attardai guère sur l'événement, ne retenant que la joie d'être
toujours capable d'entrer en contact avec cette sorte d'énergie. Le lendemain
matin, je m'éveillai tôt et décidai de marcher jusqu'au souk, dans la vieille
ville de Damas. La plupart des étals étant encore fermés, il n'y avait pas
grand monde. Je déambulai au hasard lorsque, soudain, un homme
m'interpella, dans un quartier que je ne connaissais pas. Il me demanda ce
que je cherchais. Sans réfléchir, je répondis simplement que j'étais en quête
d'objets anciens. Il m'entraîna alors dans un passage où il frappa à la porte
d'un restaurant chic. Un homme vêtu d'un complet ouvrit la porte et nous
invita à entrer. Le restaurant se révéla être également un magasin d'antiquités
tout aussi chic, dont les vitrines étaient disposées entre les tables. Sans me
demander ce que je recherchais, le propriétaire se dirigea vers l'une de ces
vitrines, l'ouvrit et prit un plat métallique rond pourvu d'une poignée au dos.
Lorsqu'il le plaça sur le comptoir en verre, devant moi, je fus complètement
sidéré. L'étoile de Marie était gravée sur le plat en métal. Des caractères
arabes, qui, je le vis, étaient latéralement inversés, couraient tout autour.
« Qu'est-ce que c'est ?, demandai-je, interdit.
— C'est un sceau vieux de cinq cents ans dont se servaient les cheikhs
soufis pour marquer la robe blanche des élèves qui avaient fini leur
apprentissage. »
Jusqu'à aujourd'hui, j'ignore comment cet homme pouvait savoir ce que le
sceau représentait pour moi. Mais je suis certain que le comité des directeurs
là-haut y était pour quelque chose.

Plus tard, ce même jour, j'entreprenais mon voyage de retour en train, tout
comme j'étais venu, mais seul. Tout se passa fort bien jusqu'à la gare de
Bucarest, où je devais attendre deux heures et demie. Dès mon entrée dans le
hall des arrivées, je fus abordé par des gardes de la sécurité en uniforme.
Très obligeants, ils me demandèrent d'où je venais et où je me rendais. Ils
s'informèrent pour moi de l'heure et du quai de départ, avant de m'indiquer
que, pour ma sécurité, il était absolument essentiel qu'ils restassent à mes
côtés jusqu'au départ. Je n'en compris pas la raison et m'efforçai de le leur
dire. Ils insistèrent. Deux heures et demie plus tard, ils m'accompagnèrent
jusqu'au train, puis dans mon compartiment. Plutôt nerveux, je m'agrippai à
ma précieuse icône, que je portais sous le bras gauche, et à mon sceau soufi,
tout aussi précieux et glissé sous le bras droit. Je tenais le reste de mes
bagages à la main.
Puis tout s'éclaira froidement :
« Vous devez payer pour votre sécurité. »
Ces paroles ne me surprirent guère.
« Je n'ai pas demandé de sécurité », rétorquai-je calmement.
Il n'y eut aucune réaction apparente.
« Vous devez payer pour la sécurité, cent euros. »
Je réfléchissais à toute allure.
« Je n'ai ni dollars, ni euros, seulement ceci », répondis-je en sachant que
mes dollars et mes euros étaient à l'abri dans ma ceinture de voyage.
Je laissai glisser l'un des sacs à terre et pris, dans la poche de mon
pantalon, une poignée de billets roumains.
L'homme jeta un rapide regard à l'argent. Puis, frappant mon bras pour
l'écarter, il leva ma chemise, ouvrit la poche de ma ceinture portefeuille, et
d'un seul geste, rafla tout l'argent qu'il tint dans l'air en déclarant :
« Et ça, c'est rien, hein ? Bon voyage. »
Puis, tournant les talons, ils s'en allèrent.
Je m'assis aussitôt et me mis à rire. Certes, j'étais un peu secoué. Sans
l'être vraiment. J'étais certain qu'il s'agissait là de l'ultime leçon. Sur les
valeurs. Leçon si manifestement soulignée par le voleur qu'il m'était, même à
moi, impossible de ne pas la comprendre. L'argent n'était rien. Ce que je
rapportais constituait la véritable valeur.
Sceau soufi, vers 1500 apr. J.-C.
12

Assis, Yeshoua observait un chat qui avait sauté dans la pièce par un trou
du toit de la maison où il venait de passer trois jours et nuits. Après la
rencontre avec la jeune femme inconnue, le Prophète avait perdu toute
motivation. La voie sur laquelle il s'était engagé et, plus encore, les projets et
les espoirs que les frères avaient placés en lui s'étaient brusquement vidés de
leur sens. L'événement avait également jeté un grand trouble parmi ces
frères. Mais plus encore qu'eux tous réunis, si c'était possible, sa mère était
en proie à une vive agitation. Elle ne cessait d'en revenir à cette Mariam de
Béthanie envers laquelle il avait été engagé, une dizaine d'années
auparavant, et qui était à présent en route pour Capharnaüm afin d'y honorer
sa part du pacte. Raison pour laquelle l'incident avec la pécheresse tombait
mal. Yeshoua avait congédié sa mère, avec pour unique résultat qu'elle
l'importunait toujours plus. Seul Yohannan avait compris les conséquences
de l'événement. Son cœur lui aussi avait été touché par les actes de
l'étrangère.
Le chat était en train de lécher sa fourrure lorsque, soudain, il se figea en
entendant des pas qui approchaient de la maison. Yeshoua se redressa. Nul
bruit. Que se passait-il ? La rencontre avec cette femme avait tout
bouleversé. La puissance qui avait émané d'elle l'espace d'un instant était
d'une nature totalement différente de celle avec laquelle on séduit les foules.
Elle appartenait à un autre monde. Était-elle une tentation de Satan ?, se
demandait-il. Elle avait accompli son geste avec une humble dignité qui
démentait toute forme de volonté née du désir de pouvoir. Était-elle un ange
envoyé par le Seigneur ? Yeshoua s'absorba dans un monde imaginaire fait
de pensées contradictoires. Dans un recoin dissimulé de sa conscience, une
voix se faisait entendre, qui l'attirait irrésistiblement.
« Je suis la Shekhinah. J'entre dans le monde pour y réintroduire la vérité.
Je redresse ceux qui sont tombés, je guéris ceux qui sont brisés et j'apporte la
paix à ceux qui sont persécutés. Je défie le mensonge et j'offre une vie
nouvelle aux êtres humains. Buvez à mon ruisseau et vous n'aurez plus
jamais soif. Unissez-vous à moi et la vie éternelle sera à vous. »
La femme qu'il n'avait pu chasser de son esprit depuis le jour où elle avait
oint ses pieds se tenait à présent devant lui. D'elle irradiait une lumière qui
en soulignait la séduisante beauté, à la fois céleste et diabolique. Ses yeux
étaient comme deux feux qui consumaient les siens. Le chat se lova contre
ses jambes.
Yeshoua restait assis, figé sur place. La jeune femme laissa glisser son
manteau à terre.
« J'ai été envoyée ici par la force. Je viens à ceux qui sont capables de me
recevoir. Je suis découverte par ceux qui me cherchent. Regarde-moi, toi qui
cherches à t'unir à moi. Écoute-moi, toi qui écoutes. Toi qui m'attends,
absorbe mon essence. Ne m'oublie pas, en ce que je suis la première et la
dernière. »
Elle défit les lacets de sa robe, l'ouvrit et dévoila devant lui ses seins. La
rapidité du geste le prit si bien par surprise qu'il en eut le souffle coupé. Le
spectacle le rendit fou de désir. Jamais il n'avait vu d'être si beau.
« Je suis honorée et je suis ostracisée. Je suis la prostituée et la sainte. Je
suis la femme et la vierge. Je suis la mère et la fille. Je suis l'épouse céleste
pour laquelle n'existe nul époux. Ma puissance vient de celui qui m'envoie. »
Détachant les derniers lacets, elle laissa la robe glisser à terre et se tint
entièrement nue devant lui.
« Je suis le silence incompréhensible. Je suis la voix, dont le son est
multiple. Je suis le mot sans fin. Je suis la bénédiction de mon propre nom.
Je suis sagesse et ignorance. Je suis sans honte et pleine de honte. Je suis
force ; je suis peur. Je suis paix et je suis guerre. Je suis le vide dans la
plénitude. Je suis l'unique dans le néant. Je dissous tous les concepts et
toutes les images. C'est la raison pour laquelle je suis sans limites. C'est la
raison pour laquelle je suis tout. Ne m'oublie pas, en ce que je suis celle qui
est ostracisée et celle qui est depuis longtemps attendue. »
Il lui devint impossible de résister. Il devait posséder cet être divin. La
jeune femme s'allongea sur le lit fait par son manteau et sa robe blanche.
Yeshoua se sentit défaillir. Les paroles de l'étrangère continuaient à résonner
dans sa tête : « Je suis honorée et je suis ostracisée. Je suis la prostituée et la
sainte. Je suis la femme et la vierge. Je suis la mère et la fille. Je suis
l'épouse céleste pour laquelle n'existe nul époux. » Que signifiait tout cela ?
Le désir le consumait. Alors, il se leva et d'un pas mal assuré, se dirigea vers
elle. Il vit son corps qui rayonnait dans la pénombre, le but de sa passion,
l'aimée qui attendait son aimé. Il fit glisser sa cape par-dessus la tête et se
coula dans le lit près d'elle. Il était comme un adolescent dont le désir
s'incurvait entre les jambes, au centre. Il tendit la main vers sa poitrine et
pressa contre elle son abdomen, mais elle posa un doigt sur ses lèvres et de
son autre main, s'empara du membre érigé qu'elle maintint fermement. Il en
éprouva une surprise telle qu'il poussa un fort gémissement. Elle le tint ainsi,
sans faire un seul mouvement, jusqu'à ce qu'il retrouve son calme. La
pression cependant demeurait quasi insupportable pour lui. Puis, approchant
sa bouche de son oreille, elle murmura :
« Sois attentif, toi qui sais écouter. Écoute, toi qui as été envoyé. Écoute,
toi qui es éveillé et sorti du sommeil. Nombreuses sont les formes splendides
que produisent la vaste illusion, le péché vide et le désir volage auxquels
l'homme s'adonne avant d'atteindre à la sobriété spirituelle et de gagner le
lieu du rendez-vous. C'est là que tu me trouveras. Et lorsque tu m'auras
trouvée, tu vivras et plus jamais ne goûtera la mort. »
Doucement, elle commença à le masser et sentit qu'il était prêt à exploser
dans sa main. Yeshoua tendit de nouveau la main vers ses seins, la caressa et
l'embrassa avec fougue. Il était déjà parvenu au point de non-retour.
Elle le laissa faire tout ce qu'il voulait, parce qu'elle comprit qu'il était
impossible d'entrer en contact avec lui avant qu'il ne fût délivré de sa
sauvage passion sexuelle.
Il se recroquevilla et gémit comme un animal blessé. L'éros qui avait été
réprimé des années durant venait d'être libéré. Puis il s'allongea sur le dos et
tenta de retrouver son souffle. Caressant son front, elle murmura :
« Il existe sept portes qui conduisent au véritable être humain. Sept
centres sacrés à travers lesquels circule le pouvoir saint qui s'unit avec
l'Univers. La puissance dont tu viens tout juste de faire l'expérience n'est que
l'ombre pâle du pouvoir vers lequel j'ai été désignée pour te guider. »
Se redressant à demi, elle s'écarta et s'agenouilla près de lui. Doucement,
elle plaça sa main sur son membre, qu'elle sentit une nouvelle fois grandir
entre ses doigts.
« Cette porte est le plus grand obstacle qui se présente à toi. Pour le
moment, tu es lié au fardeau légué par tes ancêtres, à l'héritage entier de
l'homme – bon ou mauvais. Mais tout cela n'est que le lointain reflet de tes
propres obsessions et limites, aussi bien que de la peur qui te fait oublier qui
tu es vraiment. »
Il connut une autre érection. Cette fois-ci cependant, il était capable de la
voir, mais aussi de l'entendre parce qu'il n'était pas mû par la seule passion
physique. Calmement, elle le massa avec sa main. Pourtant, c'étaient ses
paroles qui caressaient son cœur, nourrissant un désir entièrement différent
qui l'emmenait il ne savait où.
« Derrière cette porte se trouvent des ténèbres presque impénétrables. »
Elle le lâcha et entreprit de fouiller dans la poche de son manteau, lequel
leur servait de couche. Yeshoua la retint, l'attira à lui et l'embrassa,
tendrement et passionnément. Elle le laissa faire, mais sans cesser de sourire,
se libéra de l'étreinte :
Hieros Gamos
(Rosarium philosophorum, 1550).
« Tu apprends vite. »
Peu après, elle trouva ce qu'elle cherchait : l'anneau que lui avait donné
Salomé. Elle le glissa à son doigt – l'annulaire de la main droite. Puis elle
tint sa main à une dizaine de centimètres au-dessus de son organe.
« Yohannan t'a baptisé avec l'eau. Je vais te baptiser avec le feu. À partir
des deux saphirs de cet anneau rayonnent les deux pôles Ein Sof et
Shekhinah du Créateur YHVH. Ils ouvriront toutes les ténèbres. »
D'un geste doux, sa main traça des cercles au-dessus de Yeshoua, qui
sentit aussitôt son bas-ventre vibrer.
« À présent, je vais te dire le secret qui se cache derrière le nom du
Créateur. Yod est sagesse. He est reconnaissance, Vav rassemble six saphirs
(efirot) en un seul : force, grâce, compassion, rayonnement, éternité et la
pierre fondamentale. Le dernier He correspond à Shekhinah (le royaume de
l'épouse céleste). Ein Sof et Shekhinah irradient à l'unisson à partir de YHVH
(yod-he-vav-he/Jehova). Des dix saphirs sont nés la Fille de Dieu et le Fils
de Dieu. »
La main suspendue au-dessus du membre viril, Mariam approcha sa
bouche de l'oreille de Yeshoua et murmura :
« Ephatah. Ouvre-toi. Libère tout ce qui a été oublié. Fais se mouvoir tout
ce qui est resté immobile. Laisse le pouvoir de Yodhevavhe circuler
librement à travers cette porte et cette obscurité. Renonce au contrôle des
ancêtres qui décident de ton identité et sois plutôt celui que tu es vraiment en
retrouvant le véritable Soi. »
Mariam déplaça sa main et la positionna juste au-dessus du nombril. Elle
sentit la tension qui persistait en Yeshoua et, le repoussant sur le dos, elle prit
possession en riant de la preuve manifeste de cette tension :
« Lève-toi, prends ton lit et marche, tu es guéri. »
Telle était la phrase employée par les guérisseurs itinérants lorsqu'ils
soignaient un malade.
Sous l'effet du rire contagieux, il s'abandonna enfin. Il voulut l'embrasser,
mais elle lui échappa et revint à sa tâche.
La main où se trouvait l'anneau effectuait des mouvements doux au-dessus
du point sacré, juste sous le nombril. Le chat vint également s'installer sur
les genoux de Mariam et se mit à ronronner.
« Qui es-tu ? », demanda-t-il en posant une main sur sa hanche.
« Chut ! Tu le sauras assez vite. Tout ce que tu as à faire à présent, c'est de
te laisser aller et d'écouter. »
Elle le repoussa une fois de plus sur le dos :
« Il y a dix ans, j'ai entendu Hélène de Tyr s'adresser à un groupe de
voyageurs, dans une petite ville de la côte méridionale. Tous, nous étions
envoûtés par ses paroles. Cependant, certains hommes présents furent si
troublés par son discours qu'ils voulurent la lapider. Par chance, elle parvint
à partir de façon assez miraculeuse. On affirmait à l'époque que c'était une
prostituée que Simon le Mage avait découverte dans un lupanar, à Tyr. »
Yeshoua tenta à nouveau de parler, mais elle posa un doigt sur ses lèvres.
« Simon et Hélène voyagèrent ensemble, haranguèrent le peuple et
soignèrent les malades. Je les ai rencontrés une fois à Alexandrie. Jamais je
n'ai vu de relation aussi harmonieuse entre deux êtres. On eût dit qu'ils ne
faisaient qu'un. Dès la première fois que je l'ai entendue, je me suis sentie
extrêmement proche d'Hélène. Elle aussi a été éduquée par les thérapeutes, à
Maréotis, aux abords d'Alexandrie. Son chemin reflète le mien. Elle est celle
qui prépare la voie. »
Yeshoua l'interrompit :
« J'ai, autrefois, connu Simon le Mage. Tous deux, nous étions avec les
frères du Carmel. Il était le candidat des frères de Samarie. Durant un certain
temps, nous fûmes comme deux frères, lui et moi. De nous deux, c'était lui le
plus intelligent. Nous nous séparâmes lorsque j'entrepris mon voyage vers
l'est. On dit aujourd'hui qu'il s'est abaissé à pratiquer toutes sortes de magie
et de sorcellerie.
— Cela, c'est ce que racontent les mauvaises langues. Lui aussi prépare la
voie à ce qui vient. Et il a été baptisé par Yohannan dans le Jourdain.
— Qu'est-ce qui vient ? », demanda Yeshoua.
Il avait le sentiment que ce que Mariam évoquait renvoyait à autre chose
qu'aux projets dans lesquels il avait été élevé.
« Chut ! »
Une fois encore, elle le repoussa sur le lit et poursuivit le rituel.
« L'image que forment Simon et Hélène est celle d'une incroyable fusion.
Je la place à présent en ton centre sacré. »
À nouveau, elle posa la main sur le point situé juste au-dessous du
nombril. Puis elle se pencha sur lui pour l'embrasser avant de murmurer :
« Je suis Shekhinah, la voie, la vérité et la vie. Je suis la coupe d'argent de
la tribu de Benjamin. »
Se redressant à demi, elle passa son genou par-dessus lui pour le
chevaucher. Doucement, elle prit son membre et l'approcha jusqu'à ce qu'il
touche sa vulve.
« Voici la porte de Shekhinah. C'est l'entrée qui conduit à la sagesse que tu
cherches vainement dans les Écritures. Les mots qu'elles contiennent ne sont
que l'ombre de ce que je vais te montrer maintenant. La cour de ce temple
représente Yod, la porte de la Sagesse. »
Elle glissa lentement sur son sexe et demeura ainsi, sans bouger. Retenant
son souffle, Yeshoua saisit ses hanches et lutta contre la force qui, en lui,
voulait qu'elle l'enveloppe entièrement. De très loin, il entendit la voix qui
murmurait :
« Voici He, le point de la reconnaissance. C'est là que tu dois te tenir
jusqu'à ce que tu aies reconnu ton but véritable et la cause derrière ta quête.
Seul le véritable être humain saura résister au désir né de l'instant parce qu'il
sait que c'est ce désir qui le conduit à sa mort. »
Ils demeurèrent un long moment dans cette position. Les yeux mi-clos,
Yeshoua contemplait sa bien-aimée qui se tenait droite, dans un état de
transe, cependant que des gouttes de sueur ruisselaient sur tout son corps.
Jamais il n'avait vu d'être aussi beau et noble. Un long moment, Mariam fut
sur le point de se laisser aller. La position inconfortable la paralysait presque,
mais avant de s'abandonner à cette faiblesse, elle flotta dans un état
d'ouverture où il n'y avait nulle place pour la douleur. Elle était la colombe
autrefois envoyée depuis l'arche de Noé pour découvrir une terre nouvelle.
Elle venait de trouver des vents qui pouvaient l'emporter, et elle volait dans
le vide, entièrement seule.
Yeshoua, qui la regardait, ne put résister à la tentation de caresser ses
seins. Le contact envoya en elle de petites ondes de choc. On eût dit un
message de détresse lancé à travers l'univers, et elle reconnut aussitôt la voix
de celui qui appelait à l'aide. Alors, elle décrivit un cercle dans l'espace vide
et revint à l'arche.
Pendant une fraction de seconde, elle vit l'être qui se trouvait derrière
l'homme allongé sous elle et qui attendait qu'elle le fasse sortir des ténèbres.
Ils se regardèrent dans les yeux. Deux âmes voyageant à travers les univers,
deux âmes arrivant au fruit de la perfection. Le fruit de l'arbre de la
connaissance, dans le jardin de la Création, qui attendait d'être cueilli. Alors
elle eut pitié de lui. Lentement, très lentement, elle glissa de nouveau jusqu'à
ce qu'il fût à moitié en elle. Le mouvement pour parvenir à cette nouvelle
position les embrasa l'un et l'autre, les rapprochant dangereusement du vide
d'où Mariam venait tout juste de revenir.
« Voici Vav, la porte de la Grâce et de la Compassion », murmura-t-elle.
Son souffle était chaud et intense. Yeshoua eut la sensation qu'elle aussi
franchissait un nouveau seuil.
« Celui qui peut demeurer ici tout en conservant son équilibre sera enfin
capable de métamorphoser le désir, quel qu'il soit, en amour pur, l'unique
désir consistant à se donner totalement et inconditionnellement. »
Il se sentit défaillir, mais à l'instant de sombrer, sentit combien les paroles
de Mariam le portaient en lui permettant de flotter dans cet univers
inexplicable. Alors qu'elle lui échappait, il se raccrocha à la séduisante odeur
d'aloe vera, de myrrhe, de sexe et de cannelle. Il gisait, parfaitement
immobile, effrayé à l'idée de perdre l'esprit, fasciné par son étreinte ferme et
joyeuse.
Qui pouvait-elle être ?
Il l'observa et tenta de capter son regard, mais elle voyait directement en
lui et dans Dieu seul savait quelle sorte de réalité. Et cependant qu'il reposait
là, dans cet incompréhensible état d'esprit, à la fois entravé et libre, il sentit
naître de ténèbres inconnues des émotions qui l'emplissaient d'une forme
d'amour lui donnant uniquement envie de la caresser, de la tenir dans ses
bras, de l'embrasser et d'être uni à elle pour l'éternité parce que en elle, il
reconnaissait la vie tout entière. En elle, il fit l'expérience de l'Univers. En
elle, il vit s'exprimer ses propres qualités les plus remarquables. Jamais il
n'avait rien ressenti de semblable. L'amour qui jaillissait si
inconditionnellement de son cœur était le sentiment le plus vulnérable et le
plus puissant qu'il eût jamais éprouvé. Il était sans limites, il n'excluait
personne et embrassait tout. Avec cela, il pourrait accomplir des miracles.
À peine avait-il goûté à ce nouvel et merveilleux état d'esprit qu'elle glissa
sur lui et l'entoura totalement, dans une parfaite fusion. Des paroles de
bénédiction affluèrent en eux :
« Voici He, le plus sacré des temples, la chambre céleste de l'Épouse.
Voici le lieu sans début, ni fin. Lorsqu'il pénètre dans la chambre de la
mariée, le marié est consacré en tant que réincarnation de Melchisédech.
Roi de la Vertu, Melchisédech est le Messie, Celui qui est consacré. Elle est
Shekhinah, l'Épouse céleste. Ensemble, ils constituent le Véritable Être
humain, l'enfant de Dieu. »
Alors ils s'abandonnèrent et disparurent l'un dans l'autre. Ici, Yeshoua vit
toutes les parts sombres qui étaient en lui : le conflit entre le monde des sens
et sa conception rigide, idéalisée de la vie céleste. L'effort éternel vers la
pureté et l'exaltation, au prix de la souillure et de l'humanité. La peur des
besoins sensuels et émotionnels. La colère et l'obstination qui se dissimulent
derrière l'image du sauveur altruiste et dévoué. L'envie et le complexe
d'infériorité, l'arrogance, l'indignation et l'aplomb qui avaient le pouvoir de
le plonger dans une dépression sans espoir, l'égocentrisme quasi
exhibitionniste qui l'amenait à se considérer comme le Messie. À cet instant,
il vit et reconnut ces ombres, il comprit que les réprimer n'était d'aucun
secours. Ainsi libéra-t-il un pouvoir jusque-là entravé, un pouvoir qui savait
guérir et qui s'unissait désormais à sa moitié féminine : la douceur et
l'attention inconditionnelles. Mariam assista à la métamorphose de Yeshoua,
parce que cette métamorphose eut lieu en elle. En elle, la lumière se répandit
sur ces ombres, et ainsi furent-ils éveillés. Désormais, elle aussi pouvait
transformer et abandonner toutes les réserves et les préjugés qu'elle avait eus
contre lui. Alors, ils se fondirent en un être unique.
« Telle est l'histoire de Mariam de Béthanie », conclut Mariam après avoir
rapporté à Yeshoua tout ce qui lui était arrivé pendant les années de
séparation.
« À présent, raconte-moi ton histoire. »
Yeshoua s'assit.
« À l'âge de dix ans, je fus accepté par les frères du mont Carmel. C'est là
que j'ai rencontré Simon, celui que l'on appelle aujourd'hui le Mage.
À l'époque déjà, il possédait des pouvoirs extraordinaires. Nous étions frères
en esprit. Au départ, c'était lui le candidat préféré des frères les plus anciens.
Mais d'autres frères soutenaient un second postulant. Moi. Ce qui a créé une
division, laquelle a conduit à la décision d'unir les tribus des deux grands
patriarches, Benjamin et Juda. Telle est la raison pour laquelle, à l'époque,
nous avons été fiancés, toi et moi. Aussitôt après, je me suis rendu à
Alexandrie, où j'ai étudié les Écritures et les langues, ainsi que la physique,
la métaphysique et l'astrologie. J'ai appris les propriétés du corps, les fluides
et leurs effets, j'ai appris combien il y avait de membres et d'os, de
vaisseaux, d'artères et de nerfs, j'ai appris la nécessaire quantité de chaleur,
de froid et d'humidité, et ses conséquences, mais aussi l'action de l'âme sur le
corps, ses sentiments et ses capacités, j'ai appris l'art de parler, d'éprouver de
la colère, des désirs, et enfin, l'art de combiner et de juger, ainsi que de
nombreuses autres choses. Au bout de trois ans, j'ai eu l'opportunité
d'entreprendre un voyage vers l'est. En Inde, j'ai rencontré un sage nommé
Vidyapati. Ce fut un tournant décisif pour moi. Il me parla de la voie qui
était la mienne, mais aussi de la difficulté que j'aurais à la suivre parce nul
autour de moi n'en saisirait le sens véritable. Il me dit également qu'un temps
viendrait où, extérieurement, j'attirerais sur moi une attention extrême, mais
où, intérieurement, je serais particulièrement malheureux parce que je ne
serais pas compris. C'est Vidyapati qui, dans une prophétie, a annoncé que
l'aide nécessaire se manifesterait d'elle-même à l'instant où j'en aurais le plus
besoin. »
Il l'embrassa et la tint contre lui.
« Et je dois dire qu'il avait raison. »
Puis il reprit son récit :
Épouse et époux mandéens, en Irak moderne.
« Lorsque je suis revenu de mes voyages, il y a presque quatre mois, j'eus
rapidement connaissance d'un désaccord entre les différentes factions de la
confrérie. Aussi décidai-je de me rendre dans cet endroit isolé pour réfléchir
à ma situation. Je fus alors approché par certains candidats que je
connaissais de l'époque du mont Carmel et d'Alexandrie. Et c'est ainsi qu'est
né tout ce désordre, ces pérégrinations qui m'évoquent un cirque romain.
À bien des égards, c'est une triste histoire. Je poursuis la mission qui est la
mienne, et la plupart de mes fidèles en poursuivent une autre. Au cours de
ces derniers mois, j'ai prié pour qu'il y ait ne serait-ce qu'une seule personne
qui me comprenne. Et te voilà. »
Sept jours durant, Mariam et Yeshoua demeurèrent dans la maison du
village abandonné. Chaque matin annonçait une nouvelle initiation. Pendant
cette semaine-là, Mariam montra à Yeshoua les possibilités qui gisent, de
manière latente, en chaque être humain, et que l'union sainte avec le sexe
opposé permet de libérer plus aisément. Au bout de sept jours, le Prophète
s'était débarrassé de ses ombres. Chacun des sept centres avait été nettoyé et
guéri. Ne restait plus que l'initiation finale, laquelle fut partagée.
Le matin du huitième jour, Yeshoua fit venir deux de ses disciples, Pierre
et Yohannan. La méfiance innée qu'éprouvait Pierre à l'égard des femmes le
rendait réticent et morose. À l'évidence, Yeshoua avait considérablement
changé, ce qu'il lui fallait bien admettre. Une puissance nouvelle irradiait de
lui. L'homme qui se tenait devant eux était totalement différent de celui qui,
huit jours auparavant, s'asseyait parmi eux, résigné, fermé, silencieux,
incapable de se décider sur rien. Cependant, Pierre n'appréciait guère que
cette femme occupât, comme si ce fut la chose la plus naturelle du monde, la
place qui était légitimement la sienne. Mais ainsi étaient les femmes. Elles
pouvaient tourner la tête d'un homme, juste comme cela. C'était ce qui les
rendait si dangereuses. Et ce sourire. Comment osait-elle ? Se moquait-elle
de lui ?
« Préparez-vous à partir. Dans trois jours, il y aura une fête à Cana. »
L'ordre de Yeshoua se répandit comme une traînée de poudre. Cana était
la ville où, conformément à la tradition, se mariaient les rabbins du Carmel.
Elle était située au cœur de la Galilée. Il était par conséquent impossible de
se méprendre sur l'invitation. Yeshoua allait se marier. Et l'identité de la
future épouse ne faisait guère de doute.
Lorsque la bonne nouvelle lui parvint, Mariyam, mère de Yeshoua,
éprouva du soulagement. La seule ombre à son bonheur venait de ce que la
fête devait être organisée en telle hâte qu'il n'était pas possible de procéder
aux préparatifs habituels. Dès l'instant où le pacte originel avait été passé, il
avait été évident qu'il ne s'agirait pas d'un mariage ordinaire. Toutefois, seule
la famille proche avait eu connaissance du véritable motif qui présidait à
cette réunion des deux tribus. L'événement qui avait été prévu à l'époque
devait surpasser tout ce qu'on avait vu jusque-là. Raison pour laquelle le fait
que son fils eût visiblement d'autres projets la surprit. Voici qui ne promettait
rien de bon. Peut-être cette Mariam de Béthanie n'était-elle pas celle qu'elle
avait espérée. Et que signifiait cette façon de surgir de nulle part, sans venir
l'informer en premier ? Après tout, elle était la mère du marié et son unique
parent encore en vie.
Cana était envahie par une foule pleine d'espoir, venue de loin pour
assister à l'événement. Lorsqu'il se mariait, un rabbin endossait une totale
responsabilité, non pas seulement en tant qu'homme saint, mais aussi en tant
que soutien familial. Pour ce qui concernait Yeshoua, tous ou presque
avaient conscience que son union répondait à un tout autre but. Les
principes, malgré tout, devaient être respectés. La mère de Yeshoua avait des
parents en ville, qui offrirent à la mariée une maison et deux jeunes filles
pour l'assister. Pour le jour du mariage, la demeure avait été ornée, à
l'intérieur et à l'extérieur, avec des lampes à huile, de sorte qu'il fut évident
pour tous que là vivait la mariée. Martha et Mari, les sœurs de Mariam, ainsi
que Lazare, son frère, étaient arrivés à temps et avaient apporté avec eux la
tiare de leur mère et la robe qui avait été cousue à l'époque où le mariage
était censé avoir lieu. Alors qu'elle contemplait les deux objets, Mariam
réalisa que ni la précieuse tiare, ni la tenue artistiquement confectionnée
n'avaient à voir avec le pacte qu'elle était sur le point d'accepter. Au grand
déplaisir de ses sœurs, elle refusa de porter l'un et l'autre. Soit elle serait aux
côtés de son aimé dans sa robe blanche, soit elle n'y serait pas du tout.
Raison pour laquelle les jeunes filles qui l'assistaient, ainsi que ses sœurs,
étaient occupées à laver le linge et à tresser des fleurs.
De la sorte, tout fut prêt lorsque le marié, accompagné de ses disciples et
de ses frères, qui portaient des torches, traversa les rues de la ville afin
d'aller à la rencontre de l'élue de son choix et de demander sa main au chef
de famille.
Cependant, lorsqu'il parvint à la demeure de la mariée, Yeshoua comprit
que la demande n'aurait pas lieu : Mariam se tenait sur le seuil, prête et
rayonnante, comme jamais il ne l'avait vue jusque-là. Sur sa robe blanche
éclataient les couleurs les plus étincelantes qui fussent. En découvrant cet
être qui venait d'un autre monde, les hommes qui entouraient le Prophète se
firent silencieux. Yeshoua lui tendit la main, qu'elle prit dans la sienne. Ils se
tinrent côte à côte, avant de parcourir, sans se lâcher, les rues qui
conduisaient à la maison du marié.
Pour accomplir la cérémonie, on avait fait appel à l'un des hommes les
plus âgés du Carmel. C'était un moment solennel que beaucoup attendaient
et ceux qui y assistèrent pleurèrent parce qu'une ancienne prophétie venait de
se réaliser. Le couple se fit face, les yeux dans les yeux, et pour la première
fois, Yeshoua vit l'être avec lequel il venait de se marier. Un être dont la
beauté intérieure était telle qu'aucune forme extérieure ne pouvait lui
correspondre, à l'exception de la femme qui se tenait devant lui et qui était
sans doute l'incarnation de la perfection humaine. Il entendit sa voix, mais
était-ce celle de Mariam ou la sienne ?
« Il nous faut aujourd'hui revêtir notre corps stellaire, la robe d'émeraude
multicolore. Il nous faut aujourd'hui, puisque nous sommes un pour
toujours, abolir les limites de la matière. Nous transformerons aujourd'hui
en eau vivante et en feu purificateur tout ce qui est mort. »
Puis ils s'embrassèrent et se fondirent l'un dans l'autre, cependant que la
foule chantait et les acclamait.
Il y eut tant d'invités au mariage qu'ils manquèrent de vin au milieu de la
soirée. Désespéré, le serveur informa Yeshoua de la situation. Ce dernier
était sur le point d'exprimer son regret aux convives lorsque Mariam
intervint :
« Attends. Nulle raison de paniquer. Demande au serveur de remplir d'eau
les tonneaux, et de laisser mon bien-aimé la goûter avant de servir. »
En entendant ces paroles, le pauvre serveur devint plus nerveux encore.
Yeshoua le sortit de sa stupeur :
« Fais ce qu'on te dit. »
L'homme revint peu après et, rayonnant de joie, tendit un gobelet à
Yeshoua.
« Un miracle. Habituellement, nous servons le bon vin au début, et
lorsque les invités sont suffisamment éméchés, nous mettons le mauvais vin
sur la table, mais vous avez procédé tout au contraire. »
Yeshoua huma le délicieux breuvage. Puis, se tournant vers Mariam, il dit
avec un sourire complice :
« Un miracle ? Peut-être. »
Levant le gobelet sans lâcher la main de Mariam, il se tourna vers les
convives, qui venaient d'être informés du miracle :
« Que cela soit un signe. Aujourd'hui, mon épouse et moi-même faisons
un. »
13

Le voyage en Syrie marqua un tournant dans ma vie. Faire la connaissance


des sœurs du couvent de Saidnaya, et de Myrna à Soufanieh, fut pour moi
une rencontre intime avec cet aspect de l'archétype de Marie qui s'exprime
si merveilleusement dans notre collectivité aujourd'hui. Comme des milliers
de personnes à travers le monde, j'ai moi aussi été touché par l'immédiateté
et le caractère implicite des révélations de Marie, lesquelles semblaient se
produire de façon croissante dans les lieux où se rencontraient les croyants.
Une fois rentré à la maison, je concentrai progressivement mon attention
sur le type de relation entre Marie-Madeleine, qui incarne un autre aspect de
l'archétype, et ce qu'on peut appeler la dimension supérieure de Marie. Je
décidai de retourner à Montségur afin de trouver une réponse.
Le Voyant m'accueillit à la gare de Foix, ville synonyme d'arrivées et
d'adieux. Quoique nous fussions en novembre, le temps était agréable et
doux. Mon compagnon me conduisit à la station-service située à l'extérieur
de la ville, où j'avais retenu une voiture. Puis nous nous rendîmes chacun
dans notre voiture, et de façon quasi symbolique, jusqu'à cette maison que
je considérais désormais comme mon second foyer. Sans doute le monde
allait-il de travers, cependant, lorsque je passai l'ultime colline qui précède
la montagne de Montségur et que j'entrepris la descente dans la vallée en
direction du vieux village, mes soucis disparurent. Ici se trouve mon
Shangri-La terrestre. Ici, le temps ne règne pas. La paix, oui.

Le Voyant et moi avions voyagé fort loin ensemble. Nous nous étions
rencontrés de nombreuses fois au fil du temps, dans d'autres vies, d'autres
univers. Non pas seulement en tant que Kansbar et Flégétanis, mais sous
plusieurs formes dépourvues de nom. Demeuraient toujours entre nous des
questions non résolues – quelque chose d'essentiel que nous n'avions pas la
force d'aborder cette fois-ci ? Nous touchions pourtant à une forme nouvelle
de notre rencontre dans cette vie-là, et nous tournions autour de nous-
mêmes, et l'un autour de l'autre, de façon assez maladroite parce que nous
trouvions tous deux difficile d'ouvrir l'ultime barrière indicible qui nous
séparait – la nouvelle force féminine –, peut-être parce qu'elle était non pas
unilatérale, mais illimitée dans son expression.
La maison nous accueillit avec ses craquements familiers, et nous
transportâmes nos bagages dans nos chambres. Lorsque je pénétrai dans la
pièce au papier peint fleuri qui était habituellement la mienne, la Joconde et
Léonard me souriaient toujours depuis le mur, semblables à des points
d'interrogation. Nous prîmes un unique verre de vin dans la cuisine. Le
Voyant paraissait agité. Puis il déclara :
« Je vais marcher dans la montagne. »
Le ton était sec et ne contenait nulle invitation à l'accompagner. Je n'en
fus pas surpris. J'avais conscience que la réalité nouvelle dans laquelle nous
entrions impliquait une façon nouvelle de travailler, aussi restai-je à la
maison et continuai-je à rédiger mon ouvrage sur Mariam. Le Voyant partit,
et revint une demi-heure plus tard.
« Elle n'est plus là. »
Sa voix était quasi méconnaissable :
« Prat n'est plus là. C'est extrêmement étrange, lorsque je suis arrivé au
lieu habituel, elle ne s'est pas montrée comme elle en avait coutume. J'ai
pensé que c'était peut-être simplement par jeu, avant de réaliser finalement
qu'elle était partie. »
Il se versa un demi-verre de vin. À l'évidence, il était sinon choqué, du
moins plus que surpris.
Nous décidâmes d'arpenter les lieux, sans parvenir pourtant à trouver la
moindre explication au mystère. Nous nous couchâmes tôt.
Avant d'éteindre la lumière, je demeurai allongé à regarder une carte de
Montségur et de la région. Sans raison particulière. Je ne cherchais rien de
spécifique. En revanche, mon subconscient oui, semblait-il, puisque
soudain, un nom me sauta aux yeux : Roquefixade. C'était un village avec
une montagne et un château, tout comme Montségur. Une quinzaine de
kilomètres seulement les séparaient. Chaque fois que nous avions pris la
route en direction de Montségur, nous avions croisé un panneau qui
indiquait ce village. Pour une raison ou une autre, curieusement,
Roquefixade était l'unique château cathare que nous ne nous étions pas
donné la peine de visiter. Et voilà que c'était le seul nom que je remarquai.
Au cours de la nuit, je voyageai de nouveau dans les royaumes astraux,
quoique je fusse toujours incapable de trouver Myriam, mon oracle.
Nous prîmes notre petit déjeuner en silence. À l'évidence, le Voyant se
débattait également avec un problème personnel. Je réfléchis à l'événement
de la veille. Bien que je n'eusse pas envie de m'étendre sur le sujet, je
demandai à mon compagnon s'il aimerait visiter Roquefixade. Il hésita, puis
répondit assez vaguement qu'il souhaitait trouver un endroit où jouer au
golf. Nous nous séparâmes après le petit déjeuner et partîmes chacun dans
une direction différente.
Lorsque je pénétrai dans la vallée qui s'étend au pied de Roquefixade, le
paysage se déploya dans toute sa splendeur. À la différence de Montségur,
le village est bâti sur un éperon rocheux. La montagne proprement dite se
dresse au-dessus de l'éperon où se situe le château. De même, les environs
sont ici bien plus spectaculaires. Là où Montségur est rond, doux, ouvert,
Roquefixade apparaît plus anguleux, dur, fermé. J'obliquai et suivis l'étroite
route qui serpentait jusqu'à ma destination. Il n'y avait personne.

Lorsque je pénétrai dans le village, celui-ci était baigné de soleil, tandis


que le château, situé en hauteur, était presque dissimulé par des nuages
semblables à de la brume. Subitement, le soleil disparut derrière un nuage,
laissant le village enveloppé dans le brouillard. Je garai la voiture et tentai
de me repérer dans l'enchevêtrement de rues étroites et d'impasses. C'était
un charmant village pourvu d'une vaste place et dont les maisons alentour
évoquaient un décor de film, sans rien derrière. Je marchai sans but, trouvai
la route qui conduisait à la montagne et décidai de la suivre. La
spectaculaire impression qu'elle m'avait faite au départ se confirma. La
route longeait la paroi rocheuse qui s'étirait en une falaise abrupte vers le
ciel, aussi décourageante qu'imprenable. À la différence de Montségur, il
n'y avait d'autre visiteur que moi. Il n'était pas question d'attraction
touristique ici, mais plutôt d'un défi personnel qui attendait que je le prisse
au sérieux.
La route se divisait en deux chemins étroits. L'un semblait continuer tout
autour de la montagne, cependant que l'autre paraissait pointer droit sur le
château. J'obliquai et suivis ce dernier. Bientôt, la voie devint de la boue
avant de disparaître, et ce fut avec la plus extrême difficulté que je
poursuivis mon ascension. Plus haut, j'aperçus ce qui me parut être un autre
sentier étroit qui passait entre des pierres déchiquetées. J'avançai entre deux
larges rochers qui formaient une sorte de porte que je n'eus d'autre choix
que de franchir. Le sentier se fit plus dangereux encore. Nulle circonstance
atténuante ici, mais le regard qui plongeait dans un abîme indéfini. La
saillie offrait tout juste la place de circuler. Le brouillard à présent était si
dense que je voyais à peine à cinq mètres devant moi. Au bout de dix
minutes d'escalade, agrippé à la paroi, j'aperçus deux silhouettes effrayantes
au-dessus de moi. Je me figeai sur place. Je finis par lancer un appel en leur
direction, mais ne reçus aucune réponse. Je repris alors la marche jusqu'à
découvrir ce qui se trouvait plus loin. Deux grandes chèvres des montagnes
se tenaient devant moi, les cornes baissées de façon particulièrement
menaçante. Derrière elles, par une percée du brouillard, j'aperçus le château.
Une voix surgit en moi. La Voix, que je n'avais plus entendue depuis
longtemps.
« Ce lieu est la manifestation de tes refoulements. La décision qui a été la
tienne de venir ici est née de cette clairvoyance dont tu acceptes enfin de
prendre la responsabilité. Cependant, comme tu le vois, il est des choses
dont tu n'avais pas conscience avant de grimper jusqu'ici. Il est des
obstacles insurmontables qu'il te faut encore comprendre si tu ne veux
chuter dans l'abîme. »
La Voix disparut et je réalisai que je devais lentement rebrousser chemin.
Lorsque je vérifiai l'heure en arrivant à la voiture, je découvris que ma
montre s'était arrêtée. Lorsque je tentai de la remonter, la vis tomba à terre,
et je compris que, sans doute, le temps – l'ancienne forme du temps – n'était
plus, littéralement. J'ôtai ma montre et la jetai dans un champ, sachant qu'il
n'y aurait nul retour en arrière. Je ne dépendais plus que de moi-même.
À Montségur, le Voyant m'attendait avec un verre de vin rouge dont
j'avais grand besoin. Je lui narrai mon expérience avec les deux chèvres des
montagnes, et l'arrêt de ma montre. Je vis quelque chose s'éveiller en lui.
« Allons-y demain. Nous avons franchi la frontière où régnait autrefois le
hasard. Il est temps d'en affronter les conséquences. »

Le lendemain était le jour de mon anniversaire, et à mon réveil, je


découvris la magnifique table de petit déjeuner préparée par le Voyant.
Nous prîmes ensuite la route jusqu'à Roquefixade. Après une promenade
dans le village, nous entreprîmes l'ascension. Au contraire de la veille, la
montagne semblait plus ouverte. Si, bien sûr, celle-ci n'« appartenait » pas
au Voyant, en revanche, je ne pouvais m'empêcher d'associer sa présence à
cette ouverture. Comme à son habitude, il s'était avancé dans l'inconnu sans
hésitation, ni réserve. Nous ne rencontrâmes aucune difficulté dans notre
ascension. Pas la moindre chèvre des montagnes en vue, et au terme de
vingt minutes de marche, nous atteignîmes le plateau sur lequel le château
se dressait devant nous. La vallée s'étendait aussi loin que portât le regard.
Le Voyant déambula jusqu'à trouver l'endroit où il prit sa position
habituelle. Je pénétrai dans le château qui possédait plus de pièces et de
niveaux que son équivalent, à quelques kilomètres de là. Du sommet où je
me tins, je l'aperçus qui se dressait fièrement à l'horizon : Montségur. Fait
particulièrement étrange, jamais je n'avais réalisé que Roquefixade était
sans doute lui aussi visible depuis Montségur. Il s'agissait des deux seules
forteresses cathares qui donnaient directement l'une sur l'autre. Je me
demandais si le fait que l'un des châteaux représentât clairement la
dimension féminine, tandis que l'autre incarnait tout aussi manifestement le
masculin, avait une portée symbolique. Le Voyant me rejoignit peu après.

« Ce lieu est l'un des points fixes de l'Univers. Il appartient à la confrérie,


tandis que Montségur relève de la communauté féminine. »
Je compris aussitôt que les deux endroits étaient dans une relation de
dépendance réciproque, que l'un ne pouvait aller sans l'autre.
« Ce château est peut-être le cadeau que vous fait l'Univers. »
À l'évidence, il était aussi ému par tout cela que je l'étais moi-même.
J'avais, bien sûr, conscience que ce cadeau était purement symbolique et
qu'il portait sur une question spécifique : la chance de parvenir à la guérison
était-elle liée l'unification des deux pôles ?
« Allons à Montségur », déclara mon compagnon en amorçant la
descente.
Une demi-heure plus tard, nous arrivions au pré de Prat. À notre grande
surprise, elle avait repris sa place habituelle. Elle nous accueillit avec sa
bienveillance coutumière et nous demanda d'avoir conscience de l'ascension
que nous allions entreprendre. Au fond de moi, j'entendis la Voix qui
commentait la bénédiction de Prat :
« Les hauteurs auxquelles te conduira cette ascension sont en relation
directe avec les profondeurs dans lesquelles tu as le courage de plonger. »

Tout paraissait plus clair. L'air était semblable à du cristal vivant ; de


vivants êtres de lumière dansaient autour de nous. Face à nous se dressait la
montagne qui nous avait fait évoluer plus qu'aucune autre réalité que nous
avions expérimentée. Nous ne parlions guère, mais entrions dans un état
mental que je ne peux décrire que par un seul mot : acceptation.
Sur le chemin, nous nous arrêtâmes aux différents points d'oracle et, en
accord avec l'esprit de la journée, le Voyant s'écarta afin de me laisser être
le premier à entrer en contact. À peine avais-je posé les questions que les
réponses me parvenaient. Nulle résistance. Tout coulait sans effort,
embrassant tout, si bien que rien n'était laissé à l'extérieur, que chaque chose
était incluse et trouvait également sa juste place.
Lorsque nous pénétrâmes dans la cour, nul doute ne subsistait plus dans
nos esprits. Le Voyant attendit que je franchisse la porte. Sans hésiter,
je repérai le centre et dessinai un cercle. Mon compagnon m'observait de
loin, un sourire plein d'espoir aux lèvres. À l'intérieur du cercle, je traçai
l'étoile de Marie. Puis je me tournai vers le Voyant et l'invitai à entrer dans
le cercle. Il hésita.
« Ce cercle est le vôtre », répondit-il d'une voix sourde.
Son attitude tout entière exprimait un respect que je n'avais jamais
ressenti de sa part jusque-là.
« Je serais honoré si vous étiez le premier à y pénétrer », répliquai-je.
Jamais je ne l'avais vu si élégant, si en harmonie avec lui-même et son
destin. Jamais je ne l'avais vu dans une telle union avec toute chose. Alors il
entra dans le cercle où il se tint, les mains dans le dos, comme il convient à
un invité, cependant qu'il inclinait la tête dans un signe d'approbation qui
était à la fois un encouragement et une reconnaissance. À ce moment, je
compris que le Voyant n'était pas seulement un individu singulier, mais à
bien des égards aussi, une projection. La projection, en cet instant, de tout
ce que moi-même je n'avais pas eu le courage d'exprimer. Subitement, je
réalisai que le Voyant était une idée et un état d'esprit. Un état d'esprit
ouvert à tout, dès lors que le temps et l'élève concerné y sont prêts. En cet
instant magnifique, je vis comment, cinq ans auparavant, cet homme avait
ouvert la porte derrière laquelle je m'étais retranché, avant de m'attirer dans
un espace ouvert où mes qualités cachées pouvaient commencer à réagir.
Désormais, nous étions en train de nous regarder, peut-être au terme de la
route. Je n'osai y penser. Puis mon compagnon sortit du cercle, me faisant
signe de prendre les commandes et de poursuivre.
Mandorle
(Bernardino di Betto, dit Pinturicchio, 1550).
Aussitôt dit, aussitôt fait. Je pénétrai dans le cercle et trouvai le centre de
l'étoile de Marie. Le Voyant s'était placé à droite, à l'endroit où j'avais moi-
même l'habitude de me tenir. Puis il recula d'un pas pour s'écarter du cercle.
Par ce geste, il entendait signifier clairement que cet instant était le mien. Je
restai là, les yeux mi-clos, sentant l'activité s'intensifier autour de moi. Deux
ronds lumineux apparurent dans l'air, devant moi. Lentement, ils vinrent à la
rencontre l'un de l'autre et se touchèrent. À ce moment, leur éclat se fit plus
vif. Progressivement, ils en vinrent à se chevaucher jusqu'à former une
mandorle. Alors, j'entendis la Voix :
« Voici la vraie guérison de tout ce qui était divisé jusque-là. Voici la
restauration de tout ce qui était rompu. Voici la fin de tous les contrastes.
Voici la porte de la renaissance véritable par laquelle passera toute vie
nouvelle et parfaitement unifiée. »
La mandorle, également appelée vesica piscis, est la forme en amande
qui se produit lorsque deux cercles se superposent. Représentant l'organe
sexuel féminin, elle apparaît dans l'étoile de Marie et correspond au
symbole divin de la nouvelle force féminine capable de guérir. Tout art
authentique naît de la mandorle. Elle est le lieu de naissance de la poésie et
le terrain de jeu préféré des Muses. Elle marque la fin de toutes les maladies
et elle seule sauve du désespoir. Elle ne laisse rien au-dehors et contient
tout. Grâce à la mandorle, tout ce qui est refoulé vient à la conscience et
devient clarté dans le présent.

Assise, Mariam contemplait le vignoble qui avait autrefois fait la fierté


de son père. Les champs aujourd'hui étaient en jachère, dans une sorte
d'allégorie du destin qui avait été le leur, à tous. Ses pensées revinrent au
mariage, et aux temps heureux qui avaient suivi. Ensemble, ils avaient
parcouru tout le pays. Yeshoua enseignait au peuple les secrets auxquels nul
autre ne souhaitait les initier. Ensemble, ils avaient guéri les malades et
ressuscité les morts. Dans les premiers temps, les disciples avaient
ouvertement affiché leur mécontentement face à cette évolution, avant
d'être convaincus par le résultat de ces séances de guérison et de
commencer eux-mêmes à imposer les mains et permettre aux malades de se
lever. La mère de Yeshoua se joignit à eux, et en quelque lieu qu'ils se
rendissent, ils attiraient de vastes foules. De plus en plus nombreux furent
leurs fidèles, et peu à peu, il leur devint quasi impossible de se déplacer
discrètement.
Lorsque Mariam se rendit compte de l'insatisfaction des disciples, il était
bien trop tard. Au moment où Pierre et les autres comprirent que le royaume
évoqué par Yeshoua ne relevait pas de ce monde-ci, ils perdirent
progressivement confiance et entreprirent de comploter. L'avenir doré dont
Pierre avait rêvé s'effondrait sous ses yeux à mesure que Yeshoua montrait
que l'ennemi n'était pas César, à Rome, mais le César qui se trouvait en
chacun de nous, ce qu'inlassablement, il s'efforçait de démontrer.
Cependant, Yohannan fut le seul à comprendre les paraboles grâce
auxquelles Yeshoua transmettait le savoir secret.

Dès le début, Pierre avait saisi la moindre occasion de témoigner à


Mariam le mépris qu'il nourrissait à son encontre. Attitude qui se
communiqua aux autres frères, lesquels ne surent plus que penser d'une
femme qui non seulement possédait une telle connaissance, mais pire
encore, se révélait bien plus sage qu'eux. Il leur était difficile de constater
qu'une femme qui aurait dû savoir où se trouvait sa place était en réalité le
centre d'où émanait la puissance et dont l'influence guidait leur rabbi sur
une voie qui leur échappait. Ils ne comprenaient absolument pas qu'en dépit
du soutien apporté par la foule, celui-ci ne s'intéressât ni aux affaires
mondaines, ni au pouvoir, ni au trône d'Israël. Quel était alors le sens de
tous leurs efforts ? Le fait que Yeshoua et Mariam parussent se retirer de
plus en plus fréquemment dans la solitude n'améliorait pas la situation.
Lorsque Pierre, qui était le porte-parole des disciples, vint se plaindre
auprès du maître, celui-ci se contenta de le renvoyer en le réprimandant
pour son aveuglement spirituel et son manque de foi.
Mariam, qui aurait dû voir venir tout cela, était cependant si concentrée
sur son travail qu'elle comprit trop tard ce qui se passait. Si elle avait su
qu'au cours des guérisons ou des séances d'enseignement, Pierre et les
autres frères exploitaient la moindre occasion de répandre la nouvelle selon
laquelle Yeshoua allait prendre le pouvoir en tant que roi légitime des juifs,
elle aurait pu avertir son compagnon de sorte qu'ils prissent leurs
précautions. Mais les rumeurs avaient gagné Jérusalem, et Pilate, le
nouveau gouverneur, avait envoyé ses espions afin de garder un œil sur les
rebelles.
Une confrontation directe eut finalement lieu. Pierre ne parvenait
désormais plus à contenir sa rage. Avec orgueil, il affirmait qu'il était celui
qui avait permis à Yeshoua d'atteindre la position qui était la sienne. Ne
l'avait-il pas soutenu dès le début ? À présent, Yeshoua devait choisir.
Prendrait-il la responsabilité d'assumer le pouvoir lorsque le temps serait
venu ? Ou se contenterait-il de poursuivre une démarche subversive
dépourvue d'avenir qui n'aurait d'autre résultat que de les exposer à la risée
de tous ? Pierre était écœuré et épuisé d'investir son énergie dans une
mission qui ne menait nulle part. Tous avaient une famille à nourrir et il y
avait une limite à la poursuite de cette folie. Ne lui avait-on pas promis, à
lui, Pierre, un siège à la droite du trône ? Le temps pressait.
Yeshoua s'efforça d'apaiser Pierre et les disciples. Le calme toutefois fut
de courte durée. La pression qui s'exerçait sur le rabbi s'accrut. Tandis qu'il
poursuivait sa mission avec Mariam, les conspirateurs menés par Pierre
intensifiaient leur campagne d'information sur la rébellion armée qui allait
attaquer Rome et proclamer Yeshoua comme véritable roi d'Israël.
La conséquence de cette propagande fut inévitable. Chaque jour, Pilate
était informé par ses espions de la mission en apparence innocente menée
par le Prophète. Mais les renseignements indiquant que, sous couvert de
cette mission, une révolte était prévue, lui firent perdre patience et prendre
les précautions nécessaires.
Le jour où Yeshoua pénétra dans Jérusalem sur un âne, acceptant sous la
pression de Pierre et de ses fidèles d'être accueilli à l'égal d'un roi, le plan de
son arrestation attendait sur le bureau de Pilate.
Mariam tenta d'avertir Yeshoua qui, cependant, persista à croire jusqu'à la
fin que ses disciples comprendraient, et qu'il serait capable de les faire
renoncer à leurs projets de domination et de pouvoir terrestres.
Yeshoua fut arrêté dans le jardin du mont des Oliviers le lendemain de
son entrée dans Jérusalem. Pierre et les disciples protestèrent
vigoureusement, mais, effrayés, se dispersèrent rapidement devant le
groupe de soldats romains, armés jusqu'aux dents, qui emmena le maître.
Seule Mariam suivit le prisonnier, avant d'être refoulée devant le palais de
Pilate. Pierre et les disciples s'étaient enfuis et éparpillés.
Mariam se leva du siège syrien où, autrefois, son père s'installait pour
diriger ses affaires d'une main juste. Depuis la fenêtre, son regard balaya les
champs jusqu'à l'horizon, comme si elle attendait quelqu'un. Ses yeux
étaient emplis de larmes. Le souvenir des derniers jours provoquait en elle
un chagrin qui n'aurait jamais de fin. La chose la plus terrible s'était
produite. Pilate s'était dressé contre la volonté du peuple. À cause de tous
ces fanatiques religieux qu'il ne comprenait pas, qu'il ne tenait pas à
comprendre, il avait décidé une bonne fois pour toutes de faire un exemple.
La crucifixion de Yeshoua avait rassemblé une foule immense. Les disciples
avaient disparu, et il n'y avait eu aucune rébellion. Elle avait eu aussi le
sentiment que la plupart des prêtres de Jérusalem ne se désolaient guère de
l'issue des événements. Le candidat s'était révélé par trop controversé.
Séchant ses yeux, elle frissonna en pensant à la lutte qui avait lieu en ce
moment même à Jérusalem. Selon la rumeur, Pierre avait déniché le seul
homme capable de prendre la succession du trône : Yacob, le frère de
Yeshoua, qui avait endossé avec joie la responsabilité que le maître lui-
même avait refusée. Pierre avait été ordonné grand prête, et chaque disciple
occupait une haute fonction dans la nouvelle Église nazaréenne. Mariam
avait eu vent d'histoires terribles sur la façon dont les véritables
enseignements avaient été déformés et exploités afin de confirmer la
position de ceux qui avaient été élus. Ces histoires disaient aussi que ceux
qui avaient soutenu Yeshoua jusqu'au bout étaient à présent persécutés,
chassés de chez eux, ou encore lapidés à mort. Tous devaient se terrer. La
mère de Yeshoua s'était rendue à Antioche en compagnie de Yohannan, le
plus loyal des disciples du maître. Les jours de Mariam dans cette contrée
étaient également comptés.
L'image de son bien-aimé sur la terrible croix ne cessait de la hanter. Elle
revécut en esprit toutes ces heures douloureuses durant lesquelles il luttait
contre lui-même et contre le destin qu'il avait accepté. Jusqu'à la fin, elle
était demeurée près de lui, et lui avait transmis toute la force qui était la
sienne, jusqu'à l'instant où il avait renoncé pour passer de l'autre côté. L'un
de leurs fidèles, Yoasaph Arimateus (Joseph d'Arimathie), avait mis son
propre caveau à leur disposition, et pour la troisième fois, Mariam avait oint
Yeshoua, conformément aux immémoriales lois secrètes qu'elle avait
apprises, afin de permettre aux corps de lumière les plus subtils
d'abandonner le monde physique et, si possible, de dissoudre leur enveloppe
mortelle.
Trois jours plus tard, elle s'était rendue au tombeau. Avec l'aide de deux
hommes thérapeutes, elle avait fait rouler la pierre de l'entrée. Une fois dans
le caveau, ils avaient constaté que le miracle s'était produit. Les efforts de
Mariam avaient porté leurs fruits, Yeshoua était parti. Ne demeurait que le
linceul. Mariam le souleva et crut voir les traits du visage et le contour du
corps imprimés sur la fine étoffe blanche. Alors, elle embrassa le linceul, le
plia soigneusement et s'apprêta à quitter la tombe. Ce fut alors qu'elle sentit
sa présence. Une silhouette faiblement lumineuse apparut soudain dans
l'obscurité du tombeau. Alors qu'elle tendait la main, sa voix se fit entendre
en elle :
« Ne me touche pas. Je suis encore dans mon autre être. Sois patiente.
Rukha d'koosha est avec toi. Nous serons toujours ensemble dans mon
SHM. »
Après cette expérience, elle s'était rendue une dernière fois auprès de
Pierre et des disciples, dans l'espoir de parvenir à les initier au véritable
enseignement. Mais ils se contentèrent de la jeter dehors avec mépris.
S'enfuyant à la faveur de l'obscurité, elle échappa de justesse à l'implacable
colère qu'ils avaient refoulée.
À présent, elle observait à l'horizon le nuage de poussière qui
s'approchait lentement de Béthanie. Elle descendit afin de s'apprêter pour le
voyage. Peu après, deux cavaliers entraient dans la cour.
Le lendemain, ils prenaient le bateau au port de Joppé 1. Longtemps, elle
resta accoudée au bastingage, contemplant le littoral blanc qui s'évaporait
doucement dans l'azur. Puis elle regarda devant elle. Dans l'air, elle aperçut
une boule lumineuse et transparente, d'un violet profond, qui contenait en
son centre une étoile rose à quatre branches et qu'entourait une fine ligne
également rose. Quelque part là-bas, la Gaule l'attendait. Quelque part là-
bas, une nouvelle vie l'attendait.

Ce fut un moment émouvant. Le Voyant était mon témoin – et j'étais le


sien. Abandonnant le cercle intact au milieu du château, nous entreprîmes la
descente. Nous ne parlions pas, nous laissant glisser dans cet état
contemplatif que tous deux, nous connaissions bien et qui ne requérait nulle
explication parce que nous étions alors au plus proche d'un mode d'être
authentique.

Je ne parvenais pas à oublier l'expérience de la mandorle lumineuse. En


tant que symbole, elle était assurément liée à l'étoile de Marie. Mais
pourquoi apparaissait-elle maintenant ?
Dans l'un de mes livres précédents, Le Silence du cœur, j'ai écrit un
certain nombre de choses sur la mandorle. Peut-être cette figure archétypale
sommeillait-elle dans mon subconscient, attendant d'être activée au bon
moment ?
« Pourquoi ne demandez-vous pas à l'Univers ? suggéra le Voyant. Vous
n'ignorez pas qu'il vous faut considérer le problème d'un point de vue
supérieur. Je vous l'ai si souvent dit que vous devez le savoir à présent.
Demandez-vous quel a été le fil rouge de votre travail sur Mariam.
— La Kabbale ?
— Exactement. Il doit y avoir là quelque chose de caché que vous n'avez
pas vu encore. »
La suggestion du Voyant paraissait pertinente. Il était temps de faire le
point. Au cours de mon travail sur l'araméen, j'avais notamment eu
l'occasion de découvrir les recherches les plus récentes sur la Kabbale.
Jusqu'il y a peu, j'ignorais qu'existait un équivalent grec, appelé « Kabbale
grecque ». Un outil littéraire y est employé, désigné par le nom de
Gematria, qui permet de trouver la valeur numérique sacrée des idées et des
phrases. Ni l'araméen, ni le grec ne disposent de symboles particuliers pour
représenter les chiffres. Ce sont les lettres de l'alphabet qui sont utilisées.
De cette façon, il est possible de découvrir la racine d'une notion ou d'un
mot, et, grâce à la Gematria, de discerner sa position par rapport aux autres
chiffres et termes sacrés dans la cosmologie classique. Dans un ouvrage sur
le sujet, j'avais lu que les mages anciens pratiquant les principes de la
Gematria recouraient au chiffre 153 pour exprimer la forme de la mandorle.
Si vous observez la somme de l'idée grecque h Magdalhnb =Magdalene (au
singulier défini : il s'agit non pas d'une mais de la Magdalene), alors, le
résultat est 153. À moins que ce ne fût là une coïncidence, il était probable
qu'au Ier siècle de notre ère déjà, certaines traditions considéraient Marie-
Madeleine comme l'incarnation du principe féminin supérieur. La question
était alors de savoir pour quelle raison elle semblait avoir joué un rôle
important dans le christianisme.
Ainsi que je l'ai précédemment mentionné dans ce livre, il n'existe pas de
sources fiables sur le fait que Marie-Madeleine ait été une prostituée ou,
plus spécifiquement, une pécheresse. La ville de Migdal, qui est supposée
être à l'origine de son nom, n'existait pas à l'époque de Yeshoua. De plus, la
tradition des surnoms ne se cantonnait pas à la ville natale. Il était tout aussi
courant de s'inspirer des vertus, talents spécifiques ou missions spéciales
attachés à la personne. Des surnoms tels que le Baptiste ou le Mage parlent
d'eux-mêmes. Celui même de Yeshoua, le nazaréen ou nazôréen, ne peut se
rapporter à la ville de Nazareth puisque celle-ci n'existe pas non plus à cette
période-là. Le nom se réfère plutôt à la secte dont il était membre, et qu'il
dirigeait peut-être.
Si nous nous intéressons sérieusement à la signification du nom
Magdalene, celle-ci nous indique que la personne qui porte ce nom est
considérée comme étant l'Esprit de la paix exaltée. Si nous additionnons ce
nom de la façon suivante : 1 + 5 + 3, nous obtenons le chiffre 9. Le neuf
correspond à une triade fois trois. C'est le chiffre qui dénote l'achèvement. Il
dénote le début et la fin. Il est l'unité. Le neuf fusionne les contraires. Il unit
le feu et l'eau. Il est incarné par la montagne et la vallée. Il est symbolisé
par l'épée et la coupe. Il est la pierre fondamentale elle-même.
La disparition de Yeshoua devait s'accompagner de celle de Mariam.
L'Église qui fonde le christianisme grec auquel nous appartenons n'avait pas
de place pour une femme experte qui, outre l'accès direct à la puissance
dont elle disposait, savait également agir dans la vie en harmonie avec les
principes cosmiques. Le but était d'ériger un ordre patriarcal dans lequel les
vertus féminines, à l'instar du sacrifice de soi et de la compassion, ne furent
reconnues que plusieurs siècles plus tard, avec l'idéalisation de la Vierge
Marie.
La dimension de l'archétype de Marie qu'incarne Marie-Madeleine fut
littéralement rejetée. Sa vision d'un être humain complet et sensible ne
correspondait pas aux idées des patriarches sur la vie sainte. Raison pour
laquelle cette dimension devait disparaître.
Mariam Magdalene arriva en France avec tout son savoir sur les
principes cosmiques, que nous retrouvons en partie dans la Kabbale
d'aujourd'hui. Savoir qui fut par la suite dissimulé derrière le terme de
Saint-Graal. Peut-être parce qu'elle était, selon les prophéties, la coupe
d'argent que le Messie de la lignée de David trouverait dans la tribu de
Benjamin, un mouvement secret se constitua à la suite de son arrivée dans
le sud de la France. Ce mouvement se manifesta notamment parmi les
cathares et leurs prêtresses, mais aussi à travers d'autres courants
ésotériques souterrains dans lesquels l'occultisme européen a puisé une
nourriture spirituelle inestimable. Mariam Magdalene fut la véritable
fondatrice du christianisme ésotérique.
La décision de considérer Yeshoua comme le véritable Christ fut prise
lors du premier synode, qui eut lieu en l'an 325, sur la base de quelques
rares sources évangéliques soigneusement sélectionnées. Le Yeshoua en
lequel la plupart des chrétiens croient aujourd'hui pourrait bien résulter de la
concentration d'énergie unilatérale et collective mise en œuvre dans cette
interprétation spécifique de la vie et l'œuvre du maître. Avec le temps, cette
énergie a été stockée dans l'akasha éthérique. L'énergie suit la pensée. Et ce
sont nos pensées qui créent la réalité dans laquelle nous nous trouvons.
Ainsi, les Évangiles ne parlent-ils pas tant de ce qui s'est réellement produit
que du besoin des êtres humains de croire en un sauveur qui prendrait sur
lui leurs propres péchés. C'est malheureusement aussi le triste secret de
l'état du monde. Grâce à la perpétuation de cette confortable idée, il nous a
été possible, en profondeur et des siècles durant, de vivre et d'agir sans
endosser la responsabilité spirituelle et morale de nos actions et de celle du
proverbial voisin. En revanche, grâce à cette idée du Christ, nous avons créé
une force toujours efficace qui se manifeste sur le plan éthérique lorsque
nous l'appelons avec l'intensité voulue, tout comme le font les multiples
révélations de la Vierge Marie, lesquelles résultent du profond besoin de
présence, de soin et d'amour qu'éprouve l'Humanité. Au cours du siècle qui
est le nôtre, une force féminine nouvelle se manifeste, une force qui
embrasse l'être humain totalement, dans son corps comme dans son esprit.
C'est celle qu'incarne Marie-Madeleine et que nous avons vue, par exemple,
s'affirmer avec le mouvement féministe du XXe siècle.
Mariam Magdalene est la manifestation d'une forme d'énergie féminine
nouvelle, qui nous vient d'en haut en tant que Rukha d'koodsha, laquelle ne
se limite pas à la pure maternité, fût-elle neutre ou réceptive, qui a, jusqu'à
aujourd'hui, marqué l'archétype féminin universel.
Opportunité offerte à la fois aux hommes et aux femmes, cette forme
nouvelle est apparue parce que l'ancienne énergie patriarcale avait vécu. Si
celle-ci a constitué un facteur déclenchant nécessaire, elle se manifeste
cependant désormais non plus pour le bien de l'Humanité, mais pour le sien
propre. Séparatiste, clivante et égoïste, elle est une flamme terrestre en train
de mourir.
La puissance nouvelle est inclusive, thérapeutique, altruiste. Répondant
le feu cosmique et l'eau vive, elle contient tout, le masculin comme le
féminin, quoiqu'elle soit plus féminine que masculine.
Le soir, j'invitai le Voyant à un dîner d'anniversaire, au restaurant
Le Castrum, où il avait précédemment révélé quelques-uns des aspects les
plus intrigants de ses talents singuliers. Cette fois-ci pourtant, il demeura
sur sa chaise tout au long du repas, même s'il ne put s'empêcher
d'entreprendre un flirt innocent avec la jeune serveuse.
En le voyant au sommet de sa forme, je songeai de nouveau que cette
sorte de rencontre – entre le maître et l'élève – était peut-être la dernière que
nous aurions. Pensée qui m'attrista parce qu'elle marquait la fin autant que
le début d'une ère nouvelle. Le temps était venu que je prenne mon lit et que
je me mette en marche. En d'autres termes : le temps était venu que je fusse
responsable de moi-même. Mais comme à l'accoutumée, la pudeur qui
régnait naturellement entre nous nous empêchait d'aborder le sujet. Je
chassai donc cette pensée de mon esprit et plongeai sans retenue dans le
plaisir de l'instant – auprès d'un ami cher, d'un faiseur de miracles itinérant.
Nous n'étions que deux gouttes d'eau en route vers l'océan de l'éternité.
De retour à la maison, nous gagnâmes nos chambres respectives. Je
m'allongeai sur le lit et plongeai mon regard dans celui de Léonard
de Vinci, qui me souriait à travers le portrait de la Joconde. On eût dit que
ce sourire s'adressait à tous ceux d'entre nous qui ne comprenaient pas la
vérité simple contenue dans son tableau. La vérité sur l'être isogynique. En
tant que grand maître du Prieuré de Sion, ordre ancien et ésotérique 2,
Léonard de Vinci avait parfaitement conscience du secret qui sous-tendait
l'œuvre de Yeshoua. Si vous étudiez certaines de ses toiles, vous
découvrirez qu'elles abondent en signes et symboles qui orientent vers une
vision assez différente quant à l'importance des principaux personnages
dans le Nouveau Testament. Jean le Baptiste, en particulier, joue un rôle
majeur dans l'interprétation de Léonard, et la présence de Marie-Madeleine
dans la Cène constitue un autre exemple de sa conception des secrets
ésotériques.
Je l'entendis réellement s'esclaffer, et sa voix résonna dans les couloirs
depuis longtemps oubliés de mon subconscient :
« Pourquoi ces vains efforts ? N'y pense plus. Pourquoi rendre tout cela
plus difficile que ce ne l'est ? La spiritualité suppose non pas de progresser
péniblement d'un lieu à l'autre, mais d'avoir l'esprit ouvert, de se déplacer
dans l'éternel présent. La compréhension intime du relatif et de l'absolu
advient toujours hors du temps et de l'espace. Chaque être humain contient
tout ; TOUT !
» Quel que soit celui que tu veux devenir, il existe déjà. Éveille-toi du
rêve, prends conscience de ton éveil. Tout a un sens. Éveille-toi et
comprends que tout être humain est l'image même de Dieu. Éveille-toi à la
vie éternelle. Telle est la vérité contenue dans la parabole de la graine de
sénevé. »
La voix disparut, et je voyageai à travers les sphères. Tout paraissait
empreint d'une légèreté que je n'avais pas connue jusque-là. Ce qui eut pour
conséquence que je ne reconnus pas tout d'abord les différents univers. Puis
subitement, je me trouvai dans le passage souterrain que j'avais si
longtemps et si désespérément cherché.
Lentement, je flottai le long du passage jusqu'à atteindre une porte
derrière laquelle j'espérai découvrir mon oracle. Je posai la main sur la
poignée et vis la porte s'ouvrir. Elle était assise dans le divan couleur crème,
les jambes repliées dans une attitude de paix totale.
« C'est bien que tu aies pu venir, déclara-t-elle avec un sourire. Je
t'attendais. Viens t'asseoir. Tu as sûrement beaucoup de choses à me
raconter. »
Elle tapota calmement le canapé. Je m'avançai.
J'entendis la porte se refermer derrière moi.
Je m'assis à côté d'elle.
« Maintenant, raconte-moi », reprit-elle avec impatience.
J'ouvris le manuscrit et commençais à lire.
Il avait plu toute la journée de dimanche, et toute la nuit aussi. On eût dit
que le Déluge lui-même avait ouvert ses vannes. Je me trouvais dans mon
bureau, perdu dans la contemplation de la pluie incessante et du paysage
inondé au-dehors. L'air était empli d'électricité statique. Une chose
indéfinissable grossissait au-dessus de la mer, des ombres noires filtrant à
travers les nuages en dispersion, lourds de questions sans réponses.
Je venais juste d'achever le manuscrit de Marie-Madeleine lorsque le
téléphone sonna.

Flammarion
Notes

1. Chef indien, aussi appelé Wapiti noir en français.


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2. En Californie.
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3. Jésus, in l'Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean, 5-8.
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4. Parabole de Jésus, dans l'Évangile selon Matthieu 13, 31.
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5. Jésus, dans l'Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean, 5-8.
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1. Joseph.
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1. Traité gnostique en grec datant de 350 apr. J.-C. environ.
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2. Pistis Sophia (1895), traduite par E. Amelineau, Milan, Archè, 1975.
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3. Ibid.
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4. Gideon Jasper Richard Ouseley, Évangile des Douze ou de la vie
parfaite, traduit par Denis Bloud, Paris, Le Courrier du Livre, 1987.
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1. Référence au désert du Néfoud, comparé à une enclume dans le film
Lawrence d'Arabie : « C'est l'enclume où le soleil frappe. »
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2. Menstruation.
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3. Référence au « colosse aux pieds d'argile » évoqué dans le Livre de
Daniel.
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1. Autre désignation de la kundalini, terme sanscrit utilisé en yoga. On
trouve également « énergie vitale » ou « énergie divine ».
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2. Dixième lettre des alphabets phénicien et hébreu.
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1. Ou encore désert de Scété, vallée du Natron.
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2. Aujourd'hui lac Mariout [NdT].
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3. Ou lac de Tibériade.
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4. Référence à l'Épître de Paul aux Galates.
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1. Cette société a été inventée, semble-t-il, de toutes pièces par Pierre
Plantard en 1956. Si l'ordre existe bien aujourd'hui, son histoire remontant
au XIe siècle et la liste de ses membres passés sont fictives, laquelle compte
parmi ses grands maîtres des personnalités telles que Nicolas Flamel (1398-
1418), René d'Anjou (1418-1480), Sandro Filipepi (1484-1510), Léonard
de Vinci (1510-1519), Robert Fludd (1595-1637), Johann Valentin Andrea
(1637-1654), Robert Boyle (1654-1691), Isaac newton (1691-1727),
Charles Radclyffe (1727-1746), Charles de Lorraine (1746-1780), Charles
Nodier (1801-1844), Victor Hugo (1844-1885) et Jean Cocteau (1918-1963)
[NdT].
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1. Hermès Trismégiste, « L'Intelligence à Hermès », traduit par Louis
Ménard, Paris, Librairie académique Didier et Cie, 1867 [NdT].
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1. Ou bouclier de David [NdT].
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1. Le tau, dont la forme évoque la croix, est la dernière lettre de l'alphabet
hébreu, qui indique symboliquement, dans l'Ancien Testament,
l'accomplissement de la révélation de Dieu [NdT].
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2. Matthieu, 11, 16-19 [NdT].
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3. Voici la version que l'on trouve dans Luc 7, 36-50 : « Puis, se tournant
vers la femme, il dit à Simon : “Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans ta
maison, et tu ne m'as point donné d'eau pour laver mes pieds ; mais elle,
elle les a mouillés de ses larmes, et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne
m'as point donné de baiser ; mais elle, depuis que je suis entré, elle n'a point
cessé de me baiser les pieds. Tu n'as point versé d'huile sur ma tête ; mais
elle, elle a versé du parfum sur mes pieds. C'est pourquoi, je te le dis, ses
nombreux péchés ont été pardonnés : car elle a beaucoup aimé. Mais celui à
qui on pardonne peu aime peu.” » [NdT].
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1. Monastère de saint Moïse l'Abyssin [NdT].
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1. Jaffa [NdT].
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2. Voir note précédente sur le sujet, chap. 7, p. 184 [NdT].
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