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La Rencontre
O'Manuscrit
Flammarion
The O Manuscript
All rights reserved
Copyright Lars Muhl 2008
English translation copyright Watkins Media Ltd 2012
Il avait plu toute la journée de dimanche, et toute la nuit aussi. On eût dit
que le Déluge lui-même avait ouvert ses vannes. Je me trouvais dans mon
bureau, perdu dans la contemplation de la pluie incessante et du paysage
inondé au-dehors. L'air était empli d'électricité statique. Une chose
indéfinissable grossissait au-dessus de la mer, des ombres noires filtrant à
travers les nuages en dispersion, lourds de questions sans réponse.
J'achevais tout juste la lecture du manuscrit du Voyant lorsque le
téléphone sonna.
« Le temps est venu », annonça une voix familière.
C'était le Voyant.
« Retrouvez-moi à Montségur, vendredi de la semaine prochaine. »
Je voulus parler, mais les mots ne parvinrent pas à franchir ma gorge. Un
chaud et profond sentiment de bonheur m'inonda. Sans doute avais-je
renoncé à l'idée d'avoir jamais de ses nouvelles. Il avait hanté mes rêves, et
j'avais éprouvé à distance l'inspiration de sa présence puissante. Que
pouvais-je vouloir d'autre ? Et voilà que j'étais assis ici, craignant qu'il ne
disparût une nouvelle fois de ma vie.
« Soyez vigilant, dit-il, c'est bientôt le jour du terme. »
La connexion fut coupée et je demeurai là, cependant que résonnait à
mon oreille la tonalité de la solitude la plus absolue qui fût au monde. Le
jour du terme ? De quoi pouvait-il s'agir ? N'était-ce là qu'un autre
témoignage du sens bien connu de la mise en scène du Voyant, ou de son
sens tout aussi précis du temps ?
Le son de sa voix avait suffi à susciter ce langage invisible avec lequel je
me familiarisais peu à peu et qui, j'en étais conscient, n'était employé que
lorsqu'un message inéluctable devait être communiqué : un son qui ne
pouvait être reçu que par celui qui y avait été initié. La nuance impérative et
lourde de présages que j'y décelai ne parvint pas à tempérer ma joie
d'entendre à nouveau le Voyant.
« Vois. Éveille-toi et VOIS ! », murmura une voix.
Le lendemain eut lieu une catastrophe qui, pour toute une génération sur
différents continents, devait changer la perception de la réalité. Nous étions
le 11 septembre 2001 : jour de la destruction de la tour de Babel – des Twin
Towers. « Peur » fut le nom de cette génération, et « Occident » son
territoire.
Le jour du terme !
L'éveil fut rude. L'abcès avait finalement éclaté et nous étions désormais
paralysés, dardant un regard aveugle sur les ténèbres que nous avions
créées. Mais plutôt que d'ouvrir les yeux, les grands de ce monde choisirent
une fois de plus comme issue destructrice la répression et la peur :
projection – conséquence dépourvue d'espoir d'un désir de puissance
unilatéral, rigide et masculin.
« Seuls les dirigeants immatures ont besoin d'ennemis extérieurs »,
susurra une voix.
Je ne pus m'empêcher d'imaginer ce que serait le monde si les monastères
bouddhiques tibétains en Inde, les monastères orthodoxes du mont Athos en
Grèce, de Medjugorje en Bosnie, ou de Manitou à Crestone, dans le
Colorado, si les descendants spirituels de Black Elk 1 dans les Black
Mountains 2, ou le Voyant dans son bureau en Andalousie, n'œuvraient pas
de toutes leurs forces à maintenir un équilibre aussi fin que du papier entre
l'insanité terrestre et l'ordre universel, en plein accord avec les puissances
supérieures. Où serions-nous ?
Le sentiment de douleur qui déferla à cette époque-là fut profond. Agonie
des vieilles puissances en fin de course, se débattant et se contorsionnant
dans une tentative ultime et désespérée pour préserver leurs prérogatives.
Loin sous la calotte glaciaire de la répression, la Terre et les âmes
tremblaient, chacune d'elles en plein travail d'enfantement, annonçant un
avènement nouveau et depuis longtemps attendu, celui d'une puissance
cosmique que nul ne pouvait reconnaître jusque-là puisque ce n'est
qu'aujourd'hui que nous apprenons à nous y ouvrir. Prise de conscience !
Nous possédions, dans la maison de mon enfance, l'un de ces étranges
ornements que nous considérerions à présent comme un cadeau
empoisonné, un cadran solaire miniature en marbre, portant une plaque qui
affirmait : « Fais ce que je fais – ne compte que les heures radieuses. » Un
jour, alors que j'observais ce modeste hommage rendu à l'oppression de
l'humanité, je pensai soudain : « Qu'allons-nous faire de toutes les heures
sombres ? » Ce fut seulement lorsque je rencontrai le Voyant et commençai
à travailler avec lui que je compris que ce que nous appelons obscurité n'est
que la somme des qualités dissimulées qui attendent d'être éclairées et mises
en œuvre.
Le soleil descendait derrière les montagnes, laissant dans son sillage une
douce teinte rose qui enveloppait le village et donnait aux maisons un éclat
irréel. L'odeur des moutons se mêlait à celles du raisin pressé et de
l'aubépine qui brûlait dans les cheminées. Tel un vivant nuage, une volée de
colombes blanches passa au-dessus des toits, avant de gagner son
pigeonnier. Nous nous assîmes dans le jardin pour savourer les dernières
minutes du crépuscule. Puis le froid monta du sol et il fut temps de rentrer.
Le Voyant se mit à cuisiner, tandis que je dressai la table de la salle à
manger et allumai un feu. Nous nous retrouvâmes dans un lieu différent de
celui que nous connaissions, peut-être sur une autre planète, dans un autre
univers. Je ne savais rien, hormis le fait que nous avions entrepris un
voyage à travers l'éternité, un voyage qui était celui d'une transformation.
Alors que j'allumais les bougies, je fus frappé par le fait que les paroles
du Voyant, lorsqu'il m'avait appelé, s'étaient avérées à tous égards. J'étais
désormais sûr du sens qu'il donnait à cette expression de « jour du terme ».
Le périple qui m'avait conduit d'Aarhus à Montségur était aussi celui qui
m'avait entraîné d'une certaine réalité vers une autre. J'avais, presque sans y
avoir pris part moi-même, été guidé tout au long d'une transformation si
radicale que je commençais tout juste à comprendre que la leçon
d'aujourd'hui portait sur la nécessité d'abandonner la plus inébranlable des
résistances – moi-même !
Je réalisais peu à peu que la distance qui sépare une réalité de la suivante,
de même que le passage de l'une à l'autre, pouvait se produire aussi
rapidement qu'un claquement de doigts ; que les pas invisibles et essentiels
de la danse cosmique pouvaient révoquer ceux de la danse gravitationnelle
de la mort, aussi lourds que du plomb, sans effort d'aucune sorte – pour peu
que vous connaissiez la partition.
Cependant, si j'avais su ce qui m'attendait, sans doute n'aurais-je pas
éprouvé tant de confiance et de satisfaction envers mes capacités.
Après le dîner, je débarrassai la table et fis la vaisselle. Dans la salle à
manger, je découvris le Voyant qui observait le feu, plongé dans ses
pensées. J'allais m'asseoir lorsqu'il se tourna vers moi :
« Ce soir, vous dormirez au Costes. »
Les mots tombèrent, calmes et précis.
« J'ai retenu une chambre pour vous. »
Je fus sur le point de protester, mais à l'évidence, aucune discussion
n'était possible.
« Nous nous retrouverons ici demain, à sept heures.
— Quelque chose ne va pas ? »
Il secoua la tête :
« Non, il doit en être ainsi.
— Ai-je fait quelque chose de mal ?
— Contentez-vous de vous y rendre ; demain, vous saurez pourquoi. »
Il se dirigea vers l'escalier qui montait à l'étage :
« Bonne nuit. »
Dans le reflet lumineux du feu sur la porte vitrée, j'aperçus la silhouette
d'un être étrange qui paraissait sourire de façon laconique et presque
fataliste. Je ne peux l'affirmer avec certitude, mais sa physionomie évoquait
celle d'un chacal. De très loin, j'entendis ma propre voix qui répondait :
« Bonne nuit. »
2
Elle avait douze ans lorsque, pour la première fois, elle vit l'homme à qui
ses parents la destinaient. Elle ne fit que l'apercevoir, du haut d'un balcon du
palais de ses parents, à Béthanie. Comme c'était la coutume en ce pays, des
servantes accueillirent le voyageur dans la cour et lavèrent ses pieds pour en
ôter la poussière. Un frisson d'excitation la parcourut à la vue de l'élégant
jeune homme de dix-huit ans dont elle avait tant entendu parler. L'excitation
gagna sa petite poitrine, fit venir le sang à ses joues et accéléra son souffle.
C'était son grand jour. Elle était à présent pleinement femme, capable
d'aimer un homme et de lui donner des enfants. Elle fut prise d'une folle
envie de jeter immédiatement ses bras autour de son cou, mais elle savait
qu'il lui faudrait être patiente et sans doute attendre une année, voire deux
tout au plus, avant que son rêve ne devînt réalité. Il ne s'agissait pas d'un
mariage ordinaire. Ce qui était en jeu dépassait les fantasmes amoureux
d'une jeune fille. La nation tout entière nourrissait l'espoir que, en cette
occasion, l'immémoriale blessure serait définitivement guérie, que le peuple
dispersé serait de nouveau réuni et qu'Israël redeviendrait une nation
indépendante, hors d'atteinte de la tyrannie romaine. Et tout cela dépendait
de l'union entre la tribu de Benjamin et celle de Juda.
Secondée par une servante, Marthe, l'une de ses sœurs aînées l'aida à se
préparer en vue de la cérémonie de fiançailles. Transportées par l'allégresse,
elles la taquinèrent, exagérant leurs gestes au moment de laver les zones les
plus intimes de son corps, riant et racontant les choses terribles qu'un
homme faisait à la femme qui lui appartenait enfin.
Des rumeurs couraient déjà sur son étonnante beauté. Des rumeurs qui
affirmaient qu'elle deviendrait assurément la plus belle femme que
Jérusalem eût jamais portée en son sein. Des soupirants emplis d'espoir
avaient demandé sa main à ses parents, avant de quitter le palais sans avoir
rien obtenu. Teutilus lui-même, le puissant marchand romain et proche ami
d'Hérode Antipas, était venu tâter le terrain. Ce qui n'avait manqué de
provoquer un tollé parmi les juifs, qui avaient exprimé quasiment sans
détour leur colère face à un tel affront. Pour qui donc se prenait-il ? Non
seulement il était romain, mais encore d'un âge avancé. C'était là une
violation de toutes les règles – qu'elles fussent écrites ou non.
La colère retomba au bout d'une semaine et Teutilus devint la cible des
sarcasmes les plus acerbes des habitants de Jérusalem. L'homme s'était tout
simplement comporté comme un imbécile.
Doucement et calmement, Zerah, le père de la jeune fille, avait repoussé
chaque offre. Membre de la tribu de Benjamin, il avait grandi en exil, en
Égypte, tout comme Moïse, avant d'entrer ensuite au service d'un roi syrien
dont il avait reçu en récompense des biens à Jérusalem et à Béthanie.
Avec sa femme, Jézabel, issue d'une lignée fortunée de la tribu de Dan,
ils étaient proches des parents du promis, et les deux familles considéraient
la future union comme un accomplissement des prophéties les plus
anciennes. Les espoirs dont elle était porteuse plongeaient leurs racines en
des temps qui remontaient à avant Abraham. Il s'agissait non seulement d'un
mariage politique important, mais encore d'une fusion religieuse bénie par
YHVH (yod-he-vav-he/Jehova) lui-même.
Lorsque les deux femmes eurent fini de laver la jeune fille, elles
l'oignirent de baumes parfumés. Conformément à la tradition, la robe se
composait d'un long jupon blanc et d'une tunique rouge ornée d'une frange
de fils d'or descendant jusqu'aux genoux. Et comme le voulait la coutume
syrienne pour toute vierge, un chiton bleu clair tombant jusqu'à terre fut
enfilé par-dessus. Bordé de petites fleurs dorées, il s'attachait fort
simplement sur le côté, cependant qu'un voile était cousu par-dessus.
L'habillage s'acheva enfin lorsqu'elles placèrent sur la tête de la jeune fille
la tiare que sa mère et la belle-mère de sa mère avaient portée lors de leur
propre cérémonie de fiançailles, et qui lui serait donnée le jour de son
mariage.
Elle pivota en riant, de sorte que les femmes pussent admirer le résultat
de leurs efforts. Applaudissant avec enthousiasme, celles-ci se laissèrent
entraîner par le rire de la jeune fille. Le moment était venu de présenter l'un
à l'autre les futurs époux.
Chacun d'eux se tenait à une extrémité de la splendide salle du palais. Lui
était entouré de sa mère, d'un frère et de deux précepteurs, elle de sa mère,
de son frère aîné, de ses deux sœurs et de quelques servantes. La distance
qui les séparait était si grande qu'elle peina à distinguer son visage, mais
son air lui parut bien trop triste à son goût, compte tenu de l'occasion.
Rangés de chaque côté de la salle, les invités attendaient en souriant,
chargés de cadeaux et agitant vers les fiancés des feuilles de palmier. Au
centre de la salle, les deux patriarches, Zerah et Yoasaph 1, échangeaient les
salutations traditionnelles et se serraient la main pour sceller le pacte qui
serait bientôt accompli.
Le lendemain matin, elle pleura lorsque ses parents firent leurs adieux
avant de partir pour Antioche. En se jetant dans les bras de son père, elle
sentit qu'une force la portait et entendit la voix de la veille :
« Ce qui doit arriver arrivera. »
De façon étrange, elle accepta aveuglément ce décret – « Ce qui doit
arriver arrivera » – en sachant pourtant qu'il en résulterait une catastrophe
pour elle, pour son frère, pour ses deux sœurs. Qui, cependant, eût pu
expliquer la puissance qu'elle sentait croître en elle, malgré ses peurs – une
puissance nourrie par le destin et les prophéties ? C'était à peine si elle le
comprenait elle-même. Était-elle possédée par une force diabolique ?
« Ce qui doit arriver arrivera. »
Son cœur était comme un livre dont on aurait tourné une nouvelle page,
la révélation d'un langage absolument nouveau, une certitude que n'entamait
en rien la situation désastreuse dans laquelle elle se trouvait, une
métamorphose qui permettait, au-delà du voile qui recouvrait toute chose,
d'en percevoir l'essence au centre même de la vie. Alors elle vit ses parents
revêtus de leur tenue spirituelle, flottant loin au-dessus de l'état corporel, et
elle sourit à travers ses larmes, qui, se mêlant à la poussière, dessinèrent de
fines traces sur ses joues. Elle les embrassa longuement.
« Que t'arrive-t-il ? », s'exclama son père qui la tint serrée dans ses bras.
« Nehwey sibyanak d'shmeya aph b'arah ? », lui murmura-t-il à l'oreille.
À cet instant, elle sut qu'il savait aussi. Une seule question brûlait dans
son cœur. Pourquoi ?
Elle demeura là avec Marthe, Mari et les servantes jusqu'à ce qu'elles
perdissent de vue la caravane. Alors elle s'effondra et pleura parce qu'elle
savait qu'elle venait de voir ses parents en vie pour la dernière fois.
Cela dura l'espace d'un instant, avant que les vibrations ne s'évanouissent.
Au même moment, je retirai ma main, effrayé. Et dans ce mouvement, les
serpents disparurent des rochers. Le Voyant se tenait un peu plus loin sur le
chemin, visiblement perdu dans ses pensées. Le soleil caché, des nuages
recouvraient le ciel. Près de la falaise, le cri d'un oiseau se fit entendre et se
répercuta à travers la vallée, avant de s'évanouir dans le brouillard qui
s'épaississait.
Nous commençâmes à marcher. En moi, la notion de temps avait disparu.
Tout se produisait dans un mouvement fluide. Quoique j'eusse la sensation
d'assister en spectateur à des événements spectaculaires dus à la présence
d'une force incompréhensible, je fus frappé par le fait de m'y retrouver
immergé. Et si j'étais secoué jusqu'au tréfonds de mon être, je ne paraissais
pourtant pas m'en soucier. Cela arrivait à une rapidité telle – ou plus
exactement, comme dans un flux – que je n'avais guère le temps de faire
appel à mes réserves habituelles. Accepter l'existence de forces qui ne
peuvent s'éprouver par le truchement des sens ordinaires n'avait jamais
constitué un problème pour moi. Je n'avais toutefois jamais imaginé que je
pourrais y prendre part véritablement. Être en présence de cette puissance
bouleversait tout, et je commençai à comprendre que cette puissance
exigeait d'abord et avant tout de dépasser toute réticence intérieure. Que le
but de cette énergie était véritablement de me faire sortir de l'apathie sans
intérêt du sommeil, de me faire abandonner chacune de mes tentatives
insensées pour être quelqu'un de « juste » ou de « spécial », de renoncer à
ma peur de la solitude, afin d'assumer la responsabilité de la tâche qui
m'attendait. Dans le même temps, cependant, je réfléchissais à la façon dont
je pourrais communiquer de manière crédible l'ensemble de ces
expériences, de sorte qu'elles fussent perçues comme des choix réalistes, au
lieu d'être la cible de moqueries, d'être déformées, exagérées ou considérées
comme l'aboutissement de quelque fantasme surnaturel.
En vingt-quatre heures seulement, j'avais découvert qu'il existait plus
d'une façon de voir. J'avais éprouvé la choquante facilité avec laquelle on se
laissait emporter par les images créées par notre esprit, par le vaste dossier
collectif des représentations issues des régions astrales inférieures,
engendrées par nos perpétuelles courbettes devant des dogmes étroits ou
des interprétations rigides. Que ces représentations ne se composaient pas
seulement de figures ennemies, mais aussi d'archétypes religieux ou de
symboles, à l'instar du « Jésus en croix » venu du christianisme, du
« Bouddha assis en tailleur » issu du bouddhisme, ou encore d'une longue
série de stéréotypes produits par le mouvement new age. Ces modèles ne
sont pour autant pas mauvais en soi. À maints égards, ils sont nécessaires et
inévitables, comme dans l'éducation. Sans doute la puissance entendait-elle
montrer que la mise en œuvre de ces images est d'une valeur restreinte
lorsque nous nous trouvons au seuil de réalisations plus vastes. Que seuls
ceux qui auront le courage de franchir la vallée des ombres, d'entrer dans
celle de la quête de l'âme, de se purifier de toute notion ou tout préjugé
paralysants, de dépasser chaque idée ou symbole limités, obtiendront d'être
admis dans ces mondes transcendants, d'être introduits à la clarté de la
vision.
Imaginez que notre savoir et nos symboles ancestraux, que les
représentations provenant du grand inconscient collectif, ainsi que les
archives akasha contenues dans les mondes célestes, que le vaste ensemble
du langage cosmique, ne remplissent plus désormais leur fonction
originelle. Imaginez qu'à force d'être exploités et déformés en toute
occasion, ils se soient usés et dévalués au point de devenir notre plus grande
contrainte. Cette pensée était presque insoutenable. Si tel était le cas, les
fondements de la religion et de l'Humanité s'effondreraient tous. Comment,
en leur absence, l'Humanité pourrait-elle même s'approcher de la liberté ?
J'abandonnai cette réflexion et progressai laborieusement derrière mon
compagnon.
S'arrêtant sur un surplomb, le Voyant posa son sac à dos sur un rocher
couvert de mousse :
« Nous ferions mieux de déjeuner. »
Tandis que nous partagions une baguette de pain, je tentai de l'interroger
sur la femme que nous venions de voir.
Mastiquant lentement son quignon, il me considéra de cet air subtil et
surpris qui lui était familier.
« Ne seriez-vous pas tombé amoureux ? »
Il n'attendit pas la réponse.
« Si je ne me trompe, vous avez dû voir une femme extraordinairement
belle, n'est-ce pas ? »
J'acquiesçai. Il sourit.
« C'est ce que je pensais. Disons qu'elle ne s'est pas encore fait connaître,
apparemment. Mais il vous faut être patient. Vous avez découvert une piste.
On nous a montré la bonne direction. Nous sommes entourés d'auxiliaires,
malgré tout, il importe que dans ce magasin de porcelaines d'une incroyable
beauté, nous ne nous conduisions pas comme deux éléphants. »
Son regard se fixa avec cette concentration que je connaissais si bien. Je
comprenais à présent ce qui se passait, je comprenais qu'il aménageait en
quelque sorte un espace afin que je pusse parvenir à mes propres prises de
conscience.
« Si l'homme voyait au-delà de ses propres blocages, alors il serait
capable de réaliser combien nous sommes tous, que nous le voulions ou
non, dépendants des lois cosmiques, de façon parfaitement totale et unique.
Une telle vision requiert toutefois de parvenir à un équilibre entre l'intellect
et le cœur afin qu'un changement advienne. Chaque dimension matérielle se
compose de molécules, mais à l'instar de toute créature et de toute chose, se
présente sous une forme concentrée et constitue, dans la plupart des cas,
une énergie dense restée immuable. Les qualités propres à la lumière sont
dissimulées au sein de cette densité et attendent d'être activées. Pris dans
une éternelle évolution, l'Homme est aussi constamment en mouvement. Il
est non seulement un être de particules, mais plus encore un être fait
d'ondes et de vibrations. Le champ énergétique dont tu viens de faire
l'expérience pourrait être comparé à une porte entre la réalité des
particules et celle des ondes, une porte ouvrant sur une forme plus intense
d'énergie. Une énergie reconnue, tout au fond de toi. Et pour comprendre
celle-ci, tu n'as eu d'autre choix que de la traduire par une représentation
identifiable, prise dans le dossier collectif. Alors l'image s'est elle-même
révélée sur la membrane céleste. Ainsi en va-t-il, et c'est assez naturel
aussi. Mais si tu ne parviens pas à définir l'énergie liée à l'image, si tu
laisses ton interprétation de la qualité de cette énergie amoindrir la qualité
même de cette image, alors cela pourrait bientôt devenir une limite.
L'énergie-Dieu est conscience. Une conscience libre d'images. Une
conscience en tant qu'être pur. »
Une sensation de chaleur se répandit dans mon corps, tandis que
j'exprimai un merci silencieux pour cet exposé. Une autre question,
cependant, exigeait une réponse : qui était cette femme ? Je m'entendis alors
formuler la demande de la Voix intérieure :
« Qui as-tu vu ? »
À l'époque, j'ignorais qui pouvait être ce « tu ». Une ignorance qui
constituait la preuve majeure de mon insignifiance et du fait que je n'étais
pas prêt. Durant quelques secondes intenses qui semblèrent une éternité, la
question demeura en suspens. La Voix répondit enfin :
« J'ai vu l'océan de lumière d'où provient cette énergie unique. Dans le
bruit de l'océan, j'ai entendu la poésie et l'histoire divine. L'espace d'un
instant, j'ai disparu en elle – avant de réapparaître dans l'océan. Et l'océan
est cette femme sans nom dont les filles parfois surgissent dans le monde
pour restaurer la grande vision et corriger notre regard. Des entrailles de
ce monde, je suis venue. Nourrisson, j'ai tété à son sein. De sa bouche, j'ai
bu l'amour cosmique. Dans ses yeux, j'ai tout vu. J'ai reçu le signe qui est
sur son front, et lorsque je regarde les douze étoiles dans ses cheveux, je me
souviens de la certitude dans laquelle je puise mon origine. »
(Peinture de Peter Fich).
Ému, je contemplai la montagne, tandis que les paroles ensorcelantes
déployaient leur chant à travers l'immobilité. Qui avait parlé ? Quel était ce
signe évoqué par la Voix ? La chaude lueur que j'avais aperçue autour de la
femme rayonnait à présent autour des mots. C'était si simple et si beau que
tout ce que j'écris ici – maintenant – n'est que fleurs fanées.
Le Voyant me considérait avec une profonde tristesse, comme si le
spectacle que je lui offrais faisait ressurgir en lui le souvenir d'un sentiment
de bonheur depuis longtemps disparu et qui ne lui appartenait plus. Il sourit,
puis demanda :
« Vous aviez une question ?
— Eh bien, lorsque je l'ai aperçue, j'ai pensé qu'elle pouvait être la Vierge
Marie. Quand j'ai demandé, une voix a répondu qu'elle était l'Épouse. Qu'en
pensez-vous ?
— Il me semble que cette énergie féminine est assez éloignée de celle qui
nous est familière : la mère, la mater, le féminin depuis toujours identifié à
la récolte, à la sensibilité et à l'accueil, à la naissance, à ce qui est humide,
aux ténèbres, à l'éducation, aux principes passif et négatif de la nature.
Assurément, ce que vous avez reçu ici correspond à une forme d'énergie
très différente, plus englobante et supérieure. Il ne m'est pas possible d'en
dire plus pour le moment, si ce n'est que nous sommes sur le bon chemin. Il
n'est guère fréquent qu'une telle chose soit donnée à voir. »
Sur ce, éclatant de rire, il s'étira sur le tapis de mousse, tel un chevalier
qui, à la fois empli de tristesse et de désir, se souvient à l'instant de la
princesse.
Nous campâmes sur les lieux de l'ancienne place forte des cathares, dans
une petite forêt située à une centaine de mètres du sommet de la montagne.
J'étais en train de déballer la tente lorsque le Voyant découvrit l'aire
abandonnée d'un aigle, où il passa le reste de la journée.
Je trouvai un endroit raisonnablement nivelé pour monter la tente, au
centre de la zone pavée où devait se dresser la forteresse. Il régnait ici une
gravité et une sérénité émouvantes, et j'en vins à me convaincre que je
pouvais sentir la présence de ces perfecti, morts dans leur combat contre les
soldats de l'Inquisition, en l'an 1244. Lorsque le bastion, principal ouvrage
de défense du village, tomba, l'ennemi y établit ces catapultes redoutées
qu'étaient les trébuchets. Ce fut le début de la fin pour les cathares, qui
capitulèrent en mars 1244, n'ayant d'autre choix que de renoncer à leur foi
et de se convertir à l'Église de Rome ou de périr brûlés vifs. À l'exception
des trois perfecti à qui fut confié le trésor secret des cathares et qui
parvinrent à fuir à la faveur de l'obscurité, tous optèrent pour le bûcher.
Lorsque le Voyant revint à la tente, la nuit était tombée. Il paraissait plus
paisible qu'il ne l'avait été durant la journée. J'avais ramassé du petit bois
pour faire le feu. Notre souper se composa de pain et d'eau. Un long
moment, nous demeurâmes assis en silence, à contempler les étoiles dans le
ciel. Une bonne partie de la journée, les cathares et leur trésor avaient
occupé mes pensées, comme ils avaient occupé celles de nombreuses
personnes avant moi. Je rompis le silence :
« Que savez-vous du trésor que les cathares sont censés avoir possédé et
qui fut évacué avant la reddition du château ?
— Un instant, s'il vous plaît », répliqua-t-il en s'absentant dans cette
espèce d'état de transe qui lui était familier. Il revint rapidement :
« Multiples sont les légendes liées à ce trésor. Le Graal, dit-on, pourrait
en faire partie. Nul n'a envisagé la possibilité qu'il pouvait correspondre à
un savoir qui ne devait en aucun cas disparaître ; un savoir peut-être mis par
écrit ou déposé dans la mémoire de trois cathares et qu'il fallait sortir de
Montségur afin qu'il ne tombât pas aux mains de l'Église de Rome, ni ne
disparaisse à jamais.
— Quelle sorte de savoir ?
— Voilà une très bonne question. C'est, entre autres choses, l'une des
raisons de notre présence en ces lieux. Et les expériences que vous avez
vécues jouent peut-être un rôle essentiel ici. »
Ce regard que je connaissais si bien indiquait que ce qu'il allait dire était
d'une importance capitale :
« Si vous tenez réellement à mettre un nom sur la femme que nous avons
rencontrée, alors je sais que vous en avez les moyens. Il vous suffit de poser
la question là-bas. »
Ses paroles restèrent comme suspendues. Mais il ne se passa guère de
temps avant que le nom de cet être mystique ne se manifestât, comme si
c'était là la chose la plus naturelle du monde.
« Mariam Magdal ! »
Nous savourâmes la quiétude du moment, avant que le Voyant ne la
rompît :
« Qui est-elle ? », demanda-t-il en me regardant d'un air interrogateur.
Je ne pus m'empêcher de sourire. J'avais totalement oublié que le Voyant
ne s'intéressait en rien à la doctrine de l'Église chrétienne, et que son
approche du christianisme se fondait uniquement sur ce qu'il voyait – non
sur les écrits. Ce qui signifiait, toutefois, qu'il fallait qu'on lui posât la bonne
question.
« Mariam Magdal est le nom araméen de Marie-Madeleine, répondis-je.
Mariam signifie “la joie de Dieu”, “l'Esprit de paix”, ou “princesse” dans
certains dialectes, tandis que Magdal renvoie à “Celle de la tour de guet”.
Dans l'Ancien Testament, le Livre de Malachie reprend l'expression
Magdal-eder, qui veut dire quelque chose comme “Celle qui est exaltée”,
“la Protectrice du troupeau” ou “Celle qui est consacrée et qui garde les
autres”, ou un mélange de tout cela. Une sorte de personnage royal qui est à
la fois un guide et une lumière protectrice pour ses sujets. En résumé, le
nom de Marie-Madeleine pourrait signifier “l'Esprit de la paix exaltée”. »
Le Voyant acquiesça d'un air intéressé :
« Et que sait le professeur sur elle ?
— Le Nouveau Testament n'est guère prolixe à son sujet. Son nom est
mentionné une douzaine de fois peut-être, et il existe une théorie selon
laquelle Mariam, c'est-à-dire Marie-Madeleine, et Marie de Béthanie sont
une seule et même personne.
— Si tel est le cas, alors, elle est la sœur de Marthe, Mari et Lazare, qui,
selon les Évangiles, a été ressuscité par Yeshoua. Elle était présente lors de
la Crucifixion, et d'après l'Évangile de Jean, elle fut la première à voir
Yeshoua revenu d'entre les morts, dans le tombeau. Il existe, dans l'Évangile
de Luc, des références à une “pécheresse”, une femme censée avoir été une
prostituée. Lorsqu'elle se rend dans la maison de Simon le pharisien, elle
lave les pieds de Yeshoua et les enduit avec un baume. C'est avec ses larmes
qu'elle nettoie les pieds de Yeshoua, avec ses cheveux qu'elle les essuie,
avant de les baiser et de les oindre avec un onguent prélevé dans un vase
d'albâtre. Par l'attitude qu'il adopte envers elle, Simon le pharisien indique
clairement qu'elle est “intouchable”.
» La “pécheresse” de l'Évangile de Luc est identifiée à une prostituée par
le pape Grégoire en l'an 591. Ce dernier affirme en effet que la femme
anonyme de l'Évangile est Marie-Madeleine “de qui vinrent sept diables” et
que les véritables croyants doivent tous la considérer comme la prostituée
convertie et sauvée par Yeshoua qui a exorcisé les sept démons en elle. Si
on considère le terme grec employé par le pape Grégoire – hamartolos –,
différentes traductions sont possibles. Du point de vue hébraïque, il peut
désigner quelqu'un qui n'a pas respecté la loi. Ou qui n'a pas payé les taxes.
Le mot grec porin, ou femme de petite vertu, qui apparaît ailleurs chez Luc,
n'est pas utilisé pour désigner la “pécheresse” qui lave les pieds de Yeshoua
avec ses larmes et les essuie avec ses cheveux. Ainsi, nulle part dans le
Nouveau Testament il n'est dit que Marie-Madeleine est une prostituée. »
Je m'arrêtai pour vérifier qu'il ne s'ennuyait pas.
« Poursuivez donc, dit-il. C'est très intéressant.
— Nous retrouvons pour la deuxième fois dans l'Évangile de saint Marc
l'histoire de Mariam oignant Yeshoua, lequel dit : “En vérité, je vous le
déclare, partout où sera proclamé l'Évangile dans le monde entier, on
racontera aussi, en souvenir d'elle, ce qu'elle a fait.” Ce qui,
malheureusement, ne semble pas avoir été le cas dans nombre de
congrégations chrétiennes.
« On nous dit aussi que Yeshoua a exorcisé chez elle sept démons ou
esprits malins. D'après le pape Grégoire, il s'agirait des sept péchés
capitaux. »
Je m'interrompis de nouveau, afin de m'assurer qu'il désirait réellement
en savoir plus. Mais d'un geste impatient, il me fit signe de poursuivre.
« Voilà pour l'Église et ses écrits. Si nous regardons du côté des
gnostiques et des textes apocryphes, les rouleaux de Nag Hammadi ou la
Pistis Sophia 1, qui ont pu faire partie de ceux que Constantin le Grand et
les évêques ont considérés comme étant hérétiques en l'an 325, ils dévoilent
une histoire entièrement différente. C'est précisément à cette occasion qu'ils
ont décidé que la “juste foi” se fonderait sur les écrits que nous connaissons
aujourd'hui sous le nom de Nouveau Testament. En outre, ils ont entrepris
d'introduire dans les textes des corrections dont les recherches actuelles
confirment qu'elles ne sont que cela, des corrections. L'ensemble des autres
sources non chrétiennes a été banni par le synode. Il semble donc que les
enseignements diffusés dans les églises chrétiennes d'aujourd'hui soient, à
maints égards, fort éloignés de ceux de Yeshoua il y a deux mille ans. Une
sacrée perspective, non ? »
Le Voyant approuva et ajouta des broussailles dans le feu.
« Que disent les écrits hérétiques sur Mariam ?
— Dans l'Évangile de Marie, on nous dit qu'elle est bénie parce qu'elle
reçoit des visions et que son entendement dépasse celui de Pierre. Elle est
celle qui enseigne et réconforte les autres disciples. Dans le Dialogue du
Sauveur, elle est louée comme celle qui est douée de clairvoyance, mais
aussi comme l'apôtre qui surpasse tous les autres. Elle est la “femme qui
connaît l'univers”. Dans l'Évangile de Philippe, elle est décrite comme la
compagne de Yeshoua :
“Quant à Marie-Madeleine, le Sauveur l'aimait plus que tous les disciples
et il l'embrassait souvent sur la bouche.”
“Il y avait trois femmes qui étaient proches du Sauveur : sa mère, Marie,
et sa sœur, et Marie-Madeleine, qu'on appelait sa compagne. En effet, sa
sœur était une Marie, sa mère et sa compagne aussi.”
Dans la Pistis Sophia, Yeshoua dit :
“Où je suis, mes douze disciples doivent être, mais Mariam la
Magdaléenne et Yohannan, la Vierge, sont au-dessus de mes disciples et au-
dessus de ceux qui doivent recevoir le mystère indicible. Et elles doivent
être à ma droite et à ma gauche. Et je suis elles et elles sont moi 2”.
“Marie, tu es heureuse ; je t'instruirai de tous les mystères qui
appartiennent aux régions supérieures ; parle avec sincérité, toi dont le cœur
est plus que celui-là de tous tes frères dirigé vers le royaume des cieux 3.” »
Le Voyant écoutait, les yeux clos. Lorsque je me tus, il les ouvrit et me
considéra d'un air interrogateur :
« Est-ce tout ? »
Je fouillai dans mon esprit, mais ne trouvai rien d'autre.
Nous demeurâmes assis un moment. Le Voyant se leva et étira ses bras
au-dessus de la tête :
« Je ne doute pas que nous ayons accompli un très grand pas en avant
dans notre quête. Nous devrions prendre un peu de repos. »
Calant le sac de couchage sous son bras, il désigna la tente :
« Elle est pour vous. Je dormirai dans mon petit nid d'aigle. Faites de
beaux rêves. »
Je le vis monter la pente jusqu'à n'être plus qu'une ombre parmi les
arbres. Puis il se fondit dans l'obscurité. Dans le ciel, les étoiles brillaient.
Je restai à ma place un moment, avant d'aller me coucher. Mais il me fut
impossible de dormir. Pour une raison que je ne comprenais pas, la
sensation d'avoir oublié quelque chose persistait ; quelque chose qui aurait
pu répondre plus précisément à la question du Voyant.
Je ne sais combien de temps je me tournai et retournai inlassablement,
sans parvenir à me reposer. Puis subitement, ce fut là. La réponse. L'unique
ouvrage que j'avais apporté avec moi, était l'Évangile des Douze ou de la
vie parfaite 4. Non reconnu par les savants orthodoxes, bien sûr, le texte a
été reçu en 1900 au cours d'une vision, traduit en araméen, par le pasteur
anglais Gideon Jasper Richard Ouseley. J'apprécie tout simplement cet
ouvrage pour son langage hautement poétique et son extrême pureté
minérale (qui vaut son pesant d'or !). Je me levai rapidement, dénichai le
livre dans le sac à dos et le feuilletai jusqu'à ce que la lampe torche éclairât
une page au hasard.
Chapitre 66, vers 7 : « Ainsi est-ce avec l'Unique, le Père-Mère, en qui il
n'y a rien de masculin ou de féminin et en qui se trouvent les deux, et
chacun est triple et tous sont l'Unique dans l'Unité cachée. »
Vers 8 : « Ne t'émerveille pas de ceci, pour ce que ce qui est dessus est
aussi dessous, et ce qui est dessous est aussi dessus, et que ce qui est sur
terre est aussi ce qui est dans le ciel. »
Vers 9 : « Une fois encore, je te le dis, Moi et mon Épouse sommes un,
tout comme Marie la Magdaléenne, que j'ai choisie et sanctifiée en Moi
comme un exemple, fait un avec Moi. »
« Moi et mon Épouse sommes un » et « Marie la Magdaléenne, que j'ai
choisie comme un exemple ». Ces expressions véhiculaient leur propre
mystère caractéristique. Le reste pourrait provenir directement de l'Évangile
de Thomas. À ceci près que l'Évangile des Douze a été traduit cinquante-
cinq ans avant que celui de Thomas n'émergeât des sables d'Égypte.
J'éteignis la lumière et posai le livre.
« Marie la Magdaléenne que j'ai choisie comme exemple. »
« Moi et mon Épouse sommes un. »
Puis je m'endormis.
4
La voix se tut une fois encore pour plus d'effet. Mariam se pencha en
avant pour tenter d'apercevoir celle qui parlait ainsi.
« Si vous en exprimez la volonté, je peux vous guider vers l'eau vive et le
feu céleste. Si, en revanche, vous doutez de moi, alors vous serez livrés à
vous-mêmes. Celui qui cherche son salut doit renoncer à sa vie. Celui qui se
donne, gagnera la vie éternelle – transformé, exalté. Rayonnant à jamais
dans le ciel qui est le mien, sans début, ni fin. Que ceux qui doutent de ces
paroles fassent un pas en avant. »
Autour du feu, le temps se figea. Nul ne fit un mouvement. Tous restèrent
assis, fascinés.
Puis le silence fut rompu. Un homme se leva et pointa un doigt
accusateur sur la femme que Mariam ne pouvait pas voir, mais dont les
mots l'avaient si profondément touchée. Particulièrement critique fut le
discours de l'homme :
« Comment oses-tu t'adresser à ce peuple respectable, femme
présomptueuse, pilier de l'immoralité ? »
Un frisson parcourut l'assemblée. L'homme interpella alors directement
les auditeurs :
« Ignorez-vous que cette femme est une putain, qu'elle est Hélène de
Tyr ? »
Les yeux de l'homme étincelaient à la lueur des flammes qui montaient
jusqu'au ciel.
Mariam le vit. Elle vit sa peur, sa luxure intense et pleine de colère. Elle
vit son désir et son manque d'amour.
L'assemblée s'agita. Ils ne savaient qui croire. Ils avaient entendu les
différentes rumeurs qui couraient sur Simon le Magicien et sa compagne,
Hélène, la courtisane qui s'était métamorphosée. Des propos terribles, mais
aussi merveilleux, leur étaient parvenus. Ce qu'on disait de cette femme
immorale avait également gagné cette contrée. Pourtant, comment associer
les rumeurs à cette femme dont les paroles avaient pénétré si directement
dans le cœur de chacun et les avaient tous subjugués ? Des paroles venues
d'un autre monde, bien loin de la poussière, de la sueur, du sang et de la
salive. Loin de la luxure, du sacrifice, de la haine, de la vengeance et de la
magie diabolique. Des paroles qui ne pouvaient émaner que du Ciel lui-
même.
« Comment oses-tu ? », hurla l'homme en levant le bras pour lancer la
pierre qu'il venait de ramasser sur le sol.
Soudain, l'esprit exalté qui prévalait jusque-là se mua en peur. Chacun
bondit sur ses pieds et s'éparpilla. Certains se baissèrent pour prendre
des pierres et les lancer. Mariam en saisit un par le bras, mais reçut un coup
de poing qui la jeta à terre.
« Ôte-toi d'ici, femme ! », cria l'homme dont elle avait tenté d'arrêter le
geste.
Des pierres volèrent dans les airs, mais du sol où elle gisait, Mariam vit
avec surprise qu'Hélène, cible de la colère masculine, avait comme disparu
dans les ténèbres. Dans leur confusion et leur frustration, les hommes
jetaient des pierres en tous sens, comme s'ils espéraient ainsi faire taire cette
voix dont l'écho demeurait suspendu dans le vide, leur rappelant ce qu'ils
avaient oublié et dont ils ne voulaient pas se souvenir. Tout cela, Mariam le
vit.
Alors, elle fut soulevée dans l'air. Elle sentit le contact rude de mains qui
cherchaient en tâtonnant les zones les plus intimes de son corps, avidement
et sans honte. Elle tenta de se libérer de l'étreinte de l'étranger, avant de
s'apercevoir qu'elle était dans les bras de l'un des gardes. Elle voulut crier,
lui demander de la reposer à terre, mais ses paroles furent noyées dans le
vacarme de la foule excitée. L'homme l'emmena vers une maison située à
l'arrière d'un vaste édifice qui faisait face à la cour.
Un feu brûlait dans la cheminée de la maison. Ce ne fut que lorsqu'elle
fut assise devant que Mariam recouvra son sang-froid. L'un de Ceux Qui
Étaient Vêtus de Blanc préparait un rituel propre à la confrérie, et la jeune
femme en déduisit qu'elle se trouvait dans l'un de leurs repaires secrets. Elle
regarda autour d'elle, mais ne vit nulle trace du personnage à la cape. Puis
elle se remémora le discours de la femme mystérieuse, et sentit combien ses
paroles l'emplissaient et pénétraient son cœur.
Qui était cette Hélène ? Où s'en était-elle allée ?
Mariam revint à elle lorsque l'un des frères lui offrit le calice qui
contenait le pouvoir de l'Esprit. En tant que femme et en tant qu'invitée dans
la maison des frères, elle bénéficiait du privilège d'être la première à
recevoir cette communion. Le frère le plus âgé récita la prière.
« Et souviens-toi, femme, que recevoir le calice ou l'ignorer est ton choix.
Reçois le don de l'Éternel. Entre dans sa demeure. Ou quitte sa voie à
jamais. »
Les mains tremblantes, elle leva le calice, cependant que son sang se
figeait en entendant ces paroles qui semblaient implicitement prédire un
destin tragique et le feu éternel. Elle but rapidement et passa aussitôt le
calice. Avait-elle le choix ?
Un peu plus tard, assise seule près de la cheminée, elle se perdit dans la
contemplation des flammes. L'un des frères arriva et, après quelque
hésitation, s'installa à ses côtés, comme s'il était envoyé pour répondre aux
questions qui brûlaient les lèvres de la jeune femme.
« Qui est cette Hélène ?, demanda-t-elle.
— N'as-tu pas entendu parler d'elle ?, s'enquit le frère.
— Aurais-je dû ?
— Pour la simple raison que tout cela est aujourd'hui publiquement
connu. Il y a soixante jours encore, c'était un secret dont je n'aurais pu te
parler. Aujourd'hui, la situation est bien sûr différente. Et comme tu n'es pas
n'importe qui, il est égal que tu l'entendes de ma bouche ou de celle d'un
autre. »
Elle regarda le frère d'un air surpris.
« Que veux-tu dire par “je ne suis pas n'importe qui” ? »
Il la considéra avec une surprise identique.
« Nous connaissons Lazare, ton frère », répondit-il avec hésitation,
comme s'il en eût trop dit.
« Et ? »
Il la dévisagea avec une incrédulité croissante, ne pouvant réellement
comprendre qu'elle ne sût peut-être rien.
Impatiente, elle le pressa :
« Raconte-moi !
— Lazare a été initié par notre confrérie. C'est un novice dont la mission
est de veiller à l'accomplissement d'une tâche importante, de laquelle je ne
peux rien te dire. »
La jeune fille sentit la déception l'envahir. Elle n'était singulière qu'en
raison du statut de Lazare au sein de la confrérie. Non qu'elle ne fût
heureuse et fière de ce dernier, mais les paroles de Celui Qui Était Vêtu de
Blanc lui avait donné à espérer qu'elle serait reconnue pour elle-même, pour
ce qu'elle représentait. Cependant, comment auraient-ils pu savoir ce qu'elle
était capable de voir ?
Celui Qui Était Vêtu de Blanc poursuivit :
« Simon le Magicien, un postulant de Samarie, a amené de Tyr cette
femme, Hélène. À cause d'elle, il a mis en péril son intronisation. Elle est
aujourd'hui devenue une missionnaire itinérante, ce qui a provoqué un tollé
parmi les grands prêtres de Jérusalem, mais aussi parmi les frères du
Carmel et de Qumran. À Jérusalem, le sanhédrin accuse la confrérie de
chercher délibérément à diviser le peuple et à provoquer son indignation.
Cela alors qu'il sait parfaitement que Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc
n'opèrent qu'en secret. Cet homme, Simon, et cette femme, Hélène, agissent
de leur propre chef. Et c'en est venu au point que Simon ne contrôle plus
désormais la folie d'Hélène. C'est un blasphème à l'égard du Seigneur. »
Mariam sentit sa gorge se serrer. Les paroles de Celui Qui Est Vêtu de
Blanc suscitaient un malaise en elle. Alors, elle demanda :
« N'as-tu pas entendu le discours de cette femme devant le feu ?
— Pourquoi devrais-je écouter une telle chose volontairement ?
— Parce qu'il se pourrait qu'elle dise la vérité. Parce qu'elle parle la
langue du Seigneur. Jamais je n'ai entendu quiconque s'exprimer de la sorte.
N'as-tu pas remarqué combien ses mots captivaient l'assemblée ? »
Celui Qui Est Vêtu de Blanc se leva :
« J'ai remarqué qu'avec ses discours impies, elle provoquait l'agitation
parmi le peuple. Ce ne peut être là la volonté du Seigneur. Ils ont
transformé Son sanctuaire en un nid de serpents, faits de magiciens et de
faux prophètes. On dit qu'elle ne parle que pour provoquer le scandale et
semer la discorde. Qu'elle répand l'œuvre de Satan chez les ignorants.
— Ce n'était le fait que de quelques hommes. Des hommes qui… »
Elle se tut. Le frère lui avait tourné le dos. Elle vit qu'il ne voulait pas en
entendre davantage. Subitement, une pensée lui vint :
« Que sais-tu de Yeshoua ? »
Alors qu'il s'éloignait, la question arrêta net Celui Qui Est Vêtu de Blanc.
Mariam sut qu'il savait. Il se tourna vers elle :
« Yeshoua ?
— Yeshoua ben Yoasaph », insista-t-elle, afin de retenir son attention.
Leurs yeux se croisèrent un instant, mais il détourna rapidement les siens.
« Je… je ne connais personne de ce nom. »
Et il se remit en marche. Elle le laissa partir. Involontairement, il lui avait
fourni la réponse qu'elle espérait.
Mariam attendit que chacun fût couché. Puis, silencieusement, elle se
glissa au-dehors. L'air était frais. C'était un curieux mélange de mer et de
désert. Très haut dans le ciel, une unique étoile scintillait, semblable à celle
qui brillait dans son cœur. Dans l'obscurité, elle sentit la présence d'une
personne dans la cour. Un instant, elle se tint immobile, telle une biche
flairant le danger. Reconnaissant l'homme à la cape, elle voulut l'interpeller.
Elle traversa la cour dans sa direction, mais celui-ci avança de sorte que la
distance entre eux demeurât égale.
Ils marchèrent à travers la ville endormie. Quoiqu'elle marchât d'un pas
vif, elle ne parvenait pas à se rapprocher de l'homme. À peine remarqua-t-
elle qu'ils quittaient la bourgade pour pénétrer dans le désert.
Il nous fallut une heure environ pour grimper les deux cents mètres.
Lorsque nous atteignîmes le sommet, nous fîmes une courte pause dans les
ruines d'une ancienne installation humaine située à l'extérieur de la place
forte. Alors que nous longions le mur en direction de la porte nord, je sentis
dans mon ventre une légère appréhension qui s'accrut lorsque nous
pénétrâmes dans le lieu saint. Comme à son habitude, le Voyant s'avança au
milieu de la cour. Je le suivis et, comme à mon habitude également, me
plaçai à sa droite.
Avec son bâton, le Voyant dessina sur le sol un cercle invisible au centre
duquel il demeura absolument immobile, face à la tour de la forteresse, qui
se dressait au nord-ouest. Malgré cette apparente immobilité, je vis son
corps astral : les bras étendus de part et d'autre telles des ailes, il se mit à
tourner lentement sur lui-même, puis de plus en plus vite, dans une
vibration semblable à celle d'une spirale, cependant que ma voix intérieure
psalmodiait en araméen :
« Ephatah ! Ina na thar'a ! – Ephatah ! Ina na thar'a ! – Ephatah ! Ina
na thar'a ! » (Ouvre-toi ! Je suis la porte entre les mondes !)
Je pénétrai dans le cercle qui tournoyait toujours plus vite, aspirant tout
en lui. Chaque ligne, chaque région du monde convergèrent vers le point
centripète de cette énergie concentrée. Ce que je ne peux décrire que par
une sorte d'intense succion agissant sous l'image du monde physique et la
retournant. Ainsi la vitalité céleste dissimulée sous l'apparente solidité des
choses physiques était-elle rendue visible. Cette solidité n'est que l'une des
faces de ce que nous considérons normalement comme notre réalité. C'est
aussi naturel, réellement, que de remettre sa veste à l'endroit ou d'écarter un
voile. Et dans un même souffle, tous les êtres de lumière deviennent
visibles.
Tout se déploya dans un silence qu'il est impossible d'expliquer, lequel
n'est pas une absence de sons, mais plutôt sa consécration. Si nous
considérons les œuvres pour orgue de Bach comme le reflet sonore le plus
proche qui soit du filigrane céleste et le dernier quatuor à cordes de
Beethoven comme la modulation la plus intime de la douleur humaine
transformée en victoire par le pouvoir de la grâce, alors il n'est à mon sens
aucune musique contemporaine qui puisse rendre compte de la sérénité que
j'éprouvais ici.
Je fermai les yeux et une modeste prière surgit en moi :
Nehwey sibyanak aukana d'shmeya aph b'arah.
Laissons advenir sur terre ce qui est écrit entre les étoiles. Dévoilons la lumière universelle en
chacun de nous, conformément aux lois de l'univers.
Je vois que ce qui est écrit entre les étoiles se déploie déjà sur terre, parce
qu'il n'y a aucune différence entre ici et là. La réalité de l'éther est une
forme d'expression bien plus pure que celle de la Terre, un langage stellaire
que ne limitent ni la gravité, ni Kronos.
Sérénité – sérénité – sérénité – sérénité – sérénité – sérénité… Devant
mon troisième œil, une petite flamme.
Puis j'entendis la Voix, murmurant dans le vent :
« J'ai été envoyée par le pouvoir,
Je suis venue à ceux qui sont capables de me recevoir,
J'ai été trouvée par ceux qui me cherchent.
Contemplez-moi, vous qui cherchez à vous unir à moi,
Entendez-moi, vous qui écoutez.
Vous qui m'attendez, recevez mon essence.
Ne m'oubliez pas !
En ce que je suis la première et la dernière.
Je suis celle qui est honorée et celle qui est méprisée.
Je suis la prostituée et la sainte.
Je suis l'épouse et la vierge.
Je suis la mère et la fille.
Je suis la mariée céleste,
Pour laquelle il n'y a nul époux.
Mon pouvoir vient de celui qui m'a envoyée.
Je suis le silence incompréhensible.
Je suis la voix dont le son est multiple,
Et le mot sans fin.
Je suis la bénédiction de mon nom
Je suis la sagesse et l'ignorance.
Je suis sans honte et emplie d'elle.
Je suis puissance, je suis peur.
Je suis paix et guerre.
Je suis le vide dans la plénitude.
Je suis l'unité dans le néant.
Je dissous tous les concepts.
Je dissous toutes les images.
Ainsi, je suis sans limites
Ainsi, je suis tout.
Ne m'oubliez pas,
Parce je suis la réprouvée et celle depuis longtemps attendue.
Soyez vigilants, vous qui savez comment écouter,
Vous tous qui avez été envoyés, écoutez,
Vous tous qui êtes à présent éveillés et ressuscités du sommeil.
Nombreuses sont les formes plaisantes qui composent la grande illusion,
Le péché vide et le désir éphémère,
Que l'Humanité embrasse
Avant de devenir spirituellement sobre
Et de s'élever vers le lieu assigné.
Le lieu où vous me trouverez.
Alors, vous vivrez
Et ne goûterez plus jamais à la mort. »
Comme dans un rêve, Mariam flotta dans les airs jusqu'au jeune homme,
qui l'attira à lui dans une étreinte ardente. Sans nulle résistance, elle ouvrit
la bouche et le laissa l'embrasser longuement et profondément. Des mains
se déplacèrent sur son ventre et soudain, elle les sentit sur tout son corps
jusqu'à ce qu'elle lève ses fesses et se courbe comme un arc, pressant son
abdomen contre le jeune homme. Elle n'avait jamais rien éprouvé de tel. Le
jeune homme la souleva, et tous deux chevauchèrent à travers les paysages
morcelés d'un désir intense. Elle eut la sensation qu'une rupture se
produisait en elle, et la lente chevauchée l'emplit si complètement que la
douleur disparut dans des horizons inconnus, loin de tout temps et de tout
lieu. Les mains la saisirent de nouveau et le jeune homme la retourna, pour
la pénétrer une fois encore en tremblant. Le rythme se modifia. De plus en
plus rapidement, ils voyagèrent à travers un paysage d'une densité accrue où
la douleur et le plaisir se fondaient en une unité inséparable. En ce moment
d'extase, elle ouvrit les yeux pour regarder ceux de son amant.
Son hurlement fut noyé par le brouhaha des mélopées rythmiques que
chantait la foule, assemblée tout autour. Au-dessus d'elle, une ombre
gigantesque pourvue d'une tête de bœuf allait et venait, allait et venait, de
plus en plus violemment, jusqu'à ce qu'elle finisse par perdre conscience
et se laisser absorber par une sérénité froide et distante.
« Que fait-elle ici ? »
Une impérieuse voix féminine lui parvint de loin.
« Elle fait partie des élues », répliqua une autre voix féminine, dans un
dialecte plus primitif.
Mariam ouvrit légèrement les yeux. À contre-jour, elle distingua une
grande et belle femme, parée de la robe de Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc.
Celle-ci s'approcha de la couche où gisait la jeune fille. Mariam referma les
yeux à l'instant même où la couverture posée sur son corps était retirée.
Cherchant désespérément à cacher sa nudité, elle se tourna sur le côté et se
dissimula avec les mains.
« Ne bouge pas !, ordonna la voix qui s'exprimait dans un dialecte
primitif.
— Laisse-la tranquille. »
Mariam sentit sur son épaule le contact d'une main douce qui la retourna
sur le dos.
« N'aie pas peur. Mon nom est Salomé. Ce n'est pas la première fois que
je vois une belle jeune fille sans ses vêtements, mais jamais d'aussi
splendide que toi. »
Mariam ouvrit grand les yeux et découvrit le regard le plus enchanteur
qu'elle eût jamais vu. La femme couvrit de nouveau la jeune fille, avant de
reporter son attention sur la femme qui se tenait à l'extrémité de la couche :
La Synagogue
(W. Hegeb & W. Pinder).
« Atuka a été séduit, n'est-ce pas ? Le premier à venir cueillir cette fleur
rare. Où en est-il de ses préparatifs ? »
L'autre femme, une esclave noire comme le remarquait à présent Mariam,
détourna les yeux sans répondre.
« Tu m'as entendue, où en est-il ? »
Visiblement mal à l'aise, l'esclave noire se trémoussa avec embarras. Les
yeux de Salomé étincelèrent. Elle regarda Mariam d'un air interrogateur et
comprit aussitôt qu'elle ne pouvait attendre une réponse de la jeune fille.
Salomé agrippa l'esclave, qui fondit en larmes. La patience de la Celle
Qui Est Vêtue de Blanc était manifestement à bout :
« Alors, il l'a déjà cueillie ? », cria-t-elle.
Tremblante, l'esclave tomba à terre et sans cesser de pleurer, s'efforça de
donner des explications. Un court instant, les yeux de Salomé croisèrent
ceux de Mariam qui, dans son engourdissement, perçut dans ce regard
sombre un mélange de souffrance et de colère.
Celle Qui Est Vêtue de Blanc la prit par la main :
« Sortons d'ici. »
Se dirigeant vers le nord, les femmes chevauchèrent deux jours durant
sur les routes qui longent le fleuve, avant d'obliquer au nord-est en direction
du ouadi Natroun 1. Elles ne parlaient guère et, à mesure que les heures
passaient, les souvenirs de Mariam se faisaient plus nets. Se balançant
doucement sur la selle, la jeune fille s'abandonna sans réserve à la sécurité
et à la force qui émanaient de sa libératrice en blanc. De temps à autre, elles
s'arrêtaient pour boire. Salomé tendait à Mariam un morceau de pain qu'elle
prenait dans la sacoche de sa selle. Elle-même ne mangeait rien.
« Protège-toi du vent et du soleil », dit-elle quand à la mi-journée, elles
traversèrent le désert.
D'infinies étendues de sable, d'impraticables plaines hérissées de rochers,
s'étiraient devant elles, et lorsque le vent se mit à souffler, elles durent lutter
pas à pas pour avancer. Avant peu, cependant, le temps des épreuves fut
derrière elles. Le paysage se modifia, devint luxuriant et fertile. De temps à
autre, elles croisaient des voyageurs, qui se firent plus nombreux à mesure
qu'elles approchaient de la côte. Salomé s'arrêta sur une colline et désigna
une ville au loin :
« Alexandrie, centre de la sagesse et de la science. »
Elle hésita un instant avant de poursuivre :
« Celui des fous aussi, malheureusement. »
Elle sourit à Mariam, puis se mit à rire d'une façon douce et entraînante
qui donna envie à la jeune fille de l'imiter. C'était un rire qu'elle entendrait
souvent et qu'elle apprendrait à aimer.
Salomé désignait à présent la droite de la ville :
« Voilà le lac Maréotis 2. C'est là que nous allons. Ne perdons plus de
temps. »
En fin de journée, elles traversèrent une forêt dense qui proliférait autour
du lac que Salomé avait auparavant montré. Lorsqu'elles en sortirent,
Mariam découvrit avec un grand étonnement une série de bâtiments dont la
forme lui était inconnue. Blanches, ornées de différents symboles peints, les
maisons étaient identiques et, quoiqu'elles fussent rassemblées en une sorte
d'îlot, conservaient entre elles une certaine distance. Au centre de cet îlot se
dressait une demeure un peu plus grande.
Salomé se dirigea vers les abords du hameau.
« Bienvenue au Therapeutae », dit-elle en souriant à Mariam.
Des chèvres paissaient dans des enclos, et toutes sortes de plantes
médicinales poussaient autour des bâtiments et sur les murs. Lorsqu'elle
pénétra dans la maison de Salomé, Mariam fut accueillie par le parfum de
l'hysope.
Je restai allongé là, dans le calme, à observer la lumière de l'aube qui filtrait
par le tissu de la tente. Puis je me rappelai les événements de la nuit et me
sentis, assez extraordinairement, empli d'un courage d'une nouvelle sorte.
L'état qui m'habitait était presque irréel et totalement inédit. Comme une
sorte de réalité plus tangible que tout ce que j'avais connu auparavant. Un
changement s'était produit. Paisiblement, je me mis sur les genoux et rampai
au-dehors.
Autour de moi, l'air était aussi clair que du cristal et je vis alors qu'il était
composé d'innombrables petits êtres cristallins qui palpitaient et se
reflétaient les uns les autres, reliés entre eux par des fils ténus de lumière
rayonnante, des nadis. Doucement, je tendis la main pour caresser ce
filigrane éternel et éprouvai une légère vibration sur ma main. Presque
comme si je prenais le pouls de quelqu'un.
Un être pulsant, un être de lumière sans nulle identité, dessina un trait de
lumière vive comme j'avais vu le Voyant le faire, sans qu'il ne m'eût jamais
fourni d'explication.
« C'est une chose que d'être capable de voir et sentir cette lumière. C'en
est une autre que de parvenir à concentrer l'énergie céleste et, l'espace d'un
instant, de l'utiliser dans le but de soigner. Pour ce faire, tu dois harmoniser
le niveau de la vibration avec celui de l'univers dans lequel tu entends
travailler, ou celui du plan sur lequel tu veux te situer. Ni plus, ni moins. Si
tu es trop lent, l'énergie retombe à terre, pour ainsi dire ; si tu es trop rapide,
grand est le risque de rater ta cible. Cela exige une précision et une volonté
d'une ampleur telle qu'elles doivent être libérées de tout désir de pouvoir, de
tout désir d'affirmer sa singularité. Ton pouvoir doit être en harmonie avec
celui de l'Univers. Il ne veut rien pour lui-même. Il ne doit rien à personne
(pas plus qu'il ne possède quoi que ce soit). Il est neutre, mais avec
compassion. Tu peux appeler cela le respect de la vie. Mais il s'agit plutôt
d'une compréhension nouvelle de la réalité et des circonstances dans
lesquelles, à cet instant, se trouve l'Humanité. »
Un cœur rayonnant était suspendu dans l'air à deux mètres de hauteur. Nul
mystère dans ce spectacle qui paraissait plutôt naturel. Il marquait
simplement une étape supplémentaire sur ma voie, une porte nouvelle qui
s'ouvrait grâce à cette image, laquelle s'adressait à moi depuis les strates les
plus profondes.
Au-dessus du cœur, j'aperçus une pyramide inversée. Le triangle était
composé du feu qui jamais ne s'éteint, et de l'eau d'où provient toute vie
supérieure transmise grâce aux initiations mystiques. Depuis le bord
supérieur gauche rayonnait le symbole dont je savais qu'il représentait la
Source céleste, le Créateur, le Père/la Mère.
Le symbole de l'Enfant céleste, du Créé, du Fils/de la Fille irradiait depuis
le bord supérieur droit.
Sur la pointe inférieure, brillait le symbole de Rukha d'koodsha, le Saint-
Esprit. Dans le même temps, le triangle tout entier incarnait les trois hauts
centres d'énergie de l'être humain : celui du sommet du crâne, celui des
sourcils, celui de la gorge.
Au-dessous du cœur, apparaissait une pyramide verticale. Le feu terrestre
et l'eau d'où provient toute vie éphémère l'emplissaient.
Le symbole du masculin rayonnait depuis le bord inférieur gauche, celui
du féminin depuis le bord droit.
De la pointe supérieure, irradiait le symbole du Naphsha, le Soi supérieur,
le lien de l'humanité avec ce qui se trouve en haut, et le pont vers les mondes
les plus élevés. Les centres d'énergies inférieurs de l'être humain étaient
représentés dans ce triangle – ceux de la racine, du sacrum et du plexus
solaire.
Lentement, les deux triangles glissèrent vers le cœur. Celui du haut
descendit en quelque sorte du ciel, alors que celui du bas surgissait presque
littéralement d'entre les morts. À l'instant où les triangles s'unirent et
embrassèrent le cœur, l'ensemble des symboles fusionnèrent en un seul, qui
les contenait tous. Dans cet hexagone qui flottait et vibrait dans l'air
s'exprimait la totalité des qualités. Et j'éprouvai dans mon cœur un sentiment
de certitude lorsque le signe devint un tout.
Je ne sais pas combien de temps cela dura. Un instant, une éternité ?
Quelle différence ? Profondément, cependant, je n'eus aucun doute sur le but
de tout cela. L'Étoile avec le cœur correspondait au signe de Mariam
Magdalene – celui de la puissance cosmique féminine. À cette époque, je ne
savais absolument pas que d'autres avaient vécu des expériences semblables.
À cette époque, je n'étais pas conscient de l'importance de la percée de
l'archétype Magdalene dans l'inconscient collectif, ni du fait que d'autres,
d'une manière qui leur était propre, puisaient à une source identique. Sur un
autre plan, l'expérience était liée à ma relation future avec le Voyant, mais
aussi à mon travail, que je commençais tout juste à discerner et dont il m'a
fallu, depuis, prendre la responsabilité parce qu'il était mien.
M'asseyant, j'entrepris immédiatement de noter dans mon carnet les
détails de mon aventure, et réfléchis à la voie qui avait mené à cet
événement, au principe fondamental qui m'avait guidé sur ce chemin.
Ce ne fut pas avant 1989 que je commençai véritablement à reconnaître la
juste place de Mariam Magdalene dans la mythologie chrétienne. Les
premiers écrits chrétiens et agnostiques que j'avais étudiés racontaient
l'histoire d'une femme, d'un être qui s'adressait directement à quelque chose
de profond en moi. Je tentai de décrire l'apparence physique de Mariam au
peintre danois Hans Krull, qui s'en inspira pour produire plusieurs aquarelles
et gravures. Quelques années plus tard, je fis une surprenante découverte.
L'un de mes amis m'envoya une carte postale italienne représentant La Cène
de Léonard de Vinci : une peinture dont nous sommes, pour la plupart, si
familiers que nous ne le regardons pas comme nous le devrions. La carte
postale servit de marque-page pour un livre que je lisais. Ce ne fut que plus
tard, lorsque je repris l'ouvrage, que je notai pour la première fois un détail
curieux. La fresque représentait Yeshoua et les douze disciples réunis
pendant la Cène, soit donc treize hommes. Le personnage toutefois qui attira
mon regard était indéniablement une femme. Assise à la droite de Yeshoua et
s'écartant de lui, elle était magnifique. Cette femme était Mariam
Magdalene.
La première fois que je reconnus le principe fondamental à l'œuvre
derrière la puissance féminine qu'elle incarnait, je compris que le concept du
temps est une illusion à laquelle il nous faut renoncer si nous voulons vivre
et travailler librement. À cet instant, je réalisai que le temps est une forme de
pensée que nous avons créée. Il correspond simplement à une forme de
mesure qui ne s'applique qu'au type de vie limité qui est le nôtre sur Terre.
Comprendre ce qui est maintenant, c'est comprendre l'éternité. Je vis qu'il
n'existait aucune différence entre ce qui avait été, ce qui était, et ce qui allait
advenir. Tout se déploie à l'intérieur de l'instant. Il n'est pas un seul moment
où ce que nous expérimentons en tant que passé et futur ne nous soit pas
également révélé dans le présent, en tant que totalité dans l'éternité.
Maintenant, maintenant, maintenant et maintenant ! Le comprendre nous
permet d'appréhender plus facilement les paroles attribuées à
Yeshoua : « Seul celui qui connaît le début connaît la fin. »
Tel est le principe cosmique. Qui est éternité. Il ne divise pas l'instant en
passé, présent et futur. Si tel était le cas, alors il n'existerait qu'en tant que
mémoire. Tel est le principe cosmique. Qui est éternité. Il ne divise pas
l'instant en passé, présent et futur. Parce que le futur devient passé sans la
moindre possibilité de se raccrocher à quoi que ce soit.
Je perçois désormais partout l'unité cosmique, ou ce que la religion
nomme Dieu ! Maintenant, je la vois !
Je comprends désormais qu'il n'existe aucune différence entre ici et là. Il
n'existe aucun espace extérieur. Cet espace extérieur est identique à l'espace
intérieur. Nulle différence. Le fait de parvenir à cette compréhension, la
façon dont elle m'avait été montrée, constitue le premier pas vers l'abandon
de la gravité. Renoncer à l'aspect physique, pénétrer la dimension éthérique
et transcender les plans astraux et mentaux – s'unir avec la causalité –
modifient tout ce qui est pétrifié, tout ce qui stagne. Telle est la
reconnaissance de l'instant en tant que synthèse la plus élevée qui soit des
expériences collectives de l'Humanité et qui s'incarne dès MAINTENANT !
Reconnaissance qui équivaut à une guérison totale, parce que nous
comprenons que la maladie est une illusion sans espoir – une béquille
inutile. Lorsque le temps cesse de jouer son rôle comme instrument de
mesure et lorsque l'être humain ne se perçoit plus comme distinct du chaos,
les lois du karma prennent fin.
Tel est le dharma : porter l'instant sublimé à son plein épanouissement,
dans une compassion absolue pour toutes les choses vivantes, en harmonie
avec ce qui doit ou ne doit pas être fait.
La personnalité, sans cesse en quête de reconnaissance, de singularité, et
toujours avide de séparation, est le laboratoire où s'opère la transformation
de chaque individu. Lorsque l'Humanité, comme elle le fait aujourd'hui,
s'identifie aussi totalement aux stratégies et aux modèles limitants de la
personnalité, alors elle se coupe de toutes les qualités qui métamorphosent
l'emprisonnement en liberté.
Le soleil se leva, dissimulé par les nuages. De temps à autre pourtant, un
rayon unique perçait par une ouverture, dessinant dans l'air des couloirs
lumineux et baignant la vallée tout entière dans une douce lumière matinale,
presque surnaturelle. J'emballai la tente, mis toutes les affaires sur mon dos
et entrepris de descendre. Je portais l'image de l'étoile de Marie dans mon
cœur. Si fort était son pouvoir que je flottai presque le long de l'étroit sentier.
L'Étoile de Mariam
(du carnet de l'auteur).
Lorsque j'arrivai à la maison, dans le village, le Voyant était en train de
préparer le petit déjeuner. Il avait l'air fatigué. Je lui rapportai les
expériences de la nuit et du matin, qu'il approuva avec compassion tout
autant qu'avec joie. Dans le même temps, je crus percevoir une certaine part
de tristesse dans cette joie. Quelque chose qui modérait ma propre joie et
m'incitait à rester sur la réserve.
Je me préparai une tasse de café instantané. Quelqu'un chatouillait ma
nuque, et il m'était difficile de me concentrer sur ma tâche. Sans réfléchir, je
lançai :
« Arrête, Mariam ! »
Surpris, le Voyant leva les yeux de sa tasse.
« Vous avez dit quelque chose ? »
Ne pouvant conserver plus longtemps un visage impassible, je dis en
riant :
« Mariam me taquine. »
Retrouvant une expression normale, mon compagnon déclara :
« Eh bien, voilà qui apporte quelques petits éclaircissements, n'est-ce
pas ? »
Ce fut comme si un ange traversait la pièce. En une fraction de seconde, la
pesanteur qui régnait se transforma en lumière et en rire. L'air même de la
petite cuisine semblait chatoyer, comme saupoudré par le pollen des anges.
Un vaste sourire éclairait le visage du Voyant. Je partis dans un fou rire
comme je n'en avais guère connu depuis des années.
Il me regarda avec indulgence.
« Et si nous allions sur la côte demain ? Il semble que vous ayez besoin
d'un changement d'air avant de vous dissoudre totalement. »
La côte, cela signifiait revenir à la maison que possédait le Voyant sur le
littoral ensoleillé d'Andalousie. Pourquoi pas ? J'étais beaucoup trop envoûté
pour réfléchir plus avant. Je me sentis cependant fortement enclin à accepter.
Comme si je commençai à comprendre les principes qui permettaient de
faire partie du flux des choses.
Pour une fois, nous ne fîmes pas d'excursion dans la montagne. Nous
allâmes plutôt faire des courses pour le déjeuner, courses que nous
emportâmes sur les berges de la rivière qui coulait loin à l'intérieur de la
vallée de Montségur. Aussi indescriptible que paisible, l'endroit est devenu
mon lieu préféré. Là, on ne parle pas. On est. Nulle tergiversation. Nulle
défense. Ouverture aux énergies supérieures.
L'eau qui s'écoulait agissait comme un baume sur mon âme qui, chantait et
dansait en harmonie avec les êtres de lumière autour de nous. Cette lumière
pénétrait jusque dans les recoins les plus sombres de mon corps, défaisant
les attitudes anciennes, libérant les rigides refoulements qui s'y étaient
accumulés. Une tenace couche d'inertie et l'ensemble des restrictions qui
étaient les miennes se dissipèrent avant de se transformer en un étincelant
amas stellaire qui s'éleva vers le haut, aspiré par l'énergie de la rivière. Je me
fondis dans la nature de l'eau. Une lumière céleste d'un bleu pur en émana,
se diffusa à travers elle. Je me laissai porter par le courant et vis la lumière
bleue gagner en force jusqu'à devenir une arche vibrante, semblable à une
cathédrale, au-dessus de la partie la plus profonde de la rivière. À cet endroit
affleurait un vaste rocher. Une bande de lumière blanche vibrante, à peine
perceptible, coupa l'arche verticalement, formant une croix. Ici, l'activité des
êtres de lumière était plus intense et j'eus le sentiment qu'ils entonnaient dans
le silence une mélopée inconnue. Peut-être que le silence lui-même avait sa
source dans de semblables mélopées. Alors, je m'entendis réciter sans nulle
hésitation ma prière araméenne : rukha d'koodsha, malkoota d'shmeya,
rukha d'koodsha, malkoota d'shmeya, rukha d'koodsha, malkoota d'shmeya,
cependant qu'au fond de moi quelqu'un pleurait silencieusement.
Assis sur un banc, le Voyant somnolait, un sourire sur le visage. Je le
contemplai en me demandant d'où il venait. À quelle étoile appartenait-il ?
Mais il n'y eut pas de réponse, à moins que je ne fusse simplement pas
capable de l'entendre. Je songeai que ce sourire recelait un secret identique à
celui de la Joconde. En le voyant ainsi, j'eus l'irrépressible envie de
l'embrasser sur le front, ce dont pourtant, je m'abstins. La pensée me fit
sourire intérieurement ; de quoi aurait-il eu l'air si je l'avais fait ? Le
sentiment que j'éprouvai, toutefois, était si réel que je plaçai à cet endroit un
baiser, mais sur le plan éthérique uniquement.
Vers la fin de l'après-midi, le temps se mit à fraîchir. Je séchai mes yeux,
emballai nos affaires et éveillai le Voyant. « Que s'est-il passé ? » demanda-
t-il un peu étourdi, en portant la main à son front. Même lorsqu'il paraissait
endormi, sa conscience demeurait particulièrement vive.
L'obscurité et le froid s'insinuèrent, semblables à deux fantômes qui
enveloppèrent dans leur manteau le village et la vallée. Dans la pâle lumière
projetée par les quelques réverbères, on apercevait les signaux de fumée d'un
gris bleuté qui sortaient des cheminées.
Après un modeste dîner, nous allumâmes le feu dans la salle à manger.
Le Voyant s'était installé dans l'unique fauteuil de la maison, ses jambes
tranquillement allongées sur un repose-pieds, quand que je m'étais assis sur
une peau d'ours, à même le sol.
« J'ai le sentiment que le voyage que nous allons entreprendre vers le sud
ouvrira une autre porte sur le mystère, déclara-t-il alors.
— Vous pensez toujours que le mystère de Saunière et de Rennes-le-
Château n'a rien à voir avec Mariam Magdalene ? »
Nous connaissions tous deux l'histoire, haute en couleur, de la petite ville
de Rennes-le-Château et de l'abbé Saunière, qui, en 1886, au cours de la
vaste restauration de l'autel de l'église locale, avait semble-t-il découvert
plusieurs documents contenant des informations qui firent d'un modeste
prêtre vivant en marge de la société un homme riche, disposant de fonds
illimités et d'un cercle de connaissances honorables.
Saunière consacra une partie de cette fortune à la rénovation de l'église. Il
construisit également une nouvelle demeure, « Béthanie », ainsi qu'une tour,
appelée « Magdala ». Il mourut en 1917, après avoir légué son secret à celle
qui était sa gouvernante depuis de nombreuses années, Marie Dénarnaud,
laquelle promit de le dévoiler sur son lit de mort. Malheureusement, lorsque
ce jour arriva, en 1953, celle-ci fut paralysée par une attaque et donc
incapable de révéler quoi que ce fût. Le secret de Saunière paraît bien avoir
été enterré avec elle.
Lequel secret a depuis lors fait l'objet de multiples spéculations dont
plusieurs ont redonné vie à la légende de Marie-Madeleine et de sa fuite
supposée de Palestine, en direction du sud de la France, après la mort de
Yeshoua.
Le mystère est également mis en rapport avec l'histoire des Templiers et
d'une société secrète dite du Prieuré de Sion 1.
À plusieurs reprises, nous nous étions rendus à Rennes pour visiter l'église
et la maison de Saunière, aujourd'hui transformée en musée, et, chaque fois,
quelque chose m'avait touché. Le Voyant, cependant, doutait de la crédibilité
de ce mystère et éprouvait des difficultés à entrer en contact avec ce qui
aurait pu nous communiquer, à nous et à quelques autres, la signification du
lieu.
Le fait que Saunière, après avoir découvert son trésor, eût été jusqu'à
effacer ses traces dans et autour de l'église a conduit à la croyance selon
laquelle le trésor serait toujours caché là ou dans les environs. Néanmoins,
toute cette peine que le prêtre s'était donnée pourrait avoir constitué une
façon de communiquer un message. Un savoir qu'en tant qu'abbé, il ne
pouvait délivrer directement parce que une fois révélé, il risquait de remettre
en cause un ou plusieurs dogmes irréfutables de l'Église.
« C'est réellement une affaire délicate », déclara le Voyant, dont le regard
redevint somnolent.
Jamais jusque-là, nous n'avions discuté des vieilles légendes qui
affirmaient que Marie-Madeleine, immédiatement après la Crucifixion, avait
quitté la Terre sainte pour la France, et plus précisément pour la petite ville
côtière des Saintes-Maries-de-la-Mer, à l'ouest de Marseille. D'après l'une
des nombreuses traditions populaires, celle-ci aurait emporté le Saint-Graal
avec elle et passé le reste de sa vie dans les grottes qui se trouvent dans les
environs de Sainte-Baume, où elle est morte, à un âge avancé. Pour certains,
ce Graal correspondait au Saint Calice utilisé par Yeshoua lors de la Cène,
ainsi que par Joseph d'Arimathie pour recueillir le sang du Prophète lorsque
celui-ci était en croix. Pour d'autres, le véritable secret tient dans
l'interprétation littérale de San Graal qui doit être compris comme Sang raal
signifiant « sang sacré », lequel sang fut introduit en France par Marie-
Madeleine sous la forme d'un enfant, fruit de sa relation intime avec
Yeshoua. Tout cela repose sur une tradition populaire importante dont nul ne
connaît l'origine. Comment de tels mythes sont-ils nés, et pourquoi ont-ils
crû en force alors qu'aucune source crédible ni preuve matérielle ne pouvait
être retrouvée ?
Incontestable, en revanche, est le fait qu'un grand nombre d'églises du sud
de la France ont été nommées d'après Marie-Madeleine. De plus, celle-ci est
célébrée chaque année, le 22 juillet, en plusieurs endroits de la région.
L'église de Saint-Maximin affirme même détenir les restes de Marie-
Madeleine, lesquels correspondraient aux reliques transportées chaque année
en procession pour honorer ce jour-là sa mémoire.
Alors que je réfléchissais au sujet, je me rappelai soudain avoir lu quelque
part qu'aussi loin qu'on se souvienne d'amples populations juives avaient
vécu en Provence. Cela pouvait-il avoir quelque lien avec l'arrivée de
Mariam ? Je fis part de la suggestion au Voyant. Après avoir observé le feu
un long moment, il répondit :
« Les juifs ont également habité dans plusieurs grandes régions d'Espagne
à cette époque. On dit que Tolède, qui, de mémoire d'homme, est la plus
ancienne ville espagnole, a été fondée à partir d'une colonie juive.
— Que savez-vous du peuple juif ? Il semble avoir été régulièrement
persécuté tout au long de l'Histoire. Quelle sorte de destin est-ce là ?
— C'est une très bonne question, répliqua-t-il en contemplant les
flammes. Lorsque je demande des informations sur le peuple juif, on me dit
qu'ils sont en dehors de tout. Que, plus que d'autres peuples, ils viennent
d'ailleurs. Cela paraît mystérieux, mais telle est la réponse que je reçois. Ils
auraient été choisis pour être les gardiens de quelque chose d'unique, d'un
secret d'une sorte très particulière. Certains d'entre d'eux n'ont,
apparemment, pas compris leur mission. Quelque chose est allé
complètement de travers.
— D'où vient l'idée qu'ils sont le peuple élu de Dieu ?
— Le dieu d'Israël, celui de l'Ancien Testament, a toujours été un dieu
limité. Ou pour le dire autrement : certains juifs ont créé leur propre dieu,
zélateur, jaloux, violent. Au fil du temps, c'est devenu le dieu vers lequel se
sont tournés les juifs. C'est un problème aux multiples facettes, qui donne à
réfléchir. Vous voyez, la question est de savoir si c'est le même dieu que le
christianisme a adopté et, au prix de quelques modifications, a fait sien. »
Je méditai sur cette réponse qui s'accordait à mes propres réflexions sur le
sujet. Qu'est-ce qui n'avait pas fonctionné dans la mission dont les juifs
avaient été chargés ?
J'eus, d'une certaine façon, le sentiment qu'il s'agissait là de l'une des
questions auxquelles nous devions trouver une réponse si nous voulions
résoudre l'énigme de Mariam.
Le feu s'était éteint, et nous décidâmes qu'il était temps d'aller au lit.
Une fois dans ma chambre, je commençai à lire un livre. Au bout d'une
demi-heure, j'eus la sensation d'avoir du sable dans les yeux. Je m'éveillai en
sursaut lorsque l'ouvrage tomba à terre. J'allais éteindre la lumière lorsque je
la vis. Je ne pus m'empêcher de sourire. Je savais que cette image était là
depuis de nombreuses années. J'avais dormi dans cette chambre à plusieurs
reprises sans m'y arrêter. Sans doute parce qu'elle nous était devenue
infiniment familière, parce que c'était une icône reprise partout, depuis les
tee-shirts jusqu'aux boîtes d'allumettes en passant par les sacs en plastique :
la Joconde. Elle me souriait depuis le papier peint fleuri. Je lui rendis son
sourire, me laissai aller et voyageai dans d'autres mondes.
8
Comme par enchantement, la vie de Mariam prit une fois encore un tour
nouveau, plus stable. Guidée par l'enseignement expérimenté de Salomé,
jour après jour, la jeune fille découvrit, lentement mais sûrement, les plus
insondables secrets et le mode de vie des thérapeutes. Les leçons débutaient
au lever du soleil et s'achevaient bien après le crépuscule. La journée était
rythmée par deux repas, composés de racines, d'herbes et de pain à l'hysope
et au sel.
Au commencement, Mariam apprit tout des cycles de la vie et de
l'influence du cosmos sur l'Humanité. Elle comprit que ses règles étaient le
reflet microcosmique des puissances qui entouraient l'être humain.
« Les règles offrent des possibilités inédites à la femme qui veut
apprendre à porter son regard sur d'autres mondes. Les grandes voyantes
des premiers temps ont toutes bénéficié de ces possibilités. Les prêtresses
peuvent étendre leur vision sur différents plans. Lorsque l'ovule est expulsé,
la capacité à percevoir les réalités astrales s'accroît. Durant la période même
des règles, la vision des mondes célestes s'intensifie : aussi bien vers le haut
que vers le bas. Mais la femme doit être à la fois consciente du Soi
supérieur et capable d'affiner le lien qu'elle entretient avec lui, en dépit des
complications que représente le temps de la nouvelle lune. Si, face à ces
complications, tu abdiques et leur fais place dans ton esprit, alors tu perdras
tous les choix qui s'offrent à toi. »
Salomé avait entraîné Mariam sur les bords du lac, où elles s'étaient
assises et contemplaient la surface miroitante de l'eau.
« Lorsqu'une femme se couche près d'un homme, il est des instants où
tous deux ont la possibilité de tourner leur regard vers d'autres mondes,
voire de s'y rendre. Il est des instants où la femme est capable de quitter son
corps pour revêtir sa robe d'étoiles. Dès lors que tu connais les secrets de
ton corps, dès lors que tu connais ton esprit, mais aussi les capacités et les
pièges liés au pouvoir de celui-ci, tu seras à même de voyager à travers
l'espace et le temps. Je te le montrerai dès que tu seras prête. »
Mariam sentit au creux de son ventre l'étincelle d'un désir depuis
longtemps oublié. Les paroles de Salomé lui rappelaient l'homme envers
lequel elle s'était engagée, mais dont elle ignorait tout et qu'elle n'avait pas
vu depuis plusieurs années. Soudain, elle se remémora cette matinée où elle
l'avait vu arriver à cheval, chez elle, à Béthanie. Quoiqu'elle ne l'eût aperçu
que de loin, il lui sembla se souvenir des traits mélancoliques de son visage.
Ou peut-être était-ce là une image qu'elle avait créée pour pouvoir s'y
raccrocher ? Les fiançailles avaient été désirées par ses parents. Et donc par
elle aussi. Ses parents avaient choisi sagement. Ce que paraissaient
confirmer les étranges apparitions de la vieille femme aux cheveux blancs,
bien qu'au cours de ces visions, rien n'eût été directement affirmé à ce sujet.
Salomé observait son élève, s'efforçant de lire dans ses pensées.
Cependant elle ne dit mot, consciente que d'ici peu, Mariam l'interrogerait
sur ce qui occupait principalement son esprit et qui, dans un avenir proche,
envahirait progressivement sa vie. Elle se contenta de déclarer :
« Lorsqu'une femme s'apprête à donner naissance, à l'instant même où
l'enfant vient au monde, elle fait un avec la grande certitude. Elle sait tout.
Elle sait quand l'enfant quitte son corps, elle connaît ses traits, les qualités
de son âme, la sphère d'où il vient. Si la femme est capable de dépasser la
douleur et les difficultés, au moment même où la tête de l'enfant apparaît,
elle découvre les secrets les plus insondables de la vie. »
Au plus profond d'elle-même, Mariam sentit quelque chose s'ouvrir. Des
portes inconnues tournèrent en grinçant sur des gonds rouillés. Elle sentit
une légère moiteur entre ses cuisses et ses joues devinrent chaudes. Elle
détourna le visage.
« Ne sois pas timide. Libère ton corps et tes sensations. Il n'est que trop
naturel pour une femme d'éprouver quelque chose dans les zones inférieures
lorsqu'elle est confrontée à de semblables paroles. Toutes les femmes
comprennent ce phénomène qui fait partie intégrante du potentiel physique
que nous, les femmes, possédons, et des secrets que nous gardons, plus ou
moins consciemment. Lorsque nous travaillons sur cet aspect, le danger
vient non pas de nos réactions physiques immédiates, comme celle que tu
viens de ressentir, mais de notre croyance limitée selon laquelle notre
unique et inéluctable mission sur Terre est de donner naissance. Nous
devons avoir des enfants et c'est notre tâche que de les porter. Mais ce n'est
pas le seul grand but de la femme. »
Salomé se mit debout devant Mariam. Les flammes qui l'auréolaient les
enveloppaient à présent toutes deux (et Mariam vit que l'éthérique était un
fin manteau de particules irradiantes liées les unes aux autres). Avec sa
main, Salomé dessina dans l'air une bande de lumière qu'elle façonna en
forme de boule et fit avancer en direction de la jeune fille.
« N'aie crainte. Détends-toi plutôt et ouvre-toi à cette force. »
Avec lenteur, elle déposa la boule de lumière sur les genoux de Mariam.
« Ephatah – Ouvre-toi ! Je place à présent cette force dans la Création (le
“centre racine”), où elle guérira et illuminera tout ce qui a été brisé et se
trouve aujourd'hui dans l'obscurité. »
Puis elle posa une main sur le pubis de Mariam, et l'autre sur le bas de la
colonne vertébrale.
« Guéris et sois bénie. »
Mariam éprouva aussitôt une sensation d'allègement dans son ventre.
Quelque chose se défit et disparut, cependant qu'une puissance vive et
nouvelle semblait naître en elle. Salomé recommença le rituel sur les autres
centres : le Pouvoir (le centre sacral), le Soi (le plexus solaire), l'Amour (le
cœur), la Volonté (la gorge), la Clarté (le front) et Neshemah (le crâne – le
pont vers le Soi supérieur). Sept fois, elle répéta « Guéris et sois bénie »
avant de former une croix avec ses bras étendus devant chacun des centres.
Des forces actives animaient l'air. Salomé mit fin à ce simple rituel
initiatique :
« Donne-moi ta main. »
Mariam obtempéra.
« Tiens-la fermement et concentre-toi sur la pulsation subtile dans le bout
de tes doigts. Simultanément, à partir de ton crâne, fais irradier une lumière
harmonieuse puisée dans ta conscience céleste, et, à partir de ta gorge,
laisse la lumière de la prophétie se diffuser, les deux fusionnant au niveau
de tes sourcils, avant de se répandre dans l'ensemble de tes doigts. Éprouve
à présent la transition plus fine encore entre la peau et l'air. Sens comment
ta pulsation la plus extérieure te permet d'entrer en contact avec celle du
niveau éthérique. »
Une énergie intense envahit Mariam. C'était comme de plonger la main
dans un nid d'abeilles, à cette différence près que la puissance qui en
émanait était indolore. C'était un état d'illumination.
« À présent, dissous la mince barrière qui sépare les doigts et l'air. Ces
deux éléments sont une seule et même chose. Laisse la pulsation de tes
doigts rejoindre celle de l'éthérique. Renonce à toute forme de résistance
sans trop céder à l'impatience. »
Dans une sorte d'éclair, Mariam éprouva une sensation de fusion. Mais
alors elle perdit tout et dut recommencer depuis le début. Avec une grande
patience, Salomé dessina dans l'air un cercle radieux afin de démontrer le
principe fondamental.
« Paradoxalement, on pourrait dire que c'est l'unique forme de contact
physique avec le Ciel qu'il soit possible de pratiquer. Parce que le principe
est le même, qu'il soit inférieur ou supérieur. Le secret consiste à se montrer
serviable sans être importun. Nous parvenons si vite aux limites de nos
concepts lorsque nous nous efforçons de formuler cela. Mais si durant un
temps, tu parviens à renoncer à toute mesquinerie et à t'abandonner en toute
confiance, tout en restant pleinement concentrée, alors tu réussiras. »
Salomé effleura les doigts de Mariam. Juste avant que le contact ne se
produisît, la jeune fille éprouva une sensation identique à celle que l'on
ressent lorsque l'on fait éclater une bulle de savon du bout des doigts.
À l'instant où un trou apparut dans la bulle, Mariam sentit le lien qui
s'établissait, une étincelle jaillit et une douce vibration se répandit dans ses
jointures. Salomé retira sa main. Alors, à sa grande surprise, Mariam vit la
lumière suivre le mouvement hésitant de ses propres doigts, laissant dans
l'air une fine ligne irrégulière.
« Tu n'impressionneras guère autour de toi avec cela puisque rares sont
ceux qui seront capables de le voir. En revanche, la plupart pourront le
sentir. Particulièrement lorsque tu commenceras à soigner des êtres
humains. »
Mariam continua à dessiner avec son doigt, cherchant frénétiquement à
maintenir la lumière, qui pourtant s'affaiblit jusqu'à disparaître entièrement.
« Tu connais à présent le principe. Le reste n'est qu'une question de
pratique. »
Renonçant à sa gravité, Salomé accueillit l'arrivée de l'aube avec son rire
cristallin.
« Telle est la façon dont nous nous ouvrons aux pouvoirs de la guérison.
Abandonne-toi à Rukha d'koodsha. Grâce à la pratique et à la prière, tu
parviendras si bien à t'accorder avec le Saint-Esprit que celui-ci prendra part
à tout ce que tu entreprendras. Chacune de tes pensées, chacun de tes gestes
sera le prolongement de cette prière. Tout ce que tu toucheras se
transformera en lumière. Chacune de tes actions engendrera la guérison. »
Continuant à enseigner le noble art de la guérison à Mariam, Salomé
réalisa au terme d'une demi-année que non seulement la jeune fille
répondait à toutes ses attentes, mais encore qu'elle était faite d'une matière
rare et lumineuse. De temps à autre, toutefois, Mariam s'absorbait dans un
état de tristesse et de mélancolie. Mais en la voyant ainsi, Salomé
comprenait que ces phases étaient inévitables. Elle se souvenait de ses
propres luttes intérieures lorsqu'elle avait entamé son apprentissage.
Le combat entre le Ciel et la Terre se poursuivit jusqu'au jour où la jeune
femme réalisa qu'il n'existait aucune différence entre les deux ; qu'ils étaient
deux pôles en miroir d'une force égale. Aujourd'hui, Salomé en faisait une
nouvelle fois l'expérience à travers Mariam.
« Les chagrins et les désirs ne doivent pas seulement être vécus. Ils
doivent aussi vivre en nous d'une certaine façon », déclara-t-elle, un jour
que la jeune femme paraissait plus triste que d'habitude.
« Les pensées voyagent à travers le cosmos. De temps à autre, elles
passent à travers nous. Non pour nous détruire, mais pour être transformées.
Il nous faut simplement éviter de les identifier au chaos qui se produit au
cours de ce changement. Les conditions sont secondaires. Seule la
transformation même a une valeur. Le temps est proche où tu
comprendras. »
Salomé exécuta, en les exagérant, quelques gestes de mélancolie.
Lentement, elle commença à tourner autour de Mariam en affichant le
visage le plus triste qu'elle pût composer. Il ne fallut guère de temps avant
que la thérapie ne fît effet et, bientôt, toutes deux dansaient autour de la
cour en riant, cependant que les chèvres les regardaient avec étonnement.
Au bout d'un an, le jour que Salomé attendait arriva.
Éveillant Mariam longtemps avant le lever du soleil, elle lui demanda de
se préparer à partir. Cette brusque modification de leur routine surprit la
jeune femme, qui fut assaillie par ses peurs anciennes.
« N'aie crainte, lui dit Salomé d'un ton apaisant. C'est là sans doute la
plus belle étape de ton apprentissage. »
Elles préparèrent les ânes, les chargèrent avec deux grandes jarres
emplies d'eau et se mirent en route. Comprenant bientôt qu'elles se
dirigeaient vers une contrée sauvage, Mariam s'interrogea sur la hâte subite
de sa compagne. Après deux heures environ, Salomé quitta la piste des
caravanes pour un chemin escarpé qui serpentait entre des rochers.
Parvenues à mi-hauteur de la montagne, elles durent mettre pied à terre et
guider leurs montures. Elles firent halte sur une corniche, devant une grotte.
Salomé entreprit de décharger les jarres emplies d'eau. Désignant la grotte,
elle dit à Mariam :
« Ce sera ton foyer pour les quarante jours à venir. Lorsque les jarres
seront vides, tu pourras les remplir au ruisseau situé plus haut. Ce ne sera
pas difficile pour toi. Ce test décisif est le dernier que tu passeras. Si tu le
réussis, tu sauras tout ce que je ne peux t'enseigner, quoi qu'il en soit, par
des mots. Cette purification est un préalable nécessaire à la véritable vision.
Elle affinera ta capacité naturelle à voir. Dans la grotte, tu trouveras un nid
d'abeilles. Ici, tu seras capable de trouver de quoi te nourrir. Prépare-toi. Ne
cède pas à la mélancolie ou à l'apitoiement sur ton sort. Quoi qu'il arrive, ne
te laisse tenter par rien, ni par personne. Concentre-toi sur les exercices et
les prières que je t'ai appris. Rappelle-toi d'où tu viens, de quoi tu es faite, et
où tu vas. Sois courageuse. Je viendrai te chercher lorsque les quarante
jours seront écoulés. »
Prenant Mariam dans les bras, elle l'embrassa sur le front et lui donna l'un
des rouleaux sacrés des thérapeutes. La jeune femme prit la main de Salomé
et la porta à ses lèvres.
« Je ne te décevrai pas. »
Debout sur la corniche, Mariam regarda Salomé partir jusqu'à ce que la
monture ne soient plus qu'un point à l'horizon.
Myriam de Tolède.
La pièce disparut et j'ouvris les yeux. Il était tout juste minuit passé.
Allongé sur le lit de l'hôtel, je ne ressentais nulle fatigue. Surtout, j'avais
envie d'une tasse de café. Pourquoi pas ? Je me décidai et descendis à la
réception.
La jeune femme avait repris sa place derrière le comptoir incurvé. Elle
paraissait occupée à tenir les comptes et à faire la caisse. La lampe
dissimulée derrière le comptoir constituait l'unique source de lumière de la
pièce vide et sombre dans laquelle l'alcôve semblait flotter, telle une île.
À dessein, je laissai la porte heurter le mur, afin de ne pas l'effrayer par mon
apparition inattendue. Elle leva les yeux et sourit en me voyant.
« En quoi puis-je vous être utile ?, s'enquit-elle avec son accent
charmant.
— Je suis vraiment désolé, mais j'ai grand besoin d'une tasse de café et
j'ai pensé…
— Certainement. »
Déjà, elle se levait de son siège.
« Venez par ici. »
Je la suivis dans une pièce voisine où la plupart des tables avaient déjà
été dressées pour le petit déjeuner. Une lumière rouge brillait sur le
percolateur placé derrière un petit comptoir. Je demandai un cappuccino, et
elle m'invita à m'asseoir à l'une des tables. Je fixai sa nuque et son dos,
pendant qu'elle préparait le café avec des gestes souples. La situation était
insolite. J'avais l'impression de la connaître, de l'avoir toujours connue. Il
n'y avait guère quinze minutes, j'avais fait sa connaissance dans une autre
réalité et nous avions parlé ensemble. En cet instant, j'avais la sensation
d'être un parfait étranger.
Elle prépara la mousse blanche sur le café et la saupoudra d'une pincée de
chocolat. Puis, tenant la tasse en équilibre dans l'air, elle la déposa devant
moi, avant de s'affairer à nettoyer le comptoir et dresser les dernières tables.
Assis à ma table, je sirotai mon café pour ne pas le finir trop vite.
« À propos… »
Elle prit une carte de la ville et se tourna vers moi.
« Je ne sais pas si je vous ai parlé de ces lieux que votre ami et vous-
même devriez visiter pendant votre séjour ici ? »
Surpris, je secouai la tête. C'était là une étrange question, compte tenu de
l'heure. La jeune femme déplia la carte et laissa son regard errer sur le
labyrinthe en forme de cœur. Tirant un stylo bille de sa poche de poitrine,
elle dessina quelques cercles, avant de replier la carte et de me la tendre.
Elle allait tourner les talons, lorsque je parvins à rassembler mon courage
pour lui demander :
« Excusez-moi, comment vous appelez-vous ? »
Un court moment de silence suivit, durant lequel elle me considéra avec
étonnement.
« Myriam », finit-elle par déclarer.
Elle se tint devant moi un instant et je me levai, légèrement confus, avant
de m'entendre déclarer :
« Mon nom est Lars. »
La scène tout entière devait paraître ridicule.
« Je sais », répondit-elle en riant.
Elle resta là à me regarder, tandis que je lui souhaitai bonne nuit et me
dirigeai vers l'escalier. J'avais l'impression qu'elle pouvait lire directement
en moi.
« Bonne nuit », répondit-elle, alors que la porte se refermait sur moi.
Une fois n'était pas coutume, je m'éveillai le lendemain matin sans
pouvoir me rappeler quoi que ce soit des périples astraux de la nuit. Ce fut
un soulagement. Cependant, la rencontre avec Myriam demeurait fort claire
dans mon esprit. Au moment de descendre prendre le petit déjeuner avec le
Voyant, je me souvins de la carte que m'avait donnée la jeune femme.
Lorsque je m'assis face à mon compagnon, mon premier mouvement fut
de lui raconter les expériences nocturnes. Quelque chose, pourtant, me
retint.
« Alors, avez-vous bien dormi ? »
Le Voyant m'accueillait avec cette brusquerie coutumière qui lui venait
de son temps dans l'armée, en tant qu'officier supérieur.
J'acquiesçai.
« Je pense avoir trouvé une ouverture.
— Hmm, que voulez-vous dire ? »
J'hésitai, puis ce fut là, d'un coup. Subitement, je compris ce que Kyot
avait voulu dire en affirmant que la Kabbale se trouvait à Tolède.
Subitement, je compris que son énigmatique réponse – les « rues et
passages » où serait découverte la Kabbale – devait être prise au pied de la
lettre.
« Que pensez-vous de l'idée selon laquelle la ville originelle aurait été
construite autour de l'arbre de vie. Et si la Kabbale se manifestait à travers
le plan fondamental de Tolède ?
— Bingo, répondit-il. Vous tenez là quelque chose, je crois. Nous
commencerons juste après le petit déjeuner. »
Je plaçai la carte de Myriam devant lui :
« Peut-être pourrions-nous utiliser ceci comme point de départ ? »
Le Voyant entra en action une heure plus tard. Il était de bonne humeur,
et c'était un plaisir de le voir travailler. Son état de concentration était
exemplaire. Il était dans son élément.
Nous déambulâmes dans les rues étroites en étudiant la carte de Myriam.
Nous nous enfonçâmes dans le quartier juif. Soudain, le Voyant s'arrêta. En
l'espace de quelques secondes, l'environnement se modifia. Une lueur
étrange éclairait la petite place. À l'évidence, mon compagnon était en route
pour un autre univers.
« Je suis en contact avec Léon le Mage », déclara-t-il enfin.
Voilà une information qui n'aurait pas dû me surprendre, compte tenu de
ce que le Voyant avait déjà accompli, et qui pourtant me sidéra une fois de
plus par sa précision. Il ne faisait aucun doute dans mon esprit que Léon le
Mage n'était autre que le Léon de Tolède auquel Kyot avait fait allusion la
nuit précédente. Le Voyant poursuivit :
« Il confirme votre idée selon laquelle la Kabbale a inspiré le plan
originel de la ville. Malheureusement, Tolède a subi tant de changements
depuis qu'il semble désormais impossible de retrouver ce plan. Il affirme
qu'il me désignera les lieux mais qu'au moment de la conception de la cité,
sept points kabbalistiques seulement ont été utilisés. Le troisième majeur et
le dixième sont dissimulés. »
Il se mit en route en marmonnant :
« Cela promet. »
Il tourna dans une rue et s'arrêta de nouveau. Nous nous trouvions devant
le Taller del Moro, dans la rue éponyme. Mon compagnon s'absorba dans
son monde un instant.
« Ceci était autrefois la place du “savoir sur cela qui était”. C'est le
huitième centre de l'actuelle Kabbale – “hod”, le rayonnement. Il s'agit ici
de plusieurs royaumes mémoriels contenant la conscience du temps jadis.
C'est aussi la sphère de la confrérie. On ne peut en dire plus pour le
moment. »
Nous nous hâtâmes en direction du nord et dépassâmes l'actuelle
université de San Pedro Martir. Le Voyant s'arrêta sur la Plaza de San
Roman. C'était un petit jardin, orné d'une statue espagnole caractéristique
représentant l'un des patriarches de la ville. Quelques cyprès y poussaient et
une haie basse l'entourait.
« C'est le lieu de la “compréhension de l'alchimie”. Il est identique au
cinquième centre de la Kabbale que nous connaissons, “gevurah”, la force.
Ici se trouvait autrefois une copie du lieu, hors de l'univers, où était
conservé le savoir originel sur l'alchimie. Cet espace possède l'entendement
sur chacun des éléments. Si vous vous tenez au milieu de la forme d'une
balle, alors c'est là que le processus a lieu. Pour comprendre l'alchimie des
éléments, nous pouvons employer le mot “alkymium”. Léon me montre un
point spécifique relié à la matière. Lorsque je demande un signe
correspondant à ce lieu, c'est une clé que je reçois, laquelle se change en
“ankh”, la clé de la vie égyptienne. »
J'étais occupé à écrire dans un carnet tout ce que mon compagnon disait.
À l'évidence, il était entré en contact avec une chose extrêmement
importante. La vitesse à laquelle il travaillait était impressionnante. Et
comme chaque fois qu'il était dans cet état d'esprit, tout arrivait avec
précision et rapidité. Tantôt je marchais, tantôt je trottinais, pour suivre son
rythme tout en m'efforçant simultanément de prendre des notes. Nous nous
dirigeâmes vers le nord-est et finîmes par arriver à la Calle de las
Carmelitas. C'était également l'un des lieux soulignés d'un cercle par
Myriam.
Avec ses cheveux, Mariam sécha le surplus d'huile sur les pieds de
Yeshoua. Puis elle les embrassa. Enfin, elle se releva. Leurs yeux se
croisèrent l'espace d'un instant. Elle vit que quelque chose d'autre était né en
lui. Il était dérouté et n'avait pas l'air de comprendre ce qui se passait.
Il s'absorba dans ses yeux ardents. Qui était-elle ?
« Je suis la coupe d'argent. »
L'avait-il réellement entendue ou n'était-ce qu'une pensée fugitive ?
Il se leva et la vit disparaître de la même façon qu'elle était apparue. Des
rires tonitruants éclatèrent derrière lui.
La coupe d'argent ?
Quelle coupe d'argent ?
Qui était cette femme belle et singulière ?
À la suite de cela, des rumeurs coururent sur l'étrangère, la pécheresse
qui avait eu l'audace de s'introduire auprès du maître et, sans le lui
demander, avait oint ses pieds. Jamais on n'avait ouï pareille chose. Les
mauvaises langues affirmèrent que c'était une prostituée qui avait commis
de nombreux péchés. Certains allèrent même jusqu'à dire qu'elle avait tenté
d'avoir des relations intimes avec Yeshoua, dans la demeure de Simon le
pharisien, devant la mère du Prophète et tous les invités. Elle avait
embrassé ses pieds. Ce que seule une véritable épouse pouvait faire.
Pendant ce temps, Yeshoua et ses disciples quittaient Capharnaüm afin de
jouir de la solitude d'un petit village abandonné, situé dans une vallée près
du Jourdain, juste à la sortie de Bethsaïde. Pour l'instant, Yeshoua refusait
de poursuivre la campagne organisée par Pierre – ce périple qui l'entraînait
à travers tout le pays pour, une fois le moment venu, le conduire victorieux
à Jérusalem. Pierre, qui avait reconnu la femme, était irrité d'avoir une fois
encore échoué à l'arrêter définitivement. Surtout à présent qu'il constatait
l'effet que l'épisode avait eu sur son maître.
À mesure que les jours passaient, il devint évident qu'un événement
s'était produit qu'on ne pouvait écarter si facilement. Yeshoua gardait le
silence et se tenait à distance de ses disciples. Tous pouvaient voir qu'il
n'était pas lui-même. Cela devint insupportable, y compris pour Pierre, qui
se rendit auprès du Prophète, assis à l'ombre d'un palmier.
« Maître, qu'est-ce qui te tracasse ? »
Yeshoua ne fit pas un mouvement, ne prononça pas un mot.
« Tu n'as ni mangé, ni parlé depuis trois jours. Cela doit cesser
maintenant. »
Mais Yeshoua ne répondit pas, il était dans un autre monde.
Mariam et Lamu demeurèrent à l'auberge jusqu'à ce que la paix fût
revenue en ville. Les propriétaires des lieux commençaient à être
embarrassés par leur présence. Le novice tenta de convaincre la jeune
femme d'aller chez Mariyam, mais l'esprit de Mariam était ailleurs. Elle
avait la sensation que ce qui devait arriver arriverait.
Cela se produisit le quatrième jour. Thomas, l'homme aux traits féminins,
se trouvait à Capharnaüm en compagnie d'un autre disciple, Judas, afin d'y
découvrir la femme qui avait provoqué un tel coup d'arrêt.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans la cour, Mariam était assise, en pleine
contemplation. Cela ne parut pas les arrêter. À l'évidence, ils étaient pressés.
« Femme, le maître veut te voir. »
Mariam ouvrit les yeux. Sans répondre, elle se leva et arrangea sa robe.
Lamu était déjà occupé à faire les bagages. Une demi-heure plus tard, ils
étaient en route.
Le moment de vérité. Tel qu'il avait été prédit. Proche était l'avènement
de son temps et du sien. Seules les circonstances différaient. Si elle en avait
eu connaissance auparavant, il n'était pas sûr qu'elle eût accepté cette
mission. Elle n'était plus cette jeune fille qui rêvait de mariage et d'amour –
qui avait eu autrefois des rêves si passionnés à propos de cet homme.
À présent, la jeune femme souhaitait seulement que ce fût fini, quelle que
fût l'issue de la rencontre à venir.
Trois heures plus tard, ils pénétraient dans le village abandonné.
11
Le téléphone sonna.
C'était Anders Laugesen, journaliste de radiotélévision, qui m'invitait à
participer à un programme télévisuel sur le voyage sous forme de pèlerinage.
J'avais plus ou moins le choix des destinations. La seule difficulté tenait à ce
que la diffusion était prévue dans quelques mois, ce qui impliquait que nous
partions dès que possible. Quoique je fusse plutôt occupé, je m'entendis
répondre par un OUI ! clair et sans réserve. Je suppose qu'une part de mon
subconscient attendait que la quête qui était la mienne se manifeste sous une
forme nouvelle. Nous y étions. À peine la décision prise, il devint évident
que le périple devait avoir pour destination le Moyen-Orient, la Syrie, la
Jordanie et Israël. Anders et moi partirions du Danemark en train pour
rejoindre Istanbul en Turquie, avant de poursuivre en voiture jusqu'en Syrie.
La totalité du voyage devait durer trois semaines. Lorsque je parlai du projet
au Voyant, celui-ci me rétorqua avec sa sécheresse habituelle :
« Bon voyage. Une initiation vous attend près de Damas. »
Malheureusement, la crise qui se poursuivait entre Israël et la Palestine
atteignit un niveau tel qu'il fut décidé que l'expédition irait jusqu'en Syrie
seulement. Décision qui se révélera être éminemment heureuse.
Anders et moi embarquâmes à la gare d'Aarhus par un jour nuageux de
septembre. À dessein, nous avions été chacun placé à une extrémité du train,
afin de pouvoir partir « seul » en pèlerinage. Anders apportait avec lui sa
caméra numérique et son magnétophone, qui nous permettraient de réaliser
certaines parties du programme pendant le voyage, chaque fois que
l'occasion s'en présenterait. Jeppe, véritable caméraman du projet, prendrait,
lui, l'avion pour Damas cinq jours plus tard.
Incroyable est l'effet que peut produire ce genre de voyage en train. Si
vous voulez vous débarrasser de vos attitudes défensives, civilisées et
rigides, c'est l'un des outils les plus efficaces qui soient. Nous changeâmes
de train à Cologne et entreprîmes le long et fatigant périple à travers l'Europe
de l'Est : Hongrie, Roumanie, Bulgarie. Avec un bruit de ferraille, nous
entrâmes lentement dans un désespoir déprimant qui paraissait sans fin.
Strate après strate, nous devions renoncer à nos propres tentatives misérables
pour refouler cette espèce de pauvreté intérieure qui nous guettait chaque
fois que nous cédions à la tentation de protéger nos servitudes personnelles.
Une espèce de pauvreté qui a sans cesse l'impression d'être trahie, de n'avoir
pas reçu ce qu'on lui avait promis ou ce qu'elle méritait véritablement. Ce
qui se produit à l'instant même où nous pénétrons sur le territoire des avares,
où nul n'a jamais assez et où seuls les plus forts survivent. Trop souvent en
Europe de l'Est, apparaît le reflet de notre propre pauvreté intérieure. Nous
nous sommes laissés aveuglés par des valeurs extérieures, par différentes
formes de luxe dénuées d'importance. Une espèce de pauvreté qui possède
tout mais ne veut que ce qui offre l'illusion finale d'une vie éternelle et sans
douleur, où rien ne bouge, où tout reste tel qu'il est. Une espèce de pauvreté
contrainte de se barricader la nuit dans les sordides compartiments de
première classe, par crainte de subir un vol, sans aucune sorte de nourriture
et dans la permanente puanteur du pourrissement et de l'urine. Un lieu où,
durant quelques jours, nous n'avons d'autre choix que d'affronter notre
existence nue, les squelettes dans l'armoire, les multiples cicatrices invisibles
dans notre esprit.
L'arrivée à Istanbul annonça un changement. Nous progressions vers une
atmosphère plus légère. Nous ne restâmes qu'une seule nuit dans la ville,
avant de poursuivre en train vers Alep, en Syrie, où, dès la gare, les portes
s'ouvrirent sur une autre sphère. Anders remarqua une affiche indiquant
qu'un sema (danse rituelle soufie) aurait lieu ce soir même dans l'un des halls
de la vieille gare, avec des derviches de l'ordre de Mevlana Rumi. Nous
achetâmes aussitôt des billets pour assister à cet événement, qui se révéla
être des plus rares.
Né en Afghanistan en 1207, mais établi en Turquie de 1215 à 1273, date
de sa mort, Rumi, plus que quiconque, a été identifié aux soufis.
L'importance de celui qui est le poète le plus vénéré du mouvement dépasse
les frontières du monde musulman. Rumi est, par excellence, le maître
incontesté de l'alchimie amoureuse. Ce fut donc pleins d'espoir que nous
arrivâmes au sema, où nous constatâmes qu'une cinquantaine de personnes
étaient déjà présentes.
Un groupe ou mutrip composé de cinq musiciens joua une demi-heure
environ avant que les six derviches, trois hommes et trois femmes, ne
prissent place sur scène. La présence de ces femmes constituait non
seulement une surprise, mais encore un événement historique en ceci que des
siècles durant, cette sorte de danse avait été réservée aux hommes.
Les derviches arboraient un costume particulier incarnant la mort du petit
soi. La coiffe caractéristique appelée sikke est littéralement la stèle de l'ego,
cependant que la hirka, long manteau noir, représente la tombe elle-même.
Dense était l'atmosphère lorsque les derviches entrèrent dans le cercle,
bras croisés. C'est de cette façon qu'est exprimée l'unité avec Dieu. Puis ils
commencèrent la première ronde, composée de quatre cercles en tout.
Les bras étendus de part et d'autre, la main droite ouverte vers le haut, la
main gauche tournée vers le bas, les danseurs tournaient à présent en spirales
de plus en plus rapides. Constituant la partie centrale du rituel, la position
des mains correspond à la phrase : « Nous recevons de Dieu, Nous donnons
à l'Humanité, nous ne gardons rien pour nous. »
L'expression même de « derviche » signifie « mourir ». Elle symbolise
non seulement cet idéal de pauvreté qui remonte aux temps où les adeptes du
mouvement devaient mendier de porte en porte, mais encore l'effort du
derviche moderne pour être une porte, ou un canal, entre Dieu et les êtres
humains.
À présent, ils tournaient sur eux-mêmes, et les uns autour des autres, tout
comme les planètes du système solaire, transformant la salle en une
tourbillonnante galaxie faite d'amour et de lumière. C'était incroyablement
exaltant d'être le témoin de ce rituel accompli avec une dignité et une
humilité telles qu'il était impossible de n'en être pas profondément touché.
Nous n'étions pas seulement les témoins d'un acte extrêmement intime ; tous
ceux qui le regardaient prenaient également part à une transformation plus
vaste. Chaque mouvement nous était dédié.
Le soufisme a toujours été considéré comme la partie mystique de l'islam
auquel son histoire a toujours été officiellement associée, et ce, dès le
Xe siècle.
Le mot « soufi » peut se traduire par « laine pure, ceux qui sont vêtus de
laine » ou encore, « ceux qui sont vêtus de blanc ». Le terme était appliqué
aux sages itinérants, vêtus de simples manteaux de laine. Il existe également
des liens linguistiques entre ce terme et le mot grec sophia, qui signifie
sagesse ou certitude. Ces sages itinérants ne s'intéressaient ni à la politique,
ni à la religion. Pour eux, la relation à Dieu était une relation d'amour qui
consistait exclusivement à dissoudre la personnalité de sorte que l'âme
puisse s'unir à son père. Raison pour laquelle les soufis se soumettaient
toujours à la puissance gouvernante. C'était l'unique façon pour eux de
tendre sereinement au but auquel ils aspiraient. Selon certains mystiques, le
fait que les soufis fassent partie de l'islam et suivent la loi du Coran est, à
peu de chose près, une coïncidence, cependant que d'autres affirment que
c'est précisément le prophète Mohammed et son Coran qui ont incité ces
sages à choisir l'islam.
Les authentiques soufis ont la conviction que toutes les grandes religions
du monde et toutes les traditions mystiques partagent une même vérité
fondamentale. Ils croient en un Dieu unique, lequel existe derrière toute
chose, visible et invisible. Nul besoin de se rendre à La Mecque ou à
Jérusalem pour découvrir son Dieu, il vit dans notre cœur. La vie ne s'achève
pas avec la mort. La vie en ce monde est comme un rêve, tandis que la vraie
vie se produit dans le monde suivant. Pour les soufis, il importe d'être
présent dans le monde, avec tout ce que cela implique à l'égard du travail, du
mariage et de toutes les autres obligations matérielles. Pour eux néanmoins,
il s'agit de déifier la vie quotidienne, de poursuivre de façon singulière une
vie normale. Être dans le monde, mais aussi comprendre que nous ne pas
sommes de ce monde.
Au cours de la soirée qui suivit cette émouvante expérience de la danse
des derviches, je commençai à me demander si les premiers soufis ne
correspondaient pas à ce groupe de mystiques itinérants qui portaient le nom
de Ceux Qui Sont Vêtus de Blanc. Ne serait-ce pas, en vérité, leurs traditions
qui auraient constitué la base des célèbres mouvements du Moyen-Orient et
de la Perse, à l'exemple du judaïsme, du christianisme et de l'islam ? Les
livres saints préférés des soufis étaient et sont toujours la Torah de Moïse, les
Psaumes de David, les Évangiles de Jésus et le Coran de Mohammed.
L'amour, qui fait partie de leur mouvement, présente une dimension
féminine marquée. Des siècles durant, ils ont alimenté ce feu qui partout a
inspiré des mystiques. Et si nous imaginions que c'est de cette tradition que
venait réellement Mariam – et dans laquelle elle disparaîtra de nouveau ?
Le lendemain, nous prîmes le Syria Express, qui se révéla progresser fort
lentement, traversant à la vitesse de trente kilomètres à l'heure quatre-vingt-
dix villes turques avant de rejoindre Alep, où nous fûmes accueillis par
Ahmed, notre chauffeur, qui nous conduisit en toute sécurité jusqu'à notre
base, le petit hôtel familial Afamia, à Damas.
À maints égards, notre arrivée en Syrie constituait un retour à la maison.
Malgré les nombreux problèmes que présente le pays aujourd'hui et dont
nous ne sommes guère familiers, comme le fait qu'il s'agisse d'un État
policier, l'impression qui s'en dégage est celle d'une plus grande ouverture.
À la différence de ce que semble produire la pauvreté spirituelle du monde
occidental, le dénuement ici n'alimente ni inhospitalité, ni égocentrisme.
La Syrie est une nation arabe. Les sunnites et les chiites, les ismaélites, les
Druzes et les Alaouites côtoient des chrétiens issus de différentes Églises –
Grecs, Arméniens et Syriens orthodoxes, Grecs catholiques, catholiques
romains et maronites –, aussi bien qu'une minorité juive, qui vit ici sans
subir les problèmes devenus inévitables dans d'autres pays.
En arrivant à Damas, nous eûmes la sensation de tomber dans une
marmite où bouillonnaient étrangement odeurs, couleurs, bruits, chaleur et
religion, le tout enveloppé d'une nauséabonde nappe de gas-oil. Pénétrer
dans cette immémoriale cité, qui est sans doute la ville la plus ancienne au
monde, équivalait à entrer dans une pièce où gisaient, dissimulés, certains
des plus vieux archétypes de l'Humanité. Ce mysticisme singulier qui
s'impose immanquablement à chaque nouvel arrivant est à la fois séduisant
et effrayant par son intensité et sa profondeur. L'inconditionnelle soumission
qui règne ici menace toute attitude froide et réservée, et si vous refusez de
vous en départir, alors il existe d'autres lieux sur cette planète qui
conviennent mieux au rôle de touriste.
Étant moi-même dans un état d'esprit où toute forme de défense avait été
anéantie, je me sentais tel un livre ouvert. Au fondement de cette ouverture
se trouvaient les épreuves du voyage, autant que le rude régime alimentaire.
Ce qui expliquait que ma sensibilité fût plus exacerbée et mon esprit plus
acéré. J'avais auparavant découvert que cet état m'aidait à aller avec le
courant plutôt qu'à lutter contre. Dans un tel état, nos vieilles habitudes nous
paraissent psychotiques ou caricaturales. Il fait entièrement appel à notre
sens de l'humour, sans lequel il devient insupportable. J'étais, fort
heureusement, en une joyeuse compagnie qui rendait impossible toute
autosatisfaction ou apitoiement sur soi.
Sur la route qui nous conduisait à Damas, nous visitâmes le monastère
édifié à la mémoire de Siméon le Stylite. Nous allâmes également au Krak
des Chevaliers, fantastique forteresse bâtie par les Templiers à l'époque des
croisades. Nous passâmes la nuit au Deir Mar Moussa al-Habachi 1, où un
ancien jésuite, le père Paolo, avait établi une congrégation orthodoxe
évoquant plus une communauté hippie hollandaise qu'une abbaye ou un
couvent proprement dit. Nous allâmes à la Grande Mosquée des Omeyyades,
où sont conservées les reliques de Jean le Baptiste et où je fus béni par un
maître soufi aveugle. À Maaloula, je rencontrai quelques personnes parlant
araméen. Au monastère Saint-Éphrem, nous fûmes invités à assister aux
offices et à prendre le thé par les archevêques de l'Église orthodoxe syrienne,
qui étaient venus du monde entier pour prendre part au synode annuel se
tenant le jour même de notre visite.
À présent, nous étions en route pour le plus vaste couvent de Syrie, Notre-
Dame de Saidnaya. Nous venions, en ce chaud après-midi, de traverser une
zone désertique, au nord de Damas. J'étais dans un état de profonde
ouverture et sentais un changement se produire en moi. Le véritable
bombardement de symboles religieux et spirituels que nous subissions
partout avait dévoilé de nouvelles strates en moi. Le sérieux et le
dévouement dont témoignaient les adeptes des diverses traditions, aussi bien
musulmanes que chrétiennes, favorisaient une introspection personnelle.
À mesure que les jours passaient, la pratique quotidienne des prières
devenait plus intense, et derrière le mystère de cet acte de piété, je percevais
peu à peu certains des secrets les plus immenses. Le résultat de ces prières
fut que je commençai à sentir la présence de Mariam, à entendre faiblement
sa Voix :
« Les prières s'accomplissent, non pas dans l'intérêt de Dieu, mais dans le
nôtre. Elles sont un éveil de toutes nos ressources. Par le truchement de la
prière, nous entrons dans un état d'esprit qui permet de communiquer avec
de plus hautes sphères, avec le Soi supérieur. Chaque fois que nous
personnifions Dieu à travers nos adresses pieuses, c'est à partir de notre
petit Soi que nous prions. Ce qui, assurément, produit un effet, mais limité
uniquement. Lorsque nous comprenons que Dieu est, non pas une personne,
mais une puissance créatrice, dotée d'une identité qui ne s'incarne qu'à
travers la création, nous réalisons soudain que la seule forme de blasphème
possible vient de ceux qui révèrent un Dieu personnifié, dont l'image est
créée par nous. Prier un tel Dieu, c'est limiter la puissance. »
La voiture bringuebalait le long de la route cahoteuse. Devant nous, à
l'horizon, l'impressionnante silhouette du couvent de Saidnaya se distinguait
vaguement. Nous allions participer aux festivités annuelles en l'honneur de
la célèbre icône de Marie conservée en ce lieu, la Shaghoura, ce qui signifie
simplement « connue » ou « célèbre ». Il s'agit de la copie de l'une des quatre
icônes dont on dit qu'elles furent peintes par saint Luc. L'image possède des
pouvoirs miraculeux. Des pèlerins s'en seraient approchés et auraient été
guéris. Le jour de la fête annuelle, elle aurait une influence positive sur les
femmes qui ne peuvent procréer. Celles-ci passent la nuit au couvent et
quatre-vingt-dix pour cent d'entre elles trouvent, dit-on, la fertilité. La
légende veut que le couvent eût été construit à l'endroit même où Noé avait
planté ses vignes après le Déluge.
Il y avait foule lorsque nous arrivâmes, et pour l'essentiel, il s'agissait de
femmes qui passaient la nuit au couvent. Dans les longs passages, le moindre
mètre carré était occupé par des matelas et des draps. Dans l'un de ces
couloirs, un groupe de Bédouines avait déjà lancé les festivités, attirant dans
leur danse ceux qui s'approchaient d'elles. M'attrapant par le bras, une
femme âgée me souleva dans les airs. Totalement désarçonné, je dus avoir
l'air plutôt comique. La femme me reposa à terre et, sans cesser de me tenir
par la main, entreprit une série de mouvements évoquant indéniablement un
rituel de fertilité. Les autres femmes formaient cercle autour de nous en
poussant de longs cris modulés. Nul moyen d'y échapper. Tout se produisit si
rapidement que je n'eus absolument pas le temps de réfléchir à la situation.
C'était un véritable assaut mené contre ma réserve hautaine et ma volonté
d'autonomie. Soit je me laissais aller, soit j'offrais l'aigre visage du bien-
pensant qui se suffit à lui-même et se satisfait de sa propre spiritualité. Au
terme d'une courte lutte, je me rendis sans condition et me mis à crier de
concert avec les femmes. Cette nuit-là, je dansai plus qu'il ne m'était arrivé
de le faire durant des années.
Ainsi libéré de mes ultimes défenses exaspérées, je me fondis dans le flux
des fidèles qui se rendaient dans le saint des saints. Ce n'est pas un hasard si
l'entrée de la petite pièce où est accrochée la Madone bénie est si basse qu'il
vous faut plier les genoux pour y accéder. La position du corps correspond à
l'attitude intérieure qu'il est nécessaire d'adopter dans cet espace où tant de
pèlerins ont prié et se sont abandonnés. Nombreuses sont les chandelles dans
la pièce, et on ne peut y demeurer longtemps sans qu'un feu ne s'allume dans
notre cœur. Quelle que soit la confession à laquelle nous appartenons, il est
impossible de ne pas être ému par ce lieu où s'exprime tant d'espoir. Ici, les
musulmans et les juifs font la queue aux côtés des chrétiens. Ici, l'homme est
un devant l'Unique.
Après une courte méditation devant l'icône, je me fondis une nouvelle fois
dans le flot des croyants, lequel m'entraîna vers une ouverture située de
l'autre côté de la pièce. Dans le couloir qui reliait la salle de l'icône à l'église
du couvent, quelques sœurs vêtues de noir tendaient aux pèlerins de petites
enveloppes contenant des mèches de bougie. Je progressai dans la queue,
toujours en état de contemplation. Mon cœur était totalement ouvert. Un
sentiment d'acceptation profond et sans réserve bouillonnait en moi, créant
une condition spirituelle que je ne peux qualifier que d'un mot plutôt
galvaudé : « bonheur ». Contrairement à ce dont j'avais pu faire l'expérience
auparavant, ce sentiment de bonheur surgissait d'un être situé loin à
l'intérieur de moi, que seule peut décrire l'expression d'« être éternel ».
Plus tard, ce même jour, j'entreprenais mon voyage de retour en train, tout
comme j'étais venu, mais seul. Tout se passa fort bien jusqu'à la gare de
Bucarest, où je devais attendre deux heures et demie. Dès mon entrée dans le
hall des arrivées, je fus abordé par des gardes de la sécurité en uniforme.
Très obligeants, ils me demandèrent d'où je venais et où je me rendais. Ils
s'informèrent pour moi de l'heure et du quai de départ, avant de m'indiquer
que, pour ma sécurité, il était absolument essentiel qu'ils restassent à mes
côtés jusqu'au départ. Je n'en compris pas la raison et m'efforçai de le leur
dire. Ils insistèrent. Deux heures et demie plus tard, ils m'accompagnèrent
jusqu'au train, puis dans mon compartiment. Plutôt nerveux, je m'agrippai à
ma précieuse icône, que je portais sous le bras gauche, et à mon sceau soufi,
tout aussi précieux et glissé sous le bras droit. Je tenais le reste de mes
bagages à la main.
Puis tout s'éclaira froidement :
« Vous devez payer pour votre sécurité. »
Ces paroles ne me surprirent guère.
« Je n'ai pas demandé de sécurité », rétorquai-je calmement.
Il n'y eut aucune réaction apparente.
« Vous devez payer pour la sécurité, cent euros. »
Je réfléchissais à toute allure.
« Je n'ai ni dollars, ni euros, seulement ceci », répondis-je en sachant que
mes dollars et mes euros étaient à l'abri dans ma ceinture de voyage.
Je laissai glisser l'un des sacs à terre et pris, dans la poche de mon
pantalon, une poignée de billets roumains.
L'homme jeta un rapide regard à l'argent. Puis, frappant mon bras pour
l'écarter, il leva ma chemise, ouvrit la poche de ma ceinture portefeuille, et
d'un seul geste, rafla tout l'argent qu'il tint dans l'air en déclarant :
« Et ça, c'est rien, hein ? Bon voyage. »
Puis, tournant les talons, ils s'en allèrent.
Je m'assis aussitôt et me mis à rire. Certes, j'étais un peu secoué. Sans
l'être vraiment. J'étais certain qu'il s'agissait là de l'ultime leçon. Sur les
valeurs. Leçon si manifestement soulignée par le voleur qu'il m'était, même à
moi, impossible de ne pas la comprendre. L'argent n'était rien. Ce que je
rapportais constituait la véritable valeur.
Sceau soufi, vers 1500 apr. J.-C.
12
Assis, Yeshoua observait un chat qui avait sauté dans la pièce par un trou
du toit de la maison où il venait de passer trois jours et nuits. Après la
rencontre avec la jeune femme inconnue, le Prophète avait perdu toute
motivation. La voie sur laquelle il s'était engagé et, plus encore, les projets et
les espoirs que les frères avaient placés en lui s'étaient brusquement vidés de
leur sens. L'événement avait également jeté un grand trouble parmi ces
frères. Mais plus encore qu'eux tous réunis, si c'était possible, sa mère était
en proie à une vive agitation. Elle ne cessait d'en revenir à cette Mariam de
Béthanie envers laquelle il avait été engagé, une dizaine d'années
auparavant, et qui était à présent en route pour Capharnaüm afin d'y honorer
sa part du pacte. Raison pour laquelle l'incident avec la pécheresse tombait
mal. Yeshoua avait congédié sa mère, avec pour unique résultat qu'elle
l'importunait toujours plus. Seul Yohannan avait compris les conséquences
de l'événement. Son cœur lui aussi avait été touché par les actes de
l'étrangère.
Le chat était en train de lécher sa fourrure lorsque, soudain, il se figea en
entendant des pas qui approchaient de la maison. Yeshoua se redressa. Nul
bruit. Que se passait-il ? La rencontre avec cette femme avait tout
bouleversé. La puissance qui avait émané d'elle l'espace d'un instant était
d'une nature totalement différente de celle avec laquelle on séduit les foules.
Elle appartenait à un autre monde. Était-elle une tentation de Satan ?, se
demandait-il. Elle avait accompli son geste avec une humble dignité qui
démentait toute forme de volonté née du désir de pouvoir. Était-elle un ange
envoyé par le Seigneur ? Yeshoua s'absorba dans un monde imaginaire fait
de pensées contradictoires. Dans un recoin dissimulé de sa conscience, une
voix se faisait entendre, qui l'attirait irrésistiblement.
« Je suis la Shekhinah. J'entre dans le monde pour y réintroduire la vérité.
Je redresse ceux qui sont tombés, je guéris ceux qui sont brisés et j'apporte la
paix à ceux qui sont persécutés. Je défie le mensonge et j'offre une vie
nouvelle aux êtres humains. Buvez à mon ruisseau et vous n'aurez plus
jamais soif. Unissez-vous à moi et la vie éternelle sera à vous. »
La femme qu'il n'avait pu chasser de son esprit depuis le jour où elle avait
oint ses pieds se tenait à présent devant lui. D'elle irradiait une lumière qui
en soulignait la séduisante beauté, à la fois céleste et diabolique. Ses yeux
étaient comme deux feux qui consumaient les siens. Le chat se lova contre
ses jambes.
Yeshoua restait assis, figé sur place. La jeune femme laissa glisser son
manteau à terre.
« J'ai été envoyée ici par la force. Je viens à ceux qui sont capables de me
recevoir. Je suis découverte par ceux qui me cherchent. Regarde-moi, toi qui
cherches à t'unir à moi. Écoute-moi, toi qui écoutes. Toi qui m'attends,
absorbe mon essence. Ne m'oublie pas, en ce que je suis la première et la
dernière. »
Elle défit les lacets de sa robe, l'ouvrit et dévoila devant lui ses seins. La
rapidité du geste le prit si bien par surprise qu'il en eut le souffle coupé. Le
spectacle le rendit fou de désir. Jamais il n'avait vu d'être si beau.
« Je suis honorée et je suis ostracisée. Je suis la prostituée et la sainte. Je
suis la femme et la vierge. Je suis la mère et la fille. Je suis l'épouse céleste
pour laquelle n'existe nul époux. Ma puissance vient de celui qui m'envoie. »
Détachant les derniers lacets, elle laissa la robe glisser à terre et se tint
entièrement nue devant lui.
« Je suis le silence incompréhensible. Je suis la voix, dont le son est
multiple. Je suis le mot sans fin. Je suis la bénédiction de mon propre nom.
Je suis sagesse et ignorance. Je suis sans honte et pleine de honte. Je suis
force ; je suis peur. Je suis paix et je suis guerre. Je suis le vide dans la
plénitude. Je suis l'unique dans le néant. Je dissous tous les concepts et
toutes les images. C'est la raison pour laquelle je suis sans limites. C'est la
raison pour laquelle je suis tout. Ne m'oublie pas, en ce que je suis celle qui
est ostracisée et celle qui est depuis longtemps attendue. »
Il lui devint impossible de résister. Il devait posséder cet être divin. La
jeune femme s'allongea sur le lit fait par son manteau et sa robe blanche.
Yeshoua se sentit défaillir. Les paroles de l'étrangère continuaient à résonner
dans sa tête : « Je suis honorée et je suis ostracisée. Je suis la prostituée et la
sainte. Je suis la femme et la vierge. Je suis la mère et la fille. Je suis
l'épouse céleste pour laquelle n'existe nul époux. » Que signifiait tout cela ?
Le désir le consumait. Alors, il se leva et d'un pas mal assuré, se dirigea vers
elle. Il vit son corps qui rayonnait dans la pénombre, le but de sa passion,
l'aimée qui attendait son aimé. Il fit glisser sa cape par-dessus la tête et se
coula dans le lit près d'elle. Il était comme un adolescent dont le désir
s'incurvait entre les jambes, au centre. Il tendit la main vers sa poitrine et
pressa contre elle son abdomen, mais elle posa un doigt sur ses lèvres et de
son autre main, s'empara du membre érigé qu'elle maintint fermement. Il en
éprouva une surprise telle qu'il poussa un fort gémissement. Elle le tint ainsi,
sans faire un seul mouvement, jusqu'à ce qu'il retrouve son calme. La
pression cependant demeurait quasi insupportable pour lui. Puis, approchant
sa bouche de son oreille, elle murmura :
« Sois attentif, toi qui sais écouter. Écoute, toi qui as été envoyé. Écoute,
toi qui es éveillé et sorti du sommeil. Nombreuses sont les formes splendides
que produisent la vaste illusion, le péché vide et le désir volage auxquels
l'homme s'adonne avant d'atteindre à la sobriété spirituelle et de gagner le
lieu du rendez-vous. C'est là que tu me trouveras. Et lorsque tu m'auras
trouvée, tu vivras et plus jamais ne goûtera la mort. »
Doucement, elle commença à le masser et sentit qu'il était prêt à exploser
dans sa main. Yeshoua tendit de nouveau la main vers ses seins, la caressa et
l'embrassa avec fougue. Il était déjà parvenu au point de non-retour.
Elle le laissa faire tout ce qu'il voulait, parce qu'elle comprit qu'il était
impossible d'entrer en contact avec lui avant qu'il ne fût délivré de sa
sauvage passion sexuelle.
Il se recroquevilla et gémit comme un animal blessé. L'éros qui avait été
réprimé des années durant venait d'être libéré. Puis il s'allongea sur le dos et
tenta de retrouver son souffle. Caressant son front, elle murmura :
« Il existe sept portes qui conduisent au véritable être humain. Sept
centres sacrés à travers lesquels circule le pouvoir saint qui s'unit avec
l'Univers. La puissance dont tu viens tout juste de faire l'expérience n'est que
l'ombre pâle du pouvoir vers lequel j'ai été désignée pour te guider. »
Se redressant à demi, elle s'écarta et s'agenouilla près de lui. Doucement,
elle plaça sa main sur son membre, qu'elle sentit une nouvelle fois grandir
entre ses doigts.
« Cette porte est le plus grand obstacle qui se présente à toi. Pour le
moment, tu es lié au fardeau légué par tes ancêtres, à l'héritage entier de
l'homme – bon ou mauvais. Mais tout cela n'est que le lointain reflet de tes
propres obsessions et limites, aussi bien que de la peur qui te fait oublier qui
tu es vraiment. »
Il connut une autre érection. Cette fois-ci cependant, il était capable de la
voir, mais aussi de l'entendre parce qu'il n'était pas mû par la seule passion
physique. Calmement, elle le massa avec sa main. Pourtant, c'étaient ses
paroles qui caressaient son cœur, nourrissant un désir entièrement différent
qui l'emmenait il ne savait où.
« Derrière cette porte se trouvent des ténèbres presque impénétrables. »
Elle le lâcha et entreprit de fouiller dans la poche de son manteau, lequel
leur servait de couche. Yeshoua la retint, l'attira à lui et l'embrassa,
tendrement et passionnément. Elle le laissa faire, mais sans cesser de sourire,
se libéra de l'étreinte :
Hieros Gamos
(Rosarium philosophorum, 1550).
« Tu apprends vite. »
Peu après, elle trouva ce qu'elle cherchait : l'anneau que lui avait donné
Salomé. Elle le glissa à son doigt – l'annulaire de la main droite. Puis elle
tint sa main à une dizaine de centimètres au-dessus de son organe.
« Yohannan t'a baptisé avec l'eau. Je vais te baptiser avec le feu. À partir
des deux saphirs de cet anneau rayonnent les deux pôles Ein Sof et
Shekhinah du Créateur YHVH. Ils ouvriront toutes les ténèbres. »
D'un geste doux, sa main traça des cercles au-dessus de Yeshoua, qui
sentit aussitôt son bas-ventre vibrer.
« À présent, je vais te dire le secret qui se cache derrière le nom du
Créateur. Yod est sagesse. He est reconnaissance, Vav rassemble six saphirs
(efirot) en un seul : force, grâce, compassion, rayonnement, éternité et la
pierre fondamentale. Le dernier He correspond à Shekhinah (le royaume de
l'épouse céleste). Ein Sof et Shekhinah irradient à l'unisson à partir de YHVH
(yod-he-vav-he/Jehova). Des dix saphirs sont nés la Fille de Dieu et le Fils
de Dieu. »
La main suspendue au-dessus du membre viril, Mariam approcha sa
bouche de l'oreille de Yeshoua et murmura :
« Ephatah. Ouvre-toi. Libère tout ce qui a été oublié. Fais se mouvoir tout
ce qui est resté immobile. Laisse le pouvoir de Yodhevavhe circuler
librement à travers cette porte et cette obscurité. Renonce au contrôle des
ancêtres qui décident de ton identité et sois plutôt celui que tu es vraiment en
retrouvant le véritable Soi. »
Mariam déplaça sa main et la positionna juste au-dessus du nombril. Elle
sentit la tension qui persistait en Yeshoua et, le repoussant sur le dos, elle prit
possession en riant de la preuve manifeste de cette tension :
« Lève-toi, prends ton lit et marche, tu es guéri. »
Telle était la phrase employée par les guérisseurs itinérants lorsqu'ils
soignaient un malade.
Sous l'effet du rire contagieux, il s'abandonna enfin. Il voulut l'embrasser,
mais elle lui échappa et revint à sa tâche.
La main où se trouvait l'anneau effectuait des mouvements doux au-dessus
du point sacré, juste sous le nombril. Le chat vint également s'installer sur
les genoux de Mariam et se mit à ronronner.
« Qui es-tu ? », demanda-t-il en posant une main sur sa hanche.
« Chut ! Tu le sauras assez vite. Tout ce que tu as à faire à présent, c'est de
te laisser aller et d'écouter. »
Elle le repoussa une fois de plus sur le dos :
« Il y a dix ans, j'ai entendu Hélène de Tyr s'adresser à un groupe de
voyageurs, dans une petite ville de la côte méridionale. Tous, nous étions
envoûtés par ses paroles. Cependant, certains hommes présents furent si
troublés par son discours qu'ils voulurent la lapider. Par chance, elle parvint
à partir de façon assez miraculeuse. On affirmait à l'époque que c'était une
prostituée que Simon le Mage avait découverte dans un lupanar, à Tyr. »
Yeshoua tenta à nouveau de parler, mais elle posa un doigt sur ses lèvres.
« Simon et Hélène voyagèrent ensemble, haranguèrent le peuple et
soignèrent les malades. Je les ai rencontrés une fois à Alexandrie. Jamais je
n'ai vu de relation aussi harmonieuse entre deux êtres. On eût dit qu'ils ne
faisaient qu'un. Dès la première fois que je l'ai entendue, je me suis sentie
extrêmement proche d'Hélène. Elle aussi a été éduquée par les thérapeutes, à
Maréotis, aux abords d'Alexandrie. Son chemin reflète le mien. Elle est celle
qui prépare la voie. »
Yeshoua l'interrompit :
« J'ai, autrefois, connu Simon le Mage. Tous deux, nous étions avec les
frères du Carmel. Il était le candidat des frères de Samarie. Durant un certain
temps, nous fûmes comme deux frères, lui et moi. De nous deux, c'était lui le
plus intelligent. Nous nous séparâmes lorsque j'entrepris mon voyage vers
l'est. On dit aujourd'hui qu'il s'est abaissé à pratiquer toutes sortes de magie
et de sorcellerie.
— Cela, c'est ce que racontent les mauvaises langues. Lui aussi prépare la
voie à ce qui vient. Et il a été baptisé par Yohannan dans le Jourdain.
— Qu'est-ce qui vient ? », demanda Yeshoua.
Il avait le sentiment que ce que Mariam évoquait renvoyait à autre chose
qu'aux projets dans lesquels il avait été élevé.
« Chut ! »
Une fois encore, elle le repoussa sur le lit et poursuivit le rituel.
« L'image que forment Simon et Hélène est celle d'une incroyable fusion.
Je la place à présent en ton centre sacré. »
À nouveau, elle posa la main sur le point situé juste au-dessous du
nombril. Puis elle se pencha sur lui pour l'embrasser avant de murmurer :
« Je suis Shekhinah, la voie, la vérité et la vie. Je suis la coupe d'argent de
la tribu de Benjamin. »
Se redressant à demi, elle passa son genou par-dessus lui pour le
chevaucher. Doucement, elle prit son membre et l'approcha jusqu'à ce qu'il
touche sa vulve.
« Voici la porte de Shekhinah. C'est l'entrée qui conduit à la sagesse que tu
cherches vainement dans les Écritures. Les mots qu'elles contiennent ne sont
que l'ombre de ce que je vais te montrer maintenant. La cour de ce temple
représente Yod, la porte de la Sagesse. »
Elle glissa lentement sur son sexe et demeura ainsi, sans bouger. Retenant
son souffle, Yeshoua saisit ses hanches et lutta contre la force qui, en lui,
voulait qu'elle l'enveloppe entièrement. De très loin, il entendit la voix qui
murmurait :
« Voici He, le point de la reconnaissance. C'est là que tu dois te tenir
jusqu'à ce que tu aies reconnu ton but véritable et la cause derrière ta quête.
Seul le véritable être humain saura résister au désir né de l'instant parce qu'il
sait que c'est ce désir qui le conduit à sa mort. »
Ils demeurèrent un long moment dans cette position. Les yeux mi-clos,
Yeshoua contemplait sa bien-aimée qui se tenait droite, dans un état de
transe, cependant que des gouttes de sueur ruisselaient sur tout son corps.
Jamais il n'avait vu d'être aussi beau et noble. Un long moment, Mariam fut
sur le point de se laisser aller. La position inconfortable la paralysait presque,
mais avant de s'abandonner à cette faiblesse, elle flotta dans un état
d'ouverture où il n'y avait nulle place pour la douleur. Elle était la colombe
autrefois envoyée depuis l'arche de Noé pour découvrir une terre nouvelle.
Elle venait de trouver des vents qui pouvaient l'emporter, et elle volait dans
le vide, entièrement seule.
Yeshoua, qui la regardait, ne put résister à la tentation de caresser ses
seins. Le contact envoya en elle de petites ondes de choc. On eût dit un
message de détresse lancé à travers l'univers, et elle reconnut aussitôt la voix
de celui qui appelait à l'aide. Alors, elle décrivit un cercle dans l'espace vide
et revint à l'arche.
Pendant une fraction de seconde, elle vit l'être qui se trouvait derrière
l'homme allongé sous elle et qui attendait qu'elle le fasse sortir des ténèbres.
Ils se regardèrent dans les yeux. Deux âmes voyageant à travers les univers,
deux âmes arrivant au fruit de la perfection. Le fruit de l'arbre de la
connaissance, dans le jardin de la Création, qui attendait d'être cueilli. Alors
elle eut pitié de lui. Lentement, très lentement, elle glissa de nouveau jusqu'à
ce qu'il fût à moitié en elle. Le mouvement pour parvenir à cette nouvelle
position les embrasa l'un et l'autre, les rapprochant dangereusement du vide
d'où Mariam venait tout juste de revenir.
« Voici Vav, la porte de la Grâce et de la Compassion », murmura-t-elle.
Son souffle était chaud et intense. Yeshoua eut la sensation qu'elle aussi
franchissait un nouveau seuil.
« Celui qui peut demeurer ici tout en conservant son équilibre sera enfin
capable de métamorphoser le désir, quel qu'il soit, en amour pur, l'unique
désir consistant à se donner totalement et inconditionnellement. »
Il se sentit défaillir, mais à l'instant de sombrer, sentit combien les paroles
de Mariam le portaient en lui permettant de flotter dans cet univers
inexplicable. Alors qu'elle lui échappait, il se raccrocha à la séduisante odeur
d'aloe vera, de myrrhe, de sexe et de cannelle. Il gisait, parfaitement
immobile, effrayé à l'idée de perdre l'esprit, fasciné par son étreinte ferme et
joyeuse.
Qui pouvait-elle être ?
Il l'observa et tenta de capter son regard, mais elle voyait directement en
lui et dans Dieu seul savait quelle sorte de réalité. Et cependant qu'il reposait
là, dans cet incompréhensible état d'esprit, à la fois entravé et libre, il sentit
naître de ténèbres inconnues des émotions qui l'emplissaient d'une forme
d'amour lui donnant uniquement envie de la caresser, de la tenir dans ses
bras, de l'embrasser et d'être uni à elle pour l'éternité parce que en elle, il
reconnaissait la vie tout entière. En elle, il fit l'expérience de l'Univers. En
elle, il vit s'exprimer ses propres qualités les plus remarquables. Jamais il
n'avait rien ressenti de semblable. L'amour qui jaillissait si
inconditionnellement de son cœur était le sentiment le plus vulnérable et le
plus puissant qu'il eût jamais éprouvé. Il était sans limites, il n'excluait
personne et embrassait tout. Avec cela, il pourrait accomplir des miracles.
À peine avait-il goûté à ce nouvel et merveilleux état d'esprit qu'elle glissa
sur lui et l'entoura totalement, dans une parfaite fusion. Des paroles de
bénédiction affluèrent en eux :
« Voici He, le plus sacré des temples, la chambre céleste de l'Épouse.
Voici le lieu sans début, ni fin. Lorsqu'il pénètre dans la chambre de la
mariée, le marié est consacré en tant que réincarnation de Melchisédech.
Roi de la Vertu, Melchisédech est le Messie, Celui qui est consacré. Elle est
Shekhinah, l'Épouse céleste. Ensemble, ils constituent le Véritable Être
humain, l'enfant de Dieu. »
Alors ils s'abandonnèrent et disparurent l'un dans l'autre. Ici, Yeshoua vit
toutes les parts sombres qui étaient en lui : le conflit entre le monde des sens
et sa conception rigide, idéalisée de la vie céleste. L'effort éternel vers la
pureté et l'exaltation, au prix de la souillure et de l'humanité. La peur des
besoins sensuels et émotionnels. La colère et l'obstination qui se dissimulent
derrière l'image du sauveur altruiste et dévoué. L'envie et le complexe
d'infériorité, l'arrogance, l'indignation et l'aplomb qui avaient le pouvoir de
le plonger dans une dépression sans espoir, l'égocentrisme quasi
exhibitionniste qui l'amenait à se considérer comme le Messie. À cet instant,
il vit et reconnut ces ombres, il comprit que les réprimer n'était d'aucun
secours. Ainsi libéra-t-il un pouvoir jusque-là entravé, un pouvoir qui savait
guérir et qui s'unissait désormais à sa moitié féminine : la douceur et
l'attention inconditionnelles. Mariam assista à la métamorphose de Yeshoua,
parce que cette métamorphose eut lieu en elle. En elle, la lumière se répandit
sur ces ombres, et ainsi furent-ils éveillés. Désormais, elle aussi pouvait
transformer et abandonner toutes les réserves et les préjugés qu'elle avait eus
contre lui. Alors, ils se fondirent en un être unique.
« Telle est l'histoire de Mariam de Béthanie », conclut Mariam après avoir
rapporté à Yeshoua tout ce qui lui était arrivé pendant les années de
séparation.
« À présent, raconte-moi ton histoire. »
Yeshoua s'assit.
« À l'âge de dix ans, je fus accepté par les frères du mont Carmel. C'est là
que j'ai rencontré Simon, celui que l'on appelle aujourd'hui le Mage.
À l'époque déjà, il possédait des pouvoirs extraordinaires. Nous étions frères
en esprit. Au départ, c'était lui le candidat préféré des frères les plus anciens.
Mais d'autres frères soutenaient un second postulant. Moi. Ce qui a créé une
division, laquelle a conduit à la décision d'unir les tribus des deux grands
patriarches, Benjamin et Juda. Telle est la raison pour laquelle, à l'époque,
nous avons été fiancés, toi et moi. Aussitôt après, je me suis rendu à
Alexandrie, où j'ai étudié les Écritures et les langues, ainsi que la physique,
la métaphysique et l'astrologie. J'ai appris les propriétés du corps, les fluides
et leurs effets, j'ai appris combien il y avait de membres et d'os, de
vaisseaux, d'artères et de nerfs, j'ai appris la nécessaire quantité de chaleur,
de froid et d'humidité, et ses conséquences, mais aussi l'action de l'âme sur le
corps, ses sentiments et ses capacités, j'ai appris l'art de parler, d'éprouver de
la colère, des désirs, et enfin, l'art de combiner et de juger, ainsi que de
nombreuses autres choses. Au bout de trois ans, j'ai eu l'opportunité
d'entreprendre un voyage vers l'est. En Inde, j'ai rencontré un sage nommé
Vidyapati. Ce fut un tournant décisif pour moi. Il me parla de la voie qui
était la mienne, mais aussi de la difficulté que j'aurais à la suivre parce nul
autour de moi n'en saisirait le sens véritable. Il me dit également qu'un temps
viendrait où, extérieurement, j'attirerais sur moi une attention extrême, mais
où, intérieurement, je serais particulièrement malheureux parce que je ne
serais pas compris. C'est Vidyapati qui, dans une prophétie, a annoncé que
l'aide nécessaire se manifesterait d'elle-même à l'instant où j'en aurais le plus
besoin. »
Il l'embrassa et la tint contre lui.
« Et je dois dire qu'il avait raison. »
Puis il reprit son récit :
Épouse et époux mandéens, en Irak moderne.
« Lorsque je suis revenu de mes voyages, il y a presque quatre mois, j'eus
rapidement connaissance d'un désaccord entre les différentes factions de la
confrérie. Aussi décidai-je de me rendre dans cet endroit isolé pour réfléchir
à ma situation. Je fus alors approché par certains candidats que je
connaissais de l'époque du mont Carmel et d'Alexandrie. Et c'est ainsi qu'est
né tout ce désordre, ces pérégrinations qui m'évoquent un cirque romain.
À bien des égards, c'est une triste histoire. Je poursuis la mission qui est la
mienne, et la plupart de mes fidèles en poursuivent une autre. Au cours de
ces derniers mois, j'ai prié pour qu'il y ait ne serait-ce qu'une seule personne
qui me comprenne. Et te voilà. »
Sept jours durant, Mariam et Yeshoua demeurèrent dans la maison du
village abandonné. Chaque matin annonçait une nouvelle initiation. Pendant
cette semaine-là, Mariam montra à Yeshoua les possibilités qui gisent, de
manière latente, en chaque être humain, et que l'union sainte avec le sexe
opposé permet de libérer plus aisément. Au bout de sept jours, le Prophète
s'était débarrassé de ses ombres. Chacun des sept centres avait été nettoyé et
guéri. Ne restait plus que l'initiation finale, laquelle fut partagée.
Le matin du huitième jour, Yeshoua fit venir deux de ses disciples, Pierre
et Yohannan. La méfiance innée qu'éprouvait Pierre à l'égard des femmes le
rendait réticent et morose. À l'évidence, Yeshoua avait considérablement
changé, ce qu'il lui fallait bien admettre. Une puissance nouvelle irradiait de
lui. L'homme qui se tenait devant eux était totalement différent de celui qui,
huit jours auparavant, s'asseyait parmi eux, résigné, fermé, silencieux,
incapable de se décider sur rien. Cependant, Pierre n'appréciait guère que
cette femme occupât, comme si ce fut la chose la plus naturelle du monde, la
place qui était légitimement la sienne. Mais ainsi étaient les femmes. Elles
pouvaient tourner la tête d'un homme, juste comme cela. C'était ce qui les
rendait si dangereuses. Et ce sourire. Comment osait-elle ? Se moquait-elle
de lui ?
« Préparez-vous à partir. Dans trois jours, il y aura une fête à Cana. »
L'ordre de Yeshoua se répandit comme une traînée de poudre. Cana était
la ville où, conformément à la tradition, se mariaient les rabbins du Carmel.
Elle était située au cœur de la Galilée. Il était par conséquent impossible de
se méprendre sur l'invitation. Yeshoua allait se marier. Et l'identité de la
future épouse ne faisait guère de doute.
Lorsque la bonne nouvelle lui parvint, Mariyam, mère de Yeshoua,
éprouva du soulagement. La seule ombre à son bonheur venait de ce que la
fête devait être organisée en telle hâte qu'il n'était pas possible de procéder
aux préparatifs habituels. Dès l'instant où le pacte originel avait été passé, il
avait été évident qu'il ne s'agirait pas d'un mariage ordinaire. Toutefois, seule
la famille proche avait eu connaissance du véritable motif qui présidait à
cette réunion des deux tribus. L'événement qui avait été prévu à l'époque
devait surpasser tout ce qu'on avait vu jusque-là. Raison pour laquelle le fait
que son fils eût visiblement d'autres projets la surprit. Voici qui ne promettait
rien de bon. Peut-être cette Mariam de Béthanie n'était-elle pas celle qu'elle
avait espérée. Et que signifiait cette façon de surgir de nulle part, sans venir
l'informer en premier ? Après tout, elle était la mère du marié et son unique
parent encore en vie.
Cana était envahie par une foule pleine d'espoir, venue de loin pour
assister à l'événement. Lorsqu'il se mariait, un rabbin endossait une totale
responsabilité, non pas seulement en tant qu'homme saint, mais aussi en tant
que soutien familial. Pour ce qui concernait Yeshoua, tous ou presque
avaient conscience que son union répondait à un tout autre but. Les
principes, malgré tout, devaient être respectés. La mère de Yeshoua avait des
parents en ville, qui offrirent à la mariée une maison et deux jeunes filles
pour l'assister. Pour le jour du mariage, la demeure avait été ornée, à
l'intérieur et à l'extérieur, avec des lampes à huile, de sorte qu'il fut évident
pour tous que là vivait la mariée. Martha et Mari, les sœurs de Mariam, ainsi
que Lazare, son frère, étaient arrivés à temps et avaient apporté avec eux la
tiare de leur mère et la robe qui avait été cousue à l'époque où le mariage
était censé avoir lieu. Alors qu'elle contemplait les deux objets, Mariam
réalisa que ni la précieuse tiare, ni la tenue artistiquement confectionnée
n'avaient à voir avec le pacte qu'elle était sur le point d'accepter. Au grand
déplaisir de ses sœurs, elle refusa de porter l'un et l'autre. Soit elle serait aux
côtés de son aimé dans sa robe blanche, soit elle n'y serait pas du tout.
Raison pour laquelle les jeunes filles qui l'assistaient, ainsi que ses sœurs,
étaient occupées à laver le linge et à tresser des fleurs.
De la sorte, tout fut prêt lorsque le marié, accompagné de ses disciples et
de ses frères, qui portaient des torches, traversa les rues de la ville afin
d'aller à la rencontre de l'élue de son choix et de demander sa main au chef
de famille.
Cependant, lorsqu'il parvint à la demeure de la mariée, Yeshoua comprit
que la demande n'aurait pas lieu : Mariam se tenait sur le seuil, prête et
rayonnante, comme jamais il ne l'avait vue jusque-là. Sur sa robe blanche
éclataient les couleurs les plus étincelantes qui fussent. En découvrant cet
être qui venait d'un autre monde, les hommes qui entouraient le Prophète se
firent silencieux. Yeshoua lui tendit la main, qu'elle prit dans la sienne. Ils se
tinrent côte à côte, avant de parcourir, sans se lâcher, les rues qui
conduisaient à la maison du marié.
Pour accomplir la cérémonie, on avait fait appel à l'un des hommes les
plus âgés du Carmel. C'était un moment solennel que beaucoup attendaient
et ceux qui y assistèrent pleurèrent parce qu'une ancienne prophétie venait de
se réaliser. Le couple se fit face, les yeux dans les yeux, et pour la première
fois, Yeshoua vit l'être avec lequel il venait de se marier. Un être dont la
beauté intérieure était telle qu'aucune forme extérieure ne pouvait lui
correspondre, à l'exception de la femme qui se tenait devant lui et qui était
sans doute l'incarnation de la perfection humaine. Il entendit sa voix, mais
était-ce celle de Mariam ou la sienne ?
« Il nous faut aujourd'hui revêtir notre corps stellaire, la robe d'émeraude
multicolore. Il nous faut aujourd'hui, puisque nous sommes un pour
toujours, abolir les limites de la matière. Nous transformerons aujourd'hui
en eau vivante et en feu purificateur tout ce qui est mort. »
Puis ils s'embrassèrent et se fondirent l'un dans l'autre, cependant que la
foule chantait et les acclamait.
Il y eut tant d'invités au mariage qu'ils manquèrent de vin au milieu de la
soirée. Désespéré, le serveur informa Yeshoua de la situation. Ce dernier
était sur le point d'exprimer son regret aux convives lorsque Mariam
intervint :
« Attends. Nulle raison de paniquer. Demande au serveur de remplir d'eau
les tonneaux, et de laisser mon bien-aimé la goûter avant de servir. »
En entendant ces paroles, le pauvre serveur devint plus nerveux encore.
Yeshoua le sortit de sa stupeur :
« Fais ce qu'on te dit. »
L'homme revint peu après et, rayonnant de joie, tendit un gobelet à
Yeshoua.
« Un miracle. Habituellement, nous servons le bon vin au début, et
lorsque les invités sont suffisamment éméchés, nous mettons le mauvais vin
sur la table, mais vous avez procédé tout au contraire. »
Yeshoua huma le délicieux breuvage. Puis, se tournant vers Mariam, il dit
avec un sourire complice :
« Un miracle ? Peut-être. »
Levant le gobelet sans lâcher la main de Mariam, il se tourna vers les
convives, qui venaient d'être informés du miracle :
« Que cela soit un signe. Aujourd'hui, mon épouse et moi-même faisons
un. »
13
Le Voyant et moi avions voyagé fort loin ensemble. Nous nous étions
rencontrés de nombreuses fois au fil du temps, dans d'autres vies, d'autres
univers. Non pas seulement en tant que Kansbar et Flégétanis, mais sous
plusieurs formes dépourvues de nom. Demeuraient toujours entre nous des
questions non résolues – quelque chose d'essentiel que nous n'avions pas la
force d'aborder cette fois-ci ? Nous touchions pourtant à une forme nouvelle
de notre rencontre dans cette vie-là, et nous tournions autour de nous-
mêmes, et l'un autour de l'autre, de façon assez maladroite parce que nous
trouvions tous deux difficile d'ouvrir l'ultime barrière indicible qui nous
séparait – la nouvelle force féminine –, peut-être parce qu'elle était non pas
unilatérale, mais illimitée dans son expression.
La maison nous accueillit avec ses craquements familiers, et nous
transportâmes nos bagages dans nos chambres. Lorsque je pénétrai dans la
pièce au papier peint fleuri qui était habituellement la mienne, la Joconde et
Léonard me souriaient toujours depuis le mur, semblables à des points
d'interrogation. Nous prîmes un unique verre de vin dans la cuisine. Le
Voyant paraissait agité. Puis il déclara :
« Je vais marcher dans la montagne. »
Le ton était sec et ne contenait nulle invitation à l'accompagner. Je n'en
fus pas surpris. J'avais conscience que la réalité nouvelle dans laquelle nous
entrions impliquait une façon nouvelle de travailler, aussi restai-je à la
maison et continuai-je à rédiger mon ouvrage sur Mariam. Le Voyant partit,
et revint une demi-heure plus tard.
« Elle n'est plus là. »
Sa voix était quasi méconnaissable :
« Prat n'est plus là. C'est extrêmement étrange, lorsque je suis arrivé au
lieu habituel, elle ne s'est pas montrée comme elle en avait coutume. J'ai
pensé que c'était peut-être simplement par jeu, avant de réaliser finalement
qu'elle était partie. »
Il se versa un demi-verre de vin. À l'évidence, il était sinon choqué, du
moins plus que surpris.
Nous décidâmes d'arpenter les lieux, sans parvenir pourtant à trouver la
moindre explication au mystère. Nous nous couchâmes tôt.
Avant d'éteindre la lumière, je demeurai allongé à regarder une carte de
Montségur et de la région. Sans raison particulière. Je ne cherchais rien de
spécifique. En revanche, mon subconscient oui, semblait-il, puisque
soudain, un nom me sauta aux yeux : Roquefixade. C'était un village avec
une montagne et un château, tout comme Montségur. Une quinzaine de
kilomètres seulement les séparaient. Chaque fois que nous avions pris la
route en direction de Montségur, nous avions croisé un panneau qui
indiquait ce village. Pour une raison ou une autre, curieusement,
Roquefixade était l'unique château cathare que nous ne nous étions pas
donné la peine de visiter. Et voilà que c'était le seul nom que je remarquai.
Au cours de la nuit, je voyageai de nouveau dans les royaumes astraux,
quoique je fusse toujours incapable de trouver Myriam, mon oracle.
Nous prîmes notre petit déjeuner en silence. À l'évidence, le Voyant se
débattait également avec un problème personnel. Je réfléchis à l'événement
de la veille. Bien que je n'eusse pas envie de m'étendre sur le sujet, je
demandai à mon compagnon s'il aimerait visiter Roquefixade. Il hésita, puis
répondit assez vaguement qu'il souhaitait trouver un endroit où jouer au
golf. Nous nous séparâmes après le petit déjeuner et partîmes chacun dans
une direction différente.
Lorsque je pénétrai dans la vallée qui s'étend au pied de Roquefixade, le
paysage se déploya dans toute sa splendeur. À la différence de Montségur,
le village est bâti sur un éperon rocheux. La montagne proprement dite se
dresse au-dessus de l'éperon où se situe le château. De même, les environs
sont ici bien plus spectaculaires. Là où Montségur est rond, doux, ouvert,
Roquefixade apparaît plus anguleux, dur, fermé. J'obliquai et suivis l'étroite
route qui serpentait jusqu'à ma destination. Il n'y avait personne.
Flammarion
Notes