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Lars Muhl

L’Union

Flammarion

The O Manuscript
All rights reserved
Copyright Lars Muhl 2008
English translation copyright Watkins Media Ltd 2012

Pour la traduction française :


© Flammarion, 2019

ISBN Epub : 9782081487383


ISBN PDF Web : 9782081487406
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081412330

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

« La princesse est là où se trouve le serpent. Trouvez la princesse et vous


serez proche du Graal. »
Dans le troisième livre de la trilogie O’manuscrit, Lars Muhl sublime la
rencontre du féminin et du masculin. L’auteur poursuit son voyage
initiatique et rencontre une prêtresse, Sylvia, qui l’aide à découvrir sa part
féminine et à en comprendre l’archétype.
Lars Muhl réalise que l’union des deux polarités – masculines et féminines
– à l’intérieur de soi permet d’atteindre la complétude et ouvre au
sentiment d’unité avec le Tout. Il découvre également que le Graal n’est
pas un objet mais un état d’esprit et de cœur, et prend conscience que l’ego
et le corps ne sont que des outils qui doivent être mis au service de notre
âme.
Lars Muhl est un auteur danois de renommée internationale, un orateur et
un guérisseur. Il figure régulièrement dans le top 100 des personnes les
plus influentes spirituellement de The Watkins review, au côté du Dalaï
Lama, de Deepak Chopra, de Paulo Coelho ou encore de Nelson Mandela.
Il est l’auteur de la trilogie O’manuscrit, dont le tome I Le chercheur est
paru chez Flammarion en mars 2017 et le tome 2 La Rencontre en mars
2018.
Du même auteur

Le Chercheur, Flammarion, Paris, 2017, J’ai Lu, Paris, 2018


L’Union, Flammarion, Paris, 2018, J’ai Lu, Paris, 2019
L’Union
Il y a de la lumière au-dedans d’un être lumineux,
et il illumine le monde entier.
S’il n’illumine pas, il est ténèbres.
Jésus, Évangile de Thomas, 24
PROLOGUE

Il y a quelques années, je reçus un vieux manuscrit intitulé San Graal et


écrit par un certain Kansbar.
L’homme qui me le donna fut d’abord mon professeur, avant de devenir
mon ami. Dans l’intervalle, il dut subir l’insigne affront de tenir à mon
égard le rôle équivoque quoique archétypal de père spirituel. D’où il
s’ensuivit que je jouai celui du fils zélé qui, pourtant, ne parvint jamais à
satisfaire pleinement son père. Cette relation portait en elle les germes d’un
conflit classique : dans un premier temps, l’idolâtrie du père, et dans un
second, l’inévitable parricide symbolique.
Comptant quelque quatre cents pages, le vieux manuscrit espagnol est
dénué de valeur littéraire. Plutôt dépourvu d’attrait pour un œil non averti,
son contenu, s’il devait offrir un quelconque intérêt, se lit entre les lignes.
Et le peu qu’y découvrira le lecteur assidu n’est destiné qu’à ceux pour qui
il présente un certain sens.

Le premier sentiment, à la lecture de la dédicace, est que ce contenu


concerne celui qui transmet le manuscrit et celui qui le reçoit. En
l’occurrence, Kansbar et Flégétanis.
Voici ce que dit la dédicace de l’ouvrage qui porte la mention et la date
« Alhambra 1001 » :
« Kansbar n’est pas mon véritable nom. Mais en raison des secrets que
l’on a choisi de confier à ma garde, j’ai adopté cette ancienne appellation
perse. Kansbar l’Élu. Kansbar le Sage. Kansbar le Voyant. Kansbar le
Protecteur du Graal. Je me fais vieux. Durant de nombreuses années, j’ai
cherché celui qui assumera la responsabilité à ma suite – en vain,
cependant. Ce n’est qu’aujourd’hui que me revient en mémoire ce jour où
j’ai rencontré Flégétanis, chanteur maure itinérant, sur la place du marché
d’une petite ville de la côte andalouse. Le manuscrit est pour lui. Il relate
l’histoire du Graal. »

Au début, je ne sus que faire du manuscrit. À l’exception d’une légère


curiosité, je ne ressentais qu’une fierté enfantine à l’idée d’avoir été
considéré comme digne de le conserver. Ce ne fut que lorsque je
commençai à le lire que je découvris que son contenu n’était pas à la
hauteur des promesses de la dédicace, et le sentiment nouveau de mérite
que j’éprouvais s’évapora comme rosée au soleil du matin.
Deux années durant, le manuscrit demeura intact dans la bibliothèque de
mon bureau, amassant de la poussière, jusqu’à ce jour où un pâle rayon de
soleil tomba sur le livre, comme pour le désigner encore à mon attention.
Aussi fut-ce sans nulle attente d’aucune sorte que j’ouvris une nouvelle
fois le livre jaunâtre. Dès l’instant où je le tins entre mes mains, la lumière
de la pièce parut se modifier. Hésitant, je levai les yeux de la page vide.
La page vide ?
Au-dehors, le soleil était pâle et bas dans le ciel. Rien ne semblait avoir
changé dans le bureau. Sauf le livre. Je tournai une page. Pas la moindre
lettre. Pas le moindre mot. J’en tournai une autre, puis une autre encore,
juste pour constater que rien ne paraissait y avoir été écrit. Seuls quelques
caractères nets, presque transparents, étaient visibles sur le papier. Les
signes et symboles étranges semblaient se mouvoir, et plus je les regardais,
plus ils dansaient devant mes yeux, presque moqueurs et diaboliques.
Un long moment, je demeurai assis, l’esprit absent, ruminant sur les
phénomènes étranges que je venais de vivre. Lorsqu’une nouvelle fois je
regardai le manuscrit, le texte fut subitement là, de nouveau. Je feuilletai les
pages et constatai que le texte était apparemment intact. Tout cela n’était-il
qu’un tour de mon imagination ?
Soudain, je réalisai que, si le contenu du manuscrit n’avait en soi aucune
signification, il n’en constituait pas moins un voile protecteur, une sorte de
clé ouvrant sur un monde qui, autrement, resterait fermé. Ce ne fut que plus
tard que je compris que l’ouvrage représentait simplement une métaphore,
un miroir, une porte donnant accès à une autre dimension.
L’information communiquée par le manuscrit n’était que l’ombre pâle
d’un savoir bien plus profond. Le texte courant relatait une histoire
andalouse portant principalement sur deux personnages, Kansbar et
Flégétanis. Les signes inexplicables apparus derrière le texte constituaient,
en un sens, la clé ouvrant à une connaissance plus riche. Une connaissance,
toutefois, qui ne se révélait qu’à ceux qui étaient prêts à l’accueillir. Le
manuscrit, par conséquent, représentait l’image d’une potentialité présente
dans l’homme lui-même : l’accès aux dossiers de ce qu’on appelle l’akasha
dans la grande mémoire céleste universelle.
Je tournai une page et commençai à lire.
PARTIE I
SYLVIA
1

Semblable à une lame, le train taillait son chemin dans les ténèbres
européennes. La pluie fouettait les vitres du compartiment.
« Dieu fait pipi », déclara le petit garçon assis à côté de sa sœur, sur le
siège opposé au mien.
« Carl ! »
Leur mère me lança un regard d’excuse, tout en se penchant sur son fils
pour lui essuyer la bouche avec une serviette en papier.
« Dieu ne fait pas pipi, répliqua sa sœur. Il pleure. »
Ce n’était pas là une affirmation claironnante, juste le constat paisible
d’un fait, ponctué d’un léger point d’exclamation. Semblable à une
respiration réprimée, immédiatement suivie d’un effet contraire.
« Il doit être vraiment triste alors », soupira la mère avec résignation en
contemplant d’un air vide la vitre embuée, avant de disparaître à nouveau
derrière un magazine féminin.
Patiente, la petite fille posa la tête sur l’épaule de son frère. Ainsi assis,
ils incarnaient la silencieuse protestation de toute une génération à l’égard
du rejet inconsidéré de ce Saint des Saints : l’aptitude divine et fragile de
l’humanité à être présente.
Je leur souris avec sympathie et m’enfonçai dans mon siège dans l’espoir
de dormir un peu.
Dans le sac à côté de moi se trouvait le résultat de deux ans de travail
intense, le manuscrit de Marie-Madeleine, ce pouvoir féminin oublié. Le
résultat aussi de la désagrégation d’une vie. Deux années durant, j’avais
plus ou moins erré, sans autre point de repère que l’écriture du manuscrit.
Dans la petite maison des montagnes andalouses, à la gare du Nord à Paris,
à l’hôtel Costes de Montségur. Ligne après ligne, morceau après morceau,
le long de chemins de traverse hasardeux, de chambre d’hôtel en gare
bondée, partout où je pouvais m’asseoir avec mon ordinateur portable.
L’œuvre était achevée et j’étais en route pour le Danemark, aussi fatigué
que Mathusalem. Au tréfonds de ma conscience persistait une crainte, celle
de savoir si les différents passages fonctionneraient ensemble ou pas.
Y aurait-il quelque cohérence dans le chaos ? Ce fut tout ce que j’eus le
temps de penser avant de sombrer dans le sommeil, bercé par les larmes de
Dieu qui tambourinaient sur la fenêtre, dessinant à l’arrière de mes
paupières d’éphémères motifs.

Il existe dans les Pyrénées une petite ville nommée Bélesta, sise dans le
Val d’Amour. Dans cette ville se trouve un enfant qui verse une larme
chaque fois qu’une feuille tombe prématurément sur le sol. L’enfant pleure
sur l’ignorance de l’homme. Pleure sur la constante méconnaissance de la
véritable essence de l’être humain. Pleure sur l’aveuglement spirituel de
l’homme.
Dans cette ville se trouve une église. Dans les profondeurs obscures de
cette église se trouve un bassin posé à terre, empli des larmes de l’enfant,
qui constituent une eau sainte dans laquelle les pèlerins peuvent baigner
leurs yeux et recouvrer la vue.
N’est-ce pas alors paradoxal que l’Église chrétienne, tout au moins au
niveau symbolique, dissimule son véritable pouvoir dans l’inconscient ?
Les églises du pays cathare cèlent de nombreux secrets qui commencent
tout juste à venir à la lumière. Il fut un temps où, dans mes tentatives pour
en découvrir quelques-uns, je pensais qu’il s’agissait de révéler la
misanthropie et la fausseté de l’Église catholique. Rien ne pouvait être plus
éloigné de la vérité. Au fil des ans, l’Église a commis d’irréparables
atrocités. À l’idée de les nommer toutes, la fatigue nous saisit presque. Mais
en quoi l’Église aurait-elle pu être différente, sachant qu’elle est un produit
des limites de l’homme lui-même ? À l’égal des autres églises ou religions
du monde. Qu’un nouveau-né devienne hindou, bouddhiste, musulman, juif,
chrétien ou athée ne dépend que du choix des parents ou des conditions
dictées par telle ou telle culture. Nul être humain, nulle Église, cependant,
ne décide de la véritable identité cosmique de l’enfant. Ce qui, en retour,
vaut pour chacun de nous.
Je croyais être quasiment arrivé au terme de mon voyage. Lequel, en
réalité, ne faisait que commencer, ce dont je n’avais alors pas la moindre
idée. Je me concentrais uniquement sur l’achèvement du manuscrit de
Marie-Madeleine. Quoique je fusse celui qui l’avait écrit, il s’agissait plus
d’un cadeau que l’on m’avait autorisé à ramener à la maison que d’une
création personnelle. Cela m’emplissait d’une profonde gratitude, mais
aussi d’un vide étrange, un vide différent de celui que l’on expérimente
habituellement chaque fois que l’on achève un projet.
Nombreuses sont les voies de l’intuition. Fondamentalement, nous
pourrions dire que si l’homme n’utilise pas l’intuition, celle-ci n’utilise pas
l’homme. Au mieux, mon périple constituait un exemple de ce qui peut se
produire lorsque nous nous laissons guider par la voix intérieure, que nous
renonçons à la réalité matérielle et que nous voyageons à travers le paysage
de l’âme, lequel est essentiellement accessible mais rarement parcouru, le
plus souvent dissimulé derrière les limites imposées à une personnalité
donnée.
La rencontre avec le Voyant m’avait enseigné quelques-uns des
innombrables niveaux qui nous entourent, aussi bien que les multiples
pièges dans lesquels celui qui voit peut être trop aisément pris. Lors de mes
expéditions astrales, j’avais visité les mondes inférieurs et rencontré mes
ombres personnelles, aussi bien que la longue série de démons collectifs qui
s’y cachaient. J’étais entré en contact avec l’oracle au cours de mon voyage
à Tolède, une voix intérieure à laquelle il m’est possible de faire appel
lorsque je suis dans un état d’équilibre raisonnable. Il ne s’agissait toutefois
que d’une école, et de leçons qu’il fallait apprendre. Sur un plan
déterminant, je continuais à être entravé et empli de peurs. Il me fallait
toujours compter avec ma solitude fondamentale, et la séparation
momentanée d’avec le Voyant ne facilitait pas les choses.
Durant l’une de nos sessions à Montségur, alors que nos conflits
atteignaient un point culminant, et afin de me corriger, le Voyant me répéta
avec opiniâtreté que je n’étais rien de plus qu’un garçon de courses du
comité des directeurs. Le fait qu’il évoquât le comité des directeurs de la
Grande Compagnie de la lumière n’apaisa en rien la tension qui régnait
entre nous. Dès lors, ses paroles n’ont cessé de me hanter, et à cette époque,
elles résonnaient avec plus de force encore. Nul moyen d’y échapper : le
temps était venu pour moi d’assumer mon héritage. J’étais livré à mon
propre fonctionnement.

Le train gémissait de toutes ses articulations. Venu de très loin, le bruit


strident des freins me sortit de mon sommeil. J’ouvris les yeux. Le néon du
plafond était éteint. La mère et les deux enfants étaient partis. À leur place,
je distinguais une silhouette installée sur le siège situé directement en face
de moi, baignant dans un éclat étrangement flou. La lumière n’était pas
assez vive pour que je pusse déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une
femme. Cette silhouette était parfaitement immobile, et je clignai les yeux
pour voir à travers le voile invisible qui nous entourait, sans pourtant y
parvenir.
Je voulus parler ; je sentis que mes lèvres bougeaient, mais pour une
raison inexplicable, je n’émis aucun son. Très étrangement, cette situation
parut relativement naturelle. Nul mot n’était nécessaire. Ce qui, en des
circonstances normales, se serait révélé fort frustrant, devenait en cet instant
acceptation totale. Ce fut à ce moment seulement que je remarquai la paix
qui dominait le vide intérieur. Me renfonçant de nouveau, je m’abandonnai
au balancement du train. Je n’étais pas seul.
Glissant lentement dans le sommeil, je flottai dans le temps, avant de
m’éveiller en 1982, date à laquelle j’enregistrai avec Warm Guns l’album
Italiano Moderno, à l’Eden Studios, à Londres. C’était l’une de ces
journées où le légendaire producteur et auteur de chansons Nick Lowe
venait au studio. Nous écoutions les enregistrements de la veille en buvant
une bière lorsque, soudain, il désigna une publicité dans Time Out. On y
lisait : « Lectures psychiques ».
« Tu as déjà eu une lecture ? » demanda-t-il.
Je secouai la tête, mais sus immédiatement qu’il me fallait essayer.
Deux heures plus tard, je me retrouvai au siège de la British Spititual
Association, dans le centre de Londres. À l’extérieur, des mères de famille,
des punks et un homme d’affaires de la City faisaient la queue. Après avoir
payé mon entrée deux livres, je fus dirigé vers le deuxième étage.
Une jeune femme m’accueillit. Nous nous saluâmes et elle me pria
d’entrer. Nous n’échangeâmes guère que ces quelques mots. Puis elle me
demanda ma montre-bracelet, que je lui donnai. La tenant entre ses mains,
elle glissa dans un état de transe, les yeux fermés. Au bout d’un moment,
elle se mit à parler à voix basse :
« Votre petite sœur vous envoie ses salutations. Elle dit qu’il est temps
pour vous de renoncer à votre tristesse et à votre sentiment de culpabilité,
liés à ce qui s’est passé lorsque vous étiez enfants. Elle est aujourd’hui
mariée à un homme qui a grandi dans la même ville et le même quartier que
vous. Il est mort à peu près au même moment que votre sœur, après avoir
traversé en courant devant une voiture, en compagnie d’un autre garçon.
Désormais, votre sœur et lui sont mariés et ont fondé une famille. »
La jeune femme demeura silencieuse, avant de poursuivre :
« Vos grands-parents vous envoient leurs salutations. L’un d’eux, et vous
savez certainement de qui il s’agit puisque vous conservez sa montre de
gousset cassée dans un tiroir chez vous, affirme que votre père est malade et
que vous devez le convaincre de changer de vie. »
La jeune femme se tut à nouveau et retourna la montre dans ses mains.
« Un jour, vous cesserez votre actuelle occupation parce que vous
réaliserez qu’il existe une autre sorte de musique, d’une valeur différente et
plus élevée. Vous travaillerez dans la thérapie. Au fil du temps, vous
entrerez en contact avec des personnes qui auront une grande influence sur
vous et votre véritable travail. L’une d’elles s’appelle Sylvia. Lorsque le
temps sera venu, elle vous communiquera quelque chose que vous devrez
transmettre. Soyez vigilant et n’oubliez pas votre force intérieure. N’oubliez
pas la véritable destinée qui est la vôtre. »

Je ne sais combien de temps je dormis, mais cela parut n’avoir duré


qu’un instant. Aussi fus-je surpris de constater que l’étranger ne se trouvait
plus dans le compartiment et que je ne l’avais pas entendu partir.
Je commençai à songer à la notion de maison. À quel lieu l’homme
appartient-il ?
D’où vient-il ? Où allons-nous ?
Où vivent réellement les sans-abri de la gare de Hambourg ? Et les riches
voyageurs de première classe ?
Si notre cœur est notre foyer, où vivons-nous tous ?
Où se trouvait mon propre cœur ?
Où est-il à présent, pendant que j’écris ?
J’ai visité des milliers d’endroits. J’ai erré dans des déserts sans fin. Je
réalise aujourd’hui que j’ai fréquemment délaissé mon cœur pour d’autres
lieux, d’autres choses, des idées, des colifichets, ou pour la compagnie
d’autrui. Tout cela dans l’espoir de découvrir quelque sens, un peu de paix
et la confirmation qu’après tout, j’étais aimé. Oubliant chaque fois que ce
que je recherchais se trouvait dans le cœur que j’avais abandonné derrière
moi.
Je le reconnais. J’ai sans doute reçu plus d’aide que quiconque. Mais ce
que j’ai pu faire n’a pas toujours été bien accueilli. Et il y a des raisons à
cela.
Mon livre sur Marie-Madeleine fut publié quasi secrètement. Sans
bénéficier d’aucun article, la première édition se vendit entièrement en un
mois. La cinquième parut moins d’un an après – preuve supplémentaire s’il
en était besoin qu’une autre réalité existe, un réseau dissimulé aux regards
de la presse et des personnalités.
D’un autre côté, mon livre ne parlait pas d’une inconnue. Après deux
mille ans d’oubli, Marie-Madeleine et sa véritable relation à Yeshoua se
manifestaient dans l’esprit d’un nombre croissant de personnes à travers le
monde. Il en résultait toute une série d’ouvrages dont le dernier en date était
le Da Vinci Code de Dan Brown qui franchit avec fracas la barrière
médiatique et fascina des millions de lecteurs.
Ma fascination pour Madgalene comme archétype féminin dissimulé
débuta vers le milieu des années 1980, après avoir découvert certains
évangiles contenus dans les rouleaux de Nag Hammadi, ainsi que
l’Évangile de Marie et les écrits gnostiques de la Pistis Sophia. Ces textes
m’ont non seulement fait plonger au cœur d’un passé hérétique, mais
encore orienté vers des pistes convergeant vers une histoire qui semblait
avoir à nous dire des choses bien plus profondes que des révélations
sensationnelles ou des énigmes criminelles complexes.
La réalité dépasse toujours la fiction, si colorée soit-elle.

Ainsi fut-ce à l’occasion d’une conférence donnée à la Société


théosophique de Copenhague qu’un homme d’une soixantaine d’années me
posa une question qui eut un impact déterminant sur le travail que j’avais
entrepris à propos de Marie-Madeleine.
« Lars ! La dernière image de votre nouvel ouvrage montre une femme.
Mais c’est la seule qui ne possède ni titre ni légende. Voudriez-vous nous
dire où vous l’avez trouvée et qui elle représente ? »
Cette question m’était envoyée par le Ciel. Je venais juste d’évoquer la
nécessité de se confronter à son intuition et de poser des questions
auxquelles on ne saurait autrement répondre, afin d’affiner les sens
énergétiques et l’accès aux dossiers d’akasha.
J’expliquai, ce qui était la vérité, qu’elle m’avait été donnée aux
alentours de 1983 par une connaissance, le philosophe John Engelbrecht,
qui m’affirma qu’elle avait été transmise par trois moines voyants. L’image
représentait Marie, autrement dit la Vierge. Plus tard, je compris qu’elle
pouvait tout aussi bien incarner Marie-Madeleine. Comme toutefois je ne
disposai d’aucune preuve, je plaçai l’image sans autre précision. Celle-ci
constituait une sorte de signal de détresse.
L’homme se leva :
« Sans doute cela vous intéressera-t-il de savoir que c’est ma mère qui a
ramené cette image au Danemark en 1960, et qu’effectivement, elle a été
transmise par trois moines voyants. »
L’homme marqua une pause, avant d’abattre sa carte maîtresse :
« Je peux également vous confirmer qu’elle représente en effet Marie-
Madeleine. »
Un soupir parcourut la foule. Je n’aurais pu exiger preuve plus
convaincante du pouvoir de l’intuition. Voilà qui était sans ambiguïté.
Après la conférence, je tentai, en vain, de retrouver l’homme parmi le
public, afin d’obtenir plus d’informations sur sa mère. Quelque chose en
moi me disait que c’était important ; cependant, la foule qui me pressait de
questions était trop grande.
Au cours de la soirée, dans ma chambre d’hôtel, je vécus un étrange
phénomène de lumière. Dans un premier temps, je crus que l’ampoule de la
lampe posée sur le bureau était sur le point de rendre l’âme. Puis je réalisai
qu’elle n’avait pas même été allumée. Suspendue dans l’air, une boule de
lumière de la taille d’une balle de tennis pulsait faiblement. Sa couleur
évolua vers un bleu pâle, tandis qu’un cercle violet l’entourait et qu’une
croix de la même couleur brillait à l’intérieur. Simultanément, je sentis la
présence d’une autre personne dans la pièce. Le phénomène parut ne durer
qu’une minute, mais lorsque je regardai ma montre, une heure s’était
écoulée. J’avais déjà éprouvé semblable disparition du temps. Ce qui était
nouveau ici tenait au fait qu’apparemment, nulle signification, nul message,
nulle information de quelque nature que ce fût n’y était lié. Où avait disparu
ce morceau de temps, et que s’était-il passé dans l’intervalle ?
Le symbole de la croix rayonnante m’était déjà apparu au cours d’une
excursion dans la petite ville de Belcaire, dans les Pyrénées, où le Voyant et
moi-même voulions mener quelques investigations. À côté du mémorial
érigé en l’honneur des villageois morts à la guerre, se dressait un crucifix
grandeur nature. Alors que je méditais devant, une petite boule bleu pâle se
matérialisa. Elle était pourvue du même cercle violet avec la croix violette à
l’intérieur. On eût dit une bulle de savon flottant devant les pieds du
Crucifié. Je réussis à l’époque à en prendre une photographie.

Mon téléphone sonna une semaine après la conférence publique que


j’avais donnée. Il s’avéra que c’était Hasse Smerlow, l’homme dont la mère
avait rapporté l’image de Marie-Madeleine au Danemark :
Crucifix à Bélesta.
« Bon, je suis désolé de vous appeler maintenant, mais je ne voulais pas
vous déranger après la conférence. Je tenais juste à vous dire que ma mère
vit toujours et serait très heureuse de vous rencontrer. Elle se fait vieille et
n’est pas en grande forme physique. Ce qui n’empêche pas qu’elle ait un
esprit plus sain que la plupart d’entre nous. Mais il faut que vous en jugiez
par vous-même. Si vous avez un papier et un crayon, je vous donne son
adresse. »
Je farfouillai à la recherche d’un stylo et faillis renverser une tasse de
café avant de mettre la main sur un bout de crayon.
« Voilà, dis-je.
— Elle s’appelle Sylvia et vit… »
Ce fut tout ce que j’entendis. Un seul mot suspendu dans l’air comme le
son d’une cloche secrète, dont les harmoniques pures créaient d’étranges
accords et déclenchaient en moi une sous-mélodie très profonde :
Sylvia !
« Excusez-moi, quel nom avez-vous dit ?
— Ma mère s’appelle Sylvia. »
Il marqua une pause afin de me laisser écrire. Dans un état de transe, je
notai le nom et l’adresse dans mon carnet, et me souvins à peine avoir dit au
revoir lorsque je m’éveillai devant le téléphone, dont le combiné avait été
remis à sa place.
Était-il possible qu’il s’agît de cette Sylvia dont, vingt-trois ans
auparavant, le médium avait prédit que je ferais la rencontre parce qu’elle
avait quelque chose à me dire ?

Tout cela se produisit à une époque où mes voyages astraux


décroissaient, remplacés par des périodes où je tombai, pour ainsi dire,
« hors du temps. » Il m’arrivait de marcher dans la rue et de me retrouver
soudain dans un autre temps ou sur un autre plan. L’environnement restait
plus ou moins le même. Quasi imperceptiblement, je glissais dans une
réalité synchronisée qui affectait ma conscience temporelle, aussi bien que
la lumière du jour autour de moi.
Au cours de ces « chutes », j’étais entouré par un réseau céleste de
particules lumineuses dansantes qui se reflétaient mutuellement, imprégnant
de vie toute chose aussi loin que portât mon regard. J’ai la sensation d’être
dans le champ morphique, dans l’étincelante architecture de la réalité
matérielle visible. L’expérience est parfois si intense que je discerne
nettement les petits êtres angéliques rayonnants qui conservent et qui
créent, les gardiens de lumière, lesquels se manifestent sous la forme de
milliers d’étincelles, ou encore d’un éternel réseau de minuscules cristaux
dans l’air qui nous environne.
Certains jours, les conséquences psychiques de ces expériences étaient si
envahissantes que je ne pouvais faire autrement que de demeurer au lit toute
la journée. J’éprouvais généralement une souffrance intense au niveau de la
moelle oblongue, à l’endroit précis où la partie supérieure du système
nerveux central rejoint le cerveau. À d’autres moments, ce phénomène était
suivi par une douleur dans le plexus solaire. À l’évidence, ces symptômes
étaient fort proches de ceux que j’avais ressentis dix ans auparavant et qui
m’avaient cloué au lit trois ans – jusqu’à ma rencontre avec le Voyant. J’eus
la pensée qu’il était possible que la maladie ancienne fût de retour parce que
j’avais été séparé de mon mentor.
Non.
C’était différent.
L’habituelle sensation de fer et de plomb ne faisait plus partie des
symptômes. Cela était lié à un manque de clarté, à quelque blocage intérieur
qu’il fallait éliminer afin que les forces cosmiques pussent s’écouler
librement. Je n’étais plus la cause inconsciente, ni le témoin paralysé de
mes propres funérailles.
Je ne vois nulle raison d’entretenir la souffrance. D’un autre côté,
toutefois, je ne doute pas qu’à l’instant où celui qui souffre comprend la
purification de la douleur et prend conscience de son effet libérateur, tout ce
qui paraît dénué de signification s’emplit de sens. Pour le dire simplement,
immense est la différence entre comprendre l’essence profonde de la
souffrance et ne pas y parvenir.
Ces « chutes » me mettaient dans un état d’esprit tel qu’il ne m’était plus
possible de prendre de rendez-vous ou d’avoir des projets. Il me fallait en
quelque sorte involontairement renoncer à tout contrôle, et je réalisai la
somme d’énergie, consciente ou inconsciente, que nous mettons à tout
maîtriser, mais aussi que cette fixation sur le contrôle n’avait qu’une seule
origine : la peur. Y renoncer peut en soi provoquer de l’anxiété.

La nuit qui précéda ma rencontre avec Sylvia, je fis un rêve. Je marche le


long d’une route, mais ne peux voir où elle mène. Je suis absolument seul,
et la paix du paradis règne sur un paysage enchanté. Je pressens cependant
que ce lieu idyllique cache quelque chose de démoniaque, quelque chose de
menaçant. Je suis pourtant parfaitement calme et confiant.
Au bout d’un certain temps, la route se divise en deux voies plus petites,
et je ne sais laquelle prendre. Une silhouette approche sur celle de gauche.
Ce n’est au départ qu’un point sur l’horizon, mais peu après, voilà que le
Voyant se tient face à moi dans son attitude si familière, son bâton de
pèlerin posé devant lui.
Alors, une autre silhouette apparaît sur la voie de droite. Elle aussi n’est
d’abord qu’un point au loin. Puis elle se rapproche et je réalise que c’est
une image de moi-même. Une image qui tient, elle aussi, un bâton de
pèlerin devant elle.
La situation paraît bloquée. Quelque chose me retient, tandis que je fais
face au Voyant sur la gauche et à l’image de moi-même sur la droite,
jusqu’à ce que je prenne conscience que ces deux représentations
correspondent à la projection de blocages qui se situent en moi. Les deux
silhouettes se dressent là, gardant l’entrée et empêchant tout passage.
Debout face à elles, je tente désespérément de trouver une solution. Sans
nul doute, il me faut les dépasser parce que toutes deux incarnent des
formes anciennes dont je n’ai plus besoin et dont je dois toutefois
reconnaître la nature pour qu’elles puissent se dissoudre et cesser d’être un
obstacle sur mon chemin. Mais comment ? Et quelle route choisir ?
Alors que je me tiens là, totalement paralysé, j’aperçois un ange bleu
dans le ciel qui surplombe les deux routes. Il approche avec une grande
rapidité et je me sens soudain soulevé dans les airs, tandis qu’une voix
déclare :
« Ne te laisse pas égarer. Chacune des deux routes conduit dans le passé
aux anciennes limitations. Tu as parcouru un long chemin sur ces routes,
mais, aujourd’hui, le temps est venu de renoncer à ce qui est ancien. »
L’ange m’emporte dans ses bras et nous disparaissons dans les cieux au-
dessus des deux silhouettes.

Il neigeait lorsque je descendis du train à Charlottenlund, au nord de


Copenhague. Semblables à la manne céleste, de gros flocons doux
tombaient de nuages denses en voletant. L’air était empli de cristaux. Mes
sens étaient aiguisés à un degré tel que je pouvais voir directement à travers
les personnes que je croisais dans la rue. Ce n’était ni les blocages ni les
limites que je remarquais, mais les qualités les plus élevées, qui formaient
comme des motifs radieux dans l’aura céleste. C’était saisissant, et
cependant aucune de ces personnes ne paraissait avoir conscience de l’aide
qui les entourait.
Un homme âgé, en train d’attendre, était auréolé d’une antique couronne
dont la couleur dorée teintée de rouge vibrait au-dessus de sa tête. Cette
couronne était le reflet d’un désir – le désir d’une femme avec laquelle il
avait été marié trente ans et qui venait récemment de partir pour un autre
monde. Métamorphosé, le désir était aujourd’hui devenu patience.
Un couple marchant main dans la main : un triangle nacré les
enveloppait, qui dissolvait la jalousie existant entre eux.
Une jeune fille, perdue dans ses pensées : une petite tiare rayonnait à la
hauteur de ses seins naissants – danse des lucioles célébrant l’éveil de
l’éros.
Une femme enceinte : un filigrane étincelant l’enserrait, elle, ainsi que la
vie nouvelle qu’elle portait dans ses entrailles.
Une femme essayant en vain de dissimuler ses larmes, brillant comme
des diamants sur ses joues : une croix faiblement pulsante au niveau de son
ventre, tristesse de l’amant perdu, image du lit vide – le chagrin comme
rédemption annonçant une autre vie.
Les immeubles du quartier bohémien. La porte transparente. Le dernier
étage. Initiation.
J’appuyai sur la sonnette que j’entendis retentir doucement, quelque part
dans l’appartement. Éternité. Je frappai sur la porte. Puis j’entendis un léger
bruit dans le couloir. La porte s’ouvrit :
L’ange bleu.
2

L’ange bleu se tenait sur le seuil, sous l’apparence d’une vieille femme
âgée d’environ quatre-vingts ans.
Une aura émanait d’elle, rayonnant comme les lunes et les soleils de
voies lactées infinies, et le regard clair et doux d’une jeune fille
chaleureuse, pleine d’attention et d’amour, me fixait avec amusement à
travers les yeux d’une vieille dame qui n’appartenait pas à ce monde-ci.
« Qu’est-ce qui vous a retenu si longtemps ?, demanda-t-elle en riant. Il
vaut mieux tard que jamais. Je suis heureuse de vous voir. Entrez, je vous
en prie. »
Ses paroles se déroulaient à la manière d’un tapis rouge, et lorsque je
franchis le seuil, je sus que je pénétrais dans cet autre univers que j’avais si
longtemps cherché, mais à l’existence duquel j’avais cessé de croire. J’eus
en quelque sorte la certitude que ce pas était sans doute le plus important
que j’eusse jamais effectué au cours de mon long voyage de retour à la
maison.
La vieille dame portait une robe bleue et un chapeau de couleur assortie.
Dans le salon, un certain ordre régnait parmi le chaos de livres, classeurs
à anneaux et documents posés en piles sur les tables et les étagères. Nous
prîmes place dans deux fauteuils placés de part et d’autre d’une table basse
qui pouvait tout juste accueillir deux tasses, dans lesquelles mon hôtesse
versa du thé brûlant délicieusement parfumé.
« Oh, Lars, voudriez-vous, s’il vous plaît, apporter les deux gâteaux que
j’ai préparés pour nous ? Ils se trouvent dans la cuisine. Je ne suis plus aussi
leste qu’auparavant. »
Je me levai et me frayai un chemin parmi les livres et les dossiers. Dans
la cuisine, je découvris deux morceaux de gâteau de Noël, suffisamment
copieux pour nourrir douze personnes au moins.
« Bon, les deux sont pour vous, cria-t-elle depuis le salon. Un jeune
homme tel que vous doit se nourrir. Pour moi, je ne mange rien ces jours-
ci. »
Le rire perceptible dans sa voix emplit l’air, semblable à des cloches qui
résonnèrent en moi, cependant que je coupai une part, que j’emportai sur un
délicat plateau en cristal.
« J’ai attendu cet instant plus longtemps que vous ne pourriez
l’imaginer », déclara-t-elle lorsque nous fûmes de nouveau assis l’un en
face de l’autre.
« Je n’ai pas encore lu vos livres, mais lorsque mon fils m’a montré
l’image de Marie dans l’ouvrage sur Madeleine, j’ai compris que le
messager que j’attendais depuis quarante ans s’était enfin manifesté. Le
comité là-haut sait combien j’ai prié pour que vous apparaissiez. L’image de
Marie a toujours constitué un signal de fumée. Et voici qu’à présent, nous
avons tous deux reçu notre réponse. »
Lumineuse comme le soleil, sa voix était pure et claire.
« Aviez-vous, de votre côté, une idée de ce qui était en jeu ? », s’enquit-
elle avec curiosité.
Je lui parlai du médium qui, de nombreuses années auparavant, m’avait
annoncé que je ferais la connaissance de Sylvia. Je lui contai ma rencontre
avec le Voyant et le travail que j’avais effectué avec lui, et aussi le pouvoir
inattendu qu’avait libéré en moi notre rupture. Pouvoir que je n’étais pas
vraiment certain de pouvoir assumer. Enfin, je lui fis part de l’intuition qui,
une fois l’ouvrage terminé et alors que je me rendais chez l’imprimeur,
m’avait incité à placer l’image de Marie à la suite du dernier chapitre, sans
réellement savoir pourquoi.
Tandis que je lui racontai tout cela, elle demeurait assise, un innocent
sourire aux lèvres, comme si elle savait déjà. Lorsque j’en eus fini, elle
déclara :
« C’est parfait. Il devait en être exactement ainsi.
» Une chaîne ininterrompue d’arrivées et de départs, de compréhensions
et de prises de conscience. Qui sommes-nous, sinon des voyageurs qui se
rencontrent et se quittent, qui pleurent et rient, qui dansent et meurent dans
un cycle éternel ? Des âmes itinérantes dans le temps et l’espace. Une
coupe ne peut renfermer l’océan. Un nuage ne peut être capturé dans un sac.
La conscience de l’éternité ne peut être contenue en un seul individu.
Raison pour laquelle Dieu a créé plus d’un être humain. Et parmi ces êtres
humains, celui qui cherche le Graal doit acquérir la connaissance la plus
dense qui soit, c’est-à-dire celle qui concerne ses propres origines, sa
mission et sa destination. Toutes les étapes par lesquelles vous êtes passé
jusque-là, vos victoires et vos échecs, étaient nécessaires sur le chemin qui
vous menait ici. Souvent, vous vous êtes trompé de direction, avant
d’apprendre à déchiffrer les signes, mais en bout de course, nous y
parvenons tous. Pour ce qui vous concerne, vous et le Voyant, n’oubliez pas
que lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre toujours. Un jour, vous
vous retrouverez, peut-être pas dans cette vie mais dans une autre, où vous
achèverez la tâche dont vous avez pris la responsabilité, il y a longtemps.
Les énergies auxquelles vous êtes exposé en ce moment sont, pour vous,
purificatrices. Le pouvoir cosmique ne peut se manifester sur Terre qu’à
travers la chair et le sang, ainsi qu’à travers un être immaculé. Je ne suis
moi-même si longtemps restée en vie que pour pouvoir vous transmettre
mon savoir. »
Sylvia, l’ange bleu.
« De quel savoir s’agit-il ? », demandai-je.
Elle me dévisagea avec curiosité, comme si un instant, elle doutait que je
fusse bien celui qu’elle avait attendu.
« Si je dis “énergie-MU”, que répondez-vous ? », m’interrogea-t-elle
alors.
La question demeura suspendue dans le silence qui régnait entre nous.
Des pensées traversèrent mon esprit. Énergie-MU. L’expression paraissait
familière, mais j’eus le sentiment de ne pouvoir lui donner une réponse
satisfaisante ici et maintenant. Était-ce un test ?
« Bon, cela peut attendre », reprit-elle, tandis que son regard embrasait
les vestiges disloqués de mon système de défense.
« En revanche, cela peut vous intéresser de savoir à quel moment je suis
entré en possession de Marie-Madeleine. »
J’acquiesçai avec empressement.
« Alors que j’étais jeune femme, je fus invitée par une grande prêtresse
hollandaise à Montségur, dans les Pyrénées. J’ai cru comprendre que vous
avez également vécu un difficile apprentissage en ces lieux. »
Je confirmai d’un signe de tête, et elle poursuivit :
« À l’époque, je ne connaissais rien de la région, ni de son pouvoir. Nous
étions douze à avoir été invitées au château de Montségur. Nous y reçûmes
une initiation dont, en raison de mon vœu de silence, je ne peux vous parler.
Pas encore. Peut-être plus tard. Nous verrons. »
Elle se tut, comme pour chercher les mots justes.
« Après l’initiation, qui dura trois jours et trois nuits, les prêtresses
nouvellement initiées reçurent chacune un château cathare de la région.
Lorsque la grande prêtresse découvrit qu’il n’y en avait aucun pour moi,
elle me conduisit à l’église de Rennes-le-Château. Laquelle fut alors sous
ma domination. »
Sylvia marqua de nouveau une pause, afin de me laisser le temps
d’absorber ses paroles. Puis, me regardant directement, elle poursuivit :
« Vous savez, bien entendu, qu’il s’agit de l’église de Marie-Madeleine. »
J’acquiesçai d’un signe. C’était trop beau pour être vrai.
« À l’instant où nous pénétrâmes en voiture dans la petite ville, je sentis
la présence d’une énergie puissante que, pourtant, je ne pus alors expliquer.
Mais lorsque j’entrai dans l’église de Marie-Madeleine, je faillis
m’évanouir tant j’étais affectée. À l’époque, l’église était dans un état plutôt
déplorable. C’était avant qu’ils ne reprissent les travaux de restauration
entrepris par le célèbre prêtre Saunière, et qu’ils ne voilent une fois de plus
les traces du secret que de nombreux aventuriers cherchent en vain à
Rennes-le-Château et dans les environs.
— Quelles sortes de traces ? »
Sans répondre, elle sourit mystérieusement et me lança un regard qui,
traversant les sphères, semblait plonger dans des univers inconnus. Autour
d’elle rayonnait une lumière alternativement doré et violet. Une couronne
de cristal blanc vibrait autour de sa tête.
« Rennes-le-Château est en ce moment le centre d’une grande attention.
Essentiellement pour de mauvaises raisons. Voyez-vous, le besoin de
divertissement spirituel résulte d’une indolence profondément enracinée et
d’une dépendance névrotique à la matière et à la peur qui engendrent le
désir d’une libération rapide, encouragent les solutions faciles et conduisent
directement aux illusions astrales. Il est, par conséquent, possible de
batifoler éternellement à la lisière de ce parc d’attractions spirituel. Lequel
transforme l’intuition en illusion, l’imagination créative en divagation, l’art
visionnaire en hallucination. Rechercher la transformation n’a rien de
répréhensible en soi. Mais il faut avoir le courage de faire face à ses
motivations personnelles, afin de comprendre ce qui provient de nos
blessures anciennes, de la peur, de l’infériorité, du lien aux choses et à
autrui, et ce qui repose sur une véritable introspection, une prise de
conscience, la certitude. »
Son regard semblable à l’océan m’enveloppa avec douceur, cependant
qu’elle reprenait son explication :
« En dernier recours, tout cela se réduit à un manque d’amour et à un
défaut de connaissance des véritables pouvoirs de l’âme. C’est assurément
fort banal, et pourtant vrai. »
Elle fit un mouvement en direction de la cuisine :
« Encore un peu de gâteau ? »
Je déclinai la proposition d’un geste de la tête. L’aisance avec laquelle
Sylvia alternait entre la grande prêtresse d’une sage lucidité et la douce
vieille dame soucieuse de mon bien-être était remarquable.
« Je suis heureuse que vous soyez venu. Vous et moi avons beaucoup à
faire, mais le temps presse. »
En dépit de l’évidente attention dont j’étais l’objet, je sentis que quelque
chose entravait le flux de la communication entre nous. Sans doute lisait-
elle dans mes pensées, puisqu’elle ajouta peu après :
« Ne perdez pas courage. Néanmoins, je dois m’assurer que vous
possédez les qualifications requises avant de vous transmettre le savoir qui
se dissimule derrière quarante ans de silence. »
À peine avait-elle achevé sa dernière phrase, qu’une paix indescriptible
m’envahit. L’être qui se tenait en face de moi et qui, jusqu’alors,
ressemblait à une vieille dame, parut disparaître. À sa place, je vis une
constellation d’étoiles que je ne peux que qualifier d’angélique. Alors, je fus
doucement quoique fermement soulevé par une sorte de main géante qui me
fit traverser la flottante paroi de cristaux et me guida à travers la lumière
éthérique jusque dans les sphères astrales, à la manière d’un souffle sans fin
qui m’entraînait de niveau en niveau jusqu’à ce que je franchisse l’ultime
voile qui m’entravait et entre dans un état de fluidité qui ne peut s’identifier
qu’à celui de la liberté, pour être cependant ramené de monde en monde
jusque dans le salon, que je réintégrai avec un soupir, face à Sylvia et à son
chaleureux sourire. Tout se produisit si rapidement que je n’eus pas le
temps d’y réfléchir. On eût dit qu’il s’agissait d’une sorte de test dont le but
était de m’informer sur l’état d’esprit spirituel qui était le mien. Une rose
blanche apparut entre nous et survola lentement la table dans ma direction.
« Elle symbolise votre âme », indiqua mon hôtesse en me dévisageant
avec intensité.
Nous restâmes paisiblement silencieux, puis elle poursuivit :
« Il est important que vous travailliez sur vos racines. Je connais le
sentiment d’insécurité et ce que vous ressentez en ce moment. C’est
pourquoi je sais combien il est important que vous réassuriez vos
fondations. Il faut vous lancer dans la partie décisive de votre quête du
Graal. Vous y apprendrez le secret de la princesse emprisonnée qu’il faut
libérer et du dragon qui doit être vaincu pour que le prince puisse lever sa
coupe et boire l’élixir de la vie éternelle. Vous comprendrez la vérité
métaphorique contenue dans la légende du Graal, ainsi que ses
significations allégoriques. Vous ne pourrez découvrir le véritable savoir et
le présenter avec pureté qu’en accomplissant par vous-même le voyage.
— Vous est-il possible de me révéler une partie de l’enseignement que
vous avez reçu au cours de votre initiation à Montségur ? »
À l’instant même où je la posai, je compris combien la question était
inappropriée. Ce que confirma clairement son soupir quasi imperceptible.
« Si je le dévoile, vous y perdriez votre motivation fondamentale à
entreprendre ce voyage.
— Où mène-t-il donc ?
— Sur le plan physique, à la terre des cathares. Sur le plan intérieur, au
château du Graal qui se trouve dans votre cœur.
— Pourquoi précisément la terre des cathares ?
— Parce qu’elle joue un rôle central dans certaines de vos dernières
incarnations, à la fois en tant que prêtre et en tant que troubadour. Vous en
portez une copie dans votre être le plus profond.
— Existe-t-il dans cette région une puissance particulière qui me
permettra de réussir ?
— Oui. C’est le cas partout où une énergie spécifique s’est accumulée au
fil du temps. Vous pouvez vous rendre à Jérusalem, Assise, Lourdes ou
Damas. En Islande, par exemple, il existe une puissance qui reste à
découvrir. Vous pouvez aussi demeurer ici, au Danemark. Nombre de lieux
conviennent, cependant, n’oubliez pas qu’ils sont l’expression d’une réalité
intérieure plus que d’une destination extérieure. Ni Shambhala, ni Shangri-
La ne sont des lieux, ce sont seulement des états d’esprit. Chaque individu
est une porte ouverte sur le cosmos. Cela présuppose néanmoins que
l’individu en question ait la volonté d’être responsable et de se concentrer
sur ce savoir. Il est important de comprendre cela.
— Votre propre initiation a-t-elle quelque chose à voir avec mon
voyage ? »
Elle hocha la tête avec indulgence :
« Cette façon innocente de chercher à extorquer mes secrets en
prétendant ne pas savoir est assez touchante. Mais vous n’êtes pas
réellement convaincant. Il n’y a aucune raison pour que nous continuions à
nous tester. Passons aux choses sérieuses. »
Sylvia après son initiation.
L’ange bleu était toujours suspendu au-dessus de ma tête. Puis il disparut
à une vitesse indétectable à l’œil nu. Je ne pus m’empêcher de songer que
cette performance constituait pour Sylvia une autre façon de me mettre à
l’épreuve.
« À partir d’aujourd’hui, plus rien ne sera pareil. Vous devez vous
attendre à une modification physique qui touchera le niveau des cellules
jusqu’à celui de votre apparence. De nouvelles énergies s’écouleront,
certaines paraîtront plus lourdes et ardues parce qu’elles viendront
d’univers inconnus et que vous continuerez à lutter contre vos limites
personnelles. C’est en un sens paradoxal, parce que c’est uniquement en
renonçant à vos attaches terrestres que les énergies pourront librement
circuler. D’un autre côté, il est tout aussi nécessaire de demeurer enraciné. Il
s’agit donc de trouver un équilibre particulièrement délicat qu’il vous
faudra maintenir. »
Tandis qu’elle parlait, un triangle apparut. Sylvia se tenait sur la droite de
la ligne de base, pendant qu’une image me représentant apparaissait sur la
gauche. Au sommet, nous incarnions tous deux l’être angélique.
« Notez, s’il vous plaît, que le triangle que vous voyez correspond à la
partie manquante de la grande pyramide. Par conséquent, quoique nous
soyons placés sur le bas, la partie inférieure de la petite pyramide marque la
partie supérieure de la grande pyramide. Ce qui constitue une différence
notable. Entre nous, à la pointe de la pyramide se tient l’ange que nous
créons et qui désormais sera votre protecteur. Telle est la façon dont l’être
humain, par couple ou par groupe, est capable de manifester des formes de
pensée célestes pour le bénéfice de l’humanité. C’est de la magie blanche,
ou alchimie. »
Sylvia se leva avec quelque difficulté et disparut progressivement dans
l’obscurité, entre les piles de livres. Elle réapparut dix minutes plus tard,
avec un bout de papier qu’elle plaça devant moi. Je pris ce qui s’avéra être
une serviette en papier marquée d’un étrange symbole et portant les lettres
MU, apparemment gribouillées à la hâte avec un stylo-bille.
« Voilà qui vous donne à réfléchir, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que c’est censé être ? », demandai-je.
Sans répondre, elle me questionna :
« Quelque chose sortant de l’ordinaire s’est-il produit le 20 avril ? »
Je tentai de me souvenir, sans parvenir à me remémorer le jour en
question. Je sortis mon agenda et le consultai à cette date-là. Bingo !
« C’est le jour où a été publié mon livre sur Marie-Madeleine. »
Elle eut un petit rire joyeux :
« J’étais à l’hôpital ce jour-là. Une infirmière m’a servi du café et un
gâteau. La serviette devant vous se trouvait sur le plateau. »
Nos yeux se croisèrent et nous ne pûmes nous empêcher de rire. Parmi la
multitude d’étoiles apparut l’image de la jeune fille. Apparition qui ne dura
qu’un instant, avant de s’évanouir.
« Le comité là-haut était actif », dit-elle lorsqu’elle eut retrouvé son
souffle.
Saisissant la théière, elle me versa du thé.
« Quelle est la signification du symbole par rapport à MU ? demandai-je.
— Je ne sais pas encore exactement. Mais comme vous le savez, MU
correspond au continent céleste des premières âmes sur Terre, Le-MU-ria.
MU est un signe ancien qui, dans l’Égypte antique, désigne l’eau sous
toutes ses formes. Dans l’alphabet grec, mu renvoie au centre ou à ce qui est
situé au milieu, entre le début, alpha, et la fin, oméga. C’est l’eau vivante,
la condition préalable nécessaire au feu transformateur, édictée par
Zarathoustra, et donc par Yeshoua. L’énergie MU renvoie à l’éther le plus
élevé où l’eau et le feu se rencontrent.
MU est le terme mystique employé par les bouddhistes pour éliminer
toute tentation. MU correspond à la purification des âmes. »
Ces mots étaient comme autant de petites chandelles suspendues dans
l’air, un savoir immémorial qui n’attendait que l’impulsion juste pour se
manifester.
« Votre propre nom constitue une allégorie du mystère ; vous êtes là pour
résoudre et transmettre ce mystère. Certains aspects en sont évidents. Les
deux premières lettres de votre nom donnent MU. Pour autant, je ne suis
pas sûre que vous soyez capable, dans votre état actuel, de porter l’entier du
secret tissé dans votre nom. »
Je voulus la contredire, mais elle poursuivit :
« Vous êtes une âme ancienne. Mais une âme ancienne qui a autrefois
profondément chuté. Votre être se compose d’un centre magnifique et
rayonnant. Il y a en vous beaucoup d’amour et de capacité de guérison.
Cependant, vous possédez également en vous un élément destructeur, une
partie en vous qui n’a pas encore été acceptée et dont il vous faut prendre
soin. Si vous y parvenez, rien ne pourra vous arrêter dans la mission que
vous dicte votre âme. »
Ses paroles étaient l’écho renvoyé par quelque mur inconnu du passé, et,
en dépit des promesses qu’elles contenaient, la mise en garde demeurait
claire.
« Là où se tient le dragon, vous découvrirez la princesse. Trouvez-la et
vous trouverez le dragon. Et là où vous les trouverez, vous trouverez aussi
le Graal. Tous trois sont inextricablement unis.
— Quelle princesse ?
— La princesse qui est en vous. L’aspect féminin qui est en l’homme.
Mais il y a aussi une femme qui attend, quelque part ici. Si les hommes et
les femmes avaient seulement conscience du potentiel qui est le leur
lorsqu’ils sont ensemble… Dans l’Antiquité, les initiés travaillaient toujours
par couple. De même que Simon le Mage avait son Hélène, et Yeshoua sa
Mariam, Paul avait sa Thècle. Rares sont les chrétiens qui l’ont compris.
Lorsque l’Église fut fondée, en l’an 325, ce fut d’abord et avant tout un acte
politique accompli dans le dessein d’arrêter la gnostique indépendante et la
société mystique qui s’était développée à l’époque de Yeshoua et au cours
des années qui suivirent sa mort officielle. C’est à l’occasion de cette
fondation que furent également adoptés les dogmes, ainsi que certains rites
du culte de Mithra et de la tradition d’Ishtar/Isis, qui s’accordaient au
programme politique mené par de nouveaux chefs, sous de nouveaux noms.
Ce qui ne rentrait pas dans ce cadre fut réduit au silence. C’est ainsi que
tout ce qui se rapportait à la sagesse, à Sophia, fut littéralement jeté avec
l’eau du bain. C’est à travers Sophia, plus exactement à travers la
dimension supérieure de Sophia, laquelle est secrète, que se produit le
Second Avènement. Trouvez-la et vous parviendrez à la princesse. C’est
aujourd’hui que cela se joue. Le Second Avènement de la Sophia supérieure
est non seulement une affaire collective, mais aussi un processus par lequel
chacun d’entre nous doit passer. C’est pourquoi les personnes qui éprouvent
la turbulence des temps actuels sont si nombreuses, et particulièrement
celles qui travaillent dans la spiritualité. Elle implique une confrontation
avec ce qui est ancien. Avec toutes les limites qui sont en nous. Et c’est
difficile pour la plupart d’entre nous. Regardez autour de vous. Avez-vous
remarqué combien d’hommes et de femmes se séparent aujourd’hui ? Non
parce qu’ils ont un problème personnel, mais simplement parce que la
relation a débuté sur de mauvaises bases. Ce sont de véritables rapports
qu’il faut établir désormais. Il en est ainsi à tous les niveaux. Ce ne sont pas
seulement les liens entre l’homme et la femme qui sont brisés par le
renouvellement qui s’annonce, mais aussi ceux de la famille, des amis et la
vieille relation enseignant/élève. »
Elle me dévisagea avec attention, comme si elle avait aperçu quelque
chose et qu’elle se demandait à cet instant si elle devait m’en faire part ou
non.
« Sortez du cercle ancien, déclara-t-elle alors. Il est toujours douloureux
de dire au revoir à un vieux maître. Plus encore lorsqu’il est devenu une
sorte de père spirituel. Mais à chaque chose, son temps. Le Voyant vous a
beaucoup appris. Et vous pouvez lui en être infiniment reconnaissant. D’un
autre côté, vous lui avez également donné le meilleur de vous-même. Il
vous faut désormais comprendre que ce temps en sa compagnie touche
probablement à sa fin aujourd’hui. Assumez tout ce qui vient du fait que
vous ne devez rien à personne, et qu’il n’y a rien que vous n’ayez reçu.
Lâchez prise. Autrement votre gestalt habituelle vous brisera. Le pacte que
vous avez passé vous protégera si vous honorez ses commandements les
plus intimes, fondés sur le respect mutuel. »
Les paroles de Sylvia formaient comme un gant de velours tenant mon
cœur dans la lumière pour en révéler la tristesse et lui permettre de trouver
son chemin vers la sortie. Et je la vis disparaître dans l’air, semblable à un
oiseau à l’horizon, en route vers cette liberté qu’elle avait si longtemps
attendue.
« Malgré toutes les connaissances que vous avez acquises au fil du
temps, il vous faut accepter le fait que vous vous tenez ici aujourd’hui les
mains vides. Vous ne pourrez, sinon, faire preuve d’une flexibilité
suffisante, ni par conséquent être capable de faire évoluer autrui. Soyez
ferme dans votre capacité à vous conformer. Ce n’est qu’ainsi que vous
pourrez affronter ce qui s’est rigidifié. Modelée en forme de coupe, l’argile
est ensuite chauffée dans le four, ce qui la rend durable. Toutefois, c’est
l’espace vide de la coupe qui peut contenir quelque chose. »
Tendant le bras par-dessus la table, elle posa une main sur mon bras.
« Si vous êtes une coupe, que l’amour soit son contenu. »
Imprégnée par la sagesse de Sylvia, une cathédrale de silence nous
enveloppa.
« Le chevalier du Graal est un idéaliste. Il sait qu’en raison de sa
blessante honnêteté, le véritable amour peut être impitoyable. N’oubliez pas
cependant que le chevalier du Graal, s’il lui arrive de rire de la folie de
l’homme, ne tente jamais d’amoindrir les souffrances qui en découlent. Ce
qui ne signifie pas qu’il reprenne à son compte la responsabilité qui
incombe à autrui, mais qu’il assume la sienne propre. »
Une chose inexplicable se manifestait autour de nous, qui évoquait une
troisième entité, née de l’union de nos âmes. Venant de loin, le carillon
d’une cloche d’église se fit entendre dans le salon, soulignant l’exaltation
qui régnait.
« La différence entre vous et moi tient à ce qu’il vous faut travailler à
découvert, tandis que je dois œuvrer en secret. Mais gardez à l’esprit, je
vous prie, qu’on ne peut tout dévoiler. Il est des secrets dont on pourrait
faire mauvais usage s’ils venaient à être divulgués.
» Toujours, il existera des âmes faibles qui chercheront à exploiter ces
secrets pour en obtenir une récompense personnelle. Il vous suffit de voir
tous ces soi-disant professeurs ou gourous qui, convaincus de leur
excellence, séduisent les âmes crédules en leur promettant des initiations et
autres niaiseries. Raison pour laquelle il vous faut faire preuve de prudence
dans vos révélations. »
Bien que le thé fût depuis longtemps refroidi, elle en but une gorgée
avant de poursuivre :
« Vous devez accepter qu’à l’avenir, notre contact se fasse de façon
télépathique. La télépathie vous est-elle familière ? »
Je réfléchissais à sa question lorsqu’elle me vint en aide :
« Je sais que vous communiquez avec votre oracle, Miriam, et je tiens
donc pour assuré que nous trouverons, vous et moi, une fréquence qui nous
permettra de rester en contact. »
Elle ouvrit les bras :
« Ne vous faites pas de souci. Tout arrivera ainsi qu’il est prévu. »
Sylvia semblait visiblement œuvrer à partir d’un plan déjà conçu.
Toutefois, elle ne fit aucune allusion à l’auteur de ce plan. J’eus le
sentiment qu’elle ne me confiait pas tout, gardant par-devers elles certaines
choses, soit qu’elle considérât que je n’étais pas prêt à les comprendre, soit
qu’elle voulût s’assurer que j’étais digne de sa confiance. Quoique j’eusse
un certain nombre d’expériences à mon actif, cette femme-ci sortait de
l’ordinaire. À l’égal du Voyant, Sylvia appartenait à un autre monde.
« Les hôtes du Ciel se rassemblent en ce moment. Ce qui a des
conséquences à tous les niveaux, y compris celui de la cellule humaine.
Tout s’en trouve bouleversé. C’est aujourd’hui que se produisent les
changements que beaucoup ont prophétisés. Nous sommes, en fait, en plein
milieu de tout cela. Ce sont des temps difficiles dont le rythme s’accélérera
au cours des années à venir et nous affectera tous, sans exception. Nul
n’échappera au jugement cosmique, ce qui, pour l’être humain, signifie soit
des possibilités illimitées, soit la destruction totale. Tel est le choix qui nous
attend. Soit l’insatiable désir du Soi inférieur pour le pouvoir, les choses, le
divertissement, soit la capacité à honorer les aspirations spirituelles du Soi
supérieur. Un choix que nous devrons accomplir chaque jour qui passe. Et
sans doute, à chaque minute qui passe. »
Le temps venait à manquer. Je sentis que l’entrevue touchait à sa fin. Je
saisis donc l’occasion :
« Donnez-moi un signe, quelque chose qui me permette de continuer. »
La demande ne parut pas la prendre au dépourvu. Et une fois de plus, elle
me répondit par une autre question :
« Que savez-vous des sept voiles ?
— Les sept voiles ?
— Oui, les sept voiles. »
Toutes sortes de pensées me traversèrent l’esprit. Je songeai aussitôt au
premier grand ouvrage d’Helena Blavatsky, Isis dévoilée.
« Ont-ils à voir avec Helena Blavatsky ? »
Elle me considéra avec surprise :
« C’est un lien intéressant. La réponse est à la fois oui et non. Je suis
persuadée qu’Helena Blavatsky correspond, à notre époque, à l’une des
dimensions supérieures de Sophia. Toutefois, le secret des sept voiles va
bien plus loin. Vous avez vous-même en partie dévoilé le secret dans votre
livre sur Madeleine. Regardez dans l’Évangile de Matthieu. Lisez le
passage sur Salomé et la danse des sept voiles qu’elle accomplit pour
satisfaire à la luxure de son beau-père, Hérode – en échange de la tête
tranchée de Jean-Baptiste.
— Pouvez-vous m’en dire plus ? »
Sylvia ne put s’empêcher de rire devant mon insatiabilité.
« Certains pensent que la danse n’est qu’une sorte de vulgaire strip-tease.
En réalité, la danse des sept voiles fait entièrement partie du drame sacré
qui annonce la mort de l’oint du Seigneur et la descente dans le monde
inférieur, la déesse retirant chaque partie de son costume à mesure que
l’oint du Seigneur franchit l’une des sept portes de l’enfer. »
Elle se leva.
« Mais il y a plus encore. Ce mystère recèle des profondeurs qui doivent
être mises en lumière. Telle est la tâche. »
Nous nous dîmes au revoir dans l’entrée. J’avais le sentiment d’avoir
toujours connu Sylvia et il me fallut lutter contre une tristesse venue des
ténèbres et qui menaçait de libérer mes larmes. Je l’embrassai sur les joues,
et son rire de jeune fille résonna dans mon âme cependant que je descendais
l’escalier et pénétrais dans le monde afin d’y chercher le dragon, la
princesse et le Saint-Graal.
3

Le rire de Sylvia m’accompagna tout le long du chemin jusqu’à la gare.


La tonalité qui la caractérisait se mêla à la mienne et, de concert, elles
formèrent des motifs étranges et nouveaux. L’un de ces motifs me conduisit
vers une porte de mon inconscient, au-dessus de laquelle était écrit à l’encre
invisible : « La porte est à l’intérieur. »
Des pensées d’origine inconnue surgissaient de recoins dissimulés. Quel
était ce secret dont Sylvia affirmait qu’il était lié à mon nom et qui était
censé me permettre de comprendre le sens profond de ma vie ?
Il faisait sombre lorsque je descendis à la station de Nørreport, avant de
longer Kongens Have en direction de Bredgade, où je devais passer la nuit
en compagnie d’amis. La neige avait étendu son manteau, assourdissant le
moindre son, cependant que des esprits se manifestaient un court instant
avant de s’évanouir de nouveau dans la nuit silencieuse. Nulle chose au
monde ne fait perdre le sens du temps comme la neige et l’obscurité dans
un monde où le flux constant des images rive les êtres à leur réalité
horizontale.
Je méditais en écoutant le bruit de la neige sous mes pieds lorsque,
subitement, j’eus la sensation de ne pas être seul. C’était comme si
quelqu’un marchait littéralement dans mes pas. Deux autres pieds dont le
son me parvenait quelques secondes à peine après que j’eus posé les miens.
Je m’arrêtai net sous le cône lumineux formé par un lampadaire. Les pas
derrière moi stoppèrent également. Je me tournai lentement. Il n’y avait rien
à voir. Pourtant, j’eus la certitude qu’un être se tenait là.
« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? », m’entendis-je demander.
Silence.
« Je sais que vous êtes là. Dites-moi qui vous êtes. »
Aucune réponse, encore.
Je demeurai parfaitement immobile dans le cône de lumière, observant
les alentours avec défi.
Puis je secouai la tête avec force et me détournai pour reprendre ma
marche. Mais, avant que j’eusse le temps de réagir, mes pieds se dérobèrent
sous moi et je tombai à terre. Une douleur fulgurante traversa mon flanc
gauche.
« Si tu veux être libre, il faut renoncer à ta peur de marcher seul. »
La Voix s’adressait à moi sans détour.
« Tant que tu n’en seras pas capable, tu ne pourras savoir qui je suis. »
Je voulus tendre la main vers la silhouette dont je sentais la présence au-
dessus de moi, mais n’attrapai que de l’air froid.
Quelque part, j’entendis rire.
Que m’arrivait-il ? Après m’être séparé du Voyant, après avoir rencontré
Sylvia, j’évoluais vers une sphère différente où mes goûts et mes points de
repère d’autrefois, en réalité tout ce monde ancien et parfaitement connu
qui avait été le mien, se désagrégeaient lentement. C’était comme de flotter
dans une pièce dépourvue de murs, de sol, de plafond. La structure même
des cellules de mon corps paraissait se défaire, exactement comme Sylvia
l’avait prédit. Il se produisait littéralement plus de « contact », de
transparence, qu’à aucune période précédente. Plus que jamais, je me
déplaçais entre les mondes, et avec une agilité croissante. Quel que fût
l’endroit où je me trouvais, j’éprouvais cet inexplicable sentiment d’être
observé et protégé. Ce qui pour autant ne facilitait pas la présence au
monde. Dans une vie ordinaire, il pouvait être parfois malaisé de découvrir
une quelconque signification. Et il était presque impossible de ne pas
remarquer que les jeux mis en œuvre par les êtres de ce monde-ci étaient
plus primitifs que jamais. La seule différence étant qu’ils se manifestaient
sous une forme plus raffinée encore. Ce qui en constituait presque l’aspect
le plus difficile.

Le froid était mordant lorsque, vers la fin du mois de mars, je chargeai


ma voiture et partis vers le sud, en direction de Montségur.
Le Jutland était enveloppé de givre et de brouillard glacé. Vers
Hambourg, le temps se radoucit. Puis ce fut le printemps entre Cassel et
Francfort, et lorsque, tard dans la nuit, je parvins à Mulhouse, je franchis
cette frontière magique qui distingue le découragement de la mélancolie.
À la sortie de Dijon, je dénichai un coin sur une aire de repos, où je pus
avoir quelques heures de sommeil. M’éveillant à quatre heures du matin, je
poursuivis vers le sud avant que l’autoroute ne fût envahie par la circulation
dense du début de journée. La lumière se modifia après Nîmes et comme je
roulais fenêtre ouverte, je pus sentir vers Montpellier l’odeur salée de la
Méditerranée. Je m’arrêtai à la terrasse d’un café de Narbonne pour
déjeuner. Il faisait si chaud que je retirai ma veste.
Un sentiment d’urgence m’habitait. J’avais l’impression intime que le
temps pressait. Et quoiqu’il fût ancien, ce temps me rappelait qu’il y avait
une chose que je devais accomplir. Il était la voie express qui conduisait
directement au terrain vague qui était en moi, à l’ultime cul-de-sac. Un lieu
que je ne connaissais que trop bien. Me revenaient perpétuellement à la
mémoire des images de sourires laconiques, de masques déformés derrière
lesquels se dissimulaient des identités refoulées et pétrifiées. Identités qui
toutes incarnent des liens passés et fatals. Emprisonnement. Limitation.
Chacun, comme moi, subit la servitude et le bombardement quotidien des
archétypes manipulés dans une société malade. Achetez ceci, achetez cela.
L’endroit où vous êtes en ce moment n’est pas le bon ! Venez ici ! C’est ici
que la fête a lieu ! Un monde rempli de pervers. Célébrités d’un jour.
Corruption totale des valeurs. Animal dépourvu de cœur : l’industrie et ses
lobbyistes. Élite sans visage : le goût du marché boursier pour l’argent frais.
Les élus de Dieu : actionnaires dont l’avidité n’est surpassée que par
l’impardonnable stupidité et l’inexcusable ignorance de l’homme. Vision
insensible de l’être humain, société insensible. Épuisement total de
l’essence de l’âme. Du lever au coucher du soleil, l’éternel travail de sape
de ce qui fait le véritable être humain, le Soi supérieur. Et pour quoi ? Pour
quelle raison ? Peur ? Argent ? Pouvoir ? Contrôle ? Confort ? Ennui ? Le
cauchemar total : l’absurdité vendue sous couvert de sens commun et de
liberté de choix.
Soudain, je vis. Ici, juste sur la terrasse d’un café de Narbonne, je vis que
j’étais moi aussi un actionnaire possédant des actions dans le désespoir.
« Tes jours sont comptés. »
Je me retournai. Mais l’unique personne que j’aperçus lisait un journal,
quelques tables plus loin.
La Voix.
Bon, la vie ne dure qu’une quinzaine de minutes. Et on ne peut tenir pour
assuré que l’homme s’incarnera pour vivre sur Terre. La vie est un don. La
façon dont nous en usons n’a-t-elle pas son importance ?
Le temps était venu de trouver une autre voie.
L’espace d’un éclair, j’aperçus, dans l’ombre de l’auvent, la jeune
serveuse à la chevelure sombre qui ajustait sa courte jupe. Lorsqu’elle se
tourna pour remettre en place la couture de ses bas résille, ses gestes eurent
quelque chose de familier. Peu après, elle s’avança sur ses hauts talons et je
songeai qu’il devait être bien malaisé de marcher ainsi. On eût dit un film
muet joué et rejoué inlassablement quoiqu’il ne durât que quelques
secondes. L’ajustement des bas, l’instant où elle était entrée dans le soleil et
s’était tournée vers moi. Je m’efforçai de chasser l’image qui cependant
refusait de disparaître, ce que je mis sur le compte de la fragilité de mon
état d’esprit, qui fluctuait entre les réalités physique et céleste.
Fermant les yeux, je rassemblai mes sens au centre et me retrouvai face à
une porte, au bout d’un long couloir. Au-dessus, tel un diabolique sourire
venu de l’au-delà, était accroché un panneau portant la célèbre inscription :
« La porte est à l’intérieur. » Quel que fût le lieu auquel elle appartenait,
celle-ci était entrouverte. Lentement, je l’ouvris et pénétrai dans un modeste
jardin d’un autre temps. Aussitôt, je réalisai que cet espace était celui-là
même où j’avais peu auparavant déjeuné, servi par une belle jeune femme
juchée sur des talons hauts. Je m’arrêtai pour me repérer. Autour de moi,
plusieurs personnes circulaient, vêtues de tenues médiévales. Clignant
légèrement les yeux à cause du soleil vif, je m’avançai en hésitant.
Personne ne parut remarquer ma présence. Puis je sentis que l’attention se
concentrait ailleurs. L’atmosphère était particulièrement animée et sans
doute un événement allait-il se produire. Me laissant guider par la foule, je
longeai une ruelle et débouchai sur une place plus vaste où des centaines
d’hommes et de femmes s’étaient déjà rassemblés. Au centre, un grand feu
de joie attendait, prêt à être allumé. Sur la droite se tenaient des gens
d’Église avec leurs croix et leurs robes pompeuses. Je vis leur piété feinte
d’où émergeaient les démons de la peur et de l’autosatisfaction, grouillant
dans l’air autour d’eux. Et je compris avec netteté que ce type de piété était
totalement dépourvu de bonté et de compassion. Froid et n’affichant nulle
marque de sympathie, le plus haut dignitaire était assis sur un trône. Un
soupir audible parcourut la foule lorsqu’une charrette rudimentaire pénétra
sur la place, tirée par un unique cheval. Sur cette charrette se dressait une
silhouette féminine, tête penchée ; la foule la hua, poussant des cris qui
avilissaient ceux qui les poussaient plus que celle à qui ils étaient destinés.
La charrette s’arrêta devant le dignitaire, qui déclara :
« Que veux-tu : le ciel ou l’enfer ? »
La femme ne répondit pas. Elle était déjà ailleurs.
Quelqu’un lança une pierre, qui la heurta à l’arrière de la jambe. Sous le
coup, elle se retourna et toucha sa cuisse tandis que la foule applaudissait
avec un plaisir malveillant.
Le dignitaire se leva et hurla :
« Eh bien, qu’est-ce que ce sera ? »
Sans attendre de réponse, il poursuivit :
« Que ton silence soit l’écrit du Seigneur sur le mur. Par là, tu t’es jugée
toi-même ! »
Se tournant vers les gardes, il lança avec cynisme, comme si la femme
était déjà morte et qu’il ne s’agissait que d’un déchet :
« Brûlez-la ! »
La vue de cet ecclésiastique haut et mince me glaça. Ses traits marqués
encadraient un sourire froid, né d’une peur indicible et d’un cœur stérile.
Ses yeux croisèrent les miens un quart de seconde. Tout d’abord, il parut
confus, avant de plonger directement son regard en moi comme s’il
contemplait un futur lointain. Je voulus parler, mais les mots restèrent
bloqués dans ma gorge.
Alors que je traversai de nouveau la place pour regagner la porte par
laquelle j’étais entré quelques instants auparavant, j’entendis le rire cruel de
la foule et juste avant que je ne remontasse à vive allure le long couloir, je
sentis l’odeur de la chair humaine brûlée qui s’élevait du bûcher de
l’Inquisition.

J’ouvris les yeux. La jeune serveuse se contorsionnait pour remettre en


place la couture à l’arrière de ses cuisses. Puis elle se tourna et, pénétrant
dans le soleil, se dirigea vers moi.
« Que souhaitez-vous ? Le paradis ou l’enfer ? », me demanda-t-elle, une
fois devant moi.
Je demeurai complètement paralysé. Elle me tendit le menu en souriant :
« Vous avez le choix entre notre brunch paradisiaque, avec yaourt,
fromage de chèvre et fruits frais, et le brunch diablo, avec fromage aux
épices et saucisse pimentée. »
Incapable de prononcer un mot, je demeurai là, à contempler le menu,
tandis que des gouttes de sueur perlaient sur ma lèvre supérieure.
« Eh bien, qu’est-ce que ce sera ? »
La jeune femme agita le menu devant moi avec impatience, mais les mots
refusaient toujours de sortir.
« Il semble que vous ayez besoin d’un diablo », déclara-t-elle avant de se
détourner et de s’éloigner.
Je voulus protester, toutefois, elle ne m’entendit pas.
« Un diablo ! », lança-t-elle en direction de la pénombre.
Derrière les bruits du monde, j’entendais le Soi dissimulé, semblable au
sang qui s’écoulait dans mes veines, orchestrant un langage oublié dont la
musique simple rappelait celle de l’océan. Non pas le son des vagues
mélancoliques sur le rivage – plutôt celui de l’absence de rivage, ainsi que
le disait un vieux derviche.
On ne peut échapper au passé. Tout comme le futur, le passé est à jamais
présent maintenant. La seule chose que nous puissions faire, c’est rire et
pleurer, nager dans la mer, plein de défaites, de luxure, de désir d’une terre,
ou encore marcher sur l’eau, plein d’amour et sans la moindre attente, en
sachant que seule la mort en nous désire la plage des rêves.
« Et voilà, dit la jeune serveuse avec un sourire, en plaçant le brunch
diablo devant moi.
— Bon appétit ! »
Je la suivis du regard tandis qu’elle s’en retournait dans la pénombre.
« Ephatah, ephatah, ephatah, ephatah », priai-je avec intensité. Aussitôt,
je sentis mon cœur s’ouvrir largement, une ligne argentée en émerger et
tenter de se relier à la jeune femme. J’éprouvai une foi inconditionnelle
dans la Puissance. Ce qui, là aussi, était la conséquence de mon état
d’esprit. La place tout entière se transforma immédiatement en un lieu saint
où régnait la paix la plus totale et bénie qui fût. Un visage rayonnant
apparut dans les ténèbres. La jeune femme me sourit. Ses yeux étaient
emplis de pardon. Elle vit celui que j’avais été et celui que j’étais
aujourd’hui. Ce n’était pas le dignitaire ecclésiastique qu’elle reconnaissait,
mais Dieu sous son apparence la plus humble ; elle me vit et m’accueillit
avec le meilleur d’elle-même : son cœur ouvert.
Je me levai et rentrai à l’intérieur pour payer au bar. Elle essuyait des
verres qu’elle rangeait ensuite sur une étagère, au-dessus du comptoir.
« La qualité de la nourriture n’est pas en cause, même si je n’y ai pas
touché, dis-je, je suis végétarien. »
Elle me dévisagea avec curiosité, comme pour tenter de deviner qui
j’étais, d’où je venais. Je lui tendis ma carte de crédit. Elle la prit et
l’observa. Puis elle s’efforça de prononcer mon nom qui fut, bien sûr,
complètement déformé quoique de façon charmante par son accent français.
« Las Myll ! »
Savourant les deux dernières syllabes, elle me lança un regard
interrogateur, avant d’éclater d’un rire communicatif. Elle s’efforça d’imiter
ma prononciation, tentative tout aussi drôle et séduisante que la première
fois. Elle me tendit la carte de crédit.
« Vous ne paierez pas ce que vous n’avez pas commandé, déclara-t-elle à
voix basse.
— On ne reçoit pas toujours ce qu’on veut, mais toujours ce dont on a
besoin. Et c’est exactement ce dont j’avais besoin », répondis-je.
Nous restâmes ainsi sans chercher à mettre fin à cet instant, comme si
nous savions tous deux qu’il recelait une signification plus profonde. Je
rompis le silence : « Que ce paiement soit le symbole d’un compte qu’il
fallait clore. »
Elle hésita avant de reprendre la carte et de la glisser dans la machine
sous le comptoir.
« Où allez-vous ?, demanda-t-elle.
— Montségur, répondis-je.
— Combien de temps y resterez-vous ?
— Une quinzaine de jours, je pense. Il y a beaucoup à faire. »
Alors que je demeurais immobile, une pensée me frappa :
« Excusez-moi, mais quel est votre nom ? »
Elle sourit. Puis, prenant un stylo, elle traça lentement des lettres sur une
carte qu’elle me tendit. Au-dessus de l’inscription Belo Bar, je lus le nom
écrit en fines pattes de mouche : Marie Périllos.
Je la remerciai :
« Je repasserai peut-être lorsque je rentrerai.
— Peut-être ? »
L’incident eut lieu en un temps où j’ignorais encore le sens de notre
rencontre. Cependant, il nourrissait des pensées nouvelles, et sur l’autoroute
entre Narbonne et Perpignan, je compris enfin que l’existence que j’avais
cru ces cinquante dernières années devoir être la mienne n’était qu’un grain
de poussière à l’intérieur d’un univers illimité, sans fin ni début.
Je commençais à réaliser que le Soi n’est guère plus qu’une ondulation
éphémère sur l’océan infini, qu’il n’est que l’une des innombrables
expressions des limites nécessaires de l’individu. Peut-être parce que nous
ne sommes pas suffisamment matures encore pour pouvoir contenir
l’effrayante vérité sur notre propre divinité illimitée. Sans doute est-ce la
raison pour laquelle l’homme est tellement occupé à construire sa propre
réalité, parallèlement à la Création. Et la plupart des constructions de
l’homme ne sont-elles pas des diversions qui nous éloignent du Soi mis à
nu ?
L’unique différence entre les constructions du matérialiste et celles du
mystique ne relèverait-elle pas de la formulation ?
Je songeai aux paroles de Sylvia sur la métamorphose monumentale au
centre de laquelle se tient l’homme à présent. « Votre expression physique
elle-même changera », avait-elle déclaré. Cela aussi était vrai. Lorsque, de
temps à autre, je jetais furtivement un coup d’œil au miroir, je m’alarmais
d’y découvrir un étranger qui me contemplait, tout aussi surpris et confus
devant mon regard.
Je sortis de l’autoroute à Perpignan et pris la D117, qui menait à la terre
des cathares, au Shangri-La qu’adorait mon âme terrestre. Un sentiment de
liberté s’empara de moi à l’instant même où je pris conscience que je
n’allais nulle part en particulier, que je n’étais attendu à aucun moment en
particulier. Je fus frappé par le fait que, pour la première fois depuis six ans,
je ne retrouverais pas le Voyant en ce lieu qui en était venu à signifier tant
de choses pour nous deux. J’étais libre d’agir à ma guise. Il y avait tant
d’endroits que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vus.
Alors je relâchai l’accélérateur, oubliai le temps et flottai dans le pays du
Graal. Au-dehors, le paysage défilait dans un lent mouvement. Estagel,
Maury, Saint-Paul-de-Fenouillet, Lavagnac.
À Quillan, je pris la route habituelle en direction de Foix. Rien d’étrange
à cela. Un virage en épingle après l’autre, la voiture grimpa paisiblement.
Lorsque j’atteignis le sommet et approchai de la route qui conduisait à
Belcaire, je sentis qu’une force m’attirait dans cette direction. Une volonté
autre que la mienne s’imposait.
Traversant les épicéas, un rayon de soleil explosa dans la voiture.
Comme dans l’un de ces films où les personnages reçoivent la visite
d’extraterrestres. Surpris, je tournai la tête vers le siège passager, mais il
était vide. J’eus pourtant le sentiment que quelqu’un d’autre était avec moi
dans la voiture.
Belcaire, Camurac, Prades. Col de Marmare et col du Chioula. Ax-les-
Thermes.
Le coucher du soleil. Lequel se produit en quelques instants dans les
Pyrénées.
Je poursuivis vers le sud. À peu de distance de la ville, une impulsion me
força à obliquer.
Un panneau indiquait Orlu.
La route passait par une vallée. Sur ma droite, un lac assez vaste. Dans le
crépuscule, j’aperçus le reflet de la lune à la surface de l’eau. Au bout d’une
quinzaine de minutes, la route aboutit à un espace ouvert rempli de graviers.
Je me garai entre les arbres et sortis de la voiture. Je me tins un instant
immobile afin de me repérer, uniquement conscient du fait que j’avais suivi
mon intuition, ou la puissance qui m’avait montré la voie. Un chemin
disparaissait dans l’obscurité, sous les arbres. Je l’empruntai et commençai
à grimper.
On eût dit que j’étais tiré vers le haut. J’avais perdu tout sens du temps.
Un pouvoir inexplicable circulait en moi. Et si je devais tenter le difficile
exercice de trouver un mot pour décrire en partie ce qu’il contenait,
information serait celui qui s’en rapprocherait le plus. Non pas
l’information comme simple savoir pratique, mais une forme de certitude
qui ne peut s’expliquer. Ce fragment de connaissance n’était issu d’aucun
lieu précis. Il provenait de l’intérieur, se trouvait partout autour de moi,
constituait une sorte d’état d’esprit délocalisé, ici et là, et partout.
Les mains invisibles de ce pouvoir me poussèrent doucement entre les
arbres, vers un plateau découvert où un spectacle absolument surprenant
m’attendait. Une étrange retenue d’eau aux étonnantes dimensions s’étirait
aussi loin que portât mon regard. Cette mer irréelle évoquait une chose
tombée du ciel, si ce n’était le ciel lui-même. La lune apparaissait sur cette
surface semblable à un miroir, tel un fruit mûr tombé d’un univers étranger,
une porte donnant sur d’autres réalités et dont j’eus à cet instant la
conviction qu’elle était grande ouverte. La Voix s’adressa à moi. Je
compris, cependant, qu’elle restait accessible à tous ceux qui possédaient
des oreilles pour écouter et étaient capables de lire dans l’universelle
mémoire de l’homme.
« Il n’y a qu’une seule mémoire. »
Mille pensées traversèrent mon esprit. Je connaissais, bien sûr, la réalité
de l’akasha. Toutefois, au moment où la Voix me parla, je devins
douloureusement conscient des limites de mon savoir. Les archives de
l’akasha sont la mémoire de l’éternité, et contiennent tout ce qui se produit
et tout ce qui s’est jamais produit. Elles sont la pellicule photographique où
s’inscrit l’ensemble de nos désirs et de nos expériences, ici, sur Terre.
L’akasha est la mémoire éthérique de tout ce qui a été créé. En ce lieu
sont conservées toutes les pensées qui ont été conçues au fil du temps.
À l’intérieur de ce point temporel, elles peuvent agir rétrospectivement et
s’exprimer sous la forme d’une matière archétypale qui affecte l’homme,
soit que celle-ci l’enferme dans de vieilles idées, soit qu’elle lui offre de
nouvelles possibilités.
« Les pensées sont de l’énergie, laquelle crée des formes qui laissent des
empreintes à différents niveaux. » La Voix s’adressait au savoir qui à
l’époque était en moi, mais devait désormais laisser place à une forme de
vision plus globale.
« L’homme est environné d’informations cosmiques, partout présentes au
niveau éthérique et constamment à portée de main. Lorsque l’être humain a
une inspiration ou qu’il fait l’expérience d’une présence intuitive
supérieure, il s’agit là d’une information cosmique qui déverse sur lui une
goutte insignifiante de son contenu. S’il n’est pas conscient de ce fait,
l’homme demeurera dans la réalité ordinaire, faite de drogues et de bruits,
et se coupera lui-même de toute aide venue de l’intérieur et d’en haut. »
Je me vis soudain en train d’essayer d’arroser mon jardin tout en me
tenant simultanément sur le tuyau d’arrosage. C’était l’enseignement le plus
élémentaire que j’avais jamais reçu. Mon autosatisfaction et mes sentiments
de supériorité furent balayés d’un seul souffle. Je sentis mes défenses
s’effondrer et laisser place à la certitude de ce qu’était ma véritable identité.
« Le niveau de chaos que connaît le monde est directement lié au nombre
de pensées hasardeuses présentes dans le cerveau de l’homme. L’ensemble
des univers résulte de l’énergie de la pensée. Comprendre cela est
nécessaire pour appréhender la réalité à quatre ou cinq dimensions. Le
changement advient maintenant. Tous doivent s’y préparer. De nouvelles
énergies arrivent, lesquelles dépendent de l’homme. »
Subitement, le silence se fit. À cet instant, je compris que la petite
étincelle de panique en moi, et dont l’origine se trouvait dans le feu collectif
de la peur, avait réduit la Voix au silence, ou plus exactement m’avait rendu
sourd à sa présence. Une respiration se fit en moi, partant de mes pieds et
envahissant tout mon corps. Le calme s’installa aussitôt.
Père-Mère-Célestes – Vous Qui êtes partout – Béni soit Votre Nom –
Votre Royaume vient – Que Votre Volonté soit faite – Ici et maintenant, et à
jamais.
Vous Qui êtes en moi.
« En même temps qu’il entrera dans la réalité éthérique en expansion,
l’homme changera à tous les niveaux possibles. La réalité céleste permet à
l’être humain de penser sur un plan supérieur, ce qui signifie que la
génétique physique sera amplifiée par la génétique spirituelle. Cela
affectera l’ADN de l’homme de façon telle que celui-ci sera capable de se
nourrir de lumière à un niveau éthérique. Le souvenir de l’origine véritable
doit s’imposer. »

Le spectacle saisissant qui s’offrait à moi baignait dans une paix


paradisiaque. Un être à peine visible, transparent et rayonnant, flottait à la
surface de l’eau, où il disparut lentement dans le miroir de la lune.
« Vous Qui êtes en moi. »
La leçon était désormais terminée. Je fis demi-tour et revins à la voiture.
Une heure plus tard, j’étais de retour à Ax-les-Thermes, où je pris une
chambre dans un petit hôtel, sur les abords de la ville. Il n’y avait guère
d’agitation, juste une certitude.
Malgré le voyage et les expériences extraordinaires, je n’étais en rien
fatigué. Une inexplicable vitalité m’avait au contraire envahi. Mais que
faire dans une chambre qui ne possède qu’une petite table, une chaise
inconfortable et un vaste lit, aussi doux qu’attirant ? S’allonger et tenter de
dormir.
Je réalisai alors que l’être m’accompagnait toujours. Me levant, j’allumai
et regardai autour de moi. Personne. Je me glissai à nouveau entre les draps,
éteignis et sentis qu’on me prenait par la main pour me guider vers une
clarté visible à l’horizon.
« Vous Qui êtes en moi. »
4

La lumière émanant des feux dessinait une arche dorée dans le ciel
absolument noir de la Mongolie. Tournant son cheval dans l’obscurité,
Oyugun cria :
« Saran ! »
Peu après, il entendit le bruit de sabots dans les fourrés.
« Dépêche-toi ! », lança-t-il.
À la lueur des flammes, il distingua faiblement à contre-jour la
flamboyante chevelure de sa petite sœur, Sarangarel.
Dès qu’ils furent de nouveau réunis, ils chevauchèrent en direction des
feux qui brûlaient au loin. Voilà deux semaines qu’ils étaient partis en vue
d’assister au Sagaalgan – la Fête de la lune blanche qui rassemblait des
chamans venus des quatre coins du monde pour accomplir d’anciens rituels.
C’était la première fois que Sarangarel et Oyugun participaient à la Fête
de la lune, aussi devaient-ils passer par une indispensable initiation. Dotée
d’un tempérament quelque peu sauvage, la jeune femme refusait cependant
de se soumettre à toute forme d’autorité. Seul le pouvoir de persuasion de
son frère avait réussi à la convaincre d’accepter. À présent, si près du but,
elle hésitait et s’efforçait de retarder le moment.
En approchant de la vallée, ils entendirent de nombreux chevaux galoper
à travers le défilé montagneux, dans un bruit de tonnerre qui emplissait
l’air. Passant entre les buissons, ils longèrent la falaise. Au-dessous d’eux
s’étendait un spectacle magnifique. Sept feux de joie brûlaient dans la
vallée, autour desquels les cavaliers et leurs montures tournaient en
galopant toujours plus vite. Sarangarel n’avait jamais rien vu de semblable.
La scène embrasait la force ardente qui courait en elle, juste sous la surface,
n’attendant que l’occasion de s’exprimer. Au plus profond d’elle-même
néanmoins, elle sentait la présence d’une autre puissance qui provoquait un
chant d’une nature différente et tout à la fois engendrait une sensation
d’insécurité et la remplissait d’espoir.
Il fallut à Oyugun et Sarangarel près d’une demi-heure pour descendre de
la montagne en passant par le défilé et gagner le lieu de la fête. Près du feu
central, ils découvrirent plusieurs tentes où s’étaient réunis des chamans qui
préféraient recourir à la musique et au son. Leurs longs chapeaux pointus
les rendaient aisément reconnaissables. Les chamans chanteurs possédaient
un statut particulier qui leur valait de bénéficier de certains privilèges,
quoiqu’ils dussent, à l’égal des autres, accomplir les initiations rituelles.
Sarangarel et Oyugun furent accueillis par l’un des serviteurs du père
suprême, Arih Gal.
« Bienvenue à Tsagaan Sar », déclara-t-il en ouvrant les bras. Il était sur
le point d’en dire plus lorsqu’il aperçut la jeune femme. Certes, les rumeurs
sur sa beauté l’avaient devancée, cependant nul n’avait préparé le prêtre à la
réalité. Oyugun rit en voyant le chaman rougir. Une femme s’avança et,
s’emparant du licol du cheval, conduisit Sarangarel et sa monture vers le
quartier des femmes.
Oyugun, pour sa part, s’éloigna aussitôt pour se mêler aux cavaliers qui
formaient un cercle autour du feu de joie.
Les sept feux symbolisaient les sept étoiles principales 1, les sept sœurs
ou sept vierges qui jouaient un rôle important dans la mythologie mongole
depuis le début des temps. Les chamans, notamment, étaient très proches
des forces cosmiques, et durant la Fête de la lune blanche, en particulier,
étaient à même de recevoir du conseil cosmique de multiples qualités. Toute
forme d’inimitié était proscrite. Les portes du cosmos devaient rester
ouvertes, ce qui n’était possible qu’avec un état d’esprit juste.
La Fête de la lune blanche correspondait aussi à une célébration de la
fertilité au cours de laquelle sept vierges étaient symboliquement offertes en
sacrifice à Tenger. C’était, dans le même temps, le moyen pour les jeunes
filles de se familiariser avec le monde des femmes. Afin que le sacrifice fût
le plus pur possible, les vierges devaient avoir leurs règles. Si l’une d’entre
elles, sur le point d’être initiée, ne se trouvait pas dans cette situation, il lui
fallait attendre l’année suivante. Et si cela ne se produisait pas non plus,
alors elle ne pouvait pas travailler comme chaman.
Les hommes chevauchaient dans la nuit, tandis que les femmes, grâce
aux chants et aux sons, entreprenaient de trouver des ouvertures conduisant
au niveau éthérique, lesquelles pouvaient faire office de portes donnant sur
le monde situé au-delà. Ce qui pouvait se prolonger des jours durant.
Au bout de trois jours et trois nuits, de nombreux cavaliers, échouant à
établir un lien avec le monde des esprits, renoncèrent par épuisement. Le
soir du troisième jour, cependant, l’événement se produisit. Les femmes se
réunirent dans une note d’une pureté et d’une puissance totale qui,
explosant dans l’univers, créa une ouverture. Un soupir de soulagement
perceptible parcourut les cavaliers, et leurs montures, sur le point de
défaillir, avancèrent en chancelant vers le point d’eau où l’on prit soin
d’elles jusqu’à la fin de la fête. Elles avaient donné le meilleur d’elles-
mêmes. Pour les chamans, le cheval est l’animal le plus sacré qui soit. C’est
lui qui emmène le prêtre, ainsi protégé, dans le monde que ce dernier
quittera sur le cheval du ciel ou le cheval du vent, dans le dessein de
coopérer avec les esprits d’autres univers.
Sept femmes et sept hommes demeurèrent assis nuit et jour à chanter la
note qui venait d’être découverte, permettant aux trois chamans les plus
âgés de voyager à travers les mondes des esprits, afin de préparer la voie
pour les vierges et les jeunes hommes qui allaient être initiés.
Pendant ce temps, on interrogea les vierges en vue de savoir lesquelles
d’entre elles remplissaient les conditions, tandis que les jeunes hommes
passaient trois jours et trois nuits dans les cavernes de la montagne. Jugée
digne de subir l’épreuve, Sarangarel avait, dès que l’occasion s’était
présentée, rampé jusqu’à l’enclos, d’où elle avait tenté de s’enfuir sur le
cheval de son frère. Elle fut cependant repérée par un garde, qui dut faire
appel à deux collègues pour calmer la jeune femme. Laquelle, en
représailles, fut attachée à un poteau situé à l’extérieur de la tente principale
une journée entière, au grand amusement de ceux qui passaient par là et la
taquinaient avec des interpellations amicales.
Frappant frénétiquement le sol de son pied, ce qui faisait voler le sable et
les gravillons, Sarangarel était semblable à un étalon sauvage et
incontrôlable qui refusait de se soumettre.
Dans la foule se trouvait un jeune chaman qui tomba profondément
amoureux de Sarangarel dès l’instant où il la vit. Il se tint là toute la
journée, muet et languissant, à la dévorer passionnément des yeux.
Sarangarel l’avait remarqué et le considérait d’un air railleur,
principalement parce qu’elle éprouvait de l’humiliation à être regardée
comme un animal captif.
Cependant, alors que le soleil amorçait sa descente, une chose singulière
se produisit. Le jeune chaman se mit subitement à chanter. Rien d’étrange à
cela, mais sa voix était si pure, si douce et empathique, que le cœur en était
submergé par une force d’amour à laquelle nulle défense ne pouvait résister.
Sarangarel se figea dans ses liens. Toute résistance retomba à terre, telle
la poussière remuée quelques instants auparavant. Tout bruit cessa, en elle
aussi bien qu’autour d’elle. Toute activité cessa. Son attention se concentra
entièrement sur le jeune homme qui chantait en direction de celle qui était
attachée à l’arbre de vie, au milieu du monde. Ce n’était encore que le
commencement d’un phénomène que n’oublieraient jamais ceux qui y
assistèrent. D’un lieu inconnu en Sarangarel grandit un son. Semblable au
début à celui, douloureux, poussé par un animal blessé. Et pourtant,
inexplicablement différent de tout ce qu’on avait entendu jusque-là. Un son
qui nettoyait l’air de toute impureté. Puis il se modifia, devint plus clair et
plus libre. Ceux qui étaient là diront plus tard que la jeune femme semblait
s’être métamorphosée devant eux. Cet être incontrôlable se transforma
mystérieusement en une créature ailée telle que nul n’en avait jamais vu
jusque-là. Sa voix formait comme un pilier de lumière parmi les témoins.
Chaque cœur s’ouvrait irrésistiblement à cette force dont on eût dit qu’elle
guérissait tous les chagrins, toutes les maladies, toute mort. Et tous ceux qui
entendaient le son ne pouvaient faire autrement que de renoncer à l’ancien
pour accueillir le nouveau. De tous les coins du monde, les chamans se
tournèrent vers ce pilier sonore qui s’était uni avec l’arbre de vie, plantant
miraculeusement une graine impérissable dans leur cœur.

Je m’éveillai en sursaut, comme si on m’arrachait à une réalité pour me


jeter dans une autre. Je regardai autour de moi et me souvins que je me
trouvais dans une chambre d’hôtel, à Ax-les-Thermes. De fort loin
parvenait le faible écho d’une voix déroulant un chant inconnu. Les
événements de la nuit précédente me revinrent. Qu’est-ce qui m’avait
poussé à m’« égarer » auprès du lac ? Qui s’y était adressé à moi ? Je me
rappelai l’être rayonnant qui avait marché sur l’eau avant de disparaître
rapidement. Tout semblait parfaitement irréel. Et pourtant, je savais avec
certitude que cela s’était produit. J’éprouvai soudain l’ardent désir d’y
retourner, mais fus incapable de me souvenir du chemin. Je tentai bien de
reconstituer mentalement le trajet, cependant les détails s’évanouissaient et
m’échappaient. À l’évidence, l’expérience était liée à mon voyage nocturne,
à la rencontre avec Sarangarel et les chamans chanteurs. Et tandis que
j’étais allongé là, sur le lit, je ressentis une profonde envie de la voir de
nouveau. L’écho de son chant continuait à vibrer en moi et j’eus la
sensation qu’un changement se produisait. Comme si une ouverture
entièrement nouvelle advenait dans une zone depuis longtemps oubliée de
mon cœur, une déchirure infime par laquelle le chant s’immisçait
paisiblement, enveloppant le cristal de l’univers qui avait volé en éclats :
JE SUIS la lumière dans le cœur
Qui prend le pas sur toute obscurité
Et transforme chaque chose en lumière dorée
Avec cela seul qui est réel.
JE SUIS celle qui envoie son amour à travers le monde
Afin de réparer tout ce qui est tombé à terre
Et d’annihiler amertume et résistance.
JE SUIS le pouvoir infini de l’amour
Qui agit en tout ce qui est vivant
Avec cela seul qui est réel :
Le pardon à jamais.

On eût dit qu’une main invisible tenait mon cœur avec une grande
douceur. Je sentis une force de guérison s’écouler dans ma poitrine.
Ce matin-là, je demeurai au lit, regardant l’aube lancer ses rayons dorés à
travers la pièce. Il régnait un profond sentiment de paix qui, à son tour,
donna naissance à un sentiment de gratitude, tout aussi profond. Quelle
sorte d’être avait ainsi décidé de prendre soin de moi ? Qui était l’oracle,
Miriam, qui s’était révélée à moi à Tolède, m’avait accompagné et aidé
tandis que j’écrivais le livre sur Marie-Madeleine ? Et quels étaient ces
êtres qui s’occupaient de moi à présent ? Qui était Sylvia, avec laquelle
j’étais si étrangement entré en contact et qui semblait détenir une chose
qu’elle devait me transmettre ? Qui était le Voyant, cet être extra-universel
qui m’avait sauvé la vie ? Et qu’en était-il de tous ceux qui m’avaient
soutenu tout au long du chemin ? Cela sans parler des créatures venues
d’une autre réalité. De fait, j’avais de nombreuses raisons d’être
reconnaissant, et tandis que j’entamais mon heure de silence, je leur
envoyai à tous des pensées d’amour.
Après le petit déjeuner, je décidai de repartir en direction de Belcaire,
puis de Bélesta, où j’obliquai pour gagner Montségur. J’étais si impatient de
revoir le vieux village, situé dans la Vallée promise, où j’avais vécu avec le
Voyant d’innombrables expériences qui m’avaient transformé, que je
trouvai le temps long. Toutefois, après avoir dépassé Fougax-et-Barrineuf,
petit village à une quinzaine de minutes de Montségur, je remarquai un
grand bâtiment rouge et jaune, au bord de la route, à droite. Je l’avais très
souvent vu lorsque le Voyant et moi-même visitions la région, pour autant
je n’y étais jamais rentré.
À l’extérieur, un panneau annonçait « Om Shanti ». Il pouvait tout à fait
s’agir d’un monastère bouddhiste ou hindou. J’ignore si ce fut là le motif de
ma décision, mais quelque chose m’incita à m’y arrêter.
Le lieu semblait désert. Je garai la voiture et m’approchai prudemment.
À l’entrée, il y avait des casiers destinés aux chaussures et aux bottes,
cependant qu’au-dessus était suspendue une large et splendide cloche. Sur
une fenêtre, j’aperçus une statuette de madone, sur une autre, celle d’un
saint. Tout n’était pas oriental ici.
Je frappai doucement à la porte. Voyant qu’elle était entrouverte, je
l’ouvris avant de pénétrer dans un petit vestibule pourvu de portes de part et
d’autre. Devant moi montait un vaste escalier. J’entendis du bruit derrière
l’une des portes et m’apprêtai à toquer lorsqu’elle s’ouvrit.
« Bienvenue, dit une voix chaleureuse. Puis-je vous aider ? »
Un homme d’une soixantaine d’années se tenait devant moi. Dès que je
le vis, je perçus une aura dorée, semblable à du cristal, qui était à l’évidence
reliée au lieu. J’étais incapable de déterminer si c’était l’homme qui
imprégnait l’endroit de cette remarquable qualité, ou l’inverse. Mais à le
voir devant moi, m’accueillant avec tant de chaleur, je fus enclin à croire
qu’il était le dépositaire de ce pouvoir. La pensée me traversa qu’il était
peut-être un autre de ces sages qui avaient reçu la tâche équivoque de me
montrer la voie.
Nous nous présentâmes. Son nom était Mar. Quelques instants plus tard,
nous nous retrouvâmes assis dans la cuisine, avec sa femme, Leny, qui
possédait une aura cristalline similaire. Le couple venait de Hollande et
était depuis douze ans propriétaire de ce bâtiment qui avait été autrefois une
pension destinée aux enfants pauvres de France, et dirigée par l’Église
catholique.
Par la suite, lorsque Mar me fit visiter les lieux, je pus me rendre compte
de l’ampleur architecturale des Contes. D’un étage à l’autre, les dortoirs
succédaient aux dortoirs, que venaient compléter pléthore de chambres
d’appoint ou annexes. Soit pas moins de trois mille mètres carrés. Il y avait
également une vieille chapelle que Mar et Leny avaient transformée en salle
de méditation.
Une eau de source fraîche s’écoulait continûment de la montagne,
remplissant abondamment un gigantesque réservoir d’eau qui fournissait de
l’eau potable et de l’électricité aux Contes. Le bruit de l’eau qui se déversait
était omniprésent, où que l’on se trouvât dans l’édifice.
Un vaste jardin s’étendait devant la maison, également pourvue d’un petit
parc à l’arrière.
Tandis que Mar parlait, je notai sa grande ressemblance avec le Voyant.
À mon sens, ils auraient pu être frères. Ce qu’ils étaient probablement, à un
niveau ou un autre.
« Leny m’a demandé de vous montrer votre chambre, si vous voulez bien
me suivre. »
Nous montâmes l’escalier dans la vieille bâtisse principale. Au-dessus de
chaque porte, les noms attribués aux chambres par les sœurs étaient
toujours visibles. La mienne se trouvait au second étage et s’appelait Saint
François d’Assise.
C’était une vaste pièce pourvue d’un lit double et d’un lit simple, ainsi
que d’une petite table, d’un lavabo et de l’unique balcon que possédaient
Les Contes.
« C’est dans cette chambre que résidait Margaret Starbird lorsqu’elle
donnait ses cours sur Madeleine dans la région », déclara-t-il distraitement,
avant de faire demi-tour et de gagner l’escalier.
« Excusez-moi, dis-je. Avez-vous dit Marie-Madeleine ?
— Oh, vous vous intéressez à elle ?
— Je viens d’écrire et de publier un livre à son sujet. »
Il eut un sourire qui signifiait « qui n’en a pas écrit un ? », mais répondit
de la même voix nonchalante qu’auparavant :
« Bien sûr. »
Nos regards se croisèrent, et le rire emplit la vieille demeure.
« Dîner à sept heures. »
Je l’entendis descendre l’escalier en chantonnant et riant.
La salle à manger était pleine de voix. Autour de deux tables de réfectoire
étaient assises une quinzaine de personnes. Ma place se trouvait à côté de
Mar et Leny. Nous échangeâmes des propos aimables, et ils m’interrogèrent
sur mon lien avec la région. J’eus également le sentiment qu’un autre type
d’échange se poursuivait, qui expliquait à mes hôtes qui j’étais sur un plan
différent.
« Connaissez-vous la grotte de Bethléem ? »
La gaieté légère qui régnait jusque-là se mua soudain, et le regard
intense, la voix basse de Mar captèrent entièrement mon attention.
« J’en ai entendu parler », dis-je. La question me prit entièrement au
dépourvu et ma réponse hésitante n’était rien de moins qu’un euphémisme.
Des années durant, le Voyant et moi-même avions cherché en vain ce lieu
légendaire.
« Qu’avez-vous entendu ?
— Que c’était un lieu d’initiation secret pour les cathares, et qu’il se
trouve à proximité d’Ornolac-Ussat-les-Bains. »
M’observant attentivement tandis que je parlais, il demeura silencieux un
instant avant de répondre :
« La grotte de Bethléem a peut-être été l’un des lieux les plus secrets des
cathares, mais rien de certain. Tout ce que l’on sait, c’est qu’elle a été
découverte et explorée en 1938 par Antonin Gadal, l’un des défenseurs
contemporains du catharisme le plus expert en la matière. Toutefois, on dit
aussi qu’il n’était pas entièrement fiable. Qu’il a accompli beaucoup de
choses étranges pour attirer les touristes dans cette région, qui était alors
fort pauvre.
— Vous êtes-vous rendu dans la grotte ? », m’enquis-je, incapable de
dissimuler plus longtemps mon enthousiasme.
« De nombreuses fois », déclare-t-il en réfléchissant à ce qu’il pouvait me
confier, avant de poursuivre :
« Qu’il s’agisse ou non d’un canular, quiconque visite la grotte ne peut
qu’admettre qu’une énergie très particulière existe en ces lieux. Les
rosicruciens accordaient et accordent toujours une grande importance à cet
endroit, et je n’ai quant à moi aucun doute sur le fait que des initiations y
ont été accomplies, et peut-être continuent d’y être accomplies. J’ai vécu
quelques expériences fort singulières dans cette grotte.
— Quelles sortes d’initiations ?
— D’après Gadal, les cathares se servaient de la grotte comme d’une
sorte d’église où le “Christ nouveau” serait né et où les initiés obtenaient le
statut de Parfait. Autrement dit, c’était un lieu où le postulant devait laisser
derrière lui tout ce qui était ancien, tout son passé, afin de pouvoir connaître
une nouvelle vie en Christ. Sur la paroi est de la caverne est gravé un vaste
pentagone naturel à l’intérieur duquel, avant que ne débutasse l’initiation, le
postulant devait se tenir, cependant qu’un prêtre cathare lisait probablement
des extraits de l’Évangile de saint Jean. »
Cessant de parler, il se leva et s’éloigna. Il revint peu après avec un stylo
et un papier.
« Je vais vous dessiner une carte, de sorte que vous puissiez trouver
l’endroit. Lorsque vous y serez, n’oubliez pas de vous y déplacer avec un
grand calme. »
Les Contes.

Leny & Mar Van der Velde.


Après le dîner, certains résidents se rassemblèrent dans une pièce
pourvue d’une cheminée, où ils bavardèrent. Je remarquai notamment une
femme d’un certain âge, accompagnée d’un jeune homme. Sans doute la
femme avait-elle eu une vie fort rude, comme l’indiquaient les traits
marqués de son visage évoquant un masque de démon tibétain. Portant des
lunettes épaisses et coiffé d’une longue queue-de-cheval, le jeune homme
était entièrement vêtu de noir. Tous deux étaient plongés dans une vive
discussion qui prenait parfois des allures de dispute. Cependant, pour une
raison ou une autre, j’eus le sentiment que le sujet abordé était important
pour moi. Je parvenais à saisir deux ou trois mots, mais le débit rapide des
paroles en néerlandais m’empêchait d’en saisir le sens global. Je bus mon
thé, souhaitai une bonne nuit à tout le monde et gagnai ma chambre afin de
dormir.
Je demeurai longtemps allongé à écouter le bruit de l’eau qui environnait
ce lieu magique, lequel avait été autrefois un paradis pour des enfants
pauvres.
Voire ?
Que s’était-il réellement passé ici ?
L’eau parut dissoudre les fondations de l’édifice, qui se mit à flotter dans
les airs, avant de disparaître dans l’univers. Je fermai les yeux et me laissai
voguer avec lui.
Le bruit d’enfants en train de jouer pénétra dans la chambre. Je m’éveillai
avec une sensation de léger étourdissement, après une longue nuit passée à
voyager – où, je n’en savais trop rien.
Le plafond craquelé, le papier peint fleuri. Le rire clair des enfants. Des
pas affairés dans l’escalier. À quoi ressemblait cet endroit soixante-quinze
ans auparavant ? J’entendis alors des pleurs réprimés. On eût dit que le son
provenait de sous le lit.
« Qui es-tu ? », murmurai-je.
Au-dehors, le soleil ne s’était pas encore levé. Je gagnai le balcon et
regardai à l’extérieur. Je ne vis personne en bas. Et pourtant, le bruit du jeu
des enfants était parfaitement réel.
Dans ce cadre, les pleurs assourdis étaient d’autant plus poignants. Une
silhouette grise et brumeuse se tenait recroquevillée à la tête du lit, de
l’autre côté de la pièce. Je m’approchai très doucement et m’agenouillai
devant le petit être tout en récitant la céleste prière araméenne.
Source céleste
Toi Qui es partout
Ton Royaume viendra
Ta volonté sera faite
Ici et maintenant et à jamais
Emplis-nous du pouvoir de ta pitié
Et libère-nous des chaînes qui nous entravent les uns aux autres
Conduis-nous loin de la tentation : libère-nous de nous-mêmes
Et donne-nous la force de faire un avec Toi.
Apprends-nous le véritable pouvoir du pardon
Que cet instant sacré soit le terreau
Où croîtront nos actions futures
Amen

La chambre était à présent parfaitement silencieuse.


Mal du pays !
J’allumai une bougie.
Devant moi, le petit nuage gris s’évanouit lentement. Et parmi tout ce
gris, je perçus de petites étincelles de lumière qui dansaient autour de l’être
et l’accompagnèrent jusqu’à l’endroit auquel il appartenait. Les sons autour
de moi s’agrégèrent et disparurent par le même chemin.
Au-dehors, le soleil commençait à poindre par-delà les montagnes.
L’unique son audible dans la chambre était celui des battements de mon
cœur.

Après le petit déjeuner, je me rendis à Tarascon-sur-Ariège en passant par


Ax-les-Thermes et Ornolac-Ussat-les-Bains, où je franchis le petit pont qui
enjambe l’Ariège. Sur la droite s’élevait une petite église qui semblait
abandonnée. En face se trouvaient d’anciens thermes, devant lesquels je
garai la voiture. Puis je longeai la route sur la droite. Juste avant d’arriver à
la villa Bernadac, je tournai à gauche et suivis un sentier qui menait dans la
forêt. Le croquis de Mar indiquait qu’il me fallait prendre un peu plus loin
sur la gauche un autre chemin, plus petit. Je le trouvai et m’y engageai,
conformément aux instructions données par la carte. Je dus me battre contre
les broussailles qui m’agrippaient ; les longues branches des églantiers
rendaient la progression spécialement difficile. Je rampai sous un arbre
tombé à terre, également mentionné sur le croquis, puis perdis de vue le
sentier, qui s’était divisé et ne débouchait nulle part.
Je revins fort péniblement au point de départ et recommençai. Cette fois,
après avoir lutté une vingtaine de minutes avec les fourrés, j’aboutis au pied
d’une falaise escarpée qui interdisait tout espoir de progression. Le soleil
dardait inlassablement ses rayons sur la paroi, transformant la gorge en un
four naturel. Dégoulinant de sueur, la carte froissée dans la main, j’étais prêt
à abandonner.
Alors que je pivotais pour prendre le chemin du retour, je levai les yeux
pour la première fois. Sur une corniche au-dessus de moi apparaissait
nettement une porte, laquelle, selon le dessin de Mar, constituait le premier
signe indiquant que j’étais sur la bonne voie. Le problème, toutefois, était
que ce dernier avait commis une erreur.
J’étais dans un état d’excitation extrême lorsque je tirai doucement la
porte, qui s’ouvrit avec un craquement. Je franchis ensuite une porte en
briques et commençai à descendre un escalier étroit. Peu après, je me
retrouvai devant une impressionnante paroi rocheuse dans laquelle se
dessinait une vaste ouverture. Je m’arrêtai un instant afin de me repérer,
avant de prendre à droite en direction de ce qui paraissait être l’entrée de la
grotte de Bethléem.
Un instant plus tard, j’y pénétrai en retenant mon souffle.
À un pas au-dessous de moi s’étendait une salle presque rectangulaire,
d’environ neuf mètres sur trois. Près de l’entrée se dressait un énorme
rocher reposant sur trois autres pierres plus petites. On eût véritablement dit
un autel. Sur le mur en face apparaissait le fameux pentagone devant lequel
devaient se tenir les postulants durant l’initiation. À gauche de l’entrée se
trouvait un renfoncement à l’intérieur duquel, conformément à la légende,
aurait été placé le Saint-Graal au cours des cérémonies. La grotte donnait au
sud sur une ouverture qui offrait une vue impressionnante sur la vallée et
Ornolac.
Mar avait raison. Qu’elle fût ou non un authentique lieu cathare, la grotte
possédait indéniablement une atmosphère singulière. Je m’assis sur un banc
de pierre près de l’autel, et m’absorbai dans le silence du lieu.
Alors que je me tenais assis là, il me fut révélé que ce n’était pas dans le
pentagone mais sur l’autel de pierre qu’avait lieu la partie la plus
importante de la cérémonie. C’était là que les initiés devaient s’allonger
pour passer la nuit et renoncer au petit Soi, de sorte que le Soi supérieur, le
Christ, puisse naître et prendre la place du vieux Soi. Dès l’instant où je le
compris, je décidai de passer moi-même la nuit en ce lieu.
Je consacrai le reste de la journée à parcourir la région. En fin d’après-
midi, j’emportai mon sac de couchage et un carton sur lequel m’installer.
Il commençait à faire sombre lorsque je préparai mon lit sur l’autel, avant
de m’y allonger. J’avais tout juste la place d’y tenir. Quelques bougies à la
flamme vacillante étaient tout ce que je possédais pour éloigner les
chauves-souris.
Mes démons intérieurs, en revanche, étaient bien moins aisés à repousser.
Les bruits de la nuit envahirent la grotte et le monde à l’extérieur. Je me
demandai s’il s’agissait bien des mêmes.
Le vent souffla soudain les bougies, emplissant la caverne d’une
obscurité impénétrable. Ce qui, en d’autres occasions, eût pu passer pour le
son émis par de petits insectes rampants, évoquait désormais des animaux
provenant de dimensions inconnues. Une paire d’yeux jaunes apparut dans
l’air et disparut quelque part au-dessous de moi. Je fermai les yeux et
m’efforçai de me détendre sur le lit inconfortable. Cependant, je ne cessai
de me tourner et retourner pour trouver une position qui s’accorde à la
surface de la pierre, que je sentais nettement à travers le sac de couchage et
le carton.
Je ne sais combien de temps je tentai ainsi de m’endormir, mais sans
doute ai-je dû glisser dans un autre état d’esprit puisque, soudain, je me
retrouvai sous une autre forme humaine, dans une autre grotte, dans un
autre pays, il y avait fort longtemps.

*
La grotte de Bethléem.
Oyugun courait le long de la paroi rocheuse, tout en s’efforçant de lire les
petits signes qui devaient le guider tout le long du chemin. La sueur qui
coulait sous le masque de tigre l’aveuglait, et il lui fallait se concentrer pour
garder l’équilibre. De temps à autre, il s’arrêtait pour reprendre son souffle
et écouter. Mais l’unique son qu’il percevait provenait de son propre cœur,
qui faisait circuler le sang de son jeune corps. Il courait pour sauver sa vie.
Il courait à travers les passages faiblement éclairés et tortueux, où les
torches étaient placées à si grande distance les unes des autres qu’il
parvenait tout juste à voir où il mettait les pieds. S’il avait été prévenu des
conditions de son initiation, il eût pu s’y préparer. Mais il comprit que
l’incertitude était un élément important de l’examen.
Lorsque Oyugun réalisa qu’aucun schéma ne présidait à l’architecture du
labyrinthe, et qu’aucune raison, quelle qu’elle fût, ne pouvait appréhender
cette chose abominable, il renonça enfin et suivit la direction que lui
indiquait son cœur. Il flottait littéralement, tournant et virant, montant et
descendant, un passage après l’autre. La chaleur lui fit toutefois comprendre
qu’il se rapprochait de ce qui devait être le centre.
Il s’arrêta au bout d’un long passage, au pied d’un escalier. Tournant la
tête, il regarda derrière lui, mais il semblait qu’il n’eût rien manqué. Son
cœur battait à tout rompre dans sa poitrine et sa respiration était aussi
bruyante que les hurlements qui montaient des feux de joie de la Fête de la
lune, au-dehors.
Il se mit à avancer lentement en direction de l’ouverture située au
sommet des marches et d’où émergeait une pâle lumière qui dessinait les
longues ombres vagues d’êtres qu’il ne connaissait pas.
Il s’arrêta de nouveau pour reprendre son souffle. Puis il pénétra dans une
pièce composée de quatre arches qui formaient une fleur symétrique au
plafond, au-dessus de l’autel placé au centre de l’espace. D’un autel
reposait une femme. Aucun autre être vivant n’était visible. Il avait atteint
son but. Il savait à présent qu’il lui restait à passer la dernière épreuve.
Il s’approcha doucement.
Une jeune femme portant un masque en forme de serpent était attachée à
l’autel. Elle était vêtue d’une fine robe en peau de serpent, ornée de divers
symboles d’animaux, qui recouvrait à peine les parties intimes de son corps.
Oyugun réprima un cri de surprise en la découvrant. Le spectacle le figea
sur place, tandis que de chaotiques pensées traversaient son esprit. Quelle
était l’étape suivante ?
Il observa la jeune femme. Les yeux du serpent croisèrent les siens.
Quoique sa poitrine se soulevât de plus en plus vite, elle était calme.
L’espace d’un instant, il crut apercevoir quelque chose dans ses yeux,
quelque chose qui entendait le guider ou l’encourager. Mais il ne comprit
pas. Il n’était conscient que d’un seul fait : il n’y avait pas de temps à
perdre. Il entendit au loin le bruit des tambours et des cloches, et il fut
certain qu’ils approchaient. Aussitôt, il entreprit de délier la femme. Alors
qu’il avait libéré un bras et s’occupait de l’autre, il se demanda pourquoi
celle-ci ne bougeait pas. Ce ne fut que lorsqu’il eut également détaché les
jambes qu’elle remua légèrement. Il songea qu’elle avait peut-être été
droguée, réalisant toutefois que cette sorte de pensée n’était d’aucune utilité
et ne menait nulle part. Il n’avait qu’une seule chose à faire. Un instant, il
hésita avant de tendre la main pour aider la jeune femme à ôter sa robe de
serpent. Il lutta contre la fermeture qui, sur le côté, maintenait le tissu,
tandis qu’elle le tenait paisiblement par le poignet. Puis elle le lâcha et
écarta le devant de sa robe pour dévoiler sa poitrine. Il fut saisi par
l’impérieux besoin de se débarrasser de son masque et de retirer celui
qu’elle portait pour l’embrasser, mais il savait que ce n’était pas permis. Les
yeux du serpent rencontrèrent les siens et ils dirent : « Viens. »
Les tambours et les cloches n’étaient plus loin désormais. Il arracha le
reste de la peau de serpent d’un seul mouvement fluide et regarda le sexe
ouvert devant lui, semblable à une perle rouge et noir – porte de la vie et de
la mort – qui attendait qu’il entre dans le Saint des Saints.
Il n’était qu’un seul muscle tendu lorsqu’il pénétra lentement en elle. Ils
fusionnèrent en un unique mouvement, et il était pris dans un étau qui
l’empêchait de se retirer. Sous lui, il entendait le souffle chaud derrière le
masque. Quelque part, tout près, le rythme obsédant et les notes aiguës des
cloches se firent entendre, en quête d’une ouverture vers le monde céleste.
À cet instant, son univers explosa dans un infernal brasier, tel le Déluge
brisant tous les barrages du monde, cependant qu’il hurlait comme un
animal délivré. En sueur, il s’effondra sur elle. Il perçut la présence d’autres
êtres dans la pièce.
« Oyugun ! »
Regardant le serpent avec surprise, il crut reconnaître la voix. Puis il
arracha le masque qui recouvrait le visage.
« Sarangarel ! »
5

«Une part de toi voyage à travers le temps et l’espace. Cependant


qu’une autre n’est pas soumise à de telles contraintes. C’est un voyage
d’une nature entièrement différente qu’elle accomplit. »
Lentement, j’ouvris les yeux. Le soleil matinal baignait le lieu d’une
blême lueur violette. J’avais froid et mon corps était endolori. Je regardai
autour de moi, perplexe. La grotte de Bethléem.
Oyugun et Sarangarel.
Quelle sorte d’histoire était-ce là ? Concernait-elle mon propre passé, et
dans ce cas, pourquoi y étais-je confronté de la sorte ?
J’étais troublé par mon incapacité à identifier la Voix qui continuait à
communiquer avec moi, dans un langage plutôt rebattu sur le cosmos et le
sens juste des choses. Il s’agissait là de récits que je connaissais déjà.
Pourquoi une telle insistance ? J’ai travaillé sur chacun des différents
aspects de la nature humaine. En particulier sur les dimensions
psychologiques, mentales, et bien d’autres encore, que j’ai abordées au
cours de mes études sur la littérature ou l’ésotérisme.
« La transformation est nécessaire au plan émotionnel, plus que
psychique. Lorsque l’on a peur d’avancer, il est aisé de diaboliser la part
complémentaire. La peur est le fardeau de l’homme. Le temps est venu pour
toi de t’affranchir de tes limites mentales. Tel est, pour toi, l’aveuglement
majeur, tel est ce qui obscurcit ta vision véritable. Si les émotions ne sont
pas prises en considération, alors ton champ mental ne peut être purifié. »
Jetant un regard circulaire sur la grotte, j’aperçus une pâle silhouette,
accroupie contre la paroi de l’entrée qui donnait sur la vallée d’Ornolac.
J’étais en revanche incapable de distinguer qui c’était ou ce que c’était, et à
quoi cela ressemblait.
« Qui êtes-vous ? », demandai-je.
J’éprouvai physiquement le sourire indulgent que m’adressa l’être, ce qui
me bouleversa. Nulle réponse ne vint, et la silhouette se contenta de
poursuivre :
« Il existe des niveaux bien plus profonds. Des niveaux où le corps, la
psyché, l’esprit ou les sens ne constituent que de simples filtres, qu’il faut
purifier afin que l’homme puisse s’imprégner du cosmos. C’est seulement
ainsi qu’il pourra devenir pure présence cosmique – sur Terre, dans son
actuelle incarnation. »
Je songeai qu’il s’agissait peut-être de Sylvia, endossant un autre
personnage, puisque c’était là une redite parfaite du discours qu’elle
m’avait tenu lors de notre première rencontre. Ne m’avait-elle pas informé
que nous communiquerions désormais par télépathie ?
« Les énergies singulièrement lentes et pesantes auquel l’être humain se
soumet de son propre chef rendent impossible toute vision claire. Lorsque,
toutefois, il s’y efforce, ce peut être à partir du souvenir de la clarté de cette
vision avant qu’il ne s’incarne. Mais, le souvenir seul ne suffit pas. Il n’est
qu’une pâle copie de la réalité. Une éthique supérieure s’y dissimule. Le
petit Soi n’y a aucune part. Raison pour laquelle il ne peut en aucune façon
servir de mesure. Se situant au-delà de tout jugement, il ne dispose d’aucun
moyen d’évaluer ou de condamner quiconque ou quoi que ce soit. Lorsqu’il
est incapable de rester lui-même ou d’affronter la situation dans laquelle il
se trouve, lorsqu’il ne peut contrôler son environnement, l’homme a
tendance à juger autrui, à juger ce qui se produit dans cet instant-là.
Quiconque, pourtant, juge autrui ne fait que se juger lui-même. Et lorsqu’il
se juge, l’être humain s’enferme dans les contraintes les plus extrêmes qui
soient. Le pouvoir et le contrôle ne sont que l’expression de la peur que
seul le pardon peut effacer. Il n’est que le pardon qui puisse détruire les
illusions et restaurer la vision véritable. Tel est ce dans quoi j’ai choisi de
m’engager – et cela seul.
— Je ? »
Avais-je bien entendu ? Si tel était le cas, alors, c’était la première fois
que la Voix utilisait la première personne du singulier.
Le soleil était à présent si vif que j’étais incapable de voir si l’être
mystérieux était toujours assis à l’entrée de la caverne.
« Êtes-vous encore là ? », m’enquis-je à voix basse.
Pas de réponse.
Lentement, je me redressai. Mon corps semblait avoir été déchiré en
mille morceaux au cours de la nuit. Peu après, je réalisai que l’être avait dû
quitter la grotte ou revêtir une forme qui n’était pas immédiatement visible.
Cependant, je continuai à percevoir sa présence.
Je marquai une pause sur la corniche et appréciai le spectacle tout en
m’étirant et respirant l’air frais de la montagne. La rosée matinale formait
une sorte de tapis céleste au-dessus de la vallée, et les énergies qui
surgissaient en moi avec une force renouvelée me procuraient un plaisir pur.
Tel un présent offert par l’être amical que je n’avais pas identifié.
J’imaginais son rire doux et vif, comme une sorte d’écho joyeux résonnant
dans mon Moi le plus profond.
Ayant installé les bagages dans la voiture, je me dirigeai vers Tarascon-
sur-Ariège afin d’y petit déjeuner au bord de l’eau. Alors que, m’étant assis,
je contemplai la rivière, je songeai à la longue série de constructions
mentales qui résultent de la peur qu’éprouve l’homme à se libérer de toute
forme de pensées compensatoires ou de rêves illusoires. Rêves non pas
seulement d’une vie dépourvue de souffrance, dans laquelle nous
progresserions sans rencontrer le moindre conflit et qui verrait nos désirs
matériels satisfaits, mais encore d’un partenaire parfait, d’un gourou parfait,
d’une spiritualité parfaite – lesquels ne sont que des créations destinées à
nous rendre la vie, en somme, plus tolérable. L’idée même de souffrance, de
paradis ou d’enfer, la notion même d’un dieu personnel ne sont que des
élaborations auxquelles nous procédons afin de donner un sens à notre vie.
En soi, rien de mal à cela. Telle est précisément l’une des possibilités dont
dispose l’homme : une volonté libre et la capacité de créer une réalité par le
pouvoir de la pensée.
Soudain, il m’apparut clairement que le saut quantique vécu par l’homme
moderne était en quelque sorte lié à la dissolution de la nature illusoire de
ces constructions, qu’il nous fallait avoir le courage de s’en extraire, de
manière à être enfin capables de les abandonner toutes.
Le problème qui en découlait étant, naturellement, qu’une vie libérée de
toute construction serait en soi une construction.
Une telle dissolution pourrait bien constituer une catastrophe pour
l’ensemble des fondations sur lesquelles nous bâtissons notre réalité.
Je laissai la question en suspens. À présent que je l’avais interrogée, je
savais avec certitude qu’une réponse viendrait en son temps.
Alors que je consultais une carte de la région, tout en méditant au-dessus
de mon café, je tombai sur le nom de Notre-Dame de Sabart. La chapelle
était située dans les environs. Sans réfléchir plus avant, je sus qu’il fallait
m’y rendre. Sans nul doute.
La chapelle n’était qu’à une dizaine minutes de route depuis Tarascon.
En descendant de la voiture, j’aperçus aussitôt les figures, nettement
visibles, situées au-dessus de l’entrée, de part et d’autre d’un vitrail :
Yeshoua et Mariam. Le premier à droite, la seconde à gauche, accueillant
les pèlerins.
L’intérieur était paisible. J’étais l’unique visiteur, et, sans raison précise,
je longeai l’aile droite de la chapelle, au bout de laquelle je remarquai un
autel. Une force inconnue semblait m’y attirer. Ce ne fut que lorsque je fus
tout près que je la vis. Mariam Magdal. Agenouillée, le crâne et le livre
devant elle, tout comme dans l’église de Marie-Madeleine de Rennes-le-
Château.
Le crâne et le livre !
Mariam et Yeshoua accueillant les visiteurs, sur la façade avant de Notre-Dame de Sabart.
L’autel ne paraissait guère entretenu et, à la différence de ceux qui sont
dédiés aux autres saints du lieu, nulle bougie n’y apparaissait. Soit il venait
d’être découvert et attendait d’être restauré, soit il n’était pas considéré
comme très intéressant.
Je m’assis à terre pour méditer.
Doucement, doucement.
Le cœur.
La route ancienne – sur Ses pas. Couleurs des nuages. Poussière.
Lumière. L’illimité uni au-dessus de ma tête. Le son éclatant d’un être
inconnu volant jusqu’à moi. Dans Sa main : pouvoir d’ouvrir ou de fermer.
Laisser le vagabond retourner aux commencements ; je me tenais seul, à la
croisée des chemins. Ouvert. Fermé. En bas. En haut. Un instant
inoubliable. Écho de l’éternité. Son inévitable des pas dans l’escalier –
entendu à travers les temps – et me bouleversant.
Éveillé !
JE SUIS le pardon, œuvrant ici,
Rejetant tout doute et toute peur,
Libérant à jamais l’homme
Avec les ailes de la victoire cosmique.
JE SUIS celui qui appelle avec toute ma puissance
Le pardon à chaque heure qui passe ;
Pour toute vie partout
Je laisse la grâce du pardon se déverser.

Sarangarel !
J’ouvris les yeux. Au plus profond de moi, je commençai à comprendre
le sens de mon voyage nocturne et l’apparition de ces images belles mais
fort douloureuses. Je réalisai que personne n’est victime de circonstances en
apparence accidentelles.
Dans le grand jeu, aucune circonstance n’est fortuite !
Cependant, pour quelle raison me faudrait-il retourner en arrière et
considérer tout cela une fois encore ?
« Tu ne peux atteindre le sommet d’une maison que si tu grimpes une
seule marche à la fois. S’il y a cent marches et que tu ne franchis que
quatre-vingt-dix-huit d’entre elles, jamais tu ne sauras à quoi ressemble ce
sommet. Tu ne peux, par ailleurs, manquer une marche, parce qu’autrement
tu ne connaîtrais pas le chemin. Si un puits fait cinquante mètres de
profondeur, et que ta corde n’est longue que de quarante-six mètres, jamais
tu ne pourras remplir d’eau ton seau. Ainsi l’homme doit-il comprendre que
tant qu’il ne s’élèvera pas au-dessus de la réalité du corps et des sens, il ne
pourra découvrir celle des mondes supérieurs. Et ce qu’exige au préalable
le franchissement de chaque marche est le pardon à l’égard de tout
jugement, quel qu’il soit. Tu dois te pardonner à toi-même. »
Le pardon. Nous y revenions. Un concept peu à peu gagné par l’usure. Je
veux dire, la sonorité même du mot en devenait plutôt écœurante, tant celui-
ci avait été si souvent mal employé, si rarement compris et appliqué.
La Voix vint immédiatement à mon secours :
« Il y a le pardon. Et le Pardon. Le pardon n’est pas une simple prière,
mais l’abandon de tout jugement. Dès l’instant où il comprend la
profondeur de ces mots, qu’il en fait sa vie, l’homme pénètre dans une
sphère radicalement différente de tout ce qu’il a connu jusqu’alors. C’est de
renaissance que nous parlons ici. D’une vie entièrement nouvelle. De
renoncement à toute forme de jugement.
» Chaque jugement n’est qu’une projection. Ne juge personne. »
Je me levai, rebroussai chemin, achetai une bougie, l’allumai et la plaçai
devant l’autel de Marie-Madeleine.
L’autel de Sarangarel.
L’autel des femmes.
L’autel de la puissance féminine.
Je regardai silencieusement la flamme, qui vacillait légèrement sous
l’effet du courant d’air et dont je voyais pourtant qu’elle était forte,
inextinguible. Lorsqu’elle aurait achevé de brûler, elle continuerait à se
consumer à un autre niveau.
« Pardonne-moi », murmurai-je.
Puis je tournai les talons et sortis.
Ce fut seulement lorsque je m’assis dans la voiture que je sentis combien
l’expérience de Notre-Dame de Sabart m’avait profondément bouleversé.
Mon corps éthérique semblait presque vibrer, comme parcouru par un faible
courant électrique, semblable à un ange traversant une pièce. Les voiles
s’étaient écartés pour dévoiler la part la plus vulnérable, la plus forte en
moi, l’être inconditionnel, l’âme consciente au cœur de l’archétype
féminin : Mariam Magdal.
L’autel de Madeleine à Notre-Dame de Sabart (notez le crâne et le livre).
Hakini (Sakti), selon le Laya Yoga. Elle symbolise le troisième œil. Elle est la lune blanche assise sur un lotus sauvage, tenant
dans ses mains un rosaire, un tambour, un arc, un crâne et un livre. Ses mains représentent la désintégration de la peur (shri Shyam
Sundar Goswami).
Alors que je roulais vers Foix pour y déjeuner, j’eus l’absolue certitude
que Mariam, sous une forme ou une autre, s’était rendue en France, que son
esprit avait toujours été vivant dans le sud du pays. Je ne peux dire d’où
émergeait cette certitude, seulement qu’elle provenait de la dimension
féminine de mon être supérieur. Il ne s’agissait pas ici d’Histoire mais d’une
vibration archétypale émettant son chant à travers le temps, annonçant
l’avènement de l’amour inconditionnel et la reconnaissance définitive de
toute forme d’intolérance, toute forme d’abus, toute forme de pouvoir et de
mensonge.
Tout en conduisant, je juxtaposai en pensée cette certitude intuitive avec
les données historiques.
Durant toute la période qui s’étend avant et après Yeshoua, Marseille est
l’une des cités les plus importantes de l’Empire romain, que caractérisent
un commerce prospère et une concentration extrême du savoir ésotérique.
L’importance de la communauté juive semble confirmer que les juifs, les
Syriens mais aussi d’autres pèlerins, visiteurs ou réfugiés de Palestine, se
rendaient dans cette ville où la tolérance était plus grande que dans tant
d’autres régions du monde à l’époque.
La ville était célèbre pour ses temples d’Athéna, de Diane, de Minerve ou
d’Isis. On y voyait des druides, des mystiques juifs, des prêtres et prêtresses
d’Isis, se côtoyant librement sous le gouvernement romain.
La légende veut que Mariam Magdal soit arrivée dans un bateau
dépourvu de voile et de rames, accompagnée de Lazare et Marthe (frère et
sœur), Marie de Clopas (tante de Yeshoua), Marie Salomé (mère de
Yohannan), ainsi que de Sarah l’Égyptienne (servante), accostant dans une
petite ville située non loin de Marseille, Saintes-Maries-de-la-Mer – qu’à
l’époque de Yeshoua, on appelait Ra ou Ratis.
Il est difficile de savoir si cette légende doit être comprise littéralement
ou non, mais une chose est sûre, quel que soit ce qui s’est passé à Ra, avec
ce bateau sans voile ni rames, l’événement aura un immense impact sur la
vie spirituelle européenne.
Sarah l’Égyptienne deviendra la grande sainte des Gitans, célébrée une
fois l’an au moment du baptême de la Madone noire dans la mer.
Isis, Artémis et Cybèle sont vénérées à Ra dès le IVe siècle avant J.-C.
C’est de là, dit-on, que les premières Madones noires auraient été
introduites en Europe.
Un autre mystère se fit jour lorsque l’on commença à s’interroger sur les
Madones noires. Qui étaient-elles et quel rôle jouèrent-elles ?
Au cours de la rédaction de mon livre sur Marie-Madeleine, j’ai
régulièrement croisé ces figures, sans trouver les réponses aux questions
que soulevaient ces vierges sombres.
Un nom, néanmoins, continuait d’apparaître : Isis. Je fus surpris de
découvrir que cette tradition, dont j’avais été jusqu’à présent convaincu
qu’il s’agissait d’un phénomène strictement égyptien, s’était répandue en
Europe grâce à l’avancée romaine, se mêlant aux traditions celtiques et
teutonnes. Plus étonnant encore, ces traditions païennes étaient restées
vivaces bien après l’institution du christianisme sur le continent européen.
Jusqu’au Moyen Âge, la Grande Mère était vénérée sous différentes formes,
plus ou moins officiellement.
Rares sont les chrétiens qui savent que la Vierge Marie « historique » ne
fut introduite par l’Église romaine qu’en l’an 470, à la suite d’une demande
populaire en faveur du rétablissement d’une divinité féminine. L’erreur
judiciaire commise avec réussite par l’Église envers la meilleure – quoique
dangereuse – moitié de Yeshoua, Mariam Magdal, aura des conséquences
injustifiables, mais aussi, à l’époque, imprévisibles. Et le pouvoir féminin
sera plus ou moins contraint de devenir souterrain, réunissant pourtant là de
telles forces qu’il est désormais en voie de briser les limites acceptées par
l’homme jusqu’à aujourd’hui.
Tel était le genre de pensées qui occupaient mon esprit cependant que je
me dirigeais vers Foix. Cette ouverture à la réalité éthérique et à la mémoire
collective m’était à présent si familière que je compris qu’il me fallait éviter
tout jugement ou toute pensée critique si je voulais garder le canal ouvert.
Par ailleurs, la sobriété et le courage étaient indispensables pour faire face
avec une parfaite honnêteté aux informations qui arrivaient. En sus de tout
cela se posait la question des données personnelles, qui ne pouvaient en
aucun cas être impliquées. L’équilibre était particulièrement délicat à
obtenir, et semblable à tous égards à un paradoxe – comment se faire
sobrement une opinion sans pour autant recourir au fameux jugement, fondé
sur la raison ? Dès lors que celui-ci est purement et simplement abandonné,
ne reste qu’une forme radicalement différente, et en soi totalement
inexplicable, de certitude.
Une certitude qui non seulement connaît le plan éthérique, mais encore
les sphères astrales. La capacité à distinguer ces plans n’est pas seulement
une condition nécessaire, mais aussi une exigence de la vie pour préserver
notre équilibre et espérer utiliser avantageusement les informations.
Il n’existe pas de frontières nettes entre les différents plans. Tout se tient,
et je sais que nul ne peut dire où finit l’un, où commence l’autre.
Cependant, le point de départ en tant que tel, la part fondamentale,
l’essentiel, ne peut se comprendre tant que vous demeurez enraciné dans la
dimension terrestre et la notion de raison que nous venons d’évoquer.
Il est, malgré tout, indispensable de connaître la différence qui existe
entre le plan éthérique et le plan astral si nous voulons employer utilement
l’information reçue.
Lorsqu’il se familiarise avec la lecture de la grande mémoire cosmique,
l’être humain est amené à être étonné, voire choqué, de constater que
l’histoire écrite en laquelle il avait jusque-là confiance ne constitue qu’une
part de la vérité, en ceci qu’elle n’est qu’une version proposée par ceux qui
écrivent l’Histoire et détiennent généralement le pouvoir.
Esclarmonde (par le peintre danois Peter Fich Christiansen).
Nous pourrions avancer que l’Église incarnait un savoir exotérique
(externe, superficiel) qu’elle a, avec succès et durant des siècles, transformé
en dogmes et vérités historiques. Alors que les soi-disant hérétiques,
cabalistes, alchimistes ou rosicruciens, se dissimulant pour vivre,
représentaient la sagesse ésotérique (cachée, profonde).
Le temps est arrivé, toutefois, que vienne à la lumière du jour ce qui est
demeuré secret. Ce qui ne vaut pas seulement pour l’inconscient collectif,
mais aussi pour l’individu. Chaque être doit trouver le courage d’affronter
sa propre mythologie afin qu’une guérison durable soit possible. Ici, sans
doute, réside le plus grand défi qui attende l’homme contemporain. Lorsque
nous nous éveillons, nous réalisons qu’il n’y a pas d’autre échappatoire.
Nombreux sont ceux qui continueront à les chercher, à saisir la moindre
opportunité afin d’éviter d’assumer leur propre responsabilité. Ce ne sera
pourtant qu’un court répit. Malgré les multiples offres de soulagement
express, l’homme doit comprendre que la promesse de raccourcis menant à
la liberté n’est qu’une illusion de plus.
Les anciens taoïstes soutenaient le principe selon lequel le détour est la
voie d’accès la plus rapide et la plus efficace au but recherché. Souriant en
moi-même, je me remémorai cette scène, dans mon ouvrage sur Marie-
Madeleine, au cours de laquelle Yeshoua défie les différentes formes
d’orgueil du pharisaïsme par ces mots : « Seul celui qui se rachète ne peut
être sauvé. »
Jugement ou fait désolant ?

À Foix, je dénichai le café donnant sur un jardin où le Voyant et moi-


même avions si souvent apprécié un verre de pastis. C’était là généralement
que nous débutions nos réunions de travail, là aussi que nous les achevions
en sirotant un apéritif. Je commandai un pastis et envoyai une amicale
pensée à mon ancien compagnon. Le soleil avait disparu derrière un nuage.
La pluie paraissait imminente. Je me réfugiai sous l’auvent.
Ayant achevé mon déjeuner, je songeai aux mots qu’avait eus Sylvia à
propos de ma quête du Graal : « La princesse est là où se trouve le serpent.
Trouvez la princesse et vous serez proche du Graal. »
Le Graal.
Selon l’une des légendes les plus anciennes et vénérées, Montségur serait
la montagne du Graal. Je l’ai entendue de la bouche d’un vieux berger lors
de mon premier voyage en ces lieux pour y rencontrer le Voyant.
Voici ce qu’il racontait :
« Au temps où les murailles de Montségur étaient debout, les Purs y
conservaient le Saint-Graal. Le château était en danger, les armées de
Lucifer assiégeaient ses murs, elles voulaient avoir le Graal pour le
réinsérer dans la couronne de leur prince, d’où il était tombé sur Terre lors
de la chute des anges. Alors, au moment le plus critique, une colombe
blanche arriva du ciel et fendit de son bec le Thabor. Esclarmonde, sa
gardienne, jeta le joyau sacré dans la montagne, qui se referma. Ainsi fut
sauvé le Graal. Lorsque les diables entrèrent dans le château, ils arrivèrent
trop tard. Dans leur fureur, ils envoyèrent au bûcher tous les Purs, au camp
des crémats 2. »
La tradition affirme que deux cent cinq cathares, hommes, femmes et
enfants, se seraient volontairement dirigés vers le bûcher en chantant.
Toujours selon cette tradition, ils ont promis de revenir dans sept cents ans.
Montségur est tombé en l’an 1244. Sept siècles se sont par conséquent
écoulés, et le temps est venu – aujourd’hui.
Esclarmonde.
Peut-être est-elle une autre incarnation féminine de la grande déesse ?
À l’instar de Madeleine, était-elle aussi une fille d’Isis ?
Duchesse de Foix, Esclarmonde est devenue la protectrice et la sainte des
cathares lorsque l’Inquisition a été instituée pour les combattre. Elle était
pour eux la « lumière du monde ».
Après le déjeuner, je pris la route en direction de Montségur. Une fois
encore, j’eus la sensation qu’il ne me revenait pas de décider, que j’étais
plus ou moins guidé. Certes, j’avais prévu de consacrer une journée entière
à mes retrouvailles avec la montagne sacrée. Mais j’avais commencé à
accepter le fait que le travail avec la réalité céleste possédait en un sens sa
propre logique.
La fine bruine qui tombait évoquait une mystérieuse danse de filigranes,
tandis que je distinguai la montagne au-delà du pare-brise. Comme chaque
fois, on eût dit l’ultime lettre runique attendant le pèlerin suffisamment
audacieux pour escalader, en respectant l’esprit qui présidait à sa présence
ici, l’un des sites les plus ouverts et les plus sacrés qui fût.
Je sortis du coffre mon imperméable et mon bâton de pèlerin. Le parking
était vide, et nul autre visiteur n’était en vue.
Mon cœur cognait dans ma poitrine tandis que je progressais à travers les
broussailles familières, en direction du pré de Prat, gardienne de la nature.
Pour la première fois depuis sept ans, j’y venais seul et il me fallait
accomplir ce qui devait être accompli sans l’aide du Voyant.
Lentement, je me dirigeai vers le centre de la prairie, où Prat avait
l’habitude de se tenir. Plantant mon bâton en terre, j’avançai vers le point
sacré. Puis je fermai les yeux et laissai partir ma nervosité. Lorsqu’on se
tient là, offrant ses soucis à la gardienne du monde, tout ce qui est extérieur
se dissipe et l’on glisse imperceptiblement dans la première sphère de la
réalité éthérique. Toi qui es partout.
Toi qui es une part de moi.
Un voile fin, presque laiteux, apparut devant moi. Sur le point dans les
airs où j’avais concentré mon regard se révéla une réalité légèrement voilée,
à l’intérieur de laquelle vibrait le plus fin des filigranes de cristal, baignant
dans une lueur violette. Dans ce réseau lumineux, je perçus une douce
figure féminine, animée par des êtres de feu guère plus gros que des
étincelles et qui semblaient provenir d’une inépuisable source de lumière. Je
supposai que la figure représentait Prat, mais avant que je n’intégrasse ce
fait, une autre figure se manifesta dont j’eus la sensation qu’elle incarnait
une version différente de ce qui s’était, jusque-là, exprimé par le biais de
Prat.

Environnée de salamandres de feu, la femme était pure lumière. Puis elle


leva les mains au-dessus de la tête, comme déversant une source inconnue,
et je vis qu’elle aussi était en quelque sorte faite d’eau.
Chaque particule de mon corps physique, chaque être de feu qui
composait mon corps éthérique, toute la matière étoilée de mon champ
astral, agissaient comme les aiguilles d’un compas soumis à une immense
force magnétique. Tout, en moi et hors de moi, pointait vers le centre de cet
être rayonnant qui se tenait là, demandant d’une seule voix :
« Qui êtes-vous ? »
Je n’attendais guère de réponse, sachant pertinemment qu’à ce niveau, la
concentration d’énergie était telle et la fréquence si élevée qu’il ne pouvait
s’agir que d’un être supérieur.
« Je suis Esclarmonde. »
La Voix évoquait l’éclosion d’un millier de fleurs sous le soleil de la
première heure, vibrante de vitalité, du printemps, en une danse menant
directement au centre du labyrinthe du cœur.
« Aujourd’hui comme hier, quiconque veut suivre les sentiers sacrés doit
choisir entre Roma et Amor ! Choisis entre le chemin du monde et celui de
l’amour. »
ROMA – AMOR !
Nulle forme compacte. Douceur et flexibilité. C’était comme regarder à
travers une méduse placée contre la lumière du soleil. Mirage de soie
laiteuse et de velours. De manière, au reste, parfaitement claire.
Alors que je réintégrais la réalité physique, le soleil darda ses rayons
entre les nuages, et durant un long moment, je continuai à voir la trépidante
activité des petits êtres de lumière, qui étincelaient telles des perles dans
l’air brillant.

Après la rencontre avec Esclarmonde, j’entrepris d’escalader la


montagne. Comme toujours, la première partie qui conduisait à la stèle était
la plus rude. Après une courte pause, j’empruntai l’étroit chemin qui passe à
travers la forêt. C’est alors que j’entendis de nouveau des pas derrière moi.
Je m’arrêtai pour retrouver mes esprits, mais ne vis rien. Je songeai que la
personne en question avait sans doute, comme je l’avais fait moi-même,
marqué une pause. Dès que je repris ma marche, les pas se firent encore
entendre, dans un écho légèrement décalé, quelques mètres plus bas. Je
compris, une fois de plus, que c’était là mon invisible amie qui rôdait.
Je m’arrêtai à chacun des points connus du chemin, à chacune de ces
ouvertures célestes qui m’étaient devenues si familières lors de mon travail
avec le Voyant. Sur la corniche où se trouve l’oracle, il n’est possible que de
poser les questions pour lesquelles vous avez le courage d’obtenir une
réponse. Et ces réponses sont si directes que l’on est immédiatement
dépouillé de toutes les formes d’illusion dans lesquelles nous pourrions
baigner à cet instant. Capter ces réponses, les transmettre de la façon la plus
concrète possible, tel était ce qui faisait du Voyant un maître en son
domaine.
Ce ne fut pas sans émotion qu’une heure plus tard j’approchai de l’entrée
du château – la porte du Temps. Il faut ici se préparer aux énergies qui sont
activées autour du point du Graal, au centre de la cour. Se libérer de nos
précédentes incarnations et de tous nos vieux bagages. Le fonctionnement
est identique à celui du puits de l’Âme que je décris dans Le Chercheur. Des
images de nos niveaux personnels aussi bien que collectifs défilent devant
nous, et celui qui se tient au seuil de la porte ne contrôle absolument rien.
On n’obtient pas nécessairement ce que l’on veut, mais immanquablement
ce dont on a besoin. Ou plutôt : on obtient souvent ce que l’on veut, mais
rarement sous la forme espérée.
Je demeurai sous la porte du Temps jusqu’à être vidé de toute image. Puis
j’avançai dans la cour, qui paraissait étrangement vide sans le Voyant. Je le
voyais en pensée s’installer sur le point du Graal à sa manière à lui, et se
préparer ensuite pour le travail du jour. C’était désormais à mon tour de
tenter de mouvoir les énergies.
Je localisai le point du Graal et dessinai un cercle autour de moi avec
mon bâton de pèlerin. Puis j’écartai le bâton, ouvris les bras et commençai à
tournoyer. Prenant appui sur mon pied gauche, j’utilisai le droit pour me
propulser dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. La paume de
ma main droite était tournée vers le haut, la gauche vers le bas. Lentement
d’abord, puis de plus en plus vite. Je tournai et tournai, jusqu’à ce que je
sente les lignes venues des quatre coins du monde se rassembler au cœur de
la force centripète dont la puissance s’accroissait à chaque tour.
Cette puissance était concentrée dans la paume de ma main droite. Au
centre de la force naquit une énergie centrifuge qui communiquait avec les
pouvoirs externes, de sorte qu’une force extravertie s’écoulait à partir de la
paume de ma main gauche. Je ne peux expliquer cela qu’en vous
demandant d’imaginer la face inversée de la réalité quotidienne formant une
seconde réalité, synchrone, qui devient visible derrière le voile.
Je continuai de tournoyer, et tournoyer jusqu’à ce que toutes les limites se
dissolvent en un être rayonnant qui apparut dans le champ de tension qui
s’étirait entre mes mains étendues – pilier de lumière, ou plutôt, croix
lumineuse au centre de la cour.
Alors, je laissai aller…
6

La roue tourne.
Tourne et tourne.
Le filin d’argent est semblable à un cordon ombilical s’étirant sans fin
dans l’univers. J’ignore ce qui se trouve au bout. Je ne vois que la roue
tourner et tourner encore. Peut-être est-ce la roue de la vie qui poursuivra
son mouvement jusqu’à ce que chaque individu sur Terre ait rempli sa
mission.
À présent, je vois qu’elle appartient au rouet auquel travaille une petite
fille de douze à treize ans. Assise dans une pièce dépourvue de murs,
entièrement illuminée par le soleil, elle file. Vêtue d’une simple robe de
coton blanc, elle n’a pour tout ornement que la petite fleur de lis rouge
brodée sur la poitrine. À cet instant seulement, je m’aperçois qu’elle est
celle qui file le soleil. La scène est dépouillée de toute sentimentalité.
L’image s’efface, tandis qu’une autre apparaît lentement. Un cœur dans
un feu de joie, ceint de flammes qui cependant ne consument rien. Seul le
feu éternel brûle dans le cœur qui se change à présent en une fleur de lis. La
fleur brûle mais ne périt pas. Placé sur le bûcher, le cœur ne peut être
dévoré par les flammes.
Puis tout devient dense et noir.

Le soleil se couchait derrière Saint-Barthélemy, de l’autre côté de la


vallée, lorsque, légèrement étourdi, j’entrepris de redescendre dans le
crépuscule.
Mes pensées étaient concentrées sur les ténèbres présentes dans la vision
que j’avais eue.
J’avais la sensation de porter un fardeau plus lourd que tous ceux que
j’avais connus jusque-là. Il n’était pas jusqu’aux roches que j’avais
transportées au sommet de la montagne, sept ans auparavant, qui ne
paraissaient insignifiantes face à l’inexplicable solitude qui s’était emparée
de moi, renforçant plus que je ne saurais le dire la solitude fondamentale
qui était la mienne. Quelque chose en moi semblait sur le point d’exploser,
et je sentis une boule dans ma gorge, un pressant besoin de pleurer vieux
d’au moins mille ans – telle était ma tristesse, tel était l’état de mon cœur
brisé.
Je compris que ce qui s’était produit dans la cour était plus que je n’en
pouvais supporter, et en pensée je demandai de l’aide au Voyant et à Sylvia.
Les images que j’avais été autorisé à voir étaient rudes. Mais la façon
dont tout avait disparu dans l’obscurité me donnait le sentiment d’être
réellement misérable. La douloureuse solitude qui en avait émergé était
impossible à expliquer. Peut-être était-ce simplement difficile pour moi de
comprendre et d’accepter que l’ouverture des vannes n’était pas sans risque
lorsque vous n’étiez pas aussi bien préparé qu’il l’aurait fallu à travailler
avec ce type d’énergie. Si vous voulez vous élever, il est également
nécessaire de vouloir descendre, et les hauteurs atteintes sont
proportionnelles aux profondeurs dans lesquelles vous avez le courage de
plonger. Ainsi en est-il. Je le savais depuis longtemps. Mais il est aussi
avéré qu’une différence existe entre la théorie et la pratique.
Sans doute ma prière avait-elle été entendue, puisque la Voix se fit de
nouveau présente tandis que je cheminais :
« Tu n’es pas seul, mais tu dois accomplir cela par toi-même. »
Point.
Je tremblais de tous mes membres lorsque je franchis la dernière partie
du sentier qui menait au pré de Prat, ou plutôt d’Esclarmonde. Au
XIIIe siècle, la montagne de Montségur avait entièrement appartenu à celle
qui fut la duchesse de Foix, la princesse et la sainte des cathares. Elle lui
appartient et lui appartiendra sans doute toujours.
Malgré mon état d’esprit, je réussis à trouver le point dans le pré afin de
la remercier de la vision que j’avais reçue. Même si je n’en comprenais pas
le contenu.
Lorsque je parvins à la voiture, mes jambes flageolaient au point que je
tenais à peine debout. Il me fallut saisir les clés à deux mains tant elles
s’entrechoquaient. J’étais glacé jusqu’aux os.
J’éprouvai une peine infinie à insérer la clé dans le contact et lorsque j’y
réussis enfin, j’allumai le chauffage à fond. Laissant le moteur tourner à
vide, je demeurai ainsi jusqu’à ce que la voiture fût chaude et sèche. Une
inspiration soudaine me fit allumer la radio, d’où sortit une voix célèbre,
celle de Leonard Cohen, qui chantait Joan of Arc (« Jeanne d’Arc »).
It was deep into his fiery heart
He took the dust of Joan of Arc
And then she clearly understood
If he was fire, oh then she must be wood.
I saw her wince, I saw her cry,
I saw the glory in her eye
Myself I long for love and light
But must it come so cruel, and oh so bright 3 ?

« But must it come so cruel, and oh so bright ? » (« Mais cela doit-il


devenir si cruel, et oh, si lumineux ? »).
En dépit de mon état, le commentaire « fortuit » qu’apportait Leonard
Cohen me fit sourire. Oui, cher lecteur, je suis assurément lent d’esprit.
Quoique ma vie eût été durant tant d’années remplie de ces merveilleuses et
effrayantes coïncidences, je ne cessais de m’étonner et de répéter chaque
fois cette même phrase : « Comme c’est étrange. »
La chanson dédiée à Jeanne d’Arc semblait illustrer en quelques mots
brillants tout à la fois l’instant et l’éternité. Leonard Cohen était, à n’en pas
douter, le troubadour de l’amour. Dans la droite ligne de cette ancienne
tradition ésotérique née en France, selon laquelle les troubadours sont
étroitement liés aux cathares et aux Templiers.

Ces troubadours sont célèbres pour avoir transmis grâce à leurs poèmes
et chants un profond savoir ésotérique. Sous l’influence des Celtes et des
gnostiques, ils s’inspiraient de quatre niveaux, symbolisant les éléments : le
niveau historique, extérieur, correspondant à la Terre ; le niveau moral,
correspondant à l’eau ; le niveau des sciences naturelles, correspondant à
l’air ; et enfin, le niveau céleste du feu, lequel conduit à la plus haute des
contemplations. L’« être inconnu » à qui sont dédiées les chansons désigne
l’aimée, la belle et sage Sophie, qui apparaît sous différentes formes, et
qu’incarnent fréquemment les belles duchesses et dames des châteaux. Se
développait également une relation amoureuse et érotique entre ces dames
et les troubadours, et il n’était pas rare que l’un d’entre eux dût s’enfuir
précipitamment devant un mari jaloux.
L’après-midi que je venais de vivre à Montségur m’emplissait
entièrement et j’eus la chance au dîner de demeurer seul avec mes pensées.
Les hôtes présents aux Contes eurent assez de sens pour comprendre que je
n’étais intéressé par aucune sorte de bavardage. La chanson de Leonard
Cohen continuait à résonner en moi. Je savais d’expérience que lorsque
j’étais dans un état d’ouverture, rien ne se produisait fortuitement. Lorsque
j’allumai la radio, dans ma voiture, je ne recherchais nul divertissement,
j’accomplissais seulement ce qui devait être accompli. En l’occurrence, j’ai
d’évidence reçu un important message.
Jeanne d’Arc.
Très tôt, son destin m’avait fasciné. Ainsi que Lawrence d’Arabie, Dag
Hammarskjöld ou Simone Weil, Jeanne d’Arc s’exprimait à un niveau
archétypal, ce qui me bouleversait. Tous quatre possédaient une nature
difficile et complexe que complétait un dévouement considéré par certains
comme pathologique, et par d’autres comme divin.
Nombreux sont ceux qui ont entendu parler de Jeanne d’Arc, mais assez
rares sont ceux qui ont compris combien son destin était exceptionnel. Née
dans le village de Domrémy le 6 janvier 1412, Jeanne a treize ans lorsque,
par un après-midi d’été, dans le jardin de son père, elle entend une voix
qu’elle attribue à l’archange Michel. Cette voix lui intime l’ordre de se
rendre auprès de Charles, duc de Lorraine, pour le faire couronner. La
France est alors occupée par les Anglais.
Elle a dix-sept ans lorsqu’elle est admise en présence de Charles et de
son conseil, et qu’elle les convainc qu’elle, et elle seule, pourra guider les
troupes françaises afin de repousser les forces d’occupation, pour la simple
raison qu’elle est envoyée par Dieu. Au terme d’un mois d’examens
mentaux et physiques, l’inexplicable se produit. Charles nomme la jeune
bergère chef de l’armée française pour mener la guerre contre les Anglais.
Jeanne d’Arc parvient à battre l’ennemi et à faire couronner Charles.
Le 30 mai 1431, elle est brûlée vive sur le bûcher à Rouen, après avoir
été trahie par les siens et vendue à l’ennemi. Durant le procès, les
dignitaires de l’Église catholique – dont bon nombre la haïssaient pour sa
grande piété, et plus encore pour l’immense amour que lui vouait le
peuple – tentèrent de lui faire admettre son hérésie. Jeanne, cependant,
maîtrisait la rhétorique mieux que ses adversaires. Ses paroles étaient
imprégnées d’une autorité et d’une authenticité qui balayèrent tous les
arguments théologiques, en même temps que tous les mensonges, ce qui la
conduisit inévitablement à sa perte.
Ce qui rend les sources historiques si incroyablement crédibles tient au
fait qu’elles reposent sur autant d’écrits différents, lesquels transmettent la
parole des amis comme celle des ennemis.
Quel est donc ce pouvoir qui s’exprimait à travers une jeune femme qui
ne savait ni lire ni écrire ? Il semble raisonnable d’avancer qu’au cours de
ces trois années, Jeanne est passée par des étapes identiques à celles que
traversa Yeshoua avant d’accéder à l’état d’esprit propre au Christ. La
différence entre ces deux histoires vient de ce que nous savons avec
certitude que la jeune paysanne a réellement vécu au XVe siècle. Durant les
trois ans en question, deux saints l’accompagnent en particulier : sainte
Catherine d’Alexandrie et sainte Marguerite d’Antioche, lesquelles se
manifestent sous la forme d’une voix qui, en toute circonstance, conseille et
guide Jeanne. De l’aveu même de cette dernière, ces voix n’ont jamais
commis d’erreur. Les quelques fois où les prophéties ne se réalisèrent pas
sont uniquement dues à l’hésitation et à l’ignorance du conseil de Charles.
La lecture des sources historiques, fort nombreuses, révèle un seul et
même discours, sans cesse repris : Jeanne était la pureté même. Pureté qui
fit d’elle la messagère de Dieu. Tous ceux qui la rencontrèrent affirmèrent
qu’elle rayonnait d’une piété qui la rendait quasi divine. Nul ne pouvait
s’empêcher d’être touché par elle.
Telle est l’histoire officielle. Pourtant, il devait y avoir autre chose.
Quelque chose qui garantît le succès de cet utopique projet. La jeune femme
devait posséder des pouvoirs réellement singuliers. Mais de quelle sorte ?
Et qu’étaient-ils ?
Je laissai pour le moment la question en suspens.
Après le dîner, la plupart des hôtes des Contes se rendirent à Carcassonne
pour y écouter un opéra-ballade 4 sur les troubadours. Je déclinai leur
invitation à me joindre à eux en raison de mon extrême fatigue, et préférai
m’installer auprès du feu avec ma tisane. À ma grande surprise, la mère et
le fils d’origine hollandaise s’y trouvaient déjà, en grande conversation.
Visiblement, ils ne participaient pas non plus à la sortie.
Lorsque je pénétrai dans la pièce, ils se turent et se levèrent, me
souhaitant la bienvenue avec un sourire bienveillant. Je compris aussitôt
que cette rencontre, ici, près de la cheminée et en cet instant, n’avait rien de
fortuit. Aussi, à peine fus-je assis que la conversation démarra.
« Nous aurions dû mieux nous présenter, déclara la femme, avant de me
tendre la main en précisant : Vivien.
— Lars », répondis-je en lui secouant la main.
Désignant son fils, qui avait reculé de quelques pas, elle ajouta :
« Voici mon fils, Roderick. »
À mon tour je tendis la main, mais ce dernier recula encore de quelques
pas.
« Roderick, dis bonjour. »
La voix était dénuée de tout reproche. Puis elle me dit :
« Je suis désolée, mais vous comprenez, Roderick doit d’abord s’habituer
aux personnes qu’il rencontre. Il n’a pas une histoire facile.
— Êtes-vous ici en vacances ? », demandai-je, surtout par politesse.
Une fois encore, ce fut la mère qui répondit :
« Nous venons ici une fois par an. Et nous y demeurons généralement un
mois. Roderick est de naissance noble. Il est issu de la famille
d’Hautpoul. »
À ces mots, Roderick tendit la main gauche, comme pour souligner les
mots de sa mère. Un large anneau apparemment en or et serti d’une grosse
pierre noire ornait son annulaire.
« La famille a perdu tous ses biens dans des circonstances dont je vous
épargnerai les détails. Toutefois, si l’histoire de la région vous est familière,
vous n’ignorez pas que la famille d’Hautpoul possédait le château de
Rennes-le-Château. Château, hélas, dans un état fort délabré aujourd’hui.
Le nom de notre famille provient d’une petite ville appelée Opoul, où, en
des temps anciens, l’un de nos ancêtres a occis un dragon. Mais c’est une
autre histoire. »
J’observais attentivement Roderick tandis que sa mère parlait. Il ne
montrait nul signe d’émotion. Il était cependant évident qu’une colère
contenue l’habitait, laquelle se manifestait sous la forme d’une agressivité
infantile.
Certes, je connaissais un peu l’histoire d’Hautpoul, un nom que j’avais
croisé à plusieurs reprises au cours de mes études sur les cathares et les
Templiers, et qui était aussi régulièrement mentionné en lien avec l’abbé
Saunière, aujourd’hui célèbre, et le mystère de Rennes-le-Château.
À l’évidence, la mère avait, à maintes reprises par le passé, raconté
l’histoire de cette vieille famille aristocratique à des étrangers. La question
étant de savoir, compte tenu de l’attitude particulièrement franche de la
mère et du fils, si j’étais considéré moi-même comme un étranger. On eût
dit qu’ils tenaient à me transmettre un message dont ils souhaitaient en
quelque sorte se débarrasser.
Sans plus tergiverser, je me tournai vers Roderick et l’interrogeai
directement :
« De quoi avez-vous fait l’expérience ? »
L’espace d’un instant, la question demeura suspendue dans l’air entre
nous. Elle paraissait visiblement paralyser la mère. Puis Roderick répondit :
« J’ai subi ce qu’on appelle un enlèvement.
— Un enlèvement ?
— Oui, par des êtres appartenant à une autre réalité.
— Par des extraterrestres ?
— On peut les appeler ainsi. Je parlerais plutôt d’un enlèvement dans une
réalité synchrone. »
Il marqua une pause, comme pour me donner le temps de me ressaisir.
Ses paroles, toutefois, ne me perturbèrent pas. J’avais étudié le phénomène
des extraterrestres et la théorie des enlèvements, sur lesquels je m’étais
forgé ma propre opinion. Et le discours de Roderick paraissait fort proche
de cette opinion.
Profitant de cette pause stratégique, la mère glissa une remarque :
« Oui, c’est une fragilité familiale, si l’on peut dire. Des générations
durant, nous avons été enlevés par des êtres étranges venus de systèmes
stellaires différents et qui se sont servis de nous comme cobayes. »
Nous demeurâmes silencieux un moment.
« Comment en avez-vous fait l’expérience ? »
Il réfléchit à ma question avant de répondre :
« Je vous avoue que ce n’est pas une histoire fort agréable. Ce que nous
avons vécu dépasse le pire des cauchemars qu’on puisse imaginer. Il existe
tant d’obscurité, tant de matière dense autour de nous, autour de la Terre,
qu’il est parfois difficile de comprendre comment l’homme peut encore se
raccrocher à la vie et à l’évolution.
— On peut aussi se poser la question de savoir si évolution est le bon
terme. Ne continuons-nous pas à exprimer essentiellement la part la plus
primitive de notre être, de manière simplement plus sophistiquée
qu’auparavant ? Selon moi, l’homme n’utilise qu’un millième de son
potentiel, qui, pour le reste, dort dans son inconscient, totalement gaspillé. »
Il acquiesça.
« Vous avez raison. Sans doute les êtres que je connais sont-ils le résultat
de la navrante ignorance de l’homme. Sans doute sont-ce des sortes de
démons créés par nous ?
— Autrement dit, selon vous, nous ne parlerions pas d’ovnis en tant que
tel, ni d’aliens venus d’autres planètes ?
— Non, pas dans le sens courant du terme. Je crois que ces êtres se
manifestent sous des formes différentes selon le rôle qu’ils entendent jouer
dans la conscience humaine. C’est ce qui fait en partie leur séduction.
Prenez par exemple le pic de Bugarach, près de Rennes-le-Château. On
raconte qu’il reçoit la visite de vaisseaux venus d’autres planètes. Des
centaines de personnes affirment y avoir vu des ovnis.
— Vous y êtes-vous rendu ? »
Il opina.
« À de nombreuses reprises. Je n’y ai pas eu d’expérience de la sorte,
cependant vous devriez y aller. Il s’y passe quelque chose qui sort de
l’ordinaire. »
L’histoire de Roderick était réellement passionnante. Qu’elle fût vraie ou
non n’était pas le propos. Je n’étais certes pas en mesure de décider de ce
qui était juste ou faux en la matière. Je n’ignorais pas, d’après ma propre
expérience, combien ce type d’aventure paraît fragile lorsqu’on la relate et
la transmet. Mais il était une chose qu’il me fallait savoir.
« Quand se produisent ces enlèvements ?
— La nuit, quand je dors. Dès que je passe le stade du sommeil
paradoxal, ils me prennent et m’emmènent vers d’autres niveaux. Et ce ne
sont pas des enfantillages, je peux vous l’assurer. »
Cela ressemblait exactement à mes propres excursions nocturnes, à ceci
près toutefois que je n’ai jamais été contraint, ni ne me suis senti attaqué
d’aucune manière. J’avais souvent eu à affronter des visions rudes, des
décisions lourdes, mais jamais je n’avais subi une quelconque injustice, ni
servi de cobaye. Chaque fois au contraire, j’avais plus eu le sentiment de
me mouvoir assez librement de l’autre côté.
« Qui vous enlève alors ?
— Des êtres qui ressemblent exactement à ceux décrits par les autres
victimes d’enlèvement. De petits hommes gris dénués d’oreilles et de nez,
avec de grands yeux bridés, sans pupilles. Ils semblent totalement privés de
sentiments, et assez bestiaux à bien des égards. Ainsi ne témoignent-ils
d’aucune compassion ni sentimentalité. Ils ne sont pas délibérément
mauvais ou dépourvus de cœur. Simplement, ils n’éprouvent pas les mêmes
émotions que les hommes ; ils ne sont pas humains, si vous voyez ce que je
veux dire. Néanmoins, ils paraissent inexplicablement doués d’une grande
intelligence. J’ai songé qu’il pouvait s’agir d’un type de robot, conçu par
des êtres hautement développés qui ne tiennent pas à avoir directement à
faire avec une chose aussi primitive que l’homme. »
Sa propre conclusion le fit sourire.
Son récit me donna à réfléchir. Je ne pus m’empêcher de penser qu’il
pouvait bien avoir raison sur leur nature artificielle. En revanche, quoi
qu’ils fussent, ou quels que fussent leurs créateurs, ils étaient une
manifestation issue des domaines astraux inférieurs. La présence de ces
êtres à l’intérieur du champ énergétique de l’homme résultait de
manipulations conscientes et inconscientes des archétypes, à la fois par
nous-mêmes, par ceux qui entendaient diriger le monde et par nos forces
extérieures.
Les gigantesques multinationales régissent le monde extérieur par le
moyen du commerce et de la Bourse. Courant le risque de paraître
paranoïaque, j’avance l’hypothèse que ces multinationales ont pour unique
objectif d’exploiter la totalité des ressources, aussi bien matérielles que
mentales – aussi longtemps que le veau d’or demeure l’objectif, peu
importent les conséquences. Ce qui ne signifie pas nécessairement que c’est
bénéfique ; au contraire, ces institutions sont en quelque sorte l’expression
d’une maladie collective sur le plan terrestre, l’expression extérieure de
l’état d’esprit intérieur de l’homme collectif.
Je suis également convaincu que l’unique crainte de ces entreprises est de
voir l’être humain se réveiller et découvrir qu’il est non pas libre mais
drogué par d’innombrables moyens destinés à saper et empoisonner la
société moderne, lesquels forment un cocktail cynique constitué à parts
égales de peur et de divertissement. Pour le dire autrement : ces institutions
sont l’expression extérieure de la peur intérieure qu’éprouve l’homme
collectif à être responsable de lui-même.
Je ne serais en rien surpris si, dès à présent, certains travaillaient sans
relâche à acquérir le copyright des pensées des hommes, afin d’en tirer
profit. Imagine, cher lecteur, un futur où des parents sans ressources seront
contraints de vendre à l’avance le droit d’exploiter les pensées et idées à
venir de leur nouveau-né !
Juges-tu la perspective improbable ?
Il est, de par le monde, des forces qui ne s’arrêteront que lorsque l’ultime
ressource sera exploitée, l’ultime goutte de sang de la vie pressée. Et ces
forces ne sont, encore et toujours, que le signe extérieur de notre état
d’esprit intérieur, que nous renforçons et perpétuons lorsque nous nous
sentons incapables d’être nous-mêmes et de nous libérer de l’esclavage de
la normalité.
Il existe aujourd’hui dans le monde un tel excès matériel que nous
pourrions résoudre avec une certaine rapidité l’ensemble des problèmes
sociaux, humanitaires et environnementaux. Le problème, bien sûr, vient de
ce que les richesses sont concentrées entre les mains de quelques personnes
qui ne tiennent pas à modifier l’actuel déséquilibre des valeurs. Et aussi
longtemps que ces quelques personnes réussiront à vendre au plus grand
nombre l’illusion que sont les élections libres et la démocratie, alors ce
déséquilibre persistera.
En un sens, cet emprisonnement extérieur constitue un cadeau, car c’est
peut-être grâce à cette situation qu’un jour nous serons à même de
comprendre que la liberté réside en nous-mêmes.
Roderick rompit le silence.
« Saviez-vous que Les Contes correspondent à la douzième porte de la
Terre ?
— La porte de la Terre ?
— Oui, il existe treize portes supérieures sur Terre, et Les Contes
incarnent celle de Montségur, qui est la douzième.
— Qu’est-ce à dire ? »
Je le regardai sans comprendre. Il opina vivement de la tête :
« Cela veut dire qu’il existe sur Terre un méridien du cœur composé de
lieux particulièrement ouverts permettant d’accéder à l’univers. Ces portes
se trouvent sur le mont Shasta en Californie, à Glastonbury en Angleterre,
au Temple de Jérusalem, dans la pyramide de Chéops en Égypte, sur la
Muraille de Chine, dans le temple de Kedarnath dans l’Himalaya en Inde,
dans les Black Mountains aux États-Unis, à Ayers Rock en Australie, à
Katmandou au Népal, à Nazca au Pérou, à Montségur en France et sur le
Kilimandjaro en Tanzanie. »
Il se tut, comme s’il cherchait ses mots.
« Quelle est leur fonction et qui a découvert ces portes ?
— Ce sont des lieux particulièrement ouverts, par où les énergies de
l’univers peuvent s’écouler librement. Et le méridien du cœur qui relie ces
portes constitue en soi une force qui fait non seulement que les différentes
portes s’influencent les unes les autres, mais encore qu’elles exercent une
influence sur l’univers lui-même. Je ne sais qui a localisé les autres portes,
mais pour celle qui est ici, aux Contes, il s’agit d’un biologiste et professeur
hollandais qui a rassemblé une équipe de voyants il y a quelques années.
J’ignore qui leur a donné cette mission, et je ne pense pas que Mar ou Leny
le sachent.
» Au terme d’un mois de travail intense, ils ont ainsi découvert que la
porte se situait ici. Vous pourrez la voir demain. Elle est dissimulée dans le
bas du jardin et se compose d’une construction érigée selon des mesures
précises ; en son centre est suspendu un quartz d’assez grande taille. Mar et
Leny affirment que l’énergie émanant de la porte est trop forte pour
certains, cependant que d’autres arrivent de très loin pour la découvrir,
attirés sans savoir pourquoi. Il n’est pas rare que des voyageurs s’écartent
subitement de leur route pour venir jusqu’ici, mus par une force qu’ils ne
peuvent s’expliquer. »
Se levant, Roderick gagna la vaste bibliothèque au fond de la pièce, d’où
il revint peu après pour poser devant moi, sur la table, une fine brochure
jaune pâle. Les mots irradièrent quasi littéralement dans ma direction :
The Path of Mary Magdalene and the Cathars (Earthgate expedition,
Pyrenees, 1997).
Sous le titre apparaissait l’image d’une stèle commémorant les cathares
sur la montagne de Montségur.
J’ouvris la brochure et regardai la première page. Je ne pus m’empêcher
de sourire. Sous mes yeux s’étalait la photographie d’une partie de l’autel
de l’église de Rennes-le-Château, montrant Marie-Madeleine agenouillée
dans une grotte devant un livre et un crâne humain.
Un livre et un crâne humain !
Sous l’image, une légende : « Marie-Madeleine avec le Livre de l’amour
et le crâne de cristal ».
Le Livre de l’amour et le crâne de cristal !
Le son vif et fin d’une cloche céleste se propagea tout autour de moi et
purifia la pièce de l’atmosphère pesante qui menaçait de s’installer. Je sus
qu’il s’agissait là d’une avancée dans ma quête, d’une étape importante qui
me guidait dans la bonne direction.
Nous demeurâmes tous trois à contempler le feu. Chacun de nous était
occupé par ses pensées. Glissant le fascicule sous mon bras, je souhaitai une
bonne nuit et m’en allai.
Dans la cuisine de Leny, je dénichai une lampe torche. Il m’était tout
simplement impossible d’aller me coucher sans jeter d’abord un œil sur
la douzième porte de la Terre. Dehors, un orage se préparait. Remontant le
col de mon manteau en frissonnant, je suivis une invisible piste dans
l’obscurité. L’endroit se situait plus loin que dans mon souvenir. Juste avant
que je n’atteignisse le parc, le sol se fit plus mou et boueux par endroits.
Lorsque j’allumai la lampe, le cône de lumière éclaira un petit gnome en
train de sauter derrière un monticule sur lequel était assis un ange qui
exhortait le visiteur au silence. Je demeurai là un instant. Le bruit de l’eau
dévalant de la montagne m’entourait. De l’autre côté, j’entendis la rivière
des Contes qui se hâtait vers l’estuaire dans lequel elle se jetterait au loin,
avant de gagner la mer, ce qui me fit songer au voyage de l’homme. Que se
passait-il ici ? Il y eut un bruissement de vie parmi les gnomes et les elfes
qui semblaient procéder à quelque célébration. On eût dit que l’herbe, les
buissons, les arbres étaient ornés de précieuses guirlandes de bonheur
inconditionnel et spontané. Un bonheur qui me prit par la main et me guida
à travers les buissons jusqu’à la porte cosmique. Je laissai le cône de
lumière dévoiler la sculpture qui marquait le site. Elle paraissait avoir été
conçue selon des mesures spécifiques ; un énorme quartz était suspendu en
son centre. J’éteignis la torche et demeurai immobile jusqu’à ce que mes
yeux s’habituent à l’obscurité. Au bout de quelques minutes, je ressentis le
pouvoir du lieu. La porte irradiait tel un vaste cœur céleste qui battait
lentement tout en reliant le Ciel et la Terre.
Lorsque je revins à ma chambre, je sentis immédiatement la présence
d’un visiteur. Je n’aperçus personne, mais nul doute n’était permis.
L’« étranger » désormais assez familier était là.
Je m’allongeai sur le lit et feuilletai la brochure, piochant çà et là. Elle se
composait d’une série de textes rédigés, au cours de leur séjour en France,
par les voyants que nous avions précédemment évoqués. Il y avait là toutes
sortes de théories connues ou d’allégories obscures et occultes qui
n’apportaient rien de nouveau.
Cependant, le Livre de l’amour et le crâne de cristal éveillaient quelque
chose en moi ; j’espérais en découvrir l’explication dans le fascicule.
Toutefois, je dus m’endormir – soudain, je me trouve sur une plage
couverte de gros rochers. Entre ces rochers s’étirent des bancs de sable
blanc et des algues noires.
À l’horizon, j’aperçois un bateau qui approche lentement de la plage.
Je sens l’air salé par les vagues qui battent rudement la côte.
Un tapis de nuages se déploie devant moi.
Au même instant, je vois la véritable face de mon ancienne vie qui se
révèle dans la piste abandonnée depuis les voyages entrepris par mon âme.
La fenêtre du temps est ouverte, le rideau de la mémoire s’agite dans le
vent, tout est bleu, blanc, vert.
À présent, le bateau sans voile ni rame aborde le rivage.
Dans l’embarcation, une femme noire. À ses pieds, un livre.
L’air est empli de salamandres.
Empli de feu.
Feu !
Elle parle à travers le feu :
« Mon nom est Neith. La reine du Ciel.
» Je suis tout ce qui était, tout ce qui est et tout ce qui sera. Je suis
l’abîme de l’univers d’où la première fois surgit le soleil, à l’aube des
temps. Jusqu’à présent, nul mortel n’a su voir à travers mon voile. Rouge
est la couronne que je porte et qui répond au nom de Net. Je suis noire
comme le ciel nocturne parsemé d’étoiles, et sur son arche distendue, je
suis la porte entre la vie et la mort. Je suis la vierge isogyne qui se
reproduit elle-même dans tous les mondes. Avec mon bateau, je tisse le
destin de tous les peuples et de tous les univers. Je suis la déesse de la
magie, et le principe féminin incarné et éternel. »
7

La pluie tambourinait contre les fenêtres lorsque je m’éveillai dans la


chambre Saint François d’Assise, aux Contes, avec le sentiment que la nuit
m’avait apporté une forme de compréhension. À l’évidence, j’étais parvenu
à un carrefour, et il me fallait procéder à un bilan.
Le voyage que j’avais entrepris ne m’avait guidé ni vers le dragon, ni
vers la princesse ou le Saint-Graal. Je ne possédais qu’une poignée
d’indices que je peinais à assembler.
Sans doute était-il temps que je rentre au Danemark ?
Quoique Sylvia fût clairement présente à mes côtés, j’éprouvais le besoin
de m’asseoir face à elle pour poser toutes les questions qui s’accumulaient
au fil de mon périple.
« Voulez-vous venir ? », demandai-je à l’être qui me regardait de son
coin.
Pas de réponse.
Je me levai et pris une douche.
Je rangeai ensuite mes notes, lorsqu’un papier plié s’échappa et tomba à
terre.
Je le ramassai et lu :
« Marie Périllos – Belo Bar. »
Je me souvins de la serveuse, dans ce café où j’avais vécu une expérience
de déjà-vu. Le fait que je sois tombé sur cette note qui me rappelait la jeune
femme correspondait-il à une autre coïncidence ? Peu probable.
Après le petit déjeuner, je fis mes adieux à Mar et Leny.
« Revenez vite ! », lancèrent-ils tandis que je m’engageais sur le chemin.
C’était bien là l’unique chose dont j’étais certain. Je souhaitais revenir au
plus vite dans ce lieu émouvant.
J’eus plaisir à conduire, laissant défiler les paysages, plus magnifiques
les uns que les autres, et traversant de petits villages qui s’enchaînaient,
telles des perles sur un collier, jusqu’à Perpignan. À Estagel, je remarquai
un panneau qui annonçait « Brocante – bric-à-brac ».
J’étais passé devant des centaines de boutiques semblables sans jamais
m’arrêter. Quelque chose pourtant me poussa à garer la voiture et à me
rendre précisément dans celle-ci.
« Eh bien, de quoi s’agit-il maintenant ? », murmurai-je en direction de
mon invisible compagnon de voyage.
Je pénétrai dans un vaste hangar, empli de toutes sortes de choses –
meubles anciens, magazines, sculptures, peintures, pots de fleurs, monnaies
ou timbres bons à jeter et dépourvus de toute valeur commerciale.
Lentement, je flânai parmi ce déferlement, avant de m’arrêter devant un
vieux chiffonnier, à l’extrémité duquel une toile encadrée était posée à
l’envers. Je me penchai et ma main, comme guidée, retourna le cadre.
Je ne pus en croire mes yeux.
Sur cette tapisserie, elle priait avec intensité, agenouillée et vêtue d’une
cotte de mailles, tenant à la main une bannière dont on dit qu’elle ne se
séparait jamais.
Jeanne d’Arc !
Sur l’étendard apparaissait l’inscription : « Jhesus-Marie ».
Yeshoua Marie. Tel un seul et unique nom dont la simple évocation
éveillait aussitôt un pouvoir qui semblait capable de déplacer des
montagnes. Était-ce là le pouvoir invoqué par la Pucelle et auquel elle se
soumettait ?
J’arrivai à Narbonne tôt dans l’après-midi. Au terme de quelques
tentatives, je dénichai bientôt la place où se trouvait le Belo Bar. Je garai la
voiture et y pénétrai. Un homme âgé servait des clients au comptoir. Je
patientai, puis ce fut enfin mon tour :
« Excusez-moi, Marie Périllos travaille-t-elle ici ? »
L’homme me considéra, perplexe, comme s’il ne comprenait pas ce que
je disais.
« Désolé, répondit-il. Qui cherchez-vous ?
— Marie Périllos, répétai-je.
— Vous devez vous tromper, elle ne travaille pas ici. »
Il se tourna vers le percolateur pour préparer un café.
Sa réponse me prit totalement au dépourvu.
« Elle est grande, avec des cheveux sombres, et doit avoir environ vingt-
cinq ans. »
Jeanne d’Arc.
Il secoua la tête tout en vidant la mouture du café.
« Désolée, je ne la connais pas. »
Avant que je pusse dire quoi que ce soit, il disparut dans une arrière-salle.
Confus, je renonçai et sortis. Étais-je en train de devenir fou ?
« S’il te plaît, aide-moi », murmurai-je à mon invisible ami. Je n’obtins
aucune réponse.

De retour au Danemark, je me rendis directement à Charlottenlund pour


rencontrer Sylvia. Lorsque la porte s’ouvrit, je fus accueilli par un sourire et
ne pus m’empêcher de penser qu’elle avait toujours su ce qui adviendrait.
En sa présence, j’avais le sentiment d’être une âme extrêmement jeune.
À n’en pas douter, j’étais en compagnie d’une dame fort sage.
« Entrez, Lars, je suis heureuse de vous voir.
— Vous m’ôtez les mots de la bouche », répondis-je en accrochant mon
manteau à une patère du couloir. J’éprouvais un certain soulagement à me
tenir là, dans son salon, plongeant mes yeux dans ce regard bienveillant.
J’avais la sensation de contempler l’éternité, le temps passé aussi bien que
celui qui n’avait pas encore été vu ; de voir l’esprit moqueur et imprévisible
d’une petite fille, de plonger dans un puits de sagesse aussi profond
qu’intime.
J’étais de retour à la maison.
Son rire doré mit en branle le jeu céleste des perles de verre, et je crus
entendre le rire de Salomé, tel que Madeleine l’avait si souvent perçu, deux
mille ans auparavant. Elle me suivit aussitôt. L’attention qu’elle
m’accordait m’élevait. Elle me voyait tel que j’étais, perçant chacune de
mes barrières.
« Allons travailler. Il semble que je ne reste en vie que pour en finir avec
vous, donc ne perdons pas de temps. »
Elle me fit asseoir.
« Avez-vous eu du bon temps ? »
C’était là l’une de ces questions rhétoriques dont elle connaissait la
réponse. Sorte de politesse étrange qu’elle éprouvait le besoin d’exprimer
afin que je me sentisse à l’aise. Je réservai par conséquent ma réponse, et
quoi qu’il en soit, qu’aurais-je bien pu dire ? Comprenant ma gêne, elle rit :
« Je comprends ce que vous voulez dire, mais racontez-moi votre
voyage. »
Je lui parlai de la Voix et aussi de mon invisible compagnon, de mon
voyage nocturne au bord du lac, des Contes et de ma nuit dans la grotte de
Bethléem. Lorsque j’eus achevé mon récit, elle sourit et je perçus une forme
d’approbation dans son regard.
« Que savez-vous de la naissance mystérieuse ?
— Vous voulez dire, celle qui est évoquée dans le christianisme ?
— Bethléem a un sens bien plus profond. Sa traduction littérale est
“maison du pain”. Ce qui renvoie ici au pain ou à la nourriture, au sens
divin. C’est donc de façon allégorique qu’il faut comprendre Bethléem,
comme lieu de la nourriture divine. C’est à l’instant de la naissance de
Yeshoua que la grotte est devenue sacrée. Peu importe où celle-ci se trouve
d’un point de vue géographique, à l’instant de la naissance, elle devient
Bethléem. Un lieu où le flux d’une conscience supérieure atteint le point
maximal de sa concentration. Ce qui advient au niveau symbolique chaque
fois qu’un individu parvient à comprendre son Soi élevé. Lorsque l’ancien
meurt, le nouveau apparaît. En vous allongeant sur la pierre de l’autel, dans
la grotte de Bethléem, vous avez exprimé votre volonté de renoncer à ce qui
est en bas en faveur de ce qui est en haut. Il s’agit d’un rituel qui existe
depuis l’aube des temps. L’antique religion de Zarathoustra et l’Égypte
ancienne le connaissaient. Les trois sages, les trois mages qui découvrirent
Yeshoua dans la grotte, incarnent le principe tripartite de l’Unité. La
question est à présent de savoir si vous avez ou non reçu la visite de ces
mages au cours du rituel. »
Elle me dévisagea longuement et intensément. À l’évidence, elle
cherchait à concentrer mon attention sur les expériences que j’avais vécues
dans la grotte, afin que je les visse de nouveau. Je lui parlai de Sarangarel et
d’Oyugun. Je lui parlai de la Voix et de l’être étrange dont, la plupart du
temps, j’avais senti la présence, particulièrement proche le matin où je
m’étais réveillé sur l’autel. Je n’avais cependant nul souvenir des Rois
mages.
Nous gardâmes un moment le silence. Puis elle reprit :
« Soyez attentif à l’archétype du mage. Ces trois sages peuvent aussi bien
être des femmes que trois qualités présentes en vous. Quand repartez-
vous ? »
La question, je l’avoue, me prit par surprise. Que voulait-elle dire ? Je
venais juste de rentrer. Elle poursuivit une fois encore avant que j’eusse le
temps de réfléchir à sa question :
« Comprenez bien, vous devez trouver en vous les réponses aux
questions que vous vous posez. Néanmoins, il est au préalable nécessaire
que vous retourniez à Montségur et que vous découvriez la caverne
dissimulée dans la montagne.
— La caverne dissimulée ? »
J’étais abasourdi.
« Jusque-là, le Voyant et vous-même vous êtes déplacés uniquement à la
surface du “mystère”. Vous avez escaladé la montagne, vous avez trouvé le
point extérieur du Graal dans la cour même. Vous avez en quelque sorte
conquis le côté masculin de Montségur. Vous devez découvrir sa face
féminine à l’intérieur de la montagne. »
Je faillis choir de mon siège tant j’étais sidéré. Au cours de mes six
années de travail avec le Voyant, jamais je n’avais entendu parler d’une
grotte cachée.
« Comment connaissez-vous son existence ? »
Elle eut un sourire mystérieux, mais ne répondit pas directement à ma
question.
« Ce que je vous demande, c’est d’entreprendre une quête.
— De quel côté de la montagne est-elle située ?
— Vous le découvrirez. Cependant, il existe une ouverture qui conduit au
cœur même de la montagne. N’oubliez pas que, selon la légende,
Esclarmonde l’ouvrit pour y jeter le Graal durant le siège mené par
l’Inquisition. Si cela doit être naturellement compris sur un plan
symbolique, une grande vérité toutefois s’y dissimule. Vous seriez
parfaitement capable de découvrir cette vérité ici et maintenant, mais avec
le risque de ne comprendre qu’une part infime de ce que je tente de vous
transmettre. Votre passé en tant que mage requiert encore d’accomplir
physiquement le voyage et le rituel, en dépit de vos talents croissants en
tant que voyageur astral. Telle est la raison pour laquelle il vous faut repartir
et découvrir le mystère par vous-même. L’expérience que vous avez vécue
dans la grotte de Bethléem n’est pas uniquement un exercice préliminaire.
La caverne de Montségur est assez différente. Voulez-vous encore du
café ? »
Elle m’en versa, avant que je n’eusse le temps de répondre.
« Et puis, il est une autre personne dont je voudrais vous parler : Jeanne
d’Arc. La connaissez-vous bien ? »
C’en était presque trop. Je pus à peine en croire mes propres oreilles.
Lorsque je fus remis de ma surprise, je lui racontai l’expérience qui avait
été la mienne avec Jeanne d’Arc. Ce qui n’eut pas l’air de la troubler le
moins du monde. Elle se contenta de sourire avant de poursuivre :
« Il y a certaines choses que je tiens à vous dire pour que vous puissiez
comprendre le mystère qu’est la Pucelle. Vous connaissez Sophia, cette
forme de sagesse antique incarnée par divers personnages historiques ou
archétypes féminins ? Les sœurs de Sophia, si l’on peut les appeler ainsi,
ont été désignées par de nombreux noms. J’y insiste : Sophia possède deux
dimensions, l’une supérieure, l’autre inférieure. Cette dernière trouve sa
source dans les instincts, alors que la première concerne exclusivement le
niveau spirituel. Naturellement, les instincts sont liés à la spiritualité de
façon subtile, mais en quelque sorte par des vibrations basses. Il n’existe
pas de mot pour décrire cela, ni même de noms suffisamment précis. C’est
pourquoi toute tentative d’explication pourra paraître vague ou confuse. Il
est tout de même possible d’en avoir une idée. »
Elle me regarda, comme pour s’assurer que je suivais bien.
« Vous pouvez lire tous les écrits fondamentaux sur Sophia. Simplement,
je tiens à souligner que sa dimension supérieure possède un nom qui peut ne
pas avoir été énoncé encore. Raison pour laquelle il vous faut le trouver par
vous-même, ce qui ne sera sans doute pas trop difficile si vous vous
contentez de suivre votre intuition. Toutefois, vous ne pouvez ni ne devez
éviter la sexualité, parce qu’il s’agit d’une force extraordinaire, susceptible
d’être transformée. Nous pourrions avancer qu’en un sens, cette force est la
malédiction de l’homme en ceci qu’elle est, et a toujours été, exploitée de
sorte à emprisonner ou à dominer. C’est une énergie dotée d’un pouvoir
extrême qui maintient les êtres en esclavage, engendrant dépendance,
dépression et souffrance. Mais elle est également dotée d’un potentiel
fantastique. De nos jours, nous assistons à une renaissance du tantra,
laquelle n’est hélas le plus souvent qu’une façon raffinée d’exprimer sa
sexualité au nom de la spiritualité : une épice venue à point nommé pour
revivifier une vie et des plaisirs sexuels qui n’évoluent guère. Si la plupart
de nos semblables sont contraints de vivre leur sexualité dans les bonnes
comme dans les mauvaises périodes, certains semblent être parvenus à la
métamorphoser dès le temps de leur naissance. Ce sont ceux-là que l’on
appelle peuple de Vénus. N’ayant nul besoin d’agir pour transformer leur
sexualité, ils peuvent faire office de guérisseurs sexuels, en quelque sorte.
C’est ce à quoi étaient entraînées les prêtresses de la lune, considérées
comme des prostituées, dans les antiques temples d’Ishtar et d’Isis. Ces
femmes se sacrifiaient afin de sortir l’homme des ténèbres, de l’extraire des
mâchoires de la mort, pour le placer dans le ciel à l’instar du soleil qu’il
était censé incarner. En tant que représentantes de la lune, elles étaient le
constant reflet du soleil. Elles connaissaient les deux sanctuaires, celui du
vagin terrestre et celui du vagin céleste, tous deux protégés par les sept
voiles dont chacun représente une étape sur le chemin qui conduit toujours
plus loin dans les mystères. »
Elle se tut une nouvelle fois, pour s’assurer que je ne me perdais pas, et
rit devant mon expression. Je devais avoir l’air totalement subjugué.
« D’un point de vue pratique, chacune des traditions liées au mystère
évoque ces sept voiles ou étapes. En réalité, il en existe quatorze : sept au
niveau inférieur, sept au niveau supérieur. La quête que vous allez
entreprendre désormais aura pour but de comprendre tout cela. Il vous est
impossible d’éviter votre sexualité, cependant, ne perdez pas de vue qu’il
s’agit d’une étape nécessaire pour accéder à la Sophia supérieure. »
Mon esprit fourmillait de questions auxquelles je cherchais des réponses,
mais je ne savais par où commencer. Ce qui, apparemment, importait peu
parce que Sylvia suivait avec aisance le fil que je m’efforçai de saisir.
« Je suis sûre que vous avez remarqué que Marie-Madeleine était
représentée avec un crâne humain sur l’autel de Rennes-le-Château, tout
comme sur l’ensemble des autels qui lui sont consacrés en Languedoc. Et je
suis persuadée que vous avez réfléchi à ce que cela signifiait. »
J’acquiesçai avec empressement. Elle se leva et disparut dans la pièce
voisine. En raison de sa mobilité réduite, un certain temps s’écoula avant
qu’elle ne revînt et plaçât devant moi une image sur laquelle je vis un
homme versant de l’eau contenue dans une grande cruche. Immédiatement
derrière celui-ci et à droite, un petit personnage émergeait d’un crâne géant.
Au bas de l’image apparaissaient sept fleurs de lotus.
« Comme vous le voyez, c’est une femme qui sort de la bouche du crâne.
Cette bouche symbolise le vagin céleste. La femme parcourt le chakra-
gorge. L’homme incarne le porteur d’eau. Les sept fleurs de lotus
représentent les sept voiles, qui sont autant de centres d’énergie ou d’étapes
d’initiation. Telle est la naissance de l’amour spirituel. Dans cette relation,
le thymus situé derrière le cœur joue un rôle important. La transformation
dont nous parlons s’étend jusqu’au niveau hormonal. C’est la naissance du
feu divin dans la cinquième chambre du cœur. La Sophia élevée et la
Sophia inférieure sont respectivement incarnées par Éros et Agapé. Sur le
plan extérieur, nous pourrions dire que le mont Carmel symbolise la sphère
élevée, la basse étant représentée par le mont de Vénus. Que connaissez-
vous de l’esprit du Carmel ?
— Je n’en sais que ce que j’ai découvert au cours de mes voyages en
Israël, en 1969 et 1970, et appris à travers la spiritualité transmise en partie
par l’enseignement des esséniens, en partie par celui de Thérèse d’Avila et
Jean de la Croix, qui aboutit à la fondation des Carmélites au Moyen Âge.
— Bien. N’oubliez pas que dans le mouvement ésotérique européen, trois
femmes ont joué un rôle majeur, qui, chacune à leur façon, sont liées au
Carmel. Il y a Jeanne d’Arc, Thérèse d’Avila et Élisabeth Ire d’Angleterre.
Dans la tradition à laquelle j’ai été initiée, Anyahitha représente la Grande
Mère du monde, l’incarnation du principe de base, l’unité de toutes choses.
Elle a été la première à postuler un véritable monisme. Elle est le principe
maternel de création de la nature et admet la fécondité de l’esprit du temps
dans la paternité de l’esprit. Le progrès et l’évolution ne sont possibles que
grâce à la relation intime qui existe entre ces deux principes – union totale
de la matière et de l’esprit. Ce qui est nouveau à notre époque, c’est l’unité
de l’eau et du feu. L’antique Veda indien représente l’eau, cependant que
l’Avesta persan symbolise le feu ; l’Avesta est issu du Veda. Et de l’Avesta
également sont nés les courants soufi, juif et chrétien. »
Elle ouvrit les bras.
« Je vous prie de m’excuser de sauter d’un sujet à l’autre, cependant il
vous faut garder les oreilles grandes ouvertes tant il y a de choses à
transmettre.
— Que vouliez-vous dire à propos de Jeanne d’Arc ?
— Oui, nous ne devons pas l’oublier. Jehanne d’Arc, la Pucelle
d’Orléans, ou tout simplement la Vierge. Tel était le nom traditionnellement
attribué à la prêtresse d’une religion qui communiquait avec les esprits de la
nature, les fées, les elfes, etc. Pendant son procès, Jeanne elle-même a dit
avoir reçu ses premières visions auprès de l’‘‘arbre des fées”, lequel
correspondait à un lieu de culte en l’honneur de Diane, dans son village
natal de Domrémy. La plupart de ses visions lui sont venues de sainte
Catherine d’Alexandrie et de sainte Marguerite d’Antioche. Le prénom
Catherine vient du grec cathar (“pur”), ce qui a sans nul doute par la suite
influencé les cathares, lesquels vénéraient cette sainte. Le culte de Diane
s’est répandu fort loin en Europe, parallèlement à l’expansion du
christianisme. Considérant la déesse comme leur plus grande rivale, les
chrétiens ont notamment cherché à l’avilir en la faisant passer du statut de
“reine du Ciel” à celui de “reine des sorcières”. Les Actes des Apôtres
évoquent la destruction totale et délibérée du temple de Diane, dont les
sanctuaires, au fil du temps, ont été consacrés à Marie. L’Inquisition la
tenait pour une divinité païenne en l’honneur de laquelle les sorcières
dansaient la nuit, et les dignitaires de l’Église la désignaient comme le
diable lui-même. En dépit de tout cela, Diane a été vénérée jusqu’à
l’époque de Jeanne d’Arc, où elle était perçue comme la déesse de la lune.
Elle faisait l’objet d’un culte dans certaines églises locales. Aujourd’hui
encore, elle est parfois considérée comme la protectrice des chasseurs.
Donc, comme vous le voyez, il n’est pas aisé de détruire la vaste puissance
féminine, qui, chaque fois, trouve une voie d’expression. Marguerite
d’Antioche, dite encore sainte Marine, est associée à Pélagie la Pénitente,
surnommée la Perle d’Antioche. La “porte nacrée” qu’incarne Aphrodite
correspond à une métaphore renvoyant au sexe de la femme, tout comme la
“porte du Paradis”. Son nom est lié à celui de Marga, qui, en sanscrit,
signifie “chemin” ou “porte”, à travers un rituel sexuel conduisant au
paradis pour les yogis tantriques, hommes ou femmes.
— Comment est-il possible qu’une jeune fille de dix-sept ans se retrouve
en une nuit à la tête de l’armée française ?
— Bon, cela ne s’est pas réellement passé en une nuit. Elle avait été
préparée à cette mission.
— Par qui ? »
Sylvia réfléchit à ce qu’elle pouvait m’en dire.
« Sans doute en découvrirez-vous une juste explication quand vous
retournerez à Rennes-le-Château et à Montségur. Lorsque vous serez dans
le village, il vous faudra visiter aussi l’église, qui pourrait contenir une
partie des réponses que vous cherchez. L’avez-vous vue ? »
Non, je ne l’avais pas vue. Chaque fois que j’avais été à Montségur, elle
était fermée. Et je n’avais jamais eu l’idée que je devais ou pouvais la
visiter. Mais je reconnus aisément le défi contenu dans la voix de Sylvia et,
pour discret qu’il fût, je sus que c’était là sa manière de semer un indice
dans mon esprit. Il restait toutefois une question qu’il me fallait poser :
« Vous avez dit, une fois, que là où se trouvait le dragon se trouvait la
princesse, et inversement. Vous avez ajouté qu’une vierge m’attendait
quelque part, là-bas. Qu’entendiez-vous par là ? »
Elle ne put s’empêcher de rire et me fit attendre un long moment, avant
de céder :
« Ne consacrez pas trop de temps à y réfléchir. Je suis certaine que le
conseil, là-haut, vous enverra une vierge lorsque le temps sera venu.
— M’enverra une vierge ? » Je la considérai, perplexe.
Elle acquiesça :
« C’est ainsi qu’il en a été pour moi lorsque je me trouvais au stade où
vous êtes. Je croyais réellement en avoir terminé avec ma sexualité, mais je
me trompais. Mon professeur, M. Van der Stok, m’a fait prendre conscience
qu’il y avait en moi quelque chose qui persistait et devait être transformé.
Un jour j’ai entendu toquer à ma porte, et sur le seuil se tenait un beau jeune
homme qui estimait que nous avions, lui et moi, un travail à accomplir sur
le plan tantrique. »
Verseau.
Son rire ouvrit littéralement la pièce, si bien qu’aucun cœur fermé,
aucune conscience paralysée n’y pouvait résister. Lorsqu’elle eut retrouvé
son souffle, elle poursuivit :
« Bon, quoi qu’il en soit, mon propos était simplement le suivant : penser
n’est pas le plus grand talent de l’être humain. Ce n’est que le produit d’une
objectivité contaminée par l’émotion. Du bruit. La pensée, en revanche, est
silence parce qu’elle est une certitude, libérée des émotions superficielles.
Le fait de penser a pour limite le penseur. L’homme est lui-même une forme
divine de pensée. Et lorsqu’il est ici-bas, penser n’est pas nécessaire, du
moins pas dans le sens où nous l’entendons. Où veux-je en venir ? Eh bien,
au fait de se laisser aller entièrement à la pensée dont vous êtes
l’expression.
» À quoi veux-je en venir ? Eh bien, il s’agit de se rendre à la pensée
dont vous êtes une expression. Chaque être est une pensée de Dieu. Chaque
être doit apprendre de quelle manière l’habiter, et de quelle manière remplir
la mission dissimulée dans cette forme-là de pensée. S’il est bien de poser
des questions, il est mieux encore de savoir garder le silence et écouter.
Telle est l’unique façon de recevoir des réponses authentiques. Lorsque
nous sommes dans cet état d’esprit, il arrive même que nous recevions des
réponses qui ne résultent pas d’une question parce que le savoir ou la
certitude ne sont ici qu’une partie de ce qui fonde l’individu dans
l’incarnation qui est la sienne. Nous sommes tellement obsédés par la
volonté de tout comprendre que dans cette quête nous ratons trop aisément
l’essentiel. Nos vies sont construites sur le bavardage, le jugement,
l’avarice. Il ne suffit plus désormais de dire qu’il faut combattre ces maux,
il est à présent nécessaire d’agir. Si l’homme n’était pas tant occupé par la
réalité physique, il comprendrait que les légendes et les mythes font partie
intégrante de l’être intérieur qui habite chaque individu, et ne correspondent
pas nécessairement à des faits historiques. Chaque être humain, dans
l’incarnation qui est à ce moment-là la sienne, subit l’influence d’un ou de
plusieurs archétypes. Lesquels fournissent la matrice des différentes
qualités qui caractérisent l’homme. Nous devons, dans notre vie, nous
laisser guider par ces archétypes, mais aussi ne pas oublier de continuer à
construire à partir d’eux. Nous sommes responsables de notre mythologie
personnelle. Ce peut être l’une des motivations les plus importantes de
notre existence.
— Cela veut-il dire que tout est prédestiné ?
— Dans une certaine mesure seulement. L’homme dispose du libre
arbitre parce qu’il appartient au monde dans lequel il vit, ce qui est écrit en
de multiples lieux. Mais il n’est rien d’écrit qui ne puisse être amendé. Il
vous faut comprendre que notre réincarnation dans cet univers-ci a un sens.
Il en existe de nombreux autres où nous pourrions être réincarnés, mais
nous sommes sur Terre parce que c’est ici que chacun de nous possède
quelque chose qui doit être transformé. Une part de nous – notre être
supérieur – est simultanément présente dans d’autres univers où nous nous
manifestons sous des formes, des identités, des personnalités radicalement
différentes. Nous sommes tous, fondamentalement, une composante de la
pensée divine. Chacun d’entre nous représente une étincelle du feu divin.
Ne l’oubliez pas. Ce que les mythes ont de remarquable, c’est qu’ils
proposent chaque fois une sagesse qui ouvre ce qui est fermé, qui offre une
compréhension plus vaste à ceux qui sont initiés. Aussi longtemps qu’ils
seront transmis, leurs secrets seront préservés par ceux qui ont des oreilles
pour entendre et des yeux pour voir. Les inventions intellectuelles issues de
l’imagination parlent au cerveau ; les mythes parlent au cœur. Les rêves
sont des mythes intimes. Les mythes sont des rêves collectifs. »
Elle se renversa en arrière. Une fois encore, la pièce dans laquelle nous
nous trouvions s’était transformée en une sphère sacrée à l’intérieur de
l’univers.
« Eh bien, vous êtes vraiment singulier, déclara-t-elle en secouant la tête
avec un sourire. Je m’étais préparée à rentrer chez moi, et puis vous êtes
arrivé, et vous m’avez bousculée. Pourquoi ? »
En dépit du reproche que je percevais dans sa voix, Sylvia ne semblait
vouloir me blâmer en rien. Il me parut au contraire que l’insolente
ingérence du destin et du conseil lui convenait fort bien.
« Soyez prêt à vous confronter au passé. Autrement dit, à tous ceux dont
vous étiez proche et qui viendront pour tenter de régler des comptes. Sauf
erreur de ma part, un certain nombre de femmes feront irruption dans votre
vie. Soyez doux mais ferme. »
Elle insista sur les derniers mots.
« Ne vous perdez pas dans les histoires personnelles. Les images qui se
manifestent à vous ont à voir avec votre vie, mais ne doivent pas être
interprétées sur un plan intime. Ne vous laissez pas piéger par le passé.
Celui-ci est important dans la mesure où il vous permet de modifier votre
Moi intérieur, aussi bien que votre Moi collectif. Oubliez les notions de
punition, de culpabilité, de honte. Considérez les archétypes du point de vue
collectif. Regardez la situation dans son ensemble. »
Elle se tut, et nous demeurâmes ainsi un long moment. Bien trop long à
mon goût. Un changement s’était produit. L’esprit léger qui présidait
jusque-là avait disparu. Je vis à son expression que quelque chose se
préparait – quelque chose qui l’inquiétait. Elle se pencha vers moi :
« Lars, je ne sais trop comment vous le dire parce que je veux être
certaine que vous comprendrez combien c’est sérieux. »
Elle prit son temps. Le changement subit me rendit nerveux. Elle posa sa
main sur la mienne :
« Avez-vous réellement conscience de ce que vous avez accepté
d’entreprendre ? »
Il y avait dans sa voix comme une tonalité décisive.
Je sentis monter du plus profond de mon être un « oui » irrévocable, mais
à cet instant-là, l’hésitation me gagna.
« Ce que vous avez entrepris nécessite de tout abandonner s’il le faut. »
J’acquiesçai.
« Croyez-moi, je sais sans doute mieux que quiconque ce que vous vivez
en ce moment. Vos “absences”, vos voyages nocturnes. La Voix, les
coïncidences un peu trop organisées, vos incursions dans le niveau
éthérique. Mais si je déclarais que ce n’est rien comparé à ce qui vous
attend, que diriez-vous ? »
Quoique ce soit difficile à expliquer, je me sentis en quelque sorte
soulagé qu’elle ait enfin ouvert les vannes. Si d’un côté cela paraissait
effrayant, de l’autre on eût dit qu’il s’agissait simplement d’un
prolongement naturel du périple dans lequel j’étais engagé. Je ne fus pas
surpris par ses paroles, et sentis que je pouvais répondre par l’affirmative.
Sans oublier cependant cette petite partie de mon être qui continuait à
éprouver de l’insécurité. Ou bien peut-être était-ce seulement la gravité de
l’instant qui générait ce sentiment.
« Êtes-vous prêt à accepter tout ce qui va se produire ? Êtes-vous prêt à
vous laisser envahir par des énergies qui peuvent vous tuer si vous n’y êtes
pas suffisamment préparé ? Pouvez-vous affirmer que vous êtes prêt du
fond du cœur ? Regardez-moi, et vous verrez alors quelqu’un qui a vécu
bien plus d’une métamorphose. J’ai perdu l’usage de la vue, de l’ouïe et de
mes membres durant toute une semaine, quelques années après avoir été
initiée à Montségur. J’étais plongée dans une obscurité totale, coupée du
monde et des autres. Si les ténèbres de l’âme existent, alors je peux vous
assurer que je les ai connues. Ce n’était pas une expérience pour novices. Je
me suis tout simplement dissoute, avant de retrouver mon intégrité. C’est
impossible à expliquer. Mais serez-vous capable de dire oui à tout cela ? »
Une forme d’attention nouvelle se fit jour. Son histoire avait éveillé
quelque chose en moi. La personne qui était assise de l’autre côté de la table
différait entièrement de la Sylvia qui, il y a quelques instants encore, versait
du café et me donnait des indications sur la nouvelle étape que je devais
franchir. C’était un virage à cent quatre-vingts degrés. L’existence nue qui
s’exprimait. Elle se leva une nouvelle fois avec difficulté et disparut dans la
pièce voisine. Cette fois-ci cependant, elle reprit rapidement sa place en
face de moi.
« Je vais vous donner ce portrait afin que vous gardiez en mémoire ce qui
va advenir. » Elle me tendit une vieille photographie datant des années 1960
– une femme dont le regard semblait capable de tout transpercer, assise dans
un décor contemporain.
L’image possédait une dimension absolument irréelle. Presque sinistre.
La femme se trouvait à l’évidence dans un état où tout ce qu’une personne
peut contenir en elle, toute la clarté et toute l’obscurité, était en train
d’émerger à la surface. Cet être n’était pas seulement humain, mais recelait
une autre dimension, inexplicable.
« L’image a été prise une semaine avant que je ne m’effondrasse. Comme
vous pouvez le voir, le processus était déjà bien entamé. Tel est ce à quoi
ressemble un être humain lorsqu’il n’a plus de Soi. Ce que vous percevez
dans ce regard, c’est le processus qu’a vécu Yeshoua à Gethsémani. La
quintessence même du “Que ta Volonté soit faite”. »
Elle se renversa contre son siège, sans pourtant me quitter des yeux.
J’observai avec intensité la photographie, sans parvenir à la reconnaître.
Il s’agissait véritablement de deux personnes différentes.
« Quelles sont les autres options à ma disposition ?
— Voilà une bonne question. Je l’ai également posée. Lorsque vous en
êtes précisément à ce stade, aucun choix n’est possible. Vous pouvez le
croire, mais la réalité est autre. Partant de là, vous ne pouvez que dire “oui”.
Cela n’empêche que je comprenne parfaitement que l’on renonce. Ce qui se
produit à chaque minute, chaque jour, tout au long de l’année.
— Que va-t-il se passer ?
— Vous recevrez un enseignement dont la forme différera entièrement de
celui que vous avez reçu jusque-là. Et qui vous mènera plus loin encore de
la réalité normale. Il vous sera plus difficile de rester en lien avec votre vie
et vos activités quotidiennes. Cela seul sera pour vous un défi. »
Notre entretien touchait à sa fin.
« Mais il y a tant de choses dont je voudrais parler avec vous. Quand
pouvons-nous nous revoir ?
— N’oubliez pas ce que je vous ai dit. Nous communiquons par la
télépathie. Si vous êtes capable de renoncer au misérable besoin de
contrôle, à votre Soi intellectuel, ce que vous êtes précisément en train de
faire, me semble-t-il, alors laissez le reste à Dieu. La foi, la foi, la foi, et
par-dessus tout, la patience.
— Ne pourriez-vous me donner ne serait-ce qu’un seul indice ? »
Elle hésita, avant de murmurer :
« La reine de Saba.
— La reine de Saba ? Donnez-moi un seul autre indice. »
Elle rit de bon cœur, avant de redevenir sérieuse :
« Hmm, d’accord, je vais vous le donner cette fois. Mais les
conséquences en seront d’autant plus importantes et puissantes que pour
obtenir ce savoir, l’exigence n’est pas minime, mais totale. À la question
que vous me posez, la réponse est : “Vénus”. »
Nous nous dîmes adieu dans le couloir. Je l’embrassai sur la joue. Le
cristal qui l’auréolait émettait une lumière dorée, telle une vivante couronne
de feu. Dans le bleu éternel de ses yeux, je perçus son amour inconditionnel
et son approbation, rayonnant dans ma direction et se frayant un chemin à
travers chaque cellule de mon corps, nettoyant la totalité de mon champ
énergétique.
« Faites vite, déclara-t-elle au moment où je franchissais le seuil. Je sais
que vous en êtes capable. »
Depuis le balcon, elle agita la main. Je lui rendis son salut.
PARTIE II
SHEKHINAH
8

Cher lecteur, je ne requiers ni ta patience, ni ta compréhension. Je ne peux


assumer la responsabilité qui est la tienne. Si tu n’as pas mis le livre de côté
jusque-là, peut-être est-ce le moment de le faire. Le choix t’appartient.
Ce que je vais te raconter relève véritablement de l’utopie, dans la
mesure où il n’existe aucun mot qui puisse décrire ce dont il s’agit.
Pourquoi alors s’y essayer ?, pourrais-tu demander.
Parce que c’est là une mission qui m’a été confiée.
Mon propos pourra paraître confus ; la confusion toutefois n’est pas le
but.
Du point de vue de la petite cachette où nous nous terrons, le temps est
compté. Du point de vue du Ciel, seule existe l’éternité. Tel est le paradoxe
de l’être humain.
Les mots écrits peuvent sembler ternes. Et s’il arrive qu’ils ouvrent des
perspectives en nous, l’espoir d’autres choix possibles, ce qu’ils évoquent
reste toujours limité.
Sommes-nous prêts à mettre de côté nos interprétations coutumières ?
Sommes-nous capables d’imaginer un espace infini dans lequel nos idées,
nos critères s’avèrent trop petits, et dans lequel ils ne s’intègrent pas ?
Pouvons-nous envisager une réalité dans laquelle nous ne nous définirions
pas de façon duelle ?
Un être humain peut être couramment qualifié d’habile, intelligent, voire
génial, et pourtant éprouver la plus totale confusion lorsqu’il se retrouve
face à une telle réalité. Qu’entendons-nous par « être au service de Dieu » ?
Nous ne savons rien. Nous ne sommes pas en mesure de comprendre quoi
que ce soit.
Au seul mot de « Dieu », nous nous refermons comme des huîtres, si bien
qu’ensuite nous n’entendons plus rien.
Lorsque nous quittons le langage tel que nous le connaissons, nous nous
laissons dissoudre par le concept qui consiste à « connaître et servir Dieu »,
ce qui exige alors d’accéder à une autre dimension, d’aller au-delà de la
capacité à apprendre et de l’intelligence.
Pour agile qu’il soit, l’intellect ne comprend rien lorsque ses instruments
de navigation lui sont retirés. Il s’empare alors aussitôt du premier préjugé
disponible. Pour approcher de ce qui est infini, il faut au préalable
comprendre que nous ne comprenons rien. Nul jugement. Nulle idée
préconçue. Nulle damnation. Nul contraire.
Où sommes-nous donc ?
Qui sommes-nous donc ?
Je ne suis pas noir parce que tu es blanc. Je ne suis pas heureux parce que
tu es triste. Je ne suis pas violent parce que tu es pacifiste. Je ne suis pas un
social-démocrate parce que tu es un conservateur. Je ne suis pas spirituel
parce que tu ne l’es pas. Je ne suis pas un hindou parce que tu es un chrétien
ni un musulman parce que tu es un athée. Je ne vois désormais entre nous
plus la moindre différence. La graine que tu portes en toi est identique à la
mienne. Il est possible que tu viennes de Sirius et moi d’Aarhus, mais tous
deux nous sommes arrivés ici ensemble, et tous deux nous venons des
étoiles. Nous sommes faits de la même matière. L’univers n’est qu’une
infime fraction d’une équation bien plus vaste. Équation résolue il y a
longtemps déjà, mais en constant mouvement. Tu vois, les contraires n’ont
jamais existé. Les contraires n’existent que dans l’esprit divisé. Et l’esprit
divisé est la conséquence d’un libre arbitre qui n’a pas le courage d’être
libre. D’où l’éternel conflit. L’homme s’est réservé le droit de douter. Puis il
a eu peur. Et le voilà à présent paralysé par cette peur, pris à son propre
piège.
Chaque fois que nous laissons autrui porter l’ombre que nous ne sommes
pas nous-mêmes capables de maîtriser, un chapitre sombre s’ajoute à
l’histoire cosmique. Lorsque l’un de nous se met outrageusement en valeur,
lorsqu’il ne voit que sa propre version de la vérité, alors le monde connaît
une limite et une blessure supplémentaires. Lorsqu’un peuple tout entier
porte le fardeau d’une ombre qui appartient à une autre nation, alors les
conséquences sont immanquablement catastrophiques. Si tu ne peux
maîtriser tes propres ombres, et par conséquent ton être tout entier, alors tu
es à même de créer et perpétuer l’image de l’ennemi. En déniant ce que
nous nommons les parts d’ombre de la vie, alors tu accrois l’obscurité. Tel
est le défi auquel nous, qui appartenons au monde dit de la spiritualité,
devons nous confronter chaque jour qui passe. Ce n’est qu’en intégrant nos
aspects cachés que nous pouvons transformer les ténèbres et voir qu’il ne
s’agit que d’une autre face de la lumière. La guérison d’un univers éclaté
implique nécessairement et avant tout que chacun d’entre nous accepte de
prendre la responsabilité de ses propres désordres. Ce qui requiert du
courage et de la lucidité parce que nous sommes bien souvent incapables de
changer quoi que ce soit lorsque nous l’ignorons.
L’homme est un être supérieur. Nous avons toutefois encore beaucoup à
apprendre des animaux. Nous affirmons qu’ils ne sont pas aussi développés
que nous. Raison pour laquelle nous les traitons à notre gré. Cependant,
l’animal en nous est hors de contrôle.

Donc, Sylvia avait raison. Ma vie n’est jamais redevenue comme avant.
L’effondrement de cet ancien tout, autrefois baptisé Lars, a commencé le
jour où pour la première fois j’ai osé abandonner mon esprit désorienté
entre les mains de l’éternité. D’abord durant une fraction de seconde, puis
un peu plus ensuite – mais même ce peu n’est pas à mépriser, précisément
parce que les notions de « petit » ou de « plus » n’ont pas cours dans le
champ ouvert de la conscience. Ce n’est qu’ici, dans ce monde ou cet asile,
que le langage restreint est nécessaire.
L’homme et la femme sont considérés comme des contraires. L’homme
va vers l’extérieur, la femme vers l’intérieur. Et néanmoins, ils sont faits
l’un pour l’autre. Ce qui est orienté vers l’extérieur s’insère dans ce qui est
orienté vers l’intérieur. Lorsqu’ils s’unissent, tous les contraires s’annulent.
Le besoin d’expression chez l’un est équilibré par le besoin de calme chez
l’autre.
Dans l’ancien monde, la volonté et le besoin de savoir sont une nécessité
préalable pour avoir son mot à dire. Dans le nouveau, je ne sais qu’une
seule chose, c’est que je ne sais rien.
Est-ce là la sagesse ?
Je l’ignore.
Depuis longtemps, le sexe et la religion sont des aspects irréconciliables.
Lorsqu’ils sont réunis, le résultat aboutit généralement à du bruit.
Le mot « religion » vient du latin religio, qui lui-même vient de religare
– relier, unir, rassembler.
Désirer, c’est prendre quelque chose.
Aimer, c’est donner quelque chose.
Quel est le problème ?
Que nous ne pouvons contrôler le désir ?
L’Église affirme que Yeshoua est le fils engendré de Dieu. Mais Yeshoua
lui-même a déclaré que nous étions tous les enfants de Dieu. L’Église a-t-
elle raison et Yeshoua tort ?
Cela a-t-il une importance ? Eh bien oui, mais uniquement dans la
mesure où la question concerne la perpétuation de la mainmise de l’Église
sur le pouvoir mondain.
Si nous sommes tous les enfants de Dieu, avons-nous besoin en quoi que
ce soit de l’Église ? Eh bien oui, mais uniquement dans la mesure où
l’Église comprend la signification profonde de la parole de Yeshoua : le
Temple est dans le cœur.
Là où se trouve le cœur se trouvent le Temple et ses trésors.
Le royaume de Dieu est en vous et tout autour de vous.
Yeshoua aimait/aime Mariam Magdal. Souvent, il
l’embrassait/l’embrasse sur la bouche. Comment le savons-nous alors que
le mot « bouche » est invisible dans l’Évangile de Jean parce qu’à cet
endroit du manuscrit il y a un trou ? Nous le savons parce que c’est ainsi
que s’accueillaient les initiés à l’époque de Yeshoua.
Qui était/est Marie ?
Je suis la première et la dernière,
Je suis celle qui est honorée et celle qui est maudite,
Je suis la prostituée et la sainte.
Ces propos témoignent-ils d’une quelconque opposition ?
Non, ils expriment au contraire l’exacte identité de l’un avec l’Un, et de
ce qui n’est plus l’opposé de ce qui n’existe pas. Par ces trois phrases,
Marie englobe l’univers. Elle est tout, et par conséquent, sacrée.
Magdal signifie celle qui est élevée, ou celle de la tour du temple. Le
Temple de Jérusalem possédait trois tours. Yeshoua était entouré par trois
Marie : Miriam, Mari et Mariam. La mère, la sœur et l’aimée. Elles étaient
trois et pourtant elles étaient une.
Selon les Évangiles, Yeshoua expulse sept esprits malins de Mariam,
mais ces livres oublient ou laissent de côté le fait que Mariam a également
ouvert sept portes en Yeshoua.
Sur une tablette en pierre datant de l’époque babylonienne apparaît
l’inscription suivante : « Dans les profondeurs de la mer, ils sont sept. Dans
la lumière du ciel, ils sont sept. De la mer (mari), ils émergent de la sérénité
cachée ».
Serait-ce là les deux dimensions de Sophia évoquées par Sylvia ?
Qu’est-ce qui se révèle ici ?
Une allégorie après l’autre. L’allégorie étant le langage pratiqué par les
initiés à l’époque de Yeshoua. Parmi ces initiés se trouvaient les thérapeutes
du lac Maréotis, à Alexandrie.

Il existe un espace – un recoin secret de l’âme – situé au plus profond de


l’être humain où nous nous cachons, où nous prenons soin de nos aspects
les plus vulnérables, où nous dissimulons la douleur et la solitude extrême,
où nous tombons à genoux pour crier dans le désert.
C’est là que j’ai rencontré Yeshoua et Mariam. C’est là qu’ils vivent en
moi. Ils y ont toujours vécu, mais sous des noms différents.
Cher lecteur ! Toi qui luttes avec tes propres ombres ! Toi dont la vie n’a
pas de sens ! Toi qui ressens la proximité de Yeshoua et Mariam. Toi aussi
qui ne la ressens pas. Voici une prière :
Assieds-toi, reste debout ou allonge-toi, le dos droit.
Éprouve ta respiration.
Va dans les recoins de ton âme. Va dans ton espace le plus intime. Place
ta main gauche au centre de ton cœur (au milieu du sternum).
Pose ta main droite sur la gauche.
À présent, attire la lumière dans tes paumes et dirige-la vers l’intérieur,
dans ton cœur, puis vers l’extérieur de nouveau, tout en prononçant
silencieusement sur le temps de l’inspiration « je suis », et sur le temps de
l’expiration « amour ».
« Je suis amour. »
Reste assis ou allongé dans cette vibration aussi longtemps que tu le peux
ou veux. C’est ainsi que l’on obtient des mains qui guérissent. Emploie-les
de façon aimante. Et si tu n’utilises pas tes mains, tu peux recourir à cette
prière partout, à n’importe quel moment. Tout au long de la journée si tu le
souhaites.
Tout s’est produit ainsi que Sylvia l’avait prédit. Les femmes avec
lesquelles j’avais eu un passé commun ont commencé à venir dans mon
cabinet de consultation ou à mes conférences, sachant ou ignorant ce qui se
passait réellement.
De jeunes musulmanes sont également venues, toutes envoyées,
indépendamment les unes des autres, par un maître soufi soudanais installé
au Danemark et dont je n’avais jamais entendu parler. Liées à la puissance
féminine, ces jeunes filles éprouvaient le vif désir de s’exprimer librement
sur des sujets spirituels réels qu’elles ne pouvaient plus négliger. Elles
étaient en proie à une pudeur qui d’un côté était aussi belle que pure, mais
de l’autre exerçait sur elles une contrainte telle que je sentis l’effort que
cette démarche avait représenté pour elles. Ce n’était pas rien que de rendre
visite à un homme étranger, qui plus est non musulman. Nul doute qu’elles
en aient éprouvé un trouble profond. L’une d’entre elles possédait un grand
pouvoir de voyance qu’elle ne savait comment utiliser. Elle était
exceptionnellement belle. De peau sombre, avec de grands yeux noirs en
amande qui rayonnaient et voyaient directement en vous. En dépit de la
couleur de sa peau, les cernes sombres évoquaient avec éloquence bien des
difficultés, mais intensifiaient aussi son regard. Ce fut au cours de la séance
où elle m’exposa sa situation que je vis son âme véritable et toutes ses
années de tribulations. Une incarnation après l’autre, elle s’était négligée au
profit d’autrui. Je la vis en compagnie des hommes auxquels elle s’était
soumise, je la vis lorsqu’elle était esclave ou servante. Je vis l’incarnation
que nous avions partagée en Syrie. Elle était servante dans un palais
appartenant à un riche marchand, tandis que j’officiais comme prêtre dans
un temple voisin. Dans cette incarnation-là aussi, elle était fort belle. Je
parvins à organiser sa liberté, obtenant en échange qu’elle se donne à moi.
Dans une autre incarnation, je la vis travailler dans un temple qui se
trouvait non pas à Babylone, Jérusalem, Héliopolis ou Alexandrie, mais en
Éthiopie.
Il est une autre image qui ne cessait de me hanter, celle du bateau
dépourvu de rames qui transportait la Madone noire et le livre. Dans le bruit
du ressac sur la plage, j’entendais la voix du vieux maître soufi disant pas
de côte. Je vis sa silhouette dans le brouillard, enveloppée dans une cape de
couleur turquoise, debout dans l’embarcation qui voguait lentement vers la
baie de Marseille. Son nom était Sarah.
Sarah la Noire, Sarah la Voyante !
Une autre rencontre émouvante fut celle qui se produisit avec Sarangarel,
la chamane qui chantait et qui, dans cette incarnation-ci, outre qu’elle était
l’une des meilleures musicothérapeutes de notre époque, se révéla être
également une amie chère que je connaissais depuis des années. Nous
avions à présent l’explication de notre attirance mutuelle, ce qui nous
permit de maîtriser nos sentiments et d’accepter le fait que dans son actuelle
incarnation, elle était mariée avec bonheur et avait deux adorables enfants.
Nous pûmes alors travailler de concert dans le domaine du son et de la
guérison.
Parmi les autres femmes que j’ai rencontrées, certaines avaient été des
sœurs placées sous mes ordres lorsque j’étais un prélat en France, d’autres
avaient été en lien avec différentes incarnations en Lémurie, à Atlantis, en
Chine, en Inde, en Égypte, en Perse, au Moyen-Orient, en Espagne ou
encore en Allemagne. Des femmes de tous âges, que j’ai retrouvées et avec
lesquelles j’ai tissé des liens amicaux et professionnels.
Pendant une période de deux ans, plus d’une trentaine de femmes sont
venues vers moi en affirmant incarner Marie-Madeleine. Comment était-ce
possible ? Peut-être était-ce juste le signe de la puissance du nouvel
archétype féminin. Lequel s’était simplement incarné dans plus d’une
femme. Et, en l’occurrence, dans des hommes également.
Une artiste est venue me voir pour me montrer un médaillon qu’elle avait
trouvé au fond d’une rivière, dans le pays cathare. Sur une face apparaissait
l’étoile à six branches représentant Madeleine avec au centre une croix en
forme de cœur, et entourée de symboles alchimiques. Sur l’autre était
gravée une étoile à cinq branches désignant et unifiant les éléments – feu,
eau, terre, air et éther.

Un jour que je signais des livres dans une boutique, une autre artiste me
donna des cartes postales représentant deux de ses toiles. L’une s’intitulait
La Voyante, l’autre L’Ange bleu. Et cela se produisit alors que j’étais dans la
rédaction de cet ouvrage, celui-là même que tu tiens entre tes mains, cher
lecteur.

Un film ancien montre le vieux sage Carl Gustav Jung interrogé par un
journaliste qui lui demande s’il croit en Dieu. S’ensuit une longue séquence
de silence complet durant laquelle la caméra s’attarde sur la pipe que fume
le philosophe, comme s’il était en transe. Au terme de cette séquence, qui
apparaîtrait aujourd’hui à la télévision comme semblable à des années-
lumière, Jung lève la tête et dit :
« Non… je ne crois pas en Dieu. »
Autre longue pause.
« Je sais ! »
On ne peut imaginer acquiescement plus définitif au grand mystère. Ici
ne se manifestent ni insécurité, ni dogme, ni suffisance ou autosatisfaction.
Ici n’existent simplement que l’émerveillement, la certitude, l’émotion.
Le oui de Jung a toutefois ses limites. Le grand penseur ne parvient pas à
l’extraire du champ de la psychologie. Il ne croit pas l’homme capable de
comprendre quoi que ce soit sur le plan métaphysique, uniquement sur le
plan psychologique. Par son approche profonde de la psychologie, Jung
nous a donné un langage qui nous rapproche de l’archétype et du
subconscient. Pour autant, dans un domaine où n’existe nul langage, il lui a
fallu garder le silence.
Telle est la situation de l’homme aujourd’hui : face au mur derrière lequel
le développement personnel, l’astrologie traditionnelle et la psychologie des
profondeurs n’ont aucun rôle et sont incapables de faire avancer l’être
humain vers la transcendance. De l’autre côté de ce mur, il nous faut vider
la coupe de toutes les connaissances acquises. Les concepts et les idées
doivent entièrement disparaître. Nous parlons ici de quelque chose comme
une autoliquidation. Ce qui demeure alors, c’est l’essence qui est au cœur
de l’âme, le mot ou le son qui se trouvait au commencement et qui restera à
jamais – le grand silence. C’est l’adieu définitif à toute forme de
matérialisme. L’ego personnel ou petit Soi correspond à un état
extrêmement fourbe et tenace de l’esprit, lequel ne se prive pas d’utiliser le
jeûne, la prière, la charité comme autant de façons de se présenter sous
l’image d’une personne sainte et illuminée. Un ego qui médite vingt ans,
assis au sommet d’un pilier, n’est jamais qu’un ego qui médite vingt ans,
assis au sommet d’un pilier. Rien d’autre. Nous ne sommes pas chrétien,
musulman, bouddhiste, hindou ou spirituellement éclairé simplement parce
que nous affirmons l’être.

Ma situation ne cessait d’évoluer. Toujours à l’aune cependant, quel que


fût le moment, du degré de disponibilité auquel je réussissais à parvenir à
l’égard des puissances avec lesquelles j’étais en contact. Chaque jour, il me
fallait recommencer de zéro pour chercher en moi les causes de mes actes.
Rien de plus aisé que d’être la victime d’illusions et de verser dans la
prétention. Rien de plus aisé, dans un instant de faiblesse, que de mal
interpréter sa propre position et de céder au rêve d’être quelqu’un
d’important. C’est tout simplement humain. Au regard de la spiritualité
néanmoins, c’est un signe d’infantilité. D’un autre côté toutefois, je compris
que refuser de tenir son rôle est tout aussi blasphématoire que de vouloir le
surjouer. Derrière cette fausse modestie se cache souvent une mégalomanie
latente. Il ne s’agissait pas seulement de trouver un équilibre entre le « qui
je pense être » et l’hubris. Il s’agissait d’un défi totalement nouveau et
éthique. Peut-être était-ce alors nécessaire de se perdre dans le labyrinthe de
l’ego pour enfin se retrouver face à sa propre suffisance, à ses jugements, à
son hypocrisie ? Soit nous nous enfuyons vers notre petit nuage rose en
oubliant ce que nous avons vu, soit nous ouvrons notre cœur à l’état d’esprit
purifiant capable de considérer la trahison émouvante et pourtant
absolument ridicule du petit Soi.
Plus j’étais sollicité pour des conférences, des consultations et des cours,
plus mon besoin de silence grandissait. Une sorte d’inflation se manifestait
à mesure que la frontière entre mon espace privé et mon espace public
devenait invisible. Dans quelle situation me retrouvais-je ? Je sentis que je
commençais à être dépassé. Perdais-je le contrôle de ma vie, ou n’était-ce
que la conséquence du fait qu’on s’était emparé de ce contrôle ?
Chaque fois que je tentais d’être dans la maîtrise, il me fallait reconnaître
que le résultat était conforme à ces tentatives : résultat d’une contrainte qui
n’écoute qu’elle-même et agit en conséquence. Lorsqu’au contraire, je
renonçais à mes soucis et me laissais porter par le flux des choses, tout alors
advenait pour le mieux. Il s’agissait d’avoir foi et confiance dans la
certitude. Mais j’ai également reçu toute l’aide imaginable. Et ce, à tous les
niveaux.
Parallèlement, j’éprouvais une sensation grandissante de dissolution et
d’espace, traversée de temps à autre par le sentiment de marcher sur une
corde raide, au-dessus d’un abîme de souvenirs, de désirs, de blessures
émotionnelles qui perdaient toute valeur lorsqu’ils étaient abordés à partir
d’un autre point de vue.
Mon « heure de Gethsémani » était-elle venue ?
« Le chiffre 10 symbolise l’état de conscience dont nous nous
approchons », déclara Sylvia lorsque je m’entretins de ce sujet avec elle au
téléphone.
« Le chiffre 1 correspond au masculin, le 0 au féminin. Le chiffre 1
représente l’individuel, le 0 la dissolution de l’individu et l’unification avec
le Père, le passage de l’être au non-être. Le chiffre 1 se situe au centre,
tandis que le 0 se trouve à la périphérie. »

Lentement, je levai la tête et observai autour de moi. Mon bâton de


pèlerin était toujours posé au sol, en dehors du cercle qui m’entourait. Que
s’était-il passé ? Je me redressai. Combien de temps s’était-il écoulé ? Je
regardai ma montre, qui ne me donna aucun indice puisque j’ignorais
l’heure à laquelle j’étais arrivé au château. Le soleil était de plus en plus
voilé, et la pluie semblait proche. Si j’en jugeais par le froid qui s’insinuait
à travers chacune des fentes des vieux murs, l’après-midi devait être bien
avancé.
Vibrant tel un cristal clair, j’avais la sensation d’être totalement présent.
Une note ténue venue de la sphère éthérique résonna :
« mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm
mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm
mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm
mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm
mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm
mmmmmmmmmmmmmmmm. »
Je fermai les yeux et m’abandonnai.
On eût dit une corde tendue à l’extrême. Comme si l’âme elle-même était
devenue un son. La note résonna en chaque chose – éternelle pour la simple
raison qu’elle avait toujours été et ne disparaîtrait jamais.
Elle est le fil rouge qui relie tout ce qui est vivant. Elle associe le passé et
le futur au présent, l’ami à l’ennemi, la femme à l’homme, l’homme à Dieu.
Elle glisse en chaque être humain ; toutefois, seuls ceux qui ont des oreilles
pour entendre peuvent l’écouter, seuls ceux qui ont des yeux pour voir
peuvent la regarder.

Il y avait tant de choses à transformer. Ces innombrables maltraitances


issues de la peur. Tellement innombrables qu’elles paraissaient illimitées. Il
ne restait plus qu’à entrer dans le cercle en cours de construction. Le pardon
était le grand enjeu. Ce fut réellement à cette période-là que je commençai à
comprendre de façon totalement nouvelle la grandeur et la profondeur de la
prière. Tous les vieux syndromes, les vertiges, les douleurs dans l’estomac
et à l’arrière de ma nuque, disparurent quasiment le jour où, parfaitement
uni, je pus formuler une prière dans mon cœur. Ce qui ne signifie pas que je
sois libéré de la douleur physique, certes pas, mais les vieux schémas qui
n’avaient cessé de m’acculer dans les recoins n’existaient plus.
Mais il restait tant et tant à venir…
9

La rumeur s’était répandue comme un feu de joie. Ils en parlaient dans


tout Damas, parmi les princes comme parmi les indigents.
Il y avait une nouvelle prostituée, une Babylonienne, au temple d’Ishtar.
Ish-a-tar.
Mais Ish-a-tar n’était pas comme les autres. Elle était blonde. Sa peau
était blanche, ses cheveux dorés. Et puis, disaient-ils, elle dansait avec une
telle extase que nul n’avait jamais rien vu de pareil. Et quoiqu’elle n’eût
que dix-neuf ans, la rumeur affirmait encore qu’elle était une experte en son
domaine. Certains en étaient offensés. D’autres pensaient qu’elle était
envoyée par Dieu. En réalité, rares étaient ceux qui avaient pu assister à ses
danses.
Hashem Ben Nari hocha la tête. Cela était-il vrai ? La nouvelle,
cependant, touchait une corde sensible en lui. Il avait malgré tout attendu
quelques jours avant d’envoyer quelqu’un pour en savoir plus. En ces
domaines, il n’était guère convenable qu’un homme de son rang affiche un
intérêt trop marqué. Quoiqu’il disposât de suffisamment d’or pour acheter
toutes les prostituées de Syrie et de Babylone, il ne convenait pas de
froisser les prêtres.
Le messager parti, il attendit avec impatience que sa curiosité et son désir
fussent satisfaits.
Mais il n’y eut aucune réponse.
Il attendit deux jours encore. Pas de réponse. Jamais pareille chose n’était
advenue jusqu’alors.
Le troisième jour, Hashem Ben Nari rendit visite à Sadosh, le grand
prêtre du temple.
« Vous devez comprendre qu’Ish-a-tar est une prostituée libre. Elle ne
peut être achetée contre son gré, expliqua Sadosh à Ben Nari, et je n’ai
aucun pouvoir sur elle. Les quelques hommes qui l’ont rencontrée
donneraient tout ce qu’ils possèdent pour passer ne serait-ce que dix
minutes en compagnie de cette créature divine. »
Si Ben Nari n’avait été jusque-là excité, il le fut assurément en entendant
le discours du grand prêtre.
« Je dois la voir, répliqua-t-il. À quoi ressemble-t-elle ?
— Comment pourrais-je le savoir ? Je n’ai moi-même été autorisé à
assister à aucune de ses performances. Je n’ai vu que son ombre. Vous
savez, elle dispose de son propre garde du corps. Mais ceux qui sont venus,
depuis quinze jours qu’elle est là, ont plus que doublé le revenu du temple.
Donc que puis-je dire ? »
Sur le point de défaillir, Ben Nari sentit que les paroles de Sadosh
intensifiaient son malaise.
« Quel est le pouvoir qu’ils attribuent à cette femme ? Comment savez-
vous qu’elle n’abrite aucune vipère en son sein ? »
Les yeux de Sadosh brillèrent.
« Elle est envoyée par Dieu, grommela-t-il comme s’il proférait un juron.
— Vous voulez dire, je suppose, qu’elle est arrivée ici comme si elle
avait été envoyée par Dieu ? »
Les deux hommes étaient face à face. Sadosh comprit que Ben Nari
défiait sa crédibilité. C’était une question d’honneur.
« Fort bien. J’organiserai une rencontre pour vous, et vous verrez par
vous-même. »

Sept jours plus tard, Ben Nari reçut enfin une invitation, et envoya
aussitôt un messager avec l’acompte requis. Lorsque le soir venu, il
emprunta le chemin qui menait au temple, son corps tout entier vibrait
d’attente. On le conduisit depuis la salle d’entrée à travers différentes pièces
secondaires où une quinzaine d’hommes, de son âge essentiellement
quoiqu’il y en eût aussi de plus jeunes, sirotaient un thé à la menthe en
attendant visiblement d’être introduits dans le Saint des Saints où se
produirait Ish-a-tar.
Le temps semblait s’être arrêté. Pour Ben Nari, qui transpirait
abondamment, l’attente équivalait à une éternité. Au bout d’un moment
enfin, il y eut un mouvement. On écarta un rideau et deux serviteurs du
temple apparurent. L’un d’eux tenait une feuille de papyrus à la main – une
liste que ce dernier commença à lire lentement :
« Yakob Ben David ; Salek Shalem ; Melchior Zantor ; Yohann Ben
Yokim. »
L’homme leva les yeux de sa feuille et laissa son regard errer sur chacun
des hommes assemblés là, comme s’il cherchait quelqu’un. Ceux qu’il
venait de nommer avaient bondi sur leurs pieds, semblables à de jeunes
hommes prêts à pénétrer pour la première fois dans une maison close. Ben
Nari s’efforça d’attirer l’attention du serviteur.
« Je suis là. Ben Nari. Là !, dit-il en levant la main.
— Paltu Nazami ! »
Avant que Ben Nari n’ait eu le temps de réagir, les cinq hommes
mentionnés disparurent derrière le rideau, qui se referma sur eux. Puis un
garde prit place devant la tenture. Tout se déroula comme dans un rêve.
Qu’était-ce que tout cela ? Jamais Ben Nari n’avait vécu chose semblable. Il
n’était pas homme à se voir refuser quoi que ce soit. Son influence et ses
richesses étaient bien trop importantes pour qu’il connût pareille situation.
Il se retrouvait assis là, en compagnie des dix autres personnes évincées, tel
un cocu rejeté par l’aimée.
Certains hommes ne purent dissimuler leur déception. L’un d’entre eux
en éprouva un tel désespoir qu’il se mit à hurler, provoquant l’arrivée des
gardes, qui évacuèrent la salle. Ben Nari parvient toutefois à se cacher dans
un couloir obscur, où il demeura jusqu’à ce que le tapage cesse. Percevant
la musique enchanteresse qui jouait au loin, il tenta d’imaginer Ish-a-tar et
sa danse séduisante capable de rendre fou n’importe quel homme. Jusqu’où
la jeune femme irait-elle ? Jusqu’où oserait-elle pousser son audace ?
Absorbé par ses pensées, il s’enfonça dans la grotte chaude de son sang
qui pulsait, accélérant le battement de son cœur au point qu’il crut exploser.
Une voix familière le fit revenir à lui :
« Que faites-vous ici ? »
C’était Sadosh, le grand prêtre.
« J’ai été rejeté », répondit Ben Nari, comme si c’était là un cauchemar
dont il ne pouvait se réveiller. « Je ne comprends pas, j’ai été rejeté. »
Sadosh le contempla d’un air songeur, comme si lui-même ne comprenait
pas non plus.
« Nul ne connaît les voies d’Ish-a-tar. Nul ne peut prédire ce qu’elle fera.
Pour elle, l’or n’est qu’une chose ordinaire. Elle n’en a aucun désir ardent.
Les critères qui guident sa vie sont autres.
— Quels sont-ils ? »
Ben Nari était désespéré.
« Dites-moi ce que sont ses critères et je m’efforcerai d’y satisfaire au
mieux. »
Considérant l’homme avec une certaine compassion, Sadosh tenta de
trouver une solution. Ben Nari était l’un des plus solides soutiens du
temple, auquel il avait, au fil des ans, alloué des sommes importantes.
« Vous souvenez-vous, demanda-t-il en le regardant attentivement, de ce
Yeshoua ben Yoasaph dont on parlait tant il y a quelques années ? Vous
savez, celui que les Romains ont crucifié avec l’aide du sanhédrin de
Jérusalem ? »
Ben Nari acquiesça. Il avait vu de ses propres yeux ce Yeshoua et l’avait
entendu discourir lors d’un voyage d’affaires qu’il avait effectué à
Jérusalem.
« Vous rappelez-vous également qu’une femme accompagnait toujours ce
Yeshoua, Mariam, qu’on appelle Magdal ? »
Ben Nari opina, son attention cette fois éveillée.
« Bien sûr, je m’en souviens parfaitement. Elle est très belle. Qu’est-elle
devenue ?
— Je sais qu’Ish-a-tar l’évoque souvent. Elle veut la rencontrer. En
réalité, elle ne parle de rien d’autre. Mais personne ne sait où trouver
Mariam Magdal. Elle semble avoir complètement disparu en même temps
que Yeshoua. »
Sadosh le regarda par en dessous :
« Je ne serais guère surpris que vous soyez admis en présence d’Ish-a-tar
si vous pouviez l’aider dans cette affaire. Vos nombreuses relations
devraient vous le permettre. »
Ben Nari fixa son regard dans le vide. Il entrevoyait une solution.
« Oui, je peux l’aider. Maintenant et ici. Laissez-moi la voir tout de suite.
Je détiens l’information qu’elle recherche.
— En êtes-vous sûr ? »
Sadosh était dubitatif. Ben Nari eut un large sourire :
« Tout à fait sûr. »

Deux heures plus tard, on le conduisait à travers les couloirs du temple


jusqu’à une porte gardée qui s’ouvrit peu après. Ben Nari flotta
littéralement jusqu’à une pièce faiblement éclairée où il eut quelque peine à
entrevoir une silhouette, confortablement installée dans un fauteuil aux
riches décorations. Il régnait une odeur dense faite d’huiles et de parfums
coûteux possédant à l’évidence des pouvoirs aphrodisiaques.
« Avance, toi dont on dit que tu peux m’offrir l’unique présent que je
désire vraiment. »
La voix de la femme était rauque, comme si elle avait été trop utilisée.
Ben Nari se figea sur place.
« Tu peux t’asseoir », déclara la femme.
Il fit un pas en avant et s’assit sur les coussins que le serviteur du temple
poussa devant lui. L’impatience vibra dans la voix d’Ish-a-tar :
« Tu voulais me voir. Et tu as quelque chose pour moi. »
Ben Nari se sentit défaillir. Devant lui se tenait la créature la plus belle
qu’il eût jamais rencontrée. Jamais il n’avait vu de jambes si longues et si
pâles. Les seins étaient dénudés comme si ce fut là la chose la plus naturelle
au monde. Ben Nari était incapable de détacher son regard du spectacle
fascinant qui s’offrait à lui. La jeune femme n’était vêtue que d’une robe
aussi fine que transparente, qui couvrait à peine ses hanches et son sexe. Ses
cheveux étaient relâchés, et la danse qu’elle venait d’achever l’avait laissée
chaude et en sueur. Assise sur son trône, les jambes légèrement écartées,
elle le considéra d’un air interrogateur.
Ben Nari reprit ses esprits.
« C’est juste, c’est juste, parvint-il à articuler en esquissant un sourire
satisfait, que voulez-vous savoir ? »
Ish-a-tar enveloppa sa poitrine d’un foulard.
« Ce que j’ai compris, c’est que tu pouvais m’emmener voir la voyante,
Mariam Magdal. C’est là tout ce que je veux. Qu’en dis-tu ? En es-tu
capable ou pas ? »
« Peut-être, cela dépend…
— Cela dépend de quoi ?
— Il faut que parvenions tous deux à un accord.
— Et que veux-tu en retour ?
— Je veux te voir danser. »
Il y eut une courte pause. Puis elle rit avec lassitude et rejeta la tête en
arrière.
« Tu es comme tous les autres. Un mouton qui court après la bergère.
Qu’Ishtar me renie si ton membre n’est pas, à cet instant, érigé tel celui
d’un jeune homme. Et par Isis, je suis certaine que ton esprit n’est occupé
que par une seule pensée. »
Elle observa l’homme assis qui se tournait et se retournait sur ses
coussins.
« Très bien, donne-moi ta parole, et je te montrerai ce que tu ne verras
qu’une seule fois dans ta vie. Je ne danserai pas pour toi maintenant parce
que je suis fatiguée. Tu n’as pas le droit de me mentir parce que désormais,
je ne mens plus aux hommes. Cependant, je t’accorderai une chose que fort
peu ont vue. »
Ben Nari eut l’air tout à la fois déçu et excité. Il était désorienté parce
qu’il ignorait ce que la créature prévoyait pour lui.
« Je te donne ma parole. Si ce que tu évoques est à la hauteur de mes
attentes, demain matin, je t’emmène voir le frère qui sait avec certitude où
tu pourras trouver Mariam Magdal. »
Et selon la coutume, tout en donnant sa parole, il posa sa main gauche sur
son cœur. Ish-a-tar rit de lui avec indulgence.
« Un homme si riche, si grand et d’un esprit pourtant si étroit. Dans ton
monde, tout est divisé en parts exactes. Chaque être que tu rencontres n’est
rien de plus qu’un poids dans ta balance. Tu ne crois en rien ni en personne,
et moins encore en toi. C’est pour cette raison que ton univers est si petit et
que tu méconnaîtras la valeur du présent que je vais te faire. Tu vis
uniquement dans le monde extérieur. Pour toi, le pouvoir de la vue réside
dans ce que tu vois ; et plus tu regardes, et moins tu comprends. Mais assez
parlé. »
Elle le considéra avec une indulgence accrue. Mais il ne saisit pas le sens
de son propos. Sa pensée était uniquement occupée par le corps de la jeune
femme et par ce qu’il espérait voir.
« Tu dois promettre que tu ne me toucheras pas. Tu pourras t’approcher
autant que tu le voudras, mais sans entrer en contact avec moi. Le promets-
tu ? »
Il acquiesça avec empressement.
« Donne-moi ta parole. »
Une fois encore, il plaça sa main gauche sur son cœur et jura.
Ish-a-tar lui fit signe d’avancer et il s’approcha tant qu’elle sentit son
haleine chargée qui empestait l’ail.
Alors elle s’allongea sur le fauteuil tout en ôtant lentement la robe
transparente. Lorsque les seins pointèrent dans sa direction, il en eut le
souffle coupé et dut se concentrer pour ne pas tendre la main. Une infinité
de parfums secrets émanant de son corps flotta jusqu’à lui, et il ne fut pas
sûr de pouvoir tenir sa promesse. Au moment où elle dévoila son ventre
ferme et ses hanches, il commença à baver, ce qui ne fit qu’empirer
lorsqu’elle entreprit de révéler son sexe rasé. Comme elle gardait les jambes
serrées, il n’aperçut qu’une toute partie de sa fente. Percevant le battement
du cœur qui cognait violemment dans la poitrine de l’homme, Ish-a-tar
comprit que ce dernier était sur le point de perdre la raison. Puis elle ouvrit
les jambes et leva dans sa direction son sexe exposé. Les lèvres en étaient
rouges et humides comme si elle venait de faire l’amour. La respiration de
Ben Nari était à présent si haletante qu’elle craignit qu’il n’eût une crise
cardiaque. Elle était cependant déterminée à tenir sa part de l’accord et lui
montra ce qu’elle avait promis. De ses doigts, elle écarta les lèvres et
dévoila sa perle d’amour, dure et pourpre.
« Voilà ce que je peux te donner », murmura-t-elle.
L’espace d’un instant, son regard croisa celui de l’homme, comme pour
s’assurer que ce dernier avait vu ce qu’il était censé voir. Elle resserra
ensuite les jambes et s’enveloppa dans la robe. Ben Nari voulut protester,
mais déjà elle était sur ses pieds et appelait le garde.
« Demain, ce sera à ton tour d’accomplir ta part du marché. Je serai prête
à partir à l’aube. »
Telle une ombre, Ish-a-tar disparut dans une pièce voisine.
Incapable de proférer un mot, Ben Nari remarqua à peine qu’on
l’entraînait vers la sortie. Lorsque la lourde porte du sanctuaire se referma
derrière lui, il n’avait toujours pas retrouvé ses esprits.

La petite caravane quitta Damas le lendemain matin. Hashem Ben Nari


était morose et silencieux. En dépit des nombreuses requêtes d’Ish-a-tar, qui
souhaitait connaître le nom du frère vêtu de blanc qui avait servi Mariam
Magdal, il resta muet. L’expérience de la nuit précédente avait provoqué un
bouleversement complet. Il avait eu droit à un spectacle qui n’avait été
accordé à aucun autre homme auparavant. La satisfaction de son désir,
pourtant, avait été le fruit d’une attitude étrange et douce, quoique
dépourvue de passion, qui tout à la fois l’excitait et lui échappait. C’était
comme si, par la seule nudité de son corps, elle avait révélé le désespoir le
plus sombre et le plus profond de son âme. Comme si par son acte, elle
avait voulu lui montrer à quel point il était pathétique et lui faire
comprendre que le monde extérieur qui était son unique référence n’était
qu’un pauvre reflet du monde intérieur. Non pour le blesser, mais pour lui
prouver qu’existait une autre réalité. Il n’aurait su dire s’il en était bien
ainsi ; mais tel était ce qu’il éprouvait. Et malgré l’apparente apathie que
l’expérience lui avait fait ressentir, le désir brûlait avec une intensité égale
dans son grand corps.
Assise sous l’ombre fraîche de l’auvent et enveloppée dans son voile,
Ish-a-tar se balançait au rythme de son chameau. Silencieuse, elle observait
l’horizon.
Chaque fois que Ben Nari faisait mine de s’arrêter, d’un geste elle
intimait l’ordre de continuer. Ils arrivèrent à Jérusalem dans la soirée du
lendemain et se rendirent aussitôt à la porte des esséniens.
Ils trouvèrent à se loger dans un caravansérail, à l’extérieur de la Ville
sainte. Ni Ben Nari, ni Ish-a-tar ne furent accueillis dans la maison des
esséniens, située à l’intérieur de l’enceinte.
Ben Nari envoya immédiatement un message à la confrérie.
« Nous aurons une réponse d’ici à demain au plus tôt », déclara-t-il à Ish-
a-tar, assise devant un petit feu en dehors du caravansérail. Toutefois la
jeune femme fit comme si elle ne l’avait pas entendu. Il observa cet être
irréel dont la peau irradiait, comme il imaginait que devait irradier un ange.
« Bonne nuit », dit-il en songeant, l’espace d’un instant, à lui proposer de
le rejoindre. Mais comme elle paraissait être ailleurs, il tint sa langue.
Soudain, la voix rauque fendit le silence de la nuit :
« Si je couche avec toi cette nuit, me diras-tu le nom de celui qui peut me
guider vers ce que je cherche ? »
La question le foudroya. Avant qu’il ne pût réagir, la voix changea :
« Penses-tu que cela te satisferait ? Que pourrais-tu désirer d’autre après
cela ? »
Ben Nari était semblable à l’animal qui venait de sentir l’odeur du
chasseur et cherchait à présent par où prendre la fuite. Il ne répondit pas.
Sans le savoir, il avait déjà été touché.
« Peu importe combien de fois je donne mon corps, jamais tu ne seras
capable de me posséder. Tu ne feras que répéter un acte avec tes parties
génitales, tel un être possédé ou une bête qui s’accouple. L’espace d’un
instant, tes sens se réjouiront. Puis tu voudras recommencer, exactement
comme lorsque tu grattes une écorchure qui te démange et continuera à te
démanger aussi longtemps que tu la gratteras. »
Ses paroles l’atteignaient directement, visant son cœur :
« Pense au nombre de prostituées que tu as eues. Pense aux multiples fois
que tu as accompli cet acte qui, il y a longtemps, a fait de toi un chien. Tu
affirmes être quelqu’un de grand et d’important. Tu n’es pourtant rien de
plus qu’un conducteur d’esclaves, plus misérable que le plus humble de tes
serviteurs. Tu es l’esclave de tes propres désirs ; l’esclave de ton désir sans
amour. »
Elle se tut un instant. D’une voix basse et pleine de pitié, elle lui donna le
coup de grâce :
« Tu es l’âme la plus pauvre et la plus solitaire de ce désert maudit par
Dieu. »
Les larmes roulèrent sur les joues de Ben Nari. Son cœur endurci avait
été mis à nu par les paroles de la jeune femme, et il se tenait devant elle
aussi nu et désarmé qu’un petit enfant. Pour la première fois depuis leur
rencontre, Ish-a-tar parut capable de voir l’ombre d’un être humain dans
l’homme éploré qui, de désespoir, s’était jeté à terre.
« Je te donnerai ce que tu veux, sanglota-t-il, le nom de l’homme qui peut
t’aider est Lamu… Es-tu heureuse à présent ? »
Il avait presque hurlé les derniers mots, comme s’il espérait ainsi obtenir
l’absolution d’un dieu invisible. Puis il ajouta à voix basse :
« S’il n’est pas à Jérusalem, les frères pourront te dire où le trouver. »
Ish-a-tar se leva et, semblable à une gazelle, s’avança vers l’homme
agenouillé qui se tenait là, les yeux clos. Elle posa une main sur son front :
« Béni sois-tu, Ben Nari. Béni sois-tu entre tous les pécheurs. Que la
Puissance ait pitié de toi. »
Puis elle disparut dans la nuit.
Alors que les premiers rayons de soleil touchaient les toits de Jérusalem,
les ruelles étroites étaient envahies par le parfum de l’encens mêlé à l’odeur
du pain fraîchement cuit, le son des cloches et les cris des bergers.
Retranchée dans un passage aux abords de la maison des esséniens, Ish-a-
tar guettait un signe lorsque la porte s’ouvrit enfin, comme par miracle. Un
jeune frère vêtu de blanc apparut, portant une jarre d’huile. Lorsqu’il
aperçut la jeune femme, il se signa rapidement. Pâle et transparente, Ish-a-
tar évoquait un fantôme venu d’un autre monde.
« Qui es-tu et que fais-tu ici ? », s’enquit-il en s’efforçant de recouvrer
son sang-froid.
Un instant, elle songea à donner un autre nom, avant de conclure que cela
ne ferait aucune différence pour le frère vêtu de blanc.
« Je suis Ish-a-tar, murmura-t-elle d’une voix presque inaudible. Je
cherche un frère du nom de Lamu. »
L’homme la considéra d’un air interrogateur. Durant une fraction de
seconde, la jeune femme crut percevoir une vibration sur les lèvres du frère
et en déduisit qu’il connaissait Lamu. Toutefois, il ne semblait pas disposé à
l’aider.
« Va-t’en, fille de Satan », lança-t-il durement en lui donnant un coup de
pied qui n’eut d’autre effet que d’envoyer un peu de sable dans l’air. Une
voix douce et profonde parvint alors de la cour de la maison.
« Pourquoi toute cette agitation ? »
Un homme plus âgé parut sur le seuil. Le jeune frère commençait à
expliquer lorsque son aîné posa un doigt sur ses lèvres pour le faire taire.
« Va en paix, frère, tu as des tâches à accomplir. Mais souviens-toi :
n’accueille pas une journée qui commence avec ta colère. »
Puis il se tourna vers Ish-a-tar :
« Que puis-je pour toi, mon enfant ? »
La bonté de l’homme la submergea, une bonté qu’elle n’avait jamais
éprouvée auprès d’aucun autre homme. Il ne voulait rien d’elle. Il ne
requérait aucun compromis pour lui accorder son aide. Lentement, elle se
détendit et se soumit à cet être qui d’évidence ne lui voulait que du bien.
« Je cherche un frère appelé Lamu », expliqua-t-elle.
Il sourit.
« On dit qu’il pourra me conduire auprès de sainte Mariam Magdal. »
Le sourire disparut et, devenu sérieux, le frère parut chercher une réponse
adéquate. Mais Ish-a-tar avait déjà compris qu’elle était sur la bonne voie.
Et il savait qu’elle avait compris.
« Qu’est-ce qui te fait croire que cette Mariam Magdal est une sainte ?
— Ne l’est-elle pas ? »
Ish-a-tar ne comprenait pas pourquoi il tentait d’éluder la question
puisqu’à l’évidence, il savait. Puis l’idée la frappa qu’il la connaissait sans
doute, mais ne voulait pas la considérer comme sainte. L’homme ne
répondit pas à la question.
« Pourquoi pensais-tu trouver Lamu ici ?, demanda-t-il plutôt.
— Mais n’est-il pas un frère ?
— Oui, mais il n’est pas avec nous. Il a grandi chez les frères du mont
Carmel et appartient aujourd’hui à la confrérie des nazaréens. Tu dois te
rendre à leur maison, dans le quartier syrien, pour leur poser la question.
Dis-leur que tu as été envoyée par Yohann l’essénien. Cela te facilitera les
choses. Sois prudente, cependant. Ta beauté est susceptible de troubler
jusqu’au frère le plus dévoué et de provoquer nombre de problèmes. Va en
paix. »
Le sourire revint sur ses lèvres avant qu’il ne se tournât et refermât la
porte derrière lui.

La douleur fut fulgurante lorsque la pierre frappa l’épaule d’Ish-a-tar.


« C’est la prostituée blanche de Babylone ! », lança une voix stridente.
Effrayée, elle regarda autour d’elle et aperçut près de l’étal des épices un
homme ivre qui pointait sur elle un doigt accusateur. Avant que quiconque
ne réagît, elle serra son châle autour de ses épaules et, se laissant absorber
par la foule, disparut à l’intérieur du bazar. Rasant les murs, elle tenta de se
rendre invisible, mais on eût dit qu’un pouvoir diabolique jetait sur elle une
lumière révélatrice.
« C’est la prostituée blanche ! », cria une autre voix.
Cependant, elle ne se retourna pas pour voir à qui elle appartenait.
« La prostituée blanche !
— Où ?
— Là, juste là ! »
Elle se mit à courir. De plus en plus vite. Une autre pierre manqua son
but et, heurtant le mur derrière elle, rebondit en direction de celui qui l’avait
envoyée. Elle entendit alors qu’on courait derrière elle. Sa respiration était
saccadée et le sang affluait dans tout son corps. Renonçant à tenir son châle,
elle le laissa tomber à terre.
« Regardez, la putain est prête ! », hurla quelqu’un.
La cacophonie se rapprocha. Contournant un angle, elle s’engouffra dans
un passage sombre et vide. Les pensées tourbillonnaient dans sa tête.
À gauche ou à droite ?
Pas de temps à perdre. Elle choisit la gauche et découvrit trop tard que
c’était un cul-de-sac. Elle n’était plus qu’un animal acculé.
« Elle est là !
— Juste ici ! »
Dans une ultime tentative désespérée, elle se pressa contre le mur pour se
fondre dans l’obscurité. Trop tard. Elle ferma les yeux et sentit des mains
étranges qui parcouraient son corps.
10

Ils la traînèrent le long des ruelles jusqu’à une place du quartier syrien. Les
hommes qui l’entouraient ramassèrent des pierres en vue d’une exécution
sommaire. Ish-a-tar percevait la scène à travers un voile de brume irréel.
Puis elle s’éleva dans les airs, et s’éleva encore – jusqu’à dominer la place,
où elle vit les hommes qui commençaient à jeter des pierres vers une forme
recroquevillée au centre. Elle s’éleva au-dessus des toits de Jérusalem et
s’éleva encore jusqu’à découvrir une grande partie du paysage environnant.
Elle flotta parmi les nuages – heureuse et libre tandis que le son du feu
parcourait son être céleste :
« Pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Pardonne-leur
parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Mais qu’était-elle censée pardonner ? Elle n’avait pas le sentiment qu’il y
eût quoi que ce soit à pardonner. Ils venaient, au contraire, de la libérer de
son esclavage. Ils venaient tout juste d’ôter un joug qui pesait sur ses
épaules, ce qu’elle ne pouvait en rien expliquer. Elle fut sur le point de
renoncer à son ultime pensée sur la folie qui se déroulait au-dessous d’elle
lorsque le son d’un être différent modifia la direction du flux qui coulait en
elle :
« Ton temps n’est pas venu. Tu n’as pas encore accompli ce que tu dois
accomplir. »
Un être rayonnant apparut :
« Voici ce pouvoir que tu as été trop fière pour accepter autrefois, mais
qui t’appartient de droit. Tu dois en prendre la responsabilité et en faire un
sage usage. »
Une lumière bleue descendit sur elle et l’unit à son être céleste. Alors,
elle fut ramenée à une vitesse extrême à l’intérieur de la femme qui gisait
sur la place du quartier syrien où les hommes assouvissaient leur lubricité et
étanchaient leur soif de sang.

À l’instant où Ish-a-tar réintégra son corps, les pierres tombèrent au sol,


semblables à des oiseaux tués en plein vol. Incrédules, les hommes
contemplèrent la putain blanche qui venait miraculeusement de se dresser
devant eux, à demi nue et couverte du sang qui s’écoulait des plaies. La
lumière qui l’enveloppait était si puissante qu’ils durent reculer.
Un homme de haute taille vêtu d’un manteau blanc s’approcha d’Ish-a-
tar.
La jeune femme était toujours dans une sorte d’état de rêve. Il la prit par
le bras et la conduisit hors de la place, à travers les ruelles et jusqu’à la
porte de l’Est. Ils semblaient flotter.
« Qui es-tu ? », demanda-t-elle lorsqu’ils furent enfin en sécurité à
l’intérieur d’une petite cour fermée située devant une haute et étroite
maison.
Sans répondre, il la poussa dans les bras d’une femme qui se tenait sur le
seuil et paraissait être à peu près du même âge qu’Ish-a-tar.
« Prends soin d’elle. Panse ses blessures et donne-lui de l’eau du puits
sacré. Trouve-lui une place parmi les femmes pour qu’elle puisse se
reposer. »
Puis il se pencha vers Ish-a-tar :
« Nous parlerons demain. »
Il fit demi-tour et, à l’instant de gagner la sortie, se retourna et dit :
« Mon nom est Lamu. Bienvenue dans la maison des nazaréens. »
Et il disparut dans la lumière.

Ish-a-tar fut réveillée par une voix qui chantait un hymne étrangement
familier. Elle voulut se lever du lit de camp où elle se trouvait, mais une
main l’arrêta aussitôt et la repoussa doucement en arrière. Elle n’avait pas
vu la sœur assise sur son lit et qui s’était occupée d’elle jusque-là. Ish-a-tar
protesta :
« Je dois parler à frère Lamu. C’est ma seule chance. »
La femme secoua la tête comme si le caractère volontaire de son
interlocutrice lui était déjà familier.
« Doucement. Tu dois te reposer. Nous t’avons donné un mélange
d’herbes qui exige que tu restes calme et silencieuse. Frère Lamu ne
reviendra pas avant ce soir, alors tu ferais tout aussi bien de te reposer. »
Ish-a-tar comprit que la sœur avait raison et, s’abandonnant, ferma les
yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, elle n’eut aucune notion du temps qui s’était
écoulé, mais se sentit en forme et reposée.
« Frère Lamu t’attend dans la bibliothèque. »
La sœur l’aida à sortir du lit et la soutint jusqu’à ce qu’elle retrouve son
équilibre, avant de lui tendre une tasse étrange remplie d’eau sacrée.
Ish-a-tar fut conduite dans une vaste pièce dont l’unique source de
lumière provenait de deux lampes à huile, posées sur la grande table à
laquelle Lamu était en train de lire un parchemin.
« Alors, tu es finalement revenue d’entre les morts », déclara-t-il lorsque
la jeune femme pénétra dans la pièce. Puis il la détailla de la tête aux pieds
comme si elle était un objet de surprise pour lui. Son regard, pourtant, était
dénué de cette sorte de jugement que la jeune femme voyait habituellement
chez les autres hommes.
De son côté, elle le dévisageait avec un intérêt semblable, comme si elle
ne pouvait croire qu’il s’agissait là de celui qui avait été si proche de sainte
Mariam.
« Où puis-je trouver sœur Mariam ? », lâcha-t-elle.
Lamu sourit.
« Tu es pressée. Que veux-tu d’elle ?
— Je croyais que vous le sauriez puisque vous la connaissez et que vous
savez les choses merveilleuses qu’elle a accomplies. Peut-être que ce qu’on
raconte à son propos n’est pas vrai ?
— Mais que racontent-ils ?
— Qu’elle est une grande prophétesse qui ressuscite les morts et initie à
la vie éternelle. »
Lamu écoutait Ish-a-tar, les yeux fixés dans le lointain. Puis il reporta son
regard sur la jeune femme assise en face de lui. Il avait interrogé différentes
personnes à son sujet et connaissait son passé. Cependant, ce n’était pas la
prostituée qu’il voyait dans la demi-pénombre, mais une chercheuse, à plus
d’un titre. Et il n’avait vu qu’une seule fois auparavant le rayonnement qui
l’auréolait. La jeune femme lui rappelait sa première rencontre avec sœur
Mariam, chez les thérapeutes d’Alexandrie où il avait été envoyé pour
l’accompagner.
« Sœur Mariam est loin, déclara-t-il pour gagner du temps.
— Où qu’elle se trouve, je suis prête à m’y rendre. »
Lamu ne parvint plus à contenir son rire. L’enthousiasme de la jeune
femme était si communicatif qu’il ne put s’empêcher d’en être touché.
« De quoi riez-vous ? », demanda-t-elle, offensée et persuadée qu’il se
moquait délibérément d’elle.
Lamu retrouva son sérieux.
« Ce n’est ni de ton entêtement ni de ton désir que je rie. Je ne doute
nullement que tu ne sois convaincue de ce que tu dis. Malheureusement, ton
souhait n’est pas si aisé à combler. Non seulement sœur Mariam vit dans un
étrange pays lointain, mais encore s’est-elle retirée de la vie publique. Ne
peut la voir n’importe qui.
— Je ne suis pas n’importe qui, rétorqua Ish-a-tar.
— Certes non, ce que je vois et entends me le confirme. »
Ils s’observèrent comme s’il s’agissait d’un duel à mort. Lamu fut le
premier à abandonner.
« Très bien, je me rends. À une condition toutefois. »
Elle le dévisagea avec froideur. La jeune femme avait entendu cette
phrase si souvent qu’elle avança automatiquement les hanches, dans une
posture qui indiquait la nature particulière de la condition mentionnée.
« Dis-moi, je suis prête ! », proféra-t-elle d’une voix aguicheuse.
Il la regarda d’un air surpris, avant d’agiter dédaigneusement la main.
« Non, non, pas cela. »
Quittant la table, il s’approcha d’elle. Lorsqu’il posa les mains sur ses
épaules, elle ne s’enfuit pas et perçut aussitôt le changement qu’opérait son
attitude. Cela tenait à ses mouvements. Au son de sa voix. Nulle explication
raisonnable à cela. Il en était ainsi, simplement.
« Si tu tiens réellement à rencontrer sœur Mariam, il te faudra renoncer à
l’ancien monde. »
Lamu aurait voulu en dire plus, mais en plongeant son regard au fond des
yeux de l’étrange créature qui se tenait devant lui, il découvrit l’ombre d’un
être différent, parfaitement libre et sans tache. À cet instant, il éprouva le
mystérieux besoin de l’étreindre. Et comprit également que tout prêche
moral serait blasphématoire à l’égard de cette âme qui, si elle se tenait nue
devant lui, avait cependant été très proche de réintégrer le corps d’une
prostituée. Il voyait à la fois la putain et l’âme pure, ce qui provoquait un
malaise en lui. Avant d’avoir pu rassembler ses pensées, il sentit qu’une
chose en lui décidait à sa place. Ce fut son désir qui s’exprima. Le désir de
voir une fois encore la sainte sœur, le désir peut-être aussi de ce lieu
inconnu qui existait en lui-même, tout cela se centrant sur la personne de la
prostituée qui était la liberté elle-même, dressée juste là, devant lui.
« Je viendrai avec toi et te montrerai le chemin, annonça-t-il d’un ton
paisible. D’abord, il nous faut aller à Alexandrie pour procéder aux
préparatifs nécessaires. »
Avant même qu’il eût cessé de parler, Ish-a-tar lui prit la main qu’elle
pressa contre ses lèvres. Le geste l’étonna et il perdit contenance.
« C’est écrit, dit-il, c’est écrit. »

J’étais en train de préparer ma valise pour me rendre à Montségur et y


accomplir la quête sur laquelle Sylvia m’avait lancé, lorsque la sonnerie du
téléphone retentit. J’envisageai de laisser sonner, mais pour une raison
quelconque, je choisis de répondre. Appelez cela le destin, ou tout autre
nom qui vous conviendra. Cela ne fait aucune différence.
« Bonjour », articulai-je dans le récepteur. Je n’eus pour toute réponse
qu’un indéfinissable mélange entre un bruit blanc et un univers
mystérieusement scintillant et infini.
« Bonjour », criai-je presque. C’était un appel qui venait d’une autre
réalité. Je demeurai un long moment à tenter de percevoir ce que cette
conscience tout à la fois lointaine et extrêmement proche essayait de
communiquer. Je n’eus pas la chance d’y parvenir. Soit parce que j’étais
incapable de comprendre ce « langage » spécifique, soit parce qu’il
s’agissait de deux fréquences distinctes.
À ma grande surprise, je m’entendis déclarer : « Peu importe qui ou ce
que vous êtes – je suis en route. » Plutôt que de me faire entendre, je
m’efforçai d’écouter et d’ajuster ma propre voix à la tonalité de l’inconnu.
Ma tentative fit manifestement la différence. L’étrange bruit blanc persista,
tandis que la voix se faisait silencieuse, ce qui me donna l’impression que
quelqu’un écoutait à l’autre bout. Après une demi-minute, voire d’une
minute complète, la voix intervint de nouveau, en se plaçant sur une tonalité
dont le rythme différait, et je réalisai que le contact était établi. Toutefois,
en dépit de mes efforts, je ne parvins pas à extraire un sens de ces bruits. Ce
ne fut que lorsque la voix cessa de « parler » et entreprit de « chanter » que
je renonçai à trouver une explication intellectuelle à ce phénomène. Je
m’ouvris alors à la voix, laquelle se scinda en plusieurs autres, qui prirent
part à un chant émergeant d’un bourdonnement de tonalité moyenne, suivi
par des secondes, puis des quartes et des quintes augmentées accomplissant
d’inexplicables improvisations qui seraient considérées comme dissonantes
par des oreilles normales. Cela dura ainsi quelques minutes. Le son était si
perturbant qu’il me fallut éloigner le récepteur, que je ne pus rapprocher de
nouveau que lorsque les voix se fondirent en une série de quintes pures.
Puis soudain, sans avertissement, la connexion fut coupée et je ne perçus
plus que l’habituel bip-bip que l’on entend lorsque l’interlocuteur
raccroche.
Je me retrouvai donc avec mes facultés et ma perception limitées, sans
savoir que faire de cette expérience. C’était là quelque chose de nouveau.
Malgré toutes mes escapades nocturnes dans la sphère astrale, mais aussi
mon avancée constante à l’intérieur de la sphère éthérique, cela était
parfaitement nouveau pour moi.

Je pris le train à Aarhus tard dans l’après-midi et descendis à la gare de


Foix le jour suivant. J’avais si souvent effectué ce voyage que je le
connaissais désormais mieux que le personnel de l’agence de voyages
DSB 5 ou l’équipe sans cesse changeante du train.
Malgré la pluie fine qui tombait, le temps était chaud lorsque je descendis
sur le quai, avant de me diriger vers l’agence de location de voitures, située
dans la banlieue de la ville.
Foix évoque un conte de fées. La ville est dominée par le château où
vécut Esclarmonde avant de se dévouer à la cause désespérée des cathares.
Sa situation géographique, entourée par les montagnes et sur les abords
d’une rivière, limite sa croissance en périphérie. C’est toutefois une petite
puissance administrative dont dépend une région qui a longtemps été l’une
des plus pauvres de France et continue à être considérée par certains comme
peu dynamique. Sa population, cependant, a développé une forme de
pouvoir différente, intérieure, qui se dissimule chez les vieilles familles
cathares ou dans l’esprit mystérieux régnant sur ce Shangri-La. Assurément,
ceux qui vivent dans les Pyrénées présentent une aura plus singulière que
nulle part ailleurs. Dans cette région, l’akasha éthérique m’est bien plus
ouvert et accessible que l’aura céleste des descendants cathares, nettement
plus fermée. À moins que ce ne fût dû au terrible destin que ces derniers ont
connu sous l’Inquisition ?
Je signai le contrat de location et lançai mes bagages sur la banquette
arrière de la Clio que je venais de louer. Quelques instants plus tard, je
roulais en direction des Contes, le long de routes que je connaissais sur le
bout des doigts. Me conformant à la leçon apprise auprès du Voyant, qui
apportait toujours quelques bouteilles de vin, de gin ou des canettes de bière
destinées à briser la glace et renouer avec d’anciennes amitiés, je
m’approvisionnai au supermarché local. C’était une tradition que je ne
comprenais pas bien, mais que j’appris fort vite à apprécier. Ces présents
constituaient un témoignage de respect simple et direct qui ne provoquait
aucune gêne.
Je dépassai la montagne de Montségur et entrepris de descendre à travers
les quatre virages en épingle jusqu’au village, où je garai la voiture devant
le numéro dix-neuf, cette désormais célèbre maison où le Voyant et moi-
même avions si souvent séjourné que je ne craignais pas de la considérer
comme mon second foyer. Je frappai à la porte située tout au bout de la
bâtisse et qui donnait sur l’atelier de René. Propriétaire de la demeure, René
Briol est le descendant d’une vieille famille cathare, ce qui non seulement
se voit à ses traits, mais encore se retrouve dans ses convictions, à travers
les symboles cathares accrochés dans la maison et les sujets de ses toiles.
« Ah, monsieur Lars, bonsoir ! », dit-il, alors que je pénétrai dans son
petit atelier. J’avais apporté deux canettes de bière.
Tandis que nous trinquions et parlions de choses et d’autres, il me montra
ses derniers tableaux. René peint de façon particulièrement intuitive,
obtenant des effets presque surréalistes par son usage maniériste des
ombres. Ses sujets sont invariablement les mêmes – la montagne et le
village.
La montagne et le village au printemps, en été, en automne, en hiver.
Selon toutes sortes de perspectives. De près et de loin. D’au-dessus et d’en
dessous. Mais toujours vus de l’extérieur. Jamais de l’intérieur. Du moins,
ce n’était pas le sentiment que j’éprouvais à regarder les tableaux.
« On ne peut peindre le cœur de Montségur », affirmait-il toujours.
Et je savais qu’il avait raison. Toute description de la montagne sainte,
que ce soit en images ou en mots, ne sera jamais que cela, des images et des
mots.
Après que nous eûmes échangé un certain temps, je rassemblai assez de
courage pour poser la question à laquelle j’étais venu chercher une
réponse :
« Savez-vous comment on peut trouver la grotte secrète de la
montagne ? »
René était en train de replacer une toile qu’il venait de me montrer et
semblait en chercher une autre à me présenter. Il ne réagit pas. Pensant qu’il
n’avait pas entendu ma question, je la répétai. Nulle réaction encore durant
un long moment. Puis il se leva et me tendit un petit tableau représentant le
village couvert de neige.
« René !
— Oui », répondit-il avec un air délibérément plus absent qu’à
l’accoutumée.
« Que savez-vous de la grotte secrète qui, selon les dires de certains, se
trouve dans la montagne ? »
Il rit avec gêne et secoua la tête :
« Eh bien, ce sont les habituelles absurdités. Vous savez, pour certains la
réalité n’est pas assez passionnante, alors ils inventent ces sortes de
fariboles. Il suffit de les répéter suffisamment souvent pour qu’elles se
retrouvent dans les guides de voyage sur les Pyrénées, et avant même qu’on
s’en rende compte, elles se transforment en faits historiques.
— Allez, René. Mon information vient d’une source fiable.
— C’est ce que je dis. Quand on le répète suffisamment souvent, il
n’existe aucune limite à la fiabilité des sources et à la volonté de faire
coïncider la réalité et les contes de fées. J’ai vécu ici toute ma vie. Je sais
que cette montagne est infinie, mais je vous garantis que s’il y a quelqu’un
qui la connaît, c’est moi, et jamais, je répète, jamais, je n’ai vu l’ombre
d’une grotte, jamais je n’ai entendu parler de quelqu’un qui la connaîtrait.
Désolé. »
Il plaça le paysage hivernal devant moi, tel un atout abattu pour clore le
jeu.
Nous bûmes, et tandis que René poursuivait la présentation de ses
tableaux, je songeai que Sylvia s’était peut-être trompée du tout au tout. En
effet, les expériences qu’elle avait vécues ici s’étaient passées il y a fort
longtemps. Bien sûr, il était aussi possible que René ne voulût pas me
mettre dans la confidence. Je connaissais la réticence de ces anciens
cathares à propos des secrets dont regorge la région.
Je quittai René et me promenai dans le village afin de poursuivre mon
enquête. À l’hôtel Costes, Gilbert et Mauricette étaient en train de préparer
le dîner, aidés par leur fille. L’idée était qu’elle et son mari reprennent
l’hôtel l’année suivante. Son mari, Jean-Luc, tenait un café dans une ruelle
en face de l’hôtel, et la rumeur disait qu’il était un expert en matière de
mythes et de légendes sur Montségur.
Après avoir pris congé de Gilbert et Mauricette, je rencontrai Jean-Luc
dans son café. Je ne le connaissais que superficiellement, mais lui n’ignorait
pas que je fréquentais régulièrement ses beaux-parents, et que je les avais
mentionnés dans Le Chercheur. Je commandai un cappuccino et m’installai
en terrasse, où je choisis une table qui offrait une merveilleuse vue sur la
vallée. Lorsqu’il apporta le café, je décidai de formuler ma question
différemment :
« Comment puis-je trouver la grotte secrète de Montségur ? »
Je notai le léger tressaillement lorsqu’il posa la tasse devant moi, mais la
question ne parut pas l’émouvoir.
« Vous ne la trouverez pas, rétorqua-t-il avec sourire. Pour la simple
raison qu’elle n’existe pas. »
Je souris également. Soit l’histoire de la grotte était une vaste
plaisanterie, soit ils ne souhaitaient pas l’indiquer aux étrangers.
« Ah », répondis-je, en montrant que je n’entendais pas poursuivre sur ce
sujet.
Je ne tenais pas à ce qu’il pense que j’étais désespéré. C’était visiblement
la bonne tactique puisqu’il reprit là où je m’étais arrêté :
« De nombreux aventuriers ont cherché le Saint-Graal qui, d’après l’une
des multiples légendes, se trouverait dans la montagne. En fait, certains
affirment même s’y être rendus. De merveilleux récits évoquent une salle
gigantesque et des passages labyrinthiques dans lesquels on peut marcher
des heures, voire perdre la vie si on s’égare. D’autres disent même y avoir
vu le Graal. »
Il eut un rire moqueur, et son visage exprima clairement le mépris qu’il
éprouvait pour ce genre d’aventuriers.
« Vous croyez aussi à ces contes de fées ? », s’enquit-il.
Je secouai la tête.
« Non, je m’intéresse seulement aux mythes, c’est tout. »
Il opina et parut retrouver confiance en moi.
« Voulez-vous encore du café ?, demanda-t-il en désignant la tasse que je
venais de vider.
— Non merci, j’ai des choses à faire. Merci. »
Je payai et me levai, mais une pensée me traversa l’esprit :
« Comment se fait-il que l’église du village soit toujours fermée ?
— Oh, l’église. La religion est un sujet sensible ici. N’oubliez pas que les
cathares et les anciens inquisiteurs vivaient côte à côte dans le village, voire
parfois sous le même toit. Si vous voulez assister à la messe, allez à Bélesta.
— Serait-ce possible d’emprunter la clé pour la visiter ?
— Essayez à l’office de tourisme », répondit-il en essuyant la table que je
venais de quitter.
À l’office de tourisme, je n’obtins aucune information sur la grotte, mais
je pourrais peut-être récupérer la clé auprès du maire.
Lorsque, quelques instants plus tard, je frappai à la porte du bureau du
maire, je reçus un message identique. Pas de grotte, et la clé se trouvait sans
doute au musée.
Cela tournait à la farce. Farce que confirma la personne responsable du
musée en me renvoyant à l’office de tourisme. Non sans avoir, au préalable,
donné le coup de grâce aux espoirs que j’entretenais sur l’existence d’une
grotte dans la montagne de Montségur :
« C’est un mythe ridicule inventé par des rêveurs ! »
C’est très étrange, mais plus on reçoit l’assurance et la preuve que
quelque chose est impossible, plus on est déterminé à la découvrir. Sans
doute était-ce ce que je ressentais, probablement parce que j’avais le
sentiment qu’il y avait autre chose dans cette histoire qu’une pure
imagination. Toutes ces personnes ne parlaient-elles pas en dépit du bon
sens ?
Je sortis du parking, tournai et roulai lentement en direction de la vallée.
Tout en bas, je remarquai un promeneur qui grimpait la colline. Émergeant
d’une ruelle adjacente, un couple lui emboîta le pas.
Peu après, je dépassai le marcheur solitaire. C’était une jeune femme
brune dont l’allure me paraissait familière. Je ralentis et regardai dans le
rétroviseur. Elle était grande et vêtue d’une robe à motifs fleuris. Une
pensée me frappa : j’avais réellement vu cette femme auparavant. N’était-ce
pas Marie Périllos, la jeune serveuse de Narbonne que j’avais rencontrée
lors de mon dernier séjour et que j’avais accepté de revoir ?
Je freinai et reculai avec tant d’empressement que la boîte de vitesses
gémit. Je revins en marche arrière jusqu’à la colline, mais lorsque je parvins
au sommet, la femme avait disparu. Je sortis de la voiture pour la trouver.
Mais il n’y avait plus personne.
Que se passait-il ?
« Ne vous perdez pas dans la quête extérieure du Graal. »
C’était les mots mêmes de Sylvia. Mais c’était elle aussi qui m’avait
incité à entreprendre ce voyage. S’agissait-il d’une illusion totale, ou était-
ce là la façon d’enseigner de Sylvia ? Me laisser tourner en rond à
l’intérieur de vieux mythes qui n’avaient aucun lien avec la forme ou une
quelconque réalité ? Peut-être cette grotte n’existait-elle pas du tout ? Peut-
être était-ce la manière choisie par Sylvia de m’indiquer que la grotte était
en moi, et non dans cette « montagne du Graal », ainsi que la nomment
quelques légendes obscures ?
Et qu’en était-il de la jeune femme ? Pouvais-je toujours avoir confiance
dans mes sens ? J’en avais assez, de tout. Des voyages astraux, des visions
éthériques ou des voix qui venaient Dieu savait d’où. Sans doute de mon
imagination épuisée, à moins que ce ne fût là une autre construction, une
pittoresque compensation face à une normalité tout à la fois grise, triste et
dépourvue d’espoir.
Je remontai en voiture et descendis à vive allure la colline en direction
des Contes.
Lorsque j’arrivai devant la superbe demeure ancienne, Mar et Leny
étaient assis sur le banc placé à l’extérieur, enveloppés dans leur habituelle
aura dorée qui confirmait leur unité. De nouveau, on me conduisit à la
chambre Saint François d’Assise, qui semblait être la « mienne ». De
nouveaux résidents remplaçaient ceux de la dernière fois.
Au moment du dîner, je m’assis à côté de Mar. Je n’avais pas réellement
prévu de perdre encore du temps avec cette obscure grotte, mais quelque
chose ou quelqu’un en avait décidé autrement. J’entendis ma propre voix,
froide et fatiguée :
« J’ai conscience que c’est probablement une question idiote, cependant
auriez-vous des informations à propos d’une grotte secrète dans la
montagne de Montségur ? »
Par chance, j’étais déjà assis parce que la réponse m’y eût sinon contraint
tant ma surprise fut totale :
« Oui, bien sûr. »
11

Lamu et Ish-a-tar suivirent la route de la côte, passant par Gaza, Rafah,


Ostracine et Péluse, avant de traverser le delta du Nil jusqu’à Alexandrie.
Ils chevauchèrent ensuite en direction de la communauté des thérapeutes,
installée sur les abords du lac Maréotis, à quelque distance de la ville.
Précédés par la nouvelle de leur arrivée, ils furent accueillis par un petit
groupe de femmes vêtues de blanc. Pour la première fois depuis qu’ils
avaient quitté Jérusalem, Lamu vit un sourire apparaître dans les yeux
d’Ish-a-tar. L’expression fermée et soucieuse avait disparu de son visage.
« Comme tout est beau ici », dit-elle à Lamu, comme si ce dernier savait
ce dont elle parlait.
L’homme acquiesça. Lui aussi était revenu à la maison.
On les emmena à la réserve d’eau, où ils se débarrassèrent de la poussière
du voyage. Puis on leur offrit à manger dans la grande salle commune,
située au centre du groupement de maisons qui caractérisait cette
communauté unique où hommes et femmes œuvraient ensemble à la gloire
de Dieu.
« Que va-t-il se passer à présent ? Sœur Mariam est-elle en ces lieux ? »,
s’enquit Ish-a-tar, tandis qu’ils se restauraient.
« Nous sommes ici pour nous préparer. C’est la communauté des
thérapeutes où sœur Mariam a été initiée. Lorsque nous aurons reçu les
enseignements adéquats, nous poursuivrons notre périple, et j’espère avoir
la chance de rencontrer sœur Mariam. »
Ils continuèrent à manger en silence, puis Lamu reprit :
« Le professeur qui s’est personnellement occupé de sœur Mariam vit ici.
C’est une très sainte femme.
— Quel est son nom ? Emmenez-moi la voir tout de suite ! »
Posant son pain, Ish-a-tar allait se lever lorsqu’une voix de femme
l’interrompit :
« Mariam Salomé, mon enfant. Ne t’inquiète pas. Je suis juste là. »
La voix agit tel un baume sur leur cœur, un baume qui guérissait, chassait
les ombres et, dans le même temps, éveillait tout ce qui était demeuré trop
longtemps inutilisé.
« On m’appelle ici par mon nom initiatique, Salomé. »
Quoique la femme fût déjà âgée, sa beauté était restée intacte. Droite et
digne, elle se mouvait avec grâce, et tandis qu’elle pénétrait dans la pièce,
on eût dit qu’elle flottait presque au-dessus du sol.
Ish-a-tar se dressa sur ses pieds, aussitôt imitée par Lamu, qui, ramenant
ses mains sur la poitrine, s’inclina en disant :
« Je vous salue, sainte Mariam.
— Ne serait-ce pas Lamu, ce jeune homme qui fut autrefois envoyé pour
accompagner sœur Mariam jusqu’à la cité céleste ? »
Ramenant également les mains vers elle, elle le salua. Lamu acquiesça,
trop ému pour proférer une parole. La scène parut émouvoir également Ish-
a-tar, qui, plus pâle encore qu’à l’accoutumée, n’en était que plus étrange et
radieuse.
« Et tu dois être Ish-a-tar, reprit Salomé. J’ai beaucoup entendu parler de
toi. Je suis heureuse que tu aies décidé de venir. Mais à présent, repose-toi.
Demain est un autre jour, et nous commencerons ton éducation. »
Elle les salua une nouvelle fois.
« Que la paix soit avec vous. »
Puis elle disparut.
Après le repas, on les conduisit à la maison réservée aux invités, où ils se
virent attribuer chacun une chambre.
« Demain, nous nous séparons, déclara Lamu. Tu seras avec ton
professeur, et moi avec le mien. Nous nous retrouverons tous les sept jours,
lorsque les hommes et les femmes se réunissent sur le forum. Dors bien,
j’espère que tu auras ce que tu souhaites. »
Ish-a-tar le regarda. Pour la première fois, elle vit son être intérieur. Sans
doute parce que l’émotion était si forte qu’elle ne savait plus où elle en
était.
« Sœur Salomé se nomme aussi Mariam. J’ai remarqué que plusieurs des
femmes qui nous ont accueillis portaient également ce nom. Pourquoi en
est-il ainsi ?
— Vois-tu, durant notre initiation ici, nous recevons notre véritable nom.
Jusqu’alors, tu as vécu avec le nom que tu as eu à ta naissance, qui n’est
cependant que ton nom terrestre. Une fois initiée, tu obtiendras ton nom
céleste. “Mariam” signifie que celle qui le porte a été acceptée dans la
communauté des thérapeutes. Mari veut dire “mer”. “Mariam” désigne la
mer d’où a surgi l’esprit de la paix de Dieu. Au terme de son initiation, sœur
Mariam a reçu le nom de Magdal, l’“Exaltée”. Sœur Salomé s’appelle
également Mariam. De la sorte, avec ce nom, les initiés savent que nous
sommes de même rang que les autres. Son nom initiatique céleste est
Salomé, ce qui signifie la “Parfaite”. Elle est la fille de Dieu, vêtue de son,
d’unité, d’amour et de paix.
— Merci, répondit Ish-a-tar avec sérénité. Merci de m’avoir amenée
ici. »
Lamu sourit. Il commençait à comprendre que quelque chose en elle
avait touché son cœur.
« Bonne nuit. »

« Oui, dit Mar, je connais très bien cette grotte. J’y suis allé il y a cinq
ans, avec un guide professionnel et deux amis à moi.
— Mais êtes-vous sûr qu’elle se trouvait bien dans la montagne de
Montségur ? », demandai-je en retenant mon souffle. Ma fatigue avait
entièrement disparu.
« Absolument. Mais, il est très difficile de s’y rendre. Il faut notamment
escalader une paroi rocheuse très abrupte. La grotte elle-même est si bien
dissimulée que je ne serais pas capable de la retrouver. Les gens du coin qui
en connaissent l’existence cachent si bien l’entrée qu’il est presque
impossible de la repérer.
— Avez-vous été à l’intérieur ?
— Bien sûr.
— Qu’avez-vous vu ?
— Pas grand-chose. On pénètre d’abord dans une antichambre. D’où il
faut ensuite ramper à travers un boyau de quatre à cinq mètres, à
déconseiller à ceux qui souffrent de claustrophobie. Le boyau s’ouvre sur
une vaste caverne d’où part un système complexe de passages. Nous ne
sommes pas restés longtemps parce que nous n’avions pas la torche
adéquate. Mais ce fut une expérience très singulière.
— Quelles sont les dimensions de la caverne ?
— C’est difficile à dire. Elle doit être grande parce qu’avec la maigre
lumière dont nous disposions, nous n’avons pas été capables de voir où elle
commençait et où elle finissait. Mais d’après le son, nous pouvions savoir
qu’elle était très haute de plafond. L’expérience, toutefois, m’a rendu
malade. En sortant de la grotte, sur le chemin du retour, j’ai été pris de
faiblesse. Au bout de quelques jours, je me suis rendu chez le médecin, qui
m’a conseillé de faire un bilan complet. Les résultats n’ont rien donné et les
symptômes ont persisté près d’un an, avant de diminuer et de disparaître
entièrement.
— Quels étaient ces symptômes ? »
Il réfléchit un instant.
« J’éprouvais des difficultés à respirer et tout mon corps était douloureux.
Je me suis moi-même interrogé sur la cause, avant de parvenir à la
conclusion que j’avais dû respirer un air particulièrement renfermé dans le
boyau étroit, ce qui, selon les guides, peut se produire dans les grottes où se
rendent rarement les êtres humains et les animaux. J’y suis entré le premier
et il est possible que j’aie inhalé cet air renfermé qui, par le système
respiratoire, a atteint mon sang. »
Je ne pus m’empêcher de songer aux théories des scientifiques sur
l’ouverture de la tombe de Toutankhamon, en Égypte, et les maladies
qu’elle a provoquées chez certaines personnes. À moins qu’il ne s’agisse
d’une malédiction destinée à protéger le site des visiteurs inconnus. Quoi
qu’il en fût, l’histoire que racontait Mar constituait une bonne nouvelle pour
moi.
« Connaissez-vous quelqu’un qui puisse me montrer la grotte ?
— Mais oui. Il est hollandais et possède la licence requise pour travailler
en tant que guide dans la montagne en échange d’une rétribution. Je ne sais
s’il est là en ce moment, mais pourrais vous le confirmer demain. »

La nuit fut longue. Tout comme lors de mon premier séjour aux Contes,
je m’éveillai au bruit d’un enfant en pleurs, et dû une fois de plus allumer
une bougie et dire une prière en faveur des âmes qui semblaient être
retenues à la fois par le lieu et les événements qui s’y étaient produits. Je
demeurai un long moment allongé, laissant errer mes pensées. Je flottai au-
dessus de paysages rudes et désolés. Puis une voix déclara :
« La montagne du Graal est le mont des Oliviers ! »
Renonçant à toute résistance, je sentis avec allégresse que je m’élevais
dans un doux glissement. Ces paroles s’adressaient directement à moi et
concernaient ma quête.
« Mais le mont des Oliviers se trouve à Jérusalem, en Terre sainte,
rétorquai-je. Quel est le lien avec les Pyrénées ?
— Jérusalem et la Terre sainte seront toujours là où l’homme peut voir
les ouvertures célestes, présentes en chaque centre d’énergie. »
Et ce fut tout. La Voix n’avait apparemment rien de plus à dire, et je
redescendis en flottant lentement dans ma chambre. J’étais parfaitement
éveillé.
Le mont des Oliviers !
Cette Voix, qu’avait-elle tenté de me dire ?
Le mont des Oliviers est le lieu où Yeshoua est monté au Ciel. C’était là
que l’on espérait sa seconde venue.
L’huile ! Mariam en avait utilisé pour oindre Yeshoua.
L’huile renvoyait à l’initiation.
J’allumai et dénichai une carte de la région. Ce fut une pure intuition, à
partir de laquelle j’agis sans savoir ce que je faisais.
Il s’agissait de la carte Michelin « 344 Local – Aude, Pyrénées-
Orientales ». J’étais en train de chercher mon pendule lorsque, jetant un
coup d’œil à la carte étalée sur mon lit, mon regard fut attiré par le nom
mont de Grail.
La montagne du Graal ! Je pus à peine en croire mes yeux.
M’agenouillant aussitôt, j’étudiai la région plus attentivement. Et je vis.
Longtemps, je demeurai à observer le nom. Mille doutes passèrent en
moi qui cependant disparurent une seconde plus tard.
OLBIER !
Le mot ne signifiait apparemment rien en français. On eût dit plutôt de
l’allemand. Mais je ne doutais pas qu’existait là un lien avec le mont des
Oliviers sur lequel la Voix cherchait à focaliser mon attention. Je ne pouvais
trouver meilleure explication au phénomène, je rapporte seulement la façon
dont je l’ai vécu.
Olbier est situé non loin de Tarascon-sur-Ariège. Il faut passer devant la
chapelle de Notre-Dame de Sabart, où, sur la façade avant, Mariam et
Yeshoua accueillent ensemble les visiteurs. Puis continuer sur Vicdessos.
Olbier se trouve juste après.
Je dormis peu cette nuit-là. Je méditai et attendis le lever du soleil.

Ils se séparèrent le lendemain matin. Ish-a-tar eut tout juste le temps de


saluer Lamu de la main, avant d’être emmenée par une femme jusqu’à la
maison de Salomé.
« Je m’occuperai personnellement de toi et de ton éducation, déclara
Salomé lorsque Ish-a-tar fut devant elle. Et il n’y a pas de temps à perdre. »
La jeune femme débuta les leçons le jour même. Tout comme Mariam
avant elle, Ish-a-tar reçut les premiers enseignements, jour après jour.
C’était une élève assidue, et Salomé ne mit pas longtemps à découvrir la
détermination extrême d’Ish-a-tar. Par moments, Salomé était frappée de
voir combien elle ressemblait à Mariam. Mais il existait des différences. Et
Salomé se demandait parfois si la jeune femme était consciente de ce que
ces différences signifiaient pour elle. Tentée à plusieurs reprises de lui en
parler, elle ne cessa d’en reporter l’occasion devant l’empressement et
l’enthousiasme de son élève face au travail.
Ish-a-tar dut passer par chacune des étapes initiatiques qui la préparaient
à la véritable mission. Les voici :
1. Répéter inlassablement le nom de Dieu et prendre conscience de l’Être
éternel.
2. Renoncer à toute forme d’égotisme et chanter les louanges de Dieu.
3. Ne pas blesser autrui. Ne pas médire d’autrui.
4. Vivre continûment dans la conscience de la Divinité qui existe en nous.
5. Renoncer au désir, à la haine, la cupidité. Ne pas envier le bonheur
d’autrui.
6. Être vrai, compatissant et pratiquer le pardon.
7. Oublier ses doutes. Chercher Dieu, connaître son véritable Soi et voir
Dieu partout.
Ish-a-tar eut des leçons sur le cycle des femmes. Lorsque venait le temps
de la lune, les femmes s’isolaient. Non parce qu’elles auraient été souillées,
mais parce que des possibilités uniques s’offraient à elles durant cette
période.
Lorsqu’elle eut ses règles, Ish-a-tar passa sept jours dans une grotte d’où
elle pouvait voir le lac Maréotis. Pour toute nourriture, elle disposait d’eau
potable, de graines de sésame écrasées et de figues mûres. Elle recueillit le
sang de la lune dans un récipient prévu à cet effet. Sang qui serait plus tard
utilisé dans une mixture revivifiante destinée à revigorer la terre et à la
rendre sacrée, tout en conférant des pouvoirs éthériques aux plantes
médicinales qui poussaient dans le jardin de la confrérie.
Durant les deux premiers jours, la femme de la lune devait se concentrer
et invoquer les archanges Uri-El, Micha-El, Gabri-El et Rapha-El.
Les douleurs, et autres troubles associés, constituaient en réalité autant
d’entrées dans l’état d’esprit recherché. Éliminant les désagréments de
toutes sortes qui surgissaient, la femme de la lune expérimentée parvenait,
au moyen d’invocations, à créer progressivement le contact avec le champ
éthérique, étape nécessaire pour voir et entendre les messages et images qui
l’attendaient.
« Celle qui est sacrée trouve la vérité en renonçant à tout désir illusoire.
Elle laisse ses pensées s’unir avec SHM, le son sacré qui constitue le flux
de la vie – le mot qui lui est transmis par son professeur. Deux jours durant,
elle profère ce son jusqu’à ce qu’elle ne fasse plus qu’un avec SHM. Une
vision lui donnera son nom véritable, qu’elle ne prononcera pas à voix
haute. Le corps et l’esprit sont immobiles, et le feu du désir est si bien
raffiné qu’il en devient pur. Telle est sa vraie robe de mariée. Il n’est qu’une
seule lumière. Qui brille en chacun de nous. Et honore chaque être vivant.
Tel est le vœu de l’épouse. Accepter ce que l’homme appelle la “mort” est
en vérité la porte qui donne sur la chambre de la mariée. “Meurs” avant de
mourir ! Oublie le passé et abandonne tes rêves d’avenir. Sois poussière et
viens à Moi. »
Ish-a-tar apprit que les thérapeutes se servaient de métaphores et
d’allégories, et que plus ils raffinaient le langage, plus ils étaient capables
de communiquer de façon précise avec le niveau céleste. La sonorité et le
rythme des mots étaient importants afin d’établir une complicité. Chaque
chose possédait plus d’un sens, chaque être se composait de plus d’un
corps, et chacun d’eux était en lien avec les différents niveaux de la
hiérarchie des anges.
Le premier ordre des anges était composé par le seraphim, le feu-serpent
de l’amour. Guidé par Micha-El, cet ange joue également un rôle majeur
dans certains des chœurs formés par d’autres anges. Micha-El est l’ange du
buisson-ardent qui s’est adressé à Moïse dans le désert.
Micha-El est le souverain du feu et de la flamme bleu-violet que l’on
retrouve dans la formation stellaire d’Aldébaran ou d’Oculus Tauri.
Micha-El est un être angélique isogyne dont le nom signifie « celui qui
est comme Dieu ». Sur l’arbre de la vie, son origine se trouve dans Tiferet.
Les caractéristiques de Tiferet sont la compassion, la beauté et la force
divine.
El signifie simplement « brillant ou étincelant », ce qui est un attribut
associé à Dieu. Micha-El est donc une extension de Dieu lui-même, une
puissance traversant les sphères internes et externes lorsqu’on a besoin de
lui et qu’on l’invoque. Ses caractéristiques sont l’inspiration divine et le
pouvoir capable de surmonter toute résistance et toute barrière. Certaines
traditions associent Micha-El à l’Égyptien Thot, au Grec Hermès et au
Romain Mercure. Quand cet ange est invoqué avec un cœur pur, il n’est
aucune limite à ce que l’on peut accomplir avec son aide.
La journée des thérapeutes débutait par des prières. Tournés vers l’est,
ces derniers accueillaient le soleil en orientant les mains et les yeux vers le
ciel, puis en demandant que la journée fût claire et légère, et que leurs
visions fussent pures et vraies. Symbolisant la lumière divine, le soleil
physique était une allégorie. La prière et le rituel du matin étaient repris au
coucher du soleil.
Considéré comme sacré, le chiffre 7 jouait un rôle particulier. Outre le
septième jour, tenu pour saint, les thérapeutes célébraient le soir du 49e –
célébration indiquant que le 50e jour était spécialement révéré.
Un matin, une fois les prières achevées, Salomé initia Ish-a-tar au secret
des chiffres :
« Cinquante est le chiffre le plus sacré. Tel est ce que Pythagore nous a
enseigné. Chiffre le plus naturel qui soit, il représente le pouvoir du triangle
à angles droits : (3 x 3) + (4 x 4) + (5 x 5) = 50. »
Salomé marqua une pause, afin de laisser le temps à son élève d’absorber
la leçon. Puis elle reprit :
« Nous allons voir les chiffres les plus sacrés après 50 ; 7 est au
fondement de toute forme et de toute qualité. Il incarne avant tout la pureté
et la virginité. »
Elle se tut de nouveau.
« Les pythagoriciens considéraient le 7 comme le chiffre de Lucifer.
Toutefois, contrairement aux prêtres de Jérusalem, ils avaient compris que
Lucifer était l’ange qui avait introduit, sous une forme éthérique, la lumière
dans le monde. Seuls ceux qui s’opposent à la lumière ignorent ce fait et,
par conséquent, diabolisent Lucifer. »
Salomé marqua une autre pause, de sorte qu’Ish-a-tar pût s’imprégner de
ses paroles.
« Il est important que tu médites sur ces réflexions, jusqu’à ce qu’elles
s’intègrent à ton être. Ce que je dis sur ces chiffres possède plus d’un
sens. »
Cette fois, elle se tut pour laisser place à une nouvelle leçon :
« Maintenant, écoute bien. La méditation que je te propose ne requiert
nulle question, uniquement de la réflexion. Comprends-tu ? »
Ish-a-tar acquiesça.
« Bien. Retiens ce que je vais te dire à présent. Cela concerne la
transcendance des trois chiffres sacrés que sont le 7, le 9 et le 12. »

Enseignement des chiffres sacrés

« Lorsque le 7 devient un, il est 8 à un niveau supérieur. Huit est le


chiffre de l’infini et d’Isis. »
Un calme parfait régnait dans la pièce.
« Le corps humain possède 9 portes, 2 yeux, 2 oreilles, 2 narines,
1 bouche et 2 sorties dans les régions inférieures. À ces 9 portes du corps
physique correspondent 9 portes parallèles dans le corps céleste. 9 + 9 = 18.
1 + 8 = 9. Lorsque le 9 devient un, il est 10 à un niveau supérieur ;
1 renvoie à l’homme, 0 à l’univers ; 1 est lié au masculin, 0 au féminin ;
1 se situe au centre, 0 à la périphérie. »
Il y eut une longue pause.
« La douzième profondeur est la Vérité d’où proviennent toutes les
vérités. C’est l’image de la Source (Père-Mère). Le miroir de la Création.
La Source de tous les siècles. C’est la Monade, l’Un qui est inconnu. L’Un
immaculé d’où procèdent toutes les vertus. La Source éternelle,
l’incompréhensible et l’impensable. Messiah, le principe de rédemption, est
né de la première pensée de Dieu (la Source), qui est féminine. Le principe
féminin a introduit dans le monde le fils auquel elle a donné le droit de
naissance accordé au premier-né. Elle lui a transmis le pouvoir sur les anges
et les archanges. Pour l’aider, elle l’a paré de douze qualités. Et elle lui a
fourni un habit, une tenue avec laquelle il peut tout accomplir. Dans cette
tenue étaient rassemblés tous les corps des sphères : un corps de feu, un
corps d’air, un corps de terre et un corps d’eau. Un corps pour chacun des
chœurs d’anges : les séraphins, les chérubins, les trônes, les souverains, les
puissances, les autorités, les princes du pouvoir et le sept magnifique. »
Salomé se tut longuement avant de reprendre :
« Le sens du chiffre douze est : 1 + 2 = 3, qui représente la plus haute
triade – Kether, Hokhmah et Binah, sur l’arbre de vie.
» Lorsque le 12 devient un, il est 13 à un niveau supérieur ; 13 est le
chiffre de l’initié. Et 1 + 3 = 4 ; 4 renvoie aux quatre coins du monde, mais
aussi aux éléments qui, de la sorte, sont contenus dans le 13. »
Une autre longue pause s’ensuivit.
« Lorsque nous additionnons les trois chiffres transcendants
(8 + 10 + 13), nous obtenons 31. Lorsque 31 devient un, nous avons 32 à un
niveau supérieur. »
Salomé se leva et gagna la fenêtre, d’où elle contempla le lac, donnant
ainsi le temps à Ish-a-tar d’incorporer le secret des chiffres dans son être.
Puis elle revint vers la table et prit un rouleau qu’elle commença à lire :
« La danseuse est la fille de la lumière où gît la fière clarté des rois, et le
spectacle qu’elle offre est merveilleux parce que d’elle irradient le bonheur
et la beauté. Sa robe est semblable aux fleurs du printemps : un bouquet de
parfums enchanteurs. Et la couronne sur son front l’unit au roi qui nourrit
de son élixir ceux qui se trouvent en lui. La vérité est dans son esprit, et ses
pieds dansent uniquement de joie. Et sa bouche est ouverte, et cela lui fait
du bien. Trente-deux sont ceux qui chantent ses louanges. »
Salomé leva les yeux. Ish-a-tar paraissait comme subjuguée.
« N’oublie pas que dans sa robe se trouvent 22 chemins qui relient les
10 sefirot de l’arbre de vie. Et 10 + 22 = 32. En ajoutant 3 à 2, tu obtiens 5.
Le pouvoir féminin réside dans le pentagone. Lorsque 5 devient un, nous
avons 6, qui est le soleil, et c’est Tiferet sur l’arbre de vie. L’hexagramme,
l’étoile à six branches, symbolise la fusion du terrestre et du céleste, du
masculin et du féminin, du bas et du haut. Lorsque le 6 devient un, nous
revenons au 7, qui, encore une fois transcendé, atteint un niveau
entièrement nouveau où le cycle peut recommencer du début, quoique avec
des qualités plus raffinées. »
Ish-a-tar demeura un long moment à réfléchir au discours de Salomé.
Puis elle dit :
« Que signifie : “Et sa bouche est ouverte et cela lui fait du bien” ? »
Salomé la considéra avec surprise, comme si elle ne se fût pas attendue à
une telle question.
« Ta question est très pertinente. La phrase nous indique que le principe
de création advient par la porte située dans le cou. Il est nécessaire pour
recevoir des visions et transmettre des prophéties. Tout cela correspond aux
sefirot de l’arbre de vie. Et les puissances que nous devons activer afin de
nous ouvrir à ces royaumes sont les archanges. »

Enseignement des archanges


« Micha-El représente le 6e point sur l’arbre, Tiferet ; Uri-El le 7e,
Netzah, l’éternel ; Rapha-El le 8e, Hod, la réverbération ; et Gabri-El, le 9e,
Yesod, la fondation ou première pierre. »
Salomé se tut, puis se mit à rire et à danser à travers la pièce en chantant :
« Chacun doit faire un avec la Shekhinah. Elle est celle qui transmet ces
qualités au niveau terrestre, et s’assure que celles-ci se concentrent dans le
lieu où elles sont le plus nécessaires.
— La Shekhinah ? »
Ish-a-tar semblait perdue. Salomé esquissa une danse devant elle, lui prit
les mains et l’entraîna avec elle :
« Oui, Shekhinah correspond au 10e point, Malkouth, sur l’arbre de vie.
C’est le point le plus proche du monde physique. Là où réside la Shekhinah
“déchue”. La sagesse qui descend sur le monde visible afin de nous
transmettre la révélation et de nous libérer de notre prison. »
Elles tournoyèrent dans le bureau de Salomé.
« Ne laisse pas tes spéculations obstruer le chemin qui conduit au
véritable savoir – à la sagesse. La sagesse est l’univers de Shekhinah.
Laquelle, cependant, a une sœur dont la plupart ignorent l’existence parce
qu’il est rare qu’elle descende des mondes supérieurs pour se faire
connaître. Son nom est secret et ne peut être prononcé que par celui qui
détient la clé du Saint des Saints dans son temple. »

Au cours des semaines qui suivirent, Salomé enseigna à son élève la


puissance des archanges.
Rapha-El (Dieu a guéri) est, comme l’indique son nom, celui qui détient
le pouvoir de guérison divin. Il se retrouve dans Régulus ou Cor Leonis.
Il règne sur l’air et la flamme verte.
Gabri-El (Dieu est ma force) est l’ange de compassion qui règne sur les
eaux et la flamme d’une blancheur nacrée. Il se retrouve dans Fomalhaut.
Uri-El (la lumière de Dieu) est l’ange de la paix qui régnait sur Terre, et
de la flamme dorée. Il se retrouve dans Antarès ou Cor Scorpii.
Ragu-El (l’ami de Dieu) est l’ange qui veille sur les autres anges.
Remi-El (la pitié de Dieu) est l’ange qui accompagne les âmes dans la
résurrection. On l’appelle aussi l’« ange du jugement ».
Razi-El (le secret de Dieu) est l’ange qui veille aux mystères.
« Vois-tu, Ish-a-tar, ces pouvoirs font partie de toi. Ils vivent en toi
comme en chacun de nous. Rares sont ceux, toutefois, qui en ont
conscience, et qui peuvent les comprendre. Étudie bien attentivement les
qualités associées à ces pouvoirs. Non pas avec ton intellect, mais avec ta
force visionnaire. “Et sa bouche est ouverte, et cela lui fait du bien”, tu
comprends ? Élimine ces pensées qui s’efforceront toujours de te maintenir
dans tes anciennes limites, jusqu’à ce que tu réalises que ta pensée ne te
mènera nulle part. Cherche plutôt à t’unir avec ces pouvoirs. Fais en sorte
qu’ils deviennent tes serviteurs. Telle est l’unique façon de servir Dieu. »
Salomé entraîna Ish-a-tar vers la colline située sur les abords de la ville
des thérapeutes, qu’elles gravirent côte à côte.
« Lorsque tu comprendras tout cela, je t’enseignerai sur le plus grand
d’entre eux, l’ange qui t’attend. »

Lorsque le soleil émergea derrière d’épais nuages sombres, j’étais déjà


habillé et aidais Mar dans la cuisine.
« Avez-vous entendu parler de la montagne du Graal, à Olbier ? »,
demandai-je tandis que Mar posait devant moi un bol rempli d’œufs.
« Non, de quoi s’agit-il ? L’opinion la plus répandue est que c’est
Montségur qui représente la montagne du Graal évoquée par de nombreuses
légendes. »
J’attrapai le bol et le plaçai sur un plateau, avec du beurre et du fromage.
« La ville s’appelle Olbier. La connaissez-vous ?
— Non. Pouvez-vous m’en dire plus ?
— Non, je ne crois pas », dis-je en emportant le plateau dans la salle à
manger.
Nous bûmes notre café avant que les hôtes ne descendissent de leur
chambre.
« À propos, reprit Mar. J’ai parlé avec le guide qui peut vous emmener
dans la grotte cachée de Montségur. Mais pas avant demain. Son nom est
Bart. Je vous ai noté son adresse pour que vous y alliez vous-même afin de
vous mettre d’accord avec lui. »
Il me tendit un morceau de papier que je pliai sans le regarder.
Après le petit déjeuner, je préparai un sac léger et me mis en quête de la
montagne du Graal à Olbier. Il tombait des cordes. Je roulai en direction de
Tarascon-sur-Ariège, avant d’obliquer vers Notre-Dame de Sabart et de
descendre vers Vicdessos. Je songeai à ce qui m’attendait lorsque je perçus
du coin de l’œil une silhouette humaine, réfugiée sous les branches d’un
vieux chêne dans l’espoir de s’abriter de la pluie. Ce ne fut qu’après avoir
dépassé cette silhouette que je réalisai que je l’avais déjà vue.
Marie Périllos !
La jeune serveuse que j’avais rencontrée au Belo Bar, à Narbonne.
Je freinai légèrement et regardai dans le rétroviseur, qui me renvoya
l’image, de plus en plus petite, d’une femme à la chevelure sombre et vêtue
d’une robe à fleurs. J’arrêtai alors complètement la voiture pour mieux la
voir. Certes, elle avait l’air parfaitement réelle. Pour combien de temps,
cependant ? Je fis marche arrière lentement, vers cette femme qui attendait
au bord de la route, une main posée avec défi sur sa hanche.
12

L’air était immobile et le lac Maréotis baignait dans la lumière rouge du


soleil couchant. On était au soir du 49e jour, soir sacré, et au début du 50e,
durant lequel les frères, les sœurs et les novices se rassemblaient dans la
grande salle commune.
Entrant les premières, les femmes s’assirent sur la droite. Une prêtresse
alluma les grands encensoirs disposés de part et d’autre de l’autel, puis se
dressant, entonna un chant :
« Saint, saint, saint – Marmariotha –, sors, sors, sors des quatre vents du
Royaume, lève-toi des quatre coins du monde, viens Rukha d’koodsha,
viens Esprit saint. Toi qui résides dans les profondeurs comme dans les
hauteurs, à droite et à gauche. Toi qui conduis le char du souffle de Dieu.
Unis le chaos né de la séparation, et ligote le dragon, sous toutes ses formes.
Viens Shekhinah, et protège tes êtres de lumière, dont les portes sont
ouvertes et les demeures si nombreuses. »
Puis les sœurs entamèrent une mélopée :
« AAAAAAAAAEEEEEEEEIIIIIIIIOOOOOOOO
OUUUUUUUUUOOOOOOOIIIIIIIEEEEEEEAAAAAAA. »
Pendant que les femmes chantaient, les hommes entrèrent en procession
et s’installèrent sur la gauche.
Ish-a-tar fut troublée d’éprouver un élan de désir dans son cœur en
apercevant Lamu. Un prêtre se plaça devant les hommes. Les femmes
continuaient à chanter d’une voix assourdie afin que la voix mélodieuse du
prêtre fût audible :
« Que Micha-El se tienne sur ma droite, Gabri-El sur ma gauche, que la
trompette d’Uri-El résonne dans mon esprit, que Rapha-El soit dans mon
cœur, que Ragu-El couronne ma tête, qu’Asu-El me donne force et pitié, et
que Seraphu-El me bénisse. Je t’appelle aujourd’hui : Source céleste,
Source céleste, Source céleste, Source céleste, Source céleste, Source
céleste, Source céleste, Sanctus, Sanctus, Sanctus, Sanctus, Sanctus,
Sanctus, Sanctus, Saint, Saint, Saint, Saint, Saint, Saint, Saint, toi qui
résides dans le lieu sacré. Toi le Dieu de pitié, l’Un invisible et l’Un
incompréhensible, Marmaroulach, Christos. Reçois tes enfants. Reçois
notre chant. Et laisse-nous entrer dans Ton Royaume. »
Puis les hommes chantèrent :
« SABAOTH SABA AO, SABAOTH SABA AO, SABAOTH SABA
AO. »
Lorsque tous eurent fini, ils se levèrent et déplacèrent les bancs sur un
côté de la salle. Trois vierges du temple entrèrent, portant chacune un panier
contenant douze pains sans levain qu’elles disposèrent soigneusement sur
l’autel au bout de la salle, en trois rangées de quatre miches. Trois jeunes
hommes novices leur succédèrent avec un vaste tonneau de vin non
fermenté.
Salomé dirigea la communion. Tour à tour, un frère et une sœur se
rendaient vers l’autel, où ils partageaient un morceau de pain et du vin en
souvenir de Marmariotha, la Source céleste, Rukha d’koodsha, l’Esprit
saint, et Shekhinah, la Sagesse.
Lorsque chacun eut reçu la communion, les frères et les sœurs se
rassemblèrent au centre de la pièce, où ils entonnèrent paisiblement une
mélopée :
« Mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm
mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm
mmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm
mmmmmmmmmmmmmmmmmmmm. »
Le chant dura si longtemps qu’Ish-a-tar perdit toute notion du temps.
Soudain, la tonalité fermée se fondit dans une autre, plus ouverte :
« AAAAAAA EEEEEEE IIIIIIII OOOOOOOOO UUUUUUUUU
OOOOOOO IIIIIII EEEEEEE AAAAAAA
AAAAAAAAAEEEEEEEEIIIIIIIIOOOOOOOOO
UUUUUUUUUOOOOOOOIIIIIIIEEEEEEEAAAAAAA. »
Le chant se fit plus intense, plus extatique. Sans s’en rendre compte, Ish-
a-tar glissa dans un état méditatif profond, dans lequel le son était
omniprésent, à l’intérieur comme à l’extérieur. Lorsqu’elle ouvrit les yeux,
elle découvrit un spectacle particulièrement surprenant. Autour d’elle, des
hommes et des femmes s’étaient mis à tourner, et tourner inlassablement,
tout en psalmodiant les sons sacrés. D’autres, plongés dans un état de
transe, se balançaient d’avant en arrière sans cesser de chanter. Fermant les
yeux de nouveau, elle voyagea avec le chant, qui l’emporta, l’éleva et
l’éleva encore jusqu’à ce qu’elle cesse de sentir son corps. Elle était pure
énergie, en route vers un monde nouveau et étranger.

Tandis que je faisais reculer la voiture en direction de la femme qui se


tenait sur le bord de la route, les pensées tournoyaient dans mon esprit.
Parvenu à son niveau, je tendis la main et ouvris la portière du côté
passager. La jeune femme se pencha vers moi et sourit. J’avais l’impression
de suivre un manuscrit invisible. Le problème étant, cependant, qu’il ne
s’agissait pas de Marie Périllos, la serveuse du Belo Bar de Narbonne, ainsi
que je m’y attendais. Sans doute âgée de vingt-cinq ans environ, cette
femme-ci était blonde et paraissait plus grande. Je fus complètement
désorienté en la voyant. J’étais certain qu’un instant auparavant, c’était
Marie Périllos que j’avais aperçue sur le bord de la route, dans une robe à
motif fleuri. Et voilà qu’elle portait soudain un jean et un court tee-shirt à
rayures rouges. D’où venait cette femme, et qu’était-il arrivé à Marie
Périllos ?
« Vous allez à Vicdessos ? », demanda-t-elle.
On eût dit une affirmation plus qu’une question.
Déjà, elle entrait dans la voiture, trempée.
« Vous pouvez m’emmener ?
— Oui, bien sûr, répondis-je en retirant les cartes qui se trouvaient sur le
siège passager.
— Vous pouvez mettre votre sac sur la banquette arrière. »
Appuyant sur l’embrayage, je passai en première tout en observant ma
passagère du coin de l’œil. J’étais pris entre mon désir de la regarder de
plus près et ma pudeur, laquelle était toutefois limitée par notre différence
d’âge. J’éprouvai surtout l’irrépressible besoin de lui demander sans détour
ce qui était en train de se passer, mais je compris dans le même temps qu’il
lui était absolument impossible de savoir comment répondre à une telle
question. Je tins donc ma langue, tout en m’efforçant de mettre de l’ordre
dans mes pensées avant qu’elle ne rompît le silence :
« Allez-vous à Montréal-de-Sos ? »
Saisissant l’occasion, j’observai son visage, d’une pâleur transparente et
dont les traits disparaissaient presque entièrement dans la lumière qui
l’entourait.
« Attention ! »
D’une main, elle s’empara du volant et faillit nous entraîner dans le
fossé, me ramenant brutalement à la réalité.
« Vous feriez mieux de regarder la route, déclara-t-elle avec un sourire.
— Désolé, je me suis déconcentré l’espace d’un instant, répondis-je en
me concentrant sur la conduite. Je vais à Olbier. »
« Alors, nous allons dans la même direction. »
Je demeurai silencieux, cherchant quelque chose à dire. Puis je choisis
l’option la plus évidente :
« Je m’appelle Lars.
— Appelez-moi simplement Ba-Bé.
— C’est votre nom ? »
Elle secoua la tête :
« Vous n’arriveriez pas à le prononcer, de toute façon.
— Et pourquoi pas ?, rétorquai-je avec désinvolture.
— Non », répliqua-t-elle d’un ton qui vint clore le sujet.
Il nous fallut une vingtaine de minutes pour atteindre Vicdessos. Puis
nous poursuivîmes sur Olbier. La route se fit plus étroite, virevoltant dans la
montagne entre des arbres et des fourrés épais.
« Et voilà », déclara-t-elle lorsque, au détour d’un virage, nous
découvrîmes la splendide vue qui s’offrait à nous. Elle montra du doigt la
montagne qui se dressait sous nos yeux, telle une île au milieu de la vallée.
Par miracle, la pluie cessa soudain de tomber et le soleil émergea du voile
qui le cachait.
« Montréal-de-Sos, la montagne du Graal.
— Est-ce vraiment là la montagne du Graal ?, demandai-je, surpris.
— Oui, répondit-elle, étonnée. Vous ne le saviez pas ?
— Non, en fait, je… »
Je renonçai à toute tentative d’explication. Le doute n’était pas permis, de
toute façon. Nul besoin de poser d’autres questions stupides. Qu’était-il en
train de se passer ? Complètement perdu, je tentai de me recentrer. Je
ralentis considérablement, et peu après, nous nous engageâmes sur une
route extrêmement étroite qui conduisait à Olbier.
Je garai la voiture devant l’église. Nous nous mîmes à déambuler dans le
village. La jeune femme semblait connaître le chemin. Tout paraissait à la
fois complètement paradoxal et parfaitement naturel. Ba-Bé était aussi
fraîche et douce que l’air qui nous entourait, et, à la fois, inexplicablement
présente. Nul mot superflu. Juste cette merveilleuse présence.
Nous dépassâmes ce qui était, sans nul doute, la plus petite place de
village qui fût, laquelle ne pouvait contenir que deux bancs. Plus loin, un
panneau pointait vers la droite en direction de Montréal-de-Sos. Un passage
exigu nous emmena vers le chemin que nous allions emprunter.
Je la suivais de près. Le sentier n’était ni particulièrement ardu ni long. Il
aboutissait à une grotte, sur une corniche.
« C’est la filière génitale », déclara Ba-Bé d’un ton détaché, avant de
franchir l’entrée en forme de mandorle qui évoquait fortement un vagin,
mais assez haute pour qu’un homme s’y tînt debout. À mesure que nous
avancions dans la grotte, l’obscurité se faisait plus dense, le plafond
s’abaissait. À une vingtaine de mètres devant nous, nous aperçûmes un petit
orifice où se concentrait la lumière.
« C’est la sortie, ne craignez rien », dit-elle.
Je fus soudain frappé de constater qu’elle s’adressait à moi à la manière
d’une sage-femme guidant un accouchement et qu’ici, ce n’était pas la
mère, mais l’enfant, l’être à venir, qu’elle s’efforçait d’apaiser.
Puis il y eut une ouverture :
Dans une impénétrable obscurité flotte un petit Soi. Une sorte de cordon
ombilical le relie à une sphère extérieure, pleine de lumière. Le petit Soi ne
sait rien de la rayonnante réalité, ni des autres petits Soi qui l’entourent
dans l’espace des ténèbres. Le petit Soi, autrement dit mon identité
personnelle, est accueilli par une conscience qui considère avec neutralité
l’union de la lumière et de l’obscurité, et qui n’est sans doute autre que le
Grand Néant. Et cette conscience du Grand Néant est vue et reconnue par
une conscience située dans une autre dimension, laquelle, pour autant que
nous le sachions, ne possède aucun nom. Cette conscience voit la
conscience qui regarde la conscience accueillant le petit Soi qui tâtonne
dans l’espace des ténèbres. Et tout cela se rassemble dans une unique
ouverture à l’instant de la naissance, lorsque la conscience se dirige vers le
puits de l’Âme.
Subitement, je suis de retour dans la caverne. Une goutte d’eau est
tombée exactement au milieu de mon front. Juste entre les yeux. Elle
semble passer par le chakra du front, créant à cet endroit sa propre filière
génitale. À cet instant, je comprends que la conscience qui voit la
conscience qui voit le petit Soi, n’est véritablement qu’une seule et même
chose, et qu’il n’existe d’autre séparation que celle que le petit Soi a lui-
même créée avec son esprit divisé et divisant. Simultanément, je réalise que
l’espace des ténèbres correspond à la sphère des possibilités, et que chaque
fois qu’un être aperçoit l’espace de lumière, alors un changement peut se
produire dans le domaine plus pesant du monde connu où se trouve
l’homme en cet instant.
Ba-Bé me soutint lorsque je me penchai pour franchir la bouche de pierre
de la filière génitale.
« Bienvenue dans la montagne des femmes. Ou plutôt, devrais-je dire, au
mont de Vénus. »
Ba-Bé fit un grand geste du bras tout en poursuivant son chemin vers une
autre grotte.
J’en crus à peine mes oreilles : le mont de Vénus. Telle était l’expression
exacte qu’avait employée Sylvia à propos de l’une des deux montagnes
initiatiques, donnant à l’autre le nom de mont Carmel.
Pénétrant dans la caverne, Ba-Bé disparut dans l’obscurité. Je la suivis
tout en m’efforçant de mettre de l’ordre dans mes pensées. Quelle sorte
d’être était-elle, d’où venait-elle et que serait l’issue de cette rencontre ?
Elle n’était pas précisément féminine, ni le contraire non plus. On eût dit
plutôt un homme isogynique. Si elle ne correspondait pas à mon type de
femme, elle avait toutefois éveillé en moi quelque chose à quoi je n’avais
guère prêté attention depuis longtemps.
Alors que je tâtonnais dans la pénombre, guidé par la silhouette qui se
dressait devant moi, je réfléchissais à la question qu’elle avait suscitée. Il
n’y avait rien de sexuel dans notre rencontre. Voire ? Si c’était le cas, alors,
il s’agissait d’une sexualité fort différente de tout ce que j’avais connu
auparavant.
Cette caverne-ci était moins longue que la précédente, et avant que je ne
m’en rendisse compte, nous nous retrouvâmes à l’air libre, sur un étroit
sentier qui menait aux vestiges de l’ancien château du Graal.
Il est difficile de trouver les mots pour décrire les sentiments que
j’éprouvais tandis que nous nous tenions côte à côte, en haut de Montréal-
de-Sos. Un troupeau de chèvres dévala en sautant le flanc de la montagne,
lorsque nous franchissions les derniers mètres avant le sommet. Les bruits
qui montaient du village, au-dessous, résonnaient avec clarté dans l’air. Ba-
Bé désigna la longue vallée qui traversait à l’est les montagnes.
« C’est le chemin qu’ont emprunté les trois cathares de Montségur qui
portaient le trésor secret. Il n’y avait alors ici ni village ni habitat d’aucune
sorte. C’était un lieu désolé, occupé par différentes communautés
religieuses vénérant le soleil, et servant de site initiatique. »
Je l’écoutais, mais ne suis pas certain d’avoir saisi tout ce qu’elle disait,
tant j’étais absorbé par l’inexplicable rayonnement qui émanait d’elle.
Le puits de la Renaissance.
Ba-Bé était si proche que je sentais son énergie se communiquer à moi,
se propager en vibrations dans la partie de mon corps située près d’elle.
Tout se produisit au ralenti.
Très, très lentement, elle se tourna vers moi. Je fermai les yeux et sentis
ses lèvres toutes proches des miennes…

Salomé poursuivit l’éducation d’Ish-a-tar. Durant les jours qui suivirent


la grande fête, la jeune femme eut le sentiment de flotter. Elle était tout à la
fois désorientée, heureuse et légèrement déprimée. Sachant par quel type de
processus passait son élève, Salomé sentit que le moment était venu
d’intensifier son enseignement.
« Ne perds pas courage, Ish-a-tar. Ta crainte est plus que naturelle, mais
ne t’y abandonne pas. Lorsque tu sauras créer un espace sacré et l’entretenir
sous la forme que tu souhaites, alors tu comprendras tout ce que tu ne fais
que ressentir aujourd’hui. Les sentiments sont le plus souvent fuyants et
inconstants. Ils s’enracinent dans la temporalité. Pas dans l’éternité. Pour
que la reine vive, il lui faut disposer d’un espace à l’intérieur duquel se
manifester. Et seul un palais est digne d’une reine. Ton corps ne t’appartient
pas, il est le temple de la Grande Mère. »
Elle désigna le cœur d’Ish-a-tar :
« Ceci n’est pas ton cœur, mais l’autel de la Grande Mère. Le comprends-
tu ? »
La jeune femme acquiesça. Elle fut soulagée de se mettre au travail, afin
que ses pensées eussent autre chose à faire que de simplement errer entre le
renoncement et le désir que son rêve le plus ardent devienne vrai.
« Alors même que l’étreinte terrestre demeure un mystère, il n’en est pas
moins clair que celle dans laquelle s’incarne l’union secrète de l’homme et
de la femme appartient nécessairement à un autre monde. Il ne s’agit pas
uniquement d’une réalité charnelle, en ce sens que l’étreinte dont nous
parlons possède une sérénité qui n’a pas été reconnue jusque-là. Elle trouve
son origine non dans les pulsions ou le désir, mais exclusivement dans un
acte de volonté. Elle n’est ni obscurité ni lumière. Imagine que tu étreignes
ton être le plus intérieur. Le nom de cet être est Shekhinah. C’est un nom
sacré qui apparaît sur la colonne centrale de l’arbre de vie. Ce que mes
paroles peuvent t’en dire n’est que le pâle reflet de la certitude à laquelle il
te faut toi-même parvenir par l’expérience. Shekhinah est l’âme du monde
qui se donne un peu à chacun d’entre nous, homme ou femme.
Parallèlement, elle est l’essence qui se situe au pied de l’arbre de vie. Elle
réside en son palais, où se rendent ses soupirants dans l’espoir d’apercevoir
l’aimée. Mais elle ne danse sans voile que pour celui qui en est digne. »
Salomé sourit devant l’état de concentration de son élève. Elle
poursuivit :
« Shekhinah est l’être avec lequel tu dois t’unir en conscience afin de
recevoir l’initiation. Mais elle ne correspond pas à un état d’esprit
immobile. Sans cesse, elle est en mouvement, si bien que les règles
initiatiques qui régissent ses sphères peuvent ne pas être transmises. Il n’est
qu’une seule chose, valable pour tout un chacun, qui puisse être donnée : la
véritable Shekhinah se dissimule derrière sept voiles.
— Que sont ces voiles ?
— Les sept voiles de la Shekhinah terrestre sont liés aux sept secrets de
son sexe, cependant que les voiles de la Shekhinah céleste s’inscrivent dans
les sept sefirot inférieures de l’arbre de vie. Pour l’une comme pour l’autre,
les sept domaines du temple correspondent à des métaphores et représentent
les deux faces de chaque voile. L’Arche d’alliance constitue une allégorie
sur le mystère. La célébration du 7e jour, et de celui qui tombe toutes les
sept fois sept jours, symbolise le cycle avec lequel nous travaillons. Le
50e jour correspond ainsi au début d’un cycle nouveau. Vient ensuite pour
les femmes le cycle de la lune, toutes les quatre fois sept jours, soit vingt-
huit jours. Tel est le temps nécessaire à la lune pour vivre toutes ses phases.
De tout temps, les femmes ont été soumises à ce cycle, mais il s’agit d’y
être consciemment présente, tout comme pour la respiration qui en fait
partie. En réalité, l’ensemble du monde visible dépend du grand cycle
céleste. »
Complètement subjuguée par l’enseignement de Salomé, Ish-a-tar ne put
demeurer silencieuse lorsque la leçon parut s’achever :
« Quand serai-je initiée à ces secrets ? », demanda-t-elle en retenant son
souffle.
Salomé l’observa avec intensité avant de répondre :
« Maintenant, en cet instant précis. »
Remontant ses manches, elle prit une tablette et un morceau de craie,
puis commença à dessiner un vagin.
Enseignement de la shekhinah incarnée

« Malkouth correspond exactement à l’incarnation de Shekhinah dans le


monde de l’homme, il est symbolisé par l’anus. Yesod est la première pierre,
il est symbolisé par le périnée. Hod correspond au rayonnement de
Shekhinah, il est symbolisé par le clitoris. Netzah représente l’éternité,
symbolisée par l’entrée du vagin. Tiferet incarne la beauté de la
compassion, ici représentée par l’antichambre féminine (le point G, situé
sur la paroi antérieure du vagin). Gevurah rassemble la force et le pouvoir
que symbolise le jardin d’Israël (le point A, sur la paroi postérieure du
vagin, légèrement plus haut que le point G). Hesed correspond à la pitié que
symbolise l’autel, dans le jardin des prêtres et prêtresses (le cervix). Tels
sont les sept voiles recouvrant le Saint des Saints : Kether, la volonté
divine, Hokhmah, la sagesse divine, et Binah, la connaissance divine, que
symbolise l’Arche d’alliance (l’utérus). Comprends-tu cette allégorie ? »
Ish-a-tar opina :
« Cela signifie-t-il que la connaissance advient également par le biais de
la relation sexuelle avec un homme, lorsque les deux partenaires sont
conscients de ces différents niveaux ?
— Oui, telle est la façon dont fonctionne la Shekhinah incarnée. Pour ce
qui concerne la Shekhinah supérieure, nous pouvons comparer cela à une
chute dans le monde visible à travers des sphères. Derrière chaque niveau se
dissimulent des malédictions qu’il faut dissiper et transformer. Derrière
Malkouth se cache l’obscurité en tant qu’expression du monde physique.
Lorsque tu médites longuement sur ce point, tu entres en harmonie avec les
incarnations. C’est l’univers des instincts animaux, liés au monde fait de
douleur et de plaisir, empli de désirs. Yesod est le niveau dans lequel
l’homme doit poser les bases de l’être légitime. Une partie de sa nature
inférieure s’y dissimule. Ce niveau correspond au royaume inférieur des
anges (ou niveau astral inférieur). Lorsque nous nous y installons, nous
avons la possibilité d’accepter la Volonté de Dieu en nous (le grand Soi) et
de sortir ainsi de notre être limité (le petit Soi). Notre ignorance et notre
résistance intellectuelle se cachent derrière Hod, qui renvoie à notre état
mental restreint par le monde des désirs dans lequel nous sommes encore
retenus. S’y installer et s’abandonner au rayonnement du clitoris peut
modifier l’ignorance, et nous permettre d’expérimenter l’infinie liberté de la
sagesse. Ici disparaît ta volonté propre et naît l’intuition. C’est derrière
Netzah que se réfugie la jalousie de la mort, qui entrave tout accès à
l’éternité. Tiferet dissimule l’état de celui qui est piégé dans le corps dont il
croit qu’il est l’unique réalité de l’homme. Si tu t’y arrêtes, alors l’ensemble
des qualités animales se transformera en humanité grâce aux actes de
compassion. Gevurah cèle toutes les formes du savoir terrestre. En y
demeurant, tu placeras l’intuition supérieure avant le mot écrit. Derrière
Hesed se cache la sagesse empoisonnée. En t’y installant, tu modifieras
toute fausseté qui se présente comme un enseignement légitime. Chacun de
ces trois points appartient au monde de l’être qui, à l’instant où l’homme et
la femme fusionnent dans la certitude amoureuse, a la possibilité de s’élever
dans les sphères célestes. »
Salomé se tut pour laisser le temps à son élève d’absorber ses paroles.
Après un temps, elle reprit :
« Chaque niveau est également contenu dans les quatre lettres du nom
sacré YHVH. Yod-He-Vav-He (Yehova). Y = le Père (l’Origine masculine),
He = la Mère (l’Origine féminine), Vav = le Fils (les Incarnations), He = la
Fille (l’Épouse). »
Salomé marqua une pause et posa la tablette. Ish-a-tar la regardait,
fascinée.
« Qu’en est-il de la Shekhinah céleste ? », interrogea-t-elle, avide de
poursuivre son éducation. Salomé rit, et toutes les dimensions éthériques
dansèrent autour d’elle. Puis elle prit les mains de son élève et les balança.
« Il te faudra attendre un peu avant de rencontrer la Shekhinah céleste. Je
pense cependant que la parole que je t’ai transmise te suffira pour le
moment. Emporte-la avec toi dans la nuit et durant ta prochaine lune. Alors,
tu auras sans doute un aperçu de ce qui t’attend. »
Se penchant, elle déposa un baiser sur le front de la jeune femme.
« Mais quand, murmura Ish-a-tar, quand ? »

Je sentis ses lèvres toutes proches des miennes…


« Un cœur possède deux faces. »
Les mots de Ba-Bé m’embrassèrent littéralement. Mon champ
énergétique s’unit au sien, et avec mon troisième œil, je vis un nouveau
champ naître au-dessus de nous. Presque comme deux êtres ayant décidé
d’avoir un enfant. La conception, la grossesse et la naissance, tout se
produisit instantanément, dans une proximité parfaite et inconditionnelle.
Flottant lentement vers le haut, cette pure proximité de pensée se
reproduisit encore et encore jusqu’à former un cercle qui entoura la
montagne. Puis je sentis ses lèvres sur mon front. À cet instant, une lumière
traversa mon troisième œil et s’enfonça plus profondément que ne l’avait
fait la goutte d’eau dans la grotte. Ce qui, jusqu’à présent, n’avait été que
des visions d’un monde lointain et immatériel s’ouvrit alors, prenant la
forme d’une mandorle à l’intérieur de laquelle toutes les choses distantes et
impalpables devinrent subitement présentes. C’était comme de se tenir sur
les berges d’une rivière emportant et dévastant le passé à une vitesse
incroyable, sauf que l’eau était ici une énergie rayonnante qui fendait l’air –
et d’où la voix de Ba-Bé parut émerger :
« C’est la fontaine de sagesse et de folie, l’akasha où sont archivés
chaque pensée, chaque mot, chaque acte de l’homme. Regarde-la bien.
Voici ton passé, ton futur et ton éternel présent. »
Alors, presque avant qu’elles ne se matérialisassent, je vis mes propres
pensées disparaître, telles des gouttes d’eau, dans la rivière qui se mit à
ralentir, dévoilant une grande quantité de matière semblable à de la braise,
mêlée à la lumière.
« Comme tu peux le voir, ici se rassemblent la sagesse et la folie, dans un
complet bouleversement. Lorsque la vitesse augmente, les braises entrent en
collision les unes avec les autres et se dissolvent dans la lumière. Toutefois,
purifier la totalité de ce champ pour qu’il constitue une aide éternelle dans
le futur requiert bien plus que les efforts d’un seul individu. Parallèlement à
la tension unilatérale qui s’accumule en raison de l’actuel manque
d’empathie et d’intelligence éthique de l’être humain, le débit de la rivière
est si lent que les braises, au lieu de disparaître, se font plus compactes, plus
contraignantes dans l’échange qui se produit entre l’homme et la lumière. »
Peinture rupestre à Montréal-de-Sos. Le secret du Graal, peut-être peint par les trois cathares qui échappèrent au bûcher à
Montségur, en 1244 (Rozekruis Pers, Haarlem, Pays-Bas).
Se repliant sur elle-même, la mandorle rétrécit et rétrécit encore jusqu’à
disparaître complètement. J’ouvris les yeux. La vision et l’expérience
avaient été si bouleversantes que je demeurais simplement là, à tenter de
refouler mes larmes.
Je regardai autour de moi avec étonnement. Ba-Bé n’était plus là. Je
pensai soudain qu’elle n’existait pas dans le monde visible, qu’elle était le
fruit de mon imagination ou bien qu’elle s’adressait à moi depuis un autre
niveau.
« Par là ! »
Je me tournai vers la voix. La tête de Ba-Bé apparut au-dessus de la
corniche où je me tenais.
« Viens ici, je veux te montrer quelque chose. »
Elle disparut sous la corniche et j’avançai sur le chemin qui conduisait
jusqu’à elle. Au moment où j’atteignais la saillie, j’eus juste le temps
d’apercevoir sa chevelure bouclée et dorée avant qu’elle ne disparût
derrière un tournant, un peu plus loin.
Elle m’attendait devant une grotte dont l’entrée était fermée par une
grille, sans doute pour des raisons de sécurité. Ses yeux brillaient comme du
diamant. Elle désigna la grille :
« Vois-tu la peinture rupestre de l’autre côté ? »
M’approchant, je me concentrai pour distinguer ce dont elle parlait. Il
fallut un certain temps avant que je perçusse quelques traits rougeâtres. Me
rapprochant encore, je vis nettement deux rangées de six croix qui
entouraient un symbole en forme de goutte, ainsi que cinq croix
équilatérales. Au-dessus du carré étaient représentés un cercle et une épée,
surmontés d’une autre croix jouxtant un symbole en forme de cloche posé
sur une longue hampe, laquelle s’appuyait sur l’angle droit supérieur du
carré. La peinture ne fit pas sens au premier coup d’œil. Il pouvait aussi
bien s’agir de l’indication de différents points dans un paysage qu’on avait
souhaité transmettre, à l’exemple d’une carte signalant un trésor. Ou encore
d’une sorte de code dissimulant un secret qui n’était pas destiné à tout un
chacun.
« Regarde attentivement parce que c’est une image symbolique de
l’antique savoir du Graal et de l’homme isogynique, apporté ici par les trois
cathares qui se sont échappés de Montségur. Avant de se rendre à leur
destin, ils ont caché leurs précieuses connaissances dans cette
représentation.
— Mais comment…
— Chhh ! »
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
« Pas de questions. Laisse ton intellect se reposer. Regarde, écoute et
apprends. »
Des milliers d’années de souvenirs murmurèrent leur oracle dans le vent,
tel un chœur de voix mystiques et sans âge entonnant un chant sur la
création éternelle, l’expansion du grand souffle suivie de la contraction, de
l’expansion et de la contraction dans un unique et éternel présent.
Je ne sais combien de temps nous demeurâmes ainsi. Lorsque je revins à
la grotte et à la peinture rupestre, j’étais de nouveau seul. Je repris le sentier.
Ba-Bé n’était visible nulle part. Je voulus l’appeler, puis y renonçai.
Je l’aperçus lorsque j’émergeai de l’église. Elle m’attendait, appuyée sur
le capot de la voiture.
« Eh bien, te voilà », déclara-t-elle d’un ton neutre.
Nous roulâmes en silence en direction de Sabart. La situation était
particulièrement étrange. Lui dire au revoir à présent sonnait complètement
faux, quoique ce fût la chose la plus naturelle à faire, compte tenu des
circonstances. Mais je compris qu’il n’y avait ici rien de naturel, au sens
courant du terme. Sa paisible déclaration me prit néanmoins par surprise :
« Nous avons un passé commun en tant que magiciens. »
13

Plus les épreuves devenaient difficiles, plus les jours semblaient longs.
À un certain stade, Ish-a-tar finit par perdre la tête face à tout le savoir que
Salomé déversait en elle.
« Ce que je dis n’est pas destiné à ton intellect, uniquement à la partie la
plus élevée de ton âme. Ne trouble pas ton cerveau avec les connaissances ;
c’est la sagesse du cœur qui compte. Quand tu comprendras cela, le savoir
lié aux chiffres, aux lettres et aux sons sacrés se manifestera dans ton être
de lumière sous la forme de symboles supérieurs parce que tel est le langage
des anges. Lorsque ton âme maîtrisera cela, tu seras capable d’entrer en
contact avec les puissances célestes chaque fois que tu le jugeras bon.
Rappelle-toi que chacune des qualités célestes se reflète en toi. Tu dois
avoir confiance dans ton espace supérieur. Aie foi dans ton cœur, qui sait ce
qui est le mieux pour toi. Aie conscience aussi de tes obligations. Avant
d’entrer dans cette incarnation, tu as donné ta promesse. J’ai lu ton histoire
dans le “livre de la vie”, et ce n’est pas moi qui peux juger de l’engagement
que tu as pris. Il est des choses que même moi, je ne comprends pas. Rude a
été ta route. J’ai entendu parler de la vie pénible que tu as menée dans les
temples babyloniens. Lorsque je te regarde à présent, il ne m’est pas
difficile d’imaginer ce par quoi tu es passée. D’ici peu, il faudra que je te
quitte. Jusque-là, tu as dansé dans les temples et couché avec des hommes
en tant que prostituée. Aujourd’hui, il te faut prendre le chemin des vierges
du temple et des prostituées du temple, et je n’ai pas le droit, ni la volonté,
d’assister à ce temps durant lequel tu honoreras ta promesse. »
Soudain, Salomé regarda au loin, et Ish-a-tar ne comprit pas vraiment ce
qui se cachait derrière les paroles qu’elle venait d’entendre.
« Que signifie “être une vierge du temple ou une prostituée du temple” ?,
demanda-t-elle avec hésitation.
— Avant tout, que tu ne dois pas te marier.
— Mais alors, tu n’es pas mariée ? », questionna la jeune femme.
Sans rien dire, Salomé se dirigea vers la fenêtre, d’où elle contempla le
lac Maréotis, dont la surface était parfaitement calme. Un long moment, elle
demeura ainsi, avant de répondre :
« La différence entre une simple prostituée et une vierge ou prostituée du
temple tient à ce que, désormais, tu agiras dans ta nouvelle fonction avec
une conscience ouverte, guidée par un but. Être une vierge du temple
correspond à un état d’esprit. En tant que vierge, tu n’as nul besoin d’être
acceptée par autrui, tu es un être indépendant qui n’est plus soumis aux
circonstances extérieures. La vierge est indépendante. Lors de l’étape
suivante, lorsqu’elle devient une prostituée du temple, elle conserve cette
indépendance, de sorte à pouvoir travailler avec une totale liberté, sans être
liée par quoi que ce soit.
— Mais je ne veux pas retourner dans les temples. J’en ai plus qu’assez
de la luxure », rétorqua Ish-a-tar en criant presque.
Salomé ne put s’empêcher de sourire devant l’accès de violence de son
élève.
« Je sais. Mais à l’avenir, tu enseigneras à un niveau supérieur. En tant
que prêtresse de la lune, tu aideras l’homme qui y aspire à sortir des
ténèbres et tu lui donneras dans le ciel la place du soleil qui lui revient. Tu
dois être prête à refléter ce soleil dans une certaine mesure, jusqu’à ce qu’il
trouve une femme à épouser qui prendra en charge cet aspect-là. En tant que
prêtresse de la lune, et contrairement à la prostituée, tu as atteint l’équilibre.
La prostituée n’a d’identité qu’à travers le pouvoir érotique qu’elle possède
sur les hommes. Lorsque tu étais danseuse, la force motrice venait de ta
dimension inconsciente, de la froideur de la lune et du désir de puissance.
Tu savais attirer par la ruse et la provocation, mais tu ne connaissais pas le
véritable acte d’amour sexuel. De l’amour, dans le vrai sens du terme, tu ne
savais absolument rien. Tu reflétais la part la plus intime de l’homme d’une
façon qui t’était propre, en tant qu’épouse non réalisée. Ta mission est
maintenant de l’aider à reconnaître en lui cette épouse divine en lui offrant
un amour inconditionnel et dépourvu de tout désir de pouvoir. Lorsque la
prêtresse fait voile avec son bateau-lune vers le soleil, elle unit la dimension
masculine et la dimension féminine. »
Se dressant, Ish-a-tar courut alors vers Salomé, près de la fenêtre.
« Mais ma destinée est différente. Je dois trouver sœur Mariam. Il est en
moi des choses plus importantes que d’accomplir les actions triviales du
temple.
— Les uns en sont venus à s’occuper d’une tâche, les autres d’une autre.
Chacun doit entreprendre ce qui lui échoit. Tu as, jusque-là, suivi le chemin
qui t’a menée ici. Comme je l’ai déjà dit, ce fut une rude route, au cours de
laquelle cependant tu as tout appris sur le mode de pensée de l’homme, ses
besoins, ses rêves, ses désirs. Tu connais le moindre recoin de son cerveau
et de son esprit. Il est en ton pouvoir de le réveiller, de l’emmener
exactement là où tu veux qu’il aille. Pour reprendre tes mots : tu peux
guider la bête jusqu’à l’auge. Et elle y mangera tout ce que tu placeras
devant elle. C’est ce que tu as fait jusqu’à présent, mais sans rien donner à
la bête, juste la bénédiction de ton corps. Ces présents pourtant ne durent
pas éternellement. Un jour, nul homme ne se retournera plus pour te
regarder, parce que ton seul pouvoir était la beauté de ton corps. Tu as à
présent d’autres choses à offrir. Telle est ta future mission. L’auge est
désormais remplie de sagesse. Tu as été créée dans cet unique dessein et tu
l’as confirmé en donnant ta promesse.
— Quand ?, demanda paisiblement Ish-a-tar.
— Bientôt. »

« Nous avons un passé commun en tant que magiciens ! »


Ses mots vibraient dans l’air.
« Que veux-tu dire ?
— Dans l’antique Syrie et à Alexandrie », répondit-elle.
Elle recula le siège passager afin d’étendre ses longues jambes. Il y avait
dans tout son être quelque chose d’intact, d’évident, d’insouciant et de
nonchalant. Dans le même temps, je pressentais une sorte de profondeur et
de noirceur sous cette apparente insouciance. J’avais également conscience
que c’était ce qui la rendait si séduisante – et dangereuse.
Une sphère protectrice indéfinissable l’entourait, qui invalidait les
interrogations les plus naturelles à son sujet. J’éprouvais toutefois une telle
confusion que je décidai de la mettre au défi en posant la question la plus
évidente qui fût :
« D’où viens-tu ? »
Elle regardait par la fenêtre côté passager, embuée par son souffle chaud.
De son doigt, elle dessina un cœur. Puis un autre, à l’envers et relié au
premier. Au centre, les cœurs s’achevaient par une étoile de Marie, tout en
formant un seul et unique cœur. Ba-Bé prit son temps avant de répondre :
« Tu as besoin d’une femme pour t’accompagner au bout de ta quête. Et
me voici ! »
Je fus de nouveau frappé par le ton sans réplique avec lequel elle conclut
l’affaire. Tout doute était exclu d’avance.
Je refoulai d’autres questions, tandis que nous continuions à rouler en
silence. Que savait Ba-Bé de ma quête ? Était-ce possible qu’elle fût la
princesse dont la rencontre m’avait été prédite par Sylvia ? J’entendais
encore l’avertissement que celle-ci m’avait lancé avant mon départ : « Là
où se tient le dragon, vous découvrirez la princesse. Trouvez-la et vous
trouverez le dragon. Et là où vous les trouverez, vous trouverez aussi le
Graal. » Avais-je finalement découvert la princesse ? Je ne pus m’empêcher
de rire en moi-même puisqu’en réalité, c’était elle qui m’avait trouvé. Je
compris cependant que cela importait peu ; il me fallait savoir jusqu’où
cette rencontre me mènerait.
Une demi-heure plus tard, nous entrâmes dans Foix. Je garai la voiture
sur une vaste place occupée par des étals parce que c’était jour de marché.
Nous déambulâmes entre les auvents. Ba-Bé s’arrêta devant un marchand
de bric-à-brac. Sur une table remplie de toutes sortes d’objets, mon regard
fut à peine attiré par un petit cœur en argent terni qu’elle s’en emparait et
me le tendait. Une inscription y était gravée. Le tenant dans la lumière, je
lus : « Jésus. »
« Retourne-le », m’enjoignit-elle.
Ce que je fis. Un second nom était gravé sur l’autre face : « Marie. »
« Un cœur a toujours deux faces », déclara-t-elle en riant.
Je payai les trois euros requis et attachai le pendentif à mon collier. Nous
atteignîmes le bout de la place et poursuivîmes dans une étroite ruelle. Je
marchais perdu dans mes pensées, lorsque je sentis son bras se glisser sous
le mien.
Nous parvînmes peu après sur une place située de l’autre côté de la ville,
devant l’église. Doucement, elle me poussa vers la nef et j’entendis la porte
se refermer en claquant derrière nous. Il faisait plutôt sombre. Lâchant mon
bras, Ba-Bé longea les autels qui bordaient l’aile droite. Je la rejoignis
lorsqu’elle me fit signe. Elle s’accroupit devant un vieil autel.
« Regarde », me dit-elle en désignant un relief dont la peinture était en
partie écaillée.
C’était une représentation de la Cène. Mais ici, la personne la plus proche
de Yeshoua était, à n’en pas douter, une femme. Contrairement à la plupart
des œuvres évoquant ce thème, dont celle de Léonard de Vinci est la plus
connue, Mariam était placée à la gauche de Yeshoua, et non à sa droite
comme c’est habituellement le cas. Et dans ce bas-relief de l’église de Foix,
elle regardait avec dévotion son compagnon. À l’exception de Mariam, tous
les autres personnages portaient la barbe.
« Il est bien possible, dit Ba-Bé, que l’Église catholique ait eu en général
quelques soucis avec Marie-Madeleine. Mais ce ne semble pas être le cas
dans le sud de la France. »
Lorsque nous revînmes sur la place, des nuages s’étaient amoncelés et le
jour tombait. Je me souvins alors de la note sur laquelle était inscrite
l’adresse du guide et que m’avait transmise Mar ce matin. Je la cherchai
afin de savoir où vivait Bart, l’homme qui, apparemment, connaissait la
grotte cachée de Montségur.
Bart vivait à Roquefixade, cette ville pourvue d’un château que le Voyant
m’avait « donnée » en cadeau d’initiation, quelques années auparavant. Le
moment était apparemment venu de lui rendre de nouveau visite.
« Veux-tu venir ?, demandai-je à Ba-Bé après lui avoir fourni des
explications.
— Qu’attendons-nous ? », répliqua-t-elle.
Roquefixade se situe à mi-chemin environ de Foix et de Montségur, et il
nous fallut une vingtaine de minutes pour nous y rendre. Nous dûmes
demander notre chemin à deux ou trois reprises avant de dénicher la maison
de Bart, légèrement en contrebas de la ville. Entre-temps, le ciel s’était
transformé en une voûte dense, emplie de pluie et de tonnerre sur le point
d’exploser.
Ce fut Bart en personne qui ouvrit la porte lorsque nous y arrivâmes
enfin. C’était un homme de haute taille, aux larges épaules et au visage
buriné. Sans doute, Mar lui avait-il parlé de mes plans puisqu’il nous pria
aussitôt d’entrer et que nous nous retrouvâmes bientôt à boire du thé, assis
autour de la table de réfectoire de la cuisine. Bart entra directement dans le
vif du sujet :
« Quand souhaitez-vous aller dans la montagne ? »
J’étais sur le point de répondre, lorsque Ba-Bé intervint :
« Nous serons deux. »
Bart la considéra d’un air interrogateur, avant de me regarder avec la
même expression. Puis il s’adressa à moi :
« Croyez-vous que ce soit raisonnable ? Grimper dans la montagne n’a
rien d’une simple promenade. Ce peut être particulièrement rude. »
Sans savoir pourquoi, je m’entendis répondre :
« Cela ira. Nous sommes deux, et à moins que vous ne soyez
farouchement contre, nous aimerions nous y rendre ensemble.
— Bien. Donc, quand souhaitez-vous y aller ? »
Une fois de plus, ce fut Ba-Bé qui prit la parole :
« Pourquoi pas maintenant ? »
À cet instant, un éclair fusa, suivi d’un grondement assourdissant.
« Je crains que ce ne soit hors de question, dit Bart.
— Demain alors, proposai-je.
— Parfait. Si le temps s’éclaircit, nous nous retrouverons ici à dix
heures. »
Bart se leva et se dirigea vers la fenêtre.
« Nous sommes en train de reconstruire notre maison, et je regrette de ne
pouvoir vous offrir l’hospitalité pour cette nuit, mais je suis certain que
vous trouverez une chambre chez Maris. »
Il pointa du doigt sur la fenêtre.
« C’est le maire de la ville, il tient également un B&B. Il vit dans le petit
château, là-haut, dont vous pouvez apercevoir la silhouette. »
Nous nous dîmes au revoir et courûmes sous la pluie jusqu’à la voiture.
L’orage était désormais juste au-dessus de nous, et les éclairs si fréquents
que nous pouvions voir sans difficulté le petit château que venait de
mentionner Bart.
Château qui était, en réalité, une vaste villa pourvue d’une tour lui
donnant une certaine allure aristocratique. Une allée étroite et escarpée
conduisait à un magnifique jardin situé devant la demeure.
Nous nous dépêchâmes pour échapper à la pluie, qui tombait à présent
avec une force qu’on ne voit que dans les Pyrénées. Il y avait de la lumière
au premier étage. Nous atteignîmes le porche, dont les piliers ornés de
symboles formaient une entrée impressionnante. Alors que nous étions en
train de nous secouer, Ba-Bé désigna en riant l’une des arches qui se
déployaient au-dessus de nous :
« Regarde. »
Un magnifique phallus sculpté semblait être comme figé dans les airs.
« Et là. »
Elle montra l’étoile de Marie, sur un pilier près de nous.
« Et par Dieu – ici aussi !
— Qui ?, demandai-je en oubliant complètement la pluie et le tonnerre.
— Yeshoua et Madeleine ! »
Assurément, ils étaient là, de part et d’autre d’un même pilier, tout
comme Yeshoua et Marie, qu’elle avait évoqué précédemment. Il semblait
que ce maire, Maris de Roquefixade, ne fût pas un homme ordinaire.
Je pressai un bouton, mais à cause du tonnerre, impossible de savoir s’il
était relié à une quelconque sonnerie. Nous attendîmes un long moment et
étions sur le point de renoncer lorsque, enfin, de la lumière se fit dans le
hall. La porte s’ouvrit alors et un homme de mon âge environ, grand et
mince, le crâne légèrement dégarni, avec des cheveux longs retombant sur
la nuque, nous dévisagea derrière des lunettes rondes et épaisses.
« Pardon pour l’heure tardive, mais nous sommes à la recherche d’un
hébergement, et on nous a dit que vous aviez des chambres. »
Il nous toisa, puis, paraissant nous prendre en pitié, recula :
« Je vois. »
Nous entrâmes. La maison était agencée dans un style classique. Je notai
immédiatement les livres qui couvraient la plupart des murs, remarquant un
ouvrage sur un thème occulte. Et entre les livres, les murs étaient ornés de
symboles ésotériques – à l’évidence, Maris de Roquefixade s’intéressait à
ce genre de choses.
« Pour combien de nuits ? s’informe-t-il tout en continuant à nous
observer attentivement.
— Juste une, dis-je.
— Double ou simples ? », demanda-t-il.
Je ne sais pourquoi, mais sa question me troubla. Ba-Bé me devança :
« Double.
— Je vois. »
Se détournant, il emprunta un long couloir sombre. Nous le suivîmes.
Parvenu au bout, il ouvrit une porte, indiquant du bras qu’il s’agissait de
notre chambre :
« À quelle heure souhaitez-vous prendre votre petit déjeuner ?
— À neuf heures, s’il vous plaît, répondis-je.
— D’accord. Bonne nuit. »
J’entendis le bruit de ses pas disparaître, puis ce fut le silence complet.
Nous ne disions mot. Des pensées tourbillonnaient dans mon esprit.
Qu’allait-il se passer à présent ? Qu’avait-elle en tête ?
Puis Ba-Bé rompit le silence en se jetant sur le lit double. S’asseyant, elle
rebondit dessus, comme on le fait pour s’assurer que la couche pourra servir
à autre chose que le sommeil…
*

Lamu attendit avec une impatience tout juste contenue le septième jour,
où se réunissaient les hommes et les femmes pour chanter ensemble.
C’était, cependant, un chant d’une nature entièrement différente qui
embrasait son cœur. Un chant qui avait pour nom Ish-a-tar.
Lorsque le jour arriva et que les hommes s’approchèrent de la salle
commune, son impatience fut telle qu’il tenait à peine en place. Le chant
des femmes, conforme au rituel, leur parvenait de l’intérieur de la salle
commune. Son cœur était sur le point d’exploser. La procession se déplaçait
avec une extrême lenteur et lorsque enfin ils pénétrèrent dans la salle, ses
yeux cherchèrent immédiatement l’aimée. Elle n’était pas là. Que se
passait-il ? Une autre femme avait pris la place d’Ish-a-tar. C’était
absolument impensable. Quelque chose avait dû lui arriver. Peut-être était-
elle malade ? Son cœur manqua un battement et il se sentit défaillir. Se
ressaisissant, il chassa la pensée de son esprit. Les hommes s’installaient.
Le prêtre entonnait le chant. Lamu était incapable de se concentrer. Son
regard erra d’une femme à l’autre. Il aperçut la haute silhouette de Salomé.
Elle se tenait là, les yeux fermés, apparemment déjà plongée dans la prière.
Peu après commença la ronde autour de l’autel, avec le vin et le pain. Il
avança comme en transe, dans un brouillard à travers lequel il nota tout sans
être véritablement présent.
Ce ne fut qu’en arrivant devant l’autel en compagnie d’une étrange
femme, qui reçut avec lui la communion, qu’il s’éveilla de son rêve et
accepta la douloureuse vérité de l’absence d’Ish-a-tar.
Sans réfléchir, et contrairement à toutes les règles, il se tourna vers la
femme qui se tenait à ses côtés, et demanda :
« Où est sœur Ish-a-tar ? »
La femme le regarda d’un air terrifié. Conservant leur place, ils
poursuivirent la ronde. Sans doute la gravité de son ton l’avait-elle
convaincue, puisqu’elle murmura :
« Dans le temple de la déesse de la lune. »
Alors il se mit à courir.
Des voix surexcitées s’élevèrent autour de lui. L’une d’elles, qui
appartenait à une femme, lui parvint clairement :
« Laissez-le. C’est écrit. »
Cette voix appartenait à Salomé.
Il courut pour l’amour. Ou pour le désir, ou pour les deux ?
Il courut à perdre haleine. Jusqu’à parvenir au pied des marches menant
au temple scintillant d’Aphrodite, au centre d’Alexandrie, plus mort que vif.
Il demeura là, entouré par des hommes d’affaires qui en avaient plus
qu’assez de penser à leurs affaires : indispensable visite aux filles élues par
la grande déesse.
Ses poumons étaient en feu, ses jambes tremblaient sous lui lorsqu’il
entreprit de grimper les marches. Puis un garde le repoussa brutalement au
bas de l’escalier et il retrouva l’usage de ses sens. Se relevant, il s’inclina en
guise d’excuse. Les gardes se moquèrent de lui et le laissèrent passer.
Qu’est-ce qu’un frère vêtu de blanc pouvait bien chercher dans la demeure
d’Aphrodite ?
Lamu ne leur prêta aucune attention, pas plus qu’il ne prit garde à sa robe
blanche de thérapeute. Son esprit ne pensait qu’à une seule chose : retrouver
Ish-a-tar avant qu’il ne fût trop tard.
Se laissant guider par la foule des hommes, il aboutit dans l’une des
queues qui s’étiraient devant trois portes. Les dialectes qu’il entendait parler
autour de lui indiquaient que ces hommes venaient de tous les coins du
royaume. Il ne releva pas les propos, notant seulement l’excitation et la
pression accrue qui s’exerça lorsque l’une des portes s’ouvrit subitement,
l’enveloppant telles des ailes attentives.
Ils furent entraînés vers un hall où, un par un, ils passèrent devant des
femmes au costume aguicheur, assises chacune dans un box. Il éprouva un
vertige. Des femmes de toutes sortes se trouvaient là. Jeunes ou vieilles,
minces ou grosses, grandes ou petites – toutes cependant vêtues au point
qu’on eût dit des êtres irréels ou des démons venus d’un autre monde. Il vit
leur poitrine dénudée, et il vit l’humiliation. Parmi ces femmes, il en était
certaines d’une beauté manifeste qui ne demeureraient pas longtemps en ces
lieux. Toutefois, Ish-a-tar n’apparaissait nulle part.
Avant qu’il n’eût le temps de réagir, on l’entraîna vers la sortie, où un
garde du temple le poussa vers une aveuglante lumière.
« Tu auras plus de chance la prochaine fois », lâcha laconiquement le
garde en riant.
Dès qu’il se retrouva à l’extérieur de l’édifice, Lamu se précipita de
nouveau vers l’entrée, montant cette fois-ci les marches en courant. Les
gardes se moquèrent de lui à grands cris, mais le laissèrent passer. Cette
fois-ci, il fit en sorte de se placer au milieu de la queue de la deuxième
porte. Ici encore, il ne découvrit que la même exhibition grotesque de
femmes s’efforçant d’accomplir aussi rapidement que possible leurs
devoirs. Ish-a-tar n’était pas là non plus.
En montant les marches pour la troisième fois, il sentit la panique
l’envahir. Et si elle ne se trouvait pas du tout dans le temple ? Puis il se
figea subitement en entendant des mots qui le frappèrent comme la foudre.
« La prostituée blanche de Babylone. » Il ne discerna pas lequel des
passants avait prononcé ces paroles. Désespéré, il courut au hasard et
attrapa un homme qui se rendait au sanctuaire. L’homme tenta de se
dégager, mais Lamu le tenait par sa cape.
« Que savez-vous de la prostituée blanche de Babylone ? »
L’homme regarda Lamu avec effroi, surpris par la violence de son ton.
Puis il se ressaisit :
« Calme-toi, frère. Il y a des prostituées pour tout le monde. Celle que tu
cherches, tu ne pourras sans doute pas te l’offrir. »
L’homme se libéra de l’étreinte de Lamu et s’enfonça dans l’obscurité.
Mais ce dernier ne le laissa pas partir si facilement. Lui courant après, il
l’agrippa de nouveau :
« Où ? »
Réalisant apparemment la gravité de la situation, la victime désigna dans
les ténèbres une porte à peine visible, qui donnait sur une pièce latérale.
« Là », grogna-t-il.
Nul garde ne se tenait devant la porte. Lamu entra. Un long couloir
s’étirait dans la pénombre. Lamu resta là à écouter, espérant un signe qui lui
indiquerait quel chemin prendre. Il était incapable de distinguer nettement
les sons, qui semblaient tous provenir du hall d’entrée par où il était arrivé à
l’instant. Touchant le mur d’une main, il laissa ses yeux retrouver leur
acuité. Au bout du couloir, il aperçut une autre porte, dont il s’approcha
lentement.
La porte était entrouverte.
De la poussière dansait dans le rayon de lumière qui tombait d’une petite
ouverture au plafond. Lamu pénétra dans une pièce magnifiquement
décorée, mais vide. Chacun des quatre murs possédait une porte. Alors qu’il
se tenait au milieu de la pièce, il remarqua que les bruits du monde alentour
s’étaient évanouis comme par magie. Immobile, il écouta intensément, mais
ne perçut que le silence, le son d’un présent qui contenait les sons de toutes
choses issues du passé. L’espace d’un instant, il éprouva la sensation d’un
temps révolu, ou peut-être d’un temps nouveau, qui traversait sa
conscience. Avant qu’il ne parvînt à l’identifier, la sensation disparut, mais
il eut l’impression que quelque chose en lui s’était effondré. Il se sentit si
étrangement vulnérable et dépourvu de protection qu’il en ressentit de
l’inquiétude. Dans ce sentiment d’étrangeté se dissimulait un choix – choix
qu’il savait devoir accomplir, en ignorant pourquoi. La porte par laquelle il
était entré menait au hall du temple. Ish-a-tar se trouvait derrière l’une des
trois autres portes de la salle vide, il en était certain. Il entendit une voix au
loin. À mesure qu’elle gagnait en clarté, il comprit qu’elle venait de
l’intérieur de lui-même. Inexplicablement, cela traversait aussi sa
conscience, semblable à un tourbillon. À l’instant où la voix émergea à la
surface de sa conscience, laissant son éphémère empreinte avant de
disparaître au niveau éthérique, il était entièrement concentré et tendu :
« La porte est à l’intérieur ! »
Debout au milieu du hall, il considéra d’un air indécis les trois
possibilités qui s’offraient à lui. Un ensemble de règles invisibles surgissant
d’une peur inconnue lui dirent qu’il n’avait droit qu’à une seule chance. Son
esprit était égaré. « La porte est à l’intérieur. » Quelle sorte d’affirmation
était-ce là ? Comment fallait-il la comprendre ?
Il chercha mentalement une solution. Cependant, telles des centaines de
chevaux sauvages, ses pensées galopaient en tous sens. En vain, il s’efforça
d’agripper l’une d’elles. Chercher désespérément à comprendre quel esprit
perfide se cachait derrière ce jeu diabolique fut tout ce à quoi il parvint.
Quelle porte était censée l’induire en erreur ? Laquelle s’adressait à lui
spécifiquement ? S’il réussissait à l’identifier, alors, il lui resterait à choisir
entre deux portes.
Mais quel que fût le sens dans lequel il tournait et retournait l’affaire, une
autre possibilité finissait toujours par se présenter, accompagnée d’une autre
explication secrète, plus démoniaque que la précédente.
« La porte est à l’intérieur ! »
Et soudain, ce fut comme si le cône de lumière qui tombait d’en haut
pointait dans sa direction. Il ne parvint pas à savoir si cette lumière était
intérieure ou extérieure. Mais il comprit que tout ce qui avait palpité autour
de lui quelques instants auparavant se rassemblait et se frayait un chemin
jusqu’au point de départ, dans son cœur. Tout ce qu’il avait appris, mais
avait été sur le point de perdre : certitude, sagesse, confiance et foi.
Il se laissa glisser lentement vers le sol, où il prit la position du lotus.
« La porte est à l’intérieur ! »
Assurément elle s’y trouve, songea-t-il, et il abandonna sa peur et le
tournoiement insensé de ses pensées.
Il ne sut pas combien de temps il demeura assis de la sorte. Mais il
conserva sa posture jusqu’à ce que la porte apparaisse dans son esprit, avant
de s’ouvrir et de révéler une pièce lumineuse à l’intérieur de laquelle Ish-a-
tar l’attendait en souriant. Alors, il se leva et marcha vers la porte du milieu,
qu’il ouvrit lentement. Lorsqu’il entra, un océan d’effluves secrets
l’enveloppa.
Ish-a-tar reposait sur un lit somptueusement orné. Il s’en approcha
comme dans un rêve. Lorsqu’il fut tout près, il remarqua que la jeune
femme était nue sous le tissu transparent. Sans savoir comment, il retira ses
propres vêtements, ne voyant que le sourire chaleureux et engageant. Se
glissant dans le lit, il l’étreignit tendrement. Ils s’embrassèrent comme seuls
le font les amoureux. Puis elle murmura à son oreille :
« Je savais que tu réussirais l’épreuve. »
À cet instant pourtant, il éprouva de la peine à la reconnaître.
« Qui es-tu ?, demanda-t-il à la manière d’un enfant s’adressant à un
ange.
— Je suis Shekhinah », répondit-elle en s’installant doucement sur lui
afin de l’oindre.
Puis, lentement, ils se murent dans le Saint des Saints du temple,
s’unissant pour devenir une seule et même lumière.

Ba-Bé se rendit dans la salle de bains afin de se préparer pour la nuit.


J’étais légèrement embarrassé, ne sachant comment prendre la situation.
M’efforçant d’agir naturellement, je m’installai sur une chaise dans un coin
de la pièce et attendis. L’instant était décisif, mais ma résistance et mes
réserves étaient telles que j’étais incapable d’entendre ou de voir ce qui
allait advenir, ni même de comprendre quoi que ce soit. Je ne percevais que
la séduction, affublée de tous ses oripeaux. Cherchant désespérément à
créer une lumière qui convienne à l’atmosphère glauque que ma sexualité
inconsciente et blessée était en train de mettre en place, j’éteignis toutes les
lumières à l’exception d’une petite lampe située au-dessus du lit, qui
parvenait tout juste à projeter dans la pièce une pâle lueur.
J’entendis le robinet se fermer et en déduisis que Ba-Bé avait presque
terminé.
Ainsi en fut-il. Ouvrant peu après la porte, elle pénétra dans la pièce, nue
et éclairée par la lumière qui provenait de la salle de bains, derrière elle.
J’étais paralysé et eus le souffle coupé en découvrant son corps souple.
Alors, elle éteignit la lumière de la salle de bains et se tint dans la demi-
pénombre de la chambre. Je n’entendais que le battement de mon cœur, si
violent que j’étais certain qu’elle n’entendait également que cela. Le temps
se figea. Et subitement, tout le sordide disparut. Comme des bulles de savon
montant vers la surface, où ils explosaient à l’instant de rencontrer la
réalité, mes vieux sentiments de culpabilité s’évanouirent comme rosée au
matin.
Advint alors une chose qu’il est très difficile d’expliquer. Autour du corps
de Ba-Bé se manifestèrent de petites vibrations, lesquelles me firent songer
à des papillons qui, tout à la fois, dansaient et rayonnaient. Je fus si surpris
que je ne vis pas immédiatement que la lumière émanait de Ba-Bé. Ce
spectacle m’emplit d’une joie et d’une gratitude si profondes qu’il m’est
impossible de trouver des mots pour le décrire.
Elle se tenait dans l’embrasure de la porte. La chaise sur laquelle j’étais
installé était à l’autre bout de la pièce. Je fus donc d’autant plus étonné
lorsque je constatai que des papillons lumineux semblables à ceux qui
émanaient d’elle dansaient à présent autour de moi.
Ba Bé / Ish-a-tar peinte par Francis Andreasen Østerfelt.
Le courant qui m’entourait paru se renforcer encore et encore, comme
une électrisation simultanée de mon corps éthérique et des papillons. Mais
avant que je ne pusse mettre mes sensations en mots, je compris que ces
papillons étaient mon corps astral, tout comme ils étaient le corps astral de
Ba-Bé, et que la rapidité de leurs vibrations leur permettait de devenir ainsi
merveilleusement visibles.
Elle se tint devant moi, entièrement illuminée. Soudain, les papillons
furent aspirés au centre de la pièce et, à cet instant, je vis son être et son
origine véritables.
Cet être était dépourvu de visage, de personnalité. Il était pure lumière.
Mon être et mon origine véritables se reflétaient également dans cette
lumière. L’être de lumière sans visage qui envoyait son souffle dans
l’éternité incarnait cet état qui ne peut s’exprimer qu’avec ce concept si
maltraité par l’homme :
L’amour.
PARTIE III
SALAMANDALA
14

Filtrant entre les rideaux, une pâle lumière toucha mon visage. Je restai au
lit à paresser, les yeux mi-clos, cependant que je revenais lentement à la
réalité. J’avais la sensation d’avoir effectué un long voyage dont je ne
pouvais toutefois pas me rappeler la destination.
Ba-Bé !
Je me levai et regardai autour de moi, confus. Elle n’était visible nulle
part. Tout cela était-il un rêve, ou bien cette rencontre avait-elle eu lieu à un
autre niveau ? À mes côtés, la couverture qui traînait à moitié sur le sol
m’indiqua que Ba-Bé était sans doute plus réelle que je ne le croyais. Je
portais l’oreiller à mon nez pour y déceler son odeur. Mais où était-elle ?
Je me dirigeai vers la salle de bains, dont j’ouvris la porte. Elle n’était
pas là non plus. Écartant les rideaux, j’entrouvris légèrement la fenêtre.
Impossible de se méprendre sur le rire doré que j’entendis, mêlé à une voix
masculine qui semblait être la cause de cette frivole gaieté. Je fus aussitôt
saisi par un accès de jalousie, que je refoulai avant de m’habiller.
Alors que je traversais le hall, je l’aperçus, assise sur la terrasse, de
l’autre côté d’une vaste baie voûtée qui s’étirait du sol au plafond. Maris
était en train de servir le petit déjeuner, et Ba-Bé, tenant déjà une tasse entre
les mains, avait replié sous elle ses jambes, dans une attitude séduisante.
Elle continuait à rire et, manifestement, Maris paraissait la trouver tout à la
fois charmante et irrésistible. Immobile, je les observais, m’efforçant de
maîtriser ma jalousie.
Qui pensais-je être ? L’expérience de la soirée précédente pouvait tout au
plus correspondre à un autre de ces voyages astraux issus du processus par
lequel je passais, et depuis longtemps maintenant. Il n’y avait réellement
rien entre nous. Voire ? Quoi qu’il en fût, le sentiment de jalousie que
j’éprouvais était fort réel. Je sortis.
« Bonjour. Voilà le prince métamorphosé », dit-elle en riant, avant de
tapoter d’une main le siège près d’elle.
Son geste me donna l’impression d’être un chien ou une grenouille plus
qu’un prince, mais j’acceptai son invitation et m’assis. Maris me regarda à
peine – son attention tout entière rivée sur Ba-Bé, et ne cherchant pas même
à dissimuler l’admiration qu’il éprouvait pour elle. De son côté, Ba-Bé se
comportait avec un parfait naturel. Or, c’était précisément cette franchise
qui, selon moi, risquait d’être mal comprise ou interprétée comme une
tentative de flirt par un Latin tel que Maris. Que ce jugement en dise plus
long sur moi que sur Maris ou Ba-Bé ne m’effleura pas sur l’instant.
Je toussai afin d’attirer l’attention. Ce ne fut néanmoins que lorsque je fis
tomber un coquetier que Maris, sortant de son engouement, se tourna avec
effort vers moi, une lueur de regret dans les yeux :
« Oui !
— Je boirais volontiers une tasse de café », dis-je avec désinvolture en
tentant de paraître aussi indifférent que naturel.
Il plaça devant Ba-Bé un pot de confiture de fraise avant de se détourner
et de se diriger d’une démarche exagérée vers la cuisine, le dos voûté et les
pieds traînants. Ba-Bé éclata de rire et lorsque Maris se retourna pour me
regarder d’un air diabolique, je compris que sa petite performance n’avait
sans doute eu pour autre but que de me ridiculiser.
Il revint peu après avec du café et deux tasses. Lorsqu’il eut disposé le
tout, il s’assit et versa le café. Durant un instant, je me sentis désorienté.
Que pensait-il ? Il était l’hôte, nous étions, Ba-Bé et moi-même, les clients.
Cependant, je gardai le silence et restai là à écouter leur conversation,
fulminant au-dessus de ma tasse et d’une tranche de pain calcinée. Me
sentant complètement négligé, j’écoutais leur conversation de loin, relevant
seulement que Maris évoquait les cathares, dont il affirmait être un
descendant, leurs idées, leur appartenance selon lui au « paulinisme » parce
que la doctrine de Paul se retrouvait dans nombre de leurs enseignements.
Plutôt que d’être attentif, je préférai me convaincre que je pouvais laisser
Ba-Bé partir sans problème. Puis j’entendis sa voix qui franchit mes
barrières intérieures :
« Mais Lars connaît parfaitement le sujet, sur lequel il écrit même des
livres. »
Levant le nez de mon toast noirci que je tentais de dissimuler sous une
épaisse couche de confiture, je croisai le regard de Maris, qui me
considérait à présent avec un assez maigre intérêt.
« Sur quoi écrivez-vous ? », demanda-t-il sans grand enthousiasme, et
surtout par égard envers Ba-Bé.
J’hésitai. Comment pouvais-je répondre en quelques mots à sa question ?
Je n’avais guère envie de m’avancer, pas plus que je ne souhaitais entamer
un dialogue avec lui. Il existait un abîme de résistance entre lui et moi. La
réponse que je lui fis n’eut, en définitive, qu’un seul but :
« J’écris sur le secret des cathares. »
Il réagit avec la rapidité d’un boxeur qui venait d’être touché à son point
névralgique : l’orgueil.
« Quel secret ? »
Le feu brûlait désormais. Et à l’instant où je m’apprêtais à y déverser de
l’huile, Ba-Bé me donna un coup en désignant du doigt le sol entre Maris et
moi. Se tordant en tous sens, deux salamandres se livraient un combat à
mort. Un duel impitoyable entre deux lézards. Qui, simultanément, prenait
place dans un passé fort lointain. Le spectacle réveilla quelque chose
d’ancien et de profond dans mon subconscient. Je réalisai alors que la joute
entre Maris et moi puisait ses racines dans un passé qui pouvait bien avoir
existé avant même que la Terre ne fût créée. Je le regardai, mais il semblait
n’avoir rien remarqué. Alors je lui donnai le coup de grâce :
« Eh bien, il m’est impossible de vous le dire, n’est-ce pas ? Autrement
ce ne serait plus un secret, non ? »
À l’instant où je m’exprimai, je fus douloureusement conscient de
l’orientation primitive qu’avait prise notre confrontation, quoique dans le
même temps, ce fût l’unique façon de résoudre ce vieux problème. Ce qui
me surprit le plus, toutefois, fut que j’appréciais chaque seconde de cet
épisode.
Ba-Bé rompit l’enchantement :
« Nous devons y aller maintenant. Il est dix heures moins le quart. »
Se levant, elle passa son bras sous le mien, avant de se tourner vers Maris
et de déclarer le plus innocemment du monde :
« Vous savez, nous nous occupons du secret des cathares aujourd’hui. »
*

« Ici et maintenant, je te donne le nom initiatique d’El-Phatah, “Celui qui


ouvre”. »
Le prêtre tendit la coupe qui contenait le feu sacré et la déplaça de droite
à gauche sur la poitrine de Lamu. Prélevant un morceau d’encens dans la
coupe, il fit le signe de la croix devant l’initié, indiquant par là que l’œil de
Dieu avait été ouvert. Puis il donna à ce dernier le bâton de Mercure et le
sceptre d’Hermès, indiquant par là que la puissance de l’homme en lui
s’était élevée jusqu’à la sphère céleste et qu’il possédait désormais le
pouvoir de guérir et de prophétiser.
Enfin, le prêtre le prit dans ses bras et l’embrassa sur la bouche – tel était
le signe par lequel les initiés s’accueillaient et se reconnaissaient les uns les
autres.
Salomé s’avança à son tour devant l’autel. C’était à présent à Ish-a-tar de
recevoir un nouveau nom.
« Ici et maintenant, je te donne la bénédiction de Shekhinah. À partir de
ce jour, ton nom d’initiation sera Mar-Iona, la “Colombe blanche de la mer
Lune”. »
Salomé leva la coupe contenant l’eau sacrée. Puis, y trempant deux
doigts, elle fit le signe de la croix devant le front d’Ish-a-tar Mar-Iona,
indiquant par-là que l’œil de Dieu était à présent ouvert. Elle lui donna
ensuite l’anneau de Vénus, indiquant par là que le pouvoir de la femme en
elle s’était élevé jusqu’à la sphère céleste et qu’elle possédait désormais le
pouvoir de guérir et de prophétiser. Enfin, elle la prit dans ses bras et la
baisa sur la bouche.
« N’oublie pas, déclara-t-elle pour finir, n’oublie pas que ces noms
doivent rester secrets jusqu’au jour où ils seront soit confirmés, soit
modifiés. Tout est écrit. Cependant, seul celui qui est capable de lire le
“livre de la vie” saura quand le temps est venu. »
Après l’initiation, les frères et les sœurs chantèrent en l’honneur d’Ish-a-
tar et de Lamu. La cérémonie s’acheva par un repas commun, après lequel
les nouveaux initiés prirent congé de leur professeur et s’en allèrent dans le
monde.

La rumeur sur l’existence de ce couple saint qui soignait et prophétisait


se répandit comme une traînée de poudre. Ish-a-tar et Lamu ne pouvaient se
déplacer dans Alexandrie sans qu’une foule les suivît. Ils accomplissaient ce
qu’ils avaient appris à accomplir, toutefois la jeune femme commençait à
perdre patience. Elle entendit un jour une femme évoquer Mariam Magdal,
et ce nom réveilla en elle le désir profond qu’elle avait de rencontrer cette
sœur sur laquelle on racontait tant de choses merveilleuses. Mais le pays où
vivait actuellement sœur Mariam était fort lointain, et pour s’y rendre il leur
faudrait traverser la Mare internum 6 et trouver à embarquer sur un navire.
L’été touchait à sa fin et, bientôt, les premiers orages de l’automne
rendraient toute navigation périlleuse. Mais il advint qu’un jour où elle
guérissait en compagnie de Lamu, Ish-a-tar entendit prononcer un nom dans
la foule. S’efforçant tout d’abord de le refouler, ce qui l’attrista, elle fut
soudain frappée par l’idée que ce nom était sans doute envoyé par le Ciel.
L’avait-elle réellement entendu ?
Elle lança un appel :
« Qui, parmi vous, vient de mentionner le nom du marchand Hashem
Ben Nari ? »
Un murmure parcourut la foule et un homme noir s’avança :
« Moi. »
Ish-a-tar marcha droit sur lui : « Ben Nari est-il à Alexandrie ? »
« Il est à bord de l’un de ses navires qui mouillent actuellement dans le
port. Je suis moi-même employé à bord.
— Et où vous rendez-vous ?
— À Melita 7, nous faisons voile demain. »
Ish-a-tar et Lamu se regardèrent. Telle était sans doute l’occasion qu’ils
attendaient.
Ils achevèrent d’administrer leurs traitements, puis suivirent l’homme
jusqu’au port. Quelques instants plus tard, ils franchissaient la passerelle
qui conduisait au vaisseau Isis afin d’y rencontrer Ben Nari. À cette pensée,
la jeune femme ne put s’empêcher de sourire.
Isis.
Comment aurait-il pu en être autrement ?
Le grand Ben Nari les reçut dans le salon du pont supérieur. Il avait
mieux à faire que de perdre son précieux temps avec des gens peu
recommandables qui voulaient parler affaires ou obtenir d’embarquer, à
l’exemple de ces deux thérapeutes qui venaient d’arriver. Allongé sur sa
couche, il était en train de se faire masser par un esclave lorsque Lamu et
Ish-a-tar parurent.
« Eh bien, que voulez-vous ? », demanda-t-il sans se lever de son lit.
Ce fut Lamu qui répondit :
« Nous nous rendons à Massilia 8 dans la Gallia narbonensis 9. Et nous
cherchons une place à bord d’un navire. »
De l’un de ses bras épais, Ben Nari rejeta la demande :
« Nous n’allons pas si loin. Cherchez ailleurs. »
Péniblement, il roula sur le flanc, tandis que le masseur s’escrimait sur le
corps informe.
Les deux thérapeutes contemplaient en silence la scène grotesque.
Puis Ish-a-tar prit la parole :
« Nous avons entendu dire que vous alliez à Melita. C’est sur notre
chemin et cela nous convient. »
Le corps du gros homme tressaillit. Puis celui-ci se dressa sur ses coudes
avec difficulté. La voix de la jeune femme lui paraissait familière.
« Toi ! », cria-t-il quasiment lorsque, en proie au doute, il découvrit
devant lui la jeune femme dont la rayonnante beauté ne ressemblait en rien
à l’animale sensualité d’autrefois.
Avec impatience, il indiqua d’un geste à l’esclave qu’il entendait se lever
et lui arracha littéralement la cape des mains.
Un instant plus tard, il se retrouvait assis sur une chaise, tout haletant
après l’effort physique qu’il venait d’accomplir, si bien qu’il prit quelque
temps avant de recouvrer sa voix. Il examina Ish-a-tar d’un œil curieux,
cherchant à évaluer les chances qu’il pouvait avoir avec la jeune femme. Ce
n’était pas en vain que, dans cette partie du monde située entre Babylone et
Alexandrie, on le considérait comme l’un des marchands les plus rusés qui
fût.
Ish-a-tar plongea son regard en lui, touchant sans doute quelque chose de
profond chez cet homme puisque, si négligeable que cela puisse paraître, ce
dernier se fit néanmoins aussi doux qu’un agneau.
Ben Nari se mit à rire, gêné. Mais Ish-a-tar ne savait que trop bien que
l’agneau docile dissimulait en réalité un chacal.
« Donc, tu n’as pas trouvé ta Mariam Magdal, déclara-t-il avec un sourire
suffisant. Très bien, vous pouvez vous joindre à nous jusqu’à Melita. De là,
il vous faudra trouver un autre moyen de transport. »
Il désigna l’esclave :
« Angus va vous faire faire la visite. Partez maintenant. Je dois me
reposer. À moins, Ish-a-tar, que tu ne veuilles rester pour évoquer de vieux
souvenirs ? »
Son rire emplit le salon tandis qu’il tapotait la couche à côté de lui, en
guise d’invite. Sans répondre, la jeune femme se détourna et marcha vers la
porte.
Alors qu’ils arrivaient sur le pont, la voix rauque du marchand résonna
dans le vent :
« Nous partons au lever du soleil. »

Alors que je réglais le B&B, je ne pus m’empêcher de remarquer les


cristaux d’un brun rougeâtre qui voletaient autour de la tête de Maris.
Cependant, ces cristaux n’interagissaient pas. Chacun d’eux semblait
constituer une forme de pensée autonome, et s’ils témoignaient d’un vaste
savoir, ils révélaient simultanément que ce savoir était rigide, sec, divisé et
de nature intellectuelle.
Subitement, je ressentis une vive sympathie pour l’homme, quoique la
scène qui venait de se jouer entre nous et dont le combat des deux
salamandres avait été le reflet m’embarrassât. Singulièrement, je perçus
qu’il éprouvait un sentiment identique.
Je cherchai Ba-Bé du regard. Elle attendait près de la voiture, auréolée
d’une lumière irréelle. Bien que la distance qui nous séparait fût trop grande
pour que je pusse discerner clairement l’expression de son visage, je fus
certain qu’elle me souriait. Peut-être était-elle à l’origine du changement
d’énergie entre Maris et moi ?
« Vous êtes ici les bienvenus quand vous le voulez. Appelez-moi
simplement avant », déclara notre hôte en me serrant la main. Avec une
authentique sincérité, je le remerciai chaleureusement et me dirigeai vers
Ba-Bé.
Un abîme séparait les deux réalités dont nous venions de faire
l’expérience. Sans mentionner l’événement de la soirée et la nuit
précédentes. Jamais je n’avais vécu pareille chose. Du moins, pas dans cette
vie.
Le ciel était toujours nuageux, et en dépit de l’orage de cette nuit, le
temps restait brumeux et humide. Ba-Bé avait adopté sa pose habituelle,
une main posée sur la hanche. Un changement, toutefois, s’était produit.
C’était comme si j’étais capable de voir en elle deux personnes différentes :
la Ba-Bé terrestre, dont le charme naturel pouvait séduire n’importe quel
homme, et la Ba-Bé céleste dont on pouvait seulement dire qu’elle ouvrait
et élevait toute chose vers une autre sphère grâce à son merveilleux
rayonnement.
À la voir ainsi appuyée contre la voiture, il me fut difficile de décider
lequel de ces deux êtres était dominant. Puis je compris qu’elle n’était ni
l’un ni l’autre, mais un troisième, un être dépourvu de nom qui ne
revendiquait aucune personnalité spécifique, qui ne réclamait rien pour lui-
même et ne souhaitait pas être traité avec une quelconque préférence. Cet
être était simplement un pur être.
Un néant effrayant s’ouvrit en moi, pendant que ces pensées défilaient
dans mon esprit. L’une d’entre elles disait : c’est ce qu’on ressent quand
toutes les références connues nous sont enlevées. Lorsque, confrontés à la
réalité, nous comprenons que notre sens de la réalité, notre vie et notre
sécurité reposent en grande partie sur de fausses promesses, alors le château
de cartes s’écroule. Tout cela se cache dans de petits riens, dans nos
jugements sur autrui, dans notre façon de nous cramponner. Jusque-là, nous
pensions que ce que nous avons sous les yeux est identique à ce que nous
recevons. Nous pensions être capables de juger du contenu à partir de
l’emballage.
Je demeurai à contempler Ba-Bé, cherchant à me frayer une voie dans le
mystère. Mais à cet instant, elle me sourit. Je vis des cristaux de la plus
extrême finesse dessiner un anneau lumineux autour de sa tête, et il ne
fallait guère d’imagination pour y voir une couronne. Je compris alors avec
certitude ce qui s’était passé la nuit précédente ; je réalisai qu’elle était la
vierge qui, Sylvia me l’avait affirmé, arriverait en temps voulu. J’éprouvai
le désir ardent de l’entendre me donner sa propre explication. Cependant,
une étrange pensée me fit comprendre que si je décidais de lui poser la
question, Ba-Bé disparaîtrait aussi mystérieusement qu’elle était arrivée.
Et le dragon ?
Se pouvait-il que ce fût la salamandre en moi qui s’était battue contre une
autre salamandre, juste ainsi ?
« Tu as pris ton temps », déclara-t-elle, sans le moindre reproche dans la
voix.
Nous sortîmes de l’allée et nous dirigeâmes vers la montagne.
Bart attendait à l’extérieur de sa maison. Il avait empilé devant lui le
matériel dont nous avions besoin. Je fus quelque peu surpris lorsque je
découvris les petits piolets, les bouteilles d’eau, une petite échelle
métallique pliable ainsi que trois casques pourvus de torches.
« Dites, c’est de l’escalade que nous allons faire ?
— Ma foi oui, à l’extérieur et à l’intérieur de la montagne », répondit-il
d’un ton légèrement confidentiel.
Nous rangeâmes le matériel dans le coffre de la voiture et partîmes.
Vingt minutes plus tard, nous dépassions le parking au pied de la
montagne de Montségur. J’étais impatient de découvrir le point de départ de
notre ascension, mais notre guide garda le silence tandis que nous
enchaînions les virages en épingle avant de traverser le village.
« C’est plus loin », indiqua Bart alors que j’allais me garer.
Nous descendîmes dans la vallée, de tournant en tournant, et sortîmes du
village. Visiblement, nous allions entreprendre l’ascension à partir de la
face sud, celle-là même que j’avais faite en compagnie du Voyant, dix-huit
mois auparavant, en prenant la route qui se cachait là. Cette fois-ci, nous
partirions de plus bas puisque nous avions passé presque tous les tournants
qui conduisaient à Serrelongue.
« C’est ici », annonça soudain le guide en me faisant signe d’arrêter la
voiture.
Nous répartîmes le matériel entre Bart et moi, avant de le ranger dans nos
sacs à dos. Le guide prit la tête, Ba-Bé suivit et je fermai la marche.
Bart escalada le haut mur de pierres qui empêchait les roches érodées de
se détacher et de tomber sur la route.
« Montségur est une montagne vivante », dit-il.
Ce qui, durant les cinq premières minutes, ressembla à un jeu d’enfant se
révéla bientôt être une tâche quasi insurmontable. Il était pratiquement
impossible de mettre le pied sur un rocher sans qu’il ne roule aussitôt sous
nous.
Quoique le brouillard persistât, nous sentions la chaleur du soleil,
dissimulé derrière les nuages. L’humidité était plus prégnante qu’à
l’accoutumée. Au bout de quinze minutes de marche en équilibre sur les
pierres glissantes, je me retrouvai trempé de sueur. Dans le même temps, la
montagne ne cessait de devenir de plus en plus abrupte, jusqu’à nous
donner l’impression d’escalader un mur vertical. Je me penchai pour
observer mes compagnons. Bart avançait avec aisance, dix mètres plus haut,
pendant que Ba-Bé le suivait avec une facilité identique, à mi-chemin entre
le guide et moi. Serrant les dents, je tentai de me concentrer. Nous étions
loin des problèmes mineurs que nous avions rencontrés, le Voyant et moi-
même, lors de mon dernier séjour à Montségur. Problèmes qui n’étaient en
rien comparables à ce que nous étions en train de vivre. Je n’osai penser à
ce qui nous attendait. Je m’efforçai alors de trouver le moyen de rester
vigilant et découvris que le postérieur de Ba-Bé, qui se balançait devant moi
d’un côté et de l’autre, offrait le meilleur des points de concentration. À ma
grande surprise, je sentis subitement mon attention passer de la lutte que je
menais pour garder ma vigilance à celle qu’il me fallait livrer pour contrôler
le désir que ce spectacle constant provoquait en moi.
Nous sortîmes peu après de cet enfer instable pour déboucher dans un
taillis composé d’arbres noueux, de coudriers, de buis et de bouleaux, qui
évoquait un conte de fées. Le sol était tapissé d’une mousse si douce qu’on
avait l’impression de marcher sur des nuages.
Nous fîmes une pause afin de reprendre notre souffle.
La sueur dégoulinait le long de mon corps. Aucun de nous ne fut capable
de proférer la moindre parole. Nous avions déjà glissé dans un autre état
d’esprit.
Une vibration traversa les fourrés. Croyant qu’il s’agissait d’un animal, je
tournai la tête en direction du bruit et n’aperçus qu’un petit être lumineux et
brillant qui disparaissait derrière une souche.
« Tu as vu ?, dit Ba-Bé en riant paisiblement, là et là… »
Elle pointa son doigt et à mon grand étonnement, je découvris plusieurs
êtres de lumière, identiques au premier, qui se glissaient derrière quelques
arbres, et j’eus le sentiment qu’ils nous observaient, tout autant que nous les
observions. Ne remarquant visiblement rien, Bart toussa si fort que ces êtres
disparurent aussi vite qu’ils étaient venus.
« Attendez-moi ici. Je dois aller reconnaître les lieux avant que nous
reprenions notre marche. »
Il se remit en route, passant entre les arbres, et fut bientôt hors de vue. De
temps à autre, nous entendions le craquement d’une branche, suivi d’un
grognement qui eût pu être celui d’un ours. Sauf que c’était Bart. Il se
déplaçait dans les bois à la manière des ursidés.
Sans doute Ba-Bé avait-elle lu dans mon esprit parce qu’elle chuchota à
mon oreille :
« Bart l’ours. »
Peu après, le guide était de retour.
« Par ici. »
Nous continuâmes notre escalade.
Parfois, nous passions devant un cairn, ou homme de pierre comme les
appelait Bart. Des repères érigés par lui ou d’autres guides qui
connaissaient le coin.
Nous étions parvenus sur un plateau nettement moins incliné. J’eus
parallèlement la sensation que nous nous déplacions à travers un champ que
seul un voile fin séparait des différentes réalités. À mesure que nous nous
enfoncions dans un néant indescriptible, le réseau de lumière rayonnante
qui gît derrière toute chose devenait de plus en plus visible.
Le plateau s’éleva et nous avancions désormais uniquement entre des
coudriers. Bart désigna un feu de camp au milieu d’une clairière :
« C’est un site ancien où les charbonniers préparaient leur charbon, il y a
deux siècles. On trouve encore des objets personnels qu’ils ont laissés ou
oubliés dans les parages. »
Nous poursuivîmes en direction de la vieille tour de guet qui se dressait
sur le roc de la Tour, où nous nous reposâmes une nouvelle fois. J’avais
depuis longtemps oublié le chemin qui nous avait menés jusqu’ici. Et cela
n’avait guère d’importance. C’était une autre route qui se manifestait, dans
une dimension totalement différente.
Nous repartîmes assez vite. À l’évidence, Bart entendait rester sur la
piste, à présent qu’il la sentait.
« Ce peut être particulièrement difficile de retrouver le bon chemin
lorsqu’on se perd et qu’on ne voit plus les cairns », déclara-t-il.
Nous nous tenions en équilibre, non seulement au bord de la réalité, mais
aussi concrètement, au bord d’une saillie au-dessous de laquelle l’abîme
ouvrait une gueule béante prête à dévorer quiconque se déconcentrait. Juste
à cet instant-là, je sentis la montagne se mouvoir dans un intense
tremblement et devenir vivante ainsi que Bart l’avait expliqué au début de
notre ascension. Tout était en train de se dissoudre. J’étais étourdi,
transpirant et hypnotisé par le doux postérieur de Ba-Bé, qui m’incitait à
grimper encore et encore, un pas après l’autre. Mes jambes étaient aussi
lourdes que du plomb et je perdais parfois l’équilibre, trouvant néanmoins
toujours à me raccrocher. Que Ba-Bé fût aussi peu affectée par la rudesse de
notre ascension demeurait une énigme pour moi.
S’élevant une fois encore, la montagne se fit plus escarpée encore. J’étais
sur le point d’annoncer que je n’irais pas plus loin lorsque Bart nous fit
signe de nous reposer. Il lui fallait encore s’assurer que nous étions sur la
bonne piste. Chaque pas était une torture, chaque pause un paradis.
Je m’assis sur un rocher, la tête entre les mains, regardant la sueur
dégouliner sur la pierre. Le soleil émergea derrière les nuages, et la
montagne évoquait la surface d’une enclume. Je m’imaginais être le
matériau lourd et dur, l’acier qui devait être assoupli dans la forge afin de
prendre une autre forme.
Grande et souple, Ba-Bé se tenait là, contemplant le néant. Je l’observai
en me demandant ce qu’elle pouvait regarder.
Cela descendit du ciel. Cela flottait de tous côtés.
Une paix aussi réconfortante qu’une fontaine coulant par un beau jour
d’été. Un voile transparent et rayonnant, fait d’intervalles et de pauses,
d’arrêts et de néant s’étendant sur nous et nous libérant de tous les fardeaux,
de tous les soucis.
Le temps d’un instant.
Et ce fut précisément à ce moment-là que l’incroyable vibration sonore
réapparut – le chant de la montagne, semblable à un fredonnement, dessous,
dessus, autour et en moi.
Devant moi, Ba-Bé s’était métamorphosée en un champ entièrement
illuminé s’ouvrant vers l’extérieur – ou bien me trouvais-je à l’intérieur ?
Me levant, je fis un pas en direction de ce champ vibrant.
Indécis. Hésitant.
Puis j’y entrai. Le traversai – ou bien m’y enfonçai-je ?
Cela importe peu maintenant, tout comme cela ne comptait pas alors.
Je suivis le chemin qui passait à travers le niveau éthérique rayonnant et
étincelant. Je marchais sans peine. Sur ma gauche, un homme de pierre, sur
ma droite, un serpent. Le symbolisme était évident. Mais j’y étais désormais
si accoutumé que je n’en fus en rien surpris. Et quoique l’homme de pierre
voulût me parler de tous ces aspects en moi qui étaient aussi vieux que
pétrifiés, il n’en demeurait pas moins un panneau indicateur. Le serpent lui
aussi correspondait à une vieille partie de moi-même, tout en étant
simultanément un nouveau-né. Il s’était débarrassé de sa mue et s’élevait,
pareil au phénix, qui renaît de ses cendres.
Le dragon ?
Sur la piste devant moi se tenait un ours. Dressé sur ses pattes arrière,
levant dans les airs ses pattes de devant, toutes griffes dehors, il me bloquait
le passage.
« Par là ! »
Me tournant, je me dirigeai vers la voix. Bart émergea des buissons.
« J’ai trouvé la grotte ! »
15

Lorsque après trois jours de navigation, le vaisseau Isis se retrouva en


pleine mer, loin de la terre ferme, Ben Nari formula pour la première fois
ses exigences. Soit Ish-a-tar dansait et se donnait ensuite à lui pour une nuit,
soit elle était jetée par-dessus bord avec Lamu. La jeune femme secoua la
tête devant cette demande aussi insensée que prévisible. Elle rétorqua
aussitôt au marchand que ni elle ni son compagnon ne s’étaient attendus à
rien d’autre et qu’ils accueilleraient leur noyade avec plaisir plutôt que de
se soumettre aux désirs lubriques d’un fou.
Ben Nari passa trois jours et trois nuits à réfléchir, avant de comprendre
que les deux thérapeutes ne craignaient pas la mort et qu’il lui faudrait, par
conséquent, trouver un autre moyen d’obtenir l’accomplissement de ses
rêves. Le quatrième jour, il reformula sa demande en y ajoutant un
ultimatum – si son ordre n’était pas exécuté, il sacrifierait à Neptune deux
esclaves innocents.
Ce qui fit la différence.
Lamu laissa éclater sa fureur, mais Ish-a-tar le calma avec un sourire :
« Nous avons d’autres ressources. »
Dix jours durant, elle tint le marchand à distance en prétextant qu’elle
avait ses règles.
Lorsque arriva enfin la soirée tant attendue, au cours de laquelle devait
danser Ish-a-tar, le vaste salon du marchand fut décoré à la manière d’une
maison close romaine.
Lourdement installé sur des coussins moelleux, Ben Nari ne cessait de
manger les plats que ses esclaves plaçaient devant lui dans un flot constant
de nourriture. En vue de l’événement, deux musiciens égyptiens préparaient
leurs instruments – une harpe et quelques tambours. De son côté, Ish-a-tar
s’apprêtait minutieusement dans une petite cabine. En tant qu’ancienne
prostituée, elle savait exactement ce qu’elle devait faire pour mettre très
habilement sa beauté en valeur. Ce en quoi elle ne se priva pas pour
l’occasion, teintant de rouge les parties les plus intimes de son corps et, en
d’autres endroits, soulignant les ombres de charbon noir ou brun. Apportant
la touche finale, une série de voiles transparents et d’aguichantes petites
pièces d’étoffe fermées par des lanières de cuir firent de la jeune femme la
prostituée la plus excitante et la plus osée que le monde eût jamais vue.
Elle fit attendre Ben Nari, cependant que les musiciens jouaient afin de
créer une atmosphère.
Le marchand se tortillait avec impatience sur les coussins. Son visage
était déjà pourpre de désir et d’excitation.
« Quand vient-elle ? », hurla-t-il d’une voix rauque en direction d’un
serviteur.
Ce dernier courut aussitôt voir Ish-a-tar afin de s’assurer que tout allait
bien. Celle-ci, se contenta d’ordonner au pauvre homme de retourner auprès
de son maître et de l’informer que la putain blanche n’était pas encore prête,
mais qu’elle ferait bientôt son apparition.
Lorsque, atteignant son comble, la tension fut telle qu’elle la sentit jusque
dans sa petite cabine, la jeune femme emprunta le couloir, écarta les rideaux
et pénétra dans le salon faiblement éclairé.
Ben Nari en eut le souffle coupé. Il s’était imaginé toutes sortes de
choses, mais ce qu’il voyait là dépassait tout ce dont un homme pouvait
avoir rêvé. Devant lui se tenait une créature issue d’un autre monde et
rayonnant d’une sensualité telle qu’il sentit aussitôt son membre s’ériger.
Puis, reprenant ses esprits, il cria aux serviteurs :
« Dehors, dehors. Je ne veux pas être dérangé. »
Seuls furent autorisés à rester les musiciens et l’homme qui s’était rendu
auprès d’Ish-a-tar. La tâche de ce dernier consistait à agiter un grand
éventail en feuilles de palmier pour éviter que le marchand ne transpire
jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Lentement, Ish-a-tar se glissa dans le rythme de la musique. Les voiles
tourbillonnaient autour d’elle, semblables à des papillons, et bientôt ce fut
elle qui dirigea la musique, et non l’inverse. Maîtrisant à la perfection ce
genre de jeu, elle ne permit à personne d’en douter. Glissant au-dessus du
sol, elle tournait et tournait encore, et chacun put voir que ses mouvements
étaient ceux d’une reine. Cela simplement pour indiquer de quel côté se
situait la dignité : chez la danseuse, et non dans le public. Lorsque Ish-a-tar
eut achevé son impeccable démonstration, elle fit évoluer la danse vers un
autre niveau. Trouvant un centre, elle entreprit de danser autour, tout en
ôtant les premiers voiles. Le geste, combiné à l’intense tournoiement, fit
naître une force centripète qui s’abaissa vers le milieu de son corps.
Laissant un bras dessiner un cercle en direction du sol, elle leva l’autre
comme si elle tenait une corde invisible reliant le terrestre au divin. Ish-a-
tar dansait de plus en plus vite, virevoltant sans fin jusqu’à dessiner un
cercle libéré de toute sensualité. À l’extérieur de ce centre dense, une force
centrifuge ascendante se mit à tournoyer avec une puissance telle que le
salon en fut empli d’une lumière perçante, révélant dans toute sa force la
moindre fausseté. Depuis la danse extatique dans laquelle elle était plongée,
Ish-a-tar vit le visage apeuré et déformé du grand marchand qui tentait
vainement d’échapper à l’impitoyable lumière. Les musiciens jouaient
comme s’ils étaient en transe. Jamais auparavant ils n’avaient fait
l’expérience d’une musique et d’une danse capables d’illuminer et de
modifier l’espace de la sorte.
Toutefois Ish-a-tar ne savait que trop bien qu’il s’agissait là d’un court
répit. Ben Nari ne cesserait de renouveler ses exigences jusqu’à obtenir
satisfaction.
Elle émergea avec aisance du tournoiement enchanteur, et à cet instant la
lumière se dissipa, plongeant de nouveau le salon dans une sordide
pénombre faite de refoulements. Alors elle se lança dans la dernière danse,
qu’elle accomplit à la perfection, guidant lentement la musique vers un
univers érotique qui ne laissait nulle place à l’imagination. La jeune femme
évoquait un oiseau de proie qui, observant sa cible depuis les airs où il
n’avait fait que tournoyer jusque-là, plongeait soudain comme un éclair
pour planter ses griffes acérées dans l’âme et la chair de sa victime
paralysée.
Elle se balança d’avant en arrière dans un mouvement de séduisante
provocation devant le marchand, qui avait désormais cessé de penser.
Décidée à en finir avec cette mascarade, elle mena la danse vers son but
final. Les voiles tombèrent l’un après l’autre sur le sol, dévoilant son corps
ceint uniquement d’un petit pagne transparent. Ben Nari tomba sur le flanc
et grogna tel un cochon en tentant de se rétablir sur ses pieds. Sa cape
dévoila un énorme membre érigé, semblable à celui d’un cheval.
Le moment était venu. Se laissant gracieusement glisser à terre, elle prit
position sur les mains et les genoux, les fesses tendues dans une invite.
« Pourquoi ne m’aidez-vous pas ? », hurla Ben Nari en direction du
serviteur, qui, tout aussi captivé par l’attirant spectacle, n’avait pas
remarqué que son maître avait roulé sur les coussins.
Ish-a-tar avait conscience d’être sur le fil du rasoir.
Soulevant d’une main le pagne, elle se fit totalement ouverte et
accessible. Curieusement pourtant, le geste soulignait le fait que c’était lui,
et non elle, qui venait d’être mis à nu.
Entre-temps, le marchand s’était redressé et chancelait d’un côté et de
l’autre, comme un ivrogne se raccrochant à son membre érigé.
« Je suis à toi », murmura-t-elle en posant son front contre le sol pour le
regarder entre ses jambes. Ben Nari s’avança en titubant, obnubilé par une
seule chose.
Il voulut s’agenouiller et faillit perdre l’équilibre. Le serviteur dut le
soutenir tandis qu’il approchait lentement son membre boursouflé de
l’entrée du temple sacré d’Ish-a-tar.
Le temps était venu pour la jeune femme d’achever sa tâche.
Rassemblant rapidement ses énergies, elle chanta :
« Tout ce qui lie au Ciel, tout ce qui lie sur Terre, tout ce qui lie dans l’air,
tout ce qui lie dans le firmament, tout ce qui lit les Pléiades, tout ce qui lie
le soleil, tout ce qui lie la lune, tout ce qui lie les oiseaux, par l’anneau sacré
du Père, tout ce qui lie les sept mots prononcés par Iliseus sur la tête des
saints dont les noms sont : Psuchou, Chasnai, Chasna, Ithouni, Anashes,
Shourani, Shouranai ! Que ces liens soient transférés au membre de cet
homme, à sa chair et à l’âme qui se dissimule derrière. Qu’il s’assèche tel le
bois et devienne broussailles juste bonnes pour le feu ! »
Puis elle sentit sur ses hanches les mains du marchand qui se projetait
contre elle en poussant un rugissement bestial. Ouvrant les yeux, elle
regarda par-dessus son épaule et vit l’arme jusque-là si puissante pendre,
flasque et recroquevillée entre les cuisses grasses, semblable à un oisillon
tombé du nid.
Ben Nari repoussa violemment Ish-a-tar, qui ne dut qu’à son agilité
d’éviter la chute. Avant que l’homme n’eût eu le temps de réagir, elle était
sur ses pieds, vêtue de sa cape.
« Il semble avoir perdu le pouvoir des dieux », déclara-t-elle d’un ton
innocent et empreint d’une fausse compassion à Ben Nari, qui ne sut quoi
répondre. Jamais telle chose ne lui était arrivée auparavant. Quelle sorte de
magie noire était-ce là ?
« Espèce de sale prostituée ! », lança-t-il, tandis qu’elle se retirait derrière
les rideaux avant de gagner le pont.
À compter de ce soir-là, le marchand dut garder le lit. Chaque jour, il
envoyait chercher Ish-a-tar et la suppliait de le guérir. Elle faisait comme si
elle ne comprenait pas. Elle lui offrit de danser pour lui, de passer la nuit
avec lui, et Ben Nari ne pouvait que grimacer de désespoir.
« Ne peux-tu avoir pitié de moi ? N’as-tu pas de cœur ? », sanglotait-il.
La scène se reproduisit jusqu’à ce qu’ils accostent à Valetta 10, sur l’île de
Melita. Là, pour la dernière fois, Ish-a-tar se rendit dans le salon de Ben
Nari. Au fil des semaines, le gros homme avait littéralement rétréci et
ressemblait désormais à un véritable être humain. Parallèlement, son
caractère s’était modifié et il était à présent si docile et reconnaissant envers
les services qu’on pouvait lui rendre que nul n’osait y croire.
Ish-a-tar s’approcha du lit et posa sa main gauche sur le front du malade.
« Je te remercie pour ton hospitalité, Ben Nari. Tu peux te lever et à dater
de ce jour, tu seras un homme nouveau. À dater de ce jour, tu laisseras
derrière toi tes péchés anciens. À dater de ce jour, tu n’exploiteras plus
personne parce que tu sais désormais ce que cela signifie que de dépendre
de l’aide d’autrui. Es-tu d’accord ?
— Oui, murmura-t-il.
— Alors, tu es guéri », prononça-t-elle d’une voix claire.

Lorsqu’ils eurent mis pied à terre à Melita, Lamu et Ish-a-tar se rendirent


directement au saint hypogée afin d’y rencontrer l’oracle mythique installé
dans les chambres souterraines du temple. Innombrables étaient les histoires
courant sur cet oracle, servi depuis la nuit des temps par des prêtres, mais
désormais aussi par des prêtresses. Selon la légende, le complexe système
de canaux transmettant les messages de l’oracle ne réagissait qu’à la voix
des prêtres. Un jour pourtant, l’impensable s’était produit : l’oracle s’était
tu. Durant plus d’un siècle, il était demeuré muet. Jusqu’à ce qu’un jour,
une sainte femme débarque sur l’île et prenne la place de l’oracle, comme si
ce fût là la chose la plus naturelle du monde, annonçant d’étonnantes
prophéties. Cette femme, cependant, dut partir pour une destination
inconnue. Avant son départ toutefois, elle apprit à quelques femmes choisies
comment perpétuer la tradition.
Impatiente, Ish-a-tar pressa Lamu, lequel était surtout préoccupé par le
fait de sentir de nouveau la terre ferme sous ses pieds.
Elle ne fut satisfaite que lorsqu’ils furent devant l’entrée du lieu saint. Un
parfum de sauge brûlée et d’autres herbes sacrées émanait du sous-sol. Ish-
a-tar entreprit aussitôt de descendre l’escalier aussi étroit qu’abrupt.

« C’est par là », déclara Bart.


J’avais peine à croire que nous y étions. Sans doute n’avais-je jamais été
réellement convaincu que la grotte pût se trouver là.
Comme à l’accoutumée, Ba-Bé fixait son regard sur l’éternité. Nous
suivîmes Bart de près, avançant de biais sur un redan, puis contournant un
angle abrupt, avant d’être de nouveau environnés d’arbres noueux.
« Nous y voilà ! »
Bart désigna un point entre des rochers.
Je ne vis rien. Il n’y avait rien à voir.
« Où ?, m’enquis-je avec suspicion.
— Venez ici. »
Prenant ma main, Bart m’aida à garder l’équilibre au-dessus d’un trou
entouré de roches pointues. Ba-Bé suivit, sans l’aide du guide.
C’était là.
L’entrée de la grotte.
Je remarquai immédiatement la forme de pyramide de l’entrée, qui ne
pouvait laisser passer qu’une seule personne à la fois. Ce fut un moment
magnifique. Nous restâmes là à regarder jusqu’à ce que Bart me tende un
casque et rompe le silence :
« Voulez-vous être le premier à passer ? »
J’acquiesçai.
Ayant enfilé le casque, j’approchai du point sacré. Je m’accroupis devant
afin de me concentrer. Puis, prenant une profonde inspiration, je rampai à
l’intérieur.
Je fus accueilli par le parfum caractéristique de la sauge, un parfum
ancien, porteur de purification et de mystère. Il était difficile de voir quoi
que ce fût, aussi, après avoir avancé d’un mètre dans l’antichambre,
m’assis-je sur le sol pour laisser le temps à mes yeux de s’habituer à
l’obscurité.
Soudain, j’eus la sensation qu’un souffle indéfinissable traversait la
caverne. Aucun doute possible. Un être était entré et se tenait là à présent.
Je regardai autour de moi. Le contour d’une autre ouverture donnant sur une
grotte plus vaste était tout juste visible, et en la découvrant, je ne pus
m’empêcher de rire. L’entrée présentait la forme d’une pyramide inversée.
Je remarquai alors que je me trouvais entre les deux entrées qui dessinaient
une étoile de Marie.
Bien sûr.
Naturellement.
Je me souvins avec tendresse de la première apparition de l’étoile de
Marie, un an auparavant, alors que le Voyant et moi-même escaladions la
montagne. Venant à moi de tous côtés, une paix profonde m’enveloppa.
Puis je me sentis soulevé du sol d’une vingtaine de centimètres.
Avec une imperceptible vibration, un courant électrique traversa mon
corps. J’en éprouvai d’abord de l’effroi, mais avant qu’il ne se concrétisât
entièrement, ce sentiment fut remplacé par celui d’un renoncement total, et
je sentis que tout en moi s’accordait à l’unisson avec ce qui allait se
produire.
Je ne sais si je m’exprimai à voix haute, ou si je me contentai de le
penser, mais telle fut la question que je posais à la créature :
« Qui êtes-vous ? »
À peine avais-je terminé ma phrase que la réponse arriva :
« Sois le bienvenu. Je suis l’un de Ceux qui sont Sans Nom. »
La caverne était silencieuse. La vibration s’intensifia de quelques degrés.
Quoique tout se déroulât rapidement, ce fut comme si une série d’options se
manifestait devant moi. J’avais le choix entre avoir peur ou m’en remettre à
la créature. J’optai pour la dernière solution.
Entrée cachée de la caverne vue depuis la première antichambre (le chariot de feu).
Entrée de la seconde chambre vue depuis la première.
« D’où venez-vous ?
— Je t’ai toujours accompagné. Depuis le commencement des temps
jusqu’à aujourd’hui. Mais tu ne m’as pas reconnu avant ce jour. »
Silence.
« As-tu une question ? »
De l’être émanait quelque chose de tout à la fois doux et neutre. Mais il
n’y avait pas de temps à perdre, et je saisis l’occasion.
« Que se passe-t-il ? »
Il y eut une longue pause. Ou plutôt fut-ce de la sorte que je ressentis le
silence. Dans cette immense bienveillance cosmique, je perçus également
un grand sens de l’humour, attentif et cherchant à s’adapter à ma capacité
de compréhension.
« Tu as, jusque-là, suivi le chemin de l’eau. Autrement dit la réalité
horizontale qui va de l’avant, guidée par la trinité que forment le temps,
l’espace et la matière. Désormais, tu suivras le chemin du feu. Autrement
dit, la réalité verticale qui s’élance vers le haut en s’ouvrant à la quatrième
et à la cinquième dimension. Jusqu’à présent, tout a été conditionné par le
corps, l’âme, l’esprit. Voilà qu’aujourd’hui se déploie la quatrième
dimension : la réalité éthérique du Saint-Esprit. »
Silence.
L’être recommença à communiquer quelques instants plus tard :
« Tu es dans le chariot de feu. Tu as la possibilité de voyager où et quand
tu le veux.
— Comment cela fonctionne-t-il ? », demandai-je en me sentant aussitôt
indigne.
Mais tout aussi immédiatement, je perçus la prévenance de la créature :
« Repousse toute forme de contrainte et tout sentiment d’infériorité.
Pense, et tu pourras te mouvoir où et quand bon te semble. Essaie ! »
Le chaos régnait dans mon esprit. Voilà qui ouvrait toutes sortes de
possibilités. Mais quelque chose en moi rassembla tous les fils, et j’eus
aussitôt conscience qu’il me fallait appeler un ami cher qui était malade et
avait besoin d’aide. Dès l’instant où je m’unis à cette pensée, je ressentis un
chatouillement au niveau du front et me retrouvai immédiatement au chevet
de mon ami.
Il dormait et me sourit dans son sommeil. Rapidement, je posai une main
sur son cœur et le bénis par ces mots : « Je te remercie, je te respecte et je
t’aime. » Puis, retirant la main, je revins à l’instant dans la grotte.
Bien sûr, je suis parfaitement conscient de l’insuffisance d’une telle
explication et ne veux pas, cher lecteur, te fatiguer en tentant de détailler ou
de me justifier par des mots qui, d’évidence, doivent donner l’impression
d’une totale absurdité. Ces mots, pour autant, sont entièrement vrais dans la
mesure où je suis sain d’esprit et en possession de toutes mes facultés.
Je me tenais dans un continuum indéfini d’espace-temps, plongé dans un
état méditatif, tandis que la créature continuait à communiquer avec moi :
« Comme tu le vois, il n’est guère difficile de travailler avec le feu.
L’unique condition est de renoncer à toute forme de jugement. »
Ces paroles firent couler en moi la joie que provoque la reconnaissance,
Sylvia, le Voyant et la Voix ayant auparavant insisté sur le fait que c’est
immanquablement la tendance de l’homme à juger de tout et de tous qui
érige les limitations les plus grandes. Quel lien, me demandai-je, unissait
Sylvia, le Voyant, la Voix et cet être ?
« Tout est relié. Tous les êtres vivants, aussi bien que toutes les choses
existant dans l’univers, sont en interaction. Par nos pensées et nos actions,
nous pouvons nous rapprocher ou nous éloigner les uns des autres.
À chacun de choisir. Tel est le secret qui préside à la liberté que représente
le choix. Et tout choix conscient est l’expression d’un acte de volonté. Seul
celui qui s’ouvre à cette réalité peut y pénétrer activement. L’homme est et
a toujours été dans cette réalité, mais rares sont ceux qui ont eu le courage
de le reconnaître. Et c’est ce qui fait toute la différence. Par ses jugements
sans fin, l’être humain se tient à l’écart de ses capacités suprêmes. »
Silence.
Peu après, l’être ajouta :
« La peur est le refuge du faible. »
Silence.
« Si tu as d’autres questions, n’hésite pas, je t’en prie. »
L’angoisse du temps qui filait me saisit à nouveau, mais une fois de plus,
la créature m’apaisa :
« Nous avons tout le temps. »
« Dans quelle sorte d’époque vivons-nous ? Qu’est-ce qui attend
l’humanité ?
— Le chaos ! »
Je ressentis un coup au cœur.
« Le chaos ?
— Ou la certitude. Mais cette décision appartient aux êtres humains.
Fermer les yeux et laisser la responsabilité à d’autres conduit au chaos.
Chacun doit désormais se prendre en charge.
— Mais cela ne conduit-il pas à un égoïsme total ?
— Non ! Être responsable de sa propre vie, c’est comprendre que tu es
divin et absolument nécessaire à l’ensemble. Cela ne signifie pas que
l’homme doive uniquement se préoccuper de lui-même, de sa carrière et de
son confort matériel. N’a-t-Il pas dit : “Aime ton prochain comme toi-
même” ? Ce qui veut dire : “Connais-toi toi-même.” Comment celui qui se
connaît pourrait-il faire du mal à autrui ? C’est impossible. Celui qui se
connaît prendra avec joie sa place dans la grande métamorphose
collective. Chacun a un rôle à jouer. Chaque être est venu au monde avec
des qualités uniques. Si celles-ci ne sont pas mises en œuvre, alors le chaos
adviendra, la maladie adviendra et la destruction finale adviendra.
— Que faut-il faire pour que l’homme évite le chaos, la maladie, la
destruction ? Devons-nous suivre les directives des anciennes religions ?
— L’homme doit s’assumer lui-même, éviter de se comparer et de
comparer son travail à celui d’autrui. Nul, et je le répète, nul ne peut
connaître ce par quoi passent les autres, ni pourquoi ils pensent et agissent
ainsi qu’ils le font. Trouve le chemin de la vérité en toi. Les vieux postulats,
les systèmes à gourou sont dépassés. Toutes les religions ont perduré au-
delà du rôle qui a été le leur. Les hiérarchies doivent tomber. Les séculaires
comme les spirituelles. La religion et la hiérarchie ont été des soutiens
nécessaires pour aider l’homme à apprendre. Aujourd’hui, il lui faut se
tenir debout sans aide artificielle. Alors, il sera capable de se perfectionner
et d’aider les autres.
— Qu’en est-il de Krishna ? De Bouddha ? De Jésus ? Qu’en est-il de
Jésus-Christ ? »
Silence.
« Laisse-les aller. Le problème, avec vous autres humains, est que vous
personnifiez tout. Vous vénérez des individus. Nous parlons ici d’énergie
pure. Krishna, Bouddha, le Christ constituent des formes cosmiques
d’énergie, aussi bien que des qualités présentes en l’être humain.
— Qu’en est-il de Dieu alors ?
— Veux-tu rencontrer ʘ ?
—ʘ?
— Oui, ʘ.
— Mais ʘ est-il identique à Dieu ?
— Eh bien, on pourrait le dire ainsi. Le concept de Dieu recouvre l’idée
étroite que tu te fais de ʘ.
— Aucun être humain n’a jamais vu Dieu.
— Veux-tu le rencontrer, ou non ?
— Assurément que je le veux ! »
Dans un unique mouvement fluide, tout ce qui était visible se retourna.
Comme quelque chose de positif devenant négatif, et inversement. Dans
l’espace entre ces deux pôles, le positif et le négatif, une boule de lumière
de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel brûlait avec intensité. Venant de tous
les côtés, des millions de rayons lumineux allaient et venaient, semblables à
un gigantesque système nerveux fait de lumière.
« Laisse-moi te présenter : Dieu.
— Oui, mais… »
Je ne pus rien dire de plus.
« Est-il imaginable pour toi que Dieu soit le résultat de l’idée que
l’homme s’en fait ? Si tu t’y arrêtes suffisamment longtemps, tu découvriras
qu’en dehors d’être un vieil homme pourvu d’une longue barbe blanche,
Dieu est aussi une femme noire, un homosexuel alcoolique, un garçon
aveugle de cinq ans, l’actuel président des États-Unis ou qui que ce soit
d’autre auquel tu puisses penser. »
Je fermai les yeux. C’était là plus, bien plus que je n’étais capable
d’assimiler. Et je m’entendis demander :
« Quelle est la mission de l’homme sur Terre ?
— L’homme est le lien entre le Ciel et la Terre. Il est celui qui
transforme. Sa mission est de changer les ténèbres en lumière, la matière en
esprit. Les ténèbres ne sont pas mauvaises en elles-mêmes. Elles le
deviennent progressivement si elles n’évoluent pas vers la lumière. Les
ténèbres comportent des qualités qui n’ont pas encore été reconnues. Et si
celles-ci ne sont ni reconnues ni modifiées, alors elles portent en elles la
possibilité de ce que vous appelez le mal.
— Comment l’homme peut-il transformer quoi que ce soit ?
— En passant d’une façon de penser et d’agir horizontale à une forme de
compréhension et à une réalité verticales. En adoptant une pensée
verticale, l’homme unit ce qui est terrestre à ce qui est céleste. Telle la
mission.
— Oui, mais comment ?
— Si tu veux venir à nous, nous nous retrouverons à mi-chemin.
— Pourriez-vous être plus précis ?
— L’homme doit s’élever au-dessus de lui-même. Lorsqu’il y parviendra,
nous nous inclinerons et le soulèverons. Mais cela relève entièrement de la
responsabilité de chaque être. Telle est pour nous l’unique façon de
coopérer. »
Un long silence s’ensuivit. Je méditais un moment. La créature
s’exclama :
« L’AMOUR EST UN CŒUR QUI PEUT VOIR DANS LE NOIR. »
Un autre long silence. Puis une force me poussa à demander :
« Mais nombreux sont ceux qui ont besoin d’un professeur ?
— Le professeur d’aujourd’hui est l’élève de demain. L’élève
d’aujourd’hui est le professeur de demain. Chacun a besoin d’un
accompagnement. Trop souvent, cependant, vous en laissez la
responsabilité à des personnalités charismatiques qui affirment détenir la
vérité. Il n’est pas, de nos jours, un seul professeur qui connaisse le
véritable potentiel de l’homme. Retiens bien ce que je dis : pas un seul ! Les
hiérarchies et les systèmes habilement construits, les explications
ésotériques, les théories et les théologies apparemment logiques,
constituent l’infernale toile qui empêche de voir le véritable chemin.
L’homme adore l’imaginaire.
— Mais alors, quel est le véritable chemin ? »
Silence. Je sentis la vibration d’un rire paisible.
« C’est tellement simple que nul ne le croira.
— Et pourquoi pas ?
— Parce qu’il ne permet pas de faire fortune ou de bâtir une identité. La
vérité ne permet aucune carrière. La sagesse n’est pas à vendre et ne peut
être achetée.
— Qu’est la vérité alors, et où est-elle ?
— La vérité est une puissance. Elle est partout. N’a-t-Il pas dit que le
paradis est en nous et autour de nous ? C’est dans le silence que le message
de la vérité résonne avec le plus de pureté. Mais il est brouillé par tous les
cris bruyants lancés de chaque toit. La place de marché du politique, du
matérialisme, du spiritualisme.
— Mais que doivent faire ceux qui cherchent, et où doivent-ils aller ?
— ILS DOIVENT ARRÊTER DE CHERCHER ET SE LAISSER
TROUVER PAR ʘ.
— Mais comment ? Et si ʘ ne peut trouver l’homme ?
— Telle est la raison pour laquelle l’homme doit sortir de sa cachette.
Tout ce qu’il désire et a toujours désiré se trouve à portée de sa main. S’il
en avait simplement conscience, il n’aurait plus rien à chercher. Lorsque
cela adviendra, il sortira de la prison qu’il s’est construite et entrera dans
la réalité. »
Silence.
Le niveau des vibrations était à présent si élevé que je cessai de trembler.
Et je sentis la lumière de la compréhension couler en moi.
L’être poursuivit :
« Ne dit-on pas que la foi déplace les montagnes ? Lorsque l’homme
perd foi dans ce qui est réel, il remet sa responsabilité entre les mains
d’experts et de leaders suspects. Et lorsque ces leaders ne croient qu’en le
veau d’or, l’honneur ou le pouvoir, alors survient la maladie qui contamine
la société aussi bien que chaque individu. Et la maladie engendre plus de
peur encore. Si l’argent est la plus haute puissance, si le pouvoir est
l’objectif le plus élevé et que cet objectif justifie les moyens, alors l’homme
tourne le dos à l’ESPRIT. Dénier l’esprit, c’est déformer toute chose. Le
cercle vicieux qui s’établit alors ne peut être rompu qu’en retrouvant la foi
dans les qualités les plus élevées et en ayant le courage de s’extraire de la
malédiction. Ne dit-on pas qu’il est impossible de résoudre les problèmes
que rencontre le monde par le système même de pensée qui les a créés ?
Sages sont ces paroles que nombre d’entre vous ont su formuler, mais dont
nul n’a su tirer d’enseignement. Les pensées positives qui ne s’incarnent
pas dans l’action deviennent des poids morts négatifs. »
Les propos de l’être n’avaient rien de didactique ou de moral. Ils étaient
dépourvus de toute sentimentalité. J’eus une pensée soudaine. Peut-être
cette créature n’éprouvait-elle aucun sentiment ? Comme chaque fois, la
réponse vint rapidement :
« Les sentiments sont d’importants moyens d’expression. Contrôle-les et
deviens réaliste, ou laisse-les te contrôler et demeure dans ton illusion.
Toute émotion possède deux faces. De l’autre côté de la joie se trouve la
malveillance. La compassion est la réponse du cœur à la tristesse. Sans le
sentiment, l’homme ne pourrait ressentir de compassion pour autrui. Le
sentiment est ce qui unit les êtres. Les êtres sont baptisés dans l’eau. Le
temps est venu de baptiser dans le feu. Seul ce qui est vrai survivra au feu.
Tout ce qui est impur ou faux doit périr. »
Silence.
« Qu’est-ce que le Saint-Esprit ?, demandai-je en hésitant.
— Celui qui agit. Le feu céleste. Une nouvelle façon de penser qui ne
regarde pas en arrière.
— Si on ne regarde pas en arrière, cela signifie-t-il alors que nous devons
abolir tout ce que l’Histoire a enseigné à l’homme ?
— L’humanité a-t-elle jamais appris de l’Histoire ?
— Des millions de personnes auraient-elles péri en vain dans les camps
de concentration ? Devons-nous simplement oublier ?
— Comment pourrions-nous oublier ? C’est vous qui vous êtes entre-
tués. Vous qui avez inventé la bombe atomique, détruit des milliers de frères
et de sœurs. Cela restera une part de vous, mais ne doit pas être entretenu.
Il faut le reconnaître, puis le laisser partir. Ainsi, l’homicide ne constituera
plus jamais une solution pour l’homme.
— Mais nous avons bâti les pyramides, non ? Devons-nous l’oublier ? Et
s’il y avait là une forme totalement nouvelle de savoir qui attendait que
nous la découvrions ?
— Ne te laisse pas piéger par les circonstances extérieures. Tout ce que
contiennent les pyramides, tu le contiens, toi aussi. Tout – et je répète :
TOUT EST CONTENU DANS L’HOMME ! »
Silence.
« Qu’est-ce que la cinquième dimension ?
— Tu n’es pas capable de comprendre maintenant.
— S’il te plaît, éclaire-moi. »
Silence.
« La compassion.
— La compassion ?
— La compassion est la cinquième dimension.
— Voudrais-tu m’expliquer ?
— Je te l’ai dit : tu n’es pas capable de comprendre maintenant.
— Mais je veux comprendre.
— Je te salue. Nous nous retrouverons. »
16

«Qui vous a donné la permission d’entrer en ces lieux ? »


Ish-a-tar et Lamu s’arrêtèrent. Devant eux, ils aperçurent une silhouette
enveloppée d’une cape, qu’il était impossible de reconnaître dans la
pénombre. La voix était indéfinissable. Ish-a-tar prit la parole :
« Nous cherchons l’oracle.
— Qui êtes-vous ?
— Nous sommes deux thérapeutes itinérants d’Alexandrie, en route pour
Massilia. »
La silhouette les observa et détailla leur robe blanche.
« Ignorez-vous que seuls les élus sont admis ici ? »
Ish-a-tar répondit promptement :
« Peut-être est-ce ce que nous sommes ?
— Dans ce cas, vous êtes les bienvenus. Si toutefois vous ne dites pas la
vérité… vous mourrez. Maintenant, dites-moi le mot de passe. »
Durant quelques instants, Ish-a-tar regarda avec perplexité Lamu, qui ne
put lui venir en aide. Alors, elle lança les premiers mots qui lui passèrent
par la tête :
« Mariam Magdal ! »
La silhouette parut visiblement choquée. Une respiration dense se fit
audible dans la pièce. À l’évidence, la jeune femme avait prononcé sinon le
mot de passe, du moins un nom qui n’était pas inconnu en ces lieux.
La voix du personnage se fit soudain plus accueillante :
« Que savez-vous de sœur Mariam ? »
Alors, Ish-a-tar abandonna ses réticences :
« Elle est celle que nous cherchons. Mon compagnon de voyage ici
présent a également été celui de Mariam Magdal. Et nous cherchons
aujourd’hui à embarquer en direction de la Gallia narbonensis, où il semble
qu’elle se trouve. »
Un cri de surprise réprimée perça à travers la cape :
« Vous feriez mieux de venir avec moi. »
Le personnage pivota et s’engagea dans le long passage par où il était
venu. Arrivés au bout, les deux thérapeutes découvrirent un escalier plus
abrupt encore que le précédent, lequel conduisait à une chambre souterraine
qui s’étendait dans toutes les directions. Ish-a-tar et Lamu suivaient de près
la silhouette.
Ils pénétrèrent dans une pièce éclairée par plusieurs lampes à huile.
« Attendez ici. »
Le personnage désigna un banc de pierre et disparut par une étroite
ouverture dans le mur. Ish-a-tar et Lamu s’assirent.
Ils demeurèrent ainsi un long moment. Puis le parfum de la sauge brûlée
devint de plus en plus prégnant. Une délicate fumée blanche émanait d’une
grille aménagée dans le sol, sous le banc de pierre. Peu après, l’oracle se
mit à parler. On eût dit que la voix appartenait à Dieu lui-même. Ils ne
purent en déterminer la provenance, cependant elle emplissait la pièce avec
une force telle qu’Ish-a-tar et Lamu durent s’accroupir et se boucher les
oreilles.
« Approche, créature vaniteuse, et formule ta demande. »
La jeune femme se leva et avança d’un pas. Puis elle déclara :
« Nous ne sommes que des voyageurs, mais nous pensions… »
L’oracle la coupa :
« Approche ! »
À cet instant, Ish-a-tar aperçut sur le mur devant elle un petit orifice
souligné par de la teinture rouge et comprit que c’était par là qu’il lui fallait
parler.
« Nous sommes de passage. Nous cherchons la célèbre Mariam Magdal.
Pouvez-vous nous dire où elle se trouve ? »
L’oracle hésita avant de répondre :
« Avec le Très-Haut. »
La pièce était à présent complètement envahie par la fumée. La jeune
femme ne comprit pas. Cette réponse n’en était pas une, on eût dit une sorte
de glossolalie.
« Mais où pouvons-nous trouver le Très-Haut ?
— Ici, là et partout ! »
Lentement, Ish-a-tar commençait à saisir le fonctionnement de l’oracle. Il
semblait qu’il fût impossible d’obtenir une réponse directe.
« Cela veut-il dire qu’elle se trouve également ici ? »
Cette fois, l’oracle n’eut aucune hésitation :
« Bien sûr.
— Comment dois-je le comprendre ? »
Ce jeu ridicule commençait à fatiguer la jeune femme. Il ne conduisait
nulle part. À moins que ? Elle se tourna vers Lamu pour obtenir de l’aide,
mais ce dernier était entièrement dissimulé par la fumée. Il avait dû
toutefois percevoir qu’elle était sur le point de renoncer parce qu’il émergea
soudain du nuage et avança dans sa direction en déclarant à l’oracle :
« Je sais que sœur Mariam est venue en ces lieux, mais aussi qu’elle en
est partie. Alors dites-nous, s’il vous plaît, comment il se peut qu’elle y soit
encore ? »
L’oracle resta muet.
Ish-a-tar et Lamu se regardèrent d’un air entendu. Puis le thérapeute
poursuivit :
« Dites-nous, je vous en prie, quelles sont nos chances de trouver place
sur un bateau en partance pour Massilia ? »
L’écho de ses paroles se répercuta dans le silence. Ils étaient sur le point
de renoncer à en apprendre davantage lorsque l’oracle s’exprima de
nouveau :
« Vous trouverez cette place avant que la journée ne s’achève et serez en
route d’ici à trois jours. Je n’ai rien d’autre à ajouter. Soyez bénis. »
Il leur fallut un certain temps pour se frayer un chemin à travers la fumée,
longer le couloir, puis grimper l’escalier qui conduisait à l’air libre. Une
fois dehors, ils réalisèrent combien cette fumée les avait étourdis. Ils étaient
comme ensorcelés et devaient se soutenir l’un l’autre. L’image d’une
femme agenouillée apparut dans l’esprit d’Ish-a-tar. Cette femme tenait un
crâne humain dans une main et un livre dans l’autre. Montant d’en dessous,
le son de tambours et de cloches jouant d’étranges motifs rythmiques les
accompagna jusqu’au port.
Alors ils virent un homme accourir vers eux et reconnurent le serviteur
de Ben Nari, qui, arrivé près d’eux, se jeta à terre en haletant :
« Je vous ai cherchés partout. Il vous faut me suivre immédiatement.
Mon maître a quitté son lit, mais nous ne le reconnaissons plus et craignons
de perdre notre travail à bord. Il ne cesse de demander après vous. Vous
devez venir pour soigner mon maître. »
Lamu ne put s’empêcher de rire.
« Relève-toi, brave homme, et va dire à ton maître que nous arrivons. »
Après s’être incliné avec force courbettes et les avoir remerciés dans un
flot confus de paroles et de gestes, le serviteur disparut par où il était venu.
Au port, toute une foule suivait le déchargement des navires. L’odeur des
épices se mêlait à celle, âcre, des peaux séchées transportées à terre et
disposées dans de longs entrepôts.
Peu après, Ish-a-tar et Lamu empruntaient la passerelle de l’Isis – pour la
seconde fois.

Une goutte de pluie.


J’entendis le son et perçus le choc qu’elle fit en tombant sur le milieu du
casque. On eût dit un doigt qui, venu d’en haut, frappait légèrement le
sommet de mon crâne.
Je levai la tête afin de voir d’où elle était tombée. À cet instant, une autre
goutte arriva. Elle provoqua comme une explosion en touchant la glande
pinéale, au milieu du troisième œil.
Ouverture.
Immédiatement, je compris qu’il s’agissait des deux moments initiatiques
du baptême qui annonçait ma nouvelle vie. La troisième et dernière étape
était encore à venir. Mon cœur cependant éprouvait clairement la
signification et le dessein de ce baptême.
Soudain, je compris la vérité dissimulée derrière la légende du Graal qui
affirme que celui-ci correspond à une pierre précieuse tombée de la tiare
que portait l’ange rebelle, Lucifer, lorsqu’il fut expulsé du paradis. Cette
pierre précieuse symbolise le troisième œil et la conscience monadique que
nous possédons tous avant de nous incarner dans cette vie-ci. Je compris
que le porteur de lumière, Lucifer, correspond à l’homme archétypal qui a
perdu sa vraie vision et la conscience de sa véritable origine : la certitude
que nous sommes tous les enfants de la Source céleste, Dieu – ou ʘ. Et
lorsque le vieux mythe cathare dit que sainte Esclarmonde, durant le siège
mené par l’Inquisition, jeta le Graal, la pierre de Lucifer, dans la montagne
afin d’empêcher qu’elle ne tombât entre de mauvaises mains, alors il
propose une interprétation allégorique de l’une des vérités les plus
profondes et les plus importantes qui soient sur la condition de l’homme,
sur son potentiel, son sens, son but.
« Comment allez-vous ? »
Le visage de Bart s’encadra dans l’entrée. Mon corps tout entier était
aussi léger qu’une plume. Je percevais autour de moi une activité électrique
vivifiante. Je ne pus pourtant trouver aucun mot pour décrire la situation.
« Vous avez l’air d’aller à merveille. Êtes-vous prêt à poursuivre plus
avant dans la grotte ? », demanda-t-il d’un ton légèrement soucieux.
Je devais avoir l’air idiot, accroupi ici, un sourire transfiguré sur le visage
et un casque éraflé sur la tête. Reprenant mes esprits, je tentai de dire
quelque chose. Les mots me manquèrent. Alors je lui envoyai une pensée en
lui demandant de ne pas s’inquiéter. Aussitôt, un sourire éclaira également
son visage et Bart se retira, me laissant assis ici en paix. Dans le silence qui
suivit, j’entendis une voix murmurer :
« Tu as trouvé ce que tu cherchais : le cœur de ton véritable mont
Carmel. »
Ce fut un moment incroyable. Chacune des cellules de mon corps était
emplie de joie. Je compris que chaque être correspond à un champ
d’énergie sensible, dans lequel affluent constamment de nombreux pouvoirs
différents qu’il ne peut toujours transformer ou identifier. Je compris aussi
que la capacité, la volonté, le courage de reconnaître et éveiller ces pouvoirs
jouaient, selon leur degré, un rôle décisif dans leur manifestation ou leur
forme d’expression en l’homme. À cet instant précisément, je me laissai
emporter par le flot, et pour la première fois de ma vie, et plus que jamais,
je me sentis en accord avec ce qui était réel en moi. Pour la toute première
fois, je me sentis en accord, à un niveau supérieur, avec la tâche que j’avais
accepté d’assumer avant d’être envoyé dans la réalité terrestre. Tout ce que
l’ange m’avait dit s’ouvrit dans mon être intérieur et, assis là dans la
caverne, je réalisai que la transfiguration de la certitude en moi consistait
peut-être en cet unique élément :
La Grâce.
Je proférai silencieusement la prière araméenne du Ciel, remerciai l’ange
et me glissai à l’air libre.
Au-dehors, Bart était plongé dans une bienheureuse médiation. Ba-Bé me
sourit, comme si elle était parfaitement consciente de ce que je venais de
vivre. M’embrassant sur le front, elle se glissa à son tour dans la grotte.

Ben Nari les reçut dans son salon. C’était un homme complètement
différent et lorsqu’il s’exprima, on eût pu penser qu’il s’agissait d’un
étranger :
« Le vaisseau Isis sera déchargé dans un jour ou deux. Puis il lèvera
l’ancre et fera voile vers Massilia sans nul autre bien à bord que ceux qui
sont à la recherche de la sainte Mariam Magdal. J’espère que vous
compterez parmi les passagers. »
Le marchand fit un pas en direction d’Ish-a-tar et déclara avec sincérité :
« Grâce à toi, un nouvel être humain est né la nuit dernière. Cet être
humain qui se tient en cet instant devant toi voudrait en toute humilité te
donner ne serait-ce qu’une fraction de ce que tu lui as offert. Puisque nous
n’aurons aucun chargement, nous pourrons effectuer le voyage avant que ne
débutassent les orages de l’automne. »
Il s’agenouilla devant elle. La jeune femme posa les mains sur ses
épaules :
« Lève-toi, aujourd’hui la prière de l’homme a été entendue par Dieu. »

« Continuons-nous ? »
Se levant, Bart s’approcha et s’assit sur un rocher près de moi.
« Je ne crois pas, répondis-je. Seulement si Ba-Bé le souhaite. J’ai trouvé
ce que je venais chercher. Que pourrions-nous découvrir plus loin ? »
Bart se gratta la nuque, comme s’il ne comprenait pas réellement
pourquoi je ne souhaitais pas en voir plus, alors que nous avions pris la
peine de grimper jusqu’ici. Puis il déclara :
« Après avoir rampé sur environ cinq mètres, le long d’un étroit boyau,
on arrive dans une vaste salle d’à peu près quinze mètres de diamètre et
vingt de hauteur. Là, deux ouvertures situées de part et d’autre de cette salle
donnent sur un réseau complexe de passages dans lesquels on peut marcher
des heures durant. Je n’ai pas la moindre idée de l’ampleur et de la
destination de ce réseau, et j’ignore même si quelqu’un le sait. Lors de
précédentes explorations, je me suis arrêté lorsque je suis arrivé au bout de
ma corde de sécurité. Mais je suis persuadé qu’on peut vraiment s’y
perdre. »
Bart se tut. Nous contemplions l’entrée de la grotte en attendant le retour
de Ba-Bé.
Je ne pus m’empêcher de penser que la grotte que le guide venait de
décrire était une image de la nécessité latente qu’éprouvait l’homme de tout
compliquer, comme une sorte de matrice de notre besoin névrotique de nous
perdre chaque fois que nous étions incapables de faire la différence, ou que,
pour une raison ou une autre, nous ne le voulions pas. Je sais qu’il est sans
doute possible que ce que j’ai vécu dans cette antichambre contînt l’essence
de tout ce que j’étais capable en cet instant d’avoir en moi. Et j’avais
également conscience que cette expérience relevait d’un plan destiné à me
faire sortir de ma cachette, laquelle m’avait certainement jusque-là empêché
d’être trouvé par Dieu.
Quoique je me sentisse parfaitement centré et que mon cœur fût calme, je
percevais aussi combien j’étais sensible et vulnérable. J’éprouvais la
sensibilité et la vulnérabilité de l’humanité tout entière. De songer à ce que
nous faisions subir à nous-mêmes et aux autres, au gâchis de toutes les
qualités et possibilités suprêmes en nous, me plongea dans une infinie
tristesse.
D’un geste, j’écartai cette tristesse. À quoi servait-elle ? Je préférai suivre
une subite envie de tenter une fois de plus l’expérience du chariot de feu.
Fermant les yeux, je m’enfonçai dans ma respiration et décrivis brièvement
mon but, lequel était cette fois-ci un patient cloué au lit avec lequel j’avais
travaillé au Danemark durant un temps. J’eus une sensation de picotements
sur le front et me retrouvai aussitôt assis au chevet du malade. Mon patient
eut un cri de surprise : « Que faites-vous ici ? » Comme si ce fut là la chose
la plus naturelle au monde, je posai ma main gauche sur sa poitrine et
m’entendis juste après dire : « Je vous honore. Je vous respecte. Je vous
aime. Soyez guéri ! » Je retirai ma main et me retrouvai une fois encore
devant la grotte secrète de Montségur, dans les Pyrénées.
Ma main gauche était chaude, la droite froide. C’était une étrange forme
de précision. Pragmatique. Et le Soi qui avait prononcé les paroles n’était
pas mon petit Soi, mais quelque chose de plus grand et d’inexplicable. Tout
cela ne prit que quelques instants, et me laissa songeur et empli de
gratitude. Je demeurai assis un moment, avant de décider d’entrer en
contact avec Sylvia. Après avoir accompli l’acte simple et nécessaire de
concentration et ayant ressenti le picotement familier sur le front, je me
retrouvai devant Sylvia. Cependant, nous n’étions pas dans son salon de
Charlottenlund, au Danemark, mais dans un espace flottant et informe.
Elle m’accueillit avec un sourire :
« Vous voyez, vous ne devriez pas jouer avec le feu. »
Son rire doré emplit l’espace éthérique d’une vivifiante électricité.
« N’oubliez pas Vénus », murmura-t-elle.
Puis elle disparut et je me retrouvai une nouvelle fois sur la montagne de
Montségur.
Vénus ?
Si proche et pourtant si lointaine.
Dans quelle direction devais-je aller à présent ? Les questions que
j’aurais souhaité poser à Sylvia étaient innombrables, mais apparemment le
moment n’était pas venu. Il y avait tant à se rappeler, et tant à comprendre
afin d’assembler le puzzle. Si jamais il s’agissait d’un puzzle. À cet instant,
je me souvins que Sylvia m’avait incité à visiter l’église de Montségur.
Peu après, Ba-Bé parut à l’entrée de la grotte, visiblement marquée, elle
aussi, par l’expérience.
Bart la regarda attentivement. Puis il me considéra d’un air interrogateur,
et je sus ce qu’il avait en tête. Je demandai donc à Ba-Bé si elle souhaitait
aller plus loin dans la caverne. Immédiatement, elle répondit :
« Pourquoi ? Nous avons déjà obtenu ce que nous venions chercher,
non ? »
Perdu, Bart nous regarda tour à tour. Je ne pus m’empêcher de sourire
devant le style direct de ma compagne.
« Voilà qui clôt l’affaire, je crois », dis-je au guide.
Nous entreprîmes alors la descente, qui se révéla plus difficile et plus
dangereuse encore que la montée. La seule différence étant que j’éprouvais
désormais une énergie bien plus grande.
Nous arrivâmes en bas entiers, fatigués et en sueur, mais avec une
énergie complètement nouvelle et différente de celle que requiert
habituellement l’escalade d’une montagne. Nous étanchâmes notre soif
avec quelques canettes de bière tiède, avant de reconduire Bart à
Roquefixade.
Nous le réglâmes, le remerciâmes pour son aide et, une fois de plus,
partîmes en direction de Montségur.
« Nous n’avons qu’un seul problème, déclarai-je.
— Lequel ?, s’enquit nonchalamment Ba-Bé.
— Trouver la clé de l’église.
— Oh, ça, pas de problème. »
Je la regardai. Comme à son habitude, elle avait étendu ses jambes sur le
tableau de bord, au-dessus de la boîte à gants, et regardait défiler le
paysage.
Je me garai devant chez René. Avant même que je n’ôtasse ma ceinture
de sécurité, Ba-Bé sortait de la voiture.
« Va jusqu’à l’église. Je te rejoins très vite. »
Puis elle partit. Debout sur la route, je tentai de l’apercevoir, en vain. Je
me mis à marcher dans le village. La distance entre la maison de René et
l’église n’était pas grande, et bien que je prisse mon temps, il ne fallut guère
plus de dix minutes avant que je ne parvinsse au petit jardin qui s’étendait
devant l’édifice. Je ne pouvais voir la porte, cachée par l’ombre des arbres,
et j’étais sur le point de m’asseoir lorsque j’entendis la voix de Ba-Bé :
« On entre ?
— Sacré nom… ! Comment diable as-tu eu cela ?
— Grâce aux nornes », répondit-elle en riant mystérieusement.
À l’évidence, elle ne m’en dirait pas plus, mais je ne pus m’empêcher de
me demander ce qu’elle savait des trois nornes qui représentaient le passé,
le présent et le futur, et dont je connaissais intimement l’existence, ici, à
Montségur. Toutefois, je ne le lui demandai pas.
En tournant dans la serrure, la clé émit un son rouillé et grinçant. Nous
nous aidâmes mutuellement à pousser la porte, qui gémit tant sur ses gonds
qu’il apparut clairement qu’elle n’avait pas été ouverte depuis longtemps.
Une âcre odeur de craie et de moisi nous accueillit. L’obscurité était totale.
Je trouvai un interrupteur sur ma droite, qui alluma une ampoule nue,
laquelle se révéla être l’unique éclairage de l’église.
Nous entrâmes.

À l’aube d’un matin d’automne, l’Isis parvint enfin à Massilia au terme


de vingt-six jours d’une périlleuse navigation.
Nul n’avait le droit de quitter le navire sans l’autorisation fournie par un
fonctionnaire du proconsul romain. Une grande partie de la journée se passa
sans qu’arrivât la moindre information. Ben Nari envoya un messager au
palais d’Hérode, dans le quartier juif de la ville. Le stratagème fonctionna.
Les deux hommes avaient été en affaires à maintes reprises au cours des
années passées. Les passagers débarquèrent une heure plus tard, pourvus de
tous les permis requis. En outre, Ben Nari et son entourage avaient été
conviés à dîner avec Hérode lui-même, venu à Massilia se reposer.
« Voulez-vous être mes hôtes et vous joindre à moi ? », demanda le
marchand à Ish-a-tar et Lamu.
Ainsi allaient-ils être logés et invités à dîner chez l’homme le plus riche
de la ville.
Hérode était un homme bien fait, dans la force de l’âge et dont les traits
manifestaient l’ascendance juive aristocratique. Il parut surpris à la vue du
nouveau Ben Nari, lequel ne ressemblait en rien à son ancien Soi plein de
suffisance et aux mœurs légères. Hérode, qui savait lui-même apprécier une
bonne occasion, avait néanmoins toujours aimé le marchand, à tout le moins
parce que ce dernier était le plus futé et le plus vorace de tous. Quiconque
se trouvait en compagnie de Ben Nari passait aussitôt pour un saint.
Éprouvant un certain embarras, Hérode prit dans ses bras le grand
marchand, qui paraissait désormais être l’humilité en personne, lui
témoignant une joie authentique. Quoiqu’il s’interrogeât sur la situation,
Hérode ne parvenait tout simplement pas à comprendre.
Ben Nari était la vertu même, et s’il pouvait douter de sa sincérité, son
hôte devait admettre que la gratitude et la modestie dont le marchand faisait
preuve à l’égard de ses deux invités étaient d’une indubitable authenticité.
« Hérode, mon cher ami, déclara Ben Nari. Laisse-moi te présenter ces
deux thérapeutes à qui je dois la vie. »
Il appela Ish-a-tar et Lamu, qui s’avancèrent devant Hérode et le
saluèrent comme on salue un personnage royal.
« Bienvenue à vous qui êtes vêtus de blanc », dit Hérode en les invitant à
passer à table.
Peu après, conformément à la tradition romaine, ils s’allongeaient sur des
couches disposées autour d’une table abondamment pourvue et lorsque
Hérode tapa dans ses mains, quatre musiciens se mirent à jouer doucement.
« Soyez mes hôtes et mangez de bon cœur », déclara le maître des lieux
en riant, tandis qu’il détaillait Ish-a-tar avec curiosité.
À l’évidence, il avait remarqué sa beauté. Ils mangèrent en silence
jusqu’à ce qu’Hérode demande :
« Qu’est-ce qui vous amène en Gallia narbonensis ?
— Une sainte femme du nom de Mariam Magdal, répondit le marchand.
Sais-tu où nous pourrions la trouver ? »
Hérode regarda son ami avec surprise :
« Que voulez-vous d’elle ?
— Nous désirons ardemment la rencontrer. La connais-tu ? »
Hérode acquiesça :
« Je peux l’affirmer puisque c’est à bord de l’un de mes navires qu’elle
est arrivée en Gallia narbonensis. Mais dites-moi ce que vous attendez
d’elle.
— Eh bien, ce sont surtout mes deux amis ici présents qui la cherchent.
On raconte tant d’histoires sur cette Mariam Magdal que l’envie m’est aussi
venue de la rencontrer. »
Hérode s’adressa alors directement à Ish-a-tar :
« Qu’espères-tu de Mariam Magdal ? »
Posant sa tranche de pain sur la table, la jeune femme réfléchit à la
question. Après quelques instants, elle répondit :
« Tout. Mon plus ardent désir est de devenir l’élève de cette femme. »
Éprouvant un malaise grandissant devant Ish-a-tar, Hérode était
impressionné par cette femme aussi remarquable que belle.
« Ne vous ai-je pas déjà rencontrée ? »
Le ton de la question n’augurait rien de bon. Lamu se tendit et Ben Nari,
qui s’était soulevé sur un coude, parut tout aussi gêné de la situation. Il
intervint alors en posant une autre question, destinée à dissiper les tensions :
« Je ne crois pas. Sœur Mar-Iona n’a jamais quitté Alexandrie. »
La réponse sembla momentanément détourner l’attention d’Hérode, qui
dissimulait à peine l’intérêt qu’il portait à Ish-a-tar.
« Je suppose que danser serait inconvenant, déclara-t-il. J’ai ici quelques-
unes des meilleures danseuses de la Gaule. »
Embarrassé, Ben Nari secoua la tête :
« Non, non, pas besoin de danse. Dînons. Maintenant, parle-nous de
Mariam Magdal. »
Hérode se souleva sur ses coussins.
« Mariam Magdal est la femme la plus instruite que j’ai jamais
rencontrée. Pour autant que je sache, elle connaît mieux que n’importe quel
homme les secrets les plus profonds et les sciences les plus hautes.
Toutefois, rares sont ceux qui comprennent son enseignement, lequel
s’inscrit dans le prolongement de la sagesse diffusée par le célèbre mage et
messie Yeshoua ben Yoasaph. Elle prophétise et prêche, soigne et enseigne.
La Prédication de Marie-Madeleine, René d’Anjou (1408-1480).
— Est-elle ici à Massilia ?
— Il semble qu’elle vive non loin d’ici. Cependant, j’ignore moi-même
en quel endroit parce qu’elle mène une vie fort retirée. Voilà un moment
que nul ne l’a vue, ni n’a entendu ses leçons. On dit qu’il y a même parmi
ses élèves des aristocrates, des rabbins, des druides et jusqu’à des
alchimistes. Selon certains, elle habiterait dans un château mis à sa
disposition par un prince vassal, au sud de Narbo Martius 11. D’autres
affirment qu’elle occupe quelques grottes désolées dans la campagne. Mais
j’enverrai demain des messagers afin d’en savoir plus.
— Narbo Martius est-elle loin d’ici ? »
Ish-a-tar se redressa. Hérode la regarda comme s’il était sur le point de
renoncer à toute inhibition. La robe blanche de la jeune femme, cependant,
le retint :
« Narbo Martius se trouve à quelques jours de voyage. C’est l’une des
plus grandes et plus anciennes colonies juives de la Gallia narbonensis et de
toute la Gaule. Quoique j’y aie des vignes, je n’y suis jamais allé. On dit
que c’est plutôt supportable. Le vin de mes vignes n’est pas mauvais. C’est
tout ce que je peux affirmer avec certitude. Et nous remercions les
puissances du Ciel. Dieu merci, nous ne sommes pas et ne serons jamais
romains. Toutefois, c’est au pouvoir qui siège à Rome que nous devons
notre sécurité. »
À ces mots, Ish-a-tar se souvint des mots de Salomé : « Il est toujours
possible de choisir entre ROMA et AMOR. »
Il lui fallait à présent refréner son impatience et attendre le lendemain
matin.
17

Refermant la porte derrière nous, nous nous tînmes sous la faible lumière
que projetait l’unique ampoule, laquelle n’éclairait qu’une partie de la petite
église.
Je la vis immédiatement. Placée sur un piédestal, contre un pilier de l’aile
gauche.
Jeanne d’Arc ?
Je me dirigeai directement vers la statue et déchiffrai la plaque de cuivre,
sur le socle. Ainsi que je le soupçonnais, il s’agissait de Jeanne d’Arc. Et ce
n’était guère sa faute si l’église ne servait plus. Sans doute y avait-il un lien
avec ma quête puisque Sylvia avait non seulement mentionné la Pucelle,
mais encore signalé dans le même temps qu’il me fallait visiter cette église.
Existait-il un lien spécifique entre cette sainte et le village ?
Je tentai de me rappeler si j’avais vu une figure similaire dans d’autres
églises, mais en vain.
Et soudain, cela me revint. J’avais déjà eu l’occasion d’en contempler
une lorsque le Voyant et moi-même avions visité Rennes-le-Château pour la
première fois, il y avait de cela des années. La statue se trouvait dans une
petite chapelle en verre que le célèbre abbé Saunière avait fait construire
avec la villa Bethania, au début du siècle précédent. L’histoire de l’abbé, qui
avait découvert une chose si précieuse lors de la restauration de l’église
Rennes-le-Château qu’il en devint dès cet instant fort riche, est très
largement connue. Tout au moins par les millions de lecteurs de L’Énigme
sacrée 12. Malgré d’innombrables tentatives, personne n’est encore parvenu
à résoudre le mystère de cette découverte ni à percer l’origine de la fortune
du prêtre.
La chapelle en verre de l’abbé Saunière, villa Bethania, Rennes-le-Château (notez les statues de Marie-Madeleine et de Jeanne
d’Arc).
La chapelle de verre a été construite à l’époque où l’abbé Saunière avait
eu temporairement interdiction de dire la messe à l’intérieur de l’église, en
raison de différends avec son évêque. La légende veut que des personnalités
de renom, à l’exemple de la diva Emma Calvé, soient venues de loin pour
assister aux messes que l’abbé célébrait dans la chapelle. En quoi ces
messes étaient-elles si populaires ?
Lorsque nous avions visité la chapelle, le Voyant et moi-même, plusieurs
verrières manquaient, et l’intérieur était visiblement marqué par le vent, les
intempéries, le passage du temps. Ce qui, en un sens, ne faisait que
souligner l’atmosphère du lieu. Comme presque tout à Rennes-le-Château,
la chapelle est consacrée à Marie-Madeleine, ainsi qu’en témoigne la belle
et grande statue placée sur l’autel. Pour autant que je m’en souvienne, la
sculpture représentant Jeanne d’Arc était placée sous celle de Madeleine.
Existait-il également, me demandai-je, une statue de Madeleine dans
l’église de Montségur ? Ou celle d’une Madone noire ? Mes sources
affirment que Jeanne d’Arc apparaît chaque fois en compagnie de
Madeleine ou d’une Madone noire.
Je remontai l’aile, mais n’aperçus que les habituelles représentations de
saint, à l’exemple de Notre-Dame de Lourdes, François d’Assise, Thérèse,
Joseph, ou encore de la mère de la Vierge Marie, Anne. Alors que je lançai
un rapide regard en direction de l’autel, je ne pus en croire mes yeux.
Sur une estrade, sous un auvent encadré de part et d’autre par trois
candélabres, au centre de l’autel, se dressait une Madone noire à l’Enfant –
d’un noir parfait et dorée à la feuille. Mes sources semblaient avoir eu
raison. Quel lien, en revanche, unissait la Madone et Jeanne d’Arc ?
Sur la gauche de l’autel, j’aperçus la sculpture d’une jeune fille. Aucun
nom n’était inscrit sur le socle. Était-elle censée incarner Madeleine ?
En détaillant plus attentivement l’autel, je fus surpris de découvrir au
plafond, au-dessus de la Madone noire, une fresque qui représentait un
symbole occulte : une pyramide en feu à l’intérieur de laquelle apparaissait
le tétragramme YHVH, sur un fond bleu pâle. La pyramide en feu est
présente dans d’autres contextes ecclésiastiques, toutefois je ne l’avais
jamais vue mise en scène de la sorte. Au-dessus de la partie gauche de
l’autel était peinte une jeune femme noire, accompagnée d’une jeune fille
également noire. Au-dessus de la partie droite apparaissait un homme blanc.
Quoi qu’il se fût passé dans cette église, ceux qui en ont conçu la
décoration ont vraisemblablement travaillé à partir d’une idée précise.
À moins que ce ne fût le résultat d’un sens de l’humour pour le moins
singulier, ou encore, tout simplement, d’une confusion religieuse.
Je poursuivis mes investigations, mais dans un premier temps ne trouvai
rien de remarquable. Seuls les fonts baptismaux situés près de la porte
d’entrée présentaient un intérêt, en raison de leur forme évoquant la coupe
du Graal. Mais il était difficile d’affirmer qu’ils fussent différents de
n’importe quels autres fonts baptismaux.
L’intérieur de l’église de Montségur.
Jeanne d’Arc, la Madone noire et Mariam, dans l’église de Montségur.
À cet instant, je me retournai et vis Ba-Bé qui souriait derrière moi en
pointant du doigt le sol de pierre. Baissant les yeux, je sus immédiatement
que les décorateurs avaient été parfaitement conscients de ce qu’ils
accomplissaient.
Juste devant la porte, sculptés sur les dalles, apparaissaient deux
losanges.
Ils se chevauchaient, créant ainsi un troisième losange, tout comme deux
cercles superposés créent une mandorle : cette forme en amande qui
symbolise Vénus et le vagin.
Alors que j’étais en train de songer qu’il nous fallait nous rendre à
Rennes-le-Château, Ba-Bé déclara :
« Pourquoi n’irions-nous pas à Rennes-le-Château ? »
Mandorle de l’église de Montségur.
Peu après, nous nous retrouvâmes dans la voiture, en route pour le village
de l’abbé Saunière, et je me demandai pourquoi Ba-Bé avait proposé que
nous y allions, précisément à cet instant. Bien qu’elle fût une parfaite
étrangère, que je ne connaissais que depuis deux jours, tant d’événements
saisissants s’étaient produits entre nous durant ce temps qu’il me semblait
que nous nous connaissions véritablement à un niveau plus profond. Elle
demeurait pourtant une étrangère pour moi, au sens concret du terme.
C’était un vrai paradoxe.
D’où venait-elle et que voulait-elle de moi ?
Si elle correspondait à la vierge évoquée par Sylvia, était-ce le comité là-
haut qui l’avait envoyée vers moi ? Et quel était le fin mot de l’histoire ?
Je ne pus m’empêcher de penser qu’elle était peut-être un guide qui me
montrait les signes que je ne pouvais voir, ainsi qu’elle en avait fait la
démonstration dans l’église de Montségur. Et voilà que nous étions en route
pour Rennes-le-Château.
Nous traversâmes Quillan. Alors que nous abordions la dernière courbe
qui aboutit à Couiza, j’accélérai. Les réponses viendraient bientôt. Elle ne
pouvait continuer à me dissimuler sa véritable identité.

Ils furent réveillés au milieu de la nuit. Ben Nari en personne, vêtu de sa


seule tunique, se tenait sur le seuil de la chambre d’hôte où logeaient Ish-a-
tar et Lamu. Le marchand paraissait préoccupé :
« Vous devez immédiatement reprendre la route. Partez avant l’aube.
— Que craignez-vous tant ?, interrogea Lamu, lui-même légèrement
soucieux.
— Hérode. Je ne le connais que trop bien, et je l’ai vu dans ses yeux. Il
veut Ish-a-tar et lorsqu’il veut une chose, il la prend tout simplement. L’un
de mes serviteurs va vous emmener chez une personne qui connaît la région
au sud de Narbo Martius. Je l’ai déjà avertie que vous étiez en chemin.
— Vous ne venez pas avec nous ?, demanda Lamu.
— Non, je dois demeurer ici pour tenter de détourner Hérode de son idée.
Je vous rejoindrai plus tard. »
Tous trois se séparèrent amicalement, et avant que le soleil ne fût levé,
les deux thérapeutes quittaient Massilia en compagnie d’un homme juif
d’âge moyen, négociant en vin, que Ben Nari avait payé pour qu’il les
conduisît vers le sud. Ils choisirent d’emprunter des voies peu connues, non
seulement pour que les hommes d’Hérode ne pussent les retrouver, mais
aussi parce que la Via Domitia qui s’étendait de Rome jusqu’au sud de
Narbo Martius était rude pour les jambes de leurs montures.
En dépit d’un orage – chose relativement courante à l’automne en
Gaule –, ils atteignirent Narbo Martius en deux semaines. Ish-a-tar insista
pour poursuivre le voyage, mais le guide les convainquit de rester en ville,
le temps de trouver quelqu’un qui sache où demeurait sœur Mariam.
La taille de Narbo Martius ainsi que tous les équipements dont le lieu
était pourvu résultaient d’une présence romaine remontant à plus d’un
siècle. Et quoique la ville fût située dans une province romaine et
essentiellement habitée par des Romains, elle abritait également dans son
enceinte une vaste communauté juive. Ce fut dans ce quartier que le
négociant les conduisit. La ville bourdonnait d’une vivante activité, chacun
vaquant à ses affaires, aussi les voyageurs passèrent-ils inaperçus.
Ils dénichèrent une auberge où leurs montures et eux-mêmes purent
trouver du repos, pendant que le négociant partait à la recherche de quelque
parent qui puisse les aider dans leur quête.
Alors qu’ils étaient assis dans l’auberge, observant le tohu-bohu au-
dehors, Ish-a-tar, rassemblant en son cœur tous ses pouvoirs afin d’obtenir
un signe, aperçut soudain un homme d’âge moyen de l’autre côté de la
place. Celui-ci portait une robe évoquant fortement la tenue blanche des
prêtres chaldéens, dont le devant était orné de broderies caractéristiques
représentant un lion, un taureau, un aigle et un ange.
« Quand tu ouvres ton cœur et que tu t’adresses à ton espace intérieur le
plus intime, une réponse arrivera toujours », avait déclaré Salomé. Ce dont
elle faisait à présent l’expérience.
« Vois-tu ce que je vois ? », demanda-t-elle à Lamu, comme pour
s’assurer que l’homme n’était pas un rêve.
Lamu regarda Ish-a-tar d’un air interrogateur :
« Le Chaldéen ?
— Il vaut mieux, sans doute, que ce soit toi qui ailles lui parler. Je suis
sûre qu’il sait où se trouve sœur Mariam. »
Assise sur sa chaise, la jeune femme vit son compagnon saluer le prêtre,
dont l’expression se fit plus soucieuse à mesure que progressait la
conversation. Lorsque ce dernier secoua la tête, Ish-a-tar faillit se lever et
courir vers les deux hommes. Mais elle préféra prendre une grande
inspiration. « La foi, la foi et toujours la foi. » Tel était ce que lui répétait
Salomé. C’était maintenant ou jamais.
Le Chaldéen regarda dans la direction de la jeune femme, et ce regard fut
comme un feu pur et brûlant pénétrant jusqu’au plus profond d’Ish-a-tar.

La boîte de vitesses protesta lorsque je passai en seconde pour entamer la


montée de cinq kilomètres qui conduit à Rennes-le-Château. Compte tenu
de l’époque de l’année, le trafic était plus dense qu’à l’accoutumée. Peu
après, nous entrâmes dans la ville et trouvâmes un parking. Je fus heureux
de constater que seule une autre voiture y était garée.
Nous nous rendîmes directement à la maison de l’abbé Saunière, qui, tout
comme la villa Bethania et la tour Magdala, est aujourd’hui un musée
évoquant le mystère et l’hypothétique trésor du curé. J’achetai les billets et
montai immédiatement au premier étage, par où l’on accède au jardin et à la
chapelle de verre, situés à l’extérieur de la villa Bethania, cependant que
Ba-Bé visitait l’exposition installée au rez-de-chaussée de la maison
originelle de l’abbé.
Lorsque je pénétrai dans le jardin, une première surprise m’attendait.
Complètement modifiée, la chapelle avait fait l’objet d’une restauration et
présentait de nouvelles verrières. Je m’y ruai littéralement et ouvris
brusquement la porte. L’intérieur était propre et fraîchement peint. Les
statues de Marie-Madeleine et de Jeanne d’Arc avaient disparu. Revenant
en courant à la billetterie, je demandai à la femme si elle savait où avaient
été emportées les sculptures. Elle l’ignorait, et ne semblait pas même
connaître leur existence. Je doutai soudain de les avoir jamais vues dans la
chapelle. Pourtant elles y avaient bel et bien été. Qui les avait enlevées, et
pour quelle raison ? Quelle différence cela faisait-il ? En quoi était-ce si
important ?
Tout bien pesé, les circonstances extérieures ne m’intéressaient que dans
la mesure où elles permettaient de se libérer d’une expérience intérieure ou
de la reconnaître. Quelque chose me dit pourtant que ces statues avaient
compté pour l’abbé Saunière et le culte dans lequel il paraissait avoir été
impliqué, et que ce fait-là précisément constituait non pas un indice
conduisant à quelque trésor matériel, externe, mais plutôt un élément de
connaissance essentiel portant sur les capacités de l’homme dans le
domaine spirituel. J’étais toutefois convaincu d’une chose : Marie-
Madeleine et Jeanne d’Arc étaient, sous une forme ou une autre, des
composantes significatives de cette connaissance.
N’ayant plus rien à découvrir à Rennes-le-Château, je revins dans le
musée afin d’y retrouver Ba-Bé. Je ne la vis ni en haut, ni en bas.
Remontant une fois encore, je traversai le jardin jusqu’à la tour Magdala,
mais la jeune femme n’était présente ni dans la tour ni sur la terrasse.
Retraversant rapidement le jardin et la chapelle de verre, je me rendis à la
villa Bethania.
Personne.
Je retournai à la billetterie et, sur le chemin, croisai un couple de
personnes âgées auxquelles je demandai s’ils avaient aperçu une jeune
femme correspondant à la description de Ba-Bé.
Rien.
La femme de l’accueil fut incapable de dire si elle avait vu ou non passer
Ba-Bé. La panique commençait à s’emparer de moi.
Je décidai de me rendre à l’église et demandai à la femme de l’accueil
d’informer Ba-Bé que je l’attendrai sur le parking, si jamais elle la voyait.
M’étant assuré que ma compagne ne se trouvait pas dans l’église, je me
dépêchai de rejoindre la voiture. Personne là non plus.
J’ouvris la porte de toilettes publiques en criant son nom. Nulle réponse.
Je repartis en courant vers le musée pour voir si elle n’était pas à la
boutique de souvenirs. Personne ne l’avait aperçue. Sans doute devait-elle
être à la librairie. Complètement hors d’haleine, j’ouvris la porte et faillis
basculer jusqu’au bas de l’escalier qui y menait.
« Avez-vous vu une jeune femme d’environ vingt-huit ans ? Grande,
mince et blonde ? », bredouillai-je en tentant de reprendre mon souffle.
Mon cœur battait si fort que j’eus l’impression que toute la librairie pouvait
l’entendre.
L’air absent, le jeune homme répondit sèchement :
« Elle était là il y a un instant. »
Je poussai un soupir de soulagement. Donc il ne lui était rien arrivé. Cela
dit, qu’aurait-il bien pu lui arriver ?
Tout en écrivant dans un carnet, il ajouta alors d’une voix neutre :
« Elle a acheté une carte de Durban-Corbières. »
Je le remerciai et retournai au parking à travers les rues étroites.
Pourquoi, me demandai-je, Ba-Bé avait-elle besoin d’une carte de Durban-
Corbières ? Jamais auparavant je n’avais entendu parler de l’endroit.
Ne la voyant toujours nulle part, je décidai d’attendre à l’intérieur de la
voiture. Elle ferait bientôt son apparition.
Ce ne fut qu’une fois installé sur le siège conducteur que je l’aperçus,
coincée tel un ticket de parking derrière un essuie-glace.
La carte. J’éprouvai de l’inquiétude.
Ouvrant rapidement la portière, je m’en emparai.
C’était bien une carte de la région Durban-Corbières – Leucate.
Je la dépliai frénétiquement. Elle couvrait toute la zone au sud de
Narbonne jusqu’à Perpignan. Que voulait-elle faire d’une carte de cette
région ? Et pourquoi l’avait-elle laissée ici ? Je m’apprêtais à la replier
lorsque je remarquai qu’un trait de stylo encerclait le nom d’une ville.
Périllos.

Les deux hommes se quittèrent et Lamu revint s’asseoir auprès d’Ish-a-


tar.
« Bonne nouvelle, déclara le thérapeute. Ce prêtre, qui n’est pas un
Chaldéen mais un druide, et répond au nom de Gisbart, nous emmènera
demain voir sœur Mariam, qui se trouve dans un monastère du nom de
Salveterra, situé au sud à Terresalvaesche, sur un plateau qui s’étend près
de la ville d’Oppidum 13.
« N’avait-il rien d’autre à dire ? »
Ish-a-tar refrénait avec peine sa curiosité.
« C’est un homme à la parole rare. Mais tu pourras mieux que moi en
apprendre plus de lui. Il connaît à l’évidence sœur Mariam, qui, dit-il, a
quitté toute activité mondaine et passe beaucoup de temps dans le désert qui
se trouve près du monastère. Elle accueille régulièrement des pèlerins, qui,
semble-t-il, affluent en nombre croissant. La rumeur ne cesse de se répandre
à son sujet, et elle attire non seulement des juifs, mais encore des Romains,
des Gaulois, des Celtes ou des voyageurs venus du sud. Je pense que nous
pouvons lui faire confiance.
— Quand partons-nous ? »
Lamu rit :
« Tu es incorrigible. Nous partons aujourd’hui. Gisbart avait juste une
affaire à régler avant que nous ne nous mettions en route. »
*

Périllos !
N’était-ce pas là le nom de la serveuse du Belo Bar, à Narbonne ?
Marie Périllos.
Était-ce une coïncidence ou bien… ?
Je me mis à étudier plus attentivement la carte et vis qu’une route avait
été marquée. Celle-ci reliait le village de Périllos à un lieu situé non loin,
appelé La Caune et indiqué par une croix rouge. L’ensemble de la région
paraissait assez peu habité. Je découvris une autre marque, au sud de
Périllos, un peu plus difficile à dénicher. Tout à côté figurait le nom château
d’Opoul.
Je parcourus lentement du regard toute la carte, mais ne trouvai aucune
autre marque.
À l’évidence, Ba-Bé entendait me signifier quelque chose. Mais quoi ? Et
où était-elle ? Avait-elle, pour une raison ou une autre, poursuivi sa route
vers le village indiqué sur la carte ? Sans doute cette carte m’invitait-elle à
m’y rendre.

Teintant de rouge l’ensemble du paysage, le soleil se couchait derrière les


montagnes. Alors que j’attendais, j’eus l’idée de contacter Ba-Bé au moyen
du chariot de feu. Fermant les yeux, je me concentrai sur ma respiration.
« Vers Ba-Bé », murmurai-je. Le chatouillement familier sur le front fut
suivi d’un chuchotement céleste tout aussi familier qui m’enveloppa.
J’ouvris mon œil intérieur et me retrouvai dans un paysage parfaitement
désolé. Sombre, morne et envahi par le brouillard, sans personne en vue.
Une sensation d’oppression en émanait. Je murmurai une fois encore son
prénom, mais elle n’apparut pas.
En rouvrant les yeux, je vis disparaître les derniers rayons du soleil.
Tout cela n’avait-il été qu’un rêve ? La rencontre avec Ba-Bé semblait
complètement irréelle. Et voilà que ma compagne avait disparu aussi
soudainement qu’elle était apparue.
« Qui es-tu ? Qui êtes-vous tous ?, m’entendis-je dire. Parlez-moi.
Montrez-moi le chemin. »
Mais il n’y eut pas de réponse. L’unique autre présence était le vide. Tout
ce qui avait précédé n’avait-il été que le fruit de mon imagination ?
Non. L’expérience dans la grotte avait été parfaitement réelle. L’être qui
s’était adressé à moi avait été parfaitement réel. Tout comme l’expérience
lumineuse avec Ba-Bé, à Roquefixade. Aucun doute possible.
Il était désormais trop tard pour entreprendre quoi que ce soit, aussi
décidai-je de me rendre à La Valdieu, la vallée de Dieu, juste au-dessous de
Rennes-le-Château, où je savais pouvoir trouver un petit hôtel.

Ils se mirent en route quelques heures plus tard. Ainsi que l’avait dit
Lamu, Gisbart était un homme peu disert. Ce qui n’arrêta en rien Ish-a-tar.
Dès l’instant où ils quittèrent la Via Domitia pour entrer dans une région
plus paisible, à l’ombre des chênes, elle chevaucha aux côtés du druide.
« Excusez-moi de m’imposer ainsi. Je ne connais rien à la foi des Celtes
ou des Gaulois, et ignore tout des règles suivies par les célèbres druides.
Pour ma part, j’ai été formée chez les thérapeutes d’Alexandrie, et je
pressens une parenté entre nous.
— Hm », fut l’unique réponse de Gisbart, les yeux fixés sur le chemin
devant lui.
Semblable réponse eût pu décourager toute autre personne qu’Ish-a-tar.
La jeune femme n’y vit qu’un encouragement à poursuivre :
« Votre robe ressemble à celle des Chaldéens. Comment cela se fait-il ? »
Gisbart tourna son visage vers la jeune femme, qu’il dévisagea
attentivement. Leurs yeux se rencontrèrent et Ish-a-tar perçut dans ceux de
Gisbart un profond sentiment de chaleur. Elle sut qu’elle avait eu raison. Le
druide répondit alors :
« Les prêtres chaldéens et les druides ont coopéré en de nombreuses
occasions. Vous devriez le savoir, en tant que thérapeute. »
Ish-a-tar le regarda avec incompréhension. Gisbart reprit :
« Le savoir que détiennent les thérapeutes sur les étoiles et les plantes
vient en grande partie des Chaldéens et des druides. Ainsi que vous ne
l’ignorez pas, sœur Mariam a également été formée par les thérapeutes
d’Alexandrie. »
Ish-a-tar approuva vivement. Gisbart paraissait à présent plus aimable, et
la jeune femme crut même percevoir un sourire dans ses yeux, ce qui
l’encouragea à poursuivre :
« Dites-moi, comment est sœur Mariam ? »
L’homme réfléchit un long moment, avant de répondre à voix basse :
« Elle est différente de tous ceux que j’ai rencontrés. Elle n’est pas de ce
monde. Voilà tout ce que je peux dire. »
Le ton de sa voix indiquait sans doute possible qu’il évoquait là une
chose extrêmement singulière.
Ils se balancèrent en silence dans leur selle, puis Ish-a-tar reprit :
« Pensez-vous qu’elle puisse nous recevoir, mon compagnon et moi-
même ?
— C’est possible. Toutefois, sœur Mariam se trouve actuellement dans le
désert près du monastère où elle accomplit un jeûne de quarante jours.
Durant ces périodes-là, nul ne peut entrer en contact avec elle à l’exception
de ses sœurs les plus proches. Aucun homme n’est admis en sa présence. »
En entendant le druide, Ish-a-tar s’exclama, sans savoir d’où lui venaient
ces mots :
« Mais je suis l’une des sœurs les plus proches de Mariam !
— Nous verrons », fut sa laconique réponse.

Un immense chien apparut et accourut dans ma direction, à l’instant où je


sortais de la voiture, garée devant l’hôtel Les Labadous, à La Valdieu.
L’effrayant animal allait sauter sur moi lorsqu’une voix, émergeant de
l’obscurité, le rappela. Dans la lumière que l’entrée projetait sur le parking,
un visage se dessina.
Je retins une chambre pour une nuit et me rendis à la salle à manger pour
y dîner. L’endroit était fort confortable et un feu brûlait dans la cheminée.
Un petit homme rond, de mon âge à peu près, était assis à la grande table.
Avec un signe de tête, je m’installai en face de lui. Il eût été maladroit de ne
pas agir ainsi. Il me serra la main par-dessus la table.
« André, annonça-t-il en me secouant de nouveau la main.
— Lars », dis-je.
Parmi les verres rassemblés au milieu de la table, il en prit un et le
retourna.
« Aimeriez-vous un peu de vin ?
— Oui, s’il vous plaît, un verre de vin est exactement ce qu’il me faut.
— Qu’est-ce qui vous amène ici ? », demanda-t-il en remplissant nos
verres.
L’espace d’un instant, j’envisageai de lui parler de la disparition de Ba-
Bé. Y renonçant, je déclarai :
« Je suis en train d’achever mon dernier livre.
— Oh, répliqua-t-il avec un sourire plutôt indulgent. Vous êtes l’un de
ces écrivains qui s’efforcent de résoudre l’énigme de Rennes-le-Château,
donc ?
— Non, pas du tout. Je… »
J’hésitai. Pourquoi éprouvais-je le besoin de me justifier devant une
personne que je ne connaissais absolument pas ?
« Les livres que j’écris ont un contenu ésotérique, expliquai-je, et pour le
moment, je me rends à Périllos, un petit village sur la côte. »
Il approuva d’un signe de la tête.
« Vous y êtes-vous déjà rendu ?, s’enquit-il en témoignant soudain d’un
vif intérêt.
— Jamais, répondis-je.
— C’est un lieu peu ordinaire dont l’histoire est passionnante. La
connaissez-vous ?
— Je crains que non, et serais heureux de l’entendre. »
Subitement, j’avais totalement oublié le repas à venir. Se levant, il me fit
signe :
« Venez et prenez votre verre. De toute façon, le dîner sera servi
tardivement. »
Nous nous retrouvâmes peu après agréablement installés dans deux
larges fauteuils, près de la cheminée. Il versa à nouveau du vin et
commença :
« Pour des raisons inconnues, la région qui entoure Périllos est restée
vierge plusieurs centaines d’années. Au XVIIIe siècle encore, elle forme un
“espace vide, blanc” sur la carte que réalise Cassini, directeur de
l’Observatoire de Paris à l’époque. Aujourd’hui, Périllos est un village
abandonné, ceint de falaises et de buissons ras, de type désertique. Les
derniers habitants ont quitté les lieux à la fin de la Seconde Guerre
mondiale pour s’établir non loin, dans le village d’Opoul, où vivent encore
de vieilles familles originaires de Périllos. De tout temps considérée comme
mystique, la région a assurément été autrefois identifiée à une terre sainte.
Les ruines d’un ancien château, dit château d’Opoul, se dressent sur le
plateau qui domine le village. Plateau qui portait, il y a longtemps, le nom
de Terresalvaesche 14, la terre ointe, bénie ou déifiée. On sait également
qu’une chapelle s’élevait à l’endroit où le château fut bâti par la suite et
qu’à l’époque du Christ, un village ou des bâtiments s’y trouvaient, dont
certains avancent qu’ils correspondaient à un monastère du nom de
Salveterra. »
André marqua une pause et leva son verre :
« Eh bien, n’oublions pas de boire. »
Une lueur de bonheur éclairait ses yeux bruns. À l’évidence, il était
heureux d’avoir trouvé un auditoire passionné par ses connaissances sur la
région, lesquelles étaient manifestement vastes. Une fois que nous eûmes
dégusté le vin, il poursuivit :
« Le village ressemble encore à peu près à ce qu’il était lorsqu’il a été
abandonné. Bien sûr, les maisons se dégradent sous l’effet du temps, mais
les habitants d’Opoul s’efforcent de le préserver. L’église, qui n’est pas très
grande, est toujours intacte et le premier mai de chaque année, on y célèbre
une messe. Elle est, par ailleurs, dédiée à saint Michel, sainte Catherine et
sainte Barbe. »
Je me penchai en avant :
« Excusez-moi, quel nom avez-vous dit en dernier ?
— Sainte Barbe, répéta-t-il. Le diminutif de Barbara.
— Oui, bien sûr. »
L’espace d’un instant, j’avais cru entendre Ba-Bé, mais il arrive
généralement qu’on entende ce qu’on a envie d’entendre, tout comme on dit
généralement ce qu’on a dans le cœur.
« Ce n’est sans doute guère étonnant que Michel soit le saint préféré.
Selon une légende aussi vieille que la région elle-même, un monstre en
forme de dragon, appelé Babaos, ravageait autrefois le territoire. Le
Babaos, dit-on, venait du monde souterrain. Ses méfaits culminèrent quand
le maître de Périllos partit en croisade en 1270. Lorsque ce dernier,
également Grand Maître de l’ordre de Malte, revint de Palestine, il lui fallut
affronter le dragon afin de rétablir la paix et l’ordre. La légende veut que le
monstre ait été vaincu et soit à présent enchaîné au fond de l’une des
innombrables fosses de la région. »
Il leva une fois son verre avant de reprendre :
« De plus, le célèbre prophète Nostradamus fit une prédiction qui
concernait la commune de Tuchan, à proximité de Périllos. »
Sortant un papier de son portefeuille, il le déplia :
« Voici ce que dit la prophétie :
Au fondement de la nouuelle secte
Seront les os du Grand Romain trouuez
Sepulchre en marbre apparaoistra ouuerte
Terre trembler en Auril, mal enfoüez 15. »

Repliant le document, il rit, légèrement embarrassé par les mots qu’il


venait de lire, à la teneur assurément historique. Quant à ce qu’ils
signifiaient, c’était une autre affaire.
« Connaissez-vous dans la région un lieu-dit La Caune ? », demandai-je
en songeant à l’une des marques laissées par Ba-Bé sur la carte.
« Oui. Et ainsi que le nom l’implique, il ne s’agit pas de n’importe quelle
grotte, mais de la grotte. Pour autant que je sache, c’est et cela a toujours
été un endroit extrêmement sacré. La grotte a servi durant des milliers
d’années, et on y a fait de nombreuses découvertes intéressantes.
Notamment des sculptures remontant à 4000-3000 av. J.-C. et représentant
des sortes d’extraterrestres. C’est à La Caune également qu’a été mise au
jour la Madone noire la plus ancienne que nous connaissions.
Malheureusement, le berger qui l’a découverte l’a repeinte en blanc.
L’homme, qui vit toujours, a donné des détails sur l’endroit où se trouvait la
Madone et expliqué qu’il lui avait donné “une nouvelle couleur de peau”.
— À quel endroit se trouvait-elle ?
— Dans un petit renfoncement qu’on appelle aujourd’hui l’“autel”. Si
vous dénichez la grotte, vous découvrirez rapidement que cet “autel” est le
Saint des Saints, un site naturel accueillant divers rites et initiations. Il a été
orné, entre autres, d’antiques croix solaires 16.
— La grotte est-elle difficile à trouver ?
— On peut le dire, oui. Je dois également vous préciser que vous devrez
la localiser par vous-même. Si vous y parvenez, alors c’est qu’il devait en
être ainsi. Dans le cas contraire, je crains qu’il ne vous faille accepter l’idée
que le temps n’est pas venu pour vous. »
Nous demeurâmes silencieux un moment, puis il ajouta :
« Certains pensent que Périllos est lié à la légende du Graal. Dans l’une
des plus anciennes histoires, intitulée Perlesvaus, il est dit que celui qui
cherche le Graal doit se rendre à la “chapelle de Périllos”. Le chevalier du
Graal est l’“Élu” ou “Christ” qui se place lui-même sur le siège vacant, dit
siège périlleux, de la Table ronde. Si nous considérons que cette légende est
à l’origine liée au mystérieux personnage de Kyot, lequel, semble-t-il, vivait
à Narbonne, alors il n’est sans doute pas absurde d’évoquer la région de
Périllos. »
L’histoire d’André me donna le vertige.
Kyot, alias Kansbar, le vieux mage qui rédigea le manuscrit du Graal que
le Voyant avait placé entre mes mains. Kyot, le vieux maître que j’avais
contacté dans mes rêves, à Tolède, quelques années auparavant.
« Il y a plus », déclara André en me dévisageant avec curiosité.
J’opinai, quoiqu’il fût difficile de se faire une idée d’ensemble face à
toutes ces informations.
« Concernant le mystère de l’abbé Saunière et de Rennes-le-Château, de
nouveaux éléments sont apparus, lesquels pointent également vers Périllos.
Avant sa mort, le curé a commandé une maquette en plâtre de la région. La
topographie représentée est très précise. Deux tombes y sont placées.
— Quelles tombes ?
— Retenez bien votre souffle, lança-t-il. L’une porte le nom de Joseph
d’Arimathie, l’autre de Jésus. Malheureusement, Saunière est mort avant
que le plâtre ne fût achevé. Sa réapparition a provoqué de nouvelles
hypothèses. »
Le propriétaire, Yoke, parut dans la salle à manger, une grande marmite
entre les mains.
« Prêts pour le dîner ? »
18

Ils chevauchèrent vers l’intérieur des terres et atteignirent le monastère de


Salveterra après avoir traversé un terrain difficilement praticable deux jours
durant. Ils furent contraints de laisser leurs montures au pied des splendides
falaises de Terresalvaesche, la « Terre sainte ».
Le monastère était occupé uniquement par des femmes dont Ish-a-tar fut
surprise de découvrir qu’elles se présentaient chacune avec le titre de
Magdal, à la suite de leur nom d’initiation. Quelques très jeunes novices
recouraient à leur prénom. À l’exception de la courte cérémonie de
bienvenue, les sœurs gardèrent toutes le silence, ce qui avait pour effet
d’instaurer une atmosphère harmonieuse et contemplative.
Lorsqu’ils se furent lavés et restaurés, les voyageurs furent conduits vers
un modeste logement annexe où ils reçurent, chacun, une petite cellule.
Après la communion vespérale, Ish-a-tar s’en fut trouver la sœur
supérieure. Elle était si proche de son but qu’elle ne pouvait refréner son
impatience. Mais la sœur posa un doigt sur ses lèvres, lui indiquant par ce
geste de s’apaiser. C’était une femme d’âge mûr pour laquelle Ish-a-tar
éprouva aussitôt de la dévotion. Joignant les mains, elle donna en silence
l’expression adéquate à son visage. Voyant cela, la sœur sourit
chaleureusement et, hochant la tête avec résignation, elle s’approcha de la
jeune femme et l’embrassa sur le front. Puis elle murmura à son oreille :
« Demain. »
Toute la nuit durant, Ish-a-tar ne cessa de se tourner et retourner dans sa
petite cellule. À plusieurs reprises, elle se leva pour tenter de discerner à
travers la fenêtre cette « Terre sainte » qui baignait dans un éclat mystique
sous la pleine lune. Elle s’efforça d’imaginer le lieu où était à cet instant
sœur Mariam, et de réfléchir aux propos qu’elle tiendrait lorsqu’elle se
retrouverait face à cette femme qu’elle désirait ardemment rencontrer, et
depuis si longtemps. Ses pensées, cependant, s’égarèrent et elle chercha de
nouveau à s’endormir.

À peine venait-elle de sombrer dans le sommeil qu’une jeune novice la


réveilla. Ish-a-tar plissa les yeux devant la lumière vacillante de la lampe à
huile que la jeune fille tenait à la main. Lorsque les deux silhouettes se
glissèrent à travers le vaste atrium situé, telle une oasis, entre l’annexe et le
monastère, le plateau baignait toujours dans l’éclat de la pleine lune. La
sœur supérieure qui, la veille au soir, avait scellé d’un baiser le sort d’Ish-a-
tar, l’attendait, assise en lotus et plongée dans une profonde contemplation.
La jeune femme s’installa à ses côtés et la sœur entama peu après le rituel :
Donne-moi la force de quitter tout ce qui est ancien,
Afin que je puisse renaître parfaitement pure.
Renonçant à tout ce qui est éphémère,
Je demande la force de me vêtir de Ta robe éternelle.
Que ce qui appartient à la terre retrouve sa place sur Terre.
Que ce qui appartient au Ciel soit guidé
vers la place qui lui revient à présent.
Amen.

Elles se levèrent, et la sœur tendit à Ish-a-tar une coupe de vin non


fermenté. Puis elle lui dit en désignant la novice :
« Jehanna va te guider vers sœur Mariam. Lorsque vous y serez, elle te
montrera ce qu’il faut faire. Remets-toi aux bons soins du Ciel, et adviendra
alors ce qui doit advenir. »
Elle baisa légèrement Ish-a-tar sur la bouche, et après avoir enfourché
leurs ânes, les deux jeunes femmes partirent.
Alors qu’elles traversaient le plateau, elles virent le soleil surgir de la mer
au loin et baigner lentement le désert blanc d’une teinte écarlate. Ish-a-tar se
répéta les premiers vers de la prière du matin :
« Donne-moi la force de quitter tout ce qui est ancien, afin que je puisse
renaître parfaitement pure. Donne-moi la force de quitter tout ce qui est
ancien, afin que je puisse renaître parfaitement pure. Donne-moi la force de
quitter tout ce qui est ancien, afin que je puisse renaître parfaitement pure. »
Elle ne cessait de dire et redire cette phrase, à la manière d’un mantra,
lorsque soudain elle remarqua que le soleil se levait à l’est à l’instant où la
lune se couchait à l’ouest, dans un jeu de balance absolument équilibré. Elle
y vit l’annonce de la vie nouvelle dont elle avait si souvent rêvé et qui allait
enfin débuter véritablement.
Après avoir longé le sentier qui descendait des falaises, les deux jeunes
femmes franchirent la porte du Vent et pénétrèrent dans une plaine
désertique. Tout en priant, Ish-a-tar observait la novice, dont le visage
rayonnait sous l’effet d’une force intérieure, et elle songea que la jeune fille
devait avoir depuis longtemps renoncé à tout ce qui était ancien pour
posséder en elle une lumière si remarquable. Et à travers ce visage, elle
aperçut un fugitif instant le sien, celui d’une jeune fille de quinze ou seize
ans qui avait déjà goûté aux fruits véreux du monde. Elle se demanda si cela
avait aussi été le cas pour Jehanna.
Elles continuèrent à progresser sur le tapis rouge que le soleil déployait
devant elles, indiquant le chemin. Au bout d’une demi-heure, Jehanna
s’écarta de la piste et se dirigea vers une formation rocheuse abrupte qui
émergeait plus loin dans le désert. Hormis un vent doux, nul son ne se
faisait entendre. Elles s’arrêtèrent enfin devant un arbre bas, sous lequel une
réserve d’eau était reliée à un puits.
« Nous n’allons pas plus loin », déclara Jehanna à mi-voix.
Elles descendirent de leur monture. Détachant un petit paquet de sa selle,
la novice le tendit à Ish-a-tar.
« Donne cela à sœur Mariam lorsque tu arriveras à la grotte. C’est juste
un peu plus loin. »
Elle désigna les falaises à proximité.
« Contente-toi de suivre cet étroit chemin. Mais sois prudente, il y a
beaucoup de fosses insondables dans les parages. »
Ish-a-tar voulut prendre Jehanna dans ses bras, mais celle-ci recula d’un
pas en chuchotant :
« Je n’en suis pas encore digne. »
Puis elle ajouta :
« Je reviendrai te chercher dans trois jours. »
Ish-a-tar la regarda partir sur le sentier, puis atteindre la pente, avant que
les deux ânes et la cavalière ne se fondissent dans le paysage et que la
lumière rouge ne les absorbât. Alors elle se mit en route en direction des
falaises.

*
Cette nuit-là, je rêvai du grand dragon – de la bête de l’Apocalypse. Je
vis qu’on le jetait dans un puits sans fond, au milieu du désert, où il était
destiné à demeurer enfermé mille ans. Puis au terme de ces mille ans, je le
vis s’élever dans les airs, et je vis une femme à la robe pourpre et écarlate,
ornée d’or et de pierres précieuses, qui le chevauchait. Et je vis que c’était
celle que l’on appelait la « grande prostituée de Babylone » et la « mère de
toutes les prostituées ». Je vis que c’était elle qui, durant deux mille ans,
avait dû porter le fardeau des péchés dont l’Église romaine avait attribué au
Christ l’honneur de les avoir expiés en notre nom. Je vis qu’elle était celle
qui avait élevé le dragon, symbole des refoulements de l’homme, depuis le
fond insondable du subconscient. Non pour le laisser agir en liberté, mais
pour le dompter et le transformer. Telle est la raison pour laquelle elle le
chevauchait. Et je vis le nombre de la bête – 666 – écrit sur le front du
dragon. Et je vis que l’addition de ce nombre – 9 – correspondait au chiffre
de la mort, de la métamorphose, de la résurrection, de la perfection et de la
Grande Mère.
Lorsque j’ouvris les yeux, la nuit régnait toujours au-dehors. Mais je me
sentais tout à fait éveillé. Je percevais nettement la présence de l’être
étrange qui n’était désormais plus aussi étrange. Je récitai en moi-même la
prière céleste. Puis je me levai et me préparai pour le voyage à venir.
André n’était pas encore levé lorsque je descendis prendre mon petit
déjeuner, aussi le pris-je seul, avant de lui laisser un mot sur une carte
postale afin de le remercier pour son aide.
Je retournai ensuite à Quillan en voiture et poursuivis sur la D117 en
direction du littoral. Le soleil naissant teintait le paysage d’un rose virginal.
Juste avant Estagel, j’obliquai sur la gauche et me dirigeai vers Tautavel en
passant par Vingrau, avant de prendre la direction d’Opoul. Un panneau
indiquait le chemin à suivre pour parvenir au château. Je m’y engageai et
retins mon souffle lorsque je découvris le spectacle qu’offrait le vaste
plateau formé de falaises qui s’étendait devant moi et qui avait dû
correspondre à Terresalvaesche.
André avait raison. Le paysage était nu et plutôt désolé, et cependant
grandiose, ouvert et dégagé.
Je garai la voiture au pied du plateau, sur un espace fait de graviers, et
sortis dans l’air frais. Une barrière en bois indiquait le début du sentier qui
conduisait aux ruines du château. L’ascension ne fut guère difficile, mais un
vent d’ouest me fouetta le visage quand le sentier bifurqua, avant de longer
la face nord. Au bout de cette face, le chemin se fit plus abrupt et m’amena
devant une porte naturelle, formée par deux rochers, qui, lorsque je la
franchis, me fit véritablement sentir la puissance du vent. On eût dit que
celui-ci avait décidé d’y concentrer toutes ses forces afin de protéger la
Terre sainte de l’arrivée d’intrus. Me courbant l’espace d’un instant, je
sentis qu’il me portait et me tenait dans sa poigne ferme. Il me fallut
réellement lutter pour traverser ce « mur ». Ce ne fut que lorsque je
dépassai la porte sise entre les rochers que le vent me délaissa et que je pus
pénétrer sur le territoire de Terresalvaesche, où s’établit autrefois une
communauté de type monastique nommée Salveterra, d’après les dires
d’André.
Si la vue des falaises telles qu’elles se découvraient depuis Opoul m’avait
littéralement coupé le souffle, ce ne fut rien en comparaison du spectacle
qui m’attendait sur le plateau lui-même – devant moi se dressaient les
vestiges du château et derrière, aussi loin que portât le regard, se
déployaient la Méditerranée et l’horizon sans fin. Au sud, les sommets des
Pyrénées s’étiraient vers le ciel. C’était une vision divine.
Le plateau de Terresalvaesche, notez la topographie rappelant le désert de Judée.

Les ruines du vieux château, sur le site de l’ancien monastère magdalénien de Salveterra, à Terresalvaesche.
Je demeurai là un moment à admirer la vue splendide et les ruines du
château. Puis j’entrepris d’explorer le plateau afin de découvrir où se situait
le monastère de Salveterra. Je finis par trouver un point où les énergies
paraissaient s’écouler avec force. Fermant les yeux, je me tins immobile en
attendant une apparition. Comme à l’accoutumée, je débutai par la prière
céleste. Au bout d’un temps, et comme j’en avais si souvent fait
l’expérience, j’entendis autour de moi des sons assourdis et délicats,
semblables au son d’une cloche. Cette fois néanmoins, ils paraissaient
s’accompagner d’une douce odeur de rose. Ouvrant lentement les yeux, je
m’en remis à la « voyance ». Peu après apparurent de petites lumières
palpitantes qui se mirent à exécuter leur danse vivifiante. Une vision me
montra un personnage qui ressemblait à Ba-Bé, lequel passa devant moi en
planant avant de se fondre dans l’air bleu en direction du nord. Toutes mes
cellules et tous mes atomes s’unirent dans l’incroyable chant de la vie qui
dansait joyeusement vers le soleil.
Revenu à la porte du Vent une demi-heure plus tard, je me tournai pour
contempler une dernière fois le site sacré et découvris, suspendue dans les
airs au-dessus de Salveterra, une pyramide de cristal pure et rayonnante.

« III… AAA… OOO… III… AAA… OOO… III… AAA… OOO… »


Le chant d’une femme se propagea à travers la végétation rase,
enveloppant Ish-a-tar à mesure qu’elle s’approchait du lieu indiqué par
Jehanna. Aussitôt, un étonnant et joyeux sentiment d’attente l’envahit,
comparable à nulle autre chose qu’à la vague qui nous emporte et dissipe
tout à l’acmé des divins ébats amoureux.
Se laissant guider par le chant, elle arriva devant une ouverture qui se
dessinait dans la pierre. Ce fut comme si une bouche s’ouvrait dans le sol
devant elle, et elle distingua une lumière qui faisait danser les ombres sur
les parois rocheuses un peu plus loin. Une odeur d’encens atteignit ses
narines. Elle posa le pied sur la première marche de l’escalier qui
descendait vers…
Le chant cessa. Dans la gigantesque caverne, deux lampes à huile
formaient de petits halos. Ish-a-tar dut laisser ses yeux s’habituer à la demi-
pénombre avant de discerner la silhouette d’une femme, enveloppée dans
une cape rouge et assise en lotus face à des roches en forme d’autel, d’où un
encensoir projetait une irréelle lueur sur son visage.
« Sœur Mariam. »
Ish-a-tar demeura au pied de l’escalier, attendant une réaction. Attente
qui parut une éternité. Lentement, la femme ouvrit les yeux et regarda dans
la direction d’Ish-a-tar.
« Bienvenue. »
En entendant la voix dorée de Mariam, tout à la fois chaude et douce,
claire et précise, Ish-a-tar éprouva un coup au cœur.
Elle resta muette. Elle avait complètement perdu sa voix. Mariam lui
sourit :
« Il est bien que tu sois enfin arrivée. Viens t’asseoir. »
Elle désigna la toison posée devant elle. Ish-a-tar obéit et s’installa. Tout
d’abord, celle-ci garda les yeux baissés vers le sol, avant de relever
lentement la tête et de plonger son regard dans les yeux les plus intenses
qu’elle eût jamais vus. Ils étaient comme deux miroirs brillants qui
incendiaient les yeux de quiconque plongeait son regard dans ce
merveilleux univers. Une force profonde et pleine de compassion qui
dissipait toute retenue, toute peur. La jeune femme donna alors à sœur
Mariam le petit paquet que Jehanna lui avait remis à son intention. Sœur
Mariam le prit et le posa à côté d’elle en déclarant :
« Sais-tu pourquoi tu es venue ? »
Quoique sa voix tremblât légèrement, Ish-a-tar répondit avec une
assurance qui ne laissait nulle place au doute :
« Je suis venue chercher le savoir qui pourra libérer l’humanité.
— À l’évidence, ce que Salomé t’a enseigné ne l’a pas été en vain,
répondit Mariam avec un sourire. Bien, commençons. »
Elle se leva, imitée par la jeune femme.
« J’ai achevé les préparatifs juste avant que tu n’arrivasses. As-tu entendu
mon chant ?
— Oui, déclara Ish-a-tar, c’est le chant le plus merveilleux que j’ai
jamais entendu. Il me rappelle ceux que nous avons appris chez les
thérapeutes d’Alexandrie.
— C’est vrai. Cependant, celui que tu as écouté, je le tiens de mon ami et
professeur bien-aimé, le rabbin Yeshoua. As-tu entendu parler de lui ? »
Ish-a-tar acquiesça.
« On raconte de nombreuses histoires sur lui en Galilée et en Judée. Et
j’ai entendu des choses proprement incroyables sur les merveilles qu’il a
accomplies. Qui est-il ?
— C’était un véritable maître. Il est celui qui a rouvert la porte des
mystères aux femmes. Sans lui, toi et moi ne serions pas assises ici. Je lui
dois la vie. »
Mariam se fit lointaine un moment.
« Il connaissait les mystères les plus profonds et savait comment les
déployer à l’intention de chacun, qu’ils fussent modestes ou puissants.
Jamais je n’avais alors rencontré d’être si sensible, capable de percer à jour
n’importe quelle ineptie, n’importe quel mensonge. Il m’a enseigné le
meilleur de chaque science. Je lui ai donné ce qu’une femme seule peut
donner à un homme. Ensemble, nous lisions et écrivions dans le Livre de
l’amour.
— Que sont ces mystères qu’il enseignait, et qu’est le Livre de l’amour ?
— Le Livre de l’amour contient le secret du mystère du feu. Yeshoua
appartenait à la confrérie de l’eau et du feu. Issu de la lignée de David, il
relevait pourtant de l’ordre de Melchisédech. Il a grandi au mont Carmel,
parmi les esséniens, avec lesquels toutefois il a rompu pour fonder la
communauté des frères et sœurs nazaréens. Tel est ce qui a déplu aux
prêtres de Qumran comme de Jérusalem, et provoqué un bouleversement
dans le pays. Il est d’abord venu au monde en tant que conscience d’Adam.
Une fois cette vie achevée, il est revenu sous la forme d’Hénoch. Puis plus
tard, sous celle d’Hermès et de Melchisédech. Ont suivi la conscience de
Yehoshoua, celle d’Asaph, celle enfin du maître du feu, Zarathoustra.
À toutes ces vies a succédé la conscience suprême, celle de Yeshoua, Fils de
l’Homme. Il est Métatron, l’ange qui régit les sept Élohim 17 dans le
monde. »
Les yeux de Mariam brillaient dans l’obscurité, semblables à deux
diamants.
« Vois-tu, Yeshoua était le Messie qui fut si longtemps attendu. Il était
Celui qui est Oint, que notre monde espérait depuis des siècles. Ses restes
humains sont enterrés ici, mais son esprit sera toujours là où on l’invoquera.
Il était leur maître à tous. Les sept Élohim eux-mêmes s’inclineront devant
lui jusqu’à la fin des temps. Il ne voulait pas d’un royaume terrestre. Son
royaume est d’un autre monde. »
Ish-a-tar crut voir rouler une larme sur la joue de Mariam, et s’efforça de
dévier la conversation.
« On dit à Jérusalem que certains des disciples de Yeshoua ont fondé une
congrégation en son honneur. Certains bâtissent des synagogues où ils le
révèrent et guérissent en son nom. D’autres mènent des vies chastes dans le
désert. On dit aussi qu’un homme du nom de Petrus se déplace en
promettant enfer et damnation à quiconque ne se soumet pas à la juste foi.
— Petrus, hélas, soupira Mariam. Je suis vraiment désolée d’entendre
pareille chose. Petrus est un âne qui n’a jamais compris ce qui se cachait de
profond derrière la science. Il n’a qu’un objectif : il rêve d’honneur et de
pouvoir. Cela lui correspond tout à fait, cette volonté de créer une hiérarchie
mondaine en haut de laquelle il puisse siéger sur un trône. »
L’espace d’un instant, la voix de Mariam perdit sa tonalité dorée et Ish-a-
tar regretta d’avoir abordé ce sujet. Une fois de plus, elle tenta de lancer la
discussion sur une autre piste :
« Quel est donc le sens profond qui se cache derrière la science ?
— La compréhension de ce qu’est l’homme. Comprendre les puissances
qui ont toujours été au service des Fils et des Filles de l’Homme.
— Quelles sortes de puissances ?
— Les sept anges. Quand tu connais leur pouvoir, tes yeux et tes oreilles
s’ouvrent, et tu perçois toute chose sous une lumière nouvelle.
— Que voit-on et qu’entend-on alors ?
— Tu fais disparaître ce qui est faux et vois ce qui est vrai. Tu entends le
son céleste qui émane de toute chose à l’intérieur et à l’extérieur. Sache que
la vérité arrive nue dans le monde, et cependant voilée par des images et des
archétypes, car autrement elle ne serait pas compréhensible. La
réincarnation se produit à travers l’archétype de la réincarnation. Telle est
l’unique façon de renaître. Telle est la résurrection.
» C’est dans ce cadre que le marié est conduit à la vérité, laquelle est la
renaissance de toute chose dans son intégrité. Cela vaut pour ceux qui non
seulement connaissent les noms du Père/Mère, du Fils/Fille et de l’Esprit,
mais encore les ont intégrés en eux-mêmes. Quiconque n’intègre pas ces
noms dans son être intime, à celui-là son nom doit être retiré.
— Quels noms, et quel sens a tout cela ?
— Tout ce qui ne peut être exprimé en mots peut l’être en sons et en
mouvements. Quiconque ne donne pas vie aux noms du Père/Mère, du
Fils/Fille et de l’Esprit doit perdre le nom véritable qui lui appartient. Ce
qui signifie que celui qui ignore le Pouvoir derrière les noms demeurera
devant le voile du monde et n’en verra que les mouvements extérieurs. Ce
n’est que par la connaissance des sept aptitudes de la Puissance que
l’homme deviendra un véritable co-créateur dans les sept mondes du
Plérôme 18. »
Mariam regarda la jeune femme assise en face d’elle et réfléchit un
moment aux qualités fondamentales de celle-ci. Durant un temps, elle avait
suivi Ish-a-tar par le biais de différentes visions, s’unissant à un ange qui la
guidait. Elle connaissait les forces contraires qui avaient brisé le cœur de la
jeune femme, mais voyait aussi en elle la puissance d’un amour simple et
sans compromis qui ne pouvait désormais plus emprunter la voie du
mensonge.
« Nous invoquons les sept Élohim par le son. L’ange de la paix, Michel,
est invoqué par le son A. »
Mariam chanta la note et fit signe à Ish-a-tar de faire de même. Peu
après, elle se tut et déclara :
« L’ange de la grâce est Gabriel. Nous l’invoquons par le son E. »
Les deux femmes chantèrent la note à l’unisson.
« L’ange du pouvoir est Raphael. Nous l’invoquons avec le son H 19.
L’ange de la volonté, Uriel, est invoqué par le son I. L’ange de la vérité,
Raguel, est invoqué par le son O. L’ange de la lumière, Anael, est invoqué
par le son Y et l’ange de la guérison, Saraphuel, par le son O, qui ici
correspond à oméga. »
Ensemble, elles chantèrent les lettres les unes à la suite des autres,
AEHIOYO.
« Lorsque ces sons et les qualités qu’ils recèlent te sont familiers, tu peux
les rassembler dans les trois lettres IAO. Ce mantra sacré, qui correspond à
l’invocation des Élohim, est aussi la confirmation de : I AM ALPHA AND
OMEGA 20. »
Mariam se mit à chanter doucement en commençant par IIIIIII, avant de
poursuivre avec AAAAAAA et de finir par OOOOOOO.
Ish-a-tar se joignit à elle, et toutes deux répétèrent encore et encore le
mantra jusqu’à ce que le niveau éthérique s’ouvre à elles.
« IAO est le son le plus efficace pour atteindre le plan éthérique. Tu peux
y recourir en lien avec les sept portes de ton corps astral sacré. Laisse la
note vivre dans ton utérus, et alors tu activeras le serpent de feu qui est
enroulé au pied de l’arbre de vie qui trouve ici son origine. Lorsque le
serpent sera libéré, il arrachera toute chose impure le long du tronc et il te
faudra être prête en associant les sept mondes de ton corps astral. Seule une
préparation sérieuse te permettra de garantir que le réveil du serpent se fera
sans douleur. Si tu ne parviens pas à le dompter, il te dévorera. Le serpent
de feu peut être sagesse créative ou destruction totale. Si et seulement si tes
motifs sont purs, alors tu pourras choisir de le chevaucher. Ce choix
t’appartient. »
Elles chantèrent toute la journée. Le jour et la nuit devinrent un. Le
mantra sacré leur donna de la force. Elles n’avaient besoin d’autre
substance que de lumière éthérique.
De temps à autre, elles marquaient une pause avant de reprendre. Ish-a-
tar sentait son corps physique et son corps astral gagner en clarté.
Après s’être reposée, Mariam déclara :
« Si tu as des questions, n’hésite pas à les poser. »
Ish-a-tar réfléchit en silence un moment, mais il y avait tant de choses
qu’elle aurait aimé savoir, tout en pressentant que celles-ci étaient tout
entières contenues dans le mantra sacré.
« Nous avons rencontré Hérode à Massilia. Il nous a donné l’impression
que vous vous connaissiez plutôt bien. »
Mariam sourit :
« Eh bien, voilà matière à commérage. Vois-tu, Hérode a toujours
beaucoup apprécié les esséniens, à Qumran. Il connaît l’existence des
secrets, et il a été bon envers les communautés des mystères. Toutefois,
comme il fait semblant de coopérer avec les Romains, plusieurs groupes
militants en Palestine le détestent et veulent le tuer. Mais Hérode est un
diplomate. Sans son aide, je n’aurais probablement jamais atteint
Salveterra. C’est lui également qui a permis que les restes de Yeshoua
soient enterrés ici. Il possède de nombreux vignobles en Gallia narbonensis
et aide beaucoup les migrants juifs. »
Elles restèrent silencieuses un moment. Il n’y avait guère plus à dire,
mais le cœur d’Ish-a-tar ne cessait de brûler d’un feu inextinguible. Les
mots sortirent malgré elle de sa bouche :
Sagesse du serpent, dernier tableau de Maria Struzik-Krull, reproduit avec l’aimable autorisation de Hans Krull.
« S’il te plaît, initie-moi au mystère du feu et donne-moi mon vrai nom. »
Aussitôt, l’énergie présente dans la grotte se dissipa. On eût dit qu’un
vide apparaissait dans le sillage des paroles d’Ish-a-tar. Que les sept Élohim
invoqués reculaient pour laisser place à autre chose. Le moment était-il
réellement venu ? Ish-a-tar avait-elle enfin atteint son but ?
Mariam se leva et se dirigea vers un cercle de pierres posées au sol, entre
deux piliers de forme phallique. Elle pénétra dans le cercle et s’y assit.
« As-tu déjà entendu parler de la Merkabah 21 ? »
Ish-a-tar la regarda sans comprendre.
« La Merkabah est le chariot de feu sur lequel Ezéchiel a écrit il y a de
nombreuses années. Lorsque ton corps astral et le chariot de feu deviennent
un, tu es capable de voyager à travers les mondes des Élohim. Tu peux
entrer en contact avec eux grâce à ton souffle et au mantra sacré IAO. Tu
dois dessiner autour de toi un cercle de lumière. Tant que tu n’en es pas
encore capable par le pouvoir de la pensée, tu as la possibilité de faciliter le
processus en réalisant un cercle de pierres semblable à celui que j’ai préparé
ici. Le cercle te centrera au niveau terrestre, tandis que le feu qui est en toi
te traversera et s’élèvera jusqu’au niveau céleste. Tu pourras te détacher du
plan terrestre et te déplacer où bon te semble. »
Se levant, elle fit place à Ish-a-tar, qui s’installa dans le cercle. Mariam
poursuivit :
« Maintenant imagine que tu es assise entre deux pyramides. L’une, qui
est à l’endroit, se trouve au-dessous de toi, l’autre, qui est à l’envers, au-
dessus. À présent, laisse les deux pyramides s’unir jusqu’à former le sceau
du roi Salomon et de la reine de Saba – l’étoile à six branches. Avec ton
souffle, tu actives le feu qui, partant de ton ventre, s’élèvera et traversera les
sept portes pour atteindre les sphères célestes. Plus tu veux aller haut,
toutefois, plus tu dois ouvrir de portes. Dès lors que tu es capable
d’invoquer les Élohim avec certitude, le reste est facile. La Merkabah
correspond à la sagesse la plus haute. Là, Salomon et Saba deviennent un.
L’œil rayonnant sur la tiare de Dieu. »
La Merkabah ou chariot de feu.
Mariam enseigna à Ish-a-tar tout ce qu’elle-même avait appris de et avec
Yeshoua. Une fois de plus, les jours et les nuits disparurent. Puis après un
autre repos, Mariam reprit :
« De tout temps, Logos a recherché Sophia, tout comme Kether a
recherché Shekhinah. Sophia, cependant, a toujours possédé plus d’un seul
visage. Derrière eux tous se trouve la Grande Mère, Anyahitha, la gardienne
du cœur. C’est Vénus. D’elle procèdent Inanna, Ishtar, Isis, Hathor, Athéna,
Diane et Cybèle, ainsi que de nombreuses autres connues ou inconnues de
ce monde. Rares sont ceux, néanmoins, qui connaissent son être secret. Elle
est Myriam, la prophétesse et précieuse compagne de Moïse, avec lequel
elle chante le chant de la mer. Fille de l’eau, c’est elle qui fait surgir la
fontaine miraculeuse, qui nourrit toute chose et ne s’assèche jamais. Elle est
Saba, fille du feu et l’épouse noire de Salomon, avec lequel elle chante le
plus beau des chants. Le secret des pouvoirs les plus élevés est dissimulé
dans le Cantique des Cantiques. Telle une perle dans une fleur de lotus.
Anyahitha, Shekhinah, Saba. Ensemble, elles forment la trinité, la déesse
céleste. Son chiffre est trois fois six, 666. Les anciens écrits racontent que le
roi Salomon reçut 666 talents d’or. Tel est le conte allégorique de la sagesse
que reçut Salomon lors de son union avec la reine de Saba. Tel est le
mariage céleste qui doit également prendre place en chaque être humain.
Chacune de nous est l’épouse qui doit apprêter la chambre nuptiale en vue
de l’arrivée du marié. Sur Terre comme au Ciel. Comprends-tu ? »
Ish-a-tar acquiesça et Mariam poursuivit :
« Lorsque Vénus s’unit à Mercure dans le Ciel, le Plérôme offre à
l’homme des dons précieux et l’invite à suivre l’exemple du Ciel. Yeshoua
était mon époux et j’étais son épouse. Ensemble, nos âmes se reflétaient,
comme le soleil éclaire la lune qui le reflète. Méditons à présent dans la
chambre intime de notre cœur sur l’unification de Salomon et de Saba.
Alors, je te donnerai ton vrai nom. »
Une fois de plus, le jour et la nuit se confondirent jusqu’à ne faire plus
qu’un, et le troisième jour, les deux âmes rejoignirent leur corps, assis en
lotus dans la grotte.
Lorsqu’ils se rencontrèrent, les regards des deux sœurs égales s’unirent et
formèrent une unique vision divinatoire.
« Comme tu le vois, déclara Mariam, la Grande Mère, Anyahitha, et les
femmes de la Terre vont au-devant de temps difficiles. Par conséquent,
lorsque je te donnerai ton nom, tu accepteras de devoir transmettre ce savoir
aux sœurs que tu rencontreras en chemin et qui seront assez mûres pour le
recevoir. Ainsi seulement, la sagesse pourra-t-elle continuer à vivre dans le
monde. Ainsi seulement, le monde pourra-t-il survivre. À tout instant, il te
faudra être prête à te rendre dans le royaume insondable et sortir le dragon
des profondeurs. Lorsque Salomon et Saba s’uniront en toi, tu posséderas le
pouvoir qui te permettra de dompter la bête. À compter de cet instant, tu
seras connue sous le nom de Mariona Magdal. À compter de ce jour, ton
nom secret sera BARBELO ! »
Les larmes roulèrent sur les joues d’Ish-a-tar, qui venait de recevoir le
nom de Mariona Magdal. Alors, elle murmura :
« Barbelo ? »
— Tu es Barbelo. La prostituée de Babylone vêtue d’écarlate et de
pourpre dont la tâche est de dompter le dragon. »
Elles se levèrent de leur couche. Mariam prit le petit paquet qu’Ish-a-tar
avait apporté de la part de Jehanna. Elle le défit et en sortit un cristal d’une
blancheur laiteuse.
« Ce cristal, le premier que j’ai trouvé dans la grotte, t’attendait à
Salveterra. Prends-le. Il te protégera et te guidera. »
Elles se prirent dans les bras, se baisèrent sur la bouche et se séparèrent.
« Ne regarde pas en arrière », chuchota Mariam.
Mariona Magdal se détourna et entreprit le long voyage de retour dans le
monde.
19

Le vent devint plus fort, tantôt me poussant vers Salveterra, tantôt m’en
repoussant. Alors que j’arrivais au parking et m’apprêtais à entrer dans la
voiture, un morceau de papier voltigea dans l’air et vint se coller au pare-
brise. Je l’en retirai et y jetai un rapide coup d’œil. On eût dit l’étiquette
d’un carton de vin, sur laquelle était imprimé du raisin coloré. Sous le nom
du vigneron, une mention en lettres capitales indiquait « 66600 Opoul-
Périllos ».
Que le code postal de la région contînt le chiffre de la bête – 666 –
évoquait par trop une plaisanterie cosmique pour être une coïncidence.
J’engageai la voiture sur l’étroite route et me dirigeai vers le village
abandonné de Périllos et la grotte de La Caune. La carte de Ba-Bé était
ouverte sur le siège passager. Le paysage se fit plus rude et je fus frappé de
constater à quel point il ressemblait à la topographie des environs de
Jérusalem, en Israël. Quinze minutes plus tard, le village apparut au bout
d’une route à une seule voie qui conduisait, de virage en virage, au sommet
d’une petite montagne se détachant à l’horizon. J’arrêtai la voiture et étudiai
la carte de Ba-Bé. D’après les marques qu’elle y avait faites, j’atteindrai
La Caune en suivant un chemin partant sur la droite, non loin de l’endroit
où je me trouvais. Je revins en marche arrière vers ce qui semblait
correspondre à ce chemin. Je me garai, mis la carte dans ma poche et
empruntai le sentier, bordé d’un côté par une vigne et de l’autre par un sol
nu et rocailleux. Bientôt, le sol se fit inégal et parsemé de trous,
disparaissant parfois pour réapparaître plus loin parmi les pierres. En
parvenant à un croisement, j’aperçus un homme sculpté dans la roche, à
l’endroit indiqué par Ba-Bé sur la carte où il me fallait tourner à gauche. Je
suivis les indications et atteignis un petit espace dégagé au pied d’une
formation rocheuse peu élevée. Se dessinant clairement dans l’herbe, un
sentier aboutissait à deux buissons, entre lesquels il passait. Près de l’un
d’eux, je découvris l’entrée de la caverne.
Retenant mon souffle, je m’approchai. Puis je demeurai immobile et pris
quelques profondes inspirations. Alors j’entrai.
Si jamais dans ma vie, j’eus la sensation d’être guidé, ce fut bien à cet
instant-là. Comment décrire semblable expérience ? Tout autour de moi
était si paisible qu’on eût pu entendre voler la proverbiale mouche. Le vent
lui-même avait cessé. Un éclat de lumière sur la droite. Puis un autre devant
moi. Pareil à une étincelle électrique sautant d’un poteau électrique à une
autre. L’Être était entré. Je demeurai un moment dans l’attente d’un
événement, puis me sentis invité à avancer.
Quoique l’histoire d’André fût fraîche dans ma mémoire, rien n’eût pu
me préparer au spectacle qui s’offrit à moi lorsque je vis la cathédrale
sacrée. Les dimensions du lieu suffisaient en elles-mêmes à couper le
souffle. En différents endroits de la paroi, des cristaux scintillaient sous la
lumière provenant d’un orifice dans le plafond, à l’autre extrémité de la
caverne. Une lumière plaisante qui éclairait quasiment tout l’espace.
Au centre de la grotte, un foyer avait été construit, entouré de quelques
étranges piliers de forme phallique qui atteignaient presque la voûte. Moitié
glissant, moitié marchant, j’avançai sur le chemin qui obliquait à angle droit
avant de pénétrer à l’intérieur de la caverne. Lentement, je fis le tour en
explorant le moindre recoin. Je finis par découvrir l’« autel » évoqué par
André, ainsi qu’une petite dépression, tout à côté, dans laquelle le vieux
berger avait trouvé la Madone noire. Sur l’autel, je vis les croix solaires,
ainsi que d’autres signes que je ne pus interpréter.
J’avais enfin atteint mon but et lentement, je glissai à genoux devant le
Saint des Saints. Une paix indescriptible baignait cet instant. Il ne restait
rien à chercher, rien à trouver. Juste cet instant. Un souffle. Un présent.
Puis l’être se mit à parler :
« Sois le bienvenu. Si tu as des questions, alors, pose-les. »
La voix était indéfinissable. Semblable à un baume. C’était – et ce n’était
pas. Mes pensées allèrent vers l’autel. J’entendis ma propre voix :
« Pourquoi ce lieu est-il si différent des autres ?
— Pour la simple raison que tu en as fait, dans ton esprit, un lieu
singulier.
— Mais n’est-il pas des lieux plus sacrés que d’autres de par le monde ?
— Non. »
L’auteur à La Caune.
L’autel de La Caune, derrière lequel ont été mis au jour une Madone noire et deux figurines datant de trois mille ans.
« Peux-tu être plus précis ?
— Les lieux ne sont pas sacrés. Ce ne sont que des fragments issus de la
grande illusion de l’espace-temps. Seul, le PRÉSENT conscient est sacré.
Seul l’être qui se libère de l’illusion que je viens d’évoquer peut créer le
présent conscient. Une création qui peut advenir à volonté en tous lieux et à
tout instant. C’est un choix.
— Mais l’histoire est pleine de saints, de gourous et d’avatars qui ont
reçu la révélation en des lieux sacrés. Des milliers d’années durant, des
pèlerins de toute obédience sont partis en quête de ces sites, où certains
d’eux ont réellement vécu des expériences extra-sensorielles. Les
apparitions de Marie, par exemple.
— Il a toujours été important pour l’esprit humain d’organiser sa dite
“spiritualité”. Depuis trop longtemps maintenant, il n’a de cesse de créer
des circonstances extraordinaires afin de croire. Ce qui n’est pas un
problème tant que l’être humain sait voir à travers la grande illusion.
Disons que c’est un instrument qui peut, dans certains cas, permettre à
l’esprit de s’ouvrir à des connaissances plus élevées.
— Certains pensent que l’énergie est plus intense en des lieux où des
croyants ont pratiqué et prié durant des siècles, et que ce peut être bénéfique
pour d’autres croyants.
— Si telle est ta pensée, alors c’est qu’il en est ainsi. Cependant, le
présent éternel offre une prise de conscience qui ne dépend ni du temps, ni
du lieu, ni de conventions particulières. »
Silence.
« N’est-ce pas du pur fatalisme que d’affirmer que tout est illusion ?
— Uniquement si l’importance accordée à la réalité matérielle est telle
qu’elle empêche l’homme d’imaginer une réalité conçue par l’ESPRIT. Ce
n’est pas la réalité matérielle qui est déformée, mais l’interprétation qu’en
donne l’être humain. C’est l’esprit de l’homme qui crée l’illusion. La
malédiction réside dans l’identification totale de l’être humain avec le
corps, son travail, son statut social et toutes choses extérieures.
— Pourquoi alors l’homme a-t-il été placé dans la réalité terrestre si
celle-ci est une illusion ?
— N’oublie pas que c’est ton interprétation à toi de la réalité terrestre
qui perpétue ton ignorance, et non la réalité terrestre en elle-même. Elle
n’est qu’une gigantesque possibilité.
— J’ai le sentiment que l’évolution de l’homme est extrêmement lente.
— Tout dépend du point de vue que tu adoptes. Tout est et a toujours été
accessible et ouvert à l’être humain. TOUT ! Mais l’homme s’est de lui-
même acculé dans un coin d’où il ne sait s’extraire qu’en considérant sa
petite personne. Tu as opté pour une interprétation très restreinte de la
réalité, raison pour laquelle tu n’y perçois que des limites. Vois-tu, il n’est
pas de langage qui puisse exprimer cela. Les mots, l’imagination, les êtres
et la vie sont chacun des symboles. Tout est le symbole de quelque chose qui
ne peut être dit autrement.
— À quoi correspond l’expérience de la réalité inversée que j’ai vécue ?
— Tu as éprouvé l’autre face de l’illusion. Il est d’autres lois qui peuvent
intervenir ici, mais il s’agit toujours de la même illusion en ceci que tu l’as
perçue comme un écart par rapport à ta réalité normale. Or, rien n’est
séparé. Tout est un. Ce n’est qu’une autre interprétation de l’éternel
présent.
— Comment sort-on de cette illusion ?
— En comprenant qu’il n’existe ni “extérieur”, ni “intérieur”. »
Silence.
Alors que je méditais sur ce que je venais d’apprendre, Mariam Magdal
surgit soudain dans ma conscience, et, une fois de plus, j’entendis ma
propre voix comme si elle venait d’au-dehors :
« Qui était Mariam Magdal ?
— Une âme ancienne. Une sœur qui s’est éveillée du rêve et libérée de
son “destin”.
— “Libérée de son destin” ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Ce que tu entends par “destin” n’est qu’une compréhension étroite de
ce qu’est simplement la vie. Mariam Magdal a entrepris son long voyage à
partir de l’interprétation erronée de toute une série de vies, laquelle s’est
poursuivie jusqu’à aujourd’hui.
— Quelles vies ? »
Silence.
« L’expliquer ne serait qu’une source supplémentaire
d’incompréhension.
— À moins que ce ne soit important pour tous ceux qui tentent de rompre
avec ces illusions ?
— Comme tu le souhaites. Sœur Mariam faisait partie des premières
âmes. L’identité fondamentale est IO de Vénus. Identité qui s’est notamment
exprimée à travers la reine Tiyi, Myriam, la reine de Saba, Mariam Magdal,
Guenièvre, Esclarmonde de Foix et Jeanne d’Arc. Cette identité a toujours
été dotée d’un fort caractère. Elle a marqué le changement de point de vue
sur ce que vous percevez comme bon ou mauvais. En tant que Jeanne d’Arc,
elle a reçu le baptême du feu. Mais ce n’est qu’en tant que Noor Inayat
Khan 22 qu’elle a achevé ce qu’on appelle le chemin du Christ. Dans le
même temps, l’idée Magdal s’est également exprimée à travers Helen
Schucman 23, laquelle a reçu et transmis le message sur le pardon et la
liberté que lui a communiqué frère Yeshoua. »
Je réfléchis à ce que je venais d’entendre.
« Je ne comprends pas. Comment une âme peut-elle s’incarner
simultanément en deux personnalités ?
— Magdal n’est pas et n’a jamais été une personnalité. C’est un état
d’esprit, à l’égal de ton idée du Christ.
— Il y a donc eu plusieurs Magdal ?
— On peut le dire ainsi. Lorsqu’il est attribué, le nom de Magdal dit
quelque chose d’essentiel sur la personne qui le porte. Magdal peut
renvoyer au terme araméen mara qui signifie “maître”, autrement dit
“celui qui est initié”. Magdal porte les deux noms. Elle est à la fois Mariam
Magdal et Mariam Mara. Celle qui est Exaltée et Celle qui est le Maître.
— Où se trouve l’identité à présent ? »
Silence.
Après un temps, l’être reprit :
« Elle est ici. Maintenant ! Mariam Magdal est Sophia, le nouvel
archétype féminin dominant qui, après mille sept cents ans passés dans les
ténèbres, a émergé des profondeurs pour retrouver sa juste place, à égalité
avec le principe du Logos et Messie/Christ. Lorsque l’Église a été instituée,
ses chefs ont opprimé cet archétype, ce qui a eu de graves et douloureuses
conséquences pour l’humanité. Néanmoins, il est temps aujourd’hui de
rétablir la vérité au sujet de cette vaste escroquerie qui doit être mise au
jour. Les anciens ecclésiastiques étaient effrayés à l’idée qu’une femme
puisse s’imposer et annoncer l’avènement de la nouvelle Église. À juste
titre. Parce que Mariam était la disciple choisie par Yeshoua et son égale
bien-aimée. Il fallait donc qu’elle fût éliminée, aussi a-t-elle été d’un seul
coup désignée comme une prostituée. Elle est cette sagesse qu’à travers sa
parole – “soyez sages comme le serpent et aussi innocents que la
colombe” – Yeshoua vous a encouragés à suivre. La colombe symbolise le
Saint-Esprit, Agapé et la Vierge, lesquelles représentent les trois chakras
supérieurs de l’homme, alors que le serpent symbolise la sagesse
(Sophia/Hochman), Éros et Madeleine, lesquels représentent les trois
chakras inférieurs. Et sans doute est-ce le plus grand crime commis par
l’Église envers l’humanité que d’avoir condamné la dimension
magdalénienne, et donc transformé en péché tout ce qui constituait le
fondement fertile de l’incarnation de l’homme. L’humanité n’a été qu’à
moitié présente. Il est temps pour vous à présent de redevenir des êtres
complets. »
J’ignore si un autre être intervint alors, mais au plus profond de moi,
j’eus le sentiment que ce fut Helen Schucman qui prit ici la parole :
« Il n’existe pas de maillon manquant. Tout est certain. Tout ce qui a été
caché se révélera au grand jour. Ce qui se produit MAINTENANT ! Par
conséquent, saisis-toi de toutes les pièces à conviction et présente-les
publiquement. Les conditions ne pourraient être plus favorables. Les
notions de “temps jadis” et de “fin du monde” ne sont que d’étroits états
d’esprit, tout comme les idées de “naissance et mort”. La réalité ne connaît
pas de telles restrictions. La mer primitive est illimitée, la mer primitive
s’identifie à la conscience éclairée. Elle n’est, toutefois, pas ininterrompue.
Il n’est pas d’autre vie que celle qui advient à l’intérieur de l’Unique. Tous,
nous appartenons à cette vie unique, et il en sera ainsi à jamais. La
conscience éclairée existe MAINTENANT pour toute l’éternité. Telle est la
vie éternelle. La vie éternelle embrasse toutes les formes d’existence, sur
tous les plans, y compris ces transitions momentanées que nous
interprétons à tort comme un temps de stagnation et de division. Ne doute
pas. Il n’est pas de place pour le doute dans la guérison. Unis-toi à la
lumière. Entres-y sans crainte. Sois la lumière, donne-la et reçois la vie
éternelle. »
Une joie sereine et une gratitude profonde emplissaient tout mon être, et
je songeai que c’était là le calme créatif que j’avais toujours recherché sans
jamais parvenir à le trouver et m’unir avec lui. En silence, j’envoyai mes
plus chaleureux remerciements à l’identité Helen Schucman.
L’atmosphère était plus que paisible. Il régnait une sensation d’ouverture
que je n’avais jamais éprouvée jusque-là. On eût dit qu’un vaste abîme se
créait autour de moi, et dans un instant de panique, je criai :
« Es-tu toujours là ? »
Silence.
Quelque part dans la grotte, une goutte d’eau heurta le sol de pierre. Une
réponse ? Le grand rien ? ʘ ?
Soudain, cependant, Celui Qui Est Sans Nom réapparut :
« Veux-tu du fond du cœur être capable de voir et d’entendre ?
— Oui, répondis-je aussitôt.
— Si tu souhaites réellement voir et si tu souhaites réellement entendre,
tu dois accepter qu’au fond de ton être, tu sois déjà l’éternelle joie
immuable que tu recherches en dehors de toi. Renonce à ta situation.
Renonce à ton statut particulier et au désir que tu en as. Renonce à tes
rêves d’être singulier, mais veille à ce que ce renoncement n’aboutisse pas
qu’à une autre envie illusoire de singularité. Si tu y parviens, alors tu
établiras une relation authentique avec ʘ qui vit dans ton cœur.
— Tu as dit la dernière fois, que nous – le peuple – nous nous cachions
de Dieu ou ʘ. Comment nous dissimulons-nous ? »
Je perçus aussitôt la laideur de la question qui faisait de moi un parfait
ignorant. Il n’y eut pourtant pas le moindre jugement dans la voix
lorsqu’elle reprit :
« Ne te blâme pas. Cette cachette peut avoir pour noms : jugements,
préjugés, projections. Si tu y renonces – sans te laisser séduire en échange
par de nouveaux préjugés et projections qui demeureront toujours ce qu’ils
sont, même “anoblis” par le fait que tu es à présent “saint” ou
“spirituel” –, alors tu seras parvenu à une compréhension essentielle.
— La dernière fois, tu as évoqué la cinquième dimension, la Grâce. Quel
en est le sens ?
— On ne peut l’expliquer que par le truchement d’une idée que la
plupart connaissent mais que quelques-uns seulement comprennent.
— Quelle idée ?
— Le pardon. »
Une fois de plus, je sentis pointer dans mon plexus une sensation
déplaisante. Mais je compris qu’il n’existait aucun chemin de traverse
menant à ce concept qui avait été flagellé à mort par les milieux spirituel,
chrétien ou bouddhiste, perdant toute signification. Il avait été réduit à un
mot, une banalité, une phrase vide et dénuée de sens.
Là encore, je fus accueilli avec empathie :
« Il n’existe qu’une seule, et je répète, qu’une seule façon de comprendre
le mot pardon. En le pratiquant. Et lorsqu’on le pratique, il importe de
veiller à ce qu’un autre jugement ne vienne se glisser dans le pardon
accordé à une personne ou une chose. Ainsi, es-tu capable de te
pardonner ? »
Je sentais que j’étais sur le fil du rasoir, pris entre la peur et un abandon
total. L’abîme qui m’entourait ouvrait sur l’éternité.
« N’aie pas peur. Il n’y a rien à craindre. Mais sois conscient que chaque
pensée, chaque mot, chaque action a un impact sur le cosmos. Souviens-toi
qu’une fausse parole prononcée d’un côté du globe suffit à provoquer un
raz-de-marée de l’autre. Sors de la peur.
— Aide-moi à comprendre comment. Montre-moi le chemin. »
Je me sentais déstabilisé.
« Es-tu sûr d’être maintenant prêt ?
— Oui ! »
Un long silence, semblable à une année-lumière, une chute libre dans un
espace sans fin qui me donna le vertige. J’avais la sensation de m’agripper
du bout des doigts au plus extrême bord de l’univers et de la réalité. Alors
l’être eut pitié de moi :
« Vous êtes vous-mêmes le gouffre qui s’ouvre au-dessous de vous, aussi
bien que le pont que vous devez franchir. Tu es le chemin que tu dois suivre.
Tu es la montagne que tu dois escalader. Tu es la grotte que tu dois trouver
et dans laquelle tu dois entrer. Et lorsque tu y seras, tu comprendras que tu
es le nuage au-dessus de toi dans le ciel, le chant céleste, la pluie qui tombe
et s’évapore, la goutte d’eau qui s’unit à la mer. Plus jamais tu n’auras
besoin de connaître quoi que ce soit, parce qu’alors tu seras la
connaissance du ciel et de la mer, des étoiles et de l’univers. Plus jamais tu
ne seras séparé d’ʘ. »
Silence.
« En temps voulu, tu deviendras un chemin que d’autres pourront suivre,
une porte par laquelle passer, une montagne à escalader et une grotte où
chacun pourra entrer.
— Est-ce le Graal ?
— En un sens. Ce que tu appelles Graal est un état d’esprit lié à
l’ouverture du troisième œil, le saphir dans la tiare sur le front, le bijou
dans la fleur de lotus. Cet état est en lien direct avec le voyage dans le
chariot de feu. La portée du chariot de feu et du pouvoir de la pensée est
proportionnelle à la force de l’implantation de la fleur du centre du front
dans la terre du centre du cœur. De même que les racines de la plante
doivent s’ancrer dans le centre sacré. C’est le mariage du masculin, la
pensée, et du féminin, la sensation. Note bien cela : la pensée est le
vaisseau, la sensation est le combustible. La pensée n’a en elle-même
qu’une portée limitée. Elle calcule, établit des possibilités, pose des
conditions avant d’agir, alors que le cœur sait immédiatement et
intuitivement ce qui doit être accompli ou pas dans chaque situation, et il
intervient en conséquence. Le cœur n’a besoin d’aucune garantie ou
confirmation une fois l’acte réalisé. Le cœur ne cherche pas l’approbation.
Il ne vise qu’un seul but : accumuler l’amour inconditionnel. »
C’était tout à la fois très simple et très émouvant. Et à cet instant, je
compris que cette certitude était la Grâce que Celui Qui Est Sans Nom avait
évoquée. Ce qui me permit d’accepter plus facilement que l’enseignement
touchait désormais à sa fin pour moi. Un soupir me parcourut et traversa la
grotte.
« Sois le bienvenu. Appelle-nous quand tu le souhaites. Nous sommes
toujours PROCHES. »
Je vis devant moi un petit morceau de cristal d’un blanc laiteux. Un
signe ? Un talisman ?
Je remerciai silencieusement l’être, me levai et entrepris l’ascension vers
le monde extérieur.
Le soleil brillait à travers la bruine. Je suivis le chemin qui menait à la
voiture. Lorsque je me retournai pour contempler les falaises qui abritaient
la caverne, un arc-en-ciel dessinait autour du lieu une porte géante.
Je garai la voiture aux abords de Périllos, avant de déambuler dans les
ruelles étroites, entre des maisons vides et délabrées. Seule une petite
chapelle était parfaitement intacte. Je remarquai alors les salamandres de
différentes couleurs, gravées un peu partout dans le village.
Un rire doré résonna à travers les rues. C’était Sylvia :
« N’oubliez pas, la porte est à l’intérieur. N’oubliez pas, la clé est à
l’intérieur. À ce jour, il n’existe pas d’étape intermédiaire entre l’homme et
Dieu. »
Je me rendis dans le désert sous la pluie. L’eau alourdissait les branches
des buissons ras, et ici ou là, de petites mares apparurent dans les
dépressions du sol caillouteux. Je portais en moi une image. L’image d’un
monde où l’homme naît, vit et meurt dans les larmes et le rire, dans la
pauvreté et la richesse, dans la colère et le pardon.
Telle fut l’image que je tendis vers le ciel, parfaitement assuré qu’elle
serait reçue.
« Si tu veux venir à notre rencontre, nous nous inclinerons et
t’élèverons. »
Une lumière palpita autour de moi dans le vent :
« Le Ciel et la Terre sont mes parents. La conscience est mon foyer.
L’absence d’égoïsme est mon travail. La simplicité est ma voie. L’humour
mon unique arme. L’attention et l’honnêteté sont mes emblèmes. Le pardon,
la foi, la patience et la croyance, mes véritables forces. »
Que l’œil ne se pose que sur ce qui est neuf.
Que la main cesse de prendre pour donner.
Qu’à l’avenir, la pensée soit libre d’être au service de l’Exaltée.
Le cœur est le miroir de l’univers.
Il est le véritable Graal.

Semblable à une lame, le train taillait son chemin dans les ténèbres
européennes. La pluie fouettait les vitres du compartiment.
« Dieu fait pipi », déclara le petit garçon assis à côté de sa sœur, sur le
siège opposé au mien.
« Carl ! »
Leur mère me lança un regard d’excuse, tout en se penchant sur son fils
pour lui essuyer la bouche avec une serviette en papier.
« Dieu ne fait pas pipi, répliqua sa sœur. Il pleure. »
Ce n’était pas là une affirmation claironnante, juste le constat paisible
d’un fait, ponctué d’un léger point d’exclamation. Semblable à une
respiration réprimée, immédiatement suivie d’un effet contraire.
« Il doit être vraiment triste alors », soupira la mère avec résignation en
contemplant d’un air vide la vitre embuée, avant de disparaître à nouveau
derrière un magazine féminin.
Patiente, la petite fille posa la tête sur l’épaule de son frère. Ainsi assis,
ils incarnaient la silencieuse protestation de toute une génération à l’égard
du rejet inconsidéré de ce Saint des Saints : l’aptitude divine et fragile de
l’humanité à être présente.
Je leur souris avec sympathie et m’enfonçai dans mon siège dans l’espoir
de dormir un peu. Le vieux manuscrit espagnol San Graal brûlait dans mon
cœur.
AUM
OM
O
TABLE

Prologue
PARTIE I - SYLVIA
PARTIE II - SHEKHINAH
PARTIE III - SALAMANDALA

Flammarion
Notes

1. Les Pléiades.
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2. L’anecdote est en réalité rapportée par un berger en 1929 (voir le premier
tome) et se trouve in Otto Rahn, La Croisade contre le Graal, Stock, Paris,
1934) [NdT].
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3. La traduction/version française de Graeme Allwright ne suit pas
exactement le texte de Leonard Cohen [NdT].
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4. Genre anglais propre au XIIIe siècle [NdT].
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5. Chemins de fer danois [NdÉ].
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6. La Méditerranée.
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7. Malte.
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8. Marseille.
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9. Gaule narbonnaise, province romaine de l’époque.
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10. La Valette [NdT].
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11. Actuelle ville de Narbonne.
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12. Essai de Henry Lincoln, Michael Baigent et Richard Leigh paru en 1982
et réédité par J’ai lu en 2005 [NdT].
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13. Actuel village d’Opoul.
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14. Les anciennes légendes situent dans les Pyrénées le château du Graal,
Montsalvaesche, la montagne ointe, bénie ou déifiée.
▲ Retour au texte
15. Quatrain 6.66 [NdT].
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16. Une croix solaire est une croix équilatérale à l’intérieur d’un cercle
[NdT].
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17. Les sept anges.
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18. Cosmos.
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19. Prononcé « æ ».
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20. Je suis l’alpha et l’oméga [NdT].
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21. Merkabah : char ou véhicule. Le terme apparaît dans la plus ancienne
tradition d’Hénoch, ainsi que dans la Kabbale juive. Voir Ezéchiel 1, 1-26 et
Isaïe 6, 1-8.
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22. Noor Inayat Khan (1914-1944) est déportée et fusillée à Dachau après
avoir été torturée par la Gestapo.
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23. Helen Schucman (1909-1981) est morte une dizaine d’années après
avoir écrit Un cours en miracles, qui relate une série de communications
spirituelles avec Yeshoua.
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