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L’Union
Flammarion
The O Manuscript
All rights reserved
Copyright Lars Muhl 2008
English translation copyright Watkins Media Ltd 2012
Semblable à une lame, le train taillait son chemin dans les ténèbres
européennes. La pluie fouettait les vitres du compartiment.
« Dieu fait pipi », déclara le petit garçon assis à côté de sa sœur, sur le
siège opposé au mien.
« Carl ! »
Leur mère me lança un regard d’excuse, tout en se penchant sur son fils
pour lui essuyer la bouche avec une serviette en papier.
« Dieu ne fait pas pipi, répliqua sa sœur. Il pleure. »
Ce n’était pas là une affirmation claironnante, juste le constat paisible
d’un fait, ponctué d’un léger point d’exclamation. Semblable à une
respiration réprimée, immédiatement suivie d’un effet contraire.
« Il doit être vraiment triste alors », soupira la mère avec résignation en
contemplant d’un air vide la vitre embuée, avant de disparaître à nouveau
derrière un magazine féminin.
Patiente, la petite fille posa la tête sur l’épaule de son frère. Ainsi assis,
ils incarnaient la silencieuse protestation de toute une génération à l’égard
du rejet inconsidéré de ce Saint des Saints : l’aptitude divine et fragile de
l’humanité à être présente.
Je leur souris avec sympathie et m’enfonçai dans mon siège dans l’espoir
de dormir un peu.
Dans le sac à côté de moi se trouvait le résultat de deux ans de travail
intense, le manuscrit de Marie-Madeleine, ce pouvoir féminin oublié. Le
résultat aussi de la désagrégation d’une vie. Deux années durant, j’avais
plus ou moins erré, sans autre point de repère que l’écriture du manuscrit.
Dans la petite maison des montagnes andalouses, à la gare du Nord à Paris,
à l’hôtel Costes de Montségur. Ligne après ligne, morceau après morceau,
le long de chemins de traverse hasardeux, de chambre d’hôtel en gare
bondée, partout où je pouvais m’asseoir avec mon ordinateur portable.
L’œuvre était achevée et j’étais en route pour le Danemark, aussi fatigué
que Mathusalem. Au tréfonds de ma conscience persistait une crainte, celle
de savoir si les différents passages fonctionneraient ensemble ou pas.
Y aurait-il quelque cohérence dans le chaos ? Ce fut tout ce que j’eus le
temps de penser avant de sombrer dans le sommeil, bercé par les larmes de
Dieu qui tambourinaient sur la fenêtre, dessinant à l’arrière de mes
paupières d’éphémères motifs.
Il existe dans les Pyrénées une petite ville nommée Bélesta, sise dans le
Val d’Amour. Dans cette ville se trouve un enfant qui verse une larme
chaque fois qu’une feuille tombe prématurément sur le sol. L’enfant pleure
sur l’ignorance de l’homme. Pleure sur la constante méconnaissance de la
véritable essence de l’être humain. Pleure sur l’aveuglement spirituel de
l’homme.
Dans cette ville se trouve une église. Dans les profondeurs obscures de
cette église se trouve un bassin posé à terre, empli des larmes de l’enfant,
qui constituent une eau sainte dans laquelle les pèlerins peuvent baigner
leurs yeux et recouvrer la vue.
N’est-ce pas alors paradoxal que l’Église chrétienne, tout au moins au
niveau symbolique, dissimule son véritable pouvoir dans l’inconscient ?
Les églises du pays cathare cèlent de nombreux secrets qui commencent
tout juste à venir à la lumière. Il fut un temps où, dans mes tentatives pour
en découvrir quelques-uns, je pensais qu’il s’agissait de révéler la
misanthropie et la fausseté de l’Église catholique. Rien ne pouvait être plus
éloigné de la vérité. Au fil des ans, l’Église a commis d’irréparables
atrocités. À l’idée de les nommer toutes, la fatigue nous saisit presque. Mais
en quoi l’Église aurait-elle pu être différente, sachant qu’elle est un produit
des limites de l’homme lui-même ? À l’égal des autres églises ou religions
du monde. Qu’un nouveau-né devienne hindou, bouddhiste, musulman, juif,
chrétien ou athée ne dépend que du choix des parents ou des conditions
dictées par telle ou telle culture. Nul être humain, nulle Église, cependant,
ne décide de la véritable identité cosmique de l’enfant. Ce qui, en retour,
vaut pour chacun de nous.
Je croyais être quasiment arrivé au terme de mon voyage. Lequel, en
réalité, ne faisait que commencer, ce dont je n’avais alors pas la moindre
idée. Je me concentrais uniquement sur l’achèvement du manuscrit de
Marie-Madeleine. Quoique je fusse celui qui l’avait écrit, il s’agissait plus
d’un cadeau que l’on m’avait autorisé à ramener à la maison que d’une
création personnelle. Cela m’emplissait d’une profonde gratitude, mais
aussi d’un vide étrange, un vide différent de celui que l’on expérimente
habituellement chaque fois que l’on achève un projet.
Nombreuses sont les voies de l’intuition. Fondamentalement, nous
pourrions dire que si l’homme n’utilise pas l’intuition, celle-ci n’utilise pas
l’homme. Au mieux, mon périple constituait un exemple de ce qui peut se
produire lorsque nous nous laissons guider par la voix intérieure, que nous
renonçons à la réalité matérielle et que nous voyageons à travers le paysage
de l’âme, lequel est essentiellement accessible mais rarement parcouru, le
plus souvent dissimulé derrière les limites imposées à une personnalité
donnée.
La rencontre avec le Voyant m’avait enseigné quelques-uns des
innombrables niveaux qui nous entourent, aussi bien que les multiples
pièges dans lesquels celui qui voit peut être trop aisément pris. Lors de mes
expéditions astrales, j’avais visité les mondes inférieurs et rencontré mes
ombres personnelles, aussi bien que la longue série de démons collectifs qui
s’y cachaient. J’étais entré en contact avec l’oracle au cours de mon voyage
à Tolède, une voix intérieure à laquelle il m’est possible de faire appel
lorsque je suis dans un état d’équilibre raisonnable. Il ne s’agissait toutefois
que d’une école, et de leçons qu’il fallait apprendre. Sur un plan
déterminant, je continuais à être entravé et empli de peurs. Il me fallait
toujours compter avec ma solitude fondamentale, et la séparation
momentanée d’avec le Voyant ne facilitait pas les choses.
Durant l’une de nos sessions à Montségur, alors que nos conflits
atteignaient un point culminant, et afin de me corriger, le Voyant me répéta
avec opiniâtreté que je n’étais rien de plus qu’un garçon de courses du
comité des directeurs. Le fait qu’il évoquât le comité des directeurs de la
Grande Compagnie de la lumière n’apaisa en rien la tension qui régnait
entre nous. Dès lors, ses paroles n’ont cessé de me hanter, et à cette époque,
elles résonnaient avec plus de force encore. Nul moyen d’y échapper : le
temps était venu pour moi d’assumer mon héritage. J’étais livré à mon
propre fonctionnement.
L’ange bleu se tenait sur le seuil, sous l’apparence d’une vieille femme
âgée d’environ quatre-vingts ans.
Une aura émanait d’elle, rayonnant comme les lunes et les soleils de
voies lactées infinies, et le regard clair et doux d’une jeune fille
chaleureuse, pleine d’attention et d’amour, me fixait avec amusement à
travers les yeux d’une vieille dame qui n’appartenait pas à ce monde-ci.
« Qu’est-ce qui vous a retenu si longtemps ?, demanda-t-elle en riant. Il
vaut mieux tard que jamais. Je suis heureuse de vous voir. Entrez, je vous
en prie. »
Ses paroles se déroulaient à la manière d’un tapis rouge, et lorsque je
franchis le seuil, je sus que je pénétrais dans cet autre univers que j’avais si
longtemps cherché, mais à l’existence duquel j’avais cessé de croire. J’eus
en quelque sorte la certitude que ce pas était sans doute le plus important
que j’eusse jamais effectué au cours de mon long voyage de retour à la
maison.
La vieille dame portait une robe bleue et un chapeau de couleur assortie.
Dans le salon, un certain ordre régnait parmi le chaos de livres, classeurs
à anneaux et documents posés en piles sur les tables et les étagères. Nous
prîmes place dans deux fauteuils placés de part et d’autre d’une table basse
qui pouvait tout juste accueillir deux tasses, dans lesquelles mon hôtesse
versa du thé brûlant délicieusement parfumé.
« Oh, Lars, voudriez-vous, s’il vous plaît, apporter les deux gâteaux que
j’ai préparés pour nous ? Ils se trouvent dans la cuisine. Je ne suis plus aussi
leste qu’auparavant. »
Je me levai et me frayai un chemin parmi les livres et les dossiers. Dans
la cuisine, je découvris deux morceaux de gâteau de Noël, suffisamment
copieux pour nourrir douze personnes au moins.
« Bon, les deux sont pour vous, cria-t-elle depuis le salon. Un jeune
homme tel que vous doit se nourrir. Pour moi, je ne mange rien ces jours-
ci. »
Le rire perceptible dans sa voix emplit l’air, semblable à des cloches qui
résonnèrent en moi, cependant que je coupai une part, que j’emportai sur un
délicat plateau en cristal.
« J’ai attendu cet instant plus longtemps que vous ne pourriez
l’imaginer », déclara-t-elle lorsque nous fûmes de nouveau assis l’un en
face de l’autre.
« Je n’ai pas encore lu vos livres, mais lorsque mon fils m’a montré
l’image de Marie dans l’ouvrage sur Madeleine, j’ai compris que le
messager que j’attendais depuis quarante ans s’était enfin manifesté. Le
comité là-haut sait combien j’ai prié pour que vous apparaissiez. L’image de
Marie a toujours constitué un signal de fumée. Et voici qu’à présent, nous
avons tous deux reçu notre réponse. »
Lumineuse comme le soleil, sa voix était pure et claire.
« Aviez-vous, de votre côté, une idée de ce qui était en jeu ? », s’enquit-
elle avec curiosité.
Je lui parlai du médium qui, de nombreuses années auparavant, m’avait
annoncé que je ferais la connaissance de Sylvia. Je lui contai ma rencontre
avec le Voyant et le travail que j’avais effectué avec lui, et aussi le pouvoir
inattendu qu’avait libéré en moi notre rupture. Pouvoir que je n’étais pas
vraiment certain de pouvoir assumer. Enfin, je lui fis part de l’intuition qui,
une fois l’ouvrage terminé et alors que je me rendais chez l’imprimeur,
m’avait incité à placer l’image de Marie à la suite du dernier chapitre, sans
réellement savoir pourquoi.
Tandis que je lui racontai tout cela, elle demeurait assise, un innocent
sourire aux lèvres, comme si elle savait déjà. Lorsque j’en eus fini, elle
déclara :
« C’est parfait. Il devait en être exactement ainsi.
» Une chaîne ininterrompue d’arrivées et de départs, de compréhensions
et de prises de conscience. Qui sommes-nous, sinon des voyageurs qui se
rencontrent et se quittent, qui pleurent et rient, qui dansent et meurent dans
un cycle éternel ? Des âmes itinérantes dans le temps et l’espace. Une
coupe ne peut renfermer l’océan. Un nuage ne peut être capturé dans un sac.
La conscience de l’éternité ne peut être contenue en un seul individu.
Raison pour laquelle Dieu a créé plus d’un être humain. Et parmi ces êtres
humains, celui qui cherche le Graal doit acquérir la connaissance la plus
dense qui soit, c’est-à-dire celle qui concerne ses propres origines, sa
mission et sa destination. Toutes les étapes par lesquelles vous êtes passé
jusque-là, vos victoires et vos échecs, étaient nécessaires sur le chemin qui
vous menait ici. Souvent, vous vous êtes trompé de direction, avant
d’apprendre à déchiffrer les signes, mais en bout de course, nous y
parvenons tous. Pour ce qui vous concerne, vous et le Voyant, n’oubliez pas
que lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre toujours. Un jour, vous
vous retrouverez, peut-être pas dans cette vie mais dans une autre, où vous
achèverez la tâche dont vous avez pris la responsabilité, il y a longtemps.
Les énergies auxquelles vous êtes exposé en ce moment sont, pour vous,
purificatrices. Le pouvoir cosmique ne peut se manifester sur Terre qu’à
travers la chair et le sang, ainsi qu’à travers un être immaculé. Je ne suis
moi-même si longtemps restée en vie que pour pouvoir vous transmettre
mon savoir. »
Sylvia, l’ange bleu.
« De quel savoir s’agit-il ? », demandai-je.
Elle me dévisagea avec curiosité, comme si un instant, elle doutait que je
fusse bien celui qu’elle avait attendu.
« Si je dis “énergie-MU”, que répondez-vous ? », m’interrogea-t-elle
alors.
La question demeura suspendue dans le silence qui régnait entre nous.
Des pensées traversèrent mon esprit. Énergie-MU. L’expression paraissait
familière, mais j’eus le sentiment de ne pouvoir lui donner une réponse
satisfaisante ici et maintenant. Était-ce un test ?
« Bon, cela peut attendre », reprit-elle, tandis que son regard embrasait
les vestiges disloqués de mon système de défense.
« En revanche, cela peut vous intéresser de savoir à quel moment je suis
entré en possession de Marie-Madeleine. »
J’acquiesçai avec empressement.
« Alors que j’étais jeune femme, je fus invitée par une grande prêtresse
hollandaise à Montségur, dans les Pyrénées. J’ai cru comprendre que vous
avez également vécu un difficile apprentissage en ces lieux. »
Je confirmai d’un signe de tête, et elle poursuivit :
« À l’époque, je ne connaissais rien de la région, ni de son pouvoir. Nous
étions douze à avoir été invitées au château de Montségur. Nous y reçûmes
une initiation dont, en raison de mon vœu de silence, je ne peux vous parler.
Pas encore. Peut-être plus tard. Nous verrons. »
Elle se tut, comme pour chercher les mots justes.
« Après l’initiation, qui dura trois jours et trois nuits, les prêtresses
nouvellement initiées reçurent chacune un château cathare de la région.
Lorsque la grande prêtresse découvrit qu’il n’y en avait aucun pour moi,
elle me conduisit à l’église de Rennes-le-Château. Laquelle fut alors sous
ma domination. »
Sylvia marqua de nouveau une pause, afin de me laisser le temps
d’absorber ses paroles. Puis, me regardant directement, elle poursuivit :
« Vous savez, bien entendu, qu’il s’agit de l’église de Marie-Madeleine. »
J’acquiesçai d’un signe. C’était trop beau pour être vrai.
« À l’instant où nous pénétrâmes en voiture dans la petite ville, je sentis
la présence d’une énergie puissante que, pourtant, je ne pus alors expliquer.
Mais lorsque j’entrai dans l’église de Marie-Madeleine, je faillis
m’évanouir tant j’étais affectée. À l’époque, l’église était dans un état plutôt
déplorable. C’était avant qu’ils ne reprissent les travaux de restauration
entrepris par le célèbre prêtre Saunière, et qu’ils ne voilent une fois de plus
les traces du secret que de nombreux aventuriers cherchent en vain à
Rennes-le-Château et dans les environs.
— Quelles sortes de traces ? »
Sans répondre, elle sourit mystérieusement et me lança un regard qui,
traversant les sphères, semblait plonger dans des univers inconnus. Autour
d’elle rayonnait une lumière alternativement doré et violet. Une couronne
de cristal blanc vibrait autour de sa tête.
« Rennes-le-Château est en ce moment le centre d’une grande attention.
Essentiellement pour de mauvaises raisons. Voyez-vous, le besoin de
divertissement spirituel résulte d’une indolence profondément enracinée et
d’une dépendance névrotique à la matière et à la peur qui engendrent le
désir d’une libération rapide, encouragent les solutions faciles et conduisent
directement aux illusions astrales. Il est, par conséquent, possible de
batifoler éternellement à la lisière de ce parc d’attractions spirituel. Lequel
transforme l’intuition en illusion, l’imagination créative en divagation, l’art
visionnaire en hallucination. Rechercher la transformation n’a rien de
répréhensible en soi. Mais il faut avoir le courage de faire face à ses
motivations personnelles, afin de comprendre ce qui provient de nos
blessures anciennes, de la peur, de l’infériorité, du lien aux choses et à
autrui, et ce qui repose sur une véritable introspection, une prise de
conscience, la certitude. »
Son regard semblable à l’océan m’enveloppa avec douceur, cependant
qu’elle reprenait son explication :
« En dernier recours, tout cela se réduit à un manque d’amour et à un
défaut de connaissance des véritables pouvoirs de l’âme. C’est assurément
fort banal, et pourtant vrai. »
Elle fit un mouvement en direction de la cuisine :
« Encore un peu de gâteau ? »
Je déclinai la proposition d’un geste de la tête. L’aisance avec laquelle
Sylvia alternait entre la grande prêtresse d’une sage lucidité et la douce
vieille dame soucieuse de mon bien-être était remarquable.
« Je suis heureuse que vous soyez venu. Vous et moi avons beaucoup à
faire, mais le temps presse. »
En dépit de l’évidente attention dont j’étais l’objet, je sentis que quelque
chose entravait le flux de la communication entre nous. Sans doute lisait-
elle dans mes pensées, puisqu’elle ajouta peu après :
« Ne perdez pas courage. Néanmoins, je dois m’assurer que vous
possédez les qualifications requises avant de vous transmettre le savoir qui
se dissimule derrière quarante ans de silence. »
À peine avait-elle achevé sa dernière phrase, qu’une paix indescriptible
m’envahit. L’être qui se tenait en face de moi et qui, jusqu’alors,
ressemblait à une vieille dame, parut disparaître. À sa place, je vis une
constellation d’étoiles que je ne peux que qualifier d’angélique. Alors, je fus
doucement quoique fermement soulevé par une sorte de main géante qui me
fit traverser la flottante paroi de cristaux et me guida à travers la lumière
éthérique jusque dans les sphères astrales, à la manière d’un souffle sans fin
qui m’entraînait de niveau en niveau jusqu’à ce que je franchisse l’ultime
voile qui m’entravait et entre dans un état de fluidité qui ne peut s’identifier
qu’à celui de la liberté, pour être cependant ramené de monde en monde
jusque dans le salon, que je réintégrai avec un soupir, face à Sylvia et à son
chaleureux sourire. Tout se produisit si rapidement que je n’eus pas le
temps d’y réfléchir. On eût dit qu’il s’agissait d’une sorte de test dont le but
était de m’informer sur l’état d’esprit spirituel qui était le mien. Une rose
blanche apparut entre nous et survola lentement la table dans ma direction.
« Elle symbolise votre âme », indiqua mon hôtesse en me dévisageant
avec intensité.
Nous restâmes paisiblement silencieux, puis elle poursuivit :
« Il est important que vous travailliez sur vos racines. Je connais le
sentiment d’insécurité et ce que vous ressentez en ce moment. C’est
pourquoi je sais combien il est important que vous réassuriez vos
fondations. Il faut vous lancer dans la partie décisive de votre quête du
Graal. Vous y apprendrez le secret de la princesse emprisonnée qu’il faut
libérer et du dragon qui doit être vaincu pour que le prince puisse lever sa
coupe et boire l’élixir de la vie éternelle. Vous comprendrez la vérité
métaphorique contenue dans la légende du Graal, ainsi que ses
significations allégoriques. Vous ne pourrez découvrir le véritable savoir et
le présenter avec pureté qu’en accomplissant par vous-même le voyage.
— Vous est-il possible de me révéler une partie de l’enseignement que
vous avez reçu au cours de votre initiation à Montségur ? »
À l’instant même où je la posai, je compris combien la question était
inappropriée. Ce que confirma clairement son soupir quasi imperceptible.
« Si je le dévoile, vous y perdriez votre motivation fondamentale à
entreprendre ce voyage.
— Où mène-t-il donc ?
— Sur le plan physique, à la terre des cathares. Sur le plan intérieur, au
château du Graal qui se trouve dans votre cœur.
— Pourquoi précisément la terre des cathares ?
— Parce qu’elle joue un rôle central dans certaines de vos dernières
incarnations, à la fois en tant que prêtre et en tant que troubadour. Vous en
portez une copie dans votre être le plus profond.
— Existe-t-il dans cette région une puissance particulière qui me
permettra de réussir ?
— Oui. C’est le cas partout où une énergie spécifique s’est accumulée au
fil du temps. Vous pouvez vous rendre à Jérusalem, Assise, Lourdes ou
Damas. En Islande, par exemple, il existe une puissance qui reste à
découvrir. Vous pouvez aussi demeurer ici, au Danemark. Nombre de lieux
conviennent, cependant, n’oubliez pas qu’ils sont l’expression d’une réalité
intérieure plus que d’une destination extérieure. Ni Shambhala, ni Shangri-
La ne sont des lieux, ce sont seulement des états d’esprit. Chaque individu
est une porte ouverte sur le cosmos. Cela présuppose néanmoins que
l’individu en question ait la volonté d’être responsable et de se concentrer
sur ce savoir. Il est important de comprendre cela.
— Votre propre initiation a-t-elle quelque chose à voir avec mon
voyage ? »
Elle hocha la tête avec indulgence :
« Cette façon innocente de chercher à extorquer mes secrets en
prétendant ne pas savoir est assez touchante. Mais vous n’êtes pas
réellement convaincant. Il n’y a aucune raison pour que nous continuions à
nous tester. Passons aux choses sérieuses. »
Sylvia après son initiation.
L’ange bleu était toujours suspendu au-dessus de ma tête. Puis il disparut
à une vitesse indétectable à l’œil nu. Je ne pus m’empêcher de songer que
cette performance constituait pour Sylvia une autre façon de me mettre à
l’épreuve.
« À partir d’aujourd’hui, plus rien ne sera pareil. Vous devez vous
attendre à une modification physique qui touchera le niveau des cellules
jusqu’à celui de votre apparence. De nouvelles énergies s’écouleront,
certaines paraîtront plus lourdes et ardues parce qu’elles viendront
d’univers inconnus et que vous continuerez à lutter contre vos limites
personnelles. C’est en un sens paradoxal, parce que c’est uniquement en
renonçant à vos attaches terrestres que les énergies pourront librement
circuler. D’un autre côté, il est tout aussi nécessaire de demeurer enraciné. Il
s’agit donc de trouver un équilibre particulièrement délicat qu’il vous
faudra maintenir. »
Tandis qu’elle parlait, un triangle apparut. Sylvia se tenait sur la droite de
la ligne de base, pendant qu’une image me représentant apparaissait sur la
gauche. Au sommet, nous incarnions tous deux l’être angélique.
« Notez, s’il vous plaît, que le triangle que vous voyez correspond à la
partie manquante de la grande pyramide. Par conséquent, quoique nous
soyons placés sur le bas, la partie inférieure de la petite pyramide marque la
partie supérieure de la grande pyramide. Ce qui constitue une différence
notable. Entre nous, à la pointe de la pyramide se tient l’ange que nous
créons et qui désormais sera votre protecteur. Telle est la façon dont l’être
humain, par couple ou par groupe, est capable de manifester des formes de
pensée célestes pour le bénéfice de l’humanité. C’est de la magie blanche,
ou alchimie. »
Sylvia se leva avec quelque difficulté et disparut progressivement dans
l’obscurité, entre les piles de livres. Elle réapparut dix minutes plus tard,
avec un bout de papier qu’elle plaça devant moi. Je pris ce qui s’avéra être
une serviette en papier marquée d’un étrange symbole et portant les lettres
MU, apparemment gribouillées à la hâte avec un stylo-bille.
« Voilà qui vous donne à réfléchir, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que c’est censé être ? », demandai-je.
Sans répondre, elle me questionna :
« Quelque chose sortant de l’ordinaire s’est-il produit le 20 avril ? »
Je tentai de me souvenir, sans parvenir à me remémorer le jour en
question. Je sortis mon agenda et le consultai à cette date-là. Bingo !
« C’est le jour où a été publié mon livre sur Marie-Madeleine. »
Elle eut un petit rire joyeux :
« J’étais à l’hôpital ce jour-là. Une infirmière m’a servi du café et un
gâteau. La serviette devant vous se trouvait sur le plateau. »
Nos yeux se croisèrent et nous ne pûmes nous empêcher de rire. Parmi la
multitude d’étoiles apparut l’image de la jeune fille. Apparition qui ne dura
qu’un instant, avant de s’évanouir.
« Le comité là-haut était actif », dit-elle lorsqu’elle eut retrouvé son
souffle.
Saisissant la théière, elle me versa du thé.
« Quelle est la signification du symbole par rapport à MU ? demandai-je.
— Je ne sais pas encore exactement. Mais comme vous le savez, MU
correspond au continent céleste des premières âmes sur Terre, Le-MU-ria.
MU est un signe ancien qui, dans l’Égypte antique, désigne l’eau sous
toutes ses formes. Dans l’alphabet grec, mu renvoie au centre ou à ce qui est
situé au milieu, entre le début, alpha, et la fin, oméga. C’est l’eau vivante,
la condition préalable nécessaire au feu transformateur, édictée par
Zarathoustra, et donc par Yeshoua. L’énergie MU renvoie à l’éther le plus
élevé où l’eau et le feu se rencontrent.
MU est le terme mystique employé par les bouddhistes pour éliminer
toute tentation. MU correspond à la purification des âmes. »
Ces mots étaient comme autant de petites chandelles suspendues dans
l’air, un savoir immémorial qui n’attendait que l’impulsion juste pour se
manifester.
« Votre propre nom constitue une allégorie du mystère ; vous êtes là pour
résoudre et transmettre ce mystère. Certains aspects en sont évidents. Les
deux premières lettres de votre nom donnent MU. Pour autant, je ne suis
pas sûre que vous soyez capable, dans votre état actuel, de porter l’entier du
secret tissé dans votre nom. »
Je voulus la contredire, mais elle poursuivit :
« Vous êtes une âme ancienne. Mais une âme ancienne qui a autrefois
profondément chuté. Votre être se compose d’un centre magnifique et
rayonnant. Il y a en vous beaucoup d’amour et de capacité de guérison.
Cependant, vous possédez également en vous un élément destructeur, une
partie en vous qui n’a pas encore été acceptée et dont il vous faut prendre
soin. Si vous y parvenez, rien ne pourra vous arrêter dans la mission que
vous dicte votre âme. »
Ses paroles étaient l’écho renvoyé par quelque mur inconnu du passé, et,
en dépit des promesses qu’elles contenaient, la mise en garde demeurait
claire.
« Là où se tient le dragon, vous découvrirez la princesse. Trouvez-la et
vous trouverez le dragon. Et là où vous les trouverez, vous trouverez aussi
le Graal. Tous trois sont inextricablement unis.
— Quelle princesse ?
— La princesse qui est en vous. L’aspect féminin qui est en l’homme.
Mais il y a aussi une femme qui attend, quelque part ici. Si les hommes et
les femmes avaient seulement conscience du potentiel qui est le leur
lorsqu’ils sont ensemble… Dans l’Antiquité, les initiés travaillaient toujours
par couple. De même que Simon le Mage avait son Hélène, et Yeshoua sa
Mariam, Paul avait sa Thècle. Rares sont les chrétiens qui l’ont compris.
Lorsque l’Église fut fondée, en l’an 325, ce fut d’abord et avant tout un acte
politique accompli dans le dessein d’arrêter la gnostique indépendante et la
société mystique qui s’était développée à l’époque de Yeshoua et au cours
des années qui suivirent sa mort officielle. C’est à l’occasion de cette
fondation que furent également adoptés les dogmes, ainsi que certains rites
du culte de Mithra et de la tradition d’Ishtar/Isis, qui s’accordaient au
programme politique mené par de nouveaux chefs, sous de nouveaux noms.
Ce qui ne rentrait pas dans ce cadre fut réduit au silence. C’est ainsi que
tout ce qui se rapportait à la sagesse, à Sophia, fut littéralement jeté avec
l’eau du bain. C’est à travers Sophia, plus exactement à travers la
dimension supérieure de Sophia, laquelle est secrète, que se produit le
Second Avènement. Trouvez-la et vous parviendrez à la princesse. C’est
aujourd’hui que cela se joue. Le Second Avènement de la Sophia supérieure
est non seulement une affaire collective, mais aussi un processus par lequel
chacun d’entre nous doit passer. C’est pourquoi les personnes qui éprouvent
la turbulence des temps actuels sont si nombreuses, et particulièrement
celles qui travaillent dans la spiritualité. Elle implique une confrontation
avec ce qui est ancien. Avec toutes les limites qui sont en nous. Et c’est
difficile pour la plupart d’entre nous. Regardez autour de vous. Avez-vous
remarqué combien d’hommes et de femmes se séparent aujourd’hui ? Non
parce qu’ils ont un problème personnel, mais simplement parce que la
relation a débuté sur de mauvaises bases. Ce sont de véritables rapports
qu’il faut établir désormais. Il en est ainsi à tous les niveaux. Ce ne sont pas
seulement les liens entre l’homme et la femme qui sont brisés par le
renouvellement qui s’annonce, mais aussi ceux de la famille, des amis et la
vieille relation enseignant/élève. »
Elle me dévisagea avec attention, comme si elle avait aperçu quelque
chose et qu’elle se demandait à cet instant si elle devait m’en faire part ou
non.
« Sortez du cercle ancien, déclara-t-elle alors. Il est toujours douloureux
de dire au revoir à un vieux maître. Plus encore lorsqu’il est devenu une
sorte de père spirituel. Mais à chaque chose, son temps. Le Voyant vous a
beaucoup appris. Et vous pouvez lui en être infiniment reconnaissant. D’un
autre côté, vous lui avez également donné le meilleur de vous-même. Il
vous faut désormais comprendre que ce temps en sa compagnie touche
probablement à sa fin aujourd’hui. Assumez tout ce qui vient du fait que
vous ne devez rien à personne, et qu’il n’y a rien que vous n’ayez reçu.
Lâchez prise. Autrement votre gestalt habituelle vous brisera. Le pacte que
vous avez passé vous protégera si vous honorez ses commandements les
plus intimes, fondés sur le respect mutuel. »
Les paroles de Sylvia formaient comme un gant de velours tenant mon
cœur dans la lumière pour en révéler la tristesse et lui permettre de trouver
son chemin vers la sortie. Et je la vis disparaître dans l’air, semblable à un
oiseau à l’horizon, en route vers cette liberté qu’elle avait si longtemps
attendue.
« Malgré toutes les connaissances que vous avez acquises au fil du
temps, il vous faut accepter le fait que vous vous tenez ici aujourd’hui les
mains vides. Vous ne pourrez, sinon, faire preuve d’une flexibilité
suffisante, ni par conséquent être capable de faire évoluer autrui. Soyez
ferme dans votre capacité à vous conformer. Ce n’est qu’ainsi que vous
pourrez affronter ce qui s’est rigidifié. Modelée en forme de coupe, l’argile
est ensuite chauffée dans le four, ce qui la rend durable. Toutefois, c’est
l’espace vide de la coupe qui peut contenir quelque chose. »
Tendant le bras par-dessus la table, elle posa une main sur mon bras.
« Si vous êtes une coupe, que l’amour soit son contenu. »
Imprégnée par la sagesse de Sylvia, une cathédrale de silence nous
enveloppa.
« Le chevalier du Graal est un idéaliste. Il sait qu’en raison de sa
blessante honnêteté, le véritable amour peut être impitoyable. N’oubliez pas
cependant que le chevalier du Graal, s’il lui arrive de rire de la folie de
l’homme, ne tente jamais d’amoindrir les souffrances qui en découlent. Ce
qui ne signifie pas qu’il reprenne à son compte la responsabilité qui
incombe à autrui, mais qu’il assume la sienne propre. »
Une chose inexplicable se manifestait autour de nous, qui évoquait une
troisième entité, née de l’union de nos âmes. Venant de loin, le carillon
d’une cloche d’église se fit entendre dans le salon, soulignant l’exaltation
qui régnait.
« La différence entre vous et moi tient à ce qu’il vous faut travailler à
découvert, tandis que je dois œuvrer en secret. Mais gardez à l’esprit, je
vous prie, qu’on ne peut tout dévoiler. Il est des secrets dont on pourrait
faire mauvais usage s’ils venaient à être divulgués.
» Toujours, il existera des âmes faibles qui chercheront à exploiter ces
secrets pour en obtenir une récompense personnelle. Il vous suffit de voir
tous ces soi-disant professeurs ou gourous qui, convaincus de leur
excellence, séduisent les âmes crédules en leur promettant des initiations et
autres niaiseries. Raison pour laquelle il vous faut faire preuve de prudence
dans vos révélations. »
Bien que le thé fût depuis longtemps refroidi, elle en but une gorgée
avant de poursuivre :
« Vous devez accepter qu’à l’avenir, notre contact se fasse de façon
télépathique. La télépathie vous est-elle familière ? »
Je réfléchissais à sa question lorsqu’elle me vint en aide :
« Je sais que vous communiquez avec votre oracle, Miriam, et je tiens
donc pour assuré que nous trouverons, vous et moi, une fréquence qui nous
permettra de rester en contact. »
Elle ouvrit les bras :
« Ne vous faites pas de souci. Tout arrivera ainsi qu’il est prévu. »
Sylvia semblait visiblement œuvrer à partir d’un plan déjà conçu.
Toutefois, elle ne fit aucune allusion à l’auteur de ce plan. J’eus le
sentiment qu’elle ne me confiait pas tout, gardant par-devers elles certaines
choses, soit qu’elle considérât que je n’étais pas prêt à les comprendre, soit
qu’elle voulût s’assurer que j’étais digne de sa confiance. Quoique j’eusse
un certain nombre d’expériences à mon actif, cette femme-ci sortait de
l’ordinaire. À l’égal du Voyant, Sylvia appartenait à un autre monde.
« Les hôtes du Ciel se rassemblent en ce moment. Ce qui a des
conséquences à tous les niveaux, y compris celui de la cellule humaine.
Tout s’en trouve bouleversé. C’est aujourd’hui que se produisent les
changements que beaucoup ont prophétisés. Nous sommes, en fait, en plein
milieu de tout cela. Ce sont des temps difficiles dont le rythme s’accélérera
au cours des années à venir et nous affectera tous, sans exception. Nul
n’échappera au jugement cosmique, ce qui, pour l’être humain, signifie soit
des possibilités illimitées, soit la destruction totale. Tel est le choix qui nous
attend. Soit l’insatiable désir du Soi inférieur pour le pouvoir, les choses, le
divertissement, soit la capacité à honorer les aspirations spirituelles du Soi
supérieur. Un choix que nous devrons accomplir chaque jour qui passe. Et
sans doute, à chaque minute qui passe. »
Le temps venait à manquer. Je sentis que l’entrevue touchait à sa fin. Je
saisis donc l’occasion :
« Donnez-moi un signe, quelque chose qui me permette de continuer. »
La demande ne parut pas la prendre au dépourvu. Et une fois de plus, elle
me répondit par une autre question :
« Que savez-vous des sept voiles ?
— Les sept voiles ?
— Oui, les sept voiles. »
Toutes sortes de pensées me traversèrent l’esprit. Je songeai aussitôt au
premier grand ouvrage d’Helena Blavatsky, Isis dévoilée.
« Ont-ils à voir avec Helena Blavatsky ? »
Elle me considéra avec surprise :
« C’est un lien intéressant. La réponse est à la fois oui et non. Je suis
persuadée qu’Helena Blavatsky correspond, à notre époque, à l’une des
dimensions supérieures de Sophia. Toutefois, le secret des sept voiles va
bien plus loin. Vous avez vous-même en partie dévoilé le secret dans votre
livre sur Madeleine. Regardez dans l’Évangile de Matthieu. Lisez le
passage sur Salomé et la danse des sept voiles qu’elle accomplit pour
satisfaire à la luxure de son beau-père, Hérode – en échange de la tête
tranchée de Jean-Baptiste.
— Pouvez-vous m’en dire plus ? »
Sylvia ne put s’empêcher de rire devant mon insatiabilité.
« Certains pensent que la danse n’est qu’une sorte de vulgaire strip-tease.
En réalité, la danse des sept voiles fait entièrement partie du drame sacré
qui annonce la mort de l’oint du Seigneur et la descente dans le monde
inférieur, la déesse retirant chaque partie de son costume à mesure que
l’oint du Seigneur franchit l’une des sept portes de l’enfer. »
Elle se leva.
« Mais il y a plus encore. Ce mystère recèle des profondeurs qui doivent
être mises en lumière. Telle est la tâche. »
Nous nous dîmes au revoir dans l’entrée. J’avais le sentiment d’avoir
toujours connu Sylvia et il me fallut lutter contre une tristesse venue des
ténèbres et qui menaçait de libérer mes larmes. Je l’embrassai sur les joues,
et son rire de jeune fille résonna dans mon âme cependant que je descendais
l’escalier et pénétrais dans le monde afin d’y chercher le dragon, la
princesse et le Saint-Graal.
3
La lumière émanant des feux dessinait une arche dorée dans le ciel
absolument noir de la Mongolie. Tournant son cheval dans l’obscurité,
Oyugun cria :
« Saran ! »
Peu après, il entendit le bruit de sabots dans les fourrés.
« Dépêche-toi ! », lança-t-il.
À la lueur des flammes, il distingua faiblement à contre-jour la
flamboyante chevelure de sa petite sœur, Sarangarel.
Dès qu’ils furent de nouveau réunis, ils chevauchèrent en direction des
feux qui brûlaient au loin. Voilà deux semaines qu’ils étaient partis en vue
d’assister au Sagaalgan – la Fête de la lune blanche qui rassemblait des
chamans venus des quatre coins du monde pour accomplir d’anciens rituels.
C’était la première fois que Sarangarel et Oyugun participaient à la Fête
de la lune, aussi devaient-ils passer par une indispensable initiation. Dotée
d’un tempérament quelque peu sauvage, la jeune femme refusait cependant
de se soumettre à toute forme d’autorité. Seul le pouvoir de persuasion de
son frère avait réussi à la convaincre d’accepter. À présent, si près du but,
elle hésitait et s’efforçait de retarder le moment.
En approchant de la vallée, ils entendirent de nombreux chevaux galoper
à travers le défilé montagneux, dans un bruit de tonnerre qui emplissait
l’air. Passant entre les buissons, ils longèrent la falaise. Au-dessous d’eux
s’étendait un spectacle magnifique. Sept feux de joie brûlaient dans la
vallée, autour desquels les cavaliers et leurs montures tournaient en
galopant toujours plus vite. Sarangarel n’avait jamais rien vu de semblable.
La scène embrasait la force ardente qui courait en elle, juste sous la surface,
n’attendant que l’occasion de s’exprimer. Au plus profond d’elle-même
néanmoins, elle sentait la présence d’une autre puissance qui provoquait un
chant d’une nature différente et tout à la fois engendrait une sensation
d’insécurité et la remplissait d’espoir.
Il fallut à Oyugun et Sarangarel près d’une demi-heure pour descendre de
la montagne en passant par le défilé et gagner le lieu de la fête. Près du feu
central, ils découvrirent plusieurs tentes où s’étaient réunis des chamans qui
préféraient recourir à la musique et au son. Leurs longs chapeaux pointus
les rendaient aisément reconnaissables. Les chamans chanteurs possédaient
un statut particulier qui leur valait de bénéficier de certains privilèges,
quoiqu’ils dussent, à l’égal des autres, accomplir les initiations rituelles.
Sarangarel et Oyugun furent accueillis par l’un des serviteurs du père
suprême, Arih Gal.
« Bienvenue à Tsagaan Sar », déclara-t-il en ouvrant les bras. Il était sur
le point d’en dire plus lorsqu’il aperçut la jeune femme. Certes, les rumeurs
sur sa beauté l’avaient devancée, cependant nul n’avait préparé le prêtre à la
réalité. Oyugun rit en voyant le chaman rougir. Une femme s’avança et,
s’emparant du licol du cheval, conduisit Sarangarel et sa monture vers le
quartier des femmes.
Oyugun, pour sa part, s’éloigna aussitôt pour se mêler aux cavaliers qui
formaient un cercle autour du feu de joie.
Les sept feux symbolisaient les sept étoiles principales 1, les sept sœurs
ou sept vierges qui jouaient un rôle important dans la mythologie mongole
depuis le début des temps. Les chamans, notamment, étaient très proches
des forces cosmiques, et durant la Fête de la lune blanche, en particulier,
étaient à même de recevoir du conseil cosmique de multiples qualités. Toute
forme d’inimitié était proscrite. Les portes du cosmos devaient rester
ouvertes, ce qui n’était possible qu’avec un état d’esprit juste.
La Fête de la lune blanche correspondait aussi à une célébration de la
fertilité au cours de laquelle sept vierges étaient symboliquement offertes en
sacrifice à Tenger. C’était, dans le même temps, le moyen pour les jeunes
filles de se familiariser avec le monde des femmes. Afin que le sacrifice fût
le plus pur possible, les vierges devaient avoir leurs règles. Si l’une d’entre
elles, sur le point d’être initiée, ne se trouvait pas dans cette situation, il lui
fallait attendre l’année suivante. Et si cela ne se produisait pas non plus,
alors elle ne pouvait pas travailler comme chaman.
Les hommes chevauchaient dans la nuit, tandis que les femmes, grâce
aux chants et aux sons, entreprenaient de trouver des ouvertures conduisant
au niveau éthérique, lesquelles pouvaient faire office de portes donnant sur
le monde situé au-delà. Ce qui pouvait se prolonger des jours durant.
Au bout de trois jours et trois nuits, de nombreux cavaliers, échouant à
établir un lien avec le monde des esprits, renoncèrent par épuisement. Le
soir du troisième jour, cependant, l’événement se produisit. Les femmes se
réunirent dans une note d’une pureté et d’une puissance totale qui,
explosant dans l’univers, créa une ouverture. Un soupir de soulagement
perceptible parcourut les cavaliers, et leurs montures, sur le point de
défaillir, avancèrent en chancelant vers le point d’eau où l’on prit soin
d’elles jusqu’à la fin de la fête. Elles avaient donné le meilleur d’elles-
mêmes. Pour les chamans, le cheval est l’animal le plus sacré qui soit. C’est
lui qui emmène le prêtre, ainsi protégé, dans le monde que ce dernier
quittera sur le cheval du ciel ou le cheval du vent, dans le dessein de
coopérer avec les esprits d’autres univers.
Sept femmes et sept hommes demeurèrent assis nuit et jour à chanter la
note qui venait d’être découverte, permettant aux trois chamans les plus
âgés de voyager à travers les mondes des esprits, afin de préparer la voie
pour les vierges et les jeunes hommes qui allaient être initiés.
Pendant ce temps, on interrogea les vierges en vue de savoir lesquelles
d’entre elles remplissaient les conditions, tandis que les jeunes hommes
passaient trois jours et trois nuits dans les cavernes de la montagne. Jugée
digne de subir l’épreuve, Sarangarel avait, dès que l’occasion s’était
présentée, rampé jusqu’à l’enclos, d’où elle avait tenté de s’enfuir sur le
cheval de son frère. Elle fut cependant repérée par un garde, qui dut faire
appel à deux collègues pour calmer la jeune femme. Laquelle, en
représailles, fut attachée à un poteau situé à l’extérieur de la tente principale
une journée entière, au grand amusement de ceux qui passaient par là et la
taquinaient avec des interpellations amicales.
Frappant frénétiquement le sol de son pied, ce qui faisait voler le sable et
les gravillons, Sarangarel était semblable à un étalon sauvage et
incontrôlable qui refusait de se soumettre.
Dans la foule se trouvait un jeune chaman qui tomba profondément
amoureux de Sarangarel dès l’instant où il la vit. Il se tint là toute la
journée, muet et languissant, à la dévorer passionnément des yeux.
Sarangarel l’avait remarqué et le considérait d’un air railleur,
principalement parce qu’elle éprouvait de l’humiliation à être regardée
comme un animal captif.
Cependant, alors que le soleil amorçait sa descente, une chose singulière
se produisit. Le jeune chaman se mit subitement à chanter. Rien d’étrange à
cela, mais sa voix était si pure, si douce et empathique, que le cœur en était
submergé par une force d’amour à laquelle nulle défense ne pouvait résister.
Sarangarel se figea dans ses liens. Toute résistance retomba à terre, telle
la poussière remuée quelques instants auparavant. Tout bruit cessa, en elle
aussi bien qu’autour d’elle. Toute activité cessa. Son attention se concentra
entièrement sur le jeune homme qui chantait en direction de celle qui était
attachée à l’arbre de vie, au milieu du monde. Ce n’était encore que le
commencement d’un phénomène que n’oublieraient jamais ceux qui y
assistèrent. D’un lieu inconnu en Sarangarel grandit un son. Semblable au
début à celui, douloureux, poussé par un animal blessé. Et pourtant,
inexplicablement différent de tout ce qu’on avait entendu jusque-là. Un son
qui nettoyait l’air de toute impureté. Puis il se modifia, devint plus clair et
plus libre. Ceux qui étaient là diront plus tard que la jeune femme semblait
s’être métamorphosée devant eux. Cet être incontrôlable se transforma
mystérieusement en une créature ailée telle que nul n’en avait jamais vu
jusque-là. Sa voix formait comme un pilier de lumière parmi les témoins.
Chaque cœur s’ouvrait irrésistiblement à cette force dont on eût dit qu’elle
guérissait tous les chagrins, toutes les maladies, toute mort. Et tous ceux qui
entendaient le son ne pouvaient faire autrement que de renoncer à l’ancien
pour accueillir le nouveau. De tous les coins du monde, les chamans se
tournèrent vers ce pilier sonore qui s’était uni avec l’arbre de vie, plantant
miraculeusement une graine impérissable dans leur cœur.
On eût dit qu’une main invisible tenait mon cœur avec une grande
douceur. Je sentis une force de guérison s’écouler dans ma poitrine.
Ce matin-là, je demeurai au lit, regardant l’aube lancer ses rayons dorés à
travers la pièce. Il régnait un profond sentiment de paix qui, à son tour,
donna naissance à un sentiment de gratitude, tout aussi profond. Quelle
sorte d’être avait ainsi décidé de prendre soin de moi ? Qui était l’oracle,
Miriam, qui s’était révélée à moi à Tolède, m’avait accompagné et aidé
tandis que j’écrivais le livre sur Marie-Madeleine ? Et quels étaient ces
êtres qui s’occupaient de moi à présent ? Qui était Sylvia, avec laquelle
j’étais si étrangement entré en contact et qui semblait détenir une chose
qu’elle devait me transmettre ? Qui était le Voyant, cet être extra-universel
qui m’avait sauvé la vie ? Et qu’en était-il de tous ceux qui m’avaient
soutenu tout au long du chemin ? Cela sans parler des créatures venues
d’une autre réalité. De fait, j’avais de nombreuses raisons d’être
reconnaissant, et tandis que j’entamais mon heure de silence, je leur
envoyai à tous des pensées d’amour.
Après le petit déjeuner, je décidai de repartir en direction de Belcaire,
puis de Bélesta, où j’obliquai pour gagner Montségur. J’étais si impatient de
revoir le vieux village, situé dans la Vallée promise, où j’avais vécu avec le
Voyant d’innombrables expériences qui m’avaient transformé, que je
trouvai le temps long. Toutefois, après avoir dépassé Fougax-et-Barrineuf,
petit village à une quinzaine de minutes de Montségur, je remarquai un
grand bâtiment rouge et jaune, au bord de la route, à droite. Je l’avais très
souvent vu lorsque le Voyant et moi-même visitions la région, pour autant
je n’y étais jamais rentré.
À l’extérieur, un panneau annonçait « Om Shanti ». Il pouvait tout à fait
s’agir d’un monastère bouddhiste ou hindou. J’ignore si ce fut là le motif de
ma décision, mais quelque chose m’incita à m’y arrêter.
Le lieu semblait désert. Je garai la voiture et m’approchai prudemment.
À l’entrée, il y avait des casiers destinés aux chaussures et aux bottes,
cependant qu’au-dessus était suspendue une large et splendide cloche. Sur
une fenêtre, j’aperçus une statuette de madone, sur une autre, celle d’un
saint. Tout n’était pas oriental ici.
Je frappai doucement à la porte. Voyant qu’elle était entrouverte, je
l’ouvris avant de pénétrer dans un petit vestibule pourvu de portes de part et
d’autre. Devant moi montait un vaste escalier. J’entendis du bruit derrière
l’une des portes et m’apprêtai à toquer lorsqu’elle s’ouvrit.
« Bienvenue, dit une voix chaleureuse. Puis-je vous aider ? »
Un homme d’une soixantaine d’années se tenait devant moi. Dès que je
le vis, je perçus une aura dorée, semblable à du cristal, qui était à l’évidence
reliée au lieu. J’étais incapable de déterminer si c’était l’homme qui
imprégnait l’endroit de cette remarquable qualité, ou l’inverse. Mais à le
voir devant moi, m’accueillant avec tant de chaleur, je fus enclin à croire
qu’il était le dépositaire de ce pouvoir. La pensée me traversa qu’il était
peut-être un autre de ces sages qui avaient reçu la tâche équivoque de me
montrer la voie.
Nous nous présentâmes. Son nom était Mar. Quelques instants plus tard,
nous nous retrouvâmes assis dans la cuisine, avec sa femme, Leny, qui
possédait une aura cristalline similaire. Le couple venait de Hollande et
était depuis douze ans propriétaire de ce bâtiment qui avait été autrefois une
pension destinée aux enfants pauvres de France, et dirigée par l’Église
catholique.
Par la suite, lorsque Mar me fit visiter les lieux, je pus me rendre compte
de l’ampleur architecturale des Contes. D’un étage à l’autre, les dortoirs
succédaient aux dortoirs, que venaient compléter pléthore de chambres
d’appoint ou annexes. Soit pas moins de trois mille mètres carrés. Il y avait
également une vieille chapelle que Mar et Leny avaient transformée en salle
de méditation.
Une eau de source fraîche s’écoulait continûment de la montagne,
remplissant abondamment un gigantesque réservoir d’eau qui fournissait de
l’eau potable et de l’électricité aux Contes. Le bruit de l’eau qui se déversait
était omniprésent, où que l’on se trouvât dans l’édifice.
Un vaste jardin s’étendait devant la maison, également pourvue d’un petit
parc à l’arrière.
Tandis que Mar parlait, je notai sa grande ressemblance avec le Voyant.
À mon sens, ils auraient pu être frères. Ce qu’ils étaient probablement, à un
niveau ou un autre.
« Leny m’a demandé de vous montrer votre chambre, si vous voulez bien
me suivre. »
Nous montâmes l’escalier dans la vieille bâtisse principale. Au-dessus de
chaque porte, les noms attribués aux chambres par les sœurs étaient
toujours visibles. La mienne se trouvait au second étage et s’appelait Saint
François d’Assise.
C’était une vaste pièce pourvue d’un lit double et d’un lit simple, ainsi
que d’une petite table, d’un lavabo et de l’unique balcon que possédaient
Les Contes.
« C’est dans cette chambre que résidait Margaret Starbird lorsqu’elle
donnait ses cours sur Madeleine dans la région », déclara-t-il distraitement,
avant de faire demi-tour et de gagner l’escalier.
« Excusez-moi, dis-je. Avez-vous dit Marie-Madeleine ?
— Oh, vous vous intéressez à elle ?
— Je viens d’écrire et de publier un livre à son sujet. »
Il eut un sourire qui signifiait « qui n’en a pas écrit un ? », mais répondit
de la même voix nonchalante qu’auparavant :
« Bien sûr. »
Nos regards se croisèrent, et le rire emplit la vieille demeure.
« Dîner à sept heures. »
Je l’entendis descendre l’escalier en chantonnant et riant.
La salle à manger était pleine de voix. Autour de deux tables de réfectoire
étaient assises une quinzaine de personnes. Ma place se trouvait à côté de
Mar et Leny. Nous échangeâmes des propos aimables, et ils m’interrogèrent
sur mon lien avec la région. J’eus également le sentiment qu’un autre type
d’échange se poursuivait, qui expliquait à mes hôtes qui j’étais sur un plan
différent.
« Connaissez-vous la grotte de Bethléem ? »
La gaieté légère qui régnait jusque-là se mua soudain, et le regard
intense, la voix basse de Mar captèrent entièrement mon attention.
« J’en ai entendu parler », dis-je. La question me prit entièrement au
dépourvu et ma réponse hésitante n’était rien de moins qu’un euphémisme.
Des années durant, le Voyant et moi-même avions cherché en vain ce lieu
légendaire.
« Qu’avez-vous entendu ?
— Que c’était un lieu d’initiation secret pour les cathares, et qu’il se
trouve à proximité d’Ornolac-Ussat-les-Bains. »
M’observant attentivement tandis que je parlais, il demeura silencieux un
instant avant de répondre :
« La grotte de Bethléem a peut-être été l’un des lieux les plus secrets des
cathares, mais rien de certain. Tout ce que l’on sait, c’est qu’elle a été
découverte et explorée en 1938 par Antonin Gadal, l’un des défenseurs
contemporains du catharisme le plus expert en la matière. Toutefois, on dit
aussi qu’il n’était pas entièrement fiable. Qu’il a accompli beaucoup de
choses étranges pour attirer les touristes dans cette région, qui était alors
fort pauvre.
— Vous êtes-vous rendu dans la grotte ? », m’enquis-je, incapable de
dissimuler plus longtemps mon enthousiasme.
« De nombreuses fois », déclare-t-il en réfléchissant à ce qu’il pouvait me
confier, avant de poursuivre :
« Qu’il s’agisse ou non d’un canular, quiconque visite la grotte ne peut
qu’admettre qu’une énergie très particulière existe en ces lieux. Les
rosicruciens accordaient et accordent toujours une grande importance à cet
endroit, et je n’ai quant à moi aucun doute sur le fait que des initiations y
ont été accomplies, et peut-être continuent d’y être accomplies. J’ai vécu
quelques expériences fort singulières dans cette grotte.
— Quelles sortes d’initiations ?
— D’après Gadal, les cathares se servaient de la grotte comme d’une
sorte d’église où le “Christ nouveau” serait né et où les initiés obtenaient le
statut de Parfait. Autrement dit, c’était un lieu où le postulant devait laisser
derrière lui tout ce qui était ancien, tout son passé, afin de pouvoir connaître
une nouvelle vie en Christ. Sur la paroi est de la caverne est gravé un vaste
pentagone naturel à l’intérieur duquel, avant que ne débutasse l’initiation, le
postulant devait se tenir, cependant qu’un prêtre cathare lisait probablement
des extraits de l’Évangile de saint Jean. »
Cessant de parler, il se leva et s’éloigna. Il revint peu après avec un stylo
et un papier.
« Je vais vous dessiner une carte, de sorte que vous puissiez trouver
l’endroit. Lorsque vous y serez, n’oubliez pas de vous y déplacer avec un
grand calme. »
Les Contes.
*
La grotte de Bethléem.
Oyugun courait le long de la paroi rocheuse, tout en s’efforçant de lire les
petits signes qui devaient le guider tout le long du chemin. La sueur qui
coulait sous le masque de tigre l’aveuglait, et il lui fallait se concentrer pour
garder l’équilibre. De temps à autre, il s’arrêtait pour reprendre son souffle
et écouter. Mais l’unique son qu’il percevait provenait de son propre cœur,
qui faisait circuler le sang de son jeune corps. Il courait pour sauver sa vie.
Il courait à travers les passages faiblement éclairés et tortueux, où les
torches étaient placées à si grande distance les unes des autres qu’il
parvenait tout juste à voir où il mettait les pieds. S’il avait été prévenu des
conditions de son initiation, il eût pu s’y préparer. Mais il comprit que
l’incertitude était un élément important de l’examen.
Lorsque Oyugun réalisa qu’aucun schéma ne présidait à l’architecture du
labyrinthe, et qu’aucune raison, quelle qu’elle fût, ne pouvait appréhender
cette chose abominable, il renonça enfin et suivit la direction que lui
indiquait son cœur. Il flottait littéralement, tournant et virant, montant et
descendant, un passage après l’autre. La chaleur lui fit toutefois comprendre
qu’il se rapprochait de ce qui devait être le centre.
Il s’arrêta au bout d’un long passage, au pied d’un escalier. Tournant la
tête, il regarda derrière lui, mais il semblait qu’il n’eût rien manqué. Son
cœur battait à tout rompre dans sa poitrine et sa respiration était aussi
bruyante que les hurlements qui montaient des feux de joie de la Fête de la
lune, au-dehors.
Il se mit à avancer lentement en direction de l’ouverture située au
sommet des marches et d’où émergeait une pâle lumière qui dessinait les
longues ombres vagues d’êtres qu’il ne connaissait pas.
Il s’arrêta de nouveau pour reprendre son souffle. Puis il pénétra dans une
pièce composée de quatre arches qui formaient une fleur symétrique au
plafond, au-dessus de l’autel placé au centre de l’espace. D’un autel
reposait une femme. Aucun autre être vivant n’était visible. Il avait atteint
son but. Il savait à présent qu’il lui restait à passer la dernière épreuve.
Il s’approcha doucement.
Une jeune femme portant un masque en forme de serpent était attachée à
l’autel. Elle était vêtue d’une fine robe en peau de serpent, ornée de divers
symboles d’animaux, qui recouvrait à peine les parties intimes de son corps.
Oyugun réprima un cri de surprise en la découvrant. Le spectacle le figea
sur place, tandis que de chaotiques pensées traversaient son esprit. Quelle
était l’étape suivante ?
Il observa la jeune femme. Les yeux du serpent croisèrent les siens.
Quoique sa poitrine se soulevât de plus en plus vite, elle était calme.
L’espace d’un instant, il crut apercevoir quelque chose dans ses yeux,
quelque chose qui entendait le guider ou l’encourager. Mais il ne comprit
pas. Il n’était conscient que d’un seul fait : il n’y avait pas de temps à
perdre. Il entendit au loin le bruit des tambours et des cloches, et il fut
certain qu’ils approchaient. Aussitôt, il entreprit de délier la femme. Alors
qu’il avait libéré un bras et s’occupait de l’autre, il se demanda pourquoi
celle-ci ne bougeait pas. Ce ne fut que lorsqu’il eut également détaché les
jambes qu’elle remua légèrement. Il songea qu’elle avait peut-être été
droguée, réalisant toutefois que cette sorte de pensée n’était d’aucune utilité
et ne menait nulle part. Il n’avait qu’une seule chose à faire. Un instant, il
hésita avant de tendre la main pour aider la jeune femme à ôter sa robe de
serpent. Il lutta contre la fermeture qui, sur le côté, maintenait le tissu,
tandis qu’elle le tenait paisiblement par le poignet. Puis elle le lâcha et
écarta le devant de sa robe pour dévoiler sa poitrine. Il fut saisi par
l’impérieux besoin de se débarrasser de son masque et de retirer celui
qu’elle portait pour l’embrasser, mais il savait que ce n’était pas permis. Les
yeux du serpent rencontrèrent les siens et ils dirent : « Viens. »
Les tambours et les cloches n’étaient plus loin désormais. Il arracha le
reste de la peau de serpent d’un seul mouvement fluide et regarda le sexe
ouvert devant lui, semblable à une perle rouge et noir – porte de la vie et de
la mort – qui attendait qu’il entre dans le Saint des Saints.
Il n’était qu’un seul muscle tendu lorsqu’il pénétra lentement en elle. Ils
fusionnèrent en un unique mouvement, et il était pris dans un étau qui
l’empêchait de se retirer. Sous lui, il entendait le souffle chaud derrière le
masque. Quelque part, tout près, le rythme obsédant et les notes aiguës des
cloches se firent entendre, en quête d’une ouverture vers le monde céleste.
À cet instant, son univers explosa dans un infernal brasier, tel le Déluge
brisant tous les barrages du monde, cependant qu’il hurlait comme un
animal délivré. En sueur, il s’effondra sur elle. Il perçut la présence d’autres
êtres dans la pièce.
« Oyugun ! »
Regardant le serpent avec surprise, il crut reconnaître la voix. Puis il
arracha le masque qui recouvrait le visage.
« Sarangarel ! »
5
Sarangarel !
J’ouvris les yeux. Au plus profond de moi, je commençai à comprendre
le sens de mon voyage nocturne et l’apparition de ces images belles mais
fort douloureuses. Je réalisai que personne n’est victime de circonstances en
apparence accidentelles.
Dans le grand jeu, aucune circonstance n’est fortuite !
Cependant, pour quelle raison me faudrait-il retourner en arrière et
considérer tout cela une fois encore ?
« Tu ne peux atteindre le sommet d’une maison que si tu grimpes une
seule marche à la fois. S’il y a cent marches et que tu ne franchis que
quatre-vingt-dix-huit d’entre elles, jamais tu ne sauras à quoi ressemble ce
sommet. Tu ne peux, par ailleurs, manquer une marche, parce qu’autrement
tu ne connaîtrais pas le chemin. Si un puits fait cinquante mètres de
profondeur, et que ta corde n’est longue que de quarante-six mètres, jamais
tu ne pourras remplir d’eau ton seau. Ainsi l’homme doit-il comprendre que
tant qu’il ne s’élèvera pas au-dessus de la réalité du corps et des sens, il ne
pourra découvrir celle des mondes supérieurs. Et ce qu’exige au préalable
le franchissement de chaque marche est le pardon à l’égard de tout
jugement, quel qu’il soit. Tu dois te pardonner à toi-même. »
Le pardon. Nous y revenions. Un concept peu à peu gagné par l’usure. Je
veux dire, la sonorité même du mot en devenait plutôt écœurante, tant celui-
ci avait été si souvent mal employé, si rarement compris et appliqué.
La Voix vint immédiatement à mon secours :
« Il y a le pardon. Et le Pardon. Le pardon n’est pas une simple prière,
mais l’abandon de tout jugement. Dès l’instant où il comprend la
profondeur de ces mots, qu’il en fait sa vie, l’homme pénètre dans une
sphère radicalement différente de tout ce qu’il a connu jusqu’alors. C’est de
renaissance que nous parlons ici. D’une vie entièrement nouvelle. De
renoncement à toute forme de jugement.
» Chaque jugement n’est qu’une projection. Ne juge personne. »
Je me levai, rebroussai chemin, achetai une bougie, l’allumai et la plaçai
devant l’autel de Marie-Madeleine.
L’autel de Sarangarel.
L’autel des femmes.
L’autel de la puissance féminine.
Je regardai silencieusement la flamme, qui vacillait légèrement sous
l’effet du courant d’air et dont je voyais pourtant qu’elle était forte,
inextinguible. Lorsqu’elle aurait achevé de brûler, elle continuerait à se
consumer à un autre niveau.
« Pardonne-moi », murmurai-je.
Puis je tournai les talons et sortis.
Ce fut seulement lorsque je m’assis dans la voiture que je sentis combien
l’expérience de Notre-Dame de Sabart m’avait profondément bouleversé.
Mon corps éthérique semblait presque vibrer, comme parcouru par un faible
courant électrique, semblable à un ange traversant une pièce. Les voiles
s’étaient écartés pour dévoiler la part la plus vulnérable, la plus forte en
moi, l’être inconditionnel, l’âme consciente au cœur de l’archétype
féminin : Mariam Magdal.
L’autel de Madeleine à Notre-Dame de Sabart (notez le crâne et le livre).
Hakini (Sakti), selon le Laya Yoga. Elle symbolise le troisième œil. Elle est la lune blanche assise sur un lotus sauvage, tenant
dans ses mains un rosaire, un tambour, un arc, un crâne et un livre. Ses mains représentent la désintégration de la peur (shri Shyam
Sundar Goswami).
Alors que je roulais vers Foix pour y déjeuner, j’eus l’absolue certitude
que Mariam, sous une forme ou une autre, s’était rendue en France, que son
esprit avait toujours été vivant dans le sud du pays. Je ne peux dire d’où
émergeait cette certitude, seulement qu’elle provenait de la dimension
féminine de mon être supérieur. Il ne s’agissait pas ici d’Histoire mais d’une
vibration archétypale émettant son chant à travers le temps, annonçant
l’avènement de l’amour inconditionnel et la reconnaissance définitive de
toute forme d’intolérance, toute forme d’abus, toute forme de pouvoir et de
mensonge.
Tout en conduisant, je juxtaposai en pensée cette certitude intuitive avec
les données historiques.
Durant toute la période qui s’étend avant et après Yeshoua, Marseille est
l’une des cités les plus importantes de l’Empire romain, que caractérisent
un commerce prospère et une concentration extrême du savoir ésotérique.
L’importance de la communauté juive semble confirmer que les juifs, les
Syriens mais aussi d’autres pèlerins, visiteurs ou réfugiés de Palestine, se
rendaient dans cette ville où la tolérance était plus grande que dans tant
d’autres régions du monde à l’époque.
La ville était célèbre pour ses temples d’Athéna, de Diane, de Minerve ou
d’Isis. On y voyait des druides, des mystiques juifs, des prêtres et prêtresses
d’Isis, se côtoyant librement sous le gouvernement romain.
La légende veut que Mariam Magdal soit arrivée dans un bateau
dépourvu de voile et de rames, accompagnée de Lazare et Marthe (frère et
sœur), Marie de Clopas (tante de Yeshoua), Marie Salomé (mère de
Yohannan), ainsi que de Sarah l’Égyptienne (servante), accostant dans une
petite ville située non loin de Marseille, Saintes-Maries-de-la-Mer – qu’à
l’époque de Yeshoua, on appelait Ra ou Ratis.
Il est difficile de savoir si cette légende doit être comprise littéralement
ou non, mais une chose est sûre, quel que soit ce qui s’est passé à Ra, avec
ce bateau sans voile ni rames, l’événement aura un immense impact sur la
vie spirituelle européenne.
Sarah l’Égyptienne deviendra la grande sainte des Gitans, célébrée une
fois l’an au moment du baptême de la Madone noire dans la mer.
Isis, Artémis et Cybèle sont vénérées à Ra dès le IVe siècle avant J.-C.
C’est de là, dit-on, que les premières Madones noires auraient été
introduites en Europe.
Un autre mystère se fit jour lorsque l’on commença à s’interroger sur les
Madones noires. Qui étaient-elles et quel rôle jouèrent-elles ?
Au cours de la rédaction de mon livre sur Marie-Madeleine, j’ai
régulièrement croisé ces figures, sans trouver les réponses aux questions
que soulevaient ces vierges sombres.
Un nom, néanmoins, continuait d’apparaître : Isis. Je fus surpris de
découvrir que cette tradition, dont j’avais été jusqu’à présent convaincu
qu’il s’agissait d’un phénomène strictement égyptien, s’était répandue en
Europe grâce à l’avancée romaine, se mêlant aux traditions celtiques et
teutonnes. Plus étonnant encore, ces traditions païennes étaient restées
vivaces bien après l’institution du christianisme sur le continent européen.
Jusqu’au Moyen Âge, la Grande Mère était vénérée sous différentes formes,
plus ou moins officiellement.
Rares sont les chrétiens qui savent que la Vierge Marie « historique » ne
fut introduite par l’Église romaine qu’en l’an 470, à la suite d’une demande
populaire en faveur du rétablissement d’une divinité féminine. L’erreur
judiciaire commise avec réussite par l’Église envers la meilleure – quoique
dangereuse – moitié de Yeshoua, Mariam Magdal, aura des conséquences
injustifiables, mais aussi, à l’époque, imprévisibles. Et le pouvoir féminin
sera plus ou moins contraint de devenir souterrain, réunissant pourtant là de
telles forces qu’il est désormais en voie de briser les limites acceptées par
l’homme jusqu’à aujourd’hui.
Tel était le genre de pensées qui occupaient mon esprit cependant que je
me dirigeais vers Foix. Cette ouverture à la réalité éthérique et à la mémoire
collective m’était à présent si familière que je compris qu’il me fallait éviter
tout jugement ou toute pensée critique si je voulais garder le canal ouvert.
Par ailleurs, la sobriété et le courage étaient indispensables pour faire face
avec une parfaite honnêteté aux informations qui arrivaient. En sus de tout
cela se posait la question des données personnelles, qui ne pouvaient en
aucun cas être impliquées. L’équilibre était particulièrement délicat à
obtenir, et semblable à tous égards à un paradoxe – comment se faire
sobrement une opinion sans pour autant recourir au fameux jugement, fondé
sur la raison ? Dès lors que celui-ci est purement et simplement abandonné,
ne reste qu’une forme radicalement différente, et en soi totalement
inexplicable, de certitude.
Une certitude qui non seulement connaît le plan éthérique, mais encore
les sphères astrales. La capacité à distinguer ces plans n’est pas seulement
une condition nécessaire, mais aussi une exigence de la vie pour préserver
notre équilibre et espérer utiliser avantageusement les informations.
Il n’existe pas de frontières nettes entre les différents plans. Tout se tient,
et je sais que nul ne peut dire où finit l’un, où commence l’autre.
Cependant, le point de départ en tant que tel, la part fondamentale,
l’essentiel, ne peut se comprendre tant que vous demeurez enraciné dans la
dimension terrestre et la notion de raison que nous venons d’évoquer.
Il est, malgré tout, indispensable de connaître la différence qui existe
entre le plan éthérique et le plan astral si nous voulons employer utilement
l’information reçue.
Lorsqu’il se familiarise avec la lecture de la grande mémoire cosmique,
l’être humain est amené à être étonné, voire choqué, de constater que
l’histoire écrite en laquelle il avait jusque-là confiance ne constitue qu’une
part de la vérité, en ceci qu’elle n’est qu’une version proposée par ceux qui
écrivent l’Histoire et détiennent généralement le pouvoir.
Esclarmonde (par le peintre danois Peter Fich Christiansen).
Nous pourrions avancer que l’Église incarnait un savoir exotérique
(externe, superficiel) qu’elle a, avec succès et durant des siècles, transformé
en dogmes et vérités historiques. Alors que les soi-disant hérétiques,
cabalistes, alchimistes ou rosicruciens, se dissimulant pour vivre,
représentaient la sagesse ésotérique (cachée, profonde).
Le temps est arrivé, toutefois, que vienne à la lumière du jour ce qui est
demeuré secret. Ce qui ne vaut pas seulement pour l’inconscient collectif,
mais aussi pour l’individu. Chaque être doit trouver le courage d’affronter
sa propre mythologie afin qu’une guérison durable soit possible. Ici, sans
doute, réside le plus grand défi qui attende l’homme contemporain. Lorsque
nous nous éveillons, nous réalisons qu’il n’y a pas d’autre échappatoire.
Nombreux sont ceux qui continueront à les chercher, à saisir la moindre
opportunité afin d’éviter d’assumer leur propre responsabilité. Ce ne sera
pourtant qu’un court répit. Malgré les multiples offres de soulagement
express, l’homme doit comprendre que la promesse de raccourcis menant à
la liberté n’est qu’une illusion de plus.
Les anciens taoïstes soutenaient le principe selon lequel le détour est la
voie d’accès la plus rapide et la plus efficace au but recherché. Souriant en
moi-même, je me remémorai cette scène, dans mon ouvrage sur Marie-
Madeleine, au cours de laquelle Yeshoua défie les différentes formes
d’orgueil du pharisaïsme par ces mots : « Seul celui qui se rachète ne peut
être sauvé. »
Jugement ou fait désolant ?
La roue tourne.
Tourne et tourne.
Le filin d’argent est semblable à un cordon ombilical s’étirant sans fin
dans l’univers. J’ignore ce qui se trouve au bout. Je ne vois que la roue
tourner et tourner encore. Peut-être est-ce la roue de la vie qui poursuivra
son mouvement jusqu’à ce que chaque individu sur Terre ait rempli sa
mission.
À présent, je vois qu’elle appartient au rouet auquel travaille une petite
fille de douze à treize ans. Assise dans une pièce dépourvue de murs,
entièrement illuminée par le soleil, elle file. Vêtue d’une simple robe de
coton blanc, elle n’a pour tout ornement que la petite fleur de lis rouge
brodée sur la poitrine. À cet instant seulement, je m’aperçois qu’elle est
celle qui file le soleil. La scène est dépouillée de toute sentimentalité.
L’image s’efface, tandis qu’une autre apparaît lentement. Un cœur dans
un feu de joie, ceint de flammes qui cependant ne consument rien. Seul le
feu éternel brûle dans le cœur qui se change à présent en une fleur de lis. La
fleur brûle mais ne périt pas. Placé sur le bûcher, le cœur ne peut être
dévoré par les flammes.
Puis tout devient dense et noir.
Ces troubadours sont célèbres pour avoir transmis grâce à leurs poèmes
et chants un profond savoir ésotérique. Sous l’influence des Celtes et des
gnostiques, ils s’inspiraient de quatre niveaux, symbolisant les éléments : le
niveau historique, extérieur, correspondant à la Terre ; le niveau moral,
correspondant à l’eau ; le niveau des sciences naturelles, correspondant à
l’air ; et enfin, le niveau céleste du feu, lequel conduit à la plus haute des
contemplations. L’« être inconnu » à qui sont dédiées les chansons désigne
l’aimée, la belle et sage Sophie, qui apparaît sous différentes formes, et
qu’incarnent fréquemment les belles duchesses et dames des châteaux. Se
développait également une relation amoureuse et érotique entre ces dames
et les troubadours, et il n’était pas rare que l’un d’entre eux dût s’enfuir
précipitamment devant un mari jaloux.
L’après-midi que je venais de vivre à Montségur m’emplissait
entièrement et j’eus la chance au dîner de demeurer seul avec mes pensées.
Les hôtes présents aux Contes eurent assez de sens pour comprendre que je
n’étais intéressé par aucune sorte de bavardage. La chanson de Leonard
Cohen continuait à résonner en moi. Je savais d’expérience que lorsque
j’étais dans un état d’ouverture, rien ne se produisait fortuitement. Lorsque
j’allumai la radio, dans ma voiture, je ne recherchais nul divertissement,
j’accomplissais seulement ce qui devait être accompli. En l’occurrence, j’ai
d’évidence reçu un important message.
Jeanne d’Arc.
Très tôt, son destin m’avait fasciné. Ainsi que Lawrence d’Arabie, Dag
Hammarskjöld ou Simone Weil, Jeanne d’Arc s’exprimait à un niveau
archétypal, ce qui me bouleversait. Tous quatre possédaient une nature
difficile et complexe que complétait un dévouement considéré par certains
comme pathologique, et par d’autres comme divin.
Nombreux sont ceux qui ont entendu parler de Jeanne d’Arc, mais assez
rares sont ceux qui ont compris combien son destin était exceptionnel. Née
dans le village de Domrémy le 6 janvier 1412, Jeanne a treize ans lorsque,
par un après-midi d’été, dans le jardin de son père, elle entend une voix
qu’elle attribue à l’archange Michel. Cette voix lui intime l’ordre de se
rendre auprès de Charles, duc de Lorraine, pour le faire couronner. La
France est alors occupée par les Anglais.
Elle a dix-sept ans lorsqu’elle est admise en présence de Charles et de
son conseil, et qu’elle les convainc qu’elle, et elle seule, pourra guider les
troupes françaises afin de repousser les forces d’occupation, pour la simple
raison qu’elle est envoyée par Dieu. Au terme d’un mois d’examens
mentaux et physiques, l’inexplicable se produit. Charles nomme la jeune
bergère chef de l’armée française pour mener la guerre contre les Anglais.
Jeanne d’Arc parvient à battre l’ennemi et à faire couronner Charles.
Le 30 mai 1431, elle est brûlée vive sur le bûcher à Rouen, après avoir
été trahie par les siens et vendue à l’ennemi. Durant le procès, les
dignitaires de l’Église catholique – dont bon nombre la haïssaient pour sa
grande piété, et plus encore pour l’immense amour que lui vouait le
peuple – tentèrent de lui faire admettre son hérésie. Jeanne, cependant,
maîtrisait la rhétorique mieux que ses adversaires. Ses paroles étaient
imprégnées d’une autorité et d’une authenticité qui balayèrent tous les
arguments théologiques, en même temps que tous les mensonges, ce qui la
conduisit inévitablement à sa perte.
Ce qui rend les sources historiques si incroyablement crédibles tient au
fait qu’elles reposent sur autant d’écrits différents, lesquels transmettent la
parole des amis comme celle des ennemis.
Quel est donc ce pouvoir qui s’exprimait à travers une jeune femme qui
ne savait ni lire ni écrire ? Il semble raisonnable d’avancer qu’au cours de
ces trois années, Jeanne est passée par des étapes identiques à celles que
traversa Yeshoua avant d’accéder à l’état d’esprit propre au Christ. La
différence entre ces deux histoires vient de ce que nous savons avec
certitude que la jeune paysanne a réellement vécu au XVe siècle. Durant les
trois ans en question, deux saints l’accompagnent en particulier : sainte
Catherine d’Alexandrie et sainte Marguerite d’Antioche, lesquelles se
manifestent sous la forme d’une voix qui, en toute circonstance, conseille et
guide Jeanne. De l’aveu même de cette dernière, ces voix n’ont jamais
commis d’erreur. Les quelques fois où les prophéties ne se réalisèrent pas
sont uniquement dues à l’hésitation et à l’ignorance du conseil de Charles.
La lecture des sources historiques, fort nombreuses, révèle un seul et
même discours, sans cesse repris : Jeanne était la pureté même. Pureté qui
fit d’elle la messagère de Dieu. Tous ceux qui la rencontrèrent affirmèrent
qu’elle rayonnait d’une piété qui la rendait quasi divine. Nul ne pouvait
s’empêcher d’être touché par elle.
Telle est l’histoire officielle. Pourtant, il devait y avoir autre chose.
Quelque chose qui garantît le succès de cet utopique projet. La jeune femme
devait posséder des pouvoirs réellement singuliers. Mais de quelle sorte ?
Et qu’étaient-ils ?
Je laissai pour le moment la question en suspens.
Après le dîner, la plupart des hôtes des Contes se rendirent à Carcassonne
pour y écouter un opéra-ballade 4 sur les troubadours. Je déclinai leur
invitation à me joindre à eux en raison de mon extrême fatigue, et préférai
m’installer auprès du feu avec ma tisane. À ma grande surprise, la mère et
le fils d’origine hollandaise s’y trouvaient déjà, en grande conversation.
Visiblement, ils ne participaient pas non plus à la sortie.
Lorsque je pénétrai dans la pièce, ils se turent et se levèrent, me
souhaitant la bienvenue avec un sourire bienveillant. Je compris aussitôt
que cette rencontre, ici, près de la cheminée et en cet instant, n’avait rien de
fortuit. Aussi, à peine fus-je assis que la conversation démarra.
« Nous aurions dû mieux nous présenter, déclara la femme, avant de me
tendre la main en précisant : Vivien.
— Lars », répondis-je en lui secouant la main.
Désignant son fils, qui avait reculé de quelques pas, elle ajouta :
« Voici mon fils, Roderick. »
À mon tour je tendis la main, mais ce dernier recula encore de quelques
pas.
« Roderick, dis bonjour. »
La voix était dénuée de tout reproche. Puis elle me dit :
« Je suis désolée, mais vous comprenez, Roderick doit d’abord s’habituer
aux personnes qu’il rencontre. Il n’a pas une histoire facile.
— Êtes-vous ici en vacances ? », demandai-je, surtout par politesse.
Une fois encore, ce fut la mère qui répondit :
« Nous venons ici une fois par an. Et nous y demeurons généralement un
mois. Roderick est de naissance noble. Il est issu de la famille
d’Hautpoul. »
À ces mots, Roderick tendit la main gauche, comme pour souligner les
mots de sa mère. Un large anneau apparemment en or et serti d’une grosse
pierre noire ornait son annulaire.
« La famille a perdu tous ses biens dans des circonstances dont je vous
épargnerai les détails. Toutefois, si l’histoire de la région vous est familière,
vous n’ignorez pas que la famille d’Hautpoul possédait le château de
Rennes-le-Château. Château, hélas, dans un état fort délabré aujourd’hui.
Le nom de notre famille provient d’une petite ville appelée Opoul, où, en
des temps anciens, l’un de nos ancêtres a occis un dragon. Mais c’est une
autre histoire. »
J’observais attentivement Roderick tandis que sa mère parlait. Il ne
montrait nul signe d’émotion. Il était cependant évident qu’une colère
contenue l’habitait, laquelle se manifestait sous la forme d’une agressivité
infantile.
Certes, je connaissais un peu l’histoire d’Hautpoul, un nom que j’avais
croisé à plusieurs reprises au cours de mes études sur les cathares et les
Templiers, et qui était aussi régulièrement mentionné en lien avec l’abbé
Saunière, aujourd’hui célèbre, et le mystère de Rennes-le-Château.
À l’évidence, la mère avait, à maintes reprises par le passé, raconté
l’histoire de cette vieille famille aristocratique à des étrangers. La question
étant de savoir, compte tenu de l’attitude particulièrement franche de la
mère et du fils, si j’étais considéré moi-même comme un étranger. On eût
dit qu’ils tenaient à me transmettre un message dont ils souhaitaient en
quelque sorte se débarrasser.
Sans plus tergiverser, je me tournai vers Roderick et l’interrogeai
directement :
« De quoi avez-vous fait l’expérience ? »
L’espace d’un instant, la question demeura suspendue dans l’air entre
nous. Elle paraissait visiblement paralyser la mère. Puis Roderick répondit :
« J’ai subi ce qu’on appelle un enlèvement.
— Un enlèvement ?
— Oui, par des êtres appartenant à une autre réalité.
— Par des extraterrestres ?
— On peut les appeler ainsi. Je parlerais plutôt d’un enlèvement dans une
réalité synchrone. »
Il marqua une pause, comme pour me donner le temps de me ressaisir.
Ses paroles, toutefois, ne me perturbèrent pas. J’avais étudié le phénomène
des extraterrestres et la théorie des enlèvements, sur lesquels je m’étais
forgé ma propre opinion. Et le discours de Roderick paraissait fort proche
de cette opinion.
Profitant de cette pause stratégique, la mère glissa une remarque :
« Oui, c’est une fragilité familiale, si l’on peut dire. Des générations
durant, nous avons été enlevés par des êtres étranges venus de systèmes
stellaires différents et qui se sont servis de nous comme cobayes. »
Nous demeurâmes silencieux un moment.
« Comment en avez-vous fait l’expérience ? »
Il réfléchit à ma question avant de répondre :
« Je vous avoue que ce n’est pas une histoire fort agréable. Ce que nous
avons vécu dépasse le pire des cauchemars qu’on puisse imaginer. Il existe
tant d’obscurité, tant de matière dense autour de nous, autour de la Terre,
qu’il est parfois difficile de comprendre comment l’homme peut encore se
raccrocher à la vie et à l’évolution.
— On peut aussi se poser la question de savoir si évolution est le bon
terme. Ne continuons-nous pas à exprimer essentiellement la part la plus
primitive de notre être, de manière simplement plus sophistiquée
qu’auparavant ? Selon moi, l’homme n’utilise qu’un millième de son
potentiel, qui, pour le reste, dort dans son inconscient, totalement gaspillé. »
Il acquiesça.
« Vous avez raison. Sans doute les êtres que je connais sont-ils le résultat
de la navrante ignorance de l’homme. Sans doute sont-ce des sortes de
démons créés par nous ?
— Autrement dit, selon vous, nous ne parlerions pas d’ovnis en tant que
tel, ni d’aliens venus d’autres planètes ?
— Non, pas dans le sens courant du terme. Je crois que ces êtres se
manifestent sous des formes différentes selon le rôle qu’ils entendent jouer
dans la conscience humaine. C’est ce qui fait en partie leur séduction.
Prenez par exemple le pic de Bugarach, près de Rennes-le-Château. On
raconte qu’il reçoit la visite de vaisseaux venus d’autres planètes. Des
centaines de personnes affirment y avoir vu des ovnis.
— Vous y êtes-vous rendu ? »
Il opina.
« À de nombreuses reprises. Je n’y ai pas eu d’expérience de la sorte,
cependant vous devriez y aller. Il s’y passe quelque chose qui sort de
l’ordinaire. »
L’histoire de Roderick était réellement passionnante. Qu’elle fût vraie ou
non n’était pas le propos. Je n’étais certes pas en mesure de décider de ce
qui était juste ou faux en la matière. Je n’ignorais pas, d’après ma propre
expérience, combien ce type d’aventure paraît fragile lorsqu’on la relate et
la transmet. Mais il était une chose qu’il me fallait savoir.
« Quand se produisent ces enlèvements ?
— La nuit, quand je dors. Dès que je passe le stade du sommeil
paradoxal, ils me prennent et m’emmènent vers d’autres niveaux. Et ce ne
sont pas des enfantillages, je peux vous l’assurer. »
Cela ressemblait exactement à mes propres excursions nocturnes, à ceci
près toutefois que je n’ai jamais été contraint, ni ne me suis senti attaqué
d’aucune manière. J’avais souvent eu à affronter des visions rudes, des
décisions lourdes, mais jamais je n’avais subi une quelconque injustice, ni
servi de cobaye. Chaque fois au contraire, j’avais plus eu le sentiment de
me mouvoir assez librement de l’autre côté.
« Qui vous enlève alors ?
— Des êtres qui ressemblent exactement à ceux décrits par les autres
victimes d’enlèvement. De petits hommes gris dénués d’oreilles et de nez,
avec de grands yeux bridés, sans pupilles. Ils semblent totalement privés de
sentiments, et assez bestiaux à bien des égards. Ainsi ne témoignent-ils
d’aucune compassion ni sentimentalité. Ils ne sont pas délibérément
mauvais ou dépourvus de cœur. Simplement, ils n’éprouvent pas les mêmes
émotions que les hommes ; ils ne sont pas humains, si vous voyez ce que je
veux dire. Néanmoins, ils paraissent inexplicablement doués d’une grande
intelligence. J’ai songé qu’il pouvait s’agir d’un type de robot, conçu par
des êtres hautement développés qui ne tiennent pas à avoir directement à
faire avec une chose aussi primitive que l’homme. »
Sa propre conclusion le fit sourire.
Son récit me donna à réfléchir. Je ne pus m’empêcher de penser qu’il
pouvait bien avoir raison sur leur nature artificielle. En revanche, quoi
qu’ils fussent, ou quels que fussent leurs créateurs, ils étaient une
manifestation issue des domaines astraux inférieurs. La présence de ces
êtres à l’intérieur du champ énergétique de l’homme résultait de
manipulations conscientes et inconscientes des archétypes, à la fois par
nous-mêmes, par ceux qui entendaient diriger le monde et par nos forces
extérieures.
Les gigantesques multinationales régissent le monde extérieur par le
moyen du commerce et de la Bourse. Courant le risque de paraître
paranoïaque, j’avance l’hypothèse que ces multinationales ont pour unique
objectif d’exploiter la totalité des ressources, aussi bien matérielles que
mentales – aussi longtemps que le veau d’or demeure l’objectif, peu
importent les conséquences. Ce qui ne signifie pas nécessairement que c’est
bénéfique ; au contraire, ces institutions sont en quelque sorte l’expression
d’une maladie collective sur le plan terrestre, l’expression extérieure de
l’état d’esprit intérieur de l’homme collectif.
Je suis également convaincu que l’unique crainte de ces entreprises est de
voir l’être humain se réveiller et découvrir qu’il est non pas libre mais
drogué par d’innombrables moyens destinés à saper et empoisonner la
société moderne, lesquels forment un cocktail cynique constitué à parts
égales de peur et de divertissement. Pour le dire autrement : ces institutions
sont l’expression extérieure de la peur intérieure qu’éprouve l’homme
collectif à être responsable de lui-même.
Je ne serais en rien surpris si, dès à présent, certains travaillaient sans
relâche à acquérir le copyright des pensées des hommes, afin d’en tirer
profit. Imagine, cher lecteur, un futur où des parents sans ressources seront
contraints de vendre à l’avance le droit d’exploiter les pensées et idées à
venir de leur nouveau-né !
Juges-tu la perspective improbable ?
Il est, de par le monde, des forces qui ne s’arrêteront que lorsque l’ultime
ressource sera exploitée, l’ultime goutte de sang de la vie pressée. Et ces
forces ne sont, encore et toujours, que le signe extérieur de notre état
d’esprit intérieur, que nous renforçons et perpétuons lorsque nous nous
sentons incapables d’être nous-mêmes et de nous libérer de l’esclavage de
la normalité.
Il existe aujourd’hui dans le monde un tel excès matériel que nous
pourrions résoudre avec une certaine rapidité l’ensemble des problèmes
sociaux, humanitaires et environnementaux. Le problème, bien sûr, vient de
ce que les richesses sont concentrées entre les mains de quelques personnes
qui ne tiennent pas à modifier l’actuel déséquilibre des valeurs. Et aussi
longtemps que ces quelques personnes réussiront à vendre au plus grand
nombre l’illusion que sont les élections libres et la démocratie, alors ce
déséquilibre persistera.
En un sens, cet emprisonnement extérieur constitue un cadeau, car c’est
peut-être grâce à cette situation qu’un jour nous serons à même de
comprendre que la liberté réside en nous-mêmes.
Roderick rompit le silence.
« Saviez-vous que Les Contes correspondent à la douzième porte de la
Terre ?
— La porte de la Terre ?
— Oui, il existe treize portes supérieures sur Terre, et Les Contes
incarnent celle de Montségur, qui est la douzième.
— Qu’est-ce à dire ? »
Je le regardai sans comprendre. Il opina vivement de la tête :
« Cela veut dire qu’il existe sur Terre un méridien du cœur composé de
lieux particulièrement ouverts permettant d’accéder à l’univers. Ces portes
se trouvent sur le mont Shasta en Californie, à Glastonbury en Angleterre,
au Temple de Jérusalem, dans la pyramide de Chéops en Égypte, sur la
Muraille de Chine, dans le temple de Kedarnath dans l’Himalaya en Inde,
dans les Black Mountains aux États-Unis, à Ayers Rock en Australie, à
Katmandou au Népal, à Nazca au Pérou, à Montségur en France et sur le
Kilimandjaro en Tanzanie. »
Il se tut, comme s’il cherchait ses mots.
« Quelle est leur fonction et qui a découvert ces portes ?
— Ce sont des lieux particulièrement ouverts, par où les énergies de
l’univers peuvent s’écouler librement. Et le méridien du cœur qui relie ces
portes constitue en soi une force qui fait non seulement que les différentes
portes s’influencent les unes les autres, mais encore qu’elles exercent une
influence sur l’univers lui-même. Je ne sais qui a localisé les autres portes,
mais pour celle qui est ici, aux Contes, il s’agit d’un biologiste et professeur
hollandais qui a rassemblé une équipe de voyants il y a quelques années.
J’ignore qui leur a donné cette mission, et je ne pense pas que Mar ou Leny
le sachent.
» Au terme d’un mois de travail intense, ils ont ainsi découvert que la
porte se situait ici. Vous pourrez la voir demain. Elle est dissimulée dans le
bas du jardin et se compose d’une construction érigée selon des mesures
précises ; en son centre est suspendu un quartz d’assez grande taille. Mar et
Leny affirment que l’énergie émanant de la porte est trop forte pour
certains, cependant que d’autres arrivent de très loin pour la découvrir,
attirés sans savoir pourquoi. Il n’est pas rare que des voyageurs s’écartent
subitement de leur route pour venir jusqu’ici, mus par une force qu’ils ne
peuvent s’expliquer. »
Se levant, Roderick gagna la vaste bibliothèque au fond de la pièce, d’où
il revint peu après pour poser devant moi, sur la table, une fine brochure
jaune pâle. Les mots irradièrent quasi littéralement dans ma direction :
The Path of Mary Magdalene and the Cathars (Earthgate expedition,
Pyrenees, 1997).
Sous le titre apparaissait l’image d’une stèle commémorant les cathares
sur la montagne de Montségur.
J’ouvris la brochure et regardai la première page. Je ne pus m’empêcher
de sourire. Sous mes yeux s’étalait la photographie d’une partie de l’autel
de l’église de Rennes-le-Château, montrant Marie-Madeleine agenouillée
dans une grotte devant un livre et un crâne humain.
Un livre et un crâne humain !
Sous l’image, une légende : « Marie-Madeleine avec le Livre de l’amour
et le crâne de cristal ».
Le Livre de l’amour et le crâne de cristal !
Le son vif et fin d’une cloche céleste se propagea tout autour de moi et
purifia la pièce de l’atmosphère pesante qui menaçait de s’installer. Je sus
qu’il s’agissait là d’une avancée dans ma quête, d’une étape importante qui
me guidait dans la bonne direction.
Nous demeurâmes tous trois à contempler le feu. Chacun de nous était
occupé par ses pensées. Glissant le fascicule sous mon bras, je souhaitai une
bonne nuit et m’en allai.
Dans la cuisine de Leny, je dénichai une lampe torche. Il m’était tout
simplement impossible d’aller me coucher sans jeter d’abord un œil sur
la douzième porte de la Terre. Dehors, un orage se préparait. Remontant le
col de mon manteau en frissonnant, je suivis une invisible piste dans
l’obscurité. L’endroit se situait plus loin que dans mon souvenir. Juste avant
que je n’atteignisse le parc, le sol se fit plus mou et boueux par endroits.
Lorsque j’allumai la lampe, le cône de lumière éclaira un petit gnome en
train de sauter derrière un monticule sur lequel était assis un ange qui
exhortait le visiteur au silence. Je demeurai là un instant. Le bruit de l’eau
dévalant de la montagne m’entourait. De l’autre côté, j’entendis la rivière
des Contes qui se hâtait vers l’estuaire dans lequel elle se jetterait au loin,
avant de gagner la mer, ce qui me fit songer au voyage de l’homme. Que se
passait-il ici ? Il y eut un bruissement de vie parmi les gnomes et les elfes
qui semblaient procéder à quelque célébration. On eût dit que l’herbe, les
buissons, les arbres étaient ornés de précieuses guirlandes de bonheur
inconditionnel et spontané. Un bonheur qui me prit par la main et me guida
à travers les buissons jusqu’à la porte cosmique. Je laissai le cône de
lumière dévoiler la sculpture qui marquait le site. Elle paraissait avoir été
conçue selon des mesures spécifiques ; un énorme quartz était suspendu en
son centre. J’éteignis la torche et demeurai immobile jusqu’à ce que mes
yeux s’habituent à l’obscurité. Au bout de quelques minutes, je ressentis le
pouvoir du lieu. La porte irradiait tel un vaste cœur céleste qui battait
lentement tout en reliant le Ciel et la Terre.
Lorsque je revins à ma chambre, je sentis immédiatement la présence
d’un visiteur. Je n’aperçus personne, mais nul doute n’était permis.
L’« étranger » désormais assez familier était là.
Je m’allongeai sur le lit et feuilletai la brochure, piochant çà et là. Elle se
composait d’une série de textes rédigés, au cours de leur séjour en France,
par les voyants que nous avions précédemment évoqués. Il y avait là toutes
sortes de théories connues ou d’allégories obscures et occultes qui
n’apportaient rien de nouveau.
Cependant, le Livre de l’amour et le crâne de cristal éveillaient quelque
chose en moi ; j’espérais en découvrir l’explication dans le fascicule.
Toutefois, je dus m’endormir – soudain, je me trouve sur une plage
couverte de gros rochers. Entre ces rochers s’étirent des bancs de sable
blanc et des algues noires.
À l’horizon, j’aperçois un bateau qui approche lentement de la plage.
Je sens l’air salé par les vagues qui battent rudement la côte.
Un tapis de nuages se déploie devant moi.
Au même instant, je vois la véritable face de mon ancienne vie qui se
révèle dans la piste abandonnée depuis les voyages entrepris par mon âme.
La fenêtre du temps est ouverte, le rideau de la mémoire s’agite dans le
vent, tout est bleu, blanc, vert.
À présent, le bateau sans voile ni rame aborde le rivage.
Dans l’embarcation, une femme noire. À ses pieds, un livre.
L’air est empli de salamandres.
Empli de feu.
Feu !
Elle parle à travers le feu :
« Mon nom est Neith. La reine du Ciel.
» Je suis tout ce qui était, tout ce qui est et tout ce qui sera. Je suis
l’abîme de l’univers d’où la première fois surgit le soleil, à l’aube des
temps. Jusqu’à présent, nul mortel n’a su voir à travers mon voile. Rouge
est la couronne que je porte et qui répond au nom de Net. Je suis noire
comme le ciel nocturne parsemé d’étoiles, et sur son arche distendue, je
suis la porte entre la vie et la mort. Je suis la vierge isogyne qui se
reproduit elle-même dans tous les mondes. Avec mon bateau, je tisse le
destin de tous les peuples et de tous les univers. Je suis la déesse de la
magie, et le principe féminin incarné et éternel. »
7
Donc, Sylvia avait raison. Ma vie n’est jamais redevenue comme avant.
L’effondrement de cet ancien tout, autrefois baptisé Lars, a commencé le
jour où pour la première fois j’ai osé abandonner mon esprit désorienté
entre les mains de l’éternité. D’abord durant une fraction de seconde, puis
un peu plus ensuite – mais même ce peu n’est pas à mépriser, précisément
parce que les notions de « petit » ou de « plus » n’ont pas cours dans le
champ ouvert de la conscience. Ce n’est qu’ici, dans ce monde ou cet asile,
que le langage restreint est nécessaire.
L’homme et la femme sont considérés comme des contraires. L’homme
va vers l’extérieur, la femme vers l’intérieur. Et néanmoins, ils sont faits
l’un pour l’autre. Ce qui est orienté vers l’extérieur s’insère dans ce qui est
orienté vers l’intérieur. Lorsqu’ils s’unissent, tous les contraires s’annulent.
Le besoin d’expression chez l’un est équilibré par le besoin de calme chez
l’autre.
Dans l’ancien monde, la volonté et le besoin de savoir sont une nécessité
préalable pour avoir son mot à dire. Dans le nouveau, je ne sais qu’une
seule chose, c’est que je ne sais rien.
Est-ce là la sagesse ?
Je l’ignore.
Depuis longtemps, le sexe et la religion sont des aspects irréconciliables.
Lorsqu’ils sont réunis, le résultat aboutit généralement à du bruit.
Le mot « religion » vient du latin religio, qui lui-même vient de religare
– relier, unir, rassembler.
Désirer, c’est prendre quelque chose.
Aimer, c’est donner quelque chose.
Quel est le problème ?
Que nous ne pouvons contrôler le désir ?
L’Église affirme que Yeshoua est le fils engendré de Dieu. Mais Yeshoua
lui-même a déclaré que nous étions tous les enfants de Dieu. L’Église a-t-
elle raison et Yeshoua tort ?
Cela a-t-il une importance ? Eh bien oui, mais uniquement dans la
mesure où la question concerne la perpétuation de la mainmise de l’Église
sur le pouvoir mondain.
Si nous sommes tous les enfants de Dieu, avons-nous besoin en quoi que
ce soit de l’Église ? Eh bien oui, mais uniquement dans la mesure où
l’Église comprend la signification profonde de la parole de Yeshoua : le
Temple est dans le cœur.
Là où se trouve le cœur se trouvent le Temple et ses trésors.
Le royaume de Dieu est en vous et tout autour de vous.
Yeshoua aimait/aime Mariam Magdal. Souvent, il
l’embrassait/l’embrasse sur la bouche. Comment le savons-nous alors que
le mot « bouche » est invisible dans l’Évangile de Jean parce qu’à cet
endroit du manuscrit il y a un trou ? Nous le savons parce que c’est ainsi
que s’accueillaient les initiés à l’époque de Yeshoua.
Qui était/est Marie ?
Je suis la première et la dernière,
Je suis celle qui est honorée et celle qui est maudite,
Je suis la prostituée et la sainte.
Ces propos témoignent-ils d’une quelconque opposition ?
Non, ils expriment au contraire l’exacte identité de l’un avec l’Un, et de
ce qui n’est plus l’opposé de ce qui n’existe pas. Par ces trois phrases,
Marie englobe l’univers. Elle est tout, et par conséquent, sacrée.
Magdal signifie celle qui est élevée, ou celle de la tour du temple. Le
Temple de Jérusalem possédait trois tours. Yeshoua était entouré par trois
Marie : Miriam, Mari et Mariam. La mère, la sœur et l’aimée. Elles étaient
trois et pourtant elles étaient une.
Selon les Évangiles, Yeshoua expulse sept esprits malins de Mariam,
mais ces livres oublient ou laissent de côté le fait que Mariam a également
ouvert sept portes en Yeshoua.
Sur une tablette en pierre datant de l’époque babylonienne apparaît
l’inscription suivante : « Dans les profondeurs de la mer, ils sont sept. Dans
la lumière du ciel, ils sont sept. De la mer (mari), ils émergent de la sérénité
cachée ».
Serait-ce là les deux dimensions de Sophia évoquées par Sylvia ?
Qu’est-ce qui se révèle ici ?
Une allégorie après l’autre. L’allégorie étant le langage pratiqué par les
initiés à l’époque de Yeshoua. Parmi ces initiés se trouvaient les thérapeutes
du lac Maréotis, à Alexandrie.
Un jour que je signais des livres dans une boutique, une autre artiste me
donna des cartes postales représentant deux de ses toiles. L’une s’intitulait
La Voyante, l’autre L’Ange bleu. Et cela se produisit alors que j’étais dans la
rédaction de cet ouvrage, celui-là même que tu tiens entre tes mains, cher
lecteur.
Un film ancien montre le vieux sage Carl Gustav Jung interrogé par un
journaliste qui lui demande s’il croit en Dieu. S’ensuit une longue séquence
de silence complet durant laquelle la caméra s’attarde sur la pipe que fume
le philosophe, comme s’il était en transe. Au terme de cette séquence, qui
apparaîtrait aujourd’hui à la télévision comme semblable à des années-
lumière, Jung lève la tête et dit :
« Non… je ne crois pas en Dieu. »
Autre longue pause.
« Je sais ! »
On ne peut imaginer acquiescement plus définitif au grand mystère. Ici
ne se manifestent ni insécurité, ni dogme, ni suffisance ou autosatisfaction.
Ici n’existent simplement que l’émerveillement, la certitude, l’émotion.
Le oui de Jung a toutefois ses limites. Le grand penseur ne parvient pas à
l’extraire du champ de la psychologie. Il ne croit pas l’homme capable de
comprendre quoi que ce soit sur le plan métaphysique, uniquement sur le
plan psychologique. Par son approche profonde de la psychologie, Jung
nous a donné un langage qui nous rapproche de l’archétype et du
subconscient. Pour autant, dans un domaine où n’existe nul langage, il lui a
fallu garder le silence.
Telle est la situation de l’homme aujourd’hui : face au mur derrière lequel
le développement personnel, l’astrologie traditionnelle et la psychologie des
profondeurs n’ont aucun rôle et sont incapables de faire avancer l’être
humain vers la transcendance. De l’autre côté de ce mur, il nous faut vider
la coupe de toutes les connaissances acquises. Les concepts et les idées
doivent entièrement disparaître. Nous parlons ici de quelque chose comme
une autoliquidation. Ce qui demeure alors, c’est l’essence qui est au cœur
de l’âme, le mot ou le son qui se trouvait au commencement et qui restera à
jamais – le grand silence. C’est l’adieu définitif à toute forme de
matérialisme. L’ego personnel ou petit Soi correspond à un état
extrêmement fourbe et tenace de l’esprit, lequel ne se prive pas d’utiliser le
jeûne, la prière, la charité comme autant de façons de se présenter sous
l’image d’une personne sainte et illuminée. Un ego qui médite vingt ans,
assis au sommet d’un pilier, n’est jamais qu’un ego qui médite vingt ans,
assis au sommet d’un pilier. Rien d’autre. Nous ne sommes pas chrétien,
musulman, bouddhiste, hindou ou spirituellement éclairé simplement parce
que nous affirmons l’être.
Sept jours plus tard, Ben Nari reçut enfin une invitation, et envoya
aussitôt un messager avec l’acompte requis. Lorsque le soir venu, il
emprunta le chemin qui menait au temple, son corps tout entier vibrait
d’attente. On le conduisit depuis la salle d’entrée à travers différentes pièces
secondaires où une quinzaine d’hommes, de son âge essentiellement
quoiqu’il y en eût aussi de plus jeunes, sirotaient un thé à la menthe en
attendant visiblement d’être introduits dans le Saint des Saints où se
produirait Ish-a-tar.
Le temps semblait s’être arrêté. Pour Ben Nari, qui transpirait
abondamment, l’attente équivalait à une éternité. Au bout d’un moment
enfin, il y eut un mouvement. On écarta un rideau et deux serviteurs du
temple apparurent. L’un d’eux tenait une feuille de papyrus à la main – une
liste que ce dernier commença à lire lentement :
« Yakob Ben David ; Salek Shalem ; Melchior Zantor ; Yohann Ben
Yokim. »
L’homme leva les yeux de sa feuille et laissa son regard errer sur chacun
des hommes assemblés là, comme s’il cherchait quelqu’un. Ceux qu’il
venait de nommer avaient bondi sur leurs pieds, semblables à de jeunes
hommes prêts à pénétrer pour la première fois dans une maison close. Ben
Nari s’efforça d’attirer l’attention du serviteur.
« Je suis là. Ben Nari. Là !, dit-il en levant la main.
— Paltu Nazami ! »
Avant que Ben Nari n’ait eu le temps de réagir, les cinq hommes
mentionnés disparurent derrière le rideau, qui se referma sur eux. Puis un
garde prit place devant la tenture. Tout se déroula comme dans un rêve.
Qu’était-ce que tout cela ? Jamais Ben Nari n’avait vécu chose semblable. Il
n’était pas homme à se voir refuser quoi que ce soit. Son influence et ses
richesses étaient bien trop importantes pour qu’il connût pareille situation.
Il se retrouvait assis là, en compagnie des dix autres personnes évincées, tel
un cocu rejeté par l’aimée.
Certains hommes ne purent dissimuler leur déception. L’un d’entre eux
en éprouva un tel désespoir qu’il se mit à hurler, provoquant l’arrivée des
gardes, qui évacuèrent la salle. Ben Nari parvient toutefois à se cacher dans
un couloir obscur, où il demeura jusqu’à ce que le tapage cesse. Percevant
la musique enchanteresse qui jouait au loin, il tenta d’imaginer Ish-a-tar et
sa danse séduisante capable de rendre fou n’importe quel homme. Jusqu’où
la jeune femme irait-elle ? Jusqu’où oserait-elle pousser son audace ?
Absorbé par ses pensées, il s’enfonça dans la grotte chaude de son sang
qui pulsait, accélérant le battement de son cœur au point qu’il crut exploser.
Une voix familière le fit revenir à lui :
« Que faites-vous ici ? »
C’était Sadosh, le grand prêtre.
« J’ai été rejeté », répondit Ben Nari, comme si c’était là un cauchemar
dont il ne pouvait se réveiller. « Je ne comprends pas, j’ai été rejeté. »
Sadosh le contempla d’un air songeur, comme si lui-même ne comprenait
pas non plus.
« Nul ne connaît les voies d’Ish-a-tar. Nul ne peut prédire ce qu’elle fera.
Pour elle, l’or n’est qu’une chose ordinaire. Elle n’en a aucun désir ardent.
Les critères qui guident sa vie sont autres.
— Quels sont-ils ? »
Ben Nari était désespéré.
« Dites-moi ce que sont ses critères et je m’efforcerai d’y satisfaire au
mieux. »
Considérant l’homme avec une certaine compassion, Sadosh tenta de
trouver une solution. Ben Nari était l’un des plus solides soutiens du
temple, auquel il avait, au fil des ans, alloué des sommes importantes.
« Vous souvenez-vous, demanda-t-il en le regardant attentivement, de ce
Yeshoua ben Yoasaph dont on parlait tant il y a quelques années ? Vous
savez, celui que les Romains ont crucifié avec l’aide du sanhédrin de
Jérusalem ? »
Ben Nari acquiesça. Il avait vu de ses propres yeux ce Yeshoua et l’avait
entendu discourir lors d’un voyage d’affaires qu’il avait effectué à
Jérusalem.
« Vous rappelez-vous également qu’une femme accompagnait toujours ce
Yeshoua, Mariam, qu’on appelle Magdal ? »
Ben Nari opina, son attention cette fois éveillée.
« Bien sûr, je m’en souviens parfaitement. Elle est très belle. Qu’est-elle
devenue ?
— Je sais qu’Ish-a-tar l’évoque souvent. Elle veut la rencontrer. En
réalité, elle ne parle de rien d’autre. Mais personne ne sait où trouver
Mariam Magdal. Elle semble avoir complètement disparu en même temps
que Yeshoua. »
Sadosh le regarda par en dessous :
« Je ne serais guère surpris que vous soyez admis en présence d’Ish-a-tar
si vous pouviez l’aider dans cette affaire. Vos nombreuses relations
devraient vous le permettre. »
Ben Nari fixa son regard dans le vide. Il entrevoyait une solution.
« Oui, je peux l’aider. Maintenant et ici. Laissez-moi la voir tout de suite.
Je détiens l’information qu’elle recherche.
— En êtes-vous sûr ? »
Sadosh était dubitatif. Ben Nari eut un large sourire :
« Tout à fait sûr. »
Ils la traînèrent le long des ruelles jusqu’à une place du quartier syrien. Les
hommes qui l’entouraient ramassèrent des pierres en vue d’une exécution
sommaire. Ish-a-tar percevait la scène à travers un voile de brume irréel.
Puis elle s’éleva dans les airs, et s’éleva encore – jusqu’à dominer la place,
où elle vit les hommes qui commençaient à jeter des pierres vers une forme
recroquevillée au centre. Elle s’éleva au-dessus des toits de Jérusalem et
s’éleva encore jusqu’à découvrir une grande partie du paysage environnant.
Elle flotta parmi les nuages – heureuse et libre tandis que le son du feu
parcourait son être céleste :
« Pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Pardonne-leur
parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Mais qu’était-elle censée pardonner ? Elle n’avait pas le sentiment qu’il y
eût quoi que ce soit à pardonner. Ils venaient, au contraire, de la libérer de
son esclavage. Ils venaient tout juste d’ôter un joug qui pesait sur ses
épaules, ce qu’elle ne pouvait en rien expliquer. Elle fut sur le point de
renoncer à son ultime pensée sur la folie qui se déroulait au-dessous d’elle
lorsque le son d’un être différent modifia la direction du flux qui coulait en
elle :
« Ton temps n’est pas venu. Tu n’as pas encore accompli ce que tu dois
accomplir. »
Un être rayonnant apparut :
« Voici ce pouvoir que tu as été trop fière pour accepter autrefois, mais
qui t’appartient de droit. Tu dois en prendre la responsabilité et en faire un
sage usage. »
Une lumière bleue descendit sur elle et l’unit à son être céleste. Alors,
elle fut ramenée à une vitesse extrême à l’intérieur de la femme qui gisait
sur la place du quartier syrien où les hommes assouvissaient leur lubricité et
étanchaient leur soif de sang.
Ish-a-tar fut réveillée par une voix qui chantait un hymne étrangement
familier. Elle voulut se lever du lit de camp où elle se trouvait, mais une
main l’arrêta aussitôt et la repoussa doucement en arrière. Elle n’avait pas
vu la sœur assise sur son lit et qui s’était occupée d’elle jusque-là. Ish-a-tar
protesta :
« Je dois parler à frère Lamu. C’est ma seule chance. »
La femme secoua la tête comme si le caractère volontaire de son
interlocutrice lui était déjà familier.
« Doucement. Tu dois te reposer. Nous t’avons donné un mélange
d’herbes qui exige que tu restes calme et silencieuse. Frère Lamu ne
reviendra pas avant ce soir, alors tu ferais tout aussi bien de te reposer. »
Ish-a-tar comprit que la sœur avait raison et, s’abandonnant, ferma les
yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, elle n’eut aucune notion du temps qui s’était
écoulé, mais se sentit en forme et reposée.
« Frère Lamu t’attend dans la bibliothèque. »
La sœur l’aida à sortir du lit et la soutint jusqu’à ce qu’elle retrouve son
équilibre, avant de lui tendre une tasse étrange remplie d’eau sacrée.
Ish-a-tar fut conduite dans une vaste pièce dont l’unique source de
lumière provenait de deux lampes à huile, posées sur la grande table à
laquelle Lamu était en train de lire un parchemin.
« Alors, tu es finalement revenue d’entre les morts », déclara-t-il lorsque
la jeune femme pénétra dans la pièce. Puis il la détailla de la tête aux pieds
comme si elle était un objet de surprise pour lui. Son regard, pourtant, était
dénué de cette sorte de jugement que la jeune femme voyait habituellement
chez les autres hommes.
De son côté, elle le dévisageait avec un intérêt semblable, comme si elle
ne pouvait croire qu’il s’agissait là de celui qui avait été si proche de sainte
Mariam.
« Où puis-je trouver sœur Mariam ? », lâcha-t-elle.
Lamu sourit.
« Tu es pressée. Que veux-tu d’elle ?
— Je croyais que vous le sauriez puisque vous la connaissez et que vous
savez les choses merveilleuses qu’elle a accomplies. Peut-être que ce qu’on
raconte à son propos n’est pas vrai ?
— Mais que racontent-ils ?
— Qu’elle est une grande prophétesse qui ressuscite les morts et initie à
la vie éternelle. »
Lamu écoutait Ish-a-tar, les yeux fixés dans le lointain. Puis il reporta son
regard sur la jeune femme assise en face de lui. Il avait interrogé différentes
personnes à son sujet et connaissait son passé. Cependant, ce n’était pas la
prostituée qu’il voyait dans la demi-pénombre, mais une chercheuse, à plus
d’un titre. Et il n’avait vu qu’une seule fois auparavant le rayonnement qui
l’auréolait. La jeune femme lui rappelait sa première rencontre avec sœur
Mariam, chez les thérapeutes d’Alexandrie où il avait été envoyé pour
l’accompagner.
« Sœur Mariam est loin, déclara-t-il pour gagner du temps.
— Où qu’elle se trouve, je suis prête à m’y rendre. »
Lamu ne parvint plus à contenir son rire. L’enthousiasme de la jeune
femme était si communicatif qu’il ne put s’empêcher d’en être touché.
« De quoi riez-vous ? », demanda-t-elle, offensée et persuadée qu’il se
moquait délibérément d’elle.
Lamu retrouva son sérieux.
« Ce n’est ni de ton entêtement ni de ton désir que je rie. Je ne doute
nullement que tu ne sois convaincue de ce que tu dis. Malheureusement, ton
souhait n’est pas si aisé à combler. Non seulement sœur Mariam vit dans un
étrange pays lointain, mais encore s’est-elle retirée de la vie publique. Ne
peut la voir n’importe qui.
— Je ne suis pas n’importe qui, rétorqua Ish-a-tar.
— Certes non, ce que je vois et entends me le confirme. »
Ils s’observèrent comme s’il s’agissait d’un duel à mort. Lamu fut le
premier à abandonner.
« Très bien, je me rends. À une condition toutefois. »
Elle le dévisagea avec froideur. La jeune femme avait entendu cette
phrase si souvent qu’elle avança automatiquement les hanches, dans une
posture qui indiquait la nature particulière de la condition mentionnée.
« Dis-moi, je suis prête ! », proféra-t-elle d’une voix aguicheuse.
Il la regarda d’un air surpris, avant d’agiter dédaigneusement la main.
« Non, non, pas cela. »
Quittant la table, il s’approcha d’elle. Lorsqu’il posa les mains sur ses
épaules, elle ne s’enfuit pas et perçut aussitôt le changement qu’opérait son
attitude. Cela tenait à ses mouvements. Au son de sa voix. Nulle explication
raisonnable à cela. Il en était ainsi, simplement.
« Si tu tiens réellement à rencontrer sœur Mariam, il te faudra renoncer à
l’ancien monde. »
Lamu aurait voulu en dire plus, mais en plongeant son regard au fond des
yeux de l’étrange créature qui se tenait devant lui, il découvrit l’ombre d’un
être différent, parfaitement libre et sans tache. À cet instant, il éprouva le
mystérieux besoin de l’étreindre. Et comprit également que tout prêche
moral serait blasphématoire à l’égard de cette âme qui, si elle se tenait nue
devant lui, avait cependant été très proche de réintégrer le corps d’une
prostituée. Il voyait à la fois la putain et l’âme pure, ce qui provoquait un
malaise en lui. Avant d’avoir pu rassembler ses pensées, il sentit qu’une
chose en lui décidait à sa place. Ce fut son désir qui s’exprima. Le désir de
voir une fois encore la sainte sœur, le désir peut-être aussi de ce lieu
inconnu qui existait en lui-même, tout cela se centrant sur la personne de la
prostituée qui était la liberté elle-même, dressée juste là, devant lui.
« Je viendrai avec toi et te montrerai le chemin, annonça-t-il d’un ton
paisible. D’abord, il nous faut aller à Alexandrie pour procéder aux
préparatifs nécessaires. »
Avant même qu’il eût cessé de parler, Ish-a-tar lui prit la main qu’elle
pressa contre ses lèvres. Le geste l’étonna et il perdit contenance.
« C’est écrit, dit-il, c’est écrit. »
« Oui, dit Mar, je connais très bien cette grotte. J’y suis allé il y a cinq
ans, avec un guide professionnel et deux amis à moi.
— Mais êtes-vous sûr qu’elle se trouvait bien dans la montagne de
Montségur ? », demandai-je en retenant mon souffle. Ma fatigue avait
entièrement disparu.
« Absolument. Mais, il est très difficile de s’y rendre. Il faut notamment
escalader une paroi rocheuse très abrupte. La grotte elle-même est si bien
dissimulée que je ne serais pas capable de la retrouver. Les gens du coin qui
en connaissent l’existence cachent si bien l’entrée qu’il est presque
impossible de la repérer.
— Avez-vous été à l’intérieur ?
— Bien sûr.
— Qu’avez-vous vu ?
— Pas grand-chose. On pénètre d’abord dans une antichambre. D’où il
faut ensuite ramper à travers un boyau de quatre à cinq mètres, à
déconseiller à ceux qui souffrent de claustrophobie. Le boyau s’ouvre sur
une vaste caverne d’où part un système complexe de passages. Nous ne
sommes pas restés longtemps parce que nous n’avions pas la torche
adéquate. Mais ce fut une expérience très singulière.
— Quelles sont les dimensions de la caverne ?
— C’est difficile à dire. Elle doit être grande parce qu’avec la maigre
lumière dont nous disposions, nous n’avons pas été capables de voir où elle
commençait et où elle finissait. Mais d’après le son, nous pouvions savoir
qu’elle était très haute de plafond. L’expérience, toutefois, m’a rendu
malade. En sortant de la grotte, sur le chemin du retour, j’ai été pris de
faiblesse. Au bout de quelques jours, je me suis rendu chez le médecin, qui
m’a conseillé de faire un bilan complet. Les résultats n’ont rien donné et les
symptômes ont persisté près d’un an, avant de diminuer et de disparaître
entièrement.
— Quels étaient ces symptômes ? »
Il réfléchit un instant.
« J’éprouvais des difficultés à respirer et tout mon corps était douloureux.
Je me suis moi-même interrogé sur la cause, avant de parvenir à la
conclusion que j’avais dû respirer un air particulièrement renfermé dans le
boyau étroit, ce qui, selon les guides, peut se produire dans les grottes où se
rendent rarement les êtres humains et les animaux. J’y suis entré le premier
et il est possible que j’aie inhalé cet air renfermé qui, par le système
respiratoire, a atteint mon sang. »
Je ne pus m’empêcher de songer aux théories des scientifiques sur
l’ouverture de la tombe de Toutankhamon, en Égypte, et les maladies
qu’elle a provoquées chez certaines personnes. À moins qu’il ne s’agisse
d’une malédiction destinée à protéger le site des visiteurs inconnus. Quoi
qu’il en fût, l’histoire que racontait Mar constituait une bonne nouvelle pour
moi.
« Connaissez-vous quelqu’un qui puisse me montrer la grotte ?
— Mais oui. Il est hollandais et possède la licence requise pour travailler
en tant que guide dans la montagne en échange d’une rétribution. Je ne sais
s’il est là en ce moment, mais pourrais vous le confirmer demain. »
La nuit fut longue. Tout comme lors de mon premier séjour aux Contes,
je m’éveillai au bruit d’un enfant en pleurs, et dû une fois de plus allumer
une bougie et dire une prière en faveur des âmes qui semblaient être
retenues à la fois par le lieu et les événements qui s’y étaient produits. Je
demeurai un long moment allongé, laissant errer mes pensées. Je flottai au-
dessus de paysages rudes et désolés. Puis une voix déclara :
« La montagne du Graal est le mont des Oliviers ! »
Renonçant à toute résistance, je sentis avec allégresse que je m’élevais
dans un doux glissement. Ces paroles s’adressaient directement à moi et
concernaient ma quête.
« Mais le mont des Oliviers se trouve à Jérusalem, en Terre sainte,
rétorquai-je. Quel est le lien avec les Pyrénées ?
— Jérusalem et la Terre sainte seront toujours là où l’homme peut voir
les ouvertures célestes, présentes en chaque centre d’énergie. »
Et ce fut tout. La Voix n’avait apparemment rien de plus à dire, et je
redescendis en flottant lentement dans ma chambre. J’étais parfaitement
éveillé.
Le mont des Oliviers !
Cette Voix, qu’avait-elle tenté de me dire ?
Le mont des Oliviers est le lieu où Yeshoua est monté au Ciel. C’était là
que l’on espérait sa seconde venue.
L’huile ! Mariam en avait utilisé pour oindre Yeshoua.
L’huile renvoyait à l’initiation.
J’allumai et dénichai une carte de la région. Ce fut une pure intuition, à
partir de laquelle j’agis sans savoir ce que je faisais.
Il s’agissait de la carte Michelin « 344 Local – Aude, Pyrénées-
Orientales ». J’étais en train de chercher mon pendule lorsque, jetant un
coup d’œil à la carte étalée sur mon lit, mon regard fut attiré par le nom
mont de Grail.
La montagne du Graal ! Je pus à peine en croire mes yeux.
M’agenouillant aussitôt, j’étudiai la région plus attentivement. Et je vis.
Longtemps, je demeurai à observer le nom. Mille doutes passèrent en
moi qui cependant disparurent une seconde plus tard.
OLBIER !
Le mot ne signifiait apparemment rien en français. On eût dit plutôt de
l’allemand. Mais je ne doutais pas qu’existait là un lien avec le mont des
Oliviers sur lequel la Voix cherchait à focaliser mon attention. Je ne pouvais
trouver meilleure explication au phénomène, je rapporte seulement la façon
dont je l’ai vécu.
Olbier est situé non loin de Tarascon-sur-Ariège. Il faut passer devant la
chapelle de Notre-Dame de Sabart, où, sur la façade avant, Mariam et
Yeshoua accueillent ensemble les visiteurs. Puis continuer sur Vicdessos.
Olbier se trouve juste après.
Je dormis peu cette nuit-là. Je méditai et attendis le lever du soleil.
Plus les épreuves devenaient difficiles, plus les jours semblaient longs.
À un certain stade, Ish-a-tar finit par perdre la tête face à tout le savoir que
Salomé déversait en elle.
« Ce que je dis n’est pas destiné à ton intellect, uniquement à la partie la
plus élevée de ton âme. Ne trouble pas ton cerveau avec les connaissances ;
c’est la sagesse du cœur qui compte. Quand tu comprendras cela, le savoir
lié aux chiffres, aux lettres et aux sons sacrés se manifestera dans ton être
de lumière sous la forme de symboles supérieurs parce que tel est le langage
des anges. Lorsque ton âme maîtrisera cela, tu seras capable d’entrer en
contact avec les puissances célestes chaque fois que tu le jugeras bon.
Rappelle-toi que chacune des qualités célestes se reflète en toi. Tu dois
avoir confiance dans ton espace supérieur. Aie foi dans ton cœur, qui sait ce
qui est le mieux pour toi. Aie conscience aussi de tes obligations. Avant
d’entrer dans cette incarnation, tu as donné ta promesse. J’ai lu ton histoire
dans le “livre de la vie”, et ce n’est pas moi qui peux juger de l’engagement
que tu as pris. Il est des choses que même moi, je ne comprends pas. Rude a
été ta route. J’ai entendu parler de la vie pénible que tu as menée dans les
temples babyloniens. Lorsque je te regarde à présent, il ne m’est pas
difficile d’imaginer ce par quoi tu es passée. D’ici peu, il faudra que je te
quitte. Jusque-là, tu as dansé dans les temples et couché avec des hommes
en tant que prostituée. Aujourd’hui, il te faut prendre le chemin des vierges
du temple et des prostituées du temple, et je n’ai pas le droit, ni la volonté,
d’assister à ce temps durant lequel tu honoreras ta promesse. »
Soudain, Salomé regarda au loin, et Ish-a-tar ne comprit pas vraiment ce
qui se cachait derrière les paroles qu’elle venait d’entendre.
« Que signifie “être une vierge du temple ou une prostituée du temple” ?,
demanda-t-elle avec hésitation.
— Avant tout, que tu ne dois pas te marier.
— Mais alors, tu n’es pas mariée ? », questionna la jeune femme.
Sans rien dire, Salomé se dirigea vers la fenêtre, d’où elle contempla le
lac Maréotis, dont la surface était parfaitement calme. Un long moment, elle
demeura ainsi, avant de répondre :
« La différence entre une simple prostituée et une vierge ou prostituée du
temple tient à ce que, désormais, tu agiras dans ta nouvelle fonction avec
une conscience ouverte, guidée par un but. Être une vierge du temple
correspond à un état d’esprit. En tant que vierge, tu n’as nul besoin d’être
acceptée par autrui, tu es un être indépendant qui n’est plus soumis aux
circonstances extérieures. La vierge est indépendante. Lors de l’étape
suivante, lorsqu’elle devient une prostituée du temple, elle conserve cette
indépendance, de sorte à pouvoir travailler avec une totale liberté, sans être
liée par quoi que ce soit.
— Mais je ne veux pas retourner dans les temples. J’en ai plus qu’assez
de la luxure », rétorqua Ish-a-tar en criant presque.
Salomé ne put s’empêcher de sourire devant l’accès de violence de son
élève.
« Je sais. Mais à l’avenir, tu enseigneras à un niveau supérieur. En tant
que prêtresse de la lune, tu aideras l’homme qui y aspire à sortir des
ténèbres et tu lui donneras dans le ciel la place du soleil qui lui revient. Tu
dois être prête à refléter ce soleil dans une certaine mesure, jusqu’à ce qu’il
trouve une femme à épouser qui prendra en charge cet aspect-là. En tant que
prêtresse de la lune, et contrairement à la prostituée, tu as atteint l’équilibre.
La prostituée n’a d’identité qu’à travers le pouvoir érotique qu’elle possède
sur les hommes. Lorsque tu étais danseuse, la force motrice venait de ta
dimension inconsciente, de la froideur de la lune et du désir de puissance.
Tu savais attirer par la ruse et la provocation, mais tu ne connaissais pas le
véritable acte d’amour sexuel. De l’amour, dans le vrai sens du terme, tu ne
savais absolument rien. Tu reflétais la part la plus intime de l’homme d’une
façon qui t’était propre, en tant qu’épouse non réalisée. Ta mission est
maintenant de l’aider à reconnaître en lui cette épouse divine en lui offrant
un amour inconditionnel et dépourvu de tout désir de pouvoir. Lorsque la
prêtresse fait voile avec son bateau-lune vers le soleil, elle unit la dimension
masculine et la dimension féminine. »
Se dressant, Ish-a-tar courut alors vers Salomé, près de la fenêtre.
« Mais ma destinée est différente. Je dois trouver sœur Mariam. Il est en
moi des choses plus importantes que d’accomplir les actions triviales du
temple.
— Les uns en sont venus à s’occuper d’une tâche, les autres d’une autre.
Chacun doit entreprendre ce qui lui échoit. Tu as, jusque-là, suivi le chemin
qui t’a menée ici. Comme je l’ai déjà dit, ce fut une rude route, au cours de
laquelle cependant tu as tout appris sur le mode de pensée de l’homme, ses
besoins, ses rêves, ses désirs. Tu connais le moindre recoin de son cerveau
et de son esprit. Il est en ton pouvoir de le réveiller, de l’emmener
exactement là où tu veux qu’il aille. Pour reprendre tes mots : tu peux
guider la bête jusqu’à l’auge. Et elle y mangera tout ce que tu placeras
devant elle. C’est ce que tu as fait jusqu’à présent, mais sans rien donner à
la bête, juste la bénédiction de ton corps. Ces présents pourtant ne durent
pas éternellement. Un jour, nul homme ne se retournera plus pour te
regarder, parce que ton seul pouvoir était la beauté de ton corps. Tu as à
présent d’autres choses à offrir. Telle est ta future mission. L’auge est
désormais remplie de sagesse. Tu as été créée dans cet unique dessein et tu
l’as confirmé en donnant ta promesse.
— Quand ?, demanda paisiblement Ish-a-tar.
— Bientôt. »
Lamu attendit avec une impatience tout juste contenue le septième jour,
où se réunissaient les hommes et les femmes pour chanter ensemble.
C’était, cependant, un chant d’une nature entièrement différente qui
embrasait son cœur. Un chant qui avait pour nom Ish-a-tar.
Lorsque le jour arriva et que les hommes s’approchèrent de la salle
commune, son impatience fut telle qu’il tenait à peine en place. Le chant
des femmes, conforme au rituel, leur parvenait de l’intérieur de la salle
commune. Son cœur était sur le point d’exploser. La procession se déplaçait
avec une extrême lenteur et lorsque enfin ils pénétrèrent dans la salle, ses
yeux cherchèrent immédiatement l’aimée. Elle n’était pas là. Que se
passait-il ? Une autre femme avait pris la place d’Ish-a-tar. C’était
absolument impensable. Quelque chose avait dû lui arriver. Peut-être était-
elle malade ? Son cœur manqua un battement et il se sentit défaillir. Se
ressaisissant, il chassa la pensée de son esprit. Les hommes s’installaient.
Le prêtre entonnait le chant. Lamu était incapable de se concentrer. Son
regard erra d’une femme à l’autre. Il aperçut la haute silhouette de Salomé.
Elle se tenait là, les yeux fermés, apparemment déjà plongée dans la prière.
Peu après commença la ronde autour de l’autel, avec le vin et le pain. Il
avança comme en transe, dans un brouillard à travers lequel il nota tout sans
être véritablement présent.
Ce ne fut qu’en arrivant devant l’autel en compagnie d’une étrange
femme, qui reçut avec lui la communion, qu’il s’éveilla de son rêve et
accepta la douloureuse vérité de l’absence d’Ish-a-tar.
Sans réfléchir, et contrairement à toutes les règles, il se tourna vers la
femme qui se tenait à ses côtés, et demanda :
« Où est sœur Ish-a-tar ? »
La femme le regarda d’un air terrifié. Conservant leur place, ils
poursuivirent la ronde. Sans doute la gravité de son ton l’avait-elle
convaincue, puisqu’elle murmura :
« Dans le temple de la déesse de la lune. »
Alors il se mit à courir.
Des voix surexcitées s’élevèrent autour de lui. L’une d’elles, qui
appartenait à une femme, lui parvint clairement :
« Laissez-le. C’est écrit. »
Cette voix appartenait à Salomé.
Il courut pour l’amour. Ou pour le désir, ou pour les deux ?
Il courut à perdre haleine. Jusqu’à parvenir au pied des marches menant
au temple scintillant d’Aphrodite, au centre d’Alexandrie, plus mort que vif.
Il demeura là, entouré par des hommes d’affaires qui en avaient plus
qu’assez de penser à leurs affaires : indispensable visite aux filles élues par
la grande déesse.
Ses poumons étaient en feu, ses jambes tremblaient sous lui lorsqu’il
entreprit de grimper les marches. Puis un garde le repoussa brutalement au
bas de l’escalier et il retrouva l’usage de ses sens. Se relevant, il s’inclina en
guise d’excuse. Les gardes se moquèrent de lui et le laissèrent passer.
Qu’est-ce qu’un frère vêtu de blanc pouvait bien chercher dans la demeure
d’Aphrodite ?
Lamu ne leur prêta aucune attention, pas plus qu’il ne prit garde à sa robe
blanche de thérapeute. Son esprit ne pensait qu’à une seule chose : retrouver
Ish-a-tar avant qu’il ne fût trop tard.
Se laissant guider par la foule des hommes, il aboutit dans l’une des
queues qui s’étiraient devant trois portes. Les dialectes qu’il entendait parler
autour de lui indiquaient que ces hommes venaient de tous les coins du
royaume. Il ne releva pas les propos, notant seulement l’excitation et la
pression accrue qui s’exerça lorsque l’une des portes s’ouvrit subitement,
l’enveloppant telles des ailes attentives.
Ils furent entraînés vers un hall où, un par un, ils passèrent devant des
femmes au costume aguicheur, assises chacune dans un box. Il éprouva un
vertige. Des femmes de toutes sortes se trouvaient là. Jeunes ou vieilles,
minces ou grosses, grandes ou petites – toutes cependant vêtues au point
qu’on eût dit des êtres irréels ou des démons venus d’un autre monde. Il vit
leur poitrine dénudée, et il vit l’humiliation. Parmi ces femmes, il en était
certaines d’une beauté manifeste qui ne demeureraient pas longtemps en ces
lieux. Toutefois, Ish-a-tar n’apparaissait nulle part.
Avant qu’il n’eût le temps de réagir, on l’entraîna vers la sortie, où un
garde du temple le poussa vers une aveuglante lumière.
« Tu auras plus de chance la prochaine fois », lâcha laconiquement le
garde en riant.
Dès qu’il se retrouva à l’extérieur de l’édifice, Lamu se précipita de
nouveau vers l’entrée, montant cette fois-ci les marches en courant. Les
gardes se moquèrent de lui à grands cris, mais le laissèrent passer. Cette
fois-ci, il fit en sorte de se placer au milieu de la queue de la deuxième
porte. Ici encore, il ne découvrit que la même exhibition grotesque de
femmes s’efforçant d’accomplir aussi rapidement que possible leurs
devoirs. Ish-a-tar n’était pas là non plus.
En montant les marches pour la troisième fois, il sentit la panique
l’envahir. Et si elle ne se trouvait pas du tout dans le temple ? Puis il se
figea subitement en entendant des mots qui le frappèrent comme la foudre.
« La prostituée blanche de Babylone. » Il ne discerna pas lequel des
passants avait prononcé ces paroles. Désespéré, il courut au hasard et
attrapa un homme qui se rendait au sanctuaire. L’homme tenta de se
dégager, mais Lamu le tenait par sa cape.
« Que savez-vous de la prostituée blanche de Babylone ? »
L’homme regarda Lamu avec effroi, surpris par la violence de son ton.
Puis il se ressaisit :
« Calme-toi, frère. Il y a des prostituées pour tout le monde. Celle que tu
cherches, tu ne pourras sans doute pas te l’offrir. »
L’homme se libéra de l’étreinte de Lamu et s’enfonça dans l’obscurité.
Mais ce dernier ne le laissa pas partir si facilement. Lui courant après, il
l’agrippa de nouveau :
« Où ? »
Réalisant apparemment la gravité de la situation, la victime désigna dans
les ténèbres une porte à peine visible, qui donnait sur une pièce latérale.
« Là », grogna-t-il.
Nul garde ne se tenait devant la porte. Lamu entra. Un long couloir
s’étirait dans la pénombre. Lamu resta là à écouter, espérant un signe qui lui
indiquerait quel chemin prendre. Il était incapable de distinguer nettement
les sons, qui semblaient tous provenir du hall d’entrée par où il était arrivé à
l’instant. Touchant le mur d’une main, il laissa ses yeux retrouver leur
acuité. Au bout du couloir, il aperçut une autre porte, dont il s’approcha
lentement.
La porte était entrouverte.
De la poussière dansait dans le rayon de lumière qui tombait d’une petite
ouverture au plafond. Lamu pénétra dans une pièce magnifiquement
décorée, mais vide. Chacun des quatre murs possédait une porte. Alors qu’il
se tenait au milieu de la pièce, il remarqua que les bruits du monde alentour
s’étaient évanouis comme par magie. Immobile, il écouta intensément, mais
ne perçut que le silence, le son d’un présent qui contenait les sons de toutes
choses issues du passé. L’espace d’un instant, il éprouva la sensation d’un
temps révolu, ou peut-être d’un temps nouveau, qui traversait sa
conscience. Avant qu’il ne parvînt à l’identifier, la sensation disparut, mais
il eut l’impression que quelque chose en lui s’était effondré. Il se sentit si
étrangement vulnérable et dépourvu de protection qu’il en ressentit de
l’inquiétude. Dans ce sentiment d’étrangeté se dissimulait un choix – choix
qu’il savait devoir accomplir, en ignorant pourquoi. La porte par laquelle il
était entré menait au hall du temple. Ish-a-tar se trouvait derrière l’une des
trois autres portes de la salle vide, il en était certain. Il entendit une voix au
loin. À mesure qu’elle gagnait en clarté, il comprit qu’elle venait de
l’intérieur de lui-même. Inexplicablement, cela traversait aussi sa
conscience, semblable à un tourbillon. À l’instant où la voix émergea à la
surface de sa conscience, laissant son éphémère empreinte avant de
disparaître au niveau éthérique, il était entièrement concentré et tendu :
« La porte est à l’intérieur ! »
Debout au milieu du hall, il considéra d’un air indécis les trois
possibilités qui s’offraient à lui. Un ensemble de règles invisibles surgissant
d’une peur inconnue lui dirent qu’il n’avait droit qu’à une seule chance. Son
esprit était égaré. « La porte est à l’intérieur. » Quelle sorte d’affirmation
était-ce là ? Comment fallait-il la comprendre ?
Il chercha mentalement une solution. Cependant, telles des centaines de
chevaux sauvages, ses pensées galopaient en tous sens. En vain, il s’efforça
d’agripper l’une d’elles. Chercher désespérément à comprendre quel esprit
perfide se cachait derrière ce jeu diabolique fut tout ce à quoi il parvint.
Quelle porte était censée l’induire en erreur ? Laquelle s’adressait à lui
spécifiquement ? S’il réussissait à l’identifier, alors, il lui resterait à choisir
entre deux portes.
Mais quel que fût le sens dans lequel il tournait et retournait l’affaire, une
autre possibilité finissait toujours par se présenter, accompagnée d’une autre
explication secrète, plus démoniaque que la précédente.
« La porte est à l’intérieur ! »
Et soudain, ce fut comme si le cône de lumière qui tombait d’en haut
pointait dans sa direction. Il ne parvint pas à savoir si cette lumière était
intérieure ou extérieure. Mais il comprit que tout ce qui avait palpité autour
de lui quelques instants auparavant se rassemblait et se frayait un chemin
jusqu’au point de départ, dans son cœur. Tout ce qu’il avait appris, mais
avait été sur le point de perdre : certitude, sagesse, confiance et foi.
Il se laissa glisser lentement vers le sol, où il prit la position du lotus.
« La porte est à l’intérieur ! »
Assurément elle s’y trouve, songea-t-il, et il abandonna sa peur et le
tournoiement insensé de ses pensées.
Il ne sut pas combien de temps il demeura assis de la sorte. Mais il
conserva sa posture jusqu’à ce que la porte apparaisse dans son esprit, avant
de s’ouvrir et de révéler une pièce lumineuse à l’intérieur de laquelle Ish-a-
tar l’attendait en souriant. Alors, il se leva et marcha vers la porte du milieu,
qu’il ouvrit lentement. Lorsqu’il entra, un océan d’effluves secrets
l’enveloppa.
Ish-a-tar reposait sur un lit somptueusement orné. Il s’en approcha
comme dans un rêve. Lorsqu’il fut tout près, il remarqua que la jeune
femme était nue sous le tissu transparent. Sans savoir comment, il retira ses
propres vêtements, ne voyant que le sourire chaleureux et engageant. Se
glissant dans le lit, il l’étreignit tendrement. Ils s’embrassèrent comme seuls
le font les amoureux. Puis elle murmura à son oreille :
« Je savais que tu réussirais l’épreuve. »
À cet instant pourtant, il éprouva de la peine à la reconnaître.
« Qui es-tu ?, demanda-t-il à la manière d’un enfant s’adressant à un
ange.
— Je suis Shekhinah », répondit-elle en s’installant doucement sur lui
afin de l’oindre.
Puis, lentement, ils se murent dans le Saint des Saints du temple,
s’unissant pour devenir une seule et même lumière.
Filtrant entre les rideaux, une pâle lumière toucha mon visage. Je restai au
lit à paresser, les yeux mi-clos, cependant que je revenais lentement à la
réalité. J’avais la sensation d’avoir effectué un long voyage dont je ne
pouvais toutefois pas me rappeler la destination.
Ba-Bé !
Je me levai et regardai autour de moi, confus. Elle n’était visible nulle
part. Tout cela était-il un rêve, ou bien cette rencontre avait-elle eu lieu à un
autre niveau ? À mes côtés, la couverture qui traînait à moitié sur le sol
m’indiqua que Ba-Bé était sans doute plus réelle que je ne le croyais. Je
portais l’oreiller à mon nez pour y déceler son odeur. Mais où était-elle ?
Je me dirigeai vers la salle de bains, dont j’ouvris la porte. Elle n’était
pas là non plus. Écartant les rideaux, j’entrouvris légèrement la fenêtre.
Impossible de se méprendre sur le rire doré que j’entendis, mêlé à une voix
masculine qui semblait être la cause de cette frivole gaieté. Je fus aussitôt
saisi par un accès de jalousie, que je refoulai avant de m’habiller.
Alors que je traversais le hall, je l’aperçus, assise sur la terrasse, de
l’autre côté d’une vaste baie voûtée qui s’étirait du sol au plafond. Maris
était en train de servir le petit déjeuner, et Ba-Bé, tenant déjà une tasse entre
les mains, avait replié sous elle ses jambes, dans une attitude séduisante.
Elle continuait à rire et, manifestement, Maris paraissait la trouver tout à la
fois charmante et irrésistible. Immobile, je les observais, m’efforçant de
maîtriser ma jalousie.
Qui pensais-je être ? L’expérience de la soirée précédente pouvait tout au
plus correspondre à un autre de ces voyages astraux issus du processus par
lequel je passais, et depuis longtemps maintenant. Il n’y avait réellement
rien entre nous. Voire ? Quoi qu’il en fût, le sentiment de jalousie que
j’éprouvais était fort réel. Je sortis.
« Bonjour. Voilà le prince métamorphosé », dit-elle en riant, avant de
tapoter d’une main le siège près d’elle.
Son geste me donna l’impression d’être un chien ou une grenouille plus
qu’un prince, mais j’acceptai son invitation et m’assis. Maris me regarda à
peine – son attention tout entière rivée sur Ba-Bé, et ne cherchant pas même
à dissimuler l’admiration qu’il éprouvait pour elle. De son côté, Ba-Bé se
comportait avec un parfait naturel. Or, c’était précisément cette franchise
qui, selon moi, risquait d’être mal comprise ou interprétée comme une
tentative de flirt par un Latin tel que Maris. Que ce jugement en dise plus
long sur moi que sur Maris ou Ba-Bé ne m’effleura pas sur l’instant.
Je toussai afin d’attirer l’attention. Ce ne fut néanmoins que lorsque je fis
tomber un coquetier que Maris, sortant de son engouement, se tourna avec
effort vers moi, une lueur de regret dans les yeux :
« Oui !
— Je boirais volontiers une tasse de café », dis-je avec désinvolture en
tentant de paraître aussi indifférent que naturel.
Il plaça devant Ba-Bé un pot de confiture de fraise avant de se détourner
et de se diriger d’une démarche exagérée vers la cuisine, le dos voûté et les
pieds traînants. Ba-Bé éclata de rire et lorsque Maris se retourna pour me
regarder d’un air diabolique, je compris que sa petite performance n’avait
sans doute eu pour autre but que de me ridiculiser.
Il revint peu après avec du café et deux tasses. Lorsqu’il eut disposé le
tout, il s’assit et versa le café. Durant un instant, je me sentis désorienté.
Que pensait-il ? Il était l’hôte, nous étions, Ba-Bé et moi-même, les clients.
Cependant, je gardai le silence et restai là à écouter leur conversation,
fulminant au-dessus de ma tasse et d’une tranche de pain calcinée. Me
sentant complètement négligé, j’écoutais leur conversation de loin, relevant
seulement que Maris évoquait les cathares, dont il affirmait être un
descendant, leurs idées, leur appartenance selon lui au « paulinisme » parce
que la doctrine de Paul se retrouvait dans nombre de leurs enseignements.
Plutôt que d’être attentif, je préférai me convaincre que je pouvais laisser
Ba-Bé partir sans problème. Puis j’entendis sa voix qui franchit mes
barrières intérieures :
« Mais Lars connaît parfaitement le sujet, sur lequel il écrit même des
livres. »
Levant le nez de mon toast noirci que je tentais de dissimuler sous une
épaisse couche de confiture, je croisai le regard de Maris, qui me
considérait à présent avec un assez maigre intérêt.
« Sur quoi écrivez-vous ? », demanda-t-il sans grand enthousiasme, et
surtout par égard envers Ba-Bé.
J’hésitai. Comment pouvais-je répondre en quelques mots à sa question ?
Je n’avais guère envie de m’avancer, pas plus que je ne souhaitais entamer
un dialogue avec lui. Il existait un abîme de résistance entre lui et moi. La
réponse que je lui fis n’eut, en définitive, qu’un seul but :
« J’écris sur le secret des cathares. »
Il réagit avec la rapidité d’un boxeur qui venait d’être touché à son point
névralgique : l’orgueil.
« Quel secret ? »
Le feu brûlait désormais. Et à l’instant où je m’apprêtais à y déverser de
l’huile, Ba-Bé me donna un coup en désignant du doigt le sol entre Maris et
moi. Se tordant en tous sens, deux salamandres se livraient un combat à
mort. Un duel impitoyable entre deux lézards. Qui, simultanément, prenait
place dans un passé fort lointain. Le spectacle réveilla quelque chose
d’ancien et de profond dans mon subconscient. Je réalisai alors que la joute
entre Maris et moi puisait ses racines dans un passé qui pouvait bien avoir
existé avant même que la Terre ne fût créée. Je le regardai, mais il semblait
n’avoir rien remarqué. Alors je lui donnai le coup de grâce :
« Eh bien, il m’est impossible de vous le dire, n’est-ce pas ? Autrement
ce ne serait plus un secret, non ? »
À l’instant où je m’exprimai, je fus douloureusement conscient de
l’orientation primitive qu’avait prise notre confrontation, quoique dans le
même temps, ce fût l’unique façon de résoudre ce vieux problème. Ce qui
me surprit le plus, toutefois, fut que j’appréciais chaque seconde de cet
épisode.
Ba-Bé rompit l’enchantement :
« Nous devons y aller maintenant. Il est dix heures moins le quart. »
Se levant, elle passa son bras sous le mien, avant de se tourner vers Maris
et de déclarer le plus innocemment du monde :
« Vous savez, nous nous occupons du secret des cathares aujourd’hui. »
*
Ben Nari les reçut dans son salon. C’était un homme complètement
différent et lorsqu’il s’exprima, on eût pu penser qu’il s’agissait d’un
étranger :
« Le vaisseau Isis sera déchargé dans un jour ou deux. Puis il lèvera
l’ancre et fera voile vers Massilia sans nul autre bien à bord que ceux qui
sont à la recherche de la sainte Mariam Magdal. J’espère que vous
compterez parmi les passagers. »
Le marchand fit un pas en direction d’Ish-a-tar et déclara avec sincérité :
« Grâce à toi, un nouvel être humain est né la nuit dernière. Cet être
humain qui se tient en cet instant devant toi voudrait en toute humilité te
donner ne serait-ce qu’une fraction de ce que tu lui as offert. Puisque nous
n’aurons aucun chargement, nous pourrons effectuer le voyage avant que ne
débutassent les orages de l’automne. »
Il s’agenouilla devant elle. La jeune femme posa les mains sur ses
épaules :
« Lève-toi, aujourd’hui la prière de l’homme a été entendue par Dieu. »
« Continuons-nous ? »
Se levant, Bart s’approcha et s’assit sur un rocher près de moi.
« Je ne crois pas, répondis-je. Seulement si Ba-Bé le souhaite. J’ai trouvé
ce que je venais chercher. Que pourrions-nous découvrir plus loin ? »
Bart se gratta la nuque, comme s’il ne comprenait pas réellement
pourquoi je ne souhaitais pas en voir plus, alors que nous avions pris la
peine de grimper jusqu’ici. Puis il déclara :
« Après avoir rampé sur environ cinq mètres, le long d’un étroit boyau,
on arrive dans une vaste salle d’à peu près quinze mètres de diamètre et
vingt de hauteur. Là, deux ouvertures situées de part et d’autre de cette salle
donnent sur un réseau complexe de passages dans lesquels on peut marcher
des heures durant. Je n’ai pas la moindre idée de l’ampleur et de la
destination de ce réseau, et j’ignore même si quelqu’un le sait. Lors de
précédentes explorations, je me suis arrêté lorsque je suis arrivé au bout de
ma corde de sécurité. Mais je suis persuadé qu’on peut vraiment s’y
perdre. »
Bart se tut. Nous contemplions l’entrée de la grotte en attendant le retour
de Ba-Bé.
Je ne pus m’empêcher de penser que la grotte que le guide venait de
décrire était une image de la nécessité latente qu’éprouvait l’homme de tout
compliquer, comme une sorte de matrice de notre besoin névrotique de nous
perdre chaque fois que nous étions incapables de faire la différence, ou que,
pour une raison ou une autre, nous ne le voulions pas. Je sais qu’il est sans
doute possible que ce que j’ai vécu dans cette antichambre contînt l’essence
de tout ce que j’étais capable en cet instant d’avoir en moi. Et j’avais
également conscience que cette expérience relevait d’un plan destiné à me
faire sortir de ma cachette, laquelle m’avait certainement jusque-là empêché
d’être trouvé par Dieu.
Quoique je me sentisse parfaitement centré et que mon cœur fût calme, je
percevais aussi combien j’étais sensible et vulnérable. J’éprouvais la
sensibilité et la vulnérabilité de l’humanité tout entière. De songer à ce que
nous faisions subir à nous-mêmes et aux autres, au gâchis de toutes les
qualités et possibilités suprêmes en nous, me plongea dans une infinie
tristesse.
D’un geste, j’écartai cette tristesse. À quoi servait-elle ? Je préférai suivre
une subite envie de tenter une fois de plus l’expérience du chariot de feu.
Fermant les yeux, je m’enfonçai dans ma respiration et décrivis brièvement
mon but, lequel était cette fois-ci un patient cloué au lit avec lequel j’avais
travaillé au Danemark durant un temps. J’eus une sensation de picotements
sur le front et me retrouvai aussitôt assis au chevet du malade. Mon patient
eut un cri de surprise : « Que faites-vous ici ? » Comme si ce fut là la chose
la plus naturelle au monde, je posai ma main gauche sur sa poitrine et
m’entendis juste après dire : « Je vous honore. Je vous respecte. Je vous
aime. Soyez guéri ! » Je retirai ma main et me retrouvai une fois encore
devant la grotte secrète de Montségur, dans les Pyrénées.
Ma main gauche était chaude, la droite froide. C’était une étrange forme
de précision. Pragmatique. Et le Soi qui avait prononcé les paroles n’était
pas mon petit Soi, mais quelque chose de plus grand et d’inexplicable. Tout
cela ne prit que quelques instants, et me laissa songeur et empli de
gratitude. Je demeurai assis un moment, avant de décider d’entrer en
contact avec Sylvia. Après avoir accompli l’acte simple et nécessaire de
concentration et ayant ressenti le picotement familier sur le front, je me
retrouvai devant Sylvia. Cependant, nous n’étions pas dans son salon de
Charlottenlund, au Danemark, mais dans un espace flottant et informe.
Elle m’accueillit avec un sourire :
« Vous voyez, vous ne devriez pas jouer avec le feu. »
Son rire doré emplit l’espace éthérique d’une vivifiante électricité.
« N’oubliez pas Vénus », murmura-t-elle.
Puis elle disparut et je me retrouvai une nouvelle fois sur la montagne de
Montségur.
Vénus ?
Si proche et pourtant si lointaine.
Dans quelle direction devais-je aller à présent ? Les questions que
j’aurais souhaité poser à Sylvia étaient innombrables, mais apparemment le
moment n’était pas venu. Il y avait tant à se rappeler, et tant à comprendre
afin d’assembler le puzzle. Si jamais il s’agissait d’un puzzle. À cet instant,
je me souvins que Sylvia m’avait incité à visiter l’église de Montségur.
Peu après, Ba-Bé parut à l’entrée de la grotte, visiblement marquée, elle
aussi, par l’expérience.
Bart la regarda attentivement. Puis il me considéra d’un air interrogateur,
et je sus ce qu’il avait en tête. Je demandai donc à Ba-Bé si elle souhaitait
aller plus loin dans la caverne. Immédiatement, elle répondit :
« Pourquoi ? Nous avons déjà obtenu ce que nous venions chercher,
non ? »
Perdu, Bart nous regarda tour à tour. Je ne pus m’empêcher de sourire
devant le style direct de ma compagne.
« Voilà qui clôt l’affaire, je crois », dis-je au guide.
Nous entreprîmes alors la descente, qui se révéla plus difficile et plus
dangereuse encore que la montée. La seule différence étant que j’éprouvais
désormais une énergie bien plus grande.
Nous arrivâmes en bas entiers, fatigués et en sueur, mais avec une
énergie complètement nouvelle et différente de celle que requiert
habituellement l’escalade d’une montagne. Nous étanchâmes notre soif
avec quelques canettes de bière tiède, avant de reconduire Bart à
Roquefixade.
Nous le réglâmes, le remerciâmes pour son aide et, une fois de plus,
partîmes en direction de Montségur.
« Nous n’avons qu’un seul problème, déclarai-je.
— Lequel ?, s’enquit nonchalamment Ba-Bé.
— Trouver la clé de l’église.
— Oh, ça, pas de problème. »
Je la regardai. Comme à son habitude, elle avait étendu ses jambes sur le
tableau de bord, au-dessus de la boîte à gants, et regardait défiler le
paysage.
Je me garai devant chez René. Avant même que je n’ôtasse ma ceinture
de sécurité, Ba-Bé sortait de la voiture.
« Va jusqu’à l’église. Je te rejoins très vite. »
Puis elle partit. Debout sur la route, je tentai de l’apercevoir, en vain. Je
me mis à marcher dans le village. La distance entre la maison de René et
l’église n’était pas grande, et bien que je prisse mon temps, il ne fallut guère
plus de dix minutes avant que je ne parvinsse au petit jardin qui s’étendait
devant l’édifice. Je ne pouvais voir la porte, cachée par l’ombre des arbres,
et j’étais sur le point de m’asseoir lorsque j’entendis la voix de Ba-Bé :
« On entre ?
— Sacré nom… ! Comment diable as-tu eu cela ?
— Grâce aux nornes », répondit-elle en riant mystérieusement.
À l’évidence, elle ne m’en dirait pas plus, mais je ne pus m’empêcher de
me demander ce qu’elle savait des trois nornes qui représentaient le passé,
le présent et le futur, et dont je connaissais intimement l’existence, ici, à
Montségur. Toutefois, je ne le lui demandai pas.
En tournant dans la serrure, la clé émit un son rouillé et grinçant. Nous
nous aidâmes mutuellement à pousser la porte, qui gémit tant sur ses gonds
qu’il apparut clairement qu’elle n’avait pas été ouverte depuis longtemps.
Une âcre odeur de craie et de moisi nous accueillit. L’obscurité était totale.
Je trouvai un interrupteur sur ma droite, qui alluma une ampoule nue,
laquelle se révéla être l’unique éclairage de l’église.
Nous entrâmes.
Refermant la porte derrière nous, nous nous tînmes sous la faible lumière
que projetait l’unique ampoule, laquelle n’éclairait qu’une partie de la petite
église.
Je la vis immédiatement. Placée sur un piédestal, contre un pilier de l’aile
gauche.
Jeanne d’Arc ?
Je me dirigeai directement vers la statue et déchiffrai la plaque de cuivre,
sur le socle. Ainsi que je le soupçonnais, il s’agissait de Jeanne d’Arc. Et ce
n’était guère sa faute si l’église ne servait plus. Sans doute y avait-il un lien
avec ma quête puisque Sylvia avait non seulement mentionné la Pucelle,
mais encore signalé dans le même temps qu’il me fallait visiter cette église.
Existait-il un lien spécifique entre cette sainte et le village ?
Je tentai de me rappeler si j’avais vu une figure similaire dans d’autres
églises, mais en vain.
Et soudain, cela me revint. J’avais déjà eu l’occasion d’en contempler
une lorsque le Voyant et moi-même avions visité Rennes-le-Château pour la
première fois, il y avait de cela des années. La statue se trouvait dans une
petite chapelle en verre que le célèbre abbé Saunière avait fait construire
avec la villa Bethania, au début du siècle précédent. L’histoire de l’abbé, qui
avait découvert une chose si précieuse lors de la restauration de l’église
Rennes-le-Château qu’il en devint dès cet instant fort riche, est très
largement connue. Tout au moins par les millions de lecteurs de L’Énigme
sacrée 12. Malgré d’innombrables tentatives, personne n’est encore parvenu
à résoudre le mystère de cette découverte ni à percer l’origine de la fortune
du prêtre.
La chapelle en verre de l’abbé Saunière, villa Bethania, Rennes-le-Château (notez les statues de Marie-Madeleine et de Jeanne
d’Arc).
La chapelle de verre a été construite à l’époque où l’abbé Saunière avait
eu temporairement interdiction de dire la messe à l’intérieur de l’église, en
raison de différends avec son évêque. La légende veut que des personnalités
de renom, à l’exemple de la diva Emma Calvé, soient venues de loin pour
assister aux messes que l’abbé célébrait dans la chapelle. En quoi ces
messes étaient-elles si populaires ?
Lorsque nous avions visité la chapelle, le Voyant et moi-même, plusieurs
verrières manquaient, et l’intérieur était visiblement marqué par le vent, les
intempéries, le passage du temps. Ce qui, en un sens, ne faisait que
souligner l’atmosphère du lieu. Comme presque tout à Rennes-le-Château,
la chapelle est consacrée à Marie-Madeleine, ainsi qu’en témoigne la belle
et grande statue placée sur l’autel. Pour autant que je m’en souvienne, la
sculpture représentant Jeanne d’Arc était placée sous celle de Madeleine.
Existait-il également, me demandai-je, une statue de Madeleine dans
l’église de Montségur ? Ou celle d’une Madone noire ? Mes sources
affirment que Jeanne d’Arc apparaît chaque fois en compagnie de
Madeleine ou d’une Madone noire.
Je remontai l’aile, mais n’aperçus que les habituelles représentations de
saint, à l’exemple de Notre-Dame de Lourdes, François d’Assise, Thérèse,
Joseph, ou encore de la mère de la Vierge Marie, Anne. Alors que je lançai
un rapide regard en direction de l’autel, je ne pus en croire mes yeux.
Sur une estrade, sous un auvent encadré de part et d’autre par trois
candélabres, au centre de l’autel, se dressait une Madone noire à l’Enfant –
d’un noir parfait et dorée à la feuille. Mes sources semblaient avoir eu
raison. Quel lien, en revanche, unissait la Madone et Jeanne d’Arc ?
Sur la gauche de l’autel, j’aperçus la sculpture d’une jeune fille. Aucun
nom n’était inscrit sur le socle. Était-elle censée incarner Madeleine ?
En détaillant plus attentivement l’autel, je fus surpris de découvrir au
plafond, au-dessus de la Madone noire, une fresque qui représentait un
symbole occulte : une pyramide en feu à l’intérieur de laquelle apparaissait
le tétragramme YHVH, sur un fond bleu pâle. La pyramide en feu est
présente dans d’autres contextes ecclésiastiques, toutefois je ne l’avais
jamais vue mise en scène de la sorte. Au-dessus de la partie gauche de
l’autel était peinte une jeune femme noire, accompagnée d’une jeune fille
également noire. Au-dessus de la partie droite apparaissait un homme blanc.
Quoi qu’il se fût passé dans cette église, ceux qui en ont conçu la
décoration ont vraisemblablement travaillé à partir d’une idée précise.
À moins que ce ne fût le résultat d’un sens de l’humour pour le moins
singulier, ou encore, tout simplement, d’une confusion religieuse.
Je poursuivis mes investigations, mais dans un premier temps ne trouvai
rien de remarquable. Seuls les fonts baptismaux situés près de la porte
d’entrée présentaient un intérêt, en raison de leur forme évoquant la coupe
du Graal. Mais il était difficile d’affirmer qu’ils fussent différents de
n’importe quels autres fonts baptismaux.
L’intérieur de l’église de Montségur.
Jeanne d’Arc, la Madone noire et Mariam, dans l’église de Montségur.
À cet instant, je me retournai et vis Ba-Bé qui souriait derrière moi en
pointant du doigt le sol de pierre. Baissant les yeux, je sus immédiatement
que les décorateurs avaient été parfaitement conscients de ce qu’ils
accomplissaient.
Juste devant la porte, sculptés sur les dalles, apparaissaient deux
losanges.
Ils se chevauchaient, créant ainsi un troisième losange, tout comme deux
cercles superposés créent une mandorle : cette forme en amande qui
symbolise Vénus et le vagin.
Alors que j’étais en train de songer qu’il nous fallait nous rendre à
Rennes-le-Château, Ba-Bé déclara :
« Pourquoi n’irions-nous pas à Rennes-le-Château ? »
Mandorle de l’église de Montségur.
Peu après, nous nous retrouvâmes dans la voiture, en route pour le village
de l’abbé Saunière, et je me demandai pourquoi Ba-Bé avait proposé que
nous y allions, précisément à cet instant. Bien qu’elle fût une parfaite
étrangère, que je ne connaissais que depuis deux jours, tant d’événements
saisissants s’étaient produits entre nous durant ce temps qu’il me semblait
que nous nous connaissions véritablement à un niveau plus profond. Elle
demeurait pourtant une étrangère pour moi, au sens concret du terme.
C’était un vrai paradoxe.
D’où venait-elle et que voulait-elle de moi ?
Si elle correspondait à la vierge évoquée par Sylvia, était-ce le comité là-
haut qui l’avait envoyée vers moi ? Et quel était le fin mot de l’histoire ?
Je ne pus m’empêcher de penser qu’elle était peut-être un guide qui me
montrait les signes que je ne pouvais voir, ainsi qu’elle en avait fait la
démonstration dans l’église de Montségur. Et voilà que nous étions en route
pour Rennes-le-Château.
Nous traversâmes Quillan. Alors que nous abordions la dernière courbe
qui aboutit à Couiza, j’accélérai. Les réponses viendraient bientôt. Elle ne
pouvait continuer à me dissimuler sa véritable identité.
Périllos !
N’était-ce pas là le nom de la serveuse du Belo Bar, à Narbonne ?
Marie Périllos.
Était-ce une coïncidence ou bien… ?
Je me mis à étudier plus attentivement la carte et vis qu’une route avait
été marquée. Celle-ci reliait le village de Périllos à un lieu situé non loin,
appelé La Caune et indiqué par une croix rouge. L’ensemble de la région
paraissait assez peu habité. Je découvris une autre marque, au sud de
Périllos, un peu plus difficile à dénicher. Tout à côté figurait le nom château
d’Opoul.
Je parcourus lentement du regard toute la carte, mais ne trouvai aucune
autre marque.
À l’évidence, Ba-Bé entendait me signifier quelque chose. Mais quoi ? Et
où était-elle ? Avait-elle, pour une raison ou une autre, poursuivi sa route
vers le village indiqué sur la carte ? Sans doute cette carte m’invitait-elle à
m’y rendre.
Ils se mirent en route quelques heures plus tard. Ainsi que l’avait dit
Lamu, Gisbart était un homme peu disert. Ce qui n’arrêta en rien Ish-a-tar.
Dès l’instant où ils quittèrent la Via Domitia pour entrer dans une région
plus paisible, à l’ombre des chênes, elle chevaucha aux côtés du druide.
« Excusez-moi de m’imposer ainsi. Je ne connais rien à la foi des Celtes
ou des Gaulois, et ignore tout des règles suivies par les célèbres druides.
Pour ma part, j’ai été formée chez les thérapeutes d’Alexandrie, et je
pressens une parenté entre nous.
— Hm », fut l’unique réponse de Gisbart, les yeux fixés sur le chemin
devant lui.
Semblable réponse eût pu décourager toute autre personne qu’Ish-a-tar.
La jeune femme n’y vit qu’un encouragement à poursuivre :
« Votre robe ressemble à celle des Chaldéens. Comment cela se fait-il ? »
Gisbart tourna son visage vers la jeune femme, qu’il dévisagea
attentivement. Leurs yeux se rencontrèrent et Ish-a-tar perçut dans ceux de
Gisbart un profond sentiment de chaleur. Elle sut qu’elle avait eu raison. Le
druide répondit alors :
« Les prêtres chaldéens et les druides ont coopéré en de nombreuses
occasions. Vous devriez le savoir, en tant que thérapeute. »
Ish-a-tar le regarda avec incompréhension. Gisbart reprit :
« Le savoir que détiennent les thérapeutes sur les étoiles et les plantes
vient en grande partie des Chaldéens et des druides. Ainsi que vous ne
l’ignorez pas, sœur Mariam a également été formée par les thérapeutes
d’Alexandrie. »
Ish-a-tar approuva vivement. Gisbart paraissait à présent plus aimable, et
la jeune femme crut même percevoir un sourire dans ses yeux, ce qui
l’encouragea à poursuivre :
« Dites-moi, comment est sœur Mariam ? »
L’homme réfléchit un long moment, avant de répondre à voix basse :
« Elle est différente de tous ceux que j’ai rencontrés. Elle n’est pas de ce
monde. Voilà tout ce que je peux dire. »
Le ton de sa voix indiquait sans doute possible qu’il évoquait là une
chose extrêmement singulière.
Ils se balancèrent en silence dans leur selle, puis Ish-a-tar reprit :
« Pensez-vous qu’elle puisse nous recevoir, mon compagnon et moi-
même ?
— C’est possible. Toutefois, sœur Mariam se trouve actuellement dans le
désert près du monastère où elle accomplit un jeûne de quarante jours.
Durant ces périodes-là, nul ne peut entrer en contact avec elle à l’exception
de ses sœurs les plus proches. Aucun homme n’est admis en sa présence. »
En entendant le druide, Ish-a-tar s’exclama, sans savoir d’où lui venaient
ces mots :
« Mais je suis l’une des sœurs les plus proches de Mariam !
— Nous verrons », fut sa laconique réponse.
*
Cette nuit-là, je rêvai du grand dragon – de la bête de l’Apocalypse. Je
vis qu’on le jetait dans un puits sans fond, au milieu du désert, où il était
destiné à demeurer enfermé mille ans. Puis au terme de ces mille ans, je le
vis s’élever dans les airs, et je vis une femme à la robe pourpre et écarlate,
ornée d’or et de pierres précieuses, qui le chevauchait. Et je vis que c’était
celle que l’on appelait la « grande prostituée de Babylone » et la « mère de
toutes les prostituées ». Je vis que c’était elle qui, durant deux mille ans,
avait dû porter le fardeau des péchés dont l’Église romaine avait attribué au
Christ l’honneur de les avoir expiés en notre nom. Je vis qu’elle était celle
qui avait élevé le dragon, symbole des refoulements de l’homme, depuis le
fond insondable du subconscient. Non pour le laisser agir en liberté, mais
pour le dompter et le transformer. Telle est la raison pour laquelle elle le
chevauchait. Et je vis le nombre de la bête – 666 – écrit sur le front du
dragon. Et je vis que l’addition de ce nombre – 9 – correspondait au chiffre
de la mort, de la métamorphose, de la résurrection, de la perfection et de la
Grande Mère.
Lorsque j’ouvris les yeux, la nuit régnait toujours au-dehors. Mais je me
sentais tout à fait éveillé. Je percevais nettement la présence de l’être
étrange qui n’était désormais plus aussi étrange. Je récitai en moi-même la
prière céleste. Puis je me levai et me préparai pour le voyage à venir.
André n’était pas encore levé lorsque je descendis prendre mon petit
déjeuner, aussi le pris-je seul, avant de lui laisser un mot sur une carte
postale afin de le remercier pour son aide.
Je retournai ensuite à Quillan en voiture et poursuivis sur la D117 en
direction du littoral. Le soleil naissant teintait le paysage d’un rose virginal.
Juste avant Estagel, j’obliquai sur la gauche et me dirigeai vers Tautavel en
passant par Vingrau, avant de prendre la direction d’Opoul. Un panneau
indiquait le chemin à suivre pour parvenir au château. Je m’y engageai et
retins mon souffle lorsque je découvris le spectacle qu’offrait le vaste
plateau formé de falaises qui s’étendait devant moi et qui avait dû
correspondre à Terresalvaesche.
André avait raison. Le paysage était nu et plutôt désolé, et cependant
grandiose, ouvert et dégagé.
Je garai la voiture au pied du plateau, sur un espace fait de graviers, et
sortis dans l’air frais. Une barrière en bois indiquait le début du sentier qui
conduisait aux ruines du château. L’ascension ne fut guère difficile, mais un
vent d’ouest me fouetta le visage quand le sentier bifurqua, avant de longer
la face nord. Au bout de cette face, le chemin se fit plus abrupt et m’amena
devant une porte naturelle, formée par deux rochers, qui, lorsque je la
franchis, me fit véritablement sentir la puissance du vent. On eût dit que
celui-ci avait décidé d’y concentrer toutes ses forces afin de protéger la
Terre sainte de l’arrivée d’intrus. Me courbant l’espace d’un instant, je
sentis qu’il me portait et me tenait dans sa poigne ferme. Il me fallut
réellement lutter pour traverser ce « mur ». Ce ne fut que lorsque je
dépassai la porte sise entre les rochers que le vent me délaissa et que je pus
pénétrer sur le territoire de Terresalvaesche, où s’établit autrefois une
communauté de type monastique nommée Salveterra, d’après les dires
d’André.
Si la vue des falaises telles qu’elles se découvraient depuis Opoul m’avait
littéralement coupé le souffle, ce ne fut rien en comparaison du spectacle
qui m’attendait sur le plateau lui-même – devant moi se dressaient les
vestiges du château et derrière, aussi loin que portât le regard, se
déployaient la Méditerranée et l’horizon sans fin. Au sud, les sommets des
Pyrénées s’étiraient vers le ciel. C’était une vision divine.
Le plateau de Terresalvaesche, notez la topographie rappelant le désert de Judée.
Les ruines du vieux château, sur le site de l’ancien monastère magdalénien de Salveterra, à Terresalvaesche.
Je demeurai là un moment à admirer la vue splendide et les ruines du
château. Puis j’entrepris d’explorer le plateau afin de découvrir où se situait
le monastère de Salveterra. Je finis par trouver un point où les énergies
paraissaient s’écouler avec force. Fermant les yeux, je me tins immobile en
attendant une apparition. Comme à l’accoutumée, je débutai par la prière
céleste. Au bout d’un temps, et comme j’en avais si souvent fait
l’expérience, j’entendis autour de moi des sons assourdis et délicats,
semblables au son d’une cloche. Cette fois néanmoins, ils paraissaient
s’accompagner d’une douce odeur de rose. Ouvrant lentement les yeux, je
m’en remis à la « voyance ». Peu après apparurent de petites lumières
palpitantes qui se mirent à exécuter leur danse vivifiante. Une vision me
montra un personnage qui ressemblait à Ba-Bé, lequel passa devant moi en
planant avant de se fondre dans l’air bleu en direction du nord. Toutes mes
cellules et tous mes atomes s’unirent dans l’incroyable chant de la vie qui
dansait joyeusement vers le soleil.
Revenu à la porte du Vent une demi-heure plus tard, je me tournai pour
contempler une dernière fois le site sacré et découvris, suspendue dans les
airs au-dessus de Salveterra, une pyramide de cristal pure et rayonnante.
Le vent devint plus fort, tantôt me poussant vers Salveterra, tantôt m’en
repoussant. Alors que j’arrivais au parking et m’apprêtais à entrer dans la
voiture, un morceau de papier voltigea dans l’air et vint se coller au pare-
brise. Je l’en retirai et y jetai un rapide coup d’œil. On eût dit l’étiquette
d’un carton de vin, sur laquelle était imprimé du raisin coloré. Sous le nom
du vigneron, une mention en lettres capitales indiquait « 66600 Opoul-
Périllos ».
Que le code postal de la région contînt le chiffre de la bête – 666 –
évoquait par trop une plaisanterie cosmique pour être une coïncidence.
J’engageai la voiture sur l’étroite route et me dirigeai vers le village
abandonné de Périllos et la grotte de La Caune. La carte de Ba-Bé était
ouverte sur le siège passager. Le paysage se fit plus rude et je fus frappé de
constater à quel point il ressemblait à la topographie des environs de
Jérusalem, en Israël. Quinze minutes plus tard, le village apparut au bout
d’une route à une seule voie qui conduisait, de virage en virage, au sommet
d’une petite montagne se détachant à l’horizon. J’arrêtai la voiture et étudiai
la carte de Ba-Bé. D’après les marques qu’elle y avait faites, j’atteindrai
La Caune en suivant un chemin partant sur la droite, non loin de l’endroit
où je me trouvais. Je revins en marche arrière vers ce qui semblait
correspondre à ce chemin. Je me garai, mis la carte dans ma poche et
empruntai le sentier, bordé d’un côté par une vigne et de l’autre par un sol
nu et rocailleux. Bientôt, le sol se fit inégal et parsemé de trous,
disparaissant parfois pour réapparaître plus loin parmi les pierres. En
parvenant à un croisement, j’aperçus un homme sculpté dans la roche, à
l’endroit indiqué par Ba-Bé sur la carte où il me fallait tourner à gauche. Je
suivis les indications et atteignis un petit espace dégagé au pied d’une
formation rocheuse peu élevée. Se dessinant clairement dans l’herbe, un
sentier aboutissait à deux buissons, entre lesquels il passait. Près de l’un
d’eux, je découvris l’entrée de la caverne.
Retenant mon souffle, je m’approchai. Puis je demeurai immobile et pris
quelques profondes inspirations. Alors j’entrai.
Si jamais dans ma vie, j’eus la sensation d’être guidé, ce fut bien à cet
instant-là. Comment décrire semblable expérience ? Tout autour de moi
était si paisible qu’on eût pu entendre voler la proverbiale mouche. Le vent
lui-même avait cessé. Un éclat de lumière sur la droite. Puis un autre devant
moi. Pareil à une étincelle électrique sautant d’un poteau électrique à une
autre. L’Être était entré. Je demeurai un moment dans l’attente d’un
événement, puis me sentis invité à avancer.
Quoique l’histoire d’André fût fraîche dans ma mémoire, rien n’eût pu
me préparer au spectacle qui s’offrit à moi lorsque je vis la cathédrale
sacrée. Les dimensions du lieu suffisaient en elles-mêmes à couper le
souffle. En différents endroits de la paroi, des cristaux scintillaient sous la
lumière provenant d’un orifice dans le plafond, à l’autre extrémité de la
caverne. Une lumière plaisante qui éclairait quasiment tout l’espace.
Au centre de la grotte, un foyer avait été construit, entouré de quelques
étranges piliers de forme phallique qui atteignaient presque la voûte. Moitié
glissant, moitié marchant, j’avançai sur le chemin qui obliquait à angle droit
avant de pénétrer à l’intérieur de la caverne. Lentement, je fis le tour en
explorant le moindre recoin. Je finis par découvrir l’« autel » évoqué par
André, ainsi qu’une petite dépression, tout à côté, dans laquelle le vieux
berger avait trouvé la Madone noire. Sur l’autel, je vis les croix solaires,
ainsi que d’autres signes que je ne pus interpréter.
J’avais enfin atteint mon but et lentement, je glissai à genoux devant le
Saint des Saints. Une paix indescriptible baignait cet instant. Il ne restait
rien à chercher, rien à trouver. Juste cet instant. Un souffle. Un présent.
Puis l’être se mit à parler :
« Sois le bienvenu. Si tu as des questions, alors, pose-les. »
La voix était indéfinissable. Semblable à un baume. C’était – et ce n’était
pas. Mes pensées allèrent vers l’autel. J’entendis ma propre voix :
« Pourquoi ce lieu est-il si différent des autres ?
— Pour la simple raison que tu en as fait, dans ton esprit, un lieu
singulier.
— Mais n’est-il pas des lieux plus sacrés que d’autres de par le monde ?
— Non. »
L’auteur à La Caune.
L’autel de La Caune, derrière lequel ont été mis au jour une Madone noire et deux figurines datant de trois mille ans.
« Peux-tu être plus précis ?
— Les lieux ne sont pas sacrés. Ce ne sont que des fragments issus de la
grande illusion de l’espace-temps. Seul, le PRÉSENT conscient est sacré.
Seul l’être qui se libère de l’illusion que je viens d’évoquer peut créer le
présent conscient. Une création qui peut advenir à volonté en tous lieux et à
tout instant. C’est un choix.
— Mais l’histoire est pleine de saints, de gourous et d’avatars qui ont
reçu la révélation en des lieux sacrés. Des milliers d’années durant, des
pèlerins de toute obédience sont partis en quête de ces sites, où certains
d’eux ont réellement vécu des expériences extra-sensorielles. Les
apparitions de Marie, par exemple.
— Il a toujours été important pour l’esprit humain d’organiser sa dite
“spiritualité”. Depuis trop longtemps maintenant, il n’a de cesse de créer
des circonstances extraordinaires afin de croire. Ce qui n’est pas un
problème tant que l’être humain sait voir à travers la grande illusion.
Disons que c’est un instrument qui peut, dans certains cas, permettre à
l’esprit de s’ouvrir à des connaissances plus élevées.
— Certains pensent que l’énergie est plus intense en des lieux où des
croyants ont pratiqué et prié durant des siècles, et que ce peut être bénéfique
pour d’autres croyants.
— Si telle est ta pensée, alors c’est qu’il en est ainsi. Cependant, le
présent éternel offre une prise de conscience qui ne dépend ni du temps, ni
du lieu, ni de conventions particulières. »
Silence.
« N’est-ce pas du pur fatalisme que d’affirmer que tout est illusion ?
— Uniquement si l’importance accordée à la réalité matérielle est telle
qu’elle empêche l’homme d’imaginer une réalité conçue par l’ESPRIT. Ce
n’est pas la réalité matérielle qui est déformée, mais l’interprétation qu’en
donne l’être humain. C’est l’esprit de l’homme qui crée l’illusion. La
malédiction réside dans l’identification totale de l’être humain avec le
corps, son travail, son statut social et toutes choses extérieures.
— Pourquoi alors l’homme a-t-il été placé dans la réalité terrestre si
celle-ci est une illusion ?
— N’oublie pas que c’est ton interprétation à toi de la réalité terrestre
qui perpétue ton ignorance, et non la réalité terrestre en elle-même. Elle
n’est qu’une gigantesque possibilité.
— J’ai le sentiment que l’évolution de l’homme est extrêmement lente.
— Tout dépend du point de vue que tu adoptes. Tout est et a toujours été
accessible et ouvert à l’être humain. TOUT ! Mais l’homme s’est de lui-
même acculé dans un coin d’où il ne sait s’extraire qu’en considérant sa
petite personne. Tu as opté pour une interprétation très restreinte de la
réalité, raison pour laquelle tu n’y perçois que des limites. Vois-tu, il n’est
pas de langage qui puisse exprimer cela. Les mots, l’imagination, les êtres
et la vie sont chacun des symboles. Tout est le symbole de quelque chose qui
ne peut être dit autrement.
— À quoi correspond l’expérience de la réalité inversée que j’ai vécue ?
— Tu as éprouvé l’autre face de l’illusion. Il est d’autres lois qui peuvent
intervenir ici, mais il s’agit toujours de la même illusion en ceci que tu l’as
perçue comme un écart par rapport à ta réalité normale. Or, rien n’est
séparé. Tout est un. Ce n’est qu’une autre interprétation de l’éternel
présent.
— Comment sort-on de cette illusion ?
— En comprenant qu’il n’existe ni “extérieur”, ni “intérieur”. »
Silence.
Alors que je méditais sur ce que je venais d’apprendre, Mariam Magdal
surgit soudain dans ma conscience, et, une fois de plus, j’entendis ma
propre voix comme si elle venait d’au-dehors :
« Qui était Mariam Magdal ?
— Une âme ancienne. Une sœur qui s’est éveillée du rêve et libérée de
son “destin”.
— “Libérée de son destin” ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Ce que tu entends par “destin” n’est qu’une compréhension étroite de
ce qu’est simplement la vie. Mariam Magdal a entrepris son long voyage à
partir de l’interprétation erronée de toute une série de vies, laquelle s’est
poursuivie jusqu’à aujourd’hui.
— Quelles vies ? »
Silence.
« L’expliquer ne serait qu’une source supplémentaire
d’incompréhension.
— À moins que ce ne soit important pour tous ceux qui tentent de rompre
avec ces illusions ?
— Comme tu le souhaites. Sœur Mariam faisait partie des premières
âmes. L’identité fondamentale est IO de Vénus. Identité qui s’est notamment
exprimée à travers la reine Tiyi, Myriam, la reine de Saba, Mariam Magdal,
Guenièvre, Esclarmonde de Foix et Jeanne d’Arc. Cette identité a toujours
été dotée d’un fort caractère. Elle a marqué le changement de point de vue
sur ce que vous percevez comme bon ou mauvais. En tant que Jeanne d’Arc,
elle a reçu le baptême du feu. Mais ce n’est qu’en tant que Noor Inayat
Khan 22 qu’elle a achevé ce qu’on appelle le chemin du Christ. Dans le
même temps, l’idée Magdal s’est également exprimée à travers Helen
Schucman 23, laquelle a reçu et transmis le message sur le pardon et la
liberté que lui a communiqué frère Yeshoua. »
Je réfléchis à ce que je venais d’entendre.
« Je ne comprends pas. Comment une âme peut-elle s’incarner
simultanément en deux personnalités ?
— Magdal n’est pas et n’a jamais été une personnalité. C’est un état
d’esprit, à l’égal de ton idée du Christ.
— Il y a donc eu plusieurs Magdal ?
— On peut le dire ainsi. Lorsqu’il est attribué, le nom de Magdal dit
quelque chose d’essentiel sur la personne qui le porte. Magdal peut
renvoyer au terme araméen mara qui signifie “maître”, autrement dit
“celui qui est initié”. Magdal porte les deux noms. Elle est à la fois Mariam
Magdal et Mariam Mara. Celle qui est Exaltée et Celle qui est le Maître.
— Où se trouve l’identité à présent ? »
Silence.
Après un temps, l’être reprit :
« Elle est ici. Maintenant ! Mariam Magdal est Sophia, le nouvel
archétype féminin dominant qui, après mille sept cents ans passés dans les
ténèbres, a émergé des profondeurs pour retrouver sa juste place, à égalité
avec le principe du Logos et Messie/Christ. Lorsque l’Église a été instituée,
ses chefs ont opprimé cet archétype, ce qui a eu de graves et douloureuses
conséquences pour l’humanité. Néanmoins, il est temps aujourd’hui de
rétablir la vérité au sujet de cette vaste escroquerie qui doit être mise au
jour. Les anciens ecclésiastiques étaient effrayés à l’idée qu’une femme
puisse s’imposer et annoncer l’avènement de la nouvelle Église. À juste
titre. Parce que Mariam était la disciple choisie par Yeshoua et son égale
bien-aimée. Il fallait donc qu’elle fût éliminée, aussi a-t-elle été d’un seul
coup désignée comme une prostituée. Elle est cette sagesse qu’à travers sa
parole – “soyez sages comme le serpent et aussi innocents que la
colombe” – Yeshoua vous a encouragés à suivre. La colombe symbolise le
Saint-Esprit, Agapé et la Vierge, lesquelles représentent les trois chakras
supérieurs de l’homme, alors que le serpent symbolise la sagesse
(Sophia/Hochman), Éros et Madeleine, lesquels représentent les trois
chakras inférieurs. Et sans doute est-ce le plus grand crime commis par
l’Église envers l’humanité que d’avoir condamné la dimension
magdalénienne, et donc transformé en péché tout ce qui constituait le
fondement fertile de l’incarnation de l’homme. L’humanité n’a été qu’à
moitié présente. Il est temps pour vous à présent de redevenir des êtres
complets. »
J’ignore si un autre être intervint alors, mais au plus profond de moi,
j’eus le sentiment que ce fut Helen Schucman qui prit ici la parole :
« Il n’existe pas de maillon manquant. Tout est certain. Tout ce qui a été
caché se révélera au grand jour. Ce qui se produit MAINTENANT ! Par
conséquent, saisis-toi de toutes les pièces à conviction et présente-les
publiquement. Les conditions ne pourraient être plus favorables. Les
notions de “temps jadis” et de “fin du monde” ne sont que d’étroits états
d’esprit, tout comme les idées de “naissance et mort”. La réalité ne connaît
pas de telles restrictions. La mer primitive est illimitée, la mer primitive
s’identifie à la conscience éclairée. Elle n’est, toutefois, pas ininterrompue.
Il n’est pas d’autre vie que celle qui advient à l’intérieur de l’Unique. Tous,
nous appartenons à cette vie unique, et il en sera ainsi à jamais. La
conscience éclairée existe MAINTENANT pour toute l’éternité. Telle est la
vie éternelle. La vie éternelle embrasse toutes les formes d’existence, sur
tous les plans, y compris ces transitions momentanées que nous
interprétons à tort comme un temps de stagnation et de division. Ne doute
pas. Il n’est pas de place pour le doute dans la guérison. Unis-toi à la
lumière. Entres-y sans crainte. Sois la lumière, donne-la et reçois la vie
éternelle. »
Une joie sereine et une gratitude profonde emplissaient tout mon être, et
je songeai que c’était là le calme créatif que j’avais toujours recherché sans
jamais parvenir à le trouver et m’unir avec lui. En silence, j’envoyai mes
plus chaleureux remerciements à l’identité Helen Schucman.
L’atmosphère était plus que paisible. Il régnait une sensation d’ouverture
que je n’avais jamais éprouvée jusque-là. On eût dit qu’un vaste abîme se
créait autour de moi, et dans un instant de panique, je criai :
« Es-tu toujours là ? »
Silence.
Quelque part dans la grotte, une goutte d’eau heurta le sol de pierre. Une
réponse ? Le grand rien ? ʘ ?
Soudain, cependant, Celui Qui Est Sans Nom réapparut :
« Veux-tu du fond du cœur être capable de voir et d’entendre ?
— Oui, répondis-je aussitôt.
— Si tu souhaites réellement voir et si tu souhaites réellement entendre,
tu dois accepter qu’au fond de ton être, tu sois déjà l’éternelle joie
immuable que tu recherches en dehors de toi. Renonce à ta situation.
Renonce à ton statut particulier et au désir que tu en as. Renonce à tes
rêves d’être singulier, mais veille à ce que ce renoncement n’aboutisse pas
qu’à une autre envie illusoire de singularité. Si tu y parviens, alors tu
établiras une relation authentique avec ʘ qui vit dans ton cœur.
— Tu as dit la dernière fois, que nous – le peuple – nous nous cachions
de Dieu ou ʘ. Comment nous dissimulons-nous ? »
Je perçus aussitôt la laideur de la question qui faisait de moi un parfait
ignorant. Il n’y eut pourtant pas le moindre jugement dans la voix
lorsqu’elle reprit :
« Ne te blâme pas. Cette cachette peut avoir pour noms : jugements,
préjugés, projections. Si tu y renonces – sans te laisser séduire en échange
par de nouveaux préjugés et projections qui demeureront toujours ce qu’ils
sont, même “anoblis” par le fait que tu es à présent “saint” ou
“spirituel” –, alors tu seras parvenu à une compréhension essentielle.
— La dernière fois, tu as évoqué la cinquième dimension, la Grâce. Quel
en est le sens ?
— On ne peut l’expliquer que par le truchement d’une idée que la
plupart connaissent mais que quelques-uns seulement comprennent.
— Quelle idée ?
— Le pardon. »
Une fois de plus, je sentis pointer dans mon plexus une sensation
déplaisante. Mais je compris qu’il n’existait aucun chemin de traverse
menant à ce concept qui avait été flagellé à mort par les milieux spirituel,
chrétien ou bouddhiste, perdant toute signification. Il avait été réduit à un
mot, une banalité, une phrase vide et dénuée de sens.
Là encore, je fus accueilli avec empathie :
« Il n’existe qu’une seule, et je répète, qu’une seule façon de comprendre
le mot pardon. En le pratiquant. Et lorsqu’on le pratique, il importe de
veiller à ce qu’un autre jugement ne vienne se glisser dans le pardon
accordé à une personne ou une chose. Ainsi, es-tu capable de te
pardonner ? »
Je sentais que j’étais sur le fil du rasoir, pris entre la peur et un abandon
total. L’abîme qui m’entourait ouvrait sur l’éternité.
« N’aie pas peur. Il n’y a rien à craindre. Mais sois conscient que chaque
pensée, chaque mot, chaque action a un impact sur le cosmos. Souviens-toi
qu’une fausse parole prononcée d’un côté du globe suffit à provoquer un
raz-de-marée de l’autre. Sors de la peur.
— Aide-moi à comprendre comment. Montre-moi le chemin. »
Je me sentais déstabilisé.
« Es-tu sûr d’être maintenant prêt ?
— Oui ! »
Un long silence, semblable à une année-lumière, une chute libre dans un
espace sans fin qui me donna le vertige. J’avais la sensation de m’agripper
du bout des doigts au plus extrême bord de l’univers et de la réalité. Alors
l’être eut pitié de moi :
« Vous êtes vous-mêmes le gouffre qui s’ouvre au-dessous de vous, aussi
bien que le pont que vous devez franchir. Tu es le chemin que tu dois suivre.
Tu es la montagne que tu dois escalader. Tu es la grotte que tu dois trouver
et dans laquelle tu dois entrer. Et lorsque tu y seras, tu comprendras que tu
es le nuage au-dessus de toi dans le ciel, le chant céleste, la pluie qui tombe
et s’évapore, la goutte d’eau qui s’unit à la mer. Plus jamais tu n’auras
besoin de connaître quoi que ce soit, parce qu’alors tu seras la
connaissance du ciel et de la mer, des étoiles et de l’univers. Plus jamais tu
ne seras séparé d’ʘ. »
Silence.
« En temps voulu, tu deviendras un chemin que d’autres pourront suivre,
une porte par laquelle passer, une montagne à escalader et une grotte où
chacun pourra entrer.
— Est-ce le Graal ?
— En un sens. Ce que tu appelles Graal est un état d’esprit lié à
l’ouverture du troisième œil, le saphir dans la tiare sur le front, le bijou
dans la fleur de lotus. Cet état est en lien direct avec le voyage dans le
chariot de feu. La portée du chariot de feu et du pouvoir de la pensée est
proportionnelle à la force de l’implantation de la fleur du centre du front
dans la terre du centre du cœur. De même que les racines de la plante
doivent s’ancrer dans le centre sacré. C’est le mariage du masculin, la
pensée, et du féminin, la sensation. Note bien cela : la pensée est le
vaisseau, la sensation est le combustible. La pensée n’a en elle-même
qu’une portée limitée. Elle calcule, établit des possibilités, pose des
conditions avant d’agir, alors que le cœur sait immédiatement et
intuitivement ce qui doit être accompli ou pas dans chaque situation, et il
intervient en conséquence. Le cœur n’a besoin d’aucune garantie ou
confirmation une fois l’acte réalisé. Le cœur ne cherche pas l’approbation.
Il ne vise qu’un seul but : accumuler l’amour inconditionnel. »
C’était tout à la fois très simple et très émouvant. Et à cet instant, je
compris que cette certitude était la Grâce que Celui Qui Est Sans Nom avait
évoquée. Ce qui me permit d’accepter plus facilement que l’enseignement
touchait désormais à sa fin pour moi. Un soupir me parcourut et traversa la
grotte.
« Sois le bienvenu. Appelle-nous quand tu le souhaites. Nous sommes
toujours PROCHES. »
Je vis devant moi un petit morceau de cristal d’un blanc laiteux. Un
signe ? Un talisman ?
Je remerciai silencieusement l’être, me levai et entrepris l’ascension vers
le monde extérieur.
Le soleil brillait à travers la bruine. Je suivis le chemin qui menait à la
voiture. Lorsque je me retournai pour contempler les falaises qui abritaient
la caverne, un arc-en-ciel dessinait autour du lieu une porte géante.
Je garai la voiture aux abords de Périllos, avant de déambuler dans les
ruelles étroites, entre des maisons vides et délabrées. Seule une petite
chapelle était parfaitement intacte. Je remarquai alors les salamandres de
différentes couleurs, gravées un peu partout dans le village.
Un rire doré résonna à travers les rues. C’était Sylvia :
« N’oubliez pas, la porte est à l’intérieur. N’oubliez pas, la clé est à
l’intérieur. À ce jour, il n’existe pas d’étape intermédiaire entre l’homme et
Dieu. »
Je me rendis dans le désert sous la pluie. L’eau alourdissait les branches
des buissons ras, et ici ou là, de petites mares apparurent dans les
dépressions du sol caillouteux. Je portais en moi une image. L’image d’un
monde où l’homme naît, vit et meurt dans les larmes et le rire, dans la
pauvreté et la richesse, dans la colère et le pardon.
Telle fut l’image que je tendis vers le ciel, parfaitement assuré qu’elle
serait reçue.
« Si tu veux venir à notre rencontre, nous nous inclinerons et
t’élèverons. »
Une lumière palpita autour de moi dans le vent :
« Le Ciel et la Terre sont mes parents. La conscience est mon foyer.
L’absence d’égoïsme est mon travail. La simplicité est ma voie. L’humour
mon unique arme. L’attention et l’honnêteté sont mes emblèmes. Le pardon,
la foi, la patience et la croyance, mes véritables forces. »
Que l’œil ne se pose que sur ce qui est neuf.
Que la main cesse de prendre pour donner.
Qu’à l’avenir, la pensée soit libre d’être au service de l’Exaltée.
Le cœur est le miroir de l’univers.
Il est le véritable Graal.
Semblable à une lame, le train taillait son chemin dans les ténèbres
européennes. La pluie fouettait les vitres du compartiment.
« Dieu fait pipi », déclara le petit garçon assis à côté de sa sœur, sur le
siège opposé au mien.
« Carl ! »
Leur mère me lança un regard d’excuse, tout en se penchant sur son fils
pour lui essuyer la bouche avec une serviette en papier.
« Dieu ne fait pas pipi, répliqua sa sœur. Il pleure. »
Ce n’était pas là une affirmation claironnante, juste le constat paisible
d’un fait, ponctué d’un léger point d’exclamation. Semblable à une
respiration réprimée, immédiatement suivie d’un effet contraire.
« Il doit être vraiment triste alors », soupira la mère avec résignation en
contemplant d’un air vide la vitre embuée, avant de disparaître à nouveau
derrière un magazine féminin.
Patiente, la petite fille posa la tête sur l’épaule de son frère. Ainsi assis,
ils incarnaient la silencieuse protestation de toute une génération à l’égard
du rejet inconsidéré de ce Saint des Saints : l’aptitude divine et fragile de
l’humanité à être présente.
Je leur souris avec sympathie et m’enfonçai dans mon siège dans l’espoir
de dormir un peu. Le vieux manuscrit espagnol San Graal brûlait dans mon
cœur.
AUM
OM
O
TABLE
Prologue
PARTIE I - SYLVIA
PARTIE II - SHEKHINAH
PARTIE III - SALAMANDALA
Flammarion
Notes
1. Les Pléiades.
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2. L’anecdote est en réalité rapportée par un berger en 1929 (voir le premier
tome) et se trouve in Otto Rahn, La Croisade contre le Graal, Stock, Paris,
1934) [NdT].
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3. La traduction/version française de Graeme Allwright ne suit pas
exactement le texte de Leonard Cohen [NdT].
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4. Genre anglais propre au XIIIe siècle [NdT].
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5. Chemins de fer danois [NdÉ].
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6. La Méditerranée.
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7. Malte.
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8. Marseille.
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9. Gaule narbonnaise, province romaine de l’époque.
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10. La Valette [NdT].
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11. Actuelle ville de Narbonne.
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12. Essai de Henry Lincoln, Michael Baigent et Richard Leigh paru en 1982
et réédité par J’ai lu en 2005 [NdT].
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13. Actuel village d’Opoul.
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14. Les anciennes légendes situent dans les Pyrénées le château du Graal,
Montsalvaesche, la montagne ointe, bénie ou déifiée.
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15. Quatrain 6.66 [NdT].
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16. Une croix solaire est une croix équilatérale à l’intérieur d’un cercle
[NdT].
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17. Les sept anges.
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18. Cosmos.
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19. Prononcé « æ ».
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20. Je suis l’alpha et l’oméga [NdT].
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21. Merkabah : char ou véhicule. Le terme apparaît dans la plus ancienne
tradition d’Hénoch, ainsi que dans la Kabbale juive. Voir Ezéchiel 1, 1-26 et
Isaïe 6, 1-8.
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22. Noor Inayat Khan (1914-1944) est déportée et fusillée à Dachau après
avoir été torturée par la Gestapo.
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23. Helen Schucman (1909-1981) est morte une dizaine d’années après
avoir écrit Un cours en miracles, qui relate une série de communications
spirituelles avec Yeshoua.
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