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purger l'âme de ses miasmes catharsis toujours à réopérer comme s'il y avait une
pente naturelle de l'esprit à accorder créance à ce qui s'offre à lui. On commence-
rait par s'en laisser conter, par se laisser séduire par ce qui a d'autant plus l'air vrai
qu'il paraît incroyable. En psychanalyse, ni plus ni moins qu'ailleurs. Comme elle
fut séduisante hier, la théorie de la séduction! Comme elle est puissante aujourd'hui,
celle de la mère omnipotente! Un père séduit sa fille, une mère veut tuer son enfant.
Impossible d'y croire, donc vrai.
Il n'est cependant pas sûr, comme l'enseigne la philosophie, qu'on croie d'abord,
spontanément, dans une adhésion immédiate à ce qui se perçoit, à ce qui se dit, et
que ce ne soit que dans une succession de temps ultérieurs temps de l'étonne-
ment, de la réflexion, de la mise à l'épreuve, critique du témoignage des sens « abu-
sés », de l'imagination « trompeuse », de l'argument « fallacieux » que s'installent
le doute et sa pratique raisonnée. Une ontogénèse de la croyance montrerait bien
plutôt la précédence de l'incertitude anxieuse un « à quoi, à qui se fier? » qui fait
tout le prix de l'appropriation progressive de l'objet « fiable » et le perçu, alors,
bien loin de susciter le doute, sera ce qui le lève, définitivement « Je ne le croirai
que quand je l'aurai vu. » J'ai vu, cela suffit. Dieu existe, je l'ai rencontré. Ce
« vu », qui acquiert alors portée de révélation, triomphe d'autant mieux de l'incer-
titude qu'il prend à sa charge l'incroyable'. La valeur apologétique de l'expérience
du converti fait prime, dans tous les domaines, bien au-delà du religieux. Freud ne
dit rien d'autre aux philosophes qui, devant l'hypothèse d'une pensée inconsciente,
multiplient objections et réserves venez y voir, vous serez convaincu. Et, bien
plus c'est seulement en venant voir que vous le serez. Ne perdons pas notre temps
à discuter. D'abord, savoir de quoi on parle. Et, pour savoir, avoir rencontré la
chose. C'est là le cercle de la croyance et du savoir. On n'y échappe pas. Mieux vaut
y entrer, et se débattre avec, que de s'en tenir à l'écart. Car, alors, c'est face à la
Science et à toute science que nous nous placerions en position définitive de croyant.
Au nom de la science, les scientifiques peuvent en effet faire gober n'importe quoi aux
non-scientifiques. Quant à la « scientificité » exhibée, elle vise à imposer silence.
Des séquestrés de la croyance, dont parle ici Claude Roy, la clinique politique
contemporaine nous a fourni de redoutables échantillons. La clinique analytique
nous confronte plus volontiers aux troubles de la croyance dont souffrent les séques-
trés de l'incroyance 2. C'est, par exemple, le doute insistant de l'obsessionnel qui,
ne découvrant en lui que des vœux contraires, s'installe dans le suspens indéfini du
jugement et de l'action versant sombre du doute sceptique, d'où il n'y a aucune
raison de sortir, jouissance amère de l'indécidable. C'est encore la méfiance systé-
matique du paranoïaque en qui s'incarne l'hypothèse cartésienne du malin génie,
fourbe et trompeur, Scapin devenu Dieu, et trouvant sa raison d'être et un plaisir
pervers à m'abuser. C'est aussi l'hystérique qui peut dire d'elle-même, comme un
spectateur au théâtre « C'était bien joué, mais on n'y croyait pas une seconde. »
Ou le borderline qui, placé sur sa frontière, ne peut se fier ni aux messages qu'il
reçoit du dedans ni à ceux qui lui viennent du dehors.
Le déprimé, lui, nous fait franchir un pas supplémentaire (quelle serait la figure
philosophique de la dépression? Sûrement pas le nihilisme, où il entre de l'arrogance
et du défi). Avouons-le dans l'actualité du face à face avec le déprimé, devant sa
plainte souvent aussi effacée que son existence, nous nous défendons mal contre le
sentiment pour ne pas dire la certitude que, dans son effondrement, il est aussi
dans le vrai. Il ne dit pas le vrai mais il est dans le vrai. Apparemment, avec l'état
ou le moment dépressif, la question de la vérité est en effet posée sans écran, dans un
face à face insupportable, une lucidité nue de l'horrible comme la connaît aussi
l'insomniaque. Si l'on fuit le déprimé, ce n'est pas parce que, comme le schizo-
phrène, il serait à mille lieues de nous, dans un autre monde, mais parce qu'il serait
trop proche de la vérité du nôtre. Dans le cours d'une analyse, la rencontre avec la
dépression est toujours un temps fort, sans doute nécessaire. Et, d'un nombre crois-
sant d'organisations névrotiques, nous disons qu'elles sont défenses contre la dépres-
sion autant de solutions ingénieuses pour « faire semblant ». Le déprimé ne sait
plus faire semblant, c'est là du moins ce qu'il nous fait. croire.
Et il nous le fait croire en faisant appel en nous à la confusion du réel et du
vrai. Son abattement témoigne d'un rabattement du vrai sur le réel. Ce qu'affirme
l'être du déprimé son être, plus que son dire c'est l'effet que produisent sur
Hegel les montagnes! C'est ainsi. Vus de son abîme, les gestes du quotidien lui sont
comme des montagnes parce qu'ils « sont ainsi ». Sa plainte, dit-on, est monotone,
pauvre, répétitive et elle ne peut que l'être. C'est ainsi, il n'y a rien à en dire, rien à
en faire. Puisque je dois mourir réalité objectivement inéluctable je dois mou-
rir = il me faut mourir. La réalité fait la loi.
Cette équivalence absolue du réel et du vrai, nous avons dû la vivre, effective-
ment, à un moment ou à un autre, dans l'insoutenable d'une perte réelle ou imagi-
naire. Si le sol maternel se dérobe sous nos pas, c'est la chute, l'effondrement. La
dépression est refus du deuil, volonté muette d'assimiler l'absence à la perte, affir-
mation que la jouissance exclusive de l'objet total, pour être toujours refusée,
demeure seule légitime. Si je ne vois plus ce visage, ce sourire, ces bras qui m'ont
porté que reste-t-il? « Ma mère est morte, s'écria un jour quelqu'un qui était phi-
losophe. Je ne la verrai plus. »
LA CROYANCE
qu'il existe un garant de l'ordre du monde. La seule certitude requise est qu'il n'y
ait pas entre le sujet et l'objet clivage irréductible ou fusion illimitée, mais intervalle
et enveloppement réciproque. Non seulement il faut reconnaître, comme l'indique
plus loin André Green, un « sujet de la croyance » mais c'est le croire qui fait le
sujet. Le « je crois » ne se dit pas 1. Il est anté-prédicatif. En énonçant « ce que je
crois », j'instaure déjà le doute ou bien je m'installe dans l'imposture.
On a tort, à mon sens, de poser que l'acte de croire a, en son origine, affaire
avec le désir de vérité. Sa fonction première est de métaphoriser le réel, afin qu'il ne
soit pas le vrai. Ce qu'on peut « reprocher » à celui qui ne croit en rien, ce n'est pas
de manquer d'enthousiasme, de révolte ou de foi, c'est d'identifier le réel à la mort,
de le mortifier, forme ultime de l'identification à l'agresseur. Qu'on se souvienne des
« musulmans » décrits par Bruno Bettelheim en camp de concentration.
Quand cette confiance-là achoppe, quand l'appareil psychique, d'un individu
ou d'un groupe, renonce, débordé, à accomplir sa tâche de représentation et de
pensée, il risque de virer en appareil de croyance, système qui vient obturer,
presque n'importe comment, la défaillance, où que celle-ci se situe dans l'élabo-
ration du conflit, le fonctionnement mental, ou du côté de l'idéal. Le guérisseur est
bien la figure la plus commune de celui qui s'offre à être cru. Le prophète, le
conducteur de peuple, comme jadis le roi, doit être thaumaturge. Tout appareil de
croyance est promesse de salut.
1. Cf. sur ce point les réflexions de François Gantheret et aussi de Jean Pouillon.
LA CROYANCE
même définitivement hors de ses frontières. Le savoir se plaît à admettre des zones
d'ignorance (nous ne savons pas encore) la terra incognita stimule ses conquêtes.
Mais il se refuse à transformer, par coup de force, l'inconnu en connu, le probable
en certain, le souhaité en obtenu. Il peut même décider d'inclure l'arbitraire dans
sa démarche l'axiome renforce la rigueur de la démonstration; il ne la rend pas
plus docile.
Toute notre tradition philosophique inaugurée par Platons'appuie sur la
dichotomie du savoir et de la croyance. Là où s'affirme l'un, l'autre doit abdiquer.
Toute la sagesse d'Alain pris ici comme aboutissement exemplaire d'une telle
tradition tient dans l'affirmation vigilante, insistante, de ce partage « La vrai est
ce qu'il ne faut jamais croire, et qu'il faut examiner toujours. L'incrédulité n'a pas
encore donné sa mesure. » Et ceci « Il est agréable de croire à quelqu'un; et cet
homme, à qui on croit, est heureux aussi d'être cru, et de croire à ceux qui le croient
et de se croire lui-même. » Ou encore « Je ne vois guère que des croyants. Ils ont
bien ce scrupule, de ne croire que ce qui est vrai; mais ce que l'on croit n'est jamais
vrai 2. » Il faut admirer cet entêtement et reconnaître que ce qui se disserte aujour-
d'hui sur les appareils de pouvoir et de croyance descend en ligne directe d'Alain.
Mais quelle défaite avouée dans ce « je ne vois partout que des croyants? » Il est donc
bien seul, à moins qu'il ne s'inclue dans ce tout. L'orgueil lucide de la pensée droite
laisse en effet le plus souvent intacte la croyance aveugle. Le nazisme, le stalinisme,
sont contemporains d'Alain.
1. Soit ce passage-clé du Gorgias (454 c.d.) Socrate Existe-t-il quelque chose que tu appelles
« savoir »? Gorgias Oui. Socrate Et quelque chose que tu appelles « croire »? Gorgias
Oui, certes. Socrate Savoir et croire, est-ce la même chose à ton avis, ou la science (mathésis)
et la croyance (pistis) sont-elles distinctes? Gorgias Je me les représente, Socrate, comme dis-
tinctes. Socrate Tu as raison, et en voici la preuve. Si l'on te demandait « Y a-t-il une croyance
fausse ou vraie? » tu répondrais, je pense, affirmativement. Gorgias Oui. Socrate Mais y
a-t-il aussi une science (Épistémè) fausse et une vraie? Gorgias En aucune façon. Socrate
Science et croyance ne sont donc pas la même chose. Gorgias C'est juste. Socrate Cepen-
dant la persuasion est égale chez ceux qui savent et chez ceux qui croient. Gorgias Très vrai.
Socrate Je te propose donc de distinguer deux sortes de persuasions (peithous), l'une qui crée
la croyance sans la science, l'autre qui donne la science. (Trad. Alfred Croiset, éd. « Les Belles
Lettres ». )
On notera que la distinction entre science et croyance n'est maintenue dans sa rigueur que
pendant le temps qui instaure la bipartition. Aussitôt l'une et l'autre sont subsumées sous la caté-
gorie de la persuasion qui doit être différenciée à son tour, et le problème précédent rebondit. Le
discours de Calliclès qui ne reconnaît d'autre loi que la force n'est donc nullement un intermède
mais l'axe du dialogue. La question du Gorgias est bien Comment faire entendre raison? Ce qui
suppose qu'on ait de son côté la force de la raison. A ce jeu de maîtrise, Socrate, qui ne rompt en
cela nullement avec les Sophistes, est. très fort. Socrate n'est plus un maître de vérité (alétheia),
il est un maître du discours. Maïeutique au forceps.
2. Alain, Minerve ou De la sagesse, passim.
SE FIER À. SANS CROIRE EN.
Nous ne sommes plus si assurés que la ligne de partage entre savoir et croyance,
soit, au-delà de définitions tenues pour idéales, si facile à tracer. Voyez l'histoire des
sciences ce n'est pas assez dire qu'elle montre une succession d'erreurs rectifiées,
établit un catalogue des illusions perdues. La science se nourrit de l'erreur. Bien
plus, elle est portée, tout au long, par les catégories mentales qui président à la
structuration de l'expérience. Catégories que nous désignerons seulement quand
et si nous en utilisons d'autres comme relevant de la croyance. Une thèse récente
et novatrice a montré, par exemple, comment Kepler peut, sans contradiction, fonder
l'astronomie moderne et continuer à penser selon les modèles ésotériques « il esti-
mait avoir établi l'existence d'une âme de la Terre et la vraisemblance d'une âme
du Monde », voyait dans la sphère le symbole de la Trinité divine etc. Ici on ne
saurait parler d'une simple coexistence de croyances et de pensée scientifique. De
Kepler à nous, et déjà à Descartes, et tout bonnement de vous à moi, la conception
du plausible change 1.
De son côté, toute machine à croire ne saurait se passer des armes de la ratio-
nalité elle « en remettrait » plutôt. Même une religion révélée ne se contente pas
de reproduire la révélation elle a ses docteurs. Pas une secte qui n'exige référence à
son grand ou petit livre. Pas un parti qui ne cautionne ses mots d'ordre par une
« science », politique, sociale, historique. On aime à croire sur parole, quand on a
perdu la sienne, mais sous réserve que cette parole se profère au nom de la vérité.
Alors même qu'une dualité radicale entre savoir et croyance est sans cesse
infirmée et que nous cherchons en vain la réponse qui trancherait le marxisme,
science ou croyance? nous faisons appel à cette dualité « Tu sais ou tu crois? »,
avec ses retombées successives « Tu sais ou tu crois savoir? Tu crois ou tu veux
croire? »
Le savoir s'est toujours assigné des limites. Il y avait chez les Grecs, à côté de
l'épistémé, place pour la doxa (qui est une acception de notre mot croyance) à
laquelle peut même s'accoler le mot vrai (opinion vraie); autrement, pas de vie
politique. Il y avait nécessité de pistis (autre acception de croyance faire confiance et
crédit) sans quoi aucune vie sociale, aucune transaction n'eussent été simplement
possibles. Il y avait aussi admiration, plus cachée, pour la métis polymorphe 2.
Admettre qu'il existe un champ immense du « pas sûr » et du « bien joué », n'altère
en rien la confiance du savoir en lui-même; et, pas davantage, reconnaître la puis-
sance des illusions, qu'elles aient ou non un avenir. L'illusion en effet, tant du
moins qu'elle demeure définie comme faux semblant, comme lieu d'accueil de l'ima-
ginaire, ne menace pas le savoir dans sa constitution même.
Mais la situation paraît changer radicalement et ouvrir plus qu'une crise
opérer un renversement quand « savoir » et « croyance » cessent d'être placés en
relation d'exclusion l'une de l'autre; quand, par exemple, les disciplines scientifiques,
non scientifiques ou à prétention scientifique peuvent être également désignées
comme des « discours », obéissant aux mêmes « règles de formation des énoncés »,
et sont insérées dans des « pratiques discursives » anonymes, tentaculaires, généra-
trices d'« effets de pouvoir ». Il arrive que l'entreprise de Michel Foucault soit uti-
lisée de façon totalement abusive, selon moi pour discréditer la science et
récuser toute forme de savoir, qui serait le mal à extirper dans ses racines. Le fait
est qu'il ne fait pas bon aujourd'hui (non, c'est déjà hier) se présenter comme
« sachant ». Cela dit, on peut voir dans toute archéologie du savoir qui déborde
largement l'épistémologie au sens strict un hommage indirect à l'emprise de la
croyance, aux ruses de la stratégie (du faire croire), à l'efficacité de la rhétorique
persuasive (comme si la logique elle-même était une manière de propagande).
Un mot encore sur Foucault. Quand je le vois écrire ceci « Il ne s'agit pas
d'affranchir la vérité de tout système de pouvoir ce qui serait une chimère,
puisque la vérité est elle-même pouvoir mais de détacher le pouvoir de la vérité
des formes d'hégémonie (sociales, économiques, culturelles) à l'intérieur desquelles
pour l'instant elle fonctionne1 », je me dis qu'il attend et exige « plus de vérité »,
que cette exigence et la confiance qu'elle suppose sont bien d'un philosophe et
peut-être même qu'il garde par-devers lui quelque idée du pouvoir. du sujet.
1. Rien d'étonnant alors à ce que, déçu dans ses attentes, on se tourne de plus en plus, comme
c'est le cas aux États-Unis, vers d'autres croyances qui sont, elles, au moins porteuses d'un idéal et
promesses d'une jouissance (Zen, Yoga, etc.).
2. Bien sûr, la plupart des analystes récusent cet objectif d'une maîtrise possible de l'in-
conscient. Ils se plaisent même à livrer au public des échantillons, soigneusement distillés, de la
persistance en eux de ses effets. Mais quel psychanalyste n'est pas persuadé qu'il « connaît » mieux
son inconscient que le commun des mortels, qu'il est plus « au clair » avec lui, plus apte à en déceler
les détours et retours? L'infatuation de l'analyste trouve là son motif.
3. Cf. infra ce qu'écrit P. F. de Queiroz Siqueira sur l'objet de croyance.
LA CROYANCE
mode de fonctionnement. Ainsi démis, il n'a comme reste que de s'en remettre à
l'Autre qui déterminera, à sa place, dont il est dépossédé, ce qui est objectif.
Psychanalystes et psychanalysants, ne croyez pas en la psychanalyse!
J.-B. PONTALIS
Guy Rosolato
quant à la raison, dans une déclaration notoire et une appartenance sociale qui se
vérifie par l'acceptation des rituels publics qui en découlent, une libération pulsion-
nelle devient possible, tantôt secrète, sinon hypocritement poursuivie, tantôt absoute
par les autorités, parce qu'elle entre dans un projet d'action en faveur de la cause
commune.
1. L'avenir d'une illusion, P.U.F., pp. 33 et 43. Malaise dans la civilisation, P.U.F., pp. 15-16.
LA CROYANCE
savoir. Et, si la parole du maître est l'origine où prennent leur source savoir et
vérité, il incombe au disciple d'avoir à se dépêtrer de la double entrave ou bien de
considérer le maître comme supposé savoir, mais alors dans une optique transfé-
rentielle irréductible liée à une problématique personnelle, ou bien de tenir compte
implicitement de l'exception que représente une infaillibilité effective et sans mesure.
On observera qu'une telle attitude renforce parfaitement dans la psychanalyse les
plus grandes résistances en invalidant toute élucidation, en annulant toute inter-
prétation taxée de suggestion, bref en ne permettant pas la levée du refoule-
ment.
aux yeux dessillés, mais leur inanité surgit, pour quelques individus d'abord, et
bientôt pour la masse. L'abjection des entreprises, naguère parfaitement mécon-
nue, vient au grand jour et l'incroyable de la servitude, jusque-là couvert, prend
toute sa réalité de scandale, mais cette fois-ci pour n'être plus acceptable il n'y a
plus qu'étonnement d'avoir pu, parfois longtemps, s'être à ce point abusé.
Une telle prise de conscience, avec la révision qu'elle comporte, est un passage
difficile mais libérateur de l'existence. Certains ont besoin de réitérer cette expé-
rience pour apprendre leurs limites, pour faire la part de leur propre duplicité dans
ces recommencements et connaître leur besoin et leur marge de soumission aux
injonctions collectives, ou leur capacité à tirer les conséquences d'un jugement
critique. D'autres ne peuvent la faire qu'une seule fois, repris qu'ils sont par une
indéfectible dépendance, ou dans le souci de vaincre toute versatilité ou quelque
propension à trahir, ou plus profondément parce qu'un tournant est en lui-même
une épreuve exemplaire et suffisante du détachement comme écart, ouverture sym-
bolique.
En cernant ce « complexe de croyance », on est à même de suivre les avatars de
l'incroyable non seulement à travers ce que Freud appelait l'illusion des religions
établies mais d'une manière tout aussi religieuse dans bien des relations collectives.
L'illusion est donc l'exploitation de l'incroyable scandaleux pour trouver une
solution aux désirs anciens et pour surmonter l'angoisse que suscitent la souffrance
et la mort.
Freud soutient dans L'avenir d'une illusion que l'erreur et l'idée délirante sont
très proches de l'illusion'; toutefois il indique les éléments essentiels permettant
de les distinguer, tels que la réalité, l'acquis de la science, les réalisations possibles.
Une opinion courante est qu'une théorie qui trouve à s'accréditer auprès des
autres, dans un certain cercle de compétence ou dans une majorité d'approbation
se libère de la suspicion d'être délirante. C'est là réduire les difficultés il existe des
délires collectifs; une théorie isolée, insolite et refusée, peut être vraie. Les critères
succinctement réunis par Freud ne sont pas faux pour autant dans leur simplicité.
Mais la tendance qui, sous prétexte de neutralité, n'aborde pas tout autant
l'analyse de ces conceptions, qu'elles soient religieuses ou plus souvent aujourd'hui
politiques, systématiquement et sans faire une évaluation des impossibilités dues à
la fragilité des structures et à l'importance des défenses qui en découlent, laisse en
friche de vastes secteurs où s'investissent les désirs.
La troisième voie de la psychanalyse est de mettre à l'épreuve les idéaux, de
déceler le travail de l'incroyable sous couvert de vérité, et de libérer ainsi une
relation d'inconnu obturée par la fantasmatique et les illusions. Ainsi l'exercice
même de la psychanalyse doit-il avoir pour préalable une perlaboration quant à
une croyance originelle parfois dans une véritable expérience de mutation.
Mais en ce point une autre trajectoire de l'incroyable se dessine.
La rigueur rationnelle et scientifique qui refuse tout asservissement à un
incroyable scandaleux, qui rejette les simplifications et les apaisements de l'illusion,
s'appuie, à l'exemple de Freud, sur une réalité vérifiable et qui n'est pas récusable
dans un cadre et des protocoles donnés. Et si les repères scientifiques sont mis en
doute, pour Freud lui-même lorsqu'il se trouve sur l'Acropole et qu'il semble y
découvrir la preuve visible, comme si elle lui était nécessaire, de la réalité de ce qui
lui a été enseigné dans son enfance, il faut bien se demander alors quels sont les
désirs qui créent cette perplexité et s'aviser, comme il le fait, de leur portée précise,
par rapport à sa mère, à sa religion, à la culture grecque'. De même, dans le champ
de la prospection, Freud, au sujet de la télépathie, seul et unique secteur de l'oc-
cultisme qu'il ne rejette pas 2, retient la possibilité d'une perception extrasenso-
rielle d'origine archaïque, plutôt que d'envisager l'induction des signifiants aboutis-
sant, pour ceux qui les font circuler, à des carrefours de sens, orientée par des
perceptions préconscientes. Mais sans doute cette réalité sans problèmes et acceptée
par tous n'est telle que lorsqu'elle ne met pas en jeu la puissance même des désirs
en l'occurrence, pour Freud s'agissait-il de ce don de divination qui l'aurait fait
au moins l'égal d'Œdipe pour résoudre les énigmes.
Mais, pour le rationaliste qui a fermement écarté l'illusion, une nouvelle tenta-
tion, un autre renversement se profile. Ne croire en rien, ou ne pas croire (selon la
formule consacrée), conduire sa vie selon le calcul des évidences, aboutit à une
méfiance à l'égard de l'incroyable qui, de scandaleux, se mue en donnée aléatoire,
objet des supputations du possible et de l'impossible, et du risque où par un
affinement des prévisions le jugement se confine dans l'infime. La duplicité s'installe
à nouveau dans un dilemme ou bien, avec l'envahissement obsessionnel par
l'incroyable de chaque projet et de tous les actes qui ne répondent jamais tout à fait
aux critères d'une assurance absolue, ou, au contraire, dans la dénégation de tout
1. Cf. mon texte « Que contemplait Freud sur l'Acropole? » dans La relation d'inconnu, Gal-
limard, 1978.
2. Cf. C. Moreau, Freud et l'occultisme, Privat, 1976.
LA CROYANCE
imprévisible quel qu'il soit, allégation qui par elle-même est incroyable. En outre les
idéaux, comme nous l'avons vu, impliquent l'incroyable dans leur perfection et leur
visée d'un objet hors d'atteinte. La pensée réaliste qui est convaincue de ne pas
avoir d'idéaux, de désirs ou de morale (ce que l'on entend parfois dire sur le divan)
s'avère être bien souvent attachée à des principes, à une éthique, à des désirs que
cette dénégation tente de camoufler.
La réduction des choix de l'existence à des données quantifiables ou logiques
sans aléas obéit à l'incroyable idéal de ne pas en avoir. Et les décisions qui dépendent
d'un protagoniste, donc dans l'interdépendance et la réciprocité, même et surtout si
elles sont précisément déterminables sur des matrices qui évaluent les possibilités
de choix et leurs résultats, sont soumises immanquablement aux facteurs impré-
visibles de la confiance et de la solidarité. Les exemples recueillis par Watzlawick à
ce sujetmontrent par leur pittoresque, s'il en était besoin, l'importance de cet
impondérable qui défie le calcul.
Toutefois une position rationnelle qui ne retient pas l'incroyable scandaleux,
ne se replie pas ipso facto sur une manipulation obsessionnelle ou phobique de la
relation d'inconnu, paralysant toute progression ou toute action. Elle peut tenir
compte de l'indécidable, de l'aléatoire d'une démarche prospective en tant que rela-
tion d'inconnu, mais aussi, en s'appuyant sur cette dernière, elle ne se prive pas de
miser sur les idéaux que sont la confiance, la solidarité, l'amour ou l'amitié. Il va
sans dire que là encore l'incroyable que comportent ces relations, dans leur domi-
nance en regard du travail que poursuivent les pulsions de mort, peut être apprécié
différemment.
Même un « programme minimum » de croyance en un idéal épuré de tout
dogme fantastique n'entraîne pas nécessairement l'assentiment universel. Ainsi
celui que Spinoza exposait dans son Tractatus theologico-politicus (au cha-
pitre XIV) visant à séparer la philosophie de la foi, en leur reconnaissant un par-
cours indépendant et libre, proposait que celle-ci puisse se résumer en une simple
soumission à Dieu n'exigeant de ce fait que l'exercice de la justice et de la charité,
mais à ne juger que sur les œuvres, en dehors de toute science ou dogme théologiques
tenus pour secondaires, variables selon les peuples et insuffisants en eux-mêmes.
Or un tel programme se heurte à l'objection que Freud a reprise dans Malaise
dans la civilisation l'amour inconditionnel du prochain et de l'ennemi serait une
injustice à l'égard de ceux qui le méritent effectivement. Mais, à moins de considérer
« l'étranger » systématiquement comme un adversaire, à partir de quoi peut-on
décréter que quiconque est justiciable d'amour? L'absence d'actes répréhensibles ou
agressifs peut-elle suffire? (La formule « Que messieurs les assassins commencent »
n'exclut pas la projection paranoïaque).
1. Cf. Le « dilemme des prisonniers » dans son livre La réalité de la réalité (1976), Seuil, 1978.
LA SCISSION QUE PORTE L'INCROYABLE
1. Étudiés par George H. Pollock, « Process and affect mourning and grief », Int. y. Psycho-
Analysis, 1978, 2-3, pp. 255-276.
LA CROYANCE
GUY ROSOLATO
VOUS CROYEZ?
1. Mannoni, O., « Je sais bien mais quand même », Les Temps Modernes, janvier 1964, n° 212.
Repris dans Clef pour l'Imaginaire ou l'Autre Scène, Seuil, 1969.
LA CROYANCE
fonde sur un argument d'autorité, sur la confiance accordée à une « personne auto-
risée » et qu'il ne soit en fait que l'ombre portée d'une croyance. Ce qui n'empêche
d'ailleurs pas la vérité éventuelle de l'énoncé l'ignorant croit ce qu'il est incapable
de prouver mais que d'autres ont démontré. La « culture » est peut-être l'apanage
de ceux qui ne connaissent rien mais qu'est-ce qu'ils en « savent », des choses!
On pouvait lire récemment dans Le Monde que des chercheurs avaient réussi
à faire fabriquer par la bactérie commune de l'intestin « une protéine de grande
taille qui n'est normalement synthétisée que par des organismes supérieurs ». Pour
y parvenir, ils ont fourni au colibacille « une copie du gène, contenant les instruc-
tions nécessaires à la synthèse », et celui-ci, ainsi « trompé », « se mit alors à syn-
thétiser une protéine pratiquement semblable à l'ovalbumine, en croyant synthé-
tiser une de ses propres protéines ». Pauvre colibacille, ironisera-t-on peut-être. Mais
de même, pauvres hommes, ils ont aussi leur protéine de grande taille' ne font-
ils pas l'histoire, comme disait Marx, sans savoir l'histoire qu'ils font? Croire, c'est
se tromper.
Les Dangaleat (population tchadienne) croient que les événements sont surdé-
terminés et qu'il n'y a pas véritablement de hasard. Kant croit que l'espace et le
temps sont des formes a priori de la sensibilité. Voici ce que, pour ma part, je crois
« ». Croire, c'est penser, mais en suspendant tout jugement de vérité ou d'exis-
tence c'est simplement présenter, objectiver l'énoncé. Il(s) croi(en)t ceci ou cela et
si je parle à la première personne, mon je se veut comme un il mais ne.
croyez pas que j'y adhère, que j'en doute ou que j'en ris; nous sommes dans le ciel
des idées et, justement, des croyances auxquelles on se refuse à croire en aucun des
sens précédents.
Cette pluralité d'emplois pour un même verbe ne fait certainement pas une
symphonie; n'entend-on cependant qu'une cacophonie? Après tout, l'ordre dans
lequel ils viennent d'être énumérés est assez logique on a indiqué diverses
manières de moduler l'énonciation, depuis l'affirmation qu'on n'a pas besoin de
dire jusqu'à celle qu'on formule tout en la suspendant. Ces modulations supposent
une première opposition entre l'implicite et l'exprimé; et elles jouent sur une
seconde de la croyance naît le doute qui l'oppose au savoir et qui s'oppose aux
deux.
1. Mais qui synthétise réellement cette protéine? Qui totalise l'histoire? Cf. J.-P. Sartre, Critique
de la raison dialectique, dernière page. Éditions Gallimard, 1960.
VOUS CROYEZ?
source, semble-t-il alors, en celui qui l'éprouve, elle est celle même de cet ordre.
Comme l'a montré Benveniste le sens premier du latin fides substantif corres-
pondant à credo n'est pas celui de confiance donnée par un sujet qui sait ce
qu'il fait et le risque qu'il prend, c'est celui de qualité propre d'un être ou d'une
réalité et qui entraîne une adhésion qu'on ne peut refuser. Le proverbe le dit bien
on ne prête qu'aux riches, ce qui prouve que la richesse précède le prêt; on ne fait
crédit qu'à celui qui en a, ce qui prouve que la crédibilité préexiste à la croyance.
Ne serait-ce pas là le ressort caché des preuves a priori de l'existence de Dieu? Plus
généralement, c'est l'immédiateté ressentie de notre rapport au monde qui rend
superfétatoire de commencer toutes nos phrases par « je pense que » ou « je crois
que ». Sans doute Kant soutient-il que le « je pense » doit pouvoir accompagner
toutes nos représentations, mais, comme l'on sait, il avait opéré sa révolution coper-
nicienne. Celle-ci peut cependant advenir à tout un chacun. Le riche peut en effet
se révéler escroc; il avait besoin du prêteur qui était donc le véritable possé-
dant. L'ordre objectif peut se révéler incertain et lacunaire; sa fiabilité ne tenait
donc qu'à notre confiance et sa cohérence à la représentation que nous nous en
faisions.
Le paradoxe est que c'est sur le fond de cette déception qu'apparaît et se formule
la croyance. Si la plus forte ne s'exprime pas, c'est que celle qui se dit l'est moins
et que pour l'étayer il faut un engagement subjectif et répété, un pari dirait Pascal.
Mais parier suppose au moins deux possibilités contraires, ou deux façons diffé-
rentes de croire, ou deux croyances différentes, ou encore une croyance et pas de
croyance du tout, à supposer que ce soit possible on y reviendra. Autrement dit, le
croyant (religieux ou politique) qui s'affirme, s'affirme contre; il affirme qu'il a rai-
son contre les autres. Mais il n'a pas pour autant raison d'eux. Énoncer une
croyance, c'est donc savoir qu'elle ne peut pas être seule de son espèce. Ce n'est
pas là une simple question de fait, cela tient à la nature de toute énonciation elle
particularise et, par suite, le doute est autant son compagnon que son ennemi. A
partir de là, il n'y a guère que deux solutions. On peut renverser la situation, non
plus vouloir avoir raison de l'autre, mais maintenir que l'autre n'a pas raison de
vous la croyance sera alors forte d'être croyance en dépit de ce qui la nie, en
quelque sorte en y prenant appui. A la limite, c'est le credo quia absurdum. On
peut aussi, à l'inverse, accepter cette intimité de la croyance et du doute; d'où alors
ces emplois apparemment paradoxaux où l'on ne dit « je crois » que pour atténuer la
portée de l'énoncé qui suit.
Le doute s'oppose à la croyance, mais surtout il l'accompagne. La différence
entre le croyant et le sceptique n'est pas simplement que l'un croit et l'autre non.
Ne pas croire, c'est récuser une croyance déterminée; par exemple et c'est l'usage
courant des termes on dira que le croyant croit en Dieu et que l'incroyant n'y
croit pas. Mais peut-on être absolument incroyant? Qui peut se flatter de ne rien
croire?
« Vous ne croyez à rien, dit Laurana.
Oh que si! je crois même à trop de choses par les temps qui courent 1. »
La différence tient en ceci que le croyant ne veut pas savoir qu'il doute pen-
dant peut-être que l'incroyant qui s'oppose à lui veut ignorer qu'il croit autre
chose tandis que le sceptique sait qu'il n'en a jamais fini de douter, parce qu'il
n'en finit pas de débusquer des croyances dans tout discours, y compris le sien. C'est
pourquoi, comme dit Sartre, « l'athéisme [au sens, bien sûr, d'incroyance généra-
lisée] est une entreprise cruelle et de longue haleine2 », sans doute interminable,
autrement dit une façon de vivre, et non un simple moment à dépasser dans
une démarche qui mènerait ailleurs, à un savoir par exemple. Mais, justement,
quid du savoir?
La science démontre, c'est-à-dire énonce des propositions dont on ne peut dou-
ter. Ainsi s'oppose-t-elle à la croyance qui se passe de démonstration ou vise l'indé-
montrable. Mais plus encore et plus directement s'oppose-t-elle au doute qu'elle
entend éliminer. Certes, le savant admet qu'il peut se tromper et que son savoir
actuel sera probablement remis en question et dépassé; en ce sens il admet qu'on
doute de ce qu'il énonce. Mais c'est là douter au nom même des exigences de la
science on ne doute que pour mieux et plus sûrement savoir, donc pour ne plus
douter. En somme, le savant réussit là où le croyant échoue; seul le premier triomphe
de leur ennemi commun. Science et croyance se distinguent donc plus qu'elles ne
s'opposent, et elles peuvent d'ailleurs passer des arrangements profitables aux deux
parties. L'histoire ne l'a que trop montré Descartes a voulu prouver l'existence
de Dieu, Newton était aussi un théologien, d'éminents savants ont été staliniens
et l'avenir fera probablement de même. L'arrangement le plus fréquent est celui
du « chacun chez soi » il y a un domaine de la science, du démontrable, de l'expli-
cable et un domaine de la croyance, religieuse par exemple ou politique, où il ne
saurait être question de démontrer quoi que ce soit, où l'important est de se déter-
miner, de prendre parti. L'avantage pour la croyance est d'échapper ainsi à la
dévalorisation dont la science la menacerait si celle-ci n'était interdite de séjour là
où il n'y a rien à savoir; l'avantage pour la science est de maintenir le doute dans la
sphère de la croyance, exception faite de ce doute méthodique, pour ainsi dire
domestiqué, qui tend à sa propre disparition.
Pourtant, est-il bien sûr que le domaine scientifique puisse être ainsi purifié
1. Sciascia, L., A chacun son dû, Éditions Denoël, coll. Lettres nouvelles.
2. Sartre, J.-P., Les Mots, Éditions Gallimard.
VOUS CROYEZ?
Nous revenons ainsi au point de départ, aux divers sens du mot et, parmi eux,
aux deux qui apparaissent maintenant primordiaux d'un côté la croyance comme
foi et engagement, d'autant plus prononcés qu'ils impliquent le doute qu'ils pré-
tendent ignorer; de l'autre, la croyance comme expression d'énoncés ainsi offerts à
la critique, comme représentation consciente d'elle-même. La polysémie est donc
irréductible; mais toute polysémie est par définition celle d'un terme unique. Que
peut donc signifier ici cette unicité qui ne renvoie à aucun sens privilégié mais à
une liaison paradoxale de sens contradictoires? Probablement s'agit-il d'un phéno-
LA CROYANCE
JEAN POUILLON
1. C'est ce que nous avons essayé de montrer ailleurs. Cf. J. l'ouillon, « Remarques sur le verbe
croire », in La Fonction symbolique, ouvrage collectif à paraître prochainement aux Éditions Galli-
mard.
Clément Rossett
que soit son appellation actuelle. Tel serait le sort des variations musicales sur
aucun thème, qui cesseraient du même coup d'être des variations, incapables qu'elles
seraient de « varier » quoi que ce soit. Variations imaginaires, c'est-à-dire répétition
d'une même rengaine consistant à ne jamais se référer à quelque chose. Ainsi la
croyance tire-t-elle sa substance non d'un rapport à la chose mais de l'absence de
toute chose. C'est là à peu près ce que dit David Hume de la nature de la croyance,
d'être toujours sans prise sur un objet et de se définir par la seule opération de
l'adhésion, si persuadante qu'elle dispense de préciser le ce à quoi elle adhère. D'où
la demande, insistante et pénétrante, de Hume aux chrétiens, de préciser non les
raisons de leur foi, mais son objet. Question qui demeure sans réponse, quel que
soit le champ de la croyance Hume le démontre avec la critique de la croyance en
l'idée de cause (dans le Traité de la nature humaine), avant d'étendre la critique au
domaine proprement religieux (dans les Dialogues sur la religion naturelle). Une
« idée » ou « image » (idea) étant toujours dérivée d'une « impression » (feeling),
la croyance (beliej) se définit comme une idée qui n'est dérivée d'aucune impression,
tout en possédant paradoxalement le privilège de l'impression, d'être vivace (viva-
city) et non amoindrie comme l'est l'idée. Le transfert de la vivacité de l'impression
à quelque chose qui n'est même plus sa dégradation (l'idée) mais à quelque chose
qui n'est plus rien par rapport à elle (la croyance) définit bien le mystère de la
croyance. Mystère que confirme une expérience inverse et complémentaire de
l'expérience ordinaire de la croyance, lorsque la vivacité de l'impression vient coïn-
cider réellement avec la vivacité de la croyance, provoquant ainsi, non le simple
sentiment de confirmation auquel on devrait normalement s'attendre, mais bien
une vive surprise au spectacle de cette coïncidence insolite entre ce qui existe et ce
à quoi on croit. Freud rapporte à ce propos, dans L'avenir d'une illusion, une anec-
dote caractéristique « Homme mûr déjà, je me trouvais pour la première fois à
Athènes sur la colline de l'Acropole, parmi les ruines des temples, regardant au loin
la mer bleue. A ma joie se mêlait un sentiment d'étonnement, qui me poussait à
dire Ainsi les choses sont vraiment telles qu'on nous l'apprenait à l'école! Faut-il
qu'alors ma foi en ce que j'entendais ait été sans profondeur ni force pour que je
puisse aujourd'hui être si surpris'!»»
Il est vrai que l'interprétation de ce paradoxe de la croyance d'être toute-
puissante quoique « sans profondeur ni force » ressortit peut-être moins à la phi-
losophie qu'à la psycho-pathologie et à la psychanalyse. Car la croyance, ainsi
définie comme acte d'adhésion pur et simple, indépendant de ce à quoi il adhère,
constitue exactement un symptôme, au sens clinique en ce qu'elle ne renvoie pas
à ce qu'elle met en avant, mais désigne toujours autre chose. Ce à quoi elle croit
n'est rien, l'acte de croire est tout; la dévotion n'implique donc pas un amour de
ceci ou de cela, mais un amour d'autre chose que de ceci ou de cela, d'un quelque
chose qui ne se confondra jamais avec un ceci ou un cela et qu'il reste à découvrir,
moyennant quelques mois d'analyse. On remarquera au passage le lien qui unit la
croyance au thème de l'autre (lien d'où se déduit aisément le caractère théologique
de l'analyse du désir selon Lacan). D'où aussi une explication satisfaisante du
caractère indéracinable de la croyance celui-ci provenant, bien sûr du déni de la
réalité et d'un excès paranoïaque de rationalité qui inclut le fait contradictoire dans
la croyance elle-même pour en tirer confirmation, mais d'abord et tout simplement
du fait que la croyance est indéracinable pour être sans racines à déraciner, que son
objet est inextirpable, non par sa résistance propre, mais faute d'exister. Pour pou-
voir être supprimé, il faut d'abord être. Quelque chose peut effacer quelque chose;
mais rien ne peut effacer rien.
mais qu'il pensait depuis toujours la même odieuse erreur. Itinéraire inverse du
précédent, au service de la même fin, qui est de nier le processus de modification,
danger mortel pour la croyance. Ces procès d'intention à l'encontre de tous les dis-
sidents d'un parti ont toujours repris en choeur la même rengaine cet homme, dont
on ne s'aperçoit qu'aujourd'hui qu'il pense mal (différemment de ce qu'il faudrait),
a en fait toujours été versé dans des pensées et des intentions hostiles au parti. Il
n'est coupable, en somme, qu'à la condition de l'avoir toujours été. Ce report de
culpabilité sur l'ensemble de la vie est un vieil argument de procureur Tacite l'uti-
lise déjà tout au long de ses Annales et de ses Histoires, s'attachant à montrer tou-
jours que le criminel n'est pas seulement quelqu'un qui commet çà et là un crime,
mais quelqu'un qui, depuis sa naissance, ne songe qu'aux crimes qu'il va commettre,
s'en délecte à l'avance et, mêlant ainsi la pensée de ses crimes à l'ensemble des actes
de sa vie, pense, respire, urine en criminel. L'exorcisme du réel peut enfin s'appli-
quer à l'avenir par un décret aux termes duquel on décide que ce qui vient d'être
arrêté vaut pour l'éternité et sera ainsi éternellement soustrait à tout nouvel
examen. Ce genre de décret intéresse la dogmatique, mais aussi l'histoire et les
institutions comme dans ce vote émis un jour par l'Assemblée des Athéniens, déci-
dant la peine de mort à l'encontre de toute personne qui proposerait par la suite de
remettre en cause les dispositions qui venaient d'être adoptées. L'instance chargée
de discuter prétend s'interdire ainsi le droit à la discussion, en appelle à l'arsenal
des sanctions pour se protéger d'une éventuelle modification de sa propre humeur.
Cette assurance juridique prise sur l'avenir dit assez profondément tant la nécessaire
incertitude où l'on est du réel à venir que le caractère dérisoire des mesures qui
pourraient être prises à son encontre. Elle dit aussi un caractère fondamental de la
croyance, d'exorciser le réel par une mise à part, quasi magique, de son aspect chan-
geant. Les trois cas évoqués ci-dessus illustrent cette même opération par laquelle
une affirmation quelconque se voit délestée de l'hypothèque représentée par sa
modification possible, accédant ainsi, et seulement ainsi, au statut de dire crédible,
c'est-à-dire d'objet de croyance. Encore une fois, il y a incompatibilité entre l'opéra-
tion de la croyance et la reconnaissance de la modification c'est pourquoi celui que
j'étais, s'il n'y croyait pas, n'est pas reconnu par moi comme un moi qui aurait
changé, mais comme rien et comme personne; pourquoi celui qui n'y croit plus
n'est pas reconnu par le croyant comme un ancien croyant qui aurait changé d'opi-
nion, mais comme un éternel mécréant; pourquoi l'Assemblée des Athéniens se
punit à l'avance de toute éventuelle tentative de modification d'un arrêt qui devient
ainsi, à être mis paradoxalement au-dessus de la loi par la loi-même, un objet de
pure croyance, étranger au temps et au changement.
On peut ici généraliser remarquant que de toute façon une contradiction
n'est jamais un obstacle à la croyance (qu'il s'agisse d'une contradiction entre ce
qu'on affirmait et ce qu'on affirme maintenant, ou d'une contrariété entre ce qu'on
LA CROYANCE
La vérité quant à la croyance est fournie par une formule exactement inverse
il n'est possible de croire qu'à ce qu'on ne comprend pas et il est parfaitement
impossible de croire à ce qu'on comprend. C'est pourquoi Sade est incapable, et
de loin, d'accéder à l'incroyance comme la plupart des philosophes du xvme siècle
pour « croire » à ce qu'il estime comprendre, pour faire, par une étrange subversion
de l'incroyance, de son incrédulité non pas un objet de connaissance, mais bien de
croyance. A l'opposé, l'incroyant véritable ne tire nulle religion de son incroyance et
n'entreprend à ce sujet aucun prosélytisme; ainsi dans le Don Juan de Molière
SGANARELLE Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel?
DON JUAN Laissons cela.
Le fait de ne pas croire n'engage ici l'incroyant dans aucune croyance à rebours.
Ce à quoi croit bon Juan est rien, et non pas une vérité qui jaillirait miraculeuse-
ment de la reconnaissance d'une erreur chez les autres. Du reste il n'y a pas à pro-
prement parler d'erreur de la part des croyants, puisque la « croyance » des
croyants est une croyance non pas à quelque chose mais à rien. Ce qui fait la fai-
blesse de la croyance, d'être sans objet, en fait aussi la force de ce qu'il n'y a en elle
nulle positivité, il s'ensuit qu'il n'y a pas davantage d'erreur positive. Rien de dit,
donc rien de faux. Don Juan le sait, et ne répond rien à Sganarelle lorsque celui-ci
lui parle de rien, se flattant de « savoir un peu ses pensées à fond ». Rien, sinon la
célèbre réplique « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre
ASSURANCE TOUS RISQUES
et quatre sont huit. » Cette tautologie, en laquelle Sganarelle veut entendre l'écho
d'une religion de l'arithmétique, est une réponse exactement adaptée à la question
posée, qui la renvoie à son propre vide, opposant à une croyance sans objet une
incroyance tout aussi peu substantielle. Don Juan ne parle pas parce qu'il n'est
interpellé par personne rien n'est répondu parce que rien n'était vraiment
demandé.
CLÉMENT ROSSET
Claude Imbert
taires, et qu'ils défient toute paraphrase en des termes plus simples. Ils s'énoncent
en substance
a) Puisqu'il y a une science des êtres particuliers, il y a une science de l'être en
tant qu'être.
b) Quand on dit, on signifie quelque chose de déterminé; sinon, ni la pensée ni
le dialogue ne seraient possibles.
Quelle formalisation leur donner? Aucune logique strictement formelle ne
conviendra puisque le premier exhibe un processus d'abstraction généralisante et le
second impose une sémantique de l'intentionnalité. Mais aucun schème syllogis-
tique aristotélicien ne saurait non plus les valider ou réfuter. A la vérité ces deux
principes sont les axiomes fondateurs de la méthode analytique, laquelle suppose la
réduction d'un énoncé à ses termes (en vertu de b) et la classification de ces mêmes
termes sous des catégories ontologiques générales (en vertu de a). Ils fondent l'origina-
lité des Analytiques d'Aristote et les distinguent de tout autre système logique plutôt
qu'ils n'en relèvent. Qu'on excuse cette parenthèse il ne s'agit pas d'un point de
méthode. Peu importe, ici, qu'il soit (ou non) plus commode d'admettre des logiques
singulières et rivales plutôt que de les réduire les unes aux autres, et toutes à la stra-
tégie des logiciens contemporains. Mais si l'on renonce à la logique universelle, on
évitera une espèce particulière d'illusion transcendantale ou, pour le dire plus sim-
plement, d'illusion anthropologique.
Pour la même raison, une logique ne se juge pas sur les théorèmes qu'elle par-
tage avec une autre mais dans ses prétentions extrêmes. Toute logique, en effet, se
construit d'abord à partir des raisonnements les plus usuels, qu'ils soient pris dans
la langue naturelle ou dans une science pure ou expérimentale. Et parce qu'elles
ont des domaines communs, elles ont aussi des points de tangence obligés. Le fait
pertinent n'est pas le consensus dans la médiocrité, mais la construction de raison-
nements inédits. Pour surprenant que soit l'argument anselmien, il n'a pas à être
déduit d'une logique universelle que personne n'a jamais formulée ni, à plus forte
raison, frappé d'anathème en son nom. Et parce qu'il est donné conjointement
dans la langue et dans la métalangue, il opère en quelque sorte sa propre analyse et
décamoufle lui-même ses intentions.
Le Proslogion fut rédigé vers 1070, à l'abbaye du Bec. Plutôt qu'à son objet,
l'existence de Dieu, on s'attachera à son procès qu'Anselme a voulu privilégier dans
le titre Fides quaerens intellectum, comme dans la préface. L'auteur s'y est excusé
de signer un opuscule qu'il dédie à ses frères. Modestie obligée de l'écrivain et du
clerc. Peut-être plus toutefois. S'il ne s'agit de rien d'autre que d'un argument,
chacun doit pouvoir l'effectuer à son tour. Le procès public de la croyance tient sa
LA CROYANCE
E
de ce monde. Dieu se donne comme bord externe de toute image. C'est bien ici que
le credo crédite le signe. Puisqu'il n'y a pas de signes donnés, puisque Anselme a dû
rejeter tous les substituts, à l'exception d'une formule moins que comparative elle
exclut toute comparaison le point de départ est iconoclaste. L'audace de l'argu-
ment est de perpétuer une logique sémiotique lors même que le signe défaille. « Deuil
général des hommes, gémissement universel des enfants d'Adam. »
La seconde phase de l'argument est l'inférence elle-même, dont on soulignera
plus bas les axiomes. La troisième est la reconnaissance Dieu existe, et la déclara-
tion qui a valeur de confession publique Proslogion. Si l'argument doit convertir,
ce en quoi il est protreptique, on suppose que l'auditeur pratiquera à son tour la
récognition. A partir d'un signe dont il ne s'était pas jusqu'alors avisé. Les trois
phases sont strictement ordonnées. Si l'existence est posée, en vertu du nom divin
(on verra plus bas quels axiomes sont ici en jeu) elle est celle d'un être qui possède
au moins toutes les qualités de la description. Sinon, il ne serait pas « tel que rien
de plus grand ne peut être pensé ». A cet égard, l'objet rétribue largement l'avance
faite dans le credo. Mais la déclaration terminale n'est pas moins un complément
obligé de l'inférence. Car elle généralise dans une proposition spéculative une réco-
gnition d'abord personnelle, et sa forme absolue a la modalité du fait. L'intellection
que demandait la foi a le double sens d'une position d'objet et celui du dogme ainsi
établi. L'objet s'offre désormais en toute indépendance dans la déclaration, le récit
et la louange qui en sont faits. Le crédit du signe est remboursé, la prière se justifie
d'avoir été exaucée. Prises ensemble, la prière et la déclaration finale, dont l'analyse
entretient de sa substance les chapitres suivants, préviennent en outre les objections
de ceux qui négligent le signe par distraction (« Détourne-toi de tes pensées tumul-
tueuses ») ou manquent le pas de son inférence. Dès qu'elles sont écartées, il est
institué en nature (talis natura), et non en essence comme on a dit par la suite.
Les trois phases, notons-le, ont été soulignées par Karl Barth encore que le
théologien protestant ait placé l'accent sur les actes rencontre de la prière, gnose,
prédication.
L'inférence met en jeu deux axiomes. Il est vrai que la critique s'est plutôt atta-
chée à la propriété descriptive de Dieu tel que rien de plus grand ne peut être pensé.
Voudrait-on former exactement le concept d'une telle qualité, qu'il faudrait donner
une méthode effective d'approximation ou de gradation, dont les mathématiques
offrent quelques exemples mais aussi les conditions restrictives. Or Anselme en a fait,
légitimement semble-t-il, l'économie. Il ne construit pas l'essence adéquate de Dieu,
il infère son existence alors même que sa pensée est rejetée à la limite de tout ce qui
peut-être conçu. La récognition ne s'égale pas à une théologie positive, pour laquelle
1. Preuve anselmienne de l'existence de Dieu, Munich, 1931, trad. fr. 1958; Esquisse d'une
dogmatique, Neufchâtel, 1950.
LA CROYANCE
elle s'en remet d'ailleurs à la révélation. Mais il s'agira alors d'argumenter un texte
et non plus un signe, encore que le signe ait établi un pont entre la théologie naturelle
et la théologie révélée. On est donc renvoyé à l'inférence sémiotique elle-même, et à
ses normes.
Ces deux thèses ont été induites par une réflexion sur la preuve ontologique et
sur la critique, insuffisante au regard de Frege, que Kant en avait proposée. Le texte
cité en appendice le rappelle à titre d'illustration. On sait que, dans les mois qui
ont précédé la publication des Fondements, Frege avait eu plusieurs entretiens sur
ce sujet avec le théologien Bernhard Pünjer 1. Il en a rédigé un procès-verbal sous
forme dialoguée.
L'analyse frégéenne éclaire, d'une lumière extérieure et d'autant plus efficace,
le nerf de l'argument anselmien et sa construction protreptique. Ont disparu le
fondement de l'inférence sémiotique, le mouvement spéculatif de la foi et la récogni-
tion d'objet. Et ceci en vertu d'une altération totale de ce qu'il convient d'entendre
par concept ou pensée. Frege construit le concept (Aufbau der Begriffe) à partir de
caractères, réunis avec une intention opératoire pour circonscrire une classe possible
d'objets sans pour autant poser l'existence d'aucun d'eux. Le concept a perdu sa
propriété d'adéquation à la chose. Il n'en est pas le signe, bien moins encore peut-
il être l'effet dernier de son épiphanie. Ainsi Frege frappe-t-il de plein fouet l'argu-
ment d'Anselme et le comprend mieux que ne fit Kant. Il a négligé la formule « Tel
que rien de plus grand ne peut être pensé », pour s'attacher aux axiomes fautifs; il
ne traite pas d'argument à argument, sinon de système à système. La première
remarque réduit l'axiome explicite (la chose existe plus que la pensée); la deuxième
réduit l'hypothèse d'épiphanie dès lors qu'elle distingue caractères et propriétés
du concept. Si le concept est construit, il est incompatible de lui donner en outre
des propriétés emblématiques 2.
Sous réserve qu'on dispose des mêmes données, son procès est anonyme et trans-
missible. L'opposition est moins entre logique et psychologie qu'elle ne distingue
deux schèmes épistémologiques. Anselme se propose de suivre le cheminement d'une
donnée communicable (un nom, que chacun a pu lire ailleurs ou former soi-même)
à son interprétation spéculative. Il progresse d'un sens littéral et premier (que
l'insensé même comprend) à l'aveu de sa signification implicite, en tant que le nom
vaut un signe épiphanique.
Le credo initial n'est donc pas un simple opérateur de probabilité, une moda-
lité dubitative que l'on pourrait préfixer à tout énoncé (comme je dis ou j'affirme
est, selon la remarque de 0. Ducrot, performativement inséré dans la grammaire
profonde de tout énoncé). Le credo indique que le trope de la récognition et de la
conversion est déjà en partie effectué. Si on traite le nom comme un objet de foi,
il est supposé qu'on a déjà franchi la nuit obscure des apparences jusqu'à l'aveu
spéculatif. Sinon la compréhension du nom ne serait pas une foi et une intelligence
obscure, elle serait un constat positif et positiviste. Laissons l'hypothèse d'épiphanie,
qui ne doit d'ailleurs pas surprendre dans une théologie néotestamentaire, l'argu-
ment d'Anselme est en outre victime de la grammaire de surface. Le credo n'est
pas affecté à la seule prémisse initiale, il enjambe proleptiquement la totalité de
l'argument. Il ne peut donc pas être éliminé de la conclusion car elle accomplit
la récognition demandée et même postulée dans le credo initial. Et si la prémisse,
qui porte l'inférence, est un acte de confiance à défaut d'être une vision, la conclu-
sion ne saurait sortir du champ clos de la croyance. Le système se suffit à lui-même.
Mais il faut le prendre sans répugner à la structure d'épiphanie, ni à sa prétention
d'apocalypse.
Il est vrai qu'on a récemment tenté d'inscrire le système de la croyance dans
une partie propre du système de la preuve, par le truchement de la logique modale
(voir les travaux de Saül Kripke et J. Hintikka). Soit la proposition
Copernic croit que les orbites des planètes sont circulaires.
On suppose que les croyances de Copernic sont compatibles avec l'ensemble
de ses perceptions et connaissances. Elles s'organisent toutes dans un réseau de
substitutions, implications et incompatibilités, adéquatement représenté dans les
systèmes de logique modale, et vérifié dans la sémantique ensembliste des « mondes
possibles ». Le raisonnement de croyance est alors nécessaire en toutes ses étapes,
encore qu'il soit pris dans son ensemble entre les parenthèses du possible. La moda-
lité épistémique (croire que) serait celle du raisonnement sous hypothèses modales.
La logique des Belief sentences simule ainsi, et dans la meilleure tradition humienne,
le procès de la croyance. L'intelligence et la subtilité de la théorie n'est pas en cause,
et personne ne contestera qu'elle est le produit le plus brillant des recherches logiques
actuelles. Mais pour simuler la croyance elle ne l'analyse pas (ce qui n'est d'ailleurs
pas son intention). Pour deux raisons déjà dites cumulant l'hypothèse de sens
LA CROYANCE
CLAUDE IMBERT
L'ARGUMENT D'ANSELME
APPENDICE
« L'usage allemand confirme une nouvelle fois l'idée que le nombre est attribué
aux concepts. On dit zehn Mann, vier Mark, drei Fass. Le singulier pourrait bien
indiquer qu'on pense effectivement au concept, non à la chose. L'avantage de cette
manière de dire est particulièrement clair dans le cas du nombre 0. Mais je
reconnais que le langage attribue par ailleurs le nombre aux objets, non aux
concepts, dans l'expression « le nombre des billes » analogue à « le poids des billes ».
Il semble qu'on parle d'objets, alors qu'en vérité c'est d'un concept qu'on énonce
quelque chose. Cet usage est trompeur. L'expression « quatre nobles chevaux »
donne l'illusion que « quatre » ajoute une détermination au concept « noble cheval »,
tout comme « noble » pour le concept « cheval » mais seul « noble » est un carac-
tère du concept, et par le mot « quatre » nous énonçons quelque chose d'un
concept.
Quand je parle de propriétés qui sont dites d'un concept, je n'entends évidem-
ment pas les caractères qui composent le concept. Ceux-ci sont des propriétés des
choses qui tombent sous le concept, non du concept lui-même. Par exemple, « rec-
tangle » n'est pas une propriété du concept « triangle rectangle ». Mais la propo-
sition qu'il n'y a pas de triangle rectangle rectiligne équilatéral énonce une propriété
du concept « triangle rectangle, rectiligne, équilatéral »; elle lui attribue le nombre
zéro.
A cet égard, l'existence a quelque analogie avec le nombre. Affirmer l'existence,
ce n'est rien autre que nier le nombre zéro. L'existence étant propriété du concept,
la preuve ontologique de l'existence de Dieu n'atteint pas son but. Mais l'unicité,
pas plus que l'existence, n'est un caractère du concept « Dieu ». L'unicité ne peut
pas plus servir à la définition de ce concept qu'on ne saurait employer la solidité,
le confort d'une maison, ou son caractère spacieux pour sa construction en
concurrence avec les pierres, le mortier et les poutres. On ne doit cependant pas en
tirer la conclusion générale qu'une propriété ne peut jamais être tirée du concept,
c'est-à-dire de ses caractères. C'est possible dans certaines circonstances, tout comme
on peut parfois inférer la durée d'un bâtiment de son mode de construction. On
affirmerait trop en disant qu'on ne saurait rien conclure sur l'existence, ou l'unicité,
à partir des caractères d'un concept; mais ce ne saurait être par une inférence aussi
immédiate que celle par laquelle on attribue à un objet, à titre de qualité, le carac-
tère d'un concept sous lequel il tombe. »
« WIE ABSICHTSLOS »
Si la fiction des échecs s'impose à l'attention, d'entrée de jeu, c'est avant tout
pour le modèle qu'elle propose d'une action obéissant à un but défini et qui se résu-
merait en l'énoncé d'une suite liée de choix délibérés, d'une chaîne de décisions par-
faitement conséquentes et dont les raisons pourraient trouver à s'articuler dans les
termes du langage ordinaire, voire d'un langage formalisé du type de ceux mis en
oeuvre dans la programmation des ordinateurs, de ces machines dont toute la « pen-
sée » est affaire de calcul, qui se ramène en dernière analyse, en même temps qu'à
un jeu de langage, à des problèmes de décision. Si l'on accepte la description qu'en
donne la Théorie des Jeux, le jeu d'échecs apparaît en effet comme un représentant
typique de la classe des jeux stratégiques à information complète (Games of per-
fect information), jeux auxquels on s'accorde à reconnaître un caractère particu-
lièrement rationnel dès lors que la règle à laquelle ils obéissent veut que le joueur
qui doit effectuer le choix Mksoit informé du résultat de tous les coups antérieurs
M,, M~ Ce trait prend un tour particulièrement net aux échecs, où une posi-
tion donnée représente l'aboutissement de tous les choix effectués par les deux
camps depuis le début de la partie, la disposition relative des pièces sur l'échiquier,
à un moment quelconque de la partie, fournissant au joueur qui a le trait toute l'in-
formation qui lui est nécessaire pour décider, en toute connaissance de cause, du
choix à opérer; ce qui revient à dire, si par coup l'on entend l'occasion abstraite
d'un choix déterminé, que « le caractère d'un coup quelconque M est indépendant
du cours antérieur de la partie2 » un nouveau joueur serait-il appelé à remplacer,
en cours de partie, l'un des partenaires, qu'il pourra déterminer la conduite à tenir
au seul vu et par la seule analyse de la position en présence de laquelle il se trouve,
en ignorant tout des choix dont celle-ci est le résultat. A la différence de l'action de
1. John von Neumann et Oskar Morgenstern, Theory of Games and economic Behavior,
3' édition, New York, 1953, p. 51.
2. Ibid., p. 79.
LA CROYANCE
y revêt un tour particulier. Au vu d'une position donnée, et compte tenu des possi-
bilités de développement dont elle est susceptible, en si grand nombre soient-elles,
compte tenu, encore, de l'existence de règles destinées à prévenir le retour pério-
dique de positions identiques ou la prolongation indéfinie d'une partie (stop ou
tie rules), un analyste doté des capacités voulues devrait être à même de décider si
cette position signifie pour l'un ou l'autre camp le gain ou la perte de la partie, ou le
match nul. La chose est patente dans le cas des fins de partie, quand ne restent plus
en scène que des pièces en très petit nombre et que le problème s'en trouve simplifié
d'autant raison pour laquelle Capablanca celui qu'on a surnommé « The Chess
Machine » suggérait d'enseigner les échecs par la fin, c'est-à-dire par l'étude des
positions terminales où la solution revêt souvent les allures d'un théorème dont
l'évidence peut si bien s'imposer aux deux partenaires que ceux-ci décideront d'ar-
rêter là la partie'. Or, toute position, si complexe soit-elle, offre matière, au moins
en théorie, à une analyse de ce type, et la position initiale elle-même celle-ci cor-
respondant à une situation d'équilibre, l'avantage concédé par le sort au Camp des
Blancs serait alors déterminant, le joueur qui a le trait le premier étant en situation
d'imposer à l'autre sa propre stratégie. Dans les termes de Von Neumann, si l'on tra-
duit en termes numériques les résultats possibles d'une partie d'échecs, il y suffira
de trois nombres, 1, 0 et -1, 1 correspondant à la situation où le joueur 1 (blanc)
disposera d'une stratégie qui lui assurera la victoire quoi que puisse faire le joueur 2
(noir), 0 à celle où les deux joueurs disposeront, chacun pour sa part, d'une stratégie
qui leur permettra d'obtenir le match nul (et peut-être de gagner) quoi que fasse
l'autre, et 1 à celle où le joueur 2 disposera d'une stratégie qui lui assurera la vic-
toire quoi que puisse faire le joueur 1. Mais « la Théorie, si elle est en mesure de
démontrer la validité de l'une ou l'autre de ces trois hypothèses, ne fournit aucune
méthode pour déterminer laquelle d'entre elles est la vraie2. »
Encore l'existence d'une méthode optimale, comme la possibilité d'assigner à
une partie une valeur définie, n'est-elle établie, comme y insiste Von Neumann, que
dans l'abstrait hors les cas de fin de partie, un « plan », une théorie « complète »
serait trop longue à élaborer pour qu'elle puisse prêter à un usage effectif3.
« Sans cette difficulté humaine, relative, et qui impose de recourir aux méthodes
incomplètes, heuristiques, que propose la littérature spécialisée, tout élément de
lutte et de surprise serait exclu de ce jeu'. » (Et quelle marge de jeu serait
en effet laissée, aux échecs, si une stratégie pouvait être mise au point qui répon-
drait à l'hypothèse à laquelle s'ordonne la Théorie, d'un « plan complet » et qui spé-
cifierait avant même le départ de la partie les choix que tel joueur devra effectuer
dans toute situation qui viendra à se présenter, et pour toute information dont il
disposera à ce moment, conformément au schéma d'instruction prévu en ce cas par
les règles du jeu 2? Quelle possibilité de lutte, de surprise, si une stratégie, à prendre
le terme au sens où l'entend la Théorie, doit inclure la stratégie de l'autre et pré-
voir la réponse à donner à tous les choix auxquels l'adversaire peut être conduit?)
Le véritable passage à la limite auquel la Théorie soumet le concept de straté-
gie, la définition exacte qu'elle en imposer ont valeur de rappel à l'ordre face à
l'usage incontrôlé du terme auquel on assiste aujourd'hui. Car « stratégie », qu'est-ce
à dire si toute stratégie s'articule nécessairement en partie double et si force est dès
lors d'admettre qu'en matière de jeu l'inconscient, c'est la stratégie de l'autre? Un
inconscient à l'instance duquel nul « joueur M n'échappe, et pas même l'ordinateur
car il est exclu qu'une « machine » puisse jouer aux échecs de façon strictement
algorithmique, en fonction d'un programme qui voudrait que tous les choix aux-
quels elle sera appelée à procéder se fondent sur un examen exhaustif des données
du problème, saisies dans toutes leurs ramifications, et qui tienne compte de toutes
les conséquences possibles des choix envisagés. S'il est vrai qu'une partie menée à
son terme corresponde en quelque sorte au parcours d'un chemin unique parmi le
labyrinthe de tous les chemins possibles, en nombre quasiment infini, on ne saurait
concevoir pour l'ordinateur d'autre manière de jouer qu'heuristique 4 s'il n'est de
programme qui ne se fonde sur la possibilité d'assigner à une position donnée une
valeur déterminée (la scoring function de Shannon) et sur la mise en oeuvre d'un
algorithme dérivé de l'algorithme minimax de Von Neumann, la machine ayant à
se déterminer pour la ligne de conduite qui assurera le score le plus élevé à son
camp et le plus faible au camp adverse, on ne saurait attendre d'elle autre chose
qu'une suite de choix inductifs, plus ou moins plausibles, et qui auront pour objectif,
dans le court terme, d'accroître les chances de gain à long terme. Soit une notion
de la « stratégie » fort éloignée de son concept exact, tel qu'il s'inscrit au départ de
la Théorie, mais qui n'a cependant de signification qu'au regard de la représentation
graphique que celle-ci propose de la structure en arbre qui serait celle du jeu, à le
prendre dans sa définition abstraite, hors de toute référence à une partie singulière.
Une telle représentation ne doit cependant pas faire illusion si l'arbre corres-
pondant à l'ensemble de toutes les différentes suites de coups possibles qui définit
1. Von Neumann, op. cit., p. 125.
2. Ibid., p. 79.
3. Ibid., p. 85.
4. William Skyvington, Machina sapiens. Essai sur l'intelligence artificielle, Paris, 1976, p. 41.
« WIE ABSICHTSLOS »
lui fait défaut qui ne saurait s'exprimer qu'en termes de performance, une perfor-
mance qui n'a elle-même de sens qu'à déjouer l'autre et mieux encore à le jouer, à
se jouer de lui.
On ne s'arrêtera pas sur l'apparence de paradoxe qui veut que la Théorie ne
trouve à se constituer (et à se formaliser) qu'à commencer par mettre entre paren-
thèses, pour tâcher à la réintroduire ensuite, la contradiction antagonique qui fait
le ressort du jeu, et à dépouiller son objet de ses traits les plus caractéristiques
soit, en l'espèce, et s'agissant d'un jeu stratégique, la lutte (sinon la polarité) et
la surprise, sinon la ruse, s'il est vrai, comme le veut Clausewitz, que toute surprise
implique un certain degré de ruse, si faible soit-il. Sauf à rappeler que c'est là le fait
de toute Théorie (majuscule), sa condition, sinon son destin, et qui ne préjuge en
rien de sa pertinence. Et restant alors à déterminer, selon d'autres voies que celle
de la Théorie, quelle part peut être celle de la surprise, et partant celle de la ruse,
dans un jeu à information complète, un jeu d'où toute dissimulation est par prin-
cipe exclue. La ruse, comme le dit encore Clausewitz, qui suppose une intention
cachée et s'oppose du même coup à l'action droite, simple, directe, « de même que
le mot d'esprit s'oppose à la démonstration directe' ».
Il est sûr que la conduite d'une partie d'échecs paraît devoir relever davantage
de la démonstration que de l'astuce ou de la feinte, et qu'un joueur comme, à la
guerre, un général a surtout besoin, selon la phrase de Clausewitz, d'une « vue
juste et pénétrante ». Aux échecs, comme à la guerre, la nécessité (toujours amère)
confère à l'action directe une urgence telle qu'elle ne semble pas s'accommoder des
jeux et détours de la métis. « Les pièces de l'échiquier sont dépourvues de cette
agilité qui est l'élément même de la ruse et de l'astuce. » Et encore « La stratégie
[.]ne connaît pas l'activité qui consiste en simples paroles, c'est-à-dire en discours,
déclarations, etc. [.]qui, sans coûter beaucoup, servent au rusé à tromper le
monde 2. » Et de fait, il n'y a pas de place aux échecs pour les fausses nouvelles, les
ordres et les plans factices, les démonstrations de force fictives. Pas de place non plus
pour la feinte ou la dérobade toute pièce « touchée » est une pièce jouée. Et quant
au « sacrifice » d'une pièce, si spectaculaire qu'il puisse être, il ne saurait servir
à rien dissimuler du rapport réel des forces dans la meilleure des hypothèses, il
n'a de sens qu'à transformer une position, à ménager une ouverture, et cela au vu
et au su de l'adversaire. Est-ce à dire, pour autant, qu'une partie soit concevable
où chacun des joueurs expliquerait à l'autre le pourquoi de ses choix, lui en expose-
rait par le menu les raisons? Et à supposer qu'elle le soit, les joueurs seraient-ils
capables d'une pareille performance? La question prenant tout son sens au regard
des problèmes que pose la programmation des « machines a pour qu'un ordinateur
soit en mesure de tenir tête à un joueur de bon niveau, le programme qui lui sera
assigné se modèlera-t-il sur les procédures d'analyse et sur les principes stratégiques
mis au jour par la littérature spécialisée? L'ordinateur devra-t-il se mettre à l'école des
meilleurs joueurs? (Mais que sait-on des mécanismes de pensée qui président à leur
choix, dans les conditions d'une performance effective, et qu'en savent-ils eux-mêmes?)
Ou sera-t-il laissé libre de développer des méthodes de jeu originales, indépendantes
des procédures et des principes classiques? Et dans ce cas, quelle parade l'intelligence
humaine trouvera-t-elle à opposer aux calculs de l'intelligence artificielle, sinon à
ses ruses?
Valéry assurait qu'en matière d'art « l'indépendance ou l'ignorance réciproque
des pensées et des conditions du producteur est presque essentielle aux effets des
ouvrages' » le comble de l'art consistant dès lors, de la part du producteur, à
imposer au consommateur une idée de la genèse de l'œuvre aussi différente qu'il se
pourra de sa genèse réelle. A poser la question en termes d'effets, de performance
effective, on voit bien qu'il en va de même aux échecs. Le vrai problème et qui
intéresse aussi bien la psychologie de l'art, celle de la peinture au premier chef, que
celle du jeu étant de savoir si, et comment, il est possible, alors que d'une action
tout est donné à voir, et sans possibilité apparente de tro~)e-(B!7, de si bien solli-
citer l'imagination de l'adversaire, ses capacités d'attention et de raisonnement, sa
culture, sa mémoire, le modèle perceptif qui est le sien, que la perception qu'il peut
avoir de la situation en soit comme faussée, pervertie, sinon aveuglée, et qu'il en
vienne à prêter à son adversaire des intentions, une stratégie qui n'aurait rien de
commun avec celle effectivement mise en oeuvre, à la limite de le réduire, comme il
arrive dans les compétitions du plus haut niveau, au comportement de l'autruche.
Soit une ruse qui ne doit rien à la raison, en même temps qu'une modalité du faire
croire qui n'emprunte rien des moyens du discours mais de la seule mise en scène
d'une action, et dont Clausewitz aura bien aperçu le ressort « Celui qui emploie
la ruse laisse celui qu'il veut tromper commettre lui-même les erreurs de pensée
qui, convergeant finalement en un seul effet, transforment soudain sous ses yeux la
nature de la chose. Aussi peut-on dire de même que le mot d'esprit est un tour de
passe-passe relatif à des idées et à des conceptions, la ruse est un tour de passe-passe
relatif à des actes »
La comparaison avec le mot d'esprit a le mérite Freud étant passé par là
de suggérer une réponse possible à la question qu'on vient de poser si place il doit
y avoir pour la surprise, et pour la ruse, dans un jeu à information complète, c'est
dans la mesure où la mise en œuvre effective de ce que la Théorie nomme stratégie
1. Paul Valéry, Première Leçon du Cours de Poétique (1937); ŒMM-M, Bibl. de la Pléiade, 1,
p. 1348.
2. Clausewitz, op. cit., p. 212.
LA CROYANCE
ne dépend pas des seuls mécanismes de la pensée consciente. Dans la mesure aussi
où l'on peut prétendre que le jeu d'échecs relève, indifféremment, de l'ordre du dire
(du raisonnement) et de celui du faire (de l'action). A preuve le fait que les plus
grands joueurs soient exposés à commettre des bévues, voire des fautes grossières,
sinon de véritables lapsus, mais qui témoignent d'une perturbation du processus de
décision de même nature, encore que de signe contraire, que celle qui est à l'origine
du coup de maître, celui-là qui confère à la partie un tour imprévu une manière de
court-circuit, mais dont les effets pourront être exactement inverses dans un cas
l'aveuglement, la paralysie de la pensée, la panne, et qui obligera à revoir tous les
fils du dispositif; dans l'autre, l'illumination, la fulguration de la pensée, l'étincelle
qui met le feu aux poudres. Comme si le choix, en l'occurrence, n'avait pas été la
conséquence d'un jugement articulé; comme s'il s'était imposé, ainsi qu'il en va du
lapsus ou du mot d'esprit, à la faveur d'une saute subite de tension. Face à une posi-
tion donnée, d'où vient qu'une réflexion prolongée ou, à l'opposé, une décision
presque instantanée puissent conduire, l'une et l'autre, à des choix de valeurs
inverses? Que le temps de la décision demande ici à être pris en compte, et non sa
seule structure spatiale, qui correspond à l'arbre de tous les choix possibles, le règle-
ment des tournois internationaux paraît l'imposer qui veut que chacun des parte-
naires ne dispose que d'une marge de temps limitée qui lui laisse en moyenne un peu
plus de trois minutes par coup. La contrainte extérieure que ce règlement fait peser
sur les joueurs ne suffit cependant pas à expliquer certaines de leurs défaillances.
Le problème naît bien plutôt du contraste entre les différents tempi qui peuvent
être ceux de la décision, quelles qu'en soient les conséquences. Il est, dans les termes
de Wittgenstein, celui de la rapidité de la pensée, et de la pensée fulgurante comme
de la pensée sans éclat, tatillonne, précautionneuse, celle-là qui ne connaît d'un
texte qu'à l'épeler au lieu que la pensée fulgurante sait le résumer en quelques mots
ou quelques traits, qui se comporte par rapport à la pensée liée à la parole « comme
la formule algébrique par rapport à la série des nombres en laquelle on peut la déve-
lopper' ». La pensée fulgurante obéit-elle aux mêmes mécanismes que celle qui est
au travail dans la parole ou l'écriture (mais c'est encore une écriture que celle de
l'algèbre), le mouvement étant seulement accéléré à l'extrême 2? Et si un coup aber-
rant peut aussi bien succéder à une analyse trop développée et qui « se perd dans
les sables » que résulter d'un aveuglement d'allure quasiment délibérée, ou d'une
conduite de fuite du type « politique de l'autruche », que dire d'un coup de maître
quand il intervient sans préparation apparente? Peut-on admettre que la décision
ne découle pas nécessairement d'une interprétation poussée et qui doive, comme
telle, trouver éventuellement à s'expliciter, mais qu'elle emprunte à l'occasion d'autres
voies que celles de la pensée claire et jusqu'à recouper, en sa genèse, la définition que
Freud donne de la formation du mot d'esprit (et qui s'appliquerait, aussi bien, à
celle du lapsus) « Une pensée préconsciente est confiée momentanément au traite-
ment inconscient, ce qui résulte de ce traitement étant aussitôt récupéré par la pen-
sée consciente '? »
D'aucuns parleront ici d'intuition, et des raccourcis, sinon des courts-circuits
que celle-ci autorise (et dont elle s'autorise). Mais l'intuition a bon dos, dont l'invo-
cation ne sert le plus souvent qu'à masquer le déni de l'inconscient. En l'absence
de toute information précise, que seul un champion qui accepterait d'en passer par
l'analyse pourrait apporter sur les mécanismes effectifs de la décision, un certain
nombre de rapprochements objectifs s'imposent entre le mot d'esprit et tel « coup »
(au sens courant du terme) qui, aux échecs, paraîtra particulièrement rusé. A
commencer par ce mot de Jean-Paul, que Freud cite au début de son travail sur le
Witz « La position seule décide de la victoire, qu'il s'agisse de guerriers ou de
phrases~. » Mot sublime, et qui donne à la comparaison tout son sel. Mais l'ana-
logie n'est pas seulement formelle du mot d'esprit, un « coup » peut avoir la
concision, où se résumera tout un développement, une variation subtile par rapport
aux lignes consacrées, un changement de point de vue habilement conduit. Comme
le mot d'esprit, il peut jouer la « faute d'impression » telle bévue apparente,
tel « pseudo-sacrifice » détournera l'attention de l'adversaire au moment d'une
manœuvre décisive. Mais si le mot d'esprit emprunte quelque chose de son caractère
ludique du parti qu'il sait tirer de la polysémie naturelle des mots, le déplacement
d'une pièce sur l'échiquier peut lui-même prêter, jusqu'en l'énoncé qui le dénote,
à plusieurs interprétations et présenter sous une forme condensée l'amorce de diffé-
rents développements tactiques ou stratégiques. Toutes propriétés qui témoignent
en même temps que de la part faite aux mécanismes de la condensation et du dépla-
cement, d'une tendance à l'épargne, d'un souci d'économie qui fait la condition
du coup « raisonné » comme il fait celle du mot d'esprit, et qui vise en fin de compte
à un effet de même nature la sidération de l'adversaire, voire sauf pour lui à ren-
voyer la balle ou à trouver la parade appropriée sa mise en échec. II n'est pas
jusqu'à la décharge dont s'accompagne la production du mot d'esprit qui n'ait son
équivalent en matière stratégique comme l'écrivait Sun Tzu dans son Art de la
guerre, « celui qui est expert dans l'art militaire possède une force d'impulsion
irrésistible et son attaque est réglée avec précision. Son potentiel est celui d'une arba-
lète bandée au maximum, son temps d'action celui du déclenchement du méca-
nisme 3. »
1. Sigmund Freud, Le mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient, trad. fr., Paris, 1930,
p. 193.
2.p.21.
3. Sun Tzu, L'art de la guerre, V, § 15-16; trad. fr., Paris, 1972, p. 130.
LA CROYANCE
Restant qu'ici comme là il importe de ne pas confondre les opérations qui pré-
sident à la formation du mot (ou du « coup ») avec celles dont dépendent sa récep-
tion, sa compréhension. Par où l'on rejoint le propos que j'ai dit de Valéry sur la
différence irréductible entre le point de vue du producteur et celui du consommateur,
mais sous cette réserve, encore, qu'aux échecs comme dans l'échange linguistique
les positions s'inversent incessamment de l'un à l'autre, chaque joueur ne pouvant
décider du choix à opérer qu'au vu de celui effectué par son adversaire. Un champion
de classe internationale (il a quelques titres à prétendre, au moins par défaut, au rang
de champion du monde pour la période 1946-1948), mais passé depuis lors psycha-
nalyste (et qui eut, en tant que tel, à connaître du cas Fischer sur la demande de la
mère de celui qui n'était encore qu'un enfant prodige devant le silence obstiné
de « Bobby », l'analyste n'aura pas trouvé d'autre façon d'occuper quelques séances
que de jouer avec lui aux échecs et ceci dit non sans quelque satisfaction
de sa part de l'y battre'), Reuben Fine nous aura fournis, à côté des discours
qui font trop souvent l'ordinaire de la psychanalyse sur le symbolisme du jeu et la
psychologie de ceux qui s'y adonnent, de quelques précieux éléments de réflexion
concernant sa pratique. A commencer par le fait qu'à l'en croire le joueur dont le
tour est passé de jouer s'absorbe volontiers dans une manière de rêve éveillé qui l'en-
traîne souvent fort loin des échecs (on pense ici à ce qu'Hadamard a pu écrire sur la
psychologie de l'invention en mathématiques). Mais sa tension ne se relâche pas pour
autant tout à fait dès lors qu'il sait trop bien que cette rêverie n'aura qu'un temps et
qu'il lui faudra faire retour à la réalité aussitôt que son adversaire aura inscrit son
choix sur l'échiquier, pour connaître à nouveau les affres de « l'incertitude fiévreuse
et de la recherche intense2 ». Une recherche où le processus de la décision ne se laisse
pas disjoindre, encore une fois, de l'analyse du nouvel état de choses créé par le choix
de l'adversaire, et que le psychologue hollandais De Groot compare à celle du savant
engagé dans la vérification d'une série d'hypothèses 3 soit la situation où se trouve-
rait un ordinateur programmé pour tenir sa place dans une partie d'échecs. Or l'on
ne voit pas que la machine ait à travailler mais non plus à rêver dans l'intervalle
entre les choix qu'il lui appartiendra d'effectuer et qui peuvent, à l'occasion, exiger
d'elle plus de temps de réflexion qu'il n'en est laissé aux candidats au titre de Cham-
pion du monde.
L'observation de Reuben Fine n'en a que plus d'intérêt elle semble indiquer
en effet que les meilleurs joueurs d'échecs, non seulement ne disposent pas d'une
stratégie « optimale » qui inclurait partie au moins des choix possibles de l'adver-
1. Reuben Fine, Bobby F~c~er'~ Conquest of the World Chess Championship, Londres, 1975,
p. 24.
2. Id., The Psychology of the Chess Player, New York, 1967.
3. Adrian De Groot, « Perception and Memory Versus Thought Somme Old Ideas and Recent
Findings », in B. Kleinmuntz (ed.), Problem Solving, New York, 1966, pp. 19-50.
« WIE ABSICHTSLOS»
saire (et comment le pourraient-ils dès lors que dès le troisième ou quatrième coup
les possibilités de choix atteignent des chiffres proprement astronomiques?), mais
qu'ils ne sont pas continuellement occupés pour autant à corriger leurs hypothèses,
à revoir les lignes auxquelles ils ont choisi de se tenir et à en prévoir de nouvelles,
ou encore à tenter de décrypter les intentions de leur adversaire par une analyse
rétrospective des coups déjà joués. Mais s'il en va ainsi, comment ne pas penser,
sous condition de bien marquer la différence entre les deux situations aussi bien
qu'entre les deux processus de pensée, à ce que Freud écrit, dans ses Conseils aux
médecins, touchant la conduite de l'analyse à savoir le texte est bien connu,
mais deux mots m'y intéressent dont on n'a peut-être pas reconnu toute la portée
qu' « il n'est pas bon (es ist nicht gut), aussi longtemps que le traitement n'est pas
parvenu à son terme, d'élaborer scientifiquement un cas (eine Fall wissenschaftlich
zu bearbeiten), d'en reconstituer la structure, d'en vouloir deviner l'évolution, d'en
noter, de temps en temps, l'état présent, comme l'exigerait l'intérêt scientifique.
[.]Les cas qui réussissent le mieux sont au contraire ceux où l'on procède comme
sans but (wie absichtslos), où l'on se laisse surprendre par tout retournement et que
l'on affronte (entgegentritt) sans hypothèse ni idée préconçue (unbefangen und
voraussetzungslos)1 ».
Wie absichtslos « comme sans but ». Bien entendu, il ne serait pas de bonne
méthode, aux échecs, de s'en tenir à la règle de l'attention flottante. Et s'il est inter-
dit aux joueurs de prendre des notes pendant un tournoi, force leur est d'avoir, à
tout moment de la partie, une vue aussi synthétique que possible de la position sur
l'échiquier, sinon de l'échiquier lui-même, au titre de champ tabulaire des opéra-
tions. Pour un connaisseur comme Edward Lasker, la supériorité de Bobby Fischer
sur tous ses concurrents venait de la perception sans égale qu'il avait des « soixante-
quatre cases » est-ce à dire que, d'une certaine manière, Fischer ait pu se prévaloir
d'une meilleure connaissance du « terrain », (Sun Tzu « Par terrain, j'entends les
distances, la facilité de les parcourir, son caractère vaste ou resserré, et les chances
de vie ou de mort qu'il offre a)? Et cependant, si surprise il doit y avoir, et donc
ruse, celle-ci ne saurait intervenir qu'au défaut de tout raisonnement, de toute éla-
boration « scientifique ». Le danger étant égal à parler de l'analyse comme on le
ferait des échecs et des échecs comme on le ferait de l'analyse la comparaison n'a
de valeur que si elle prête à l'opposé de toute métaphore à un véritable travail
du concept, et qui visera moins à faire apparaître les points de convergence qu'à
marquer et articuler les différences. Si même elle en présente à l'occasion certaines
apparences (et jusqu'à prendre place en son cadre, comme on le voit par l'exemple
1. Freud, « Ratschiage fur den Arzt bei der psychoanalytischen Behandlung », G.W., t. VIII,
p. 380. Trad. fr. in La technique psychanalytique, P.U.F.
2. Sun Tzu, I, 5; op. cit., p. 97.
LA CROYANCE
du traitement réservé par Reuben Fine au jeune Bobby Fischer), une partie d'échecs
n'a rien de commun avec une cure, ni par la règle de terminaison à laquelle elle
obéit ni dans sa structure la symétrie qu'elle suppose entre les positions des deux
partenaires l'exclut dès le principe. Et quant au traitement analytique, ce serait se
contenter de peu que de souligner qu'il ne satisfait pas à la définition d'un jeu à
information complète. Dans les conditions d'une performance effective, l'écart n'est
en effet pas si grand qu'il y paraît entre un jeu dont les ramifications sont telles, et
si étendues, que l'information dont le joueur se trouve disposer à un moment donné
de la partie se révélera d'autant plus difficile à maîtriser, à la limite d'autant plus
aveuglante (comme peut l'être la Vérité) qu'elle sera plus complète, et une quête ana-
lytique qui n'a de sens qu'à faire venir au jour une information cachée, une vérité
plus ou moins profondément enfouie. Mais l'essentiel n'est pas là. La vraie question
porte sur la pertinence de la référence au jeu, s'agissant de la cure. Car si celle-ci
obéit bien à certaines règles, ces règles diffèrent de celles d'un jeu, au sens strict,
en cela qu'elles ne s'appliquent qu'au début de la cure et ne sont rien autre chose que
des règles d'ouverture. En suite de quoi la situation analytique évoluera de son
propre mouvement vers une autre forme de jeu, obéissant en cela à la définition que
Gregory Bateson propose du procès psychothérapeutique en général soit un procès
d'interaction entre deux sujets, dans lequel les règles du jeu sont implicites mais
sujettes à changer, la possibilité d'un tel changement (qui constitue l'une des dimen-
sions essentielles de la partie) devant rester elle aussi implicite, comme le chan-
gement lui-même'.
!)=
« Celui qui veut apprendre dans les livres le noble jeu des échecs ne tarde pas
à découvrir que seules les ouvertures et les fins de partie prêtent à une représentation
systématique et exhaustive, au lieu que la diversité incalculable du jeu, dès après
l'ouverture, l'exclut. Seule l'étude assidue des parties dans lesquelles des Maîtres
se sont affrontés peut combler les lacunes de l'initiation. Les règles qu'on peut don-
ner pour l'exercice (~M~~MMg) du traitement analytique sont soumises aux mêmes
limitations » Il est clair que les règles que Freud a ici en vue n'ont rien à voir avec
les règles d'un jeu et qu'elles concernent avant tout la direction de la cure, à la
manière des instructions dont on fournit une machine pour la mettre en état de
s'affronter à un Maître du jeu (mais la cure, à quel Maître s'affronte-t-elle, et au
1. Gregory Bateson, « A Theory of Play and Fantasy Steps to an Ecology of Mind, New
York, 1972, p. 192.
2. Freud, « Zur Einleitung der Behandlung G.W., t. VIII, p. 455. Trad. fr. in La technique
psychanalytique, P.U.F.
« WIE ABSICHTSLOS»
Maître de quel jeu?). La comparaison, pour autant, n'a pas qu'une portée rhéto-
rique (ceci dit pour tous ceux, analystes compris, qui confondent comparaison et
métaphore). Elle doit conduire à s'interroger sur ce qu'il en est du statut respectif
de la pratique échiquéenne et de la pratique analytique dans leur rapport à la Théo-
rie, sinon à la science. On l'a dit la théorie des échecs n'est pas constituée. Le
serait-elle qu'il ne resterait rien à jouer. Mais celle de l'analyse? La psychanalyse
aurait-elle le statut d'une science, et qui réussirait à formuler les lois auxquelles
obéit la cure, dans son développement, qu'il lui resterait encore à traiter des
patients dont elle a à connaître, ce pour quoi il n'est jamais de règle impérative. La
« difficulté humaine » dont Von Neumann fait état à propos des échecs, cette dif-
ficulté appartient à la définition même de l'analyse, comme elle appartient en fait à
celle du jeu, si le concept de jeu doit avoir un sens en dehors de la définition exacte
qu'en impose la Théorie. Mais il en résulte une conséquence d'importance, et qui
vaut pour l'analyse comme pour le jeu loin que l'action, dans un cas comme dans
l'autre, obéisse à un argument, sinon à une argumentation qui apparaîtrait comme
le reflet appauvri, déformé, d'un algorithme qu'il devrait être possible sous condi-
tion de faire abstraction de toute « difficulté humaine » de produire dans toute
sa pureté, force est d'admettre que les calculs qu'autoriserait cet algorithme, comme
la logique dont celui-ci procéderait, ne sauraient être d'aucune pertinence au regard
des conditions réelles de l'action.
La Théorie parle un autre langage que celui de l'action; elle opère à un autre
niveau, dans un autre registre. Est-ce à dire, cependant, qu'elle soit de nulle inci-
dence, sinon sur l'action elle-même, au moins sur l'argument auquel celle-ci obéit,
et qu'on l'entende a priori ou a posteriori, comme le scénario explicite sur lequel
elle se réglerait ou comme son canevas implicite, tel qu'il appartiendra à l'analyse
de le dégager après coup (pour ne rien dire du paradigme discursif dont l'action
relèverait dès lors qu'elle prête à récit, qu'elle se peut raconter)? La Théorie des
Jeux veut qu'une partie d'échecs se laisse décrire indifféremment comme une suc-
cession de choix raisonnés ou comme la suite ordonnée des positions correspondantes.
Ce faisant, elle nous propose le modèle d'une action dont la conséquence stratégique
se mesurerait à l'aune de ses résultats. Dans le cas de la cure et si même, sinon du
fait même qu'il en va en l'occurrence, pour le sujet, de son histoire nul plan préa-
lable ne serait de mise et le conseil que Freud donnait aux médecins (aux médecins,
c'est-à-dire à ceux dont la fonction est de guérir) de procéder sans hypothèse pré-
conçue, et comme s'ils ne s'assignaient aucun but (wie absichtslos) en clair de
procéder comme si la cure ne tendait à aucun but, même thérapeutique, la ruse de
l'analyse voulant que la guérison soit donnée, selon le mot de Lacan, « de sur-
croît )' ce conseil dit assez qu'il ne s'agit pas là d'un jeu, au sens de la Théorie.
Et pourtant la cure n'exclut pas toute mise en scène, qui suppose l'institution d'un
champ clos, coupé du monde, et la définition strictement limitative des opérations
LA CROYANCE
qui y pourront prendre place, savoir, pour l'essentiel, des opérations de discours.
Ainsi en va-t-il aux échecs, de par l'institution de l'échiquier et la réduction de l'élé-
ment ludique à un conflit d'apparence éminemment rationnelle. Jeu de langage, jeu
de guerre dans un cas comme dans l'autre le problème est de savoir dans quels
termes penser une action qui, pour trouver à s'inscrire dans un champ et une subs-
tance définie, ne se réduit pas pour autant aux énoncés qui y trouvent lieu de se
produire.
Nombre d'analystes pour la plupart anglo-saxons ne veulent connaître
que de cela seul qui se produit dans l'interlocution présente, le hic et nunc de l'ana-
lyse, à l'envisager, selon Lacan, comme une relation d'ego à ego Ce qui n'est assu-
rément pas la même chose que d'en restreindre le champ à cela qui peut y venir à se
dire, fût-ce sur le mode de la dénégation ou d'un silence toujours éloquent. Mais,
dans un cas comme dans l'autre, une même question est posée question du rap-
port entre ce qui s'inscrit dans le champ considéré et ce qui demeure hors-champ,
entre la scène ou le système et son dehors, mais aussi bien entre la géométrie du
jeu et sa dynamique. Ainsi en va-t-il aux échecs, dans la proportion où une partie se
pourrait décrire en fonction des seules figures qui s'inscrivent sur l'échiquier à
tenir une position pour un système, la formule de Saussure lui sera-t-elle applicable
qui déclare interne « tout ce qui change le système à un degré quelconquea? La
différence entre le jeu de la langue et une partie d'échecs, le point sur lequel la compa-
raison est en défaut, le Cours de linguistique générale ne l'ignore pas « Le joueur
d'échecs a l'intention d'opérer le déplacement et d'exercer une action sur le sys-
tème tandis que la langue ne prémédite rien; c'est spontanément et fortuitement
que ses pièces à elles se déplacent ou plutôt se modifient 3. » La langue joue
absichtslos, sans but (le « comme » n'étant pas ici de mise il n'y a pas de feinte ni
de ruse de sa part). Elle n'obéit non plus, dans son jeu, à aucune règle de terminai-
son nul ne peut dire quand finit le Latin, quand commence le Français. Mais une
partie d'échecs? Comment justifier, en théorie, le déplacement d'une pièce sur l'échi-
quier, sinon sur la base d'une analyse interne de la position? Si la théorie des échecs
était constituée, il ne resterait plus rien à jouer mais c'est qu'alors une description de
ce jeu serait possible qui ne ferait intervenir que des considérations internes, les seules
que retienne la Théorie. D'où le paradoxe dans un cas, celui de la langue, on
aurait affaire à un système dont la capacité qui est sienne de tout réduire à son
ordre se démontrerait du fait qu'il ne saurait évoluer que sous l'effet de déplace-
ments fortuits; dans l'autre, celui des échecs, le système serait d'autant plus exposé
aux aléas de la performance qu'il apparaîtra plus strictement déterminé.
1. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, 1975, p. 40.
2. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, 1973, p. 43.
3.7&d'p.l27.
« WIE ABSICHTSLOS
»
La lecture d'un livre comme celui que Reuben Fine a consacré à l'analyse du
match Spassky-Fischer témoigne des difficultés d'une pragmatique, d'une théorie de
l'action en tant que telle. Rien en effet n'illustre mieux ces difficultés que l'incapa-
cité où se trouve l'analyste (et le terme ne saurait être mieux approprié, le grand
Maître se doublant ici d'un psychanalyste, et réciproquement) à conjuguer dans un
même discours et l'analyse des circonstances extérieures de la performance à com-
mencer par le rappel des caprices de Fischer, de ses provocations, de toutes ces
« scènes » qui n'avaient en définitive pour objet que de déranger la mise en scène
consacrée et celle, interne, ou encore technique, de ses différents moments. On
peut bien prétendre à éclairer la conduite de jeu de chacun des adversaires en se
référant à sa structure et à ses motivations inconscientes, voire aux conflits spéci-
fiques auxquels Spassky aurait été en proie au titre de représentant de l'Union
soviétique, dans ce qui apparaît comme un épisode tardif de la guerre froide. La dif-
férence de qualité entre leurs techniques de jeu respectives n'apparaît pas telle,
à l'examen, qu'on puisse douter que le résultat final ait été dû, pour une bonne part,
à des causes psychologiques en témoigne le nombre des erreurs grossières commises
par Spassky tout au long du match et qu'on n'aurait pas attendu d'un joueur de bon
niveau, et moins encore d'un champion du monde'. Mais quand on en vient à étudier
chaque partie pour elle-même, d'un point de vue strictement technique, c'est en de
tout autres termes que le problème demande à être posé.
Les systèmes conventionnels de notation en usage dans la littérature échi-
quéenne comportent un signe pour dénoter la surprise un point d'exclamation
(C f3!), parfois redoublé, quand l'étonnement est considérable (C f3!!), ou suivi
d'un point d'interrogation (C f3!?), là où le coup, pour surprenant qu'il soit, n'en
apparaît pas moins discutable. Dans l'analyse de la treizième partie du match
Spassky-Fischer, Reuben Fine assortit d'un point d'exclamation l'énoncé de la
défense (C f3!) adoptée par Fischer en réponse à l'ouverture (e4) de Spassky soit
la Défense dite Alekhine connue en fait de longue date mais que celui dont elle
porte le nom, l'un des plus grands de l'histoire des échecs, aura utilisée et analysée
vers 19213. La surprise, si surprise il y eut, aura été de voir une défense aussi ris-
quée qu'insolite et où beaucoup reconnaissent l'une des premières manifestations
de la révolution « hypermoderne » qui secoua le monde des échecs dans les années
vingt mise en œuvre pour la première fois dans un Championnat du monde, et
cela à un moment où l'avantage acquis par Fischer (il menait alors par sept parties
contre cinq) aurait voulu que celui-ci vise, sans plus de façons, au match nul. Mais
Reuben Fine ne voit pas les choses ainsi à l'en croire, ce coup, pour inattendu qu'il
fût, s'inscrit paradoxalement dans la ligne de la politique qui aura été celle de
Fischer tout au long du match, une politique (le mot est lâché) marquée par la pru-
dence. Le jeu soviétique se caractérisant par une intense préparation collective et
l'élaboration de stratégies développées, le parti constant de Fischer un parti en
effet politique, beaucoup plus que stratégique aura été de tâcher à déjouer sys-
tématiquement toute prévision d'ordre stratégique, d'esquiver toute variation pré-
parée et de se tenir à l'affût, d'attendre, comme il devait le dire lui-même, que
son adversaire commette une faute pour, alors, ne plus le lâcher. C« I like to see 'em
squirm 2. JJ)
Dans le cas présent, il se trouva que Spassky disposait lui-même d'une réponse
inédite à la Défense Alekhine (P e5) d'où l'intérêt d'une partie où Fischer devait
finalement l'emporter, mais tout au long de laquelle l'initiative n'aura pas cessé de
changer de camp. Il reste qu'une étude approfondie des matches de Championnat du
monde permettrait sans doute de répondre à la question portant sur la place qui
peut être celle de la surprise, et partant de la ruse, dans un jeu à information
complète et dans les conditions d'une performance effective. Un coup peut surprendre
sans être à proprement parler rusé il en ira ainsi de toute innovation, de toute
variation inédite sur un thème donné. Or, l'on sait que ces thèmes abondent dans la
forme de mémoire tout à la fois collective et encyclopédique à quoi se ramène la
culture échiquéenne, et que les possibilités d'innovation apparaissent aujourd'hui
fort limitées, le jeu ayant été décortiqué et analysé de façon approfondie jusqu'au
vingtième coup (il fut un temps, au début de ce siècle, où il sembla qu'il n'y eût
plus rien à jouer, tout déjà ayant été écrit, sinon joué. Là-dessus vinrent les « Hyper-
modernes » qui, sans rien changer aux règles du jeu, lui donnèrent un nouveau
départ, en jouant autrement, au rebours de nombre de conceptions admises). Il est
clair que le jeu d'échecs présente, dans sa forme autant que dans son fonctionne-
ment, tous les traits d'un dispositif artificiel de mémoire. Mais ce dispositif a pour
originalité de mobiliser non pas tant une mémoire extérieure que la mémoire même
du jeu, tel coup convoquant aussitôt, par association, dans l'esprit des connais-
seurs une chaîne tactique ou stratégique dûment répertoriée. Chaîne ou réseau
car la possibilité est toujours ouverte de changer de ligne, de bifurquer en chemin (la
bifurcation qui fait le ressort du mot d'esprit, comme celui du lapsus « Ma langue
a fourché a). Mais si ruse il doit y avoir, et si ruse il y eut de la part de Fischer, elle
consiste à attendre l'adversaire au tournant, tout en jouant de la contradiction qui
définit le jeu d'échecs au double titre de jeu et d'objet pour la théorie le jeu qui
n'existe, qui n'est possible, praticable, que sous la condition que la théorie n'en soit
pas achevée; la théorie qui ne saurait se constituer qu'à tendre asymptotiquement
à éliminer la possibilité même d'un jeu. La maîtrise de Fischer aura en effet été,
comme y insiste Reuben Fine, d'ordre essentiellement tactique partie de son astuce
consistant à couper court à tout développement stratégique de la part de son adver-
saire tout en laissant celui-ci dans l'incertitude quant à sa propre ligne de conduite,
pour, une fois l'ouverture acquise aux moindres risques, gagner du temps en atten-
dant que se produise une percée. Dans une interview, Fischer comparaît les échecs
au basket-bail on se repasse le ballon jusqu'à ce qu'un trou apparaisse dans la
ligne adverse'. Telle aura été sa stratégie, ou plutôt sa politique, tout au long de
son match contre Spassky, une stratégie, une politique pour ainsi dire négative,
rusée, mais non pas pour autant défensive laisser l'autre, comme le dit Clausewitz,
commettre lui-même (et l'aider à les commettre) les erreurs de pensée qui, conver-
geant finalement en un seul effet, transforment soudain la nature de la chose, s'il
n'en est pas complètement aveuglé (ce qui fut à plusieurs reprises le cas pour Spas-
sky). En sorte que la règle de conduite qui est alors celle du joueur d'échecs serait
comme la figure inversée de celle à quoi doit s'en tenir l'analyste là où celui-ci
procédera wie absichtslos, le joueur s'appliquera au contraire à faire croire à
son partenaire qu'il suit une ligne stratégique définie alors qu'en fait il n'a d'autre
but que de déjouer la ligne adverse, de la mettre en défaut.
La ruse, une fois découverte et son action éteinte, est-elle bonne à remiser au
magasin des accessoires? Le retrait de Fischer de la scène des compétitions interna-
tionales pourrait indiquer qu'il ne dispose pas, quelles que soient ses capacités tech-
niques, d'une politique de rechange. Mais la ruse qui fut la sienne dans son match
contre Spassky, cette ruse n'est qu'une variante, parmi d'autres possibles et qui res-
sortissent toutes d'un même principe, d'une ruse beaucoup plus générale. Si ce
qui importe avant tout, suivant la formule de Sun Tzu, c'est de « s'attaquer à la
stratégie de l'ennemi2 », le comble de l'art consistera à en brouiller les lignes dans
son esprit en l'attaquant là où il est le plus vulnérable non pas tant sur l'échiquier
que dans son réseau d'associations, dans le modèle de perception, dans le disposi-
tif de mémoire qui est le sien; de l'attaquer, en somme, cet esprit, dans son fonc-
tionnement même en introduisant le trouble au point le plus intime du processus de
décision. De cette manière de ruse, il est rien moins que sûr qu'une machine sera
jamais capable, si même la maîtrise tactique qui est celle de l'ordinateur peut
compenser dans une certaine mesure ses limites stratégiques 3. L'une des raisons en
étant que la contrainte du temps ne saurait induire des effets de même nature chez
1. lbid., p. 42-43.
2. III, 4; op. cit., p. 112.
3. Newborn, op. cit., p. IX.
LA CROYANCE
force lui est alors de calculer. Tout le problème étant de savoir si, de ce calcul, dès
lors qu'il prétend mettre la théorie en défaut, la machine peut fournir un modèle,
même approximatif. La machine dont on aura compris (comme on aura compris
que je ne parle pas ici de l'analyse, mais des échecs) qu'elle n'est elle-même rien autre
chose, encore, qu'une ruse, la ruse d'une théorie qui n'opère qu'à faire croire qu'elle
existe, mais non sans que, jusque dans ce croire, un faire ne soit au travail.
HUBERT DAMISCH
Marthe Robert
DEVANT LA LOI
Quelles que soient au cours du temps les tribulations de son sentiment juif,
Kafka n'envisage à aucun moment de réintégrer la communauté, c'est là pour lui une
impossibilité parce que, n'ayant pas la foi au sens très strict où le judaïsme l'entend,
il ne peut pas non plus « s'approcher du Temple à la dérobée ». Mais si dans ce
mélange d'incroyance et de scrupules, il est forcé de demeurer à l'écart, même aux
époques où son retrait lui apparaît comme une forme de suicide, il ne s'ensuit pas
qu'il profite de la liberté qui, pour tant de Juifs détachés de la religion, découle
immédiatement de leur rupture délibérée. Tout incapable qu'il est de donner aux
petits réfugiés de l'Est ne fût-ce qu'une « triste réponse~ » touchant la foi et la piété,
il n'est pas libre pour autant d'organiser sa vie dans l'ordre matériel qui chez lui
n'est que l'aspect visible du spirituel comme si le code immémorial ne l'avait
jamais concerné. Ayant perdu la loi, mais non point le désir violent de la posséder,
lequel s'est au contraire dangereusement exacerbé à mesure qu'elle s'éloignait de
lui, il est infiniment plus assujetti à son manque de loi que ne l'est aucun croyant
aux règles sévères de son orthodoxie.
Là où les Juifs assimilés n'ont rien de plus pressé que de s'affranchir des
contraintes rituelles incompatibles avec leur désir de se fondre dans leur milieu,
Kafka regrette les contraintes qu'il n'a pas reçues de son éducation et dont par
conséquent, fût-il tenté d'en faire l'essai, il ne saurait même pas très bien comment,
pourquoi, jusqu'à quel point il devrait s'y plier. C'est que pour lui le commande-
ment n'est nullement aboli par la disparition du commandant qui l'énonçait
jadis, il survit en quelque sorte à sa propre nécessité, et non seulement il reste seul
à parler, mais, s'étant totalement émancipé de l'ordre divin dont il était l'agent dans
les « vieux temps formidables », il devient plus contraignant que jamais, et si tyran-
nique que ses exigences ne connaissent plus ni mesure ni limites. Rien d'étonnant si,
1. Cf. Lettre au père, in Préparatifs de Noce à la Campagne, tout le passage concernant le
judaïsme.
2. Lettres à Felice, vol. II, 802-804, 806.
LA CROYANCE
1. Manger n'importe quoi lui semble pourtant bien préférable pour qui peut le faire sans y pen-
ser, et partant, sans culpabilité, ce qui est le cas soit dans la misère, comme pour les petits réfugiés
de l'hôtel de ville juif de Prague, soit à un niveau supérieur de sagesse, comme pour ces gens qui sont
« de bons végétariens au fond d'eux-mêmes, mais qui, par souci de santé, par indifférence et parce
qu'en général ils font peu de cas de la nourriture, mangent de la viande et de tout ce qui se trouve.»
(F., 23 novembre 1912, 137). Kafka ne se fait pas un mérite d'être obligé de calculer là où la vraie
santé réside précisément dans une absence totale de calcul; de son point de vue, c'est même une fai-
blesse, qui le maintient à un échelon moral fort éloigné de son idéal.
DEVANT LA LOI
presque délirer. Ainsi il écrit à Robert Klopstock sur l'un des petits papiers avec lesquels il commu-
nique avec son entourage « Ce jour-là quand vous êtes venu, comme tout allait bien au lit, avec cela
je n'avais même pas de bière, mais en revanche compote, fruits, jus de fruits, eau, jus de fruits,
fruits, compote, eau, jus de fruits, fruits, compote, eau, limonade, cidre, fruits, eau. C'est à ce
moment que par un raffinement d'horreur vraiment superflu, il reçoit les épreuves du Champion de
Jeûne, l'un des trois récits composant son dernier recueil. Il ne peut en corriger que le premier
feuillet et la nouvelle ne paraît qu'après sa mort.
1. Ibid., 133.
LA CROYANCE
d'interprétation, et comme chaque sage fait valoir sa propre opinion, le Chien, qui
veut réellement rester dans la légalité sans renoncer pour autant à jeûner, adopte
naturellement le parti le plus favorable à son projet. Pour se mettre à l'abri de ce
côté, il se réfère à « un célèbre colloque » dont le jeûne a jadis fait l'objet « .l'un
de nos sages exprima l'intention de l'interdire. Un autre sage l'en détourna en
demandant Mais qui donc voudra jamais jeûner? Le premier se laissa
convaincre et retira l'interdiction. Or ceci soulève de nouveau la question le jeûne
n'est-il pas interdit en réalité? Les commentateurs y répondent en majorité par la
négative, ils tiennent le jeûne pour licite, et comme ils se rangent à l'avis du second
sage, ils n'ont pas à redouter les graves conséquences d'une erreur d'interprétation.
Avant de commencer mon jeûne, j'avais pris bien soin de m'en assurer.' » Par
un dernier scrupule, donc, le Chien tient à se montrer correct envers la loi jusque
dans le risque qu'il prend de la violer. Car le risque existe et il le sait, c'est juste-
ment pourquoi il proteste si bruyamment de sa bonne foi quoi qu'il arrive, il
n'aura pas péché volontairement, et il s'arrange pour que les puissances mystérieuses
dont il redoute la vengeance en soient dûment averties.
Pour son malheur, toutefois, les puissances ne se laissent pas si aisément
circonvenir, il s'en aperçoit à l'instant même où la faim commence vraiment à le
torturer. Tout se passe en effet comme si la loi et la faim avaient partie liée, ou plus
exactement, comme si la loi ne faisait connaître sa volonté qu'en forçant le jeûneur
à éprouver la faim qu'il a souhaitée dans toute son indicible horreur. Tant qu'il
avait le ventre plein, le Chien pouvait jouer avec le sens de la loi et faire de l'exégèse
en toute sérénité « Mais maintenant que je me tordais dans les affres de la faim
et que, l'esprit déjà quelque peu égaré, je cherchais continuellement le salut dans
mes pattes de derrière, en les suçant, les mordant désespérément jusqu'à l'anus,
l'interprétation généralement admise de ce colloque me paraissait fausse de bout en
bout, je maudissais l'exégèse, je me maudissais de m'être laissé égarer par elle car,
un enfant -s'en serait rendu compte, il y avait là beaucoup plus qu'une seule interdic-
tion de jeûner le premier sage voulait interdire le jeûne, or ce que veut un sage
est déjà accompli, le jeûne était donc interdit; le second sage n'abondait pas seule-
ment dans son sens, il allait jusqu'à considérer le jeûne comme impossible, de sorte
qu'au premier interdit s'en ajoutait un deuxième, celui de la nature canine elle-
même prenant le fait en considération, le second sage avait retiré son interdiction
formelle, c'est-à-dire qu'il ordonnait aux chiens, tout étant dûment exposé, de mon-
trer du discernement et de s'interdire eux-mêmes de jeûner. Ainsi une triple inter-
diction au lieu de l'unique défense habituelle, et je l'avais violée. 2 ». Le Chien a beau
être versé comme personne dans la science de l'exégèse, son étude de la loi ne
1. Ibid., 133.
2. Ibid., 135.
DEVANT LA LOI
progresse pas grâce à sa propre subtilité, mais uniquement grâce à la faim, qui est
l'épreuve suprême de la réalité. A l'instar de tous les personnages de Kafka et de
Kafka lui-même, il n'apprend la loi que par la sentence qu'elle prononce contre lui
dans les profondeurs de sa chair, bien avant qu'il ne la saisisse en esprit.
S'il est permis de prendre l'auteur aux mots de son animal savant et les
concordances frappantes entre le récit et maints passages du Journal ne laissent
guère de doutes à ce sujet1 Kafka sait parfaitement que sa volonté d'ascétisme
le dresse d'une part contre la loi ancestrale, dont l'exégèse peut, il est vrai, atténuer
les rigueurs ou exploiter les ambiguïtés, et d'autre part contre la loi naturelle qui,
relevant de la justice immanente, est totalement insensible aux arguties et aux
gloses, fussent-elles des plus subtiles. Doublement fautif, donc, et conscient de l'être,
il ne se résout pourtant pas à « obéir avec un peu de retardet à interrompre son
jeûne, mais succombe au contraire à la tentation de le continuer, ce qui naturelle-
ment l'enfonce un peu plus dans sa culpabilité. A la différence de l'ascète soutenu
par une solide construction théologique qui, s'il souffre, a du moins la conviction
d'être dans la vérité, Kafka pour son malheur est forcé de juger illégale la seule
forme d'existence qui lui semble digne d'être vécue, il s'impute à crime ce qui, dans
d'autres sphères idéologiques, signale sans équivoque l'effort vers la sainteté, et
comme en même temps il n'est pas en son pouvoir de changer, ce crime dont il ne
peut ni s'abstenir, ni se repentir, fait au moins autant que ses pratiques ascétiques
les plus excessives pour délabrer sa santé.
Le commandement sans commandant auquel il lui faut obéir n'étant jamais
satisfait, Kafka ne se borne pas à se nourrir le moins possible, il accumule encore
autour du simple fait de manger toutes sortes de bizarreries, comme pour compenser
le manque de substance de ses repas par un cérémonial compliqué. L'une de ces pro-
cédures rituelles lui est inspirée par un certain Fletscher, un thaumaturge américain
qui recommande à ses adeptes de mastiquer cent fois chaque bouchée, chose que la
moindre bienséance interdit naturellement de faire en public. Ainsi grâce à un
régime de famine pénible à voir pour son entourage 2, et à ce « fletschern » que sa
1. Ainsi le Chien dit lorsqu'il se croit sur le point de mourir « J'avais l'impression d'être
séparé de mes frères non pas par la longueur d'une petite course, mais par une distance infinie, et de
ne pas mourir de faim, mais d'abandon. Il était évident que personne ne se souciait de moi. Peut-
être la vérité n'était-elle pas trop loin, peut-être n'étais-je pas aussi abandonné que je ne le pensais,
peut-être ne l'étais-je pas des autres, mais de moi-même, qui faisais faillite et mourais. » (ibid., 135).
Et Kafka dans son~oMt-~a/, le 29 janvier 1922 « Je ne suis pas seulement abandonné ici, je le suis
même à Prague, même dans ma ville natale et non seulement par les hommes (.), je suis aban-
donné par moi-même en ce qui concerne les hommes, par ma propre force en ce qui concerne les
hommes. » (~ 542.) Un peu plus loin, il évoque sa « nourriture essentielle » qui, dit-il, « provient
d'autres racines plongeant dans un autre air ».
2. « Avant de s'y habituer, mon père n'a pu pendant des mois assister à mon dîner qu'en se
cachant derrière son journal », F., 7 novembre 1912, 92.
LA CROYANCE
bonne éducation l'empêche d'exhiber, il parvient à recréer les conditions d'une ségré-
gation alimentaire semblable à celle dont la loi juive porte obligation, à ceci près que
ses règles personnelles, issues du fin fond de son angoisse et non d'une conception
du monde partagée, produisent l'effet contraire à celui que la Thora a pour tâche
de garantir au lieu de le séparer des non-Juifs pour mieux l'unir à ses congénères,
elles le séparent des Juifs non moins que des chrétiens et l'excluent en fin de compte
de tout repas pris en commun, fût-ce à la table de ses plus proches amis. A cause
de la loi dont il subit toujours le joug, mais qui, dénaturée par l'ignorance et le demi-
oubli, ne lui parle plus qu'à travers les impératifs de sa propre cruauté, Kafka ne
peut jamais dîner en ville et aller chez les autres en convive; il mange à part dans
sa propre famille comme dans ces lieux publics. Étant donné le rôle essentiel que
jouent entre les hommes les rapports de convivialité, la solitude à laquelle il est
contraint pour manger l'expose chaque jour à se retrancher de l'humanité.
Dans toutes les affaires importantes de sa vie, Kafka s'appuie pareillement sur
une idée juive authentique qui, étant vidée pour lui de tout contenu social et reli-
gieux, se pervertit en quelque sorte par excès, et l'entraîne finalement à mille lieues
de la loi juste qu'il s'entête à chercher. De même qu'en se dotant d'un système per-
sonnel d'obligations alimentaires, il trahit tout à la fois sa nostalgie de l'oeuvre
ancestrale et son désir de l'annuler, de même en ce qui concerne le mariage, il exa-
gère tellement la pensée juive traditionnelle qu'il la retourne en son contraire et ne
tire de cette surenchère que l'impossibilité de se marier. Là encore ses efforts contra-
dictoires pour se procurer à tout prix une loi de rechange ne réussissent qu'à le
fourvoyer le mariage tel qu'il le conçoit devient le principal obstacle à son accom-
plissement et le condamne au célibat, c'est-à-dire à ce qui est pour tout Juif pieux,
comme pour lui, justement, le triste état de l'être inachevé.
A une époque et dans un milieu où le mariage n'est plus pour la plupart qu'une
affaire de coeur ou de convenances sociales, Kafka a sur le sujet des idées qui le
rendent infiniment plus proches des anciens rabbins que des jeunes Juifs de sa géné-
ration (et même de ses aînés, son père par exemple en est positivement dégoûté).
Pour lui, en effet, le mariage n'est pas seulement le droit naturel dont tout adulte dis-
pose pour satisfaire ses besoins sexuels et fonder un foyer, c'est au sens strict une
obligation, et d'un ordre si élevé que quiconque s'y soustrait tombe de lui-même hors
de l'humanité. La phrase du Talmud qu'il cite dans son Journal après l'avoir enten-
due dans une pièce de Gordin « Un homme sans femme n'est pas une créature
humaine », il la porte, dirait-on, de tout temps en lui, pour son malheur au demeu-
rant, car lorsqu'il lui faut constater que toute espèce de vie commune lui est déci-
dément interdite, par sa religion de la littérature d'abord, mais aussi par ses
autres « singularités », l'adage talmudique est cela même qui lui énonce son arrêt.
Par une rencontre qui peut donner à penser, Kafka commence à souffrir du
célibat et à s'inquiéter de son avenir juste au moment où sa fréquentation des Juifs
DEVANT LA LOI
de l'Est lui fait découvrir un judaïsme opposé en tout point au sien, aussi pur pour
l'essentiel que celui de Prague lui paraît frelaté. Jusque-là il a 28 ans la vie de
garçon n'a pas paru trop lui peser, du moins n'en dit-il rien dans son~OMr~a/ et dans
ses lettres à ses amis; mais à peine s'est-il lié avec les acteurs que le spectre du célibat
le saisit et qu'il s'efforce de le conjurer, comme toujours par la littérature puisqu'il
ne trouve qu'en elle son véritable moyen d'action. Quoi qu'il en soit de cette coïnci-
dence des dates, c'est en novembre, puis en décembre 1911 que le Célibataire fait
son apparition dans son œuvre 1, sur un mode plaintif et même un peu larmoyant qui
ne laisse nullement présager le rôle extraordinaire qu'il sera appelé à y jouer. Dans
le premier texte, cette créature de malheur n'est encore qu'un pauvre homme (« Il
semble que ce soit affreux d'être célibataire et, en vieillard gardant à peine sa
dignité, de demander accueil aux autres.2 »), dans le second 3, il est déjà le mi-mort,
mi-vivant, le fantôme glacé et repoussant qui, du Verdict au Château, mine de l'in-
térieur les forces du héros et contribue à l'égarer (parfois le spectre et le héros ne font
qu'un, c'est le cas du Chasseur Gracchus, qui erre éternellement dans l'entre-deux
de la mort et de la vie). Déjà Kafka en est hanté et c'est peut-être pourquoi il décide
brusquement d'épouser Félice, à l'issue d'une unique soirée où il lui a à peine
parlé".
Le contraste entre cette précipitation peu banale et l' « atermoiement illimité »
de ses fiançailles traînées durant cinq années laisse évidemment supposer que si
Kafka s'éprend réellement de Félice, il n'est tellement pressé sur le moment
par la suite en revanche il prendra tout son temps que parce qu'il a besoin de la
jeune fille pour vaincre le démon du célibat, auquel il craint déjà d'être définitive-
ment enchaîné (il n'y a pas si longtemps que le souvenir de l'oncle Rudolf est venu
le lui suggérer). Aimée pour elle-même certes, mais aussi pour l'aide qu'elle peut
lui apporter contre sa propre volonté d'isolement, Félice devient sur-le-champ
avant même de se savoir courtisée, ou peu s'en faut, et cela va de soi à son insu
l'objet innocent d'un marchandage bien préparé elle servira de monnaie d'échange
contre la honte que Kafka ressent à n'être pas un homme marié, et c'est pour une
1. A vrai dire, le sujet est déjà évoqué dans les deux nouvelles les plus anciennes qui nous aient
été conservées Description d'un Combat et Préparatifs de Noce à la Campagne, mais là, le célibat
n'est pas encore une malédiction, le héros le redoute vaguement et l'écarte simplement en se décla-
rant fiancé.
2. 14 novembre 1911, 138, publié par Kafka dans son recueil « Méditation ».
3. Ibid., 3 décembre 1911.
4. « Quand j'arrivai chez Brod le 13 août, elle était assise à table et je l'ai pourtant prise pour
une bonne. Je n'étais d'ailleurs nullement curieux de savoir qui elle était, je l'ai aussitôt acceptée. »
Et encore « En m'asseyant, je la regardai attentivement pour la première fois, une fois assis j'avais
déjà sur elle un jugement inébranlable. » (/ 20 août 1912, 254). Cette description ne permet vrai-
ment pas de parler de coup de foudre et pourtant Kafka est déjà décidé, ses premières lettres ne
laissent pas de doutes à cet égard.
LA CROYANCE
part à cause de cette spéculation intéressée qu'il ne pourra pas la posséder. Car ici le
calcul est à demi conscient, Kafka fait plus que l'insinuer en prêtant le même, exac-
tement, à deux de ses héros qui eux aussi veulent « arriver par les femmes »,
Joseph K. jusqu'à ses juges, K. l'Arpenteur jusqu'aux Messieurs et qui comme
lui en sont sévèrement châtiés.
Convoité surtout comme protection contre le malheur honteux du célibat, le
mariage n'est pourtant pas réduit à une fonction purement négative, ou plus exac-
tement ce négatif est cela même qui accroît sa valeur et le rend apte à élever sensi-
blement le niveau ordinaire de la vie. Le mariage sauve l'homme du seul fait qu'il
l'arrache au cercle étroit où, jusque-là, ses calculs mesquins et sa froideur le tenaient
confiné. Il relève la créature et accomplit du même coup une fonction proprement
religieuse, qui le place lui-même très au-dessus de ce qu'il peut être pratiquement
pour le couple isolé. Le mariage particulier peut être heureux ou malheureux, réussi
ou raté, le mariage en général n'en est pas moins l'état par quoi l'individu a le
moyen de se racheter. Toutes les aventures de K. l'Arpenteur tournent autour de
cette vertu rédemptrice qu'il accorde à son union avec Frieda et que, c'est là sa plus
grave erreur, il veut de surcroît faire officialiser (notons que Frieda est une petite
bonne de café et que son nom est approximativement la traduction allemande de
Félice). De fait lorsque Kafka note dans son ~oMr~a/ « L'élargissement et l'éléva-
tion de l'existence par le mariage. Phrase de sermon. Mais j'en ai presque le pres-
sentiment' », il a conscience avec raison de penser presque en théologien presque
il est vrai, et la restriction est de poids puisqu'elle mesure exactement la fausseté de
sa position et quoique sa doctrine ne se fonde que sur un pressentiment, elle ne
l'en rattache pas moins directement à la lignée de ce maître du Talmud qui, à la ques-
tion « Comment faire pour étudier la Thora en toute vérité? a, répondait sans
détour « D'abord se marier 2. »
D'abord se marier ce précepte de la sagesse juive, Kafka ne fait pour ainsi
dire rien d'autre que de se le répéter. Il s'en pénètre et le ressasse et en est positive-
ment obsédé, mais, et du même coup la sagesse héritée des pères se retourne en
folie sans jamais parvenir à le réaliser. C'est que là encore la loi lui est dérobée et
que, le sens de sa norme lui faisant complètement défaut, il ne trouve à la rempla-
cer que par une idée absolue de la pureté. Dès lors, déplacé sur l'objet vivant le
moins fait pour s'en accommoder, cet absolu pris en contre-sens de la loi lui cache le
mariage humain et le lance à la poursuite du mariage idéalement pur qui, n'ayant
d'absolu que son impossibilité, le livre à l'état qu'il redoute le plus, avec pour seul
profit le sentiment de son impuissance et de son indignité.
l.3juil)etl913,278.
2. Ce midrasch tiré d'un cours d'Emmanuel Levinas m'a été communiqué par Rachel Goïtein-
Galpérine, à qui j'exprime ici mes remerciements.
DEVANT LA LOI
Que l'union désirée par Kafka n'ait de mariage que le nom, Felice en est avertie
presque dès le début, à mots tellement couverts il est vrai qu'elle ne sait trop qu'en
penser (ou si elle le devine vaguement, elle prend le parti de ne pas trop s'en inquié-
ter). Kafka commence par l'informer de ses habitudes alimentaires, bien entendu
sans souligner outre mesure l'importance décisive qu'il y attache dans son économie
personnelle, et en passant sur ce qu'elles ont de gênant pour autrui dans la vie quo-
tidienne. Sur la question du chauffage et du vêtement, il insiste déjà un peu plus, en
concédant d'ailleurs honnêtement que sa résistance spéciale au froid n'est pas sa
vraie raison de ne porter en plein mois de novembre « aucune espèce de pardessus
lourd ou léger a (à Prague!) et de « faire parmi les passants emmitouflés figure de
fou en chapeau de paille et costume d'été 1 ». Après cet auto-portrait volontairement
chargé il est destiné tout à la fois à effrayer Felice et à tempérer par le rire la gra-
vité alarmante du propos Kafka en vient progressivement à aborder le principal,
ou plutôt à le contourner, car vis-à-vis de la jeune femme qu'il veut épouser, le prin-
cipal n'est pas seulement difficile à dire, il est tout bonnement l'indicible. Pour cela
il prend la chose par le biais de sa mauvaise santé « J'ai tout juste assez de santé
pour moi, mais cela ne suffit déjà plus pour me marier et encore moins pour avoir
des enfants. Puis, comme Felice croit sentir là un désir de rupture elle ne
connaît pas encore son correspondant Kafka se hâte de la détromper et reprend
la question scabreuse par un autre biais, qu'il trouve fort à propos chez l'un de ses
poètes chinois préférés. Après avoir présenté l'auteur, Yan-Tsé-Tsaï, il se donne la
peine de transcrire entièrement le poème, qui s'intitule « Au cœur de la nuit ». Le
héros en est celui que l'on appelle ordinairement « le lettré », ou encore « le casa-
nier » lorsqu'on l'oppose au « guerrier ». Le lettré, donc, a travaillé toute la nuit à
la lueur de sa lampe tandis que sa maîtresse l'attendait patiemment au lit. Absorbé
dans son étude, il a laissé le feu s'éteindre, la chambre est froide et les parfums
répandus sur sa couche se sont depuis longtemps évaporés quand, l'aube venue, sa
maîtresse, furieuse, lui arrache la lampe des mains en s'écriant « Sais-tu l'heure
qu'il est?oC'est tout, Kafka recommande simplement à Felice de savourer le
poème, pour le moment sans le commenter. Quelques semaines plus tard, toutefois,
1. F., 7 novembre 1912, 92.
2. Ibid., Il novembre 1912, 102.
3. F., 24 novembre 1912, 136 et 137. Kafka a pris ce poème dans le recueil de Hans Heil-
mann « Chinesische Lyrik vom ~2.yaAr/!KMderf v. Chr. bis zur Gegenwart, Munich 1905. Il avait
une grande prédilection non seulement pour ce recueil, mais pour tout ce qu'il connaissait de la
littérature chinoise par les traductions. Dans ses Carnets de 1920, on trouve, sans indication de
source ni d'auteur, un autre poème et deux extraits tirés d'un livre de légendes chinoises « Histoires
de revenants. Le poème se termine sur une phrase « J'ai passé ma vie à me défendre de l'envie d'y
mettre fin », que Kafka cite encore dans une lettre à Milena. Cf. Ppf., 294 et 297, et M., 241. Les
affinités de Kafka avec la sagesse chinoise s'expriment naturellement aussi dans les fragments qui
composent le récit de La Muraille de Chine.
LA CROYANCE
comme il écrit à la jeune fille la nuit et qu'il constate l'heure avancée, le savant chi-
nois lui revient à l'esprit « Malheureusement, malheureusement, ce n'est pas mon
amie qui me réveille, mais la lettre que je veux lui écrire. Tu m'as écrit une fois
que tu voudrais être auprès de moi tandis que je travaille; figure-toi, dans ces condi-
tions je ne pourrais pas travailler (même autrement je ne peux déjà pas beaucoup),
mais là alors je ne pourrais plus du tout travailler.' » Ce qui vient maintenant
outrepasse de très loin la situation du poème, car le lettré chinois supporte encore
la présence d'une femme à ses côtés, Kafka, non, il lui faut pour écrire une solitude
absolue, une nuit plus noire que toutes les nuits, le silence de la crypte, enfin, où
il rêve de s'ensevelir « J'ai souvent pensé que la meilleure façon de vivre pour moi
serait de m'installer avec une lampe et tout ce qu'il faut pour écrire dans une vaste
cave isolée. On m'apporterait mes repas et on les déposerait toujours très loin de ma
place, derrière la porte la plus extérieure de la cave. Aller chercher mon repas en
robe de chambre serait mon unique promenade. Puis je retournerais à ma table, je
mangerais avec ferveur et je me remettrais aussitôt au travail. Que n'écrirais-je pas
alors! De quelles profondeurs ne saurais-je pas le tirer! Sans effort! Car la concentra-
tion extrême ne connaît pas l'effort. Sauf que je ne pourrais peut-être pas le faire
longtemps et qu'au premier échec, peut-être inévitable même dans de pareilles
conditions, je serais contraint de me réfugier dans un accès grandiose de folie.
Qu'en dis-tu, chérie? Ne te dérobe pas à l'habitant de la cace.~ » Pour l'instant
Kafka retient encore le principal, il se contente d'avertir Felice mais très claire-
ment que si elle se résout à l'épouser, chacun d'eux en fait se mariera de son côté,
elle avec un mari absent, lui avec une littérature ayant tous les droits sur sa vie.
On imagine sans peine la révolte de Felice devant pareil tableau de son avenir
conjugal, aussi pour l'apaiser Kafka fait-il une fois plus appel au Chinois, lequel, si
bien défendu soit-il contre la séduction, laisse pourtant la femme triompher de sa
volonté « Mais finalement elle n'a pas pu se contenir et lui a quand même pris la
lampe des mains, ce qui finalement était tout à fait juste, bon pour sa santé à lui,
espérons-le sans danger pour son travail, profitable à l'amour; ce qui a produit un
beau poème et n'a pourtant été somme toute qu'une illusion de la femme sur elle-
même.~ » Affolé par la réaction de Felice, que l'histoire de la cave a apparemment
bouleversée, Kafka s'efforce de lui montrer les choses sous un jour moins effrayant,
qui sait, peut-être ne sera-t-il pas l'habitant de la cave à tout instant du jour et de la
nuit, peut-être remontera-t-il çà et là, et, se laissant prendre la lampe des mains à
l'instar du lettré chinois, ira-t-il malgré tout rejoindre sa femme au lit. Peut-être
mais deux jours plus tard ce fragile espoir est déjà anéanti, toujours grâce au poème
Milena aura ce privilège, Kafka lui remettra tous ses carnets et lui donnera ainsi le
moyen de ne pas s'égarer trop longtemps), car là elle pourrait lire par exemple en
cette même année 1913 « Le coït considéré comme le châtiment de la vie commune.
Vivre le plus ascétiquement possible, plus ascétiquement qu'un célibataire, c'est pour
moi l'unique possibilité de supporter le mariage. Mais elle?1Là elle apprendrait
enfin ce que Kafka attend d'elle sans oser le lui demander franchement un mariage
d'amour, certes, mais aussi peu consommé que possible et donc presque nul, presque
blanc. Un mariage efficacement protégé contre ce que Kafka dépeint un jour à
Milena comme la magie noire de la sexualité « Ici est le monde que je possède, et
je passerais de l'autre côté pour l'amour d'un philtre inquiétant, d'un tour de
passe-passe, d'une pierre philosophale, d'une alchimie, d'un anneau magique? Cela
non, j'en ai affreusement peur.2»Mais Felice ne sait pas encore ce qu'il en est de
cette peur, et pourquoi Kafka se refuse à « vouloir attraper par magie, en une
nuit, hâtivement, la respiration oppressée, perdu, possédé, ce que chaque jour donne
aux yeux ouverts3 », autrement on aurait peine à croire qu'elle tienne bon durant
tant d'années, et qu'après la dramatique rupture de 1914, elle consente si vite à
renouer. Il est vrai qu'à cette époque, l'acte charnel est encore pour Kafka « un
lien qui sépare », mais un lien malgré tout, alors qu'au temps de Milena il deviendra
ce qui empêche l'union « un mur ou une montagne, ou plus exactement un tom-
beauM(le mariage blanc que Kafka n'ose pas proposer à Felice, il semble bien
que sa deuxième fiancée Julie Wohryzek s'y soit plus ou moins résignée; d'après
Kafka elle aurait admis avec lui « que le mariage et les enfants étaient en un cer-
tain sens pour moi le but suprême sur terre, mais qu'il m'était impossible de me
marier5 »).
Parmi les raisons qu'il invoque publiquement pour expliquer cette impossi-
bilité d'avoir femmes et enfants, Kafka donne bien entendu la première place à la
littérature, mais en privé il insiste surtout sur son besoin irrépressible de pureté.
Dans le bilan qu'il dresse en 1913 de « tout ce qui parle pour et contre mon
mariage il note d'abord qu'il est incapable de « supporter seul les assauts de ma
propre vie, les exigences de ma propre personne, l'offensive du temps et de l'âge,
l'afflux vague de mon désir d'écrire, l'insomnie, le voisinage de la folie et que
néanmoins les choses liées de près ou de loin à la sexualité lui donnent aussitôt à
penser « la moindre plaisanterie dans un journal satirique, le souvenir de Flaubert,
et de Grillparzer, la vue des chemises de nuit sur le lit de mes parents, le ménage
de Max a tout cela le renvoie à sa vieille anxiété, où la peur de se lier et de se
perdre se mêle à la crainte de se souiller. Dans un autre « bilan » daté du 20 août
1916, le mariage est inscrit dans la colonne de l'impureté, mais comme il ne cesse
pas pour autant d'être le but suprême sur terre, le pour et le contre éternellement en
balance lui ôtent tout moyen de s'accomplir. Ainsi écartelé entre deux lois impos-
sibles à concilier, l'une, la juive, qui lui commande de se marier pour être un homme
au sens plein du mot, l'autre, l'étrangère, qui lui impose de séparer le lien conjugal
de la sexualité et par là même de le stériliser, Kafka ne prend de chacune que le
tourment de ne pouvoir la satisfaire pleinement, et le sentiment intolérable d'être
quoi qu'il fasse dans l'illégalité.
Que cet écartèlement entre deux lois antinomiques ne soit que la manifestation
visible d'un trouble psychique beaucoup plus profond, Kafka connaît trop bien la
racine de son mal pour être tenté de le nier, il sait que la cause première de son
mal réside dans une sexualité foncièrement perturbée, qui le condamne à désirer
presque n'importe quelle femme et à rester de glace devant la femme aimée. Après
avoir laissé longtemps la vérité dans le demi-jour de la métaphore et de l'allusion,
le jour vient où il lui faut enfin l'avouer à Felice « Le vrai objet de ma peur on
ne peut rien dire ni rien entendre de pire c'est que je ne pourrai jamais te possé-
der. Que dans le meilleur des cas je devrai me contenter, tel un chien éperdument
fidèle, de baiser la main que tu m'abandonneras distraitement (.), que je serai
à ton côté et que, comme il est déjà arrivé, je sentirai près de moi le souffle vivant
de ton corps, tout en étant plus éloigné de toi au fond que je ne le suis maintenant
dans cette chambre (.), que je passerai devant le monde entier avec toi, uni à toi
en apparence et te donnant la main, mais que rien de tout cela ne sera vrai. Bref,
que je resterai à jamais exclu de toi, et quand même tu te pencherais tellement bas
sur moi que cela te mettrait en péril 2. » Quelques années après son « grand aveu »,
il s'efforce d'expliquer à Brod, qui lui non plus ne comprend pas très bien la raison
de son désespoir, en quoi consiste exactement cette forme d'impuissance qui vient
1. 21 juillet 1913, 281. Flaubert et Grillparzer étaient avec Kierkegaard les grands
exemples d'écrivains célibataires auxquels Kafta se référait le plus souvent pour justifier son propre
recul devant le mariage. Mais à ses yeux, Kleist était le seul à avoir trouvé la bonne solution (le suicide
à deux ne laissait pas de le tenter, en deux occasions il le propose même à Felice).
2. F., 1" avril 1913, 397 et 398.
LA CROYANCE
encore de lui faire perdre Milena « plus tard les choses se sont passées de telle
sorte que le corps d'une jeune fille sur deux m'attirait, celui de la jeune fille en qui
je mettais mon espoir (à cause de cela?), nullement. Tant qu'elle se refusait à moi (F)
ou tant que nous étions d'accord (M), ce n'était encore qu'une menace lointaine, ou
peut-être même pas tellement lointaine, mais dès qu'il se produisait le moindre
incident, tout mon édifice s'écroulait. Par souci de dignité, par orgueil (si humble
qu'il paraisse, le Juif d'Occident tout courbé), il ne m'est possible d'aimer que si
je peux placer mon objet tellement au-dessus de moi qu'il me devient inacces-
sible. ». Cette description clinique ne laisse rien à désirer, sauf que l'orgueil du
Juif d'Occident n'est que l'écran derrière lequel Kafka se cache la cause première
de son infirmité.
L'impuissance dont il souffre et que l'on appelle quelquefois psychique, pour
marquer son caractère tout relatif, est l'un des mystères que Freud a permis de
déchiffrer en découvrant son origine infantile et ses liens étroits avec le drame
« œdipien ». Identifiée avec la mère sur qui le désir de l'enfant s'est porté, et placée
aussi haut qu'elle dans la hiérarchie intérieure de l'adulte névrosé, la femme aimée
devient par là même une idole sacrée elle est frappée du tabou de l'inceste comme
la vraie mère l'était pour le petit garçon, ce qui fait d'elle une source perpétuelle
d'anxiété et une perpétuelle tentation. Le désir détourné de son véritable objet
se fixe alors sur les femmes exclues de ce cercle d'images passionnées, c'est-à-dire
sur celles que leur basse condition sociale ou leur mauvaise réputation conduisent
à dévaloriser. Pour les jeunes bourgeois du siècle dernier, le plus gros contingent
des femmes disponibles est fourni par les domestiques, les gouvernantes et surtout
par les prostituées qui, étant situées à une distance incommensurable de la mère
idéalisée, ont l'avantage d'écarter du névrosé les phantasmes incestueux généra-
teurs d'angoisse et de culpabilité. Un avantage douteux, il est vrai, car la mère
de l'enfance ayant capté toutes les possibilités de désir et d'amour, c'est encore elle
qui est possédée à travers la bonne ou la prostituée, de sorte que la culpabilité liée
à l'inceste n'est nullement éteinte et que la mère élevée au-dessus de toutes les
femmes devient pareille aux plus dégradées.
Vu sous l'angle de la théorie analytique, le cas de Kafka est si classique qu'on
en ferait aisément un exemple de manuel. On y trouve sinon directement, du
moins par déduction, à travers la haine du père tout-puissant, l'attachement pas-
sionné pour la mère une mère d'autant plus désirée dans l'enfance qu'elle est
souvent absente du foyer; l'initiation de l'adolescent par une gouvernante et plus
tard, un commerce sexuel limité presque entièrement aux prostituées et aux Jossie
ou Effie qui servent dans les brasseries et les cafés; enfin échec du désir devant
toute femme en qui la mère-épouse est réincarnée. Kafka, qui appelle Milena
« mère », et « grande mère » sa jeune sœur Ottla, semble presque soupçonner le
caractère incestueux de ses attachements et, par suite, la vraie nature de son
incapacité (rappelons-nous la vue des chemises de nuit sur le lit de ses parents,
ainsi que les idées d'inceste que lui évoquent sans cesse chambres conjugales et
chambres d'enfants). Il pressent également que s'il tend à porter la femme aimée
aux nues, c'est précisément pour la placer à un tel sommet qu'il ne lui soit plus
permis de la toucher. Du reste il n'est pas sans connaître la théorie freudienne qui
expliquerait son cas, il l'admet même jusqu'à un certain point lorsqu'il afFirme que
« toutes ces prétendues maladies » sont des « ancrages dans je ne sais quel sol
maternel'», mais il récuse catégoriquement la thérapeutique où la psychanalyse
trouve sa première raison d'être, sans doute parce qu'à la profondeur où sa propre
détresse est ancrée, il lui paraît aussi fou de vouloir guérir que d'essayer de changer
les organes du vivant. Tenant avec raison son mal pour « une maladie de l'ins-
tinct2 », et convaincu non sans raison peut-être en ce qui le concerne personnelle-
ment qu'une pareille atteinte ne relève d'aucun traitement, il décide de vivre
contre son instinct débilité, en s'enfermant dans un monde de pureté où tout ce
qui touche au sexe est violemment réprimé.
Une maladie de l'instinct qui est aussi une maladie du temps, là-dessus Kafka
années de son Journal portent la trace de ses visites à ces établissements, dont il rêve du reste fré-
quemment. Par la suite, il est vrai, il cesse de les fréquenter, pour des raisons qui tiennent sans
doute à la crise qu'entraînent ses projets de mariage, et à la discipline ascétique à laquelle il soumet
de plus en plus sa vie. Mais la place qu'il fait à la prostitution dans ses romans n'en est que plus
significative l'énorme Brunelda qui, dans Le Disparu, est donnée comme une cantatrice, finit sa
carrière dans une mystérieuse administration qui, avec ses portes fermées et son gros numéro, ne
peut être qu'une maison close; si l'on s'en tient à sa fonction la plus claire et au rôle qu'il joue dans
le rapprochement clandestin des sexes, l'Hôtel des Messieurs dans le Château n'est qu'un vulgaire
bordel. A côté de la prostituée, et quelquefois confondue avec elle, la femme n'est guère représentée
dans les romans de Kafka que par le personnage de la petite bonne Elsa et Leni, dans le Procès,
Frieda et Pepi dans le Château dont le héros gagne les faveurs comme en rêve, sans même les avoir
demandées.
1. M., probablement fin novembre 1920, 247 « Tu dis, Milena, que tu ne le comprends pas.
Essaie de le comprendre en l'appelant maladie. C'est l'un des nombreux symptômes que la psycha-
nalyse croit avoir découverts. Je ne l'appelle pas maladie et je regarde la part thérapeutique de la
psychanalyse comme une erreur impuissante. Toutes ces prétendues maladies, si tristes qu'elles
paraissent, sont des faits de croyance, des ancrages de l'homme en détresse dans je ne sais quel sol
maternel (.).C'est cela que l'on prétend guérir? » (ici traduit par moi). Cf. également Ppf., Cahiers
divers, 295, où ce passage de la lettre à Milena est reproduit textuellement, à un mot près.
2. Corr., lettre à Brod, mi-avril 1921, 371 « En soi d'ailleurs, cela n'a rien d'extraordinaire,
une de tes anciennes histoires en traite, gentiment, il est vrai c'est une maladie de l'instinct, une
fleur de l'époque.
LA CROYANCE
ne se trompe pas, seulement il constate que si bien d'autres que lui en sont atteints,
il y a toujours pour eux des possibilités quelconques d'arrangement, des expédients,
des pis-aller utilisés « selon la force vitale de chacun », alors que lui ne peut user
d'aucune espèce d'accommodement, « au mieux j'ai la possibilité de fuir, pour me
réfugier toutefois dans un état tel que le témoin du dehors (et moi encore plus) est
incapable de concevoir ce qui reste là à sauver'1 ». Accepter le célibat, prendre
les femmes ressenties intérieurement comme disponibles et laisser celles que le
trouble psychique interdit, se construire une existence sur cette restriction forcée en
profitant de tout ce qu'elle ménage encore de joie et de liberté, sans se la rendre
intolérable par une comparaison constante avec la prétendue normalité la plu-
part des hommes frappés d'un mal analogue ne souffrent pas outre mesure d'être
amenés à s'y résigner, et même lorsqu'ils ont conscience d'un manque, ils ne songent
pas pour autant à se juger maudits. Kafka pour sa part ne peut pas si facilement
se consoler (son oncle de Madrid, qu'il interroge un jour sur ce sujet, l'étonne sans
doute en répondant que, s'il regrette quelquefois de ne s'être pas marié, il peut
se dire dans l'ensemble très satisfait de son sort 2), les expédients auxquels chacun
recourt naturellement en pareil cas ne sont pas à sa portée, et ce qui l'empêche de
s'en servir n'est pas seulement une « force vitale amoindrie, mais les deux' lois qui
se combattent en lui avec la dernière âpreté et qui, chacune lui dictant ses comman-
dements les plus impératifs, se conjuguent uniquement pour l'anéantir.
En assimilant le coït au « châtiment de la vie commune » ou à une « doulou-
reuse rupture de frontière », Kafka se retranche doublement de la loi juive, d'abord
parce qu'il condamne ce qu'elle regarde comme une obligation sacrée, ensuite
parce qu'il le fait en accord avec une tout autre tradition chrétienne, ou si l'on
préfère, paulinienne pour qui la chair est en soi déjà une malédiction. Si le Kafka
qui tient par-dessus tout à se marier pour élargir le sens de sa vie est bien le descen-
dant de Moïse, celui qui refuse l'acte charnel serait plutôt le disciple de saint Paul,
un grand transfuge, comme on sait, qui en tant que Juif tardif et représentant
typique d'une époque de transition, a pris pareillement sur lui la tâche de corriger
la loi ancestrale et l'a finalement décrétée abolie (succès qui, il est vrai, marque la
limite de l'analogie). Toutefois il convient de le préciser, rien n'autorise à affirmer
que Kafka se rallie consciemment à cette théologie de la chair fautive et méprisée,
jamais il ne mentionne saint Paul dans ses lettres et ses carnets (alors que la figure
1.7~.
2. A l'époque où il commence à se torturer au sujet de son avenir, sa mère le lui dit avec le bon
sens en honneur dans toutes les familles « Il y a mille solutions possibles. Le plus probable, c'est que
je tomberai amoureux d'une jeune fille et que je ne pourrai plus me passer d'elle (.).Mais si je reste
célibataire comme l'oncle de Madrid, ce ne sera pas non plus une catastrophe, car avec mon intel-
ligence, je m'entendrai bien à arranger ma vie. »J., 19 décembre 1911,173. Mais Kafka remarque
à cette occasion combien l'image que sa mère se fait de lui est « fausse et puérile
DEVANT LA LOI
du Christ y est maintes fois évoquée), l'apôtre ne semble pas lui être familier', mais
si l'Église l'attire à certaines époques de sa vie et nous savons qu'elle le fait
ce ne peut être que par l'intermédiaire du courant de pensée le plus propre à confir-
mer son besoin d'ascétisme et de pureté (il est tout de même remarquable que l'une
des scènes culminantes du Procès se passe dans la cathédrale et que Joseph K.,
qui s'y trouve censément pour la faire visiter à un client italien, soit interpellé
par l'aumônier des prisons, un prêtre catholique apparemment, lequel l'entretient
de son procès avec plus de gravité et de réel intérêt que personne jusque-là ne lui en
a témoigné; il est vrai que la célèbre Légende que l'aumônier lui donne à méditer
n'entre dans aucune théologie connue; de surcroît il n'y comprend rien et elle ne
l'empêche pas de subir son destin 2). Peu importe au demeurant que Kafka soit
consciemment séduit par certains points de la doctrine paulinienne ou qu'il les
rejoigne sans le savoir par son seul besoin de renoncement, l'essentiel reste l'antago-
nisme irréductible des deux lois auxquelles il veut follement se conformer et qui, le
tenant à distance du mariage aussi bien que du célibat, ne lui laisse plus ouverte
que la terrible issue de la maladie 3.
1. H fait pourtant dans son oeuvre romanesque une curieuse apparition, par personne interposée,
il est vrai, et sous le couvert d'une allusion onomastique dont le sérieux et l'ironie ne sont pas faciles
à départager. En effet, l'un des personnages importants du Château s'appelle Barnabé, comme le
missionnaire infatigable qui, dans les Actes des Apôtres, passe pour être l'ami et le collaborateur le
plus proche de saint Paul. Missionnaire, ce Barnabé l'est aussi, puisque, donné pour l'envoyé du
Château, il doit transmettre à K. les messages des Messieurs; et infatigable, il ne l'est que trop,
comme il apparaît dans la triste suite des événements. K. fonde d'abord les plus grands espoirs sur cet
agent de liaison qui, croit-il, lui assurera enfin un contact avec les hautes sphères du Château, mais
bientôt il doit déchanter, vu de près et dépouillé de son vêtement de soie brillante, Barnabé se révèle
n'être qu'un valet grossier, il n'a ni poste ni costume « officiel » et jamais encore il n'a eu de mes-
sage à porter. K. est perdu en grande partie par sa confiance excessive en cet être fallacieux et
débile, ce « feu follet » qui en réalité est aussi impuissant que lui, et encore plus infantile.
2. Dans l'un des chapitres inachevés du Procès, intitulé Visite de K. à sa mère, il est dit que la
mère du héros, qu'il n'a pas vue depuis trois ans et qui entre-temps est devenue presque aveugle, fait
preuve sur ses vieux jours d'une surprenante bigoterie; bien qu'elle puisse à peine marcher, elle se
traîne tous les dimanches à l'église, ce qui inspire à Joseph K. « un sentiment bien proche de la
répulsion D'après cette remarque K. appartiendrait à une famille catholique, sans être pieux lui-
même puisque la piété de sa mère le repousse. Mais comme la religion de K. n'est évoquée que dans
cet unique passage d'un chapitre inachevé, il serait bien imprudent d'en tirer une quelconque
déduction. A propos de sa visite à la cathédrale et du secours qu'il semble attendre de l'aumônier, on
peut tout au plus rappeler que moins de deux ans avant de commencer le Procès, Kafka avait voulu
« saisir son unique chance de salut » en écrivant à l'apôtre de la « Communauté chrétienne
3. Dès le moment qu'il se sait atteint, Kafka interprète sa tuberculose comme le résultat du
conflit psychique lié à la longue crise de ses fiançailles « J'ai parfois l'impression que mon cerveau
et mes poumons ont conclu un pacte à mon insu. Ça ne peut plus continuer comme ça a dit le
cerveau, et au bout de cinq ans les poumons se sont déclarés prêts à l'aider », Corr., lettre à Brod,
mi-septembre 1917, 197.
LA CROYANCE
1. Il faut dire un mot de cet apôtre, fabricant à Warnsdorf, en Bohême du Nord, que Kafka
rencontre en 1911 et qui joue dans sa vie un rôle plutôt malencontreux. Ayant trouvé que tous ses
maux provenaient de poisons logés dans sa moelle épinière, Schnitzer lui prescrit un mode de vie
excessivement strict, auquel Kafka s'empresse de se conformer. C'est sans aucun doute sous son
influence qu'il devient végétarien et qu'il commence de constituer son « système Lorsqu'il tombe
malade en 1917, il écrit à Schnitzer pour lui demander s'il ne devrait pas se soumettre à un jeûne
total (avec une tuberculose!); mais le fabricant, voyant sans doute que les choses tournent mal, se
garde bien de lui répondre. Sur ce personnage qu'il juge lui-même stupide et dont il suit pourtant
les préceptes sans discussion, Kafka écrit en réponse au scepticisme de son ami Felix Weltsch « Ce
que tu dis de lui est très juste, toutefois on incline facilement à sous-estimer cette sorte de gens. Il
est tout à fait dénué d'art et par conséquent, là où il n'a rien, comme orateur, comme écrivain et
même comme penseur, il n'est pas seulement sans complication, comme tu le dis, mais positivement
imbécile. Pourtant assieds-toi en face de lui, regarde-le, essaie d'avoir sur lui une vue d'ensemble
ainsi que sur son activité, tâche de te rapprocher un instant de la direction de son regard, il n'est pas
si facile de se débarrasser de lui. Corr., octobre 1917, 226.
LA CROYANCE
tion originale à certains de ses propres problèmes, surtout en ce qui concerne ses
relations paradoxales avec la foi et la tradition.
Qu'elle soit politique ou religieuse, en effet, la secte représente toujours un essai
de compromis entre les deux mouvements les plus difficiles à accomplir en même
temps s'isoler et s'unir, se séparer de la majorité et s'unir à d'autres isolés
au sein d'une nouvelle confrérie, cimentée par cela même qui la destine à rester
une minorité, en marge des organismes institués. Étant donné sa recherche perpé-
tuelle d'une issue qui lui permette tout à la fois de s'affranchir des contraintes
collectives et de se fondre dans la chaleur d'une communauté, Kafka ne peut
qu'être tenté par la façon originale dont la secte résout le problème pour ses adeptes,
mais si séduit qu'il soit à un moment de détresse par un Schnitzer ou un apôtre de
la « Communauté chrétienne s il ne l'est pas, nous l'avons vu, au point de
s'aveugler sur la débilité et le ridicule de ces sauveurs improvisés jamais il ne
passe de la curiosité ou de l'admiration à l'adhésion pure et simple, qui comblerait
jusqu'à un certain point ses besoins affectifs. En face des sectes comme en face
du judaïsme de l'Est, où il regrette tant de n'être pas chez lui, il lui faut demeurer
à l'écart, « seul comme Franz Kafka », au poste d'observation que lui impose l'uni-
cité de son cas.
Ces ascètes fanatiques, ces anarchistes puritains, ces illuminés en qui il admire
certainement autant le radicalisme de la foi que le sens vivant de la communauté,
personne assurément ne sait mieux que lui qu'il ne peut rien tirer de leur exemple.
Car s'ils ont pu se mettre à part et se dresser contre le conformisme de leur milieu,
c'est parce qu'ils possédaient de naissance exactement tout ce qui lui manque un
sol, une loi, une place incontestée dans un monde fait pour eux. Ils étaient en
mesure et en droit de rejeter ce qu'ils avaient, parce qu'ils l'avaient, justement, et
lorsque leur ardeur de réformateurs les soulevait contre l'état de choses régnant, ils
pouvaient agir d'autant mieux qu'ils appartenaient malgré tout à un grand corps
social vivant. Vouloir marcher sur leurs brisées reviendrait encore à faire « comme
si », à se mentir et à tromper autrui, ce serait retomber dans l'imitation impuis-
sante du Juif assimilé et dans le vieux bourbier de la culpabilité, où Kafka n'est
déjà que trop enfoncé. De ce point de vue la distance entre ces gens et lui reste
infranchissable et il ne tire de leur fréquentation qu'une preuve de plus contre son
existence de créature hybride, perpétuellement déplacée, perpétuellement contrainte
de se justifier.
Les apôtres et adeptes qu'il admire de loin pour le courage avec lequel ils ont
suivi leur chemin n'ont donc rien à lui enseigner, ils ne l'aident que négativement,
en lui démontrant a contrario l'absurdité de ses tentatives d'évasion et en le ren-
voyant plus que jamais au lieu originel où son malheur de vivre s'est noué. Il le
sait sans doute avant même de faire le premier pas dans leur direction, les rares
fois qu'il lui arrive de s'y aventurer (avec Rudolf Steiner, par exemple, qu'il va voir
DEVANT LA LOI
une fois en sachant par avance que sa démarche sera vaine, au reste comme toujours
en pareil cas, le récit de sa visite tourne tout de suite au comique)'. Et pourtant ils
continuent de le fasciner ou plus exactement il continue de les faire servir à l'expres-
sion de ses propres ambiguïtés, ce à quoi ils se prêtent fort bien puisque par un certain
côté tous sont croyants et en même temps rebelles ils ne laissent pas de lui
ressembler. Ainsi grâce à ces figures romanesques situées à la périphérie des sociétés
organisées, Kafka peut enfin traiter ensemble tous les thèmes opposés de son
« roman familial », c'est-à-dire se glorifier de sa naissance au sein d'un peuple
éternel, et se consoler, voire se venger de tout ce qui, depuis l'origine, s'attache
d'humiliant à cette fatalité.
La loi ne laisse pas Kafka en paix, précisément parce qu'elle se dérobe à lui
et que, ne pouvant ni vivre sans elle ni la réinventer, il la traque perpétuellement
pour la forcer à s'avouer. Incompréhensible, indéchiffrable, absurde, révélée uni-
quement par ses sentences exécutoires, et toujours sans appel, c'est elle qui s'énonce
dans le Verdict par la voix terrible du père-juge, à la fois grandiose et sénile;
elle que poursuit Joseph K. (et non le contraire, il est bien dit que la justice avec
laquelle il a affaire prend l'accusé quand il vient à elle, mais ne fait rien pour venir
à lui) à travers couloirs et greniers dans les taudis d'une banlieue ouvrière; elle
qui, inscrite dans les grimoires de l'Ancien Commandant de la Colonie Péniten-
tiaire, et devenue illisible à force de surcharges et de fioritures, ne fait connaître la
sentence qu'en s'imprimant directement dans la chair vive du Condamné. Cette loi
immanente qui s'énonce dans l'automatisme du châtiment et en qui toutes les
notions de droit sont pareillement narguées, c'est d'elle encore que Kafka meurt,
s'il est vrai, comme il en est convaincu, que la blessure de ses poumons n'est que
le symbole de l'autre plaie, invisible celle-là, que creuse en lui de tout temps sa
rage de se justifier. Ses héros du reste le lui avaient bien prédit dans un monde où
le commandement sans commandant a perdu la force de faire vivre, la loi devenue
féroce n'a plus que le pouvoir total de tuer.
Ignorant de quoi, pour quoi, devant qui il doit se justifier, et incapable de se
passer de justificatif, Kafka cherche inlassablement un remède à sa folie de la loi
et quelquefois il semble bien près de le trouver, à preuve la célèbre Légende du
Procès, dont Joseph K., s'il savait la saisir, devrait pouvoir tirer un enseignement
décisif. Un homme de la campagne, donc un ignorant, un « amhorez », se présente
devant la porte de la Loi et demande à entrer. La porte est ouverte, mais le terrible
gardien posté sur le seuil lui interdit de la franchir « maintenant », et l'homme
l.y.,43,45etsuiv.
LA CROYANCE
décide d'attendre l'autorisation qui, tôt ou tard, devra bien lui être accordée. Il
passe sa vie entière dans cette attente sans espoir, car le gardien ne lui a rien promis,
et meurt finalement d'épuisement, juste après avoir appris que cette porte-là n'était
faite que pour lui. Ainsi il lui aurait suffi de passer outre aux menaces du gardien à
la fois vantard et puéril pour avoir accès à la seule voie juste qui lui fût réservée la
sienne qui, n'étant faite que pour lui et propre par conséquent à le conduire à son
but, n'eût pu lui être ni défendue, ni suggérée, ni imposée par une quelconque
autorité.
L'homme de la campagne est perdu parce qu'il n'ose pas placer sa loi person-
nelle au-dessus des tabous collectifs dont le gardien personnifie la tyrannie. Et
Kafka est perdu comme lui, sauf que la souveraineté de décision qui lui manque
si cruellement dans la réalité lui est amplement restituée dans l'ailleurs de la litté-
rature où, enfin libre de penser seul et de montrer sa vérité, il n'est plus justiciable
que du tribunal suprême de ses écrits.
MARTHE ROBERT
toung en un Dieu vivant (un dieu pourvu de tous les attributs de la divinité, infail-
libilité, toute puissance, omniscience et totale bonté) l'Union soviétique donnera
de 1930 à 1940 un caractère prophétique à ce qu'écrivait Freud en 1927, alors que
l'idolâtrie de Staline et les caractères religieux de la société soviétique n'étaient
pas encore apparents, loin de là. « Si l'on veut expulser de notre civilisation la reli-
gion, on ne pourra y parvenir qu'à l'aide d'un autre système doctrinal et ce système,
dès l'origine, adoptera toutes les caractéristiques psychologiques de la religion
sainteté, rigidité, intolérance et la même interdiction de penser, en vue de se
défendre.»
ou de l'Église Spirite de New York, qui permet surtout à ses membres porto-ricains
de communiquer avec leurs familles via les tables tournantes, beaucoup plus écono-
miques que le téléphone longue-distance.
Quant à l'incontestable férocité des divinités « socialistes », il faut rappeler
que le Dieu infiniment bon de certaines traditions chrétiennes n'est certes pas
celui qu'on rencontre le plus fréquemment. Les dieux précolombiens sont en
général totalement dépourvus de bienveillance. Le Dieu « premier » de Marcion et le
laldabaoth des gnostiques sont aussi méchants et cruels que l'est souvent le Yahvé
des premiers Sémites. Le phénomène en apparence étrange, qui fit de Staline,
tyran sanguinaire de ses peuples, qu'il conduisit à la mort par millions, un souve-
rain aimé, révéré, que tant de « simples gens » ont admiré et continuent de regret-
ter longtemps après qu'il ait cessé d'être redoutable, ce phénomène est d'une grande
fréquence dans l'histoire des religions. Ceux qui adorent Siva, le Bienfaiteur, le
Donneur de Vie, le Fécondateur ne se détournent pas de le révérer quand il se méta-
morphose en Kali, la Sanglante et Noire, la Meurtrière Aveugle. Ni Ba'al, ni
Wodan, ni Varuna, ni les dieux à sacrifices humains de la dynastie Chang ou des
Aztèques n'ont été adorés pour leur douceur ou leur compassion. L'horreur même
qu'ils inspiraient les rendait aimables à leurs fidèles fascinés.
Une dernière objection apparaît au premier regard mieux fondée. C'est celle
qui fait valoir que l'existence d'une religion implique celle de croyants, qu'un dogme
suppose une Foi, et que tout indique au contraire que dans le dernier demi-siècle
l'incrédulité quant aux principes et aux dogmes de la religion d'État en URSS
semble avoir fait des progrès redoutables. Même si en Russie les habiles main-
tiennent, pour faire carrière, les apparences de la dévotion ou de la bigoterie,
l'indifférence ou le scepticisme se sont emparés de la plupart.
L'argument semble de poids. On peut néanmoins le négliger en faisant appel à
l'hypothèse de « l'accélération de l'histoire », que plus d'un indice incline à
croire bien fondée si les grandes religions de l'humanité ont mis des siècles à s'exté-
nuer, à perdre leur tranchant et s'amollir dans les limbes qui séparent le presque-
croire et le comme-si-on-croyait de l'indifférence, du doute et de l'ironie, cette
« petite religion » que fut le communisme du modèle russe aura suivi, en peu d'années,
somme toute, la courbe que d'autres religions prophétiques auront tracée au long de
millénaires. Il faut tenir compte de la difficulté extrême qu'il y a toujours eu à définir
la croyance et à préciser le visage d'une Foi. Aux « âges de foi » même, quel était
le contenu de la « foi du charbonnier »? Voyait-il, ce charbonnier, l'Enfer comme
un grand four à rôtir les pécheurs, ou déjà pensait-il confusément, comme les
« nouveaux théologiens », et les penseurs des théologies négatives, que Dieu parle
par images, que sa Parole n'est que symboles, et qu'il ne faut pas prendre au pied
de la lettre les fables et les paraboles dont son dire revêt l'indicible? Le charbonnier
ayant rarement eu la parole, on ne peut que faire des conjectures sur ce que fut sa
LES SÉQUESTRÉS DE LA CROYANCE
foi. Quand on distingue, par aventure, ce que marmonnent les charbonniers, par
exemple ceux auxquels Leroy-Ladurie prête l'oreille à Montaillou, leur religion
consiste le plus souvent en quelques patenôtres. Il est probable que même à l'époque
héroïque où une partie des Russes et des peuples de leur empire « y croyaient », la
foi révolutionnaire resta le privilège d'une avant-garde. Si elle semble aujourd'hui
dans les pays « socialistes » n'être plus l'apanage de personne, c'est aussi le destin
de beaucoup des religions qui l'ont précédée sur le théâtre de l'histoire. La foi des
peuples convertis par la force des armes, des polices et des prisons, la foi des Églises
à l'origine conquérantes, atteintes ensuite par le déclin, ne peuvent se mesurer
qu'aux apparences dont les maîtres des soumis se contentent, ou qu'aux simulacres
machinalement répétés par des fidèles qui ne demeurent plus fidèles qu'aux formes
extérieures.
Il est probable que Joseph Smith, à partir du moment où un Ange lui dicte le
Livre des mormons, et Charles Taze Russell, quand sa lecture de la Bible lui révèle
que la fin du monde aura lieu en 1914, et que les « Témoins de Jéhovah » seuls
seront sauvés, savent tous les deux qu'ils sont en train de fonder une religion. Un tel
projet n'effleure évidemment pas un instant des hommes comme Lénine ou Staline.
S'ils vont être amenés à imiter, presque point par point, les fondateurs de religion,
c'est sans en prendre conscience, et sous la pression de la logique interne de leur
projet.
La première nécessité qu'ils ressentent, c'est celle d'entraîner des masses
énormes d'humains en fondant la légitimité de leurs ordres sur une parole indis-
cutable. D'où la constitution d'un corpus de livres sacrés, extraits de l'oeuvre
complète et abondante de Marx et d'Engels. La nécessité de rendre cette œuvre acces-
sible au grand nombre implique sa réduction à un nombre relativement restreint de
textes. Les contradictions et les nuances trop subtiles de l'oeuvre des « prophètes »
imposent aussi une simplification de leurs écrits. Les démentis enfin que la pratique
peut apporter à l'enseignement des Pères Fondateurs, les « tournants » et compro-
mis établis par les dirigeants du moment, contraignent à mettre hors de la vue des
milliers des pages litigieuses. L'Union soviétique va donc retrouver tout naturelle-
ment vis à vis de ses « livres » les pratiques de sélection et de censure des églises qui
l'ont précédée, notamment les religions dites « du Livre ». Les avatars des écrits de
Marx autorisés en Russie ou retirés de la circulation, les imprimatur rétroactifs
accordés ou refusés à tel ou tel ouvrage de classiques du marxisme, reproduisent
fidèlement, avec plus de brutalité, les étapes historiques de l'Église chrétienne face
à ses livres fondamentaux rejet des Évangiles dits apocryphes ou deutéro-canoniques,
LA CROYANCE
séparation des textes dits « inspirés » et des textes douteux, établissement d'un canon,
c'est-à-dire d'un ensemble de textes qui « ont valeur de règle de foi ». Bien entendu,
dans l'Église catholique, ce processus va se dérouler sur des siècles. Le canon complet
du Nouveau Testament n'apparaîtra qu'en 367, avec Athanase d'Alexandrie. Le
canon marxiste est fixé dès les Problèmes du léninisme de Staline. Le Magistère chré-
tien poursuivra très lentement sa fonction de « canonisation » des textes, des ori-
gines de l'Église au concile de Trente, au milieu du seizième siècle. Il y a des a-coups
et des soubresauts bien plus rapides dans le statut officiel des textes marxistes entre
1917 et nos jours.
Un livre sacré appuie souvent son autorité sur son origine surnaturelle il se
présente comme une Révélation, il a été dicté par Dieu à Moïse, ou il a été remis,
gravé sur des tablettes d'or, par un Ange qui l'a confié à Joseph Smith; ou bien
c'est la Bible elle-même, livre saint par excellence, dont Russell a simplement mieux
lu le texte que ses prédécesseurs. L'autorité qu'invoqueront les chefs de l'Église
communiste n'est évidemment pas une autorité divine. Il faut donc fonder cette
autorité sur une base aussi assurée aux yeux des fidèles que put l'être autrefois une
Révélation. C'est le caractère « scientifique » des textes de référence et du marxisme,
c'est le« matérialisme scientifique », qui va apporter la garantie fondamentale
dont les chefs du mouvement ont besoin. L'ambiguïté du mot science, son emploi
possible dans le domaine expérimental et mathématique, et dans le domaine des
sciences dites humaines, permet toutes les impostures. Marx, du haut du ciel, fronce
les sourcils en voyant ses zélotes zélés transformer hâtivement ses hypothèses de
travail en lois, ses projections en prédictions et ses prédictions en prophéties. Un
mélange de naïveté et de ruse caractérise tout au long de l'histoire de l'U.R.S.S.
la manipulation, tour à tour respectueuse à l'excès et cynique sans vergogne, des
textes de Marx. La ruse, on en connaît mille exemples. La naïveté, c'est celle de
Boukharine, peu de temps avant son procès et son exécution, qui fait le voyage des
archives d'Amsterdam pour consulter les manuscrits inachevés de Marx, et lui
demander une réponse claire à un problème qui se pose aux dirigeants de Moscou.
Comme le texte « sacré » reste silencieux sur le point qui le préoccupe, Boukharine
soupire « Oh, Karliouchka, Karliouchka, pourquoi n'as-tu pas fini ton travail!
Ça nous serait tellement utile! » Un exemple plus récent de candeur fut donné par
Louis Althusser, cherchant dans l'œuvre de Marx la date de la « coupure épistémo-
logique » à partir de laquelle le philosophe des sociétés devient un savant, et donne
à ses textes la force des lois scientifiques. Le jeune Marx n'est qu'un idéologue. Un
beau matin, une métamorphose fait de lui un scientifique. On peut constater
alors dans son œuvre une mystérieuse essence, comparable à la « vertu dormitive »,
du pavot, « un jeu de formes particulières, qui assurent la présence de la scienti-
ficité dans la production de la connaissance » (sic). Althusser se borne ainsi à assurer,
tautologiquement, qu'à partir de 1845 l'oeuvre de Marx est scientifique parce qu'elle
LES SÉQUESTRÉS DE LA CROYANCE
est scientifique. Cela n'a pas empêché une partie importante des intellectuels fran-
çais des années 60 de prendre tout à fait au sérieux comme « philosophe o l'auteur
d'une aussi fumeuse calembredaine.
Pour soutenir la foi des masses il faut constamment entretenir l'espérance dans
la prophétie canonique la Révolution mondiale est à chaque moment annoncée
comme s'avançant déjà au coin de la prochaine rue. Elle est pour demain en 1919.
La crise de 1929 la promet à nouveau dans un proche avenir. La Seconde Guerre
mondiale s'achèvera sans nul doute par l'instauration universelle du socialisme.
Ces espoirs, chaque fois démentis, ces annonciations, chaque fois décommandées, ne
découragent pas le clergé communiste. Pas plus que, pour les Témoins de Jéhovah,
les « fins du monde » quatre fois annoncées, et quatre fois manquées, n'ont abattu
la confiance et la foi des membres de l'Église, ni diminué leur nombre, que chaque
échec de la prophétie voit s'accroître au lieu de fondre. Le besoin d'espérer, déno-
minateur commun de tous les messianismes, est chevillé au cœur de l'intellectuel
communiste comme de celui de l'indigène de Nouvelles Hébrides qui pratique une
des formes du « Culte du Cargo », la religion de John Frum, personnage mytholo-
gique qui apportera un jour aux habitants de l'île Tana une pleine cargaison de voi-
tures, radios et réfrigérateurs, faisant d'eux les égaux de l'Homme Blanc. Aragon
déclare en 1964 à l'United Press « Depuis quelques années, dans un État au moins,
le communisme a cessé d'être une perspective lointaine. Les savants en cette matière
ont même fixé à 1980 la date de son avènement. Ce qui veut dire qu'il ne nous reste
que peu de temps pour nous retourner.Un ethnographe décrit les vains efforts
des autorités anglaises et françaises des Nouvelles Hébrides, essayant de convaincre
les indigènes de l'île Tana qu'il est vain de sacrifier leurs troupeaux à John Frum, de
laisser en friche leurs jardins dans l'attente de la venue du Cargo-Messie. Les
Mélanésiens répondent « Il y a deux mille ans que vous attendez le retour de
Jésus. John Frum arrivera avant lui. » Entre la fonction de « milieu sécurisant »
qu'accomplit l'Église pour ses fidèles, et l'insécurité de ses prophéties, les croyants
n'hésitent pas le bénéfice qu'ils firent de leur appartenance est pour eux d'un prix
bien plus haut que l'anicroche d'une erreur de date dans une prédiction fondée sur
l'autorité des textes sacrés. Entre le réconfort qu'il tire de la croyance à une pro-
messe et le malaise qu'il en ressentirait si une `faute de calcul vénielle lui faisait
perdre toute confiance en elle, le fidèle choisit d'écarter le doute, d'oublier le
démenti, de s'accrocher à sa foi.
LA CROYANCE
Imprimatur et Saint-Office.
Un pouvoir qui veut fonder sa légitimité sur le (ou les) livres et la parole tend
non seulement à contrôler et au besoin caviarder ce (ou ces) livres, mais à gouverner
absolument toute parole prononcée dans l'espace qu'il régit. La censure soviétique
a atteint, par la hiérarchie des services du Glavlit (le Bureau central pour la litté-
rature et la presse) une perfection que n'égalèrent jamais la Congrégation du Saint-
Office ni le système de l'Imprimatur. Depuis le décret sur la presse du 16 novembre
1917, depuis plus de soixante ans, il n'est pas un journal, un livre, une brochure,
un prospectus pharmaceutique, un mode d'emploi imprimé joint à un outil ou à un
jouet qui n'aient été visés par la censure. C'était déjà une expérience russe qui avait
fait entrer le terme de censure dans le vocabulaire et les concepts de la psychanalyse.
Ayant constaté l'existence d'une« fonction qui tend à interdire aux désirs incons-
cients l'accès au système conscient », Freud baptise cette fonction censure. Il se
réfère, pour expliquer le choix du mot dans une lettre à son ami Fliess du 22 décembre
1897, à une pratique courante de la douane russe « As-tu jamais eu l'occasion,
écrit-il, de voir un journal étranger censuré par les Russes au passage de la fron-
tière ? Des mots, des phrases, des paragraphes entiers sont caviardés de telle
sorte que le reste devient inintelligible.Cette pratique désormais généralisée
domine aujourd'hui la vie soviétique. Il n'y a aucun précédent dans l'histoire d'un
assujettissement de la parole aussi absolu, aussi tatillon et aussi prolongé.« Pour
guérir radicalement la censure, il faudrait la supprimer, car l'institution est mau-
vaise, et les institutions sont plus puissantes que les hommes », écrivait Marx.
Mais c'est en son nom que s'est établi un État-censure sans équivalent connu.
Toutes les églises maintiennent leur unité par la rigueur du dogme, les rites et
les cérémonies, un traitement judicieux de la mémoire collective, et si besoin
est par la menace ou le châtiment réservés aux rebelles et aux hérésiaques. Il n'est
pas nécessaire sans doute de s'attarder sur la répétition, sous une forme rudimen-
taire et fruste, des mécanismes « ecclésiastiques » dans la société soviétique grands
procès qui retrouvent tout naturellement les méthodes et le déroulement des procès
en sorcellerie ou en hérésie, et des procédures d'Inquisition; cérémonies et proces-
sions, rituels et liturgies qui « agenouillent » l'esprit avec efficacité; contrôle de
l'iconographie par l'autorité religieuse, expurgeant et censurant toute image sainte
qui n'est pas conforme au dogme en vigueur (le concile de Trente et Jdanov veillent
avec le même soin à ce que la représentation du Christ et celle de Lénine et Staline
soient orthodoxes).
LES SÉQUESTRÉS DE LA CROYANCE
lutte pour le pouvoir. Quand on interroge les peintres soviétiques sur leur mode de
vie, on découvre que tous subsistent essentiellement grâce aux commandes (obliga-
toires) que les ministères, les usines, les kolkhozes et les institutions d'État font aux
« créateurs » par l'entremise de l'Union des Arts plastiques. Pendant des siècles en
Occident, l'Église et les institutions religieuses ont de même passé commande aux
imagiers, peintres et sculpteurs. Mais c'est un trait soviétique que ce détail que
m'ont précisé plusieurs de mes interlocuteurs à Moscou « Dans le secteur de la
commande de portraits officiels, un des plus achalandés, la demande est à peu près
inépuisable les organismes ne cessent pas de faire disparaître les portraits des offi-
ciels disparus ou limogés, et de les remplacer par ceux des nouveaux promus. »
Foi en crise.
Une religion séculière est davantage et plus vite menacée d'érosion qu'une reli-
gion « céleste » la promesse qu'elle fait, c'est ici-bas. Malgré la propension des fidèles
à ré-investir leur espoir, les démentis successifs des faits entament leurs croyances.
La publication du fameux rapport de Khrouchtchev provoqua ainsi chez les
« militants » des réactions tout à fait comparables à celles des croyants religieux
lorsqu'ils reçoivent la révélation d'une imposture, découvrent qu'un « miracle » a
été truqué, qu'une apparition « spirite » était une supercherie, qu'un sacerdoce dissi-
mulait une conduite indigne. Les réactions allèrent de la dépression auto-destructive,
(l'exemple le plus célèbre en est le suicide de l'écrivain stalinien Fadeiev), à la
classique Verleugnung, qui établit une ligue de défense immédiate contre la remise
en question de ce que le moi a investi dans un objet. Ainsi Harry Pollitt, alors secré-
taire général du Parti communiste britannique, lorsqu'il eut connaissance du rap-
port de Khrouchtchev, combina en lui le phénomène du déni de réalité et celui de
l'hystérie de conversion Pollitt commença par refuser catégoriquement de croire
aux révélations de Khrouchtchev sur Staline. Le lendemain il se réveilla aveugle. Sa
cécité, devant laquelle les ophtalmologistes restèrent perplexes, ne sachant à quelle
cause organique l'attribuer, cessa au bout d'une quinzaine de jours. Pendant ce laps
de temps, Pollitt avait commencé à donner créance au rapport de Khrouchtchev et à
réviser l'image, qu'avec une candeur britannique, il s'était faite de Staline.
Après un demi-siècle l'échec du projet léniniste devint donc enfin manifeste,
l'Union soviétique apparut assez généralement pour ce qu'elle était un État
comme les autres, moins riche et moins bien géré que d'autres, mieux armé et moins
libre, un peu plus policier que beaucoup, où une classe dirigeante privilégiée admi-
nistre avec pesanteur et brutalité le travail productif d'un prolétariat industriel
sensiblement plus exploité que dans les pays capitalistes, et d'une paysannerie assez
arriérée parce qu'elle est maintenue dans un demi-servage.
Quand enfin le décri et la décrue de l'U.R.S.S. et de la nouvelle religion de salut
LES SÉQUESTRÉS DE LA CROYANCE
temporel furent si patents que les pasteurs et les fidèles des missions étrangères eux-
mêmes se virent contraints de condamner publiquement les erreurs et les crimes de
l'ancienne métropole spirituelle, c'est dans quelques petites communautés en « terres
de mission » que persisteront les vestiges de la flamme primitive. Loin des Borgia, on
prie encore avec cœur et foi dans les campagnes éloignées de Rome. Un exemple
saisissant en fut, en Occident, le ré-investissement de la « foi » qui s'était détour-
née de l'U.R.S.S. dans une nouvelle religiosité. On aura dans quelques années
peine à imaginer l'emprise véritablement magique que la Chine de Mao put avoir
sur les intellectuels français, à l'instant même où il devenait évident que l'élan révo-
lutionnaire réel du peuple chinois entre 1920 et 1950 avait été exténué et tari par
une dictature bureaucratique. Des grands journaux aux institutions universitaires,
du Collège de France à la Sorbonne, des revues aux instituts, une religion nou-
velle, la maolâtrie, s'instaura. Elle ravagea une partie considérable de l'intelli-
gentsia française. Les héritiers déçus du stalinisme enfin mis à nu par ses séides
mêmes, voulurent se guérir d'avoir trop cru en Moscou en se contraignant à
tout croire à Pékin. L'un d'eux, T. Grumbach, avouait plus tard « J'ai soutenu la
position scandaleuse qu'il fallait appliquer la pensée de Mao même quand on ne
l'avait pas comprise.Leur foi se voulait si ardente qu'elle dédaignait de s'enquérir
même de la réalité qui aurait pu la mettre en péril « Prochinois, écrit J.-P. Dollé,
voulait dire dans mon esprit, que j'avais choisi le vrai communisme. Ce qui se pas-
sait en Chine ne m'intéressait absolument pas.Un des auteurs de L'Ange, Chris-
tian Jambet, déclare « II faut concevoir le maoïsme en France comme l'expérience
d'une illumination plus que comme une expérience politique.Lardreau et lui ont
relaté dans leur livre en termes religieux leur double expérience le passage de la foi
stalinienne à la foi maoïste et, celle-ci enfin perdue, le refuge dans une mystique de
bazar. Leur expérience de fondateurs de la « cellule Béria », à l'époque où ils brû-
laient de la foi maoïste, devient à distance une révélation divine « N'importe, il
ne s'agit pas de la Chine, ni de Mao, mais de tout ce que cela nous fut d'un nouvel
Évangile, d'un avertissement de l'Ange.Avertissement angélique répercuté par le
fracas de la chute d'une autre Ange frappé, « Icare foudroyé au ciel de Mongolie »
Lin Piao lui-même. Les épopées philosophiques élaborées par les « prophètes »
romantiques, de Ballanche à Edgar Quinet, des néo-swedenborgiens à l'abbé Cons-
tant (pour qui Jésus réincarnait à la fois Prométhée, Socrate et Napoléon), appa-
raissent des modèles de bon sens rassis à côté de ces effervescences d'alka-seltzer
mystagogique.
Il fallait pour adhérer à une foi aussi aliénante consentir à imiter ces religions
de l'extase et du vide qui exigent de leurs fidèles qu'elles annihilent la pensée,
par des moyens souvent grossiers, mais efficaces. « Nous désirions de toutes nos
forces, écrit un des plus lucides rescapés de l'aventure, J.-P. Le Dantec, nous bai-
gner dans l'idiotie et geler complètement notre esprit trop familier des gymnas-
LA CROYANCE
tiques intellectuelles. Nous ne lisions plus rien (.) "Heureux les pauvres d'esprit,
car ils sont les élus de la Révolution prolétarienne telle aurait pu être notre
devise (.)L'un d'entre nous lança avec violence cette métaphore inouïe "Ilfaut
parvenir à faire de son cerveau une casserole vide! » J.-P. Dollé confirme -le
témoignage de Le Dantec « Début 1969, on avait le droit de lire. Marx, mais
ce ne fut même plus toléré, car c'était faire preuve d'intellectualisme. On lisait
Mao Tsé toung, puis vint le moment où le Petit Livre rouge suffisait. »
Quand une série de retentissants ratés historiques, de la chute de Lin Piao à
celle de la Bande des Quatre, fit éclater enfin l'imposture maoïste aux regards
jusque-là les mieux aveuglés, on vit à nouveau les désenvoûtés tenter de se guérir
d'une foi déçue par une autre foi, quitter la caserne de Pékin pour la basilique
de Lisieux, refermer l'Évangile selon Lin Piao pour ouvrir les Évangiles de Jésus,
révisés selon Lacan. Les cortèges de croyants se croisaient d'ailleurs, en se confon-
dant parfois. Les dévots de la Révolution en train de revenir au bercail conserva-
teur chrétien, croisaient en chemin, allant en sens opposé, les militants de la Révé-
lation devenue Théologie de la Révolution. Les prêtres marxistes jetaient le froc aux
orties à l'heure où les lévites prochinois crachent à la figure du Grand Timonier.
Cette métamorphose apparente exprimait-elle vraiment un changement pro-
fond ? On peut en douter, dans la mesure où les dé-convertis néophytes changeaient
de Dieu sans changer visiblement de méthode intellectuelle. Le seul progrès, relatif,
consistait à passer d'une foi religieuse qui n'osait pas dire son nom à une irra-
tionalisme religieux qui se déclarait comme tel. Le caractère « scientifique » de la
foi politique que professaient hier les sectateurs de la maolâtrie en France n'était
qu'un acte de foi débouchant sur la foi dans les actes. Jusque-là Maurice Clavel seul
définissait la grève générale et les occupations de mai 1968 comme une irruption du
Saint-Esprit. Il eut désormais des émules, des disciples et des imitateurs. Soudain,
comme à l'aurore du règne de Bonaparte, on vit ceux qui avaient été souvent les
plus farouches régicides, passer avec la même ferveur du culte de la Déesse Raison
à la reconnaissance du vrai génie du christianisme. Les militants désabusés dépo-
saient les drapeaux rouges de la Révolution culturelle à l'entrée du confessionnal
où ils venaient solennellement abjurer les « maîtres penseurs », changeant ainsi
de certitudes sans changer d'assurance.
Car c'est en définitive l'assurance de la certitude que cherchent l'adepte des
religions et l'adhérent des partis, celui qui dit « la Religion » comme celui qui dit
« le Parti ». C'est pourquoi il est vain de prétendre entamer leurs convictions
avec des arguments rationnels, ou en essayant de faire apparaître le caractère
« clérical » et orthopédique des structures dans lesquels ils s'abritent et se fortifient.
Les raisons ici ne sont en définitive que des rationalisations. La foi est première,
et ses « preuves » secondes. L'Église, le Parti, c'est ce grand berceau chaud, confiné
et régressif dans lequel s'abrite « l'homme de foi ». Il se laisse bercer et submerger
LES SÉQUESTRÉS DE LA CROYANCE
par le tous-ensemble. A quoi bon mettre en garde contre ce « grand fond malempia »
des séquestrés de la croyance ceux qui s'y laissent engluer? Espérer guérir de son
assurance l'affamé de certitude, peine perdue il n'aspireà rien d'autre, quel
que soit le prix dont il faille payer le doux assoupissement de l'esprit, « la foi ».
CLAUDE ROY
Jean Losserand
L'ÉNIGME DE L'ÉVIDENCE
A. Artaud.
me serait en quelque sorte imposée et que je subis toujours. Dans tout cela je finis par
ne plus me reconnaître, mes idées s'embrouillent et je ne puis démêler le vrai du
faux 1.Dans ce conflit permanent qui divise la conscience, l'obsessionnel a
l'angoissante perception de l'altérité du délire « L'individu, dit encore Seglas,
peut se rendre compte de ce qu'il éprouve, peut même l'analyser assez exactement,
mais cela ne veut dire en aucune façon qu'il soit complètement conscient, au sens
strict du mot [.]Il serait plus exact de dire [.]pour employer l'expression
topique de notre malade [.]que l'obsédé est conscient d'un côté, qu'il est incons-
cient de l'autre 2. » L'obsession est comme l'ombre projetée par le délire sur la
surface de la conscience. Dans cet exemple clinique, on voit que toute altération de
la conscience (et donc la notion d'inconscient) est en psychiatrie foncièrement liée
au déficit.
Le délire emporte la conviction. Dans les limites d'une clinique psychiatrique
où la perturbation de la conscience traduit l'altération pathologique de la person-
nalité le sujet est « inconscient » de ses troubles on ne perçoit plus de conflit.
Autrement dit, il n'est plus question que de conflits les préjudices les plus graves,
une très sale affaire, une fulgurante révélation. Mais le drame se joue sur une autre
scène et le sujet est tout à la fois acteur, spectateur et metteur en scène. Parfois,
c'est lui l'auteur, jamais il n'est l'ouvreuse; on joue toujours à guichets fermés.
Si, d'aventure, l'individu s'en sort, il évoquera parfois un immeuble désuet,
dépourvu de style, dont la façade a conservé un pittoresque, le soir surtout, par temps
un peu couvert.
Métaphore, dira-t-on (dont le véritable inconvénient est de laisser croire que
cela fait toujours du tintamarre). C'est qu'aucune phénoménologie ne rend compte
de la conviction délirante. Un livre consacré à l'intuition délirante a le mérite de
poser le problème « Le sujet, quelles que soient les apparences, ne peut puiser
qu'en lui-même sa connaissance délirante; c'est à ce titre que l'on peut parler d'in-
tuition dans la psychopathogénie des délires le facteur intuitif est en quelque
sorte le sentiment délirant qui s'attache aux diverses manifestations de la psycho-
pathie il en est l'élément personnel, le fil qui les relie au moi. Il exprime la convic-
tion mais il ne la crée pas. C'est si l'on veut le coup de sonde dont on sent qu'il est
allé toucher plus ou moins bas le fond d'un même océan, encore qu'il ramène
chaque fois à la surface des matériaux très différents Ce coup de sonde c'est
l'automatisme qui le jette dans la conviction délirante 3. »
La conviction délirante s'éprouve ainsi comme un fait clinique à partir duquel
on procède à la description des diverses formes de délire. L'incongruité du jaloux,
la monotonie du persécuté, la clandestinité du mégalomane sont, pour ainsi
1. J. Seglas, Leçons cliniques sur les maladies mentales et nerveuses, Paris, 1895, p. 124.
2. Ibid., p. 148.
3. R. Targowla et J. Dublineau, L7ntuition délirante, Paris, 1931, p. 122.
L'ÉNIGME DE L'ÉVIDENCE
dire, autant de façons de porter la conviction délirante. Tenir cette clinique pour
une fiction parce qu'on n'explique pas le fait primordial, c'est oublier que le
délire se donne pour une fiction parce qu'il s'impose au délirant comme son évi-
dence.
En fait, la conviction délirante impose deux conceptions qui, pour être souvent
implicites, n'en sont que plus décisives et qui, pour s'opposer, sont forcément liées
dans l'appréciation du délire.
contraire d'ordre logique; chez lui la perception est exacte [.]Il a le souci de la
constatation objective mais tendancieuse des faits, le besoin continuel de démons-
trations qu'il croit péremptoires et qui ne sont que spécieuses et il pousse à l'excès
l'art des conclusions subtiles mais erronées; [.]le malade procède par induction
et déduction, en un mot par inférence ». Dans le délire imaginatif enfin, le malade
« réalisant d'emblée ses associations d'idées, transporte dans le monde extérieur
ses créations subjectives en leur conférant tous les caractères de l'objectivité. Il
procède par intuition, par auto-suggestion, par invention. Le point de départ de
son erreur (est) une fiction d'origine endogène, une création subjective. L'inter-
prétant raisonnait en savant; l'imaginatif procède en poète. Tandis que chez l'in-
terprétant la croyance ne peut naître et se développer sans l'intermédiaire obligé
des données sensorielles et des opérations logiques, chez l'imaginatif la croyance sur-
git d'emblée en vertu d'une évidence immédiate [.]. L'un est un raisonneur et
l'autre un intuitif». Comme tentative d'interprétation, cette psychologie de l'erreur
délirante trouve dans le délire les prémisses de son propre raisonnement. La cli-
nique ne prête que ce qu'on lui donne le meilleur de soi-même.
1. Ibid.
2. J. Moreau de Tours, Du Haschisch et de l'aliénation mentale, Paris, 1845.
L'ÉNIGME DE L'ÉVIDENCE
Michel Neyraut.
« Tout délire recèle aussi un grain de vérité, écrit Freud dans la Gradiva,
quelque chose en lui mérite réellement la créance et là est la source de la conviction
du malade. Cependant cette parcelle de vérité a été longtemps refoulée; quand elle
parvient enfin sous un aspect déformé à forcer l'entrée de la conscience, le senti-
ment de conviction à elle inhérent devient comme par compensation tout-puissant,
il fait corps avec le substitut déformé de cette parcelle de vérité refoulée et protège
celui-ci contre toute atteinte de la critique. La conviction se déplace en quelque
sorte de la vérité inconsciente à l'erreur consciente à elle reliée et y reste fixée jus-
tement par suite de ce déplacement'. » Dans le cas de Norbert Hanold, l'erreur
consciente, c'est la croyance délirante en la résurrection de Gradiva. La vérité incons-
ciente, c'est la présence à ses côtés de l'amie d'enfance aimée dont il a refoulé toute
représentation; refoulement dont la contrepartie symptomatique est l'hallucination
négative Norbert ne voit pas la jeune fille Zoé dont la maison est contiguë à la
sienne. Dans le domaine scientifique qui le tient éloigné de toute émotion érotique,
il identifie la démarche d'une jeune fille représentée sur un bas-relief antique cette
position du pied, il la saisit dans son actualité et l'émotion esthétique vaut dans la
transposition romanesque pour une intuition délirante; la vérité de la représentation
artistique est la vérité de ce qui vit dans le fantasme pour n'être pas perçu dans la
réalité elle s'appelle Gradiva, elle a vécu à Pompéi où tout fut enseveli. Ce fan-
tasme est le substitut déformé de cette parcelle de vérité refoulée; par lui Hanold a
la perception endopsychique du refoulement.
En tombant sur l'objet réel (la reconnaissance de Zoé dans la rue) le sens latent
du premier rêve détermine le voyage pathologique. En fuyant dans un autre pays,
Norbert Hanold retrouve la vue au prix d'une construction délirante Gradiva
lui apparaît comme ce spectre de midi ressuscité d'entre les morts. La même réalité
revient et s'impose à ses sens dans la conviction. Dès lors, tous les signes qui
indiquent la présence de Zoé Bertgang étayent la conviction que l'apparition de la
maison de Meléagre est bien cette jeune femme qu'il a vue en rêve s'étendre sur
les dalles pour être recouverte par les cendres du Vésuve. « Le sentiment de convic-
tion inhérent à cette intelligence pouvait s'affirmer et se maintenir, tandis qu'à
l'intelligence elle-même, incapable de devenir consciente, se substituait un contenu
1. S. Freud, Délire et rêve dans la « Gradiva » de Jensen, trad. fr., Gallimard, p. 192.
LA CROYANCE
de représentation différent, mais relié à elle par des liens cogitatifs. Ainsi, le senti-
ment de conviction entra en rapport avec un contenu à lui proprement étranger, et
celui-ci sous forme de délire, rencontra un assentiment qui ne lui était pas dû 1. »
Précisément parce qu'il traduit combien la vérité est proche du conscient, le
deuxième rêve (quelque part au Soleil Gradiva est assise.) paraît obscur dans son
texte manifeste. « Il apparaissait à Norbert Hanold que tout ceci était abso-
lument fou. » A quoi répondra Gradiva, lorsque Hanold, portant violemment la
main sur elle, s'assurera, sans l'avoir prémédité, de sa consistance charnelle
« Tu es évidemment fou, Norbert Hanold. » Les yeux enfin dessillés, l'archéologue
pourrait bien dire « ô lumière, que je te voie ici pour la dernière fois! »
Mais la guérison d'un délire n'est pas le dévoilement d'un forfait. En revenant
ici et maintenant, le même se perpétue dans la partie. Après avoir détaché ses yeux
de la statue, après avoir acquis dans son délire une relique de Gradiva, Norbert
Hanold retourne contempler la démarche souple et tranquille de Gradiva Rediviva
Zoé Bertgang.
Il est bien facile d'évoquer la conviction délirante devant quelque roman déli-
cat, pourrait-on objecter; pendant ce temps, d'autres l'ont sur les bras, la convic-
tion en question. L'objection est recevable, quoiqu'elle pose un problème l'idée
de se coltiner quelqu'un est toujours dans l'air quand on parle du traitement des
psychotiques. En outre on ne devrait pas oublier l'exemple cité par Jaspers c'est
en lisant la Bible que la petite fille éprouve l'expérience délirante primaire.
Dans « l'Inquiétante étrangeté », Freud remarque que « le domaine de l'ima-
gination implique, pour être mis en valeur, que ce qu'il contient soit dispensé de
l'épreuve de la réalité » de sorte que « dans la fiction bien des choses ne sont pas
étrangement inquiétantes qui le seraient si elles se passaient dans la vie et que,
dans la fiction, il existe bien des moyens de provoquer des effets d'inquiétante
étrangeté qui, dans la vie, n'existent pas3 ». Ainsi la fiction poétique nous permet-
elle de pénétrer l'intelligence de la conviction délirante en ce que le lecteur adhère
sans critique au postulat de sa représentation ce qui est dénié dans la réalité est
cela même qui a été refoulé. La vérité d'autrefois est la vérité du maintenant et
la traduction du délire pourrait être « Vois tout cela signifie tout simplement
que tu m'aimes. » Dans la Gradiva il n'y a, par convention littéraire, pas de temps
psychologique. Ce qui a été est. Or, cette solution romanesque est précisément la for-
mule du délire d'Hanold ce qui a été (en l'an 79) est. En même temps qu'elle consti-
tue la temporalité dramatique du récit, la fantaisie archéologique de Norbert Hanold
traduit comme un délire ce qu'est dans la réalité la trouvaille amoureuse.
1. Ibid., p. 190.
2. Sophocle, Œdipe Roi, v. 1183.
3. S. Freud, « L'inquiétante étrangeté», in Essais de Psychanalyse appliquée, Gallimard, p. 206.
L'ÉNIGME DE L'ÉVIDENCE
Dans ce transfert, ce qui est obscure connaissance devient certitude absolue, ce qui
est surmonté advient comme ce qui est, laissant en plan le refoulé. La perception
endopsychique consacre dans la projection l'extrême acuité d'une conscience mise en
faillite par un trop perçu « Le paranoïaque a donc dans une certaine mesure rai-
son il voit quelque chose qui échappe à l'homme normal, sa vision est plus péné-
trante que celle de la pensée normale, mais ce qui enlève à sa connaissance toute
valeur, c'est l'extension à d'autres de l'état de choses qui n'est réel qu'en ce qui le
concerne lui-même1. » Ce qui se projette dans le délire paranoïaque est tout aussi
bien ce qui alimente la superstition de l'obsessionnel; si la névrose obsessionnelle
disjoint les rapports de causalité, « ces rapports refoulés gardent une sorte de force
capable d'avertir le sujet, force que j'ai comparée ailleurs à une perception endopsy-
chique de sorte que le malade introduit les rapports refoulés dans la réalité extérieure
au moyen de la projection et là, ils témoignent de ce qui a été effacé dans le psy-
chisme 2. »
Ce dernier exemple, dira-t-on, montre clairement que la projection n'est pas le
délire et que la conviction délirante est un bouleversement trop absolu, une déraison
trop flagrante pour se laisser réduire à quelque habile mécanisme. D'ailleurs le clou
de l'affaire, c'est que Norbert Hanold n'est pas un délirant; c'est un esprit fantasque,
un garçon qui a trop étudié, en fin de compte un amoureux transi; bref, il présente
une folie de bonne compagnie telle que les gens de lettres aiment se la figurer
rêverie grandiose, voyage inutile et coûteux; d'autres vont au casino, celui-ci pro-
mène son vague à l'âme à Pompéi. Aucun médecin ne s'y tromperait et l'insistance
que met Freud à nous parler d'observation psychiatrique paraît au moins suspecte
même s'il a corrigé son diagnostic dans une note bien discrète.
Mais la conviction délirante n'est pas le délire; c'est la marque du retour de la
pensée primitive dans la projection. En faisant un « mésusage d'un mécanisme psy-
chique très courant, celui de la projection3 », le délire emporte la conviction comme
toute-puissance de la pensée. De même, voyons-nous « l'homme primitif extérioriser
sa propre organisation psychique (en vertu de la perception dite endopsychique)4 »
Sous ce rapport, la compréhension de la conviction délirante doit plus à la pensée
obsessionnelle qu'à la psychose elle-même. En outre, rappeler que le délire n'appar-
tient pas à la psychose (il y a une « étrange familiarité » du délire les formations
délirantes de l'Homme aux rats mais aussi les hallucinations de l'obsessionnel
décrites notamment par Seglas), c'est rappeler que le délire n'est pas la psychose.
« Ce que nous prenons pour un processus morbide, la formation du délire, est en
réalité une tentative de guérison, une reconstruction [.]. Ce qui attire à grand bruit
1. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot, p. 296.
2. S. Freud, « L'Homme aux rats in Cinq psychanalyses, P.U.F., p. 250.
3. S. Freud, Manuscrit H. in Naissance de la psychanalyse, p. 100.
4. S. Freud, Totem et Tabou, p. 107.
LA CROYANCE
JEAN LOSSERAND
Le titre est de la rédaction. Le titre original est « The function of the patient's realistic
perceptions of the analyst in delusional transference ». Paru in Br. y. Med. Psychol. (1972), 45,1.
Reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.
LA CROYANCE
Entre-temps, cette femme jeune et séduisante était devenue, par son apparence
et dans la réalité, une grand-mère qui, parfois, venait à exprimer, indirectement,
une crainte poignante de n'être plus rien d'autre pour nous qu'une malade relevant
de la gériatrie. Il y a quelques années, elle a dû se faire mettre un dentier à la
mâchoire supérieure; pendant des mois, je me suis senti affreusement coupable
quand, au beau milieu d'un torrent de reproches paranoïdes, elle enlevait tout d'un
coup son inconfortable dentier; avec sa figure édentée, en gesticulant ainsi avec son
dentier à la main tandis qu'elle parlait, elle avait l'air soudain d'avoir dix ans de
plus. Par la suite, je lui fus reconnaissant de ce que son caractère indomptable, qui
persistait malgré ces ravages, m'ait aidé à me libérer en grande partie de cette
culpabilité.
Pendant plus de six ans j'ai enregistré toutes nos séances sur magnétophone
sans le lui cacher, ce qui témoigne de son engagement de plus en plus grand dans
notre travail. J'ai conservé ces centaines de bandes et, en ré-écoutant à l'occasion
certaines d'entre elles, je me suis rendu compte de l'inestimable valeur qu'elles
avaient pour la recherche aussi bien dans le domaine de la psychodynamique des
schizophrènes que dans celui de la psychanalyse de ces patients.
Au cours des années qui ont suivi son admission, cette femme eut un énorme
impact sur toute la communauté de Chestnut Lodge en raison de son comportement
extraordinairement contraignant pour les autres, de son délire, de son intelligence
rare et de sa chaleur pleine de causticité. Son comportement délirant atteignait
parfois la petite ville de Rockville, et parfois même notre capitale, un peu plus
éloignée. Excellente cavalière, lors d'une des fugues qu'elle avait faites avant que
nous nous rencontrions (elle n'en a plus fait par la suite), elle était allée à Washing-
ton, avait loué un cheval et, monté sur son cheval, avait remonté l'avenue Pennsyl-
vania jusqu'aux portes de la Maison-Blanche où elle avait demandé à être reçue
par le Président. Là-dessus, la police l'avait placée dans un hôpital psychiatrique
jusqu'à ce qu'on vérifie qu'elle s'était sauvée de Chestnut Lodge où on la renvoya.
Son nom figure sur la liste des personnes considérées par le F.B.I. comme dange-
reuses pour les présidents des États-Unis.
A plusieurs reprises, elle s'est attaquée, dans l'intention de les tuer, à diverses
personnes de Chestnut Lodge et, moi-même, je me suis souvent senti menacé. Mais
ses envies de meurtre s'exprimaient principalement dans son utilisation, largement
inconsciente, de la communication verbale comme moyen d'attaquer le sens de la
réalité chez l'autre, et notamment son sentiment d'identité personnelle. Il y eut des
moments, en particulier dans les premières années au cours de séances spécialement
orageuses, où je me sentais si menacé, où j'étais si furieux, que j'avais vraiment
peur de ne plus pouvoir contrôler mes propres envies de meurtre.
Tout au long de ces dix-huit années et plus de travail avec elle, un nombre
incroyable de personnes (faisant partie du personnel, mais aussi des malades, à leur
LA CROYANCE
manière) ont tenté de l'aider à guérir, devant probablement pour cela refouler
(comme je l'ai fait moi-même) leur énorme besoin qu'elle demeure psychotique.
Parmi ces personnes, il y eut une dizaine de psychiatres responsables de différentes
unités (comprenant chacune de neuf à douze patients) dans le bâtiment où elle habi-
tait. Ces psychiatres ont travaillé, selon l'usage dans ce service, de six mois à plu-
sieurs années en moyenne deux ans. Tous ont fait preuve à son égard d'un immense
dévouement, plusieurs ont su trouver des approches créatrices permettant la pour-
suite du traitement. Un nombre équivalent de travailleurs sociaux ayant une forma-
tion psychiatrique, un nombre beaucoup plus important encore d'infirmières et de
personnes responsables de la thérapie occupationnelle, enfin une foule d'assistants
ont contribué de manière considérable à son traitement pendant toutes ces années.
Je voudrais ici les en remercier et souligner combien d'efforts le traitement psychana-
lytique d'un schizophrène chronique peut exiger de la part de nombreuses personnes
professionnellement bien formées. Naturellement, ce long effort n'aurait pu être
poursuivi sans le support financier et psychologique de la famille de la patiente.
Ajoutons que, d'une part, la patiente n'a reçu aucune forme de traitement
médicamenteux (tel que phénothiazines), à l'exception peut-être de barbituriques
prescrits occasionnellement par l'un ou l'autre des psychiatres dans les premières
années; que, d'autre part, elle n'utilise pas le divan analytique.
Dès le tout début de notre travail, elle révéla une dédifférenciation et une
fragmentation (ou un clivage, pour employer un terme kleinien) du moi épou-
vantables, comme défenses inconscientes contre des sentiments tels que la culpa-
bilité, le chagrin, l'amour, et dans un effort inconscient pour réaliser ses tendances
à l'omnipotence. Elle était profondément convaincue qu'il existait de nombreux
« doubles » de chacun, y compris d'elle-même. Lorsqu'un aide soignant à qui elle
s'était attachée quitta Chestnut Lodge, il ne lui manqua pas car elle savait qu'il
y avait treize Mr. Mitchell, que la plupart d'entre eux ou que tous étaient encore là,
sous divers déguisements. Elle se sentait accusée injustement par tout le monde
pour ses actes destructeurs que ses mauvais doubles, elle en était persuadée, avaient
commis. Elle fit un jour cette déclaration « Enfin, il y avait neuf cent quatre-
vingt-dix-sept skillions tertiaires de femmes [des composantes projetées ou des
« doubles » d'elle-même; elle dit cela comme si c'était la chose la plus évidente]
associées à Chestnut Lodge; alors pourquoi est-ce que moi je devrais être blâmée
pour tout ce que chacun a fait? »
Sans cesse et de manière imprévisible elle identifiait incorrectement elle-même
et les autres. Il y avait plusieur Dr Searles et, lorsqu'elle partait, avec une aide
soignante, faire des courses, elle vivait cela comme si se succédaient auprès d'elle
différentes aides soignantes et non comme la succession d'émotions différentes
éprouvées à l'égard d'une seule personne. Elle n'avait que des « éclairs de souve-
nir » de tout ce qui lui était arrivé avant son hospitalisation, affirmait qu'elle n'avait
RÉALISME DANS UN TRANSFERT DÉLIRANT
rellement, la rendit sensiblement moins dangereuse. A bien des égards, elle s'est
considérablement améliorée. Elle ne croit plus qu'elle est remuée, géographiquement
transportée, à travers le monde, au milieu de quarante-huit mille Chestnut Lodges.
Elle sait maintenant qu'elle est émotionnellement remuée par d'autres êtres humains
qu'elle rencontre chaque jour. Elle sait qu'il n'y a qu'un seul Chestnut Lodge, et
elle éprouve des sentiments réalistes d'ennui, de découragement et souvent de
désespoir devant l'étouffement de sa vie. Progressivement, le champ de sa mémoire
s'est étendu, passant, disons, de un ou deux jours, à des semaines, des mois et
parfois des années (auparavant, elle était constamment « bloquée »). Elle est bien
plus capable de se souvenir, avec moi, de ce qui s'est passé dans les séances précé-
dentes. Depuis ces dernières années, elle est devenue beaucoup plus humaine, ressen-
tant son corps beaucoup plus comme le sien propre quoiqu'elle soit loin encore
de le faire pleinement et de manière continuelle et, à présent, elle me regarde
assez rarement comme un étranger total. En avançant pas à pas, nous parvenons
progressivement à affronter l'énorme travail de chagrin qui doit être accompli
pour qu'elle puisse devenir, durablement, non psychotique.
Connexions de plus en plus évidentes entre les idées délirantes de la malade et des
aspects réels de moi-même.
Les années passant, elle est devenue terriblement isolée, car le personnel et les
autres patients, qui, pendant un temps, avaient trouvé charmante sa « conversation
de folle » (crazy talk, comme ils disaient) et rafraîchissants son « franc-parler» et
son mordant, ont pris leurs distances parce qu'ils n'arrivaient pas à établir le
moindre contact significatif avec elle. Pendant toutes ces années, j'ai moi-même pu
constater qu'à peu près la totalité de ce qu'elle dit n'a pas de sens utilisable pour
moi. Quel que soit le mode d'expression de sa « conversation de folle » le jeu et
la taquinerie, l'angoisse physique ou morale, ou l'accusation paranoïde dans
tous les cas je n'ai pratiquement jamais vu la patiente être capable d'y renoncer
et de fonctionner selon un mode d'expérience et de communication interpersonnelle
différent, plus raisonnable, et cela que je me montre gentiment encourageant ou
sévèrement exigeant.
Ce qui est le plus difficile dans ce travail, c'est donc la persistance de ce
sentiment terrible qu'il n'existe aucun lien entre nous. Il y a quelque temps, j'ai vu
par hasard à la télévision un bout de film de science-fiction qui avait pour thème
les efforts pour communiquer de la Terre avec un être se trouvant sur une planète à
des millions de kilomètres; ces efforts étaient à la fois étranges et fascinants; l'être
extra-terrestre apparaissait progressivement sur l'écran du radar des terriens
comme une forme électrique aux contours vaguement humains. Cette image me
RÉALISME DANS UN TRANSFERT DÉLIRANT
frappa immédiatement je me rendis compte que les efforts de Joan et les miens
pour communiquer l'un avec l'autre n'étaient pas moins difficiles, pas moins
étranges, en dépit du fait que nous parlons tous deux l'anglais, que nous avons tous
deux une apparence humaine et que nous sommes proches l'un de l'autre dans
l'espace.
Son immense impuissance à combler ce fossé m'a obligé à faire un effort
gigantesque pour voir le monde et nous voir tous les deux avec ses yeux à
elle, tout en gardant le contact avec ma propre vision de la réalité. Les moments
où je me sentais relié à elle, où je voyais en quoi ses idées délirantes étaient liées à
ma propre vision de la réalité m'ont plongé alors dans la culpabilité je me sentais
entièrement responsable de son triste état. Cette culpabilité, fondée sur une omni-
potence subjective, semble clairement témoigner de ce contre quoi elle s'est incons-
ciemment défendue, pendant toutes ces années, avec des mécanismes psychotiques
tels que projection et introjection, dédifférenciation, clivage et déni.
Au long des années, il devint peu à peu évident qu'elle était engagée simulta-
nément dans deux tâches fort absorbantes. L'une était sa lutte pour naître pour
renoncer à son mode d'existence et ne plus vivre comme un « élément » (illimité,
qui pouvait, selon le cas, être la lumière, l'électricité, l'air ou l'eau) et pour avoir
un corps à elle dans lequel habiter. Son ambivalence inconsciente à ce propos était
énorme, bien que consciemment elle ne fût pas vécue comme telle, c'est-à-dire
comme un conflit conscient. Ne pas avoir de corps signifiait n'exister d'aucune
manière substantielle, ne pas être une personne parmi d'autres personnes; mais,
d'autre part, naître signifiait l'abandon de son omniprésence infinie et de son
immortalité. Durant ces années-là, elle consacra une bonne partie de son temps,
entre les séances, à tenter de construire, au sens propre, un corps (au moyen de
toute sorte de matériaux bois, toile, fils de coton avec lesquels elle assemblait
les parties du corps), à tenter aussi de transformer, comme si elle était Dieu, en
formes vivantes et humaines des feuilles mortes et d'autres choses, qu'elle jetait
dans les toilettes, persuadée que « les tuyaux » pouvaient servir à créer magiquement
la vie. C'est de toute évidence avec des sentiments mêlés d'accomplissement et de
perte qu'elle m'a dit il y a six ans environ, lorsque le travail de naissance fut bien
avancé « J'étais Dieu; maintenant je suis une femme. »
Son autre lutte, liée à la première, consistait à différencier ce qui est « dehors »
(ce qui existe dans la réalité extérieure) de ce qui est « dedans » (ce qui existe dans
le fantasme ou l'imagination). Je me rends compte aujourd'hui que c'est seulement
parce que cette dernière tâche a été peu à peu accomplie que nous pouvons main-
tenant nous tourner vers son monde intrapsychique (c'est du moins comme cela que
je vois aujourd'hui les choses; pour elle, c'est encore très largement le monde). Ce
n'est que parce que nous avons pu faire cela qu'il m'a été possible de voir, en outre,
le fait qui m'intéresse spécifiquement ici savoir, à quel point le monde tel qu'elle
LA CROYANCE
le vit, ce monde si extraordinaire délirant, se fonde sur des composantes de moi qui
sont réelles, à quel point il en est issu, quelles que soient les distorsions apportées
à son expérience de ces composantes par différents processus transfert, dédiffé-
renciation, fragmentation du moi (clivage), projection, introjection, déni.
Au départ, il m'était impossible de distinguer clairement, dans ma perception
d'elle, un monde intrapsychique, que je pourrais l'aider à explorer et à comprendre,
du monde incluant son soi physique et le monde physique environnant. Elle se
reprochait les tortures corporelles, incessantes et variées, qui, dans son expérience,
m'étaient infligées, tout comme elle me reprochait de l'emprisonner dans un service
fermé. Je l'ai dit, sa maladie, dans ses effets réels, envahissait le domaine de
Chestnut Lodge, s'étendait souvent jusqu'à Rockville et, à l'occasion, jusqu'à
Washington. J'étais très menacé parce qu'elle me tenait entièrement pour respon-
sable, comme si j'avais été tout-puissant, du monde dans lequel je la voyais, en
effet, vivre réellement. Je ne pouvais pas fonctionner efficacement en me disant que
j'étais responsable d'un domaine beaucoup plus limité, d'une fonction beaucoup
plus limitée, celle de l'aider à résoudre ses problèmes intrapsychiques, car il y avait,
d'une part, l'attrait, inconsciemment gratifiant pour moi, de l'omnipotence qu'elle
m'attribuait, et d'autre part le fait que son monde intrapsychique n'était pas
différencié (ni dans sa propre expérience de ce monde ni dans mon appréciation de
celui-ci) de son monde physique quotidien. Elle était si peu capable de partager avec
moi la responsabilité du traitement que, je l'ai dit, elle n'est presque jamais venue
à mon bureau pendant plus de dix ans.
A cette époque, il lui arrivait souvent, durant les séances, d'arpenter la pièce,
ou alors, si elle était assise à côté de moi, elle tricotait ou cousait, gardant à portée
de la main des aiguilles à tricoter ou des ciseaux pour le cas où je la violerais ou la
tuerais chose que j'avais faite, elle en était convaincue, des centaines de fois pen-
dant qu'elle était « bloquée » (c'est-à-dire quand elle n'avait plus du tout sa tête).
Il fallait souvent fermer à clé la porte de sa chambre pour qu'elle ne s'échappe pas
pendant la séance.
Elle m'attribuait constamment, et de manière imprévisible, des identités qui
n'étaient pas la mienne et ces erreurs d'identification étaient si contraignantes que,
souvent, j'en perdais presque le sentiment de ma propre identité. Pour employer une
image, je ne me trouvais pas du tout du côté de la fenêtre psychiatrique d'où regarde
l'observateur et dont l'autre face serait un miroir, ou encore, pour varier l'analogie,
je ne me trouvais pas derrière une ouverture dans quelque écran de cinéma dont
l'autre surface aurait montré à la patiente un film L.S.D. Ses réactions psycho-
tiques à ce qu'elle voyait de moi, en quelque sorte, sur la surface-miroir de l'écran
de cinéma avaient sur moi et en moi un effet bien plus profond que ne l'indiquent
ces métaphores. Elle traitait tout ce que nous appellerions la réalité extérieure comme
de la pâte qu'il fallait constamment modeler pour échapper aux sentiments incons-
RÉALISME DANS UN TRANSFERT DÉLIRANT
Dans une séance du début de la dixième année, elle répondit à quelque chose que
je lui avais dit « Quand vous me parlez comme ça, j'ai l'impression qu'on me
conduit au bord du monde et que les gens vont décider si j'aurai à sauter ou pas. »
Cette scène, toute vivante pour elle, fut décrite dans un semi-délire mais, de toute
LA CROYANCE
évidence, la patiente réagissait là à la manière dont j'avais parlé. Grâce à elle, j'avais
pris suffisamment conscience de l'aspect de moi-même en jeu ici pour que je lui
demande « Vous voulez dire que j'ai l'air funèbre à ce point? Oui », dit-elle.
Dans une séance de la quinzième année, elle me fit comprendre que si elle nous
sentait au fond de la mer, expérience qui lui arrivait encore régulièrement, ce n'était
pas en réaction à mon regard mort et fuyant (contrairement à ce que j'ai suggéré
plus haut; je répondais souvent ainsi à ses regards, me sentant coupable de penser
par-devers moi combien elle était folle); ce qui la faisait réagir ainsi, c'était l'énorme
pression qu'elle percevait derrière mon regard. Depuis longtemps, je savais plus ou
moins quelle gigantesque pression j'exerçais sur elle pour satisfaire les attentes
nombreuses et conflictuelles que j'avais de notre travail. Sa conviction que nous nous
trouvions tous les deux au fond de la mer était une représentation à peine exagérée
de la pression qui s'exerçait sur nous. Dieu sait qu'elle a rejeté et rejette encore
maintenant catégoriquement ces tentatives de traduction, en langage figuré et
métaphorique, d'expériences qui sont pour elle entièrement concrètes. Mais j'ai peu
à peu et de mieux en mieux compris, avec son aide, ce que ces traductions conte-
naient de réalité tangible et cela m'a permis de l'aider à les accepter de plus en plus
fréquemment.
Je me suis aperçu en certaines occasions, assez rares il est vrai mais toujours
valables sur le plan thérapeutique, que des modèles de comportement extrêmement
psychotique qui tous se sont maintenus pendant des mois ou même des années se
fondaient en partie sur une identification, toute déformée et exagérée fût-elle, à un
aspect de mon propre comportement. J'ai appelé ce processus (dans un précédent
article') l'identification délirante. J'en donnerai trois exemples.
1° Pendant quelques années (entre la troisième et la sixième année environ),
la patiente se comporta absolument comme si elle était propriétaire du pavillon de
l'hôpital où elle habitait (une sorte de maison familiale). Pour donner un exemple,
elle utilisait la télévision de la salle de séjour selon son bon plaisir et, de mille autres
manières, se conduisait sans tenir aucun compte du droit des autres à être là. Il m'est
venu à l'idée que, de son point de vue, je me comportais aussi insolemment que si sa
chambre m'avait appartenu. Je frappais toujours à sa porte avant de commencer la
séance, mais je ne tenais pas compte du « N'entrez pas » qu'elle me hurlait réguliè-
rement et j'entrais, tirant une chaise derrière moi, sans prendre même le temps de lui
dire quelques mots. Sa fenêtre était presque toujours grande ouverte, même par les
jours les plus froids, et comme j'avais appris depuis longtemps qu'il était inutile
d'être plus poli, j'allais droit à la fenêtre pour la fermer, je regagnais ensuite ma
place et commençais la séance, coulé dans mon rôle de seul propriétaire. Je n'affirme-
rais pas que le fait d'avoir vu ce lien entre son comportement général dans la maison
et mon propre comportement dans sa chambre a conduit à une interprétation de
transfert, laquelle aurait elle-même apporté quelque changement magique dans sa
conduite. Mais je peux dire que je n'ai plus considéré son comportement dans la
maison comme un symptôme lourd à supporter pour moi, et, en général, l'équipe a
constaté dans les années suivantes qu'elle se montrait de plus en plus coopérante.
2° Comme second exemple d'identification délirante, je parlerai d'un ensemble
de phénomènes se comptant par dizaines ou même par centaines qui ont pour la
première fois attiré mon attention dans les premières années du traitement. Il s'agit
des manifestations de ce que je pris l'habitude de considérer comme une gigantesque
capacité d'ironie, digne de Swift ou de Rabelais, qui se traduisait par des satires
moqueuses contre moi. Le plus atterrant mais tant de choses m'ont atterré! c'est
qu'elle m'a dit quelque chose qui m'a soudain donné l'impression fort désagréable
que tout son comportement, depuis des mois ou peut-être même des années, était une
gigantesque satire de tel ou tel aspect de ma bêtise personnelle. J'ai rarement vu
quelqu'un posséder à ce point cette capacité à faire que les autres se sentent des
ânes; dans ces occasions-là, j'éprouve l'impression que le sol a brusquement glissé
sous mes pieds; pire encore, je suis soudain envahi par le sentiment, toujours prêt à
surgir, d'être tout-puissant et entièrement responsable de son existence cette exis-
tence qu'elle n'a pratiquement jamais cessé, je le rappelle, de me présenter comme
pleine de souffrances et de tragédies.
Il y avait ainsi des moments où elle éveillait brusquement en moi un soupçon
et simultanément je me sentais livré au ridicule qui me faisait me demander si se
plonger toute la journée, comme elle l'avait fait pendant des années, dans le pro-
blème de se construire un corps n'était pas une parodie de ma supposée naïveté
enfantine concernant l'origine des bébés (en tant que résultat d'un rapport sexuel;
ceci dans un contexte où elle me mettait en boîte parce que je ne lui faisais pas
d'avances sexuelles). J'ai été aussi consterné à l'idée que son effort, encore plus
obstiné, pour rechercher sa mère (morte depuis cinq ans quand nous avons commencé
notre travail ensemble) était une manière de caricaturer mon propre désir enfantin
de trouver en elle une mère idéale. Le fait qu'elle soit si souvent plongée dans de
vastes plans psychotiques est en partie lié à l'image qu'elle a de moi un homme,
semblable, pour elle, à tous les hommes qui ont la tête dans les nuages, avec leurs
plans et leurs conceptions intellectuelles grandioses, et qui nient en même temps
leur dépendance infantile à l'égard des femmes, ces femmes dont ils sont si oublieux.
3° Parfois, l'identification à moi est des plus explicites. Lors de la séance du
4 mars 1971, par exemple, elle s'est plusieurs fois identifiée nominativement comme
le Dr Harold Searles, tout en déversant un torrent d'accusations paranoïdes contre
moi, en accueillant très mal ma présence dans « son bureau » et en se plaignant vio-
LA CROYANCE
lemment d'être « forcée d'avoir des séances ». Grâce à elle, l'idée m'est venue que ces
trois points précis ne représentaient, somme toute, qu'une exagération d'aspects de
mon comportement souvent accusateur, peu accueillant, esclave des autres.
A la fin de l'année 1966 ou au début de 1967, elle était devenue capable de
s'asseoir pendant les séances dans mon bureau, nos chaises placées conventionnel-
lement à quelques mètres l'une de l'autre, et de joindre ses efforts aux miens pour
comprendre ce qui se passait dans la relation. Souvent, sans se pencher vers moi,
elle plongeait son regard dans mes yeux, et un jour où elle regardait mon visage avec
fascination pendant que je lui disais quelque chose, elle s'exclama « Quand vous
parlez de gens différents, vos yeux deviennent ceux de la personne dont vous parlez.
C'est comme un kaléidoscope. Je n'ai encore jamais rien vu de pareil; c'est fas-
cinant. »
Je le répète, chaque fois que j'ai pris conscience que ses distorsions transféren-
tielles s'appuyaient sur un aspect réel de ma personnalité, cela s'est avéré profitable.
Il y eut, par exemple, cette séance du 22 décembre 1970; à l'époque, je savais déjà
depuis longtemps que, lorsque je me sentais physiquement et affectivement torturé
pendant les séances, je devenais souvent meurtrièrement sadique à son égard. La
séance en question s'avéra bientôt être l'une des plus troublées et troublantes de
toutes ces années. Ce jour-là, la patiente 'sentit que j'avais changé in toto (et pas
simplement mes yeux) trois fois; elle était donc absolument convaincue que quatre
personnes différentes s'étaient succédé sur ma chaise phénomène qui s'était
d'ailleurs produit assez souvent des années auparavant. Au cours de cette séance, elle
m'accusa je ne sais combien de fois de l'avoir assassinée et d'avoir commis d'autres
énormités encore. Elle donnait l'impression d'être sous le coup d'une menace et de
craindre qu'on lui fasse du mal.
A un moment donné, il me sembla, à voir la manière dont elle me regardait, que
ce qu'elle disait exprimait indirectement la question « Que pense-t-il? »; aussi suggé-
rai-je « Dieu sait ce que je suis en train de penser pendant que vous parlez? Oui. »
Je lui dis « Vous n'avez aucun moyen de savoir ce que je pense en ce moment,
n'est-ce pas? » Elle répliqua « Mais je crois que Dieu l'a, parce que Dieu entre à
certains moments et, heu, heu, il est tout perturbé, et pourquoi il doit ressembler
à Tiny Tim et, heu, marcher en boitant, ça me dépasse. Et moi, je ne veux pas qu'on
lui fasse du mal, de toute manière. Si on lui faisait du mal, ça n'aurait pas de sens
d'aller dans un hôpital, parce qu'il est la dernière personne saine que nous ayons,
absolument, et tous les hôpitaux sont attachés à lui, et ça n'a pas l'air de le boule-
verser le moins du monde. Mais nous devons avoir grand soin de lui, et il ne peut
pas être un cheval, parce que c'est comme ça qu'on peut tuer le seul et unique
docteur. »
Je lui dis « Je suppose que c'est ce que j'ai l'intention de faire? Oui. Alors,
heu. » Je suggérai « Enfin, j'ai l'air quoi? cruel, calculateur, comme si je voulais
RÉALISME DANS UN TRANSFERT DÉLIRANT
faire courir Tiny Tim comme un cheval de course? ce pauvre petit enfant boi-
teux, comme un cheval de course? j'ai l'air de ça? » Elle acquiesça énergique-
ment « Oui, c'est ça. »
Je poursuivis « C'est ça, hein? », et elle acquiesça à nouveau « Oui. Enfin,
vous avez l'air d'être une part de ce George Reynolds. » George Reynolds était un
officier de l'armée qu'elle avait longtemps haï parce qu'il avait mise enceinte et fait
illégalement avorter une jeune femme qui travaillait chez elle comme nurse et vis-
à-vis de laquelle elle s'était senti une responsabilité parentale. De toute évidence,
George Reynolds était l'une de ses mauvaises figures paternelles.
Les exemples que j'ai cités font entrevoir un phénomène qui est devenu de
plus en plus clair pour moi ces derniers mois, savoir à quel point la réalité de
la personnalité de l'analyste détermine l'univers entier du patient, cet univers en
apparence si délirant. En particulier, l'univers intrapsychique de l'autre le mien,
en l'occurrence ses pensées, ses sentiments et ses fantasmes jouent un rôle capital
au cours de ces mois. Ici, elle voit en moi la personnification d'un aspect de son
père, perçu par elle dans l'enfance comme un homme impénétrable, froid, mal-
veillant, sadique, tout-puissant, un homme qui a un plan et qui contrôle tout. Mais,
comme l'indiquent les exemples ci-dessus, ce transfert psychotique s'appuie sur au
moins une partie de ce qui constitue pour moi ma réalité intrapsychique je pense,
par exemple, au sadisme qu'elle éveille en moi pendant les séances.
Il faut souligner ici que le fonctionnement de son moi, encore dédifférencié,
la rend incapable de bien distinguer, sauf pour de rares et brefs moments, entre
le fantasme et la réalité, entre elle-même et moi. Ainsi, au lieu de reconstruire
ce que j'imagine mes fantasmes, elle a tendance à ressentir mon imagination
comme un pouvoir de mon esprit à engendrer la seule réalité dont elle peut disposer,
y compris la réalité de son soi. Par exemple, les pensées qu'elle me suppose ont
littéralement pour elle le pouvoir de la transformer.
Elle réagit de la même manière aux autres. Le 5 septembre 1970, elle m'a dit
« Je suis ceux que tous les autres pensent qu'ils sont. »
Sa dédifférenciation du moi a favorisé, depuis longtemps, un état de symbiose
entre nous; cette symbiose repose en partie sur le transfert délirant, mais en partie
aussi sur l'état effectif de notre relation (relation qui implique une symbiose à
laquelle nous participons tous deux et dans laquelle nous fonctionnons en termes
de pouvoir de nous créer l'un l'autre). J'ai appelé ce mode de relation la « symbiose
thérapeutique » dans un certain nombre d'articles antérieurs' où je montrais en
quoi elle diffère de la « folie à deux2» qui enferme à la fois le patient et l'analyste.
Pour la première fois dans la séance du 3 octobre 1970, il est clairement apparu
que le fait de prêter attention à ce que lui disent les voix hallucinatoires pendant les
séances représente un effort pour discerner ce qui se passe dans mon esprit. Il s'est
en outre avéré qu'elle fait cela pour tenter de me venir en aide. Elle suppose, en
effet, que mon silence habituel vient de mon impuissance à savoir ce qui se passe
dans ma tête. Cette perception qu'elle a de moi (qui implique une forte projection
de son propre état interne), telle qu'elle l'exprime, est en partie responsable de
cette situation désagréable, décrite plus haut, où je soupçonne que tout son
comportement représente une satire ironique contre ma manière de fonctionner
c'est-à-dire, ici, mon silence qui, consciemment, n'est pas dû à un appauvrissement
ou à une inaccessibilité de mes propres pensées (mais, au moment où j'écris ceci,
je commence à voir que, là encore, cette manière de me percevoir comporte un fonds
de réalité). Ajoutons que, dans cette séance, se produisirent les phénomènes
habituels elle vit dans mes yeuxquantité de personnes différentes et qu'à un
moment donné elle confirma de façon particulièrement explicite le fait qu'elle se
ressent comme multiple.
Le 10 décembre 1970, elle me dit « Mr. Schultz [le nom de son père, mort
depuis longtemps; manifestement, elle prenait quelqu'un de Chestnut Lodge pour
lui] est revenu à Chestnut Lodge maintenant, et il fait penser tout le monde comme
lui pense. »
Le 24 décembre 1970, elle confirma cette idée qui m'était venue depuis peu
selon les choses qu'elle dit, certaines personnes apparaissent dans mes yeux ou en
disparaissent; j'avais remarqué qu'il y avait une corrélation étroite entre son obser-
vation de mes yeux et ses commentaires. Ceci montrait qu'elle avait la conviction
de me créer, de me transformer, et que cette conviction était aussi forte que son
sentiment de pouvoir être transformée par moi. Au cours de cette séance, son intro-
ject de mère2 lui dit que, jusque-là, elle avait parlé avec trois hommes et la patiente
était persuadée qu'à un moment donné, nous avions changé de bureau pour aller
dans un plus petit.
Le 26 décembre 1970, un fait apparut clairement d'ailleurs confirmé par
elle au moins dans plusieurs cas, ses propos (fortement psychotiques, comme tou-
jours) étaient une réaction à l'expression qu'elle voyait sur mon visage à ce moment-là
ou, dans d'autres cas, un effort pour ramener de nouveau sur mon visage certaines des
expressions qu'elle y avait vues. Autre indice important de son effort pour me créer.
(Les données qui vont suivre maintenant sont si complexes et multidéterminées
1. Avec le temps, je m'étais habitué à penser, d'après la manière dont elle parlait de ces per-
ceptions, qu'elle voyait dans mes yeux des homoncules entiers; mais lorsque je cherchai à en savoir
plus sur ce point, elle confirma clairement ce qu'elle m'avait indiqué plus tôt, à savoir qu'elle voyait
dans mes yeux les yeux de ces personnes.
2. Cette expression qui est la mienne et non la sienne, je ne l'ai, bien sûr, pas utilisée dans
l'analyse.
RÉALISME DANS UN TRANSFERT DÉLIRANT
que le lecteur risque d'éprouver un peu de cette confusion que j'éprouve moi-même
si souvent pendant les séances. Qu'on se souvienne seulement que je souhaite ici
mettre l'accent plus particulièrement sur les données qui mettent en lumière le
thème suivant la patiente ressent les pensées de l'autre comme dotées du pouvoir
divin d'engendrer la totalité de sa réalité perceptible).
Vers le milieu de la séance du 4 mars 1971, après qu'elle se fut désignée elle-
même par différents prénoms qui n'étaient pas le sien, je lui dis en plaisantant
« Quelles sont les dix choses qui ne vont pas chez Joan? » Aussitôt, elle répliqua,
sérieusement « Joan, c'est Dieu. » (On se souvient qu'elle avait dit, longtemps
auparavant « J'étais Dieu, maintenant je suis une femme. » Je me rappelle aussi
que, dans son enfance, sa mère lui avait attribué un pouvoir divin maléfique,
la tenant pour responsable de toute l'angoisse réelle ou créée par la psychose
que lui donnait sa vie). Elle me dit, un peu plus tard dans la même séance « .je
crois que je me rappelle où je vous ai rencontré pour la première fois, il y a des
millions d'années quand j'étais Pamela de Bretagne. J'allais heu à l'intérieur
de moi. Vous viviez alors dans dans une ferme dans ma poitrine, mon sein droit,
et vous m'avez regardée et vous avez dit Oh! vous êtes le soleil! et vous m'avez
levée. J'étais [elle veut dire j'avais été avant "] une âme, voyez, et je n'étais
même pas un œuf. » Moi « Mais je pensais que vous étiez un soleil? » Elle
acquiesça « Vous pensiez que j'étais un soleil [c'est-à-dire, vous m'avez faite soleil],
comme ça [elle fait claquer ses doigts], et vous m'avez levée, et j'étais un gigantesque
soleil, et vous m'avez installée dans la poitrine, et, bon, j'ai eu la réputation de,
j'étais connue partout comme la lumière du soleil, à partir de cette minute-là, et
ça a été terrible enfin, ça ça a vraiment fait un mal énorme à mon âme et ça
a nui à ma position de docteur, par rapport à mes patients, et il n'y a que comme ça
que je peux attribuer heu sentir que j'avais toutes les raisons d'avoir une âme
qui asticotait les gens [c'est-à-dire, qui transformait les gens en asticots] heu
parce que vous ne devez jamais transformer une âme en lune ou en soleil s'il y a
moyen de l'empêcher, voyez. Vous pourriez transformer une personne, une personne
âgée de quatre jours et demi médicaux [elle comptait souvent le temps par temps
médical beaucoup plus long que le temps normal] en soleil, mais pas l'âme
de la personne. Mais vous, les gens, vous ne voyez pas la différence entre l'âme et
l'esprit, la vue, le type de heu d'anatomie, les êtres humains, ou n'importe
quelle autre espèce de chose. »
Je l'interrompis « Une chose que je n'avais pas réalisée, c'est que mes pen-
sées aient eu jamais le pouvoir de vous faisaient devenir différentes formes
que ça m'était possible de vous transformer par la pensée en différentes formes.
Je n'avais pas réalisé ça. » (A noter ici mon auto-dépréciation, ma fuite et ma
dérobade devant le rôle transférentiel de créateur omnipotent qu'elle avait besoin
de me voir occuper.)
LA CROYANCE
Après une pause de quelques secondes, elle répliqua « Enfin ma mère [et
ce fut dit avec force, soulignant avec reproche le fait que j'avais encore une fois
refusé d'être la bonne mère perçue comme omnipotente = le bon docteur =
le Dieu dont elle avait besoin] heu avant qu'elle soit un bébé, je veux dire
quand elle était une femme, elle pouvait se penser elle-même comme elle-même,
et tenir son visage [c'est-à-dire que la mère, par la pensée, pouvait se créer elle-même
et maintenir ainsi l'existence de son visage], et avoir l'air très bien, et alors elle
me le donnait et j'avais l'air très bien; mais j'étais bébé, et elle ne m'a pas appris
comment le faire réellement, alors, heu, il restait comme ça, parce que j'étais tou-
jours dans une âme je n'ai jamais eu vraiment eu un corps, jusqu'à ce que
non, c'est tout du matériau d'âme. Mais il a engraissé, heu, et c'est là que nous
vivons, sur mon âme. Heu et ils ont dit, les gens, quand je suis retournée faire
une visite Bon, maintenant que tu n'es plus Dieu, nous sommes contents de
vivre sur ton âme. Est-ce que ça n'est pas très dangereux pour nous d'être ici, et
tu ne vas pas être renvoyée si nous ne sortons pas de ta propriété Et j'ai dit
Probablement et ils ont dit Quand, heu chez qui allons-nous maintenant
pour voir qui crée les âmes? Et, heu, Qui est Dieu maintenant? Et j'ai dit
Eh bien, il y a n'importe quel bon docteur prend la place de Dieu parce qu'ils
[les bons docteurs] savent comment fabriquer les âmes, et ils peuvent faire la
différence entre l'âme, l'esprit, l'intellect, la vue et les sept sens; mais la moyenne
des gens ne le peuvent pas. »
Dans la séance du 11 mars 1971, elle dit « Ma mère nous a pensés [c'est-à-dire,
nous a créés] à partir de son bureau. Le vieux monsieur nous pense à partir de
son bureau. » Le 27 mars, elle déclara « Sans cesse, j'étais happée et j'entrais
dans une autre des idées de ma mère, il me semble. »
Une autre patiente, schizoïde, en analyse depuis plusieurs années, commença
un jour une séance en disant, presque aussitôt après s'être allongée sur le divan
« Je vois une salle d'autopsie, et j'ai cette pensée que l'analyse, c'est comme faire
une autopsie. » Elle prononça ces mots lentement, d'un ton mesuré et comme si elle
obéissait à mes souhaits, comme si je l'avais hypnotisée et lui avais dit « Mainte-
nant je veux que vous voyiez une salle d'autopsie. » Elle fit ensuite la remarque
que son père n'avait pas « un brin » d'humour, que, dans son souvenir, il n'en avait
jamais eu. Dans des séances antérieures, elle avait très souvent fait des commen-
taires sur mon caractère sombre. Il me semble que le processus à l'œuvre chez cette
patiente est au fond le même que celui qui opère chez la femme, beaucoup plus
malade, que je décris dans cet article. Mais, là où la patiente schizoïde tend à avoir
l'impression que moi, le père, j'engendre avec mon esprit un fantasme dans son
esprit, la femme schizophrène, elle, vit effectivement, et à un degré extrême, dans
un monde délirant engendré c'est ainsi qu'elle voit les choses par mon esprit
(de mère ou de père, selon les moments).
RÉALISME DANS UN TRANSFERT DÉLIRANT
était, de toute évidence, aussi intense que celle qu'avait éprouvée sa mère pour elle
quand elle était enfant, et que sa propre aversion pour moi pendant de longues
années.
Venons-en à des séances plus récentes. Le 25 avril 1970, elle vit dans mes yeux
deux personnes, en guerre l'une contre l'autre. Cette perception, qui n'est pas rare
chez elle, peut probablement s'expliquer d'une part par la projection et d'autre part,
par l'état d'intense conflit émotionnel, révélé par mes yeux, dans lequel je me trouve
souvent au cours de ces séances éprouvantes. Mais lorsqu'elle s'exclama, avec inté-
rêt « Maintenant, il y a un arbitre, là », j'eus le sentiment que, sur le plan de la
projection, nous avions là un signe réjouissant de meilleure intégration du moi.
Le 29 avril 1970, elle parla de nous comme de deux bébés satisfaits, assis dans
un landau, et elle exprima son contentement du fait, pour elle évident, que nous
étions en train d'avoir un « rapport sexuel » tandis que nous parlions ensemble.
Le 2 mai 1970, elle exprima en termes admirables son besoin que toutes ses
innombrables « îles » (d'identité du moi, pensai-je) « se fondent ensemble ». Parlant
d'un grand nombre de choses et de gens, elle dit aussi et c'était poignant qu'ils
étaient « tous ma mère ». Il me sembla que non seulement son besoin de trouver une
bonne mère, partout, était plus clairement exprimé, mais encore qu'elle devenait plus
capable de trouver une mère dans ces gens et ces choses plus capable de les laisser
être des mères pour elle.
Mais, quelques jours plus tard,j'offris un exemple typique de réaction anti-
thérapeutique. Elle avait commencé à développer longuement un fantasme délirant
et je pris peur alors en constatant combien j'y prenais plaisir; « consciencieuse-
ment », je réagis en essayant de l'aider à être plus en contact avec son identité réelle.
Ceci eut pour effet prévisible quand j'y pense maintenant de l'éloigner beaucoup.
Je pourrais donner des centaines d'exemples de ce genre qui montrent la difficulté
que j'ai eu à me plonger complètement dans une relation vraiment thérapeutique,
tout en m'efforçant d'écarter les exigences de mon surmoi, tellement activées par les
accusations et les reproches de la patiente pendant sa longue maladie.
Dans la séance suivante, le 9 mai 1970, elle eut une expérience plus bizarre que
d'habitude elle avait l'impression d'être la boîte de kleenex posée par terre près
du divan, et « Mme Bradley » (c'est ainsi qu'elle appelait sa soeur; elle avait depuis
longtemps accepté d'être, vis-à-vis de sa sœur, dans la position d'une servante ou
d'une parente faible d'esprit), et « Mme Bradley », donc, était le petit panier égale-
ment posé par terre (dans lequel je mets les appuie-tête pour le divan). Rétrospecti-
vement là encore, on pouvait prévoir que, s'étant trouvée rejetée au cours de la
séance précédente lorsqu'elle s'était identifiée à moi, c'est-à-dire à un être humain,
il lui fallait maintenant s'identifier à une chose non humaine. Elle se plaignit aussi
de ne pas pouvoir voir avec ses propres yeux, qui lui avaient été volés par Erich von
Stroheim (l'acteur de cinéma muet qui jouait les rôles de méchant Allemand) et par
RÉALISME DANS UN TRANSFERT DÉLIRANT
et des enfants. J'appris ainsi que, si le couple avait admis au sein de leur propre
famille la « sœur de Joan » (chaque fois qu'elle se désignait par son identité réelle,
elle parlait d'elle à la troisième personne), en revanche ils n'avaient pas accepté
« Joan »; celle-ci s'était donc sentie orpheline vis-à-vis à la fois de la famille Schultz
et de la « famille » Bauer.
Cinq jours plus tard, le 2 juin 1970, je me sentis, pendant un moment, diabo-
lique à son égard comme je ne l'avais encore jamais été; ce sentiment, qui me parut
donner la mesure de ma méchanceté profonde, me troubla beaucoup. Je ne me rap-
pelle pas ce qui le provoqua, et ce serait un trop gros travail de retrouver cela parmi
les centaines de bandes enregistrées dont je dispose. Mais j'ai tout de même noté qu'à
un moment donné, elle a parlé de mon visage, disant qu'il provenait de son « cli-
toris », après avoir été une fleur. Tout ce que je peux dire, c'est ceci bien que cette
façon de me traiter, fort courante chez ma patiente, ne m'ait pas consciemment
menacé malgré son désir manifeste ici de m'avilir, inconsciemment, ces refus
constants d'admettre mon identité réelle telle que je la vis créaient en moi plus de
perturbation que je ne croyais.
Le 11 juillet 1970, elle fut visiblement choquée et anéantie de m'entendre lui
dire brutalement qu'elle était une « psychotique chronique »; je crois qu'elle com-
mençait à se rendre compte que mes paroles pouvaient la blesser affectivement. Pen-
dant des années, avec certaines choses que je lui avais dites, je l'avais littéralement
assassinée, découpée avec des couteaux, je lui avais tiré dessus, etc. toujours, elle
avait vécu ce genre de propos comme de réelles violences physiques commises par
moi contre elle, sans qu'elle réalise qu'il s'agissait de traumatismes affectifs, causés
par mes paroles et par leur tonalité affective.
Le 14 juillet 1970, à plusieurs reprises, je fus pour elle une « situation » et deux
enfants (simultanément). Le 13 août 1970, elle trouva que « cette tête-ci » (la
sienne) et « cette tête-là » (la mienne) étaient en aussi mauvais état l'une que l'autre
et elle vit plusieurs fois Joan dans mes yeux. La première de ces perceptions inaugura
toute une série d'autres qui devaient plus tard ouvrir la voie au thème important de
la terreur d'être enviée. Ce jour-là, il me sembla qu'elle réagissait comme si elle était
sa propre mère, psychotique par moments, moi étant l'enfant Joan Joan avait tout
lieu de croire que l'une des raisons qui lui interdisaient de retrouver sa santé mentale
était que la mère folle réagirait par une envie meurtrière à son égard.
Pour la première fois, le 22 août 1970, j'entendis cette femme, qui pendant tant
d'années et si souvent s'était répandue en reproches terribles et angoissés contre
moi, dire « Je suis contente de vivre. » Mais le 3 septembre, je trouvai la séance si
difficile à supporter que je me dis et lui dis sans doute aussi qu'une mort, même
horrible, serait pour moi une meilleure issue.
Le 10 septembre 1970, elle apporta des éléments qui rendaient plus explicites
que d'habitude l'un des thèmes majeurs, sinon le thème majeur, de sa psychose la
RÉALISME DANS UN TRANSFERT DÉLIRANT
une telle distinction; mais une différenciation du moi s'était maintenant suffisam-
ment accomplie en elle pour me permettre enfin de voir la distinction.
Dans la séance suivante, le 10 novembre 1970, elle déclara, avec un sens de la
réalité qui me surprit « Je ne me rappelle vraiment rien du passé. Je me demande
où je suis allée pêcher cette idée que j'étais la fille de la reine de Pologne? » Le
21 novembre, plus surprenant encore, elle fut capable d'admettre qu'elle avait
quatre enfants et que j'étais le Dr Searles.
Le 3 décembre, après m'avoir auparavant identifié comme son petit frère
Ralph, de deux ans plus jeune qu'elle, elle put se rappeler quelques fragments de
réalité concernant son enfance. Le 8 décembre, elle réussit à me faire comprendre
l'une des raisons pour lesquelles elle avait cru si souvent que nous nous trouvions
sur un bateau (ou dans un autobus ou un avion) sa mère lui avait appris lorsqu'elle
était enfant qu'on avait le droit de parler avec un étranger même si c'était quel-
qu'un du sexe opposé quand on était à bord d'un bateau, alors que, dans les autres
situations, ce n'était pas permis.
Le 10 décembre, elle avait un air triste, en entrant, comme je ne lui en avais
jamais vu et elle garda cet air pendant presque une demi-heure. Sa capacité crois-
sante d'être triste est une des acquisitions les plus impressionnantes de ces dernières
années. Je lui dis, presque au début de la séance « Vous me regardez un peu comme
si vous vous demandiez si je me sens aussi triste que vous.» Elle répliqua « Pour-
quoi est-ce que je me sens si triste? » Je lui dis simplement « Vous vous deman-
dez. » Elle poursuivit « Je viens de mourir, elles viennent de dire [les voix hallu-
cinatoires]. » Moi « Elles disent que vous venez de mourir Vous ne voyez
aucune raison de vous sentir si triste? » « Non, parce que je venais de naître à
Ed, le monsieur que tout le monde appelle Dieu ». Pendant deux années entières,
elle avait toujours parlé de Ed, son frère aîné, comme ayant été littéralement sa
mère; il avait dû, en effet, jouer ce rôle bien plus que ne l'avait fait la mère biolo-
gique. Je fis cette remarque « Alors on pourrait penser que vous vous sentiriez
tout sauf triste. » Elle acquiesça.
Je continuai :« Ed est votre mère? C'est ce qu'elles [les voix] veulent dire?»
« On dirait, mais ça n'a pas l'air d'être ça à moins que je ne sois la fille de
Mme John Lloyd Palmer [une amie de sa mère].» Après une courte pause, je
repris « Vous vous demandez si je vais contester ça? ou vous dire Non, ça n'est
pas ça? Vous vous demandez si je vais dire Non, vous êtes Joan hein?»
Elle « Non, j'ai toujours été Barbara Palmer. Qui pensez-vous être, vous? » Je
répliquai, fermement mais sans colère « Harold Searles. Je fais plus que le penser,
je sais que je le suis. » Elle « Vous n'êtes plus James Slocum? » (l'un de ces innom-
brables noms que je n'avais jamais entendus). Calmement, je lui répondis « Je
l'étais?» Elle « Ou Mr. Sloane? » (encore un nom inconnu de moi). Moi « J'étais
Mr. Sloane, hein? » Elle fit « Mmm. » Je continuai « Et j'ai l'air d'avoir totale-
LA CROYANCE
ment oublié que je l'étais, hein? » Elle confirma là encore. Moi « Je n'ai pas l'air
triste de ne plus être ces gens? » Elle acquiesça.
Plus tard, dans la même séance. Elle « .et ils ont dit Eh bien, le moins que
tu puisses faire, quand c'est un mouton froid et en train de mourir, c'est d'y aller
et de le remonter! Alors j'ai dit oui, que je le ferais. Et me voilà. Mais heu. » Elle
dit tout cela avec un air incertain, en regardant mes yeux. Moi « Mais vous me
regardez et vous n'êtes pas sûre de voir un mouton froid en train de mourir? » Elle
« Non. Enfin, vous avez l'air d'un jeune qui aurait consommé trop de gin ou
quelque chose parce que mon gin étoile tout le monde » (c'est-à-dire, au sens lit-
téral, transforme tout le monde en étoile). Moi « Et j'ai l'air comme étoilé, hein? »
Elle « Vos yeux, oui. Mais vous portez des lunettes très épaisses [c'est le cas en
effet car je suis très myope] et je suppose que vous pourriez ôter quelques-uns des
verres et voir mieux. » Je lui dis, encore une fois très calmement « Mes lunettes
ont l'air d'être plus épaisses que d'habitude? » Elle fit « Mmm-mm. » Moi « Elles
le sont vraiment? » Elle « Pour vous. » Je lui dis, légèrement surpris « Vrai-
ment ? » Elle « Mmm-mm. » Doucement, je lui dis « Je les porte maintenant
depuis des mois, à peu près six mois; mais elles vous paraissent quand même plus
épaisses? » Là encore, je mis le moins de défi possible dans mon ton et entrai un peu
plus dans sa façon de voir. Elle me répondit « oui » avec un air étonnamment coopé-
rant et intéressé. Au bout de quelques secondes, je lui dis doucement, en montrant
mon intérêt « Vous n'avez pas mis vos lunettes, hm? pour une raison quelle
que soit la raison? » Elle est modérément presbyte, et elle porte irrégulièrement ses
lunettes; souvent elle ne les range pas au bon endroit et elle réagit alors typiquement
par la conviction paranoïde qu'elles lui ont été enlevées par quelque tout-puissant
et malin génie tel que moi. Sa réponse à ma question fut naturelle et dépourvue de
toute tonalité paranoïde « Je pensais qu'elles étaient dans ma poche, et puis quand
je suis arrivée ici je me suis aperçue que je ne les avais pas. Je ne sais pas où elles
sont. »
HAROLD SEARLES
MACHINE A DÉCROIRE
SUR UN TROUBLE DE LA CROYANCE
DANS LES ÉTATS LIMITES
1. Nos références renvoient à la réédition dans la collection 10/18 (U.G.E., 1976) de la traduc-
tion française de L'Invention de Morel, parue primitivement chez Robert Laffont en 1973.
LA CROYANCE
notre idée de l'existence d'une double peau psychique une peau externe, une
peau interne dont il y aura lieu d'élucider les rapports avec l'établissement de la
croyance et avec l'organisation de l'oeuvre narrative.
Cette atteinte de plus en plus profonde de la peau fournit le leitmotiv autour
duquel la nouvelle de Bioy Casarès compose une série de variations. Première
variation le narrateur, victime d'une erreur judiciaire, a échappé à la détention à
vie en cherchant refuge dans cette petite île abandonnée, qui lui sert désormais de
prison perpétuelle et où subsistent, intactes, quelques curieuses constructions éle-
vées à peu près vingt ans plutôt. Il se présente comme un persécuté', comme une
sorte d'écorché vif permanent. Les frustrations et les traumatismes qui s'accumulent
sur lui en ce lieu inhospitalier empiètent sans cesse sur ce qu'il convient que nous
appelions son fragile Moi-peau. L'île elle-même, seconde variation, est décrite
comme une peau symbolique ratée, qui manque à envelopper, à contenir, à protéger
son habitant les marées le submergent, les marécages l'enlisent, les moustiques
l'exaspèrent, les arbres pourrissent ou sont si durs qu'il ne peut les travailler, la pis-
cine grouille de vipères, de crapauds, d'insectes aquatiques, l'aquarium est empuanti
de centaines de poissons morts, la végétation se détruit elle-même par sa propre pro-
fusion et entretient une « effroyable touffeur » (p. 11), les subsistances trouvées
dans ce qu'il appelle le musée (qui fut en fait un hôtel) sont avariées, il se nourrit
de racines, de plantes parfois vénéneuses et hallucinogènes, d'« oiseaux sanglants et
douceâtres » (p. 26) capturés dans des pièges de fortune.
Un troisième redoublement de cette décomposition cutanée qui menace progres-
sivement la vie à l'intérieur prend une forme philosophico-théologique, ce qu'an-
nonce sans doute la présence d'une chapelle parmi les constructions énigmatiques de
l'île. Le problème qui occupe les pensées du narrateur, quand elles ne sont pas absor-
bées par la lutte pour la survie immédiate, est celui d'une survie éternelle la
conscience, qui est la vie intérieure du corps, peut-elle subsister après la mort sans
une survie au moins partielle de la surface de ce corps? Comment limiter la décom-
1. Dans Le Procès de Kafka, Joseph K., est arrêté, interrogé et condamné sans savoir pourquoi
bien qu'il ait beaucoup de mal à le croire, il est effectivement persécuté. A l'inverse, le narrateur de
L'Invention de Morel se croit persécuté par les apparitions surgies dans l'île alors qu'en réalité il ne
l'est pas, car ces apparitions, il le comprendra peu à peu, ne peuvent être qu'indifférentes à son égard.
Il a peur qu'on ne découvre sa présence, le crime dont il est accusé, ses connaissances, son journal
« Je crois que ces gens ne sont pas venus me chercher; il se peut, même, qu'ils ne m'aient pas vu »
(p. 11). « Les hommes ne sont pas encore venus me chercher. Peut-être même viendront-ils cette nuit
(p. 33). « Aucun de ses compagnons n'est venu me chercher. Peut-être ne leur a-t-elle point parlé de
moi; peut-être ma connaissance de l'île les inquiète-t-elle » (p. 34). Quand il entend Morel dire à un
interlocuteur « .si je vous disais que tous vos actes et vos paroles étaient enregistrés? », il note
« Je me demandai s'ils avaient découvert mon journal. Je résolus de me tenir en état d'alerte »
(pp. 69-70). Le Procès et l'Invention de Morel sont en symétrie inversée le héros croit à la persé-
cution dans un cas, n'y croit pas dans l'autre; dans les deux cas il a tort et il le paie.
MACHINE À DÉCROIRE
position de celle-ci pour préserver celle-là? « J'ai parcouru les rayons [de la biblio-
thèque du « musée »], en quête d'une documentation pour certaines recherches que
mon procès avait interrompues et que je souhaitais poursuivre dans la solitude de
l'île (je crois que nous perdons l'immortalité parce que la résistance à la mort n'a
pas évolué; nous insistons sur l'idée première, rudimentaire, qui est de retenir vivant
le corps tout entier. Il suffirait de chercher à conserver seulement ce qui intéresse la
conscience) » (pp. 17-18). « Il faut voir en tout cela la confirmation de mon vieil
axiome on ne doit pas tenter de maintenir vivant le corps tout entier » (p. 96).
Le narrateur n'est pas seulement menacé par cette maladie mystérieuse qui
commence par la peau et les organes des sens externes. S'ajoute en effet un autre
danger d'effraction quand il dort dans la partie basse de l'île (il se trouve contraint
de le faire car des apparitions l'ont chassé de la partie haute), les marées risquent
de le surprendre pendant son sommeil, de le recouvrir, de remplir ses narines et
peut-être sa bouche et l'obligent à s'éveiller dans une lutte de vitesse contre la
noyade et l'asphyxie. « Si j'avais encore dormi à l'aube, j'étais mort » (p. 25). « Je
tarde à m'endormir, pensant au moment où l'eau, boueuse et tiède, va recouvrir
mon visage et m'asphyxier durant quelques instants. mais la fatigue est la plus
forte et déjà l'eau, en silence, comme une vaseline de bronze, est en train de forcer
mes voies respiratoires » (p. 92).
On connaît, en psychopathologie, la parenté des affections de la peau et de la
respiration, notamment la permutabilité de l'asthme et de l'eczéma. D'après les
observations et les hypothèses de Sami-Ali 1, la structure allergique qui serait ici en
question résulterait d'une fixation au stade immédiatement antérieur à celui de
l'angoisse du huitième mois l'enfant prédisposé à l'allergie échouerait à discrimi-
ner le visage de la mère et des familiers, vécu comme rassurant, de celui des étran-
gers vécu comme inquiétant, et à acquérir, en faisant sans dommage l'expérience de
l'éloignement de sa mère, la dimension spatiale de la profondeur. Le paradoxe par
lequel il reste marqué est celui de ce que j'ai suggéré d'appeler l'inquiétante familia-
rité. En raison d'expériences douloureuses précoces et répétées, il vit la proximité
physique de sa mère attirante, tantôt stimulante, tantôt indifférente, déconcer-
tante telle l'apparition féminine dont le narrateur va tomber amoureux comme
un étouffement qui paralyse sa respiration et il ressent ses contacts physiques
comme irritants, déchirants ou desquamants pour sa peau. De telles mères,
par le mélange d'excitations et de déceptions qu'elles provoquent chez l'enfant
mobilisent, chez lui un refoulement tel qu'il handicape la constitution du pare-
excitations.
Cette atteinte du Moi-peau externe, puis du Moi-peau interne, la nouvelle de
Bioy Casarès en cela consiste le ressort logique particulier sous-jacent à son
les pages précédentes; que la situation que je vis ne soit pas celle que je crois
vivre » (p. 68). Il assiste en effet à une scène où, à la veille de rembarquer, Morel
explique aux autres son invention. Celui-ci les a filmés et enregistrés à leur insu
dans cette île qu'il a fait équiper de trois sortes d'appareils, pour capter leurs
images, pour les conserver, pour les projeter, non seulement leurs images visuelles
et auditives comme le font le cinéma ou la télévision, mais aussi leurs images tac-
tiles, thermiques, olfactives et gustatives. Si, comme le prétendent les philosophes
empiristes anglais, la conscience n'est pas autre chose que la somme de nos sensa-
tions (postulat qui est présupposé dans le raisonnement de Morel repris par le narra-
teur et qu'il nous apparaît nécessaire de rendre explicite par notre commentaire), ces
images qui reproduiront la totalité sensorielle d'un individu acquerront une âme.
Non seulement le spectateur qui assistera à leur projection sentira l'individu en
question comme réel mais les acteurs ainsi filmés s'éprouveront mutuellement
vivants et conscients au cours de ces projections. Morel, la femme qu'il a en vain
aimée et les compagnons de leur semaine passée sur l'île vivront ainsi pour l'éter-
nité. Chaque grande marée rechargera les moteurs bien à l'abri dans les souterrains
du musée et déclenchera la projection du film de leur séjour en dimensions natu-
relles. Ainsi les apparitions qui avaient tant inquiété le narrateur n'étaient que les
images, les fantômes d'êtres réels, les revenants de personnes qui avaient existé
sans doute au temps de son enfance, il y a vingt ans, en un mot des idoles'.
L'allégorie est là évidente. Elle a plusieurs sens qu'il appartient au lecteur de
découvrir. Allégorie religieuse l'être humain a non seulement un désir d'éternité
mais le désir d'être, à l'instar de Dieu, un auteur de créatures immortelles; l'île
ressemble d'ailleurs, pour sa partie haute, au paradis terrestre et, pour sa partie
basse, à la vie de l'homme après la chute. La durée d'une semaine qui est celle du
séjour sur l'île de Morel et de ses compagnons correspond à celle de la Genèse.
Allégorie philosophique les choses n'ont de réalité que par la conscience que nous
en avons; mon chapeau existe tant que je le vois ou que j'en sens le contact; si
je l'enferme dans un placard, il n'existe plus et il recommence d'exister quand je
rouvre le placard; pour que, dans l'intervalle, il ait continué d'exister, il faut qu'une
conscience universelle perçoive constamment toutes choses (Berkeley). Moi-même
pour que j'existe, il ne suffit pas que Dieu m'ait créé une fois, car d'un instant à
l'autre, les instants étant discontinus, je pourrais disparaître, si Dieu ne me recréait
pas, ainsi que tout être, de façon continue (Malebranche). Allégorie littéraire le
roman est comme l'invention de Morel une machine à fabriquer des personnages en
les dotant de telles qualités sensibles que le lecteur les prend pour vivants. Parallè-
1. Les Grecs anciens expliquaient la vision des objets par le fait qu'une pellicule invisible se
détachait de ceux-ci et en transportait la forme jusqu'à l'oeil qui en recevait ainsi l'impression. L'idole
(du verbe îdein, voir) est ce double immatériel de l'objet qui permet de le voir.
LA CROYANCE
(pp. 111-112). Cette capture commence par la peau et les organes des sens, puis elle
gagne à l'intérieur la vie psychique qui en dérive par étayage. Par « imprudence
dit-il (p. 110), mais encore plus par une nécessité logique inhérente à sa croyance,
le narrateur procède à une vérification sur lui-même. I! place sa main gauche
devant l'appareil enregistreur, et sa main réelle peu après se décharne, pendant que
l'image de sa main intacte se conserve dans les archives du musée où il va de temps
à autre se la projeter. Il comprend par là même comment Morel et ses amis sont
morts d'avoir été enregistrés pour l'éternité. D'où ce paradoxe que le désir d'éter-
nité hâte notre mort. Le cynisme de Morel a fait qu'il était le seul de son groupe à
le savoir et à le vouloir « C'est là une monstruosité qui semble assez en harmonie
avec l'homme qui, poursuivant son idée, organise une mort collective, et décide de
sa propre autorité d'en rendre tous ses amis solidaires » (p. 112). L'illusion d'immor-
talité s'accompagne ce qui n'est pas pour nous surprendre d'une illusion grou-
pale grâce à l'invention de Morel, « l'homme élira un lieu retiré et plaisant,
rassemblera autour de lui les personnes qu'il aime le plus et se perpétuera au sein
d'un paradis intime. Le même jardin, si les scènes à perpétuer sont prises à des
moments différents, abritera un grand nombre de paradis individuels, dont les
sociétés, s'ignorant entre elles, rempliront leur fonction simultanément, sans heurts,
presque dans les mêmes lieux » (pp. 97-98).
Le narrateur qui est un doublet de Morel pousse la logique de son inven-
tion et de cette illusion jusqu'à son terme extrême. Il est amoureux d'une Faustine
immortelle mais qui ne peut plus le percevoir. Alors, au prix de grands efforts, il
apprend à maîtriser le fonctionnement de la machine. Il projette les scènes où
Faustine est présente et il les ré-enregistre en s'y intercalant comme s'il l'accompa-
gnait et tenait avec elle un dialogue amoureux. Il ne pourra qu'en mourir, déjà sa
peau commence de tomber. Mais il introduit dans la machine à projection, à la place
de l'ancien, cet enregistrement nouveau qui sera désormais projeté éternellement.
« Je vois encore mon image en compagnie de Faustine. J'oublie qu'elle est une
intruse; un spectateur non prévenu pourrait croire qu'elles sont également amou-
reuses et dépendantes l'une de l'autre. Ou bien n'est-ce qu'une illusion due à la
faiblesse de mes yeux? De toute façon, il est consolant de mourir en assistant à un
résultat aussi satisfaisant » (p. 122). Son journal et sa vie s'arrêtent sur le souhait
que quelqu'un invente une machine plus perfectionnée qui le ferait entrer dans la
conscience de Faustine, une machine qui achèverait de supprimer toute diffé-
rence entre la perception et le fantasme, entre la représentation d'origine externe et
la représentation d'origine interne.
Dans une perspective psychanalytique, il y a cohérence entre le début et la fin
de la nouvelle. Le discours du narrateur est à comprendre comme celui d'un homme
qui s'est enfermé dans une île imaginaire pour fuir ses semblables qu'il ressent
comme des persécuteurs. Cette attitude de repli l'amène à douter de la réalité d'au-
LA CROYANCE
trui et à considérer les gens qui l'entourent comme des apparitions. Moins il croit à
la réalité actuelle d'autrui, plus il croit en la réalisation à venir de ses fantasmes.
Par ailleurs plus il s'aperçoit qu'il est indifférent aux autres, plus il tend à se laisser
mourir. Ces troubles de la croyance sont ceux de ce narrateur, mais aussi sans doute
de tout romancier. Ils ont à faire essentiellement avec les problèmes du narcis-
sisme.
La croyance est une nécessité humaine pour vivre. On ne peut pas vivre sans
croire qu'on vit. On ne peut pas communiquer sans croire que les autres ont une
conscience. On ne peut pas percevoir le monde extérieur sans croire à sa réalité.
On n'est pas une personne si on ne croit pas à l'identité et à la continuité de soi.
On ne se trouve pas en état de vigilance sans croire qu'on est éveillé. Et encore si
un romancier en train d'écrire ne croit pas assez à ce qu'il décrit, ceux qui le liront
y croiront encore moins.
Naturellement ces croyances, qui ont pour résultat sinon pour but, de nous
faire adhérer à notre être et de nous permettre d'habiter notre vie, ne sont pas des
savoirs; quand on les examine sous l'angle du vrai ou du faux et non plus sous celui
du principe du plaisir-déplaisir qui à l'origine les régit, elles apparaissent contes-
tables et la philosophie, la littérature, les religions, la science psychologique se sont
donnés beaucoup de mal, et s'en donnent encore beaucoup, tantôt pour les justi-
fier, tantôt pour en faire ressortir la vanité. Diogène, on le sait, à qui on démontre
que le mouvement n'existe pas, se lève et marche. Et Charcot aime à répéter devant
le jeune Freud la théorie, ça n'empêche pas d'exister. Tout excessives ou erronées
qu'elles soient, les croyances sont comme le vent qui se lève et nous convainc qu' « il
faut tenter de vivre ». La phénoménologie est une des rares perspectives philoso-
phiques qui ait accepté la croyance comme une donnée première de la conscience.
Merleau-Ponty reconnaît dans la perception une façon d'habiter le monde et d'agir
(ou de se préparer à agir) sur lui transposition dans le langage du « vécu » de cette
découverte, faite par la psychanalyse de l'enfant, que chez celui-ci l'investissement
de l'objet en précède et en permet la perception. L'investissement toutefois est
inconscient, tandis que la croyance est consciente le problème de leurs rapports
est rarement posé, peut-être parce qu'il est difficile à élucider.
L'être humain qui possède ces croyances a bien sûr à les mettre en doute. Mais
celui qui ne les possède pas doit les acquérir pour se sentir être et bien être. Sans
elles il souffre et se plaint de leur manque. La clinique des états limites, des états
dépressifs, de certaines inorganisations psychosomatiques est illustrative de ce
point. Une des données théoriques qui permet de comprendre ce défaut de croyance
MACHINE À DÉCROIRE
a été fourni par Winnicott'. Le Moi psychique se développe par étayage mais aussi
par différenciation et clivage à partir du Moi corporel. Il existe chez l'être humain
une tendance à l'intégration, à « réaliser une unité de la psyché et du soma, identité
fondée sur l'expérience vécue entre l'esprit ou psyché et la totalité du fonctionne-
ment psychique ». Cette tendance, latente dès le début du développement du nour-
risson, est fortifiée ou contrecarrée par l'interaction avec l'environnement. A un état
primaire non intégré succède chez lui une intégration la psyché emménage alors
dans le soma, avec jouissance d'une unité psychosomatique qui correspond à ce que
Winnicott appelle le Soi. Ajoutons qu'à ce moment-là s'instaure, chez le tout-petit,
la triple croyance en son existence continue, en son identité consciente, et au fonc-
tionnement naturel de son corps. Cette croyance, qui fonde le plaisir premier de
vivre, obéit bien au principe de plaisir. Mais une des caractéristiques de ce principe
est que la tendance à l'évitement du déplaisir devient plus forte (comme l'a montré
Bion) que la recherche du plaisir dans certaines conditions de faiblesse de l'équi-
pement inné, d'environnement insuffisamment bon, de traumatismes précoces exces-
sifs ou cumulatifs. Le sujet institue alors une dissociation défensive contre la dou-
leur de l'impotence, de la frustration ou de la détresse, quitte à avoir ses croyances
de base altérées et à perdre en tout ou en partie son plaisir premier à vivre. Ainsi,
selon Winnicott, la dissociation psychosomatique est-elle chez l'adulte un phéno-
mène régressif qui utilise les résidus du clivage précoce entre psyché et soma. Ce
clivage est en rapport soit avec la faiblesse du Moi (c'est-à-dire la faiblesse du
lien intégratif entre psyché et soma) soit avec la nécessité de se défendre contre
une menace de persécution ou d'anéantissement. Le clivage du psychique et du
somatique protège contre le danger de destruction totale que représenterait pour le
malade psychosomatique la croyance d'être une personne unifiée intégrant le corps
et la vie mentale, car si un de ces deux aspects était attaqué, l'intégralité de sa
personne serait alors détruite. Le clivage fait la part du feu, sacrifiant un aspect
pour préserver l'autre. Si cette défense, dans un premier temps, est suffisamment res-
pectée par les soignants, le malade psychosomatique pourra se sentir suffisam-
ment rassuré intérieurement pour qu'émerge et opère en lui la tendance à l'intégra-
tion. Là où, par suite de ce clivage, la croyance vient à manquer, l'angoisse du vide
s'installe. Cette substitution, je la vois par exemple s'opérer chez une patiente
intelligente, avec un Moi-peau d'une consistance insuffisante et qui souffre d'expé-
riences fréquentes et pénibles de discontinuité du Soi. Voici des extraits de sa der-
nière séance avant une interruption, redoutable pour elle, celle des grandes
vacances « Quelque chose se passe, s'amorce et. ploufl Juste comme je commence
à y croireet, comme par hasard, les vacances! La question se pose aussi à propos
1. Cf. par exemple D. W. Winnicott, « Les aspects positifs et négatifs de la maladie psychoso-
matique », traduction française, Revue de Médecine psychosomatique, 1969, 11, n° 2, pp. 205-216.
2. C'est la patiente elle-même qui souligne par son ton cette expression.
LA CROYANCE
lui procurent des orgasmes, mais qui n'apaisent pas la tension toujours diffuse dans
son corps. C'est que la sensation a subi une transformation qualitative; la qualité
agréable des sensations a été dissociée de celles-ci et a fait l'objet d'un clivage en
multiples morceaux disséminés qui a détruit cette qualité agréable. Le sujet accorde
la prééminence au principe de l'évitement, à tout prix, du désagréable sur celui de
la recherche du plaisir, recherche à laquelle il préfère renoncer afin de dévier sa
libido de l'investissement dans des objets et de la mettre au service des buts narcis-
siques du Moi et de la protection du Soi. Cette prééminence est propre, selon Bion,
à la partie psychotique de l'appareil psychique, celle qui n'est pas contenue par
l'environnement ou par la pensée. Faire le vide des qualités sensibles est une manière
sinon d'évacuer le désagréable (car il persiste un sentiment de mal être) du moins
de le tenir à l'extérieur du système perception-conscience. C'est un vide sanitaire,
que l'appareil psychique substitue comme ersatz à l'enveloppe contenante et
compréhensive qu'un Moi-peau défaillant n'assure pas. Ainsi effectué, ce vide des
qualités sensibles (tandis que les autres fonctions corporelles et les fonctions intel-
lectuelles restent généralement chez elle intactes), ma patiente vit, mais sans
croire qu'elle vit, sans croire à la possibilité d'un fonctionnement naturel. Sa
vie se passe à côté d'elle. Elle assiste à distance au fonctionnement machinal de
son corps et de son esprit, que les premières années de psychanalyse ont pour l'essen-
tiel rétabli, alors qu'au début elle avait souvent peur de leur brutale interruption.
Elle a, certes, moins de difficultés sociales et professionnelles. Mais elle exprime à
mon égard une haine croissante pour trois raisons parce qu'elle est mécontente
de cette amélioration qui la voue à un fonctionnement automatique sans plaisir et
qui amenuise ses capacités intuitives autrefois importantes; parce que sa libido,
ravivée par la cure, se réoriente vers les objets et réinvestit ses zones érogènes
(cf. son envie d'uriner à connotation sexuelle), ce qui menace l'équilibre obtenu en
faisant le vide et auquel elle reste attaché; et enfin parce que l'évolution du transfert
cesse de lui faire chercher en moi le soutien anaclitique d'un environnement suffi-
samment compréhensif et l'affronte à l'image menaçante du pénis masculin séduc-
teur et persécuteur. En même temps, de façon contradictoire, l'espoir d'un autre
mode de fonctionnement fondé sur le principe du plaisir et susceptible de la
rendre heureuse se réveille les grandes vacances surviennent juste quand elle
commençait « à y croire », à croire qu'elle pouvait arriver à croire, du moins à
avoir envie de croire. Il me faut alors, pour maintenir la confiance dans la possibilité
de continuité du processus psychanalytique, interpréter la compulsion de répétition,
c'est-à-dire l'attente, voire l'anticipation provocatrice, du retour de la déception
produite jadis par les empiétements précoces et par les exigences paradoxales de sa
mère celle-ci, généreuse et surstimulante par ses soins corporels et par son amour
très vif pour sa fille, adoptait brusquement une attitude rigide et rejetante face aux
besoins du Moi qu'exprimait l'enfant.
LA CROYANCE
1. Pour reprendre une expression de Nicolas Abraham sur la « crypte » psychique et le « fan-
tôme » (L'écorce et le noyau, Aubier-Montaigne, 1978).
2. D. Anzieu, « Le Moi-peau », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1974, n° 9, 195-208.
3. S. Freud, 1923, Le Moi et le Ça, G.W., XIII, p. 253. Ce passage est commenté en détail par
J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, 1970, Flammarion, pp. 139-142.
MACHINE À DÉCROIRE
ses limites n'est pas différencié du contact cutané externe contre les objets environ-
nants. Ceci revient à dire que l'enfant est pénétré par les images visuelles, les sons,
les odeurs et qu'il en devient le contenant et le lieu de passage comme il se passe
pour les fèces, l'urine, le lait ou son propre cri. L'enveloppe interne peut donc, elle
aussi, être attaquée et perforée par les perceptions-objets. Certaines situations
d'angoisse font de ce phénomène fantasmatique une persécution permanente, qui
violente et agite l'intérieur corporel du nourrisson, et contre quoi il devient néces-
saire de clore tous les orifices contrôlables, par n'importe quel moyen 1. »
Or il est curieux de constater que le narrateur de L'Invention de Morel en raison
d'un défaut de différenciation de la surface externe et de la surface interne (qui
annonce une atteinte de plus en plus grave de sa peau) vit une illusion de double
paroi. Ayant réussi à localiser, grâce à un soupirail, le souterrain des machines, il
a pu, celui-ci étant hermétiquement clos, y pénétrer par une brèche creusée à coups
de barre de fer. Plus que par la vue des machines à l'arrêt, il est frappé par « un
ravissement et une admiration sans bornes les murs, le plafond, le sol étaient en
porcelaine azurée et tout, jusqu'à l'air même (.) avait cette diaphanéité céleste et
profonde que l'on trouve dans l'écume des cataractes » (p. 20). Une fois qu'il a
découvert quelle avait été l'intention de Morel, il retourne auprès des machines
pour essayer d'en comprendre et d'en maîtriser le fonctionnement. Quand celles-ci
se mettent en marche, il les examine en vain, leur mécanisme lui reste inaccessible.
Il regarde autour de lui dans la salle et il se sent soudain désorienté. « Je cherchai
la fente que j'avais faite. Elle n'y était plus (.). J'ai fait un pas de côté pour voir
si l'illusion persistait (.). J'ai palpé tous les murs. J'ai ramassé à terre les morceaux
de porcelaine, de brique que j'avais fait tomber en perçant l'ouverture. J'ai palpé
la muraille au même endroit, très longtemps. J'ai été obligé d'admettre qu'elle s'était
reconstruite » (pp. 103-104). Il se sert à nouveau de la barre de fer mais les mor-
ceaux de murs qu'il fait sauter se reconstituent aussitôt. « Dans une vision si lucide
qu'elle paraissait éphémère et surnaturelle, mes yeux ont rencontré la céleste conti-
nuité de la porcelaine, la paroi indemne et entière, la pièce close » (p. 105). Il n'y a
plus de sortie possible, il se sent traqué, victime d'un enchantement, il s'affole. Puis
il comprend « Ces murs (.) sont des projections des machines. Ils coïncident avec
les murs construits par les maçons (ce sont les mêmes murs enregistrés par les
machines, puis projetés sur eux-mêmes). Là où j'ai brisé ou supprimé le premier
mur, il reste le mur projeté. Comme il s'agit d'une projection, aucune puissance n'est
capable de la traverser ou de la supprimer (tant que les moteurs fonctionnent) (.).
Morel a dû avoir imaginé cette protection à double paroi afin que personne ne puisse
parvenir aux machines qui maintiennent son immortalité » (p. 106). Peu après
cette expérience d'une fausse double paroi, le narrateur mettra sa main devant
l'appareil à enregistrement et commencera de se décharner.
Le Moi-peau, une fois normalement constitué, possède bien une double paroi
une peau externe, une peau interne, avec un interstice entre les deux. La salle
souterraine imaginée par Morel présente une fausse double paroi le mur réel, cor-
respondant à la peau, fragile, détériorable, fendue, déchirée, est doublé d'une paroi
belle, lisse, parfaite, « indemne », « continue », « céleste », qui est purement idéale
(aux deux sens du terme) et qui résulte d'un phénomène de projection. Le but de la
machine de Morel est bien de produire l'utopie d'un Moi-peau incorruptible (corres-
pondant au Soi qualifié par Kohut de grandiose), qui masque par une illusion d'in-
tégrité les failles de l'enveloppe psychique à laquelle il se substitue par superposi-
tion. La fascination du narrateur devant ce mirage d'une enveloppe idéale constitue
le pendant de son attribution erronée de la conscience à des apparitions qui n'étaient
que des idoles et sans doute des revenants de son passé inconscient. Ici, il confond,
faute d'une double peau différenciée, sensations extérieures et intérieures. Là il pro-
jette un Moi-peau idéal visant à le protéger imaginairement de toutes les effractions.
Ne s'est-il pas enfermé lui-même dans cette île où il se fait le spectateur de lui-même
par son journal et où il passe à côté de la vie? Par la fausse double paroi, le Moi se
clive du Moi idéal, qu'il projette à la périphérie du Soi pour s'en faire une enveloppe
illusoire.
Joyce Mc Dougall, dans la préface à son Plaidoyer pour une certaine anorma-
lité',oppose brièvement deux types d'investissement de l'enfant par la mère et en
esquisse les effets sur la croyance. Nous allons, en la développant davantage, nous
appuyer sur sa distinction. Si la mère investit l'enfant comme objet libidinal
comme son phallus, disent certains l'enfant se met à croire il croit à l'amour
entre eux (ce qui ne sera pas sans lui poser par ailleurs des problèmes d'ordre névro-
tique quand s'y ajoutera un éveil sexuel), il croit à sa propre existence, et même
(si l'amour de sa mère n'est pas étouffant et si la sollicitation incestueuse lui est
tolérable sans un risque trop grand d'anéantissement intérieur) il croit à sa bonne
étoile, tels Goethe et Freud qui en ont fait la confidence dans leurs autobiographies
être le fils préféré d'une jeune mère aimante prédispose à cette croyance, laquelle
à son tour contribue à attirer le succès dans la vie adulte. Si, par contre, la mère
investit son enfant comme un Moi-reflet, comme un double narcissique à la fois idéa-
lisé et persécuteur, l'enfant fonctionne (il fonctionne car ses besoins du corps ont
été surstimulés et hypersatisfaits), mais il se voit fonctionner, il n'habite pas son
corps qu'il ressent, sans plaisir et même non sans une certaine horreur, comme une
machine qui marche toute seule en lui, sans lui et presque malgré lui. A l'adolescence
il décide de traverser l'existence en spectateur de sa propre vie. Adulte, s'il vient en
1. Gallimard, 1978.
MACHINE À DÉCROIRE
cure psychanalytique à cause de ce mal-être, il vit sur le même mode de quelque chose
d'étranger son propre fonctionnement psychique quand certains secteurs en ont
été rétablis par la cure (capacités de symboliser, de juger, de raisonner, de discuter)
ce dont il souffre alors, c'est que ça fonctionne en lui sans qu'il y croie. Par réaction,
tantôt il pense au suicide, tantôt il pratique le désengagement et le retrait par rap-
port aux relations de couple et de groupe, parce que les activités corporelles réussies
(orales, urétro-anales, génitales) sont vécues comme des décharges physiques sans
plaisir psychique, parce que la rencontre avec des personnes qui manifestent leur
croyance en l'existence et leur plaisir à fonctionner le renvoie à l'amertume de sa
différence avec les autres et suscite en lui un mouvement pénible de violente envie
destructrice qu'il préfère éviter. Le narrateur de L'Invention de Morel fournit un
exemple de cette évolution il perd la croyance en sa possibilité d'exister par lui-
même de façon vivante et il se résigne à une existence machinale qu'il auréole d'une
illusion d'éternité.
Il faut croire pour croître. Croire est une manifestation doublement narcis-
sique. C'est l'expression que l'individu possède la sécurité narcissique et une auto-
nomie relative du Moi indispensable pour se sentir être de façon continue et pour se
permettre d'éprouver ce qu'il ressent. C'est aussi le résultat narcissique en prove-
nance du Moi idéal, comme l'atteste l'illusion d'éternité, propre à cette instance, et
qui colore plus ou moins cette croyance. Le Moi idéal s'accorde au Moi pour surin-
vestir la relation de celui-ci au bon fonctionnement organique et psychique et pour
ajouter aux plaisirs particuliers d'organes et de fonction le plaisir global d'une
intégrité, d'une continuité, d'un dynamisme évolutif et intégratif. Chacune des deux
instances trouve là son avantage, le Moi idéal obtenant la prise en compte de l'idéa-
lité et le Moi bénéficiant de l'apport du Moi idéal pour mieux investir la réalité.
La nouvelle de Bioy Casarès le montre, il y a dans l'entreprise humaine de vivre,
un élément mégalomaniaque qui est de croire à la réalité de sa vie, et de sa cons-
cience, et de sa personne, au point de considérer sa propre existence comme l'expres-
sion d'une substance de nature métaphysique. Cela mène à l'illusion essentialiste et
à l'illusion associée d'éternité (mon existence devenant la manifestation d'une
essence éternelle). La philosophie et l'apologétique n'ont cessé de tonner contre
cette prétention abusive et orgueilleuse des êtres humains que sont ces aveugles qui
vivent sans penser qu'à chaque instant ils peuvent mourir? Or le fait est que c'est
ainsi qu'on réussit le mieux à vivre et qu'on a de surcroît le moins de chance de rater
sa mort. Le fait est encore que les déprimés ont un sentiment aigu de la futilité, de
l'absurdité, de l'inutilité de vivre; et qu'un individu « normal » ne prend réellement
conscience de sa mortalité qu'avec la crise du milieu de la vie, ainsi que l'a montré
Elliott Jaques.
Du point de vue topique, le Moi, dans la croyance, au lieu de se laisser fasciner
par un Moi idéal omnipotent ou au lieu de le cliver et de le projeter, l'unit à lui en
LA CROYANCE
Saint Augustin, dans son traité De utilitate credendi (De l'utilité de croire),
prend le contre-pied de la philosophie rationaliste que l'Antiquité gréco-latine avait
commencé de promouvoir et selon laquelle le sage ne tient pour vrai que les évi-
dences, ne croit que ce qu'il a des raisons rationnelles de croire, prend les mathéma-
tiques pour modèle du savoir et dédaigne l'histoire, fondée sur la connaissance par
ouï-dire et incapable d'accéder à la certitude rationnelle. Or ce type de savoir intel-
lectuel ne représente qu'une infime partie de ce que nous savons d'une croyance
sûre « Car, enfin, ce n'est pas par démonstration, dit saint Augustin, que je sais
quels sont mes parents, mais par ouï-dire; je crois de confiance ce que tout le monde,
à commencer par mes parents eux-mêmes, m'a affirmé sur ce point, de même que je
crois à l'existence de César et à celle des villes étrangères où je ne suis jamais allé
Voilà le genre de croyance que je porte à l'immense majorité de mes connaissances;
la raison n'y est pour rien si j'exigeais des démonstrations de tout cela, il me serait
impossible de vivre. Il est donc utile et même nécessaire de croire, entendons de
croire non rationnellement'. » Saint Augustin est bien trop intelligent apologiste
pour donner le conseil de croire. Comme Pascal, plus près de nous et à son exemple,
le fera, il décrit la psychologie humaine comme il se trouve qu'elle est et il constate
que la plupart du temps la plupart des humains croient, et que ça leur est utile
pour vivre.
DIDIER ANZIEU
1. Cité par Paul Veyne, « L'idéologie selon Marx et selon Nietzsche », Diogène, juillet-
septembre 1977, n° 99, pp. 93-115. La citation est extraite de la p. 114.
François Roustang
Parmi les exemples cités par Freud pour comprendre, discuter et interpréter les
phénomènes télépathiques pu occultes, le seul où il s'implique personnellement
comme analyste apparaît à la fin de la deuxième des Nouvelles Conférences 1. A
l'automne 1919, le Dr Forsyth rend visite à Freud qui ne peut le recevoir immédia-
tement. Quelques minutes plus tard arrive M. P., patient de longue date, qui raconte
à Freud que la jeune fille dont il a souvent parlé le nomme M. de Vorsicht,
c'est-à-dire M. de la Précaution, transposition allemande de l'anglais foresight.
Y a-t-il eu transmission de pensée entre l'analyste qui est très intéressé par la visite
du Dr Forsyth et le patient qui puise dans son histoire, à ce moment précis, le mot
qui lui correspond dans sa langue?
Freud se garde de trancher rapidement cette question. Il nous fournit tous les
éléments susceptibles de servir d'intermédiaires entre Forsyth et Vorsicht
c'est-à-dire de faire disparaître l'étrangeté du rapport immédiat entre les deux
mots. C'est en cherchant à infirmer l'impression de transmission de pensées qu'il
pourra éventuellement la renforcer.
Tout d'abord P. a fait connaître à Freud les œuvres de Galsworthy où la famille
Forsyth tient une place centrale. « Le nom de Forsyth et tous les traits typiques que
l'auteur voulait incorporer en lui, avait aussi joué un rôle dans mes entretiens avec
P.; il était devenu un morceau de la langue secrète (Geheimsprache) qui, lors de
fréquentations régulières, se constitue si facilement entre deux personnes. x
Freud fournit ensuite deux autres chaînes d'associations, apparues dans la même
séance, qui peuvent sembler donner lieu à d'autres transmissions de pensées,
mais qui doivent expliquer analytiquement pourquoi P. les a produites. Le patient
demande « Mme Freud-Ottorego qui enseigne l'anglais à l'université populaire
est peut-être votre fille? » Et il déforme Freud en Freund. Or Freud, la semaine pré-
cédente, après avoir attendu en vain M. P. pour sa séance, a été rendre visite au
Dr von Freund qui habite précisément le même immeuble que P. Deuxième chaîne
d'associations à la fin de la même séance, P. raconte qu'il a fait un cauchemar; il
ne sait plus traduire ce mot en anglais et trouve a mare's nest au lieu de night-mare.
Or Jones, un autre docteur anglais, que P. a croisé dans la salle d'attente de Freud,
a publié une monographie sur le cauchemar.
Toutes ces associations s'expliquent aux yeux de Freud par la jalousie qui
habite P. Il a été prévenu que, lors de l'arrivée de patients étrangers, il n'y aurait
plus de temps pour le recevoir. C'est comme s'il disait « Mais ne suis-je pas moi
aussi un Forsyth, puisque l'on m'appelle Vorsicht? » Les deux autres associations,
dont le lien avec la première réside dans l'anglais, expriment également la jalousie.
Elles disent en effet « Ce n'est pas moi que vous avez été voir dans mon immeuble,
mais un certain von Freund. » Et « Bien sûr vous devez préférer cet autre Anglais
Jones qui a écrit sur le cauchemar. »
Il est ainsi rendu compte des dires du patient, rapportés qu'ils sont à la jalou-
sie qui les a provoqués. Mais entre la venue du Dr Forsyth et le Vorsicht qui appa-
raît le même jour, entre la visite à von Freund et la déformation de M" Freud-
Ottorego en M"~ Freund-Ottorego, entre le night-mare oublié et Jones, les possibles
transmissions de pensées demeurent comme autant de questions. A la troisième
Freud répond que son patient, qui reste à l'écart de la littérature analytique, avait
pu voir la couverture du livre de Jones et donc son titre. Pour la seconde, il est fort
possible que Freud ait dit à P. avoir rendu visite dans son immeuble à un ami, un
Freund; d'où le lapsus du patient. Quant à la première, Freud est plus perplexe,
car il ne se souvient pas avoir prononcé le nom de Forsyth, mais, sans en exclure
totalement la possibilité, il estime que « la balance penche en faveur de la transmis-
sion de pensées ». Visiblement Freud se trouve ici dans l'incapacité d'infirmer
davantage l'hypothèse de la télépathie. Il n'a pas trouvé les liaisons vraisemblables
permettant d'établir une continuité discursive et associative entre les deux termes
extrêmes Forsyth et Vorsicht.
Voilà donc résumée la narration de Freud. Mais il est loisible de reprendre ces
quelques pages et d'en dégager plusieurs traits qui seraient susceptibles de nous
fournir une autre voie d'accès à la solution de ce problème, du côté de l'analyste plus
que de celui du patient. Car il est remarquable que, pour interpréter les dires de P.,
toute une série d'associations lui est attribuée, alors qu'elles demeurent l'invention
de Freud et qu'elles sont bien plus révélatrices de lui-même que de son patient.
Lorsque, à propos du lapsus Freud-Freund, il rappelle sa visite à von Freund,
c'est de lui-même qu'il parle et de la perte ressentie à la mort de cet ami. Pour-
quoi introduit-il à cet endroit la mention de la mort d'Anton von Freund (1920)
et de Karl Abraham (1926), comme « les plus grands malheurs qui aient atteint
le développement (et non la cause comme le veut la traduction française) de la
psychanalyse », si ce n'est parce que, parlant de télépathie, il se souvient des
SUGGESTION AU LONG COURS
réticences d'Abraham et qu'il sait engager la psychanalyse dans une voie périlleuse.
A propos de l'oubli de night-mare et de sa substitution par ~are'~ nest, c'est
encore Freud qui associe le mot de cauchemar à Jones. Or on sait que ce dernier
avait supplié Freud de ne rien écrire sur la télépathie ou l'occultisme pour ne pas
compromettre les chances d'implantation de la psychanalyse en Angleterre. Puis-
qu'il est passé outre, il est normal que la figure réprobatrice de Jones lui appa-
raisse, car cette histoire de télépathie ressemble bien pour Jones et Freud le sait
à une histoire de fantômes, à un vrai cauchemar. On pourrait même aller jusqu'à
suggérer un sens à ce lapsus auquel Freud précisément ne s'arrête pas. Ne serait-ce
pas l'analyste qui empêche le patient de se souvenir de night-mare parce qu'il
évoque immédiatement la présence critique de Jones, mais qui provoque un dépla-
cement sur ~are'~ nest où le refoulé fait retour et où l'agressivité du patient se
donne libre cours l'analyse dont vous allez m'éjecter est un ~are'~ nest, une illu-
sion, ou une « histoire de brigands », comme traduit curieusement Freud, c'est-
à-dire une histoire de charlatans. Puisque P. vient d'apprendre par l'arrivée du
Dr Forsyth qu'il n'en a plus pour longtemps à être reçu par Freud, qu'il va être mis
à la porte, pourquoi ne lancerait-il pas au premier interprète scientifique du rêve
vous qui dites prendre au sérieux les cauchemars, sachez qu'il n'y a là qu'illusion et
brigandage. Réaction pas très policée, mais régulière.
Il serait très possible alors que P., dans ce contexte où Freud l'agresse, veuille,
en reprenant le nom de Précaution qui lui a été donné par une femme, faire à l'ana-
lyste une demande « Ne pourriez-vous pas avoir à mon endroit quelques égards,
prendre avec moi, comme je le fais avec les femmes, quelques précautions. » Ainsi
s'imposerait à lui dans ce contexte le signifiant Vorsicht, sans aucun rapport avec
Forsyth autre que fortuit, c'est-à-dire soumis à une nécessité statistique, répétant ce
jour-là un signifiant de Freud parmi le grand nombre de ceux dont il dispose.
Du côté de Freud on voit par contre beaucoup plus directement pourquoi est
privilégié le lien entre Forsyth et Vorsicht. En 1919, la guerre terminée, Freud est
spécialement préoccupé par l'élargissement du mouvement psychanalytique et le
Dr Forsyth lui apparaît, selon ses termes, comme « la première colombe après le
déluge », celui qui annonce une ère nouvelle, qui permet de prévoir (voraussehen)
un avenir heureux. Et c'est pourquoi Freud traduit le foresight anglais non seule-
ment par Vorsicht (prévoyance, précaution), mais par Voraussicht (prévision, pré-
voyance). En demandant à P. de laisser sa place de patient aux étrangers qui
arrivent, Freud le fait entrer dans ses prévisions, il le contraint à devenir M. de la
Prévision, et celui-ci réagit à cette injonction à partir de son histoire et se déplace
légèrement en devenant M. de la Précaution. Ou encore Freud efface P. en le fai-
sant devenir Vorsicht, c'est-à-dire dès aujourd'hui celui qui viendra en prendre la
place Forsyth.
Si Freud publie le récit de cette séance en 1932, c'est évidemment qu'il lui sert
LA CROYANCE
d'exemple pour discuter de la transmission de pensées, mais c'est aussi parce qu'il
peut lui faire porter ses préoccupations et ses inquiétudes concernant « le dévelop-
pement de la psychanalyse » et sa rencontre avec l'occultisme. Plus que jamais
Freud a besoin de produire comme son double un M. de la Prévoyance, Prévision,
Précaution. La question ne serait plus de savoir s'il y a eu transmission de pensées,
c'est-à-dire passage en un autre d'un mot tenu secret par quelqu'un, mais si la mul-
tiplicité des paramètres qui constituent un réseau de relations entre deux personnes
ne rend pas probable dans le même temps chez l'une et l'autre l'émergence de cer-
tains signifiants. Ou encore « la langue secrète qui se forme si facilement entre deux
personnes lors de fréquentations régulières » ne suppose-t-elle pas la formation de
chaînes associatives semblables ou identiques qui pourront se trouver excitées au
même instant chez les deux soit par un événement extérieur, soit par les paroles de
l'un d'entre eux, ou ses gestes, ou ses mouvements élémentaires imperceptibles à
tout autre? Questions que pour l'instant il faut laisser ouvertes jusqu'à ce que soit
élargi le débat, au-delà de ce seul exemple, fût-ce celui qui a le plus marqué Freud.
Bien que Jones ait instruit le procès de Freud', coupable, à ses yeux, d'encou-
rager, par son côté superstitieux, le retour en force du vieux fond celtique avec ses
fantômes des landes et ses maisons hantées, bien que le même dossier ait été repris
récemment avec minutie par Ch. Moreau~, il est nécessaire, pour le lecteur qui
n'aurait pas le loisir de se reporter à ces livres, de retracer brièvement les étapes des
interventions de Freud dans le domaine de la télépathie et de l'occultisme. Cela per-
mettra, par ailleurs, d'accentuer certains aspects qui intéressent davantage les rap-
ports de la psychanalyse à ces phénomènes.
Dès 1899, Freud prend position à l'égard d'un rêve prédisant un événement
qui devait avoir lieu le lendemain. Pour lui M" B. a seulement eu la certitude
d'avoir rêvé au moment de la rencontre prévue et elle a reconstruit le rêve à partir
de là. Il conclut « C'est la formation après-coup du rêve, qui rend possible les rêves
prophétiques, ce n'est pas autre chose qu'une forme de censure qui rend possible au
rêve la pénétration dans la conscience 3. » En 1901, dans la Psychopathologie, le
même exemple est repris avec la même interprétation, mais avec cette remarque qui
élargit le débat si l'on croit aux rêves prophétiques, c'est que « beaucoup de choses
prennent forme réellement dans le futur, comme le désir les a construites aupara-
vant en rêve'* ». Dans ces textes donc le phénomène télépathique est totalement
assimilé par la psychanalyse qui ne lui reconnaît aucune consistance.
Vingt ans plus tard, la perspective a considérablement changé. Freud a subi,
1. La vie et y'fr~re de Sigmund Freud, P.U.F., 1969, 111, pp. 425-460.
2. Freud et l'occultisme, Privat, 1976.
3. G.W., XVII, pp. 21-23.
4. G.W., IV, p. 291.
SUGGESTION AU LONG COURS
durant de nombreuses années, l'influence des questions posées par Jung et Ferenczi,
il a fait lui-même des expériences de transmission de pensées, ce qui a eu pour résul-
tat de lui faire prendre beaucoup plus au sérieux l'occultisme et la télépathie, qui
deviennent alors des domaines à inventorier et par rapport auxquels la psychana-
lyse doit se situer. Dans l'exposé qu'il fait au Comité réuni dans le Harz en
août 1921, il cherche à établir les ressemblances et différences entre Psychanalyse
et télépathie', et la difficulté ou le danger de leurs relations. Il discute un premier
cas, qu'il reprendra plus tard dans les Nouvelles Conférences, celui du jeune homme
qui se voit prédire par une devineresse la mort de son beau-frère par empoisonne-
ment. L'empoisonnement eut lieu, mais pas la mort. Voici comment Freud conclut
l'observation « La psychanalyse nous enseigne qu'un morceau quelconque d'un
savoir indifférent ne s'est pas communiqué par la voie de l'induction à une autre
personne, mais qu'un désir d'une personne extraordinairement fort, qui était dans
une relation particulière avec la conscience de celle-ci, pouvait, avec l'aide d'une
autre personne, se créer une expression consciente légèrement voilée, exactement
comme la fin invisible du spectre se rend perceptible sur une plaque sensible à la
lumière comme suite colorée » La formulation de Freud mérite l'attention il veut
être fidèle aux faits, mais il veut se garder de justifier l'existence de la transmission
de pensées. Pour cela il ne dit pas qu'un désir secret du client a été perçu et exprimé
par la devineresse, mais seulement que le désir a reçu une expression consciente
« avec l'aide d'une autre personne »; on ne sait plus en lisant cette phrase si l'ex-
pression consciente est le fait du client ou de la devineresse. Cette ambiguïté tend
tout simplement à ramener la prophétie à rien de plus que la réalisation d'un désir.
Ce qui est en jeu ici, disons-le tout de suite, c'est la proximité de la situation de
la devineresse avec celle du psychanalyste qui interprète. Freud veut éviter à tout
prix que le rapprochement puisse être fait. C'est pourquoi le second cas qu'il expose
va encore moins loin, et qu'il l'explique par une reconstitution du dialogue avec le
devin, selon le même principe d'intelligibilité que le rêve prophétique. C'est pour-
quoi surtout il a oublié d'apporter à Gastein dans le Harz, pour le communiquer à
ses élèves les plus sûrs, le cas Forsyth, car la question de la transmission de pensées
dans l'analyse aurait été posée directement.
Malgré les précautions prises par Freud et ses hésitations visibles, l'opposition
d'Eitingon et de Jones fut si déterminante que cet exposé ne fut jamais ni publié ni
même transmis à un plus large public du vivant de Freud. Rien d'étonnant à ce que
l'article écrit à la fin de la même année 1921 sur Rêve et Te/ep~/n'~soit encore
plus restrictif et défensif. Il s'agit, en effet, que, même « si l'existence de rêves télé-
pathiques était assurée, on n'ait besoin de rien changer à notre conception du rêve' »,
que le rêve télépathique est « un rêve comme un autre2 », c'est-à-dire qu'il doit être
compris comme réalisation de désir se référant à l'Œdipe, ou encore que « le message
télépathique s'il est réellement à admettre peut par conséquent ne rien changer
à l'essence du rêve3 ». La cause est donc entendue si on s'arme de deux principes,
celui de la production du rêve par la force du désir inconscient, et celui de la recons-
titution après-coup de l'événement qui fait l'objet de la prédiction, on est assuré de
ce que la télépathie ne pose à la théorie du rêve et, plus généralement, à la psycha-
nalyse, aucune question.
Quelques années passent et, en 1925, Freud semble avoir changé d'avis et se
décide à prendre parti pour l'existence de la transmission de pensées' comme en
témoigne une note additive à la Traumdeutung 5. Par exemple, il ne dit plus comme
en 1921, à propos du même cas, que le désir a reçu « une expression consciente avec
l'aide d'une autre personne », mais il affirme « On ne pouvait mieux expliquer
tout cet état de choses, déterminé de façon si univoque, que par l'hypothèse qu'un
fort désir du questionneur en réalité le plus fort désir inconscient de sa vie affec-
tive et le moteur de sa névrose en germe s'était fait connaître par un transfert
immédiat au devin absorbé par une manipulation de diversion 6. » Et il poursuit
« J'ai également, par des tentatives répétées dans un cercle intime, acquis l'im-
pression que le transfert de souvenirs, fortement accentués affectivement, réussit
sans dimculté. Si on se risque à soumettre à un travail analytique les idées de la
personne, sur laquelle on doit transférer, des correspondances apparaissent sou-
vent, qui autrement seraient demeurées inconnaissables. De maintes expériences je
suis enclin à tirer la conclusion que de tels transferts réussissent particulièrement
bien au moment où une représentation surgit de l'inconscient; en termes théoriques,
dès qu'elle passe du processus primaire au processus secondaire »
Un pas considérable est franchi, mais si Freud utilise ici le mot transfert
(Uebertragung), il ne le rattache nullement au transfert en analyse. Il opère tout de
même une modification de vocabulaire, puisqu'il ne se sert plus du substantif
composé Gedankenilbertragung, dont le sens coutumier renvoie à la transmission de
pensées, et non pas, comme on pourrait cependant traduire, à transfert de pensées.
Cependant la visée de Freud en ces paragraphes reste limitée à la tentative d'expli-
cation des phénomènes télépathiques, que la psychanalyse, qui est vraiment autre
chose, peut, estime-t-il, aider à comprendre.
1. Ibid., p. 165.
2. p. 176.
3.7~ pp. 177 et 190.
4. Jones, op. cit., p. 444.
5. G.W., I, pp. 569-573.
6. Ibid., p. 572.
SUGGESTION AU LONG COURS
Freud reconnaît lui-même que « son attitude personnelle en cette matière reste
de mauvaise volonté, ambivalente2 ». Mais cette ambivalence doit avoir une fonc-
tion que l'on a vu déjà se profiler, et qu'il est temps de tirer au clair.
Il est nécessaire de remarquer au préalable que Freud, inlassablement, réduit
l'occultisme à la télépathie et cette dernière à la transmission de pensées. « Vous
voyez que tout mon matériel traite le seul point de l'induction de pensées; de tous
les autres miracles qu'affirme l'occultisme, je n'ai rien à dire. Ma propre vie, comme
je l'ai déjà ouvertement reconnu, est parcourue par la perspective occulte de
manière particulièrement pauvre. Peut-être le problème de la transmission de
pensées vous apparaît-il vraiment restreint en comparaison du grand monde
magique de l'occulter » Entre la télépathie proprement dite et la transmission
de pensées, telle qu'en parle Freud, il y a aussi une différence considérable. A
plusieurs reprises, il définit avec exactitude la télépathie comme une communica-
tion « entre des personnes spatialement éloignées » ou « sans l'utilisation de mots
et de signes4 ». Or, il passe constamment, sans prévenir, de cas où la transmission
se fait à distance à d'autres où elle a lieu en présence des individus. Distinction
capitale pour les tenants de l'occultisme et dont Freud pourtant ne tient pas vrai-
ment compte, parce que c'est la transmission de pensées elle-même qui l'intéresse,
que c'est par elle qu'il a fait l'expérience la plus forte de l'occulte, que c'est donc
elle qui le fascine et dont il lui faudra se préserver. Faisons l'hypothèse que tout ce
que Freud a écrit sur ce sujet l'a été pour exorciser la réalité de la transmission de
pensées dans sa vie et, tout aussi bien, dans la psychanalyse qu'il a inventée.
Les expériences pratiquées par Freud avec sa fille Anna et Ferenczi, que
retiennent les biographes, les sinistres craquements de bibliothèques à la mode de
Jung, les superstitions dont Freud fait de temps à autre l'étalage, tout cela est
évidemment dérisoire en comparaison de la menace de transmission de pensées.
Menace, parce qu'elle est indissociable de l'inquiétante étrangeté. Dans l'essai
qu'il consacre à ce sentiment Freud définit justement la télépathie comme expé-
rience du double. « Ce sont là les caractéristiques du double dans toutes ses
nuances et formes, c'est-à-dire la production de personnes qui, à cause de leur
similitude d'apparence, doivent être tenues pour identiques; l'intensification de ce
rapport par saut de processus psychiques de l'une de ces personnes sur l'autre ce
que nous appellerions télépathie de telle sorte que l'une est copropriétaire du
savoir, du sentiment, de l'expérience de l'autre; l'identification avec une autre
personne, de telle sorte que l'on est égaré en son moi ou que le moi étranger est mis
à la place du moi propre, c'est-à-dire redoublement du moi, scission du moi,
substitution du moi et enfin le retour constant du semblable, la répétition des
mêmes traits du visage, caractères, destinées, actes criminels, voire des mêmes
noms à travers plusieurs générations successives'.» La transmission de pensées
apparaît donc ici comme un élément constitutif du « double ». Il suffirait de multi-
plier le passage des pensées ou des processus psychiques d'une personne à une autre
pour que progressivement, comme en un dessin, à partir de tracés suffisamment
nombreux, l'une devienne la réplique de l'autre et qu'alors on ne sache plus qui
est qui 2.
Cette description rend compte d'un des aspects de la vie intellectuelle de Freud,
très spécialement visibles dans ses rapports avec ses disciples. Entre autres l'impres-
sion étrangement inquiétante (unheimlich) que lui faisait Tausk qui « non seule-
ment communiait avec ses idées, mais encore croyait que c'étaient les siennes
propres~3 ». Lou Andréas-Salomé raconte le malaise de Freud après une conférence.
de Tausk, « son inquiétude (quand on approchait de ses conceptions) et les questions
écrites pendant la conférence (il me glissait des bouts de papier) Sait-il déjà tout?
Je répondis de la même manière Rien, naturellement. (Il s'agissait de confidences
que m'avait faites Freud)1 ». Comme si, dans son travail de création, il se sentait
constamment menacé de « redoublement du moi » à force de « copropriété du
savoir ». Ainsi que le note encore Lou, après une intervention de Tausk, sa meil-
leure défense était l'oubli « Freud se rapporte avec des louanges à cette explication
élucidante ce que faisant, il oublie aussitôt qui en est l'auteur, de quoi il
s'excuse en souriant 2. » La crainte ou les accusations de plagiat, la priorité dans les
découvertes, l'originalité des conceptions, qui préoccupaient tellement Freud, sont
à saisir dans la même perspective, comme des phénomènes troublants où sa subjec-
tivité est dangereusement engagée. S'il a réduit l'occultisme à la transmission de
pensées, c'est qu'il a expérimenté celle-ci et qu'elle l'a conduit au bord de la déper-
sonnalisation. Pas étonnant qu'il cultive l'égoïsme sacré du créateur, ou qu'il évite
de lire des auteurs qui lui donneraient l'impression d'avoir été précédé, conduit,
influencé, et qui viendraient l'exproprier de ses propres pensées. Ce qu'il veut
préserver à tout prix, c'est son identité; c'est pourquoi il lui faudra exclure la trans-
mission de pensées du champ de la psychanalyse en réduisant celle-ci à l'expérience
et à l'étude des processus psychiques individuels, fondés sur la non-communication.
1. Lou Andréas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, suivie du journal d'une année,
Gallimard, 1970, p. 347.
2. Ibid., p. 324.
3.G.H~I,p.310.
4. Ibid., p. 309.
5. G.W., VIII, p. 384.
6. Ibid., p. 381.
SUGGESTION AU LONG COURS
Tout cela semble clair et décidé, mais pourrait bien vite se retourner, si on se
laissait aller à quelques rapprochements. Une page de Psychische Be/zaM~/M~g~,
publiée en 1890, donne un aperçu de la manière dont travaillent les médiums
Les affects au sens strict sont marqués par une relation tout à fait particu-
lière aux processus corporels, mais, pris absolument, ce sont tous les états psy-
chiques, même ceux que nous avons coutume de considérer comme des « processus
de pensée », dans une certaine mesure « affectivement », et aucun d'eux n'est
privé d'expressions corporelles et de la capacité de modifier les processus corporels.
Même lors de la pensée tranquille dans des « représentations », des excitations
correspondant au contenu de ces représentations sont constamment dirigées vers
les muscles lisses et striés, qui peuvent être distinguées par un renforcement
approprié et fournir l'explication de maints phénomènes étonnants, supposés
« surnaturels ». Ainsi, par exemple, s'explique le soi-disant « devinage de pensée »
(Gedankenerraten) par les petits mouvements involontaires des muscles, qu'exécute
le « médium », si on fait avec lui des essais, si on se laisse guider par lui, pour
retrouver un objet caché. Tout le phénomène mérite plutôt le nom de « trahison
de pensées » (Gedankenverraten).
1. Ibid., p. 382.
2. G.W., V, pp. 295-296.
3. G.W., VII, p. 291.
4. G.W., XVI, p. 45.
LA CROYANCE
escient, mais c'est également la tâche de celui qui, du moins en français, en a tiré
son nom le devin.
Sur le contenu, le rapprochement entre psychanalyste et médium n'est pas
moins frappant. Selon Freud le second « ne ferait rien d'autre qu'amener au jour
les pensées de la personne qui l'interroge et tout particulièrement ses désirs
secrets' ». Mais n'est-ce pas exactement le même effet que produit l'analyse puis-
qu'il s'agit aussi d'y faire passer les désirs du latent au manifeste. Et si le devin est
nommé en allemand « diseur de vérité » (Wahrsager), Freud ne dédaignerait pas de
porter ce titre, lui que hante la recherche de la vérité historique ou préhistorique
du patient et qui fait tout pour la désenfouir des effondrements passés.
Quant à rendre compte du processus de « devinage », les explications données
à propos de la transmission de pensées valent tout aussi bien pour le transfert en
psychanalyse. Ce n'est pas par hasard que l'allemand utilise le même mot t7~erfra-
gung pour dire les deux phénomènes, même si le premier est le plus souvent employé
en composition (~GedaM~e~~ertra~MMg). Dès 1925 Freud fait très clairement le
rapprochement. En conclusion d'un cas de télépathie il note « On ne pouvait
mieux expliquer tout cet état de chose, déterminé de façon si univoque, que par
l'hypothèse d'un désir fort du questionneur en réalité le plus fort désir inconscient
de sa vie affective et le moteur de sa névrose en germe s'était fait connaître par
un transfert immédiat au devin occupé à une manipulation qui le distrayait2 ».
Le devin tient ici très nettement la place de l'analyste qui doit abandonner tout
effort d'attention consciente pour rendre son inconscient à une réceptivité opti-
mum 3. Le même texte de 1925 continue « De tels transferts réussissent parti-
culièrement bien au moment où une représentation surgit de l'inconscient; en
termes théoriques dès qu'elle passe du "processus primaire" au processus secon-
daire » Autrement dit la force du désir de l'analysant, lorsqu'il passe de l'incons-
cient au conscient, impressionne l'inconscient de l'analyste qui, à son tour, laisse
venir cette impression à la conscience.
En commentant cette page de Freud, Hélène Deutsch a souligné la proximité
de la télépathie et de l'expérience analytique
qui est dit plus haut laisse supposer qu'il s'agit dans ce processus d'une réaction
dans l'inconscient, qui se trahit seulement par des associations libres et qui donne
à connaître son contenu et sa correspondance avec le contenu de la représentation
de la personne de laquelle la stimulation provient, uniquement lors du travail
analytique. Parmi les présuppositions qui ne nous sont pas devenues claires, mais
qui selon toute vraisemblance se rattachent à l'opération du transfert (au sens
analytique), le processus réactif pour la personne objet de transfert pénètre visi-
blement dans la conscience et devient le contenu de perception. Puisque la percep-
tion sensible, qui d'ordinaire précède ce processus, a manqué, celui-ci acquiert un
caractère « occulte ». On peut facilement supposer que la condition de ce transfert
de « souvenirs affectivement accentués » réside dans une certaine disposition
inconsciente à l'accueil de ceux-ci et que c'est seulement l'accomplissement de cette
condition qui rend capable la personne concernée d'être une « station de récep-
tion ». Les contenus de représentations affectivement investis surgissant de l'in-
conscient doivent mobiliser dans l'inconscient de l'autre des contenus analogues de
même sens, qui pénètrent dans la conscience comme une perception intérieure.
Après coup l'identité des contenus est reconnue et par là la perception intérieure
reçoit le caractère d'une perception extérieure.
L'étude plus circonstanciée des processus durant une analyse nous fait
reconnaître que les présuppositions admises plus haut pour la production d'un
phénomène occulte sont dans l'analyse continuellement données'. 1.
1. « Okkulte Vorgange wahrend der Psychoanalyse », Imago XII, 1926, pp. 420-421.
2. G.W., XV, p. 59.
LA CROYANCE
En cet intérêt distant pour la télépathie, l'ennemi le plus redoutable que veut
éloigner Freud, c'est la suggestion qu'il a longtemps pratiquée avec l'hypnose. Lors-
qu'il parle du transfert, c'est toujours dans le sens analysant-analyste. Le contre-
transfert n'est simplement que ce qui risque de gêner le transfert. H. Deutsch qui
traite, dans l'article cité plus haut, des processus occultes en analyse, peut s'appuyer
sur plusieurs textes de son maître tant qu'elle parle « des réactions de l'inconscient
de l'analyste aux processus inconscients du patient », mais lorsqu'elle veut jeter un
regard sur « les influences de l'inconscient de l'analyste sur le patient », elle s'aven-
ture seule sur un terrain qui n'est pas balisé; et ce n'est pas par hasard. Admettre
que l'analyste puisse avoir une influence sur l'analysant ou qu'il puisse vouloir
quelque chose pour lui ou à sa place, cela ruinerait toute la découverte psychana-
1. Ibid., p. 60.
SUGGESTION AU LONG COURS
rationnel », parce qu'il a été « suscité non seulement par des représentations d'at-
tente conscientes, mais encore par celles qui sont réprimées ou inconscientes' », il
entraîne un type de relation qui excède de toute part ce qui pourra en être analysé.
Par la découverte géniale du transfert, c'est-à-dire par le refus de croire à l'adresse
faite par le patient et le refus de répondre à sa demande, c'est-à-dire encore en absen-
tant son individualité de la relation pour devenir une « troisième personne », un
« il a indéterminé, l'analyste Freud constatait qu'il provoquait la démesure, la
déformation et l'excès, et que ce qui venait alors au jour dans la parole était de
l'ordre du primitif, de l'archaïque, de l'infantile, de l'érotique. Cela veut dire que
l'analyste pour l'analysant n'est plus une personne comme une autre avec laquelle
on pourrait discourir, mais devient quelqu'un qui, tout en restant « troisième per-
sonne » redevient un individu concret (car c'est tout de même à lui qu'on parle),
marqué désormais par la démesure et la déformation, un individu qui est doué de
l'omniscience et de l'omnipotence, un individu fantastique que l'analysant ne peut
voir, ne peut entendre, ne peut rencontrer, qu'à la limite il hallucine.
On pourrait donc en conclure que les particularités de l'analyste ne sauraient
rentrer en ligne de compte, puisque l'analysant en fait n'importe quoi. Ce ne sont
pas en réalité ses particularités qui sont en cause, mais bien sa capacité à être le
support des déformations qu'on lui a fait subir et à ne pas broncher sous le poids
de la démesure dont il est investi. En tout cela il est sollicité non pas au niveau de
ses traits de caractère, mais dans la relation que lui-même entretient avec le primitif,
l'infantile et le sexuel. C'est par là qu'il entre en scène et qu'il devient opératoire,
mais c'est par là aussi qu'il s'installe pour l'analysant et pour lui-même dans l'univers
de l'inquiétante étrangeté.
Quand il cherche à rendre compte de celle-ci, Freud réutilise les traits fonda-
mentaux développés à propos du transfert. « Le double est une formation apparte-
nant aux temps primitifs psychiques dépassés qui devaient sans doute alors avoir
un sens plus bienveillant 2. » Quelques pages plus loin « Que l'inquiétante étrangeté
du retour de l'identique découle de la vie psychique infantile, je ne puis ici que le
mentionner 3. » Enfin dernière explication qui reprend les précédentes l'inquiétante
étrangeté est celle qui naît de la nostalgie du corps maternel ou de la volupté qui s'y
trouve liée 4. Le rapprochement avec la psychanalyse n'échappe pas à Freud « Je ne
serais pas étonné d'entendre que la psychanalyse qui s'occupe de la découverte de ces
forces secrètes, soit devenue elle-même à cause de cela étrangement inquiétante aux
yeux de beaucoup » Mais alors il faudrait en tirer toutes les conséquences. Ce n'est
1. Ibid., p. 366.
2. G.W., XII, p. 248.
3.p:251.
4. Ibid., pp. 257 et 259.
5. Ibid., p. 257.
SUGGESTION AU LONG COURS
cru et qu'il s'écarte donc par là de la suggestion, mais il semble avoir oublié ce qu'il
écrivait en 1890, certes avant la découverte du transfert, sur le facteur de succès
d'une cure « Un tel moyen est avant tout le mot, et les mots sont aussi l'instrument
essentiel du traitement psychique. Le profane trouvera très difficilement compréhen-
sible que des troubles maladifs du corps et de l'esprit doivent être écartés par les
seuls mots du médecin. Il pensera qu'on exige de lui de croire à la magie. Il n'a
pas en cela tellement tort; les mots de nos discours quotidiens ne sont rien d'autre
que de la magie décolorée. Mais il sera nécessaire d'emprunter un plus long détour,
pour faire comprendre comment la science s'y prend pour redonner au mot une
partie de son ancienne force magique'. »
S'il y a un lieu où les mots ont retrouvé leur force magique, bien au-delà de
celle qu'ils peuvent revêtir dans la relation médecin-malade, c'est sans aucun doute
dans la cure analytique. L'analyste, si facilement confondu, ou risquant toujours de
l'être, avec la « troisième personne » qui devrait être effectivement « personne »,
pure condition de possibilité du langage, mais qui est le plus souvent fantasmé ou
halluciné, donne aux paroles qu'il prononce une intensité qui dépasse, comme le
transfert, « en mesure et en manière ce qui est sensé et rationnel ». Parce que les
paroles de l'analyste ont une force que n'a pas le discours quotidien, qu'elles sont
capables d'avoir des effets analytiques, c'est-à-dire qu'elles peuvent aboutir entre
autres, pour reprendre l'expression de Freud, « à l'indépendance du patient »; mais,
parce qu'elles ont une force magique, elles ne peuvent pas ne pas avoir, d'une part,
des effets inverses qui lient plus fortement l'analysant à l'analyste (qui a su, par
exemple, le libérer d'une entrave), et, d'autre part, des effets annexes qui induisent
chez l'analysant ce que l'analyste ne peut maîtriser, car en recevant la parole efficace
l'analysant reçoit et s'assimile tout ce dont cette parole était inconsciemment
porteuse. Les mots servent ici de médium à la communication des inconscients.
Pour éviter ces inductions subreptices, l'analyste choisit de se taire et, comme il
est de plus soustrait aux regards, il ne risque pas de laisser transparaître quelque
chose de son inconscient à travers des gestes ou des mouvements élémentaires du
visage ou des mains. Mais le procédé n'est peut-être pas aussi efficace qu'il paraît
au premier abord. Ce serait oublier que le silence est un langage que l'analysant a
tôt fait d'apprendre. Quel abîme entre le silence de la mort et celui de la vie, quelle
différence entre le silence de l'assoupissement et celui de l'intérêt avivé, entre le
silence du désir et celui de l'impuissance, entre celui de la dépression et celui de
la manie contenue! Tous ces silences ont des intensités et des colorations qui sont
perceptibles à l'analysant. Si la ponctuation est décisive pour donner sens à une
phrase, on peut être assuré que le silence à lui seul est capable, avec toutes ses
nuances, de faire passer à l'analysant toute sorte de messages préconscients ou
1. G.W., V, p. 289.
SUGGESTION AU LONG COURS
mauvaise oreille n'ont joué avec l'un ou l'autre ni sur les mêmes points ni dans le
même rapport. Constatation banale qui ne saurait manquer d'ouvrir quelques pers-
pectives sur les tenants et aboutissants de la cure analytique. Cela est plus nette-
ment visible dans le cas de l'analyse dite didactique. Comment expliquer, par
exemple, que l'analysant devenu analyste adopte ou rejette, mais adopte encore
le discours de son analyste? Il a bon gré mal gré été constitué comme « double », et
n'est-ce pas ce qui est reconnu explicitement lorsqu'on fait de la production d'ana-
lystes la visée de l'analyse. La question de la transmission de l'analyse n'a plus à
se poser puisque dans son fonctionnement même elle agit le principe de répétition
sous la forme de la reproduction.
il reste impénétrable, il ne rend aucun compte, il demeure hors du jeu et donc hors
de toute prise. C'est ainsi qu'il maintient son pouvoir grotesque au-delà du temps
analytique, renvoyant indéfiniment l'analysant à lui-même. Lequel analysant
n'est pas le dernier à goûter cette situation; il lui faut une idole, il a incroyablement
besoin de croire et, s'il s'intéresse comme une concierge à la vie privée de son ana-
lyste, c'est pour se donner l'air de ne pas croire; en réalité pour tenir intact l'autre,
le fabuleux, le tout puissant qu'il a rencontré seul à seul. Il importe par-dessus
tout de ne rien entendre et de ne rien savoir des fantasmes ou des symptômes que
l'analyste a pu induire, c'est-à-dire de préserver le principe absolu du transfert
médiat, comme seul présent dans l'analyse, afin de ne rien apprendre des effets, et
même de l'existence, du transfert immédiat.
Pour sortir de l'impasse, il est nécessaire qu'analysant et analyste tombent
d'accord (et ce n'est évident ni d'un côté ni de l'autre) pour démonter l'artifice qui
a permis l'analyse. Il est décisif que l'analyste rentre explicitement dans le
champ comme partie prenante et partie prise, afin de permettre à l'analysant de
saisir après coup pourquoi à tel moment l'analyse a pris tel cours, pourquoi telle
parole n'a pas été entendue, ce qui a eu telle ou telle conséquence, pourquoi tel
fantasme ou tel événement a sans cesse été interprété dans un sens qui verrouillait
l'inconscient au lieu d'en écarter les bords. Dans chaque cas se découvre le carac-
tère défensif de la parole ou du silence de l'analyste, l'induction de son idéologie ou
de ses fantasmes, le besoin d'affermir sa cécité; plus généralement de quelle manière
l'analyste a utilisé l'analysant comme formation de compromis, c'est-à-dire comme
symptôme, à la fois comme révélant au grand jour ce qui le fait inconsciemment
fonctionner, mais de telle façon qu'il n'ait pas à s'en rendre compte et à en tenir
compte, puisqu'il l'a expulsé sur l'autre.
Ce travail, est-il besoin de le dire, est d'une difficulté extrême, car il faut que
l'analyste renonce à ses certitudes les mieux établies. Or, si sur tel point particulier il
est aveugle, c'est pour de très bonnes raisons, entendez c'est pour se protéger, ou
tout simplement pour survivre, pour ne pas être trop vulnérable. A vrai dire, la
seule hypothèse favorable est qu'il ait fait quelque chemin par rapport au temps
antérieur de sa surdité dans l'analyse de son patient et qu'il se trouve donc prêt à
reconnaître quelque chose de cette surdité; sinon il a encore absolument besoin de
l'autre comme de son symptôme et il continuera à l'y enfermer.
Pour éclairer ce qui précède, un seul exemple. Groddeck écrit à Freud qu'il a
fait sur lui un transfert maternel. Freud le nie absolument; il estime ne susciter
rien d'autre qu'un transfert de type paternel. Ce point est vital pour Groddeck,
parce que c'est là qu'il se trouve inextricablement empêtré. Mais il est également
vital pour Freud de ne pas cesser de l'ignorer. Supposons au contraire que Freud
ait saisi ce en quoi il était interrogé. Il aurait dû alors repenser toute sa théorie fon-
dée sur la prévalence du père, l'interdit de l'inceste (qui a toujours fait rire Grod-
SUGGESTION AU LONG COURS
FRANÇOIS ROUSTANG
P. F. de Queiroz Siqueira
que Freud a entretenu, avec les « sciences occultes », des relations qui n'ont jamais
cessé et qui n'étaient pas dépourvues d'ambiguïtés'.
Ces mouvements contradictoires et parfois paradoxaux entre croyance et
a-croyance sont plus fréquents qu'on ne le pense chez les personnes qui se disent
incroyantes. Comme si elles maintenaient par-devers et malgré elles un domaine
réservé dans leur vie psychique.
Les mécanismes psychiques que la partie narcissique du Moi met à la disposi-
tion du sujet nous semblent de nature à nous donner une explication métapsycholo-
gique des ambiguïtés qui comportent ces oscillations de la croyance chez un même
individu. On peut, en effet, expliquer par le narcissisme deux tendances propres au
Moi a) l'occultation d'une de ses parties, conséquence d'une stratégie du retrait
qui le protège contre la déception que la réalité apporte à certains de ses désirs et
aspirations dont il ne veut se séparer; b) l'autre tendance étant celle qui le porte à
se dédoubler pour maintenir des positions contradictoires dont il élude l'aspect
conflictuel tout en gardant la prime de plaisir qu'il retire de l'une et de l'autre de ces
positions
Ces mécanismes se sont révélés présents pour nous à l'analyse chaque fois que
des éléments de croyance étaient en jeu. Mais ils nous sont apparus d'une façon par-
ticulièrement prégnante chaque fois que le discours nous renvoyaitat trois ordres de
signification la mort, la génération et la castration.
Notre propos est donc de traiter quelques-uns de ces éléments de croyance en
rapport avec ces trois registres. Il s'est néanmoins avéré que ces trois termes (la
mort, la génération et la castration) s'enchevêtrent constamment dès qu'ils sont
pris au niveau de l'inconscient. Freud le premier a compris l'implication réciproque
entre mort et castration, au point d'établir une équivalence qui n'est pas sans poser
des questions. Faire de l'angoisse de mort un analogon de l'angoisse de castration a
été peut-être pour lui une façon de méconnaître ce que la recherche d'un statut
particulier de la mort pour l'inconscient introduisait de redoutable pour sa propre
économie psychique L'affirmation péremptoire par laquelle il tranche cette ques-
tion est d'ailleurs symptomatique « Je tiens fermement à l'idée que l'angoisse de
mort doit être conçue comme un analogon de l'angoisse de castration » (in Inhibi-
tion, Symptôme, Angoisse, 1926). Cette assertion n'annule pas la force persuasive
d'autres textes de Freud comme « Le thème des trois coffrets (1913), « L'inquié-
tante étrangeté » (1919), sans parler de toute une symbolique de la mort recensée
1. Pour une étude d'ensemble, voir Freud et l'Occultisme, de Christian Moreau, Privat, Tou-
louse, 1976.
2. Pour le retrait et le dédoublement, voir G. Rosolato, « Le Narcissisme », in La relation d'in-
connu, pp. 145 et suiv., Gallimard, 1978.
3. A ce sujet, voir « Sur le travail de la mort » de J.-B. Pontalis, in Entre le rêve et la douleur,
Gallimard, 1977.
ENTRE CROYANCE ET ACROYANCE
dans L'Interprétation des rêves. Dans ces textes plus anciens Freud semble saisir
l'angoisse de mort dans ce qu'elle a d'irréductible à toute autre réalité psychique.
N'est-ce pas que pour le fondateur de la psychanalyse le problème que pose la mort
personnelle à toute subjectivité entraînait déjà un acte de foi théorique qui se mani-
feste dans son besoin de le faire entrer à tout prix dans un concept bien établi de sa
doctrine? Peut-on expliquer autrement le souci de Freud de tenir à ce point à la préé-
minence de l'angoisse de castration sur toute autre forme d'angoisse?
LE MOI ET LA MORT
représenter mort que comme autre. Cela peut même devenir, chez l'hystérique, un
procédé de mise en scène fantasmatique ou un exercice de toute-puissance pour la
pensée de l'obsessionnel.
Mais peut-on fonder en théorie ce désir d'immortalité d'après ce qu'on sait en
psychanalyse de la formation du Moi? N'y a-t-il pas un rapport entre ce désir de sur-
vivre à la mort et la formation de cette instance à partir des fonctions vitales de
l'organisme, dites « instincts d'auto-conservation'"? Comme si le Moi, formé
d'après les fonctions qui assurent l'auto-régénération, transposait ces capacités phy-
siologiques dans la fiction d'un pouvoir sans limite d'auto-restauration. Ce pou-
voir fictif allant, dans la logique du Moi, jusqu'à rendre la résurrection possible.
L'autre source d'un tel pouvoir fictif vient probablement de l'expérience fonda-
trice pour le Moi du stade du Miroir. On sait que l'image du Double naît de cette
expérience et qu'elle tient un rôle primordial dans la maîtrise imaginaire de la
Mort.
Mais il faut, à notre sens, prendre en considération des données de l'histoire
familiale pour expliquer l'intensité de l'angoisse de mort qui hante certains patients.
Il est alors souvent possible de saisir d'après le discours du patient l'existence chez
ses parents d'idées et de fantasmes où les rapports entre morts et vivants prennent
une allure singulière. Il en était ainsi pour un de nos analysants dont les parents
croyaient à la réincarnation des morts, possible selon eux à l'occasion de chaque
nouvelle naissance. Le patient s'était imprégné de telles idées jusqu'à son ado-
lescence. Depuis il a vécu dans un état permanent d'angoisse d'autant plus insup-
portable qu'il n'arrivait pas à lui assigner une cause. Son malaise prenait par
périodes la forme de soucis hypocondriaques qui prirent pendant un temps une
dimension délirante (il en sera question plus loin). Mais ce qui dominait, c'était un
état de détresse, moralement très douloureux, qui le poursuivait nuit et jour. Il l'ap-
pelait dans sa langue maternelle « l'agonie ». Il faisait souvent un même rêve qui
déclenchait chez lui une panique non maîtrisable. Il s'y représentait comme un
bébé, n'ayant pas encore l'usage de la parole, et qui se débattait dans le plus grand
désespoir (sic) de ne pas pouvoir se faire comprendre par sa mère. Elle, de son côté,
désespérait aussi, ne sachant que faire pour l'apaiser.
Quelque chose d'analogue se jouait dans ses séances, pendant lesquelles il ren-
contrait une très grande difficulté à me décrire ses tourments. Ou bien il trouvait les
mots impropres à ce qu'il voulait dire, ou bien il jugeait faux tout ce qu'il racontait.
Sa description du comportement maternel dans différentes circonstances de la
vie familiale nous laissait supposer que son inaptitude à le calmer dans ce rêve pou-
vait bien correspondre à une défaillance réelle des réponses de la mère aux demandes
1. J. Laplanche a développé, d'après Freud, cette idée de formation du Moi, par dérivation, à
partir de l'étayage in Vie et Mort en Psychanalyse, p. 130, Flammarion, 1970.
ENTRE CROYANCE ET ACROYANCE
de son enfant. Il y avait sûrement un enjeu entre elle et la mort qui passait par l'in-
termédiaire de son fils. Cet enjeu se manifestait clairement dans les idées qu'elle
exprimait le concernant. A un moment, par exemple, elle a jugé que son fils avait des
dons de médiumnité. Elle fondait cette idée dans sa conviction que, quand il était
tout petit, « il avait vu » (sic) des fantômes d'enfants morts, des cousins décédés à
un âge très précoce.
Quelles que soient les déformations de la réalité opérées dans ses souvenirs d'en-
fance, il restait persuadé d'avoir eu en cette même période de sa vie des expériences
hallucinatoires. Au cours de sa septième année, il a effectivement connu des senti-
ments et des perceptions pour le moins étranges. A commencer par la sensation qui
s'est imposée à lui à plusieurs reprises d'être en lévitation. Cette sensation de pouvoir
planer à son gré lui procurait une jouissance inoubliable et ce n'est que plus tard
qu'il a dû admettre, non sans peine, qu'elle ne pouvait être qu'illusoire.
Ce cas, mais aussi d'autres analyses où nous avons pu repérer des défauts évi-
dents de l'épreuve de réalité chez la mère, nous a incité à poser quelques jalons théo-
riques pour essayer de rendre compte d'un mode spécial d'inter-réaction subjective
entre mère et enfant.
1) Il est à noter que certaines mères manifestent par leur discours et compor-
tements l'impossibilité de faire un deuil; cela peut entraîner chez quelques-unes une
perception particulière d'un enfant. Tout se passe alors comme si cet enfant devenait
pour cette mère un support à travers lequel elle essaye de retrouver l'objet perdu.
2) Pour cette raison, une telle mère ne réussit pas toujours à disjoindre l'être
manquant en elle et la réalité psychique singulière de l'enfant-support (de projec-
tions).
3) Celui-ci se trouve ainsi contraint de restituer des traits propres à l'objet
perdu. L'enfant « médium » est dans une position d'extrême soumission à l'assigna-
tion qui lui est faite par sa mère puisqu'il irait jusqu'à restituer paroles, pensées et
souhaits des disparus.
Parmi les deuils maternels « bloqués » une place à part doit être faite à ceux qui
concernent un enfant mort'. Il est alors bien probable qu'une nouvelle naissance
apporte à la mère l'occasion de faire l'économie d'un travail de deuil. Mais cette
économie peut s'opérer aux dépens de l'enfant réel qui, prenant la place du mort
auprès de sa mère, est perçu par celle-ci comme l'autre et se trouve par conséquent
méconnu dans son identité singulière. C'est par ce biais que la croyance dans la
ré-incarnation peut prendre corps (c'est le cas de le dire) le nouveau-né est
confondu avec un revenant.
L'avènement d'un signifiant (qu'on pourrait appeler signifiant de disjonction)
1. Sur l'enfant mort, voir G. Rosolato « L'axe narcissique des dépressions in La Relation
d'inconnu, op. cit.; S. Leclaire, On tue un enfant, éd. du Seuil, Paris, 1975.
LA CROYANCE
scellerait l'efficacité d'un travail psychique qui aurait permis à la mère d'assumer
seule la séparation avec l'objet perdu. Autrement elle ne peut que grever la relation
mère-enfant d'un poids correspondant à son deuil non accompli et l'enfant se trouve
alors chargé de projections maternelles qui seront lourdes de conséquences. Il est
aussi vraisemblable que la représentation maternelle d'un enfant mort dont la mère
n'arrive pas à faire le deuil se confonde par un effet de régression avec une image
d'enfant qui correspond à son propre narcissisme.
Si la relation mère-enfant engage à un tel degré le narcissisme maternel, il
devient inévitable qu'elle déclenche des mécanismes très primitifs du côté de la
mère, mécanismes qui « agissent » sur l'appareil psychique en formation de son
enfant. Ceux-ci sont de nature à mobiliser avant tout des pulsions partielles en
particulier, le couple pulsionnel voyeurisme-exhibitionnisme qui se manifeste dans le
désir maternel de tout connaître dans la vie intérieure de l'enfant (il ne doit pas
avoir des « secrets » pour elle; et lui semble « deviner » les pensées et souhaits de sa
mère). On sait depuis Freud'combien les mécanismes psychiques qui mettent en
jeu les pulsions partielles (voyeuriste, exhibitionniste, sadique, masochiste) sont
fondateurs pour l'appareil psychique. Le retournement sur soi et le renversement
dans le contraire sont parmi ces mécanismes qui constituent les prémices de la vie
psychique. On peut dire sans trop forcer la pensée freudienne qu'ils sont à l'origine
même du fantasme; ils sont donc des mécanismes originaires.
Nous appellerons enfant d'originaire l'enfant réel qui suscite chez sa mère (pour
les différentes raisons qui sont particulières à son histoire personnelle) des mouve-
ments régressifs à travers lesquels elle revit et répète de façon imaginaire avec lui
sa propre « origine » et/ou l' « origine » de sa propre vie psychique. L'identification
projective que décrit Mélanie Klein prend dans ce cas toute sa portée. Il s'établit
en conséquence une relation en miroir qui oscille entre l'amour et la haine et pro-
voque des réactions maternelles allant constamment de la fusion au rejet.
L'enfant d'originaire, enfant de l'impossible, n'est pas à confondre avec l'en-
fant incestueux. L'enfant oedipien, lui, est poussé, par un sentiment de faute, à
chercher l'expiation. L'exploit héroïque seul peut le racheter et/ou le perdre. La
légende d'Œdipe-roi le montre auréolé après l'action héroïque pour s'acheminer
ensuite vers sa perte, conséquence inévitable d'une démarche inexorable guidée par
une culpabilité indélébile. L'enfant d'originaire n'a pas à traverser les mêmes
épreuves. Il est d'emblée un enfant de merveille ou de malheur, sinon les deux à
la fois. Ou bien il révèle très tôt des dons extraordinaires (de prémonition, de
clairvoyance, de médiumnité), ou bien il porte le malheur, sème la maladie et la
mort autour de lui; il est de mauvais augure pour les siens. Pour peu que les
croyances parentales et culturelles en un ordre surnaturel et démoniaque soient
présentes, l'on attestera qu'il a part avec le diable. C'est l'exemple terrifiant que
nous donne Rosemary's Baby où cette figure de l'enfant est portée à une de ses
limites les plus inquiétantes l'enfant de la Bête.
Il fut un temps, dit obscurantiste (sans doute parce qu'on y faisait la part trop
belle à ce qu'il y a d'obscur en nous), où les médecins eux-mêmes attestaient la
naissance de ces enfants de l'innommable. C'est Ambroise Paré qui rapporte cette
observation
« L'an mil cinq cent dix-sept, en la paroisse de Bois le Roy, dans la forêt de
Bière, sur le chemin de Fontainebleau, naquit un enfant ayant la face d'une
grenouille, qui a été vu et visité par maître Jean Bellanger, chirurgien en la suite
de l'Artillerie du Roy, ès présence de messieurs de la justice de Harmois; ledit
Bellanger, homme de bon esprit, désirant savoir la cause de ce, s'enquit au père
d'où cela pouvait procéder lui dit qu'il estimait que sa femme ayant la fièvre, une
de ses voisines lui conseilla pour guérir la fièvre, qu'elle prit une grenouille vive
dans sa main, et qu'elle la tint jusqu'à ce que ladite grenouille fut morte la nuit
elle s'en alla coucher avec son mari ayant toujours ladite grenouille en sa main
son mari et elle s'embrassèrent, et conçut et par la vertu imaginative ce monstre
avait été ainsi produit'. »
Ce genre de récit n'a apparemment pour nous qu'une saveur toute pittoresque.
Il révèle toutefois des significations d'une autre portée quand on le compare aux
fantasmes et rêves qui hantent certaines femmes enceintes. Dans la crainte de
mettre au monde des enfants malformés, difformes, contrefaits, dans la fascination
même que provoquent les images des enfants monstrueux, l'on peut voir la transpo-
sition moderne de la croyance attestée par le récit d'Ambroise Paré. Nous avons ici
une illustration de la manière dont l'imaginaire peut suppléer aux rapports trou-
blants que le sujet entretient avec l'inconnu Cet inconnu menace d'autant plus le
sujet qu'il se manifeste dans l'acte de procréation. Car c'est à l'intérieur de l'être du
sujet que tout ce qui concerne l'origine des enfants suscite l'inconnu le plus redou-
table c'est lui qui est mis en scène de façon privilégiée dans le fantasme originaire
de la scène primitive.
Les croyances interviennent souvent à ce niveau quand le sujet répond à
l'inconnu par un ébranlement qui met en cause le refoulé; et a fortiori si le refou-
lement en question touche aux fantasmes originaires. Dans la série d'expériences où
se révèle l'inconnu, une place à part doit être faite aux événements répétitifs être
pris dans la répétition du malheur (pertes, maladies, morts) est d'ailleurs la condi-
1. Extrait de Entrer dans la vie Naissance et enfance dans la France traditionnelle, p. 68,
présenté par J. Gélin, M. Laget et M.-F. Morel, Coll. « Archives », Gallimard/Julliard, 1978.
2. Sur la notion de « relation d'inconnu », voir le livre qui porte ce titre de G. Rosolato, déjà
cité.
LA CROYANCE
tion nécessaire pour que le sujet s'engage dans ce système particulier de croyances
qu'est la sorcellerie'.
Nous pourrions conclure ce chapitre par une hypothèse la croyance advient
devant l'inconnu qui menace l'individu au-dedans pour en situer la cause dans un
rapport d'extériorité au sujet. La démarche analytique semble aller à contre-courant
de cette orientation de la croyance. Est-il besoin de rappeler que, pour prendre le
désir inconscient comme cause, s'impose au sujet un travail d'intériorisation cau-
M/~ ~? Ce travail constitue d'ailleurs une opération princeps aussi bien pour le sujet
qui fut Freud que pour la discipline psychanalytique qu'il a créée.
II
Freud, on le voit, ne croyait pas aux revenants mais. quand même. Il rapporte
dans Délire et rêves dans la « Gravida. » l'anecdote qui suit
1. Voir à ce sujet le livre passionnant de Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort et les sorts,
Gallimard, 1977.
2. La façon dont Freud élabore le problème de la mort est, à ce titre, exemplaire, comme l'a
marqué J.-B. Pontalis dans son texte « Sur le travail de la mort », déjà cité.
ENTRE CROYANCE ET ACROYANCE
1. S. Freud, Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen, pp. 213 et suiv., Gallimard, 1949.
2. Max Schur, La mort dans la vie de Freud, chap. V, pp. 192 et suiv., Gallimard, 1975.
3. Lettre 70 de Freud à Fliess in Naissance de la Psychanalyse, P.U.F., 1956.
LA CROYANCE
pas vécu. Sa mort est, en ce lieu, forclose. Et il est possible que ce soit cette forclu-
sion qui produise en lui la croyance, passagère, aux revenants. Comme si ce mort
frappé d'annihilation dans la scène psychique prenait sa revanche en faisant retour
sur la scène du réel. Rendre ce retour possible par une réincarnation est un pas
supplémentaire que la croyance des spirites fait faire aux morts. Et Freud n'y était
pas indifférent. Même si le mot est employé par lui dans un sens métaphorique, il
juge bien tous ces amis comme « des incarnations de cette première figure qui « s'est
montrée autrefois à mon rêve assombri (citation de Faust); ce sont des revenants »
(souligné par Freud'). Il se réfère ici au rôle joué par John, l'ami inséparable d'en-
fance, dans ses amitiés d'adulte. Mais le mot de revenant ne pouvait pas convenir
à John, puisqu'il n'était pas mort. Par contre il s'appliquait tout à fait à Julius,
qui, décédé, pouvait seul se changer en revenant, et par conséquent se réincar-
ner dans les amis ultérieurs de Freud. Mais le signe le plus évident des traces que
les croyances aux revenants ont laissées dans la vie de Freud est attesté par lui-
même quand il raconte comment il a choisi les noms de ses enfants « Je tenais
à ce que leurs noms ne fussent pas choisis d'après la mode du jour, mais déter-
minés par le souvenir de personnes célèbres. Leurs noms en font des enfants de
revenants 2. »
Pourtant, si les noms peuvent établir un compromis de deux tendances, tout
comme un symptôme 3, ils n'en sont pas moins la manifestation de deux ordres de
réalités qui restent conflictuelles et irréductibles entre elles. Selon la réalité du
désir, les noms conjoignent les morts et les vivants en se transmettant dans une
même lignée. Les noms donnent ainsi l'illusion de la survie des morts et satisfont
d'une certaine façon leur désir d'immortalité. Mais la réalité de la mort doit aussi
imposer la déchirure qui sépare les vivants de leurs ancêtres au fil des générations.
Le nom qui se transmet dans la filiation doit donc signifier, en même temps que
le désir d'immortalité des ascendants, la reconnaissance d'une différence entre
les générations en fonction de la mort. Comme si, une fois frappé par la mort,
l'objet perdu demandait à être disjoint des autres objets par un travail de deuil
spécifique. Seul l'aboutissement de ce travail permet d'inscrire nos morts dans un
lieu psychique qui nous semble repérable dans le rêve « non vixit ». Ce lieu fait
son apparition dans ce rêve au moment même où les mots, devenant inaudibles,
commencent à faire défaut « FI. parle de sa sœur et dit Elle mourut en trois
quarts d'heure puis quelque chose comme C'est le seuil. Comme P. ne le
comprend pas. »
Dès que ce seuil se manifeste, Freud est saisi d'un « sentiment étrange » (sic);
comme si le rêve l'avait entraîné au-delà d'une limite qui donne accès à un autre lieu
psychique où tout change de registre. En effet, une fois que le rêveur a franchi ce
seuil, il est comme sidéré et ne peut retrouver ses mots que dans une langue morte,
le latin, pour commettre un lapsus! Alors seulement le mort (Paneth), reconnu
comme tel, commence à disparaître sous l'action du regard pénétrant de Freud. Une
jubilation extraordinaire s'empare de lui après la disparition du revenant. Sa joie
ne peut s'expliquer que par la réussite d'un exploit qui le met au même rang qu'un
dieu immortel retourner vivant d'une descente aux « enfers », ce lieu « étrange »
où il a pu affronter et réduire à néant ses morts les plus chers.
Quel statut métapsychologique donner à un lieu psychique ainsi défini? Irréduc-
tible aux représentations de mot, affecté du signe de l'étrangeté, est-il même repré-
sentable par le fantasme? Ou n'est-il repérable que par des motions d'affects qui ont
la particularité de rendre déréelles sensations et perceptions (comme l'inquiétante
étrangeté) investies à partir de ce lieu?
III
paient à un cérémonial macabre. Le rêveur lui-même ne savait pas dire s'il était
observateur ou acteur dans cette scène.
En racontant cela, il insistait sur l'état d'accablement que lui avaient laissé ces
images. L'humeur mélancolique qu'elles avaient suscité a duré plusieurs jours. Mais
l'impression qui le dominait était celle de « devenir fou avec cette chose horrible
dans la tête ». Quand il s'est demandé ce qu'elle représentait, il a fini par la compa-
rer à une relique de famille. Cette comparaison l'a satisfait et a été le point de départ
pour qu'il retrouve les « restes diurnes » qui étaient à l'origine de son rêve.
Il s'est alors souvenu qu'il avait regardé attentivement deux photos dans la
journée précédant son rêve. L'une montrait un soldat américain grand et corpulent
qui suspendait par la main le corps mutilé, tout en sang et défiguré, d'un « petit
Vietnamien » victime du massacre de My-Lay. L'autre photo était plus ancienne.
Elle datait de la guerre civile espagnole et montrait des cadavres de religieuses
d'un couvent catalan déterrés par les troupes républicaines et exposés sur la place
publique. Ces corps en décomposition avec les vêtements en lambeaux collés à ce
qui restait de chair sur les dépouilles avaient provoqué en lui un sentiment d'horreur
révulsée.
La violence de ces images surgissant dans son récit l'a ramené de façon inatten-
due à l'évocation de la scène originaire. Il parlait souvent du souvenir douloureux
qui lui était resté du jour où il avait observé un coït entre ses parents. Chaque fois
qu'il l'évoquait, c'était avec une colère manifeste contre eux. Il leur reprochait d'avoir
engendré une famille nombreuse alors qu'ils étaient de condition modeste. Une des
conséquences de la précarité de leurs moyens était qu'ils logeaient tous dans la
même pièce. C'est ainsi qu'il avait pu voir les rapports sexuels de ses parents. Mais
les idées qui s'associaient à la scène primitive étaient de nature à lui donner une
perception des relations sexuelles parentales où la violence prévalait sur tout senti-
ment un massacre perpétré par son père sur le corps maternel. Il tirait cette idée
de l'image qu'il avait retenue de sa mère dont le corps avait été « déformé et défi-
guré » par les grossesses nombreuses et successives.
On remarquera que le rêve met en scène plusieurs éléments présents dans ces
associations corps défigurés et en décomposition; violence infligée à des femmes
(les religieuses mortes); quant à la cérémonie collective à laquelle participe toute la
famille autour de la « relique », elle semble transposer la situation réellement vécue
où les enfants pouvaient être témoins de la vie sexuelle des parents.
Ensuite notre patient nous a rapporté deux souvenirs d'enfance qui sont venus
compléter la série des représentations liées chez lui à la scène primitive
1) Il se souvenait vaguement qu'on lui avait dit que sa mère avait avorté peu
de temps après la scène sexuelle parentale dont il avait été témoin;
2) A la même période, sa mère lui avait parlé des raisons qui la faisaient refuser
la contraception selon ses croyances, enfanter était donner aux morts une occasion
ENTRE CROYANCE ET ACROYANCE
de se réincarner. Et c'était commettre une grave faute vis-à-vis des « esprits » que de
se refuser à donner la vie à des nouveaux êtres qui leur auraient permis de revenir
sur terre.
Ces deux souvenirs nous ont permis de comprendre que « la relique » de son
rêve se trouvait au point d'intersection des différents complexes inconscients qui
concernaient ses rapports avec ses parents (sa mère en particulier), les enfants et la
mort. Mais nous avons surtout constaté que ces complexes se condensaient dans la
scène primitive où ils se déployaient dans les pulsions partielles (voyeuristes,
sadiques, etc.).
Nous ne poursuivrons plus dans le détail la déconstruction des croyances qui
étaient en jeu dans ce rêve. Il nous suffit d'indiquer que ces croyances concernaient
les questions sur l'origine des enfants et sur la mort. Ces deux problèmes s'intri-
quaient dans le fantasme de la scène originaire.
Il semble que ces deux problèmes majeurs pour la curiosité infantile que sont
l'origine des enfants et la mort puissent rencontrer une maîtrise imaginaire dans la
structure du fantasme de la scène primitive. Rosolato avait déjà fait la démonstra-
tion de la position charnière que ce fantasme occupe par rapport à tous les fantasmes
dits « originaires » 1. Nous pouvons le considérer comme une sorte d'unité généra-
trice pour d'autres fantasmes, contenant en latence toutes les combinatoires possibles
du triangle père-mère-enfant.
Cet aspect « matriciel » du fantasme de la scène originaire peut entraîner une
identification aux puissances d'engendrement qu'il contient. A force d'exercer sa
pensée sur ce fantasme et d'occuper toutes les places qu'il comporte dans sa struc-
ture, aussi bien celles des parents accouplés que celle de l'enfant voyeur, on parvient
à nourrir le désir, narcissique par excellence, d'auto-engendrement. Le sujet se
place ainsi à l'origine de son origine, en opérant un renversement des choses qui le
met dans la position imaginaire d'agent de l'accouplement parental. Une telle cons-
truction narcissique peut être porteuse, aussi paradoxal que cela puisse paraître,
d'une croyance en la réincarnation de morts. Car, selon cette doctrine, chaque
naissance n'est que la réémergence du même esprit qui ne fait que reprendre corps.
Cette conception peut, par conséquent, impliquer le désaveu de la filiation aux
géniteurs au profit d'une lignée « spirituelle » plus « noble » dans laquelle le sujet
trouve une plus-value narcissique. N'est-ce pas ce qui caractérise le stade « asexuel »
du « roman familial » 2 ?Les fantasmes qui nourrissent ces « romans » trouvent plus
d'une occasion pour sourdre parmi les aspects problématiques des structures de
parenté. Il suffit de rappeler ce que celles-ci impliquent de convention culturelle (qui
peut donc changer d'une civilisation à l'autre) pour comprendre le degré de croyance
qu'elle suppose de la part des individus. Il en résulte que pater semper incertus est
et que, même pour la maternité, le doute est permis. De toute façon, il est au moins
un moment dans la vie du sujet (à vrai dire, l'enfance tout entière) où il faut croire
sur parole les parents pour les reconnaître comme père et mère.
IV
1. Freud commentant cet aspect du discours de l'hypocondriaque dit que celui-ci donne l'im-
pression « d'accomplir un travail mental bien au-dessus de ses forces », in Études sur l'hystérie,
p. 107, P.U.F., Paris.
2. Pontalis décrit dans son texte « Sur la douleur (psychique) » des exemples d'une coupure
complète dans le sujet de cet espace où s'inscrit la douleur psychique. Voir Entre le rêve et la dou-
leur, op. cit.
ENTRE CROYANCE ET ACROYANCE
rité au désir en tant que cause, elle aboutit à éluder ces divisions internes du sujet
et de son désir. En trouvant en dehors de lui un objet de croyance qui devient source
de causalité pour ce qui arrive (que ce soit en « bien » ou en « mal ») dans son his-
toire, le sujet risque, on le sait, l'aliénation. Mais il ne faut pas méconnaître que
cet écart, et donc cet espace créé par l'objet de croyance entre le sujet et son désir,
peut revêtir une importance vitale pour lui. Dans certains cas, la croyance, comme
le délire, n'est pas seulement au départ une tentative de guérison elle restitue, dans
une sorte de néo-réalité, une vérité du sujet qui, autrement, aurait pu rester lettre
morte. Encore faut-il que cette vérité trouve un destinataire qui ne soit pas trop
sourd (ou aveugle) pour la déchiffrer.
Nous aimerions poser une dernière question notre rapport d'analyste à ce que
Freud a appelé la cause analytique est-il de croyance, d'a-croyance ou de foi?
Sommes-nous toujours à même d'évaluer combien elle constitue notre raison de vivre
et. de mourir? Devant le genre de lien qui est le nôtre à cette cause, ne sommes-
nous pas tenus, sous peine de la rendre sacrée, de sans cesse la dé-croire?
Ce qu'on appelle communément la croyance n'est pas autre chose que le lan-
gage d'un refus de croire, d'un refus de croire à la réalité. La Realitatsglauben de
Freud, expression qu'on dirait faite pour des fous (croire à la réalité!), est expression
d'une épreuve quotidienne de la pensée; la réalité, en cessant d'être celle d'un monde
animiste, a eu besoin du parler de l'homme pour avoir sa créance. C'est que notre
langage est l'acteur d'une fiction il partage avec la croyance une même assise,
vivante dit Freud, l'animisme.
Quelle visite rendre à la croyance, dès lors que « la folle du logis est dans la
place », comme l'écrit Pontalis1; dès lors que l'animisme est constitutif du fonction-
nement langagier. Il suffirait, pour parler de la croyance, de parler, peu importe de
quoi. Au discours de la croyance ainsi obtenu, le seul d'ailleurs qui concerne le
psychanalyste, il ne manquerait plus qu'un divan.
Il y aurait cependant un autre choix die Erwartung, l'attente, et qui serait
probablement le seul. En tout cas, ici, le nôtre, qui fera de ce travail une réflexion
d'attente. On abordera « la » croyance par une recherche des figures de la guérison
dans l'œuvre de Freud. Ce qui fera retour le fera par double nécessité par celle qui
relève de la question d'un « guérir de croire »; et par celle qu'impose la tension
d'une oeuvre qui « tutoie le Diable ».
Cette tension, certains mots la retiennent, comme, nous le verrons, die Ùberein-
stimmung, la concordance et das Denkverbot, l'interdiction de penser.
Guérir de croire? Mais guérir?
Quand et où. Pour le temps, l'action, comme on dit, se passe en 1913 au sens
où l'on reportera sur l'axe de l'année 1913 tous les événements textuels que notre
propos va traverser. Pourquoi cette date? Retenons pour le moment que c'est la
date où la psychanalyse cesse d'être exclusivement une thérapeutique pour devenir
aussi une science, la science de l'inconscient psychique. Le passage se fait essentiel-
lement grâce à une intrusion majeure menée par Freud dans le champ de ce qu'on
peut appeler la pensée à l'origine, champ ouvert par l'observation de la frappante
Ubereinstimmung, concordance, entre les prescriptions du Tabou du totémisme et
celles du complexe d'Œdipe. Et on notera à ce sujet deux points d'abord que ce
qui reste encore d'incompris dans l'hypnose, Freud en fait la déliaison avec Totem
et Tabou, par la mise au jour des mécanismes ultimes qui en rendent compte'.
Ensuite que l'écrit qui suit immédiatement la rédaction de la fin du dernier chapitre
de Totem et Tabou (juin 1913) a pour titre « Les prétentions de la psychanalyse à
l'intérêt scientifique » (septembre 1913). Ce passage de la psychanalyse à visée
exclusivement curative à la psychanalyse scientifique, est présenté par Freud comme
la conclusion de sa vie. La conclusion de Ma vie et la psychanalyse. Ce passage,
après avoir été le lieu de la rupture avec Jung (1913, c'est le congrès de Munich) est
proprement le lieu de notre étude c'est l'axe que Totem et Tabou nous permet de
traiter comme coordonnée de lieu tous nos relevés sont à reporter sur cet axe.
Totem et Tabou, c'est le livre des concordances. C'est sous ce titre qu'il paraît
en quatre parties dans Imago, Über einige Übereinstimmungen, de quelques concor-
dances, entre la vie de l'esprit des sauvages et des névrosés2, et c'est sous ce titre
que Freud en parle, par exemple à Abraham 3 « Les concordances. » C'est à cet
endroit, l'endroit de Totem et Tabou, que Freud va nous faire savoir que maladie
et science ont partie liée, et cette liaison historique, datée et localisée, entre soin et
savoir, cette passe du discours de la guérison au discours sur la guérison, chacun de
nous qui est psychanalyste en a fait sa patrie.
Sur cette passe, ou sur cette passerelle, Freud a eu lieu.
Ce qu'il prophétisait en 1913 dans la préface4d'un livre de Max Steiner (Les
désordres psychiques de la puissance masculine, 1913) a eu lieu également à savoir
que le lieu de Freud est devenu lieu commun, Gemeinplatz, et que la prophétie s'est
réalisée au-delà de l'espérance.
Sur ce lieu devenu lieu commun, sur cette Gemeinplatz, nous dirons, pour
reprendre la métaphore développée par Granoff, que nous marchons' et sur ce
lieu j'ai fait courir une recherche des empreintes qui ont servi de moule à la question
de la guérison, en prenant pour guide les accidents de terrain, en procédant à des
comparaisons. Car il s'agit de décrire, et en psychanalyse, « nous ne pouvons décrire
qu'à l'aide de comparaisons »; de Vergleichungen 2. Procéder à des comparaisons,
c'est se munir d'un instrument de comparaisons. Et si on a présent à l'esprit que
la guérison est avant tout pour nous un discours discours de la guérison, discours
sur la guérison, il faut, cet instrument, qu'il réponde, pour être utile, à certaines
exigences il doit être prélevé sur le terrain freudien; il doit être suffisamment
assuré d'un rôle dans le travail de l'inconscient pour n'être pas un passe-partout;
il doit avoir suffisamment partie liée avec le sexuel pour être, le moment venu,
soumis en Freud aux plus grandes tensions. De la sorte, au moyen de cet instru-
ment, la méthode des comparaisons comparer, c'est prendre en considération la
différence est rendue possible, sans préjuger de son succès, cette opération qui
tient en grande surveillance les discours qui s'érigent sur la domestication de la
différence domestication menée par l'un, le philosophique, au profit de l'intelli-
gible, et par l'autre, le médical, le discours médical, au service de l'objectivable.
De la sorte nous tenterons de préserver le caractère « tout particulièrement unila-
téral, einseitig, de la psychanalyse, science de l'inconscient psychique » 3.
L'échantillon que nous avons prélevé sur le sol freudien, nous l'avons indiqué
avec le titre original de Totem et Tabou, c'est ce mot l'Übereinstimmung, et c'est
d'abord un mot, mot qui n'a pas d'équivalent en français et que nous traduirons
par concordance. Cette traduction serait assez voisine de l'original 4, si les cordes
de la concordance étaient des cordes vocales. L'essentiel étant ici pour nous de nous
en tenir à un seul mot; en effet la concordance, ce n'est pas la coïncidence, ni le trait
commun, ni l'analogie, ni la correspondance, ni l'équivalence, ni l'unité cette énu-
mération n'est pas de nous, elle est du traducteur. En voulant éviter la répétition du
1. On ne citera plus parmi les ruptures et apports magistraux faits par Granoff dans l'usage d'une
lecture de Freud ceux qui sont par nous pris comme relais (ici la représentation du pied), parfois
comme paysage (la mise en perspective de Totem et Tabou), ou ceux que nous avons privilégiés
dans l'élaboration d'une méthode et qui gravitent autour des Vergleichungen ce qui serait à
citer n'est pas assignable à telle place de ce travail, tant il est vrai qu'il s'agit d'une discipline à
l'œuvre au long de deux ouvrages, Filiations et La pensée et le féminin (Éd. de Minuit, 1975 et
1976).
2. « Psychanalyse et médecine », in Ma vie et la psychanalyse, p. 111, G.W., XIV, p. 222, S.E.,
XX, p. 195.
3. « Psychanalyse et médecine », in Ma vie et la psychanalyse, p. 158, G. W., XIV, p. 263, S.E.,
XX, p. 231.
4. Elle a le défaut de ne pas rendre du tout le » Über », préfixe qui indique un mouvement de
franchissement, voire d'outrance, qui fait de la concordance chose à conquérir.
LA CROYANCE
même mot, les traductions françaises et anglaises ont multiplié les erreurs, dispersé
le sens et pulvérisé l'échantillon, et c'est pourquoi, ce mot d'Übereinstimmung, de
concordance, n'est pas familier. Cette concordance, qu'il arrive à Jankélévitch de
traduire faussement mais judicieusement par ressemblance de nature avant de
la voir s'exercer dans le déroulement de ce discours qu'est la guérison, il faut en dire
en un peu plus de façon à disposer dès maintenant de ce que Freud quand il s'inté-
resse à la stratégie de la présentation d'une recherche, appelle la « formule étio-
logique », die àtiologische Formel de cette présentation.
Cette Übereinstimmung, parce qu'elle est pour Freud ce qui met en relation
les opposés, va nous mener du « ne plus souffrir » à l'apport en plus, positif, de la
synthèse. Parce que la concordance est pour Freud, ce qui manque au névrosé, elle
va nous mener au champ des comparaisons dans lequel pourront s'exercer effi-
cience, jugement et décision. Parce que la concordance est pour Freud critère scien-
tifique, elle va nous mener à ce qui s'articule entre guérison et science. Enfin, d'un
chemin à l'autre, l'Übereinstimmung va nous mener à ce qui nous semble être la
grande question de l'idée de guérison telle que nous en héritons en 1978, à savoir
la question du Denkverbot, de l'interdiction de penser. Interdiction de penser,
autrement dit croyance obligatoire.
Que l'Übereinstimmung soit ce qui met en relation les opposés, c'est ce qui a été
pressenti et décrit par Freud dès le chapitre VI de la Science des rêves, dans le pas-
sage qui traite de cette particularité qu'a le rêve de ne pas connaître les contraires.
Cependant la concordance avait déjà tenu sa partie dans ce qui a été par deux fois
affaire de personnes, au sens où d'une part il est écrit dans la préface des Études
sur l'hystérie que c'est la concordance qui a fait défaut entre Breuer et Freud, et
au sens d'autre part où ce mot qui centre dans la lettre à Fliess n° 71, sur laquelle
nous reviendrons, une découverte de Freud tout à fait majeure, ce mot fait lever
chez Fliess, Freud le redoute et le lui écrit, des doutes sur ce que lui, Freud, tient
pour la preuve de la validité de sa découverte.
Nous ne nous étonnerons pas s'il faut dès lors à Freud attendre pas loin de
dix ans pour qu'il acquière la Verstandnis, la compréhension de ce qu'il avait avec le
rêve rencontré et décrit. C'est ce qu'il dit explicitement dans son article de 1910,
« Du sens opposé des mots primitifs » 4, article où c'est à « nous psychiatres », Uns
1. Totem et Tabou, p. 282, G.W., IX, p. 72 (nos références à Totem et Tabou seront faites à
l'édition de 1951 (Payot).
2. Naissance de la psychanalyse, manuscrit C, p. 68, éd. all., p. 84.
3. G.W.,p. 78, S.E., II, p. xxix.
4. Titre dont la traduction française tire l'article vers l'anecdotique « Des sens opposés dans les
LE GUÉRI, LE SACRÉ ET L'IMPUR
Donc les opposés sont en concordance 2, et il n'y aurait pas là de quoi justifier
le sentiment de triomphe qu'éprouve Freud à la lecture de Karl Abel 3, si l'Überein-
stimmung ne venait confirmer ses découvertes sur l'insconscient à savoir que « ce
qui dans le conscient se trouve fendu en une paire d'opposés apparaît dans l'incons-
cient comme une unité » 4. La concordance est à ce point fondamentale, que Freud
en fait « le premier point d'appui, der erste Stiltzpunkt, de toute construction de
rêve » 5. Sans concordance, sans Ûbereinstimmung, sans « de même que », sans
« Gleichwie)) 6, le rêve ne peut travailler.
mots primitifs » in Essais de psychanalyse appliquée, p. 59, G.W., VIII, p. 214, S.E., XI, p. 153.
En 1924, dans Kurzer Abriss der Psychoanalyse (G.W., XIII, p. 403, S.E., XIX, p. 190), Freud
reprendra la description du passage de la visée curative à la visée scientifique de la psychanalyse,
en mettant en ligne directe « Du sens opposé des mots primitifs » et Totem et Tabou.
1. Freud ne parle pas de linguistique. Il parle du développement, de l'Entwicklung du langage,
au sens du développement d'une photo; et également l'Entwicklung peut se lire dans le sens du
déploiement (militaire) ou du dégagement (d'un gaz).
2. Certaines paires contrastées sont explicitement désignées par Freud dans leur relation de
concordance, à' Ûbereinstimmung le sadisme et le masochisme, l'exhibitionnisme et le voyeurisme, la
névrose et la perversion en tant que l'une est le négatif de l'autre. Trois essais sur la théorie
de la sexualité, p. 55, G.W., V, p. 66, S.E., VII, p. 167.
3. Freud écrit à Ferenczi en octobre 1909 qu'à la lecture du travail de Karl Abel, il ne s'est de
longtemps senti aussi triomphant, (in La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, Jones, t. II, p. 330).
4. « Un type particulier de choix d'objet chez l'homme », in La vie sexuelle, p. 52, G.W., VIII,
p. 72, S.E., XI, p. 170.
5. L'interprétation des rêves (chap. VI), p. 275, G.W., III, p. 325, S.E., IV, p. 320. Le
couplage des contraires, der Kuppelung der Gegenseltze, apparaît dès la correspondance avec
Fliess (cf. par exemple lettres nos 105 et 106) comme l'un des points principaux de la théorisation en
cours, comme ce « d'où émane notre psychisme ».
6. h'Ùbereinstimmung est désignée, dans le chapitre VI de L'Interprétation des rêves, comme
une des quatre catégories du « Gleichwie », du « de même que »; la communauté (Gemeinsamkeit),
la ressemblance (À'hnlichkeit) et le contact (Bertihrung) formant les trois autres. Les destins parti-
LA CROYANCE
D'un exemple d'opposés en concordance, est fait le titre de cet article le sacré et
l'impur. « Il y avait au début, entre le domaine du sacré, Heilige, et celui de l'im-
pur, Unreine, une concordance première, eine ursprilngliche Übereinstimmung » 1.
Le sacré et l'impur sont à l'origine les sens opposés d'un seul mot, un mot primitif,
pour désigner une notion « plus vieille que les Dieux » le Tabou; et ce qui rend
Tabou le sacré et l'impur, c'est que le démoniaque caché dans l'objet, en cas de
contact, se vengerait.
Or, voici le névrosé est malade d'un manque d'Übereinstimmung, p. 107 de
l'édition allemande de Totem et Tabou, malade d'un manque de concordance entre
ses pensées et la réalité. Ce manque de concordance, Freud nous en donne, à ciel
ouvert, les comparaisons, dans Totem et Tabou avec la description des faits primi-
tifs. Le primitif est dans une relation d'obligation au Totem, obligation sacrée,
heilige Verpflichtungqui est le prix de sa capacité d'efficience cette relation
d'obligation fait de lui un guerrier déterminé, un chasseur efficace, un voyageur rela-
tivement tranquille, et lui ouvre, non sans détour, le monde de la tendresse et le
monde de la jouissance. Le tribut dont se paie cette relation d'obligation, c'est
le démoniaque qui en est comptable au sens où il maintient un interdit de contact,
qui a pour corollaire un interdit de penser. En effet, ces obligations régissent une
certaine façon de se déplacer dans l'espace terrestre et de là dans l'espace des mots;
mots que sont les noms propres et mots du parler courant. Une certaine façon de se
déplacer dans l'espace du vu, du touché et de l'entendu.
Ainsi se cache la jeune fille qui dans la rue rencontre son père. Ainsi se
détournent, s'ils se croisent, gendre et belle-mère. Et aussi, dans cet espace,
l'homme marié se prend à courir aussi vite que possible, pour, en s'allant cacher,
éviter tel contact. Et ailleurs il se fige, au bord de la plage qui porte la trace de
certains pas et attend que la marée les fasse disparaître. Et également, l'empreinte,
si elle est celle du pied de la sœur, le frère change de direction. On se parle à
distance, derrière un buisson, derrière un bouclier et les détours qui évitent la
rencontre ont pour équivalence la gymnastique de la pensée pour éviter le nom
propre. Le nom de l'homme, le nom de la femme, le nom du mort. Dans le conti-
nent noir, pour ne pas prononcer le nom des hommes, les femmes créent leur
langage avec un vocabulaire particulier 3. En Mélanésie, le garçon se garde de
prononcer le nom de sa soeur et les mots du langage courant qui ont un commerce
avec ce nom. Ailleurs, le nouveau nom qu'il reçoit lors de son initiation reste
un nom secret. C'est sa propriété la plus personnelle jusqu'après sa mort. Le
culiers de ces quatre catégories, les conditions de leur travail dans l'inconscient et dans la théorie
reviennent à une autre étude (cf. G.W., III, pp. 324-325, S.E., IV, p. 320).
1. Totem et Tabou, p. 41, G.W., IX, p. 35, S.E., XIII, p. 25.
2. Totem et Tabou, p. 11, G.W., IX, p. 7, S.E., XIII, p. 2.
3. « Le Tabou de la virginité », in La vie sexuelle, p. 71, G.W., XII, p. 168, S.E., XI, p. 198.
LE GUÉRI, LE SACRÉ ET L'IMPUR
nom du mort (et, là, il semble que ce soit une source du malentendu que le mot
allemand qui veut dire mort ne soit pas comme en français dans la ligne du
verbe qui veut dire mourir, mais dans celle du verbe, allemand, qui veut dire
tuer, et dont meurtrir ne fournit qu'une équivalence détournée) le nom du mort,
on le change parce qu'on ne doit pas le prononcer. Et par extension on change
les noms d'animaux, les noms d'objets et tout ce qui dans le langage est conta-
miné par le nom du mort, quelques soient les modes de contamination, dont il
faut remarquer qu'ils ne sont pas différents des modes de la pensée associative.
Le nom ne fait qu'un avec la personne, car il y a entre la personne et le nom
une profonde concordance, eine tiefgehende Ubereinstimmung c'est ce que
Jankélévitch traduit inexactement mais judicieusement par « ressemblance de
nature' ». Et ce ne sera pas alourdir l'usage de la citation que de donner ici le
texte de ce dont nous faisons le temps fort du commentaire de Freud sur la ressem-
blance de nature « Bon nombre de leurs troubles, (il s'agit des névrosés) bon
nombre de leurs troubles et de leurs troubles sérieux proviennent de leur attitude à
l'égard de leur nom propre».
Nous avons donc là, à l'état de Vergleichungen, de comparaisons, les figures de la
souffrance du névrosé, souffrance qui est un Denkverbot et dans lesquelles va
jouer, si la psychanalyse est efficace, la question de la décision.
L'action, le résultat, la Wirkung de la psychanalyse n'est pas de rendre impos-
sible les réactions pathologiques, mais c'est de créer, schaffen, pour le moi du malade
la liberté, die Freiheit, (souligné par Freud), de se décider, entscheiden dans un sens
ou dans un autre 3. Si nous appliquons à ces comparaisons ce que Freud dit du
résultat de la psychanalyse, c'est-à-dire, si nous faisons jouer cette création dont le
moi est redevable à la Wirkung de la psychanalyse, à son action, nous lisons alors
que le névrosé guéri, qui a toujours la possibilité d'avoir des réactions pathologiques,
n'est en aucun cas relevé de sa relation d'obligation, qu'il est toujours l'obligé du
démoniaque, qu'il n'acquiert pas comme définition positive de sa guérison la pos-
sibilité de briser les interdits qui entravaient le cours de son évolution. Il est
toujours soumis aux impedimenta et il est toujours dans un négoce d'obstacles avec
le sacré et l'impur.
Ce que crée pour lui la psychanalyse, cette liberté de se décider dans un sens ou
dans un autre, pour la faire apparaître en maintenant les tabous qui balisent
l'espace des êtres et des mots, il faut remonter d'un cran dans la compréhension de
ce que c'est que la décision la décision, c'est le choix de l'action motrice, die Wahl
der motorischen Aktion, et elle découle de l'Urteil, du jugement, qui a pour fonction
de teilen, de séparer. On voit maintenant les choses d'une façon plus précise le
névrosé guéri a acquis la possibilité de séparer ce qui de l'interdit est souvenir d'un
acte et ce qui en est la pensée le souvenir d'un acte? souvenez-vous « Au début était
l'acte », c'est sur cette citation de Goethe que Freud termine Totem et Tabou.
Et cet acte, Freud le fait survenir, comme Faust, dans une réflexion sur la pensée,
sur la toute-puissance de la pensée, dont nous avons vu que sauvages et névrosés se
partageaient les conséquences facilitatrices et embarrassantes. Cette opération de
séparation du souvenir de l'acte et de la pensée de l'acte voilà la possibilité neuve
que conquiert le névrosé avec la guérison; et ce décollement voilà le nouvel espace
qui lui rend possible de se mouvoir en y établissant des concordances. Le névrosé
guéri circule sur des Übereinstimmungen, des concordances, entre souvenir de l'acte
interdit et pensée interdite. Ceci ne veut pas dire qu'il soit libre de son trajet le
démoniaque continue de régler la circulation. Mais il a conquis, avec la guérison,
un peu de terrain sur le Denkverbot, sur l'interdit de penser.
Le Denkverbot, l'interdit de penser, forme avec l'Übereinstimmung l'articula-
tion quasi anatomique entre le point de vue curatif et le point de vue scientifique
de la psychanalyse et pour mettre en évidence que ces deux points de vue ne sont,
sauf fracture, pas dissociables, il faut maintenant reprendre notre parcours à partir
de la rupture avec Jung. Le névrosé pour Freud est malade d'un manque d'Überein-
stimmung. Pour le névrosé, l'Übereinstimmung est accessoire, secondaire, sans impor-
tance, nebensâchlich. Il est malade d'un manque de concordance entre les pensées
et la réalité extérieure.
Tout au contraire, le névrosé jungien est le lieu de la concordance entre réalité
interne et réalité externe, très externe même, puisqu'il s'agit d'une cosmologie
mystique. Et Freud ne manque pas d'opposer aux Métamorphoses et symboles de la
libidoses Übereinstimmungen, c'est-à-dire Totem et Tabou, assortis de quelques
conseils « Revenez (.) dans notre mère patrie médicale » (22 janvier 1911). « Ne
restez pas là-bas dans les colonies tropicales, il s'agit de gouverner à la maison »
(12 mai 1911). Et puis le débat prend de l'ampleur, et quand c'est toute une science
qui est mise en danger, les conseils prennent un tour plus particulier « Le christia-
nisme limite trop étroitement votre horizon » (12 novembre 1911) « Vous vous
rendez invisible derrière votre nuage religieux libidineux(18 février 1912) 2.
Contre le danger de la religion, c'est dans Totem et Tabou que Freud met toute sa
force « Cher Ami 3, le travail sur le totem est terminé (.) la chose doit paraître
avant le congrès (de Munich) et elle doit servir à réaliser une coupure nette avec
ce qui est religieux aryen ». Ce qui se joue dans cette coupure nette, c'est pour
1. Paru en français sous le titre Les métamorphoses de l'âme et ses symboles. La rédaction de
ce livre de Jung est contemporaine de la rédaction de Totem et Tabou.
2. In Correspondance, Freud-Jung, Gallimard, 1975.
3. Lettre à Abraham du 13 mai 1913 in Correspondance Freud-Abraham, Gallimard, 1969.
LE GUÉRI, LE SACRÉ ET L'IMPUR
1. In Naissance de la psychanalyse.
2. « D'une conception de l'univers », in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, p. 232,
G.W., XV, p. 190, S.E., XXII, p. 170.
3. « D'une conception de l'univers », in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, p. 233,
G.W., XV, p. 191, S.E., XXII, p. 171.
4. « Über eine Weltanschauung », G.W., XV, p. 184.
5. « Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique » in Cinq leçons sur la psychana-
lyse, p. m, G.W., X, p. 76, S.E., XIV, p. 36.
LA CROYANCE
sion que Freud qualifie d'inadmissible, l'invasion religieuse, inadmissible parce que
son effet dans l'étude de la Naturwissenchaft, de la science de la nature, est celui-là
même des prescriptions du totémisme l'interdiction de penser, das Denkverbot'.
L'interdiction de penser, avec elle nous avons à la fois le lieu premier sur
lequel pourra circuler le guéri par la mise en jeu des Übereinstimmungen, des concor-
dances. Et, le lieu de la souffrance scientifique si jamais la science perd l'exigence
de la concordance, si elle abandonne la connaissance au profit de l'opinion, si elle
choisit le pont de carton. Si elle cesse de procéder par la méthode, des Vergleich-
ungen, des comparaisons. Bref si le psychanalyste devient tolérant. En cette matière,
écrit Freud, la tolérance est non durable, insoutenable, nicht haltbar la vérité ne
peut pas être tolérante nicht tolérant 2. C'est « par devoir et nécessité », que la
psychanalyse est einseitig, unilatérale dit Freud dans Totem et Tabou 3.
Avant Freud, ce Denkverbot, le malade, sacré et impur, en faisait le gage de
sa guérison. Souvenons-nous de Christophe Haitzmann4, le névrosé démoniaque,
qui après la mort de son père, pactise avec le Diable, en n'exigeant de lui rien d'autre
que de se vouer à lui comme un fils se voue à son père. Son Teufelspakt, son pacte
avec le diable, la religion l'en délivre dans un « plus de synthèse », dans un renforce-
ment de la Glaube, de la croyance, dans la mise en place d'un Denkverbot, d'une
interdiction de penser qui a pour corollaire la déroute de la vérité, l'abandon de
la recherche des Ùbereinstimmungen. Avec Freud, les Übereinstimmungen ont pris en
grande violence la place des interdictions de penser. Elles sont devenues le chemin
praticable sur le lieu du guéri. Avec Freud, l'exigence de vérité n'est plus dissociable
de l'idée de guérison. Mais, après Freud, si les orfèvres du temple, les marchands de
souvenirs, pour préserver leur efficience, continuent de crier « Grande est la Diane
des Ëphésiens5», qu'en est-il en vérité de l'interdiction de penser, de la relation
d'obligation, du phénomène d'obéissance après coup? Quel est le diable dont nous
fuyons le contact? De quelle interdiction de penser payons-nous ses services? Ou, plus
simplement, n'avons-nous pas, pour préserver notre efficience, perdu quelque terrain
sur l'interdit de penser? N'avons-nous pas quelque peu fracturé l'articulation que
forment vérité scientifique et guérison?
Dans le mécanisme de cette fracture, place est faite à la croyance, qui s'emploie
à désarticuler une forme de pensée pour en accroître artificiellement le champ
jusqu'à l'obtention d'un domaine sans limite, qui est celui d'une recherche du tout
en un. Un « plus de synthèse » menant vers l'uniquça la croyance se tient là, au ser-
vice des matériaux de la défense, et comme amoureuse de ceux-ci « par obligation'1 ».
Prête à travailler la pensée jusqu'à en obtenir la construction d'un système, d'un
Denksystem.
Le travail de la croyance dans la recherche des concordances fait dépôt dans
et à partir de ce qui précède. Notamment en tant que das Denkverbot, l'interdit
de penser, a, dans les conditions de son origine, un corollaire bien précis issue du
langage que l'homme se tient devant la mort, c'est-à-dire devant le père mort 2,
il est de ce fait l'autre face d'une nécessité de croire.
Mais l'Übereinstimmung n'est pas spécifique, et rien n'empêche que s'emparent
de la concordance, au titre de critère d'une saisie du vrai, d'une Wahrnehmung,
d'une perception, les grandes pourvoyeuses d'illusion que sont névrose et psychose,
et aussi d'autres états de l'esprit que l'on qualifierait de para-océaniques; on citera
der Rausch, die Selbstversenkung, die Ekstase; l'ivresse, l'immersion en soi-même,
l'extase3. La pente y est dans tous les cas celle de la surestimation, de VÙber-
schatzung, du moi.
Ceci s'examine, par exemple, à partir du principe d'unicité. L'unicité, die
Einheitlichkeit, est principe d'une explication scientifique du monde. En tant que
Spezialwissenchaft, que science spécialisée, la psychanalyse reconnaît ce principe,
et cette reconnaissance est bifide, car au même titre que l'Übereinstimmung peut
servir l'illusion, l'unicité vient en aide aux constructeurs de système, à ceux qui
réclament « plus de synthèse »; elle est du côté des « croyants »; elle est précisément
en concordanceavec la tendance de l'homme à se sentir als den Herrn dieser Welt,
le seigneur de ce monde.
Voyons plus avant la psychanalyse met une condition à la reconnaissance de
ce principe, une condition d'attente, qui,peut-être, autorise une avancée l'unicité
sera traitée comme un programme, als ein Programm, dont l'accomplissement est
relégué à plus tard, renvoyé in die Zukunft, dans le futur 1.
Cette relégation dans le futur de l'unicité considérée comme un programme,
nous pouvons en relever les effets et les effets sur les processus de la pensée
freudienne, au long de la correspondance entre Freud et Lou Andreas-Salomé la
« compreneuse » qui, à trop comprendre, a bien failli passer chez les constructeurs
de système, Jung et Adler 2.
Lou Andreas-Salomé possède l'art de la synthèse; elle ajoute à ce qui manque,
bâtit là-dessus, replace ce qui est demeuré isolé de son contexte, a des intuitions;
elle complète, elle ajuste, fait un édifice. Elle approfondit et trouve des rapports.
Elle réunit ce qui a été séparé en une unité supérieure. Elle intervient, classe, met
de l'ordre et démontre que « de cette manière cela peut être agréable aussi ».
A l'opposé est la façon dont Freud procède; il en témoigne répétitivement
chaque fois qu'il apprécie comme on vient de le lire les capacités de Lou Andreas-
Salomé 3. Freud défend le point de vue du fragmentaire, du propos interrompu; le
renoncement à la cohérence, à l'harmonie, à l'élévation et à « tout ce que vous
appelez le symbolique ». Il travaille avec des bribes, pas à pas, sans nécessité interne
d'une conclusion; il rappelle qu'il a sacrifié sans ménagement l'unité, l'intégralité
et le sentiment de satisfaction de la pensée. Il supplie qu'on ménage l'obscurité
chaotique. L'élaboration systématique d'une matière lui est impossible; il sépare,
isole, exclut et préfère tout laisser en désordre. Séparer, isoler, préférer tout laisser
en désordre quelque relief sera donné à cette déclaration quand on saura qu'elle
est contemporaine de l'Anrecht, du droit, pour la psychanalyse d'être le porte-parole
de la conception scientifique du monde; das Wort zu filhren, d'en être, peut-on dire,
le guide parlant 4.
L'unicité comme condition d'attente, voilà qui permet à Freud de laisser tra-
vailler le fragmentaire. (Que chaque séance soit à considérer comme la première,
et le fragmentaire devient règle fondamentale.) En revanche, l'unicité comme
nécessité interne, ne souffrant pas la remise à plus tard est ce qui aurait pu préci-
piter Lou Andreas-Salomé dans le camp des « croyants »; il s'en est fallu d'un
1. « D'une conception de l'univers », in Nouvelles conférences sur la psychanalyse, p. 209,
G.W., XV, p. 171, S.E., XXII, p. 159;
2. Lettre de Freud du 13 juillet 1917, in Lou Andreas-Salomé correspondance avec Sigmund
Freud, Gallimard, 1974, p. 81.
3. Appréciations et réponses sont extraites des lettres de Freud à Lou Andreas-Salomé datées des
9 novembre 1915, 26 mai 1916, 13 juillet 1917, 7 octobre 1917, 22 novembre 1917, 21 avril 1918,
9 février 1919, 2 avril 1919, 11 décembre 1927, 3 mai 1930, 9 mai 1931, in Correspondance, op. cit.
4. « D'une conception de l'univers », op. cit., p. 209, G.W., XV, p. 171, S.E., XXII,
p. 159.
LE GUÉRI, LE SACRÉ ET L'IMPUR
concept, le concept de libido narcissique « Sans celui-ci, je pense que vous aussi
seriez passée chez les constructeurs de système, chez Jung, ou plutôt chez Adler.
Mais avec la libido du moi, vous avez compris ma façon de travailler » lui écrit
Freud le 13 juillet 1917.
Un court texteétoffe cette remarque, qu'il précède de très peu. Enfin etwas
wie eine Theorie, quelque chose comme une théorie a pris forme en psychanalyse,
sous le nom de théorie de la libido, grâce à einer grofien Zahl von Einzelbeobachtun-
gen und Eindrilcken, à un grand nombre d'observations isolées et d'impressions.
Voilà sans doute pour ce qui concerne ce que Lou Andreas-Salomé a compris d'une
« façon de travailler », qui donne le primat à l'observation isolée et à l'impression.
Mais autre chose se joue avec cette théorie de la libido, car quelle théorie psychana-
lytique antérieure n'a pas pris forme de cette façon, et en tout premier lieu la théorie
des rêves, « diablement difficile à exposer » écrivait Freud à Fliess, « puisque de par
sa nature même elle reste fragmentaire2 ».
Autre chose se joue qui tient à ce qui est théorisé « Une difficulté de la psycha-
nalyse », c'est qu'elle blesse le narcissisme; la libido du moi porte la responsabilité
de trois grandes croyances, à l'appui desquelles l'humanité à bâti trois grands sys-
tèmes, cosmologique, biologique et psychologique. Et trois fois, l'investigation
scientifique a blessé le narcissisme de l'humanité en ruinant les illusions qui faisaient
de l'homme le centre de l'univers, qui le plaçaient hors de la série animale dans la
série divine, et qui le représentaient comme le souverain de sa propre âme.
Autrement dit, l'unicité au présent est une illusion qu'il importe de ne pas réta-
blir par une certaine « façon de travailler »; l'unicité au présent est dans l'ordre
narcissique. Elle agit sur « la pensée formulée en mots » comme le fait le Verdrangt
Erlebniserinnerung 3, le souvenir refoulé d'expérience vécue en l'attirant en arrière,
et elle représente tout autre chose qu'un programme à accomplir dans le futur.
Il y a là une question de Zeitmark, d'estampille temporelle, celle dont se
frappent les formations psychiques de réalisation de désir quand un Erlebnis, un
vécu vient réveiller dans le présent le souvenir, l'image mnésique d'un Erlebnis4
passé. La croyance échange les lieux et mélange les temps.
MICHEL GRIBINSKI
le souvenir-écran, l'impression de déjà-vu, le trouble de mémoire sur l'Acropole sont des Erlebnisse;
et aussi les visites rendues au névrosé démoniaque par le Diable et la Vierge, l' « Événement de la
vie religieuse » et les crises épileptiques de Dostoïevski.
1. L'avenir d'une illusion, p. 2, G.W., XIV, p. 326, S.E., XXI, p. 3.
2. Lettre de Freud du 23 décembre 1917 à Lou Andreas-Salomé in Correspondance, op. cit.
3. Introduction à la psychanalyse, leçon XXVIII, p. 430, G.W., XI, p. 470, S.E., XVI,
p. 452.
Jean-Luc Donnet
A la mémoire d'Henri Ey
qui a écrit « Dans cette perspective d'un perpétuel
retour en arrière où au fond de soi, la fameuse formule
Wo es war, soll ich werden reste une formule par
laquelle Freud prescrit la nécessité de dépasser sa propre
théorie du Moi conçu comme une pauvre chose »
Ce qui va me concerner, ici, pour autant que je puisse le dire, est la croyance à
la psychanalyse à sa vérité? sa beauté? ou plutôt, surtout, à son pouvoir bénéfique
ou maléfique, sa valeur pratique, voire thérapeutique? Croyance chez qui le pro-
fane, l'analysant, l'analyste? La croyance en l'analyste fait-elle partie de l'analyse?
Ce que j'ai éventuellement à dire s'inscrit, il me semble, entre deux pôles qui
sont dans un rapport paradoxal l'un est le rationalisme freudien pour lequel la
croyance au logos constitue la seule illusion explicitement tolérable; l'autre implique
le statut nécessaire de l'illusion, non seulement dans un modèle génétique, mais pour
rendre compte du processus même de la cure; l'illusion dès lors doit trouver place
normativement dans la métapsychologie. D'une part donc, croyance en l'illusion du
savoir; croyance, d'autre part, à un savoir de l'illusion.
Un paradoxe apparaît très tôt, chez Freud il déploie l'art le plus subtil et la
plus grande rigueur pour exposer de manière convaincante les fondements de la
psychanalyse, ce qui en fait un corps de savoir (jusques et y compris la théorie de la
résistance à la psychanalyse); mais il lui faut pourtant affirmer, et parfois de manière
péremptoire, qu'il est nécessaire pour savoir de quoi l'on parle, d'être passé par le
divan.
LA CROYANCE
C'est là mettre en œuvre trois types de croyance l'une fondée sur la cohérence
de la démonstration, la logique de la preuve; la deuxième sur l'expérience vécue, la
réalité « perceptive »; la troisième enfin, à prendre Freud à la lettre, pourrait bien
évoquer la soumission à l'autorité du maître.
Entre ces trois types de croyance, les rapports ne sont pas simples, surtout si
l'on veut bien considérer ensemble les effets profonds, souvent, de la lecture de
Freud (ou d'autres analystes) et, par contre, le peu d'effet de beaucoup d'expériences
prolongées du divan.
Dans le premier temps de ce qui deviendra le problème de la « didactique »,
Freud propose une formulation dont la réserve n'est pas que tactique. L'expérience
personnelle du divan, pour ceux qui se « vouent » à la psychanalyse, est un simple
échantillon venant fonder autrement la conviction théorique. Ce terme d'échantil-
lon fait de la « tranche » dans le champ de l'analyse l'équivalent de ce qu'est l'expé-
rience de laboratoire dans la science. Ainsi le rapport au savoir analytique n'est pas
si autre qu'il devienne incompatible avec la seule illusion à laquelle Freud put consen-
tir.
On sait comment les choses ont évolué dès lors que l'analyste didactique s'ins-
titutionnalisait (deuxième règle fondamentale aussi ambiguë que la première!) et se
trouvait soumise à l'impératif du contre-transfert (« Nul ne saura analyser au-delà du
point où il est lui-même parvenu dans sa propre analyse »), elle rencontrait comme
sa croix la question de la fin de l'analyse ou de son « indéfinitude ». Or cette
fin concerne, inextricablement, l'insuffisance du niveau de savoir où se trouve rendue
la théorie analytique (y compris sur ses limites) et l'insuffisance de la modification
subjective impliquée par le processus de la didactique, aussi bien chez l'analyste
que chez l'analysant. Le dilemme ultime de la didactique en tant qu'analyse dont
il est témoigné et quelles que soient les formes diversement encombrantes que
prend l'exigence du témoignage c'est d'avoir à se montrer « incomplète » sauf à
produire une invention qui transgresse les limites de l'analyse. Plus la didactique
s'allonge, s'étend, voire s'approfondit à la mesure même du savoir analytique en
ce qu'il a de cumulatif moins elle est à même de fournir son assise à une convic-
tion théorique, et à la société d'analystes. Plus elle témoigne de l'intransmissibilité
du savoir au nom duquel elle est prescrite, plus se trouvera mise en avant la spécificité
prétendue d'un « rapport analytique au savoir », commun dénominateur bien dou-
teux. Ce qui fait le destin peut-être un peu funeste des sociétés d'analyse, c'est
qu'elles sont le lieu par excellence où se manifestent les limites de l'analyse. Mais les
sociétés d'analystes sont-elles pires que les autres?
La croyance issue de l'expérience du divan serait donc la bonne. Elle est comme
l'écho, sur le registre théorique, de la prise de conscience d'un conflit, d'un fantasme,
d'un sens inconscient. Analysant tel rêve, je m'approprie non seulement ses pensées
latentes, mais la théorie freudienne du rêve. Je « crois » à l'Œdipe dans la mesure
UNE CROYANCE À L'ŒUVRE
Je me souviens d'un moment de ma propre analyse qui garde après coup, mal-
gré sa banalité, une valeur privilégiée pour l'établissement de ma croyance en
l'analyse.
J'avais découvert la situation analytique depuis quelques mois, sans doute,
et je m'y livrais avec une fièvre, une ardeur, sur lesquelles je ne m'interrogeais pas,
à une exploration associative du passé. J'entrevoyais par moments des recoupements
significatifs dans les chaînes indéfinies de mes souvenirs je me remémorais. Cette
activité m'amena un jour à évoquer telle scène de la vie familiale, fort intime, avec
des sentiments si violents, si confus aussi, que je rencontrai l'embarras de parole.
Je fis part à mon analyste, comme d'une évidence, de la gêne que j'éprouvais
à mettre ainsi en cause mes géniteurs in absentia. Mon analyste alors inter-
vint à peu près ainsi « Vous savez, ici, nous n'avons pas affaire à vos parents
réels. »
Il m'en coûte d'avouer que cette phrase apparemment banale eut sur moi un
effet interprétatif foudroyant. Littéralement des murailles tombèrent et je me sentis
perdre des oeillères que je ne m'étais jamais connues j'accédais brusquement à la
conscience fulgurante de ma réalité psychique, saisie en sa radicale autonomie. Je
sus pleinement ce qu'était un objet interne, et je perçus, au sens strict, mon activité
représentative elle déployait ses navettes, à l'infini, ici, maintenant, sans cesse,
sans pause, soutenue et exigée par la poussée pulsionnelle. J'entrevis l'accomplisse-
ment du désir dans la parole, que ma parole était un acte, et aussi les interprétations
possibles, celles que mon analyste aurait pu me donner et que je n'aurais sans doute
pas pu faire miennes s'il l'avait fait. Bref, en un éclair, je réalisais une, la, ma
topique psychique, la complexité de sa dynamique contradictoire et l'impératif caté-
gorique de la représentance pulsionnelle. Maintenant encore, ce moment m'apparaît
comme celui du dégagement « originel » de ma réalité psychique.
Mais ce n'est qu'après coup que je peux prendre en compte la dimension trans-
férentielle, alors complètement méconnue. J'en retrouve un premier écho dans le
sentiment qui me vint de l'adéquation parfaite entre les limites invisibles et cepen-
dant palpables de ce monde intérieur et les bords du cadre analytique dont mon
analyste était à la fois partie et garant. Il serait facile d'attribuer à la seule pro-
jection narcissique ce qui a conféré à la parole de mon analyste son pouvoir magique.
Il me faut plutôt tenir compte de la gêne que je viens d'éprouver à ne mettre dans sa
bouche qu'une parole un peu plate et qu'on pourrait même suspecter de « réassu-
rance » culpabilité à sembler mettre en scène la minceur de sa contribution à ma
découverte? honte à rappeler d'où je partais? Cela ne suffit pas. L'intensité de
l'ébranlement psychique provoqué en moi par cette parole ne s'éclaire vraiment que
si je postule en avoir compris inconsciemment le sens latent « Ce qui se passe ici
LA CROYANCE
ne concerne que nous, échappe à la loi commune, peut être, doit être commencement
radical. »
Derrière le truisme de l'énoncé, à l'abri de sa logique, et dans le meilleur des
malentendus, un sens avait fait surgir la séduction incestueuse. Dès lors pourrait
se mettre en oeuvre le jeu du transfert.
En disant, par une sorte d'insight négatif, ma gêne à attaquer mes parents
« derrière leur dos », je créais sans le savoir deux scènes une scène intrapsychique,
immédiatement illuminée, où ils devenaient mes créatures que je malmenais; et
une scène transférentiellé, restée dans l'ombre, où mon analyste était complice,
juge, etc. L'interprétation ne trouve-t-elle pas son statut dans le décalage de ces deux
scènes et l'emboîtement de l'énoncé dans l'énonciation?
Quelques semaines après, j'entendis sonner, dans un appartement voisin, l'heure
de la fin de ma séance. Dans le silence, j'attendais le « bon » conclusif lors-
qu'un vif malaise m'envahit. Et je pus m'écrier « Je ne veux pas que vous me
donniez plus que ma part. » C'est ainsi, je crois, que le transfert se fait analy-
sable.
J'ai une bonne raison de me citer ainsi. Ces lignes, après coup, me frappent
par la tentation lyrique qu'elles révèlent et qui sans doute masque un doute d'où
viennent-elles? De qui sont-elles?
des compromis, de poser des questions. Mais tout cela a, à certains égards, opéré à
l'abri d'un clivage proclamé et scrupuleux entre la psychanalyse et le « reste ».
J'ai eu cent fois l'occasion de constater que d'autres analystes (de toute obédience)
fonctionnaient non seulement avec d'autres repères théoriques ou pratiques, mais
avec des clivages totalement différents; j'ai pu sentir cent fois que je ne les considérais
pas, en mon for intérieur, comme des « analystes », ou qu'ils ne me considèrent pas
comme tel. Il n'empêche, tout se passait comme si nous étions d'accord au moins
sur un point il y avait la psychanalyse, elle pouvait être trahie, adultérée, mais
elle avait une identité. La question ultime n'était pas tant est-ce que cela éclaire,
ouvre, guérit? Mais plutôt est-ce que c'est de la psychanalyse?
La référence à l'oeuvre freudienne constituait de ce point de vue un mot de passe.
Je n'ai jamais pratiqué une lecture franchement religieuse de notre père fondateur.
J'ai toujours été sensible à ce qui m'en restait obscur, voire inaccessible; et j'ai tou-
jours pensé que je n'aurais jamais fini de retourner à son œuvre comme à une source.
Je n'ai pas tout à fait méconnu que mon « credo » analytique privilégiait tel moment
freudien par exemple et surtout la bascule inaugurale de la théorie de la séduction
à celle du fantasme. Mais, au fond, en dépit du constat de lectures divergentes, voire
tout à fait contradictoires, je ne doutais pas que, à travers ses décalages, ses remanie-
ments, ses contradictions, l'œuvre freudienne ne puisse dans sa trajectoire continuer
à fonder une identité de la psychanalyse.
C'était une illusion partagée; elle traduisait surtout, je crois, à travers le lien de
Freud à l'institution psychanalytique, le besoin d'une identité.
Ce besoin est-il toujours aussi pressant? Comment comprendre sa pression ou
son éventuel déclin? Sans doute a-t-il à voir, comme il a été dit, avec ce qu'il y a de
plus menaçant pour l'identité de chacun dans la pratique de l'analyse.
De manière plus « historique », et pour ce qui me concerne, je me demande ce
qu'il devait au contexte de la scission de 1954. Ce discord si vénéneux contribuait-il,
de part et d'autre, à l'exigence d'une psychanalyse absolument identifiée, définie?
J'ai cru je n'y crois plus comme Lacan y insistait, qu'il y avait un rapport
nécessaire entre la théorie juste et la pratique adéquate; mais j'ai cru et je crois
encore ce qu'il ne disait pas, et pour cause, qu'il y avait un lien profond entre
l'intangibilité du cadre analytique et l'intelligibilité du processus, l'analysabilité du
transfert. Je croyais au verbe et à la primauté du symbolique, mais je croyais aussi
à la régression narcissique et à l'affect.
Puis-je dire que dans le « credo » que j'évoquais tout à l'heure s'exprimait un
attachement égal à des thèses polémiquement disjointes? Et que ce qui le soutenait
était, pour une part, l'impossibilité de les unir et le refus de les séparer? Problèmes
d'une résolution de ma bisexualité théorique?
UNE CROYANCE À L'OEUVRE
J'ai dit comment et autour de quoi s'était nouée ma croyance en l'analyse. Voici
maintenant un souvenir d'un moment de remaniement de cette croyance.
Une patiente dépressive était venue me demander aide psychothérapie ou psy-
chanalyse ? A l'arrière-plan de ses symptômes, une tonalité revendicative faisait une
impression pénible. A la fin de l'entretien, elle me demanda un certificat pour faire
prendre en charge les frais de son éventuel traitement par les Dommages de guerre
allemands. Elle était déjà une jeune fille quand sa mère était morte en déportation,
mais elle estimait que ses troubles actuels pouvaient très légitimement s'y rattacher.
Cette demande, à laquelle je ne souscrivis pas, confirma mon malaise je la trouvais
« choquante » et elle me fit juger qu'il serait bien difficile d'élaborer une culpa-
bilité inconsciente ainsi projetée.
La patiente décida pourtant d'entreprendre une psychothérapie avec moi et nous
fîmes ensemble un bout de chemin. Malgré un résultat positif, rien ne vint infirmer
mes premières impressions ou, du moins, me permettre de les dépasser.
Un jour que je discutais du « premier entretien » avec un collègue étranger dont
j'apprécie beaucoup l'intuition et le sens analytique, j'en vins à évoquer cette
patiente et le malaise que sa demande avait suscité en moi. Or mon ami se montra
à son tour choqué et surpris de ma réaction, de ce qu'elle pouvait avoir de moral,
et receler d'a priori théorique. Il aurait vu, quant à lui, un indice favorable dans
cette tentative pour rattacher le présent au passé, pour relier des troubles de la
quarantaine à une perte cruelle infligée par la vie. Il me raconta comment lui-
même avait eu à souffrir avec toute sa famille des persécutions nazies, et qu'il avait
trouvé normal, plus tard, de faire prendre en charge son analyse par un organisme
de dédommagement.
Cette discussion me plongea dans la confusion. Et il m'est bien difficile de
démêler, dans l'effet des paroles de mon ami, ce qui était sentiment d'un malentendu
théorique fondamental et ce qui était fascination d'une perspective si autre. En un
sens, sa position m'apparaissait toute naturelle quoi de plus classique que de faire
valoir l'importance de la mise en place du passé, dans le registre de la remémoration?
Comment ne pas faire état de ces patients complètement étrangers à leur histoire,
complètement coupés de leurs racines, et par cela même rivés dans la répétition à
un passé inconnu. Pour que le passé puisse être, éventuellement, vécu comme une
projection, il faut savoir attendre'. L'interprétation ne peut jamais trouver sa
vérité qu'à son heure, et la meilleure interprétation, c'est toujours celle qui est à
venir. Et dans ce cas, ne m'étais-je pas hâté de conclure, de réagir?
1. Savoir attendre et pouvoir attendre c'est une fonction essentielle du cadre fixé.
LA CROYANCE
lui, les objets du monde que pourtant sa mère lui présente; l'analysant, dont la dépen-
dance fait aussi la toute-puissance, doit pouvoir un temps se soustraire au dilemme de
l'imaginé et du raconté, de la remémoration et la fantasmisation (comme à celui,
d'ailleurs, du vécu et du « rapporté »). Il entrera en relation avec les objets de son
monde intérieur sans avoir à décider de leur origine, en renonçant à assumer la dif-
férence entre fantasme et réalité. C'est un simple suspens il n'implique pas de déni,
n'exige ni clivage ni fétiche. Suspens de l'exigence d'intégration, sans désintégra-
tion tolérance à l'inintégration, anticlivage par excellence. N'est-ce pas ce qui se
manifeste dans l'usage heureux de la règle de libre association, où le statut des objets
mentaux, leur hétérogénéité, se trouvent éludés, où principe de plaisir et principe
de réalité (psychique) ne s'opposent plus?
Le cœur de l'analyse, ce ne serait pas tant que « le passé puisse être vécu comme
une projection », mais que le dilemme ordinaire du projectif soit suspendu. Il faut
décrire cette situation en négatif dans ces temps privilégiés de la cure (il peut y
en avoir plusieurs), le dilemme, s'il se présentifiait, serait une catastrophe et c'est
de la risquer que le jeu trouve son enjeu. Le dilemme, en effet, prendrait à ce
moment-là la forme d'un écartèlement. D'un côté, la reconnaissance de la réalité du
passé réaliserait une mutilation définitive tout était déjà là; les jeux étaient faits;
on répète indéfiniment dans le transfert. De l'autre côté le sentiment d'avoir créé
son passé (avec l'analyste) dériverait vers un délire du créateur, masochique ou
mégalomaniaque. Ce suspens ambigu et fécond se réalise souvent de manière invi-
sible, silencieuse, et c'est pourquoi Winnicott en a d'abord saisi la carence dans des
cas difficiles.
C'est un « comme si » qui n'a pas besoin de, qui ne doit pas, s'expliciter. A s'ex-
pliciter, le « comme si » rappelle qu'il y a dilemme et une règle au jeu. L'ambiguïté du
transfert ne peut être réglée elle advient comme un événement. L'interprétation,
idéalement, la relance en la déplaçant. N'est-ce pas ce que prescrit dans son langage
lourdaud la technique? En disant que l'interprétation doit se faire « près du moi »,
elle indique « magiquement » qu'elle doit être là pour que le patient l'ait trouvée-
créée1.
Il me semble que cette position-clef de la transitionnalité ne recoupe que par-
tiellement le champ du symbolique. C'est à partir d'elle que je pourrais mieux
concevoir cette double vérité que la psychanalyse, comme le dit Freud, est une
J'avais l'intention, pour terminer cet article, de revenir sur ce dialogue avec
mon collègue, qui date de plusieurs années. J'ai dû constater qu'il avait pris la
valeur d'un souvenir-écran, et que je serais contraint de rester très allusif.
En ce qui concerne ma patiente, il est clair que ce qui m'avait choqué était
l'idée que les séances avec moi seraient le bénéfice secondaire d'un préjudice « objec-
tivé ». Le fantasme sous-jacent pouvait être celui-ci je devais remplacer sa mère
pour qu'elle vive et meure à nouveau, et je lui serais payé par ce tiers hideux qui la
lui avait enlevée pour en disposer sadiquement, et qui s'offrait, maintenant repenti,
à lui en acheter une. Cette demande m'était adressée en toute « isolation », dans une
logique innocente qui jouait de la collusion entre un réel incontournable et un scéna-
rio œdipien archaïque pervers.
Mon recul intérieur je ne parle pas du refus de la demande témoignait, du
moins, de ma perception du caractère sexualisé de cette position. Il renvoyait à ma
croyance à la coïncidence du sexuel et de l'analysable l'interprétation d'une telle
position devrait passer par une resexualisation des liens impliqués dans un deuil
« encrypté ». Le plus troublant dans ce qu'avait suggéré mon collègue était qu'il se
situait d'emblée au-delà de cette dimension perverse et se montrait prêt à endosser
aisément une position de mère toute-puissante consolatrice celle qui souffle sur le
coup qu'a reçu son petit enfant pour en effacer jusqu'à la trace.
Il ne m'avait rien dit de tel au contraire mais pourtant le naturel avec
lequel il se référait au réel d'une persécution si atroce, et au droit à réparation qui
s'ensuivait, faisait surgir la tentation d'une action analytique dégagée du mouve-
ment de la sexualisation-désexualisation, l'idée d'une analyse délivrée du soupçon
masochique, qui ne rencontre pas à son commencement comme à sa fin le maso-
chisme primaire.
N'est-il pas vrai qu'à s'occuper de névroses narcissiques, et de psychoses, la
psychanalyse tend à se « désexualiser », comme l'œuvre freudienne elle-même
avec le temps? Je sens bien qu'il me faut, à nouveau tenter de rejoindre le concept,
si obscur, de l'instinct de mort et me redemander qu'est-ce que la jouissance du
deuil? Qu'est-ce que la souffrance psychique, sans le masochisme? Comment travaille
l'interprétation dans ces situations extrêmes où se côtoie l'horreur du réel? Faut-il
parfois que l'analyste s'efface et que le tact confine à la méconnaissance? Ou bien
sommes-nous toujours là pour aider nos patients à « jouer à la bobine »? Je pense,
en disant cela à la petite note étrange que Freud a introduite dans Au-delà du prin-
cipe de plaisir et qui concerne son petit-fils, l'enfant à la bobine dont le jeu de
LA CROYANCE
JEAN-LUC DONNET
François Gantheret
« J'ai rencontré mon père, tout à l'heure. Quand je lui ai dit que je devais le
quitter pour venir chez vous, il m'a dit tu vas encore chez ton charlatan? Depuis
le temps, tu ne crois pas qu'il abuse de ta crédulité? » Claude est manifestement
ravie de rapporter le propos; pour un peu, elle se retournerait sur le divan pour voir
l'effet produit. Elle poursuit aussitôt « Je lui ai dit que vous n'êtes pas un char-
latan, que ce sont mes affaires à moi! » Elle n'en donne pas moins à entendre qu'une
part d'elle tient ce discours, exprime ces doutes; part avec laquelle elle entretient un
rapport interne de distance, de critique, mais aussi de complicité. En moi, j'en
trouve le répondant entendre ces paroles comme venant d'elle, d'une partie d'elle
qui se sauvegarde ainsi d'une fascination, d'un engloutissement dont elle a laissé
entrevoir l'image terrifiante et actualisée dans l'analyse, ne m'empêche pas de
penser, « par ailleurs », qu'en effet, depuis le temps. N'eût-elle pas mieux investi
son énergie, ses espoirs, ses ressources, qu'en cette entreprise où, dans le vertige
d'une ligne de crête, aux bords de la chute de l'engloutissement et sans cesse
rattrapée, elle se tient, illusion de mouvement, mais constante immobilité?
Et puis, pour elle comme pour moi, tout cela bascule, parce qu'on entend que
cette réponse au père, « ce sont mes affaires », est parole de la mère, jadis, pour
expliquer ses malaises et ses humeurs désignant ses règles, sous la forme voilée
d'un mystère sanglant, proprement féminin, à jamais inconnaissable pour le père,
mais destinée tragique promise à la fille. Ainsi les femmes opposent-elles souvent, à la
jouissance priapique des hommes, le sombre secret où sont liés le sexe et le sang,
dans les règles comme dans l'enfantement.
Le doute était ce qui permettait à Claude de se tenir au bord de ce mystère; à
moi aussi probablement. Le doute est un espace de jeu exigu, une vire où se côtoie le
vertige de la chute.
« Je crois. » comment cela peut-il se dire? Je ne pense pas aux emplois affai-
blis de croire, aux affirmations raisonnées de l'existence d'un objet ou de la nécessité
d'une action, « je crois aux bienfaits de la limitation de vitesse », ou « je crois à la
LA CROYANCE
croyance et doute. Tout au long des Méditations, Descartes ne fait que remplir et
vider le creuset de l'évidence Pas étonnant, dira Husserl 2, on ne peut s'en sortir
en posant l'apodicticité du moi pur, et en tentant de réintroduire le monde ensuite.
Descartes pense avoir sauvé ainsi une parcelle du monde, à partir de laquelle le
monde peut être reconstruit il fait de l'ego une substance pensante séparée. Mais, à
partir de là, il ne pourra jamais retrouver le monde dans l'évidence. Il ne pourra que
le tenter, comme toute science le fait, par une suite de jugements médiats, et « le sens
des jugements médiats entretient avec celui d'autres jugements une relation telle que
la croyance (Glaube) qui leur est inhérente, présuppose celle de ces autres juge-
ments une croyance n'est admise que parce qu'une autre l'est». Ce qui est
recherché, l'évidence immédiate, échoue dans le temps même où elle tente de s'éri-
ger, et, remontant la chaîne des croyances, le doute s'en vient saisir leur fonde-
ment qui se croyait sauvé, le moi pensant comme substance.
Quittons Husserl, laissons de côté le mouvement dans lequel il va tenter de
surmonter l'impasse cartésienne, revenons à Descartes, et à son humain, trop
humain trébuchement. On sait où cela va le conduire à faire de l'infortune de son
doute le fondement de l'affirmation de l'existence de Dieu. « Par le nom de Dieu,
j'entends une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connais-
sance, toute-puissante, et par laquelle moi-même et toutes les choses qui sont (s'il
est vrai qu'il y en ait qui existent) on été créées et produites 4. » Du malheur et
de l'angoisse à ne pouvoir se compléter dans l'évidence, naît la nécessité d'un anté-
rieur et d'un au-delà ininterrogeables « car comment serait-il possible que je pense
connaître que je doute et que je désire, c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose et
que je ne suis pas tout parfait, si je n'avais en moi aucune idée d'un être plus parfait
que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature 5? ».
La perfection, horizon négatif de l'angoisse, du manque et du désir, voilà l'im-
manquable, ultime et fondatrice croyance, là où elle ne peut se dire croyance, et donc
doute, car là elle se confond avec elle est le réel. Écoutons ce dialogue entre
Ophélie, cinq ans, et une adulte qui n'était heureusement pas psychanalyste
Ophélie « J'aime pas quand il pleut la nuit, ça fait du bruit. »
A. « Pourquoi? »
O. « Ça me fait peur »
A. « De quoi? »
O. « J'ai peur que quelqu'un rentre »
A. « Mais nous, on est là, on dort, on n'a pas peur; qui est-ce qui t'a mis ça
dans la tête? »
0. « »
A. « Ton père, ta mère? »
O. « Mais non, celui qui m'a faite! »
A. (Après un temps de vertige) « Eh bien, c'est ton père et ta mère qui t'ont
faite! »
O. « Mais non, on m'a tirée du ventre de ma mère, mais ma peau, c'est
quelqu'un qui l'a faite! »
Ophélie parle là de son origine, de ceux qui l'ont « faite ». Ce qu'avec raison
entendra l'analyste, c'est l'évocation de la scène primitive, et l'angoisse liée à
l'obscure appréhension de la fonction du Père. « On m'a tirée du ventre de ma
mère », bien sûr, c'est la naissance. Mais avant, ce corps, cette peau, ma finitude
charnelle, d'où vient-elle? Et Ophélie dit aussi qu'elle en sait plus là-dessus qu'elle
ne peut appréhender qu'il y a intrusion, de celui qui est dehors et qui veut rentrer;
qu'il y a arrachement, qu'« on » l'a tirée du ventre de sa mère. Je commence avec
le malheur. Mais une certitude soutient tout le questionnement d'Ophélie (certitude
absolument partagée et inquestionnée par l'hypothétique analyste) c'est qu'elle
était là avant « sa peau ». Le Père a opéré la finitude, l'individuation; la scène pri-
mitive est fondatrice d'un temps fini, d'une origine. Mais celle-ci ne peut énoncer
que sur le fond imprononçable d'un antérieur, illimité Moi-la Mère, avant que l'on
fabrique « ma peau », que l'on donne à Descartes ce corps dont il ne cesse de douter
et qui l'entraîne vers l'ultime croyance, Dieu, antérieur, et vérité.
Les mimes, dit Raymond Devos, sont des gens irresponsables et dangereux.
Ils montent sur scène, ils font des gestes, ils créent des choses qu'ils nous font voir.
Avec leurs deux mains, par exemple, ils font un papillon, et tout le monde voit le
papillon et applaudit. Et le mime salue, mais croyez-vous qu'il emporte ses
affaires? Non, il s'en va sans emporter le papillon; et après, les gens qui passent
voient un papillon, là, et ils croient que ce sont leurs idées à eux.
Élodie proteste de la même façon, dans l'analyse. « Vous m'avez dit l'autre
jour que je voyais mon père mort. mais ce n'est pas vrai, j'y repensais justement ce
matin et j'étais frappée, au contraire, de l'élan que je sens en moi vers lui, du sen-
timent de tendresse que j'éprouve en évoquant son image et en pensant que je vais
aller le voir à ces prochaines vacances. » Sert-il à quelque chose de rappeler à
Élodie que c'est elle qui a eu, quelques semaines auparavant, ce lapsus « depuis
LA CROYANCE
que mon père est mort. »? A l'évidence des expériences antérieures, non car elle
le sait bien, que c'est elle qui l'a dit; et elle sait bien qu'elle m'attribue souvent des
choses qui sont bien à elle, pour les révoquer en doute. Ce mode défensif est connu
et banal, et pas seulement dans chaque analyse, mais à propos de la psychanalyse
prise comme objet de critique elle n'entendrait du discours qui lui est adressé que
ce qu'elle veut en retenir, et sous les formes qu'il lui plaît d'assembler; ainsi ne
reçoit-elle que ce qu'elle y met au départ. Le reproche fait à la psychanalyse, de
tenir pour fait de nature et vérité ce qui ne serait que l'ombre portée des grilles
de son écoute, est constant sous des formes diverses depuis le « vous voyez du
sexuel partout » des temps héroïques. Et certes, la psychanalyse se doit de s'inter-
roger attentivement sur ces questions, dans le même temps où elle peut les entendre
comme mécanisme projectif défensif. Mais reculons d'un pas, demandons-nous ce
qui, défense ou pas, vérité ou pas fonde cette crainte, et cette protestation
d'abus de pouvoir. N'est-ce point qu'analyste et analysé, pour autant qu'ils entre-
prennent ce travail d'un doute méthodique et tenace, qui n'est pas révocation de
toute parole, mais assertion que toute parole est incomplète, qu'il y manque
quelque chose à dire et à venir, n'est-ce pas qu'ils ne peuvent le faire qu'en s'ins-
tallant tous deux dans quelque chose qui est cela même que Descartes appelle du
nom de Dieu, qui supporte et fonde le doute, le manque et le désir, la Mère? De cette
croyance matricielle, la « croyance en l'analyse» est la forme dicible et déjà faussée
parce que dicible, déjà pénétrée par le doute.
« Abus de pouvoir » la croyance en est bien l'instrument majeur. « Le premier
qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire ceci est à moi et trouva des gens
assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile », écrit Rous-
seau 1. L'acte de pouvoir n'est rien sans la croyance qui l'enracine et lui donne corps.
Le paradoxe de l'analyse est de ne pouvoir fonder l'assise de son entreprise essen-
tiellement de doute que sur une croyance ininterrogeable.
Que se passe-t-il, en effet, de bouche à oreille, dans l'analyse? Des mots
passent, et ce qui habite les mots, tous les autres découpages de leurs sonorités, tous
les paradigmes exclus, tous les blancs entre les mots, sans lesquels il n'y aurait pas
de mots. La bouche profère, ramassé et central, ce que le sujet tient pour sa vérité.
Mais ce qui est exclu, rejeté à la périphérie, absent, pénètre intimement la parole,
y porte le doute et l'angoisse, l'oblige à répéter pour s'assurer sans cesse d'une
prise toujours incertaine; est central et obscur ce qui est dispersé et à la limite. La
distance de je à moi n'est pas linéaire, elle est interstitielle. Au trou de l'oreille
s'adresse la bouche. Mais le large pavillon de l'oreille recueille tout ce qui entoure
cette émission centrale, ce qui la borde, ce qu'elle exclut. Le recueille, le lie, le
1. J.-J. Rousseau, « Quelle est l'origine de l'inégalité entre les hommes. », in Du contrat social,
10/18, p. 345. (Souligné par moi.)
JE T'AIME, JE CROIS, J'AI MAL
Le névrosé tient plus à sa névrose qu'à lui-même nous vérifions sans cesse
le bien-fondé de ce constat. Il n'est pas d'analyse qui ne nous montre l'attache-
ment au malheur, qui sacrifie les potentialités d'une vie entière à la satisfaction
ignorée du désir. Sacrifice sur l'autel des sombres dieux qui l'habitent, à Thana-
tos face inverse d'Éros, l'homme s'ampute de ses biens et de ses membres les plus
précieux; y sont offerts l'aptitude au bonheur, la capacité d'aimer, la joie du
sexe, la possibilité de créer, tous les avènements possibles de soi et en soi. Là est
l'insupportable scandale qui, sans doute parce qu'il l'a identifié pour et en lui-
même, porte l'analyste dans la poursuite de son travail.
Mais si le névrosé tient plus à sa névrose qu'à lui-même, qu'est-ce qui pourrait
bien l'en faire sortir? Il y faut un autre enjeu que ce « lui-même » où se marque
l'identité un enjeu antérieur à cette identité. A propos d'Ophélie, je soulignais que
la scène primitive est fondatrice d'une origine, d'un temps fini, et ne peut s'énoncer
que sur le fond imprononçable d'un antérieur, illimité; c'est de cela même qu'il
s'agit dans l'analyse; et c'est aussi de cela qu'il s'agit dans le rêve, comme le montre
J.-B. Pontalis « Rêver, c'est d'abord tenter de maintenir l'impossible union avec la
mère, préserver une totalité indivise, se mouvoir dans un espace d'avant le temps'. »
Est-il abusif de marquer cette enveloppe du rêve comme de l'analyse, cet
« antérieur à l'originaire », du nom de « croyance »? Je ne le crois pas j'ai dit en
quoi elle me semblait être la visée de tout « je crois », perdue dès que prononcée.
Mais on peut aussi en appeler à la croyance délirante celui qui, tentant de forcer
le barrage des mots, et de retrouver l'ineffable de ce qu'il a vécu, cherche à en rendre
compte, parle de ce sentiment océanique. N'être rien et être la totalité de l'univers,
et c'est la même chose; être tout-puissant et infiniment faible, et c'est la même chose;
être le seul homme réel sur terre, et être tous les hommes; être sur le point de mourir,
être déjà mort et n'être pas encore né, et c'est la même chose. La croyance délirante
déploie dans le réel les enveloppes implicites du fantasme. S'abolit la distance entre
le matriciel de la croyance et le falsifié du « je crois », s'abolissent le doute et la valeur
symbolique des mots, c'est-à-dire leur caractère douteux. Les mots sont traités
comme des choses, Freud nous l'a montré 2, et, terrifiant pour celui qui n'y est pas
encore, pas totalement plongé, pour celui qui l'entrevoit, le monde est un monde
certain.
Ce qui se déploie ainsi dans le délire, ce qui enveloppe le rêve et en constitue
l'écran « un espace où la représentation puisse s'effectuer3» demeure dans
l'analyse la matrice d'une entreprise qui, sans cette assurance essentielle, serait
impossible; en dehors de ce lieu scénique qui garantit, quelles que soient les peurs
profondes qui y sont éprouvées, qu'une ultime protection est assurée, comment pour-
raient être affrontées les terrifiantes figures de l'inconscient?
1. J.-B. Pontalis, « La pénétration du rêve », in N.R.P. n° 5, printemps 1972, p. 263; repris in
Entre le rêve et la douleur, Gallimard, 1977.
2. S. Freud, « L'inconscient », in Métapsychologie, Gallimard, coll. « Idées », pp. 118-119.
3. J.-B. Pontalis, ibid., p. 163.
JE T'AIME, JE CROIS, J'AI MAL
Mais aussi, et alors comment en sortir? et en sort-on jamais? C'est là, à propos
de cette question si souvent agitée de la fzn de l'analyse l'essentielle interrogation.
Envisager et Freud le fait tout le premier et dès 1900 dans une lettre à Fliess'
que l'analyse pût être interminable, qu'un reste, aussi ténu soit-il, dût lui échapper,
comme l'indique l'image de l'asymptote, ne peut avoir qu'un sens, eu égard à
l'exigence de radicalité de l'entreprise c'est que ne peut être appréhendé cela même
qui la fonde en son existence. Même si séparation et perte ont été les éléments
majeurs de l'analyse, même si le transfert a été, comme on dit, « transfert maternel »,
et à ce titre support de l'analyse, et objet de l'analyse au temps de sa « résolution »,
un reste demeure cela même qui a permis la parole, fût-elle parole affrontant la
séparation, demeure espace asymptotique toujours réduit et encore présent. Il me
semble qu'il y a là quelque chose d'insoluble, qui ne peut au mieux être approché
que comme souci', mais point comme perte. Témoin ce rêve apporté à la dernière
séance d'une fin d'analyse le patient doit consommer des gâteaux, mais ceux-ci
s'effritent et menacent de devenir sable; et il craint que sa bouche elle-même ne
subisse le même sort; il en éprouve un profond souci. Les associations conduisent à
un souvenir archaïque et jusque-là enfoui la mère du patient allaite un petit
frère, il remarque les granulations qui entourent le mamelon, elles lui font penser
à du sable, et il en éprouve beaucoup de souci.
Est-il possible d'échapper à ce qui, à l'extrême du trajet analytique, laisse le
sujet en un reste où affleure la croyance matricielle, et la menace qui pèse sur elle,
le souci comme forme la plus approchée de l'angoisse? Il est à craindre que oui
nous connaissons mieux maintenant, grâce à Roazen3 ou aux pénétrantes analyses
de F. Roustang'* par exemple, les « machines » qui peuvent fonctionner dans les
communautés analytiques; machines à broyer, dans la mesure où elles ne laissent
d' « espace vital w qu'à l'intérieur d'une « relation a ininterrogée à la mère « rela-
tion » et « espace vital » étant ici à prendre interrogativement, voire ironiquement,
car le « hors de moi (hors de la mère) point de salut » qui y prévaut ne laisse pré-
cisément pas la place à l'écart qui supporte une relation d'objet, ni à l'espace d'une
vie propre au sujet. La situation analytique a ceci de spécifique, qui fait le ressort
de son pouvoir, mais aussi de ses possibles abus de pouvoir, qu'un univers pseudo-
symbolique peut s'y établir. L'invagination, dans la sphère transférentielle, des
FRANÇOIS GANTHERET
Christopher Bollas
au sujet les cloches d'église. Ce même moment se retrouve à notre époque quand un
individu a la conviction d'éprouver un sentiment analogue à la vue d'un objet volant
non identifié (O.V.N.I.). Effectivement, les créatures de l'espace, dans Rencontres
JM type, s'expriment dans un langage musical et se déplacent dans des véhicules
spatiaux brillamment éclairés. La conversion et l'appel qu'elle contient constitue
comme un moment esthétique, une césure dans le temps où le sujet se sent maintenu
sur un sommet, dans la solitude, par l'esprit de l'objet. « Ce qui rend une expérience
esthétique plutôt que cognitive ou morale, écrit Murray Kriger, c'est peut-être
qu'elle se suffit à elle-même, qu'elle a la capacité de nous piéger au-dedans d'elle, de
nous empêcher de nous éloigner d'elle pour partir à la quête d'un plus grand savoir
ou d'activités pratiques. » Que ce moment intervienne au cours de la conversion du
chrétien, de l'envoûtement de l'Américain par l'O.V.N.L, de la rêverie du poète à
l'intérieur de son paysage, de l'extase de l'auditeur qui vit un moment intense à
l'écoute d'une symphonie ou encore de la captation du lecteur par le texte poé-
tique, des expériences de ce type cristallisent le temps dans un espace où sujet et
objet paraissent parvenir à une rencontre marquée par une relation profonde. Bien
que ces moments puissent par la suite être soumis à une explication herméneutique,
ils constituent essentiellement un événement verbal remarquable par la den-
sité de l'affect du sujet et la prise de conscience, en dehors de toute représen-
tation ce qui est fondamental d'une étreinte avec l'objet esthétique. Une fois
vécus, il arrive que ces moments cautionnent chez le sujet un profond sentiment de
gratitude qui pourra le conduire, sa vie durant, à une longue quête de quelque
autre re-connaissance de l'objet esthétique. Le chrétien ira à l'église, espérant y
retrouver des traces de son expérience; le poète romantique parcourra ses paysages
en espérant une pause dans le temps moment en suspens où le soi et l'objet se
mettent réciproquement en valeur et s'éclairent l'un l'autre; le naturaliste recher-
chera l'oiseau le plus rare, vision qui crée chez lui un moment de brusque terreur
sacrée; le lecteur se laisse aller dans le texte imprimé et le récit, espérant que parallè-
lement à la moisson herméneutique qu'il récoltera, il sera maintenu dans une rela-
tion très intense avec l'esthétique du texte.
Pourquoi le moment esthétique suscite-t-il en nous la conviction profonde que
nous avons été en rapport avec un objet sacré? Sur quoi se fonde cette croyance?
En partie, de ce que nous vivons ce moment d'étrangeté comme un événement par-
tiellement cautionné par l'objet. Nous ne pouvons prévoir le moment où nous ferons
une expérience esthétique; presque inévitablement, c'est par surprise que nous
sommes pris. C'est cette surprise complétée par une expérience de fusion avec l'objet
(icône, texte, son musical, paysage, etc.), lorsque nous nous sentons maintenus par
l'esprit de l'objet, qui nous apporte la conviction profonde que cette occasion a été,
à coup sûr, choisie pour nous. L'objet, c'est « la main du destin ». Et au cours de
cette induction par l'objet, nous sommes soudainement pris dans une étreinte qui n'a
L'ÉPIPHANIE DU SACRÉ
sur la rivière au lieu d'y nager, ils pourront, eux aussi, voir le soleil se lever. Et,
quand le soleil se lèvera, ils pourront identifier l'objet (le soleil) au souvenir de leur
expérience esthétique antérieure, mais ils ne sauront pas que l'expérience esthétique
provenait, en fait, de la présence originelle du soleil. Pourtant, il nous est permis de
supposer que le soleil, à ce stade, deviendra leur symbole du processus transforma-
tionnel. De la même manière, le petit enfant fait l'expérience des soins maternels
comme s'il s'agissait d'un esprit du lieu, d'une localisation des transformations
psychosomatiques, qu'il identifiera avec la mère plutôt que comme venant de
celle-ci. Comme nous le savons, la mère facilite effectivement les besoins psycho-
somatiques de l'enfant et les transforme. Elle le nourrit et transforme sa faim en
gratification. Elle l'habille, le baigne, le nettoie et le chérit, elle joue avec lui et, pen-
dant chacun de ces moments, l'état psychosomatique du nourrisson change. C'est
la réalité. Mais le petit enfant ignore ce que sont effectivement les soins maternels.
Il fait seulement l'expérience du fait réel de sa propre métamorphose et, selon moi, il
identifie ce processus de métamorphose à la présence de la mère. C'est ainsi que la
mère est un objet identifié à la transformation personnelle du petit enfant, elle est
un « objet transformationnel » 1, identifié à tort aux changements psycho-
somatiques qu'elle facilite mais dont le petit enfant ne sait rien.
Ainsi, le moment esthétique, en tant qu'expérience subjective consistant à être
tenu par un objet, me paraît plonger ses racines dans l'ontologie humaine. L'expé-
rience qu'a le nourrisson des soins maternels précède, me semble-t-il, son appréhen-
sion cognitive de la mère en tant qu'objet existant de son plein droit ou le moment
où il comprend que sa propre existence repose sur la nature des soins qu'elle pro-
digue dans ce qui est la première esthétique humaine. En particulier, c'est
l'idiome de la mère qui s'exprime dans les soins qu'elle donne, sa gestuelle très éla-
borée qui constituent cette première esthétique. C'est le moment le plus fort où le
contenu du soi est formé et transformé par l'environnement. Bien entendu, nous
savons objectivement que la relation symbiotique mère-enfant est une dialectique
d'échange où la nature de l'être du petit enfant sera réglée par la mère, mais, subjec-
tivement, le bébé est aussi peu conscient de lui-même en tant qu'agent distinct de
son propre destin que du caractère distinct de la mère en tant qu'objet. Le soi et
l'objet ne sont pas encore appréhendés en tant que présences globales; la prise de
conscience du petit enfant à l'égard du soi et de l'objet sera la connaissance des
transformations successives du fait d'être. Bien que ces transformations du fait
d'être finissent par s'identifier à l'objet, cette définition de l'objet se fonde sur une
expérience symbiotique et ainsi l'objet est relié à l'expérience que fait le petit enfant
1. Cf. deux de nos articles antérieurs « The aesthetic moment and the search for transforma-
tion », The Annual of Psychoanalysis, vol. 6, 1978. Et « The transformational object », /MferMCt.y.
Psycho-anal, vol. 59, n° 4, 1978.
LA CROYANCE
Il est curieux de constater que les psychanalystes, pour une grande part, n'ont
pas su voir que l'invitation à la psychanalyse suscite en fait chez tous les analysants
le souvenir profond de cette première relation d'objet. Comment cela? Nous invi-
tons le patient à venir dans une pièce uniquement préparée pour le recevoir, un
espace qui, nous le savons tous, est un cadre qu'on pourrait dire être sculpté par
l'analyste pour ses patients. Dans une pièce à l'éclairage tamisé, loin de tout
bruit intrusif, où les objets ne changent pour ainsi dire jamais de place, l'analyste
LA CROYANCE
Quand, il y a deux ans, Jonathan est venu pour une analyse, il avait l'air d'un
jeune homme assez ordinaire, affecté par plusieurs des incertitudes habituelles
autour de la bisexualité. Avant de le voir, j'avais eu entre les mains le rapport du
consultant et la lecture de cet entretien faisait penser que Jonathan travaillerait dur
et promettait beaucoup pour la psychanalyse. Aussi je fus assez surpris lorsqu'il
s'effondra pratiquement sur le divan. Selon mon habitude, je gardai le silence à
l'exception de quelques mots d'accueil à son arrivée et ce silence dura assez long-
temps avant qu'il ne se décidât à m'avouer qu'il ne savait pas très bien quoi dire au
juste et qu'il redoutait, d'une certaine manière, qu'il ne se passât avec moi ce qui se
passait avec toutes ses relations je ne tarderais pas à découvrir qu'il ne pouvait
jamais dire la vérité. Quand je lui dis qu'il se tracassait à l'idée de ce que je pouvais
L'ÉPIPHANIE DU SACRÉ
bien penser, je le vis sursauter légèrement sur le divan c'était comme la réponse
d'un petit enfant qui tressaille. Je commentai par la suite le fait qu'il paraissait
surpris ou sursautait chaque fois que je parlais et ce ne fut que progressivement que
nous en vînmes à comprendre que cette attitude correspondait au sentiment d'hor-
reur qu'il éprouvait en entendant ma voix. J'étais différent de l'analyste l'analyste
interne qui avait été avec lui, l'avait aidé, conseillé, consolé pendant plusieurs
mois, avant notre rencontre. Cet analyste-là savait ce qu'il ressentait sans qu'il eût
besoin de le lui dire alors qu'il devait lutter pour me faire part de ses pensées que
trop souvent je ne comprenais pas, ce qui était encore plus vexant. Peu à peu, j'ana-
lysai le transfert et nous essayâmes de comprendre sa déception, celle de ma sépara-
tion d'avec lui, de mon « échec » avec lui et sa répugnance extrême à communiquer
ce qui lui était insupportable et avait été tacitement reconnu, à savoir que j'étais
séparé de lui. Au début, il résista à cette analyse en me disant que ce malentendu
n'était que momentané qu'après quelques minutes, je rectifierais tout ce que je
venais de dire et que nous pourrions alors nous entendre et nous comprendre
mutuellement. Bien que cela ne se passât pas ainsi qu'il l'espérait, il parut accepter
ce désillusionnement, mais, quelque temps après, je découvris que cette première
acceptation n'avait pas été sincère. Je constatai qu'au début l'attente d'une
analyse cautionnait sa propre relation privée à un analyste interne et qu'après
l'analyse de cette relation, il avait substitué le processus analytique à la relation ori-
ginelle d'objet interne. Je découvris ainsi qu'il ne se souciait plus de savoir si je le
comprenais bien; au contraire, son expérience du processus de clarification et d'in-
terprétation lui faisait éprouver un sentiment de joie teinté de respect. Pendant ce
temps, il devint de plus en plus confus et difficile à suivre et je pris conscience du
fait que je travaillais vraiment très dur pour débrouiller les choses; pourtant, plus
je travaillais, plus nous nous efforcions de sortir de cette confusion, plus il produi-
sait de matériel. Je suis aujourd'hui convaincu que ce type de phénomène inter-
venant dans une analyse est sujet à de multiples interprétations, mais je voudrais
montrer au lecteur que, dans ce cas précis, le patient s'était, je crois, profondément
attaché à mes fonctions d'objet transformationnel. Plus j'interprétais, plus il deve-
nait confus et je fus obligé de me montrer de plus en plus « métamorphique ». Je laisse
intentionnellement de côté la signification de ce résultat en ce qui concerne l'his-
toire de ce patient, car il me paraît important de comprendre que c'était le proces-
sus analytique qui cautionnait ce type particulier de relation d'objet. Ce ne fut
qu'après avoir pu l'interpréter dans ce sens au patient qu'il nous fut possible de
situer la signification de ce souvenir dans son histoire.
Le processus analytique éveille alors un souvenir d'objet particulier, souvenir
vécu dans la relation transférentielle plutôt que rappelé par un souvenir conscient.
Telle est en particulier la fonction de l'analyste qui identifiait le processus analytique
à l'analyste en tant qu'objet, identification correspondant exactement à l'identifica-
LA CROYANCE
CHRISTOPHER BOLLAS
LE CREDO DU PSYCHANALYSTE
(incroyable mais vrai)
« Que voilà une dissertation peu profitable! » enchaîne Freud à la suite du texte
cité en exergue. En effet l'infiltration du raisonnement par l'idéologie y est sensible.
Une réinterprétation du texte serait sans doute « profitable », mais ce n'est pas
1. J'ai adopté ici la lecture de la S.E. intellectuality, intellectualisme plutôt que celle de la
traduction française d'A. Berman qui écrit « spiritualité ». Freud dit « Geistigkeit sur les pro-
blèmes de traduction. Cf. S.E., 23, p. 19, note 1 et 86, note 1, où les remarques de Strachey me
semblent justes, spiritualité évoquant des associations. spiritualistes.
LA CROYANCE
l'objet de ce travail. Pas plus que nous ne nous proposons l'analyse du mystérieux
phénomène émotionnel de la foi. A lire Freud, on pourrait le paraphraser et écrire
« Wo Ich war sôllt Es werden » pour constituer un cercle vicieux. Si l'expérience
montre qu'il est plus facile de changer de credo que de n'en point avoir, il convien-
dra alors de se demander d'où vient cet éternel retour de la croyance, parfois victo-
rieuse de l'intellect, sans toujours défier l'absurde. N'y a-t-il pas au contraire des rai-
sons très raisonnables à l'enracinement de la croyance dans le sujet ou, pour éviter
cette image, n'y a-t-il pas un sujet de la croyance qui n'est pas fondé sur un « Je »
existentiel, bien que l'existence du sujet en dépende, au sens le plus trivial du terme?
C'est ce que, comme psychanalyste, je crois.
Croire-savoir
démontrer que certaines de ses thèses puissent être fausses, ce qui est la condition
même de la vérité scientifique. Pratiquement, en refusant de vous soumettre aux pro-
cédures de la validation contrôlée, on ne peut tirer aucun jugement quant à l'effi-
cacité des cures que vous entreprenez. En fait, si vous agissez ainsi, c'est parce que
vous souhaitez vous protéger des dures épreuves de la vérité qui risqueraient de vous
faire perdre la foi. Vous êtes des évangélistes. »
J'ajoute que ce dialogue ne comportait aucune animosité. Mon ou mes interlo-
cuteurs prenaient plaisir à nos entretiens, me saluaient avec le sourire, et trouvaient
que somme toute je n'étais pas dénué d'intelligence. Leur jugement n'empêchait pas
que je puisse être un agréable convive et un compagnon tout à fait fréquentable. Il
n'est pas rare qu'un psychanalyste s'entende dire « Je ne crois pas à la psychana-
lyse » ou même que l'on suggère qu'il est peu ou prou charlatan. Mais c'était,
en ce qui me concerne, la première fois que je me voyais assimiler à un prêtre,
au-delà des parallèles superficiels entre le cabinet du psychanalyste et le confes-
sionnal. D'autres parallèles m'étaient familiers, issus de la situation psychana-
lytique « Ça défile chez vous comme chez les putains. » Force me fut de m'avouer
que je trouvais plus désagréable d'être assimilé à un prêtre qu'à un charlatan ou une
prostituée. Illusion pour illusion, autant rester sur la terre.
Les psychanalystes, comme chacun sait, ont réponse à tout. Je pris conscience
de la nécessité des affirmations de mes interlocuteurs. Pour asseoir leur croyance en
leur savoir comme savoir vrai, il était, semble-t-il, indispensable que je sois rejeté
hors du cercle de leur foi (en la science) ou, si l'on préfère, de leur savoir, en tant
que représentant de ce qui ne saurait y tenir la moindre place l'inconscient. Il me
fut alors possible de comprendre que tout homme devait, a priori, s'appuyer sur une
théorie de l'esprit le mind anglais serait ici préférable theory of mind dont
découlait la suite. Que cette théorie procédât par exclusion préalable n'est pas sa
moindre caractéristique. J'en eus la preuve au cours du symposium lorsque deux
logiciens, appartenant à des écoles différentes, dont la rigueur de pensée m'impres-
sionna, eurent un comportement hautement significatif dans des circonstances sem-
blables. Emportés par le flux de leurs discours la pistis, la conviction subjective,
n'est-elle pas aussi l'objet de la rhétorique dans l'art de persuader? il leur fut
demandé de ralentir leur débit de parole afin que l'interprète pût traduire leurs pro-
pos. Le premier répondit à cette invitation par un « C'est impossible, je ne peux pas
parler plus lentement » avec une grande vivacité. Le second, plus docile, se ressaisit
un moment et dit comme en aparté « Je suis trop passionné ». Bien entendu, la
tentative de parler plus lentement dura moins que ce que durent les roses et le débit
retrouva son rythme subjectif.
Anecdotes? Sans doute, mais effet de vérité du discours. J'étais le témoin d'une
coexistence de la logique représentative (celle du langage) et de l'affect. Je sais et
j'y crois.
LA CROYANCE
lue, point ne serait besoin du déguisement. Dieu lui-même est parfois obligé de
déguiser ses intentions on affirme, par exemple, que ses voies sont impénétrables.
En outre, quand Freud soumet le destin des processus inconscients à leur force, et
leur conformité ou non-conformité aux exigences de la régulation plaisir-déplaisir,
il faut mettre ces restrictions en regard de la proposition « Il n'y a dans ce système
ni négation, ni doute, ni degré dans la certitude. Tout cela n'est introduit que par le
travail de la censure entre Ics et Pcs'. » Ne faut-il pas en conclure que la condensa-
tion et le déplacement, processus de déguisement, sont destinés à tourner cette cen-
sure autant qu'à réaliser le désir Ics? Un désir inconscient fort et conforme aux exi-
gences du seul principe de plaisir (et non à la « conformité ou non conformité aux
exigences de la régulation plaisir-déplaisir ») reviendrait tout simplement à la confu-
sion entre contenu manifeste et contenu latent. Exemple le rêve de cerises dont l'en-
fant aurait le privilège exclusif. Quoi qu'il en soit, la tension, agoniste et antagoniste,
entre sujet de la croyance et sujet de la transformation, semble bien faire coexister
deux polarités relevant respectivement de l'affect et de la représentation qui se
rejoignent dans certains rêves, comme dans certains délires, par le sentiment de réa-
lité de l'un comme de l'autre. La psychiatrie classique rapportait depuis longtemps
cette phrase de l'halluciné « Il faudrait être fou pour ne pas y croire. » Les murs de
mai 68 où la poésie s'écrivait librement disaient « Soyez réalistes demandez l'im-
possible. » La conclusion de Freud est claire énumérant les propriétés du système
inconscient, il termine sur cette assertion « substitution à la réalité extérieure de la
réalité psychique.))
Remarque la création de l'expression « réalité psychique », surprenante à pre-
mière vue, suggère un rapport de symétrie (réalité) et de dissymétrie (psychique
opposé à extérieure) Ce rapport ambigu se retrouve-t-il à l'examen du contenu du
concept de réalité extérieure? Autrement dit, allons-nous retrouver la même tension
bipolaire croyance-transformation chez le sujet de la réalité extérieure? Je le crois.
Que le sujet de la réalité extérieure soit un sujet transformateur qui pense, calcule et
juge n'a besoin d'aucune démonstration puisque c'est bien cette référence que choi-
sit Freud pour définir a contrario le sujet de l'inconscient à l'oeuvre dans le travail
du rêve. Point n'est besoin non plus de s'abriter derrière Freud pour le concevoir.
Toutes les acquisitions de la science et le savoir accumulé sur la perception montrent
amplement le travail de transformation opéré par le cerveau qui décode les impres-
sions des sens et les convertit en modèles. La réflexion philosophique aboutit à des
conclusions semblables. Reste alors le rapport à la croyance. On peut appliquer à la
croyance les mêmes affirmations que celles que nous avons soutenues à propos du
travail du rêve négation, doute, degré dans la certitude, ce sont là les propriétés
qui définissent le rapport du système Cs-Pcs à la réalité exérieure. Toutefois ce
qu'il faut souligner est que le doute s'inscrit entre deux croyances. Le doute présup-
pose une croyance en la réalité extérieure. Fût-elle le partage commun des illusions
dont nous sommes dupes, illusions qui viennent de nous mais qui sont ressenties
comme venant d'elle. Pour mettre en doute ma perception du monde, il me faut
préalablement y croire. N'est-ce pas là la fonction de l'épreuve de la réalité? Car,
autrement, si je n'ai pas foi dans ma perception, en admettant même que celle-ci
puisse me tromper, je n'ai aucune raison de m'efforcer à distinguer entre perception
et représentation et tout effort pour assurer ma pensée en vain. Il arrive que les ana-
lystes disent qu'ils rêvent moins qu'ils ne sont rêvés, par analogie avec les idées de
Lacan selon lesquelles nous parlons moins que nous ne sommes parlés. On débouche
alors sur l'exemple connu où l'on ne peut dire si Lao Tseu rêve du papillon ou si
c'est le papillon qui rêve qu'il est Lao Tseu.
Peut-être Héraclite est-il plus proche de Freud au fragment 88. « Comme la
même chose réside en nous Vivant et Mort, l'Éveillé et l'Endormi, Jeune et Vieux.
Mis sens dessus dessous, les uns prennent la place des autres, les autres prennent la
place des uns'. » Freud parle d'un rapport de substitution entre réalité psychique
et réalité extérieure. Cette croyance préalable au doute, même inscrite dans les
limites de la pensée occidentale, me paraît incontournable. Pour récuser la croyance,
le doute doit d'abord l'admettre. De même, il me semble que la conclusion de l'exa-
men dubitatif de la réalité extérieure implique également un rapport de croyance.
Certes cette conclusion peut aboutir à un scepticisme radical. Nous retomberions
alors sur l'impossibilité de distinguer entre perception et représentation. Une autre
solution consisterait à n'accorder crédit qu'à ma pensée en renonçant à croire en la
réalité extérieure. Je dois alors tabler sur l'exclusion aussi bien des données de mes
sens que des images et rêves où ma pensée s'abuse. Mais on peut à bon droit se
demander si le seul fait que je continue à vivre n'est pas en soi la preuve que sub-
siste en moi au moins un embryon de croyance. Croyance qui repose sur le fait que
rester en vie, survivre même si survivre n'est pas vivre, implique une forme inalié-
nable de plaisir et d'espoir minimal que ce plaisir ne disparaîtra pas, ou, s'il semble
avoir disparu, pourra être retrouvé. Même le suicide les psychanalystes le savent
comporte le désir de retrouvailles heureuses avec l'objet perdu.
Sans aller jusqu'à ces extrémités, on peut soutenir que ceci est également vrai
du scientifique. Le savant présuppose le vivant humain qu'il est comme le vivant
humain implique le plaisir de vivre. L'homme quelconque, accablé de soucis, peut se
laisser aller au discours pessimiste. Seul le déprimé sait ce qu'il a perdu du plaisir de
1. Traduction C. Ramnoux dans Héraclite ou l'homme entre les choses et les mots, p. 33,
2" édition, Belles Lettres, 1968.
LE CREDO DU PSYCHANALYSTE
vivre, en ce que les actes les plus triviaux de l'existence lui semblent peser du poids
d'une montagne. La croyance en la vie est chevillée au corps du plaisir. Même le
philosophe le plus soucieux de se désincarner trouve une part de sa jouissance dans
le plaisir de penser. Après tout, nous retrouvons là une affirmation de Freud qui
nous est familière l'identité de pensée est préférée à l'identité de perception pour
retrouver l'objet perdu qui autrefois donnait la satisfaction. Le principe de réalité
est une sauvegarde du principe de plaisir. Penser, penser la réalité, même indépen-
damment de sa qualité agréable ou désagréable, est sans doute pénible, mais
comporte aussi la croyance en l'espoir d'une satisfaction, fût-elle de s'approcher de
la vérité. Ainsi donc, pour la réalité psychique comme pour la réalité extérieure,
effective ou matérielle, nous retrouvons la même tension entre sujet de la croyance
et sujet de la transformation. D'un certain point de vue, la psyché, le miroir, vient
de ce rapport de symétrie. Ce n'est pas dire, on le voit, que la psyché reflète le
monde, ou vice versa, mais que nous avons à l'égard de la réalité le don de double
vue. Mieux encore, nous pouvons dire que réalité psychique et réalité extérieure sont
en situation d'interdépendance réflexive nécessaire. La réalité extérieure n'est sup-
portable que par l'existence de la réalité psychique qui s'accorde ce que la seconde
lui refuse. Inversement, la réalité psychique doit pouvoir compter sur une forme ou
une autre de satisfaction réelle, effective, matérielle, si mince soit-elle.
En effet, si au terme de l'examen de la réalité extérieure, il me faut consentir à
compter avec la réalité, je puis aussi dire que je puis compter sur la réalité. Voilà
pour la symétrie. Qu'en est-il des différences? Elles sont nombreuses et connues et
nous en avons déjà partiellement traité. Ce qu'il importe de souligner, ce sont moins
les régimes distincts de fonctionnement (processus primaires et secondaires) que les
principes qui régissent ces fonctionnements. Sujet de la croyance et sujet de la trans-
formation, communs aux deux systèmes, fonctionnent selon les références du prin-
cipe de plaisir-déplaisir dans un cas et du principe de réalité dans l'autre.
Il faut souligner que, malgré les apparences, des processus de liaison, que j'ai
proposé d'appeler processus tertiaires, unissent les deux systèmes, assurant un va-et-
vient témoignant de la souplesse entre les deux réalités imagination et raison sont
nécessaires tant à la science qu'à l'art. C'est grâce aux processus tertiaires, grâce
à l'union et aux concours qu'ils établissent entre processus primaires et processus
secondaires, qu'émergent la novation et l'originalité la poésie, au sens fort du
terme, c'est-à-dire la création. Peut-être alors pouvons-nous croire en la vérité du
poète, lorsque naît « le vierge, le vivace, et le bel aujourd'hui » où le passé se
dépasse et où les deux réalités s'accordent pour donner naissance à une réalité
autre. Ces instants de grâce sont fugitifs, mais ils sont.
Le plus souvent chaque réalité s'efforce de prendre le plus de pouvoir sur
l'autre. Mais toutes les fois qu'une seule des deux polarités, croyance ou transforma-
tion, tend à exclure l'autre, cette dernière y fait inévitablement retour. Le sujet de
LA CROYANCE
la croyance s'étaye sur le sujet transformateur, sans quoi il n'y aurait ni théologie,
ni dogme politique, ni délire. A l'inverse le sujet transformateur s'étaye pareille-
ment sur le sujet de la croyance. Ainsi la communauté des savants doit croire en l'er-
reur de bonne foi de ses membres supposés ne pas mentir. Si la vérification suppose
une mise en doute légitime, elle n'admet pas la supercherie qui entraîne l'exclusion
de l'infiable infidèle.
Le problème soulevé ici est considérable puisqu'en fin de compte il touche aux
rapports de la rationalisation et de la raison. La psychanalyse y retrouve ses origines
avec la suggestion hypnotique. Le sujet qui ouvre son parapluie en plein jour, requis
de s'expliquer sur son acte, répond sans sourciller qu'il souhaitait vérifier le bon
fonctionnement de l'instrument. Mais l'argument peut se retourner contre le psycha-
nalyste comment peut-il s'assurer que son interprétation n'est pas non seulement
une projection mais une rationalisation? Freud opposait vérité historique et vérité
matérielle, en admettant que la vérité ne s'atteint que par ses déformations. Mais
qui en est juge?
lysable. Inanalysable absolu ou relatif? En tout cas, inanalysable par l'analyse non
psychanalytique. Transformation, combinatoire et discontinuité appartiennent au
même ensemble. Ils sont objets d'analyse. Croyance, affect et continuité appar-
tiennent à un autre ensemble. Ils résistent a~analyse dans leur compacité souvent
indissociable. La mise en pièces des transformations et leur recombinaison dans l'in-
terprétation sont souvent plus aisées dans le travail analytique, mais n'ont pour
résultat subséquent qu'une acceptation dite intellectuelle du refoulé, comme Freud
le notait déjà dans « La Négation » en 1925. L'analyse de la croyance est, on le
comprend, plus coriace. Chez l'analyste d'abord. Il n'y a que les analysants pour
penser que l'analyste (homme ou femme) ne fait jamais plus de rêves où il voit, avec
un sentiment intense de réalité, sa mère pourvue d'un pénis. Mon interlocuteur scien-
tifique rencontré au symposium sur la réalité me dira qu'il faut bien que l'analyste
entretienne son credo. Mais il ne se risquera pas, lui, à me faire part de ses rêves.
« 1 am not interested in anecdotes », me dit-il en me quittant pour lire un bon
roman érotique ou de science-fiction, le saurais-je jamais? avant de s'endor-
mir. Peut-être consentira-t-il un jour à écrire un livre dans une collection où ses
pairs se sont compromis avant lui, intitulée « Ce que je crois. »
ANDRÉ GREEN
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