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DU MÊME AUTEUR

LOL est aussi un palindrome. Journal d’une prof au bord de la crise (de
rire), First, 2015 ; Points, 2016.
Figures stylées. Les figures de style revisitées par les élèves et expliquées
par leur prof, First, 2017 ; Points, 2018.
La Tête haute. Guide d’autodéfense intellectuelle, Payot, 2019 ; Petite
bibliothèque Payot, 2022 (sous le titre Se faire respecter. La puissance
de la rhétorique au quotidien).
COLLECTION CRÉÉE PAR JEAN-CLAUDE SIMOËN
ET
DIRIGÉE PAR GRÉGORY BERTHIER-SAUDRAIS

© Éditions Plon, un département de Place des Éditeurs, 2022


92, avenue de France
75013 Paris
Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
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Couverture : Direction artistique © Delphine Delastre © George Peters/Getty Images

EAN : 978-2-259-31056-7

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À ceux qui n’osent pas.
À ceux que l’on n’écoute pas,
ou qui ne se sentent pas écoutés.
Sommaire
Titre

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Introduction

A
Académie française

Accent

Actes de langage

Action/Actio
Activiste

Adapter (s')

Affecté (style)

Anaphore

Animal
Antéoccupation

Argot

Aristote

Art ou technique

Articulation
Assa

Assemblée nationale

Attaque/défense

Autorité

Avocat.e
Aya Nakamura

Badinter, Robert

Battle

Bégaiement
Blâme

Bossuet, Jacques-Bénigne

Bourdieu, Pierre

Brièveté

Brio

Cadence

Caricature

Carmen
Casquette

Cassandre
Causes

Chiffres, éloquence des


Cicéron
Clarté

Coaching

Codes

Cœur
Comique
Commémoration, discours de
Commentaire sportif

Compétence
Complotisme

Concettisme
Concours

Conseil de discipline

Consolation, discours de
Controverse

Convaincre/Persuader
Conversation, art de la

Conversion

Cri

Cyrano de Bergerac

Dangers

Débat

Démosthène
Depardon, Raymond
Dessin

Dictature

Diglossie

Discours amoureux
Discours de mariage

Disposition/Dispositio
Droit à la parole

E
Écrit

Éléments de langage
Élocution/Elocutio

Éloge
Éloge paradoxal

Émoji/Émoticônes

Émotion
Emphase

Endoctrinement

Enseignant.e

Épidictique

Ernaux, Annie
Ethos (logos, pathos)

Examens
Exorde/Péroraison

Fable

Fantasme

Femme
Figures

Folie

Froid

Galilée

Galimatias
Genres de discours

Geste
Ghostwriter (écrivain fantôme)
Gilets jaunes

Glossophobie

Gorgias

Grande gueule

Grandiloquence
Gros mots

Gruwez, Anne

Gueuloir

Habitude
Halimi, Gisèle (Zeiza Taïeb)

Hermès

Historiettes

Homère

Hugo, Victor

Humoristes
Hypnose

Hypotypose

Improvisation

Inspiration
Instruire, plaire, émouvoir

Insulte/Injure
Inventio, Dispositio, Elocutio, Memoria, Actio

Ionesco, Eugène

Isocrate

Jargon
Je-ne-sais-quoi
« Je vous ai compris »

Joute verbale

La Malinche

La Ville dont le prince est un enfant

Le Lambeau

Langue de bois

Lapsus
Leader charismatique

Légitimité de la parole

Lieu commun

Logorrhée

M
Madeleine, effet

Mamie (et papi)

Management

Manipulation

Marqueur social

Métalinguistique (commentaire)
#MeToo

Militant.e

Minorités

Momo

Monsieur Jourdain
Moralistes

Mot d'esprit
Muses
N

Name dropping

Naturel

Négociation
Non

Norme/Usage

Obscurité

Obséquiosité

Olympe de Gouges

Oracle

Oraison funèbre

Panégyrique

Parole libérée

Parties de la rhétorique

Parties du discours (dispositio)

Passions

Pathétique
Pédants et Précieuses

Périclès

Péroraison

Plaidoirie

Plaidoyer/Réquisitoire

Pointe

Polémique

Politique

Ponctuation
Posture

Pouvoir symbolique

Prison

Prosopopée

Psychanalyse

Public

Punchline

Quintilien

R
Racine, Jean

Rap

Regard

Registres

Religion

Repartie

Réseaux sociaux

Respect

Rêve

Révolution/Révolte

Rhétorique
Rhétoriqueurs (grands)

Risque
Rumeur

Rythme

Sacrée, éloquence

Samia
Schopenhauer, Arthur
Scrabble

Secret

Secte

Séduction

Sheshe

Silence

Sincérité

Smiley/Émoticône

Sondage

Sophiste
Souvenir

Stand-up

Stress

Style

Sublime

Tajwîd

Talent
Tarot

Tchatche

Tchip

Teodora

Timidité

Tonalités

Tonton facho

Types de discours

V
Vaugelas, Claude Favre de

Veil, Simone
Violence

Voix

Weinachter

Wesh

Witz

Remerciements

Dans la même collection

Actualité des Editions Plon


Introduction

C’est en commençant à écrire ce livre que j’ai compris à quel point mon
sujet, que je croyais avoir circonscrit par des années d’études, était en
réalité infini.
Longtemps je me suis cantonnée au seul domaine de la rhétorique, en
étudiant l’éloquence comme un travail. C’est aussi comme cela que je
l’enseignais à mes élèves : savoir construire un discours et savoir le
décrypter.

Mais s’il n’y a pas d’entrée « Éloquence » dans ce dictionnaire, c’est


bien parce que la réalité de cette notion demande l’espace d’un livre.
« Art de bien parler », « art de persuader », « facilité pour le faire » :
l’éloquence est pourtant tellement plus que cela, ne serait-ce que parce que
ce qui nous parle n’a pas forcément choisi de le faire.

Je suis tombée dans l’éloquence comme d’autres dans la marmite. Très


tôt, j’ai éprouvé le besoin de prendre la parole pour ceux que la société
laissait de côté : le temps du journal du lycée est un peu loin, mais je le
garde toujours dans un coin de mon cœur, comme le premier qui m’a
permis de sortir de l’intimité de mes cahiers de poèmes. L’enfance est une
période de la vie où, qu’on le veuille ou non, on n’a la main sur rien : même
si l’on veut changer le monde, on n’a aucun moyen de le faire. Alors il reste
la parole. Cela m’est très tôt apparu comme une évidence autant qu’une
nécessité ; j’avais l’impression qu’à ma toute petite échelle je pouvais faire
changer les choses.

Et puis il y a eu les premiers pas dans mon métier. Mutée il y a dix ans
en Seine-Saint-Denis, je ne savais à quoi m’attendre, et j’ai découvert une
tout autre éloquence que celle, académique, de mes années de formation.
Je suis arrivée à mon bureau le sac et la tête pétris d’Antiquité et de
classicisme ; mais il m’a fallu éprouver face à mes élèves l’étendue de mon
ignorance lexicale, en même temps que je découvrais un art de la débrouille
qui se manifestait aussi dans l’improvisation verbale. J’observais une
véritable intuition de l’éloquence chez mes élèves. Peut-être pas celle des
discours, mais celle de la repartie : car, pour faire des discours, il faut la
tribune.
C’est donc par mon métier que j’ai véritablement accédé aux arcanes de
l’éloquence. Je parle d’arcanes car mes études en avaient laissé tout un pan
dans l’ombre ; je ne connaissais que l’éloquence intellectuellement,
universitairement et donc socialement validée. Place à tout le reste !
C’est pourquoi vous trouverez dans ce dictionnaire plusieurs types
d’entrées, qui tentent d’illustrer la plasticité de la notion.
Il était difficile de faire l’impasse sur les fondations antiques de
l’éloquence, et sur leur résurrection au siècle classique : il faut rendre à
César ce qui lui appartient.
Mais à ces entrées académiques répondent aussi les portraits de certains
de mes élèves, ou de proches qui incarnent à mes yeux des visages de
l’éloquence. Comme dans Les Caractères peut-être, vous reconnaîtrez
derrière la leur une autre voix que vous avez un jour croisée ; j’espère qu’à
leurs prénoms vous en substituerez d’autres.
Il y a aussi dans ce livre un peu de notre monde actuel – celui qui fait
réfléchir et avancer, pas celui qui se périme en même temps que la
polémique qu’il a instaurée.
D’autres entrées vous surprendront sans doute, ou vous sembleront à
première vue hermétiques et, en l’occurrence, peu éloquentes. Ne les fuyez
pas : volontairement mystérieuses, elles sont des portes d’entrée vers
d’autres mondes qui vous seront sans doute plus familiers. C’est de cette
manière que j’ai à mon tour cherché à gommer les frontières entre les
multiples univers de l’éloquence.
Ne soyez pas surpris, non plus, de voir souvent se glisser mes élèves
dans des entrées où on ne les attendrait pas. Car telle est la réalité : ils sont
toujours là où on ne les attend pas.

Si ce dictionnaire peut apporter quelque chose, pourvu que ce soit cela :


faire vaciller et bousculer certitudes et a priori pour rendre à l’éloquence la
grandeur qui est la sienne – celle du cœur.
Académie française
« Madame, on les appelle les Immortels parce qu’ils n’ont jamais eu de
vie ? »

Accent
Qui, parmi celles et ceux qui lisent ces lignes, n’a jamais espéré susciter
l’hilarité dans une assemblée complaisante en imitant l’accent québécois
(ou marseillais, ou « ch’ti ») ?

On peut légitimement interroger le plaisir qui naît de l’imitation


approximative d’une façon de parler. N’importe quel linguiste autoproclamé
identifiera aisément les principes à l’origine des variations autour du
français « standard » : surnasalisation, ajout de phonèmes, aperture plus
marquée. On en a même vu s’entraîner pour reproduire l’accent qu’ils
stigmatisent !

La glottophobie – terme créé par Philippe Blanchet pour désigner la


discrimination linguistique – prend souvent appui sur les accents ; mais, ce
faisant, elle opère une confusion entre accent et lexique. Par exemple,
d’aucuns prétendront imiter l’accent québécois en se contentant d’ajouter
« tabernacle » à chaque fin de phrase – ce qui, prononcé comme tel, ne
correspond en fait à aucune pratique linguistique du Québec. De même, on
entend beaucoup parler de l’accent wesh, ce dernier mot étant un terme de
la langue arabe mais ne renvoyant à aucune zone géographique localisée (si
ce n’est dans les imaginaires).

Ce double rejet de l’accent et du vocabulaire propres à un patois (par


opposition à la langue officielle et donc respectable) émaille la littérature.
On le trouve notamment chez Balzac, par ailleurs peu soucieux de la
retranscription phonétique dans l’accent alsacien du baron de Nucingen :
« Fûs nus brenez tonc bir tes follères » (« Vous nous prenez donc pour des
voleurs »). Deux siècles plus tôt, l’échange entre Charlotte et Pierrot, les
deux paysans de Dom Juan, mêle expériences lexicales et approximations
phonétiques dans la retranscription de la prononciation. Lorsque je fais
étudier ce texte à mes élèves, ils s’écrient systématiquement : « Mais c’est
quoi, cette langue ? »
Il y a dans cette interrogation plusieurs choses : d’abord, ils
reconnaissent au patois le statut de langue, ce qui fait disparaître la
hiérarchie implicite que l’on instaure trop souvent entre le français (comme
s’il n’y en avait qu’un !) et ses patois ou dialectes ; ensuite, je constate
qu’ils me posent parfois exactement la même question face à une tirade de
tragédie classique, ce qui fait également disparaître l’élitisme propre au
rejet des accents. Car ce n’est pas la littérature canonique qui me fera
mentir : l’imitation des accents et donc des patois est un ressort comique
inépuisable.
Mais le fond comique que l’on peut trouver à la moquerie est aussi le fil
qui nous sépare de la méchanceté gratuite. On se souviendra par exemple de
Jean-Luc Mélenchon se sentant fragilisé par la question d’une journaliste
toulousaine : après l’avoir invectivée en imitant son accent, il s’adresse à la
foule de journalistes : « Quelqu’un a-t-il une question formulée en français
et à peu près compréhensible ? »
Rejeter son accent, c’est aussi signifier à l’autre qu’il ne parle pas la
langue officielle, conçue alors non comme la langue commune, mais
comme une langue d’élite dont on exclut les mauvais usagers. C’est faire
d’une (supposée) norme le seul usage possible ; d’ailleurs, toute l’histoire
de la langue est ponctuée d’enjeux symboliques autour de la maîtrise du
français, que ce soit par opposition avec le latin ou avec les langues
régionales – et, dès le XVIIe siècle, entre la Cour et le reste du pays.
Toutefois, un peu de phonétique historique nous montre le caractère
purement aléatoire de la bonne prononciation, puisqu’un mot comme roi se
e
prononçait à la Cour dudit roi au XVII siècle comme le prononçait ma
grand-mère dans son patois des Deux-Sèvres il y a quelques années : roué.

Toujours est-il que les moqueries à l’égard des accents sont un avatar
comme un autre du discours discriminant, et c’est la raison pour laquelle on
observe peu de femmes et d’hommes politiques à accent. Jean Castex est
l’un des rares à avoir pu franchir cette barrière symbolique, faisant ainsi les
frais de tweets qui évoquaient par exemple son « accent rocailleux genre
troisième mi-temps de rugby ».
L’implicite d’un tel tweet est sans appel : l’éloquence ne saurait
composer avec les accents. C’était déjà le cas dans le De oratore de
Cicéron :

Puisque le Romain, l’habitant de notre ville, a je ne sais quel accent qui le distingue nettement, où il
n’y a rien qui puisse choquer, qui puisse déplaire, qui puisse attirer l’attention, rien qui sonne ou qui
sente l’étranger, cherchons à l’adopter et apprenons à fuir non seulement la prononciation rauque des
paysans, mais encore la bizarrerie de l’intonation provinciale. […] Il est plus facile aux femmes de
conserver la pureté de l’ancien accent ; comme elles n’ont pas à s’entretenir avec beaucoup de
1
personnes, elles gardent toujours leurs premières habitudes .
L’accent est bien l’un des constituants d’une vision stéréotypée des
hommes (et des femmes !). Qu’on se rassure néanmoins : le système des
accents comporte sa propre hiérarchie. Ainsi, on vous expliquera sans
problème que l’accent « ch’ti » sent le camping et la bière chaude, mais
celui du Midi l’anis et les cigales.

Actes de langage
La théorie des actes de langage s’inscrit dans une perspective
pragmatique, c’est-à-dire concrète. Elle apparaît au XXe siècle sous la plume
de John Austin, dans son ouvrage How to do things with words (Quand
dire, c’est faire 2). L’auteur s’intéresse au langage dans sa dimension
communicationnelle, et donc sociale : chaque fois que l’on parle, on le fait
avec une intention particulière qui ne présage rien de la manière dont notre
parole sera perçue.
Austin distingue ainsi, parmi les énoncés affirmatifs, les constatifs, qui
peuvent s’évaluer en termes de véracité, et les performatifs, qui n’ont
aucune valeur de vérité mais accomplissent une action. Un énoncé tel que
Dieu existe est donc constatatif, tandis que Je t’appelle tout à l’heure est
performatif dans la mesure où il marque un engagement, une promesse
(implicite, en l’occurrence).

Pour Austin, on peut accomplir trois types d’actes différents à travers le


langage :

L’acte locutoire, tout d’abord, correspond au simple fait de prononcer


une phrase, en articulant et combinant les mots entre eux. Il s’agit de la
fonction première d’un énoncé, qui fait qu’il a du sens et qu’il est
correctement construit.
La fonction illocutoire correspond au message transmis par la parole
prononcée, au-delà de son sens premier. Ainsi, la phrase Il ne ferait pas un
peu froid, ici ? consiste moins à obtenir un acquiescement sur la
température ambiante qu’à inviter l’interlocuteur à fermer la fenêtre.
L’éloquence d’une telle fonction tient au pouvoir de l’implicite dans des
paroles dont l’intérêt principal n’est jamais exprimé.
La fonction perlocutoire, enfin, est indépendante de celui qui produit
l’énoncé, puisqu’elle désigne l’effet que produit cet énoncé sur
l’interlocuteur.

L’éloquence d’un locuteur pourrait ainsi se mesurer dans l’adéquation


entre les fonctions illocutoire et perlocutoire du langage, autrement dit dans
la cohérence entre l’intention du locuteur et l’effet ressenti par son
interlocuteur.
Le métier d’enseignant repose en grande partie sur cet équilibre fragile
qui, s’il est rompu, fait s’effondrer la « relation pédagogique ». Toute la
marge de progression d’un élève tient à cette adéquation ;
malheureusement, on se sent trop souvent démuni lorsque des mots que l’on
espérait encourageants sont reçus comme une humiliation.

Action/Actio
Voir : Geste ; Posture.

Activiste
L’histoire du mot est intéressante, car elle a conduit à une importante
confusion en termes de connotation, autour de la place qu’occupe la parole
dans l’engagement.

Spontanément, j’aurais compté Greta Thunberg, Angela Davis ou


encore Martin Luther King parmi les activistes – avant de découvrir que ce
mot, calqué sur l’anglais activist, était en réalité connoté péjorativement. En
d’autres termes, un militant est un activist outre-Manche et outre-
Atlantique, mais an activist n’est pas forcément un activiste.

Je m’explique : face à l’émergence de nouvelles formes


d’insubordination, le français a progressivement dissocié deux formes de
lutte. Le militant, dans la tradition du syndicalisme ouvrier par exemple,
serait ainsi proche de la figure du leader charismatique capable de déplacer
des montagnes depuis sa tribune ; l’activiste, lui, privilégierait l’action
directe sur les paroles, quitte à employer la violence sous toutes ses formes.
Ce serait alors un contresens de parler d’un militant pour la paix comme
d’un activiste. C’est dommage, car j’aime bien ce mot – la double origine
religieuse et militaire du mot militant m’ayant toujours un peu dérangée.

Adapter (s’)
Parmi les nombreux sujets dont la Terre entière est spécialiste, on trouve
depuis un an l’épidémiologie, et depuis des siècles le football et l’école.
Je dois confesser ne rien connaître ni à la première ni au deuxième, mais
m’amuse souvent en écoutant mes congénères pontifier sur mon métier, qui
m’a quand même demandé dix années d’études pour avoir un minimum de
recul.
Je pense pouvoir dire que, si tout le monde a un avis sur l’école, c’est
parce que tout le monde y est passé ; chaque adulte reste par ailleurs un
éternel écolier, dans la mesure où il porte en lui le souvenir d’un prof qui l’a
révélé, ou d’un autre qui l’a découragé.

Le métier d’enseignant est, comme pour tout orateur, une affaire


d’adaptation : on doit à la fois s’accorder avec notre sujet et avec notre
public. Cicéron et Quintilien ont bien montré l’importance de l’inventio : il
faut en permanence s’assurer que les arguments déployés ainsi que la
manière dont ils sont organisés sont adaptés à l’objet du discours.
De même, il est important de prendre en compte son public, au nom
d’un idéal de clarté théorisé sous l’Antiquité et réintroduit par le
classicisme. C’est cette exigence de clarté qui, dans un métier comme le
nôtre, permet d’aborder des contenus parfois très exigeants : on peut étudier
tout, avec n’importe qui.

Pour convenir, un discours doit s’adapter à des circonstances toujours


singulières, mais selon des modalités globalement inchangées depuis la
Rhétorique à Hérennius.

S’adapter à son sujet, c’est d’abord une histoire de style : difficile


d’émouvoir sans un style noble, difficile d’être didactique sans un style
simple, compliqué de faire rire sans un style agréable. En dehors
d’expériences littéraires sans conséquences, on sait à quel point un sujet
traité avec un style inconvenant peut perturber : on peut rire de tout, mais
pas… n’importe comment.
De même, en fonction du thème que l’on souhaite aborder, on veillera à
respecter les codes des trois grands genres de discours (voir cette entrée) : le
judiciaire pour accuser ou défendre, le délibératif pour exhorter ou
dissuader, le démonstratif pour louer ou blâmer. Il est parfois vertigineux de
se dire que, depuis toujours, n’importe quelle cause prend l’un de ces trois
visages.

Mais ce qui importe par-dessus tout, c’est de prendre en compte son


public. Pascal a très bien montré qu’« il y a deux entrées par où les opinions
sont reçues dans l’âme » : le discours changera donc selon que l’on veut
toucher l’esprit ou le cœur. Et c’est ainsi que j’en reviens aux souvenirs
d’école, car l’une des particularités de notre métier est que l’on doit parler
aux deux, sous peine de finir au fond du tiroir des « mauvais profs »,
démagogues s’ils parlent trop au cœur, et inhumains s’ils ne s’adressent
qu’à l’esprit.

Il existe finalement un paradoxe dans l’éloquence, qui consiste à


prendre la parole pour modeler son public, mais qui impose pour cela de se
modeler soi-même afin d’être au plus près de ceux que l’on veut changer.
Sans ce principe, c’est l’échec assuré.

Cela dit, le principe même du débat ou de la prise de parole hors de


l’entre-soi est un sacré défi : en effet, l’histoire de la rhétorique est émaillée
de tentatives infructueuses, le désaccord prenant le plus souvent la forme
stérile de deux routes parallèles qui ne parviennent jamais à se rencontrer. Il
en faut du courage, pour construire des carrefours.

Affecté (style)
Parce qu’elle est outrancière, l’affectation du style est dès l’Antiquité
perçue comme un vice. Elle s’oppose au naturel autant qu’à la clarté,
préconisations suprêmes des théoriciens antiques et classiques, tels que
Quintilien :
Les mots les meilleurs sont ceux qui sont les moins recherchés et qui donnent l’impression d’être
3
simples et sortis de la vérité même .

À l’inverse, tout ce qui, dans la posture comme dans la diction, s’ajoute


à la pureté des paroles « obscurci[t] les pensées comme l’ivraie étouffe le
bon grain ». Quintilien préférait de loin l’élégance et la sobriété de
l’atticisme aux effets faciles et maniérés de l’asianisme qui l’avait précédé.

Pour l’orateur affecté, le fond même de la pensée semble avoir moins


d’importance que la manière de le transmettre. C’est ce que regrette là
encore Quintilien :

On peut voir la plupart des orateurs arrêtés à chaque mot, et, quand ils l’ont trouvé, le peser et le
4
mesurer .

La quête est interminable, car « il y a autant de manières de corrompre


le style que de l’orner ».

En effet, si l’expression doit toujours être soignée, elle ne doit pas pour
autant primer l’intérêt du propos, comme le rappelle encore le théoricien
antique :

5
Il ne faut rien faire pour l’amour des mots, puisque les mots ne sont faits que pour les choses .

Il y a dans le style affecté une forme de prétention qui agace, comme si


la valeur de l’éloquence tenait à son apparat ; Quintilien a parfaitement
montré que, là où les autres défauts de la rhétorique sont perçus comme des
écueils à éviter, l’affectation, elle, apparaît au contraire comme un vice
recherché. Elle se dissimule dans des procédés constants, « dans les
impropriétés, les redondances, un resserrement obscur, une composition
2
relâchée, la recherche puérile de synonymes ou d’ambiguïtés ».
Cet adjectif, puéril, retient toute mon attention. En effet, l’affectation est
perceptible chez certains profils d’élèves, l’enflure de leur discours étant
pour eux une manière d’imiter la langue qu’ils croient être celle de leurs
enseignants, ou de compenser une pensée qu’ils jugent insuffisamment
riche. Pas une année, donc, sans voir au moins l’un de mes élèves se perdre
dans d’interminables phrases d’où émergent des mots rescapés de mes cours
– comme si la qualité de pensée s’évaluait au poids, et comme si le cours
était le seul cadre de pensée possible.
Il y a probablement, dans tous les efforts de formulation et de posture
affectés, moins de travail que de jouissance – malheureusement toute
personnelle – d’un art oratoire soudain coupé d’un naturel qui pourtant seul
peut émouvoir.

Anaphore
Si l’éloquence a un ennemi, c’est bien la répétition, alors même que
cette dernière a le vent en poupe dans d’autres domaines, en particulier la
pédagogie.

Partout on lira qu’il faut fuir la paraphrase, et plus encore le pléonasme,


mais qu’on peut en revanche privilégier le recours à l’anaphore, dont le
caractère répétitif est moins perçu comme une tare que comme une colonne
structurante. L’anaphore est ainsi la garantie que la substantifique moelle du
propos sera perçue, car elle permet de fixer l’attention lors de la
prononciation du discours – et, très vite, on ne retient plus qu’elle.
Le plus souvent classée dans les figures de construction, l’anaphore (qui
consiste à répéter un mot ou un groupe de mots en tête de phrase ou de
vers) est donc censée favoriser le balisage d’un discours ; ce faisant, et
malheureusement, elle balise aussi quelque peu la pensée. Elle n’apporte
strictement rien d’un point de vue informationnel, puisqu’elle n’est que
répétition : l’anaphore flèche pour vous ce qui doit être retenu dans le
discours, et c’est la raison pour laquelle elle est l’un des outils privilégiés
du discours de propagande, et plus généralement du discours politique. En
effet, le discours politique n’apprend rien sur le monde : il oriente la
manière de le voir. L’anaphore trouve ainsi parfaitement sa place dans ce
que Marc Angenot appelle la rhétorique du martèlement.

Nombreux sont d’ailleurs les discours qui doivent leur célébrité – et


même leur nom – à l’anaphore qui les structure. Leur inscription dans une
chronologie permet de se faire une idée des évolutions de la société :
« J’accuse 6 », « I have a dream 7 », « How dare you 8 ? ».
Dans les discours politiques plus récents, l’anaphore caractérise un
rapport au monde : on comparera ainsi l’écart entre l’égocentrisme du
« Moi Président » de François Hollande et le discours « de Cancún »,
prononcé par François Mitterrand le 20 octobre 1981 :

Salut aux humiliés, aux émigrés, aux exilés sur leur propre terre qui veulent vivre et vivre libres.
Salut à celles et à ceux qu’on bâillonne, qu’on persécute ou qu’on torture, qui veulent vivre et vivre
libres.
Salut aux séquestrés, aux disparus et aux assassinés, qui voulaient seulement vivre et vivre libres.
Salut aux prêtres brutalisés, aux syndicalistes emprisonnés, aux chômeurs qui vendent leur sang pour
survivre, aux Indiens pourchassés dans leur forêt, aux travailleurs sans droit, aux paysans sans terre,
aux résistants sans armes qui veulent vivre et vivre libres.

Ici, la variation est extrêmement limitée, puisque le discours est


construit sur une antépiphore, c’est-à-dire sur la répétition de structures
identiques en début et en fin de phrase.
On ne manquera pas de remarquer que les études abondent sur l’usage
étouffant de l’anaphore dans les discours de Nicolas Sarkozy. Simple
coïncidence, bien sûr, avec les analyses de Bernard Lamy en 1675 :

Les petits esprits aiment ces figures, parce que ce faible artifice est assez proportionné à leur force, et
9
conforme à leur génie .

Animal
e
« Parle, et je te baptise ! » : les mots adressés au XVIII siècle par le
cardinal de Polignac à un orang-outang montrent à quel point la question de
la parole est fondamentale dans l’ancestral débat autour de la différence –
ou de la ressemblance – entre l’homme et l’animal.
Que l’on plaide pour la similarité ou pour l’opposition entre les deux,
force est de constater que l’un est toujours l’étalon de l’autre. Aristote
définissait déjà l’homme comme un animal politique, autrement dit comme
un être capable de se saisir du langage pour exprimer valeurs et jugements.
Pour Descartes, théoricien des « animaux machines », la différence entre
l’homme et l’animal tient à la raison, perceptible ou non dans l’usage de la
parole. C’est ce qu’il explique dans le Discours de la méthode (1637) :

C’est une chose remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter
même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer
un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a pas d’autre
animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. […] Et ceci ne
témoigne pas que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout.

Le fait de pouvoir exprimer ses pensées devient en quelque sorte la


preuve a posteriori qu’une pensée existe.

Par la suite, on a ainsi pu différencier – en linguistique notamment – le


langage et la parole : le premier est ainsi pour Saussure un simple outil à
notre disposition, qui ne s’incarne que dans une parole, personnelle et
individuelle.
On a souvent opposé aux défenseurs d’une supériorité de l’homme sur
l’animal le fait que les animaux savent, aussi, communiquer entre eux. À
cela, Benveniste répondait que la communication animale était sans
commune mesure avec le langage humain.
Depuis les années 1970, la théorie de l’antispécisme tend à effacer toute
vanité hiérarchique qui placerait l’homme au sommet d’une prétendue
échelle des espèces, où les animaux dits domestiques seraient également
supérieurs aux animaux sauvages. Mais, dans les débats actuels, la question
de la parole a disparu, cédant la place à des enjeux éthiques autour,
notamment, de la souffrance.

Ce qui m’intéresse, c’est plutôt le paradoxe autour de la question de la


parole des animaux. En effet, tout le monde admettra que la communication
humaine n’est pas identique à celle qui s’établirait entre les animaux, et que
cela tient notamment à une différence de pensée, de raison ou de jugement.
Mais alors, comment comprendre que la littérature ait sans cesse
recours aux animaux pour leur faire dire ce que les hommes ne sauraient
dire ?
La mise en scène des animaux dans les fables de La Fontaine ou encore
dans La Ferme des animaux d’Orwell (1945) est l’un des supports de la
satire : mais l’anthropomorphisme devient nécessaire pour donner la parole
aux animaux, alors qu’il serait quand même plus simple que les hommes
assument de parler.
Et puis, s’il est toujours aisé de comprendre quel type d’homme se
cache derrière quel type d’animal, sans doute est-ce parce que l’homme
n’est pas toujours si spécifiquement humain.

Un peu d’humilité, donc, comme nous y invitait déjà Montaigne : ce


besoin que nous avons d’anthropomorphiser les animaux, dans les fables
comme dans notre quotidien, est peut-être aussi le signe de notre incapacité
à percer les mystères de leurs propres modes de communication.

Comme l’ont récemment montré les travaux de la philosophe des


sciences Vinciane Despret, il y a une poésie propre au monde animal : parce
que nous sommes désespérément humains, cette poésie nous échappe ; et
parce qu’elle nous échappe, nous préférerons la mépriser.

Antéoccupation
Je m’étais dit que je ne parlerais pas trop ici de figures de rhétorique,
parce que mon métier me les rend à la fois nécessaires et insupportables, un
peu comme les hypocondriaques pour les médecins.
Mais j’ai une affection particulière pour l’antéoccupation.
L’intérêt de l’argumentation vient de ce qu’on est plusieurs ; comme
Montaigne, je prends bien plus de plaisir dans la discussion que dans la
lecture, « mouvement languissant et faible qui n’échauffe point ».
Toute relation humaine, quelle qu’elle soit et même lorsqu’elle est
conflictuelle, mobilise l’esprit. Il y a dans le désaccord une promesse de
galvanisation, car il s’agit, certes, de remporter la partie, mais aussi de sortir
grandi de ce qui nous oppose à l’autre : « Quand on me contrarie, on éveille
mon attention, non pas ma colère ; je m’avance vers celui qui me contredit,
qui m’instruit », explique l’humaniste dans « De l’art de conférer » (Essais,
livre III, chapitre VIII).

Qu’on le veuille ou non, l’argumentation est collaborative même dans


l’opposition : il faut laisser de la place à l’autre, y compris pour le faire
disparaître. Voilà précisément ce que permet la figure de l’antéoccupation,
vaste concession qui consiste à accorder à l’interlocuteur une partie de ses
arguments, pour mieux les anéantir.
L’antéoccupation est indéniablement plus respectable que n’importe
quel débat politique, mais elle n’est qu’une étape vers la noblesse d’âme
absolue, qui consiste à admettre que l’adversaire a raison.
Il est en effet bien plus jouissif de perdre face à un interlocuteur que
l’on estime que de gagner face à un congénère que l’on méprise.

Argot
Voir : Jargon.

Aristote
Du grec Aristotélês, lui-même composé de aristos (« le meilleur ») et
telos (« achèvement, accomplissement, réalisation »).
Aristote est, jusque dans son nom, le meilleur. C’est pourquoi je m’en
tiens là : je crains sinon de répéter ce que vous pourriez lire dans toutes les
autres entrées, où il est, d’une manière ou d’une autre, toujours présent.

En fonction de l’Aristote qui vous intéresse, vous le trouverez aux


entrées : « Animal », « Art ou technique », « Cicéron », « Clarté »,
« Cœur », « Cri », « Dangers », « Épidictique », « Ethos », « Galilée »,
« Genres de discours », « Lieu commun », « Passions », « Quintilien »,
« Rythme », « Silence » ou « Style ».

Art ou technique
Il existe une confusion fréquente entre les termes éloquence et
rhétorique, employés parfois indifféremment.
Dans l’Antiquité, l’art de bien parler fait partie du cursus scolaire, que
les Grecs appellent paideia. L’orateur idéal est, pour les Romains, un vir
bonus dicendi peritus – « un homme de bien qui sait parler ». Enseignée
aux côtés de la grammaire et de la logique, la rhétorique est un art, entendu
au sens de technique maîtrisée : l’orateur est un artisan.

Il s’agit toujours de penser une parole publique, dont les règles sont
encadrées par Aristote pour la démocratie athénienne et par Cicéron puis
Quintilien pour les Romains. Dans son De oratore, Cicéron s’interroge
notamment sur les qualités d’un bon orateur, et sur la nécessité ou non de
maîtriser de multiples savoirs pour avoir une parole efficace.
À cette époque, l’orateur est alors avant tout politique, et le reste
jusqu’à la rhétorique religieuse de saint Augustin et des Pères de l’Église.
La parole doit agir sur l’auditoire : l’orateur est, depuis Homère déjà, un
homme de parole et d’action.
Les qualités requises pour la technique oratoire ne varient pas :
pertinence des arguments et des procédés argumentatifs (inventio),
agencement des idées (dispositio), maîtrise de la prononciation (elocutio) et
de la posture (actio), mémorisation (memoria).
De même, les préconisations de Quintilien en termes de construction du
discours restent inchangées d’un genre à l’autre : il faut s’assurer l’attention
du public dans l’ouverture (exorde) et la conclusion (péroraison), et ne pas
hésiter à alterner argumentation et narration.
Ce bref panorama suffit à montrer à quel point la rhétorique repose sur
la technicité. Dans les représentations collectives, elle serait à distinguer
d’une éloquence qui, elle, relèverait plutôt de l’art, voire d’une forme de
don. Au Moyen Âge, dans son Metalogicon (1159), Jean de Salisbury
mettait déjà en garde contre cette prétention à croire qu’il y aurait en
quelque sorte une maîtrise innée de la parole :

Ils disent en effet : « Les règles de l’éloquence sont superflues puisqu’elle est un don de la nature
qu’on a ou qu’on n’a pas. » Mais moi : « Quoi de plus faux ! » En réalité l’éloquence est la capacité
de dire avec la mesure qui convient ce que pour lui-même l’esprit juge à propos d’exprimer.

Il faut donc se méfier de l’opposition dangereuse entre d’une part la


rhétorique balisée par des règles et des techniques, et d’autre part
l’éloquence conçue comme un art placé sous le signe du génie et de la
beauté.
Cette distinction, qui peut sembler anodine, nous a menés tout droit vers
des formes retorses (et surtout autoproclamées) de l’art oratoire, telles que
le management ou le coaching.
Les sophistes du XXIe siècle sont tous ceux qui, sans jamais avoir étudié
la rhétorique, se sentent pourtant maîtres de l’éloquence.
Articulation
Voir : Bégaiement ; Momo.

Assa
Prénom d’origine africaine, signifiant « Celle qui guérit ».

Je n’aurais jamais pensé faire figurer Assa dans un dictionnaire, elle qui
n’a jamais pu entrer dans aucune case.
Électron libre – au grand dam de tous ceux qui ont tenté de lui faire
acquérir une once d’intuition méthodologique –, Assa a toujours clamé haut
et fort qu’elle serait médecin. Car Assa est une clameuse, et ne s’est jamais
préoccupée du seuil critique des 130 décibels infligés à son entourage, pas
plus qu’elle ne tenait compte des mises en garde timorées quant à ses
chances de réussite en médecine.
C’est donc ainsi qu’Assa est entrée en 1re S.

Je ne l’ai jamais eue en cours, mais je l’observais toujours de loin, un


peu admirative de cette fusée incontrôlable que les hasards des affectations
ne mettraient jamais sur mon chemin. Et puis un jour elle m’a sauté dessus
au détour d’un couloir. Assa ne s’adresse jamais à vous qu’en vous sautant
littéralement dessus :

Madame, je veux faire votre concours d’éloquence ! Je sais pas trop ce que c’est, mais je vous jure
que je vais assurer.

Et c’est ainsi qu’Assa est entrée dans ma vie.


La première fois que je l’ai entendue s’entraîner sur son discours, je ne
l’ai pas reconnue : le coffre tonitruant était devenu un filet de voix fluette ;
le corps qui depuis toujours semblait extensible à l’infini, dans toutes les
dimensions permises par les lois de la physique, était statique, presque
apeuré, désespérément vertical contre le tableau.
C’est ainsi qu’Assa me semble avoir perdu sa voix.

Elle a alors créé ce que j’ai appelé l’éloquence du balai : elle a passé
des heures à réciter son texte en faisant le ménage et la vaisselle, sans
discontinuer.
Peu à peu, la mise en page de son texte a changé, quittant la linéarité
d’un corps de mail pour adopter le rythme d’un geste répétitif et vigoureux.
Pendant des mois, sa famille a contemplé sans mot dire Assa, seule au
milieu de tous, cherchant la clameur disparue.
Je n’ai malheureusement jamais assisté à ces scènes, mais j’imagine
encore son appartement résonner de ses mots, chaque jour plus assurés :

Les journalistes relaient des informations informes.


Les terroristes ont peut-être un couteau, ou même deux.
Il y a un policier mort ou peut-être deux,
et à force de statuts Facebook, de débats d’experts et de commentaires du commentaire,
l’événement s’efface progressivement derrière le discours.
Il en va de même pour l’histoire et la mémoire collective :
que reste-t-il de tous ces témoignages que certains osent nier, des voix sous la cendre qu’on étouffe
une deuxième fois ?
Pour tant d’inhumanité, à qui la faute ?

C’est ainsi qu’Assa a trouvé sa voix.

Quelques heures avant le concours, je l’observais, submergée par cette


élasticité corporelle et cette verve incontrôlables qui risquaient de
compromettre ses mois de travail.
Mais, peut-être pour la première fois, Assa savait qu’elle allait réussir.
Affublée de son tee-shirt Champion, elle a emporté dans son espace
pluridimensionnel une salle comble et euphorique, et un jury des plus
prestigieux.

Et un jour, [une amie] m’a dit : « Va consulter un psychologue. »


J’ai répondu : « Qui ? Moi ? Mais t’es malade ou quoi ! Quelle psychologue ? Tu crois que j’suis une
Blanche ou quoi ? »
Il en va de même pour tous ces hommes qui souffrent dans l’ombre, écrasés par l’image virile qu’on
associe au « vrai homme » dans notre société.
Alors, pour tant de honte et d’inhibition, à qui la faute ?

C’est ainsi qu’Assa a gagné le concours et que, je crois, sa vie a changé.

Pour la première fois, sa détermination et le monde étaient alignés. Ce


jour-là, tout est devenu possible, et ce sont ses « pensées limitantes »
(l’expression est d’elle) qu’Assa a balayées.
Elle était devenue cette championne qu’elle avait toujours su être, sans
jamais vraiment se l’autoriser.
À l’heure où j’écris ces lignes, elle entre en deuxième année de
médecine. Cette voie-là, elle ne l’a jamais perdue.

Chaque fois que j’hésite, que j’ai peur de croire en quelqu’un, ce sont
toutes les voix d’Assa que j’entends. Grâce à elle, je sais que rien n’est
impossible pour mes élèves.
Et c’est ainsi qu’Assa, fidèle à son prénom, m’a guérie de mes propres
résistances ; je sais la chance qu’auront les corps qu’elle soignera.

Assemblée nationale
Expression de genre féminin (bien que le référent reste majoritairement
masculin, en dépit de la loi sur la parité votée par cette même Assemblée).

Historiquement : haut lieu de décision politique, autour de grands


enjeux (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, abolition des
privilèges et des droits féodaux, destruction de la misère, séparation de
l’Église et de l’État, abolition de la peine de mort, cessation des hostilités en
Indochine).

Actuellement : théâtre pourtant non répertorié comme tel ; espace


clairsemé où l’on se ridiculise autour de futilités voire d’aberrations (port
du voile, motifs vestimentaires).
Scène célèbre pour ses gesticulations anthologiques et ses formes de
communication alternatives proches du borborygme : bêlements (3 août
2017), caquètements (8 octobre 2013), sifflements (17 juillet 2012).

Rien d’autre à ajouter. Comme l’a conclu Olivier Véran pas plus tard
que cette année : « C’est ça, la réalité […] ! Si vous ne voulez pas
l’entendre, sortez d’ici ! »

Attaque/défense
Voir : Plaidoyer/Réquisitoire.

Autorité
« Mais t’es qui pour me dire ça ? »
C’est vrai qu’il ne faut pas être n’importe qui pour prendre la parole, car
l’autorité, conformément à son étymologie (augere, « augmenter »),
amplifie l’homme et lui donne ainsi le droit d’être auctor, « auteur ».

Il est des autorités de parole qui ne se discutent pas, au premier rang


desquelles celle de Dieu :

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.

La foi en cette autorité relevant de la croyance, il est impossible et


d’ailleurs inutile de la contester, contrairement à toute autre autorité de
parole. Au XVIIe siècle, Pascal s’est attaché à montrer la différence
structurelle qui existe entre l’autorité de parole dans la théologie et dans les
sciences, la première se fondant sur le texte sacré et la seconde sur le
raisonnement.

Ce n’est donc pas pareil de prétendre : « C’est ainsi parce que Dieu l’a
dit » et de s’exclamer : « C’est comme ça parce que Didier Raoult l’a dit. »
On a recours dans les deux cas à un argument d’autorité, qui consiste à
accorder plus d’importance à l’énonciateur d’un propos qu’à
l’argumentation qui permettrait de le démontrer ; mais toutes les autorités
ne se valent pas.

L’une des caractéristiques de la démocratie athénienne antique est


l’iségorie, c’est-à-dire l’égalité de parole entre tous les citoyens.
Théoriquement, donc, toute parole se vaut à l’Ecclesia ; mais on perçoit
aisément les limites de cette donnée théorique, qui ne tient pas compte des
freins propres à chaque individu.
D’ailleurs, les auteurs de l’Antiquité avaient à cœur de légitimer leur
autorité de parole : si l’on peut lire en toute confiance La Guerre du
Péloponnèse de Thucydide, c’est parce qu’il accompagne son récit des
raisons pour lesquelles il doit être cru. Ce faisant, à travers sa posture de
témoin, il crée son autorité d’historien :
Quant aux événements de la guerre, je n’ai pas jugé bon de les rapporter sur la foi du premier venu,
ni d’après mon opinion ; je n’ai écrit que ce dont j’avais été témoin ou, pour le reste, ce que je savais
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par des informations aussi exactes que possible .

L’autorité de parole est ainsi indissociable d’une certaine compétence


qui garantit la fiabilité du discours. Malheureusement, l’inverse se produit
de plus en plus, et nombreux sont les sujets sur lesquels tout le monde a un
avis, sans que ce dernier soit aucunement fondé (j’ai déjà évoqué le cas de
l’épidémiologie et du football). Cette hérésie est si répandue qu’il existe un
mot pour désigner l’épatante capacité à se prononcer sur tout sans aucune
habilitation : c’est l’ultracrépidarianisme, proche également de l’effet
Dunning-Kruger. Je suis ravie d’avoir appris récemment ce mot, qui me
permet de décrire en huit syllabes l’intégralité de mon fil d’actualité
Facebook.

Malheureusement, cette extension du domaine de l’autorité ne change


pas le fond du problème, et certains – les minorités notamment – continuent
de ne pas avoir le droit de parler. C’est au nom de ce principe inégalitaire
qu’Olympe de Gouges a fini guillotinée, alors qu’Éric Zemmour est sur
tous les plateaux.
Il y a des gens dont l’assurance se mue en autorité universelle, tandis
que chez d’autres l’inhibition semble ne donner aucun droit à la parole. On
veillera donc à ne pas confondre autorité et autoritarisme, à moins de
l’assumer pleinement comme mon amie Tillac, dont j’ai adopté le principe
de vie : « D’façon, les gens, ils arrivent avec leurs idées, et ils repartent
avec les miennes. »

Avocat.e
« Parce que c’est un rêve quand même d’être avocate.
C’est vieux, c’est guez, mais… j’aime bien. »
Seher, 2de 9, 2017.

Nom masculin. Du latin ad vocatus, « appelé pour ». À ne pas


confondre avec l’étymologie du fruit, qui tient son nom de ahuacatl,
« testicule ».

Le mot « avocat » partage son étymologie avec le terme « vocation »,


auquel il est inextricablement lié : les deux portent en eux la vox, la voix qui
appelle.
Et c’est vrai que l’avocat est d’abord et avant tout un porte-parole ; il
parle pour ceux qui ont perdu une partie de leurs libertés, et qui ont
explicitement le droit, outre-Atlantique, de garder le silence. Le prévenu ne
parle qu’en présence de son avocat, car ce dernier est, aussi, le garant de la
parole de celui ou celle qu’il défend.

On pourrait penser que l’avocat est aussi la voix de la loi ; mais, s’il se
limitait à cela, le concept même de procès deviendrait inutile, puisqu’on se
contenterait d’appliquer la peine prévue pour un délit donné. L’avocat ne
représente donc pas la loi ; il est au-delà d’elle. Non pas au-dessus, mais au-
delà : par ses mots, il donne corps à l’impersonnalité du texte de loi et le fait
vivre. Rares sont d’ailleurs les métiers où l’on salue votre talent par la
valorisation de votre voix : il y a des ténors du barreau, mais pas de la
pédagogie.
Je trouve qu’il y a beaucoup de noblesse dans cette profession, qui
permet aux avocats de libérer leurs clients du poids de l’autodéfense. Je me
souviens par exemple d’une anecdote que m’a racontée l’un de mes amis,
psychiatre, qui avait fait l’objet d’une plainte au conseil de l’Ordre des
médecins par un père qu’il soupçonnait de maltraitance, suite aux
confidences de sa fille. Il est terrible pour un médecin de se voir accuser de
quelque chose qu’il pensait faire pour protéger. Toujours est-il que le jour
de l’audition devant l’instance disciplinaire, le juge a demandé au
psychiatre s’il savait pourquoi il était là. Mon ami raconte qu’alors il a
perdu pied et s’est senti complètement pris au piège par la question. Qui
d’autre que son avocat pouvait alors répondre à sa place pour expliquer sa
gêne ? S’il disait « non », il était dans le déni ; s’il disait « oui », il était
dans l’aveu de la culpabilité. L’avocat a joué le rôle de garde-fou là où, en
disant exactement la même chose, mon ami aurait donné l’impression de
fuir. L’avocat et son client ne font qu’un, mais leurs voix sont dissociées,
même lorsqu’elles sont à l’unisson.

J’ai eu la chance de rencontrer il y a quelques années un avocat


pénaliste qui m’a permis de comprendre ma fascination pour les faits divers
– passion qui suscite dans mon entourage les plus vives interrogations. Ce
n’est pas le fait divers en soi qui m’intéresse, mais plus précisément le
moment où tout bascule et où l’homme ordinaire devient un criminel. Dans
son ouvrage Même les monstres, l’avocat Thierry Illouz explique pourquoi
ce mot de monstre ne peut s’appliquer aux criminels :

Ce qui arrive à un homme, ce qui se produit dans sa vie peut le conduire à l’abjection, voire à la
barbarie. Mais cela ne relève pas de l’économie du monstre. Cela relève toujours d’une économie
humaine, même la folie. En nous, des voix nous assurent que nous n’avons rien à voir avec ces
horreurs. Ces voix assurent notre croyance en une normalité. Une normalité, le mot est lâché. Chaque
fois que quelqu’un prononce le mot de monstre, d’une façon ou d’une autre, il fabrique
instantanément une forme de normalité, il institue un ordre de la norme et du normal. Cet ordre est
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une fiction car nous avons tous, au fond de nous, des passions et des dérèglements .

C’est aussi cela que j’admire dans la profession d’avocat : l’humilité qui
impose d’être capable de suspendre son propre jugement pour que celui
rendu soit plus juste. L’avocat sait que nous sommes tous à un fil du
monstre et que les criminels endossent, en plus de la culpabilité qui est la
leur, la peur d’une société qui se réjouit que quelqu’un d’autre ait franchi le
cap. La norme rassure, certes, mais elle n’existe pas.

C’est pourquoi je suis ravie chaque fois que mes élèves – je pense
notamment à Kevin, Seher ou Imane – embrassent la vocation d’avocat :
eux connaissent à la fois la perméabilité de la norme et la rigidité qu’on
s’entête pourtant à lui associer, pour canaliser nos propres peurs.

Aya Nakamura
De son vrai nom Aya Danioko. Née en 1995 au Mali, Aya Nakamura a
ensuite vécu à Aulnay-sous-Bois.
Je n’avais jamais entendu parler d’Aya Nakamura avant qu’elle vienne
réaliser un happening dans mon lycée, qui se trouve être dans la commune
où elle a grandi. Je ne savais pas, alors, qu’elle était une chanteuse de
renommée internationale, et je ne pouvais guère compter sur la
médiatisation française pour me l’apprendre. J’ai entendu l’une de ses
chansons dans la série espagnole Élite avant de voir son visage à la une de
n’importe quel journal français.

Aya Nakamura m’intéresse pour tout ce qu’elle représente, y compris ce


qu’on lui refuse d’incarner. Alors qu’elle est devenue la chanteuse féminine
la plus écoutée dans le monde, dépassant même Édith Piaf dans sa
popularité aux Pays-Bas, et alors qu’elle fait exploser les plateformes de
streaming, elle reste trop souvent inconnue en France.
Cible de propos sexistes, racistes et classistes, Aya Nakamura est tour à
tour « un homme » ou une « Madonna de banlieue » ; affublée d’un « QI de
tulipe », elle est incapable, de l’avis de tous, de « parler français ».
Admettons. Je m’étonne quand même, dans ce cas, que ce dernier constat
n’ait jamais été fait en écoutant certaines chansons de variétés pourtant
françaises.
Mais il est certain qu’Aya Nakamura ne parle pas que français. Et c’est
là que tout cela prend sens, car en réalité, si l’on ne comprend pas ses
chansons, ce n’est pas parce qu’elle est incompréhensible, mais parce que
donc, tout simplement, ON ne les comprend pas.
On ne maîtrise pas le nouchi, l’argot ivoirien ? C’est Aya Nakamura qui
chante n’importe quoi.
On n’a pas parlé à un adolescent depuis dix ans et on ne sait pas que la
pookie est une poucave, donc une balance ? C’est Aya Nakamura qui chante
du charabia.

Que l’on se reconnaisse ou non dans la portée de ses textes n’est


finalement pas ce qui importe le plus. Ce qu’Aya Nakamura dit va bien au-
delà de ce qu’elle dit : parce que sa langue est en quelque sorte cryptée, elle
fragilise ceux qui la stigmatisent, car ils se sentent inconsciemment exclus
d’une communauté linguistique.
Ce phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau : c’est le même qui fait que,
depuis des millénaires, les « jeunes » sont l’objet de toutes les critiques sur
leur langue, qui n’est pourtant jamais la même. Ça a l’air difficile
d’admettre qu’on se sent dépassé par un sens qui nous échappe.

L’absence de reconnaissance d’Aya Nakamura est le signe du déni


d’une société qui ne peut que l’ignorer, voire la vilipender, pour pouvoir
s’estimer elle-même.

1. Cicéron, De l’orateur, livre III, trad. E. Courbaud et H. Bornecque, Les Belles Lettres,
1971.
2. [1962] Le Seuil, 1970.
3. In Institution oratoire, livre VIII, trad. J. Cousin, Les Belles Lettres, 1978.
4. In Institution oratoire, op. cit.
5. Idem.
6. Titre d’un article rédigé par Émile Zola au cours de l’affaire Dreyfus et publié dans
L’Aurore le 13 janvier 1898.
7. C’est le nom donné au discours prononcé le 28 août 1963 par le pasteur et militant
américain Martin Luther King.
8. Il s’agit du discours bref et incisif de la Suédoise et militante écologiste Greta Thunberg,
prononcé le 13 septembre 2019.
9. In La Rhétorique ou l’art de parler [1675], PUF, 1998.
10. In Histoire de la guerre du Peloponnèse, I, trad. J. Voilquin, GF, 1966.
11. L’Iconoclaste, 2018.
Badinter, Robert
« Si la peur de la mort arrêtait les hommes, vous n’auriez ni grand
soldat ni grand sportif », clamait Badinter dans sa célèbre plaidoirie de
1981.

C’est le 28 novembre 1972, non pas sur les bancs de l’Assemblée mais
sur ceux d’une exécution capitale, que commence son combat pour
l’abolition de la peine de mort. Ce jour-là, il assiste dans la plus grande
impuissance à l’exécution de son client Roger Bontems, guillotiné sans
avoir tué.

Badinter est un homme d’État, un homme de loi ; mais il est, plus


encore, l’homme de sa cause, à laquelle son nom est systématiquement
associé. Face aux partisans théoriques de la loi du talion, face à ceux qui
pensent que la mort seule peut empêcher le crime, face à ceux qui croient
que le meurtre permet d’éduquer les esprits sous prétexte qu’il est encadré
par l’État, Badinter répond par la force de l’expérience : il connaît, lui, « le
bruit que fait la lame qui coupe un homme vivant en deux ».
En 1981, ce ne sont pas les criminels sur lesquels Badinter pense
pouvoir agir, car il sait bien que la pulsion de mort est toujours plus forte
que la crainte de mourir :

À cet instant de folie, à cet instant de passion meurtrière, l’évocation de la peine, qu’elle soit de mort
ou qu’elle soit perpétuelle, ne trouve pas sa place chez l’homme qui tue.

En s’adressant aux députés, c’est leur responsabilité à eux qu’il cherche


à engager :

Je suis convaincu – cela vous fera plaisir – d’avoir certes moins d’éloquence que Briand, mais je suis
sûr que, vous, vous aurez plus de courage et c’est cela qui compte.

Faisant allusion à l’échec de l’abolition en 1908, il rappelle aux


hommes de loi la vaillance indispensable à l’affrontement de l’opinion
publique.

C’est là que réside la force de sa parole : il remet la moralité du vote


entre les mains de ceux qui s’en prétendent garants. Il est évident pour lui
que la peine de mort, conçue comme « l’idée que l’État a le droit de
disposer du citoyen jusqu’à lui retirer la vie », est la porte d’accès vers un
régime totalitaire.

Et son histoire familiale, ancrée à Sobibor comme à Auschwitz, lui


donne toutes les raisons d’avoir peur.

Battle
Voir : Concours.

Bégaiement
Bertie est un enfant contrarié, dans les deux sens du terme. Ses genoux
souffrent dans le carcan de ses attelles, et, né gaucher, il est pourtant sommé
d’écrire de la main droite. En enfermant ainsi son corps, sans doute a-t-on
emprisonné dans ce même corps la parole.

Toujours est-il qu’à huit ans Bertie commence à bégayer, devenant ainsi
la risée de tous. Car Bertie ne peut pas bégayer en toute impunité : il est le
fils du duc et de la duchesse d’York.

Aujourd’hui encore, les causes du bégaiement restent obscures, et sont


probablement multiples. La particularité de ce handicap est que ses
déclencheurs sont identiques à ses manifestations : stress, angoisse,
sentiment de honte. L’OMS le range d’ailleurs du côté des troubles
émotionnels ou comportementaux.
Le bégaiement est trop souvent perçu, par celui qui en souffre comme
par celui qui l’entend, comme une défaillance de la parole.
Bertie grandit donc en essayant de dominer sa propre voix qui lui
échappe.

1925. Discours de clôture de la British Empire Exhibition. La bouche,


collée au micro, n’est que heurts, hésitations, silences, redoublements
syllabiques. L’humiliation suprême.

Dix ans plus tard. Rien ne l’avait préparé, lui le timide, lui le réservé, lui
le cadet, à ne plus prendre la parole que sous les feux des projecteurs : suite
à l’abdication de son frère, Bertie va devenir roi.

Que se passe-t-il alors dans sa tête ? Combien d’abîmes s’ouvrent


devant lui à l’idée de s’exposer dans toute son incapacité ? À l’idée de
devoir, par la seule force de ses mots hésitants et chaotiques, devenir la
force prescriptive de tout un peuple ?
L’histoire ne cherche pas à dissimuler le rôle que joue alors
l’orthophoniste Lionel Logue dans le combat de Bertie – devenu
George VI – pour parvenir à dominer son bégaiement. Des heures et des
heures de travail : assouplissement du corps, renforcement de la confiance
en soi.

3 septembre 1939. Le Royaume-Uni entre en guerre contre l’Allemagne


nazie, et c’est George VI qui l’annonce sur les ondes : « For the second
time in the lives of must of us, we are at war. » La version radiophonique de
ce discours, et plus encore sa version cinématographique dans le film de
Tom Hooper Le Discours d’un roi (2010) montrent à quel point cette
déclaration est une lutte. Très court, ce discours de quelques lignes cousu
main par Lionel Logue ne cherche pas à lutter contre le silence : il l’intègre
au contraire pleinement dans une fluidité renouvelée de la parole.
Ce jour-là, le monde entier est suspendu aux lèvres de George VI, et
attend que les mots s’y présentent, hésitants et trop articulés ; ce jour-là,
tout le monde sent la progressive coordination du larynx et du diaphragme
thoracique ; ce jour-là, le temps de la prononciation et celui de l’écoute sont
pour la première fois en phase, peut-être parce que le roi lui-même,
apprivoisant son micro, ne s’adresse pas à un peuple mais à chacun de ceux
qui le composent.

Car on l’oublie trop souvent : on n’est bègue que face à quelqu’un ; la


pensée intérieure, elle, ne bégaie pas. C’est en ce sens qu’il faut peut-être
penser moins à un trouble de l’expression qu’à un trouble de la
communication.
Je n’ai connu qu’une seule personne bègue : c’était l’un de mes élèves,
un jeune homme de quinze ans. Nous avons beaucoup échangé autour de ce
qu’il percevait comme un frein, non seulement à l’articulation, mais aussi à
son ethos un peu rebelle.
Je me souviens des luttes contre les consonnes occlusives, notamment
en début de mot, je me souviens de la tension de son corps, du désespoir
dans les yeux parfois, de la haine de soi, de la parole qui déferle après avoir
été retenue, comme lorsqu’un barrage explose.
Je me souviens que seule la colère faisait céder les digues. Je me
souviens que j’ai essayé de contrôler, aussi, cette colère.

Je me souviens en être arrivée à la conclusion que le décalage du


bégaiement existe entre une pensée qui va trop vite et une parole qui ne suit
pas.

Blâme
Voir : Épidictique.

Bossuet, Jacques-Bénigne
Voir : Oraison funèbre.

Bourdieu, Pierre
Je suis une fervente admiratrice de tous les travaux de Pierre Bourdieu,
mais ai toujours été très gênée par sa théorie selon laquelle l’école légitime
et reproduit les inégalités sociales. C’est difficile à entendre quand on
exerce un métier comme le mien, dans un établissement comme le mien.
Tour à tour classé « zone prévention violence », « zone d’éducation
prioritaire », « zone sensible » ou « politique de la ville », le lycée dans
lequel j’enseigne fait partie de ceux qui font la triste – et injuste – célébrité
de la Seine-Saint-Denis. Tous ceux qui y travaillent se battent au quotidien
pour que nos élèves, pour la plupart boursiers et issus de milieux dits
défavorisés, aient les mêmes faveurs, justement, que les autres. Ce n’est pas
simple et très souvent décourageant de lutter contre la reproduction ; mais
qui d’autre que l’école peut espérer un tant soit peu l’endiguer ?

Ce que parler veut dire : voilà un titre que j’aurais aimé trouver.
Bourdieu a en effet profondément changé les choses en montrant la nature
intrinsèquement sociale de la langue : la linguistique n’a en effet pas
beaucoup de sens sans une perspective sociologique. Après les travaux de
Saussure et de la linguistique structurale, il était important d’établir qu’il
n’existe pas une langue mais des discours, qui se construisent tous par
rapport à la langue dite légitime, maîtrisée par les locuteurs de la classe dite
dominante.

Du point de vue de la langue – et de la prise de la parole –, la société est


un « marché linguistique » où se jouent de nombreux échanges qui, au-delà
de leur fonction de communication, sont symboliquement éloquents. En
effet, autour de la langue légitime se crée un espace dans lequel chacun
pense jouer un rôle et en octroie aux autres :
Les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les
rapports de force.

Face à mes élèves, j’imagine que je représente la langue légitime : elle


définit à elle seule mon habitus ; je l’incarne, je l’utilise, je l’impose – à tel
point qu’ils ne réagissent jamais lorsqu’une vulgarité m’échappe (j’y
reviendrai le moment venu, à l’entrée « Gros mots »).
Et si je leur fais précisément étudier Bourdieu, c’est pour qu’ils
comprennent la place linguistique et donc sociale qu’on leur assigne
lorsqu’ils transgressent la norme, aussi parlée soit-elle. Ce faisant, je leur
expose les analyses sociologiques du parler bourgeois et du parler
populaire :

Ce n’est pas par hasard que la distinction bourgeoise investit dans son langage l’intention même
qu’elle investit dans son rapport au corps : c’est tout le corps qui répond par sa posture mais aussi par
ses réactions internes, ou, plus spécifiquement, articulatoires […].
Dans le cas des classes populaires, [le rapport au corps est dominé] par le refus des « manières » ou
1
des « chichis » et par la valorisation de la virilité […].

L’idée de valorisation de la virilité est fondamentale pour comprendre


comment les classes populaires tentent de lutter contre l’insécurité générée
par la non-appartenance à la norme. J’ai ainsi remarqué que la plupart de
mes élèves alternent chuchotements – lorsqu’ils participent en classe – et
hurlements – dans l’espace des couloirs où l’influence de leurs enseignants
est moins prégnante, et donc moins puissante que dans une salle de cours.
Insécurité dans l’espace de l’apprentissage, libération virile dans un
espace social où personne ne domine.
Car voilà un autre point fondamental soulevé par Bourdieu : par ma
fonction même, et la place que j’occupe dans « l’espace classe », je montre
malgré moi que je possède le capital culturel. Je dispose donc – quand bien
même je serais la pire des démagogues – d’une forme de pouvoir
symbolique ; et parce que j’incarne la langue légitime que par ailleurs
j’enseigne, je suis toujours susceptible d’exercer, malgré moi toujours, une
violence symbolique qui pourrait paralyser certains de mes élèves.

Le sociologue Stéphane Beaud donne, dans La France des Belhoumi, de


terribles exemples de violences symboliques traduites par le discours. Cet
ouvrage retrace l’histoire d’une famille d’immigrés algériens, et
particulièrement celle des huit enfants. Lors d’un entretien, l’une des filles,
Amel, évoque un incident au cours duquel l’une de ses enseignantes lui
avait lancé : « C’est à cause de filles comme toi qu’on vote Le Pen. » Elle
raconte ensuite la rencontre entre sa mère et le proviseur :

Donc [ma mère] lui dit comme ça : « Mais je comprends pas, vous avez pas le droit, y a pas eu
conseil de discipline donc vous ne pouvez pas exclure, le mois prochain, même pas, y a le bac de
français, c’est hors de question […]. Je vais demander à un inspecteur d’académie… » Et lui, il lui
répond : « C’est un inspecteur de police » [imitant son ton ironique]… Elle lui dit : « Pardon ? » Il lui
dit : « C’est un inspecteur de police que vous devriez appeler »… Et là, ma mère est rentrée dans
une… [colère], c’était la première fois… Parce que ma mère n’est jamais avec nous contre l’école
[…] donc elle s’est levée, elle lui a dit : « Eh bien, écoutez, monsieur, vous serez avisé par M. X [le
ponte de l’académie], je le connais très bien. » Et là quand il a entendu le nom, il est retombé […] et
il a dit : « Eh bien, écoutez, c’est un malentendu, toute une histoire, c’est vraiment un
2
malentendu … »

La violence est double dans cet épisode : d’abord, le positionnement du


chef d’établissement qui ne conçoit pas que la mère d’une de ses élèves
puisse connaître un inspecteur d’académie (privilège réservé visiblement
aux classes dominantes), puis son changement radical d’attitude lorsqu’il
s’aperçoit que c’est finalement lui qui risque de faire les frais de ce triste
épisode.

Difficile d’aider nos élèves à grandir comme s’ils étaient ce que la


société leur refuse, c’est-à-dire des élèves comme les autres. Difficile
d’apprendre à maîtriser la langue légitime sans l’imposer par la violence,
aussi symbolique soit-elle. Difficile de lutter contre l’inhibition sans
position surplombante.

Pour ce qui est du langage à proprement parler, j’aurais aimé que


Bourdieu imagine qu’une norme linguistique puisse prendre un peu à
chacun de ses usagers – car le français est bien, comme le disait Alain Rey,
une « langue métisse ».

Brièveté
Voir : Moralistes.

Brio
Voir : Repartie.

1. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982.


2. Stéphane Beaud, La France des Belhoumi, La Découverte, 2018.
Cadence
Voir : Rythme.

Caricature
Nom féminin, emprunté à l’italien caricatura, lui-même dérivé de
caricare, « charger » (au sens propre et figuré).

Élément polémique, le plus souvent dessiné, qui fait bien plus parler de
lui qu’il n’a de choses à dire.
Carmen
Carmen, inis, n. : 1) chant, air, son de la voix ou des instruments ; 2)
composition en vers, vers, poésie ; 3) paroles magiques, enchantement.

Lorsque je l’ai rencontrée, je me suis dit qu’elle devait son prénom à


une célèbre voix andalouse ; mais j’ai su depuis que l’histoire du nom
Carmen n’avait rien de musical ou d’enchanteur. Il vient en fait d’une
déformation de la Vierge du Carmel.
Qu’importe : à mes yeux, ma Carmen reste quand même plus proche de
l’enfant de bohème que de la dévotion mariale.
Son métier, depuis plusieurs décennies, n’est que voix : elle est à la
loge, c’est-à-dire au cœur de tout ce qui se passe au lycée. Derrière la vitre
où se reflète différemment la lumière selon les moments de la journée, on
ne la voit pas toujours ; mais toujours on l’entend.
Les normes de sécurité, chaque année plus importantes, imposent la
présence d’un sas entre deux portes verrouillées :

Premier bip, C’est pour quoi ? Vous traversez le bâtiment A, passez par l’ancien B, et sur la droite
vous verrez la salle des profs, mais c’est pas marqué dessus, attendez je vous ouvre, deuxième bip.

Carmen est la voix du GPS dans ce lycée de six hectares dont elle
connaît les moindres recoins :

Premier bip, C’est pour une livraison ? C’est simple, tout droit, à gauche après le bâtiment rouge,
tout droit, à gauche, à droite, puis troisième à gauche, attendez je vous ouvre, deuxième bip.

Pour tous ceux qui ne travaillent pas au lycée, Carmen est la voix du
standard téléphonique :
Lycée **** bonjour, attendez ne quittez pas, ah c’est occupé, ne quittez pas je vous reprends. Lycée
**** bonjour, attendez ne quittez pas je suis déjà en ligne, oui allô vous êtes encore là ? ne quittez
pas je vous passe l’adjoint. Lycée **** bonjour, ah je ne sais pas si les profs vont pouvoir venir avec
les grèves, ils viennent de loin vous savez. Lycée *** bonjour, ne quittez pas, premier bip, oui c’est
pour quoi ?, c’est après les chèvres à gauche monsieur, attendez je vous ouvre, deuxième bip. Lycée
*** bonjour, ah non mais c’est pas moi qui gère les inscriptions, non mais je peux pas tout faire, non
mais c’est pas grave je vous en prie.

Un jour, j’ai passé une heure dans sa loge, et j’ai vu Carmen se dissocier
vocalement :

Ton carnet !, non mais tu rentres pas si t’as pas de carnet tu le sais toujours pas ? ça fait dix minutes
que t’es dans ce lycée ou quoi ? Premier bip, bonjour madame c’est après la statue bizarre à gauche,
triple salto sur le toit, vous passez sous les tables de ping-pong et c’est là, ça va toi Mathilde sinon tu
veux un café. Deuxième bip, vous pouvez y aller madame. Lycée *** bonjour, ben non comme je
viens de vous le dire vous n’êtes pas au collège Pablo-Neruda, bonjour, tu penseras à mettre une
photo sur ton carnet comment je sais que c’est toi moi, tu pars où en vacances Mathilde au fait,
attends y’a le téléphone qui sonne.

Mais pour chacun d’entre nous qui vivons au quotidien avec elle,
Carmen est une tout autre voix, celle de 19 h 15 :

Mesdames et Messieurs, le lycée **** va fermer ses portes dans quelques instants, veuillez vous
diriger vers la sortie, bonne soirée et à demain.

La voix de Carmen est la seule qui ait le droit d’interrompre un conseil


d’administration, un conseil de discipline, un conseil d’enseignement, un
conseil pédagogique. Quand les premiers sons de sa parole résonnent dans
les haut-parleurs, alors toutes les autres voix se taisent, dans une forme de
respect et de recueillement mutiques. Chaque soir, on attend la voix de
Carmen pour se sentir le droit de rentrer.

Mathilde tu m’aideras à refaire mon annonce du soir, j’en ai marre de dire tous les jours les mêmes
choses mais en même temps je peux pas vraiment innover hein, il s’agit quand même juste de faire
sortir les gens mais j’aimerais bien changer mais bon avec toi je me méfie hein tu me souffles pas de
conneries je peux pas dire n’importe quoi non plus.

Et puis, la voix de Carmen, c’est aussi celle des couloirs. Son volume
sonore du quotidien semble inclure par défaut un micro, comme si elle avait
toujours quelque chose à annoncer – C’est l’heure de ma pause, tu veux un
café, t’as pas vu mon chef, ce soir je vais finir plus tard avec votre remise
de bulletins vous pourriez faire ça plus tôt non mais t’inquiète c’est pas
grave, bon j’y retourne.

Chaque fois que je la vois, je me demande pourquoi l’éloquence


théorisée dans les livres est toujours celle d’un orateur devant un public, et
dont le discours a été minutieusement préparé pour susciter telle ou telle
émotion, comme s’il y avait un baromètre d’efficacité.
Car il y a dans la voix débordante de Carmen, dans sa spontanéité et
dans son ubiquité de parole, une éloquence qui force l’admiration. Carmen
ne parle pas, elle annonce. C’est notre oiseau de bon augure.

Carmen est une source inépuisable de joie.


C’est un livre entier que j’aurais aimé lui consacrer.
Toute une vie de voix.

Cette année elle va partir, J’ai décalé ma retraite en fin d’année, comme
ça, tu me feras ton discours.

Je redoute ce moment comme Verlaine craignait d’oublier « l’inflexion


des voix chères qui se sont tues ».

Casquette
Après la mort de Richelieu commence à se développer dans la bonne
société un « art de la conversation » théorisé dans plusieurs ouvrages qui
feraient pâlir notre Nadine de Rothschild.
Cet art codifié, qui émerge pendant la période classique, est l’un des
piliers structurants de la mondanité. L’étymologie de conversation
(« commerce », « intimité », « fréquentation ») est d’ailleurs sans
équivoque : elle est réservée aux happy few et propre à l’entre-soi d’une
noblesse devenue oisive.

e
L’éloquence du XVII siècle est donc une éloquence de salon, bien
qu’elle se pratique aussi, à l’occasion, au cours de promenades. On y
observe tous les prototypes de la société normée de l’époque : honnêtes
hommes, galantes et précieuses devisent ainsi dans une langue répondant
aux exigences de clarté et de « bon usage » préconisées par Vaugelas.

On ne parle pas de grand-chose et surtout pas de soi, car, bien sûr, le


moi est haïssable. L’art de la conversation est moins un art de communiquer
qu’un art de plaire. Il faut travailler à être léger, comme le diront un siècle
plus tard Diderot et d’Alembert dans l’article « Conversation » de
L’Encyclopédie (1751-1772) :

Les lois de la conversation sont en général de ne s’y appesantir sur aucun objet, mais de passer
légèrement, sans effort & sans affectation, d’un sujet à un autre ; de savoir y parler de choses frivoles
comme de choses sérieuses ; de se souvenir que la conversation est un délassement,

La Révolution a renversé les salons en consacrant la puissance de


l’orateur. C’est ainsi toute une pratique de l’éloquence qui vole en éclats
avec la prise de la Bastille. On entend s’élever les voix d’un Danton, d’un
Desmoulins, d’un Robespierre ou encore d’un Marat ; mais il s’agit d’une
parole toujours attachée à des figures socialement établies.

Ce n’est que plus tard que s’est développée une éloquence de la rue,
loin des quatre murs des salons mondains. Tchatche, gouaille ou encore
bagout : on ne sait comment qualifier la langue dite des banlieues, malgré
les tentatives annuelles pour recenser « les mots du bitume » dans des
dictionnaires.

Si la casquette de Charles Bovary a pu susciter l’admiration de


générations de critiques littéraires, celle du « jeune de banlieue » ne semble
pas contribuer à créer un ethos d’orateur. La casquette, dans une forme de
métonymie surannée, est intrinsèquement associée à une parole débordante
et comme non maîtrisée, qui fait peut-être peur par son impétuosité et son
art de l’improvisation.

C’est vrai qu’on est loin de l’obséquiosité des nobles de Cour ; il y a


dans la tchatche et le bagout toute la nécessité de se préserver de la
méfiance que l’on inspire, et non celle de plaire aux puissants.

Cassandre
Voir : Oracle.
Causes
Parmi les discours célèbres que l’histoire a retenus, nombreux sont ceux
qui défendent une cause et invitent le public à s’y investir. C’est ce que fait
Kennedy, par exemple, dans le chiasme de son discours inaugural de 1961 :

Ask not what your country can do for you, ask what you can do for your country.
(« Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez ce que vous pouvez faire pour
votre pays. »)

Le « rêve » de Martin Luther King fait écho à « l’idéal pour lequel je


suis prêt à mourir » de Mandela. Prendre la parole, c’est toujours interpeller
le public, que ce soit pour le mettre à distance – How dare you ? – ou pour
l’entraîner – Yes we can !

Intuitivement, on associe l’idée de discours à la défense d’une cause :


lors des concours d’éloquence, les élèves abordent spontanément les sujets
de manière engagée. C’est comme si le monde tel qu’il est – c’est-à-dire
pourtant jamais le même – ne demandait depuis toujours qu’à être changé.

Malheureusement, trop nombreux sont les discours dont la cause est


dangereuse : intégrisme, complotisme, discrimination. Ces prises de parole
dénaturent le principe même de l’éloquence, qui consiste à mettre l’art au
service d’une cause juste ; le discours de haine, lui, se suffit à lui-même,
indépendamment de tout travail rhétorique.

Il ne faut donc jamais perdre de vue les causes justes, et inciter à


l’action par la parole ; c’est ce qu’a tenté de faire Stéphane Hessel dans son
pamphlet à succès Indignez-vous :

Dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis
aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l’indifférence, dire « Je n’y
1
peux rien, je me débrouille ».

Ce qu’il faut à mon sens retenir de ces mots, c’est que l’homme est
voué à la révolte, et qu’il lui appartient de chercher les causes dans
lesquelles s’épanouir. On voit ce qu’une telle pensée doit à L’Homme
révolté de Camus :

Ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige, même si ce qu’elle obtient
2
est encore ignoble .

L’éloquence des causes nobles apparaît ainsi comme le vecteur de ce


que Camus pensait comme un refus positif ; c’est sans doute là sa plus
grande différence avec le discours de haine.

Chiffres, éloquence des


Voir : Sondage.

Cicéron
On connaît l’indémodable blague « Cicéron c’est pas carré », mais on
oublie souvent que Cicero était le cognomen, c’est-à-dire le surnom, d’un
Marcus Tullius, et que ce mot signifie en latin « pois chiche » ou « verrue ».
Il s’agit là d’un héritage comme un autre, qui ferait, semble-t-il, référence à
la forme du nez de l’un de ses ancêtres.
Parce qu’il a été à la fois avocat, homme d’État et écrivain, Cicéron a
utilisé l’art oratoire avant de le théoriser, ce qui le distingue d’un donneur
de leçons et confère une indéniable autorité à sa parole.
En tant que consul, Cicéron a été le premier Homo novus : autrement
dit, ses ancêtres n’avaient avant lui occupé aucune charge politique
équivalente. Il n’était pas noble, et cela suffisait a priori à lui fermer les
portes d’une carrière politique ; mais il n’était pas homme à se laisser
abattre.

La plupart des représentations picturales ou sculpturales de Cicéron le


montrent en train de plaider ou en tenue d’orateur. Le fait que la plupart des
statues antiques – en buste ou en pied – n’ont désormais plus d’yeux a
toujours piqué ma curiosité. C’est le cas notamment pour la plus célèbre de
er
Cicéron, qui date du I siècle av. J.-C., et qui est actuellement conservée aux
musées du Capitole. Quel dommage : il nous reste la posture de l’orateur
mais plus ses yeux, alors même que Cicéron est l’un des premiers à avoir
montré l’importance du regard dans l’actio, c’est-à-dire dans l’attitude.

Marcus Tullius est indépassable, comme je le dis chaque année à mes


élèves, qui me regardent chaque fois plus dépités. « Tout a été dit, et l’on
vient trop tard depuis sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent »,
disait déjà La Bruyère. Mais tentons quand même de voir en quoi Cicéron
est inégalable.
Il savait que l’éloquence est la plus fidèle alliée de la politique, lorsque
celle-ci ne se limite pas à des formules creuses, coupées de la réalité sur
laquelle elles prétendent avoir une quelconque influence. Il y a ainsi un
gouffre entre les discours de campagne que nous subissons actuellement et
les Catilinaires, discours grâce auxquels – notamment – Cicéron a pu
déjouer la conjuration de Catilina. Les interrogations rhétoriques ouvrant la
première catilinaire sont ainsi passées à la postérité : « Jusqu’à quand,
Catilina, abuseras-tu de notre patience… ? » Plus encore : depuis lors, le
mot catilinaire désigne une harangue véhémente contre quelqu’un.
Prononçant son Ô tempora ô mores dans un contexte politique précis,
l’orateur ignorait probablement qu’il était en train de forger un lieu
commun.

Cicéron savait la noblesse propre à l’acte de défense : c’est pour cela


que, devenu sénateur, il est resté avocat bénévole. Il lui fut toutefois
reproché, dans l’affaire précédemment évoquée, d’avoir fait exécuter des
acteurs de la conjuration, citoyens romains, sans véritable procès.
Cicéron savait que la rhétorique grecque, quoique trop scolaire à son
goût, devait arriver jusque dans le monde latin, et c’est la raison pour
laquelle il s’est notamment fait le porte-parole d’Aristote. Nul ne sait si ce
dernier serait parvenu jusqu’à nous sans son intermédiaire romain, qui a
repris en particulier les trois genres de discours – judiciaire, délibératif et
démonstratif – définis dans la Rhétorique. Il est aussi l’héritier de la
Poétique aristotélicienne, qui établit que tout discours vise, de manière
exclusive ou non, à instruire (docere), plaire (placere) et émouvoir
e
(movere). Les auteurs du XVII siècle ont remis ces théories à l’honneur ; de
nos jours, il n’y a guère plus que nos élèves qui les ont à l’esprit en
abordant un texte discursif.

Cicéron savait que la sagesse, celle qui a donné son nom à la


philosophie, est indissociable de l’éloquence : c’est ce qu’il explique
notamment dans son traité de jeunesse, De inventione. Plus tard, dans son
célèbre De oratore, il montre à travers la voix de Crassus que le bon orateur
ne peut se passer d’érudition, sous peine de n’être qu’un artisan de la
parole. Ces deux traités, dont la réception fut inégale, sont fondamentaux
pour connaître les piliers de la véritable éloquence.

Cicéron savait aussi qu’il n’existe pas de style unique, et que c’est dans
leur diversité que les styles sont appréciables. Toujours à travers le
personnage de Crassus dans le De oratore, il rappelle les quatre vertus du
style que Théophraste avait déjà définies : correction, clarté, ornementation
et élégance. Tout le reste n’est qu’individualité du style.
En revanche, Cicéron ne savait peut-être pas qu’en s’attaquant
violemment à Marc-Antoine dans ses Philippiques il s’exposait à la mort.
Ou peut-être le savait-il. Toujours est-il qu’en 43 av. J.-C. il est assassiné,
sur ordre de celui qu’il voulait faire reconnaître ennemi public.
On raconte qu’ensuite Marc-Antoine fit exposer sur la tribune les mains
qui avaient écrit les Philippiques, ainsi que cette tête qui nous est parvenue
sans regard.

Clarté
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
et les mots pour le dire viennent aisément

Les vers de Boileau, grand théoricien du classicisme, sont depuis


longtemps érigés au rang de citation universellement connue.

Il n’est pourtant pas le premier à avoir insisté sur l’importance de la


clarté dans le discours, et sur la nécessité de se conformer à des règles,
comme il le dit lui-même :

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,


Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
3
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée .

e
Le XVII siècle, régi par une monarchie absolue de droit divin, est par
essence le siècle de l’ordre, de la netteté et de la pureté. Une parole ne vaut
que si elle est claire et évite les écueils de l’obscurité, de l’atticisme et du
galimatias.
Cette nécessité avait déjà été énoncée dans la Rhétorique d’Aristote,
dans le De oratore de Cicéron, mais aussi par Quintilien, qui différenciait
deux éloquences : l’oratio emendata (sans faute de langue) et l’oratio
dilucia (dénuée d’obscurité).
Au siècle classique, la doctrine de Malherbe s’oppose radicalement aux
préconisations linguistiques des poètes de La Pléiade : ces derniers
introduisaient néologismes et termes issus de dialectes pour enrichir la
langue française, dans les années suivant l’ordonnance de Villers-Cotterêts
qui privilégiait l’usage du français sur celui du latin.
La pensée de Malherbe se nourrit de l’idée que chaque Français doit
pouvoir comprendre n’importe quel texte, et que dans cette mesure c’est
aux beaux esprits de se mettre au plus près du peuple – d’où le refus des
néologismes, des archaïsmes et des termes précieux ou techniques.

Dans ses Remarques sur la langue française publiées au milieu du


siècle, Vaugelas reprend cette nuance en distinguant pureté et clarté, la
première renvoyant à une langue syntaxiquement compréhensible, et la
seconde à un sens aisément accessible.
Ainsi, de manière sans doute contre-intuitive, la beauté oratoire repose
d’abord et avant tout sur ces deux piliers. Inutile de multiplier les effets de
style : la priorité est de se faire comprendre !

Cela ne nous ferait pas de mal de revenir à ces idéaux, bien qu’ils
puissent sembler un peu datés. Actuellement, les débats linguistiques
portent essentiellement sur une langue écrite : simplification orthographique
(au risque de faire disparaître l’ancrage étymologique du mot) ou
complexification polémique (l’écriture inclusive étant ainsi perçue par
certains comme un progrès social et par d’autres comme une mesure
discriminante à l’encontre, notamment, des personnes dys-).

Mais il me semble que l’on ne réfléchit pas assez aux véritables enjeux
d’une parole inclusive qui permettrait à chacun de ne jamais se sentir
dépassé dans l’interlocution.
Je pense notamment au domaine de la médecine, qui jouit d’une
réputation d’excellence : on connaît la déférence dont bénéficient par défaut
les médecins (et que dire des chirurgiens !), ainsi que le crédit apporté à leur
parole. Toutefois, la langue spécialisée de la médecine peut être excluante,
nourrie de termes savants et spécifiques ; il revient dès lors au médecin,
selon les termes du serment d’Hippocrate, de savoir se rendre accessible à
son patient : « J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs
raisons et de leurs conséquences. » Il lui appartient de faire en sorte que
l’autorité inhérente à la parole soignante soit compréhensible, et ce n’est
trop souvent pas le cas.
Je me souviens ainsi des propos d’une candidate que j’interrogeais à
l’oral de français sur Le Malade imaginaire :

Ah mais moi je suis vraiment d’accord avec Molière sur les médecins. Non mais sérieux, t’as mal à la
tête on te donne un Doliprane, t’as mal à la cuisse on te donne un Doliprane : on te dit jamais ce que
tu as et quand on te le dit c’est un mot latin et tu comprends rien. Tout le monde n’a pas fait dix ans
d’études !

Coaching
Le coaching est à la prise de parole ce que le placebo est au corps : un
vernis (placebo signifie en latin « je plairai ») sans véritable assise.

Initialement cantonnés au milieu sportif, le coaching et sa logique


commerciale gangrènent désormais de nombreux domaines, parmi lesquels
le « développement personnel », qui fait la part belle à la prise de parole en
public. Le coaching rencontre aussi un certain succès dans le milieu de
l’entreprise, dans le cadre du management (voir l’article consacré à ladite
notion). Son existence pose à mon sens plusieurs problèmes, d’ordres
différents.
Tout d’abord, l’emprunt à l’anglais semble être le témoin d’une réalité
nouvelle à laquelle la langue française n’aurait pas encore eu le temps
d’associer un terme, un peu comme les pickpockets à l’époque ou encore la
start-up nation au début du quinquennat Macron.
Or la formation à la prise de parole orale n’est en aucun cas un besoin
nouveau : j’en veux pour preuve la formation en rhétorique, obligatoire
pendant des siècles dans le cursus scolaire. Les tentatives de remplacer
l’emprunt coach par d’autres mots – guide ou mentor, par exemple – se sont
soldées par un échec, puisqu’elles rétablissaient un lien hiérarchique là où
le coach fait précisément reposer sa pédagogie sur une structure horizontale
– « au plus proche du client ».

L’apparition du domaine du coaching est pour moi l’une des formes de


l’individualisme moderne, qui consiste à se préoccuper davantage de
spécificités personnelles que de constantes humaines. Ainsi, peut-être
faudrait-il, avant de se demander comment être plus performant,
commencer par maîtriser les principes généraux de la rhétorique et de
l’éloquence.

En écrivant les lignes qui précèdent, j’avoue m’être demandé si je ne


m’étais pas engagée malgré moi sur la dangereuse voie des boomers,
adeptes du « C’était mieux avant ». J’ai donc, par acquit de conscience, tapé
« coaching éloquence » dans mon moteur de recherche, comme pourrait le
faire quiconque croirait avoir besoin de tels services. Je vous laisse
reproduire l’expérience pour saisir pleinement la polysémie du mot
éloquence à travers les âges.

Pour être tout à fait honnête, c’est aussi ma position de professeure qui
m’inspire de la méfiance à l’égard du coaching. En effet, le poids de la
déontologie, auquel s’ajoute celui des effectifs dans les classes, nous prive
de ce lien très intime avec la personnalité de nos élèves ; et pourtant, chaque
année nous apprenons à une centaine d’adolescents à apprivoiser la prise de
parole en public. Il me semble que, parfois, la meilleure manière d’aider
quelqu’un à dépasser ses propres limites est peut-être de ne pas se focaliser
sur ces dernières.

Bref, je m’égare, mais, comme vous l’avez compris, je ne vois pas


l’intérêt du coaching érigé en discipline. Pour moi – mais je peux me
tromper –, quelqu’un avec qui on a un lien de proximité, qui veut notre bien
et nous aide à nous dépasser, ça s’appelle un ami. Et en plus, comme
l’école, c’est gratuit.

Codes
L’éloquence, en tant qu’art oratoire, se doit de respecter un certain
nombre de règles qui n’ont que peu évolué depuis l’Antiquité – n’en
déplaise à la pléthore actuelle de manuels de coaching (voir cette entrée)
sur cette question, qui pensent avoir inventé le fil à couper le beurre. Il
existe donc un certain nombre d’invariants pour réussir son discours, en
tout cas de manière théorique.

Il n’existe en revanche pas de guide des codes de l’éloquence, qui sont


pour moi à distinguer des règles. Tandis que la règle est universelle et
explicite, le code a quelque chose de plus tacite, conformément à son sens
de « langage secret ».
Chaque milieu – social, géographique, générationnel – a ses propres
codes, notamment linguistiques, qu’il convient d’adopter pour intégrer le
groupe. Il y a ainsi deux formes du bien parler : la norme, fondée sur un
idéal de correction et de clarté, et l’usage, dont le visage s’adapte à de
nombreuses configurations.
Même l’expression « bien parler » n’a pas le même sens d’un milieu à
l’autre. Ainsi, l’idéal bourgeois préconise par exemple de dire bonjour
MADAME, de proscrire malgré que, d’éviter les liaisons avec les h aspirés :
bref, il faut dire ce qui convient, d’un point de vue linguistique autant que
social. Mais pour mes élèves, par exemple, « Parle bien ! » signifie tout
autre chose. Loin de l’idéal de correction, cette expression signifie bien
plutôt « Ne m’insulte pas (ou n’importe qui de mon ascendance) ». Cela ne
les empêche toutefois pas de savoir reconnaître et admirer la perfection
grammaticale lorsqu’elle se présente.

Je trouve qu’une telle polysémie de l’adverbe bien dit beaucoup de


choses sur les priorités sociales : d’un côté montrer qu’on est bien élevé, de
l’autre éviter de se faire insulter. J’y reviendrai plus loin, mais il me semble
déjà utile de rappeler que respecter les codes bourgeois n’a par ailleurs
jamais empêché d’être insultant.

J’aime beaucoup observer ce qui se joue autour des codes de différents


milieux : leur apparition, leur propagation dans des entre-soi qui semblent
se reconnaître, mais aussi les échecs cuisants, c’est-à-dire le non-respect des
codes ou leur mauvaise imitation.
C’est sur ce dernier point que je voudrais revenir pour finir : les codes
langagiers relèvent en quelque sorte du sacré, dans la mesure où ils
semblent inaccessibles à ceux qui n’ont pas été intronisés dans un groupe
donné. Ils sont l’objet d’un certain fantasme de la part de ceux qui veulent
rallier le groupe : on peut notamment penser au « Salut les d’jeuns ! » que
certains adultes croient toujours bon d’adresser à des adolescents qui ne
voient pas du tout à quoi cette langue prétendument cool est censée
renvoyer.
Mais, même lorsque les codes sont correctement identifiés et adoptés, le
locuteur n’est pas nécessairement adoubé : ainsi, mes élèves me regardent
systématiquement comme une pièce de musée dès que j’emploie une
expression que j’ai pourtant entendue moi-même quatorze fois entre la salle
des profs et ma salle de cours.

Je ne suis jamais, pour reprendre le titre d’une série qui leur est chère,
validée. Et ça ne risque malheureusement pas d’aller en s’arrangeant. Mais
eux-mêmes se font une idée fort erronée des habitudes langagières des
enseignants, particulièrement de français. Je ne manque donc moi-même
aucune occasion de leur signaler dans la marge de leurs copies à quel point
ils sont hors-sol chaque fois qu’ils emploient le passé simple dans un
dialogue, pensant ainsi se conformer au quotidien de mes échanges à la
machine à café.

Cœur
Pascal disait dans ses Pensées que « la vraie éloquence se moque de
l’éloquence », et sans doute écrivait-il cela à la fois en tant qu’honnête
homme et en tant que chrétien.
C’est aussi lui qui disait qu’un discours peut nous toucher de deux
façons : par l’esprit ou par le cœur.

L’éloquence part ainsi du cœur de l’orateur, pour toucher celui de son


auditoire – conformément aux préconisations, déjà, d’un Aristote ou d’un
Cicéron : tout discours doit instruire, certes, mais aussi plaire et émouvoir.
Et l’on ne touche au cœur qu’en en partant.

C’est ce que disait déjà au Moyen Âge Jean de Salisbury, dans son
Metalogicon :

En réalité l’éloquence est la capacité de dire avec la mesure qui convient ce que pour lui-même
l’esprit juge à propos d’exprimer. Oui, ce qui est caché au fond de notre cœur, elle le produit en
quelque sorte à la lumière et l’expose en public. […]
Celui donc qui a cette « facilité » d’exprimer comme il convient, avec les mots du moins, ce qu’il
pense, celui-là est éloquent.

On est ici au sens le plus proche de l’étymologie de convenir, « venir


avec ». Il ne doit idéalement y avoir qu’un seul élan, depuis le cœur et vers
le cœur.

Cette préconisation s’appuie sur un idéal de sincérité et d’authenticité,


qui ne s’apprend pas à proprement parler, bien qu’il soit difficile d’exprimer
par les mots l’état de son cœur : la vraie éloquence est ainsi, pour reprendre
les mots de Laurent Susini, « l’éloquence du vrai 4 ».

Le cœur entendu comme siège des émotions n’est toutefois pas toujours
bien perçu dans la rhétorique : en effet, l’argumentation qui privilégie
l’émotion sur la réflexion est parfois vue non pas comme authentique, mais
comme manipulatrice (voir : Convaincre/Persuader).
Comique
L’éloquence entretient des rapports complexes avec le comique, en
raison probablement du décalage de noblesse qui existe entre les deux.
La farce du Moyen Âge, caractérisée par ses grossièretés, a contribué à
l’idée d’un comique qui se contenterait de faire rire. De même, l’extrême
érudition d’un Rabelais n’a pas toujours réussi à faire oublier avec quelle
délectation il se complaisait dans le bas corporel. Bref : il semble y avoir
incompatibilité de nature entre l’art oratoire – qui est celui de la politique et
du droit – et le registre comique, spontanément associé à des formes et
contextes plutôt populaires.

e
Le XVII siècle, et particulièrement les pièces de Molière, constitue
probablement un tournant majeur. Le comique de caractère associé aux
personnages éponymes de ses œuvres – bourgeois gentilhomme, malade
imaginaire, avare, précieuses, misanthrope… – est revalorisé par la satire,
qui lui donne une tout autre consistance : le comique ne sert dès lors plus
seulement à faire rire, il fait réfléchir et dit quelque chose de la société de
l’époque. Aussi Trissotin est-il drôle parce qu’il incarne les travers de la
pédanterie, et Tartuffe ceux de la fausse dévotion.
La parole qui prétend faire rire doit s’accommoder des préoccupations
de l’époque : le rire de désespoir qui innerve le théâtre de l’absurde, par
exemple, est ainsi propre à la société d’après-guerre.
Ce lien très fort entre le comique et son contexte rend difficile voire
impossible sa théorisation : si l’éloquence a ses règles, le comique a son
indépendance. Ici réside l’une des complexités de mon métier, car je ne
vous cache pas que certains textes indéniablement perçus comme comiques
dans leur contexte de production ne suscitent plus guère que le scepticisme
de mes élèves : « C’est comique, ça [insérer ici une moue interloquée, aux
frontières du dégoût] ? » Si Monsieur Jourdain et ses voyelles font en
quelque sorte rire malgré le temps – intemporalité du comique de geste
oblige –, on ne peut plus aborder les tirades de Thomas Diafoirus sur les
circulateurs sans contextualisation préalable. Je me demande toujours si le
comique historique ne perd pas en saveur à force d’être recontextualisé.

Au XXe siècle, il ne s’agit plus de savoir de quoi l’on peut rire mais avec
qui. Bergson, dans son essai consacré aux enjeux du comique, montre que
ce dernier est intrinsèquement lié à l’humain, et qu’on ne rit jamais de ce
qui, d’une manière ou d’une autre, ne nous renvoie pas à nous. À cela
s’ajoute la portée sociale du rire, qui se partage généralement en groupe. On
observe ainsi souvent que des prises de parole pensées pour faire rire tel ou
tel groupe provoquent aussi l’incompréhension voire la colère de tel autre.

Le comique est, je trouve, un fiable révélateur des tensions sociales. Il y


a une nostalgie générationnelle d’un Desproges ou d’un Coluche, autour de
l’idée que désormais on ne peut plus rien dire. Si l’on peut considérer que
Desproges militait en quelque sorte pour l’extension du rire, on se
rappellera en revanche la position de Coluche sur la question :

Tant qu’on fait rire, c’est des plaisanteries. Dès que c’est pas drôle, c’est des insultes.
Je crois que nous en sommes toujours là. Ne perdons jamais de vue
qu’en théorie le comique vise moins à faire rire le locuteur que ceux à qui il
s’adresse : or on ne saurait forcer qui que ce soit à rire.
La peur de ne plus pouvoir rire aux dépens des autres et la crainte de
perdre cette liberté en voulant la conserver à tout prix entrent en conflit
avec des préoccupations (enfin) émergentes sur le respect de tous. À
l’échelle d’un seul siècle, on constate par exemple que les « blagues » à
fondement raciste ne font plus rire qu’un groupe restreint de personnes
politiquement marquées, là où, auparavant, tous les héritiers du monde
colonial se seraient tapés sur la cuisse. L’une de mes amies, de confession
juive, m’a souvent dit que les blagues sur les Juifs étaient ses préférées ;
c’est peut-être que les choses sont différentes quand, encore une fois, on
appartient au groupe dont on se moque.

Commémoration, discours de
Garde-fou de l’oubli, piédestal du devoir de mémoire, le discours de
commémoration est tout ce qui nous reste pour espérer qu’on retiendra les
leçons de l’histoire.

Commentaire sportif
On dit souvent, en comparaison avec la boxe, j’imagine, que
l’éloquence est un sport de combat. Plus rares sont ceux qui s’interrogent
sur la place que pourrait occuper l’éloquence dans le sport.
Et pourtant, la retransmission quasi systématique de tous les grands
événements sportifs – masculins, s’entend – est la preuve que le geste
sportif s’accompagne souvent d’une parole qui tour à tour le commente, le
décrypte, l’interroge ou le conteste.

On remarque une double tendance contradictoire chez le téléspectateur


d’un match, toujours un peu tenté de baisser le son comme pour mieux
profiter de l’image, mais tout aussi réticent à le couper totalement, comme
si cela le privait de quelque chose.

Le commentaire sportif est un rythme à lui seul, notamment dans le


domaine du football. La phrase du commentateur qui suit le trajet du ballon
est le plus souvent constituée ainsi :
1) très longue protase (intonation montante) indexée sur la traversée du
terrain vers le but ;
2) acmé (ou point culminant) au moment du tir ;
3) brève apodose (intonation descendante) qui, selon, le contexte, sera
marquée par la joie ou le désespoir.
Le rythme donné par le commentateur infléchit le plus souvent l’attitude
du téléspectateur :
1) muscles tendus et poings serrés le temps de la protase ;
2) écarquillement des yeux, tension des doigts et de la bouche au
moment de l’acmé ;
3) enfin, selon les circonstances, hurlement de victoire ou insultes
proférées en direction de l’écran.
Il y a dans le commentaire sportif un registre épique, qu’on trouve en
littérature plutôt dans les récits de combats qui dressent le portrait des
héros : verbes d’action, procédés d’amplification, lexique de la guerre
(même si je vous concède que c’est moins impressionnant sur les chaînes de
golf).

Je me souviens d’avoir lu, il y a quelques années, une interview de


Samir Bouadi, chroniqueur à France Inter, L’Équipe et Canal+. J’avais été
frappée par la manière dont il associait l’éloquence au sport, en expliquant
notamment qu’être éloquent dans ce domaine consistait d’abord à savoir
« créer du récit ». Et c’est vrai que le commentaire sportif, par l’hypotypose
– c’est-à-dire par un travail de description particulièrement réaliste – permet
de représenter tout ce que le sport a d’invisible : non seulement le geste que
seule une vision panoramique pourrait percevoir, mais aussi les années de
travail cachées derrière les 10 secondes de performance du 100 mètres.
Il expliquait aussi que le joueur de foot ressemble au comédien, qui
maîtrise son texte mais doit sans cesse composer avec l’imprévisibilité ;
puis il comparait le commentateur au grand sportif, car ils doivent tous deux
« être précis, forts, dire les choses, marquer, puis disparaître ».

Je me souviens d’avoir été touchée par ces liens construits entre tant de
mondes qui au mieux s’ignorent, au pire se méprisent. Depuis, chaque fois
que je passe devant une télé au moment d’un match, c’est à ces liens que je
pense.

Compétence
Voir : Autorité.

Complotisme
Le 11 septembre 2001, j’avais tout juste dix-huit ans et pas encore de
smartphone. Je me souviens encore du moment où j’ai poussé la porte du
petit foyer d’étudiantes où je vivais alors. Je me souviens des visages
effarés et des corps serrés les uns contre les autres devant la télévision. La
fin de l’enfance, indéniablement : il allait falloir composer avec la violence
du monde, mais aussi – et ça, je l’ignorais encore – avec l’émergence de
discours alternatifs pour expliquer ladite violence.
Théorisée par Popper aux États-Unis en 1945, la théorie du complot est
mentionnée en France pour la première fois en 1966, autour des
circonstances de la mort de Kennedy. En tant qu’explication du cours du
monde, elle est de plus en plus présente depuis, donc, 2001. Ce discours
s’est tellement répandu qu’il est désormais répertorié sous trois noms
différents : outre la dénomination officielle de « théorie du complot », on
entend aussi parler de « complotisme » ou encore de « conspirationnisme »,
bien que ces deux derniers termes ne soient pas encore entrés dans la
plupart des dictionnaires français.

Le discours complotiste consiste à assigner une cause unique à certains


événements, qui ne seraient ainsi que la réalisation de la volonté de
groupuscules secrets – Juifs, Illuminati, francs-maçons, mais aussi membres
du gouvernement pour les discours les plus récents – en vue de la
préservation de leurs propres intérêts.
e
En observant son contexte d’apparition depuis le début du XX siècle, on
constate qu’il émerge le plus souvent après un choc psychologique
important (assassinat de JFK, mort de Lady Di), lors d’un conflit (attentats
du 11-Septembre) ou lorsque la méfiance envers les institutions innerve la
société (antivax).
Pour qui n’adhère pas aux thèses conspirationnistes, il y a quelque
chose de mystérieux dans le fait que ce genre de discours puisse séduire.
Probablement est-ce stimulant de faire partie des happy few qui connaissent
les mécanismes cachés des choses : « Réveillez-vous ! On vous ment ! »,
s’écrie ainsi Alain Soral avec un ethos de lanceur d’alerte.
Le soupçon contemporain est le nouveau visage du scepticisme antique,
et sans doute est-il rentable pour l’estime de soi de se tenir à distance du
discours dominant. La dialectique du maître et de l’esclave est ainsi
revisitée : le complotiste se crée une place dans un monde où sa pensée n’en
a habituellement pas. Il devient celui qui sait mieux que « ceux qui nous
gouvernent ». D’ailleurs, sans doute que le mépris dont les
conspirationnistes font l’objet n’arrange pas les choses, car leur discours se
nourrit de tout pour se légitimer.

Dans le cadre de mes cours, j’ai souvent été amenée à étudier la


construction du discours complotiste, notamment pour apprendre à mes
élèves à s’en préserver. Il existe une éloquence de la parole
conspirationniste, sans quoi elle ne séduirait et ne circulerait pas autant. Elle
se répand par les canaux de la rumeur, c’est-à-dire plus rapidement que
l’information dite officielle.
En tant que discours persuasif, elle parle aux émotions et aux
sentiments, sous couvert de s’adresser à la raison. Il est ainsi
particulièrement difficile de réfuter une théorie du complot, car son
émergence même est liée à la mise à distance d’un point de vue majoritaire
et perçu à ce titre comme naïf.
L’étude de différents discours permet de comprendre peut-être pourquoi
ils séduisent : ils valorisent l’opinion de voix qu’on n’a pas l’habitude
d’entendre ; ils multiplient les termes abstraits (le contrôle, le pouvoir,
l’argent) dont les frontières sémantiques sont poreuses ; ils s’attaquent à des
institutions qui, au-delà des conspirationnistes, sont objet de défiance ; ils
prennent la forme d’un discours de vérité, notamment par l’emploi du
présent de vérité générale ; ils regardent aussi vers l’avenir, à travers cette
fois-ci l’emploi du futur prophétique.

La théorie du complot est, dans toute sa rigidité cognitive, une tentative


comme une autre de donner un sens au monde.
Mais c’est vrai qu’il y a plus de poésie dans la paréidolie, qui nous fait
voir un sourire dans la mousse de notre café, ou le visage de la Vierge sur
une tranche de pain de mie.
Concettisme
Voir : Pédants et Précieuses.

Concours
Parmi les nouveaux visages de l’éloquence, il y a celui du concours
d’anecdotes popularisé par les youtubeurs Mcfly et Carlito, notamment lors
de leur affrontement avec Emmanuel Macron.
Étymologiquement, l’anecdote est un fait inédit, c’est-à-dire à la fois
non publié et surprenant. Le concours d’anecdotes consiste ainsi à raconter
ce qui se présente comme des événements marquants de notre existence,
l’interlocuteur devant établir s’il s’agit de faits réels ou non.
Le format de cet exercice repose sur une éloquence de l’improvisation
et de la grandiloquence : la vérité y est questionnée, alors que, dans un
concours d’éloquence à proprement parler, elle est un présupposé de la prise
de parole : ce qui est dit est vrai (même si ce n’est pas le cas), et l’auditoire
ne doit en aucun cas en douter.

Nombreux sont désormais les dispositifs qui valorisent l’art de


l’improvisation – les battles sont à la mode. Je ne sais que penser d’une
improvisation à laquelle on se prépare mentalement alors que, pour moi,
improviser implique, jusque dans l’histoire du mot, l’absence de
préparation. J’y reviendrai ailleurs (voir : Repartie), mais il me semble que
la mise en danger de soi propre à la nécessité de devoir répondre sur le
moment disparaît dès lors qu’on sait qu’il faudra improviser.

Il y a aussi une beauté dans le conditionnement, comme je le constate


chaque année en regardant mes élèves se préparer pour le concours
d’éloquence. De leur point de vue, le concours n’est pas contre les autres
mais contre eux-mêmes : il ne s’agit pas de dépasser d’autres candidats,
mais de se surpasser soi.

Les adolescents ont par définition peu droit à la parole, a fortiori


lorsqu’ils appartiennent à des minorités.
Il faut alors les voir s’emparer de leur sujet sur lequel on leur demande
de donner leur avis, ce même avis qu’on ne cesse de mettre à distance dans
les salles de cours, où le collectif est rarement synonyme d’adjonction
d’individualités variées.
Premier jet : quelques mots à peine, une expression qui leur tient à cœur
– le bas est la première marche vers le haut : dans l’autre sens on ne peut
que descendre –, et puis tout leur univers sur trois lignes. L’importance de
la mère, la violence des discriminations, le poids de l’école.
Petit à petit, à mesure que la confiance s’installe, l’élève ose mettre un
peu de gras autour du squelette initial, s’autorise un je pense. C’est toujours
plus facile de donner son avis de manière transgressive – mais madame
franchement Molière c’est pas possible, j’ai passé plus de temps à chercher
les définitions qu’à lire la pièce – que lorsque quelqu’un vous le demande.
Vient ensuite le travail pour faire impression, non pas simplifier la
pensée mais la rendre plus percutante, sacrifier les phrases de vingt-sept
lignes et accepter de penser par paragraphes, faire le deuil de la boulimie
des mots.
Ce n’est que lorsque tout est clair et suffisamment ordonné pour qu’il se
sente autorisé à parler que l’élève se lance dans l’arène de la mise en voix.

Alors commence une tout autre épreuve : trouver le juste milieu entre le
murmure et le cri, entre la rigidité et la désarticulation ; travailler la
memoria, apprendre que le naturel se construit, et puis un jour, enfin, savoir
placer sa voix.
Le jour même du concours, il n’y a plus de concurrents, mais un seul
groupe. Ils ont oublié qu’il s’agissait d’un concours. Ils en savent plus sur
les autres, mais, surtout, sur eux-mêmes.

Conseil de discipline
J’ai assisté, en une dizaine d’années dans le même établissement, à
quelque chose comme deux cents conseils de discipline.

Les motifs qui peuvent conduire un élève devant une telle instance sont
nombreux, depuis la faute grave qu’il faut nécessairement sanctionner,
jusqu’à l’erreur de parcours qui doit être prise au sérieux dans l’espoir
d’éviter, justement, la faute grave. Un conseil de discipline est, à rebours
des représentations que l’on s’en fait, un moment pédagogique : il participe
à l’éducation de l’élève que l’on doit, comme son nom l’indique, aider à
grandir.

Le dispositif est toutefois semblable à celui d’un procès : l’élève ainsi


que sa famille, placés en bout de table, sont entendus par une dizaine de
personnes – direction, mais aussi représentants des enseignants, des agents,
des parents et des élèves.

Le statut de la parole y est aussi semblable à ce qui se joue dans un


procès. Il est vrai que tout est fait pour que l’élève puisse se défendre : mais
on voit ce que cela peut avoir de difficile lorsque tout l’accuse.

On n’apprend jamais à se défendre, et pourtant il s’agit d’un droit


fondamental.
Dans un conseil de discipline, la parole est de toutes parts muselée : par
le dispositif, par l’inhibition, par la honte, par la peur.
Le plus souvent, on n’entend que le silence, porté par une tête et des
yeux baissés.
Parfois, la voix ne dit que ce qu’elle croit qu’on veut entendre.
Très souvent, le juge suprême est à la droite de l’élève : la mère, stoïque
et mutique, se présente comme un mur d’indifférence que la parole de
l’enfant cherche à franchir.
De temps à autre, les choses nous échappent, lorsque l’élève traduit
pour ses parents – en turc, en arabe, en peul, en hindi – l’intervention
réprobatrice de tel ou tel membre du conseil. L’élève formule alors sa
propre accusation tandis que nous assistons, impuissants autant
qu’impressionnés, à sa transcription dans une langue où l’on ne reconnaît
plus nos mots.
Presque chaque fois, l’éloquence verbale laisse place à celle du corps :
friction des pouces, larmes, ou encore, depuis deux ans, réajustement
systématique du masque en haut du nez.
Il est rare que la parole muselée éclate dans un cri, mais cela arrive. On
ne sait jamais trop si c’est le signe d’une injustice terrible, ou d’un aveu qui
ne veut pas se formuler.

Je trouve aussi que le conseil de discipline est souvent le lieu d’une


parole biaisée, dont la sincérité peut être questionnée. Quelle authenticité
donner en effet à des excuses sollicitées ? Qu’est-ce qu’un engagement
lorsque d’autres personnes que nous-même nous en soufflent les
modalités ?

L’annonce de la sanction, après les délibérations, donne encore un tout


autre statut aux mots et consacre la puissance de la parole performative : il
suffit de prononcer « Vous êtes exclu définitivement de l’établissement »
pour que l’exclusion soit effective.
Alors, il n’y a plus rien à dire.

Consolation, discours de
« La souffrance nous ôte si souvent jusqu’à l’usage de la parole. »
Sénèque.

Le discours de consolation est aussi ancien que la mort qu’il est censé
accompagner. Sans surprise, il est pratiqué par Sénèque le stoïcien : il faut
savoir accepter et maîtriser la douleur. En tant que genre littéraire, on le
retrouve au VIe siècle dans l’allégorie de Boèce De consolatione
philosophiae, puis de nouveau à l’époque classique.

Le discours de consolation est l’une des preuves de notre humanité,


dans la mesure où il vise à entourer la souffrance des endeuillés. En voulant
apaiser la douleur de l’autre, on rompt ainsi le silence de celui ou celle que
le chagrin empêche désormais de parler. La mort est inévitable, mais la
littérature sur les moyens de l’apprivoiser est abondante.
Malherbe, dans sa célèbre Consolation à M. du Périer sur la mort de sa
fille (1599), choisit ainsi par exemple de pointer l’inutilité du combat :

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ;


On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier.

Dans un contexte de deuil, le langage permet de figer ce qui échappe, et,


en un sens, d’immortaliser ce qui n’est plus. Seuls les mots permettent de
maintenir en vie, par l’évocation du souvenir, les disparus. Et, bien que les
discours de consolation s’appuient le plus souvent sur des lieux communs
de la rhétorique, ils sont toujours écrits pour panser une peine particulière.
Seul le langage peut aussi, par le biais de la prosopopée, redonner la
parole aux morts. La Fontaine avait déjà montré, dans « Les obsèques de la
lionne », l’effet salvateur de l’évocation d’une voix disparue.
Seul le langage peut enfin, parce qu’il a une dimension performative,
donner de l’amour rien qu’en le disant.

J’ai malheureusement dû écrire plusieurs fois des discours après la mort


d’êtres chers. Dans mon esprit, c’étaient plutôt des textes de deuil que de
consolation ; le deuil et la douleur partagent la même origine étymologique,
et je crois qu’il est des souffrances impossibles à consoler. Face à cet
implacable constat, certains discours de deuil essaient de mettre les mots
sur l’insondable tristesse, comme le montre le succès de « Funeral Blues »
de W. H. Auden ; d’autres au contraire, par une prosopopée faisant parler le
défunt, rassurent ceux qui restent en leur disant que « tout est bien ».

Je ne sais si les paroles d’un tiers peuvent véritablement aider à


surmonter ce chagrin à nul autre pareil. À chacun d’entre nous d’apprendre,
5
comme nous y invite Delphine Horvilleur, à vivre avec nos morts .

Controverse
Voir : Polémique.

Convaincre/Persuader
L’argumentation ne se fait que dans un contexte bien défini : il faut
d’une part une situation d’interlocution et d’autre part un désaccord. Les
enjeux de l’argumentation, eux, diffèrent selon qu’on cherche à faire
changer l’autre d’avis ou qu’on souhaite simplement se prouver que l’on a
raison.
Pour faire bouger les lignes de son adversaire discursif, deux stratégies
sont possibles : la conviction et la persuasion.
La première, reconnue comme plus noble, consiste à vouloir emporter
l’adhésion en utilisant une argumentation logique nourrie de preuves. La
force de la conviction tient au fait qu’elle s’adresse à l’esprit et à la raison :
dans le cadre d’un procès, la parole d’un témoin, par exemple, est un
support de conviction. Le témoignage fait office de preuve et ne peut être
contesté en tant que tel ; de la même façon, la parole écrite a souvent plus
de poids que la parole orale.
À l’inverse, c’est au cœur que s’adresse la persuasion, qui vise à faire
changer l’interlocuteur de point de vue en accédant à ses sentiments. On a
tendance à considérer que cette stratégie est moins estimable, car son succès
repose potentiellement sur une manipulation émotionnelle.
La première trace de persuasion réside sans doute dans la bouche du
serpent de l’Ancien Testament : « Vous ne mourrez pas ; mais Dieu sait que
le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et que vous serez comme
des dieux, qui connaissent le bien et le mal. » La tentation repose bien sur
une stratégie émotionnelle, qui consiste à faire jouer l’envie.
L’Iliade nous offre, à travers le personnage de Priam, deux exemples de
rhétorique persuasive dont l’efficacité varie cependant.
Dans le chant XXII, il tente de dissuader son fils Hector d’affronter
Achille :

Tandis qu’Achille court, ainsi brille le bronze autour de sa poitrine.


Lors le vieillard gémit. Il lève haut les mains et s’en frappe la tête. Avec de grands sanglots, il
implore son fils, en criant, mais Hector reste devant la porte : il brûle de se battre avec le Péléide. En
étendant les bras, le vieillard dit alors d’une voix pitoyable : « Hector, mon fils, crois-moi : loin des
autres, tout seul, n’attends pas ce héros ! Si tu le fais, bientôt, par Achille dompté, tu subiras ton sort,
car il est bien plus fort que toi, ce misérable ! » […]
Ainsi dit le vieillard, puis il arrache à pleines mains ses cheveux blancs, mais il ne peut d’Hector
6
persuader le cœur .

La dimension théâtrale de la prise de parole de Priam, doublée de


plusieurs stratégies dissuasives (apitoiement, menace, peur) ne suffisent pas
à empêcher Hector d’aller au combat. Son cœur est alors le siège du
courage : il « brûle » de se battre, et nulle persuasion n’y peut rien.

En revanche, tandis qu’Achille conserve le corps d’Hector pour venger


la mort de Patrocle, Priam parvient cette fois-ci à ses fins, à savoir récupérer
le corps de son fils :

« Ah, si tu me laissais, Achille, terminer pour le divin Hector tous les rites funèbres, en agissant ainsi,
tu me ferais plaisir. » […]
Lors le divin Achille aux pieds légers reprend :
« Il sera fait, vieillard Priam, selon ton vœu : pendant tout ce temps-là je suspendrai la lutte. »
7
À ces mots, du vieillard il prend le poignet droit : il veut chasser de son âme la crainte .

De nouveau, la parole s’accompagne de gestes, mais qui cette fois-ci


soulignent son efficacité.
On le voit donc : la stratégie persuasive est un risque, et, parce qu’elle
s’adresse à lui, elle est toujours soumise aux aléas du cœur de l’autre.

Conversation, art de la
Voir : Casquette ; Historiettes.
Conversion
Il est des cas où la parole est un acte en soi : ainsi en est-il, par exemple,
de phrases telles que « Je vous déclare unis par les liens du mariage », ou
encore « Je te pardonne ».

Cette parole performative, dont j’ai évoqué ailleurs d’autres enjeux, est
une condition non seulement nécessaire mais le plus souvent suffisante pour
quitter une religion ou en intégrer une autre ; c’est probablement d’ailleurs
ce qui a pu faciliter les nombreuses conversions forcées au cours de
l’histoire.
Ainsi, en 1593, Henri IV, pourtant chef de la noblesse protestante,
décide de se convertir au catholicisme, essentiellement pour gagner en
légitimité auprès du peuple français. Le pape Clément VIII doute de la
sincérité de sa démarche ; pourtant, il suffit de cet échange avec Mgr de
Beaune, archevêque de Bourges, pour que la conversion soit effective :

— Qui êtes-vous ?
— Je suis le roi !
— Que demandez-vous ?
— À être reçu dans le giron de l’Église catholique, apostolique et romaine.

C’est par cette seule déclaration, suivie certes d’un acte de baptême,
qu’Henri IV intègre la religion catholique.
Dans le contexte houleux des guerres de Religion, et particulièrement
dans le cas des conversions forcées, le processus de parole est double :
d’abord l’abjuration de l’ancienne religion, puis l’adhésion à la nouvelle. Se
pose néanmoins la question de la valeur performative de cette parole
lorsqu’elle n’est pas portée par la sincérité du converti.

‫َّش‬
Dans l’islam, la profession de foi, autrement appelée ‫ٱلَّش َه اَد ة‬,
chahada, tient en une seule phrase, indispensable pour intégrer la
communauté, l’Oumma :

‫َأْش َهُد َأْن اَل ِإَٰلَه ِإاَّل ٱلَّٰل ُه َوَأْش َهُد َأَّن ُمَح َّمدًا َر ُس وُل ٱلَّٰل ِه‬

En réalité, il s’agit d’une double allégeance : « J’atteste qu’il n’y a pas


d’autre dieu qu’Allah et que Mohamed est son prophète. » Cette formule est
aussi le premier pilier de l’islam, et elle entoure le croyant toute sa vie : elle
est murmurée à l’oreille du nourrisson qui ne sait parler, le muezzin la
prononce pour l’appel à la prière, et c’est aussi elle qui accompagne les
mourants. On en trouve également la trace dans la sourate Al-Hujurat
(XLIX, 15) du Coran : « Les vrais croyants sont ceux qui ont cru en Allah
et en Son Prophète, qui n’ont pas douté et qui sacrifient leurs biens et leur
8
propre personne au service d’Allah . »
L’un des compagnons du prophète, Abu Sa`id al-Khudri, raconte qu’un
musulman serait allé voir le prophète Mohamed pour lui demander s’il était
suffisant d’affirmer l’unicité de Dieu, comme le fait la sourate Al-Ikhlas
(sourate du culte sincère). Le Prophète aurait alors répondu : « Je jure par
Celui qui détient mon âme dans Sa main, elle équivaut au tiers du Coran 9. »

C’est donc tout naturellement qu’on fait prononcer la chahada dans les
cas d’apostasie, en présence d’un témoin. La volonté de se convertir, niyya,
est dans l’islam un élément indispensable du processus de conversion ; on
lit ainsi quelque part dans les hadiths : « Les actions ne valent que par les
intentions qui les motivent. »

La religion juive n’investit pas autant la parole comme condition


d’entrée en religion. J’avoue ne pas maîtriser les modalités d’une
conversion orthodoxe, mais il s’avère en tout cas que les juifs libéraux
accordent plus d’importance à l’adoption des rites et croyances juifs, ainsi
qu’à une connaissance approfondie de la Torah. Le nouveau converti est
appelé guer, en hébreu : d’après la racine du mot, cela signifie qu’il devient
un habitant sur une terre étrangère.

Cri
Les passions entretiennent des liens ambigus avec l’éloquence, et cela
se traduit dans les différentes théories sur la question.
Cicéron, par exemple, militait pour leur usage : elles doivent imprégner
le discours, et elles doivent se manifester chez le public. La passion est
constitutive d’un des objectifs de tout discours : movere, « émouvoir ».
Pour Aristote, certes l’orateur doit exciter les passions, mais celles-ci ne
doivent pas pour autant devenir un outil de corruption. S’intéressant de plus
près à la colère, il établit qu’elle est bénéfique lorsqu’elle est juste et
modérée : dans L’Éthique à Nicomaque, il oppose ainsi cette colère saine à
la stupidité des flegmatiques. Une telle indulgence lui a valu sous la plume
de Sénèque le qualificatif de defensor irae, « défenseur de la colère » ; et
c’est surprenant en effet, quand on sait que la passion est perçue – y
compris par lui-même – comme un élément qui altère le jugement.
Ce n’est pas de cette saine colère que je voudrais parler, mais plutôt de
son avatar débordant et incontrôlé, qui se manifeste dans une parole elle
aussi bouillonnante. Le cri est aux antipodes de l’éloquence, il est le signe
d’une perte de contrôle, d’une absence de maîtrise ; il est la manifestation
d’une colère qui n’est plus modérée.

La particularité du cri est qu’il ne dit pas ce qu’il veut dire. En effet, la
colère s’adresse à l’interlocuteur, alors que c’est notre état intérieur qu’elle
traduit. Le reproche adressé à l’autre n’est qu’une manière de déguiser une
blessure en soi, parfois infligée par l’autre, mais qu’on n’a de toute
évidence pas pu surmonter. La colère ne se manifeste qu’à l’égard de
personnes qui comptent pour nous, que l’on admire ou par qui l’on souhaite
être admiré : à ce titre, la violence par laquelle elle s’exprime ne dit rien de
l’attachement qu’elle dissimule.

Le cri a une valeur en tant que tel, à tel point que nos élèves ont inventé
un usage transitif du verbe : « Je sais pas si je dois vous le dire, madame,
sinon vous allez me crier. » Le cri fait peur précisément parce qu’il est le
signe d’une perte de contrôle ; il en devient lui-même incontrôlable.

J’ai en tête des souvenirs personnels, mais aussi un certain nombre de


rencontres avec des parents qui justifient leur colère par le fait de se sentir
dépassés : en disant cela, ils expriment que ce sont leurs enfants qui les
dépassent (en même temps que les bornes), sans voir que ce sont leurs
émotions. Alors ils ne sont plus capables de dire, ils hurlent.

Cyrano de Bergerac
C’est un roc, c’est un pic, c’est un cap — Que dis-je, c’est un cap ? C’est une péninsule ! (Edmond
Rostand)

Jusqu’en 2004, voilà à quoi se résumait, pour moi, Cyrano. Un grand


nez, et cette tirade emblématique du chleuasme, autrement dit de la fausse
modestie exhibée dans le but de se mettre en valeur.

Je dis 2004, car c’est l’année où je passais l’agrégation, découvrant


ainsi que figuraient au programme Les États et Empires de la Lune et du
Soleil, d’un certain Cyrano de Bergerac. Le vrai. Il y en avait donc un vrai,
au XVIIe siècle, qui avait partiellement nourri la créature de papier de
Rostand, et partiellement non.

Dans les années qui ont suivi, j’ai consacré mon mémoire de master
puis ma thèse de doctorat à l’ensemble de l’œuvre de Cyrano, que je ne
peux que citer dès lors qu’il s’agit d’éloquence.
Cyrano de Bergerac, comme son nom ne l’indique pas, n’a jamais mis
un pied en Dordogne. De même, il n’a jamais été amoureux de sa cousine
Roxane, d’une part parce qu’elle n’a jamais existé sinon sous les traits de
Madeleine Robineau, et d’autre part parce qu’il était vraisemblablement
homosexuel.

Ce que la pièce de Rostand – et le film de Rappeneau – a en revanche


conservé du personnage, c’est son panache. Ce terme, qui renvoie
initialement à la plume ornant le chapeau d’Henri IV, désigne ici la
virtuosité verbale qui a fait la célébrité de Cyrano. En choisissant d’ouvrir
son film sur le point de vue d’un enfant, Rappeneau permet de saisir la
fascination que suscitait le personnage, notamment lorsque, par sa seule
parole, il parvint à faire sortir le comédien Montfleury de scène.

Parce qu’il était libertin, Cyrano s’affranchissait de la norme : il est


ainsi l’auteur de nombreuses lettres satiriques, qui feraient passer Charlie
Hebdo, « Les Guignols » ou encore Le Canard enchaîné pour des discours
de messe. Je pense notamment à « Contre un gros homme », dans laquelle il
s’adresse à Montfleury :

Enfin, gros homme, je vous ai vu, mes prunelles ont achevé sur vous de grands voyages ; et le jour
que vous éboulâtes corporellement jusqu’à moi, j’eus le temps de parcourir votre hémisphère, ou
10
pour parler plus véritablement, d’en découvrir quelques cantons […].

S’attaquant aussi bien à la religion qu’au pouvoir politique, il a été


censuré à plusieurs reprises, parfois même en amont par son ami Lebret qui
souhaitait lui éviter les foudres de la censure institutionnelle.

Cyrano savait composer avec ce qui prétendait le faire taire, et la genèse


de ses œuvres porte la trace d’un travail minutieux de contournement des
interdits. Il était certes écrivain, mais aussi bretteur : son écriture est ainsi
empreinte d’un art de la pointe qui entend toujours viser juste. L’une de ses
œuvres les moins connues s’intitule d’ailleurs Les Entretiens pointus : il
s’agit, sur le modèle de la pratique des bouts-rimés que l’on peut voir par
exemple dans le film Ridicule, de mettre en scène de brefs échanges dont
l’unique but est d’être plus brillant que l’autre.
De mon point de vue, on touche ici aux limites de l’éloquence, car, à
vouloir briller à tout prix, on perd la spontanéité qui fait le sel de la repartie.

À ce jour, on ne connaît toujours pas les circonstances exactes de la


mort de Cyrano, et sa sépulture est introuvable.
Certes, il ne parle plus, mais il n’a pas fini de faire parler de lui !

1. Indigène Éditions, 2011.


2. Gallimard, 1951.
3. Nicolas Boileau, L’Art poétique, Denys Thierry, 1674.
4. Voir sa thèse de doctorat, L’Écriture de Pascal - La lumière et le feu. La « vraie
éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, Honoré Champion, 2008.
5. Titre de son ouvrage publié chez Grasset en 2021.
6. Homère, Iliade – Odyssée, éd. traduite, établie et annotée par V. Bérard, J. Bérard et
R. Flacelière, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1955.
7. Homère, Iliade – Odyssée, op. cit.
8. Le Coran, trad. M. Chebel, Paris, Le Livre de Poche, 2011.
9. Rapporté par Boukhari dans son Sahih no 7374.
10. Cyrano de Bergerac, « Contre un gros homme » [1654], Œuvres complètes, II, éd.
L. Erba et H. Carrier, Honoré Champion, 2001.
Dangers
Sganarelle
Je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière,
qu’il semble que vous avez raison, et cependant
il est vrai que vous ne l’avez pas.
J’avais les plus belles pensées du monde,
et vos discours m’ont brouillé tout cela.
Molière, Dom Juan.

Les dangers associés à la rhétorique et à l’éloquence sont aussi anciens


qu’elles deux.

Ce sont probablement les sophistes – en tout cas tels que les percevait
Platon – qui ont, les premiers, incarné les risques de la rhétorique. Tenant
leur nom de la sagesse (sophia), les sophistes étaient dans la Grèce antique
des orateurs et des maîtres d’éloquence.
Mais c’est dans son Gorgias que Platon montre les défaillances de leur
rhétorique, en opposant dans un dialogue Socrate et le sophiste Gorgias.
Platon reproche aux sophistes de n’enseigner la rhétorique que dans le but
d’avoir raison, sans aucun égard pour la vérité. L’éloquence ne vaudrait
ainsi que pour elle-même et pour la possibilité qu’elle offre de faire changer
d’avis l’interlocuteur – quel qu’en soit le prix.
Ainsi, les sophistes se font payer comme d’autres artisans, dit Platon,
alors que la sagesse n’est pas une technique : l’enseigner ainsi, c’est la
corrompre (voir à ce propos, et dans un tout autre contexte, l’entrée
« Coaching »).
Par ailleurs, la priorité accordée à l’efficacité de la parole fait que les
sophistes peuvent priver l’éloquence de sa noblesse et de son but premier en
la mettant au service de causes injustes.

Quelques siècles plus tard, dans Le Satiricon attribué à Pétrone, le


décadent Encolpe s’attarde sur un autre défaut de l’éloquence : sa
grandiloquence. S’adressant au rhéteur Agamemnon, il le tient pour
responsable de « la ruine de l’éloquence », due à la fois à « l’enflure des
sujets » et au « ronron vide des belles phrases » :

Ne vous en déplaise, ô rhéteurs, c’est vous les premiers qui avez tué l’éloquence. En le réduisant à
une musique vaine et creuse, à des jeux de mots ridicules, vous avez fait du discours un corps sans
force et sans vie […].
La grande, et si j’ose ainsi dire, la chaste éloquence n’admet ni le fard ni l’enflure, mais elle se dresse
1
fièrement dans sa beauté naturelle .

Les nombreuses métaphores employées par Encolpe pour décrire une


éloquence boursouflée et prétentieuse permettent de voir se dessiner, en
filigrane, l’idéal de clarté (voir l’entrée consacrée à ce terme) des
théoriciens antiques et classiques.
La rhétorique conçue comme un art de la parole qui peut devenir sa
propre caricature devient par la suite une cible régulière de satire, par
exemple à travers les personnages de la Précieuse ou encore du pédant (voir
l’entrée « Pédants et Précieuses »).

Mais le véritable danger de l’éloquence vient de ce qu’elle peut


défendre tout et son contraire. Il est donc important qu’elle soit toujours
associée à la sagesse et à la raison : c’est ce qui caractérise son bon usage.
Aristote le dit dès le premier livre de la Rhétorique, en montrant que toute
chose utile a des applications contraires :

Objectera-t-on que l’homme peut nuire gravement en faisant injuste usage de cette faculté ambiguë
de la parole ; mais, à l’exception de la vertu, l’on peut en dire autant de tous les biens, surtout des
2
plus utiles […] ; autant le juste usage en peut être utile, autant l’injuste en peut être dommageable .

Au Moyen Âge, l’évêque de Chartres Jean de Salisbury va plus loin en


montrant la nécessaire interdépendance de l’éloquence et de la raison :

Tout comme, en effet, l’éloquence qui n’est pas illuminée par la raison est non seulement téméraire
mais encore aveugle, de même, la sagesse qui ne tire pas profit de l’usage de la parole non seulement
est faible, mais, en un certain sens, est mutilée : en effet, même si une sagesse sans parole peut être
3
profitable à sa propre conscience, bien rarement et bien peu peut-elle être profitable à la société .

Tel est l’enseignement que nous devons retenir pour un bon usage de
l’éloquence : ne pas donner la parole à ceux que la sagesse a désertés et qui
parlent pour ne rien dire (je ne citerai pas de nom), et encourager les esprits
sages à prendre la parole, afin que la puissance de leur pensée ne se perde
pas.

Débat
Nom masculin, déverbal de débattre.
Mot apparu en français.

Mot-vitrine employé entre amis pour faire croire qu’on en a quelque


chose à faire de l’opinion et de l’argumentation de l’interlocuteur.
Exemple : « Non mais y a pas de problème, on peut en débattre pendant
cinq heures si tu veux hein. »
Mot frénétiquement prononcé par les élèves en fin de journée, de
semaine, de trimestre ou d’année. Exemple : « Madame, on peut faire un
débat sur la peine de mort ? »

Autre nom de la foire d’empoigne. Exemple : les débats à l’Assemblée


nationale.

Spéc. Nom de la rencontre entre les deux candidats avant le second tour
des présidentielles, dans laquelle les sujets proposés au débat comptent
infiniment moins que l’obsession de dominer l’interlocuteur. Exemples :

(À propos de la répartition de la croissance.)


François Mitterrand : « C’est une affaire de cœur et non pas seulement
d’intelligence. »
Valéry Giscard d’Estaing : « Vous n’avez pas le monopole du cœur. »
(À propos de rien.)
Valéry Giscard d’Estaing : « Vous êtes l’homme du passé. »
François Mitterrand : « Vous êtes l’homme du passif. »

(Toujours à propos de rien.)


Valéry Giscard d’Estaing : « Donnez-moi le cours du deutsche mark. »
François Mitterrand : « Je n’aime pas vos méthodes. Je ne suis pas votre
élève. Ici, vous n’êtes pas président de la République, mais mon
contradicteur. »

(Sur le même sujet.)


Jacques Chirac : « Ce soir, vous n’êtes pas le président de la République,
nous sommes deux candidats à égalité […], vous me permettrez donc de
vous appeler monsieur Mitterrand. »
François Mitterrand : « Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le
Premier ministre. »

(À propos des enfants handicapés.)


Nicolas Sarkozy : « Pour être Président, il faut être calme. »
Ségolène Royal : « Je n’ai pas perdu mes nerfs, je suis en colère, et il y a
des colères très saines, très utiles. »

Il n’y a pas de meilleure illustration des droites parallèles que celle du


débat : absolument personne n’a l’intention de rencontrer l’autre, si ce n’est
pour le neutraliser.

Démosthène
L’existence de Démosthène est fascinante de bout en bout.
e
Il naît après le siècle de Périclès, soit au IV siècle av. J.-C. Comme
Cicéron, il n’est a priori pas destiné à embrasser une carrière politique,
puisqu’il devient orphelin très jeune et que ses tuteurs dilapident
immédiatement son héritage familial.
Dès l’adolescence, il est passionné par les pouvoirs de l’éloquence et se
lance dans ses premiers discours. Toutefois, les premières tentatives se
soldent par un échec, ainsi que le raconte Plutarque dans ses Vies des
hommes illustres :

La première fois qu’il parla devant le peuple, on fit un tel bruit qu’il put à peine se faire écouter : on
se moqua de la singularité de son style, qu’on trouvait embrouillé, à cause de la longueur des
périodes […]. Il avait d’ailleurs la voix faible, la prononciation pénible, et la respiration si courte, que
la nécessité où il était de couper ses périodes pour reprendre haleine rendait difficile à saisir le sens
4
de ses paroles .
C’est à cette période que Démosthène, particulièrement gêné pour
prononcer le son [R], se voit affublé du surnom de bègue – sans doute
l’outrage suprême pour un aspirant orateur.
Qu’à cela ne tienne : Démosthène se fait construire un cabinet
souterrain pour s’entraîner et parfaire son élocution. Pour être sûr de ne pas
être détourné de sa tâche, il se rase la tête, afin que la honte l’empêche de
sortir.
Peu à peu, l’articulation s’assouplit et l’éloquence s’améliore. D’après
Plutarque et Démétrius de Salène, Démosthène se remplit la bouche de
petits cailloux pour prononcer des enchaînements de vers, et fortifie sa voix
en s’essoufflant pour déclamer. Il s’entraîne à prononcer à pleins poumons –
le gueuloir de Flaubert, deux millénaires avant.

Si la voix s’affirme, ce n’est toutefois pas encore suffisant :


Démosthène est incapable de parler sans préparation écrite, il lui faut
travailler l’improvisation.

Il entre en politique aux côtés des Athéniens face à Philippe de


Macédoine. Dans l’ensemble de ses discours, qui lui valent même la
reconnaissance du roi de Perse –, il est apprécié pour la constance de ses
engagements, ainsi que pour son refus de la compromission et de la
délation.
À plusieurs reprises, alors que les Athéniens ne sont pas engagés dans le
combat, la parole de Démosthène les incite à agir : c’est le cas notamment
lorsqu’il s’avère nécessaire de solliciter les Thébains pour une alliance
contre Philippe de Macédoine. Malgré la défaite de la coalition lors de la
bataille de Chéronée, Démosthène reste salué pour son éloquence, et les
Athéniens lui demeurent fidèles.
Exilé suite à l’affaire d’Harpale, où il est accusé de corruption avec le
trésorier d’Alexandre, Démosthène tente de détourner tous les jeunes gens
d’une carrière politique. Plutarque rapporte là aussi ses paroles :
Si dès le commencement, disait-il, on m’eût présenté deux chemins, celui de la tribune et des
assemblées, ou celui d’une mort certaine, et que j’eusse pu prévoir tous les maux qui m’attendaient
dans la carrière politique, les craintes, les jalousies, les calomnies, les luttes qui en sont inséparables,
5
je me serais jeté tête baissée dans le chemin de la mort .

Rappelé par les Grecs, il poursuit son engagement contre les


Macédoniens, mais finit en effet par se suicider en mordillant le bout du
calame avec lequel il avait l’habitude d’écrire, et qu’il avait lui-même
empoisonné.

Depardon, Raymond
Le lien entre le réalisateur Raymond Depardon et l’éloquence ne saute
peut-être pas aux yeux, mais il est pour moi évident ; je pense notamment à
e
son documentaire 10 chambre, instants d’audience, que j’étudie souvent en
cours.

On y admire tout d’abord l’incroyable juge Michèle Bernard-Requin,


disparue il y a peu, et qui incarnait déjà son propre rôle de substitut du
procureur dans Délits flagrants.

Ce qui m’intéresse dans 10e chambre, c’est ce qui ressort de la parole


des prévenus confrontée au jugement – dans tous les sens du terme – de la
magistrate. Le genre du documentaire, auquel s’ajoute le choix de livrer les
échanges sans commentaires supplémentaires, permet d’évaluer de manière
relativement fiable l’efficacité des mots des prévenus.

Il y a beaucoup de choses contre-intuitives dans ce documentaire,


beaucoup de choses qui poussent à interroger nos représentations sociales.
Je pense par exemple à ce jeune homme maghrébin qui comparaît pour
conduite sans permis, et qui fait le choix d’un ethos honnête. En assumant
que, si c’était à refaire, il reprendrait le volant car son métier implique de
conduire (et qu’on lui refuse tout autre emploi), le prévenu gagne la
compréhension et donc l’indulgence de la juge, sensible à l’authenticité de
sa parole.

À l’inverse, j’ai le souvenir d’une femme plus âgée, visiblement


bourgeoise, qui comparaît pour conduite en état d’ivresse. Refusant
d’admettre ce qui lui est reproché, la prévenue enchaîne les lieux communs
de l’autodéfense – je n’ai pas l’habitude de boire, je ne bois que du très bon
vin, si je n’avais pas pu conduire je ne l’aurais pas fait, j’ai vu d’autres
personnes commettre des infractions devant moi mais la police n’a rien
dit – et ne parvient à susciter que l’agacement de la magistrate. La
prévenue, qui avait tout misé sur son ethos de grand-mère parfaite et
d’artiste accomplie, voit toutes ses constructions anéanties par la banale
question de la juge sur le montant de ses revenus annuels – question visant
à établir le montant éventuel de l’amende. À ce moment-là – les revenus
sont très faibles –, la prévenue fait l’expérience du mépris social dont elle
entendait se préserver, et tout le réquisitoire de la procureure vise alors à
faire vaciller son ethos de surface.

Me revient aussi en mémoire le cas de cet homme dont l’assise


bourgeoise est aussi visiblement établie, et qui fait le choix d’assurer seul sa
défense. Mais sa stratégie échoue là où il croyait l’avoir parfaitement
pensée : en citant des textes de loi à l’appui de son argumentation, il entre
sur le terrain de la juge… qui ne manque pas de le remettre à sa place.

Si je projette souvent ce documentaire à mes élèves, c’est parce qu’il


me semble illustrer à la perfection la complexité de l’éloquence, et qu’il
détruit certaines représentations erronées, par exemple l’idée selon laquelle
un discours bien construit est plus efficace qu’une parole spontanée.
Je le montre aussi parce qu’il correspond à l’image que je me fais de la
justice, dont l’indépendance établie par la Constitution devrait en premier
lieu s’attacher à faire disparaître tout privilège devant la loi.

Dessin
Cette entrée peut surprendre, et pourtant le dessin est, pour certains
esprits, la forme privilégiée de l’éloquence. Même s’il se passe de mots.
Surtout parce qu’il se passe de mots, pour ceux que l’écrit effraie.

Qu’est ce qui, mieux que le dessin, permet en effet de se représenter les


choses ? Ne dit-on pas, parfois : « Je ne vois pas ce que tu veux dire » ?
Je pense à mon élève Hayet, qui ne commentait jamais aussi bien un
texte qu’en l’ayant dessiné auparavant, et dont le mode d’expression
privilégié n’est malheureusement pas reconnu par le système scolaire.
Dictature
Le langage est un observatoire important des conséquences de la
violence. On a par exemple abondamment commenté la langue de Louis-
Ferdinand Céline, qui porte avec elle toute l’horreur du front : l’utilisation
d’un langage oral et de termes familiers, censée retranscrire la rudesse de la
guerre, n’a pas toujours eu les faveurs de la critique. Mais, comme le dit le
narrateur de Voyage au bout de la nuit 6, « on est puceau de l’horreur
comme on l’est de la volupté ». C’est au langage de s’adapter à l’émergence
subite de la violence dans une vie.

Il est également intéressant d’étudier l’usage de la langue non plus chez


ceux qui subissent la violence mais chez ceux qui l’exercent.
Ionesco rapporte, dans Notes et contre-notes, un épisode vécu par Denis
de Rougemont à Nuremberg en 1938, lors d’une manifestation nazie qu’il
traversait. Les termes employés pour décrire la réaction de la foule à
l’arrivée du Führer sont sans équivoque : « hystérie », « délire »,
« électrisait », « magie », « orage ». Mais, surtout, Denis de Rougemont
raconte que, emporté par cette force collective, il faillit y succomber lui-
même, découvrant la puissance de ce qu’il appelle l’« horreur sacrée ».
Ionesco situe dans cet épisode l’origine de sa pièce Rhinocéros, conçue
comme une lutte contre la force des slogans, des doctrines et des idéologies,
dont la « force de contamination » est celle d’une « épidémie ».
L’éloquence est en effet l’un des plus fidèles supports de la dictature, dans
la mesure où elle est la garante de la transmission de ses idées.

Mais il y a deux usages de la langue sous une dictature, comme le


montrent les exemples, notamment, du régime nazi et du régime de Pol Pot
au Cambodge. Si les dictateurs soignent leur éloquence, ils ont aussi à cœur
d’opérer des modifications sur la langue du peuple. C’est un point qu’étudie
de très près Victor Klemperer, dans LTI. La langue du IIIe Reich, paru en
1947. Il montre par exemple que la langue nazie est par essence
déclamatoire, ce qui implique de faire disparaître les frontières entre l’oral
et l’écrit, ou entre le public et le privé : c’est une langue qui n’est pensée
que pour s’adresser à des foules. De même, elle crée des expressions pour
faire exister de nouvelles réalités : volksfremd, « étranger au peuple »,
Rassengenossen, « camarades de race », Strafexpedition, « expédition
punitive », Vermassung, « massification », Führerprinzip, « principe
d’autorité ». Klemperer – Juif marié à une aryenne – explique bien que la
langue nazie n’a pas inventé de mots à proprement parler, mais qu’elle a
plutôt effectué des opérations sémantiques pour modifier en profondeur le
sens de mots déjà existants :

Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils
semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si
quelqu’un, au lieu d’« héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par
croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un
héros. Les vocables « fanatique » et « fanatisme » n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il
n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques
7
en des années .
Il s’agit d’un des principes structurants de la novlangue, langue inventée
par Orwell pour la dystopie qu’il met en scène dans 1984. Modifier le sens
d’un mot, c’est modifier la réalité :

L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les
mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat. Ainsi le
mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme :
« Le chemin est libre. » Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de
« liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, même sous
8
forme de concept. Elles n’avaient donc nécessairement pas de nom .

Les témoignages sur la dictature khmère – et notamment celui de Rithy


Panh – évoquent plutôt des créations de mots pour se substituer à d’autres :
ainsi, l’équivalent du mot emprisonnement devient l’équivalent de
convocation à une session d’études. De même, le mot samlap, qui signifiait
« tuer », est remplacé par kamtech, « détruire » : on voit à quel point le
second prive l’auteur de l’acte de toute réflexion sur son geste.
La simplification est enfin un principe récurrent du langage dictatorial :
je me souviens d’avoir lu que la dictature khmère avait fait disparaître les
dizaines de mots qui exprimaient toutes les nuances du mot manger, afin de
ne plus autoriser que celui qui signifiait avaler.

On le voit, la langue de la dictature se caractérise par sa pauvreté : plus


elle est simple, plus elle pourra être déclamée, et moins profonde sera la
réflexion du peuple.

Diglossie
Le mot diglossie est créé par Charles Ferguson en 1959 pour donner un
ancrage sociolinguistique au terme bilinguisme.
La diglossie renvoie à la coexistence de deux langues sur un même
territoire ; elle implique le plus souvent une hiérarchie implicite entre les
deux, l’une étant considérée comme supérieure à l’autre.
Car il y a, de fait, une différence dans la manière dont les langues – et
plus encore les dialectes – sont perçues. Je me rappelle par exemple un
tweet du Daily Mirror qui indiquait « Princess Charlotte already speaks
two languages at just two years old », et sous lequel un internaute avait
commenté : « Comme la plupart des enfants d’immigrants, mais c’est sûr
que c’est plus impressionnant quand t’es riche. »
Si la diglossie m’importe, c’est en effet pour sa dimension sociale, car
elle concerne l’immense majorité de mes élèves.
En effet, il me faut entendre à tous les coins de rue que « les jeunes ne
savent plus écrire » ou qu’ils « parlent mal » : autant d’avatars du « tout se
perd », dont la langue française est l’étalon. Mais quelle place fait-on aux
langues que maîtrisent par ailleurs mes élèves, et sur lesquelles nos
connaissances avoisinent le néant ? Arabe, kabyle, berbère, mandarin,
roumain, peul, wolof, bambara, turc, serbe… Combien de linguistes
autoproclamés mes élèves trouvent-ils sur leur route pour les féliciter de
cette maîtrise de langues que, pour certaines, on valorisera sur d’autres CV
comme langues rares ? Pourquoi ces mêmes langues sont-elles parfois
choisies dans l’unique but de contourner la carte scolaire et intégrer des
établissements parisiens sélectifs, alors qu’en Seine-Saint-Denis leur
maîtrise est vue comme une tare ?
C’est bien parce qu’on parle ici de diglossie, et non de bilinguisme : le
français est la langue supérieure, celle de l’écrit. Les autres bénéficient au
mieux de l’étiquette « LV2 » ou « LV3 », et qu’importe si elles sont
maternelles : ainsi le veut le principe hiérarchique.
J’aimerais pouvoir partager la beauté de ces moments où mes élèves –
qui, par définition, sont là pour recevoir mon savoir – échangent devant
moi avec un quelconque membre de leur famille dans la langue qui est celle
de la maison. Incapable de comprendre le moindre mot de ce dialogue dont
je ne perçois que les émotions, je ne vois pas comment je pourrais me sentir
en position de domination linguistique.

Discours amoureux
« Le plus grand plaisir qui soit après amour, c’est d’en parler », écrivait
Louise Labbé au XVIe siècle.

C’est vrai que la particularité de l’amour est qu’il perd un peu de son
sens lorsqu’il n’est pas dit. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le
langage amoureux est autant codifié depuis l’Antiquité. Ovide propose dès
le Ier siècle un Art d’aimer, qui mêle conseils « pratiques » et langagiers :
« Tâte d’abord le terrain par un billet doux écrit sur des tablettes artistement
polies », « Que ce premier message lui apprenne l’état de ton cœur ; qu’il
lui porte les compliments les plus gracieux et les douces paroles à l’usage
des amants », « Promettez, promettez, cela ne coûte rien », « Aie toujours
l’air d’être sur le point de donner ; mais ne donne jamais », « Que ton style
soit naturel, ton langage simple, mais insinuant ; et qu’en te lisant on croie
t’entendre. »

Il n’est sans doute pas anodin que le discours amoureux soit le plus
souvent poétique, la forme du vers semblant la plus indiquée pour un
sentiment noble – comme le sentent d’ailleurs de manière intuitive les
enfants.
De la poésie courtoise de Guillaume de Machaut à la poésie
pétrarquiste, on retrouve toujours les mêmes stylèmes du discours
amoureux, nourri de lyrisme, de métaphores et de lexique mélioratif, qui
vise tout autant à faire l’éloge de la femme aimée qu’à la séduire.
e
On note aussi, en particulier jusqu’au XVI siècle, la récurrence de la
coincidentia oppositorum, la concordance des contraires :

« Je vole en haut du ciel et suis gisant à terre » (Pétrarque).


« J’ai chaud extrême en endurant froidure » (Louise Labbé).
« Également veux la mort et la vie » (Marie de Romieu).

Ce procédé semble en effet parfaitement à même de traduire les aléas du


cœur, et l’état paradoxal dans lequel nous plonge parfois le sentiment
amoureux.

Le défaut d’éloquence ne saurait pardonner en amour, comme en


témoigne le trio discursif imaginé par Edmond Rostand, et dans lequel
Cyrano se substitue à Christian pour déclarer sa flamme à Roxane – flamme
que par ailleurs il partage avec son rival. « Vous parlez trop mal ! Allez-
vous-en ! », lance Roxane depuis son balcon pour condamner la parole
hésitante de Christian. À peine les mots de Cyrano se font-ils entendre
qu’elle semble conquise : « Vous ne m’aviez jamais parlé comme cela ! »
La séduction repose en partie sur l’éloquence, même si l’on peut
regretter qu’une telle codification fasse quelque peu perdre en spontanéité.
Ce qui reste un mystère pour moi, ce sont tous ces poètes qui ont cru
pouvoir obtenir les faveurs de la femme aimée à l’aide du memento mori :
souviens-toi que tu vas mourir. Ainsi en est-il, par exemple, du célèbre
sonnet de Ronsard (« Vous serez au foyer une vieille accroupie/Regrettant
mon amour et votre fier dédain »), des Stances à Marquise de Corneille
(« Vous ne passerez pour belle/Qu’autant que je l’aurai dit »), ou encore
d’« Une charogne » de Baudelaire (« Et pourtant vous serez semblable à
cette ordure/À cette horrible infection »).
C’est vrai que tout se tente, mais il faut tout de même veiller à respecter
les limites imposées par le bon sens.
Même si, à bien y réfléchir, ce n’est finalement pas pire que : « Eh !
Franchement t’es trop bonne ! »

Discours de mariage
Parmi les situations les plus gênantes associées à l’éloquence figurent
les discours prononcés lors des mariages. Je ne parle pas bien sûr des
discours dans un cadre religieux, qui soit actent le sacrement, soit canalisent
la parole des intervenants, lesquels s’autocensurent probablement face à la
gravitas du lieu.

Non, non, je parle de ces discours plus ou moins improvisés qui


fleurissent au vin d’honneur ou, pire encore, après. En général, l’angoisse
commence à me saisir dès le tintement de la fourchette sur le rebord du
verre : ce gong signale à la fois qu’il faut que l’assemblée se taise, mais,
surtout que quelqu’un va parler. Petit tour de piste de ce qui vous attend, si
par bonheur vous n’avez jamais connu ça. Et pour ceux qui croient que leur
éducation n’autoriserait jamais de tels débordements : dans les mariages, ce
que la bienséance n’autorise pas sur scène se fait en coulisses, ne l’oubliez
pas.

Le témoin, tout d’abord, ne manquera pas de tenir le crachoir pendant


vingt minutes, monopolisant ainsi la concentration des commensaux qui
n’oseront se lever pour subtiliser une minibrochette tomate cerise-mozza,
prétexte surtout à une autre coupe de champagne. La particularité du
discours du témoin est qu’il est infligé à tout le monde alors qu’il est truffé
de private jokes et d’allusions cryptées qui demandent un doctorat en
herméneutique pour être comprises. Tout le monde attend donc que ça
passe, un sourire faussement amusé et encore plus faussement complice aux
lèvres, jusqu’à la phrase qui s’annonce toujours plus ou moins comme le
signal de fin. C’est le moment où, en général, est exprimée la joie que les
deux mariés se marient.
Vient ensuite le tour des parents, ou de l’un des quatre tout au moins. La
longueur de cette intervention est subordonnée à l’âge des mariés. En effet,
ce discours-là est plutôt dans l’esprit rétrospectif, et il est difficile
d’échapper à quelques anecdotes de couches ou d’école maternelle.
Privilégiez donc plutôt les mariages proches de la majorité : le discours
parental durera moins longtemps. Vous n’échapperez pas, en revanche, à la
fantomatique présence du persistant Œdipe : « Il me faut maintenant laisser
la place à *****, je sais qu’il/elle te rendra heureux/se. » Le discours du
parent est toutefois un exercice difficile, car à cet instant précis il devient
aussi beau-parent, avec tous les clichés associés à ce statut.
Heureusement, le discours des copains de promo vient mettre un peu de
légèreté dans tout ça, à grands coups de PowerPoint et de photos scannées
ou elles-mêmes prises en photo. Parfois, on n’y voit vraiment rien, mais tant
mieux car il s’agit vraiment du moment le plus gênant de la soirée. La
parole et l’image se rejoignent pour faire totalement disparaître le moindre
signe de pudeur, et c’est alors que s’enchaînent photos de beuverie, série de
clichés flous yeux fermés, Polaroid en pyjama, avec des inscriptions au
rouge à lèvres sur le corps, tête dans les toilettes ou dans les décors
cartonnés à trou d’Eurodisney. Côté discours, c’est plutôt tableau de chasse
des soirées d’intégration et taux d’alcoolémie associés. Là encore, ces
souvenirs exhibés visent probablement à figer un temps qui n’est plus, mais
que de toute évidence l’immense majorité de l’assemblée n’a pas connu…
… à part peut-être l’ex, placé à la table des amis d’amis, et qui ne prend
jamais la parole, sauf dans le cas où il est témoin. Dans ce cas, les aspects
pénibles du discours mentionnés plus haut sont évidemment amplifiés.

Parfois intervient aussi l’intello. Dans ce cas précis, personne ne


comprend rien non plus, mais la différence c’est que les gens n’hésitent pas
une seconde à se lever pour enfin aller chercher une coupe, le temps
qu’arrive à la tribune une personne quelconque, celle dont on dira ensuite
toute la soirée que le discours était pas mal, mais dont on ne saura jamais
qui c’est, si ce n’est la fille à la robe rouge ou tu sais celui avec le nœud
pap en bois.
Parfois, un mot ou une anecdote fait tout exploser, et c’est aux pauvres
mariés empêtrés dans leurs tenues de gala d’improviser un discours
d’excuses, car il faut bien que la fête continue.
Fabcaro a consacré l’intégralité de son récit Le Discours à montrer la
difficulté de prendre la parole dans un mariage.
Heureusement, il existe aussi des discours bouleversants de pudeur et
d’émotion partagée. Que chacun de ceux qui se sont donné cette peine se
voie ici remercié.

Disposition/Dispositio
Voir : Exorde/Péroraison.

Droit à la parole
Voir : Autorité ; Légitimité de la parole.

1. Pétrone, Le Satiricon, trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, 1990.


2. Aristote, Rhétorique, tome I, trad. M. Dufour, Les Belles Lettres, 1991.
3. Jean de Salisbury, Metalogicon, 1159.
4. Plutarque, Charpentier, 1853.
5. Plutarque, Les Vies des hommes illustres, op. cit.
6. Denoël et Steele, 1932.
7. Victor Klemperer, LTI. La Langue du IIIe Reich [1947], trad. É. Guillot, Pocket,
coll. « Agora », 2003.
8. George Orwell, 1984 [1949], trad. A. Audiberti, Gallimard, coll. « Folio », 1972.
Écrit
La place que doit occuper l’écrit dans l’oral est au cœur de désaccords
indépassables.

Ce qui m’a toujours frappée, c’est à quel point l’oral terrorise élèves
comme adultes ; pourtant, lorsque le baccalauréat a été créé – en 1809 –, il
ne comportait qu’une épreuve orale, et ce jusqu’en 1830.
Sans doute y a-t-il désormais dans la prise de parole l’impression de se
mettre à nu, là où la feuille de papier interviendrait comme un écran entre la
pensée et celui qui la reçoit.

Mais ce qui divise est plutôt : doit-on ou non écrire un discours avant de
le prononcer ? Sur ce point, je serais plutôt d’accord avec Démosthène (voir
l’entrée qui lui est consacrée), qui considère que la préparation écrite d’un
discours est une marque de respect pour l’auditoire, sans quoi la volonté
persuasive cède plutôt la place à la force.

Il est vrai que les théoriciens de l’Antiquité se sont exprimés sur la


manière de bien conduire un discours à l’oral : elocutio, actio et memoria
notamment. Mais l’inventio et la dispositio impliquent quant à elles un
passage par l’écrit, me semble-t-il. De même, il paraît difficile d’improviser
les différentes étapes d’un discours – exorde, narration, confirmation,
réfutation, péroraison – sans avoir préalablement réfléchi à la cohérence
générale du discours en question.

C’est insoluble, vous dis-je, car je comprends aussi les partisans de la


fraîcheur, qui craignent l’effet « récité » lorsque le discours a été préparé à
l’écrit. Et puisqu’on en est aux confidences, je vous avoue que certains de
mes cours préparés pendant des heures sont des échecs cuisants, alors que
certains beaucoup plus improvisés emportent une adhésion sans concession.

Ne vous étonnez donc pas si vous croisez de jeunes cerveaux passés


entre mes mains : ils ne jureront probablement que par Montaigne, Boileau,
Maupassant ou Ernaux, et ils partiront en courant si vous leur parlez de
poésie. Mais ce sont aussi leur cœur et leurs goûts que j’essaie de toucher,
car, comme le disait Pétrone :

Il en est ainsi du maître d’éloquence ; si, tel un pêcheur, il n’a point garni son appât auquel il sait que
1
le fretin mordra, il se morfondra sur son rocher sans espoir de rien prendre .

Éléments de langage
Employée le plus souvent au pluriel, cette expression désigne des
formules figées prêtes à être utilisées par n’importe quel locuteur, dans
n’importe quel discours, dans n’importe quel contexte. Très étonnamment,
les éléments de langage, qui servent à tout sauf à communiquer, n’existent
pourtant que dans le domaine de la communication.

À l’origine du concept, une idée lumineuse : pour éviter que les


représentants d’un même parti, par exemple, se contredisent, autant leur
faire dire à tous la même chose !
Et puis, l’avantage des éléments de langage, c’est qu’ils dispensent de
toute préparation écrite, dans la mesure où ils s’emboîtent en tous sens, et
ont du « sens » quel que soit leur agencement.

Du figement à la rigidité il n’y a qu’un pas, et c’est la raison pour


laquelle on associe souvent les éléments de langage à la langue de bois. Il y
a quelques années circulait un (faux) document de l’ENA sur lequel figurait
une liste d’expressions classées par colonnes en fonction de leur place dans
la phrase : toutes les expressions de toutes les colonnes étaient compatibles.
Sidérant de prévisibilité et de vacuité.

L’intérêt des éléments de langage est qu’ils forment une parole facile à
mémoriser et donc à reprendre ; c’est ce qu’expliquait par exemple l’un des
conseillers en communication de Laurent Fabius :

Ces formules sont des marqueurs. Ça peut fournir des éléments pour souligner son propos et pour
2
qu’il soit repris. Car l’énorme difficulté du discours, c’est sa reprise .

Il doit quand même y avoir quelque chose de honteux dans ces éléments
de langage, car bien qu’ils soient pensés pour être retenus par les
journalistes, ils ne sont jamais transmis à ces derniers, y compris dans les
communiqués de presse. Étonnant, non ?
Élocution/Elocutio
Voir : Bégaiement ; Momo.

Éloge
Voir : Épidictique.

Éloge paradoxal
L’éloge (voir : Épidictique) est parfois pratiqué comme un pur exercice
de style, dans le but de vanter les mérites d’une personne décriée : c’est ce
e
que fait par exemple Gorgias au V siècle avant notre ère, en célébrant
Hélène, universellement considérée comme à l’origine de la guerre de
Troie. Il choisit de plutôt la présenter comme la victime d’un discours
séducteur :

C’est donc l’auteur de la persuasion, parce qu’il a exercé une contrainte, qui est coupable ; et la
3
victime de la persuasion, parce qu’elle a subi la contrainte du discours, est accusée sans raison .

e e
Au III ou IV siècle, Synésios de Cyrène compose plusieurs éloges
paradoxaux, portant plutôt sur des éléments banals du quotidien. Son texte
le plus célèbre reste l’éloge de la calvitie, qu’il écrit en réponse à l’éloge de
la chevelure de Dion de Syracuse. L’adjectif paradoxal renvoie alors à une
prise de position contre la doxa, l’opinion commune.
C’est au XVIe siècle et en s’inspirant de Lucien de Samosate qu’Érasme
écrit son célèbre Éloge de la folie. La particularité de ce texte est qu’il
repose sur la prosopopée, et donne donc la parole à la folie :

Tous [les écrivains] me doivent énormément, ceux surtout qui griffonnent sur le papier de pures
balivernes […]. Et voici que mon écrivain, à moi, jouit d’un heureux délire, et sans fatigue laisse
couler de sa plume tout ce qui lui passe par la tête, transcrit à mesure ses rêves, n’y dépensant que
son papier, sachant d’ailleurs que plus seront futiles ses futilités, plus il récoltera d’applaudissements,
ceux de l’unanimité des fous et des ignorants. Que lui importent ces […] docteurs qui pourraient les
lire et en feraient fi ? Que pèserait l’opinion d’un si petit nombre devant la multitude des
4
contradicteurs ?

Le procédé est habile, car il inverse le système de valeurs traditionnel et


érige non plus les « docteurs » mais bien les « fous » et les « ignorants » en
juges suprêmes.

Au XVIIe siècle, l’éloge paradoxal et sa dimension provocatrice sont de


fidèles alliés du libertinage d’esprit, comme en témoignent, dans Dom Juan
par exemple, l’éloge du tabac ou de l’inconstance amoureuse. Ce procédé
est l’un des moyens de remettre en question la rigidité de la norme.

Mais c’est aussi un outil de satire, à travers le diasyrme, qui consiste à


dissimuler un blâme sous l’apparence de l’éloge, comme par exemple dans
l’Essai sur l’art de ramper à l’usage des courtisans, de d’Holbach, publié à
la fin du XVIIIe siècle. Il y évoque, sans surprise, les courtisans :

Quel respect, quelle vénération ne devons-nous pas avoir pour ces êtres privilégiés que leur rang, leur
naissance, rend naturellement si fiers, en voyant le sacrifice généreux qu’ils font sans cesse de leur
fierté, de leur hauteur, de leur amour-propre ! Ne poussent-ils pas tous les jours ce sublime abandon
d’eux-mêmes jusqu’à remplir auprès du Prince les mêmes fonctions que le dernier des valets remplit
auprès de son maître ?
Depuis ses origines, il y a donc dans l’éloge paradoxal une volonté et
une conscience d’aller contre le bon sens ou l’opinion commune.
e
À partir du XX siècle, l’éloge paradoxal n’apparaît guère plus que chez
Ponge qui prend le parti des choses.
Et de nos jours il n’existe plus que chez les adulateurs d’Éric Zemmour,
la conscience du paradoxe en moins.

Émoji/Émoticônes
Voir : Smiley/Émoticône.

Émotion
L’émotion est au cœur de l’éloquence. Souvent, elle en est à la fois
l’origine et l’objectif.

Cicéron, dans le deuxième livre de son De oratore, rappelle ainsi ce


qu’il entend par « émouvoir » son public. Il s’agit tout d’abord de ne pas
susciter d’émotion sur des sujets qui n’en valent pas la peine :

Nous risquerions de nous rendre ridicules ou odieux, si nous allions nous hausser sur le cothurne
tragique pour parler de bagatelles ou essayer d’arracher de vive force ce qu’il n’est même pas
5
possible d’ébranler .

L’étymologie du mot émotion – « trouble », « mouvement » – ne le


rattache pas à un sentiment particulier. Cicéron rappelle ainsi que l’on peut
susciter l’amour, la haine, la colère, l’indignation, la pitié, l’espoir, la joie,
la crainte, ou encore le déplaisir.
Pour s’attacher ses auditeurs, il faut défendre leurs intérêts, ou ne
s’engager qu’en faveur de personnes intègres. À l’inverse, et sans surprise,
lorsque l’orateur préserve son intérêt personnel, il « choque et déplaît ».

Si l’émotion est valorisée, c’est parce qu’elle permet de dépasser la


simple visée instructive – le docere :

L’orateur concis, dont le ton ne s’élève jamais, peut instruire les juges, il ne peut les émouvoir ; et
6
cependant tout est là .

Il y a toutefois une forme de honte ou tout au moins de stratégie


inavouable dans la volonté d’émouvoir, qui doit rester cachée :

Il y a trois moyens d’amener les hommes à notre sentiment : les instruire, leur plaire, les toucher. De
ces trois moyens un seul doit être avoué : il faut paraître n’avoir comme objet que d’instruire. Les
deux autres seront répandus dans le cours entier de la plaidoirie, de la même façon que le sang l’est
7
dans le corps .

Malgré cette volonté de la distiller dans l’ensemble du discours, on


remarque que l’émotion est le plus souvent convoquée dans l’exorde et la
péroraison, c’est-à-dire au début et à la fin, de manière à encadrer le
contenu du discours.

Mais là où l’éloquence est la plus impressionnante, c’est lorsque


l’orateur se trouve dépassé par ses propres calculs et se laisse emporter par
l’émotion de ses propres mots.
Il y a alors cette magie, cet accord du cœur et de l’esprit que ne peut
codifier aucun traité.
Emphase
Voir : Grandiloquence.

Endoctrinement
Voir : Dictature.

Enseignant.e
Voilà une entrée complexe à écrire, car je me trouve à la fois juge et
partie.
Toutefois, je ne pouvais pas ne pas parler de l’enseignement, d’une part
parce que la moitié de notre concours repose sur des épreuves orales (où
l’on doit montrer une éloquence que l’on n’utilisera jamais en cours, mais
ce n’est pas la question), et d’autre part parce que, tant que les ordinateurs
ne nous ont pas remplacés, j’imagine que la manière dont on transmet le
savoir compte au moins un petit peu.

Alors, pour cette entrée, je vais laisser la parole à mes (anciens) élèves,
tout juste titulaires de leur baccalauréat. Après tout, c’est bien à eux qu’il
faut demander ce que c’est qu’un enseignant éloquent.

À cette simple question posée en plein été, les réponses ont été
nombreuses et rapides. En voici la substantifique moelle.
Pour Fanny, l’éloquence de l’enseignant consiste à pouvoir instruire par
la seule parole ; chez Sarah, c’est un idéal de clarté et de maîtrise de la
langue qui domine ; pour Yéléna, le charisme est fondamental, et elle
l’explique par la capacité à « capter l’attention » tout en instruisant – et
c’est encore mieux si on s’aventure en dehors des bornes du programme ;
chez Btissam, la perception est différente, puisqu’elle évoque une personne
« qui n’a peur de parler d’aucun sujet », et qui parvient à faire réfléchir ses
élèves sur le contenu transmis ; pour Oumaima, le « naturel » est
primordial, ainsi que la transmission de « l’envie d’apprendre » (Fanny
valide) ; pour Toulaye, le prof éloquent est celui qui donne envie d’écouter ;
pour Djenebou, il sait se contenter de sa parole et n’a pas besoin de supports
écrits pour conjuguer plaire et instruire ; pour Barbara, celui qui sait bien
parler sait d’abord écouter et ouvrir son esprit ; pour Mayssa, il sait « attirer
l’attention des élèves sans la demander », inscrit son propos dans un univers
de référence que les élèves maîtrisent, et il est capable de revenir sur ce
qu’il a dit sans l’avoir écrit (« tout se joue sur la parole : c’est un devoir de
mémoire ») ; Wala attend surtout une maîtrise des contenus et de la prise de
parole ; chez Hailey, on lit la volonté d’une parole qui respecte les opinions
des élèves, et qui « leur permet d’apprendre quelque chose de nouveau sans
qu’ils se rendent compte qu’ils apprennent » ; Laure évoque un « don du
langage » et la faculté de « captiver » ; pour Imane, qui se lance dans des
études de droit, l’éloquence consiste à se faire entendre sans crier, et à
donner envie d’être écouté ; pour Hajar, l’éloquence consiste à savoir rendre
n’importe quel sujet « pétillant ».

Pour Hayet, la brillante artiste, le prof éloquent est « un modèle » qui


« réussit à transmettre les émotions qu’il veut faire paraître dans son
discours – un peu comme [elle] dans ses dessins ». On attend aussi de lui
qu’il accepte les avis et opinions de ses élèves, et qu’il « ne le montre pas »
quand ce n’est pas le cas.

Mais c’est sans doute Shérine, pourtant si réservée, qui répond le plus
longuement. Elle évoque la nécessaire « adaptation » de l’enseignant à la
façon de parler de ses élèves, mais attention : tout en s’adaptant à leur
langage, le professeur doit permettre aux lycéens de l’enrichir, ou tout au
moins leur donner envie de le faire. Pour elle, l’éloquence de l’enseignant
tient aussi au kairos, au moment opportun : « L’éloquence ne se détermine
pas seulement à travers les mots choisis, mais également à travers le
moment choisi pour les employer. » Elle ajoute à juste titre que l’éloquence
du professeur se mesure à sa capacité à canaliser l’élève qui cherche à
dépasser les limites, mais aussi à mettre en confiance celui qui n’ose pas.
C’est sur l’idée d’authenticité qu’elle achève sa réponse : « Les profs qui
nous marquent le plus sont ceux qui ont été les plus sincères avec nous dans
les propos qu’ils tenaient. »

À les lire, je me suis sentie prise de vertige, avant de me dire que c’est
là que résidait l’intérêt fondamental de notre métier : des attentes aussi
nombreuses qu’exigeantes, et finalement une capacité sidérante à nous
suivre dès lors qu’on se contente d’être nous-mêmes.

Épidictique
L’adjectif vient du grec epideiktikos, dont le sens est « qui sert à
montrer ». On comprend dès lors pourquoi, tant pour l’éloge que pour le
blâme, le discours épidictique vise en premier lieu à mettre en avant défauts
et qualités : il ne s’agit pas d’une parole informative, mais plutôt de ce
qu’Aristote identifiait comme un discours démonstratif, orienté vers le beau
et le laid moral. À l’origine, il concerne plus l’éloge que le blâme, et il se
caractérise par la multiplication des procédés d’amplification qui visent à
magnifier le sujet du discours.
La rhétorique de l’Antiquité accordait une place prépondérante à
l’éloge, initialement adressé aux dieux : les plus anciennes traces remontent
au XXIIIe siècle avant notre ère, sous la plume de la grande prêtresse
Enheduanna, première personne historiquement identifiée comme ayant
produit une œuvre littéraire. De manière moins confidentielle, l’éloge
e
innerve les Hymnes homériques, à l’époque d’Hésiode (VIII siècle av. J.-
C.). Quelques siècles plus tard, Pindare compose des Épinicies (du grec
epinikion, « qui concerne une victoire »), dans lesquelles il célèbre cette
fois-ci les athlètes des jeux panhelléniques : le vainqueur de la compétition
peut en effet choisir comme récompense une statue ou une épinicie à son
effigie. Ce sont donc des discours de commande, qui d’ailleurs ne
mentionnent que peu l’épreuve en elle-même, mais plutôt la famille du
héros ainsi que les dieux qui lui ont permis de gagner.
On voit ainsi la place qu’occupe la religion sous l’Antiquité, quel que
soit le domaine dont il est question au départ.

La tradition poétique, elle, consacre le succès de l’éloge de la femme


aimée (voir : Discours amoureux). Il est alors évident que l’éloge a une
portée pragmatique, ancrée dans une perspective de séduction : célébrer la
femme, c’est aussi espérer obtenir ses faveurs.

L’intention à l’origine de l’éloge des Grands – tel celui d’Auguste par


Virgile dans le chant VI de L’Énéide – peut toujours être interrogée : dans
quel but célèbre-t-on ceux qui nous gouvernent ? La réponse est évidente
dans la scène finale de la troisième édition de Tartuffe. En effet, si les
rapports du dramaturge et de Louis XIV sont plutôt bons, ceux entre
Molière et la mère du roi, Anne d’Autriche, sont pour le moins tendus, pour
des raisons essentiellement religieuses. Après les deux censures successives
de sa pièce en 1664 et 1667, Molière propose une dernière version de
Tartuffe, dans laquelle il modifie notamment la fin. Cette dernière repose
sur le procédé du deus ex machina, c’est-à-dire un retournement de
situation imprévu et incohérent avec la logique interne de l’intrigue, dans
lequel l’imposteur est emprisonné sur ordre du roi. Le personnage de
l’exempt se livre alors à un éloge du prince qu’on ne peut manquer de
repérer dans le contexte de censure :

Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,


Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
8
À tout ce que les faux doivent donner d’horreur […].

De tels exemples – qui constituent une véritable tradition – invitent à se


demander si célébrer l’autre n’est pas toujours un moyen d’en tirer un
avantage personnel. Sauf, peut-être, dans le cas où le discours épidictique
mettant en valeur les qualités d’un tiers devient le moyen de rassembler une
société brisée par la polémique. Qu’on pense par exemple à l’éloge
d’Arnaud Beltrame par Jean-Luc Mélenchon, dans un contexte social et
politique confronté à la montée du terrorisme. En évoquant son « altruisme
absolu, celui qui prend pour soi la mort possible de l’autre », en le
présentant comme un « héros de la condition humaine », l’orateur reçoit des
applaudissements de tous bords : il parvient à créer un « nous » face à « la
polémique qui viendrait à nous déchirer ».

Il me semble qu’il y a moins de stratégie dissimulée dans la pratique du


blâme, dont les intentions sont plus lisibles.
Il suffit de penser au célèbre « J’accuse… ! » de Zola : le pamphlet n’a
ici d’autre prétention que celle qu’il affiche, c’est-à-dire faire connaître et
condamner tous les acteurs de la machination judiciaire dont le capitaine
Dreyfus est la cible. Et l’on sait d’ailleurs le rôle qu’a joué cette lettre
ouverte dans le processus qui a finalement établi l’innocence de Dreyfus.
De même, dans la mesure où ils mettent en danger leur auteur, on ne
pourra que saluer les textes de Victor Hugo contre Napoléon le petit : le
blâme n’apporte jamais aucun avantage à celui qui le formule.

De nos jours, la rhétorique épidictique prend des formes surprenantes :


on voit ainsi surgir l’éloge de Patrick Balkany par son épouse, ou le blâme
de la PMA par les catholiques, et tout cela n’a tellement aucun sens que je
ne sais même pas pourquoi j’en parle.

Ernaux, Annie
Les voix sont partout dans les textes d’Annie Ernaux, sans doute parce
que la parole est l’un des marqueurs de la mobilité de classe.
Le format de l’entretien permet à l’auteure d’évoquer le concept de
trahison, qui seul peut expliquer à quel point il est difficile de dépasser
socialement ses parents. En 2011, dans L’Écriture comme un couteau, elle
écrit pourtant :

J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de
9
transfuge, comme acte politique et comme don .

Il y a donc dans la prise de parole ce double mouvement paradoxal qui


consiste à la fois à être infidèle et à offrir.

D’ailleurs, Annie Ernaux est aussi la voix des autres :

Je me considère très peu comme un être unique, au sens d’absolument singulier, mais comme une
somme d’expériences, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et
continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui, une subjectivité
unique. Mais je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler des mécanismes ou des
10
phénomènes plus généraux, collectifs .
Porte-parole des transfuges de classe, Annie Ernaux met en voix la
souffrance, la honte et la fierté mêlées, mais aussi l’hommage à la langue
d’avant. Ce n’est pas sa vie qu’elle écrit, c’est celle de tous ceux qui ont eu
et auront le même parcours qu’elle.
Dans le portrait qu’il fait d’elle en 2003, Philippe Lançon explique aussi
à quel point la voix unique de l’auteure est elle-même polyphonique :

Chez Annie Ernaux, la voix résume tout. Elle a plusieurs couches. Il y a d’abord la voix dominante ;
celle qui vous accueille et vous raccompagne ; pointue, vivace, elle donne le ton. C’est la voix d’une
fillette qui s’installait dans le café-épicerie familial, en haut de l’escalier, et entendait tout. Il y a
ensuite la voix tonique ; celle qui monte dans les aigus, tonitrue, insulte les types qui la font chier
dans le RER. Voix de l’enfance toujours, mais cette fois dans la cour, dehors, quand Annie Ernaux se
battait, voulait le mal, le faisait. Voix violente, stridente, voix des “dominés” qu’elle reconnaît en
n’importe quel beur envahissant la rue. Puis, en mode mineur, la voix apprise, bien mise, comme du
caramel refroidi sur un gâteau de riz.
11
Les trois voix se mélangent, se battent, se débattent, donnent finalement celle de l’écrivain .

Et que dire de toutes les voix qui se bousculent dans ses récits, faisant
s’entrechoquer l’italique et la police romaine ? La voix, dominante, de la
narratrice de La Place devenue professeure de français, et celle, couchée, de
la langue de l’enfance qui se courbe devant la langue des bourgeois.
D’un côté, l’écriture plate pour rendre compte d’« une vie soumise à la
nécessité », sans art ni émotion ; de l’autre, les mots des parents, qui sont
aussi, souvent, ceux de l’opinion commune dans le quotidien des ouvriers et
petits commerçants : « Cette gosse ne compte rien », « Il ne faut pas péter
plus haut qu’on l’a », « Ce qui se fait ». C’est bien cette voix que l’on voit
le plus, et donc qu’on entend le plus.
La voix d’Annie Ernaux résonne aussi dans les textes de tous ceux
qu’elle a inspirés, parvenant ainsi comme elle le souhaitait à ouvrir une
voie : qui ne l’entend pas chez Nicolas Mathieu, Didier Eribon ou encore
chez Édouard Louis ? C’est désormais d’un livre à l’autre qu’elle voyage.
Mais, dans ma tête, Annie Ernaux apparaît surtout à travers les mots
qu’elle avait adressés à mes élèves il y a deux ans, dans la première lettre
qu’ils avaient reçue par voie postale.
Je leur avais demandé d’imaginer la lettre que les parents de l’auteure
auraient pu lui écrire après avoir lu La Place, et j’avais fait parvenir à ladite
auteure les lettres de Lamia, Mohamed-Walid et Sinem.
Sa réponse nous avait beaucoup touchés : elle expliquait avoir été émue
car cette voix-là, celle de ses parents lecteurs, à laquelle elle avait dû se
forcer à ne pas penser en écrivant La Place, elle l’entendait donc pour la
première fois, bien après leur mort.

Ethos (logos, pathos)


Le mot apparaît dans l’Antiquité grecque, avant même Aristote. Il
renvoie alors aux habitudes et coutumes d’une personne, d’un groupe ou
même d’un animal.

Mais c’est chez Aristote que l’on trouve les premières réflexions sur les
contours définitionnels de la notion. Je ne suis pas sûre qu’il faille
développer ici les différents sens de l’ethos chez le théoricien antique, dans
la mesure où le mot recouvre des réalités différentes selon les œuvres et
donc les contextes.

Mais quelques réflexions de la Rhétorique restent néanmoins


d’actualité.
Pour Aristote, les trois piliers de la rhétorique sont d’une part le logos,
qui renvoie à la clarté des arguments et de l’argumentation, d’autre part le
pathos, autrement dit l’émotion suscitée dans l’auditoire, et enfin l’ethos,
que l’on peut définir comme l’image que le locuteur donne de lui dans son
discours. Il s’agit pour lui de gagner la confiance de l’auditoire, en
mobilisant trois qualités essentielles : la vertu, la prudence et la
bienveillance. L’ethos relève ainsi des moyens de persuasion techniques,
c’est-à-dire qui se travaillent.

Mais, une fois n’est pas coutume, je ne suis pas sûre que les textes
d’Aristote soient ceux qui permettent de mieux saisir les enjeux
contemporains de l’ethos. L’analyse du discours telle que la pratique
notamment Dominique Maingueneau me semble une perspective
intéressante. Il définit l’ethos de manière plus large : l’image que l’orateur
donne de lui inclut ainsi le ton et le débit de parole, mais aussi les gestes, le
regard ou encore les expressions du visage.

L’ethos s’inscrit dans une « scénographie » : il construit lui-même les


conditions de sa légitimité. Ce qui compte est moins ce qu’on dit (et qui
relèverait plutôt du logos) que l’image de soi qu’on construit pour le dire.
L’ethos relève ainsi du symbole et renvoie à tous les éléments que l’on
mobilise pour entourer le discours et s’assurer de son efficacité.
La particularité de l’ethos est qu’il doit être visible mais non verbalisé,
au risque de se détruire lui-même. Par exemple, le politique qui cherche à se
montrer comme un homme honnête doit faire en sorte que ce soit le public
qui le perçoive comme tel : dès lors qu’il le dit explicitement lui-même, il
instille le soupçon.
Au regard de cette dernière considération, on pourrait être tenté de
croire que l’ethos est un outil de manipulation : sans doute l’est-il devenu
dans certaines circonstances, mais il est à l’origine pensé comme l’un des
moyens de faire accéder au vrai, et non de manipuler.
Bien que l’élaboration de son ethos soit de la responsabilité du locuteur,
ce dernier ne peut néanmoins pas tout maîtriser. Difficile en effet
d’anticiper l’alignement entre l’intention à l’origine du discours et son effet
perlocutoire, c’est-à-dire les réactions qu’il suscitera dans l’auditoire. En ce
sens, tout ethos est un risque.
Par ailleurs, Dominique Maingueneau rappelle que l’ethos discursif,
celui construit pour la prise de parole, doit composer avec l’ethos pré-
discursif, celui que l’auditoire associe à l’orateur avant même qu’il ouvre la
bouche. De nouveau, l’efficacité du discours est soumise à la concordance
entre ces deux ethè, ou à la capacité du premier à faire oublier le second
lorsqu’ils divergent.
Il est de la responsabilité de l’orateur de travailler la cohérence de son
image : cohérence avec ce qu’il est, ce qu’il dit, et les personnes à qui il
s’adresse (voir : Adapter [s’]) : il me semble que c’est la meilleure façon
d’assurer l’efficacité de son discours.
Là encore, le milieu de l’enseignement, que l’on peut voir comme un
domaine de représentation, est un observatoire intéressant : depuis des
décennies, tous les profs qui font leur première rentrée investissent dans une
tenue qu’ils pensent ad hoc, et croient nécessaire d’afficher un ethos sévère
pour « asseoir leur autorité ». J’ai été de ceux-là, et le seul souvenir que j’en
garde est un mal de pieds, assorti d’une impression de décalage avec moi-
même. J’étais pourtant cette année-là dans un bon lycée, et mon tailleur
n’avait évidemment pas empêché (avait suscité ?) l’agitation diffuse dès que
je me retournais pour écrire au tableau. Dès le lendemain, les choses étaient
réglées, grâce à mes éternelles Dr. Martens rouges et mon scooter couvert
de fientes de pigeon. J’étais moi.
Les élèves ne demandent que l’authenticité ; ils ne respectent le tailleur
que s’il est naturel – de même qu’ils avaient immédiatement adopté les
Louboutin à talons de cet ancien collègue, qui méprisait de toute évidence
les stéréotypes de genre.

Examens
Bien que les programmes et dotations horaires ne prévoient aucun
créneau pour le préparer, l’oral occupe une place très importante dans les
examens du secondaire.

Je n’ai que peu d’informations sur l’oral d’histoire des arts qui se passe
en fin de 3e, n’ayant jamais enseigné en collège.
Ce que je sais en revanche, c’est qu’en 1re, au moment où arrivent les
épreuves de français coefficient 5, les élèves n’ont passé à l’oral que cette
épreuve d’histoire des arts.

L’oral est évidemment très anxiogène pour des adolescents, et vous


imaginez bien qu’avec des classes de 35 il est difficile de calmer toutes les
angoisses.
Chaque fin d’année, nous écoutons – selon les académies – entre 55 et
110 élèves se débattre avec l’image qu’ils se font de l’éloquence, et qu’ils
n’arrivent pas toujours à dompter : celui-ci récite pour se rassurer, pensant
que le discours de son enseignant fera meilleure impression que le sien
propre ; celle-ci arbore un ethos détaché de ce genre de préoccupation mais
peine à dissimuler le tremblement de ses mains sous la table ; celui-ci
encore fond en larmes et jure sur tout ce qu’il peut que c’est le seul sujet
qu’il ne domine pas ; celle-ci, fluette et semblant lutter pour qu’on ne
remarque pas son existence, s’ouvre comme une fleur en s’asseyant face à
moi et ressuscite par sa lecture un texte de littérature classique.
J’ai autant de souvenirs d’oral que de candidats. J’ai malheureusement
oublié leurs noms, et l’enchaînement des prestations ne laisse aucun temps
d’échange avec les élèves.

L’année d’après, pour le grand oral, c’est la même chose, sans que les
élèves aient pu davantage se préparer : l’arène, vingt minutes de solitude,
debout cette fois, sans notes cette fois, coefficient 10 ou 14 cette fois, au
seuil de l’entrée dans une vie d’adulte.
Ces élèves qui, il y a une dizaine d’années à peine, apprenaient à lire, il
faut les voir se démener pour avoir l’air à l’aise, ou au contraire se replier
face à l’ampleur de la tâche à accomplir. Il faut les voir nous regarder dans
les yeux, d’abord parce qu’on leur a dit de le faire, puis parce qu’ils
prennent confiance, et enfin, peut-être, parce qu’ils se sentent légitimes à
dire quelque chose de personnel.

Il faut les voir,


Et pourtant, à part nous, personne ne les voit,
Et pourtant, à part nous, tout le monde pense qu’ils sont chaque année
moins bons,
Sauf lorsqu’ils sont promis à des grandes écoles qui lisseront
l’authenticité de leur parole.

Alors, nous ne sommes plus surpris, quand arrive l’oral de rattrapage


où se présentent ceux qui ont été sauvés par le seuil du 08/20, de ne plus
entendre que des mots qui n’y croient plus, ou peut-être qui n’y ont jamais
cru.
Nous savons qu’une scolarité ne suffit parfois pas pour créer un
sentiment de légitimité.
Mais parfois on y parvient.
Et alors, ce que ne sauront jamais tous les gens que nos élèves séduiront
en entretien professionnel, c’est tout le chemin qu’il leur a fallu parcourir
pour en arriver là.
Mais c’est très bien comme ça.

Exorde/Péroraison
L’exorde désigne l’ouverture du discours, et la péroraison sa clôture
(voir : Parties du discours [dispositio]).
Quintilien définit les fonctions de l’exorde dans l’Institution oratoire :

L’introduction n’a pas d’autre but que de préparer l’auditeur à être mieux disposé à notre égard dans
les autres parties. […] On atteint au mieux ce résultat par trois moyens, qui consistent à rendre
l’auditeur bienveillant, attentif et docile, non que ces précautions ne doivent pas être observées tout
au long du plaidoyer, mais elles s’imposent particulièrement dans les débuts pour avoir accès à
12
l’esprit du juge et y progresser ensuite plus avant .

L’exorde permet ainsi à l’orateur de s’insinuer dans l’esprit de son


auditoire grâce à la captatio benevolentiae qui vise à s’assurer de sa
bienveillance.
Quintilien explique ensuite que l’exorde est, lui aussi, affaire
d’adaptation :

Nous gagnerons le juge, en faisant son éloge, […] mais encore on liera son éloge aux intérêts de
notre cause, par exemple, si les clients sont des gens distingués, nous en appellerons à sa propre
13
dignité, humbles à son esprit de justice, malheureux à sa pitié, lésés à sa sévérité, et ainsi de suite .

Si les premiers mots du discours surprennent l’auditoire, il faut que cela


soit un choix de la part de l’orateur ; à lui de ne pas se sentir dépassé par
une réaction qu’il aurait suscitée sans le vouloir. Le cas échéant, c’est
l’intégralité du discours qui s’en trouve compromise.
On peut ainsi ouvrir le discours par une anecdote personnelle, qui
implique la personne du locuteur dans son propos et permet ainsi de gagner
la confiance de l’auditoire – un avatar antique de l’actuel mais très
controversé storytelling. On peut à l’inverse l’ouvrir sur un énoncé très
général, qui inscrit le propos dans un univers de connaissance commun.
Je me souviens par exemple du réquisitoire d’une de mes élèves contre
les personnages de la diligence dans Boule de Suif 14. Ses premiers mots
étaient : « Un pour tous, chacun pour soi. » L’efficacité d’un tel exorde est
double, puisqu’à la fois il place l’auditoire sur un terrain qu’il croit
connaître – la devise apocryphe des Mousquetaires – et déjoue cette
impression de familiarité, pour mieux mettre en valeur la spécificité du cas
examiné.
La péroraison, quant à elle, achève le discours et se doit de marquer à la
fois le cœur et l’esprit. Quintilien insiste sur le fait qu’elle ne doit pas pour
autant être coupée de la logique interne du discours, et qu’elle peut
reprendre par exemple des émotions évoquées dans la narration :

Il est trop tard, en effet, dans la péroraison, pour appeler l’émotion sur les faits qu’on aurait exposés
dans la narration de façon impassible ; le juge s’est accoutumé à ces faits, et il accueille, sans en être
ébranlé, le récit de faits qui ne l’ont pas touché, quand il l’a entendu la première fois ; il est difficile
15
de changer une attitude d’esprit, une fois que le siège est fait .

Me reviennent là aussi en mémoire non pas des péroraisons célèbres,


mais celles de certains élèves lors des concours d’éloquence, à l’instar de
Mohamed (voir : Momo), qui achevait sa réflexion sur « L’herbe est-elle
plus verte ailleurs ? » avec un appel à la responsabilité :

En attendant, occupez-vous bien de votre jardin et ne laissez pas pourrir le sol.


Et, pour être heureux… gardez la main verte !

Ou encore Nessrine, sur « Les apparences sont-elles trompeuses ? » :

Le tambour, avec tout le bruit qu’il fait, n’est rempli que de vent.

Si ces péroraisons sont efficaces, c’est parce qu’elles synthétisent les


éléments de réponse à la question posée, mais permettent aussi de dépasser
les enjeux du sujet en sollicitant la réflexion – voire l’action – de
l’auditoire, autour d’un prolongement métaphorique.
1. Pétrone, Le Satiricon, op. cit.
2. Cité dans Caroline Ollivier-Yaniv, « Les “petites phrases” et “éléments de langage”. Des
catégories en tension ou l’impossible contrôle de la parole par les spécialistes de la
communication », Communication et langages, no 168, 2011/2, p. 57-68.
3. Les Penseurs grecs avant Socrate, trad. J. Voilquin, GF, 1993.
4. Érasme, Éloge de la folie, trad. P. de Nolhac, GF, 1999.
5. Cicéron, De l’orateur, II, trad. E. Courbaud, Les Belles Lettres, 1966.
6. Cicéron, De l’orateur, II, op. cit.
7. Idem.
8. Molière, Tartuffe, acte V, scène 7, 1669.
9. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Stock, 2003.
10. Ibid.
11. « Une place à part », portrait d’Annie Ernaux par Philippe Lançon, Libération,
6 février 2003.
12. Livre IV, op. cit.
13. In Institution oratoire, livre IV, op. cit.
14. Guy de Maupassant, Boule de Suif [1880], Livre de Poche, 2000.
15. Quintilien, Institution oratoire, livre II, op. cit.
Fable
Le premier nom qu’évoque ce mot est celui de La Fontaine. Ainsi le
veulent les aléas de l’histoire littéraire, qui ont fait oublier le nom d’Ésope
ou encore de Phèdre au profit de celui qui les a réécrits. Pourtant, au Moyen
Âge, les recueils de fables étaient encore appelés ysopets – déformation du
nom d’Ésope.
L’utilité des fables est la même chez les auteurs antiques et chez les
classiques qui les réécrivent. Aussi Phèdre écrit-il dès son prologue :

1
Ce petit livre a un double mérite : il fait rire et il donne de sages conseils pour la conduite de la vie .

On retrouve ici deux des trois fonctions d’un discours, telles que les
définit notamment Cicéron : placere (plaire) et docere (instruire). C’est sans
doute la raison pour laquelle les fables sont étudiées de la petite enfance à
l’âge adulte.
La plupart d’entre elles sont composées d’une partie narrative où
interviennent le plus souvent des animaux (c’est leur partie plaisante), et
d’une morale qui résume leur portée didactique.
Étymologiquement, la fable est liée à l’éloquence : le mot fabula, en
latin, renvoie à des « propos » ou à des « conversations ». Ce n’est que par
la suite qu’il prend le sens de « récit mythique ou légendaire ». La fable fait
d’ailleurs partie de la tradition orale, avant même l’invention de l’écriture,
et elle dépasse les frontières des cultures, comme le montre l’immense
succès du recueil indien Pañchatantra vers 400 av. J.-C. en Inde, et plus
encore sa traduction en arabe au VIIe siècle, Kalîla wa-Dimna, du nom des
deux chacals éponymes.

Pour montrer les pouvoirs de la fable, c’est d’ailleurs un orateur que La


Fontaine met en scène :

[…] Dans Athènes autrefois peuple vain et léger,


Un Orateur voyant sa patrie en danger,
Courut à la Tribune ; et d’un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l’écoutait pas : l’Orateur recourut
À ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes.
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put.
Le vent emporta tout ; personne ne s’émut.
L’animal aux têtes frivoles
Étant fait à ces traits, ne daignait l’écouter.
Tous regardaient ailleurs : il en vit s’arrêter
À des combats d’enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l’Anguille et l’Hirondelle :
Un fleuve les arrête ; et l’Anguille en nageant,
Comme l’Hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. L’assemblée à l’instant
Cria tout d’une voix : Et Cérès, que fit-elle ?
Ce qu’elle fit ? un prompt courroux
L’anima d’abord contre vous.
Quoi, de contes d’enfants son peuple s’embarrasse !
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?
À ce reproche l’assemblée,
Par l’apologue réveillée,
Se donne entière à l’Orateur :
2
Un trait de fable en eut l’honneur . […]

On trouve dans ce texte réflexif toute la force de la fable, capable


d’éveiller les esprits plus que la rhétorique traditionnelle, perçue comme
soporifique.
La vivacité de la fable tient d’ailleurs aussi à la place qu’y occupe la
parole, à travers les dialogues des animaux personnifiés. Elle est le plus
souvent le lieu d’un conflit, entre les personnages qui donnent leur nom au
titre : le corbeau et le renard, la cigale et la fourmi, le loup et l’agneau.
C’est aussi à travers cet échange que ledit conflit se résout, et
l’enseignement moral tient alors au renversement des rapports de force.
La fable est aussi un outil privilégié de la satire. Elle n’avait cependant
pas vocation, contrairement à ce qu’on peut lire parfois, à contourner la
censure. En effet, malgré le recours fictif aux animaux, la morale est
presque toujours explicite, qu’elle soit située au début (promythion) ou à la
fin (epimythion). La Fontaine a donc beau multiplier les personnages dans
« Les animaux malades de la peste », la morale n’en demeure pas moins :
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir.

Les écrivains romantiques, notamment Rousseau et Lamartine, ont


reproché aux fables de n’être pas bénéfiques pour les enfants, à cause de
l’univers de mensonge et de tromperie qu’elles mettent en scène. Sans aller
jusqu’à ce jugement moralisateur, on conviendra que la parole satirique des
fables est peut-être plus savoureuse que leur portée didactique.

Fantasme
L’éloquence est le support de nombreux fantasmes, qui prennent
plusieurs formes.
Alors qu’on sait depuis l’Antiquité qu’elle se perfectionne par le travail,
beaucoup persistent à penser que l’éloquence est un don, réservé donc à
quelques privilégiés. Peut-être est-ce à cause de certaines définitions qui en
font une « facilité », peut-être aussi est-ce à cause de ce qu’en dit La
Bruyère :

« L’éloquence est un don de l’âme, lequel nous rend maître du cœur et de l’esprit des autres. »

Elle est spontanément associée au pouvoir : parler, c’est dominer. C’est


d’ailleurs pour cela qu’au théâtre le personnage qui mène est celui qui
prononce la tirade.

Mais on ne compte plus les films qui proposent une vision là aussi
fantasmée de ce pouvoir que confère l’éloquence.
Que penser, par exemple, des vingt-quatre heures de prise de parole de
Jefferson Smith dans Monsieur Smith au Sénat (1939) de Frank Capra ? À
quelle réalité cela correspond-il ?
De même, le film de Sidney Lumet Douze hommes en colère (1957) met
en scène un procès pour parricide : mais, si le principe du « doute
raisonnable » comme condition d’acquittement est en effet présent aux
États-Unis, dans quelle mesure est-il possible qu’un seul juré parvienne à
faire changer d’avis les onze autres (je pense notamment au moment où le
dernier cède, déchirant la photo de son fils) ?
Ces deux films théâtralisent l’éloquence comme vecteur de la justice,
contre la corruption chez Capra, et pour la présomption d’innocence chez
Lumet.

Quelques décennies plus tard, l’éloquence revêt un tout autre visage


dans Le Cercle des poètes disparus (1989) de Peter Weir. Elle s’inscrit alors
dans un autre fantasme, celui autour du métier d’enseignant. On y voit une
classe entière déchirer les pages de ses livres, sur simple injonction de son
enseignant. Si une expérience telle que celle de Milgram en 1963 a pu
montrer qu’il existait une soumission réelle – et parfois dangereuse – aux
autorités qui nous paraissent légitimes, je peux néanmoins vous assurer
qu’on ne fait pas déchirer les Lagarde et Michard en cours.
De même, sur fond d’anticonformisme ambiant, on voit les élèves, y
compris les plus timides, se mettre debout sur leurs tables lorsque le
professeur est renvoyé : si la scène est efficace visuellement et
émotionnellement, elle ne renvoie toutefois pas, là non plus, à une
quelconque réalité.

Plus récemment, un film tel que Le Brio (2017), réalisé par Yvan Attal,
met en scène d’autres stéréotypes de l’éloquence, celui de l’étudiante de
banlieue (je sais ce que c’est) préparée à un « prestigieux » concours
d’éloquence par un professeur « connu pour ses dérapages » et qui n’a
jamais connu « ce type de public ». La situation de préparation au concours
est en soi anodine ; mais que dire de la caricature omniprésente ? Doit-il
nécessairement y avoir conflit puis dépassement de conflit entre une
rhétorique dite « de banlieue » et la langue universitaire ?

Mais le cinéma n’est pas le seul observatoire des fantasmes que génère
l’éloquence. On connaît le succès des ultima verba, qui désignent les
dernières paroles d’un mourant ; on connaît, aussi, le plaisir pris à évoquer
des citations célèbres, ces mots qui font la renommée de ceux qui les ont
prononcés. Cet attachement à l’éloquence des défunts est probablement ce
qui explique également le succès des citations apocryphes, faussement
attribuées à des personnes célèbres, ou parfois même inventées. Bien
souvent, ces paroles qui traversent les siècles en dépit de leur inexactitude
contribuent au souvenir d’un événement particulier.
Ainsi, rien n’atteste que Galilée ait prononcé le fameux E pur si muove,
traduit par « Et pourtant elle tourne » ; toutefois, on prétend qu’il l’aurait
murmurée comme pour annuler la portée de son abjuration à la demande de
l’Inquisition. Cette phrase représente à elle seule la force du for intérieur
quand le savoir vient bouleverser la croyance, mais que celle-ci tente
malgré tout de s’imposer.
De même, une mauvaise interprétation des Confessions de Rousseau fait
croire depuis plus de trois siècles que Marie-Antoinette aurait crié au sujet
du peuple : « S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche ! » Or
une banale histoire de date rend tout simplement impossible le fait que la
« princesse » à l’origine de ces mots selon Rousseau soit Marie-Antoinette,
qui n’était pas encore arrivée en France. En revanche, cette phrase pleine de
mépris et facile à retenir – si bien qu’elle est encore citée de nos jours –
correspond parfaitement aux portraits que l’on faisait d’elle à l’époque. Ces
mots qu’elle n’a jamais prononcés sont ceux qui malgré elle la représentent
le mieux.
Au siècle suivant, c’est Cambronne qui fait – doublement – les frais
d’un fantasme au cœur de la légende napoléonienne. Lors de la bataille de
Waterloo, alors que les Français étaient en fâcheuse posture et que les
Anglais leur proposaient de se rendre, l’officier aurait répondu : « La garde
meurt mais ne se rend pas ! ». Puis, devant l’insistance des Anglais, il aurait
juré : « Merde ! » Le problème, c’est que Cambronne a toujours nié la
paternité de ces deux phrases… ce qui n’a pas empêché Victor Hugo de les
immortaliser dans Les Misérables (1862) :

Dire ce mot, et mourir ensuite. Quoi de plus grand ! car c’est mourir que de le vouloir, et ce n’est pas
la faute de cet homme, si, mitraillé, il a survécu. […] L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo,
c’est Cambronne. Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre.

La fausse attribution est ainsi devenue, pour l’une des plus historiques
défaites françaises, le moyen de sauver l’honneur.
Les enjeux sont encore différents pour le « Je ne suis pas d’accord avec
ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le
droit de le dire », attribué à un Voltaire qui ne l’a jamais écrit. Mais il y a
dans cette attribution apocryphe tout l’esprit (partiellement fantasmé lui
aussi) des Lumières : c’est pratique.
La bonne nouvelle dans tout cela, c’est donc qu’on peut être éloquent à
son insu.

Femme
Plusieurs femmes ont une entrée à leur nom dans ce dictionnaire, pour
ce qu’elles représentent ou pour les combats qu’elles ont menés.

Mais, au-delà de ces figures individuelles, il faut avouer que de manière


générale la parole des femmes est bien plus muselée que celle des hommes,
et que les procédés pour l’étouffer sont aussi divers qu’ingénieux. Les
études sont nombreuses sur ce sujet, et ce n’est pas ici le lieu de lister toutes
les stratégies d’occultation des femmes.

Ce qui m’intéresse tout particulièrement, c’est le sort réservé aux


femmes qui, bravant la multitude des obstacles placés sur leur chemin,
parviennent malgré tout à occuper l’espace de parole public. Elles portent
en elles l’héritage de la Cassandre de la mythologie, sur la bouche de qui
Apollon jaloux cracha pour qu’elle ne soit jamais crue par quiconque.

Selon une étude de l’INSEE réalisée en 2019 (je doute que les choses
aient changé, malheureusement), les mots « salope », « pute » et
« connasse » figurent en tête des injures adressées aux femmes, notamment
lorsqu’elles osent prendre la parole – qu’on pense au fucking bitch adressé
par Ted Yoho à Alexandria Ocasio-Cortez, par exemple.

Qu’est-ce qui pouvait bien déranger chez Olympe de Gouges, si ce n’est


sa Déclaration pour les droits de la femme et de la citoyenne, si ce n’est sa
parole de femme ? C’est précisément cela qui lui a valu ces propos de
Pierre-Gaspard Chaumette, procureur au tribunal révolutionnaire :

Cette virago, la femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui la première institua des sociétés
de femmes, abandonna les soins de son ménage, voulut politiquer et commit des crimes…

Si la haine à l’égard d’Olympe de Gouges est ici explicite, on voit aussi,


à travers des termes comme virago ou femme-homme, que la femme
dérange surtout par sa prétention à investir un lieu de parole essentiellement
masculin. Dans son texte en faveur de l’égalité des droits, l’auteure
écrivait :

La femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune.

Elle ne savait pas alors que l’accès à la seconde lui ouvrait grand la voie
vers le premier.

Qu’est-ce qui pouvait bien déranger chez Marie-Antoinette ? Pour


quelle raison a-t-elle été la cible de centaines de libelles à la fois misogynes,
xénophobes et lesbophobes ? Quelle est exactement la nature de la haine
contenue dans l’insulte « architigresse d’Autriche » qui lui était
régulièrement adressée, si ce n’est le refus de voir une femme siéger à un
poste de pouvoir symbolique ?
Qu’est-ce qui pouvait bien déranger Flaubert chez George Sand pour
qu’il la qualifie de « grosse vache pleine d’encre » ? Qu’a à voir la première
partie de l’insulte avec la seconde, qui renvoie à son statut d’auteure ?

Qu’est-ce qui pouvait déranger dans le non de Rosa Parks, si ce n’est


qu’elle était à la fois noire et femme ? N’est-elle pas d’ailleurs
systématiquement désignée comme la femme noire qui répondit à un homme
blanc ?
Qu’est-ce qui pouvait bien déranger dans les propos de Malala
Yousafzai, militante pour l’accès des filles à l’instruction et prix Nobel de la
paix, pour qu’elle soit victime d’une tentative d’assassinat ?

Qu’est-ce qui pouvait bien déranger Jacques Chirac chez Margaret


Thatcher – si ce n’est la parole féminine comme risque menaçant
l’hégémonie masculine – pour qu’il s’exclame : « Qu’est-ce qu’elle veut de
3
plus, la ménagère ? Mes couilles sur un plateau ? »

Qu’est-ce qui pouvait bien déranger chez Karima Delli lorsqu’elle était
députée européenne – si ce n’est son nom, son sexe et son statut – pour
qu’elle s’entende dire : « On sait très bien comment tu en es arrivée là »,
« Elle n’a qu’à retourner à son repassage », « Barbie fait de la politique » ?
Tant d’euphémismes et de précautions parce qu’on ne peut plus dire salope
tout à fait aussi impunément qu’avant (sauf lorsqu’on s’appelle Patrick
Devedjian et qu’on parle d’une adversaire politique 4).
Qu’est-ce qui pouvait bien déranger dans la parole de Greta Thunberg,
16 ans à l’époque, pour que Bernard Chenebault s’exclame « J’espère qu’un
désaxé va l’abattre » ?
Quel rapport entre l’Assemblée nationale (voir cette entrée) et le « C’est
qui cette nana ? » lancé à Laurence Rossignol pendant qu’elle s’exprimait
sur la parité ? Pourquoi Philippe Le Ray fait-il le bruit de la poule lorsque
l’écologiste Véronique Massonneau prend la parole ? Est-ce au nom de
l’onomastique que Marc Le Fur se sent autorisé à comparer Fleur Pellerin à
un pot de fleurs ?

Si Édith Cresson avait été un homme, l’aurait-on appelée « la


Pompadour » et se serait-on inquiété de savoir si « elle avait une culotte en
5
dessous » ? Édith Cresson : seule femme à occuper le poste de Premier
e
ministre ; deuxième plus court mandat de la V République. Combien
d’hommes ont été poussés ainsi à la démission ?

Jacques-Alain Bénisti se serait-il senti autorisé à commenter, comme il


l’a fait avec Ségolène Royal – « Vous me permettrez de vous féliciter pour
le choix de votre tailleur : le vert vous va à merveille » – la tenue d’un de
ses congénères masculins ? Pourquoi Laurent Fabius ne s’est-il inquiété de
« qui allait garder les enfants » qu’au moment de sa candidature à elle, et
non pour celle de François Hollande ?
Que penser de Marielle Franco, conseillère municipale à Rio de Janeiro,
assassinée en pleine rue le 14 mars 2018, après avoir déclaré six jours
avant : « Je ne serai pas interrompue ! Je ne m’arrêterai pas parce qu’un
homme n’est pas capable d’entendre la position d’une femme élue ! »
Elle avait alors particulièrement insisté sur la prononciation du dernier
mot, celui qui contenait toute la polémique et lui a coûté la vie : femme et
politicienne.
La liste est encore longue, et on ne parvient pas à sortir de cette
discrimination – plus violente encore lorsque la femme est aussi noire, ou
lesbienne – qui tient quand même, chez ces messieurs, à la crainte d’un
putsch féminin sur un pouvoir qu’ils sont incapables de partager. Françoise
Giroud l’avait très bien perçu : si la misogynie est particulièrement présente
en politique, c’est parce qu’il s’agit du « dernier cercle de pouvoir », dans
lequel la parole des femmes apparaît comme une menace.

Et, sur ce, je pense que pour une femme j’en ai déjà bien assez dit.

Figures
On a coutume de distinguer les figures de rhétorique – qui servent
l’efficacité persuasive du discours – et les figures de style, dont l’usage est
plus ornemental. Toutefois, les deux expressions sont employées
indifféremment dans le langage courant.

Depuis l’Antiquité, la figure est définie comme un écart par rapport à la


norme, comme ce qui donne du relief au discours. Mais la Rhétorique à
Hérennius, ouvrage anonyme quoique fondateur, indique qu’elle doit être
utilisée avec parcimonie, sous peine de créer l’effet inverse :

Tous les styles de discours, le style élevé, le moyen, le simple sont embellis par les figures de
rhétorique dont nous parlerons plus loin. Disposées avec parcimonie, elles rehaussent le discours
6
comme le feraient des couleurs. Placées en trop grand nombre, elles le surchargent .

C’est toujours un peu compliqué d’évoquer les figures de style, car on a


la tentation de proposer une liste exhaustive, tout en sachant à quel point
c’est exaspérant.

Retenons simplement qu’en fonction des besoins du discours on


privilégiera plutôt :
les figures d’analogie, dont la particularité est de pouvoir à la fois
obscurcir le discours (je pense aux métaphores poétiques) et le clarifier
(la comparaison étant à l’inverse le principal support du discours
didactique) ;
les figures d’atténuation ou d’omission, avec au premier chef, bien sûr,
l’euphémisme. On utilisera cette catégorie de figures pour aborder les
sujets délicats et tabous (voir : Consolation, par exemple) ;
les figures de construction, particulièrement appréciées dans les
discours oraux, où elles permettent à la fois de structurer le propos et de
faciliter l’écoute de l’auditoire (voir : Anaphore, par exemple) ;
les figures de diction, dont l’allitération qui a fait la célébrité du vers
« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes », où l’on croit en
effet entendre le sifflement ;
les figures d’insistance, parmi lesquelles la redondance, en général peu
cotée mais néanmoins clé de la pédagogie ;
les figures d’opposition, au nombre desquelles l’antithèse, élément
structurant dans une société dominée par une pensée binaire ;
les figures de substitution, ou tropes, qui demandent – dans le cas de
l’ironie, par exemple – un peu de sagacité de la part de l’interlocuteur ;
enfin, les figures d’amplification, que l’on trouve en abondance dans
ces deux célèbres vers de Cyrano de Bergerac : « C’est un roc !… c’est
un pic !… c’est un cap ! / Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une
péninsule ! », qui comptent en réalité pas moins de huit figures.
L’ensemble est tout d’abord porté par une hypozeuxe, c’est-à-dire la
reprise d’une même structure syntaxique ; on peut aussi parler d’anaphore,
qui consiste en une répétition du même mot au début de chaque séquence.
Cyrano, qui donne ici une leçon rhétorique à son adversaire, se livre à un
chleuasme : il feint de se dévaloriser pour mieux se mettre en valeur. La
stratégie d’autodénigrement passe notamment par la gradation ascendante,
ou énumération de mots dont le sens est de plus en plus fort. Mais la
gradation n’est pas ici la seule figure d’amplification, puisqu’elle
s’accompagne d’hyperboles, dont la force tient à la succession de
métaphores. Cyrano est en surenchère permanente dans un dialogue avec
lui-même, comme le montre l’épanorthose, ou figure d’autocorrection
(« que dis-je ? »), doublée d’une interrogation rhétorique qui n’attend pas
de réponse, puisque Cyrano n’a que faire de la parole de son interlocuteur.

Il y a dans le repérage des figures de style un petit côté ludique qui


rappelle les amusements de la pêche aux canards, mais je ne vous cache pas
que, lorsqu’on est prof, on s’en lasse un peu ; les élèves ont en effet
tendance à les égrener comme un chapelet, ce qui fait qu’à lire leurs
commentaires de texte on a l’impression de prendre l’apéro avec Luchini.

Folie
Il n’y a que dans la folie (et l’Oulipo) qu’on tolère que la parole sorte
des règles et des cadres qui lui sont habituellement imposés.

Me reviennent en mémoire deux très beaux livres – Âmes inquiètes et


J’entends des voix –, dans lesquels le psychiatre italien Marco Ercolani,
aidé de Lucetta Frisa, a consigné la parole de patients atteints de troubles
psychiatriques, le plus souvent sous la forme de monologues faisant état
d’hallucinations auditives.
Je trouve qu’il y a dans la folie la beauté que revêt, parfois, la poésie ;
cet étrange dispositif qui fait que l’on peut être transporté par quelque chose
que l’on ne comprend pas nécessairement :

Je sais pourquoi j’ai mal au cœur. C’est parce qu’il sort de mon thorax et commence sa chanson. Je
l’entends, même maintenant. C’est un oiseau de paradis aux belles plumes colorées. Il chante la fin
7
du monde et la beauté des pierres .

Le délire peut parfois prendre les formes de ce qui s’apparente à la


normalité ; c’est ce que montre dans l’exemple précédent la nécessité de
rétablir une causalité, le besoin irrépressible de retrouver une logique qui
pourtant dysfonctionne. Comme cette mère dont la fille est décédée
d’anorexie :

Depuis le jour du décès de sa fille, la mère n’a fait qu’aligner des chiffres. Elle note les numéros de
téléphone, les plaques des voitures, les numéros des départements, tous les nombres qu’elle voit. Elle
soustrait, multiplie, additionne. Il lui faut trouver la bonne combinaison. Elle est sûre que lorsqu’elle
trouvera le bon rapport âge-poids-taille idéal pour sa fille, cette dernière reviendra, vivante, elle
8
s’avancera et appellera sa mère par son prénom .

La voix est l’instrument privilégié de la folie, celui qui la rend visible en


assurant l’échange avec les autres.
Il n’y a que la parole pour rendre le délire accessible à l’autre ; c’est ce
dont témoignent d’ailleurs plusieurs patients :
De ce moment ne me reste rien à part cette voix, ma voix, avec laquelle je vous raconte ce qui est
9
arrivé .

Carlo, lui, envisage sa mort précisément comme le moment où la parole


n’aura plus – pour lui – de sens :

Après être devenu un patient tranquille qui prend régulièrement ses médicaments contre le délire,
désormais réconcilié avec ma mère, je poserai ma tête sur l’oreiller, je me mettrai sur le côté et je
10
mourrai dans mon sommeil comme quelqu’un qui n’a plus rien à dire .

Ce qu’interroge finalement le discours de folie, c’est bien le sens que


l’on peut donner à la norme, comme le fait cet autre patient :

Si le monde, avec ses paroles intelligibles, est celui-ci, alors on peut imaginer qu’il s’améliore
11
lorsqu’il sera traversé de sons incompréhensibles .

La folie est, par définition, hors norme. Mais c’est de plus en plus
difficile, je trouve, de savoir laquelle des deux tourne le moins rond.

Froid
Voir : Style.

1. Phèdre, Fables, trad. A. Brenot, Les Belles Lettres, 1961.


2. Jean de La Fontaine, « Le pouvoir des fables », Fables, 1678.
3. Cette phrase a été prononcée au sommet européen de Bruxelles en février 1988.
4. Propos tenus par Patrick Devedjian à l’encontre d’Anne-Marie Comparini, filmés par
TLM, une chaîne lyonnaise, en juin 2017.
5. Propos tenus à l’Assemblée nationale le 22 mai 1991.
6. Trad. G. Achard, Les Belles Lettres, 1989.
7. Marco Ercolani et Lucetta Frisa, Âmes inquiètes, traduit de l’italien par Sylvie Durbec,
Marseille, Éditions des états civils, 2011.
8. Idem.
9. Ibid.
10. Marco Ercolani et Lucetta Frisa, J’entends des voix, traduit de l’italien par Sylvie
Durbec, Marseille, édition des états civils, 2011.
11. Idem.
Galilée
Je me souviens de l’excitation avec laquelle je m’étais rendue dans ce
musée de Florence pour enfin voir en vrai la lunette de Galilée, dont j’avais
lu les écrits dans le cadre de ma thèse.
Je savais que je serais impressionnée par cet instrument qui,
contrairement au nez de Cléopâtre, avait changé la face du monde.

Mais je me souviens encore plus de ma déception devant la vitrine où


nageait cet oblong objet de carton à peine long comme mon bras. C’était
donc dans ce dérisoire cylindre que le savant avait observé taches solaires,
Lune et planètes ; c’était grâce à lui que, étudiant les satellites de Jupiter et
les phases de Vénus, il avait renversé des siècles de certitude
aristotélicienne et donc géocentrique ?
Mon admiration pour lui n’en est depuis que plus grande.

La parole occupe un statut très important dans l’histoire de Galilée.


Elle est par exemple le seul point commun entre la croyance et le savoir,
car ce sont bien deux discours qui s’affrontent, le premier pour faire
perdurer une conception géocentrique du monde, et le second pour prouver
la vérité de l’organisation héliocentrique.

Mais la parole est aussi au cœur même du conflit entre ces deux
postures, puisque les observations de Galilée, dans la lignée de celles de
Copernic, contredisent l’argument d’autorité aristotélicien, hérité de la
Bible. En effet on lit dans Josué, X la phrase suivante :

Soleil, arrête-toi sur Gabaon !

Ces seuls mots ont suffi à établir la mobilité du Soleil, et par conséquent
l’immobilité de la Terre. Avec Copernic puis Galilée, les preuves apportées
par les observations scientifiques ne peuvent suffire à faire admettre l’erreur
validée par la parole sacrée puis par Aristote. Un philosophe aristotélicien
contemporain de Galilée lui a d’ailleurs ironiquement demandé s’il
comptait modifier le texte biblique pour le faire correspondre à ses
observations.

Galilée est l’auteur d’un Dialogue sur les deux grands systèmes du
monde, que lui avait commandé le pape Urbain VIII afin de faire le point
objectivement sur les conceptions géocentrique et héliocentrique du monde.
Trois personnages dialoguent dans cet ouvrage : Sagredo y incarne un
honnête homme sans préjugés ; Salviati, partisan du système héliocentrique,
est le porte-parole de l’auteur ; enfin, Simplicio y est le représentant de la
thèse géocentrique. En appelant ce dernier personnage ainsi, Galilée en fait
un simple d’esprit, affiche son mépris pour le système géocentrique, et
rompt ainsi le contrat de neutralité instauré avec le pape. Il écrit par ailleurs
son ouvrage en italien et non en latin, afin d’assurer une diffusion plus large
de ses idées. Pour l’ensemble de ces raisons, il est de plus en plus surveillé
par l’Inquisition.

Car en réalité le dialogue entre deux points de vue si radicalement


opposés n’est pas possible. L’inquisiteur et cardinal Bellarmin, partisan du
géocentrisme et néanmoins proche de Galilée pendant longtemps, finit par
lui tourner le dos. Après la publication de son Dialogue, Galilée est
convoqué par le Saint-Office pour « avoir tenu et cru la doctrine fausse et
contraire aux Saintes Écritures que le Soleil est le centre du monde » et
« avoir tenu et cru qu’une doctrine qui a été déclarée et définie contraire
aux Saintes Écritures peut encore être tenue et défendue comme
prouvable ».

En 1633, les dernières paroles publiques de cet homme qui avait déjà
quasiment perdu la vue sont malheureusement celles de l’abjuration :

J’ai été jugé véhémentement suspect d’hérésie pour avoir tenu et cru que le Soleil était le centre du
monde et immobile, et que la Terre n’était pas le centre et qu’elle se mouvait. C’est pourquoi, voulant
effacer des esprits de vos Éminences et de tout chrétien catholique cette suspicion véhémente conçue
contre moi avec raison, d’un cœur sincère et d’une foi non feinte, j’abjure, maudis et déteste les
susdites erreurs et hérésies, et généralement toute autre erreur quelconque et secte contraire à la
susdite sainte Église : et je jure qu’à l’avenir je ne dirai ou affirmerai de vive voix ou par écrit, rien
qui puisse autoriser contre moi de semblables soupçons ; et si je connais quelque hérétique ou suspect
1
d’hérésie, je le dénoncerai à ce Saint-Office, ou à l’inquisiteur, ou à l’ordinaire du lieu où je serai .
Mais il n’avait en réalité pas dit son dernier mot : en même temps que
se répandait en Europe la sentence de Galilée, circulaient aussi, sous le
manteau et en latin, quelques-unes de ses œuvres confiées à ses disciples.

Galimatias
Voir : Pédants et Précieuses.

Genres de discours
Depuis qu’Aristote a établi dans la Rhétorique qu’il existe trois grands
genres de discours, les choses n’ont pas beaucoup changé.

Dans ce discours de Christiane Taubira en faveur du mariage et de


l’adoption pour les couples homosexuels, on trouve ainsi toutes les
caractéristiques du discours délibératif :

Le texte que nous vous présentons n’a rien de contraire à la Convention internationale des droits de
l’enfant […]. Au contraire, il protège des enfants que vous refusez de voir !
Vous avez choisi de protester contre la reconnaissance des droits de ces couples, c’est votre affaire,
nous, nous sommes fiers de ce que nous faisons, nous sommes fiers de ce que nous faisons […]. Et
nous sommes si fiers de ce que nous faisons que je voudrais le définir par les mots du poète Léon-
Gontran Damas : « L’acte que nous allons accomplir est beau comme une rose dont la tour Eiffel
assiégée à l’aube voit enfin s’épanouir les pétales. Il est grand comme un besoin de changer d’air, il
2
est fort comme le cri aigu d’un accent dans la nuit longue . »

En effet, Aristote explique que le délibératif vise à l’exhortation ou à la


dissuasion, ce qui est au fondement même de la volonté de faire voter une
loi ; que ce type de discours porte sur l’avenir, comme le montre l’emploi
du futur proche dans la citation finale ; et qu’il met en jeu l’intérêt ou le
dommage, ce que fait précisément l’oratrice soucieuse de l’égalité des
droits humains.
Dans ce discours de Barack Obama prononcé lors des obsèques de
Nelson Mandela, on trouve plutôt les caractéristiques du discours
démonstratif :

Finalement, Mandela a compris les liens qui maintiennent l’esprit humain. En Afrique du Sud, il
existe un mot, Ubuntu, qui décrit son plus grand talent : sa reconnaissance du fait que nous sommes
tous liés ensemble d’une manière qui peut être invisible à l’œil ; qu’il y a une unité dans l’humanité ;
que nous nous réalisons en nous partageant avec les autres et en prenant soin de ceux qui nous
entourent.
Nous ne pourrons jamais savoir à quel point c’était inné en lui, ni à quel point il l’a développé dans le
sombre isolement d’une cellule. Mais nous nous rappelons ses gestes, grands et petits : la réception
de ses geôliers en invités de marque lors de son investiture ; sa descente sur le stade sous le maillot
des Springboks ; sa transformation de l’immense chagrin de sa famille en un appel à lutter contre le
sida, qui révélait la profondeur de son empathie et de sa compréhension. […]
3
Il a changé les lois, mais il a aussi changé les cœurs .

D’après Aristote, le discours démonstratif repose sur l’éloge ou le


blâme : on reconnaît ici la forme relativement codifiée de l’éloge funèbre.
Le démonstratif porte sur le présent, comme en témoignent ici les multiples
emplois de ce temps. Enfin, il met en jeu le beau ou le laid : ici,
conformément aux principes de l’éloge funèbre, c’est le beau qui est exalté.

Le troisième genre de discours est le judiciaire, que l’on identifie par


exemple dans le réquisitoire du procureur général au procès de Klaus
Barbie :

Mesdames et messieurs, le crime contre l’humanité suppose d’abord une plongée dans l’inhumanité.
Cette plongée, on l’a tous faite, ici, il y a quelques semaines, avec ces hommes et ces femmes, qui ont
osé venir dire en public, y compris dire ce qu’ils n’avaient jamais dit. […]
Si Barbie avait eu de temps en temps en face de lui un avocat pour parler au nom de ceux qu’il
torturait, vous pouvez penser qu’il ne serait pas là aujourd’hui. […]
4
Comment se fait-il qu’il ait fallu attendre quarante ans pour poursuivre quelqu’un, en France ?

Le discours judiciaire porte quant à lui sur le passé, comme le veut le


dispositif même d’un procès ; il repose sur une stratégie d’accusation ou de
défense, qui ne fait aucun doute dans une parole de procureur ; il met enfin
en jeu le juste et l’injuste, ce qui est évident ici dès l’ouverture, avec le mot
« inhumanité ».

Nul doute que la plupart des orateurs n’ont pas du tout conscience de
s’inscrire dans les schémas établis par Aristote.
Mais c’est précisément cela que je trouve fabuleux, comme je
l’explique toujours aux hordes d’élèves qui me hurlent : « Mais
madaaaaaaaaaame vous êtes sûre qu’il l’a fait exprès l’auteur, là ? »

Geste
L’expression geste éloquent est entrée dans l’usage courant : en effet, le
corps dit parfois autant de choses que la parole.

La tradition oratoire accorde une place importante à l’actio, considérée


comme une partie de l’éloquence à part entière. Il faut dire que pour plaider
sur les Rostres pendant la période antique, il fallait pouvoir se faire entendre
et être sûr d’être compris. Si l’on a gardé la mémoire du pollice verso, par
lequel l’empereur condamnait un gladiateur à mort, on a oublié que les
orateurs avaient aussi leurs propres codes : la supination, ou paumes levées
vers le ciel, pour implorer ou admirer ; la pronation, ou paumes vers le sol,
pour refuser ou condamner. Quintilien, dans l’Institution oratoire, s’attarde
particulièrement sur les mains :
Quant aux narines et aux lèvres, elles n’expriment presque rien comme il sied ; toutefois, grâce à
elles, on marque habituellement la dérision, le dédain, le dégoût. […] Quant aux mains, sans
lesquelles l’action serait mutilée et débile, on aurait peine à dire combien de mouvements elles
peuvent faire, puisqu’ils égalent presque le nombre lui-même des mots. […] Avec elles, nous
pouvons demander, promettre, appeler, congédier, menacer, supplier, marquer l’horreur, la crainte,
5
l’interrogation, la négation, la joie […].

Les traités de rhétorique ne manquent pas de rappeler les liens entre le


travail de l’orateur et celui du comédien : on dit ainsi à la fois agere causam
(« défendre une cause ») et agere fabulam (« jouer une pièce »). Mais la
posture de l’orateur doit être au service d’une rhétorique de la vérité, et non
d’un mensonge théâtral.

Démosthène accordait une place prépondérante à l’actio, qui donnait


selon lui toute sa valeur à l’éloquence. Voici ce que Plutarque raconte à son
sujet :

Un homme, à ce que l’on conte, vint le trouver pour le charger de sa cause, et lui expliqua qu’on
l’avait battu. « Mon ami, lui dit Démosthène, ce que tu me dis là n’est pas possible. » Alors cet
homme, élevant la voix : « Quoi ! Démosthène, s’écria-t-il, je n’ai pas été battu ? — Oh ! maintenant,
répliqua l’orateur, je reconnais la voix d’un homme qu’on a maltraité et qui a été battu. » Tant il était
6
persuadé que le ton et le geste contribuent puissamment à donner de la confiance en ce qu’on dit !

Cicéron confie quant à lui dans son De oratore :

C’est l’action, oui, l’action, qui, dans l’art oratoire, joue le rôle vraiment prépondérant. […] c’est à
elle, dit-on, que Démosthène donnait la première place, lorsqu’on lui demandait ce qui était le plus
7
important dans l’éloquence, à elle la deuxième, à elle la troisième .

Mais la question du geste ne se limite pas à l’action accompagnant la


parole. Parfois, le geste se substitue à la parole, comme lorsque l’enfant tire
la langue ou que l’automobiliste de devant fait un bras d’honneur par la
fenêtre. Il y a en effet un lien très fort entre le geste et l’insulte, puisque
cette dernière est portée par une colère (ou une haine) qui engage toute la
posture du corps ; rappelons d’ailleurs que insultare en latin signifie
« sauter sur ».

Les condamnations associées au geste de la quenelle 8 popularisé par


Dieudonné montrent que le geste peut être puni par la loi au même titre que
les propos à caractère raciste ou antisémite. Il est parfois difficile toutefois
d’établir l’intentionnalité de ce geste : dans le cas de la quenelle, un geste
qui pouvait initialement paraître anodin ne présente plus aucune ambiguïté
depuis le geste initial de Dieudonné. C’est la raison pour laquelle certains
députés militent pour que l’article R 645-1 du code pénal, qui interdit « de
porter ou d’exhiber en public un uniforme, un insigne ou un emblème
rappelant les uniformes, les insignes ou les emblèmes qui ont été portés ou
exhibés soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle […]
soit par une personne reconnue coupable par une juridiction française ou
internationale d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité », soit étendu aux
gestes dont la signification est équivalente.
La confusion entre mots et gestes est fréquente. Judith Butler, dans Le
9
Pouvoir des mots , donne l’exemple d’une municipalité américaine qui
avait qualifié d’« agression verbale » (fighting words) le fait de brûler une
croix devant la maison d’une famille noire : pour cette municipalité, il
s’agissait plus d’un message que d’un acte. S’il est vrai que le message
transmis est d’une clarté absolue, il n’en reste pas moins que c’est d’abord
le geste qui est violent. C’est comme si, au sujet du célèbre entartage
politique, on parlait de message méprisant et insultant avant de commenter
le geste qui l’accompagne.

Mais la parole est parfois aussi un geste ; on sait par exemple qu’elle
peut tuer.
C’est au lien entre parole et action que s’intéressent les théories
d’Austin et Searle, dans leurs ouvrages justement nommé Quand dire, c’est
faire (1962) et Les Actes de langage (1969). Cette étude montre ainsi que le
langage a pour fonction d’agir sur le réel. Elle distingue alors trois actes de
langage : l’acte locutoire qui désigne le contenu de ce qui est dit ; l’acte
illocutoire qui renvoie au geste qu’accomplit l’énoncé (promesse,
déclaration, engagement) ; enfin l’acte perlocutoire, qui s’applique aux
effets que l’énoncé produit chez l’interlocuteur.
L’insulte est un bon observatoire de ces trois actes de langage, car il est
évident qu’elle ne relève pas d’une communication purement
informationnelle, mais qu’elle vise à détruire quelque chose chez l’autre.

Dans le cadre de mon métier, je vois aussi que certains de mes mots
peuvent être, sans que j’en aie moi-même conscience, des gifles d’une
violence extrême. Si je m’en rends compte, c’est parce que le corps en face
de moi se replie ou au contraire se tend alors comme s’il avait été
effectivement giflé.
Bien souvent aussi, le geste remplace la parole : ainsi du léger
froncement de sourcils de la petite timide du quatrième rang ; ainsi du corps
avachi du grand blasé près du radiateur ; ainsi du poing serré ; ainsi du
soupir de 16 h 30, du regard par la fenêtre de 11 h 59 ; mais ainsi, aussi, de
mes yeux au ciel, ou de mon index tantôt posé sur mes lèvres, tantôt pointé
vers la porte.

Ghostwriter (écrivain fantôme)


Elle se réveille au fond d’un fossé. Elle a été violée pendant deux
heures. Son corps lui fait mal, elle ne le sent plus, elle va mourir. Personne
ne va la retrouver. Elle a réussi à raconter, mais elle ne peut pas écrire.
Il a grandi dans un foyer, c’est un autre corps mais lui aussi a été violé.
Il a été frappé, humilié. Mais qui s’en soucie ? Il est seul. Il réussit à en
parler, mais ne peut pas écrire.

Elle a onze ans. Sa famille est pauvre, elle vit au Niger. Sa tante la vend
comme esclave à un riche client. Elle est violée, tous les jours, et porte les
enfants de son violeur qui s’assure ainsi qu’elle ne partira pas. Elle réussit à
s’échapper, réussit à parler. Mais elle ne peut pas écrire.

Il est l’un des plus grands acteurs du cinéma français, et il a plus de vies
que tous les chats du monde réunis. Tout le monde voit qui il est, mais
personne ne le connaît. Alors il va se raconter, mais il ne peut pas écrire.

Il a grandi dans une cité et c’est aujourd’hui un chanteur célèbre. On lui


demande de raconter, mais il n’a pas grand-chose à dire. Et puis il ne peut
pas écrire.

Elle fait de la politique. Elle fait partie de l’entourage proche d’un


candidat à la présidentielle. Elle est au cœur de la campagne, elle veut
raconter. Elle veut raconter, mais elle ne peut pas écrire.

Il est député, on l’a chargé d’enquêter sur l’exil fiscal. Il observe, il


analyse, il pense à des solutions. Mais il ne peut pas écrire.
Toutes ces voix, c’est par un effet de ventriloquie qu’on les entend et
qu’on les lit grâce au ghostwriter, l’écrivain fantôme qui leur prête sa
plume.

L’une de mes amies exerce ce métier : je l’ai vue mille fois se


métamorphoser, devenir une autre, un autre, être à la fois tous ces inconnus
aux parcours chaotiques et ces personnages aux noms illustres.
Je l’ai vue endurer une douleur qui n’a pourtant jamais été la sienne, je
l’ai entendue me raconter mille anecdotes avec des étoiles du cinéma
français qu’elle n’a pourtant jamais connues, je l’ai écoutée me décrire avec
dépit la défaite aux élections de ce candidat qu’elle a pourtant toujours
détesté.

« Je est un autre », disait Rimbaud. Tel est le destin de l’écrivain


fantôme, que je me refuse à appeler, comme le veut l’usage, le nègre. Car il
y a dans ce dernier mot, de manière transparente, toute l’histoire de
l’esclavage : l’écrivain fantôme, l’écrivain de l’ombre, est celui dont on
exploite la plume en la cachant sous une autre histoire et un autre nom que
les siens.
Il y a des voix qui ont oublié leur propre vie : il faut alors reconstituer
leur existence patiemment, imaginer parfois, aussi. De toute façon, toute
réalité n’est qu’affaire de perception. Il y a aussi des voix qui refusent
qu’apparaisse sur le livre-palimpseste le nom de celle qui les a portées.
Mais il y a le plus souvent de beaux destins dans ces écrits
polyphoniques, où la plume de l’un permet à la voix de l’autre de se faire
entendre, parfois même au-delà du seul livre.

Et tant mieux. Car le ghostwriter est parfois aussi appelé prête-plume :


mais pour pouvoir prêter sa plume, c’est tout son corps et son cœur qu’il a
engagés, au mépris de sa propre voix.

Gilets jaunes
L’expression « gilets jaunes » désigne par métonymie un mouvement
social, populaire et spontané apparu en France fin 2018. Le manque de
recul historique rend difficile, en tout cas pour moi, toute approche
théorique fiable et univoque de ce mouvement ; mais il me semble que la
place qu’y occupe la parole est intéressante.

Les gilets jaunes, qui tiennent leur nom de l’accessoire vestimentaire de


sécurité qu’ils portent et qui les rend ainsi visibles dans l’espace public,
n’appartiennent pas pour la plupart aux populations les plus pauvres ;
comme le montre le démographe Hervé Le Bras, ce sont souvent des
personnes pour qui l’ascenseur social a fonctionné à l’échelle de leur
famille mais s’est arrêté à leur niveau : leurs perspectives d’évolution,
compte tenu de la conjoncture socio-économique, sont donc bloquées.
Ainsi, si les doléances portent initialement sur la hausse des prix du
carburant, elles s’étendent très rapidement à la question du niveau de vie
des classes moyennes et populaires.

La plupart des manifestants sont des personnes qui n’avaient


traditionnellement pas la parole sur la scène publique, ou dont la parole –
exprimée par exemple lors de manifestations encadrées – n’était pas
entendue. Avec le mouvement des gilets jaunes, c’est toute la scénographie
et la portée de cette parole qui ont été modifiées. En occupant les ronds-
points, les parkings de supermarché, les péages d’autoroute, les
manifestants ont recréé un espace public de parole où s’échangent et se
construisent les opinions ; ils laissent la parole à tous, quel que soit leur
statut.

Selon la philosophe Barbara Stiegler, notre époque est caractérisée par


la « démolition de l’espace et du temps » : les moments comme les lieux
pour se rencontrer – de manière démocratique au sens propre – font de plus
en plus défaut. Il y a donc dans la démarche des gilets jaunes une volonté de
reprendre l’espace public par la parole, un peu comme le faisaient les
slogans de Mai 68, qui participent de la mémoire de l’événement : « Sois
jeune et tais-toi » ; « Défense de ne pas afficher » ; « Les murs avaient des
oreilles, maintenant ils ont la parole ».
La parole des gilets jaunes est spontanée, marquée par l’oralité et la
prétention à l’authenticité ; c’est une parole qui, à rebours des exigences de
la rhétorique antique, ne s’est pas donné pour mission de plaire ou
d’instruire, ni même peut-être d’émouvoir ; c’est une parole qui se contente
de dire et de revendiquer.

On a souvent pu reprocher au mouvement son manque d’unité, voire le


caractère contestable de certaines prises de parole (beaucoup plus vite
relayées que les revendications partagées et renouvelées). Cela appelle
plusieurs remarques, à mon sens.
Tout d’abord, bien que la rue ait pu sembler faire office de tribune
improvisée, les gilets jaunes ont toujours cherché à avoir des porte-parole,
et l’évolution de leurs choix montre, je trouve, qu’ils ont cherché à se
conformer à un schéma beaucoup plus classique qu’il y paraît, dans lequel
la parole est finalement moins spontanée qu’elle en a l’air. Au
commencement étaient Jacline Mouraud, Éric Drouet et Priscillia Ludosky,
simples citoyens dont la parole a émergé sur les réseaux sociaux ; puis
Ingrid Levavasseur, aide-soignante et toujours non professionnelle de la
parole : très efficace médiatiquement, elle a néanmoins été progressivement
remplacée par François Boulo, avocat de profession.

Mais, tandis que la parole – les paroles ? – des gilets jaunes commençait
à circuler dans des milieux plus bourgeois, d’autres critiques sont apparues,
notamment sur les plateaux de télévision, où les journalistes identifiaient les
« vrais gilets jaunes » (ceux du début, entendez les classes moyennes ou
populaires) et les « faux gilets jaunes », qui devraient leur usurpation à une
maîtrise de la langue relevant de codes plus bourgeois.
Barbara Stiegler, qui a rejoint tardivement le mouvement, cherche à
dépasser ce qui est souvent vu comme une contradiction sociale :

Il n’y a pas de « vrais » et de « faux » gilets jaunes. Il y a ceux qui mettent ce gilet, et ceux qui ne le
mettent pas. Et puis, sous tous ces gilets, comme dans tout phénomène vivant, il y a une immense
10
diversité, pleine de contradictions .

Pas assez écoutées, trop entendues, les voix des gilets jaunes ont ensuite
été politiquement étouffées dans le « Grand Débat » initié par le
gouvernement, et qui malheureusement n’avait de grand comme de débat
que le nom.

Glossophobie
Voir : Teodora.

Gorgias
e
1. Philosophe du V siècle avant notre ère, pour qui la technique
rhétorique est un instrument dont on peut faire bon ou mauvais usage. Selon
lui, elle est utile en politique, où elle permet à la fois d’analyser le discours
et d’inciter à l’action. C’est aussi lui qui a montré que, quand bien même la
vérité existerait, et quand bien même on pourrait y accéder, elle ne pourrait
de toute façon pas être communiquée par le langage. Par conséquent, pour
Gorgias, il n’y a pas de vérité, et donc la rhétorique seule peut agir sur les
hommes.
2. Personnage éponyme d’un traité de Platon. Gorgias y incarne la
figure du rhéteur, opposé à Socrate autour de la définition de la rhétorique.
Pour Gorgias, l’unique but de l’éloquence est de persuader le public, quel
qu’en soit le prix et indépendamment de toute exigence de vérité : il
s’oppose ainsi à la figure du philosophe qui vise, par l’art de la dialectique,
à accéder au vrai. Gorgias se prétend par exemple capable de faire prendre
un médicament à un patient réfractaire, là où le médecin échouerait faute de
maîtrise verbale.
Le traité de Platon a jeté le discrédit à la fois sur la personne de Gorgias
et sur la figure originelle du sophiste, dont la connotation était initialement
positive – le mot désignant au départ un maître de rhétorique (voir :
Sophiste).

Grande gueule
Qui n’a jamais été attablé en groupe avec cet individu, cuisses écartées
pour attester l’aisance, le coude négligemment posé sur le dossier afin de
soulager sa main qui s’agite en tous sens pour expliquer le monde ? Qui n’a
jamais eu l’impression que, pour pouvoir en placer une avec lui, il faudrait
prendre un ticket de parole, comme à la boucherie ?

Lui, c’est la grande gueule. Son éloquence se mesure surtout en


décibels.

Parmi les incohérences de genre, on remarque ici que l’expression est


féminine, tandis que le référent, lui, est le plus souvent (disons) masculin.
La grande gueule a un avis sur tout – ce en quoi il n’est pas le seul –, mais
surtout il juge bon de le partager avec le plus grand nombre, y compris
quand ledit plus grand nombre n’a rien demandé.

La grande gueule rit très fort, et multiplie les bonnes blagues dont il
vérifie le succès en essayant d’accrocher le regard de son public. Car, pour
la grande gueule, tout quidam est un public potentiel.

La grande gueule ne vous écoute pas, tout occupé qu’il est à parler.
Lorsque par bonheur vous arrivez à caser une phrase lors d’une de ses rares
reprises de souffle, tout au plus vous gratifie-t-il d’un « C’est clair ! » (ou
« Mais carrément ! »), ce qui est moins une façon d’approuver vos propos
que de les utiliser comme tremplin pour rebondir vers un « C’est comme
moi… ».
Quand vous avez le temps de le contredire, la grande gueule n’a aucun
problème à vous dire de « la fermer » (la gueule, donc, toujours), voire à
vous insulter. Mais c’est structurel, et il ne faut pas en prendre ombrage :
« Tu sais comment il est, Erwann, c’est une grande gueule. »

Et notez bien que la grande gueule n’a pas peur. Il dit ce qu’il pense, et
c’est pas le genre à se laisser dicter sa conduite : il est pas né celui qui lui
dira ce qu’il doit faire.
Pierre Bourdieu, dans Ce que parler veut dire, a bien montré le lien
entre une telle attitude et les « dispositions viriles » qui caractérisent plutôt
les classes populaires, par rapport à un idéal bourgeois féru de retenue :

La « gueule » au contraire est associée aux dispositions viriles qui, selon l’idéal populaire, trouvent
toutes leur principe dans la certitude tranquille de la force qui exclut les censures, c’est-à-dire les
prudences et les ruses autant que les « manières », et qui permet de se montrer « nature », de « jouer
franc-jeu », et d’« avoir son franc-parler », ou, tout simplement, de « faire la gueule » ; elle désigne
l’aptitude à la violence verbale identifiée à la force purement sonore du discours, donc de la voix
(« fort en gueule », « coup de gueule », « grande gueule », « engueuler », « s’engueuler »,
« gueuler », « aller gueuler ») et à la violence physique qu’elle annonce, spécialement dans l’injure
11
(« casser la gueule », « mon poing sur la gueule », « ferme ta gueule »).

Car c’est là qu’est la fragilité – et donc le paradoxe – de la grande


gueule : conformément à la définition de l’expression, il parle beaucoup
mais agit peu. Spécialiste de la rhétorique de la menace, il ne la met que
rarement à exécution (de même qu’à l’inverse on est toujours très surpris
d’apprendre que le voisin sans histoire était en fait violent – la violence est
intime et cachée, elle ne s’annonce pas).

Il y a probablement un moment de sa vie où la grande gueule n’a pas eu


sa place, pour en prendre autant maintenant. Bien qu’elle prenne
l’apparence de l’attaque, l’attitude viriliste est sans doute aussi une manière
de se protéger. Bourdieu définit comme capital symbolique tout le capital
(économique, culturel, scolaire ou social) que possède un individu et qui
implique pour lui prestige, honneur et reconnaissance : sans doute ce capital
manque-t-il cruellement à la grande gueule, pour qu’il affiche une telle
attitude de conquête dans son rapport au monde.

La grandeur de la gueule, souvent, n’a d’égale que celle de la blessure


narcissique.
Grandiloquence
La grandiloquence, assimilée à une forme d’excès dans les propos
comme dans la posture, fait son apparition dans une lettre de Cicéron, où il
met à distance l’Homeri magniloquentia, la grandiloquence des vers
d’Homère.
Le mot, de même que celui d’emphase auquel il est souvent associé, est
plutôt connoté de manière négative.
Mais, sous l’Antiquité, l’emphasis a quelque chose de noble : on
l’utilise notamment dans l’éloquence parénétique, c’est-à-dire consacrée à
l’exhortation morale. Pour Quintilien, l’emphase est un procédé de
soulignement, qui permet de mettre l’accent sur un élément : elle ne
suppose donc pas en soi de processus d’ajout.
La perception de l’emphase a considérablement évolué, et sa
connotation a été inversée : au XVIIe siècle encore, le Dictionnaire universel
de Furetière la définit comme une « expression forte, qui dit beaucoup en
peu de mots », rappelant ainsi son pouvoir suggestif qui la caractérisait dans
les traités antiques ; mais, dans le Gradus de 1922, tout lien entre emphase
et suggestion a disparu. Dans les représentations actuelles, non seulement
l’emphase n’a plus rien de synthétique ni d’allusif, mais aussi elle est
devenue synonyme d’une grandiloquence boursouflée, excessive et donc
parfois malvenue.
Il suffit de comparer, sur un corpus journalistique, ce que sous-entend
« a-t-il déclaré sans emphase », ou, à l’inverse, « a-t-il déclaré avec
emphase ». Le premier suggère la clarté du contenu, associée à un ton
sérieux qui paraît de circonstance, tandis que la seconde expression semble
immédiatement mettre à distance la valeur de vérité des propos tenus.
On constate que, en fonction du locuteur, la grandiloquence est toutefois
perçue différemment. Ainsi, le succès d’un comédien comme Fabrice
Luchini s’explique probablement par le fait qu’il s’attaque, au théâtre
notamment, à des textes littéraires dont on imagine qu’ils doivent être
particulièrement incarnés et pour lesquels il faut mettre le ton.

De même, un avocat tel qu’Éric Dupond-Moretti – ténor du barreau –


doit aussi sa réputation à sa manière d’habiter ses plaidoiries, quel que soit
son client. Lorsque j’étudie en cours certains de ses discours, je vois la
fascination admirative dans les yeux de mes élèves – c’est un vrai, lui,
madame. Lorsqu’il prend le ton du pathétique, il en adopte aussi la posture ;
il n’hésite pas à bousculer les codes pour s’adresser aux juges, lui pour qui
la théâtralité n’est pas nécessairement inauthentique.
Mais, en dehors de la scène ou du barreau, la grandiloquence ne fascine
pas. On connaît celle propre aux discours de propagande, dans lesquels
l’actio et le volume sonore sont de véritables soutiens. Mais on se souvient
aussi, plus récemment, du discours d’Emmanuel Macron en
décembre 2016, et de son fameux « Parce que c’est notre projet ! »,
immortalisé immédiatement dans de très nombreux tweets (« Je hurle donc
je suis ») et dans de multiples gifs.
Chez cet élève qui ne parlait qu’en alexandrins, ou chez cette autre qui
donnait l’impression d’avoir perdu père et mère chaque fois qu’elle avait
moins de 12, la grandiloquence est magique ; en politique, et partout où elle
est employée comme moyen de persuasion, elle est terrifiante.

Gros mots
Mais qu’ont de si gros les gros mots ?
À quoi renvoie l’adjectif gros, si ce n’est au fait que ces mots sont plus
visibles que d’autres dans l’espace discursif ?
Quelle drôle d’appellation, qui en outre ne dit rien de ce qui est
reproché aux gros mots : leur vulgarité, leur indécence, leur inadaptation au
bon usage.

Saussure a déjà parlé de l’arbitraire du signe, mais les gros mots, eux,
sont les meilleurs témoins de l’arbitraire de la norme linguistique : ne sont-
ils pas seulement grossis par la connotation qu’on leur associe ? Pourquoi
ceux-là plus que d’autres ?
Certains gros mots sont employés dans le cadre de l’insulte, voire de
l’injure : ils sont dans ce cas condamnables pour des raisons morales, mais
il est à noter que certaines injures, particulièrement offensantes, ne sont
pourtant pas des gros mots : bâtard, abruti, attardé, thon, avorton, vache, et
j’en passe. C’est infiniment plus violent de traiter quelqu’un d’incapable
que de connard. Et pourtant, l’enfant – l’un des êtres les plus normatifs au
monde – tiquera en vous entendant prononcer le second, mais pas le
premier.

L’arbitraire de la langue fait aussi que certains mots qui jusque-là


menaient une existence maigre et tranquille se retrouvent soudainement
catapultés dans la catégorie des insultes, simplement parce qu’on leur
impose un adjectif péjoratif : sale juif, sale noir, sale lesbienne. Ils
deviennent, alors, presque des gros mots.
Bref, dans l’ensemble de ces cas, gros mots ou pas, l’injure est à
proscrire, ne serait-ce que parce que, conformément à son étymologie, elle
est injuste.
Mais faut-il condamner le gros mot lorsqu’il est cathartique et que, loin
de blesser l’autre, il ne s’adresse en réalité qu’à soi-même ? Le juron (qui
s’appuie parfois sur les mêmes mots que l’insulte – comme dans merde ou
putain) est transgressif, c’est vrai : mais c’est pour cela même qu’il est
libérateur. En effet, lorsqu’il n’est pas insultant, le gros mot est le plus
souvent lâché pour soi-même : lorsqu’on est seul et qu’on se donne un coup
de marteau sur le doigt, ou qu’il n’y a plus de gaz dans le briquet, mais
aussi lorsqu’on évite de peu l’accident. Le gros mot, souvent crié, et
souvent inspiré du bas corporel, est une transgression qui vient en quelque
sorte réparer une situation qu’on vient de subir, et qui débordait elle-même
du cadre.
La transgression associée au gros mot est particulièrement observable
chez les élèves, dont l’âge est par définition celui des entorses à la norme.
Chaque fois qu’une vulgarité leur « échappe » (je mets des guillemets parce
que parfois ils font semblant de ne pas avoir fait exprès), elle s’accompagne
d’un regard de jouissance et de défi, ou au contraire d’une posture de
contrition.

Quoi qu’il en soit, plutôt que de s’intéresser aux gros mots en eux-
mêmes, on ferait mieux de regarder les discriminations qu’ils masquent
derrière leur grosseur – l’arbre qui cache la forêt. « On ne dit pas de gros
mots » me semble être moins une priorité éducative que « On ne discrimine
pas les gens pour ce qu’ils sont ». La plupart des gros mots sont en effet
sociologiquement édifiants, pour ce qu’ils disent de la perception des
femmes, ou de toute autre catégorie de personnes perçue comme
minoritaire : peu de jurons ou d’insultes renvoient en effet au prototype de
l’homme blanc viril.
Mais il y a autre chose. Qui mieux que les gros mots sont légitimes,
dans certains cas, pour traduire la violence du monde ? On se souvient de la
polémique autour de la simple oralité dans les romans de Céline ; je me
souviens, moi, d’un extrait de La Douleur où Duras raconte le moment où
son mari est revenu du camp de Buchenwald :

Une fois assis sur son seau, il faisait d’un seul coup, dans un glou-glou énorme, inattendu, démesuré.
Ce que se retenait de faire le cœur, l’anus ne pouvait pas le retenir, il lâchait son contenu. Tout, ou
presque, lâchait son contenu, même les doigts qui ne retenaient plus les ongles, qui les lâchaient à
leur tour. Le cœur, lui, continuait à retenir son contenu. Le cœur. Et la tête. […] Il faisait donc cette
chose gluante vert sombre qui bouillonnait, merde que personne n’avait encore vue. Lorsqu’il l’avait
faite on le recouchait, il était anéanti, les yeux mi-clos, longtemps.
Pendant dix-sept jours, l’aspect de cette merde resta le même. Elle était inhumaine. Elle le séparait de
nous plus que la fièvre, plus que la maigreur, les doigts désonglés, les traces de coups des S.S. On lui
donnait de la bouillie jaune d’or, bouillie pour nourrisson et elle ressortait de lui vert sombre comme
12
de la vase de marécage . […]

Ce n’est pas le mot merde, ici, qui est obscène, c’est toute l’horreur
qu’il porte avec lui et que le corps d’Antelme essaie d’expulser. Ce qui
serait grossier, ici, c’est d’employer un terme normé qui ne tiendrait pas
compte de la violence infligée.
C’est un texte que j’ai étudié en cours. Ce mot n’a pas fait rire mes
élèves, ne les a pas choqués. Au contraire, ils ne voyaient pas ce qu’on
aurait pu mettre d’autre, et ils le prononçaient toujours avec beaucoup de
respect. Cette déférence n’était pas adressée au mot, mais à la souffrance
que lui seul pouvait exprimer.

Gruwez, Anne
Anne Gruwez est la juge d’instruction belge au centre de Ni juge ni
soumise, premier long-métrage de l’émission « Strip-Tease ». Ce
documentaire, comme certains de Raymond Depardon, montre une juge
dans le quotidien de son travail, sans autre artifice que celui du montage. La
place qu’occupe la parole dans ce documentaire fait écho à ce que raconte
la magistrate elle-même dans son livre curieusement nommé Tais-toi ! :
pour moi, Anne Gruwez est la figure d’une justice incarnée, dans laquelle la
parole des magistrats ne vaut pas plus que celle des personnes mises en
examen, même si les premiers décident du sort des secondes.

Pour Anne Gruwez, l’image de la justice en Belgique est abîmée depuis


que Jean-Marc Connerotte, le juge d’instruction qui avait fait tomber Marc
Dutroux, a été dessaisi du dossier pour absence d’impartialité (il avait
participé à un dîner dont les bénéfices visaient à assurer la défense de l’une
des victimes). C’est donc, semble-t-il, l’image de la justice tout entière
qu’elle essaie de réparer en exploitant toutes les latitudes que lui laisse son
statut. Car, selon elle :

Le magistrat revendique son indépendance mais pas sa liberté ; il en abdique généralement par peur
13
de n’être pas conforme à ce que sa hiérarchie attend de lui .

En effet, l’indépendance statutaire des juges n’implique pas leur liberté


de parole ; mais Anne Gruwez ne s’en prive pas, aussi bien face aux
prévenus que dans son livre où elle consigne les nombreuses réflexions que
lui inspire son métier.

Anne Gruwez fait sortir les rouages de la justice de son bureau, où ne se


déroulent jamais d’audiences publiques. Elle raconte les cafouillages, les
errements, les décisions trop expéditives, le Polonais innocent interpellé
parce que son nom ressemble à celui du coupable. La discrimination
quotidienne dont souffrent les prévenus au-delà du seul acte pour lequel ils
sont jugés se niche aussi dans ce genre d’épisodes.
Mais surtout, dans son livre comme dans le documentaire qui lui est
consacré, la magistrate décrit la langue de la justice, bien consciente que ce
langage est aussi divers que complexe, et que surtout il n’est pas l’apanage
de l’institution.
Elle fait ainsi un sort à la langue des détenus, qu’elle s’abstient de
juger :

Certains […] mélangeront donc dans leur parler à la fois le français, le néerlandais, et quelques mots
d’un dialecte propre à leur quartier. Cela peut donner ceci : Je suis en derde klas bakkerij et j’te jure
sur la tête de ma mère que quand j’ai fait, j’avoue ; là, j’ai pas délété. Toi, tu comprends que sa mère
est décédée il y a deux ans et que, même s’il s’est fait prendre en flagrant délit, il nie les faits. […]
Pour d’autres, leur langage sera mâtiné d’un anglais économique. Cela donne : Je suis top-manager
dans une shop qui fait du B to B et atteint ses targets. Toi, tu comprends qu’il est assez content de
14
lui . […]

L’immersion dans son bureau montre que son échange avec les
personnes mises en examen est un moment clé de la procédure au cours
duquel se noue souvent un pacte de confiance entre les deux parties. La
magistrate prend le risque de la confiance, quitte à avertir qu’en cas de
manquement aux engagements pris « la colère d’Allah ne sera rien contre la
sienne ».

Son respect pour la parole de ceux qu’on est tentés de ne pas croire est
particulièrement perceptible lorsqu’elle consigne la parole d’une mère
infanticide : cette dernière a étranglé son enfant de huit ans, persuadée qu’il
était le fils de Satan. Anne Gruwez accède au cœur de l’horreur parce
qu’elle ne montre jamais aucun mépris ni aucun jugement à l’égard d’une
parole visiblement psychotique.
Elle prend les mots pour ce qu’ils sont : les certitudes d’un esprit
défaillant. Ainsi, la scène où elle relit avec la mère infanticide sa déposition
est particulièrement touchante : avec la même rigueur que pour une
déposition ordinaire, la magistrate cherche à savoir si son interlocutrice a vu
le Christ avant ou après avoir vu la Lune se fendre en deux et tomber.

Ce respect, qui me semble relever des droits humains fondamentaux,


n’est toutefois pas incompatible avec une ironie cinglante ; les personnes
mises en examen, mises aussi en confiance, se prêtent alors volontiers au
jeu, quoique parfois désarçonnées par ses répliques cinglantes :

Je ne sers jamais la main des malfrats, imaginez que je doive vous remettre en taule, vous ne me
serrerez pas la main.
15
Écoutez, le plus simple pour que vous coûtiez le moins cher, c’est que vous mouriez tout de suite .
Pour Anne Gruwez, l’éloquence semble s’évaluer à la mesure de
chacun, et non à la mesure de ceux qui, plus que les autres, maîtrisent l’art
de la parole.
Mais elle reste consciente de l’inégale maîtrise de la parole entre les
hommes, et sans doute est-ce ce qui la rend particulièrement caustique avec
la langue des magistrats, dont le métier consiste pourtant à se faire entendre
de personnes qui ne maîtrisent pas leur jargon. Aussi met-elle en évidence
l’absurdité du langage judiciaire dans le cadre d’un procès :

Le procureur du roi requiert, l’avocat plaide et le juge conclut en disant : « La chambre du conseil
prend l’affaire en délibéré et rendra son ordonnance en fin d’audience. »
Dans ce cas le « client » qui parle chinois a de la chance ; il a un interprète pour lui traduire : « Elle
16
réfléchit et elle te dira quoi tout à l’heure . »

Il y a dans cette ironie mordante tout le mépris dont les personnes mises
en examen peuvent se sentir victimes face à une parole qui, alors qu’elle
s’adresse à eux, ne montre pourtant aucune intention de se faire
comprendre. Pour la magistrate, la violence de la langue des juges va même
plus loin, prenant parfois la forme d’une violence assumée :

J’ai connu un juge sadique qui prononçait « en délibéré », en insistant sur les syllabes « li-bé-ré »
17
quand le « client » quittait la salle, menottes aux poings .

Loin de toute certitude, Anne Gruwez expose dans une anaphore –


« Qu’est-ce qu’il fait, le juge d’instruction ? » – la détresse des magistrats
face à des situations aussi complexes que peut l’être la nature humaine.
Elle révèle aussi le chagrin des personnes dépositaires d’un pouvoir
conféré par l’État, mais pour lesquelles l’État ne fait rien :

Le juge d’instruction, il pleure, sans le secours de bras aimables pour le consoler de la misère. Pas de
18
stress team pour lui. L’État lui a donné l’instruction, qu’il en avale les couleuvres .
Sa conception d’une justice équitable dépasse la seule question de
l’égalité de traitement entre les personnes mises en examen. Elle rappelle
aussi que, dans le cadre de leurs échanges, juge et jugé peuvent intervertir
leurs rôles ou se retrouver à égalité, notamment face à la peur :

J’en déduis que le bureau du juge est souvent un lieu thérapeutique, où la confrontation de deux
personnes – juge et jugé qui ne sont pas nécessairement ceux que leur habit ou leur place désignent –
vise à provoquer un sentiment de peur, tel que cette peur apporte une réponse, bonne ou mauvaise,
19
aux questions posées .

Anne Gruwez est une magistrate qui juge sans jugements : c’est ainsi
qu’elle parvient à redorer le blason de cette justice qu’elle a vue se fissurer,
et à redonner confiance à ceux qui l’écoutent. Il semble presque y avoir, de
chaque côté du bureau, un certain plaisir à se retrouver dans le cas d’une
récidive : « C’est beau, un client satisfait qui revient » !

Les paroles d’Anne Gruwez sont celles de l’humilité de l’instance


décisionnaire. Faisant fi du prestige associé à son statut, la magistrate rend
publics les états d’âme d’une fonction que l’on imagine insensible.
Car tel est le paradoxe de certains métiers – le sien comme le mien :
notre profession repose sur l’usage de la parole, mais elle implique aussi le
verrouillage d’une autre parole, celle qui s’inscrit dans les bornes du devoir
de réserve. Aussi est-il très rare que nous puissions – que nous ayons le
droit – de nous exprimer publiquement sur notre métier.

Gueuloir
On sait la minutie avec laquelle Flaubert écrivait : il multipliait
scénarios et brouillons, et reprenait ses textes à l’infini, dans des
perspectives parfois contradictoires. Il raturait peu, mais amplifiait d’abord
beaucoup ses premières notes, en marge ou dans les interlignes. Dans un
deuxième temps, il ressentait le besoin d’épurer ce qu’il avait étoffé, et
supprimait des segments entiers par phrase.

Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore,

écrivait-il à Louise Colet le 22 juillet 1852, avant de désespérer :

Il y a quelque chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je suis né lyrique, et je n’écris
pas de vers (lettre du 25 octobre 1853).

Si le style de Flaubert est empreint de musicalité, c’est parce que le


rythme de ses phrases devait impérativement survivre à la dernière étape de
l’écriture : celle du « gueuloir ».
Ce néologisme créé par l’auteur lui-même ne renvoie pas, comme on
peut le lire parfois, à une pièce spécifique de la demeure de Croisset, dans
laquelle Flaubert se serait livré à des expériences vocales. Le gueuloir est le
moment où la phrase est éprouvée à voix criante ; tantôt l’écrivain
s’entraînait seul, tantôt il partageait cette lecture avec des amis ; tantôt il
mettait en voix ses propres textes, tantôt ceux des autres.
Toute sa correspondance porte la trace de ces moments, baignés de
souffrance :

J’ai la gorge éraillée d’avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma coutume exagérée (lettre à Louise
Colet, 26 avril 1853).

Nous […] lisons à nous défoncer la poitrine (16 février 1952).

On a souvent commenté la polyphonie dans les œuvres de Flaubert, et


l’auteur a par ailleurs défendu à plusieurs reprises l’impersonnalité de son
style, censée le protéger de la tentation du lyrisme.
L’existence du gueuloir ne laisse pourtant aucun doute : bien qu’il ne
l’ait jamais dit, la voix de Madame Bovary, c’est lui !

1. Texte reproduit dans M. Delambre, Histoire de l’astronomie moderne, V. Courcier,


1821.
2. Christiane Taubira, discours prononcé à l’Assemblée nationale le 29 janvier 2013.
3. Discours de Barack Obama aux obsèques de Nelson Mandela le 13 décembre 2013,
traduction J.-C. Saladin (« L’éloge funèbre de Mandela par Barack Obama : Ubuntu et tolérance
humaniste », Huffingtonpost.fr, 26 décembre 2013.)
4. Pierre Truche, réquisitoire contre Klaus Barbie, 29 juin 1987.
5. In livre XI, trad. J. Cousin, Les Belles Lettres, 1979.
6. Plutarque, Vies des hommes illustres, op. cit.
7. Cicéron, De l’orateur, livre III, op. cit.
8. Le geste de la quenelle consiste à tendre un bras vers le bas tout en plaçant la main
opposée sur l’épaule du bras tendu. Entre le salut nazi inversé et le bras d’honneur.
9. Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, trad. C. Nordmann
et J. Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.
10. Barbara Stiegler, Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation. 17 novembre 2018-
17 mars 2020, Verdier, 2021.
11. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit.
12. Marguerite Duras, La Douleur, P.O.L, 1985.
13. Anne Gruwez, Tais-toi ! Si la justice m’était comptée, Racine, 2020.
14. Anne Gruwez, Tais-toi !, op. cit.
15. Anne Gruwez, Tais-toi !, op. cit.
16. Anne Gruwez, Tais-toi ! op. cit.
17. Idem.
18. Idem.
19. Anne Gruwez, Tais-toi ! op. cit.
Habitude
On a coutume de dire que la répétition est la clé de la pédagogie. C’est
vrai qu’il faut parfois que j’explique trois fois le (complexe)
fonctionnement du discours indirect libre pour enfin voir le déclic de la
compréhension se matérialiser dans les yeux de mes élèves.

De même, l’éloquence s’apprivoise et se travaille à grand renfort de


répétition, ainsi que le préconisait déjà Quintilien dans l’Institution
oratoire :

Avoir écrit avec abondance nous amène aussi à parler avec abondance. L’habitude et l’exercice, voilà
principalement en effet ce qui engendre l’aisance ; si l’on se relâche quelque peu, non seulement la
1
rapidité que nous cherchons se ralentit, mais la bouche même se contracte et se ferme .

On trouve ici l’idée selon laquelle le naturel se construit, de même que


l’improvisation :

L’écriture aussi ne perd que très peu de sa vitesse, si on ne cesse de pratiquer ; la promptitude et la
disponibilité se conservent sous la main exclusivement par l’exercice. La meilleure manière de la
cultiver est de parler chaque jour en présence de plusieurs auditeurs, devant ceux surtout dont le
jugement et l’opinion nous tiennent à cœur (il est rare, en effet, que l’on s’en impose suffisamment à
2
soi-même ).
Mais, en cours comme dans le travail oratoire, il existe une vraie limite
à l’habitude : c’est la lassitude. Dans un métier tel que le mien, qui repose
en grande partie sur la parole, un nouveau cours est toujours plus exaltant
qu’un cours déjà fait, même si on maîtrise mieux ce dernier.
De même, pendant la préparation du concours d’éloquence, il faut
toujours trouver le juste milieu entre l’entraînement nécessaire à
l’apprivoisement de l’exercice et l’écœurement né d’une trop grande
répétition. L’éloquence doit en effet être à la fois travaillée et naturelle :
c’est là son paradoxe.

Cette tension prend une autre forme du côté des élèves : la répétition qui
est souvent nécessaire au processus de compréhension devient aussi très
facilement une inépuisable source d’ennui. Elle est constitutive de l’image
du maître d’école dispensateur d’un savoir désincarné, à apprendre par
cœur, tel que le déplorait Prévert :

Deux et deux quatre


quatre et quatre huit
huit et huit font seize…
Répétez ! dit le maître
Deux et deux quatre
quatre et quatre huit
huit et huit font seize.
Mais voilà l’oiseau-lyre
qui passe dans le ciel
l’enfant le voit
l’enfant l’entend
l’enfant l’appelle :
Sauve-moi
joue avec moi
oiseau !
Alors l’oiseau descend
et joue avec l’enfant
Deux et deux quatre…
Répétez ! dit le maître
et l’enfant joue
3
l’oiseau joue avec lui […].

Telle est l’éloquence qui nous incombe : dissimuler la récurrence sous


l’apparence de la nouveauté.

Halimi, Gisèle (Zeiza Taïeb)


En naissant, elle a désolé ses parents qui espéraient un garçon.

« Aujourd’hui, j’ai gagné mon premier petit bout de liberté »,


triomphait-elle à treize ans dans son journal, au terme de trois jours de
grève de la faim contre l’injonction qui lui était faite de faire le lit de son
frère.

Mais, très tôt, ses combats se tournent vers les autres : les militants pour
l’indépendance de l’Algérie, et les femmes. Les femmes violées ou
déclarées coupables d’avortement.
En 1971, Simone de Beauvoir la sollicite pour le « Manifeste des 343 »,
pétition portée par des femmes ayant eu recours à l’avortement : « Vous,
Gisèle, vous ne pouvez pas le signer puisque vous êtes avocate, mais nous
voulons des noms. »

Au contraire, c’est précisément parce qu’elle est avocate qu’elle choisit


de signer ce texte. Elle est la seule de sa profession à le faire :

Un million de femmes se font avorter chaque année en France, elles le font dans des conditions
dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération,
pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes.
Je déclare que je suis l’une d’entre elles, je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le
4
libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre .

Par la suite, c’est à la fois en tant que femme et avocate qu’elle plaide,
considérant que ce double statut lui impose de prendre la parole. Elle
s’expose alors aux foudres d’une misogynie terrifiée par l’émergence de
voix féminines ; l’un de ses confrères s’offense qu’elle féminise sa
profession – Avocate – sur l’en-tête de son papier à lettres.

Mais ce sont toujours les injustices subies par les autres femmes qui la
préoccupent. Sa voix se fait véritablement entendre lors du désormais
célèbre procès de Bobigny : elle s’insurge contre la justice de classe en
prenant la parole pour Marie-Claire Chevalier, enceinte de son violeur. Elle
rappelle alors qu’on ne peut pénaliser l’avortement quand à peine 1 % des
femmes issues de milieux populaires ont accès à la contraception :

Ce que je voudrais savoir, c’est combien de Marie-Claire en France ont appris qu’elles avaient un
corps, comment il était fait, ses limites, ses possibilités, ses pièges, le plaisir qu’elles pouvaient en
prendre et donner ?
Combien ?
5
Très peu, j’en ai peur .

Elle ne veut pas d’un énième procès de contrition où la victime,


accusée, doit s’excuser d’avoir fait les frais de l’illégalité. Elle monte alors
un « procès politique », porté par un discours « où, par-dessus la tête des
juges, on parle au pays tout entier, à l’opinion publique ». Pour ce faire, et
contre l’injonction législative, elle fait publier intégralement le procès de
Bobigny. Il ne doit plus y avoir de secret, plus de honte.
Elle ouvre ainsi la voie vers la loi Veil de 1975 grâce à laquelle il n’y
aura plus de crime qui tienne.
Mais elle ne peut s’en tenir aux cas particuliers qu’elle choisit de
défendre.
Devenue présidente du mouvement Choisir la cause des femmes et
députée de l’Isère, elle se bat pour ce qui ne peut encore s’appeler la parité,
et demande que 25 % de femmes puissent apparaître sur les listes
électorales : votée par l’Assemblée nationale et le Sénat, cette requête est
néanmoins rejetée par le Conseil constitutionnel.

Gisèle Halimi n’hésite jamais à affronter les textes de loi, car elle sait
qu’elle a en partie le pouvoir de les changer ; mais s’y opposer reste pour
elle une manière de reconnaître le cadre législatif, qui seul permet de
changer durablement les mentalités.
Dans son esprit, une loi ne peut être que juste et égalitaire : c’est donc à
la loi de s’adapter à son esprit.

Elle milite pour une équité consciente des inégalités structurelles : par
exemple, son féminisme ne se pense pas sans les hommes. Elle les prend
régulièrement à partie pour les confronter à leurs responsabilités en tant
qu’hommes, afin que la cause des femmes soit aussi la leur :

Pardonnez-moi, messieurs, mais j’ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous.
Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes, d’utérus,
de ventres, de grossesses, et d’avortements ! […]
Est-ce que vous accepteriez, vous, messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce
que vous auriez disposé de votre corps ? Cela est démentiel ! […]
6
Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence .

Elle se bat pour que soit admise la dualité du masculin et du féminin,


espérant que cette reconnaissance ouvrira sur une prise de conscience des
inégalités qu’elle génère.
La voix de Gisèle Halimi s’est éteinte le 28 juillet 2020 ; mais,
prodigieux phénix, elle revient en écho chaque fois que quelqu’un se lève
au nom de l’égalité.

Hermès

Hermès joue un rôle fondamental dans la mythologie grecque. Il est le


messager des dieux, et notamment de Zeus : dans les représentations
picturales, ce pouvoir est symbolisé par son casque ailé.
L’hymne homérique qui lui est consacré raconte qu’il sauta de son
berceau à peine né et qu’il se fit une lyre avec la carapace d’une tortue tuée
de ses propres mains, afin de célébrer sa propre naissance :

Voilà ce qu’il dit, il la souleva


avec ses deux mains ;
et il entra dans la maison
en portant le joli jouet.
Alors il la retourna ;
avec un ciseau de fer pâle,
il creusa la tortue des montagnes
pour enlever la moelle […].
Et quand il eut sans s’interrompre
fabriqué le joli jouet,
il l’essaya corde à corde
avec un plectre, et sous sa main
la résonance fut superbe.
Le dieu chantait à voix claire […].
Il donnait ainsi de la gloire

7
à sa propre naissance .

Dès sa naissance, Hermès est donc marqué du sceau de la parole et de la


célébration. Mais il incarne aussi, dès son plus jeune âge, le mensonge,
jumeau maléfique de l’éloquence : accusé à juste titre d’avoir volé le
troupeau d’Apollon, il invente de nombreux stratagèmes pour s’en
défendre.

Détenteur de la pensée, de la parole et de l’action, c’est lui qui, parmi


les dieux de l’Olympe, a donné la parole à Pandore ; mais, ce faisant, il lui a
aussi appris le mensonge.

Hermès est considéré comme le dieu de l’éloquence, dont il incarne tous


les visages : la capacité de charmer, de convaincre, mais aussi de manipuler.

Historiettes
e
Le XVII siècle consacre le succès de la conversation mondaine, d’une
conversation de salon placée sous le signe de la distinction.
C’est au cœur de ce siècle héritier du Livre du courtisan de Castiglione
que l’écrivain Tallemant des Réaux écrit une autre histoire, non officielle, et
que lui-même ne souhaitait probablement pas publier ; le manuscrit de ses
Historiettes est ainsi oublié pendant longtemps, avant d’être édité dans la
seconde moitié du XIXe siècle.

Le titre original – Historiettes de Tallemant Des Réaux. Mémoires pour


e
servir à l’histoire du XVII siècle – atteste l’ambition du projet et place le
contenu de l’œuvre dans la tradition des Anekdota antiques où était
consignée l’histoire secrète des Grands.

Avec les Historiettes, l’éloquence fait date, et permet d’entrer dans la


grande histoire par les petits faits – conformément au sens d’anecdote, qui
désigne à l’époque classique un « récit bref d’un petit fait curieux ». Mais il
s’agit en réalité moins souvent de faits que de bons mots :

La Reine Mère disait : – J’aime tant Paris, et tant Saint-Germain, que je voudrais avoir un pied à l’un
et un pied à l’autre.
8
— Et moi, dit Bassompierre, je voudrais donc être à Nanterre. C’est à mi-chemin .

En rapportant cet échange grivois, Tallemant atteste du même coup sa


véridicité : une fois transcrite à l’écrit, la parole est considérée comme
authentique.

La place faite à la grivoiserie dans nombre d’Historiettes montre à quel


point celles-ci sont à distinguer d’autres formes qui les ont précédées –
apophtegmes, chries ou exempla : ces dernières relevaient de l’exercice
rhétorique et moral, tandis que l’historiette est le lieu de la repartie et
l’improvisation.
Grâce à Tallemant, l’entre-soi mondain est devenu accessible à tous : en
consignant la parole triviale mais néanmoins brillante, il a ouvert les
rideaux des coulisses de l’histoire.

Mais ces échanges ont une autre fonction dans les Historiettes, comme
l’ont montré les travaux de Karine Abiven. En effet, la société du
e
XVII siècle est « une société d’ordres où les hiérarchies rendent les rapports

de places plus ou moins fixes, mais où l’esprit est crédité d’une forte plus-
value sociale » ; or Tallemant rapporte de nombreux échanges où les
rapports de force ont pu être momentanément inversés grâce à la repartie de
celui qui était statutairement inférieur. C’est le cas, par exemple, dans ce
dialogue entre le roi Henri IV et un paysan :

Un jour, passant par un village, où il [Henri IV] fut obligé de s’arrêter pour y dîner, il donna ordre
qu’on lui fît venir celui du lieu qui passait pour avoir le plus d’esprit, afin de l’entretenir pendant le
repas. On lui dit que c’était un nommé Gaillard. « Eh bien ! dit-il. Qu’on l’aille quérir. »
Ce paysan étant venu, le Roy lui commanda de s’asseoir vis-à-vis de lui, de l’autre côté de la table où
il mangeait.
— Comment t’appelles-tu ? dit le Roy.
— Sire, répondit le manant, je m’appelle Gaillard.
— Quelle différence y a-t-il entre gaillard et paillard ?
— Sire, répond le paysan, il n’y a que la table entre deux.
— Ventre-saint-Gris ! j’en tiens, dit le Roy en riant. Je ne croyais pas trouver un si grand esprit dans
9
un si petit village !

Ce renversement ponctuel des liens hiérarchiques par la parole se


retrouve dans un échange cité par Freud, et repris dans le film Ridicule :

Louis XIV souhaita un jour mettre à l’épreuve les talents d’un de ses courtisans qui lui avait été
décrit comme un homme d’esprit ; à la première occasion, il ordonne au gentilhomme de faire un mot
d’esprit dont lui-même, le roi, doit être le « sujet ». Le courtisan répond alors par ce bon mot fort
10
habile : « Le roi n’est pas un sujet . »

Dans ces deux exemples, le bon mot ouvre la voie d’une autre
distinction, non pas celle de la mondanité, mais celle qui permet au paysan
ou au courtisan de se distinguer le temps d’un échange.
L’éloquence dans les Historiettes est ainsi doublement réparatrice : elle
donne accès à la vie cachée des princes et offre, grâce au bon mot, un
instant de gloire à ceux que les salons n’auraient jamais accueillis.

Homère
Les épopées d’Homère, composées au VIIIe siècle av. J.-C., consacrent le
pouvoir des mots jusque dans leur étymologie – epos, en grec, renvoyant à
la parole.

L’Iliade fait le récit de la guerre de Troie, où les Achéens, auxquels


appartient Achille, affrontent les Troyens : les exploits guerriers y sont donc
davantage célébrés que les pouvoirs de la parole, que l’on voit toutefois se
dessiner déjà chez Ulysse, évoqué ainsi dès le chant III par Anténor :

[…] Mais quand de sa poitrine il eut laissé sortir sa grande voix et ses paroles qui tombaient ainsi que
les flocons de neige en hiver, Ulysse n’avait plus aucun égal au monde, et ce n’était plus tant pour sa
11
beauté que, désormais, nous l’admirions .

Si l’éloquence d’Ulysse est très tôt admirée, elle est pourtant inefficace
face à Achille ; la bravoure du guerrier ne peut admettre les ruses d’Ulysse.
C’est ce qu’Achille lui signifie au chant IX, tandis que le roi d’Ithaque
essaie de le convaincre de repartir au combat :

Je le hais autant que la porte d’Hadès, celui qui cache au fond de son cœur sa pensée et dit autre
12
chose .
Face au morceau de bravoure oratoire d’Ulysse et ses compagnons,
Achille, retiré sous sa tente avec Patrocle, continue, impassible, de jouer de
la lyre.

Et pourtant, la parole d’Achille existe et lui a aussi permis d’accéder à


la postérité : mais c’est celle de la colère, sur laquelle s’ouvre d’ailleurs le
premier chant de l’Iliade :

Déesse, chante-nous la colère d’Achille, de ce fils de Pélée, – colère détestable, qui valut aux Argiens
d’innombrables malheurs et jeta dans l’Hadès tant d’âmes de héros, livrant leurs corps en proie aux
oiseaux comme aux chiens.

L’Iliade est en effet pour Achille le chant d’une double colère : celle
contre Agamemnon qui lui a enlevé sa prisonnière Briséis, et celle contre
Hector, qui a tué son ami Patrocle. La colère est d’ailleurs fréquente dans
les épopées, notamment chez les dieux (et particulièrement chez Zeus) ; elle
se déploie le plus souvent face à un interlocuteur qui leur adresse une parole
déplacée ou injurieuse, comme en témoigne leur récurrente question :
« Quelle parole s’est échappée de l’enclos de tes dents ? »
Il y a dans la colère d’Achille une éloquence de la spontanéité et de
l’authenticité qui s’oppose très tôt dans l’œuvre aux supercheries d’Ulysse.
À l’inverse, c’est parce qu’il est touché par la sincérité de Priam, père
d’Hector, qu’Achille accepte de lui rendre la dépouille de son fils qu’il a
lui-même exécuté :

(Priam) — Va, crains les dieux, Achille, et prends pitié de moi. Souviens-toi de ton père. Mon sort
plus que le sien encore est pitoyable, puisque je viens d’oser ce que nul jusqu’ici sur terre avait fait :
à mes lèvres porter les mains du meurtrier de mes propres enfants. […]
13
(Achille) — Je t’ai rendu ton fils, vieillard, selon ton vœu. Sur un lit il repose .

Il faut attendre l’Odyssée pour que se révèlent les multiples pouvoirs de


la parole, notamment à travers le personnage d’Ulysse – puisque cette
seconde épopée est consacrée à son retour à Ithaque. Cette fois, le premier
chant s’ouvre sur lui :

C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire, celui qui tant erra quand, de Troade, il eut
14
pillé la ville sainte, celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit […].

Et, en effet, la parole d’Ulysse est synonyme de métis, de « ruse », qui


va souvent de pair avec le travestissement : aussi ne révèle-t-il pas son
identité lorsque, dans le chant XIII, il croise Athéna, elle-même déguisée en
jeune pâtre. Mais sa ruse la plus célèbre est sans doute celle déployée dans
le chant IX face au cyclope. En effet, tandis que ce dernier lui demande son
nom, Ulysse use de « trompeuses paroles » et lui fait croire qu’il s’appelle
Personne.

La parole de l’Odyssée est aussi synonyme de charme et


d’ensorcellement, que ce soit lorsque Ulysse délivre des « paroles de miel »
à Nausicaa dans le chant VI, ou, surtout, dans l’épisode des sirènes du
chant XII (repris, d’ailleurs, dans Pirate des Caraïbes !). Prévenu du
pouvoir de la voix des sirènes, Ulysse avait pris soin de boucher les oreilles
de ses camarades avec de la cire, et leur avait demandé de l’attacher, lui,
pour qu’il ne cède pas au charme de leur chant :

Viens ici ! Viens à nous ! Ulysse tant vanté ! l’honneur de l’Achaïe !… Arrête ton croiseur : viens
écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de
15
nos lèvres […].

Mais les compagnons d’Ulysse ne parviennent en revanche pas à


résister à la voix de Circé qui les attire dans son palais au chant X. En les
transformant en pourceaux, elle les prive du même coup de la faculté de
parole.

C’est pourtant cette même Circé qui, n’ayant pu transformer Ulysse,


devient sa précieuse alliée, grâce à une parole de serment puis de prophétie.
Elle respecte ainsi son engagement de redonner forme humaine aux
compagnons d’Ulysse, et prévient ensuite ce dernier de ce qui l’attend,
notamment les sirènes, ou encore Charybde et Scylla. Ainsi, après avoir
trompé, les mots de Circé deviennent ceux qui protègent.

Le chant est aussi, à travers la figure de l’aède par exemple, le porte-


parole de la voix des dieux. Fasciné par Démodocos, Ulysse lui demande
ainsi de lui chanter l’épisode du cheval de Troie :

C’est toi, Démodocos, que, parmi les mortels, je révère entre tous, car la fille de Zeus, la Muse, fut
ton maître, ou peut-être Apollon ! […] Mais poursuis ! et dis-nous l’histoire du cheval de bois […].
Si tu peux tout au long nous conter cette histoire, j’irai dire partout qu’un dieu, qui te protège, dicte
ton chant divin. […]
Mais, tandis que chantait le glorieux aède, Ulysse faiblissait : les larmes inondaient ses joues sous ses
16
paupières .
Enfin, la parole est souvent théâtralisée dans ce qui ne s’appelait pas
encore le monologue intérieur, et qui permet, dans un récit narratif, d’avoir
accès aux pensées du héros, comme dans cet épisode du chant V où Ulysse
affronte la tempête déclenchée par Poséidon :

Ulysse alors, sentant ses genoux et son cœur se dérober, gémit en son âme vaillante :
Ulysse – Malheur à moi ! quand Zeus rend la terre à mes yeux, contre toute espérance, lorsque j’ai
réussi à franchir cet abîme, pas une cale en vue où je puisse sortir de cette mer d’écumes ! Ce n’est,
tout au long du bord, que pointes et rochers […], nulle part un endroit où planter mes deux pieds pour
éviter la mort ! […]
17
Son esprit et son cœur ne savaient que résoudre .

Les formes et les pouvoirs de la parole sont donc omniprésents dans les
deux épopées d’Homère. Dommage que ces récits doivent plus leur
postérité aux combats qui les innervent qu’à l’éloquence qui donne à ces
combats tout leur sens.

Hugo, Victor
Toute l’éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se
résumer en ceci : la querelle du droit contre la loi.
Cette querelle, et c’est là tout le phénomène du progrès, tend de plus en plus à décroître. Le jour où
elle cessera, la civilisation touchera à son apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui
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est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique .

Ainsi Victor Hugo ouvrait-il « Le droit et la loi », préface à ses Actes et


paroles de 1876. C’est donc aussi à la querelle entre droit et loi que peut se
résumer l’art oratoire de cet écrivain polygraphe.

Hugo a prononcé une centaine de discours entre 1846 et 1880, dans des
assemblées de natures différentes. Il s’y est exercé aux trois grands genres –
l’épidictique, le délibératif et le judiciaire. En toutes circonstances, son
éloquence suivait trois grands principes : une adaptation de la parole au
format de la presse, qui publiait en partie les discours ; une adaptation à un
public populaire, dont il s’agissait d’éveiller la conscience ; un romantisme
à la fois lyrique et engagé.

Les travaux de Marieke Stein ont montré que les discours de Hugo,
notamment sous la IIe République, étaient moins conçus pour l’Assemblée
devant laquelle ils étaient prononcés que pour le peuple qui ne les lirait que
le lendemain, grâce aux médias écrits de l’époque. Aussi l’orateur écrivait-
il ses discours non pas comme il les prononcerait, mais comme il souhaitait
qu’ils fussent restitués dans les journaux ; au moins sept plumes du journal
L’Événement assistaient à ses moments d’éloquence.
Dans certains de ses discours, Victor Hugo affiche son inquiétude
autour de leur restitution :

Messieurs, demain, quand vous lirez le Moniteur… (rumeurs à droite) quand vous y lirez cette phrase
que vous avez interrompue et que vous n’avez pas entendue, cette phrase dans laquelle je dis que
Napoléon s’étonnerait, s’indignerait de voir que son empire, son glorieux empire, a aujourd’hui pour
théoriciens et pour reconstructeurs, qui ? des hommes qui, chaque fois que nous prononçons les mots
démocratie, liberté, humanité, progrès, se couchent à plat ventre avec terreur, et se collent l’oreille
19
contre terre pour écouter s’ils n’entendront pas enfin venir le canon russe …

Le Moniteur universel était l’organe de presse officiel du gouvernement,


qui avait notamment pour vocation de restituer les débats parlementaires ;
c’est l’un des supports que Hugo avait en tête lorsqu’il montait à la tribune.
Il lui arrivait d’ailleurs de transmettre lui-même l’intégralité de ses discours
à la presse, qui publiait alternativement morceaux choisis et texte in
extenso.

Hugo avait le sens de la formule, et attirait lui-même l’attention sur des


expressions saillantes, qui condensaient son argumentation en quelques
mots. Il savait qu’elles pourraient être reprises telles quelles en exergue :

En politique, oublier c’est la grande loi.

L’amnistie, c’est l’oubli.

La République, c’est la Révolution fondée.

Partout où il y a un champ, partout où il y a un esprit, qu’il y ait un livre.

La formule la plus célèbre reste celle du discours sur la révision de la


Constitution, au sujet de Louis-Napoléon Bonaparte :

Quoi ! après Auguste, Augustule ! Quoi ! parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que
20
nous ayons Napoléon le Petit !

Les transcriptions écrites des discours de Victor Hugo croulent sous les
didascalies indiquant les vives réactions, d’indignation comme de soutien.
Mais l’orateur voulait aller au-delà de la tribune de l’Assemblée : il voulait
occuper la place publique et éduquer le peuple.

Il usait donc, pour de tout autres raisons que celles du siècle classique,
d’une éloquence simple et aisément accessible, suivant sur ce point les
préconisations du chanoine Henri Maurice.
Qu’ils soient engagés ou de teneur plus pathétique, les discours de
Victor Hugo empruntaient souvent les mêmes structures, alliant
construction mémorable et accessibilité du sens. Aussi affectionnait-il les
phrases à effet d’attente :

Certes je suis de ceux qui veulent, et personne n’en doute dans cette enceinte, je suis de ceux qui
veulent, je ne dis pas avec sincérité, le mot est trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et
par tous les moyens possibles, améliorer dans cette vie le sort matériel de ceux qui souffrent ; mais la
21
première des améliorations, c’est de leur donner l’espérance .
Ou encore :

Ces jours-ci, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misère n’épargne pas
plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim,
22
mort de faim à la lettre .

On trouve aussi très souvent des structures fondées à la fois sur le


parallélisme et l’antithèse :

Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasites ; ce sera le règne paisible de l’incontestable ; on
23
ne fera plus les lois, on les constatera .
Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! Quand vous faites une proscription,
24
vous criez : Voilà une amnistie !

Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la
25
civilisation règne .

De telles structures permettaient de confronter deux mondes : celui qui


était, et celui qui aurait dû être.
L’histoire littéraire a essentiellement retenu le Victor Hugo dramaturge,
poète, ou encore romancier ; pourtant, le souffle lyrique et engagé de ses
œuvres doit beaucoup à ces mondes qui prenaient vie dans ses discours.

Humoristes
Voir : Stand-up.

Hypnose
Il y a quelques années, un pilote de la Germanwings s’est suicidé en
plein vol, emportant dans sa mort l’ensemble des passagers.
À partir de ce jour-là, j’ai développé une irrépressible peur de l’avion,
qui m’a conduite chez une hypnothérapeute que j’espérais capable de me
libérer.
Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait, et ne savais comment me
préparer si ce n’est en acceptant que j’allais devoir lâcher prise.

Est-ce que vous réalisez bien que vous êtes en transe ? Vous le réaliserez mieux si vous fermez les
yeux.
Maintenant, pendant cette transe, je veux que vous vous sentiez à l’aise. Je veux que vous vous
enfonciez si profondément dans la transe que vous ayez la sensation d’être un esprit sans corps, que
26
votre esprit flotte dans l’espace, libéré de votre corps, flottant dans l’espace, flottant dans l’espace .

Ces mots sont ceux de Milton H. Erickson, psychiatre américain à qui


l’hypnose thérapeutique doit beaucoup. C’est aussi, peu ou prou, les
premiers que j’entendis après la phase d’anamnèse, de réactivation
mémorielle, qui s’était achevée sur ces mots : « Je vais vous enlever votre
peur de l’avion puisque c’est ce que vous voulez. Mais on est bien d’accord
que le problème ce n’est pas l’avion : c’est juste là que s’est nichée votre
angoisse. »

Je pensais, comme la plupart des gens, que les suggestions de


l’hypnothérapeute allaient me plonger dans un état inconscient ; mais ce
n’est pas du tout le cas de la transe, que je définirais comme un état où l’on
perçoit de manière consciente la voix du soignant sans toutefois avoir le
pouvoir d’y résister.

C’est là que réside la force de la parole dans l’hypnose : le soignant


vous emmène où il veut et, en l’occurrence, là où vous ne pouvez/voulez
pas aller. Mais, en un sens, rien ne vous échappe, car même si vous ne vous
sentez pas pleinement acteur, vous êtes témoin de tout.
Je me souviens notamment d’avoir expérimenté la méthode TIPI –
Technique d’Identification sensorielle des Peurs Inconscientes : par la seule
force de sa voix, l’hypnothérapeute m’avait replongée dans le moment du
vol qui me faisait le plus peur, laissant ainsi s’exprimer toutes les
manifestations physiques – tremblements, sueurs, pleurs, spasmes – que la
bienséance et la présence d’un public étouffent en contexte réel. Par sa
seule voix, donc, elle m’a placée dans l’avion, puis ramenée dans son
cabinet, puis de nouveau dans l’avion, et ce jusqu’à disparition totale des
symptômes.

Je n’ai plus jamais eu peur. Simplement, les premières fois, peur d’avoir
peur.

La force de la suggestion est telle que la voix de l’hypnothérapeute,


inconnue jusqu’alors, devient celle de nos plus proches, comme l’expliquait
Erickson à ses patients. Ce sont ses mots que l’on trouve dans ses récits de
séances rassemblés sous le titre Ma voix t’accompagnera :

Et je veux que tu choisisses, dans ton passé, un moment où tu étais une petite, une très petite fille. Et
ma voix t’accompagnera. Et ma voix deviendra celle de tes parents, celle de tes voisins, celle de tes
amis, celle de tes camarades d’école, celle de tes copines de jeu, celle de tes maîtresses. Et je veux
que tu te retrouves assise dans la salle de classe, toi, petite fille que quelque chose a rendue heureuse,
27
quelque chose qui est arrivé il y a longtemps, que tu as oublié depuis longtemps .

La parole de l’hypnothérapeute a le pouvoir de faire entrer votre esprit


dans une photo de votre enfance et ainsi de revenir sur des moments passés,
de modifier les traces qu’ils ont laissées, dans la conscience comme dans
l’inconscient. Erickson expliquait ainsi ce phénomène :

Il existe un langage que vous ne pouvez pas comprendre – même si vous l’avez compris à un moment
28
donné .
J’avais en effet eu cette impression, pendant l’une de mes séances qui
s’apparentait plutôt à de l’EMDR (Eye Movement Desensitization and
Reprocessing), et qui consistait, par une stimulation oculaire, à identifier et
traiter d’éventuels souvenirs traumatiques. La force de la parole était telle
que l’hypnothérapeute avait le pouvoir de lever ce que je sentais alors
comme une petite trappe dans mon cerveau, d’y loger des pensées
auxquelles se refusait la conscience (et sans doute l’inconscient) – Je n’ai
pas peur de la mort –, puis de refermer cette trappe. Se produisait alors une
dissociation incroyable : d’un côté, la voix de l’hypnothérapeute, dont
j’avais parfaitement conscience ; de l’autre, la voix de ma propre
conscience, comme en surplomb, qui se refusait à répéter ce qu’on lui
demandait, parce que cela heurtait précisément ses résistances ; et puis une
dernière voix, pilotée par la première, et qui répétait malgré tout, car je
n’avais pas la main sur elle.

C’est sans doute ce dernier point, associé aux spectaculaires prouesses


d’un Messmer, qui fait que certaines personnes assimilent l’hypnose à une
forme de manipulation, comprise comme une mainmise intégrale sur leur
esprit ; mais c’est oublier qu’il s’agit avant tout de thérapie, donc d’un soin
porté au patient, comme le rappelle Erickson :

On m’a accusé de manipuler les patients, ce à quoi je réponds : toute mère manipule son bébé, si elle
29
veut qu’il vive .

Hypotypose
L’hypotypose fait partie des rares figures que je consigne ici, car c’est
sans doute la préférée de mes élèves. J’y vois trois raisons essentielles :
d’abord, il y a deux y, ce qui leur évite de se demander où est-ce qu’on met
le i et où est-ce qu’on met le y ; ensuite, ils l’emploient énormément sans en
avoir conscience, et sont toujours tout ébaubis de savoir qu’ils flirtent avec
des concepts aussi savants ; enfin, c’est une figure rentable pour un
commentaire car elle occupe en général de la place dans un texte et s’appuie
toujours sur les mêmes procédés.

Si le mot vous est inconnu, ce n’est pas son étymologie qui vous aidera,
car ὑποτύπωσις, en grec ancien, signifie « ébauche, modèle ».
On a coutume de la définir comme une description si réaliste qu’on a
l’impression de voir la scène se dérouler devant nous. Quintilien disait
qu’elle consistait à placer un événement « sous les yeux de l’auditeur » pour
« en donner la plus haute idée possible à ceux qui nous écoutent ». Cicéron
quant à lui disait que l’hypotypose visait non pas à indiquer un fait, mais
bien la manière dont il s’était déroulé.

On en trouve de nombreux exemples dans la littérature, parmi lesquels


le récit de la mort d’Hippolyte dans Phèdre. En l’occurrence, le choix de
raconter cette mort atroce plutôt que de la représenter n’en était pas
vraiment un, puisque les règles du théâtre classique interdisaient toute
violence et toute vulgarité sur scène. La fin du héros est ainsi rapportée par
le messager Théramène :

À peine nous sortions des portes de Trézène,


Il était sur son char ; ses gardes affligés
Imitaient son silence, autour de lui rangés ;
Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;
Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes ;
Ses superbes coursiers qu’on voyait autrefois
Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix,
L’œil morne maintenant, et la tête baissée,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
Un effroyable cri, sorti du fond des flots,
Des airs en ce moment a troublé le repos ;
Et du sein de la terre une voix formidable
Répond en gémissant à ce cri redoutable.
Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ;
Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé.
Cependant sur le dos de la plaine liquide,
S’élève à gros bouillons une montagne humide ;
L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
30
Parmi des flots d’écume, un monstre furieux .

Le fil du récit est comme rompu par l’apparition du présent de narration


qui fait émerger la scène et la rend visible ; à cela s’ajoutent des procédés
d’amplification tels que l’hyperbole, qui fait surgir les détails de
l’événement. Thésée, le père du jeune défunt, a ainsi l’impression d’assister
à la mort de son fils.

Mais, dans la bouche de mes élèves, l’hypotypose n’a rien à voir avec la
règle de bienséance du XVIIe siècle : elle fait partie du prisme épique à
travers lequel ils vivent leur existence. Ainsi, chaque bus manqué, chaque
porte claquée avec la clef à l’intérieur, et – hélas – chaque supposé
symptôme de gastro-entérite a des accents de tragédie classique dès qu’il
s’agit d’expliquer un retard en cours. Je vous passe, quant à moi, les détails.

1. Quintilien, Institution oratoire, livre X, op. cit.


2. Quintilien, Institution oratoire, livre X, op. cit.
3. Jacques Prévert, « Page d’écriture », in Paroles, 1946.
4. Le « Manifeste des 343 », rédigé par Simone de Beauvoir, commence par ces phrases
(5 avril 1971, Le Nouvel Observateur, no 334).
5. Gisèle Halimi, plaidoirie du 22 novembre 1972 dans le fameux procès de Bobigny,
prononcé pour la défense des inculpées adultes.
6. Gisèle Halimi, plaidoirie du 22 novembre 1972, op. cit.
7. Hésiode, Théogonie et autres poèmes suivi des Hymnes homériques, trad. J.-L. Backès,
Gallimard, coll. « Folio », 2001.
8. Éd. A. Adam et G. Delassault, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960-
1961.
9. Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, op. cit.
10. Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, op. cit.
11. Homère, Iliade-Odyssée, op. cit.
12. Idem.
13. Homère, Iliade-Odyssée, op. cit.
14. Homère, Iliade-Odyssée, op. cit.
15. Homère, Iliade-Odyssée, op. cit.
16. Idem.
17. Homère, Iliade-Odyssée, op. cit.
18. Victor Hugo, Actes et paroles (1875-1885), publication indépendante.
19. « Révision de la Constitution », discours à l’Assemblée législative du 17 juillet 1851.
20. Idem.
21. « La liberté de l’enseignement », 15 janvier 1850.
22. « La misère », 9 juillet 1849.
23. « Le droit et la loi », préface d’Actes et paroles, op. cit.
24. « La liberté de l’enseignement », op. cit.
25. « Abolition de la peine de mort », 15 septembre 1848.
26. Milton H. Erickson, Ma voix t’accompagnera, trad. S. Fournier, éd. Hommes et
Groupes, 1998.
27. Op. cit.
28. Milton H. Erickson, Ma voix t’accompagnera, op. cit.
29. Milton H. Erickson, Ma voix t’accompagnera, op. cit.
30. Jean Racine, Phèdre, 1677.
Improvisation
L’improvisation est souvent, et à juste titre, opposée à la préparation.
Dans mon métier, où le travail s’enseigne comme méthode autant que
comme contenu, on ne peut que constater avec dépit les désastreuses
conséquences de ces paroles souvent pleines d’aveuglement :

Vous inquiétez pas madame, au pire j’improviserai.

Depuis les premières théories de l’éloquence, le spectre tentateur de


l’improvisation est là ; et il est donc théorisé depuis toujours, notamment
par Quintilien. Selon lui, l’improvisation n’est pas un pis-aller, mais une
ressource qui se travaille. Elle est une précieuse alliée en cas d’attaque
imprévue :

Quelle théorie de l’éloquence admet que quelqu’un puisse n’être orateur qu’éventuellement ? […]
Que se passera-t-il, quand il faudra répondre à un adversaire ? […] Comme le pilote quand la tempête
1
fond sur lui, il faut modifier le plan quand la cause varie .

Il est impossible d’improviser si l’on ne s’est pas entraîné à le faire,


particulièrement si l’on considère avec Quintilien que toute prise de parole,
même non préparée, doit respecter les préconisations des traités de
rhétorique :
C’est à peine cependant si la nature ou la méthode pourrait diviser l’esprit entre des fonctions aussi
multiples : suffire en même temps à l’invention, à la disposition, à l’élocution, à l’arrangement des
idées et des mots, puis à ce que l’on dit, à ce que l’on va ajouter, à ce qu’il faut voir au-delà, tout en
2
ayant observé les principes qui règlent la voix, le débit, le geste .

Il s’agit donc de prévoir l’imprévu, ce qui va à l’encontre du principe


même d’improvisation. Lorsque celle-ci n’implique pas de travail, elle est
pour Quintilien à mille lieues de l’éloquence et lui fournit un excellent
prétexte de misogynie :

À mes yeux, parler sans ordre, sans ornement, sans abondance, ce n’est pas parler, mais faire du
bruit. Et je n’admirerai jamais la contexture d’un discours improvisé, où les mots surabondent,
3
comme on le voit même chez des donzelles qui se disputent .

L’intime conviction qu’un discours peut s’improviser au sens fort du


terme, c’est-à-dire sans avoir jamais été travaillé, relève d’une « misérable
gloriole », doublée de « frivolité » et de « charlatanisme ». Il est vrai que
ceux qui se sentent capables d’improviser sont aussi ceux qui ignorent à
quel point c’est impossible, et cela se retourne en général contre eux :

Mais l’éloquence n’a que dérision pour ceux qui se moquent d’elle et qui, voulant passer aux yeux
4
des sots pour des gens instruits, passent pour des sots aux yeux des gens instruits .

Apprendre à se tenir prêt rend notre improvisation indétectable, et dans


ce cas seulement elle a de la valeur. C’est ce que mes élèves appellent quant
à eux « tirer à balles réelles » : si leur métaphore vise d’abord à souligner la
violence de l’invective, elle dit aussi beaucoup de la réactivité face à
l’interlocuteur.

Dans le cadre d’un discours, et donc sans interlocuteur, Quintilien


préconise de prendre quelques notes et de les avoir sous les yeux, mais de
ne jamais mettre par écrit ce que l’on veut dire avec le plus de sincérité :
Je pense qu’il ne faut même pas écrire ce que nous n’avons pas l’intention de garder en mémoire ;
car, ici encore, il arrive que la pensée nous ramène vers ce que nous avons élaboré par écrit et ne
nous permet pas de tenter la chance du moment. Ainsi, l’esprit incertain flotte entre deux partis, car il
5
a perdu ce qui a été écrit et il ne cherche pas des arguments nouveaux .

L’orateur se trouve ainsi plongé dans un entre-deux discursif où la


mémoire cherche à retrouver des mots mais non l’émotion qui avait présidé
à leur écriture.

Car telle est, malgré tout, la grande vertu de l’improvisation : elle


s’ancre dans le contexte de prononciation du discours, et elle est portée par
une émotion éprouvée en temps réel. Elle participe alors du naturel et de
l’authenticité de la parole, comme Quintilien en convient lui-même :
d’abord et avant tout, « c’est le cœur, c’est la force du sentiment qui rend
éloquent ».

Inspiration
Bien du temps s’est écoulé entre l’Antiquité et le moment où j’écris ces
lignes.
Pendant l’Antiquité, en effet, la création littéraire est soumise à
l’enthousiasme poétique, c’est-à-dire l’inspiration – au sens propre – d’un
souffle divin. Ce sont le plus souvent Apollon et les Muses (notamment
Calliope, muse de l’éloquence) qui en sont à l’origine : voilà pourquoi les
poètes les invoquent fréquemment avant de parler.
Platon, dans son Ion, affirme l’existence d’une chaîne d’inspirés, dans
laquelle le poète n’est qu’un maillon : les dieux et les Muses inspirent le
poète, qui lui-même inspire le rhapsode – le chanteur –, qui lui-même
communique son enthousiasme au peuple. Dans cette perspective, le poète
apparaît comme un intermédiaire entre les hommes et les dieux.

Mais le processus d’inspiration suppose de sortir de soi, ainsi que le


rappelle Platon :

C’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer avant d’être inspiré par un
dieu, hors de lui, et de n’avoir plus sa raison ; tant qu’il garde cette faculté, tout être humain est
6
incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles .

On reconnaît la voix des dieux dans la parole de l’aède, c’est-à-dire du


chanteur épique. C’est ce dont témoigne par exemple la réaction d’Ulysse
lorsqu’il entend Démodocos lui chanter l’épisode du cheval de Troie :

C’est toi, Démodocos que, parmi les mortels, je révère entre tous, car la fille de Zeus, la Muse, fut
7
ton maître, ou peut-être Apollon !
Le tableau de Poussin L’Inspiration du poète représente bien, justement,
ce moment de l’inspiration. Au centre figure Apollon, reconnaissable à sa
lyre et à sa couronne de laurier ; son regard, baissé, fixe la tablette du poète.
À gauche se tient la muse Calliope (son nom signifie « belle voix »), dont
les yeux sont cette fois-ci orientés vers le visage du poète. Ce dernier, lui,
lève les yeux vers le ciel pour trouver l’inspiration, car en tant qu’humain il
ne perçoit pas autour de lui la présence des dieux ; tout autour de lui
gravitent de petits dieux prêts à déposer sur sa tête une couronne de laurier
qui consacrera sa création.

Au début de sa Théogonie, Hésiode raconte sa propre inspiration en se


présentant sous les traits d’un berger :

Ainsi dirent les filles éloquentes du grand Zeus, et elles placèrent dans mes mains un sceptre
merveilleux, un verdoyant rameau d’olivier ; elles me soufflèrent une voix divine, pour annoncer ce
qui doit être et ce qui fut ; elles m’ordonnèrent de célébrer la race des immortels, les bienheureux
8
habitants du ciel, elles surtout, dont la louange devait toujours ouvrir et terminer mes chants .

Mais la parole des dieux peut aussi – la mythologie nous en fournit de


nombreux exemples – être trompeuse. Les Muses elles-mêmes en
témoignent dans la Théogonie :

Nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le
9
voulons, proclamer des vérités .

C’est alors à l’humain de savoir démêler le vrai du faux.

L’inspiration par les Muses est encore très présente au XVIe siècle, et elle
est évoquée notamment par les poètes de la Pléiade, tels que Ronsard dans
son « Ode à Calliope ». Pour du Bellay, le manque d’inspiration devient lui-
même source d’inspiration pour un sonnet des Regrets qui s’achève ainsi :
De la postérité je n’ai plus de souci,
Cette divine ardeur, je ne l’ai plus aussi,
Et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient.

Dans la suite de l’histoire littéraire, la Muse prend plutôt le visage de


femmes aimées des poètes, et, dans la tradition de l’hommage antique, les
recueils portent parfois leur nom.

En revanche, il faut bien avouer qu’en dehors de la poésie la question de


l’inspiration reste un mystère, et que je ne saurais moi-même le résoudre.

Instruire, plaire, émouvoir


Voir : Cicéron.

Insulte/Injure
C’est le cadre de la loi lui-même qui définit la différence entre l’insulte
et l’injure.
Bien que les deux puissent s’appuyer sur un gros mot (voir cette entrée),
l’insulte peut parfois être affectueuse : « Tu leur as mis un de ces buts, mon
salaud ! »
Dans ce genre de cas – très fréquent chez les jeunes locuteurs –, le geste
insultant n’existe que hors contexte, puisque le mot est en contexte associé
à un faisceau d’éléments qui traduisent par ailleurs affection et admiration.
J’irais même plus loin : c’est parce que l’affection est acquise que
l’apostrophe insultante est permise. On note ainsi depuis quelques années
l’apparition de fils de pute comme signe d’amitié suprême entre deux
interlocuteurs âgés de moins de vingt ans : d’ailleurs, l’étymologie d’insulte
– « sauter sur » – peut renvoyer aussi bien à un geste d’agressivité que de
joie dans les retrouvailles. À l’inverse, certains termes tels que cousin ou
frère, qui expriment par définition le lien, peuvent aussi être employés dans
des contextes agressifs : « Ferme ta gueule, cousin, sinon j’te l’éclate ! »

L’injure quant à elle renvoie par son étymologie au domaine judiciaire,


puisque injuria signifie « injustice ». Elle est punie par la loi car elle est
pensée contre elle : l’injure a l’intention de blesser, de faire mal à
l’interlocuteur. Elle est donc au fondement même des discours de haine et
de discrimination qui, toujours conformément à l’étymologie d’injure,
portent atteinte à l’honneur et à la dignité de la victime.

Il est parfois difficile de déterminer les contours de l’injure. Elle est


incontestable dans les cas où l’acte de parole attaque l’identité intrinsèque
de la personne et lui porte atteinte pour ce qu’elle est : femme, noire, juive,
homosexuelle, grosse, handicapée, arabe, musulmane, ou même catholique.
Ainsi, l’auteur du tweet « Taubira t’es une bonobo et tu le resteras toute ta
vie espèce de merde que tu es » a été condamné à de la prison ferme.

Les choses se compliquent lorsque l’émetteur refuse la qualification


d’injure après avoir blessé quelqu’un, en arguant que « c’est la vérité » ou
que « c’est pour rire ». Sous couvert d’on ne peut plus rien dire, on voit se
multiplier les « blagues » fondées sur un acte de déshonneur. Mais c’est la
nature même de ce rire qu’il faudrait interroger : qu’y a-t-il de drôle dans le
fait de porter atteinte à quelqu’un ?
Le juriste Pierre Rainville explique très justement le conflit qui existe
entre la justice et ce genre de locuteurs à l’humour pour le moins
contestable :
Le juridique est imprégné de discours […], la parole est constamment sollicitée, scrutée, défendue,
exaltée. Les paroles de dérision font, en revanche, l’objet d’attentions bien moins soutenues de la part
du juriste. Le droit et le rire entretiennent des rapports distants et malaisés. La sévérité de l’un
s’accommode mal de la désinvolture de l’autre. Le droit s’éprend de discipline, tandis que l’humour
10
pratique l’indiscipline. Le droit vit en mésintelligence avec l’univers du farceur .

Quand l’intention d’anéantir est en revanche assumée, l’insulte est en


général efficace. Car, comme le dit ce proverbe provençal que j’ai
récemment découvert :

La lenguo n’a ges d’os, mais n’en fa roumpre.


« La langue n’a pas d’os, mais peut en briser. »

Inventio, Dispositio, Elocutio, Memoria,


Actio
Voir : Art ou technique.

Ionesco, Eugène
L’absurde que révèle le théâtre de Ionesco est d’abord et avant tout celui
du langage. Le sens de La Cantatrice chauve (1950) est ainsi celui d’un
langage qui n’en a plus. Interrogé sur la genèse de sa pièce, Ionesco
déclare :

Je voulais apprendre l’anglais, j’ai ouvert une méthode Assimil et j’ai découvert tout un monde qui
s’exprimait d’une manière étonnante. J’ai donc fait parler mes personnages anglais comme des
11
Français apprenant l’anglais .
Les langues vivantes telles qu’elles sont enseignées dans ces méthodes
d’apprentissage ont en effet quelque chose de figé : qui débarquerait en
Angleterre pour la première fois en proclamant dans la rue « My name is X,
I’m thirty-two years old and my father is a doctor » ? La langue Assimil n’a
rien de vivant ; elle permet au mieux d’exprimer des choses, mais en aucun
cas d’entrer en dialogue avec un interlocuteur ; les méthodes n’apprennent à
dire que des choses que nous n’aurons jamais à dire.
Cette « anti-pièce » qu’est La Cantatrice chauve se serait appelée
L’Anglais sans peine si l’un des comédiens n’avait pas fait de lapsus dans
l’une de ses répliques au cours d’une répétition, remplaçant « institutrice
blonde » par « cantatrice chauve ». La parole s’y délite progressivement et
met en lien des personnages qui parlent successivement sans jamais
véritablement dialoguer. On lit l’intransitivité d’un langage non
communicant dans des répliques dont l’intérêt n’est qu’idiomatique :

Mme MARTIN
Vous avez un cœur de glace. Nous sommes sur des charbons ardents.
Les prises de parole se succèdent à coups de structures figées, sur le
modèle d’un apprentissage morcelé et dénué de sens :

Mme MARTIN
Quels sont les sept jours de la semaine ?
M. SMITH
Monday, Tuesday, Wednesday, Thursday, Friday, Saturday, Sunday.
M. MARTIN
Edward is a clerk ; his sister Nancy is a typist, and his brother William a shop-assistant.
Mme SMITH
12
Drôle de famille !

À la fin de la pièce, le langage n’est même plus articulé et se réduit à


des onomatopées, voire à de simples sons :

M. SMITH
A, c, i, o, u, a, c, i, o, u, a, c, i, o, u, i !
Mme MARTIN
B, c, d, f, g, h, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z !
M. MARTIN
De l’ail à l’eau, du lait à l’ail !
Mme SMITH , imitant le train.
13
Teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff !

Ionesco accorde traditionnellement une importance capitale aux


didascalies, et les développe à outrance, dans Rhinocéros par exemple, pour
circonscrire autant que possible la liberté de création du metteur en scène.
Or, dans La Cantatrice chauve, les didascalies semblent elles aussi
totalement déréglées, parfois jusqu’à l’irreprésentable :

La pendule sonne vingt-neuf fois, la pendule sonne tant qu’elle veut.

Un autre moment de silence. La pendule sonne sept fois. Silence. La pendule sonne trois fois. Silence.
14
La pendule ne sonne aucune fois .
Le langage fait partie de ce qui a explosé avec les dictatures et la
Seconde Guerre mondiale. Rhinocéros évoque cette métamorphose des
individus pris dans un embrigadement idéologique qui change aussi le
discours de ceux qu’on a aimés.
Ionesco en a fait l’expérience avec son père, lorsque celui-ci a décidé de
rejoindre la Garde de fer, mouvement fasciste et antisémite soutenu par le
e
III Reich. La métamorphose de Jean, dans Rhinocéros, met en scène ce
discours qu’on ne parvient plus à reconnaître. La langue idéologique prend
la forme d’une syntaxe disloquée, réduite parfois au seul syntagme nominal,
et qui ne trouvera son achèvement que dans le barrissement du
pachyderme :

JEAN, à peine distinctement :


Chaud… trop chaud. Démolir tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça gratte. (Il fait tomber le
pantalon de son pyjama.)
BÉRENGER :
Que faites-vous ? Je ne vous reconnais plus ! Vous si pudique d’habitude !
JEAN :
Les marécages ! les marécages !
BÉRENGER :
Regardez-moi ! Vous ne semblez plus me voir ! Vous ne semblez plus m’entendre !
JEAN : Je vous entends très bien ! Je vous vois très bien ! (Il fonce vers Bérenger tête baissée. Celui-
15
ci s’écarte .)

Ionesco a ainsi montré qu’une langue est morte dès qu’elle ne permet
plus de se comprendre et d’échanger – même quand elle a, comme dans les
méthodes Assimil, tous les atours de la vivacité.

Isocrate
Isocrate est l’un des grands noms de la rhétorique antique, formé
notamment par Gorgias.
L’éloquence le passionne très tôt, mais il est malheureusement d’une
timidité maladive, à laquelle s’ajoute une voix particulièrement fluette.

Il devient vite logographe – à une époque où il n’existe pas encore


d’historiens – et compose de nombreux discours, essentiellement judiciaires
et délibératifs. À l’époque, les logographes n’ont pas bonne presse et sont
accusés de ne pas faire de la vérité une priorité, notamment par Thucydide :

On croira moins volontiers les poètes, qui ont célébré ces faits en leur prêtant des beautés qui les
grandissent, ou les logographes, qui les ont rapportés en cherchant l’agrément de l’auditeur plus que
16
le vrai .

Pourtant, dans son discours Contre les Sophistes, Isocrate s’insurge lui-
même contre ce manquement à la vérité :

Ce n’est pas seulement eux, mais ceux qui promettent d’enseigner l’éloquence publique qu’il faut
critiquer. Car ces derniers, sans se soucier aucunement de la vérité, pensent que la science consiste à
17
attirer le plus de gens possible […].

En effet, il abandonne très vite l’éloquence judiciaire après avoir écrit


plusieurs discours, et il émet aussi de nombreuses critiques à l’égard des
sophistes, ou encore des éristiques, qui s’intéressent davantage à l’art du
discours qu’à la réalité.

Isocrate monte alors sa propre école d’éloquence, autour d’une


rhétorique conçue comme « l’art d’amplifier les petites choses et de
diminuer les grandes ». Les demandes d’admission sont nombreuses, et les
résultats probants. Le Pseudo-Plutarque raconte dans sa Vie d’Isocrate
l’anecdote suivante :
Démosthène vint le trouver et lui témoigna le plus grand désir de prendre ses leçons, en ajoutant que
dans l’impuissance où il était de lui payer les mille drachmes qu’il prenait de ses disciples, il lui en
offrait deux cents pour apprendre de lui la cinquième partie de l’art oratoire : « Mon ami, lui dit
Isocrate, nous ne morcelons pas notre art, comme on ne vend pas les gros poissons par morceaux. Si
18
vous voulez l’apprendre, il faut l’acheter tout entier . »

Isocrate a un grand respect pour l’éloquence, qu’il pense comme un


moyen d’agir et non comme une compétence qui se monnaie (à l’image de
la pratique sophiste). Il consacre ainsi plusieurs discours à la question de la
domination de Sparte par Athènes, car la victoire sur les Barbares est pour
lui une priorité.

Mais il s’intéresse aussi à la forme et au style des discours : il est ainsi


considéré comme le pionnier de la période oratoire et de la cadence dans la
phrase. Sur ce point, il est célébré notamment par Cicéron, qui lui rend
maintes fois hommage dans son traité L’Orateur :

Comme il trouvait Thrasymaque et Gorgias trop hachés, avec leurs rythmes morcelés, eux qui
pourtant sont les premiers, selon la tradition, à avoir lié les mots avec un certain art […] il fut le
premier qui imagina de donner de l’ampleur à sa phrase au moyen des mots et de la plénitude avec
des rythmes plus souples ; et en instruisant ainsi ceux qui, soit comme orateurs, soit comme
écrivains, se sont élevés au premier rang, il a fait considérer sa maison comme un atelier
19
d’éloquence .

Cicéron le prend pour modèle dans la mesure où il a, selon lui, compris


que la prose pouvait avoir rythme et ampleur, sans pour autant devenir des
vers. La phrase a ainsi une harmonie intrinsèque : c’est la raison pour
laquelle Isocrate condamne fermement, par exemple, l’usage du hiatus.

Mais un élément est particulièrement étonnant dans sa vie et son


parcours : Isocrate n’a fait que des discours fictifs et n’en a jamais prononcé
un seul – à l’exception, peut-être, du Sur l’échange.
Selon le Pseudo-Plutarque, Isocrate s’en explique ainsi :
Je suis […] comme la pierre à rasoir, qui ne coupe pas elle-même, mais qui donne au fer la facilité de
20
couper .

Et, de fait, si personne n’a jamais vu Isocrate à la voix fragile prendre la


parole, tout le monde sait en revanche le rôle qu’il a joué dans le parcours
de grands orateurs. Cicéron en témoigne avec une belle métaphore :

21
De son école, comme du cheval de Troie, ne sortirent que des chefs .

Toujours d’après le Pseudo-Plutarque, Isocrate ne survit pas à la bataille


de Chéronée, qui signe l’échec de tous ses espoirs en même temps que la
défaite d’Athènes. Après s’être privé de nourriture pendant plusieurs jours,
il expire, non sans réciter les premiers vers de trois tragédies d’Euripide –
son chant du cygne.

Avant de disparaître à son tour, une sirène a longtemps orné sa tombe,


en hommage à son éloquence.

1. Quintilien, Institution oratoire, livre X, op. cit.


2. Quintilien, Institution oratoire, livre X, op. cit.
3. Idem.
4. Quintilien, Institution oratoire, livre X, op. cit.
5. Idem.
6. Homère, Iliade-Odyssée, op. cit.
7. Idem.
8. Hésiode, Théogonie. Les travaux et les jours. Le bouclier, trad. P. Mazon, Les Belles
Lettres, 1992.
9. Joachim du Bellay, Les Regrets, 1558 (orthographe modernisée).
10. Pierre Rainville, « De la dérision à la sanction : le sort réservé aux dérives langagières
en droit pénal canadien », Langues et linguistique, no 34, 2011, p. 1-26.
11. Propos rapportés par son metteur en scène Nicolas Bataille en 1950 (en ligne sur
francearchives.fr/fr/pages_histoire/38681).
12. Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, Gallimard, 1950.
13. Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, op. cit.
14. Idem.
15. Eugène Ionesco, Rhinocéros, Gallimard, 1957.
16. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, livre I, trad. J. de Romilly, Les Belles Lettres,
1990.
17. Isocrate, Discours, I, trad. G. Mathieu et E. Brémond, Les Belles Lettres, 1972.
18. Œuvres morales de Plutarque, traduites du grec par Ricard, Lefèvre, 1844.
19. Cicéron, L’Orateur, trad. A. Yon, Les Belles Lettres, 1964.
20. Œuvres morales de Plutarque, op. cit.
21. Cicéron, De l’orateur, livre II, op. cit.
Jargon
Le mot jargon est formé à partir d’une onomatopée qui renvoie à des
bruits de gorge ; il désigne au Moyen Âge le gazouillement des oiseaux,
avant de s’appliquer à un langage creux, un verbiage.
Par la suite, il renvoie majoritairement à la langue secrète des
malfaiteurs, qui formaient un groupe appelé l’argot ; le jargon était donc la
langue de l’argot. Mais c’est l’évolution sémantique de ces deux mots qui
me semble intéressante, notamment au regard de leurs emplois respectifs
aujourd’hui.
Ils conservent à mon sens trois principaux points communs : ils sont
tous deux de connotation péjorative, ils désignent tous deux un langage
propre à un groupe socioculturel ou professionnel, et ont tous deux une
double fonction d’inclusion (pour assurer la cohérence de l’entre-soi) et
d’exclusion (à l’égard des non-initiés, privés de la communauté
linguistique). On trouve aussi bien argot ou jargon, enfin, pour évoquer une
langue composée de plusieurs autres.
Mais, pour le reste, les deux mots ont fini par s’opposer sur des points
fondamentaux ; cette intuition est confirmée par une analyse de corpus sur
la base de données Frantext.
Jargon est employé spécifiquement dans des domaines reconnus
intellectuellement ou socialement : ainsi, on évoquera volontiers le jargon
de la médecine, celui de l’université ou encore celui du barreau. Dans ce
type d’emploi, le mot fait ainsi référence à un langage très spécialisé qui,
par son utilisation même, marque une frontière de compréhension : on sait
ainsi qu’un diagnostic médical est rendu plus ou moins accessible en
fonction du lexique employé. Le jargon a quelque chose de mondain, voire
de pédantesque – d’inutilement compliqué. L’adjectif incompréhensible est
donc quasiment devenu épithète homérique de jargon.

L’argot est lui aussi réservé à des initiés, mais il est moins associé à
l’idée d’hermétisme. Les occurrences attestent plutôt des expressions telles
que « argot des valets », « argot militaire », « argot poilant », « argot des
voyous », ou encore « argot de boxe » (par opposition à « jargon de
golf » ?). Il semble donc réservé, conformément au « milieu » qu’il désigne
originellement, à des catégories sociales plus populaires ; comme disait
Léon Bloy, son « allure n’est pas noble », et il va souvent de pair avec une
attitude virile, de fort en gueule. Ainsi, on ne parle pas de l’argot des
médecins, mais bien de celui des ouvriers.
L’autre spécificité de l’argot est qu’il s’emploie aussi dans le domaine
de l’intime. Il y a ainsi des codes linguistiques propres à certaines familles,
qui ne sont jamais qualifiés de jargon.

Alors pourquoi évoque-t-on intuitivement le jargon politique mais


l’argot ouvrier ? Je pense à plusieurs hypothèses. D’abord, il semblerait que
le jargon ne s’applique qu’à des catégories socioprofessionnelles face
auxquelles on peut se sentir inférieur : ainsi du médecin ou de l’avocat par
exemple, qui nous renvoient à une forme d’insuffisance lorsqu’on ne
parvient pas à décrypter leur discours. À l’inverse, l’argot s’appliquerait
plutôt à un langage qui certes nous est inaccessible, mais nous renvoie plus
à une incompétence qu’à une insuffisance de notre part. Pour chacun des
deux mots, il y aurait ainsi deux manières de ne pas comprendre, l’une nous
fragilisant plus que l’autre (personne n’est par exemple traumatisé de ne pas
saisir l’argot des banlieues). On ne s’expose ainsi pas de la même manière
lorsqu’on est exclu d’une discussion entre universitaires ou entre
plombiers : mais au nom de quel arbitraire le mot hypotypose fait-il plus
peur que celui d’allège ?

Dans son fonctionnement, le jargon est aussi volontairement excluant :


il a sa conscience de classe, qui existe ou à laquelle il aspire, comme le
montre l’exemple des Précieuses au siècle classique.
Mais ne nous trompons pas : quand l’entre-soi est vraiment entre soi,
sans témoin ni non-initié, le jargon disparaît – son côté m’as-tu-vu
impliquant qu’il y ait quelqu’un pour le contempler.

Je-ne-sais-quoi
Voir : Style.

« Je vous ai compris »
Phrase prononcée par le général de Gaulle à Alger en 1958, alors que la
décolonisation est partout amorcée. Il s’adresse majoritairement aux pieds-
noirs, favorables à une Algérie française. Trois ans plus tard, l’Algérie entre
pourtant dans un régime d’autodétermination, avant de devenir
indépendante en 1962.

Énoncé visiblement polysémique, source de malentendu.

Point de vue des pieds-noirs d’Algérie :


De Gaulle s’engage par cette phrase à maintenir la présence française en
Algérie. Je vous ai compris signifie donc, au sens propre : « J’ai entendu
vos revendications, et je vais faire en sorte de les respecter. » Les pieds-
noirs sont confortés dans cette interprétation par la suite de son discours :

À partir d’aujourd’hui, la France considère que, dans toute l’Algérie, il n’y a qu’une seule catégorie
d’habitants : il n’y a que des Français à part entière, des Français à part entière, avec les mêmes droits
1
et les mêmes devoirs .

Le 6 juin, mais cette fois-ci dans le département d’Oran, le Général


prononce son « Vive l’Algérie française ! » qui semble valider
l’interprétation des pieds-noirs deux jours plus tôt. Pourtant, dès 1959, il
lance le référendum pour l’autodétermination, créant ainsi chez les Français
d’Algérie un profond sentiment de trahison. Mais alors, que s’est-il passé ?
Point de vue du préfet Jacques Lenoir :

Suite aux paroles de Jacques Soustelle et du général Salan, la foule s’est fort échauffée et les cris ne
cessent pas à l’apparition du Général. Cette exclamation n’est rien d’autre qu’un « J’ai entendu que
vous réclamiez Soustelle, j’ai compris, mais maintenant laissez-moi parler ». C’est le cri d’un orateur
qui veut s’exprimer, qui n’arrive pas à se faire entendre de la multitude mais qui trouve les mots
2
susceptibles de la faire taire .

Dans cette perspective, Je vous ai compris signifie plutôt « Je vous ai


entendus », et vise à faire revenir le silence dans une assemblée bruyante.
La posture triomphante de De Gaulle, dans la vidéo d’archive, semble
pourtant peu compatible avec cette possibilité. Voyons alors ce que lui-
même a pu dire à ce sujet, a posteriori, bien entendu.

Point de vue du général de Gaulle :


Dans un entretien avec André Passeron accordé au Monde en 1966, il
semble avouer une discordance certaine entre son point de vue sur
l’indépendance et ce qu’il a exprimé à ce sujet en 1958 :
Imaginez qu’en 1958, quand je suis revenu au pouvoir et que je suis allé à Alger, que je dise sur le
Forum qu’il fallait que les Algériens prennent eux-mêmes leur gouvernement, mais il n’y aurait plus
eu de De Gaulle dans la minute même. Alors il a fallu que je prenne des précautions, que j’y aille
3
progressivement et, comme ça, on y est arrivé .

Il semblerait ainsi, de son propre aveu, qu’il ait été très tôt en faveur de
l’indépendance, mais qu’il n’ait pu le dire compte tenu du public qui était le
sien :

De tout temps, avant que je revienne au pouvoir et lorsque j’y suis revenu, après avoir étudié le
4
problème, j’ai toujours su et décidé qu’il faudrait donner à l’Algérie son indépendance .

Investi à Matignon depuis quelques jours à peine pour apaiser les


tensions en Algérie, de Gaulle semble avoir accepté sa mission politique
d’accalmie : sa parole équivoque lui a ainsi permis d’asseoir son autorité
dans le contexte de la décolonisation. Il y a donc peut-être, dans cet énoncé
qui semble sceller un pacte de connivence, davantage une manipulation
politique. Comme il le confie à André Passeron, il existe pour lui un
véritable pouvoir de la parole :

Les choses que je veux faire savoir, que je trouve importantes, j’y pense longtemps, je les écris
toutes, je les apprends par cœur, je travaille beaucoup et longuement, je me donne un mal de chien et
je les récite parce que je veux qu’on les sache. Ça c’est important. Ce sont les seules choses qui aient
5
de l’importance à mes yeux .

Le paradoxe de Je vous ai compris tient à la fois à sa célébrité et au fait


que son sens demeure encore obscur. Pierre Desproges est même allé
jusqu’à le traduire par un : Je vous hais ! Compris ?
Tel est donc le fondement même d’un énoncé ambigu : on ne saurait
trancher en faveur d’un sens ou d’un autre. Quant à la fiabilité des
Mémoires, elle doit être abordée avec la plus grande prudence dans la
mesure où il s’agit d’un écrit contraint par la publication, et dans lequel
l’auteur veille donc à l’image qu’il donne de lui.

L’ambiguïté d’interprétation se retrouve dans un autre discours de De


Gaulle, prononcé cette fois-ci en 1966 face aux Martiniquais. Son célèbre
« Mon Dieu, que vous êtes français ! » adressé à l’assemblée a été
ponctuellement compris – cette fois-ci au sens d’entendu – comme « Mon
Dieu, que vous êtes foncés ! ». Cette anecdote, devenue sujet de plaisanterie
en Martinique, est d’ailleurs rapportée par Patrick Chamoiseau dans
Texaco :

La voix de De Gaulle s’écria « Mon Dieu, Mon Dieu… ». Je crus qu’un vieux-nègre assassin lui
avait allongé un coup de sa jambette. […] On dit qu’il hurla que nous étions foncés, mais je n’ai pas
6
entendu cela .

Bref. Retenons de tout cela que la phrase mémorielle Je vous ai compris


a fait entrer dans l’histoire le pouvoir de compréhension d’un orateur qui,
lui, n’a pas toujours réussi à se faire comprendre.

Joute verbale
Dans la tradition des joutes équestres du Moyen Âge, les joutes verbales
opposent deux orateurs autour d’un même sujet, en leur imposant de
défendre un point de vue qu’ils n’ont pas choisi.

Il s’agit d’un « art d’avoir toujours raison », pour reprendre les mots de
Schopenhauer. Mais, dans de tels exercices, la rhétorique n’a que faire du
cœur pourtant indispensable à l’éloquence.
Comment peut-on défendre quelque chose en quoi on ne croit pas ?
C’est déjà la question que se posaient les adversaires des sophistes et de la
rhétorique éristique.
Les joutes oratoires présentent pour moi peu d’intérêt : l’argumentation
s’y apparente à une recette de cuisine que l’on s’acharnerait à perfectionner,
y compris lorsqu’on déteste le plat.

1. Général de Gaulle, discours prononcé à Alger le 4 Juin 1958.


2. Cité dans Georgette Elgey, Histoire de la IVe République. La République des tourmentes
1954-1959, tome III, Fayard, 1997.
3. Entretien avec André Passeron du 6 mai 1966 (voir De Gaulle parle, Fayard, 1966).
4. Idem.
5. Entretien avec André Passeron du 6 mai 1966, op. cit.
6. Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard, 1992.
La Malinche
De son vrai nom Malinalli Tenepal (signifiant « Celle qui parle avec
vivacité »), La Malinche est née au XVIe siècle dans une ethnie nahua du
Mexique, avant d’être vendue comme esclave aux Mayas puis offerte aux
conquistadors espagnols.

Si on la considère souvent comme une traîtresse, c’est moins parce


qu’elle est devenue la maîtresse du conquistador Hernán Cortés que parce
que sa parole, sous toutes ses formes, a joué un rôle déterminant dans la
conquête du Mexique.

Après qu’elle fut entrée dans le monde espagnol, son nom changea de
nouveau, pour devenir Doña Marina. La plupart des représentations
picturales la font figurer aux côtés de Cortés, dans des situations de
négociation avec les indigènes : elle assurait donc le rôle de conseillère et
de négociatrice. Mais, surtout, elle était interprète – d’abord entre nahuatl et
maya, avant de très vite maîtriser l’espagnol.
Parce qu’elle traduisait pour le peuple colonisateur, elle était accusée
par les siens de trahison : de nos jours encore au Mexique, le mot
malinchismo s’applique à ceux qui semblent préférer les cultures étrangères
à la leur. Mais à quel peuple appartenait vraiment La Malinche, vendue par
sa propre famille ?

Chaque fois qu’elle prévenait Cortés d’un complot contre lui, c’est tout
son peuple d’origine qu’on l’accusait de trahir : averti d’une potentielle
embuscade à Cholula, Cortés a ainsi massacré – de manière préventive –
plusieurs milliers d’hommes, pour la plupart non armés. Ce n’est pourtant
pas La Malinche qui tenait l’épée, elle qui semble avoir toujours plus œuvré
pour le compromis que pour le conflit.
Présente à tous les entretiens à Tenochtitlan entre Cortés et l’empereur
Moctezuma, La Malinche a surpris les Aztèques, chez qui les femmes
n’avaient pas accès aux cérémonies publiques ; sa maîtrise de nombreuses
langues et son éloquence lui ont permis de rassembler aux côtés des
conquistadors les tribus indigènes opposées aux Aztèques.
Depuis la chute de l’Empire aztèque, La Malinche est vue tantôt comme
responsable de cette chute, tantôt comme la mère du peuple mexicain
moderne, autour de la nouvelle ville de Mexico.

Ce personnage divise depuis cinq siècles : en tant que femme, elle a été
vendue, donnée, violée, et plusieurs fois dépossédée de son identité, si bien
qu’on ne sait jamais trop comment l’appeler sinon par son surnom ; mais,
en tant qu’oratrice, elle a été indispensable et présente dans les plus grandes
cérémonies de parole. C’est cette image que l’histoire a surtout retenue, le
plus souvent à son désavantage. Actuellement, il existe une forme de
réhabilitation de La Malinche, par exemple dans le roman de Laura
Esquivel qui porte son nom :

Elle, l’esclave qui recevait des ordres en silence, elle, qui ne pouvait même pas regarder les hommes
dans les yeux, elle avait maintenant une voix ; et les hommes la regardaient dans les yeux, et
attendaient attentivement ce qui allait sortir de sa bouche.
Elle, qu’on avait plusieurs fois offerte, dont on s’était séparée tant de fois, était devenue
1
indispensable, elle avait de la valeur, autant voire plus qu’une dose de cacao .
C’est ce qui m’a toujours fascinée chez ce personnage, qui, selon
l’angle d’où on l’observe, présente tous les signes de l’humiliation ou tous
ceux du pouvoir.

La Ville dont le prince est un enfant


La Ville dont le prince est un enfant n’est peut-être liée à l’éloquence
que dans mon esprit, mais elle l’est très fortement et depuis longtemps.
Cette pièce de Montherlant, qui emprunte son titre à un verset de
l’Ecclésiaste, évoque l’amour de l’abbé de Pradts pour un jeune garçon
nommé Serge Souplier, dans un collège religieux.

Je me souviens d’avoir lu la pièce et vu l’adaptation, en téléfilm, je


crois. Je ne sais plus quelle version a pour moi été la première, mais je me
rappelle avoir été bouleversée par la fin de la pièce :

Depuis cette réplique jusqu’à la fin, on entend la maîtrise qui, dans la pièce voisine, répète, tantôt en
faux-bourdon, tantôt en voix seule d’enfant, le Qui Lazarum resuscitasti. […]
Dès que les chants se sont élevés, l’abbé de Pradts a dressé le buste, a écouté un instant, puis a dit :

L’ABBÉ
Souplier n’est pas à la maîtrise ?
LE SUPÉRIEUR
Comment le savez-vous ?
L’ABBÉ
2
Je ne distingue pas sa voix dans le chœur des autres voix …

J’étais adolescente à l’époque et, voix parmi trente autres dans ma


classe de collège, je me demandais comment il était possible de reconnaître
l’absence d’une voix quand tant d’autres s’élèvent.
Maintenant que je suis de l’autre côté, je comprends. Mes élèves sont
pour moi – surtout depuis le port du masque – des voix autant que des
visages.
Il y a ainsi cette voix que je reconnais alors que je suis dos à elle. Peut-
être a-t-elle attendu que je sois face au tableau pour se lancer : lorsqu’elle
est timide, je fais mine de ne pas l’avoir reconnue, pour ne pas la brusquer ;
lorsqu’elle est bravache, je prends un malin plaisir à l’appeler par le prénom
de l’élève qui la porte.
de
Il y a cette voix en classe de 2 , nasillarde et déréglée dans les aigus,
qui devient en terminale sourde et caverneuse. Elle a perdu en octave mais
gagné en confiance.
Il y a les voix des couloirs, sans visage, qui tantôt passent à toute vitesse
dans le souffle d’une insulte adressée à un élève en cours, tantôt stagnent en
groupe lorsque les téléphones n’ont plus de batterie.

Il y a la voix tremblante que je reconnaîtrais les yeux fermés, qui vient


me demander de changer une note, mais que je ne reconnais plus une heure
plus tard, quand je l’entends crier de joie au milieu d’autres, bien loin d’un
tracas déjà oublié.

Il y a la voix qu’un jour on n’entend pas parce que ce n’est pas le bon
jour.

Et puis il y a toutes celles qui disparaissent, chassées par des centaines


d’autres deux mois plus tard, et qui semblent ressusciter quelques années
après, au détour d’un rayon de supermarché ou d’une rame de métro. Il n’y
a qu’un mot, Madame !, mais autant de manières de le dire que d’élèves.

La voix dit souvent beaucoup de nous. Je me demande si ceux qui ont


une voix difficilement supportable pour les autres – très aiguë, ou comme
en saturation – s’en rendent compte.
Je ne connais pour ma part pas ma véritable voix. Après la mue de
l’adolescence, j’étais allée voir un prof de chant car je n’arrivais plus à
monter dans les aigus ; il m’avait alors dit que j’avais inconsciemment
modifié ma voix pour la rendre plus grave, et que j’avais ainsi abîmé mes
cordes vocales. C’est peut-être pour cela aussi que le passage de la pièce de
Montherlant me touche encore : chaque fois qu’on reconnaît ma voix, ce
n’est pourtant pas la mienne.

Le Lambeau
3
Lorsque j’ai lu Le Lambeau de Philippe Lançon à l’été 2020, je crois
que je n’étais pas encore tout à fait prête. Mais, comme bien souvent, les
élèves m’avaient amenée malgré eux à bouleverser mon rythme interne : il
me fallait leur faire cours sur « Les expressions de la sensibilité », « Les
métamorphoses du moi », « Histoire et violence » et « L’humanité en
question ». Le Lambeau était au cœur de tous les thèmes au programme de
spécialité en terminale ; c’était le moment.

J’avais malheureusement déjà été confrontée à un corps pulvérisé par


les attentats – ceux de novembre, cette fois-ci ; en lisant le récit de Philippe
Lançon, survivant de la tuerie de Charlie, j’ai éprouvé la même terreur que
lors de ma visite à l’hôpital de Créteil où une voix de vingt-cinq ans nous
avait raconté ce que c’était que se prendre des balles.
Je me suis souvenue du 12 janvier 2015, après les trois jours de
massacre, où j’avais fondu en larmes devant une classe que je suivais
depuis deux ans et que j’adorais ; il m’était insupportable de les regarder
sans être submergée par la peur que, majoritairement musulmans, ils fassent
médiatiquement les frais des dérives radicales et assassines de leur religion
de paix. Ce lundi-là, j’avais quitté ma salle de cours pour ne pas leur
infliger mes larmes. Ils m’avaient prise dans leurs bras en me consolant
d’un chagrin que je ressentais pourtant pour essayer de le leur épargner.

Alors, en lisant Le Lambeau qui, jusque dans son titre, raconte la


difficulté de se reconstruire (même dans le sens le plus chirurgical du
terme), je me suis dit qu’il fallait que Philippe Lançon rencontre mes
élèves.
Lui comme eux sont – de manière évidemment très différente – les
victimes du terrorisme : lui, de plein fouet, et dans chacune de ses
opérations de la mâchoire ; eux, plus indirectement, dans chacun des
regards qu’ils croisent et qui se demandent s’ils ne sont pas des islamistes.
J’ai eu une absurde bouffée d’espoir, comme si la rencontre de ces voix
allait tout changer, bien au-delà des murs de ma salle de classe.

J’ai contacté Philippe Lançon pour lui faire part de ce projet un mois
après l’assassinat de Samuel Paty, mon collègue qui, lui aussi, essayait de
faire se rencontrer deux mondes dont un troisième ne veut pas entendre
parler.
J’ai été touchée par la rapidité de la réponse et par son enthousiasme.
Nous étions en janvier. Ça faisait six ans.
Quelques confinements, flambées épidémiques et vaccinations plus
tard, nous y étions : jeudi 3 juin.

Ce qui était très troublant ce jour-là, c’est que la parole était à la fois
préservée et emmurée. Le dispositif de sécurité était impressionnant, aussi
bien en amont que le jour même. Deux policiers au fond de ma salle. Un
devant chacune des portes. Je ressentais deux impressions simultanées et a
priori incompatibles : la parole de mes élèves était autant protégée que
contrainte par cette présence policière. En dehors de la garde à vue, il y a en
effet bien peu d’occasions dans la vie de parler devant les flics.
Lorsque s’est élevée la voix de Philippe Lançon, ce sont les yeux de
mes élèves qui se sont exprimés. Ils regardaient les mots sortir de sa
mâchoire mille fois colmatée, scandaleusement petite au regard de
l’étendue des conflits au cœur desquels elle se situe.
Ses mots à lui entraient dans leurs yeux à eux, et je n’étais que témoin.

« Y a-t-il des questions auxquelles vous ne souhaitez pas répondre ? »,


avais-je demandé en amont à Philippe Lançon. « Non, si quelque chose me
dérange, c’est à moi de m’en débrouiller. »

Ce jour-là, il s’est donc produit ce qui se produit chaque fois qu’on offre
à quelqu’un la liberté sur un plateau d’argent : parce qu’ils avaient le droit
de tout demander, mes élèves n’avaient plus rien à demander. Ils voulaient
écouter, regarder, les mots que choisissait de leur offrir l’orateur.

Mais I****, la future avocate, voulait quand même savoir comment il


pouvait dire qu’il se sentait apaisé : « Je ne comprends pas. »
Elle l’a regardé lui expliquer que l’énergie que demande la cicatrisation
ne laisse pas de place à la haine ; que cette haine, il faut la surveiller comme
une casserole sur le feu et l’éteindre avant qu’elle ne fasse tout exploser.
I**** a compris que peut-être la haine est la seule chose qui ne répare rien,
dans un corps tout entier tendu vers la restauration de la cavité qui lui
permettra de témoigner.

Ce jour-là, mes élèves ont appris qu’il y avait non seulement une belle
manière d’écrire des livres, mais aussi de parler de la manière dont on les
écrit ; qu’on ne commence pas toujours par le commencement ; que
lorsqu’on le raconte, tel événement peut être dans notre esprit rattaché à tel
autre avec lequel il n’a pourtant, selon la logique ordinaire des faits, aucun
lien. Ils ont appris qu’un titre traduit est parfois aussi un titre trahi ; que le
lambeau est le nom de la greffe osseuse et de la bande de peau qui
permettent de réparer, justement, un corps en lambeaux.
Alors peut-être parce qu’ils se sentaient dans la confidence de l’écriture,
ils lui ont lu, à plusieurs voix, deux extraits de son récit. La rencontre était
aussi dans ces mots écrits par l’un, qui écoute les autres les lui lire.

Ce jour-là, l’auteur a donné du souffle à l’un de mes élèves qui ne


m’avait presque jamais parlé, à peine plus regardée ; deux jours plus tard, il
me faisait part de la souffrance qui était la sienne, comme si tout à coup il
se sentait autorisé à le faire.

Brutalement le dispositif de sécurité a repris le dessus, et sont arrivées


bien trop vite les dix dernières minutes de la rencontre. La petite voix de
T***** s’est élevée – il semblait soudainement y avoir urgence à tout se
dire : « Mais qu’est-ce qui s’est vraiment passé ce jour-là ? »

Alors, tandis que depuis une heure et demie il n’était pas question des
derniers instants de la vie d’avant – comme si la parole risquait de faire
revenir la violence –, Philippe Lançon a raconté.

Langue de bois
Voir : Dictature ; Éléments de langage.

Lapsus
Le lapsus est aussi vieux que la langue elle-même, mais il commence à
e
être analysé au XIX siècle, et plus encore sous la plume de Freud en 1901
dans Psychopathologie de la vie quotidienne.

Sans entrer dans les détails de l’analyse psychanalytique, le lapsus est


défini en quelque sorte comme un surgissement du ça dans le discours, hors
de tout contrôle du surmoi. Pour le dire plus simplement, il consiste à
employer à la place d’un mot absolument lambda un autre mot, le plus
souvent sexuel ou agressif. Pour Freud, le lapsus linguae (à l’oral) ou
calami (à l’écrit) serait à interpréter comme la manifestation brutale de
notre inconscient et donc de nos désirs profondément enfouis. J’y
reviendrai.

D’après son étymologie latine, lapsus renvoie à l’action de trébucher :


c’est surprenant, car il me semble que précisément le lapsus ne consiste pas
en un petit achoppement, mais plutôt en une énorme chute irrattrapable et
publique. Car, comme le bégaiement, le lapsus n’a de sens que devant
d’autres personnes ; il n’y aurait en effet aucune gêne à se retrouver seul
face une manifestation de son propre inconscient.

Ce qui est peut-être le plus embarrassant, au-delà du lapsus lui-même,


c’est que les gens ont tendance à penser qu’il est toujours révélateur de
notre côté obscur et inavouable. Mais les lapsus sont-ils si éloquents que
ça ?

Selon Freud donc, le lapsus trahit malgré l’homme ses secrets les plus
intimes. Il faut avouer que, dans certains cas, cette analyse est séduisante.
Par exemple, lorsque les lapsus se multiplient autour de la même idée, et
que Rachida Dati évoque la fellation au lieu de l’inflation, ou encore un
gode des bonnes pratiques au lieu d’un code. De même, lorsque Claude
Bartolone se présente comme président de la République au lieu de
l’Assemblée nationale, il n’est pas difficile de sentir la manifestation
involontaire de l’ambition. Ainsi le lapsus peut-il indéniablement être le
surgissement de désirs enfouis ou inconscients.

Il a parfois, au contraire, l’éloquence de l’évidence. C’est le cas pour


Jawad Bendaoud, le « logeur de Daesch » qui avait hébergé des terroristes
des attentats du 13-Novembre, lorsqu’il s’exclame à son procès : « Si vous
me condamnez, vous condamnez un coupable ! » Ici, le processus serait
quasiment inverse à celui des exemples qui précèdent, comme si le surmoi
revenait canaliser une parole volontairement mensongère.

Je n’ai pour ma part, autant que je m’en souvienne, qu’un seul lapsus à
mon actif. Le principe de l’inconscient étant que par définition je n’ai pas
accès au mien, je ne saurais garantir que mon analyse est la bonne.
Toutefois, je crois que parfois le lapsus est non pas la manifestation d’une
pulsion refoulée, mais plutôt le surgissement de ce que précisément (et
consciemment) on veut éviter de dire ; car on connaît tous les risques du
lapsus.
Je me rappelle donc l’immense honte qui fut la mienne lorsque, jeune
professeure à l’époque, et face à une classe de trente étudiants
exclusivement masculins, j’ai lancé un « Sortez vos sexes ! ». Cela m’a
tellement anéantie que, bien qu’enseignant les lettres, je monte encore des
stratagèmes invraisemblables pour éviter d’avoir à prononcer le mot texte.
Car le lapsus n’est pas que l’affaire du locuteur : le rôle de l’auditoire
est primordial, notamment dans le processus de honte. Les lapsus restent
gravés dans le marbre aux côtés des noms de ceux qui les prononcent, mais
je remarque quand même qu’on n’en fait pas tout un fromage lorsqu’un
Maupassant m’échappe à la place de Zola. Ainsi je me demande si ce que
les lapsus révèlent le plus, ce n’est pas que les gens les guettent en
permanence, trouvant dans la honte de l’autre la satisfaction que ça ne leur
soit pas tombé dessus.

Leader charismatique
Le mot charisme vient originellement du domaine religieux, puisqu’il
désigne en grec une « grâce accordée par Dieu ».
Mais il m’intéresse plutôt ici dans son sens théorisé par l’économiste et
sociologue allemand Max Weber, pour qui il est une « grande puissance
révolutionnaire ».
En effet, le leader charismatique émerge le plus souvent dans ce que le
sociologue français Émile Durkheim définissait comme des
bouleversements soudains de l’histoire, qui génèrent « une stimulation
générale des forces individuelles ». Les périodes agitées provoquent une
perte de repères, que le leader charismatique permet – faut-il ou non s’en
réjouir ? – de retrouver.
En novembre 2018, un groupe de chercheurs en sciences politiques
avait ainsi montré dans une tribune pour Le Monde que la multiplication des
situations de crise favorisait actuellement une individualisation du pouvoir,
tenu par des « leaders charismatiques forts » : c’est ainsi qu’il faut, selon
eux, comprendre le surgissement d’Orbán, Erdoğan, Trump et autres
Macron.
Le leader charismatique n’est pas assimilable, comme pourrait le faire
croire la première partie de son nom, à un dirigeant. Certes, il dirige, mais il
le fait avec l’assentiment et le lien affectif de ceux qu’il emmène avec lui
par sa parole. Comme l’a montré le sociologue allemand Max Weber, la
spécificité de la relation charismatique est qu’elle diffère à la fois du
pouvoir traditionnel et du pouvoir rationnel : elle est personnelle, extra-
ordinaire, hors de toute structure institutionnelle.
Weber évoque à titre d’exemple la relecture des Lois de Moïse par le
Christ lors de son sermon sur la montagne (Matthieu, 5, 17-48) :

Voyant les foules, il gravit la montagne, et quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui. En
prenant la parole, il les enseignait en disant […] :
« N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais
accomplir. […]
Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je
4
vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs […].

Le succès du leader charismatique – concept repris dans les théories du


management – repose en partie sur sa capacité à sortir du cadre pour
instaurer une relation unique, fondée sur une « communauté émotionnelle ».
Hors du domaine religieux qui a donné naissance à l’adjectif, on considère
ainsi que Martin Luther King, Barack Obama, Jacinda Ardern ou encore
Alexandria Ocasio-Cortez sont des leaders charismatiques ;
malheureusement, Hitler et Lénine aussi.

Un tel statut n’est pas toujours validé par des élections, et peut être tout
à fait indépendant des institutions. Mais le leader charismatique se tient sur
des pieds d’argile, et doit sans cesse veiller à la confirmation de sa
reconnaissance : l’extraordinaire menace toujours en effet de devenir un
quotidien, qui emporterait avec lui les pouvoirs magiques d’un héros alors
déchu.

Légitimité de la parole
La légitimité de la parole relève d’une représentation symbolique,
parfaitement analysée par Bourdieu : elle ne tient qu’à la reconnaissance qui
lui est accordée.
Il n’existe par ailleurs aucun lien systématique entre la qualité d’une
parole et la légitimité dont elle peut bénéficier.

Il existe des signes extérieurs de légitimité, avant même que ceux qui
les portent n’ouvrent la bouche : cravate, costume, médiatisation. On peut
toujours, dans une démocratie, remettre en cause la légitimité de leur
parole ; mais c’est peine perdue, car cette légitimité naît en même temps
que l’acte de parole lui-même – s’ils parlent, c’est qu’ils peuvent le faire.

Cela présente à mon avis deux risques majeurs, de portée inverse.


D’une part, ceux dont la parole est par défaut légitime sombrent vite
dans l’ultracrépidarianisme, c’est-à-dire la tendance à donner leur avis sur
tout, y compris lorsqu’ils n’ont aucune compétence pour le faire. Il y a ainsi
des paroles qui, pour légitimes qu’elles soient, ne font pas du tout autorité
(voir cette entrée). Cependant, le fait de parler est parfois un plaisir en soi,
et certains se moquent de ne pas être écoutés.
Mais d’autre part, les phénomènes sociaux et individuels d’inhibition
font qu’à l’inverse certaines personnes ne se sentent pas autorisées à
prendre la parole, bien que leur parole soit légitime. Les minorités, par
définition minoritaires, jouissent d’une reconnaissance moindre ; ce défaut
de reconnaissance conduit à son tour à une légitimité moindre, que ce soit
aux yeux des autres ou de manière intériorisée.

Il suffit de prendre n’importe laquelle de mes classes pour observer ce


double phénomène : d’un côté, la prise de parole absolument débordante
qui exprime dans un cri son désaccord sur l’amour de Phèdre pour
Hippolyte ou sur le fait qu’un personnage de Camus s’appelle l’Arabe ; de
l’autre, cette parole enfermée dans l’enclos de la pensée timide et qui se
demande pourquoi on emploie l’indicatif dans « J’espère que tu viendras »
et le subjonctif dans « Je veux que tu viennes ». La première parole
m’agace parce que je ne lui ai rien demandé, et je ne connaîtrai jamais la
seconde parce qu’elle ne sera jamais prononcée ; et pourtant, les deux sont
légitimes.

Lieu commun
« La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et
les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire,
sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. »
Gustave Flaubert, Madame Bovary.

Rien ne définit mieux le lieu commun que sa reproductibilité dans le


discours. C’est donc, avant même le bon sens, la chose du monde la mieux
partagée.
Il avait les faveurs d’Aristote, qui présentait ainsi ses Topiques :

Le présent traité se propose de trouver une méthode qui nous rendra capables de raisonner […] sur
tous les sujets qui peuvent se présenter, comme aussi, lorsque nous aurons nous-mêmes à répondre
5
d’une affirmation, de ne rien dire qui lui soit contraire .

Mais alors, comment le lieu commun, d’abord source d’inventivité, a-t-


il pu devenir un tel épouvantail de la pensée ?

L’opinion commune est par essence un repoussoir, comme si l’on devait


avoir honte de penser comme d’autres avant nous, et comme s’il fallait
toujours, quel qu’en soit le prix, proposer un point de vue original sur le
monde.

Il est vrai que le lieu commun incarne une vision du monde figée, à
travers des expressions toutes faites qui ont perdu la saveur des épithètes
homériques. Aussi l’actualité est-elle toujours brûlante, le drille toujours
joyeux ; on ne défraye que la chronique et l’on ne trie que sur le volet.
La pensée est parfois, plus que lissée, enfermée dans la tautologie :
« Les affaires sont les affaires », « C’est comme ça parce que c’est comme
ça », « Un sou est un sou ». La redondance est ennemie de la polémique,
dont les penseurs se disent friands : pendant qu’on tourne en rond, on
n’avance pas.

Les lieux communs empêchent de se démarquer dans le débat et


représentent en ce sens un danger. C’est ce qu’indique la citation de
Chamfort placée en exergue du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert
(1913) :

Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au
plus grand nombre.
Le plus grand nombre : pas de pire menace pour l’aspiration à être
exceptionnel. Surtout, disons-le, pour un idéal bourgeois, qui se targue
d’être au-dessus de la banalité de la plèbe. Parlant de son dictionnaire,
Flaubert souhaitait « qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler, de
peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent ».
Quelques décennies plus tard, Léon Bloy allait plus loin en pointant du
doigt la pensée sclérosée de ces mêmes bourgeois qui, dotés d’une autorité
de parole, n’en sont pas moins capables de platitudes :

Le bourgeois profère à son insu, continuellement et sous forme de lieux communs, des affirmations
très redoutables dont la portée lui est inconnue et qui le feraient crever de peur s’il pouvait s’entendre
6
lui-même .

Dans les deux cas c’est bien la peur d’être banal qui fait le sel de la
satire.
Il y a pourtant matière à réfléchir autour des lieux communs, qui en
dépit de leur côté prêt-à-penser font souvent apparaître des figements
contradictoires.
Ainsi, si à l’impossible nul n’est tenu, alors comment comprendre qu’à
cœur vaillant rien d’impossible ?
De même, si l’on s’accorde à dire depuis le Moyen Âge que l’habit ne
fait pas le moine, alors la première impression peut-elle être la bonne ?
Et puisque tout vient à point à qui sait attendre, alors faut-il boire le vin
quand il est tiré ?
Je me souviens à ce propos de la perplexité d’une de mes élèves
émergeant de son introspection sentimentale :

Mais madame comment on fait ? On m’a toujours dit que qui se ressemble s’assemble, mais
comment c’est possible vu que les opposés s’attirent ?
C’est sans doute dans le conflit de lieux communs que réside la
possibilité du libre arbitre.

En effet, je ne suis pas sûre que ce soient les lieux communs qui
attestent le crépuscule de la pensée. Ils ont aussi quelque chose de reposant
et de confortable, dans une époque tiraillée par des débats de prime
importance tels que le port du voile ou l’écriture inclusive.
Ils représentent la garantie d’une communication possible : même
lorsqu’on affirme qu’on ne peut plus rien dire, on dit quand même quelque
chose. Le lieu commun devient lien commun, comme le disait Sartre :

Car ce beau mot […] désigne sans doute les pensées les plus rebattues mais c’est que ces pensées
7
sont devenues le lieu de rencontre de la communauté .

Et c’est vrai qu’il y a dans le lieu commun la promesse d’une


consolation, la possibilité d’inscrire le sentiment d’anomalie dans un
système : « Allez, t’inquiète pas, un de perdu, dix de retrouvés, hein ! »
Le lieu commun protège de la solitude.

Logorrhée
Flot de paroles ininterrompu. Plus agréable à définir qu’à entendre.

Voir : Tchatche.

1. Laura Esquivel, Malinche, 2006 (traduction personnelle).


2. La Ville dont le prince est un enfant, Gallimard, 1973.
3. Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018.
4. La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la direction de l’École biblique de
Jérusalem, Cerf, 1994.
5. Livre I, trad. J. Brunschwig, Les Belles Lettres, 1967.
6. Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, Mercure de France, 1902.
7. Jean-Paul Sartre, préface de Portrait d’un inconnu de Nathalie Sarraute, Gallimard,
1956.
Madeleine, effet
Il est des moments où les choses nous parlent, parfois jusqu’à nous
bouleverser.
C’est l’expérience que fait Marcel Proust dans Du côté de chez Swann,
lors du célèbre épisode de la madeleine :

Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je
portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à
l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce
qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa
cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse :
1
ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi .

L’éloquence du souvenir repose dans l’ignorance des raisons de son


émergence : c’est parce qu’on ne sait pas pourquoi il ressurgit que le
souvenir nous parle. Il est en nous et ne s’exprime que lorsqu’il est réactivé,
selon une logique qui échappe à la conscience : « l’esprit se sent dépassé
par lui-même ».

Le souvenir est présent virtuellement, avant de nous apparaître au


détour d’une sensation, comme le dit Proust de nouveau :
Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses,
seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la
saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de
tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du
2
souvenir .

À travers le souvenir, c’est le passé tout entier qui nous parle, une part
de nous que l’on peut avoir elle aussi oubliée, et qui soudainement s’impose
à nous dans toute son « évidence ». Le souvenir nous parle sans qu’on
l’entende parfois, et l’on se surprend à s’inquiéter de ne plus savoir ce que
nous rappelle cette odeur croisée dans la rue, ou ce goût dans le palais.

Nos souvenirs se tiennent en équilibre au bord de notre mémoire. On ne


peut les forcer à revenir – Je n’ai pas de souvenirs d’enfance, écrit Pérec –,
mais ils se manifestent parfois malgré nous, au détour d’une madeleine :

Aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre
s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses
derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on
m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par
3
tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau .

La syntaxe proustienne épouse le processus du déclenchement


mémoriel : le surgissement puis la logorrhée du souvenir, où se multiplient
les procédés d’amplification comme dans un effet domino où chaque
réminiscence voudrait trouver sa place.

Parfois, c’est nous qui croyons que les choses nous parlent, avant de
devoir affronter leur mutisme : ainsi de l’impression de déjà-vu, qui active
en nous des souvenirs qui pourtant n’en sont pas. Le neuropsychologue
Akira O’Connor analyse ce moment comme un « conflit entre une sensation
subjective de familiarité et une sensation objective que cette familiarité ne
peut pas être correcte ». Son équipe de chercheurs est ainsi parvenue à créer
de faux souvenirs chez leurs patients tests.

Car nos souvenirs sont aussi le fait de diverses représentations qui ne


correspondent pas toujours à ce qu’on a vécu. Stendhal l’évoque dans La
Vie de Henry Brulard :

Il me semble que nous entrâmes, ou bien les récits de l’intérieur de l’hospice qu’on me fit
produisirent une image qui depuis trente-six ans a pris la place de la réalité. Voilà un danger de
mensonge que j’ai aperçu depuis trois mois que je pense à ce véridique journal. Par exemple je me
figure fort bien la descente, mais je ne veux pas dissimuler que cinq ou six ans après j’en vis une
4
gravure que je trouvais fort ressemblante, et mon souvenir n’est plus que la gravure .

Ce phénomène, nommé syndrome de Brulard par Dominique Viart, est


expérimenté par d’autres écrivains – Claude Simon par exemple – lorsqu’ils
sont confrontés à l’écriture du souvenir, dans laquelle l’image du vécu se
substitue parfois au vécu lui-même.

Nathalie Sarraute, elle, affronte d’autres écueils dans l’expérience de la


réminiscence. En rédigeant Enfance, elle se heurte aux souvenirs
préfabriqués, à la réalité que ses parents ont reconstruite pour elle :

Et comment ne pas s’enorgueillir d’avoir eu des parents qui ont pris soin de fabriquer pour vous, de
vous préparer de ces souvenirs en tout point conformes aux modèles les plus appréciés, les mieux
5
appréciés ?

Ainsi, parfois les souvenirs refusent de nous parler, parfois ils affluent
sans crier gare, et parfois encore ils nous dupent.
L’homme n’a aucun pouvoir sur l’éloquence des choses, même si c’est
en lui qu’elles parlent.
Mamie (et papi)
— Dis donc, ma chérie.
— Oui, mamie ?
— Y a un truc qui me turlupine. Je me disais, tu jures comme un charretier comme ça devant tes
élèves ?

Comme beaucoup de gens de son âge, ma grand-mère avait une vision


très normative de la langue. Comme beaucoup de femmes de son âge, elle
n’était pourtant pas allée au-delà du certificat d’études primaires. Elle
parlait aussi bien qu’elle écrivait, avec cette calligraphie si contrainte par
les maîtres d’école qu’elle devenait absolument identique chez tous les gens
de cette génération.

Il ne serait pas venu à l’esprit de ma grand-mère de dire une grossièreté,


car la correction de la langue était pour elle le signe d’une éducation elle-
même correcte, surtout pour qui reste si peu d’années à l’école.

Issue d’un milieu plutôt modeste, elle n’avait aucune prétention : le


langage de la cuistrerie ne l’intéressait pas davantage que la récurrence de
mes gros mots, qui étaient pour elle d’une vulgarité insoutenable. Il fallait
parler de manière polie, dans les deux sens du terme : pas d’aspérité,
beaucoup de bienséance.

Modiste de profession, elle avait le sens de la précision et celui de la


repartie qui va avec ; le drame de sa vie est probablement de ne pas avoir
réussi à me faire passer par le chas de son aiguille du bon usage :

— Allô, mamie, tu fais quoi ?


— J’égrène mon chapelet !
— Et sinon ?
— J’égrène mon chapelet.
— Mais tu ne fais pas que ça de ta journée ?
— Étant donné que c’est pour toi que je prie, je n’aurai pas assez d’une vie.

L’éloquence de ma grand-mère résidait dans sa capacité à rebondir avec


naturel sur un langage qui n’était pas le sien mais qu’elle avait néanmoins
apprivoisé pour mieux en montrer l’illégitimité.
Elle a vu naître les réseaux sociaux, notamment Facebook où je
consignais régulièrement nos échanges comme autant d’anecdotes ; elle
était informée de ce dispositif, et je la soupçonne d’avoir parfois travaillé
ses répliques pour finir sur Facepuk. Si sa vision du bon usage était normée,
celle de l’éloquence ne l’était aucunement, peut-être épargnée par une
formation scolaire très courte.

Mon grand-père n’avait pas fait d’études non plus, mais il était ce qu’on
pourrait appeler un littéraire contrarié, qui avait donc été contraint
d’abandonner l’idée de suivre la formation à laquelle il aspirait. Cela avait
des conséquences, je trouve, sur la manière dont lui percevait l’éloquence.
Alors que la maladie l’avait empêché de venir assister à ma soutenance de
thèse, il avait rédigé à mon intention une lettre qu’il avait confiée à mon
petit-cousin, en lui demandant d’en faire la lecture devant l’assemblée. Il y
évoquait « l’emphase du prétoir » ou encore « l’annuaire du De viris
illustribus », où il souhaitait que je sois la première femme inscrite ; il
s’exprimait avec un langage qu’il s’imaginait être celui de mes « pairs de
l’Université Paris-Sorbonne ». Il ne se rendait pas compte qu’une telle
lecture, avec le dispositif qu’il envisageait, était tout simplement
impossible. La Sorbonne a beau ne pas être le parangon de la modernité,
elle n’en est pas pour autant une réplique de l’agora antique.
Mon grand-père rêvait de grandiloquence, mais son texte n’est guère
allé plus loin que la chemise cartonnée où je le conserve précieusement
depuis dix ans : ce discours était tellement écrit pour être dit qu’il n’en était
plus dicible.
À l’inverse, ma grand-mère avait des paroles éloquentes sans en avoir
jamais eu l’intention ; les rares discours qu’elle a écrits étaient pour faire
parler les écharpes qu’elle me tricotait à Noël, dans des lettres qu’elle
signait invariablement « Pénélope ». Je ne sais si elle aurait osé parler en
public.

Dans l’espace privé de mon souvenir, les deux voix de mes grands-
parents cohabitent toutefois, balisant chaque côté du chemin que je veux
être le mien.
Management
e
Nom masculin, attesté en France au milieu du XX siècle, et
vraisemblablement emprunté à l’anglais, bien qu’un arrêté du 12 juillet
1973 impose une prononciation « à la française ». L’histoire ne dit pas
encore s’il s’agit d’une pratique, d’une science, d’une discipline, d’un
principe, d’un mode de gouvernance ou d’un fantasme total.

Je ne suis pas sûre d’avoir le portefeuille de compétences qui va bien


pour dire à quel point le management est juste incroyable.
Force de proposition, il consiste à la fois à piloter (fixer des deadlines et
checker qu’elles sont respectées), contrôler (en toute confiance), organiser
(c’est beaucoup plus facile depuis qu’il y a les conf calls), déléguer (pour
éviter d’être sous l’eau), animer (avec deux-trois slides) et diriger (mais
sans être trop clivant). Bref, il faut prendre le lead, mais version soft power.
On est clairement sur un héritage de Taylor, mais pas mal updaté par
Fayol. En même temps, ça fait sens de mieux caler et gérer les rapports au
sein des boîtes, parce que souvent les employés sont de belles personnes et
pas juste des paillassons : pour que l’ambiance soit plus congruente, on peut
par exemple faire un organigramme de la boîte et réfléchir ensemble à une
culture d’entreprise, en mode bienveillance. Au jour d’aujourd’hui, il ne
faut pas hésiter non plus à faire un peu de benchmarking, pour être au top et
impacter les bénéfices. Un bon check des paradigmes horizontaux, et ça
matche sur le paradigme vertical.

Voilà. Le mot « management » était sur ma to-do list, et je ne vous


cache pas que je suis bien contente de m’en être débarrassée : une vraie
usine à gaz. Je me suis bien brainstormée, mais n’hésitez pas à revenir vers
moi si quelque chose vous choque, car tous les feedbacks sont constructifs.
Bien à vous et belle journée ;)
NDLR : L’auteure vous présente toutes ses excuses pour cet épisode de
xénoglossie. Actuellement en sas de décompression, elle souhaiterait
néanmoins ajouter que le management, lorsqu’il est étudié comme une
discipline scientifique et non comme un truc et astuce du magazine
Challenges, est en réalité absolument fascinant.
Reste à comprendre pourquoi les personnes qui enseignent le
management ne sont pas celles qui l’exercent, et pourquoi celles qui
l’exercent ne l’ont jamais appris.

Manipulation
Comme l’argumentation, la manipulation apparaît en contexte de
désaccord voire de conflit.
Comme l’argumentation, la manipulation vise à faire changer d’avis
l’interlocuteur.
Comme l’argumentation, la manipulation joue sur les affects de
l’auditoire.
Comme dans l’argumentation, le locuteur engage dans la manipulation
ses propres émotions.

La différence entre les deux, c’est que dans le premier cas on respecte
l’esprit de l’autre, tandis que dans le second on s’y insinue.

Marqueur social
Voir : Accent ; Bourdieu, Pierre ; Casquette.
Métalinguistique (commentaire)
Rigoureusement parlant, l’activité métalinguistique consiste à utiliser le
langage non pas pour parler du monde ou échanger avec l’interlocuteur,
mais pour parler du langage lui-même ; en l’occurrence, pour commenter sa
propre parole.

Le commentaire métalinguistique est un fidèle allié de l’orateur, car il


permet d’infléchir la réception de son discours en tentant de s’assurer la
bienveillance de son auditoire. Ainsi, ledit orateur emploiera volontiers un
mot pour ensuite ajouter, par exemple, qu’il ne l’aime pas. Mais le mot n’en
demeure pas moins prononcé :

J’ai envie de me faire du fric, même si j’aime pas l’expression.


Je sais que j’ai du pouvoir, même si je n’aime pas dire ça.

La concession arrive trop tard, et c’est un effort bien inutile, même


lorsque c’est elle qui ouvre la phrase :

Je sais que vous n’aimez pas le mot « racaille », mais je ne sais comment appeler autrement ces
jeunes.

C’est ainsi qu’on en arrive à pouvoir dire à peu près n’importe quelle
horreur, sous prétexte qu’on utilise des adoucisseurs.

#MeToo
Voir : Parole libérée.
Militant.e
Voir : Activiste.

Minorités
Voir : Bourdieu, Pierre.

Momo
Il y avait dans la bouche de Mohamed je ne sais quoi qui entravait sa
de
parole. En début de 2 , déjà, il avait une voix très grave que je n’entendais
jamais distinctement.
Les mots sortaient dans une linéarité dépourvue de tout relief
syllabique, comme si la cavité buccale était réticente à les laisser prendre
forme. Mohamed n’articulait pas. Du tout.

Le déroulement calligraphique était curieusement inverse : les lettres


s’étiraient autant vers le haut que vers le bas, toutes resserrées, refusant
cette fois-ci la linéarité horizontale. Il n’avait guère l’intention de faire un
effort sur ce point, m’avait-il informée, car c’est ainsi que les choses
étaient, et que, de toute façon, il était nul en français. Bon.

Le projet du concours d’éloquence ne m’avait valu, de la part de celui


que je n’appelais pas encore Momo, que des sons épars de contestation que
j’avais choisi d’ignorer, car de toute façon Mohamed ne me regardait pas
non plus quand il me parlait.
À l’issue de la première phase de sélection – qui ne portait que sur
l’écrit –, le discours de Mohamed avait été sélectionné. Il avait été à deux
doigts de me hurler dessus pour cela, tellement il était surpris. Mais, à ce
moment-là, pour l’une des premières fois, j’ai compris l’une de ses phrases
in extenso : « Mon père va être grave fier. »

Alors la figure de ce père aussi admiré qu’effrayant pour lui a été


intégrée dans la deuxième version du discours de Mohamed, sur le sujet
« L’herbe est-elle plus verte ailleurs ? » :

[…] Sommes-nous comme les vaches, qui sans cesse passent la tête en dessous de la clôture,
persuadées que la nourriture est meilleure dans le champ du voisin ?
Pour tenter de répondre à cette question, j’ai observé le monde depuis ma fenêtre, mais je n’ai rien
vu.

J’ai donc interrogé l’un de mes camarades sur ce point.


Il m’a dit : « Vas-y frérot, j’en ai rien à foutre, qu’est-ce que j’en sais moi, vas-y taille taille taille. »

Fort de ce conseil aimable, je suis allé solliciter un jardinier.


Il m’a répondu : « Hééééé, écoute fiston : l’herbe n’est pas plus verte ailleurs. Elle est verte là où tu
l’arroses. C’est logique ! »
J’étais bien avancé. […]
Alors j’ai poursuivi mes recherches, mais cette fois auprès d’un chercheur en écologie.
J’étais plein d’espoir.
Mais voici ce que fut sa réponse : « La France est une grande instigatrice de phénomènes qui ont
marqué autant notre époque que nos esprits. Bien qu’historiquement nous puissions être considérés
comme des visionnaires, nous aurions beaucoup à apprendre en regardant les initiatives innovantes et
impactantes qui nous viennent de l’étranger. »
L’enfer. Aucun mot de moins de trois syllabes.
Alors j’ai décidé de revenir aux fondamentaux : la famille.
Je suis allé voir mon père : « Papa est-ce que l’herbe est plus verte ailleurs ? »
Il a penché la tête au ralenti : « Starfoullah, mais qu’est-ce qu’ils t’apprennent à l’école ! La
Sheitan ! »
J’ai tenté avec ma mère. Elle m’a dit : « Demande à ton père. »
Je lui ai dit qu’il m’avait starfoullah.
Elle m’a regardé : « Eh ben moi aussi starfoullah ! »
[…]
Évidemment, le discours a passé la deuxième phase de sélection. Puis la
troisième. Mohamed allait représenter sa classe pour le concours.

C’est peut-être à ce moment-là qu’il est devenu Momo. Il commençait à


accepter que, finalement, il savait écrire ; mais il n’articulait toujours pas.
Alors, ont commencé de très longues séances d’entraînement : avec moi le
mercredi après-midi, et dès que possible avec un collègue ou un autre, avec
un élève ou un autre.

Des heures à répéter, un stylo en travers de la bouche, pour la dompter


comme le ferait un mors. Pour moi, des heures à tenter d’apprivoiser son
regard, pour qu’il accepte de croiser mes yeux et de suivre sur mes lèvres
ces syllabes qu’il ne parvenait pas à marquer.

Momo était devenu chef d’orchestre de sa parole et de son souffle, il


marquait avec la main le rythme qu’il n’arrivait pas à insuffler dans ses
mots.
Nous étions, semaine après semaine, pendus à ses lèvres comme des
parents impatients qui attendent le premier mot de leur enfant. La parole
prenait forme.

Le jour du concours, le père de Momo était là. La joie autant que


l’angoisse risquait de faire s’effondrer le château de cartes qui nous avions
construit, tant l’articulation était fragile.

Momo s’est avancé sur scène, le micro à la main. Face à lui, une foule
mêlant ceux qui savaient et ceux qui ne savaient pas. J’ai vu l’air entrer
profondément dans ce corps qu’il allait falloir dominer ; le diaphragme s’est
ouvert, la main s’est levée pour donner l’autorisation à la parole de sortir.
Je ne me souviens pas d’avoir respiré une seule fois pendant
l’intégralité de son discours. Lorsque se sont fait entendre les derniers mots,
j’en aurais pleuré.
Ce jour-là Momo a fini troisième sous les yeux de son père : « Madame,
j’suis devenu quelqu’un. »

Monsieur Jourdain
Monsieur Jourdain serait probablement le nom qui viendrait à l’esprit de
n’importe qui si l’on évoquait l’éloquence malgré soi.
Ce personnage pense acquérir un véritable savoir en apprenant la
prononciation des voyelles, et se réjouit de découvrir qu’il parle en prose :

MONSIEUR JOURDAIN
— Quoi, quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit »,
c’est de la prose ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE
— Oui, Monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN
— Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien ; et je vous
6
suis le plus obligé du monde, de m’avoir appris cela .

Molière a fait de ce bourgeois un personnage ridicule, cible de la satire


autant que ressort du comique. Ce faisant, il a un peu profané d’une part
l’enthousiasme propre à la découverte d’un savoir (même s’il est
élémentaire), et d’autre part la possibilité réelle d’être éloquent sans l’avoir
aucunement prémédité.

Car si la rhétorique est forte de ses règles, l’éloquence est parfois belle
de n’en avoir pas.

Moralistes
e
Au XVII siècle, les moralistes réfléchissent sur les mœurs de leur
époque. Contrairement aux donneurs de leçons – nos moralisateurs
actuels –, les moralistes entendent plutôt faire un état des lieux de la société.
Si leur plume est souvent satirique, elle ne se prétend pas pour autant
prescriptive. Aussi La Bruyère et La Rochefoucauld, par exemple, se sont-
ils employés à peindre attitudes et coutumes, particulièrement chez les
courtisans ; l’intention polémique vise plus à faire réfléchir qu’à transmettre
une leçon de morale, comme pouvaient le faire les apologètes, par exemple.
Il y a une éloquence propre aux moralistes, qui, dans la lignée de
l’écriture « à sauts et à gambades » de Montaigne, pratiquent une écriture
fragmentée et discontinue. C’est précisément parce qu’ils refusent le
discours dogmatique et démonstratif qu’ils choisissent des formes
fragmentées : portraits, fables, maximes.
Les comportements humains sont multiples et parfois dépourvus de
toute logique rationnelle : pour être au plus près de cette réalité, l’écriture
moraliste doit en épouser les formes.
Les Maximes de La Rochefoucauld apparaissent comme la forme la plus
resserrée de l’écriture moraliste. Les cinq éditions successives révèlent
d’ailleurs un travail minutieux autour de la concision : il s’agit de dire le
plus de choses possible avec le moins de mots, pour donner à penser, et
pour que l’énoncé soit plus facilement mémorisable. Les travaux de
Mathias Degoute 7 montrent que les maximes sont le plus souvent reprises
pour tendre vers l’efficacité incisive, comme le prouvent ces différentes
versions d’une même maxime :

Il n’y a point de plaisir qu’on fasse plus volontiers à un ami que celui de lui donner conseil.
On ne donne rien si libéralement que ses conseils.

Parfois l’effet de concision ne tient pas à la réduction de la maxime,


mais à une modification de l’ordre des mots :

On fait souvent du bien, pour pouvoir faire du mal impunément.


On fait souvent du bien pour pouvoir impunément faire du mal.

Toutefois, à vouloir être trop bref, on en devient parfois moins clair, ce


qui vient heurter la grande prescription du classicisme ; c’est l’écueil que
remarquait déjà Horace : « J’essaie d’être bref, je deviens obscur. » Aussi
certaines maximes ont-elles dû perdre un peu de leur efficacité concise au
nom de l’idéal de clarté.
Mais il est certain que l’écriture parémique, propre aux proverbes et
autres maximes, a vocation à être écrite pour être retenue. Si elle décrit les
mœurs de l’époque, elle doit aussi parler au plus grand nombre – comme la
morale des fables : c’est pourquoi elle se caractérise par des termes abstraits
ou pluriels, et des présents de vérité générale, qui marquent, malgré
l’ancrage contemporain, la prétention à l’universalité. C’est aussi ce travail
que mène La Rochefoucauld dans ses diverses réécritures :

Celui qui vit sans folie n’est pas si raisonnable qu’il le veut faire croire.

Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit.

Chez La Bruyère, le format du caractère est plus développé, mais la


volonté est la même : les nombreux présents de description utilisés pour le
portrait de telle ou telle cible dessinent, en filigrane, un énoncé général qui
pointe un vice universel. Ainsi, par exemple, du portrait d’Arrias, à
l’opposé de l’honnête homme :

Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour
tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table
d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en
savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs
de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont
arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le
8
contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies .

Si Arrias est aux antipodes de l’idéal spécifiquement classique de


l’honnête homme, il incarne aussi une tendance universelle à la prétention –
sans parler de sa fulgurante manifestation aujourd’hui sur les réseaux
sociaux.
L’éloquence des moralistes est donc fondée sur deux
paradoxes apparents : dire peu pour dire beaucoup, et prendre le prétexte de
l’actualité pour construire des énoncés mémorables qui révèlent finalement
quelque chose de la vérité atemporelle des comportements humains.

Mot d’esprit
Voir : Repartie.

Muses
Voir : Inspiration.

1. Gallimard, 1913.
2. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit.
3. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit.
4. Stendhal, Vie de Henry Brulard (1890), Le Livre de Poche, 2013.
5. Gallimard, 1983.
6. Molière, Le Bourgeois gentilhomme, 1670.
7. Voir en particulier « Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique à la lumière des
réécritures des Maximes de La Rochefoucauld », dans L’Emphase : copia ou brevitas ?, PUPS,
2010.
8. Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688), Le Livre de Poche, 1995.
Name dropping
Le name dropping – littéralement lâcher de noms – est la version
totalement décomplexée de l’argument d’autorité (voir : Autorité).
Il consiste à mentionner sans scrupule les noms de gens qui un jour ont
dit quelque chose, ou que l’on connaît de près ou de loin, pour faire bien.
De cette façon, on s’épargne tout travail de réflexion et d’argumentation
– le nom de Raoult suffit à prouver l’efficacité de l’hydroxychloroquine –
en même temps qu’on signifie aux autres à quel point ils sont ploucs de ne
pas avoir un salon Starck.

Le comble du snobisme est bien sûr atteint quand le name dropping se


résume au prénom d’une quelconque célébrité – « J’ai pris l’apéro avec
Charlotte », entendez « Gainsbourg ».

Naturel
Appliqué à l’éloquence, le concept de naturel s’inscrit dans deux
perspectives différentes.
Dans la lignée du De oratore de Cicéron, il renvoie à la parole conçue
comme un don, une faculté naturelle :

Qu’y a-t-il de plus admirable que de voir, en face d’une immense multitude, un homme se dresser
seul et, armé de cette faculté que chacun a cependant reçue de la nature, en user comme il est seul
1
alors, ou presque seul, en mesure de le faire ?

Ainsi, l’art oratoire n’est efficace que parce qu’il se fonde sur des
dispositions naturelles que le travail permet de valoriser.

Mais le naturel est aussi ce qu’on attend de la manière de mener tout


discours, loin de l’affectation et autres ornements. C’est aussi ce qu’on lit
chez Cicéron :

[Ceux] qui se sont tournés vers la plaidoirie, comme Démosthène, Hypéride […], d’autres encore,
inégaux sans doute en mérite, se rapprochent toutefois par un point commun, leur désir d’être vrais,
2
de reproduire la vie .

Il y aurait ainsi un lien entre le naturel et la sincérité. Cicéron montre


que l’éloquence est aussi l’art de transmettre un sentiment éprouvé par
l’orateur ; la feinte relèverait, elle, d’un tout autre art :

Il n’est pas possible que nos auditeurs soient amenés à la douleur, à la haine, à l’envie, à la crainte,
aux larmes, à la pitié, si toutes les passions que l’orateur veut leur communiquer, il ne paraît pas
3
d’abord les porter, profondément imprimées et gravées en lui-même .

L’orateur ne peut donc faire ressentir à l’auditeur un sentiment que lui-


même ne ressent pas.
Le rôle de l’auditeur est fondamental : s’il perçoit le moindre artifice
dans le discours qu’il entend, c’est toute l’éloquence qui s’effondre.
e
Le Pseudo-Longin, dans son traité Sur le sublime écrit au III siècle,
montre ainsi qu’une bonne utilisation des figures de style consiste à
dissimuler leur présence :

L’artifice des figures est proprement suspect et éveille le soupçon de piège, d’embûche, de
raisonnement captieux […]. Aussi la meilleure des figures paraît alors être celle qui se cache et qui
fait oublier son existence. […] Il en est presque comme de ces lumières indécises qui disparaissent
baignées par le soleil : les artifices de la rhétorique rentrent dans l’ombre quand la grandeur les
4
environne .

Pour résumer : qu’importe l’artifice, pourvu qu’on voie le naturel.

Négociation

Comme en situation de conflit, la négociation repose sur un désaccord


entre plusieurs partis. Toutefois, c’est l’un des rares cas où lesdits partis ont
tous la volonté de résoudre ce désaccord, et non de l’amplifier.

Contrairement au débat (voir cette entrée) qui consiste le plus souvent à


superposer des points de vue différents qui n’ont que faire les uns des
autres, la négociation fait une véritable place à l’interlocuteur, et s’appuie
donc sur les trois procédés suivants :
La concession, qui consiste à accepter l’argument ou la position de
l’autre, alors même qu’ils sont contraires à nos convictions. La concession
n’a toutefois pas d’existence autonome : sa présence laisse attendre un
renchérissement dans lequel s’affirme plus fermement notre point de vue,
selon le schéma « C’est vrai que… mais… ».

L’antéoccupation (voir cette entrée), qui consiste à prévenir les


arguments de l’interlocuteur, mais cette fois-ci en les lui attribuant : « Vous
me direz que… mais… » L’interlocuteur, privé de ses propres armes, n’est
ainsi plus en mesure de les déployer. Comme dans la concession, le temps
consacré à l’expression du point de vue adverse (prolepse) laisse attendre le
moment où sera exprimé le point de vue du locuteur lui-même (hypobole).
Il y a dans ces moments d’attente tout le caractère artificiel d’une
négociation à l’ambition paradoxale : parvenir à un consensus, mais se
préserver avant tout.

Le troisième procédé de la négociation révèle clairement ses intentions :


il s’agit des systèmes hypothétiques et conditionnels. Ces derniers
consistent plutôt à demander à l’autre de faire une concession, selon, cette
fois-ci, un schéma du type : « Si tu fais ceci pour moi, alors je ferai cela
pour toi. »

Mais ne nous méprenons pas : le meilleur négociateur est celui qui


parvient le mieux à servir ses intérêts sous couvert de servir ceux des autres.

Non
C’est non.
Norme/Usage
La distinction entre ces deux notions est vieille comme le monde ; on en
trouvera l’illustration classique à l’entrée « Vaugelas ».
La norme est définie comme les règles instituées auxquelles il convient
de se conformer pour parler sinon élégamment, du moins correctement ;
l’usage quant à lui est une photographie de la langue telle qu’elle est utilisée
à un moment donné – indépendamment de la norme. C’est la raison pour
laquelle il existe une édition annuelle du Robert, notamment : certains mots
entrent dans l’usage une année, mais en sortent l’année suivante.
Depuis sa création au XVIIe siècle et encore de nos jours, c’est
l’Académie française qui statue sur la norme – que l’on se doit de respecter
dans tout type d’exercice oratoire. Ainsi, vérifiez toujours vos sources
concernant la prononciation de « haricot », car l’Académie est formelle :

Le h de haricot est « aspiré », c’est-à-dire qu’il interdit la liaison, impose que ce mot soit prononcé
disjoint de celui qui le précède, au singulier comme au pluriel. On écrit et dit : le haricot,
non l’haricot ; un beau haricot, non un bel haricot. […] La liaison est incontestablement une faute.
La rumeur selon laquelle il serait aujourd’hui d’usage et admis que l’on fasse cette liaison a été
o
colportée par un journal largement diffusé dans les établissements scolaires, L’Actu (n 8 du jeudi
5
3 septembre 1998, p. 7), qui n’a pas jugé bon de publier de rectificatif .

On notera également – et sans surprise – que l’usage commercial ou


encore celui propre à certains dialectes ne sont pas encouragés :

La tournure suite à, qui appartient au langage commercial, n’est pas de bonne langue dans l’usage
courant. Dans la correspondance, on dira plutôt comme suite à ou pour faire suite à lorsqu’on se
réfère à une lettre qu’on a écrite soi-même antérieurement ; on emploiera en réponse à dans les autres
cas. Pour faire allusion à un événement, à une conversation, on dira par exemple : après ou à la suite
de.
Par ailleurs, la locution de suite, souvent employée à tort à la place de tout de suite, signifie en réalité
« l’un après l’autre, sans interruption ». Il faudra donc se garder de dire Je reviens de suite, qui n’a
6
guère de sens .

En définitive, si l’usage correspond plutôt à la langue parlée, il ne


saurait toutefois être toléré dans le parler de l’éloquence, lorsqu’il s’écarte
de la norme.

1. Cicéron, De l’orateur, I, op. cit.


2. Cicéron, De l’orateur, II, op. cit.
3. Cicéron, De l’orateur, II, op. cit.
4. Du sublime, trad. H. Lebègue, Les Belles Lettres, 1965.
5. Dictionnaire de l’Académie française, édition en ligne.
6. Dictionnaire de l’Académie française, op. cit.
Obscurité
Voir : Clarté.

Obséquiosité
Du point de vue de celui qui la pratique, l’obséquiosité s’inscrit dans
une politesse mesurable en degrés, dont elle vise le plus haut.
Aux yeux de celui à qui elle est adressée, elle en est au contraire le
degré le plus bas puisque, dépourvue de toute sincérité, elle se résume à une
coquille vide.

On trouve peu d’explications sur le lien étymologique qu’obséquiosité


entretient avec le terme obsèques dont il dérive ; ce lien réside, pour moi –
mais c’est tout à fait personnel –, dans l’importance démesurée qu’on
accorde à certaines paroles protocolaires. Il en est ainsi de l’expression des
condoléances, car la formulation d’une expression – toutes mes
condoléances – ne dit rien d’une réelle compassion.
Mais ce qui m’intéresse surtout dans ce que dit malgré elle
l’obséquiosité, c’est son message social.
Lorsqu’elle vient des classes sociales supérieures ou des hauteurs de la
hiérarchie et qu’elle suit une ligne verticale descendante, elle ne sert qu’à
dissimuler le mépris. Les Cher monsieur très appuyés et adressés à des
subordonnés ont quelque chose de répugnant : ils visent à feindre par le
discours une considération qui ailleurs n’existe pas.
Dans le sens inverse, c’est-à-dire du bas vers le haut, elle est une
version hypertrophiée d’une posture de soumission qui n’existe que parce
qu’elle a été historiquement imposée.

Olympe de Gouges

En 1792, elle écrit dans sa Déclaration des droits de la femme et de la


citoyenne : « La femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir
également celui de monter à la tribune. »
En 1793, elle est guillotinée, après avoir beaucoup écrit, mais sans avoir
eu véritablement d’autre tribune que l’échafaud : « Enfants de la patrie,
vous vengerez ma mort ! »
Oracle
Du latin orare, « parler » ; lui-même issu de ors, oris, « la bouche ».
L’oraculum est la parole des dieux. Prophétique, elle est orientée vers
l’avenir ; une fois livrée, elle dicte la conduite de celui qui l’a consultée.
Les dieux de la mythologie s’expriment le plus souvent par un
intermédiaire. Le mot oracle a ainsi fini par désigner à la fois la parole du
dieu interrogé, son intermédiaire et le lieu où la réponse est donnée. Il
renvoie à la parole toute-puissante des dieux, qui exige le plus souvent
d’être interprétée.
L’oracle le plus célèbre est celui d’Apollon à Delphes, transmis par la
Pythie. Cette dernière joue par exemple un rôle central dans le destin
d’Œdipe.
La Pythie avait prédit à Laïos que, s’il avait un héritier, celui-ci tuerait
son père et épouserait sa mère. Lorsque Œdipe naît, Laïos et Jocaste
l’abandonnent, pensant ainsi échapper à la prophétie. Plus tard, adopté par
Polybe et Mérope qu’il pense être ses parents biologiques, Œdipe consulte à
son tour la Pythie, qui réitère ses prédictions ; pensant pouvoir échapper à
son destin, Œdipe fuit Corinthe.
Le sentiment du tragique réside dans cet espoir de pouvoir contourner la
parole de l’oracle : car, bien sûr, Œdipe tue son père Laïos et épouse sa
mère Jocaste, en ignorant tout du lien qui le rattache à eux.
Dans l’Œdipe roi de Sophocle, le même mot, phêmê, est employé pour
désigner la parole aussi bien divine qu’humaine. La pièce commence,
comme son nom l’indique, au moment où Œdipe est roi de Thèbes, marié à
son insu avec sa mère. Pour sauver sa ville de la peste, il doit découvrir qui
est le meurtrier de Laïos – sans savoir là non plus que c’est lui-même qu’il
cherche. La parole est au cœur de cette quête : celle des dieux, de la Pythie,
mais aussi celle du devin Tirésias, avec lequel Œdipe est en conflit. Dès le
début de la pièce, l’aveugle Tirésias révèle la vérité – « Je dis que ce
meurtrier que tu cherches, c’est toi ! » –, mais de nouveau Œdipe refuse de
l’entendre : « Toutes tes paroles sont obscures et incompréhensibles ! »
C’est aussi Tirésias qui prédit la fin d’Œdipe :

Il y voyait : de ce jour il sera aveugle ; il était riche : il mendiera, et, tâtant sa route devant lui avec
son bâton, il prendra le chemin de la terre étrangère. Et, du même coup, il se révélera père et frère à
la fois des fils qui l’entouraient, époux et fils ensemble de la femme dont il est né, rival incestueux
aussi bien qu’assassin de son propre père !
Rentre à présent, médite mes oracles, et, si tu t’assures que je t’ai menti, je veux bien alors que tu
1
dises que j’ignore tout de l’art des devins .
Mais Œdipe ne prend pas la prophétie au sérieux, drapé qu’il est dans
son orgueil de roi. Dans l’adaptation cinématographique de Pasolini, cette
scène d’agôn, de conflit, oppose un Tirésias mesuré et un Œdipe couvert de
symboles de pouvoir – barbe postiche et tiare ostentatoire. Mais le pouvoir
des rois n’est rien face à celui de la parole des dieux, et Œdipe ne le
comprend qu’à la fin, après s’être crevé les yeux : « Il faut me tuer, moi,
parricide et impie. »
La puissance de l’oracle ne tient ainsi qu’à sa seule formulation, qui le
rend inéluctable.
C’est malheureusement ce que montre l’exemple de Cassandre, l’oracle
que personne ne croyait. Apollon lui avait accordé le don de prophétie en
échange de ses faveurs ; devenue prophète, elle a finalement refusé de se
donner au dieu, qui, en lui crachant dans la bouche, l’a condamnée à ne
jamais être crue. Toute la guerre de Troie est la conséquence de cette
malédiction, de cet oracle en transe qui prédisait dans l’incrédulité générale.
La parole prophétique est ainsi la seule dont l’efficacité est
indépendante du crédit qu’on lui accorde, et qui n’a d’ailleurs pas même
besoin d’être entendue pour se réaliser.

Oraison funèbre
L’oraison funèbre – discours prononcé en l’honneur d’un mort ou de
plusieurs – remonte à la Grèce antique, où elle apparaît en même temps que
la démocratie. L’orateur est alors désigné par la cité pour célébrer les
défunts que la guerre a emportés. Dans La Guerre du Péloponnèse,
Thucydide rapporte ainsi, par exemple, l’oraison funèbre de Périclès en
hommage aux soldats morts pendant la première guerre. Les formes de
l’éloge y sont bien sûr présentes pour la glorification de ces guerriers qu’on
ne célèbre qu’après leur mort ; mais il s’agit aussi, plus largement, de faire
l’éloge des Athéniens face aux Spartiates.

Chez les Romains, la Laudatio funebris, pratique aristocrate, est faite


par un proche et ne réclame en ce sens pas de talent oratoire particulier. Elle
ne fait l’objet d’aucun exercice rhétorique codifié : c’est sans doute la
raison pour laquelle elle n’a pas été théorisée. Cicéron évoque toutefois
l’oraison funèbre dans son Brutus, pour déplorer que scripta sunt in eis
quae facta non sunt – on y écrit des faits imaginaires :

Des éloges funèbres, on en a ! Les familles les conservaient comme des titres d’honneur et comme
des documents, soit pour en faire usage lorsqu’un de leurs membres venait à mourir, soit pour
perpétuer le souvenir de la gloire domestique, soit pour faire valoir tout ce qu’on avait de noblesse.
Ces éloges funèbres ont d’ailleurs altéré notre histoire. On y trouve consignées beaucoup de closes
2
qui n’ont pas eu lieu, de faux triomphes, des consulats dont le nombre est grossi […].

e
Au XVII siècle, comme les sermons et les panégyriques, les oraisons
funèbres relèvent de l’éloquence sacrée, prononcée depuis une chaire ;
oraison retrouve alors son étymologie d’oratio, « prière ».
Il s’agit tout d’abord de pleurer les morts, comme Bossuet y invite
l’assistance dans l’oraison funèbre de Louis de Bourbon :

Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous
donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la
carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides. Quel autre fut plus digne de vous commander ?
mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand
3
capitaine […].

Mais les pleurs, dans l’oraison funèbre, cohabitent avec la glorification


du disparu, portée par de nombreux procédés d’amplification propres à
l’éloquence épidictique. L’éloge prend ainsi toutes les formes de
l’hyperbole :
Je pourrais vous faire remarquer qu’elle connaissait si bien la beauté des ouvrages de l’esprit que l’on
4
croyait avoir atteint la perfection quand on avait su plaire à Madame ,

écrit Bossuet au sujet d’Henriette d’Angleterre.


Finalement, tous les disparus ont en commun de faire figure
d’exception.

Pour Bossuet notamment, toute oraison funèbre s’inscrit aussi dans une
perspective religieuse : « La véritable victoire, c’est notre foi », écrit-il. La
gloire terrestre disparaît avec la mort des hommes :

Hélas ! nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la gloire de la princesse sans que la mort s’y
5
mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre .

Mais les disparus sont aussi, et notamment grâce à l’éloquence sacrée,


emmenés vers une autre gloire, celle des bienheureux après la résurrection.

Les oraisons funèbres plus récentes se sont départies de cet ancrage


religieux. Le 5 octobre 1902, dans son discours sur la mort de Zola, c’est
une foi toute laïque qu’évoque Anatole France :

Zola était bon. Il avait la grandeur et la simplicité des grandes âmes. Il était profondément moral. Il a
peint le vice d’une main rude et vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur répandue
sur plus d’une de ses pages cachent mal un optimisme réel, une foi obstinée au progrès de
l’intelligence et de la justice.
Au-delà des spécificités propres à chaque époque, et bien qu’elle n’ait
pas été véritablement théorisée, l’oraison funèbre reste ainsi un genre à part,
dont certaines caractéristiques sont invariables, autour de lieux communs.

L’éloquence est tout ce qui reste pour construire le souvenir, bien


qu’elle dise en réalité bien plus de choses sur les vivants que sur les morts.

1. Sophocle, Œdipe roi, in Tragédies complètes, trad. P. Mazon, Gallimard, coll. « Folio »,
1962.
2. Trad. J. Martha, Les Belles Lettres, 1963.
3. « Oraison funèbre de très haut et très puissant prince Louis de Bourbon », 2 mars 1687.
4. Oraison funèbre d’Henriette Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, 21 août 1670.
5. Oraison funèbre d’Henriette Anne d’Angleterre, op. cit.
Panégyrique
Voir : Oraison funèbre.

Parole libérée
La Parole libérée est le nom d’une association créée en décembre 2015
par les anciens membres d’un groupe scout de la paroisse de Sainte-Foy-
lès-Lyon, encadré par le prêtre Bernard Preynat dans les années 1980-1990.

L’association vise à recueillir les témoignages des victimes du prêtre ; le


plus souvent, il s’agit d’atteintes et agressions sexuelles. À ce jour, près de
500 victimes ont déjà témoigné, dont 75 abusées par le seul père Preynat 1.

La lecture de ces témoignages est glaçante ; c’est leur parole que je cite
ici. L’association porte le nom de la libération, mais ce qui apparaît partout
c’est surtout le silence.

Le silence à l’époque des faits, tout d’abord. Celui-ci est imposé, que ce
soit par ceux qui recueillent les confessions ou par la souffrance elle-
même : « Elle m’a demandé de me taire », « Je n’aurais jamais pu le dire »,
« Cela tournait en boucle dans ma tête mais impossible de le verbaliser. »

Le silence du secret, ensuite, où l’on lit toute la perversité d’une parole


que l’on verrouille sous couvert de connivence : « Être le préféré, un secret
commun. »

Le silence pendant les attouchements, celui d’une parole muselée par


les gestes : « Vu ma taille j’avais la poitrine au niveau de son sexe et la tête
contre sa bedaine. Sans parler. » Ce silence-là laisse toute la place à la
parole de l’agresseur – « Est-ce que tu m’aimes ? » – et à l’odeur de
cigarillo froid, qui imprègne le nez et plus tard les souvenirs.

Le silence de l’hésitation à parler, empreint de doutes, de hontes et de


peurs : « Que dire ? Comment le dire ? Et à qui ? », « En parler, mais en
parler à qui ? Où ? Comment ? Quels mots mettre sur ce qui venait de
m’arriver ? Et puis qui va me croire ? », « Témoigner de quoi ? Pour
quoi ? », « Comment témoigner ? Pour qui le faire ? »

Le silence de l’Église, du cardinal Barbarin prévenu très tôt des


agissements pédophiles du père Preynat, mais qui choisit de préserver
l’institution au détriment des enfants, victimes passées et à venir. Son
insupportable volonté de silence, dans ses propos qui ont donné son titre au
film de François Ozon 2 : « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont
prescrits. »

Le silence du père Preynat, jusque dans ses « aveux » empreints de non-


dits et d’euphémismes qui ne parviennent pourtant pas à estomper la gravité
des faits. « Les mots sont peut-être usés », écrit-il. Pas tous, justement.
Ce sont tous ces silences que viennent pulvériser l’ensemble des
témoignages : « Cette fois, personne ne me dira de me taire. »

En se construisant, le discours détruit aussi ceux qui font qu’il existe :


« Chaque mot devient une bombe à fragmentation. »
C’est précisément ce que l’on a pu reprocher à Sandra Muller, initiatrice
du mouvement #BalanceTonPorc, héritier du mouvement américain
#MeToo, et qui vise à recenser les témoignages des victimes de violences
sexuelles, verbales comme physiques. Le témoignage a tôt fait de s’appeler
diffamation. Comme si rapporter des faits était plus grave que de les
commettre.

Mais il faut insister. Le témoignage, lorsqu’il est seul, est un


témoignage ; les témoignages, quand ils se multiplient, deviennent la
preuve d’un problème social.

L’éloquence propre à la libération est très particulière : elle réside tout


simplement dans le geste de parole. La force des mots prononcés tient à leur
seule existence, et au fait qu’ils sont enfin entendus.
Parties de la rhétorique
Voir : Art ou technique.

Parties du discours (dispositio)


Parmi les parties de la rhétorique figure la dispositio, aux côtés de
l’inventio, de l’elocutio, de la memoria et de l’actio.

La dispositio, dont le nom est transparent, concerne l’agencement du


discours. Ce dernier est encadré par l’exorde – l’amorce du discours – et la
péroraison – sa conclusion. Ces deux étapes (voir l’entrée qui leur est
consacrée) sont considérées, par Quintilien notamment, comme des
moments qui doivent capter l’attention et la bienveillance de l’auditoire.

Entre les deux, la narration propose un récit des faits objectif ; il ne


s’agit donc pas à proprement parler d’une séquence argumentative.
La confirmation, elle, constitue le moment fort de l’argumentation, où le
locuteur défend sa thèse.
Elle est précédée ou suivie de la réfutation, dans laquelle l’orateur
s’oppose aux arguments de son adversaire, ou dans laquelle il répond aux
objections qui lui ont été adressées.

Si l’exorde et la péroraison se retrouvent dans la plupart des discours,


compte tenu de leur visée pragmatique, les autres étapes sont surtout
présentes dans le genre judiciaire.
Passions
L’étymologie du mot « passion » le rattache à la souffrance : patior
renvoie en effet à l’idée de supporter, d’endurer quelque chose – et donc
d’en souffrir.

Dès l’Antiquité, les passions sont perçues comme des mouvements de


l’âme qui modifient la voix, le corps, et tout ce qui constitue l’individu ;
pour les stoïciens, elles sont une « maladie de l’âme ».

Lorsqu’elles sont appliquées au domaine de l’éloquence, les passions


deviennent un instrument de persuasion au service du movere : autrement
dit, elles sont utilisées par les orateurs parce qu’elles ont une influence sur
l’auditoire. Pour Aristote, elles ont une importance particulière dans
l’éloquence judiciaire :
On ne rend pas les jugements de la même façon selon que l’on ressent peine ou plaisir, amitié ou
3
haine .

Si l’orateur ne peut régir ses propres passions par sa volonté, en


revanche il peut agir sur celles de ses interlocuteurs – dans la limite
toutefois de la moralité, comme toujours chez Aristote.

Cicéron, lui, s’affranchit de cette perspective éthique et considère les


passions comme un véritable moyen d’agir sur les cœurs. Mais il réfléchit
aussi aux passions de l’orateur : ce dernier doit lui-même être ému pour
espérer émouvoir son auditoire – on ne déclenche pas la passion sans
l’éprouver.
Quintilien insiste lui aussi sur le pouvoir que les passions confèrent à
l’éloquence :

Mais vraiment un homme capable d’entraîner un juge et de l’amener à avoir l’attitude d’esprit qu’il
désire, et dont la parole provoquât les larmes, l’indignation, s’est rarement rencontré. Or, c’est ce
4
pouvoir qui peut exercer son emprise dans les tribunaux ; là, l’éloquence est reine .

Au XVIIe siècle, les passions ne sont plus en odeur de sainteté, à mesure


que se développe une approche médicale de leur fonctionnement. C’est
ainsi que Richelet, par exemple, les définit dans son dictionnaire en 1679 :

Mot général qui veut dire agitation, qui est causée dans l’âme par le mouvement du sang et des
esprits à l’occasion de quelque raisonnement. D’autres disent qu’on appelle passion tout ce qui étant
suivi de douleur et de plaisir apporte un tel changement dans l’esprit qu’en cet état il se remarque une
notable différence dans les jugements qu’on rend.

On retrouve, comme dans l’Antiquité, le lien étroit entre passion et


agitation, loin de l’idéal du juste milieu ou de la raison toute-puissante :
pour Descartes, par exemple, les passions ne sont pas nécessairement
mauvaises, mais elles doivent être dominées par la raison.
Il est donc bon, pour un orateur, de ne pas se laisser dépasser par ses
passions, qui peuvent avoir, comme le remarquait le philosophe Alain, un
effet trompeur :

L’éloquence des passions nous trompe presque toujours ; j’entends par là cette fantasmagorie triste
ou gaie, brillante ou lugubre, que nous déroule l’imagination selon que notre corps est reposé ou
fatigué, excité ou déprimé. Tout naturellement nous accusons alors les choses et nos semblables, au
5
lieu de deviner et de modifier la cause réelle, souvent petite et sans conséquence .

L’orateur doit donc toujours être en pleine maîtrise de ses passions, pour
ne pas se laisser déborder. Il doit aussi veiller, comme le préconisait
Aristote, à rester dans le cadre de la morale et de la loi lorsqu’il entend agir
sur les cœurs et donc sur les esprits.
En effet, le pouvoir des discours sur les passions est réel, comme en
témoigne, notamment, l’infraction d’incitation à la haine. Cette dernière,
définie dans un cadre législatif, renvoie à des propos dont la seule
formulation provoquerait chez l’interlocuteur une passion néfaste – la
haine – qui le pousserait à porter atteinte à d’autres individus.
Le processus est d’autant plus dangereux qu’il est pervers, puisque le
plus souvent l’interlocuteur en question n’a aucune conscience d’avoir été
manipulé dans ses actions.

Pathétique
Voir : Tonalités.

Pédants et Précieuses
e
Au XVII siècle, la tendance est à la simplification, au nom de l’idéal
classique de pureté ; mais les pédants et les Précieuses, ridiculisés
notamment par Molière, utilisent quant à eux un langage traduisant une
vision totalement fantasmée du bien parler, et qui prend la forme d’une
éloquence boursouflée et prétentieuse. Le siècle classique est aussi celui du
concettisme, défini comme la recherche de l’esprit dans l’art oratoire et
l’écriture.

Les Précieuses se réunissent entre elles au milieu du siècle dans des


salons – à l’initiative de la marquise de Rambouillet qui trouvait la cour
d’Henri IV trop vulgaire ; les pédants, eux, ont de multiples visages et sont
des personnages plus isolés.

Il est vrai que les Précieuses ont œuvré pour la simplification


orthographique, notamment en faisant disparaître les consonnes muettes ou
les doubles consonnes. Mais c’était bien là leur seul désir de simplification,
puisque, voulant fuir la grossièreté, elles défendaient une distinction qui
frôlait le galimatias incompréhensible. Leur vision hiérarchisée de la langue
les amenait à fuir les mots trop techniques et à privilégier
d’invraisemblables périphrases pour désigner élégamment ce qu’elles
jugeaient vulgaire : ainsi le chapeau devenait l’affronteur des temps, le
fauteuil une commodité de conversation, le nez les écluses du cerveau ; on
ne se peignait pas mais on se délabyrinthait. C’est ainsi que la délicatesse
se muait en affectation. Nous avons toutefois conservé un certain nombre de
néologismes créés par les Précieuses, tels que féliciter ou anonyme, ou des
métaphores telles que miroir de l’âme pour désigner les yeux.

Bien qu’il rappelle « l’écumeur de latin » médiéval ou le dottore italien,


e
le pédant est lui aussi un personnage typique du XVII siècle. Sa langue est
nourrie de latin et de périphrases obscures ; comme le dit Jocelyn Royé, il
« n’éprouve de la jouissance que par son langage ». Au théâtre, le pédant –
Trissotin, Vadius, Diafoirus – privilégie la forme du monologue, car il
entend toujours subjuguer son auditoire ; il rencontre évidemment un franc
succès auprès des Précieuses.

Ces personnages agacent, ne serait-ce que par leur volonté d’enfermer


la langue dans un carcan élitiste. Mais ils sont aussi le fruit d’un siècle aux
exigences contradictoires, où le bel esprit commence par désigner « une
personne savante qui évite toute attitude pédantesque », avant de
s’appliquer à la fin du même siècle à ceux qui « affectent de paraître
doctes ».
Ils sont les enfants monstrueux d’un langage enkysté dans ses ambitions
normatives.

Périclès
À son époque, l’influence de cet homme politique et militaire est
e
considérable : le V siècle av. J.-C. est ainsi communément appelé « siècle
de Périclès ». La réputation de ce dernier tient certes à ses qualités de
stratège, notamment pendant la guerre du Péloponnèse, mais aussi à son
éloquence, qui était pour lui un atout militaire majeur.

Ses discours sont célèbres, et pourtant ils ne nous sont parvenus qu’à
travers le prisme de Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse ou de
Plutarque dans ses Vies des hommes illustres. Ce dernier rapporte ainsi de
nombreuses anecdotes sur les fulgurants talents d’orateur de Périclès ; il
évoque notamment une éloquence de la juste mesure, aussi loin de
l’affectation que de la vulgarité, et admire

son élocution noble et exempte des affectations de la tribune et de la bassesse du style populaire, et
en même temps la sévérité de ses traits, où jamais ne parut le sourire, la tranquillité de sa démarche,
le ton de sa voix, toujours soutenu et toujours égal, la simplicité de son port, de son geste, et de son
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habillement même, que rien n’altérait tant qu’il parlait, quelques passions qui l’agitassent .

C’est donc la constance qui semble le mieux définir ses prises de


parole ; toutefois, cette pleine maîtrise des codes de la rhétorique lui a
parfois aussi valu une réputation d’arrogant. Il faut dire que son
positionnement à l’égard du peuple a considérablement évolué au cours de
sa carrière. Plutarque indique ainsi que « Périclès avait, pour le peuple, une
extrême répugnance dans sa jeunesse » ; mais ses ambitions politiques et
militaires l’ont rapidement amené à jeter son dévolu sur ce même peuple,
qui par le nombre de ses représentants constituait un potentiel allié de taille.
L’éloquence de Périclès était avant tout stratégique : il ne réservait sa
parole qu’aux grandes occasions, et envoyait, pour les affaires courantes,
des orateurs délégués. Argumenter consistait pour lui à faire feu de tout
bois ; Plutarque émet l’hypothèse que c’est probablement ce don oratoire
qui lui valut le surnom d’Olympien.

Face à lui, se tenait un auditoire à la fois admiratif de la sérénité de ses


paroles et terrifié par le déchaînement de sa colère. Son grand ennemi
Thucydide lui-même s’inclinait devant la force de ses mots, comme le
relate cette anecdote racontée par Plutarque :

Archidamus, roi de Lacédémone, demanda un jour [à Thucydide] lequel, de Périclès ou de lui, était le
plus habile lutteur ; et Thucydide répondit : « Lorsque, dans la lutte, je le renverse, il crie qu’il n’est
pas tombé ; tous voient ce qu’il en est, et pourtant ils finissent par le croire, et par le proclamer
7
vainqueur .

L’art de Périclès tenait donc à ce que Plutarque nommait son « double


gouvernail », capable d’infléchir les passions du peuple au gré de ses
intentions – ce qui supposait pour lui une réelle acuité d’observation :
À chacune de ces maladies politiques Périclès seul était capable d’appliquer le remède qui convenait,
maniant les esprits par l’espérance ou la crainte, et faisant jouer avec adresse ce double gouvernail,
pour retenir les emportements de la foule, ou pour lui rendre le courage et la raison, quand elle se
laissait abattre. Périclès prouva ainsi que l’éloquence est bien, comme le dit Platon, l’art de maîtriser
les esprits, et que son fait consiste, avant tout, dans la connaissance des penchants et des passions, qui
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sont comme des sons et des tons de l’âme, que peut faire rendre seul le toucher d’une main habile .

Si Périclès est considéré comme le fondateur de la démocratie


athénienne, il n’a cependant pas manqué d’accusations de la part de ses
détracteurs, qui voyaient en lui un tyran et un démagogue.
Sa réputation comme la pérennité de sa notoriété doivent beaucoup à
l’éloge funèbre qu’il consacra aux soldats athéniens morts pendant la guerre
du Péloponnèse, ainsi qu’aux monuments qu’il fit construire dans la ville –
parmi eux, le Parthénon ou encore la reconstruction de l’Acropole.
Périclès avait su gagner la confiance de son peuple, notamment parce
qu’il semblait peu intéressé par l’argent ; il suscitait en cela la jalousie des
Lacédémoniens. Sa tempérance lui faisait fuir les dangers inutiles ; il laisse
l’image d’un dirigeant mesuré, touché ni par la jalousie ni par l’ambition. Il
garantissait l’immortalité à ses concitoyens, à condition qu’ils se placent
sous son autorité. Il ne manquait d’ailleurs pas de s’assurer que cette
autorité fût inébranlable, et parvenait toujours à convaincre ses opposants
de la légitimité de ses actes, ainsi que le rapporte Plutarque dans une autre
anecdote, datée de l’époque de ses grands projets de construction urbaine :

Comme les orateurs du parti de Thucydide déclamaient contre Périclès, et qu’ils l’accusaient de
dilapider le trésor, et de dissiper follement les revenus de l’État, Périclès demanda au peuple
assemblé s’il leur semblait qu’il eût trop dépensé ; et le peuple répondit : « Beaucoup trop ! — Hé
bien ! repartit Périclès, je supporterai seul la dépense ; mais aussi j’inscrirai mon nom seul sur les
monuments.
À peine eut-il dit cette parole, que, soit qu’ils fussent frappés de sa grandeur d’âme, soit qu’ils ne
voulussent pas lui laisser pour lui seul, dans la postérité, la gloire de ces travaux, tous s’écrièrent
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qu’il pouvait puiser à son gré dans le trésor, dépenser comme il l’entendrait, et sans compter .
La fin du gouvernement de Périclès fut néanmoins quelque peu
entachée par des décisions qui lui portèrent préjudice. Ainsi, alors qu’il
avait été à l’origine d’une loi concernant les enfants bâtards – qui stipulait
que n’étaient athéniens que ceux qui étaient nés de père et de mère
athéniens –, il revint le plus naturellement du monde sur cette décision,
après la mort de son dernier fils légitime. La peur de voir son nom
disparaître l’avait emporté sur sa conscience politique.
Périclès fut terrassé par la peste. Ne nous restent de lui que de
nombreuses statues, systématiquement ornées d’un casque dissimulant un
crâne en réalité difforme, et qui, en figeant cet homme, ne disent rien de sa
force oratoire.

Péroraison
Voir : Exorde.

Plaidoirie
Voir : Avocat.e.

Plaidoyer/Réquisitoire
L’éloquence judiciaire (voir : Genres de discours) a des caractéristiques
qui lui sont propres, et qui la distinguent de l’éloquence démonstrative ou
délibérative.

Mais, à l’intérieur même du genre judiciaire, il faut distinguer la


rhétorique de la défense et celle de l’accusation. Ainsi, proche de la
plaidoirie de l’avocat, le plaidoyer est un discours consistant à défendre une
cause ou une personne ; au contraire, le réquisitoire, qui partage son nom
avec le discours du procureur, consiste à attaquer quelqu’un ou quelque
chose.

On ne devrait donc jamais trouver de plaidoyer contre, ni de


réquisitoire pour : de telles appellations relèvent, dans leur formulation, de
l’aporie argumentative.

Pointe
Voir : Repartie.

Polémique
L’adjectif polémique vient du grec polêmikôs, « qui concerne la
guerre ». Comme tout un chacun, les mots portent leur histoire avec eux, et
ce n’est donc pas un hasard si la plupart des sujets polémiques dépassent le
cadre du débat pour emprunter la forme du conflit ouvert.
La scénographie de la polémique est capitale : il faut lui donner de
l’ampleur pour qu’elle éclate, et c’est la raison pour laquelle c’est un mot
que l’on ne trouve pas appliqué aux désaccords d’ordre privé. Pour
reprendre les termes de Delphine Denis, la polémique est un « événement
discursif » : à chacune sa durée et ses acteurs.

À chacune, aussi, ses enjeux, révélateurs des priorités d’une époque : de


Galilée à Dreyfus, en passant par Olympe de Gouges, on voit que la
polémique n’a pour fil rouge que la rhétorique agonistique, propre au
combat. On voit, aussi, que ce n’est pas toujours la justice qui fait taire la
polémique.

Les polémiques actuelles se jouent sur la scène d’un triste théâtre où il


s’agit finalement moins de débattre sur un sujet donné que de le prendre
comme prétexte pour affirmer – ou affiner – les contours de son ethos,
autrement dit de l’image que l’on veut donner de soi dans le discours. Il
s’agit d’être entendu, quel qu’en soit le prix.
La polémique ne peut plus être que politique, et sert trop souvent de
masque au non-respect de droits fondamentaux.

Politique
L’éloquence politique ne manque pas de faire débat. On retrouve à
l’époque contemporaine cette même tension qui caractérisait les prises de
parole des hommes politiques sous l’Antiquité : leurs mots sont toujours
nécessaires et donc attendus, en même temps qu’ils sont souvent contestés.
En contexte démocratique, l’éloquence politique doit tour à tour savoir
apaiser les passions et savoir entraîner le peuple lorsque des décisions
s’imposent : entre empathie et fonction performative d’un langage qui incite
à l’action, la tribune est toujours exposée.

La parole politique, contrairement à la scientifique par exemple, ne vise


pas à établir une quelconque vérité, bien que le mensonge y soit par défaut
proscrit. L’ethos de la sincérité est indispensable et donc apprécié, mais il
s’agit surtout pour le politicien de savoir emporter l’auditoire, de donner un
sens : une direction à suivre, mais aussi une valeur aux propos.

La parole politique permet de gouverner autant que de s’opposer.


L’enjeu pour les orateurs est de taille, car les mêmes procédés qui rendent
un discours efficace sont ceux qui le rendent suspect : l’ornement agace
autant qu’il séduit.

L’éloquence révolutionnaire fait l’objet d’une entrée spécifique (voir :


Révolution). Il semble aussi intéressant d’étudier les mutations de
e
l’éloquence politique depuis le XIX siècle, car elles sont liées aux mutations
des lieux de la parole : cette dernière n’est d’abord plus cantonnée à la
chaire ou au barreau, car elle se dissout dans des assemblées toujours plus
nombreuses ; à partir du milieu du XXe siècle, elle doit ensuite s’adapter aux
nouvelles contraintes de la scène médiatique, télévisuelle notamment. Sur
l’ensemble de cette évolution, les travaux de Jean Garrigues sont
particulièrement édifiants.

À partir de 1848, les discours de la Chambre des députés sont


retranscrits in extenso, c’est-à-dire avec les didascalies qui restituent les
réactions de l’auditoire face à l’éloquence de l’orateur. Ainsi, par exemple,
du célèbre discours de Victor Hugo prononcé le 9 juillet 1849, et consacré à
la destruction de la misère :

[…] Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde,
la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire
la misère. (Réclamations – Violentes dénégations à droite.)
Remarquez-le bien, Messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire.
(Nouveaux murmures à droite.) La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une
maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. (Oui, oui ! à gauche.)
Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans
cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas le fait, le devoir n’est pas rempli.
(Sensation universelle.) […]
De telles restitutions permettent d’évaluer l’efficacité du lyrisme, autant
quand il emporte l’adhésion que lorsqu’il suscite l’indignation.
Les prises de parole dans la Chambre des députés – ancêtre de
l’Assemblée nationale – relèvent d’une éloquence physique, dans laquelle le
corps tout entier accompagne la puissance de la parole. C’est ce qu’attestent
notamment les nombreuses représentations de Jaurès à la tribune : sa parole
est incarnée, car elle entend susciter des réactions – physiques elles aussi –
dans le public.

e
La III République marque l’avènement de la « république des
avocats », constituée d’hommes politiques qui, jusque sous la Ve, accèdent
au domaine politique par une formation de juriste. Ces parcours, émaillés de
participations à des concours d’éloquence, peuvent expliquer l’importance
accordée à l’incarnation d’une parole qui se veut mémorable.

Jean Jaurès, normalien et agrégé de philosophie, associe à une gestuelle


expressive un véritable art de la formule – Le capitalisme porte en lui la
guerre comme la nuée dormante porte en elle l’orage. Un enregistrement de
la servante de sa mère nous apprend que, tout petit déjà, « on entendait les
mouches voler » lorsqu’il prenait la parole debout sur une table. Elle confie
même qu’elle devait le changer après ses morceaux oratoires, tant il était
trempé de sueur ; ainsi, sa formation intellectuellement exigeante n’a fait
que nourrir une disposition naturelle à l’éloquence.

Léon Gambetta laisse aussi l’image d’un véritable orateur, qui fait
tribune de tout bois. Il a la volonté d’être compris par le plus grand nombre,
fondant ainsi les principes d’une éloquence républicaine, qui s’exprime
dans ses nombreuses tournées. C’est ce qu’explique Jean Garrigues :

Ce qui a fait la célébrité, la popularité, l’idolâtrie autour d’un homme comme Gambetta les dix
premières années de la république, c’est précisément la manière dont il a réussi à incarner ces idées,
ces valeurs de la république. Il le devait à toutes ses tournées qu’il a multipliées dans toute la France
à partir de 1871. Il a écumé les plus petits villages pour porter cette parole républicaine. Il lui arrivait
de parler sans interruption durant trois, quatre ou cinq heures, il sortait de ces discours complètement
épuisé, il avait perdu trois ou quatre kilos, il était malade. On était vraiment dans l’incarnation, c’est-
à-dire face à quelqu’un qui par son corps, dans sa chair, est celui qui personnifie les valeurs d’un
10
nouveau système politique en train de se faire .

Ses discours sont publiés dans son journal La République française :


pour que ceux qui n’avaient pu les entendre puissent les lire, il faut, encore,
s’adresser au plus grand nombre.

Si les orateurs sont nombreux et reconnus à la Chambre, ils ont chacun


leurs caractéristiques, à l’origine de leurs surnoms : Aristide Briand est
ainsi l’endormeur, tandis que Jaurès est pour Garrigues le taureau opposé
au tigre qu’était Clemenceau. Ces différentes manières d’envisager
l’éloquence sont particulièrement perceptibles dans les joutes oratoires que
constituent les duels à la Chambre ; ainsi, par exemple, de l’opposition
entre Jaurès, partisan d’une gauche idéaliste et solidaire, et Clemenceau,
défenseur d’une gauche pragmatique, lors d’un débat houleux en 1903.

La rhétorique de ces tribuns est le plus souvent admirée, néanmoins on


reproche à ces représentants de ne trop souvent représenter qu’eux-mêmes,
en se coupant ainsi de ceux qu’ils sont censés représenter. Dans les
années 1920-1930, au sortir de la Première Guerre mondiale, les députés et
présidents de leur chambre peuvent ainsi être accusés d’afficher une
éloquence peu efficace face à la crise financière et économique.

e
La V République s’accompagne d’une profonde modification de
l’éloquence politique, qui quitte l’arène de l’Assemblée pour s’adapter au
format de l’entretien télévisé. En juin 1956 par exemple, le chef du
gouvernement Guy Mollet est reçu dans le cadre d’une interview intimiste
où l’échange détendu – avec proposition de cigarette – est valorisé, sous
couvert d’un naturel néanmoins orchestré en amont.

Les discours radiophoniques de De Gaulle marquent, quant à eux, selon


Raymond Aron, l’ère d’un « orateur invisible qui s’adresse à des millions
de personnes ». À la radio comme à la télévision, la gestuelle est devenue
inutile, et s’efface derrière une parole où les débordements ne sont plus
permis.

À l’Assemblée, la parole n’a plus les mêmes enjeux non plus, dès lors
que la majorité est contrôlée par le gouvernement : l’effort d’éloquence
semble bien inutile pour un simple amendement, ou pour des discussions
économiques.

À cela s’ajoute une profonde méfiance à l’égard d’une éloquence


susceptible d’être dévoyée : la Seconde Guerre mondiale a prouvé que les
procédés rhétoriques propres aux principes républicains pouvaient aussi être
mis au service de la propagande.
Quelques discours à l’Assemblée font néanmoins date, particulièrement
lorsqu’ils sont portés par une ambition sociale ; c’est le cas, par exemple, du
discours de Badinter contre la peine de mort.
Les présidents de la Ve République laissent moins le souvenir de
morceaux de bravoure oratoires que celui de reparties cinglantes dans le
cadre de débats : Vous n’avez pas le monopole du cœur 11 ; Mais vous avez
tout à fait raison, Monsieur le Premier ministre 12.

La présidence d’Emmanuel Macron se caractérise quant à elle par une


éloquence mémorable, comprise comme une parole pensée pour être
retenue et adaptable au format des réseaux sociaux ; la construction des
discours, encore perceptible dans l’illustre anaphore Moi président de
François Hollande, a laissé la place à une rhétorique du slogan.

D’autres figures émergent ponctuellement, comme Jean-Luc Mélenchon


souvent qualifié de tribun, ou encore Christiane Taubira, pour qui « le
rapport à la parole ne se limite pas à l’éloquence ». De tels orateurs
renouent avec une forme de rhétorique classique, nourrie de références
littéraires et historiques ; mais la médiatisation laisse aussi la parole à
d’autres aspirants politiques dont je préfère taire le nom, qui confondent
l’éloquence et le simple fait de parler.

Ponctuation
Si l’écriture date du quatrième millénaire av. J.-C., la ponctuation, elle,
e
n’apparaît qu’aux alentours du III siècle de la même ère, initialement sous
la forme de tirets verticaux et horizontaux. Pendant très longtemps, c’est la
scriptio continua, l’écriture continue, qui domine : les textes sont ainsi au
plus près des formes de l’oralité.

À l’origine des premières traces de ponctuation : Zénodote d’Éphèse,


Aristophane de Byzance et Aristarque de Samothrace, conservateurs de la
bibliothèque d’Alexandrie. Les traits sommairement utilisés au début cèdent
progressivement la place à différents types de points : point parfait, point
moyen et sous-point, prémices de notre système actuel.

Mais, jusqu’au Moyen Âge au moins, la particularité des signes de


ponctuation est qu’ils sont ajoutés par archivistes et copistes : ils ne relèvent
donc pas de la volonté de l’auteur, et servent plus à organiser les textes qu’à
leur donner une quelconque expressivité. Par ailleurs, la ponctuation
médiévale ne fait pas système, dans la mesure où chaque moine copiste
applique son propre code. Il est donc difficile de trouver une harmonie dans
les différents usages.

L’apparition de l’imprimerie apporte davantage de cohérence, mais les


incunables – les premiers imprimés – comportent peu de signes de
ponctuation. Ce n’est qu’au XVIe siècle que nos signes actuels apparaissent,
mentionnés notamment en 1540 dans le traité d’Étienne Dolet, De la
punctuation de la langue françoise. Dolet est l’un des premiers à sentir le
lien possible entre ponctuation et expressivité, à travers, notamment, le
« point admiratif » qui ne s’appelle pas encore point d’exclamation. Mais,
là encore, les pratiques de ponctuation restent propres à chaque atelier
d’imprimerie, à mesure que se développent les points et points-virgules,
dont le rôle de délimitation dépasse parfois celui de la phrase – ils peuvent
par exemple marquer la fin d’un paragraphe.
Depuis ses débuts, donc, la ponctuation sert à délimiter, mais plutôt
dans une organisation textuelle a posteriori. Comme le montrent les travaux
de l’historienne de la langue et linguiste Nina Catach, elle est d’abord et
avant tout une affaire d’éditeurs, même si des auteurs comme Rabelais ou
Ronsard tentent d’avoir leur mot à dire sur cette question.

e
À partir du XVIII siècle, les auteurs sont davantage associés à la
réflexion de leurs éditeurs, mais ils en sont parfois les premiers surpris,
comme en témoigne par exemple cette lettre de Voltaire à son éditeur, dans
laquelle la ponctuation semble à la fois objet de mépris et de
méconnaissance :

Vous vous moquez de moi de me consulter sur la ponctuation et l’orthographe […], vous êtes le
13
maître absolu de ces petits peuples-là …

À mesure que la pratique de la lecture silencieuse se développe, le


système de ponctuation s’approche de nos codes actuels. En effet, Diderot,
dans son article de L’Encyclopédie consacré à la ponctuation, la définit
encore comme « l’art d’indiquer dans l’écriture, par les signes reçus, la
proportion des pauses que l’on doit faire en parlant ».
e
En revanche, au XIX siècle, les auteurs s’emparent véritablement de
cette ponctuation dont ils revendiquent parfois même un usage personnel.
Ainsi, par exemple, de George Sand :

On a dit « le style c’est l’homme ». La ponctuation est encore plus l’homme que le style. La
14
ponctuation, c’est l’intonation de la parole, traduite par des signes de la plus haute importance .

La potentielle expressivité de la ponctuation est dès lors admise. De ce


fait, elle est parfois source de conflit entre éditeurs et auteurs : d’un côté, la
volonté d’établir des règles fixes et universelles ; de l’autre, la tentation
d’un usage subjectif de ces codes.

La note de Baudelaire en marge de son poème « Au lecteur » incarne


bien cette volonté de s’approprier la ponctuation. « Je tiens absolument à
cette virgule », écrit-il au sujet de celle qui suit « rampants » :

Les montres glapissants, hurlants, grognants, rampants,


Dans la ménagerie infâme de nos vices.

Dans ce cas, l’utilisation de la ponctuation en contexte poétique rappelle


ses premiers usages, liés à l’oralité. C’est en tout cas ce que Baudelaire
explique à son éditeur :

Quant à ma ponctuation, rappelez-vous qu’elle sert à noter, non seulement le sens, mais la
15
déclamation .

e
Depuis le XIX siècle, c’est comme si le système avait dû être institué
pour qu’on puisse s’en démarquer : les nombreuses innovations s’inscrivent
dans ce qu’on appelle la ponctuation non standard. C’est le cas par exemple
du « point d’ironie », que l’usage ne retient toutefois pas, probablement
parce qu’il verrouille à la fois liberté d’énonciation et liberté
d’interprétation. Hervé Bazin, dans Plumons l’oiseau, suggère quant à lui le
point d’amour, le point de conviction, le point d’autorité, d’ironie,
d’acclamation ou encore de doute. Michel Ohl va jusqu’au « point de
merde », et d’autres jusqu’au « point de dépit mêlé de tristesse ». Mais, en
l’occurrence, ces créations sont trop liées à des subjectivités individuelles
pour entrer dans un quelconque système.

À rebours de cette prolifération créative, les poètes surréalistes – en tête


desquels Apollinaire – décident de supprimer la ponctuation, à la fois pour
lutter contre la rigidité d’un système originellement aux mains des éditeurs,
et pour défendre la multiplicité du sens et de l’interprétation. Ainsi, dans un
texte poétique, l’absence de tout signe de ponctuation permet à un même
vers de se rattacher aussi bien à celui qui le précède qu’à celui qui le suit.
De nos jours, l’expressivité de la ponctuation prend un autre tour, lié à
la diversification de l’écrit. Ainsi, certains usages disent beaucoup de la
personnalité de ceux qui en sont à l’origine : le point à la fin des SMS est
perçu comme solennel, voire froid ; la multiplication des parenthèses est le
signe d’un esprit qui place au second plan de la phrase ce qui au contraire
lui semble primordial. Pour une raison que je ne m’explique pas, le point-
virgule est très peu utilisé : les phrases de nos élèves s’étendent ainsi
comme un fleuve sans mer, parfois jusqu’à perdre tout leur sens.

Mais il faut dire que, depuis quelques années, nous sommes bien loin
des virtualités interprétatives liées à la ponctuation, les émojis indiquant
sans équivoque l’émotion qui porte la phrase.

Posture
On pourrait croire que la posture renvoie à l’actio antique, et donc à la
manière d’accompagner la parole par les gestes.

La gestuelle dit toutefois moins de choses que l’autre sens de posture, à


savoir l’autorité que l’on construit pour prendre la parole (voir : Autorité).
Cette construction est, notamment, l’un des supports du pouvoir
patriarcal. Si le mot de mansplaining est de création récente, la réalité qu’il
désigne est, quant à elle, ancestrale. Le terme renvoie ainsi à des situations
dans lesquelles un homme se positionne en exégète universel face à une
femme qui, le plus souvent, est déjà informée de ce dont on veut l’instruire.
Dans un tel cas, c’est donc moins le discours qui compte que l’attitude
choisie pour le tenir.

De même, une posture dite professionnelle, par exemple, est supposée


être repérable dans la manière de parler autant que dans l’attitude.

La posture renvoie ainsi à une adaptation du bagage lexical, du niveau


de langue et de la gestuelle à un contexte social.

Si certaines situations sont structurellement contraignantes – c’est le cas


de la posture professionnelle –, d’autres relèvent de choix personnels : il
serait dès lors souhaitable, par exemple, qu’une femme puisse faire un
créneau sans se faire guider, quand bien même cela partirait d’une de ces
bonnes intentions dont l’enfer est pavé.
Pouvoir symbolique
Voir : Autorité ; Bourdieu, Pierre ; Légitimité de la parole.

Prison
La place de la parole en prison m’a toujours intéressée, bien que cette
question soit depuis toujours liée pour moi à une immense frustration.
Je me souviens que, lorsque j’étais enfant, le palefrenier de mon centre
équestre avait été incarcéré pour des faits de pyromanie ; j’avais émis le
souhait d’aller le voir pour lui parler, mais on me l’avait refusé, parce que
j’étais trop jeune. Je m’étais alors demandé à quoi pouvait bien servir
un parloir, puisqu’il était si difficile d’aller y parler.
Plus tard, au cours de mes études, j’avais postulé pour une association
qui visait à recueillir par téléphone la parole des détenus ; mais on me
l’avait refusé, parce que j’étais trop jeune.
Pour écrire cette entrée, j’ai cherché à rencontrer des prisonniers : un
véritable parcours du combattant. Il était difficile de faire entrer la parole en
prison, mais quasiment impossible de l’en faire sortir.

Pour entendre la voix des enfermés, il fallait la délocaliser : c’est ainsi


que, trois semaines seulement après sa libération, j’ai pu rencontrer P*.
Ancien directeur d’une société plus que prospère, cet homme accusé de
malversation financière sortait de quatre ans de détention provisoire. Je
voulais comprendre, à travers son témoignage, ce que l’emprisonnement
faisait à la parole des puissants – car la prison modifie la parole de manière
pluridimensionnelle : il y a un avant et un après, un dedans et un dehors,
l’introspection et les mots publics.

L’éloquence en détention doit être examinée à l’aune de ce qu’elle était


avant d’être enfermée. La parole du chef d’entreprise, dans le cadre qui est
le sien, est toujours écoutée – quoi qu’elle dise et quoi qu’on pense d’elle.
Elle se légitime par son existence même : le directeur est au sommet d’une
hiérarchie où les mots ne peuvent que descendre, conformément à leur
destin de dirigeants. P* l’admet volontiers lui-même : son éloquence venait
d’abord avec son poste. Il ne lui restait plus qu’à se soucier de la clarté et de
la crédibilité, qu’il résume dans le célèbre chiasme : « Faire ce qu’on dit,
dire ce qu’on fait. »
L’arrivée en prison, si elle ne détruit pas l’autorité de parole de bouches
indétrônables, fait en revanche vaciller cette précieuse crédibilité.
L’incarcération implique moins une perte de légitimité
qu’une reconstruction de celle-ci. Pour P*, ce remodelage s’est fait très
vite : « Tu parles bien français, toi : tu veux pas m’écrire une lettre pour le
jugement ? » Du jour au lendemain, au lieu de diriger les autres, il s’est mis
à écrire pour eux : courriers officiels, mais aussi lettres intimes, dans
lesquels il donnait corps et structure à une parole qui ne savait pas se dire.
En tant que bibliothécaire dans la structure pénitentiaire, il est devenu
progressivement une autre voix : celle qui raconte les livres à ceux qui,
sinon, ne les auraient pas lus. Dans les deux cas, sa voix se superposait à
une autre, qui n’existait pas sans lui.
La place de la parole est fondamentale dans un univers où le mensonge
est parfois le seul moyen de sauver sa peau. C’est aussi cela que P* a dû
accepter : en détention, il n’était plus l’aboutissement de la chaîne de
communication – la dernière instance de décision –, mais une simple
référence parmi d’autres. Les réponses qu’il fournissait étaient toujours
vérifiées auprès de paroles assermentées (direction, avocat, juges). Ses mots
étaient nécessaires sans doute, mais insuffisants indéniablement.
La prison a cela de paradoxal que tout s’y sait, sans que l’on puisse
jamais être sûr que ce soit vrai ; parfois même, on a la certitude que tout est
faux. P* m’indique ainsi avoir un jour écouté attentivement l’histoire d’un
détenu qu’il savait parfaitement inventée ; mais cela faisait plaisir à l’un de
la dire, et à l’autre de l’entendre.
Ces moments sont autant de manières d’échapper à une autre
caractéristique de la parole en prison : le contrôle. Les mots, en particulier
écrits, sont verrouillés par le regard de surveillants qui portent bien mieux
leur nom que le parloir, cet endroit où les interlocuteurs sont eux-mêmes
contrôlés, c’est-à-dire choisis. On peut parler, mais on ne peut pas décider
avec qui. Ce contrôle permanent, porté par l’écrasante lourdeur de la
procédure d’accès au parloir, frôle parfois l’absurde. Depuis sa sortie de
prison, P* se voit interdire la communication directe avec un ancien
codétenu, privé de toute visite depuis trois ans. Pendant trois ans pourtant,
ils ont parlé chaque jour, pendant des heures. Le contrôle, c’est aussi cela :
la décision aléatoire d’une autorité qui recouvre les conversations
quotidiennes d’un silence imposé.
À l’écrit, si les détenus peuvent légalement s’épancher dans les
correspondances privées, c’est toujours au risque de retrouver l’une ou
l’autre de leurs phrases mal digérées dans la bouche d’un juge au cours
d’une comparution au tribunal. Voilà précisément un cas où la maîtrise de la
parole peut se retourner contre soi : chaque attaque du système clairement
formulée, même dans un cadre privé, devient un prêt-à-citer dans la parole
des magistrats.

La prison rebat bien les cartes de l’éloquence, comme me l’a expliqué


P* qui définit spontanément cette notion comme la « capacité à faire
entendre ses convictions ». Évidente chez le chef d’entreprise, cette aptitude
semble perdre de sa superbe face aux magistrats. Devant un juge, la
maîtrise des codes peut agacer : il existe alors une forme de présomption de
culpabilité, au nom de laquelle la fraude serait aussi systématiquement
rhétorique.
P* indique avoir eu l’impression d’être traité comme une « grosse
merde » lors de ses différents passages au tribunal ; c’est pour lui une
constante, quelle qu’ait pu être sa posture. Sa parole de déni, portée par un
excès de confiance, fut ainsi écoutée de la même façon que sa parole
sincère – peut-être même avec plus d’attention, car le doute est finalement
moins percutant, moins saisissant, que l’orgueil.
La prison inverse les codes du monde. À l’intérieur, les suspects ne sont
pas les mêmes qu’à l’extérieur ; les dominants s’imposent dehors, mais,
pour les mêmes raisons, inspirent la méfiance en détention.
Les rapports sociaux n’ont d’ailleurs plus le même visage. P* considère
qu’il avait le respect des autres détenus et des surveillants, notamment parce
qu’ils l’appelaient « l’Ancien ». Ce surnom, qui marque la déférence dans
un milieu carcéral, aurait pourtant incarné l’impudence dans un milieu
professionnel.

La prison est donc un haut lieu de parole – « On est privés de vue, mais
pas de mots » – qui maltraite toutefois les certitudes de l’éloquence. À en
croire P*, on en sort avec une nouvelle voix, nourrie de dizaines d’autres :
celles des psychologues, rencontrés pour la première fois et qui font
émerger les mots enfouis ; celles des avocats, « complémentaires mais pas
toujours concordantes », qui permettent d’affronter puis de surmonter le
déni ; celle de l’époque consumériste, qui ne semble plus exister que dans le
souvenir ; celle des proches autorisés, dans l’intimité d’un téléphone de
cellule… Toutes ces voix que l’on enferme en soi pour supporter soi-même
d’être enfermé et que j’ai entendues, moi, à la sortie.

Prosopopée
Le mot prosopopée vient du grec prosôpon, « figure », et poiéô,
« faire », « fabriquer ». Le latin prosopopeia désigne quant à lui la
personnification.
Il s’agit d’un procédé qui consiste à donner la parole à des êtres
inanimés, en particulier les morts.
C’est en tout cas ce dernier aspect qui me semble le plus intéressant,
dans la mesure où faire parler les morts est non seulement un ressort de
dramatisation, mais aussi un important levier argumentatif.
La fable de La Fontaine « Les obsèques de la lionne » souligne la
puissance argumentative de la prosopopée.
Alors que le lion est terrassé de douleur par la mort de sa femme, les
courtisans défilent pour lui témoigner leur compassion. Le cerf, dont la
famille a été dévorée par le lion, refuse d’abord de se plier à l’hypocrite
discours de condoléances. Mais, condamné à mort par le lion outragé, il
prétend alors avoir été en contact avec la disparue, et rapporte au Roi les
paroles rassurantes de sa défunte femme ; sa ruse lui permet d’être gracié.
Le fabuliste conclut alors :

À peine on eut ouï la chose,


Qu’on se mit à crier : Miracle, apothéose !
Le Cerf eut un présent, bien loin d’être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
16
Ils goberont l’appât, vous serez leur ami .

Le sacré qui entoure la figure des morts fait que leur parole, retranscrite
à travers la prosopopée, ne saurait être remise en cause – d’où l’efficacité
argumentative du procédé.
La prosopopée est aussi fréquemment utilisée dans les discours de
consolation, où le locuteur ventriloque ne réveille les morts que pour
soulager ceux qui restent.
Psychanalyse
Dans l’espace confiné de la psychanalyse – ou de la psychothérapie –,
la parole a un rôle prépondérant. Le dispositif est d’ailleurs tout entier
construit autour de la parole : celle du patient, mais aussi celle, souvent plus
rare, du thérapeute ou de l’analyste.

On ne parle pas ici d’éloquence publique, où il s’agit d’emporter les


foules et de travailler son style. Au contraire, l’éloquence existe ici malgré
soi, lorsque les mots de l’autre éclairent d’un jour nouveau ce qu’on croyait
savoir, lorsqu’ils (re)créent une réalité que l’on avait oubliée ou que l’on
côtoyait sans la voir.

Parfois, on se surprend soi-même à dire des choses qui nous parlent


intérieurement, alors que c’est à l’autre qu’on s’adressait.

L’analyse est une parole de soi pour soi, qui ne peut devenir éloquente
qu’à travers l’entremise du thérapeute.

Public
Voir : Adapter (s’).

Punchline
Voir : Repartie.
1. En 2020, l’ancien prêtre a été condamné à cinq ans de prison pour agressions sexuelles
sur mineurs.
2. Grâce à Dieu, film de François Ozon, sorti en 2018, inspiré du livre de Marie-Christine
Tabet, Grâce à Dieu, c’est prescrit : l’affaire Barbarin, Robert Laffont, 2017.
3. In Rhétorique, livre I, op. cit.
4. In Institution oratoire, livre VI, op. cit.
5. Alain, Propos sur le bonheur, 1985.
6. Op. cit.
7. Plutarque, Vies des hommes illustres, op. cit.
8. Idem.
9. In Vie des hommes illustres, op. cit.
10. « Grand oral, une histoire de l’éloquence », épisode 4, diffusé le 10 juin 2021 sur
France Culture.
11. Réponse de Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand lors du débat de l’entre-
deux-tours des présidentielles de 1974.
12. Celle de François Mitterrand à Jacques Chirac lors du débat de l’entre-deux-tours des
présidentielles de 1988.
13. Cité dans Nina Catach, La Ponctuation, PUF, 1994.
14. Lettre de G. Sand à C. Edmond, citée par Anne Laurenceau, « La ponctuation au
e
XIX siècle : George Sand et les imprimeurs », Langue française, no 45, février 1980.
15. Lettre à Poulet-Malassis, 18 mars 1857.
16. Fables, 1678.
Quintilien
Quintilien, de son vrai nom Marcus Fabius Quintilianus, est l’un des
principaux théoriciens de l’art oratoire. Il officie cinq siècles après Aristote
et deux après Cicéron, soit au Ier siècle de notre ère.

Né en Espagne d’un père avocat, Quintilien se partage entre son pays


d’origine et Rome, où il exerce la profession paternelle en même temps
qu’il enseigne l’éloquence.
Après l’assassinat de Néron, l’empereur Vespasien fait de Quintilien le
premier enseignant « public » rétribué par l’Administration romaine ; sa
réputation le précède et il forme de futurs grands noms, parmi lesquels Pline
le Jeune. Cela lui vaut d’être couronné des plus grands titres honorifiques et
distinctions.

Son œuvre principale, l’Institution oratoire (De institutione oratoria),


nous est intégralement parvenue. On y retrouve l’influence prégnante
d’Aristote et Cicéron. Toutefois, tandis que son prédécesseur romain
s’intéressait particulièrement à la figure de l’orateur, Quintilien, lui, essaie
plutôt de définir les contours définitionnels de la rhétorique. De même,
alors que Cicéron est l’auteur de nombreux discours politiquement engagés,
Quintilien écrit à une époque où de tels positionnements ne sont plus permis
par l’autorité des empereurs ; l’éloquence est essentiellement celle du
juriste et de l’avocat.

On doit à Quintilien la caractérisation des cinq parties de la rhétorique :


l’inventio, qui consiste à trouver les arguments et les procédés nécessaires
pour convaincre ; la dispositio, qui permet de les arranger entre eux pour
plus d’efficacité argumentative ; l’elocutio, qui porte sur les modalités de la
mise en voix ; l’actio, grâce à laquelle le corps et la gestuelle accompagnent
le discours ; enfin, la memoria, qui permet d’apprivoiser son texte pour
savoir s’en détacher.

C’est aussi Quintilien qui diffuse dans le monde latin la théorie


aristotélicienne des parties du discours (exorde – narration – confirmation –
réfutation – péroraison) et celle des trois grands genres de discours
(démonstratif – délibératif – judiciaire). Deux entrées de ce dictionnaire
sont consacrées plus spécifiquement à ces points.

Mais les douze livres de l’Institution oratoire abordent de nombreux


autres éléments qui caractérisent encore la rhétorique aujourd’hui. On y lit
des réflexions sur la formation de l’enfant, autour de plusieurs enjeux que
l’on retrouve ensuite, par exemple, chez les auteurs de l’humanisme ou des
Lumières (livres I et II) ; on y voit aussi une réflexion, relativement
nouvelle, sur la nature et les enjeux de la rhétorique (livres II et III) ; le
livre X s’attache quant à lui à montrer que l’art de parler est avant tout un
art d’écrire, tandis que le livre XII se concentre plus précisément sur la
figure de l’orateur.
Quintilien est aussi connu pour être un grand défenseur de la clarté,
ennemi de l’amphibologie et de toute forme d’obscurité dans le langage. La
force prescriptive de ses écrits doit sans doute beaucoup au fait qu’il s’est
imposé à lui-même les conseils qu’il prodiguait aux autres. Deux
millénaires après sa mort, ses œuvres sont toujours d’une limpidité
confondante, et rien de bien neuf n’a été inventé depuis.
Racine, Jean
Il existe une certaine ambiguïté de l’éloquence dans les pièces de
Racine. Elle apparaît bien sûr dans les tirades, mais se cache aussi dans les
moments de silence.

Dans la tragédie classique, la prise de parole est un signe de pouvoir,


qui permet au héros tragique de s’imposer. Il existe notamment une
puissance de l’aveu, comme en témoigne par exemple celui de Phèdre à
Œnone, dans lequel elle confie son amour pour son beau-fils Hippolyte :

[…]
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
1
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer .
[…]
Phèdre évoque ici la malédiction qui la touche en tant que petite-fille
d’Hélios – Je reconnus Vénus et ses feux redoutables : pour l’héroïne, le
tragique ne tient pas à l’ignorance de son destin, mais à la profonde
conscience qu’il lui faudra lutter contre.

Il y a dans son aveu précoce toute la beauté de l’éloquence tragique,


mais aussi une réelle plasticité de la parole. Je me souviens d’avoir été
éblouie par les versions parodiques et burlesques de cette tirade incarnées
par Michel Fau dans son Récital emphatique. Je m’étais alors dit que
l’éloquence tragique tenait peut-être moins à l’elocutio et à l’actio qu’à la
force intrinsèque des mots, à ce que Barthes appelait leur « puissance
objective » : en effet, le public expérimentait une dissociation fascinante,
dans laquelle le rire né du burlesque n’empêchait nullement le sentiment du
tragique propre aux mots.

Forte de son aveu, Phèdre le réitère à l’acte suivant, cette fois-ci face à
Hippolyte lui-même :
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :
J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;
Objet infortuné des vengeances célestes,
2
Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes .

La parole d’aveu immobilise celui qui la reçoit : la scène s’achève sur le


silence d’Hippolyte, rendu muet par les mots de sa belle-mère. C’est aussi
le silence de Titus que l’héroïne de Bérénice doit affronter dans la scène
finale, quand à son ultime aveu d’un amour qu’elle sait impossible se joint
l’impérieuse nécessité des adieux.

Si l’amour pousse le plus souvent à la parole, il est aussi source de


sidération pour l’autre. Barthes a ainsi montré le rôle que joue la vue de
l’autre dans l’expression du sentiment amoureux :

En somme l’Éros racinien ne met les corps en présence que pour les défaire. La vue du corps adverse
trouble le langage et le dérègle, soit qu’elle l’exagère […] soit qu’elle le frappe d’interdit. Le héros
racinien ne parvient jamais à une conduite juste en face du corps d’autrui ; la fréquentation réelle est
3
toujours un échec. […] Le corps adverse est bonheur seulement lorsqu’il est image .

Phèdre n’exprime pas autre chose alors qu’elle s’apprête à se déclarer


auprès d’Hippolyte : « J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire. »
Hippolyte, à son tour, ne peut soutenir l’aveu qui lui est imposé : « Ma
honte ne peut plus soutenir votre vue. » La parole s’effondre à la vue du
corps qui l’a fait naître.

La scène finale de la pièce montre aussi que le corps expire avec la


parole ; impuissante à lutter contre la malédiction de son ascendance,
Phèdre agonise sur scène, lors de son ultime aveu, cette fois-ci à l’intention
son mari :
PHÈDRE
J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;
Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage
Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ;
Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.
PANOPE
4
Elle expire, seigneur !

Phèdre est donc aussi une tragédie du langage, d’une parole que l’autre
vient chercher dans une terrible maïeutique : c’est d’abord Œnone qui
cherche à faire parler Phèdre, puis Phèdre qui cherche à faire parler
Hippolyte. Que la parole afflue en tirade ou se mue en silence, elle est
toujours l’un des rouages du mécanisme tragique en marche.

Rap
Je suis venue au rap par mes élèves, qui en écoutent presque tous quand
ils n’en font pas eux-mêmes. C’est à peu près le seul genre musical sur
lequel ils se sentent autorisés à parler, convaincus que les autres sont
réservés à diverses élites dont ils se croient pour maintes raisons exclus.
J’ai appris par exemple avec eux que le mot « rap » était l’acronyme de
rythm and poetry, ce qui se sent particulièrement dans les prouesses
articulatoires d’un Nekfeu :

Le miroir élabore un moratoire, tu crois être un homme rare, toi t’es un énorme rat de laboratoire,
qu’on formera, fermement, conformément à leur morale, et qu’on enfermera dans un mouroir, où est
5
l’amour-roi ?

Le rap est, comme le football, né dans la rue ; il est porté par des artistes
qui pour la plupart n’ont pas suivi le cursus normatif des conservatoires.
Son éloquence réside le plus souvent dans le bruit de cette rue, écho des
violences urbaines. C’est ainsi que Joy Sorman, dans Du bruit, analyse la
musique de NTM :

C’est la voix du réel le soir au fond des cités.


C’est le chant des villes, les pulsations du contemporain, la frénésie urbaine, les soubresauts des
mouvements de foule, ce sont les sirènes, les flashs des gyrophares, les vrombissements des travaux,
les accidents, les crissements des pneus. […] C’est le poumon qui absorbe et recrache les bruits du
6
monde ici et maintenant .
On reproche souvent au rap sa violence ; mais c’est la violence du
monde qu’il dit, à travers ce que Joy Sorman appelle l’« hyperréalisme
verbal ». Dans « À l’ombre du show-business », morceau qu’ils interprètent
à deux, Kery James et Charles Aznavour évoquent ce manque de
reconnaissance d’une parole qui parle d’un quotidien malmené :

Notre poésie est humaine


Nos textes sont des toiles qui dévoilent
Le mal-être des destins sans étoiles
Nos lettres, photographies des instants
7
Deviendront des témoins chantant le passé au présent .

C’est peut-être parce que cette violence ne parle pas à tous que le rap est
parfois considéré comme un genre élitiste, dans lequel il est difficile, pour
reprendre le titre d’une célèbre série, d’être validé : le rap a, lui aussi, son
public restreint et des textes difficiles d’accès – notamment aux yeux des
mélomanes férus de musique dite savante, apeurés par l’inconnu.

Mais c’est se tromper d’analyse que de fustiger le rap sur la forme qu’il
prend, car son éloquence tient sans doute moins à sa manière de dire les
choses qu’à la possibilité même qu’elles puissent être dites.

Regard
Nombreux sont les manuels de rhétorique – et de management – qui
mentionnent l’importance du regard dans l’éloquence. Les yeux sont le
miroir de l’âme, dit-on après Cicéron, et c’est en se fixant sur ceux de
l’auditoire qu’ils accompagnent la force du discours.
Mais il est aussi des regards qui se suffisent pour être éloquents, et qui
se passent de discours.
Il y a celui, rêveur, de l’élève assommé par huit heures de cours, que
l’on force à rester assis et qui ne peut s’évader qu’en regardant par la
fenêtre.
Il y a celui, obstiné et couronné de sourcils froncés, du jeune homme
qui cherche à comprendre et dont les pupilles ne se dilatent de nouveau que
lorsque le sens émerge.
Il y a celui, furieux, de celle qui ne comprend pas. Je ne parle pas cette
fois d’une compréhension intellectuelle, mais humaine : le regard furieux
est celui d’une âme qu’on a blessée, le plus souvent sans le vouloir, et qui
nous en veut tout en refusant de nous le dire.
Il y a celui, compatissant, qui nous accompagne les jours de grosse
fatigue où l’on ne parvient plus à habiter nos propres cours.

Il y a celui, baigné de larmes, qui contemple la note à un chiffre sur sa


copie, persuadé que celles à deux lui sont à jamais inaccessibles.
Il y a celui, baissé, qui porte en lui la honte d’avoir mal agi ou la peur
du jugement parental, et que l’on ne parvient pas à croiser.
Il y a celui qui revit en absorbant un compliment.
Celui qui part en biais lorsqu’il ment.
Celui qui regarde vers le ciel au quinzième « Taisez-vous ».
Celui, blasé, dont l’élève nous gratifie dès lors qu’on tente une blague.
Celui fixé sur l’horloge qui n’a pourtant jamais affiché la bonne heure.
Celui de l’insolence qui n’est jamais le même.
Celui que l’on ne voit plus car les paupières se sont fermées
d’épuisement.
Celui, implorant, dont la souffrance hypertrophiée ne vise qu’à faire
reporter le contrôle.
Celui plissé d’effort sur le tableau car les lunettes coûtent trop cher.
Celui qui nous sollicite, celui qui ne veut pas de nous.
Tous ces regards qui, avec le port du masque, assumaient seuls la lourde
charge de l’expressivité.

Registres
Voir : Tonalités.

Religion
La religion est insaisissable jusque dans son étymologie : pour Cicéron,
le mot viendrait du latin religere, qui renvoie à l’idée de « relire, suivre avec
attention » ; d’autres suggèrent plutôt une évolution de religare, « relier ».

La religion est donc alternativement associée à une forme de


méticulosité et à l’idée de construction d’un lien – que ce soit entre les
hommes ou avec Dieu.
Cette double exigence devrait être d’autant plus observée que l’autorité
de la parole religieuse vaut pour elle-même, et peut s’opposer – au moins
historiquement – à la parole scientifique. En effet, le contenu des textes
sacrés ne s’évalue pas en termes de valeur de vérité ; parce qu’il n’est pas
soumis à l’observation et encore moins à la preuve, il ne peut pas être
déclaré faux. C’est le propre de la croyance.

En revanche, il est regrettable que les voix qui se fassent le plus


entendre soient aussi celles qui, sous la bannière du dogme, dévoient en
réalité leur religion en la plaçant aux antipodes des principes fondamentaux
qui la constituent.

Repartie
Sans doute faut-il commencer par dire que ce mot est présent dans
toutes les bouches et sous toutes les plumes, mais de manière erronée : on
devrait dire et écrire repartie, et non répartie. Quoi de plus logique ? La
repartie est en effet plus un moyen de repartir sur une réplique que de
répartir quoi que ce soit.
Le mot s’emploie dans deux contextes.
Il désigne tout d’abord une « réponse spirituelle ». Autrement dit, la
repartie consiste à savoir répondre avec adresse et esprit à une remarque qui
nous a été adressée, le plus souvent de manière offensive.
Plus généralement, le terme désigne un sens de l’à-propos. Il s’inscrit
dès lors dans une dimension temporelle, pour une réplique qui arrive au bon
moment, compte tenu de la situation d’énonciation.

Il me semble donc que la repartie est intrinsèquement liée à la notion


grecque de kairos : il s’agit de choisir le moment opportun pour agir. En
termes d’échange linguistique, ce moment est de très courte durée, et il est
vite trop tard pour répondre ; la repartie ne se satisfait pas des « J’aurais dû
dire ça ». L’effet de saillie verbale explique que l’on parle parfois de pointe
pour désigner un bon mot ; c’est en tout cas le terme que l’on trouve
e
fréquemment au XVII siècle. Le théoricien espagnol Baltasar Gracián lui a
même consacré tout un traité – Agudeza y arte de ingenio –, dont la
traduction Art et figures de l’esprit fait malheureusement disparaître la
notion d’acuité.

Il y a quelques années, j’avais recensé dans un livre les meilleures


reparties de mes élèves, dans le cadre contraint de la relation pédagogique.
On observe, parmi la centaine d’échanges, que l’éloquence naît de plusieurs
contextes.

Tout d’abord, la repartie permet d’inverser la situation, comme le


montre ce dialogue avec une retardataire chronique :

— Mais vous êtes encore en retard !


8
— Mais non madame, c’est l’heure qu’est en avance !

L’à-propos s’apparente à un instinct de survie langagier, devenu


nécessaire dans une situation d’énonciation contraignante. Le bon mot
permet alors de déplacer le nœud du problème et d’attirer l’attention sur le
langage lui-même plus que sur ce qu’il désigne.

La repartie est aussi un moyen de pousser l’autre dans ses


retranchements, dans une forme de riposte graduée. Ainsi de cet élève de
1re en situation d’imploration :

— Madame, s’il vous plaaaaaaît !!!


— Non mais je vous fais déjà une fleur là, donc ça suffit !
— Oui ben merci d’enlever les épines alors !

L’éloquence tient donc aussi au questionnement des rapports humains :


dans ce dialogue, le désaccord cède vite la place au lien, marqué par la
métaphore filée d’une réplique à l’autre.

La repartie est, le plus souvent, un moyen d’instaurer un décalage dans


la relation pédagogique. L’enseignant est reconnu comme le détenteur d’un
savoir qu’il est supposé transmettre ; mais l’élève peut faire vaciller cet état
de fait en projetant les connaissances dans son univers de référence à lui.
C’est ce que montrent les échanges suivants :

— Vous voulez bien me définir le paradoxe ?


— Ben c’est genre : je mets un short du Barça et un maillot du Real.

— Qui a dit « L’important c’est de participer » ?


— Un perdant !

— Quel enseignement peut-on tirer de l’histoire de Narcisse ?


— Qu’il faut savoir nager !

— Qui me propose une morale pour Cendrillon ?


— Heureusement que t’habites pas aux 3000, meuf.
Ce qui se joue dans ces différents exemples est plus complexe qu’il y
paraît : l’acte de parole des élèves est, inconsciemment sans doute, une
façon d’interroger le principe même de l’apprentissage, en répondant de
manière juste mais décalée, c’est-à-dire avec un univers de référence qu’ils
identifient comme n’étant pas le mien, ou qu’en tout cas ils présentent
comme tel dans le ton adopté.
D’ailleurs, l’une des fonctions de la repartie consiste aussi à interroger
la relation hiérarchique en elle-même, ou en tout cas la posture d’autorité :

— Ma parole, vous avez un baobab dans la main !


— J’avoue madame : j’ai la main verte !

— Qu’avez-vous retenu de votre conseil de discipline ?


— Que sans la liberté de blâmer il n’est point d’éloge flatteur, hein, madame.

On voit ici à quel point il s’agit de repartir sur une remarque dont
l’intention était d’affirmer une posture d’autorité. L’élève prend acte du
reproche ou du rappel qui lui est adressé, mais le dépasse en quelque sorte
grâce à l’usage du bon mot. C’est ce type de tension qui a rendu
anthologique l’échange entre le Président sortant Mitterrand et Jacques
Chirac, également candidat mais alors Premier ministre :

— Ce soir, je ne suis pas le Premier ministre et vous n’êtes pas le président de la République, nous
sommes deux candidats, à égalité… Vous me permettrez donc de vous appeler monsieur Mitterrand.
— Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre.

Cet exemple met des mots explicites sur la compétition hiérarchique qui
s’instaure dans ce type d’échange. Il explique aussi pourquoi, à la sortie du
livre consacré à mes élèves, on a pu me reprocher leur insolence, autrement
dit leur manque de respect criant. Mais c’est oublier que le mot insolence
désigne étymologiquement, avant l’irrespect, quelque chose d’insolite –
donc d’inhabituel.
Ce n’est pas dans ce genre d’attitude que je situe l’insolence, pour ma
part ; je vois plutôt dans ces répliques une manière de se sauver dans une
situation inconfortable, sans avoir recours à l’agressivité ; et il me semble
important, dans le contrat implicite établi avec l’élève, de reconnaître le
brio de sa riposte – sous peine, justement, de laisser l’agressivité s’installer.
Freud dit au sujet du mot d’esprit qu’il est un moyen de se révolter
contre l’autorité : si le bon mot était systématiquement choisi comme
moyen de révolte contre l’autorité, nombre de relations sociales s’en
trouveraient à mon sens simplifiées. Le mot allemand pour traduire la
notion est d’ailleurs witz, qui sert également à traduire « histoire drôle » :
witz place donc le mot d’esprit du côté du plaisir et du rire.

Pour saisir l’éloquence de la repartie, il me semble important de laisser


de côté l’insolence pour envisager plutôt le risque auquel s’expose celui qui
la tente. Sur cette approche constructive du risque, l’ouvrage de la
9
psychanalyste Anne Dufourmantelle Éloge du risque est particulièrement
éclairant. Elle montre ainsi que notre société est celle du risque zéro, jugé
« mortifère » au motif qu’il « déresponsabilise le sujet de son acte ».
Dans les échanges cités plus haut, les élèves engagent une partie d’eux-
mêmes, précisément parce que j’incarne une figure d’autorité. À cela
s’ajoute un autre pari risqué, celui de me faire rire. Anne Dufourmantelle
explique que la volonté de faire rire relève du risque : elle nous mène « au
bord de la faille », et c’est en cela qu’elle est « un mode de résistance, une
sortie de route, une intelligence de l’instant ».
Une repartie réussie doit être reconnue comme telle par l’interlocuteur.
La recherche d’un plaisir partagé est fondamentale dans la démarche, car,
comme le montre Freud, dans le mot d’esprit c’est « la communication à
une autre personne qui procure de la jouissance ».
Réseaux sociaux
La barrière de l’écran a semble-t-il libéré une parole que la bienséance
muselait vaillamment avant l’apparition des réseaux sociaux.
Facebook est, de ce point de vue, un observatoire intéressant :
originellement lieu d’échange où se rencontraient des personnes aux
préoccupations communes, il est devenu la tribune incontrôlée des boomers.
Darren Lilleker, spécialiste de communication politique, explique bien à
quel point les réseaux sociaux ont vocation à faire disparaître
progressivement les prises de position modérées, au profit de propos
extrémistes, portés par le partage de statuts de personnalités elles-mêmes
peu nuancées.

Aussi l’éloquence des réseaux sociaux est-elle le théâtre de nombreux


paradoxes.
D’une part, sous couvert de dialogue, on ne fait qu’y imposer son point
de vue ; d’autre part, ceux qui revendiquent leur droit absolu à pouvoir
s’exprimer sont aussi les plus prompts à museler la parole des autres ; enfin,
alors même que les réseaux sociaux sont supposés être le support de
l’échange, ils sont devenus le lieu par excellence où l’on parle pour ne
finalement rien dire.
Respect
Voir : Samia.

Rêve
Seul endroit où l’on se parle à soi-même malgré soi, et où l’on arrive à
se dire ce que pourtant on ne veut parfois pas entendre.

Révolution/Révolte
On a coutume d’opposer la révolte et la révolution, la première étant
perçue comme plus ponctuelle que la seconde, davantage associée à un
renversement structurel de l’organisation sociale et/ou politique. On
rapporte d’ailleurs que le 14 juillet 1789, lorsque Louis XVI demande au
duc de La Rochefoucauld s’il s’agit d’une révolte, celui-ci répond : « Non,
sire, c’est une révolution ! », établissant ainsi une différence de degré dans
la protestation.

Mais, dans la perspective qui nous intéresse, à savoir l’éloquence,


révolte et révolution se rejoignent sur deux points : une parole collective
d’une part, de refus d’autre part – même si ce refus s’accompagne souvent
d’une implication dans une solution alternative, ainsi que le dit Camus dans
L’Homme révolté :

Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est
10
aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement .

L’attitude révoltée et révolutionnaire naît d’une perte de patience ; elle


prend la forme d’un engagement collectif pour quitter l’isolement de la
lassitude. Comme le dit de nouveau Camus : « Je me révolte, donc nous
sommes. »

Il existe une sémiotique du ralliement, perceptible dans des symboles


gestuels qui d’ailleurs se retrouvent parfois d’une révolte à l’autre ; ils
permettent, dans la communication non verbale, de savoir qui est avec soi et
qui est contre soi.
Les signes de l’alliance se marquent notamment avec les mains et les
doigts. Le film Hunger Games a par exemple entraîné la diffusion du signe
de rébellion utilisé par les villageois : trois doigts levés. On le retrouve,
entre autres, chez les partisans de la démocratie en Birmanie, ou encore
chez les opposants au régime autoritaire en Thaïlande.
En Libye, contre le régime de Mouammar Kadhafi, on trouve plutôt le
V de la victoire ; en Égypte, c’est le geste de Rabia (quatre doigts levés) qui
innerve la révolution de 2013 ; partout dans le monde, les poings se lèvent
en soutien au mouvement Black Lives Matter.
À travers ces symboles, le corps entre en action et sort de son état
habituel, il refuse autant qu’il revendique ; il dit quelque chose et
accompagne un discours délibératif ou une parole performative.

La Révolution française est indéniablement l’expression d’une


revendication collective, comme le prouve son ouverture avec le serment du
Jeu de paume de juin 1789, où les députés des trois ordres rassemblés jurent
de ne pas se séparer avant d’avoir donné au royaume une constitution.
Mais la Révolution est aussi le lieu d’une scène théâtrale où émergent
des voix individuelles fortes et formées à la rhétorique : Mirabeau, Danton
ou encore Robespierre.
Selon la légende, Mirabeau aurait été chronologiquement la première
voix de la Révolution, le 23 juin 1789. Renié par son ordre et élu par le tiers
état, il aurait lancé au grand maître des cérémonies, envoyé par Louis XVI
pour faire évacuer la salle du Jeu de paume :

Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera
que par la puissance des baïonnettes.

Bien que ces propos ne soient pas historiquement attestés, ils participent
de la légende de Mirabeau. Les témoignages sur son éloquence sont légion
et ne manquent jamais de rappeler le rôle que jouait la laideur de l’orateur
dans ses prises de parole. On le voit par exemple chez Mme de Staël :

Il était difficile de ne pas le regarder longtemps quand on l’avait une fois aperçu : son immense
chevelure le distinguait entre tous ; on eût dit que sa force en dépendait comme celle de Samson ; son
visage empruntait de l’expression de la laideur même, et toute sa personne donnait l’idée d’une
puissance irrégulière, mais enfin d’une puissance telle qu’on se la représenterait dans un tribun du
11
peuple .

On retrouve cette troublante association de l’éloquence et de la laideur,


associée à une puissance hors du commun, dans le témoignage de
Chateaubriand :

La laideur de Mirabeau […] produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-
Ange […]. Les sillons creusés par la petite vérole sur le visage de l’orateur avaient plutôt l’air
d’escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le
gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en
regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait
furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et
12
immobile .

L’éloquence de Mirabeau est sans doute l’une des raisons de son entrée
au Panthéon en 1791 – il est le premier ; en revanche, c’est une tout autre
laideur, celle de la trahison, qui l’en fait aussi sortir trois ans plus tard, après
qu’on a découvert qu’il collaborait dans l’ombre avec le roi.

Dans le déroulé des événements, l’avocat Camille Desmoulins est le


deuxième orateur de la Révolution. Surmontant son bégaiement, il prend la
parole le 12 juillet, suite au renvoi de Necker, et lance un appel aux armes,
un pistolet dans chaque main. Cinq ans plus tard, condamné à mort, il fait
encore le choix de l’éloquence sur l’échafaud : « Voilà comment devait finir
le premier apôtre de la liberté ! »
Robespierre est aussi l’une des figures oratoires majeures de la
Révolution, connue notamment pour ses discours en faveur du suffrage
universel. Dans cet extrait, il pointe – et les choses n’ont pas beaucoup
changé – l’absurdité de lois faites par les plus forts à l’usage des plus
faibles :

N’est-ce pas une contradiction dans l’ordre social que, les lois étant faites pour protéger les plus
faibles, les plus faibles étant ceux qui ont le plus besoin de la protection des lois, les hommes
puissants, les hommes riches étant ceux qui peuvent les éluder plus facilement, et se passer, par leur
crédit et leurs ressources personnelles, de la protection des lois ; n’est-il pas injuste que de tels
13
hommes aient plus d’influence sur les lois que la partie qui en a le plus besoin !

La formation de Robespierre montre un jeune homme soucieux des


autorités, mais cet ethos explose avec la Révolution, dans laquelle il engage
sa parole au nom de la vertu, jusqu’à être surnommé « l’Incorruptible » ;
c’est cette parole respectable qu’il met aussi au service de la lutte contre la
répression brutale des mouvements populaires, contre la peine de mort et
contre l’esclavage. Son exécution, le 10 thermidor an II (28 juillet 1794),
marque aussi la fin des mesures pour lesquelles il avait pris la parole,
notamment la loi du maximum général, qui contrôlait le prix du pain et du
grain.

La Révolution a vu bien d’autres figures éloquentes s’élever, comme


celle de Danton, qui laisse le souvenir de la lutte contre l’ennemi –
notamment avec son anthologique « Il nous faut de l’audace, encore de
l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée ! », censé mobiliser
les Français contre les monarchies coalisées. Impétueux comme Mirabeau à
qui il est souvent comparé, Danton s’oppose à l’éloquence froide de
Robespierre. Face au tribunal révolutionnaire, il multiplie les reparties – Ma
demeure sera bientôt le néant ; quant à mon nom, vous le trouverez dans le
Panthéon de l’histoire – et garde le verbe haut jusqu’à la fin, comme en
témoigne le récit de son exécution par Antoine-Vincent Arnault :

Danton parut le dernier sur ce théâtre, inondé du sang de tous ses amis. Le jour tombait. Je vis se
dresser ce tribun, à demi éclairé par le soleil mourant. Rien de plus audacieux comme la contenance
de l’athlète de la Révolution ; rien de plus formidable comme l’attitude de ce profil qui défiait la
hache, comme l’expression de cette tête qui, prête à tomber, paraissait encore dicter des lois.
Effroyable pantomime ! Le temps ne saurait l’effacer de ma mémoire. J’y trouve toute l’expression
du sentiment qui inspirait à Danton ses dernières paroles, paroles terribles que je ne pus entendre,
mais qu’on répétait en frémissant d’horreur et d’admiration : « N’oublie pas surtout, n’oublie pas de
14
montrer ma tête au peuple : elle en vaut la peine . »

Rhétorique
On confond souvent la rhétorique et l’éloquence, et j’avoue que les
frontières entre les deux notions ne sont pas d’une clarté absolue.

La rhétorique est plutôt considérée comme une technique, qui s’apprend


et se maîtrise. Elle est codifiée essentiellement à partir du Ve siècle av. J.-C.
L’éloquence, elle, relève davantage de l’art ; il peut y avoir une
éloquence sans rhétorique, par exemple dans la force lapidaire d’une
repartie.

Victor Ferry, qui s’intéresse à ces questions, émet un postulat


intéressant : selon lui, la rhétorique est liée à l’époque de la démocratie
athénienne, et bénéficie d’un ancrage pragmatique fort, grâce auquel le
discours entend agir sur le monde.
L’éloquence, elle, apparaît avec l’Empire romain, dans un contexte où la
parole « cesse d’être un outil citoyen ». Elle existe donc davantage pour
elle-même.
Peut-être est-ce là que se situe en effet le défaut des concours
d’éloquence, qui certes peuvent exposer des discours engagés, mais en les
condamnant toujours à une forme d’inutilité politique.

Rhétoriqueurs (grands)
e
Cette étiquette est inventée au XIX siècle pour désigner les poètes de
e e
Cour du milieu du XV -début du XVI siècle qui, eux, ne se sont jamais
désignés ainsi.

Le lien entre leur nom et la rhétorique tient simplement au fait que la


rime pouvait alors être considérée comme une partie de ladite rhétorique.
Il s’agissait pour les poètes de mettre en valeur leur art, mais toujours au
service de leur mécène.

À la recherche de virtuosités sonores et linguistiques, les grands


rhétoriqueurs – aussi appelés grands rhéteurs – affirment leur créativité dans
un contexte où la langue française, héritière du latin, est en pleine
transformation.

Pas grand-chose à voir avec l’éloquence, donc.

Risque
Voir : Repartie.
Rumeur
La rumeur est indissociable de l’éloquence : dans la mesure où sa
fiabilité ne tient pas à ce qu’elle dit, son efficacité ne peut tenir qu’à la
manière dont elle est dite.

Les travaux de Pascal Froissart s’intéressent de près à la nature et au


fonctionnement de la rumeur. Il pointe du doigt l’anachronisme qui consiste
à dire qu’elle est « le plus vieux média du monde », puisqu’elle n’a pas
véritablement d’existence avant le XIXe siècle : la rumeur est un « concept
historique », dont la diffusion s’est amplifiée considérablement depuis le
e
XX siècle.

Dans la rumeur, l’éloquence est collective quoique altérée.


L’information n’est pas nécessairement fausse, mais toujours non officielle :
ce dernier point participe incontestablement de son succès.
Les causes de la rumeur, ou plutôt les circonstances qui lui donnent
naissance, sont variées ; on observe toutefois qu’elle apparaît le plus
souvent après un événement choc, ou dans un contexte de peur ou
d’inquiétude.
La rumeur circule par la parole, alors même que sa véracité n’est pas en
jeu : en réalité, la rumeur veut dire plus qu’elle ne dit véritablement.

Ses modes de diffusion sont, eux aussi, nombreux, et techniquement peu


coûteux, puisqu’ils ne nécessitent que bouches et oreilles. Dans Le Barbier
de Séville, Basile décrit la propagation de la calomnie ; le rythme de la
phrase mime bien aussi la diffusion de la rumeur :

D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et
sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en
l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando de bouche en
bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler,
s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne,
éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de
15
haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?

La rumeur peut aisément être reconnue, mais il reste difficile de la


définir. Contrairement à l’information officielle qui suit un canal de parole
vertical, la rumeur emprunte des chemins de traverse horizontaux –
parfaitement visibles dans les schémas de recherche en « rumorologie »
menés par le psychologue allemand William Stern au début du XXe siècle.
Elle suit une linéarité caractérisée à la fois par la propagation et par la
modification. L’altération de la rumeur a des explications psychologiques
mises en évidence au milieu du XXe siècle par les travaux des psychologues
américains Allport et Postman, qui identifient trois processus dans la
propagation de la rumeur : la réduction du message initial (au tiers entre la
première et la cinquième version) ; son accentuation qui permet de mettre
en valeur certains détails voire d’en ajouter d’autres pour l’efficacité du
discours ; enfin, l’assimilation, qui fait que chaque relais de la rumeur se
l’approprie avec ses valeurs, croyances et émotions.

Ces différents processus montrent à quel point la rumeur est, par


essence, indissociable de sa propre déformation. Lorsqu’elle naît non pas de
l’inquiétude mais de la colère, elle devient véritablement dangereuse et fait
du mal bien au-delà de sa cible première. La force de la rumeur semble
parfois incontrôlable, mais il en va de la responsabilité de chacun, car
comme me l’avait à juste titre indiqué un de mes élèves :

Pour stopper le bouche à oreille, le plus simple c’est quand même pas de couper les oreilles,
madame !
Rythme
Le rythme participe de la force de l’éloquence. La manière de construire
les phrases a une incidence évidente sur la manière de les prononcer, et
donc d’agir sur l’auditoire. La plupart des termes employés pour
caractériser les différents rythmes de la phrase ou du discours sont inspirés
du domaine musical, ce qui souligne le lien entre éloquence et mélodie.

Les rythmes privilégiés dans la langue française sont le binaire et le


ternaire. Le premier permet notamment de marquer des renversements ou
des oppositions ; il est particulièrement efficace dans l’espace resserré d’un
vers. On le trouve par exemple dans « L’albatros » de Baudelaire :

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

La césure à l’hémistiche – c’est-à-dire la pause au milieu de


l’alexandrin – marque ici un renversement caractérisant l’ambivalence du
poète romantique. Les six premières syllabes décrivent l’état du poète
supérieur surplombant le monde, tandis que les six suivantes le montrent
affaibli lorsqu’il se retrouve au milieu des hommes.

Le rythme ternaire marque, lui, une forme d’équilibre ; c’est celui que
l’on retrouve dans le Veni, vidi, vici de César, ou encore dans la devise
Liberté, égalité, fraternité.

Certains écrivains ou orateurs privilégient le style coupé (à l’intérieur


d’une même phrase) ou haché (d’une phrase à l’autre). Mais c’est surtout la
période qui caractérise la plupart des discours.
La période elle-même est protéiforme. Définie par Aristote comme un
ensemble « qui se laisse embrasser d’un regard », la période est une phrase
constituée de plusieurs membres qui s’enchaînent avec des effets
rythmiques variés.
Ainsi, on parle de cadence équilibrée quand la phrase est marquée par
un souffle régulier, avec des propositions de longueur équivalente. En
revanche, en cas de déséquilibre, on parle de phrase scalène.
La partie de la phrase marquée par une intonation montante est appelée
protase, et celle marquée par une intonation descendante apodose : jouer
avec les longueurs de ces deux parties permet d’intéressants effets
rythmiques.
La cadence majeure est la plus fréquente. Elle épouse le fonctionnement
de la pensée ; la protase est plus courte que l’apodose, et le rythme de la
phrase est croissant, comme dans cette phrase de Chateaubriand :

Si j’eusse été Sylla,// la gloire ne m’aurait jamais pu donner le repos et la félicité.

À l’inverse, la cadence mineure est constituée d’une longue protase, et


d’une courte apodose qui, par conséquent, se fait attendre. La cadence
mineure provoque le plus souvent un effet de chute après l’acmé, c’est-à-
dire le point culminant de l’intonation montante. On la trouve souvent dans
les Caractères de La Bruyère, car elle est l’une des caractéristiques de
l’écriture de la maxime :

À juger de cette femme par sa beauté, sa jeunesse, sa fierté et ses dédains, il n’y a personne qui doute
que ce ne soit un héros qui doive un jour la charmer : son choix est fait :// c’est un petit monstre qui
16
manque d’esprit .

J’ai montré, dans l’entrée « Commentaire sportif », que ce dernier était


fondé sur la cadence mineure : la voix suit une action sur la durée – une
traversée de terrain par exemple – avant de redescendre subitement au
moment où le geste trouve son accomplissement.
Parfois, la cadence mineure est poussée à l’extrême et frôle
l’hyperhypotaxe, c’est-à-dire l’insertion massive de subordonnées avant
l’arrivée de la courte principale. C’est le cas par exemple dans le Discours
au roi de Boileau :

Mais lorsque je te vois, d’une si noble ardeur,


T’appliquer sans relâche aux soins de ta grandeur,
Faire honte à ces rois que le travail étonne,
Et qui sont accablés du faix de leur couronne :
Quand je vois ta sagesse, en ses justes projets,
D’une heureuse abondance enrichir tes sujets,
Fouler aux pieds l’orgueil et du Tage et du Tibre,
Nous faire de la mer une campagne libre,
Et tes braves guerriers, secondant ton grand cœur,
Pendre à l’Aigle éperdu sa première vigueur,
La France sous tes lois maîtriser la fortune
Et nos vaisseaux domptant l’un et l’autre Neptune,
Nous aller chercher l’or malgré l’onde et le vent,
Aux lieux où le soleil le forme en se levant ://

Alors, sans consulter si Phébus l’en avoue,


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Ma muse toute en feu me prévient et te loue .
Quatorze vers de protase, pour deux d’apodose : l’éloquence de Boileau
tient ici au fait que le portrait du roi en action, étalé sur de multiples
propositions en cascade, constitue la source d’inspiration précisément
évoquée dans les deux derniers vers. Le discours épidictique porté par
l’éloge de Louis XIV a du sens dans la démarche de Boileau, qui occupera
quelques années plus tard la charge d’historiographe du roi.

Les nombreuses accumulations caractéristiques de l’hyperhypotaxe


n’ont toutefois aucune incidence sur la correction syntaxique de la phrase.
Le rythme de la période demande une certaine vue d’ensemble, qui n’a rien
à voir avec les phrases trop longues qui échappent à toute maîtrise. C’est ce
que rappelle très clairement Condillac :

Il y a des écrivains qui, affectant le style périodique, confondent les longues phrases avec les
périodes ; leurs phrases sont d’une longueur insupportable ; on croit qu’elles vont finir et elles
18
recommencent sans permettre le plus léger repos .

Ne perdons donc pas de vue que « ce qui se conçoit bien s’énonce


clairement », et que les phénomènes d’accumulation doivent résulter d’un
choix, et non d’une pensée qui se construit en s’énonçant.

1. Racine, Phèdre, op. cit.


2. Racine, Phèdre, op. cit.
3. R. Barthes, Sur Racine (1963), Points « Essais », 1979.
4. Racine, Phèdre, op. cit.
5. « Réalité augmentée », paroles de Hugo Fornacciasci, Jérémie Diabira, Ken Camaras,
Cyborg, produit par Diabi & Hugz Hefner, 2016.
6. Gallimard, 2007.
7. « À l’ombre du show-business », avec la participation de Charles Aznavour, paroles de
Kery James, musique de Aledji, Tefa et Masta, À l’ombre du show-business, UP Music, Warner
Music France, 2008.
8. Les échanges qui suivent sont consignés dans Mathilde Levesque, LOL est aussi un
palindrome, First, 2015.
9. Rivages, 2011.
10. Gallimard, 1951.
11. Considérations sur la Révolution française, t. I, Latour, 1818.
12. Mémoires d’outre-tombe, 1849.
13. Cité dans Jean Garrigues, Les Grands Discours parlementaires de Mirabeau à nos
jours, Armand Colin, 2017.
14. Antoine-Vincent Arnault, Souvenirs d’un sexagénaire (1833), Champion, 2003.
15. P.-A. Caron de Beaumarchais, Le Barbier de Séville, acte II, scène 8, 1775.
16. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit.
17. Nicolas Boileau, « Discours au roi » (1665), Œuvres poétiques, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1966.
18. Condillac, L’Art d’écrire, 1775.
Sacrée, éloquence
L’expression éloquence sacrée renvoie de manière générale à la
rhétorique religieuse, considérée comme un genre à part entière à l’époque
médiévale et plus encore après le concile de Trente.
Au XVIIe siècle, l’éloquence sacrée devient une science ecclésiastique et
intègre le cursus universitaire : on dénombre ensuite plusieurs chaires
d’éloquence sacrée dans les facultés de théologie du XVIIIe siècle. Après la
réforme Vatican II, le genre commence à perdre de sa superbe.

S’il est une figure notable de l’éloquence sacrée, c’est bien celle de
Bossuet qui, dans ses nombreux sermons, s’est souvent exprimé sur les
formes de la parole qu’il pensait devoir être la sienne.
La parole prêchée depuis la chaire devait être au plus proche de la
simplicité paulinienne des Évangiles. De son propre aveu, il devait parler
« si distinctement que tout le monde puisse le comprendre », à l’image du
père Bourgoing au sujet duquel il disait :

Il faisait régner dans ses sermons la vérité et la sagesse : l’éloquence suivait comme la servante, non
1
recherchée avec soin, mais attirée par les choses mêmes .
La recherche soignée s’oppose ici à la simplicité conçue comme une
marque de sagesse, ainsi qu’il le développe dans ses œuvres oratoires :

L’éloquence, pour être digne d’avoir quelque place dans les discours chrétiens, ne doit pas être
recherchée avec trop d’étude. Il faut qu’elle semble venir comme d’elle-même, attirée par la grandeur
2
des choses et pour servir d’interprète à la sagesse qui parle .

Le prédicateur est un intermédiaire entre les fidèles et une parole qui le


surplombe lui-même : celle de Dieu. Il s’agit alors – et c’est là le périlleux
défi de l’éloquence sacrée – de faire parler le divin avec des moyens
humains :

Le prédicateur évangélique, c’est celui qui fait parler Jésus-Christ. Mais il ne lui fait pas tenir un
langage d’homme ; il craint de donner un corps étranger à la vérité éternelle : c’est pourquoi il puise
3
tout dans les Écritures […].

Dans l’oraison consacrée au père Bourgoing, Bossuet s’attaque aux


prédicateurs qui – pour reprendre les exigences de l’Antiquité –
« ravilissent leur dignité jusqu’à faire servir au désir de plaire le ministère
d’instruire ». Cette mission d’instruction – d’édification des fidèles –
s’inscrit dans la lignée de la théorie augustinienne du prédicateur intérieur.
La parole de la prédication agit dans chacun des fidèles, comme le rappelle
Bossuet dans son « Sermon sur la parole de Dieu » :

Outre le son qui frappe l’oreille, il y a une voix secrète qui parle intérieurement, et ce discours
spirituel et intérieur, c’est la véritable prédication, sans laquelle tout ce que disent les hommes ne sera
4
qu’un bruit inutile .
L’éloquence sacrée vise aussi, dans une simplicité bien éloignée de la
« pompe du deuil », à avertir les vivants – « afin que la mort leur donne un
saint dégoût de la vie présente ».
Ainsi, le prédicateur est confronté à une forme de paradoxe quant à son
éloquence, qui doit à la fois s’éloigner de la rhétorique prétentieuse et faire
impression sur les fidèles. Bossuet s’exprime explicitement à ce sujet dans
son oraison consacrée à Marie-Thérèse d’Autriche :

Ce n’est pas des larmes que je veux tirer de vos yeux. Je pose les fondements des instructions que je
5
veux graver dans vos cœurs .

Pour ce faire, Bossuet s’appuie sur des récits de vie édifiants qui font
office de démonstration, loin des artifices de la rhétorique :

Malheur à moi si dans cette chaire j’aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne
préfère à mes inventions, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de cette princesse, qui
6
peuvent vous convertir !
C’est ainsi que, dans la prédication, la parole se fait parabole.

Samia
L’éloquence de Samia est celle du beau langage. Le lexique soutenu est
pour elle la mesure de toute chose ; elle parle la langue de Molière mieux
que lui-même ; sa prononciation est un hommage rendu à chaque syllabe.
L’éloquence de Samia est celle du respect ; elle a cette particularité de
remercier même lorsque c’est elle qui donne. Elle enseigne l’anglais, mais
je me demande comment elle s’accommode de l’ambivalence de you, qui
fait disparaître la subtilité du vouvoiement auquel elle est si attachée.
Lorsque Samia gratifie d’un tu, c’est toute sa confiance qu’elle engage, sans
pour autant renoncer à la politesse d’usage qui chez elle est la norme. La
familiarité ne l’intéresse pas plus dans le langage que dans l’attitude. Il faut
l’imaginer, frêle silhouette dans l’ombre d’un gigantesque étudiant sculpté
comme une armoire à glace qui tentait de négocier quelque chose avec elle :
« Jeune homme, ne superposez pas votre voix à la mienne, je vous prie. » Si
elle inspire le respect, c’est parce qu’elle en fait usage à chaque seconde de
sa vie.
L’éloquence de Samia est celle de l’humilité. Tous ses mots sont pesés,
mesurés ; elle préférera toujours taire l’essentiel que d’exprimer le superflu.
Quand on a besoin d’un avis, c’est le sien qu’on sollicite ; on sait pourtant
qu’il est rare qu’elle le donne, sans doute par égard pour le nôtre qui
pourrait être différent. C’est cette humilité qui la tiendra toujours à distance
de l’obséquiosité.
L’éloquence de Samia est celle du soutien. Elle incarne ce saisissant
paradoxe qui consiste à ne pas se rendre visible tout en étant toujours là.
L’importance et l’estime qu’elle accorde aux mots se voient aussi dans ceux
qu’elle choisit pour accompagner, soutenir, réconforter. Samia connaît les
mots qui permettent de compatir, mais aussi ceux qui permettent de partager
la joie. Elle sait mettre les mots parce qu’elle les maîtrise dans toute leur
complexité.
L’éloquence de Samia est celle de la tolérance, notamment à l’égard de
la vulgarité. Si aucun gros mot n’est jamais sorti de sa bouche, elle sait
néanmoins entendre les miens. Nous partageons la même langue, mais ce
n’est pas la même.
L’éloquence de Samia est un don : non pas une faculté innée, mais une
offrande pour les autres, à l’image de ces petits mots qu’elle laisse dans les
casiers pour accompagner friandises et autres attentions.
« Donner à tout ce qu’on dit le degré de perfection qu’il comporte » :
telle était l’une des préconisations de Cicéron, saluée par Quintilien. Je
crois que le monde attendait Samia pour enfin comprendre ce que cela
signifie vraiment.

Schopenhauer, Arthur
Schopenhauer est l’auteur d’une œuvre intitulée L’Art d’avoir toujours
raison, que l’on trouve parfois sous le titre de Dialectique éristique.

Il y expose trente-huit stratagèmes dont l’objectif pragmatique est de


l’emporter sur l’adversaire, indépendamment de toute préoccupation de
vérité ; il y apprend donc à gagner la dispute, quel qu’en soit le prix.

Le projet est séduisant, mais il remet en question deux principes


fondateurs de l’éloquence : l’ethos de la sincérité, et la capacité à s’adapter
aux différentes situations d’énonciation comme à autant de singularités.

Scrabble
Ce mot est dans ma tête lié à un échange avec l’un de mes élèves de 2de,
l’année où je suis arrivée dans mon établissement actuel, considéré comme
difficile. Il était entré dans ma classe le visage en sang, après une bagarre :

— Je vous ai déjà dit de ne pas vous battre. Enfin, pas avec les poings. Je ne me tue pas à vous
apprendre l’argumentation pour rien, quand même.
— Mais vous faites quoi vous madame quand on vous agresse ?
— Justement, j’utilise les mots, pas les poings !
— Genre le mec il est là, il vous sort son coutal et vous hop hop hop, vous dégainez le Scrabble ????

Ce jour-là j’ai mesuré l’ampleur du travail qui allait devoir être le mien
dans ce lycée.
Le plus souvent, la violence se révèle la seule option possible, tant les
élèves enferment le langage dans un fantasme inaccessible. C’est bien ce
que disait involontairement l’image du Scrabble : pour nos élèves, la langue
que maîtrisent leurs professeurs n’est qu’une inaccessible suite de mot
compte triple.

Secret
Il n’est éloquent que parce qu’il n’est pas dit : voilà la beauté du secret,
qu’on ne peut toutefois savourer que s’il est divulgué.

Secte
Le statut de la secte, non défini par la loi française par égard pour la
liberté de conscience et d’opinion, est ambigu.
Il doit d’abord être pensé par rapport à celui de la religion, avec laquelle
il partage un certain nombre de caractéristiques. Selon les spécialistes de la
question, la spécificité de la secte tient à plusieurs critères, parmi lesquels la
dangerosité, le caractère non officiel (les principes d’une religion sont quant
à eux lisibles dans des livres ou des monuments), ou encore la fermeture (la
secte ayant vocation à se couper de la société).

Ensuite, l’histoire du mot est celle d’une spécialisation, puisque secte


désignait historiquement un groupe de personnes se réclamant d’une
doctrine religieuse, philosophique ou politique, avant de s’appliquer à des
groupuscules que l’on pourrait désormais réduire à leurs dérives sectaires.

Si l’on revient à l’article « Secte » du Dictionnaire philosophique de


Voltaire (1764) – dans lequel le mot désigne simplement un groupe
soutenant telle ou telle position –, on voit que, dès l’origine, la rhétorique
de la secte s’attaque à la notion de vérité. L’auteur montre ainsi que le
besoin de se reconnaître dans telle personne ou telle mouvance est
inversement proportionnel au caractère reconnu et établi du discours :

Il n’y a point de secte en géométrie ; on ne dit point un euclidien, un archimédien.


Quand la vérité est évidente, il est impossible qu’il s’élève des partis et des factions. Jamais on n’a
disputé s’il fait jour à midi. […]
On ne dit point, en Angleterre, je suis newtonien, je suis lockien, halleyen ; pourquoi ? parce que
quiconque a lu ne peut refuser son consentement aux vérités enseignées par ces trois grands hommes.
Plus Newton est révéré, moins on s’intitule newtonien. […]
Se déclarer pour l’opinion d’un homme contre celle d’un autre, c’est prendre parti comme dans une
guerre civile. Il n’y a point de secte en mathématiques, en physique expérimentale. […]
Voilà le caractère de la vérité : elle est de tous les temps ; elle est pour tous les hommes ; elle n’a qu’à
se montrer pour qu’on la reconnaisse ; on ne peut disputer contre elle.

Le discours des sectes telles que nous les connaissons se niche en effet
dans les vides laissés par les discours de vérité ; et lorsque c’est à une vérité
établie qu’il s’attaque, il lui faut patiemment la déconstruire pour s’y
substituer.

Comment la rhétorique de la secte s’impose-t-elle et sur quoi s’appuie-t-


elle pour y parvenir ? C’est un mystère, partiellement nourri de
représentations fantasmées sur la question ; mais on en sait un peu plus par
les anciennes victimes elles-mêmes, notamment grâce aux travaux du
psychologue Tobie Nathan, un des grands représentants de
7
l’ethnopsychiatrie, et de son collègue Jean-Luc Swertvaegher à la fin du
e
XX siècle. Il semble ainsi que les stratégies rhétoriques des sectes

fonctionnent indépendamment de la prétendue vulnérabilité intrinsèque des


personnes embrigadées.
Peu à peu, les vérités établies sont disqualifiées, avant d’être remplacées
par d’autres. La substitution se fait notamment grâce à des néologismes –
des mots inventés de toutes pièces – dont la création fait apparaître
également de nouvelles réalités : c’est par exemple la spécialité de Ron
Hubbard, fondateur de la scientologie.
Les personnes victimes de la rhétorique sectaire semblent avoir en
commun, à l’origine, une volonté de changement liée à une situation de
crise, personnelle ou sociale : c’est à ce désir de changement que s’adresse
la secte.
L’expression lavage de cerveau, aujourd’hui associée systématiquement
au discours des sectes, trouve son origine dans la Chine du milieu du
e
XX siècle, au moment de la guerre de Corée, dans le concept de Xi Nao.
L’expression désigne en chinois une « réforme de la pensée », et renvoie à
une technique rhétorique d’embrigadement appliquée aux prisonniers.
Il y a dans la rhétorique sectaire un processus de dissociation cognitive.
Ce phénomène, étudié par les psychosociologues américains Leon Festinger
et Arthur Cohen, désigne le décalage ressenti par un individu lorsque ses
opinions ne sont pas conformes à ses actes. L’emprise de la secte s’établit
dans sa capacité à réduire la dissociation cognitive des individus, afin que
leurs actes soient de plus en plus conformes à l’idéologie imposée (ou
inversement).

Ainsi, les sectes demandent d’abord aux victimes de commettre de


petits actes en contradiction avec leurs valeurs et leurs idées ; cette
contradiction crée une dissociation cognitive qu’il faut ensuite réduire pour
limiter l’inconfort qu’elle engendre. Petit à petit, le processus de
rationalisation conduit la victime à se dire que si elle a commis ces actes,
c’est probablement parce qu’il y avait une bonne raison de le faire.
L’hameçon est lancé : les gourous n’ont ensuite plus qu’à faire multiplier
les actes, avec une implication croissante (soutenir la cause, acheter le livre,
confier tout son argent, se couper de tout l’entourage), et à encourager le
processus de rationalisation qui légitimera ces actes. Les idées qui les ont
guidés deviennent nécessairement les seules valables.
8
Mais il y a plus grave : c’est l’après. Dans L’Échec d’une prophétie
(When Prophecy fails), Festinger et deux de ses collègues s’intéressent à ce
qui se passe quand un groupe d’embrigadés n’a d’autre choix que de
constater qu’ils se sont trompés. On observe alors, à partir de l’exemple
traité par les auteurs, que c’est encore la parole qui colmate la triste réalité.
Alors qu’un petit groupe d’élus attendait patiemment une soucoupe volante
le 20 décembre 1954 pour échapper à la fin du monde, il leur a fallu se
rendre à l’évidence : aucune soucoupe n’est venue. Pour que la dissociation
cognitive soit supportable, passé l’incompréhension, ils ont reçu un
prétendu « message automatique » leur expliquant que, grâce à eux et à la
force de leur implication, la planète avait été épargnée. Ils n’avaient donc
plus rien à attendre ; et c’était normal.

On voit ainsi que les forces exercées par la rhétorique sectaire sont
multiples.
Les victimes indiquent que ce discours les poursuit même lorsqu’elles
ont réussi à s’en libérer – chaque fois que, dans leur vie quotidienne ou
professionnelle, elles constatent chez elles une faiblesse que la secte avait
identifiée, et sur laquelle elle avait construit la cathédrale de son discours.

Séduction
Les pouvoirs de séduction associés à la parole sont reconnus depuis
toujours. On en trouve une illustre trace dans l’épisode des sirènes chez
Homère, bien qu’il s’agisse plus spécifiquement du charme du chant.
Prévenu par Circé, Ulysse sait que la voix des sirènes risque d’attirer ses
compagnons et lui-même vers la mort. Il les avertit donc :
Son premier conseil est de fuir les Sirènes, leur voix ensorcelante et leur prairie en fleurs ; seul, je
puis les entendre ; mais il faut que, chargé de robustes liens, je demeure immobile […] et si je vous
9
priais, si je vous commandais de desserer les nœuds, donnez un tour de plus !

Pour ne pas céder à l’ensorcellement de leurs voix, Ulysse bouche les


oreilles de ses compagnons et se fait attacher au mât du bateau. Mais la
résistance est difficile :

Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter. Je
fronçais les sourcils pour donner à mes gens l’ordre de me défaire. […]
10
Nous passons et, bientôt, l’on n’entend plus les cris ni les chants des sirènes .

L’étymologie de séduire prend ici tout son sens : seducere, c’est


« détourner du droit chemin », « amener à part ». Toutefois, pour ce seul
verbe et le substantif associé – séduction – il existe deux adjectifs :
séduisant et séducteur.
Or, en matière d’éloquence, la différence sémantique est importante.
Dans une conférence de 2001, la philosophe Françoise Dastur l’explique
très clairement :
Séduire en effet, c’est toujours surprendre, émouvoir, et donc mouvoir l’autre, le faire sortir de lui-
même, de la voie qu’il suivait jusqu’ici, de ses habitudes, et de son indifférence. Ne faudrait-il pas
ici, si nous devions entreprendre une sorte de « réhabilitation » de la séduction, distinguer entre deux
types de comportement, celui du « séducteur » toujours « vil », qui poursuit son propre plaisir aux
dépens d’autrui, et qui, comme le sophiste, fait être le non-être et joue sur le rien, et celui du
« séduisant », de celui ou de celle qui nous attire par une grâce innée, un charme naturel et ignorant
de soi, et à travers lequel se manifesterait plus l’accord de l’être et de l’apparence que leur
11
discorde ?

Bien que ces analyses s’appliquent à la séduction amoureuse, on voit à


quel point elles éclairent deux types d’éloquence : celle qui séduit malgré
elle et dont la beauté tient à un je-ne-sais-quoi que l’orateur lui-même n’a
pas construit, et celle, conçue pour plaire, prête à tout sacrifier à son
objectif. Comment ne pas rattacher cette dernière à l’orateur politique, donc
la voix a pour seul but d’en gagner d’autres, quitte à faire « être le non-
être » ?

Sheshe
Shérazade n’a jamais été mon élève, et pourtant j’ai l’impression de
l’avoir toujours eue.
Dès son entrée en 2de, sa professeure de français m’avait lancé entre
deux portes : « Il faudra que je te parle de Sheshe, c’est un sacré engin ! »

Et c’est vrai que Sheshe, comme je l’appelle depuis ce jour où je ne


l’avais pas même croisée, est un sacré engin. Notamment en termes
d’éloquence.
La première chose que j’ai vue parler chez elle, c’est son corps,
invariablement posté devant la porte de la salle des profs contre un radiateur
qui n’avait pourtant jamais assuré ses fonctions, en quête désespérée d’un
regard sur lequel accrocher sa souffrance adolescente. Ce corps implorant
l’attention lui valut ensuite, et avec sa complicité, le surnom de Phèdre ;
c’est aujourd’hui, cinq ans plus tard, le nom de son chat.

Mais ce n’est qu’en 1re que je connus véritablement Sheshe : lasse de


remporter tous les concours d’écriture auxquels elle se frottait, elle décida
de se mesurer à l’éloquence au sein du concours que j’organisais.

Lorsque Sheshe s’exprimait, c’est tout un chœur qu’on entendait, un


chœur composé de seize années de banlieue mais aussi de livres – peu
importe lesquels, tant que c’étaient des livres. Sheshe a épluché toutes nos
bibliothèques, dont elle imprégnait sa pensée à l’internat, dans la queue de
la cantine, contre le fidèle radiateur devant la salle des profs. Sheshe
mélangeait, avec un naturel qui reste sa marque de fabrique, l’exigence de
la rhétorique antique et, pour reprendre les mots de Joy Sorman appliqués
au rap, « la voix du réel le soir au fond des cités ».
C’est tout cela que l’on entendit par exemple lorsque, du haut de ses
seize ans, elle décida de s’interroger sur les responsables de la situation en
Seine-Saint-Denis :

[…]
La baisse du niveau scolaire ne serait-elle pas plutôt due à un manque de considération de l’État ?
À cet oubli frénétique dont nous sommes la première cible ?
À cette peur du 9-3, qui hante les locaux de l’Éducation nationale ?
Cette peur de nous, vous et moi, toi et lui ?
Cette peur de nos quatre-vingt-dix-huit nationalités, et cette peur d’avouer que nous ne sommes pas
ce qu’ils pensent que nous sommes ?

Nous sommes le second plan,


le Plan B,
ceux qu’on ne nomme qu’à la fin,
ceux dont on ne connaît d’ailleurs pas le nom,
ceux qu’on laisserait volontiers brûler dans un incendie car « après tout il y a déjà assez d’Arabes et
de Noirs en France ».
Je suis de ceux qui « finiront caissiers chez Lidl », ou de ceux qui nettoieront vos halls d’immeuble,
salis par votre ego et votre sentiment de supériorité. […]

L’année prochaine, je ne serai plus là. Et comme dirait le prêtre national du 93, Booba : « C’est pas le
quartier qui me quitteuh, c’est moi j’quitte le quartier. »
Et j’avoue être triste de partir, mais je continuerai à me battre pour vous, toi, lui, maman.

Il n’y a pas que pour sa mère que Sheshe se battait. C’est sans doute
cela que reconnut Christiane Taubira elle-même, lorsqu’elle lui remit le
« prix spécial du jury » du concours d’éloquence qu’elle présidait. Dressée
au milieu de ses concurrentes avocates et business women, Sheshe sortait
tellement du lot qu’elle n’entrait pas même dans un palmarès ; il fallut lui
créer un prix ad hoc.

Elle avait beaucoup de choses à dire, et elle sut construire ses tribunes
pour le faire. Ce qu’elle ignorait probablement en quittant ce département
auquel elle était attachée mais qui la précédait malgré elle, c’est qu’on lui
ferait parfois dire autre chose que ce qu’elle avait décidé. Ainsi, je me
souviens de son vertige lors de son premier cours de théâtre dans une
prestigieuse classe préparatoire, où son enseignant l’avait reçue au sein du
groupe avec ces mots :

Faisons une danse orientale pour accueillir Shérazade.

J’hésite à rendre visible cette phrase, car il est évident qu’elle ne le


mérite pas. Mais c’est la seule manière de montrer la violence qu’on
infligea à Sheshe avant même qu’elle ouvre la bouche : c’est au moment
même où elle pensait avoir vaincu le plus dur qu’elle dut pourtant
l’affronter.

Pendant toutes ses années lycée, quelque chose d’impalpable et


d’indicible me liait déjà à Sheshe ; sans doute était-elle une autre version de
moi, de la lycéenne que j’étais. Pour la première fois de ma vie, j’ai eu
l’étrange sensation de tomber sur moi-même ; elle me parlait, là aussi, sans
le savoir.

Que faire face à son double ? S’y mesurer. Alors, Sheshe et moi nous
sommes inscrites toutes les deux à un absurde concours d’éloquence
organisé par la marque Skoda ; mais, comme d’habitude, c’est elle qui a
gagné.
Aujourd’hui, Sheshe ne parle plus malgré elle. Elle a apprivoisé sa
propre voix et n’a plus besoin d’aucun radiateur obsolète pour soutenir sa
posture. Transfuge sociale, elle est devenue la plus belle représentante d’un
département qui désormais ne la précède plus, mais qu’elle a dompté,
digéré, pour en incarner toute la valeur dans le parcours qui est le sien.

Sheshe ne parle plus malgré elle, elle est devenue porte-parole de


plusieurs causes : les femmes, les homosexuels, les non-binaires, les
transgenres, les banlieusards. Tous ces gens socialement marginaux que,
chaque jour, elle amène avec elle sur le devant de la scène qu’elle a toujours
occupé.

Silence
« La nature a horreur du vide », disait déjà Aristote : sans doute est-ce
pour cela que l’instinct humain nous fait détester les blancs de la
conversation, et préférer les euh à l’interruption, même momentanée, de la
parole. Il est pourtant communément admis que le silence en dit long : mais
alors, comment comprendre que le rien puisse supporter une abondance de
sens, que le silence devienne parfois assourdissant ?

Les connotations associées au silence peuvent être diamétralement


opposées.
Quoi de plus blâmable que de passer un crime sous silence ? À part
l’horreur, que valide un silence complice ? Quelle estime peut-on avoir pour
ceux qui ne nous répondent que par silence radio ? Dans toutes ces
configurations, le silence n’est le signe que de la lâcheté. Ce silence-là
s’achète, car c’est aussi lui qu’on a peur de briser.
Et pourtant, le silence est parfois admirable, comme dans ces marches
silencieuses où se taire est la forme la plus aboutie de l’hommage ; comme
dans ces situations complexes où le silence est d’or. La rhétorique a
d’ailleurs ses figures de silence : l’aposiopèse, qui consiste à s’interrompre
soi-même en cours de phrase, pour laisser à l’interlocuteur la responsabilité
de restituer notre pensée ; la prétérition, qui consiste à attirer l’attention de
l’autre sur ce qu’on ne dira pas.

Les deux visages du silence ne cessent de s’affronter dans le paysage


social : d’un côté, on ne doit plus se taire ; de l’autre, on ne peut plus rien
dire.

Sincérité
Voir : Naturel.

Smiley/Émoticône
e
Les smileys sont nés dans la seconde moitié du XX siècle, dans un
contexte tout à fait différent de celui de l’échange écrit entre deux
personnes. Ce n’est vraisemblablement qu’en 1982 que le smiley :-) fait son
apparition dans un mail – celui de Scott Fahlman, un chercheur américain
qui entendait ainsi faciliter la communication entre collègues en indiquant
les moments de plaisanterie ou d’ironie :

I propose the following character sequence for joke markers :


:-)
Read it sideways. Actually, it is probably more economical to mark things that are NOT jokes. For
this, use :-(

S’il est le plus souvent difficile de mettre des mots sur ses émotions, on
constate en revanche une tendance de plus en plus marquée à utiliser les
émoticônes (néologisme fondé sur émotion et icône), dont la variété est
désormais telle qu’ils expriment bien plus que cela.
Intégrés aux claviers des smartphones, les émoticônes me semblent
avoir plusieurs fonctions, rattachées à une force suggestive plus ou moins
grande.
Fonction illustrative : l’émoji pizza ou pinte de bière accompagnera
ainsi une proposition de dîner.
Fonction réactive : une seule expression de visage peut ainsi se
substituer à toute une exégèse émotionnelle du message de l’autre.
Fonction informative : les deux yeux peuvent ainsi indiquer « J’ai
compris » ou « Je t’ai à l’œil ».
Fonction symbolique : l’aubergine est par exemple la représentation du
sexe masculin et, par extension si j’ose dire, de l’acte sexuel.
Fonction incitative : le biceps est souvent l’équivalent d’un
encouragement (puis, dans un deuxième temps, de félicitations).
De nombreux émoticônes restent toutefois inutilisés : on ne sait pas
quoi en faire, à supposer qu’on sache ce qu’ils représentent.
Voilà qui est paradoxal : les émoticônes prétendent tellement dépasser
les mots qu’ils ont fini par s’abstenir d’avoir un sens.

Sondage
Le fonctionnement des sondages suscite de nombreuses interrogations :
exposent-ils, comme le prétendent leurs créateurs, un condensé des diverses
opinions sociales, ou n’expriment-ils que ce qu’on veut leur faire dire ?

Apparus en France à la fin des années 1930, les sondages ont vocation à
proposer un « baromètre de l’opinion » à partir d’un échantillon de
personnes censées représenter la société dans son ensemble. Mais il
convient d’adopter la plus grande prudence face à ce que disent ces études.

En effet, le simple fait de poser une question est déjà une information en
soi, car les questions posées tournent souvent autour de l’enjeu politique du
moment.
En 2013, le ministère des Solidarités a mené son sondage annuel en
proposant deux formulations différentes pour l’une des questions :

La France consacre environ le quart du revenu national au financement de protection sociale.


Considérez-vous que c’est excessif, normal ou suffisant ?

puis

La France consacre environ le tiers du revenu national au financement de protection sociale.


Considérez-vous que c’est excessif, normal ou suffisant ?

Le nuancier de réponses a été quasiment identique.


L’enjeu était l’évaluation chiffrée, alors que les personnes interrogées ne
répondaient qu’à la nécessité globale du financement de la protection
sociale – sans forcément connaître d’ailleurs la réalité que recouvre la
notion de protection sociale.
Le nuancier de réponses, lorsqu’il est proposé, n’offre précisément pas
la possibilité de la nuance : il est en effet fréquent qu’il n’existe pas d’étape
possible entre le fait d’être plutôt satisfait ou plutôt pas satisfait. Où est dès
lors la voix de ceux dont l’opinion ne s’évalue pas en termes de satisfaction,
et qui n’ont d’autre choix que d’être un peu plus ou un peu moins que ce
qu’ils ne sont pas ?

Parfois, c’est la question elle-même qui est orientée de manière à


infléchir la réponse. C’est en tout cas ce qu’a montré une enquête
d’« Envoyé spécial » en 2017, à partir de deux formulations différentes sur
le sujet des migrants :

• A – Êtes-vous personnellement pas du tout favorable, plutôt peu favorable, plutôt favorable, tout à
fait favorable à l’accueil par la France de milliers de migrants en provenance du Moyen-Orient et
d’Afrique ?

• B – Êtes-vous personnellement […] à l’accueil par la France de familles de réfugiés (hommes,


femmes, enfants) qui fuient la guerre et les massacres en cours dans leur pays d’origine ?

La première formulation obtient 64 % de réponses défavorables, alors


que la seconde, fondée sur une preuve pathétique, n’en obtient que 47 %.
Même type d’écart pour une question portant cette fois-ci sur le déficit
de la Sécurité sociale :

• A – Êtes-vous personnellement pas du tout favorable, plutôt peu favorable, plutôt favorable, tout à
fait favorable à la réduction des dépenses de la Sécurité sociale parce que son déficit serait trop
important (en l’occurrence, un déficit de 3,4 milliards d’euros) ?

• B – Êtes-vous personnellement […] à une diminution des remboursements de certains médicaments


et de certains soins médicaux pour assainir le déficit de la Sécurité sociale ?

Dans ce cas, la première formulation avait obtenu 46 % de réponses


défavorables, contre 71 % pour la seconde. Cette fois, c’est la menace
pesant sur le confort individuel qui avait influencé la décision.
Une telle observation permet de supposer que les sondages n’expriment
que ce qu’on veut leur faire dire. Cela est perceptible aussi en fonction de
l’ordre choisi pour les questions ; ainsi, une étude de l’Institut Lavialle
menée en mars 1990 montre que les réponses varient selon qu’on interroge
d’abord sur le droit de vote des étrangers puis sur la place des mosquées en
France… ou l’inverse. De même, une même question n’obtiendra pas
nécessairement les mêmes réponses selon qu’elle est placée en début ou fin
de questionnaire.

Bref, c’est le principe même du sondage qu’il faut interroger, dans la


mesure où il demande à des gens de répondre à des questions qu’ils ne se
sont pas posées ; on leur demande un avis qu’ils n’avaient pas prévu de
donner.

Les sondages reposent également sur un fantasme identifié par Pierre


Bourdieu dès 1973 : « L’opinion publique n’existe pas. » Le sociologue
montre ainsi que tout sondage repose sur trois postulats tout à fait
contestables :
1. Tout le monde a une opinion.
2. Toutes les opinions se valent.
3. Le fait de poser la même question à tout le monde induit qu’il y a consensus sur tous les
12
problèmes .

Pour Bourdieu, l’opinion publique est un « artefact » qui ne saurait être


réduit à une « sommation purement additive d’opinions individuelles ». Il
n’est ainsi « rien de plus inadéquat pour représenter l’état de l’opinion
qu’un pourcentage ».
L’opinion publique sert ainsi le plus souvent une opinion politique
établie d’avance.

Pendant ce temps, on fait taire ce que Bourdieu appelle l’opinion


mobilisée : elle, en revanche, s’épuise à s’exprimer de son propre chef, mais
dans l’indifférence la plus totale.

Sophiste
Déjà mentionnés à plusieurs reprises dans ce dictionnaire (voir :
Dangers ou Gorgias notamment), les sophistes sont des professeurs de
rhétorique du Ve siècle avant notre ère, dont le métier consiste à enseigner
l’art de bien parler quel que soit le sujet – et indépendamment de toute
conviction.
Le Gorgias de Platon montre à travers la figure du personnage éponyme
à quel point le sophiste est à mille lieues du philosophe, notamment en
raison de son mépris du savoir et de la vérité. La parole qu’enseigne le
sophiste est essentiellement performative : elle fait agir plus qu’elle
n’exprime véritablement quelque chose.
Dans la langue française actuelle, les sophistes ne survivent plus que
dans la teneur fallacieuse des sophismes ou dans la complexité inutile des
arguments sophistiqués… ainsi que dans un certain nombre de ce que David
Graeber appelle les bullshit jobs 13.

Souvenir
Voir : Madeleine.

Stand-up
Comme son nom l’indique, le stand-up fait son apparition aux États-
Unis, il y a plus d’un siècle ; il s’inscrit également dans la tradition
française plus large des humoristes et des one-man-shows.

L’éloquence du stand-up consiste à feindre l’improvisation, à travers un


discours « à sauts et à gambades » qui fait parfois passer le locuteur d’un
sujet à un autre sans lien apparent. Il s’agit pour lui de travailler un naturel
constitué à la fois d’anticipation et d’adaptation aux réactions du public.

Le stand-up, popularisé en France par le Djamel Comedy Club


notamment, trouve ses prémices dans les sketches d’un Devos ou d’un
Desproges, par exemple. Une de ses caractéristiques consiste en la rupture
du sacro-saint quatrième mur : autrement dit, l’humoriste ne feint plus de
tenir un discours devant un public absent, mais brise au contraire l’illusion
théâtrale pour s’adresser directement aux spectateurs et les faire interagir
avec lui.
S’il faut trouver un fil rouge aux formes ancestrales et héritières du
stand-up, c’est probablement l’humour politiquement incorrect, bien que ce
dernier ait changé de portée. Il a toujours existé dans ces sketchs un
décalage quasi burlesque entre les propos et le ton adopté : faire rire est à la
fois la priorité et le prétexte pour faire réfléchir. Pas de grand changement,
donc, depuis le castigat ridendo mores – corriger les mœurs en riant – de
Molière.

En revanche, la particularité des humoristes de stand-up postérieurs aux


années 2000 est qu’ils sont à la fois locuteurs ET cibles du politiquement
incorrect. Les minorités ne sont ainsi plus seulement les souffre-douleur du
verbe comique : elles sont aussi, en tant que telles, productrices de ce
discours. Il peut s’agir de minorités ethnoraciales (Djamel Debbouze,
Djimo, Redouane Bougheraba, Amine Radi), mais aussi de femmes
(Florence Foresti, Blanche Gardin, Camille Lellouche, Alison Wheeler).
Les « blagues » à fondement raciste ou sexiste sont ainsi assumées par
celles et ceux qui en font les frais. Ils entendent, par une forme de
réflexivité, faire prendre au public le recul nécessaire par rapport aux
discours stéréotypés que subissent les minorités. Le pari est audacieux,
c’est-à-dire à la fois admirable et risqué – en dehors des publics acquis.

Stress
Voir : Momo ; Teodora.

Style
Très tôt, Aristote s’attaque aux défauts de ce qu’il appelle la froideur du
style : curieusement, il n’entend pas par là l’absence d’émotion ou la
platitude, mais au contraire l’exagération, ou une affection démesurée
(voir : Affecté [style]). Il s’attaque ainsi aux mots doubles (« le ciel aux-
mille-visages »), à l’abondance de métaphores ou à l’usage d’épithètes trop
nombreuses – utilisées comme « aliments » et non comme
« assaisonnement ».
Dès l’Antiquité donc, le verbiage est proscrit, tel un obstacle à
l’émotion de l’auditoire : c’est une affaire, pour reprendre les termes de
Gilles Siouffi, de « ressenti oratoire ».
On retrouve la trace de cette critique dans le traité du Pseudo-Longin,
Du sublime, vraisemblablement écrit au Ier siècle ; le style froid est alors
l’équivalent de ce que Boileau traduit par « style puéril » :

Qu’est-ce donc que la puérilité ? N’est-ce pas, évidemment, une pensée pédante, laquelle, pour être
recherchée, aboutit à la froideur ? C’est le travers où glissent ceux qui visent le rare, l’apprêté et
14
surtout l’agréable et qui donnent dans le faux brillant et l’affectation .

L’Antiquité – et par la suite le siècle classique – abordait la question du


style à travers celle de ses vices, perçus comme des repoussoirs par rapport
à l’idéal du style sublime.
Ce dernier, théorisé par le Pseudo-Longin, se caractérise par une
maîtrise oratoire telle que les artifices rhétoriques passent inaperçus :

La meilleure des figures paraît alors être celle qui se cache et qui fait oublier son existence. […] Il en
est presque comme de ces lumières indécises qui disparaissent baignées par le soleil : les artifices de
15
la rhétorique rentrent dans l’ombre quand la grandeur les environne .

Pour Cicéron, le style sublime est l’un des trois genres, avec le simple et
le tempéré : « grandeur, richesse, force, magnificence ; tels sont les attributs
du genre sublime ». Il le définit comme « une éloquence qui se saisit des
âmes, et les remue en tous sens ; qui brise ou pénètre, et qui, souveraine de
l’opinion, impose des idées nouvelles, et détrône celles qui régnaient ».
Mais ce qui compte avant tout pour Cicéron, c’est la juste mesure :

Combien en effet il est peu séant, quand on parle d’écoulement d’eaux devant un juge unique,
d’employer de grands mots et des lieux communs, et sur la majesté du peuple romain de ne penser
16
qu’à la simplicité et à la précision !

Pour Quintilien également, le style doit s’adapter à l’orateur et à la visée


du discours : on ne parle pas aux princes comme aux autres.

e
Ce n’est qu’à la fin du XVII siècle que Richelet établit dans son
Dictionnaire (1680) un lien entre le style et l’idiosyncrasie, l’individualité :

STYLE. Ce mot se dit en parlant de discours. C’est la manière dont chacun s’exprime. C’est
pourquoi il y a autant de styles que de personnes qui écrivent.

Buffon, lors de son discours de réception à l’Académie française de


1753, va plus loin en disant que « le style est l’homme même ».
C’est de plus en plus cette vision personnelle du style qui domine, dans
la lignée du je-ne-sais-quoi du siècle classique, qui échappait – comme son
nom l’indique – à tout critère définitionnel. Il y a dans le je-ne-sais-quoi
tout le caractère insaisissable d’un style qui plaît.
Mais le style pour le style – comme le pratique par exemple Queneau
dans le format de l’exercice – ne saurait suffire. C’est ce que rappelait
Buffon en opposant deux styles d’auteurs :

17
Le style doit graver des pensées : [certains auteurs] ne savent que tracer des paroles .

Tel est donc le délicat défi auquel est confronté l’orateur : mettre en
forme un propos qui instruise, mais sans l’encombrer. Car Aristote le disait
déjà :

18
Jeter ainsi les mots à la tête de qui comprend, c’est obnubiler la clarté .

On retrouve alors la distinction précédemment étudiée entre un discours


séduisant – dont le charme opère par une forme de je-ne-sais-quoi – et le
discours séducteur qui, sans vouloir jouer avec les mots d’Aristote, enfume
un peu trop.

Sublime
Voir : Style.

1. Jacques-Bénigne Bossuet, « Oraison funèbre du révérend père Bourgoing, supérieur


général de la congrégation de l’Oratoire », 20 décembre 1662.
2. « Sermon sur la parole de Dieu », 1661.
3. Idem.
4. Op. cit.
5. « Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, infante d’Espagne, reine de France et
de Navarre », 1er septembre 1683.
6. Jacques-Bénigne Bossuet, « Oraison funèbre de très-haute et très-puissante princesse
Anne de Gonzague de Clèves, princesse palatine », 9 août 1685.
7. Tobie Nathan, Jean-Luc Swertvaegher, Sortir d’une secte, Les Empêcheurs de penser en
rond/Le Seuil, 2003.
8. Henry Riecken, Leon Festinger et Stanley Schachter, L’Échec d’une prophétie, PUF,
1993.
9. Homère, Iliade-Odyssée, op. cit.
10. Homère, Iliade-Odyssée, op. cit.
11. Françoise Dastur, Amour et séduction. Une approche phénoménologique, conférence
de 2001.
12. Ces postulats ont d’abord été exposés dans une conférence en janvier 1972, puis
publiés dans Les Temps modernes, no 318, janvier 1973.
13. David Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens qui libèrent, 2018.
14. Du sublime, op. cit.
15. Idem.
16. Cicéron, L’Orateur, op. cit.
17. Discours prononcé à l’Académie française le 25 août 1753.
18. Aristote, Rhétorique, livre III, trad. M. Dufour et A. Wartelle, Les Belles Lettres, 1989.
Tajwîd
J’ai appris il y a peu l’existence du ‫َتْج ِويد‬, le tajwîd, dont le nom signifie
« embellissement », et qui désigne la lecture psalmodiée du Coran. Il
s’oppose au ‫َتْر تيل‬, le tartîl, qui renvoie quant à lui à une récitation lente et
qui incite à la réflexion.

Le tajwîd peut donc être vu comme une discipline qui vise à parfaire la
lecture du Coran, en donnant à chaque lettre son point d’articulation
(makharij al-hourouf) et ses caractéristiques (sifât al-hourouf), sans
exagération et avec douceur, conformément à ce que l’ange Djibril a révélé
au Prophète : le texte sacré ne peut en effet être lu comme n’importe quel
autre, et il faut être au plus proche de la parole révélée. Plusieurs sourates
insistent sur ce point, notamment le verset 121 de la sourate Al-Baqara :

1
Ceux à qui Nous avons transmis le Livre le récitent de la meilleure façon, ceux-là y croient .

Le tajwîd est donc extrêmement codifié pour donner au Coran toute sa


valeur : il s’apprend en présence d’une oreille compétente, capable de
repérer à la fois ce qu’on appelle les fautes évidentes et les fautes subtiles.
L’éloquence du Coran est indissociable de la manière dont on le lit ;
c’est pour cela que certaines éditions du texte sacré incluent les règles du
tajwîd, avec un code couleur indiquant point d’articulation et longueur de
prononciation, et un espace parfois plus marqué entre les mots pour éviter
des pauses malvenues. Le respect de ces différentes règles relève
indéniablement de l’art, comme le montrent ces quelques exemples :

Rose = allongement vocale de la voyelle fatha en 4 temps (souvent lorsqu’il est avant un hamza).

Bleu marine = qalqala (vibration explosive de la lettre lorsqu’elle porte la voyelle soucoun ou
lorsque c’est la dernière lettre du verset dans certains cas).

Orange = allongement du temps (2 temps ou 4 temps) pouvant aller jusqu’à 6 temps. La lettre
orange est souvent l’avant-dernière lettre du verset. Ce type d’allongement permet aussi d’embellir
la lecture ou d’avoir une lecture douce.

Bleu foncé = emphatisation de la lettre (le fond de la langue remonte au palais pour exercer un son
d’« ogre »).

J’ai toujours été étonnée par le fait que la musique puisse être
condamnée par certaines branches radicales de l’islam, compte tenu de la
précision des règles de cantillation du Coran, dont la lecture a toujours été
pour moi un chant – bien qu’il n’ait rien à voir avec le ghinâ’, le chant
profane.

Talent
Vous inquiétez pas madame, au pire j’irai au talent.

Cette expression a une cote incroyable chez mes élèves depuis quelques
années, bien qu’il soit, me semble-t-il, détourné de son sens. Y aller au
talent signifie pour eux « sans réviser », avec leurs seules capacités, qu’ils
croient innées et ne jugent pas nécessaire de nourrir. Au risque de les
décevoir, je ne manque jamais de leur rappeler qu’une telle stratégie est
invariablement vouée à l’échec, précisément parce qu’elle n’a rien à voir
avec le talent.

Quintilien le disait déjà : le talent oratoire est avant tout affaire de


travail, d’exercice, d’habitude :

Ce n’est qu’en écrivant beaucoup et en écrivant bien que l’orateur se forme à parler, au point de
donner à des paroles improvisées la couleur d’une composition écrite ; ce n’est enfin qu’en écrivant
beaucoup qu’on parvient à parler beaucoup ; car c’est surtout par l’habitude et l’exercice qu’on
acquiert la facilité : pour peu qu’on s’arrête, non seulement l’imagination perd de sa promptitude,
2
mais cela va même jusqu’à l’engourdissement .

Nous sommes ici bien loin de ce qui s’apparente plutôt chez mes élèves
à de l’improvisation.

L’un des textes fondateurs sur la question du talent est la préface de


Pierre et Jean, écrite par Maupassant, et dans laquelle il rapporte des
conseils que lui aurait donnés Flaubert :

– Le talent est une longue patience. – Il s’agit de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez
longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il
y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec
le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient
un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine,
demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun
autre arbre et à aucun autre feu.
3
C’est de cette façon qu’on devient original .
Ainsi, le talent peut dépendre d’une disposition naturelle ; mais il ne
peut pleinement s’exprimer si on n’associe pas à cette disposition une
originalité qui, elle, ne s’acquiert que par une observation minutieuse du
monde et un travail persévérant.
Dans le domaine oratoire, sans doute le talent tient-il à une autre
manière de dire les choses, en respectant néanmoins les exigences antiques
de clarté et de simplicité ; il ne s’agit donc pas de sacrifier le naturel à
l’obscurité, pour pouvoir être original. Sur ce point, Maupassant préconise
un travail syntaxique plutôt que lexical :

Ayons moins de noms, de verbes et d’adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases
différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes
4
savants .

Il en va donc du talent comme du style sublime : moins il se montre,


plus il a de valeur.
Tarot
Longtemps ignorante de la chose, j’ai été initiée il y a quelque temps au
tarot. J’aimerais ici dire quelques mots de l’éloquence des cartes, car parmi
les discours auxquels les gens accordent du crédit figure indéniablement la
parole divinatoire.

Je m’en tiendrai aux arcanes majeurs, c’est-à-dire un ensemble de vingt-


deux cartes allégoriques numérotées qui, conformément à l’étymologie du
mot arcane, révèlent ce qu’il y a de plus caché en nous. Le tirage de ces
cartes est censé aider à la connaissance de soi, et l’ordre croissant des
chiffres marque la succession des étapes dans ce travail de connaissance :
ainsi le personnage du Mat, non numéroté, marque l’étape initiale où l’on
ne sait rien, tandis que la carte du Monde indique une compréhension de soi
absolue et éveillée.
Chaque arcane majeur a un sens plus ou moins établi, qui varie lorsque
la carte est tirée à l’envers ou en position de problème, c’est-à-dire quand la
question induit un problème pour celui qui la pose. Mais ce n’est pas ici le
sujet.
Quand je tire les cartes à quelqu’un, je commence toujours par lui
demander de me dire ce qu’il voit sur la carte allégorique, car je trouve que
c’est un élément important pour ma propre interprétation du tirage ; et je
constate souvent que les cartes, dont le sens me semble pourtant, à moi, très
clair, ne disent pas la même chose à tous.
Certaines font consensus : c’est le cas par exemple de la Justice, de la
Force ou encore du Chariot. J’imagine que cela s’explique parce que d’une
part les concepts sont clairs, et d’autre part les attributs allégoriques sont
connus (balance, couronne, lion).
Mais d’autres donnent lieu à des interprétations visuelles totalement
opposées au sens de la carte.
Ainsi, sans doute pour une raison de connotation, la Mort fait
systématiquement apparaître l’angoisse dans le regard. Pourtant, avec le
numéro 13, elle représente une étape assez avancée de la connaissance de
soi : pagayant au milieu des cadavres – parmi lesquels figurent
d’ostentatoires figures de pouvoir –, la Mort symbolise le renouveau, la
transformation, la transition vers une nouvelle approche de soi.
De même, la carte du Pendu ne manque pas d’inquiéter, alors que
l’illustration est très claire : attaché par une seule jambe, le pendu est en
posture méditative et affiche un regard serein – la sérénité de ceux qui se
sont dépouillés de tout ce qui encombre, et qui n’ont pas la main sur les
problèmes du moment.
Mais la carte la plus polysémique du point de vue de l’interprétation
reste celle de la Maison Dieu, où d’aucuns ne voient que la représentation
de l’effondrement d’une tour, par les fenêtres de laquelle les gens se jettent,
tandis que d’autres voient dans ces corps tombant la souplesse de
saltimbanques dansant au milieu de couleurs vives. Le sens de la Maison
Dieu inclut en réalité ces deux significations, mais il est important de ne pas
les dissocier : la carte indique en effet un renouveau consécutif à un
effondrement.
Il y a donc pour moi une double éloquence des cartes, constitutive de
tout tirage : ce qu’elles disent, et ce que le « client » croit qu’elles disent.
L’intérêt de la cartomancie est de ne produire qu’un seul discours à partir de
ces deux-là.

Tchatche
On ne le dira jamais assez : la langue est l’un des plus grands
révélateurs des inégalités sociales. Ainsi, une même réalité peut être
désignée de deux façons différentes, en fonction du locuteur.

J’ai précédemment parlé de la logorrhée, définie comme un flot


ininterrompu de paroles. Peut-être aurais-je dû préciser que l’application de
ce mot était réservée aux cadres supérieurs et autres intellectuels qui
tiennent le crachoir et se perdent dans les méandres du mansplaining, qui
consiste quant à lui à expliquer aux autres (souvent des femmes) ce qu’ils
(elles) savent déjà.
La même prise de parole débordante chez un jeune de banlieue ou chez
un camelot vendeur d’éponges magiques sur le marché sera plus volontiers
appelée tchatche.

On sait bien que la véritable synonymie n’existe pas, et qu’on peut au


mieux parler de parasynonymie, c’est-à-dire de sens proches mais séparés
par des nuances de connotation. En l’occurrence, logorrhée et tchatche ne
portent pas avec eux le même imaginaire, ne serait-ce que parce que le
premier affiche une étymologie savante.

Je pense qu’on peut même aller plus loin : tandis que la logorrhée est
une occupation de l’espace de parole qui traduit une posture de domination,
la tchatche, elle, peut être vue comme une tentative de prendre sa place sur
une scène sociale et linguistique où cette place n’est jamais définitivement
acquise.

Tchip
Élément de communication non verbale très répandu chez mes élèves,
le tchip est originaire d’Afrique de l’Ouest, mais aussi des Antilles. Il s’agit
d’un bruit de succion qui mobilise à la fois l’action de la langue et des
lèvres.

Christiane Taubira le définit comme un « concentré de dédain ». Je crois


en effet que l’expression du mépris est le seul point commun entre tous les
contextes d’utilisation du tchip, qui sont en extension constante.
Dans ses formes les plus virulentes, le bruit s’accompagne d’un
détournement de la tête qui souligne de manière visuelle à quel point
l’interlocuteur n’est pas digne d’estime.

J’ai le souvenir de quelques remises de bulletin où la mère ne daignait


pas même prononcer un mot pour marquer sa désapprobation et se
contentait, droite comme un i et le regard fixé ni sur son enfant ni même sur
moi, d’émettre un tchip. Toute tentative de croiser son regard se soldait,
pour l’enfant, par un cuisant échec. La mère finissait par se lever, faisant
glisser le bulletin jusqu’au bord de la table pour le prendre du bout des
doigts, et quittait la salle, toujours sans un regard pour celui qu’elle laissait
noyé de honte.

En cours, les causes du tchip sont variées et, je dois l’avouer, parfois
plus difficiles à saisir : le stylo est tombé par terre ? Tchip. Le voisin n’a pas
de Tipp-Ex ? Tchip. Le ciel se couvre ? Tchip. Je ne laisse pas distribuer les
polys ? Tchip. Je ne suis pas absente demain ? Tchip. Je suis absente
demain ? Tchip. On est lundi, mardi, mercredi, jeudi ou vendredi ? Tchip.
Maupassant et Molière ne se sont jamais connus ? Tchip. Phèdre meurt à la
fin ? Tchip.
La seule chose qui permet de s’y retrouver (un peu), c’est
éventuellement la longueur du tchip, qui exprime une contrariété ou un
désespoir plus ou moins marqués.

L’éloquence du tchip tient donc sans doute à ce qu’il est devenu capable
de marquer à lui seul absolument toutes les gammes de la désapprobation –
sans que le mépris soit nécessairement marqué envers la personne de
l’interlocuteur.
À titre personnel, j’ai une petite préférence pour ce que j’appelle
l’autotchip et qui me fait toujours autant rire. L’autotchip, lorsqu’il est
pratiqué par les élèves, me dispense d’exprimer ma propre désapprobation :
l’élève se tchipe lui-même suite à une intervention absurde ou une réponse
fausse, qu’il accompagne le plus souvent d’un « mais chuis un gueudin
moi ! ».

Teodora
Teodora a été mon élève en pleine épidémie de COVID : je n’ai donc
jamais vu sa bouche et ne l’ai jamais vue parler.
Mi-septembre, elle avait choisi de m’informer par écrit que prendre la
parole la terrorisait. Elle m’avait envoyé, je m’en souviens : « L’oral est
mon tue-tout. » Je me suis dit que quelqu’un qui savait aussi bien décrire les
choses ne pouvait pas être en difficulté pour les dire.
D’habitude, je sais repérer les élèves timides dès le jour de la rentrée.
L’étymologie de ce mot, timide, le rattache à une peur que j’essaie toujours
d’identifier chez les nouveaux élèves, pour tenter de l’endiguer au plus vite.
Mais dans cette classe-là je n’avais rien senti de particulier dans les quinze
premiers jours de cours. Je n’avais par ailleurs pas encore associé tous les
visages aux prénoms correspondants. Pour l’ensemble de ces raisons, je ne
voyais pas qui était Teodora.

Alors je me souviens d’avoir cherché cette élève dans le trombinoscope


de la classe, car ce que je lisais sous sa plume ne correspondait pour moi à
aucune attitude au sein de ce groupe. Quand son visage s’est affiché, les
bras m’en sont tombés : je reconnaissais parfaitement ce regard perçant que
déjà je ne cessais de croiser en cours, et qui savait sourire aussi bien que
n’importe quelle bouche. En quinze jours, j’avais déjà entendu des dizaines
de fois la voix de Teodora, qui levait la main en permanence. Ce ne pouvait
pas être elle.
Et pourtant. Après quinze ans d’enseignement, j’ai découvert qu’il
existe une timidité qui, pour se protéger, parvient à se dissimuler elle-
même. La stratégie de survie de Teodora consistait à se jeter à l’eau pour ne
pas être prise au dépourvu, ni sommée de parler sans s’être elle-même
préparée pour le faire. Elle passait son temps à participer pour éviter d’être
interrogée.
La timidité a tout à voir avec l’oral : Teodora me parlait beaucoup, mais
elle le faisait à l’écrit. Elle savait alors expliquer ce qui se passait en elle
chaque fois qu’en classe elle entendait son prénom comme une invitation à
s’exprimer. Un permanent sentiment d’échec, tandis que ses enseignants, de
leur côté, se réjouissaient de sa participation active. Je n’ose imaginer à
quel point ce décalage a pu être vertigineux pour elle.
Mais Teodora avait-elle tort, finalement ? N’y a-t-il pas quelque chose
d’absurde – voire de violent – dans le fait d’imposer à quelqu’un qui ne le
souhaite pas de prendre la parole ? Voit-on cela en dehors du cadre
scolaire ? Et puisque cela n’existe nulle part ailleurs, alors à quoi
exactement prépare-t-on nos élèves en les forçant à parler quand bon nous
semble ?
Cela fait plusieurs années que mes collègues et moi avons fait
disparaître de nos appréciations l’aberrant Participez davantage, rabâché
année après année aux élèves réservés. Certains verbes n’ont définitivement
aucun sens à la forme impérative : joue, souris, participe.
Et puis il y a mille façons de participer. Teodora ne cesse de parler, mais
d’une manière que le cadre scolaire n’a pas prévue. À la fin de l’année, elle
ne m’a pas dit au revoir ; elle m’a écrit qu’elle était désolée d’être partie
comme une voleuse.
La timidité des uns est aussi la responsabilité des autres : sans doute
faut-il laisser de la place aux timides, au lieu de leur en octroyer une de
force, contre leur gré. Sinon leurs carapaces se multiplient : d’abord celle de
la réserve, puis celle qui doit faire oublier la première.
Si la timidité avait un visage, Teodora dirait probablement que c’est le
sien. Mais ce que j’ai appris grâce à elle, c’est que précisément la timidité
n’a pas de visage.

Timidité
Voir : Teodora.

Tonalités
La tonalité d’un texte, auparavant et parfois appelée registre, désigne
l’impression dégagée par ce texte, l’effet qu’il fait sur le lecteur.
Dans le cadre d’un discours, il est particulièrement important que l’effet
ressenti par le lecteur soit identique à l’effet voulu par l’orateur : en effet,
les paroles sont dans ce cas entendues au moment même où elles sont
formulées, sans possibilité de prise de recul interprétatif.
Parmi les principales tonalités d’un discours, on compte le pathétique,
qui a vocation à susciter la compassion, voire la pitié, de l’interlocuteur. On
en trouve d’illustres exemples chez Homère, notamment dans le discours
d’Andromaque à Hector, où elle tente de le dissuader de partir :

Époux infortuné ! ta fougue te perdra. Tu n’as nulle pitié de ton fils tout petit, ni de mon deuil, à moi,
qui serai bientôt veuve. Oui, bientôt, se jetant tous ensemble sur toi, les Argiens te tueront. Il vaudrait
mieux pour moi, quand je ne t’aurai plus, descendre sous la terre : lorsque la destinée aura tranché ta
vie, je n’aurai plus de réconfort, rien que des peines !
Déjà sont morts mon père et mon auguste mère. […] Maintenant donc, allons ! nous prenant en pitié,
5
reste ici sur le mur. Ne rends pas orphelin ton fils, ta femme, veuve !

Le recours au pathétique est un excellent support du genre délibératif,


dans la mesure où il sert à la fois l’exhortation et la dissuasion. C’est par
exemple le choix fait par Victor Hugo dans son discours sur la misère
prononcé à l’Assemblée nationale le 9 juillet 1849 : le meilleur moyen de
rendre sensible l’auditoire à ladite misère, c’est bien de la peindre telle
qu’elle est. Le pathétique est dans ce cas précis un moyen d’immersion dans
le réel, au service de l’exhortation :

Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il
y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle,
hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit
pour vêtement, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin
des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures s’enfouissent toutes vivantes pour échapper
au froid de l’hiver.

Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base
l’ordre moral consolidé !

L’autre grande favorite des discours, c’est la tonalité épidictique,


consacrée à l’éloge et au blâme, et qui fait l’objet d’une entrée
spécifique dans ce dictionnaire : la volonté de célébrer ou au contraire
condamner quelqu’un est souvent à l’origine de la décision même de
prendre la parole.

On pourra aussi avoir recours aux tonalités comique, satirique (fondée


sur une critique moqueuse) ou épique (pour exalter les exploits d’un héros).
L’ironie n’est pas toujours considérée comme une tonalité, mais parfois
comme un simple procédé ; il est pourtant indispensable de savoir détecter
l’ironie d’un texte, au risque de comprendre l’exact inverse de ce qui est dit
et de se retrouver en situation d’échec herméneutique.
L’approche des textes en fonction de leur tonalité a été longtemps
privilégiée dans l’enseignement. Aujourd’hui elle est quelque peu remise en
question, car trop rigide pour rendre compte de la multiplicité des effets
oratoires d’un même discours.

Tonton facho
Le tonton facho n’est qu’un exemple de tous ceux dont l’intervention
verbale a le don de pourrir n’importe quel dîner (de famille, en général).

Si vous avez la chance de ne pas avoir de tonton facho, sans doute avez-
vous la version lubrique, complotiste, ou encore paternaliste.

Je fais ici allusion à un type de prise de parole hors pair, qui suit un
protocole très strict :
– ne parler que quand personne n’a rien demandé ;
– couvrir le total additionnel de tous les convives en termes de
décibels ;
– s’agiter comme un épouvantail dans la tempête ;
– adopter le ton très assuré de celui qui n’a pour autorité que lui-même ;
– tourner en boucle sur un seul et unique sujet.
Il existe ensuite, pour chacun de ces critères, un nuancier assez varié ;
mais chacun a sa petite marque de fabrique. Certaines répliques,
malheureusement non apocryphes, sont ainsi passées à la postérité : « Je ne
suis pas raciste mais faudrait quand même limiter l’immigration »,
« Réveillez-vous les moutons ! », « On peut plus mettre une main au cul
sans se prendre une plainte pour viol », « Tu sais pas ça ? Ah oui c’est vrai
que tu tètes encore ta mère. »

Ne nous méprenons pas : la place (physique et sonore) qu’occupent ces


tristes individus est inversement proportionnelle à leur éloquence. Répétant
inlassablement qu’« on ne peut plus rien dire », ils ne semblent pourtant pas
gênés par l’envahissement permanent de l’espace de parole.
Si le dîner n’était que presque parfait, c’est toujours leur faute : c’est
pourquoi il importe de savoir les repérer au plus vite, afin de fuir leur
voisinage à table.

Heureusement qu’il existe des films comme Festen pour rappeler que
parfois, quand même, la parole peut changer de camp.
Types de discours
Voir : Genres de discours.

1. Le Coran, trad. M. Chebel, op. cit.


2. Institution oratoire, livre X, op. cit.
3. Pierre et Jean (1888), GF, 2008.
4. Guy de Maupassant, Pierre et Jean, op. cit.
5. Homère, Iliade-Odyssée, op. cit.
Vaugelas, Claude Favre de
Le nom de Vaugelas est très peu connu de nos jours, et pourtant cet
auteur a joué un rôle fondamental au siècle de Malherbe. Il est immortalisé
notamment dans Les Femmes savantes de Molière (1672), à travers la
bouche de Philaminthe :

Elle a, d’une insolence à nulle autre pareille,


Après trente leçons, insulté mon oreille,
Par l’impropriété d’un mot sauvage et bas
Qu’en termes décisifs condamne Vaugelas.
Au XVIIe siècle, Vaugelas est le principal représentant des Remarqueurs,
c’est-à-dire des grammairiens qui ont vocation à fixer les lois du bon usage.
Dans sa préface à ses Remarques sur la langue française publiées en 1647,
Vaugelas défend une posture d’observateur plus que de prescripteur :

C’est pourquoi ce petit ouvrage a pris le nom de Remarques et ne s’est pas chargé du frontispice
1
fastueux de Décisions ou de Lois ou de quelque autre semblable .

Trop puriste aux yeux d’un La Mothe Le Vayer, Vaugelas dessine les
contours du bien écrire et du bien parler, à partir de « l’usage de la Cour et
du grand monde ». La meilleure façon de parler s’apprend donc, pour
Vaugelas, auprès de l’élite :

Il y a sans doute deux sortes d’usages, un bon et un mauvais. Le mauvais se forme du plus grand
nombre de personnes qui presque en toutes choses n’est pas le meilleur, et le bon au contraire est
composé non pas de la pluralité mais de l’élite des voix, et c’est véritablement celui que l’on nomme
2
le maître des langues, celui qu’il faut suivre pour bien parler .

Cette élite se compose, pour le Remarqueur, de « la plus saine partie de


la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs
du temps ».
Deux exigences dominent, qui sont celles de tout le siècle classique : la
pureté et la netteté. La première est l’autre nom du bon usage, tandis que la
seconde consiste à s’exprimer clairement, loin des « figures monstrueuses »
qui enflent inutilement l’éloquence. L’obscurité et l’équivoque, comme
chez beaucoup d’auteurs classiques, sont à proscrire.
C’est donc l’usage – lorsqu’il est bon – qui constitue la norme, étant
entendu que « l’usage fait beaucoup de choses par raison, beaucoup sans
raison, et beaucoup contre raison ». Vaugelas multiplie les métaphores
attestant la tyrannie de l’usage auquel « il ne faut pas laisser de se
soumettre ». C’est indéniablement le fil rouge de ses Remarques, comme on
le voit par exemple à l’entrée « Voire même » :

J’avoue que ce terme […] a tant de force pour imprimer ce en quoi on l’emploie ordinairement que
n’en avons point d’autre à mettre en sa place qui fasse le même effet. Néanmoins, il est certain qu’on
3
ne le dit plus à la Cour, et que tous ceux qui veulent écrire purement n’en oseraient user .

Ou encore à l’entrée « Magnifier » :

Ce mot est excellent et a une grande emphase pour une louange extraordinaire. […] Mais il faut
avouer qu’il vieillit et, qu’à moins que d’être employé dans un grand ouvrage, il aurait de la peine à
passer. J’ai une certaine tendresse pour ces beaux mots que je vois ainsi mourir, opprimés par la
4
tyrannie de l’usage .

Il s’exprime également sur des tournures syntaxiques au service de la


netteté de la langue. Aussi condamne-t-il, par exemple, ce qu’il appelle les
constructions louches, à partir de l’exemple suivant :

« Germanicus (en parlant d’Alexandre) a égalé sa vertu et son bonheur n’a jamais eu de pareil. » […]
On appelle cela une construction louche parce qu’elle semble regarder d’un côté et elle regarde de
5
l’autre […].

En effet, on a d’abord l’impression que le segment « et son bonheur » se


rattache à vertu (« sa vertu et son bonheur »), alors qu’il ouvre en réalité sur
une seconde proposition (« et son bonheur n’a jamais eu… »).
Vaugelas explique que l’erreur sur la première interprétation est
désagréable pour l’auditoire ; il met par ailleurs en avant le critère de
l’oreille en suggérant une autre formulation :

On dira que c’est un raffinement de peu d’importance, mais puisqu’il ne coûte pas plus de le mettre
d’une façon que d’autre, pourquoi choisir la plus mauvaise et celle qui sans doute blessera une oreille
6
tant soit peu délicate ?
On ne manquera pas de souligner le rôle que Vaugelas assigne aux
femmes dans l’établissement du bon usage, par exemple au sujet de
l’expression « vomir des injures » :

Je suis obligé de dire qu’à la Cour ce mot est fort mal reçu, et particulièrement des dames à qui un si
7
sale objet est insupportable .

Il faut dire que la supposée délicatesse des femmes était pour lui un
argument récurrent du bel usage, bien qu’il soit teinté de misogynie.
On a également pu reprocher à Vaugelas le fait de se conformer au
« goût du moment » et de ne pas inscrire le bon usage dans une perspective
plus érudite, qui tiendrait compte de l’évolution des mots en diachronie,
c’est-à-dire dans l’histoire.
Quoi qu’il en soit, il a pris sa tâche très au sérieux, et ses Remarques
restent un texte de référence. On raconte même qu’au moment de mourir il
aurait déclaré :

Je m’en vais, je m’en vas, l’un et l’autre se dit ou se disent.

Veil, Simone
Simone Veil a eu une vie de parole, qu’elle a construite autour de sa
double autorité de femme et de rescapée du camp d’Auschwitz.

Sa maîtrise des codes oratoires s’explique peut-être en partie par sa


formation en droit, rapidement abandonnée pour les concours de la
magistrature. Son parcours est déjà exemplaire pour celui d’une femme, à
l’époque : direction de l’administration pénitentiaire, première femme à
siéger au conseil d’administration de l’ORTF, ministre de la Santé,
présidente du Parlement européen, membre du Conseil constitutionnel.

Mais, si elle a autant pris la parole, sans doute est-ce surtout parce
qu’elle avait l’impression que les camps avaient condamné les Juifs au
silence, même après la libération. C’est ce qu’elle déclare à Berlin en 2004 :

« Qu’ils vivent, soit, mais qu’ils se taisent », semblait nous dire le monde hors du camp.

Présidente de la fondation consacrée à la mémoire de la Shoah, Simone


Veil avait l’éloquence du témoin vivant. Par la parole, elle est devenue l’une
des architectes de cette mémoire, elle qui, selon Jean d’Ormesson,
prétendait qu’il ne suffisait pas d’avoir été malheureuse dans un camp pour
être décorée de la Légion d’honneur.

Alors Simone Veil a beaucoup parlé, notamment aux dates anniversaires


de la libération des camps. Le témoignage restait le meilleur rempart contre
l’oubli :

Le camp libéré, cela voulait dire que les chambres à gaz ne tournaient plus, que les trains n’arrivaient
plus, que les ordres implacables s’étaient enfin tus. La machine infernale s’arrêtait, elle qui avait
8
tourné à plein régime les derniers mois, avec une cadence implacable .

Sa parole était aussi pour les Justes, ces femmes et ces hommes qui ont
souvent risqué leur vie pour sauver celles de centaines de Juifs. C’est grâce
à eux, dit-elle lors d’une cérémonie d’hommage en 2007, que cette partie-là
de l’histoire est écrite :

Les Justes de France pensaient avoir simplement traversé l’Histoire. En réalité, ils l’ont écrite. De
toutes les voix de la guerre, leurs voix étaient celles que l’on entendait le moins, à peine un murmure,
qu’il fallait souvent solliciter. Il était temps que nous les entendions. Il était temps que nous leur
exprimions notre reconnaissance.
Si la voix était pour elle l’instrument du témoignage, elle a toujours été,
aussi, celle du combat pour les droits des femmes. Là encore, elle a eu à
cœur de rappeler son autorité de parole, comme l’a fait aussi Gisèle Halimi
sur des sujets similaires. C’est le cas par exemple en ouverture de son
célèbre discours pour la légalisation de l’IVG en novembre 1974, où elle se
présente comme « femme et non parlementaire ». Elle y revient plus loin :

Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme – je m’excuse de le faire
devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de
gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes.

Ce n’était donc pas de son statut politique qu’elle se réclamait pour


prendre la parole, sauf à de rares occasions où il permettait, sur un sujet
sensible tel que l’avortement, de faire définitivement taire les affects :

Personne n’a jamais contesté, et le ministre de la Santé moins que quiconque, que l’avortement soit
un échec quand il n’est pas un drame.

Car telle est la grande force de ce discours, qui laisse toute sa place à la
réalité de la polémique autour de l’IVG. Simone Veil n’a jamais occulté le
point de vue adverse, et c’est sans doute pour cela qu’elle a fini par le
convaincre :

Pourquoi consacrer une pratique délictueuse et, ainsi, risquer de l’encourager ? Pourquoi légiférer et
couvrir ainsi le laxisme de notre société, favoriser les égoïsmes individuels au lieu de faire revivre
une morale de civisme et de rigueur ? Pourquoi risquer d’aggraver un mouvement de dénatalité
dangereusement amorcé au lieu de promouvoir une politique familiale généreuse et constructive qui
permette à toutes les mères de mettre au monde et d’élever des enfants qu’elles ont conçus ?

À chacune de ces questions, qui étaient celles de ses opposants, elle a


répondu, se réclamant de la « philosophie générale » du projet de loi plus
que du « détail de ses dispositions ».
La voix de Simone Veil a été entendue, et continue de l’être. Rendue
Immortelle par son entrée à l’Académie française, elle a aussi été, lors de
son entrée au Panthéon, la cinquième femme à recevoir les hommages de la
« patrie reconnaissante ».

Violence
Voir : Bourdieu, Pierre ; Scrabble.

Voix
Voir : La Ville dont le prince est un enfant.

1. Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent
bien parler et bien écrire [1647], Éditions Ivrea, 1996.
2. Idem.
3. Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, op. cit.
4. Idem.
5. Ibid.
6. Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, op. cit.
7. Idem.
8. Discours devant les députés du Bundestag à Berlin, 27 janvier 2004.
Weinachter
« WEIN-ACHTER : comme les veines et les artères ! », hurla-t-elle au
milieu du premier cours de SVT que je partageais avec elle.
Face à nous, l’enseignant s’évertuait à prononcer son nom, dernier de la
liste, pour l’appel.

Un nom imprononçable : que peut-on imaginer de mieux pour une fille


inclassable ?

Voilà plus de vingt ans que Weinachter, comme je l’ai toujours appelée
depuis cette époque-là, est mon amie ; voilà plus de vingt ans que je me dis,
chaque fois qu’elle ouvre la bouche, que l’éloquence est définitivement un
domaine en extension infinie.

L’éloquence de Weinachter tient d’abord à un art de la repartie


infaillible. Nulle situation ne la laisse désemparée, y compris dans son
métier où elle doit pourtant affronter une très forte hiérarchie
institutionnelle autant qu’une violence quotidienne.
Car Weinachter met une autre facette de son éloquence au service des
autres : assistante sociale mandatée par les magistrats, elle sait que sur ses
épaules repose chaque année l’avenir de centaines d’enfants en danger.
C’est à cet art de la parole trop méconnu que je voudrais rendre
hommage ici.

D’abord, il faut entrer dans des familles usées, pulvérisées, dissociées


entre façade sociale et horreur domestique, et gagner leur confiance ;
approcher la violence tant chez ceux qui la commettent que chez ceux qui la
subissent ; la dompter ; apprivoiser la colère des parents contre la mesure
judiciaire, transformer la défiance envers le système en confiance dans les
services sociaux ; rassurer les enfants, leur construire de nouveaux repères
dans lesquels la souffrance n’est plus la norme ; interroger des intimités
calfeutrées, traverser portes et murs sans les forcer, comme autant de
forteresses que les adultes violents construisent pour dissimuler et non pour
protéger.
Et puis, quand enfin la parole réussit à faire baisser les armes, c’est
ailleurs qu’il faut aller convaincre.
Le discours de l’assistante sociale est l’un des seuls sur lesquels
s’appuient les magistrats. C’est le témoignage fiable, celui d’une
investigation ventriloque, respectueuse de tous les mots – ceux de la
directrice d’école, du médecin des urgences, mais aussi du père parfois
dépassé ou de la mère elle-même éduquée sans aucun repère digne de ce
nom ; ceux du voisin vigilant et des parents obstinés, ceux de l’enfant
tiraillé entre loyauté instinctive et violence devenue insupportable.
La seule voix qui porte toutes celles-ci, c’est celle de Weinachter
notamment. Parce qu’elle les a entendues, écoutées pendant des mois. Parce
qu’elle a, aussi, réussi à les faire parler.
Mais l’éloquence de Weinachter est également celle du rire. « Je ne
veux pas passer pour le clown de service », me disait-elle encore l’autre
jour.
Et pourtant il faut la voir, au milieu de n’importe quelle assemblée,
susciter invariablement d’intarissables fous rires ; « Elle parle en quelle
langue, maman ? », s’est déjà inquiété son fils en la voyant lancée dans une
tirade en charentais.
Et pourtant il faut la voir interrompre de pompeuses discussions
d’intellos sur mon mur Facebook, à coups de piquants commentaires faisant
intervenir la culture populaire au milieu de références confidentielles. C’est
aussi dans ce sens-là que Weinachter est la voix du peuple, mais cette fois
moins comme une porte-parole que comme un garde-fou qui met en garde
contre les dangers de l’entre-soi.

Il peut sembler vertigineux de vouloir trouver une cohérence à deux


éloquences qui sont à bien des égards aux antipodes l’une de l’autre.
Weinachter – qui a changé de nom depuis – m’a confié récemment que
l’une était le bouclier de l’autre. Pour reprendre les mots de Chris Marker,
l’humour est sans doute pour elle la politesse du désespoir.

Il en faut de la force pour mettre son talent oratoire au service du


malheur des uns, tout en le mettant au service des autres pour leur faire
oublier que le malheur existe.

Wesh

Emprunté à l’arabe et entré dans le Petit Robert en 2009, le mot wesh


me semble désormais plus utilisé en français que dans sa langue de
naissance.

Je ne l’ai jamais entendu dans la bouche des parents de mes élèves, ce


qui fait une juste moyenne avec leur progéniture. Invariablement associé à
une invasion linguistique par son origine, et à un stigmate social (celui des
jeunes de cité), le mot mène pourtant aussi, me semble-t-il, une belle vie
e
dans le 17 arrondissement ou encore à Neuilly.

Wesh est, comme le tchip (voir cette entrée), une excellente illustration
de la loi du moindre effort. Loin de toute considération sociologique, son
éloquence tient indéniablement à sa plasticité énonciative : bien souvent ce
seul mot se substitue à une phrase entière, et change de sens en fonction de
l’intonation.

Très souvent, il fonctionne comme un tag en anglais, c’est-à-dire une


relance de fin de phrase : « File-moi ta règle, wesh » (injonction), « Tu me
files pas ta règle, wesh ? » (indignation), « Il a perdu ses deux parents dans
un accident, wesh » (compassion), « Y a pas français demain, wesh ! »
(euphorie), « La prof est là demain, wesh ! » (dépression à tendance
suicidaire).

Mais wesh s’emploie aussi, donc, en prophrase – équivalent d’un


énoncé complet :

— Wesh ! (Salut.)
— Wesh ! (Chuis choqué.e – ce dernier adjectif ayant lui-même quatorze sens différents.)
— Wesh ! (Magne-toi.)
— Wesh ! (C’est déjà l’heure ?)
— Wesh ! (Il reste encore dix minutes ?)
— Wesh ! (C’est quoi ça !)

Quand la gravité de la situation l’impose, on assiste à des phénomènes


d’amplification, de deux natures différentes :

– Allongement du son vocalique : weeeeeeeeesh ! (= Tu forces vraiment.)


– Doublement voire triplement du mot : wesh wesh wesh ! (= Tu joues à quoi, là ?)
Je ne compte en revanche qu’une seule occurrence de modalité
interrogative, wesh ? signifiant invariablement ça va ?

Ce mot est l’un de mes préférés.

Witz
Voir : Repartie.
Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier les quatre personnes sans qui ce livre
n’aurait jamais existé : Grégory Berthier-Saudrais, qui m’a fait confiance
dès le début, ainsi que la meilleure attachée de presse du monde, Charlotte
Ajame. Je remercie aussi particulièrement Marie-Laure Nolet pour son
écoute et sa disponibilité. Enfin, ce Dictionnaire serait bien moins vivant
sans les dessins d’Alain Bouldouyre, que je salue ici pour son talent, mais
également pour sa générosité et son intuition.

L’éloquence est présente partout, mais je suis quant à moi loin d’être
experte dans tous les domaines.
Un grand merci, donc, à ceux qui, même en plein cœur de l’été, ont relu
des dizaines d’entrées ou m’ont fourni divers textes dont j’avais besoin.
Merci à mes collègues d’Aulnay – Clémence Lagache, Léo Kloeckner,
Amarillys Siassia, Estelle Quaglieri, Ivan Bocquet, Fanny Senimon, Sarah
Msica, Samia Amar-Bensaber, Bob Mehdaoui, Andrea Zaccardi et Ala-
Eddine Kasmi. Leur expertise était tantôt historique, tantôt économique,
tantôt philosophique, tantôt linguistique. Merci aussi aux collègues qui
m’ont écrit un Dictionnaire amoureux sur mesure avant même que je
commence l’écriture de celui-ci, me fournissant ainsi le meilleur des
modèles et le souffle de l’écriture.
Merci à mes amis et anciens collègues de la fac pour leur regard ou leur
coup de main : Karine Abiven, Anne Régent-Susini, Lise Charles, Pedro
Duarte, Jennifer Ruimi, Anne Raffarin.

Ma gratitude va aussi à tous ceux – amis, collègues, famille – qui m’ont


lue à un moment ou à un autre, et qui m’ont, par leurs mots, donné l’envie
de continuer. Vous êtes nombreux et vous vous reconnaîtrez, j’espère : du
fond du cœur, merci, car votre soutien enthousiaste et parfois ému m’a
véritablement donné des ailes.

J’ai une pensée particulière pour Brahim Metiba, qui a relu jour après
jour une très grosse partie de ce dictionnaire, et n’a eu de cesse de nourrir
mes réflexions, à un rythme qu’il m’était même parfois difficile de suivre.
Merci infiniment, mon Brabra.

Je voudrais aussi saluer tous ceux qui m’ont servi de modèles pour les
entrées « portraits » : mes élèves – Assa, Mohamed, Sheshe et Teodora –,
mais aussi Carmen, Claire, Samia, Sophie et mes grands-parents. Les
entrées qui vous sont consacrées sont parmi celles que j’ai pris le plus de
plaisir à écrire.

Je remercie bien sûr du fond du cœur tous mes élèves, qui non
seulement m’inspirent et me nourrissent, mais ont aussi relu quelques
entrées où leur expertise était nécessaire. Un cœur tout particulier pour la
promo HLP 2020-2021, qui a été beaucoup sollicitée, et m’a fourni toute la
matière de l’entrée « Enseignant.e ».
Merci aux amis et à la famille qui m’ont accueillie pendant l’été, vissée
sur mon ordinateur.
Merci à mes parents et à mes beaux-parents. Merci en particulier à ma
mère qui a tenu à relire nombre d’entrées (même celle sur Vaugelas) et m’a
assuré les conditions idéales pour la dernière ligne droite.
Si Merci avait des degrés, le plus haut serait évidemment pour toi,
Marion, mon indispensable alliée de tous les instants.
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Dictionnaire amoureux de la laïcité

Gilles PERRAULT
Dictionnaire amoureux de la Résistance

Jean-Christian PETITFILS
Dictionnaire amoureux de Jésus

Loïck PEYRON
Dictionnaire amoureux de la voile

Jean-Robert PITTE
Dictionnaire amoureux de la Bourgogne

Bernard PIVOT
Dictionnaire amoureux du vin

Gilles PUDLOWSKI
Dictionnaire amoureux de l’Alsace

Yann QUEFFÉLEC
Dictionnaire amoureux de la Bretagne
Dictionnaire amoureux de la mer

Christiane RANCÉ
Dictionnaire amoureux des saints

Alain REY
Dictionnaire amoureux des dictionnaires
Dictionnaire amoureux du diable

Pierre ROSENBERG
Dictionnaire amoureux du Louvre

Jean-Marie ROUART
Dictionnaire amoureux de Jean d’Ormesson

Élisabeth ROUDINESCO
Dictionnaire amoureux de la psychanalyse
Marcel RUFO
Dictionnaire amoureux de l’enfance et de l’adolescence

Ève RUGGIERI
Dictionnaire amoureux de Mozart
Danièle SALLENAVE
Dictionnaire amoureux de la Loire
Elias SANBAR
Dictionnaire amoureux de la Palestine
Jérôme SAVARY
Dictionnaire amoureux du spectacle (épuisé)
Jean-Noël SCHIFANO
Dictionnaire amoureux de Naples

Alain SCHIFRES
Dictionnaire amoureux des menus plaisirs (épuisé)
Dictionnaire amoureux du bonheur

Robert SOLÉ
Dictionnaire amoureux de l’Égypte

Philippe SOLLERS
Dictionnaire amoureux de Venise

Michel TAURIAC
Dictionnaire amoureux de De Gaulle

Frédéric THIRIEZ
Dictionnaire amoureux de la montagne

Denis TILLINAC
Dictionnaire amoureux de la France
Dictionnaire amoureux du catholicisme
Dictionnaire amoureux du Général

Trinh Xuan THUAN


Dictionnaire amoureux du ciel et des étoiles

André TUBEUF
Dictionnaire amoureux de la musique

Jean TULARD
Dictionnaire amoureux du cinéma
Dictionnaire amoureux de Napoléon

Mario VARGAS LLOSA


Dictionnaire amoureux de l’Amérique latine

Hubert VÉDRINE
Dictionnaire amoureux de la géopolitique
Dominique VENNER
Dictionnaire amoureux de la chasse

Jacques VERGÈS
Dictionnaire amoureux de la justice
Pascal VERNUS
Dictionnaire amoureux de l’Égypte pharaonique
Frédéric VITOUX
Dictionnaire amoureux des chats
Olivier WEBER
Dictionnaire amoureux de Joseph Kessel
Jean-Michel WILMOTTE
Dictionnaire amoureux de l’architecture

Denis ZERVUDACKI
(sous la direction de)
Dictionnaire amoureux de l’entreprise et des entrepreneurs

À paraître

Anne-Laure BÉATRIX
Dictionnaire amoureux des musées

Allain BOUGRAIN DUBOURG


Dictionnaire amoureux des oiseaux

Vincent DULUC
Dictionnaire amoureux de la Coupe du monde

François ROLLIN
Dictionnaire amoureux de la bêtise
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