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LOL est aussi un palindrome. Journal d’une prof au bord de la crise (de
rire), First, 2015 ; Points, 2016.
Figures stylées. Les figures de style revisitées par les élèves et expliquées
par leur prof, First, 2017 ; Points, 2018.
La Tête haute. Guide d’autodéfense intellectuelle, Payot, 2019 ; Petite
bibliothèque Payot, 2022 (sous le titre Se faire respecter. La puissance
de la rhétorique au quotidien).
COLLECTION CRÉÉE PAR JEAN-CLAUDE SIMOËN
ET
DIRIGÉE PAR GRÉGORY BERTHIER-SAUDRAIS
EAN : 978-2-259-31056-7
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage
privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit
ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue
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ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
Du même auteur
Copyright
Dédicace
Introduction
A
Académie française
Accent
Actes de langage
Action/Actio
Activiste
Adapter (s')
Affecté (style)
Anaphore
Animal
Antéoccupation
Argot
Aristote
Art ou technique
Articulation
Assa
Assemblée nationale
Attaque/défense
Autorité
Avocat.e
Aya Nakamura
Badinter, Robert
Battle
Bégaiement
Blâme
Bossuet, Jacques-Bénigne
Bourdieu, Pierre
Brièveté
Brio
Cadence
Caricature
Carmen
Casquette
Cassandre
Causes
Coaching
Codes
Cœur
Comique
Commémoration, discours de
Commentaire sportif
Compétence
Complotisme
Concettisme
Concours
Conseil de discipline
Consolation, discours de
Controverse
Convaincre/Persuader
Conversation, art de la
Conversion
Cri
Cyrano de Bergerac
Dangers
Débat
Démosthène
Depardon, Raymond
Dessin
Dictature
Diglossie
Discours amoureux
Discours de mariage
Disposition/Dispositio
Droit à la parole
E
Écrit
Éléments de langage
Élocution/Elocutio
Éloge
Éloge paradoxal
Émoji/Émoticônes
Émotion
Emphase
Endoctrinement
Enseignant.e
Épidictique
Ernaux, Annie
Ethos (logos, pathos)
Examens
Exorde/Péroraison
Fable
Fantasme
Femme
Figures
Folie
Froid
Galilée
Galimatias
Genres de discours
Geste
Ghostwriter (écrivain fantôme)
Gilets jaunes
Glossophobie
Gorgias
Grande gueule
Grandiloquence
Gros mots
Gruwez, Anne
Gueuloir
Habitude
Halimi, Gisèle (Zeiza Taïeb)
Hermès
Historiettes
Homère
Hugo, Victor
Humoristes
Hypnose
Hypotypose
Improvisation
Inspiration
Instruire, plaire, émouvoir
Insulte/Injure
Inventio, Dispositio, Elocutio, Memoria, Actio
Ionesco, Eugène
Isocrate
Jargon
Je-ne-sais-quoi
« Je vous ai compris »
Joute verbale
La Malinche
Le Lambeau
Langue de bois
Lapsus
Leader charismatique
Légitimité de la parole
Lieu commun
Logorrhée
M
Madeleine, effet
Management
Manipulation
Marqueur social
Métalinguistique (commentaire)
#MeToo
Militant.e
Minorités
Momo
Monsieur Jourdain
Moralistes
Mot d'esprit
Muses
N
Name dropping
Naturel
Négociation
Non
Norme/Usage
Obscurité
Obséquiosité
Olympe de Gouges
Oracle
Oraison funèbre
Panégyrique
Parole libérée
Parties de la rhétorique
Passions
Pathétique
Pédants et Précieuses
Périclès
Péroraison
Plaidoirie
Plaidoyer/Réquisitoire
Pointe
Polémique
Politique
Ponctuation
Posture
Pouvoir symbolique
Prison
Prosopopée
Psychanalyse
Public
Punchline
Quintilien
R
Racine, Jean
Rap
Regard
Registres
Religion
Repartie
Réseaux sociaux
Respect
Rêve
Révolution/Révolte
Rhétorique
Rhétoriqueurs (grands)
Risque
Rumeur
Rythme
Sacrée, éloquence
Samia
Schopenhauer, Arthur
Scrabble
Secret
Secte
Séduction
Sheshe
Silence
Sincérité
Smiley/Émoticône
Sondage
Sophiste
Souvenir
Stand-up
Stress
Style
Sublime
Tajwîd
Talent
Tarot
Tchatche
Tchip
Teodora
Timidité
Tonalités
Tonton facho
Types de discours
V
Vaugelas, Claude Favre de
Veil, Simone
Violence
Voix
Weinachter
Wesh
Witz
Remerciements
C’est en commençant à écrire ce livre que j’ai compris à quel point mon
sujet, que je croyais avoir circonscrit par des années d’études, était en
réalité infini.
Longtemps je me suis cantonnée au seul domaine de la rhétorique, en
étudiant l’éloquence comme un travail. C’est aussi comme cela que je
l’enseignais à mes élèves : savoir construire un discours et savoir le
décrypter.
Et puis il y a eu les premiers pas dans mon métier. Mutée il y a dix ans
en Seine-Saint-Denis, je ne savais à quoi m’attendre, et j’ai découvert une
tout autre éloquence que celle, académique, de mes années de formation.
Je suis arrivée à mon bureau le sac et la tête pétris d’Antiquité et de
classicisme ; mais il m’a fallu éprouver face à mes élèves l’étendue de mon
ignorance lexicale, en même temps que je découvrais un art de la débrouille
qui se manifestait aussi dans l’improvisation verbale. J’observais une
véritable intuition de l’éloquence chez mes élèves. Peut-être pas celle des
discours, mais celle de la repartie : car, pour faire des discours, il faut la
tribune.
C’est donc par mon métier que j’ai véritablement accédé aux arcanes de
l’éloquence. Je parle d’arcanes car mes études en avaient laissé tout un pan
dans l’ombre ; je ne connaissais que l’éloquence intellectuellement,
universitairement et donc socialement validée. Place à tout le reste !
C’est pourquoi vous trouverez dans ce dictionnaire plusieurs types
d’entrées, qui tentent d’illustrer la plasticité de la notion.
Il était difficile de faire l’impasse sur les fondations antiques de
l’éloquence, et sur leur résurrection au siècle classique : il faut rendre à
César ce qui lui appartient.
Mais à ces entrées académiques répondent aussi les portraits de certains
de mes élèves, ou de proches qui incarnent à mes yeux des visages de
l’éloquence. Comme dans Les Caractères peut-être, vous reconnaîtrez
derrière la leur une autre voix que vous avez un jour croisée ; j’espère qu’à
leurs prénoms vous en substituerez d’autres.
Il y a aussi dans ce livre un peu de notre monde actuel – celui qui fait
réfléchir et avancer, pas celui qui se périme en même temps que la
polémique qu’il a instaurée.
D’autres entrées vous surprendront sans doute, ou vous sembleront à
première vue hermétiques et, en l’occurrence, peu éloquentes. Ne les fuyez
pas : volontairement mystérieuses, elles sont des portes d’entrée vers
d’autres mondes qui vous seront sans doute plus familiers. C’est de cette
manière que j’ai à mon tour cherché à gommer les frontières entre les
multiples univers de l’éloquence.
Ne soyez pas surpris, non plus, de voir souvent se glisser mes élèves
dans des entrées où on ne les attendrait pas. Car telle est la réalité : ils sont
toujours là où on ne les attend pas.
Accent
Qui, parmi celles et ceux qui lisent ces lignes, n’a jamais espéré susciter
l’hilarité dans une assemblée complaisante en imitant l’accent québécois
(ou marseillais, ou « ch’ti ») ?
Toujours est-il que les moqueries à l’égard des accents sont un avatar
comme un autre du discours discriminant, et c’est la raison pour laquelle on
observe peu de femmes et d’hommes politiques à accent. Jean Castex est
l’un des rares à avoir pu franchir cette barrière symbolique, faisant ainsi les
frais de tweets qui évoquaient par exemple son « accent rocailleux genre
troisième mi-temps de rugby ».
L’implicite d’un tel tweet est sans appel : l’éloquence ne saurait
composer avec les accents. C’était déjà le cas dans le De oratore de
Cicéron :
Puisque le Romain, l’habitant de notre ville, a je ne sais quel accent qui le distingue nettement, où il
n’y a rien qui puisse choquer, qui puisse déplaire, qui puisse attirer l’attention, rien qui sonne ou qui
sente l’étranger, cherchons à l’adopter et apprenons à fuir non seulement la prononciation rauque des
paysans, mais encore la bizarrerie de l’intonation provinciale. […] Il est plus facile aux femmes de
conserver la pureté de l’ancien accent ; comme elles n’ont pas à s’entretenir avec beaucoup de
1
personnes, elles gardent toujours leurs premières habitudes .
L’accent est bien l’un des constituants d’une vision stéréotypée des
hommes (et des femmes !). Qu’on se rassure néanmoins : le système des
accents comporte sa propre hiérarchie. Ainsi, on vous expliquera sans
problème que l’accent « ch’ti » sent le camping et la bière chaude, mais
celui du Midi l’anis et les cigales.
Actes de langage
La théorie des actes de langage s’inscrit dans une perspective
pragmatique, c’est-à-dire concrète. Elle apparaît au XXe siècle sous la plume
de John Austin, dans son ouvrage How to do things with words (Quand
dire, c’est faire 2). L’auteur s’intéresse au langage dans sa dimension
communicationnelle, et donc sociale : chaque fois que l’on parle, on le fait
avec une intention particulière qui ne présage rien de la manière dont notre
parole sera perçue.
Austin distingue ainsi, parmi les énoncés affirmatifs, les constatifs, qui
peuvent s’évaluer en termes de véracité, et les performatifs, qui n’ont
aucune valeur de vérité mais accomplissent une action. Un énoncé tel que
Dieu existe est donc constatatif, tandis que Je t’appelle tout à l’heure est
performatif dans la mesure où il marque un engagement, une promesse
(implicite, en l’occurrence).
Action/Actio
Voir : Geste ; Posture.
Activiste
L’histoire du mot est intéressante, car elle a conduit à une importante
confusion en termes de connotation, autour de la place qu’occupe la parole
dans l’engagement.
Adapter (s’)
Parmi les nombreux sujets dont la Terre entière est spécialiste, on trouve
depuis un an l’épidémiologie, et depuis des siècles le football et l’école.
Je dois confesser ne rien connaître ni à la première ni au deuxième, mais
m’amuse souvent en écoutant mes congénères pontifier sur mon métier, qui
m’a quand même demandé dix années d’études pour avoir un minimum de
recul.
Je pense pouvoir dire que, si tout le monde a un avis sur l’école, c’est
parce que tout le monde y est passé ; chaque adulte reste par ailleurs un
éternel écolier, dans la mesure où il porte en lui le souvenir d’un prof qui l’a
révélé, ou d’un autre qui l’a découragé.
Affecté (style)
Parce qu’elle est outrancière, l’affectation du style est dès l’Antiquité
perçue comme un vice. Elle s’oppose au naturel autant qu’à la clarté,
préconisations suprêmes des théoriciens antiques et classiques, tels que
Quintilien :
Les mots les meilleurs sont ceux qui sont les moins recherchés et qui donnent l’impression d’être
3
simples et sortis de la vérité même .
On peut voir la plupart des orateurs arrêtés à chaque mot, et, quand ils l’ont trouvé, le peser et le
4
mesurer .
En effet, si l’expression doit toujours être soignée, elle ne doit pas pour
autant primer l’intérêt du propos, comme le rappelle encore le théoricien
antique :
5
Il ne faut rien faire pour l’amour des mots, puisque les mots ne sont faits que pour les choses .
Anaphore
Si l’éloquence a un ennemi, c’est bien la répétition, alors même que
cette dernière a le vent en poupe dans d’autres domaines, en particulier la
pédagogie.
Salut aux humiliés, aux émigrés, aux exilés sur leur propre terre qui veulent vivre et vivre libres.
Salut à celles et à ceux qu’on bâillonne, qu’on persécute ou qu’on torture, qui veulent vivre et vivre
libres.
Salut aux séquestrés, aux disparus et aux assassinés, qui voulaient seulement vivre et vivre libres.
Salut aux prêtres brutalisés, aux syndicalistes emprisonnés, aux chômeurs qui vendent leur sang pour
survivre, aux Indiens pourchassés dans leur forêt, aux travailleurs sans droit, aux paysans sans terre,
aux résistants sans armes qui veulent vivre et vivre libres.
Les petits esprits aiment ces figures, parce que ce faible artifice est assez proportionné à leur force, et
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conforme à leur génie .
Animal
e
« Parle, et je te baptise ! » : les mots adressés au XVIII siècle par le
cardinal de Polignac à un orang-outang montrent à quel point la question de
la parole est fondamentale dans l’ancestral débat autour de la différence –
ou de la ressemblance – entre l’homme et l’animal.
Que l’on plaide pour la similarité ou pour l’opposition entre les deux,
force est de constater que l’un est toujours l’étalon de l’autre. Aristote
définissait déjà l’homme comme un animal politique, autrement dit comme
un être capable de se saisir du langage pour exprimer valeurs et jugements.
Pour Descartes, théoricien des « animaux machines », la différence entre
l’homme et l’animal tient à la raison, perceptible ou non dans l’usage de la
parole. C’est ce qu’il explique dans le Discours de la méthode (1637) :
C’est une chose remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter
même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer
un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a pas d’autre
animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. […] Et ceci ne
témoigne pas que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout.
Antéoccupation
Je m’étais dit que je ne parlerais pas trop ici de figures de rhétorique,
parce que mon métier me les rend à la fois nécessaires et insupportables, un
peu comme les hypocondriaques pour les médecins.
Mais j’ai une affection particulière pour l’antéoccupation.
L’intérêt de l’argumentation vient de ce qu’on est plusieurs ; comme
Montaigne, je prends bien plus de plaisir dans la discussion que dans la
lecture, « mouvement languissant et faible qui n’échauffe point ».
Toute relation humaine, quelle qu’elle soit et même lorsqu’elle est
conflictuelle, mobilise l’esprit. Il y a dans le désaccord une promesse de
galvanisation, car il s’agit, certes, de remporter la partie, mais aussi de sortir
grandi de ce qui nous oppose à l’autre : « Quand on me contrarie, on éveille
mon attention, non pas ma colère ; je m’avance vers celui qui me contredit,
qui m’instruit », explique l’humaniste dans « De l’art de conférer » (Essais,
livre III, chapitre VIII).
Argot
Voir : Jargon.
Aristote
Du grec Aristotélês, lui-même composé de aristos (« le meilleur ») et
telos (« achèvement, accomplissement, réalisation »).
Aristote est, jusque dans son nom, le meilleur. C’est pourquoi je m’en
tiens là : je crains sinon de répéter ce que vous pourriez lire dans toutes les
autres entrées, où il est, d’une manière ou d’une autre, toujours présent.
Art ou technique
Il existe une confusion fréquente entre les termes éloquence et
rhétorique, employés parfois indifféremment.
Dans l’Antiquité, l’art de bien parler fait partie du cursus scolaire, que
les Grecs appellent paideia. L’orateur idéal est, pour les Romains, un vir
bonus dicendi peritus – « un homme de bien qui sait parler ». Enseignée
aux côtés de la grammaire et de la logique, la rhétorique est un art, entendu
au sens de technique maîtrisée : l’orateur est un artisan.
Il s’agit toujours de penser une parole publique, dont les règles sont
encadrées par Aristote pour la démocratie athénienne et par Cicéron puis
Quintilien pour les Romains. Dans son De oratore, Cicéron s’interroge
notamment sur les qualités d’un bon orateur, et sur la nécessité ou non de
maîtriser de multiples savoirs pour avoir une parole efficace.
À cette époque, l’orateur est alors avant tout politique, et le reste
jusqu’à la rhétorique religieuse de saint Augustin et des Pères de l’Église.
La parole doit agir sur l’auditoire : l’orateur est, depuis Homère déjà, un
homme de parole et d’action.
Les qualités requises pour la technique oratoire ne varient pas :
pertinence des arguments et des procédés argumentatifs (inventio),
agencement des idées (dispositio), maîtrise de la prononciation (elocutio) et
de la posture (actio), mémorisation (memoria).
De même, les préconisations de Quintilien en termes de construction du
discours restent inchangées d’un genre à l’autre : il faut s’assurer l’attention
du public dans l’ouverture (exorde) et la conclusion (péroraison), et ne pas
hésiter à alterner argumentation et narration.
Ce bref panorama suffit à montrer à quel point la rhétorique repose sur
la technicité. Dans les représentations collectives, elle serait à distinguer
d’une éloquence qui, elle, relèverait plutôt de l’art, voire d’une forme de
don. Au Moyen Âge, dans son Metalogicon (1159), Jean de Salisbury
mettait déjà en garde contre cette prétention à croire qu’il y aurait en
quelque sorte une maîtrise innée de la parole :
Ils disent en effet : « Les règles de l’éloquence sont superflues puisqu’elle est un don de la nature
qu’on a ou qu’on n’a pas. » Mais moi : « Quoi de plus faux ! » En réalité l’éloquence est la capacité
de dire avec la mesure qui convient ce que pour lui-même l’esprit juge à propos d’exprimer.
Assa
Prénom d’origine africaine, signifiant « Celle qui guérit ».
Je n’aurais jamais pensé faire figurer Assa dans un dictionnaire, elle qui
n’a jamais pu entrer dans aucune case.
Électron libre – au grand dam de tous ceux qui ont tenté de lui faire
acquérir une once d’intuition méthodologique –, Assa a toujours clamé haut
et fort qu’elle serait médecin. Car Assa est une clameuse, et ne s’est jamais
préoccupée du seuil critique des 130 décibels infligés à son entourage, pas
plus qu’elle ne tenait compte des mises en garde timorées quant à ses
chances de réussite en médecine.
C’est donc ainsi qu’Assa est entrée en 1re S.
Madame, je veux faire votre concours d’éloquence ! Je sais pas trop ce que c’est, mais je vous jure
que je vais assurer.
Elle a alors créé ce que j’ai appelé l’éloquence du balai : elle a passé
des heures à réciter son texte en faisant le ménage et la vaisselle, sans
discontinuer.
Peu à peu, la mise en page de son texte a changé, quittant la linéarité
d’un corps de mail pour adopter le rythme d’un geste répétitif et vigoureux.
Pendant des mois, sa famille a contemplé sans mot dire Assa, seule au
milieu de tous, cherchant la clameur disparue.
Je n’ai malheureusement jamais assisté à ces scènes, mais j’imagine
encore son appartement résonner de ses mots, chaque jour plus assurés :
Chaque fois que j’hésite, que j’ai peur de croire en quelqu’un, ce sont
toutes les voix d’Assa que j’entends. Grâce à elle, je sais que rien n’est
impossible pour mes élèves.
Et c’est ainsi qu’Assa, fidèle à son prénom, m’a guérie de mes propres
résistances ; je sais la chance qu’auront les corps qu’elle soignera.
Assemblée nationale
Expression de genre féminin (bien que le référent reste majoritairement
masculin, en dépit de la loi sur la parité votée par cette même Assemblée).
Rien d’autre à ajouter. Comme l’a conclu Olivier Véran pas plus tard
que cette année : « C’est ça, la réalité […] ! Si vous ne voulez pas
l’entendre, sortez d’ici ! »
Attaque/défense
Voir : Plaidoyer/Réquisitoire.
Autorité
« Mais t’es qui pour me dire ça ? »
C’est vrai qu’il ne faut pas être n’importe qui pour prendre la parole, car
l’autorité, conformément à son étymologie (augere, « augmenter »),
amplifie l’homme et lui donne ainsi le droit d’être auctor, « auteur ».
Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.
Ce n’est donc pas pareil de prétendre : « C’est ainsi parce que Dieu l’a
dit » et de s’exclamer : « C’est comme ça parce que Didier Raoult l’a dit. »
On a recours dans les deux cas à un argument d’autorité, qui consiste à
accorder plus d’importance à l’énonciateur d’un propos qu’à
l’argumentation qui permettrait de le démontrer ; mais toutes les autorités
ne se valent pas.
Avocat.e
« Parce que c’est un rêve quand même d’être avocate.
C’est vieux, c’est guez, mais… j’aime bien. »
Seher, 2de 9, 2017.
On pourrait penser que l’avocat est aussi la voix de la loi ; mais, s’il se
limitait à cela, le concept même de procès deviendrait inutile, puisqu’on se
contenterait d’appliquer la peine prévue pour un délit donné. L’avocat ne
représente donc pas la loi ; il est au-delà d’elle. Non pas au-dessus, mais au-
delà : par ses mots, il donne corps à l’impersonnalité du texte de loi et le fait
vivre. Rares sont d’ailleurs les métiers où l’on salue votre talent par la
valorisation de votre voix : il y a des ténors du barreau, mais pas de la
pédagogie.
Je trouve qu’il y a beaucoup de noblesse dans cette profession, qui
permet aux avocats de libérer leurs clients du poids de l’autodéfense. Je me
souviens par exemple d’une anecdote que m’a racontée l’un de mes amis,
psychiatre, qui avait fait l’objet d’une plainte au conseil de l’Ordre des
médecins par un père qu’il soupçonnait de maltraitance, suite aux
confidences de sa fille. Il est terrible pour un médecin de se voir accuser de
quelque chose qu’il pensait faire pour protéger. Toujours est-il que le jour
de l’audition devant l’instance disciplinaire, le juge a demandé au
psychiatre s’il savait pourquoi il était là. Mon ami raconte qu’alors il a
perdu pied et s’est senti complètement pris au piège par la question. Qui
d’autre que son avocat pouvait alors répondre à sa place pour expliquer sa
gêne ? S’il disait « non », il était dans le déni ; s’il disait « oui », il était
dans l’aveu de la culpabilité. L’avocat a joué le rôle de garde-fou là où, en
disant exactement la même chose, mon ami aurait donné l’impression de
fuir. L’avocat et son client ne font qu’un, mais leurs voix sont dissociées,
même lorsqu’elles sont à l’unisson.
Ce qui arrive à un homme, ce qui se produit dans sa vie peut le conduire à l’abjection, voire à la
barbarie. Mais cela ne relève pas de l’économie du monstre. Cela relève toujours d’une économie
humaine, même la folie. En nous, des voix nous assurent que nous n’avons rien à voir avec ces
horreurs. Ces voix assurent notre croyance en une normalité. Une normalité, le mot est lâché. Chaque
fois que quelqu’un prononce le mot de monstre, d’une façon ou d’une autre, il fabrique
instantanément une forme de normalité, il institue un ordre de la norme et du normal. Cet ordre est
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une fiction car nous avons tous, au fond de nous, des passions et des dérèglements .
C’est aussi cela que j’admire dans la profession d’avocat : l’humilité qui
impose d’être capable de suspendre son propre jugement pour que celui
rendu soit plus juste. L’avocat sait que nous sommes tous à un fil du
monstre et que les criminels endossent, en plus de la culpabilité qui est la
leur, la peur d’une société qui se réjouit que quelqu’un d’autre ait franchi le
cap. La norme rassure, certes, mais elle n’existe pas.
C’est pourquoi je suis ravie chaque fois que mes élèves – je pense
notamment à Kevin, Seher ou Imane – embrassent la vocation d’avocat :
eux connaissent à la fois la perméabilité de la norme et la rigidité qu’on
s’entête pourtant à lui associer, pour canaliser nos propres peurs.
Aya Nakamura
De son vrai nom Aya Danioko. Née en 1995 au Mali, Aya Nakamura a
ensuite vécu à Aulnay-sous-Bois.
Je n’avais jamais entendu parler d’Aya Nakamura avant qu’elle vienne
réaliser un happening dans mon lycée, qui se trouve être dans la commune
où elle a grandi. Je ne savais pas, alors, qu’elle était une chanteuse de
renommée internationale, et je ne pouvais guère compter sur la
médiatisation française pour me l’apprendre. J’ai entendu l’une de ses
chansons dans la série espagnole Élite avant de voir son visage à la une de
n’importe quel journal français.
1. Cicéron, De l’orateur, livre III, trad. E. Courbaud et H. Bornecque, Les Belles Lettres,
1971.
2. [1962] Le Seuil, 1970.
3. In Institution oratoire, livre VIII, trad. J. Cousin, Les Belles Lettres, 1978.
4. In Institution oratoire, op. cit.
5. Idem.
6. Titre d’un article rédigé par Émile Zola au cours de l’affaire Dreyfus et publié dans
L’Aurore le 13 janvier 1898.
7. C’est le nom donné au discours prononcé le 28 août 1963 par le pasteur et militant
américain Martin Luther King.
8. Il s’agit du discours bref et incisif de la Suédoise et militante écologiste Greta Thunberg,
prononcé le 13 septembre 2019.
9. In La Rhétorique ou l’art de parler [1675], PUF, 1998.
10. In Histoire de la guerre du Peloponnèse, I, trad. J. Voilquin, GF, 1966.
11. L’Iconoclaste, 2018.
Badinter, Robert
« Si la peur de la mort arrêtait les hommes, vous n’auriez ni grand
soldat ni grand sportif », clamait Badinter dans sa célèbre plaidoirie de
1981.
C’est le 28 novembre 1972, non pas sur les bancs de l’Assemblée mais
sur ceux d’une exécution capitale, que commence son combat pour
l’abolition de la peine de mort. Ce jour-là, il assiste dans la plus grande
impuissance à l’exécution de son client Roger Bontems, guillotiné sans
avoir tué.
À cet instant de folie, à cet instant de passion meurtrière, l’évocation de la peine, qu’elle soit de mort
ou qu’elle soit perpétuelle, ne trouve pas sa place chez l’homme qui tue.
Je suis convaincu – cela vous fera plaisir – d’avoir certes moins d’éloquence que Briand, mais je suis
sûr que, vous, vous aurez plus de courage et c’est cela qui compte.
Battle
Voir : Concours.
Bégaiement
Bertie est un enfant contrarié, dans les deux sens du terme. Ses genoux
souffrent dans le carcan de ses attelles, et, né gaucher, il est pourtant sommé
d’écrire de la main droite. En enfermant ainsi son corps, sans doute a-t-on
emprisonné dans ce même corps la parole.
Toujours est-il qu’à huit ans Bertie commence à bégayer, devenant ainsi
la risée de tous. Car Bertie ne peut pas bégayer en toute impunité : il est le
fils du duc et de la duchesse d’York.
Dix ans plus tard. Rien ne l’avait préparé, lui le timide, lui le réservé, lui
le cadet, à ne plus prendre la parole que sous les feux des projecteurs : suite
à l’abdication de son frère, Bertie va devenir roi.
Blâme
Voir : Épidictique.
Bossuet, Jacques-Bénigne
Voir : Oraison funèbre.
Bourdieu, Pierre
Je suis une fervente admiratrice de tous les travaux de Pierre Bourdieu,
mais ai toujours été très gênée par sa théorie selon laquelle l’école légitime
et reproduit les inégalités sociales. C’est difficile à entendre quand on
exerce un métier comme le mien, dans un établissement comme le mien.
Tour à tour classé « zone prévention violence », « zone d’éducation
prioritaire », « zone sensible » ou « politique de la ville », le lycée dans
lequel j’enseigne fait partie de ceux qui font la triste – et injuste – célébrité
de la Seine-Saint-Denis. Tous ceux qui y travaillent se battent au quotidien
pour que nos élèves, pour la plupart boursiers et issus de milieux dits
défavorisés, aient les mêmes faveurs, justement, que les autres. Ce n’est pas
simple et très souvent décourageant de lutter contre la reproduction ; mais
qui d’autre que l’école peut espérer un tant soit peu l’endiguer ?
Ce que parler veut dire : voilà un titre que j’aurais aimé trouver.
Bourdieu a en effet profondément changé les choses en montrant la nature
intrinsèquement sociale de la langue : la linguistique n’a en effet pas
beaucoup de sens sans une perspective sociologique. Après les travaux de
Saussure et de la linguistique structurale, il était important d’établir qu’il
n’existe pas une langue mais des discours, qui se construisent tous par
rapport à la langue dite légitime, maîtrisée par les locuteurs de la classe dite
dominante.
Ce n’est pas par hasard que la distinction bourgeoise investit dans son langage l’intention même
qu’elle investit dans son rapport au corps : c’est tout le corps qui répond par sa posture mais aussi par
ses réactions internes, ou, plus spécifiquement, articulatoires […].
Dans le cas des classes populaires, [le rapport au corps est dominé] par le refus des « manières » ou
1
des « chichis » et par la valorisation de la virilité […].
Donc [ma mère] lui dit comme ça : « Mais je comprends pas, vous avez pas le droit, y a pas eu
conseil de discipline donc vous ne pouvez pas exclure, le mois prochain, même pas, y a le bac de
français, c’est hors de question […]. Je vais demander à un inspecteur d’académie… » Et lui, il lui
répond : « C’est un inspecteur de police » [imitant son ton ironique]… Elle lui dit : « Pardon ? » Il lui
dit : « C’est un inspecteur de police que vous devriez appeler »… Et là, ma mère est rentrée dans
une… [colère], c’était la première fois… Parce que ma mère n’est jamais avec nous contre l’école
[…] donc elle s’est levée, elle lui a dit : « Eh bien, écoutez, monsieur, vous serez avisé par M. X [le
ponte de l’académie], je le connais très bien. » Et là quand il a entendu le nom, il est retombé […] et
il a dit : « Eh bien, écoutez, c’est un malentendu, toute une histoire, c’est vraiment un
2
malentendu … »
Brièveté
Voir : Moralistes.
Brio
Voir : Repartie.
Caricature
Nom féminin, emprunté à l’italien caricatura, lui-même dérivé de
caricare, « charger » (au sens propre et figuré).
Élément polémique, le plus souvent dessiné, qui fait bien plus parler de
lui qu’il n’a de choses à dire.
Carmen
Carmen, inis, n. : 1) chant, air, son de la voix ou des instruments ; 2)
composition en vers, vers, poésie ; 3) paroles magiques, enchantement.
Premier bip, C’est pour quoi ? Vous traversez le bâtiment A, passez par l’ancien B, et sur la droite
vous verrez la salle des profs, mais c’est pas marqué dessus, attendez je vous ouvre, deuxième bip.
Carmen est la voix du GPS dans ce lycée de six hectares dont elle
connaît les moindres recoins :
Premier bip, C’est pour une livraison ? C’est simple, tout droit, à gauche après le bâtiment rouge,
tout droit, à gauche, à droite, puis troisième à gauche, attendez je vous ouvre, deuxième bip.
Pour tous ceux qui ne travaillent pas au lycée, Carmen est la voix du
standard téléphonique :
Lycée **** bonjour, attendez ne quittez pas, ah c’est occupé, ne quittez pas je vous reprends. Lycée
**** bonjour, attendez ne quittez pas je suis déjà en ligne, oui allô vous êtes encore là ? ne quittez
pas je vous passe l’adjoint. Lycée **** bonjour, ah je ne sais pas si les profs vont pouvoir venir avec
les grèves, ils viennent de loin vous savez. Lycée *** bonjour, ne quittez pas, premier bip, oui c’est
pour quoi ?, c’est après les chèvres à gauche monsieur, attendez je vous ouvre, deuxième bip. Lycée
*** bonjour, ah non mais c’est pas moi qui gère les inscriptions, non mais je peux pas tout faire, non
mais c’est pas grave je vous en prie.
Un jour, j’ai passé une heure dans sa loge, et j’ai vu Carmen se dissocier
vocalement :
Ton carnet !, non mais tu rentres pas si t’as pas de carnet tu le sais toujours pas ? ça fait dix minutes
que t’es dans ce lycée ou quoi ? Premier bip, bonjour madame c’est après la statue bizarre à gauche,
triple salto sur le toit, vous passez sous les tables de ping-pong et c’est là, ça va toi Mathilde sinon tu
veux un café. Deuxième bip, vous pouvez y aller madame. Lycée *** bonjour, ben non comme je
viens de vous le dire vous n’êtes pas au collège Pablo-Neruda, bonjour, tu penseras à mettre une
photo sur ton carnet comment je sais que c’est toi moi, tu pars où en vacances Mathilde au fait,
attends y’a le téléphone qui sonne.
Mais pour chacun d’entre nous qui vivons au quotidien avec elle,
Carmen est une tout autre voix, celle de 19 h 15 :
Mesdames et Messieurs, le lycée **** va fermer ses portes dans quelques instants, veuillez vous
diriger vers la sortie, bonne soirée et à demain.
Mathilde tu m’aideras à refaire mon annonce du soir, j’en ai marre de dire tous les jours les mêmes
choses mais en même temps je peux pas vraiment innover hein, il s’agit quand même juste de faire
sortir les gens mais j’aimerais bien changer mais bon avec toi je me méfie hein tu me souffles pas de
conneries je peux pas dire n’importe quoi non plus.
Et puis, la voix de Carmen, c’est aussi celle des couloirs. Son volume
sonore du quotidien semble inclure par défaut un micro, comme si elle avait
toujours quelque chose à annoncer – C’est l’heure de ma pause, tu veux un
café, t’as pas vu mon chef, ce soir je vais finir plus tard avec votre remise
de bulletins vous pourriez faire ça plus tôt non mais t’inquiète c’est pas
grave, bon j’y retourne.
Cette année elle va partir, J’ai décalé ma retraite en fin d’année, comme
ça, tu me feras ton discours.
Casquette
Après la mort de Richelieu commence à se développer dans la bonne
société un « art de la conversation » théorisé dans plusieurs ouvrages qui
feraient pâlir notre Nadine de Rothschild.
Cet art codifié, qui émerge pendant la période classique, est l’un des
piliers structurants de la mondanité. L’étymologie de conversation
(« commerce », « intimité », « fréquentation ») est d’ailleurs sans
équivoque : elle est réservée aux happy few et propre à l’entre-soi d’une
noblesse devenue oisive.
e
L’éloquence du XVII siècle est donc une éloquence de salon, bien
qu’elle se pratique aussi, à l’occasion, au cours de promenades. On y
observe tous les prototypes de la société normée de l’époque : honnêtes
hommes, galantes et précieuses devisent ainsi dans une langue répondant
aux exigences de clarté et de « bon usage » préconisées par Vaugelas.
Les lois de la conversation sont en général de ne s’y appesantir sur aucun objet, mais de passer
légèrement, sans effort & sans affectation, d’un sujet à un autre ; de savoir y parler de choses frivoles
comme de choses sérieuses ; de se souvenir que la conversation est un délassement,
Ce n’est que plus tard que s’est développée une éloquence de la rue,
loin des quatre murs des salons mondains. Tchatche, gouaille ou encore
bagout : on ne sait comment qualifier la langue dite des banlieues, malgré
les tentatives annuelles pour recenser « les mots du bitume » dans des
dictionnaires.
Cassandre
Voir : Oracle.
Causes
Parmi les discours célèbres que l’histoire a retenus, nombreux sont ceux
qui défendent une cause et invitent le public à s’y investir. C’est ce que fait
Kennedy, par exemple, dans le chiasme de son discours inaugural de 1961 :
Ask not what your country can do for you, ask what you can do for your country.
(« Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez ce que vous pouvez faire pour
votre pays. »)
Dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. Je dis
aux jeunes : cherchez un peu, vous allez trouver. La pire des attitudes est l’indifférence, dire « Je n’y
1
peux rien, je me débrouille ».
Ce qu’il faut à mon sens retenir de ces mots, c’est que l’homme est
voué à la révolte, et qu’il lui appartient de chercher les causes dans
lesquelles s’épanouir. On voit ce qu’une telle pensée doit à L’Homme
révolté de Camus :
Ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige, même si ce qu’elle obtient
2
est encore ignoble .
Cicéron
On connaît l’indémodable blague « Cicéron c’est pas carré », mais on
oublie souvent que Cicero était le cognomen, c’est-à-dire le surnom, d’un
Marcus Tullius, et que ce mot signifie en latin « pois chiche » ou « verrue ».
Il s’agit là d’un héritage comme un autre, qui ferait, semble-t-il, référence à
la forme du nez de l’un de ses ancêtres.
Parce qu’il a été à la fois avocat, homme d’État et écrivain, Cicéron a
utilisé l’art oratoire avant de le théoriser, ce qui le distingue d’un donneur
de leçons et confère une indéniable autorité à sa parole.
En tant que consul, Cicéron a été le premier Homo novus : autrement
dit, ses ancêtres n’avaient avant lui occupé aucune charge politique
équivalente. Il n’était pas noble, et cela suffisait a priori à lui fermer les
portes d’une carrière politique ; mais il n’était pas homme à se laisser
abattre.
Cicéron savait aussi qu’il n’existe pas de style unique, et que c’est dans
leur diversité que les styles sont appréciables. Toujours à travers le
personnage de Crassus dans le De oratore, il rappelle les quatre vertus du
style que Théophraste avait déjà définies : correction, clarté, ornementation
et élégance. Tout le reste n’est qu’individualité du style.
En revanche, Cicéron ne savait peut-être pas qu’en s’attaquant
violemment à Marc-Antoine dans ses Philippiques il s’exposait à la mort.
Ou peut-être le savait-il. Toujours est-il qu’en 43 av. J.-C. il est assassiné,
sur ordre de celui qu’il voulait faire reconnaître ennemi public.
On raconte qu’ensuite Marc-Antoine fit exposer sur la tribune les mains
qui avaient écrit les Philippiques, ainsi que cette tête qui nous est parvenue
sans regard.
Clarté
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
et les mots pour le dire viennent aisément
e
Le XVII siècle, régi par une monarchie absolue de droit divin, est par
essence le siècle de l’ordre, de la netteté et de la pureté. Une parole ne vaut
que si elle est claire et évite les écueils de l’obscurité, de l’atticisme et du
galimatias.
Cette nécessité avait déjà été énoncée dans la Rhétorique d’Aristote,
dans le De oratore de Cicéron, mais aussi par Quintilien, qui différenciait
deux éloquences : l’oratio emendata (sans faute de langue) et l’oratio
dilucia (dénuée d’obscurité).
Au siècle classique, la doctrine de Malherbe s’oppose radicalement aux
préconisations linguistiques des poètes de La Pléiade : ces derniers
introduisaient néologismes et termes issus de dialectes pour enrichir la
langue française, dans les années suivant l’ordonnance de Villers-Cotterêts
qui privilégiait l’usage du français sur celui du latin.
La pensée de Malherbe se nourrit de l’idée que chaque Français doit
pouvoir comprendre n’importe quel texte, et que dans cette mesure c’est
aux beaux esprits de se mettre au plus près du peuple – d’où le refus des
néologismes, des archaïsmes et des termes précieux ou techniques.
Cela ne nous ferait pas de mal de revenir à ces idéaux, bien qu’ils
puissent sembler un peu datés. Actuellement, les débats linguistiques
portent essentiellement sur une langue écrite : simplification orthographique
(au risque de faire disparaître l’ancrage étymologique du mot) ou
complexification polémique (l’écriture inclusive étant ainsi perçue par
certains comme un progrès social et par d’autres comme une mesure
discriminante à l’encontre, notamment, des personnes dys-).
Mais il me semble que l’on ne réfléchit pas assez aux véritables enjeux
d’une parole inclusive qui permettrait à chacun de ne jamais se sentir
dépassé dans l’interlocution.
Je pense notamment au domaine de la médecine, qui jouit d’une
réputation d’excellence : on connaît la déférence dont bénéficient par défaut
les médecins (et que dire des chirurgiens !), ainsi que le crédit apporté à leur
parole. Toutefois, la langue spécialisée de la médecine peut être excluante,
nourrie de termes savants et spécifiques ; il revient dès lors au médecin,
selon les termes du serment d’Hippocrate, de savoir se rendre accessible à
son patient : « J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs
raisons et de leurs conséquences. » Il lui appartient de faire en sorte que
l’autorité inhérente à la parole soignante soit compréhensible, et ce n’est
trop souvent pas le cas.
Je me souviens ainsi des propos d’une candidate que j’interrogeais à
l’oral de français sur Le Malade imaginaire :
Ah mais moi je suis vraiment d’accord avec Molière sur les médecins. Non mais sérieux, t’as mal à la
tête on te donne un Doliprane, t’as mal à la cuisse on te donne un Doliprane : on te dit jamais ce que
tu as et quand on te le dit c’est un mot latin et tu comprends rien. Tout le monde n’a pas fait dix ans
d’études !
Coaching
Le coaching est à la prise de parole ce que le placebo est au corps : un
vernis (placebo signifie en latin « je plairai ») sans véritable assise.
Pour être tout à fait honnête, c’est aussi ma position de professeure qui
m’inspire de la méfiance à l’égard du coaching. En effet, le poids de la
déontologie, auquel s’ajoute celui des effectifs dans les classes, nous prive
de ce lien très intime avec la personnalité de nos élèves ; et pourtant, chaque
année nous apprenons à une centaine d’adolescents à apprivoiser la prise de
parole en public. Il me semble que, parfois, la meilleure manière d’aider
quelqu’un à dépasser ses propres limites est peut-être de ne pas se focaliser
sur ces dernières.
Codes
L’éloquence, en tant qu’art oratoire, se doit de respecter un certain
nombre de règles qui n’ont que peu évolué depuis l’Antiquité – n’en
déplaise à la pléthore actuelle de manuels de coaching (voir cette entrée)
sur cette question, qui pensent avoir inventé le fil à couper le beurre. Il
existe donc un certain nombre d’invariants pour réussir son discours, en
tout cas de manière théorique.
Je ne suis jamais, pour reprendre le titre d’une série qui leur est chère,
validée. Et ça ne risque malheureusement pas d’aller en s’arrangeant. Mais
eux-mêmes se font une idée fort erronée des habitudes langagières des
enseignants, particulièrement de français. Je ne manque donc moi-même
aucune occasion de leur signaler dans la marge de leurs copies à quel point
ils sont hors-sol chaque fois qu’ils emploient le passé simple dans un
dialogue, pensant ainsi se conformer au quotidien de mes échanges à la
machine à café.
Cœur
Pascal disait dans ses Pensées que « la vraie éloquence se moque de
l’éloquence », et sans doute écrivait-il cela à la fois en tant qu’honnête
homme et en tant que chrétien.
C’est aussi lui qui disait qu’un discours peut nous toucher de deux
façons : par l’esprit ou par le cœur.
C’est ce que disait déjà au Moyen Âge Jean de Salisbury, dans son
Metalogicon :
En réalité l’éloquence est la capacité de dire avec la mesure qui convient ce que pour lui-même
l’esprit juge à propos d’exprimer. Oui, ce qui est caché au fond de notre cœur, elle le produit en
quelque sorte à la lumière et l’expose en public. […]
Celui donc qui a cette « facilité » d’exprimer comme il convient, avec les mots du moins, ce qu’il
pense, celui-là est éloquent.
Le cœur entendu comme siège des émotions n’est toutefois pas toujours
bien perçu dans la rhétorique : en effet, l’argumentation qui privilégie
l’émotion sur la réflexion est parfois vue non pas comme authentique, mais
comme manipulatrice (voir : Convaincre/Persuader).
Comique
L’éloquence entretient des rapports complexes avec le comique, en
raison probablement du décalage de noblesse qui existe entre les deux.
La farce du Moyen Âge, caractérisée par ses grossièretés, a contribué à
l’idée d’un comique qui se contenterait de faire rire. De même, l’extrême
érudition d’un Rabelais n’a pas toujours réussi à faire oublier avec quelle
délectation il se complaisait dans le bas corporel. Bref : il semble y avoir
incompatibilité de nature entre l’art oratoire – qui est celui de la politique et
du droit – et le registre comique, spontanément associé à des formes et
contextes plutôt populaires.
e
Le XVII siècle, et particulièrement les pièces de Molière, constitue
probablement un tournant majeur. Le comique de caractère associé aux
personnages éponymes de ses œuvres – bourgeois gentilhomme, malade
imaginaire, avare, précieuses, misanthrope… – est revalorisé par la satire,
qui lui donne une tout autre consistance : le comique ne sert dès lors plus
seulement à faire rire, il fait réfléchir et dit quelque chose de la société de
l’époque. Aussi Trissotin est-il drôle parce qu’il incarne les travers de la
pédanterie, et Tartuffe ceux de la fausse dévotion.
La parole qui prétend faire rire doit s’accommoder des préoccupations
de l’époque : le rire de désespoir qui innerve le théâtre de l’absurde, par
exemple, est ainsi propre à la société d’après-guerre.
Ce lien très fort entre le comique et son contexte rend difficile voire
impossible sa théorisation : si l’éloquence a ses règles, le comique a son
indépendance. Ici réside l’une des complexités de mon métier, car je ne
vous cache pas que certains textes indéniablement perçus comme comiques
dans leur contexte de production ne suscitent plus guère que le scepticisme
de mes élèves : « C’est comique, ça [insérer ici une moue interloquée, aux
frontières du dégoût] ? » Si Monsieur Jourdain et ses voyelles font en
quelque sorte rire malgré le temps – intemporalité du comique de geste
oblige –, on ne peut plus aborder les tirades de Thomas Diafoirus sur les
circulateurs sans contextualisation préalable. Je me demande toujours si le
comique historique ne perd pas en saveur à force d’être recontextualisé.
Au XXe siècle, il ne s’agit plus de savoir de quoi l’on peut rire mais avec
qui. Bergson, dans son essai consacré aux enjeux du comique, montre que
ce dernier est intrinsèquement lié à l’humain, et qu’on ne rit jamais de ce
qui, d’une manière ou d’une autre, ne nous renvoie pas à nous. À cela
s’ajoute la portée sociale du rire, qui se partage généralement en groupe. On
observe ainsi souvent que des prises de parole pensées pour faire rire tel ou
tel groupe provoquent aussi l’incompréhension voire la colère de tel autre.
Tant qu’on fait rire, c’est des plaisanteries. Dès que c’est pas drôle, c’est des insultes.
Je crois que nous en sommes toujours là. Ne perdons jamais de vue
qu’en théorie le comique vise moins à faire rire le locuteur que ceux à qui il
s’adresse : or on ne saurait forcer qui que ce soit à rire.
La peur de ne plus pouvoir rire aux dépens des autres et la crainte de
perdre cette liberté en voulant la conserver à tout prix entrent en conflit
avec des préoccupations (enfin) émergentes sur le respect de tous. À
l’échelle d’un seul siècle, on constate par exemple que les « blagues » à
fondement raciste ne font plus rire qu’un groupe restreint de personnes
politiquement marquées, là où, auparavant, tous les héritiers du monde
colonial se seraient tapés sur la cuisse. L’une de mes amies, de confession
juive, m’a souvent dit que les blagues sur les Juifs étaient ses préférées ;
c’est peut-être que les choses sont différentes quand, encore une fois, on
appartient au groupe dont on se moque.
Commémoration, discours de
Garde-fou de l’oubli, piédestal du devoir de mémoire, le discours de
commémoration est tout ce qui nous reste pour espérer qu’on retiendra les
leçons de l’histoire.
Commentaire sportif
On dit souvent, en comparaison avec la boxe, j’imagine, que
l’éloquence est un sport de combat. Plus rares sont ceux qui s’interrogent
sur la place que pourrait occuper l’éloquence dans le sport.
Et pourtant, la retransmission quasi systématique de tous les grands
événements sportifs – masculins, s’entend – est la preuve que le geste
sportif s’accompagne souvent d’une parole qui tour à tour le commente, le
décrypte, l’interroge ou le conteste.
Je me souviens d’avoir été touchée par ces liens construits entre tant de
mondes qui au mieux s’ignorent, au pire se méprisent. Depuis, chaque fois
que je passe devant une télé au moment d’un match, c’est à ces liens que je
pense.
Compétence
Voir : Autorité.
Complotisme
Le 11 septembre 2001, j’avais tout juste dix-huit ans et pas encore de
smartphone. Je me souviens encore du moment où j’ai poussé la porte du
petit foyer d’étudiantes où je vivais alors. Je me souviens des visages
effarés et des corps serrés les uns contre les autres devant la télévision. La
fin de l’enfance, indéniablement : il allait falloir composer avec la violence
du monde, mais aussi – et ça, je l’ignorais encore – avec l’émergence de
discours alternatifs pour expliquer ladite violence.
Théorisée par Popper aux États-Unis en 1945, la théorie du complot est
mentionnée en France pour la première fois en 1966, autour des
circonstances de la mort de Kennedy. En tant qu’explication du cours du
monde, elle est de plus en plus présente depuis, donc, 2001. Ce discours
s’est tellement répandu qu’il est désormais répertorié sous trois noms
différents : outre la dénomination officielle de « théorie du complot », on
entend aussi parler de « complotisme » ou encore de « conspirationnisme »,
bien que ces deux derniers termes ne soient pas encore entrés dans la
plupart des dictionnaires français.
Concours
Parmi les nouveaux visages de l’éloquence, il y a celui du concours
d’anecdotes popularisé par les youtubeurs Mcfly et Carlito, notamment lors
de leur affrontement avec Emmanuel Macron.
Étymologiquement, l’anecdote est un fait inédit, c’est-à-dire à la fois
non publié et surprenant. Le concours d’anecdotes consiste ainsi à raconter
ce qui se présente comme des événements marquants de notre existence,
l’interlocuteur devant établir s’il s’agit de faits réels ou non.
Le format de cet exercice repose sur une éloquence de l’improvisation
et de la grandiloquence : la vérité y est questionnée, alors que, dans un
concours d’éloquence à proprement parler, elle est un présupposé de la prise
de parole : ce qui est dit est vrai (même si ce n’est pas le cas), et l’auditoire
ne doit en aucun cas en douter.
Alors commence une tout autre épreuve : trouver le juste milieu entre le
murmure et le cri, entre la rigidité et la désarticulation ; travailler la
memoria, apprendre que le naturel se construit, et puis un jour, enfin, savoir
placer sa voix.
Le jour même du concours, il n’y a plus de concurrents, mais un seul
groupe. Ils ont oublié qu’il s’agissait d’un concours. Ils en savent plus sur
les autres, mais, surtout, sur eux-mêmes.
Conseil de discipline
J’ai assisté, en une dizaine d’années dans le même établissement, à
quelque chose comme deux cents conseils de discipline.
Les motifs qui peuvent conduire un élève devant une telle instance sont
nombreux, depuis la faute grave qu’il faut nécessairement sanctionner,
jusqu’à l’erreur de parcours qui doit être prise au sérieux dans l’espoir
d’éviter, justement, la faute grave. Un conseil de discipline est, à rebours
des représentations que l’on s’en fait, un moment pédagogique : il participe
à l’éducation de l’élève que l’on doit, comme son nom l’indique, aider à
grandir.
Consolation, discours de
« La souffrance nous ôte si souvent jusqu’à l’usage de la parole. »
Sénèque.
Le discours de consolation est aussi ancien que la mort qu’il est censé
accompagner. Sans surprise, il est pratiqué par Sénèque le stoïcien : il faut
savoir accepter et maîtriser la douleur. En tant que genre littéraire, on le
retrouve au VIe siècle dans l’allégorie de Boèce De consolatione
philosophiae, puis de nouveau à l’époque classique.
Controverse
Voir : Polémique.
Convaincre/Persuader
L’argumentation ne se fait que dans un contexte bien défini : il faut
d’une part une situation d’interlocution et d’autre part un désaccord. Les
enjeux de l’argumentation, eux, diffèrent selon qu’on cherche à faire
changer l’autre d’avis ou qu’on souhaite simplement se prouver que l’on a
raison.
Pour faire bouger les lignes de son adversaire discursif, deux stratégies
sont possibles : la conviction et la persuasion.
La première, reconnue comme plus noble, consiste à vouloir emporter
l’adhésion en utilisant une argumentation logique nourrie de preuves. La
force de la conviction tient au fait qu’elle s’adresse à l’esprit et à la raison :
dans le cadre d’un procès, la parole d’un témoin, par exemple, est un
support de conviction. Le témoignage fait office de preuve et ne peut être
contesté en tant que tel ; de la même façon, la parole écrite a souvent plus
de poids que la parole orale.
À l’inverse, c’est au cœur que s’adresse la persuasion, qui vise à faire
changer l’interlocuteur de point de vue en accédant à ses sentiments. On a
tendance à considérer que cette stratégie est moins estimable, car son succès
repose potentiellement sur une manipulation émotionnelle.
La première trace de persuasion réside sans doute dans la bouche du
serpent de l’Ancien Testament : « Vous ne mourrez pas ; mais Dieu sait que
le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et que vous serez comme
des dieux, qui connaissent le bien et le mal. » La tentation repose bien sur
une stratégie émotionnelle, qui consiste à faire jouer l’envie.
L’Iliade nous offre, à travers le personnage de Priam, deux exemples de
rhétorique persuasive dont l’efficacité varie cependant.
Dans le chant XXII, il tente de dissuader son fils Hector d’affronter
Achille :
« Ah, si tu me laissais, Achille, terminer pour le divin Hector tous les rites funèbres, en agissant ainsi,
tu me ferais plaisir. » […]
Lors le divin Achille aux pieds légers reprend :
« Il sera fait, vieillard Priam, selon ton vœu : pendant tout ce temps-là je suspendrai la lutte. »
7
À ces mots, du vieillard il prend le poignet droit : il veut chasser de son âme la crainte .
Conversation, art de la
Voir : Casquette ; Historiettes.
Conversion
Il est des cas où la parole est un acte en soi : ainsi en est-il, par exemple,
de phrases telles que « Je vous déclare unis par les liens du mariage », ou
encore « Je te pardonne ».
Cette parole performative, dont j’ai évoqué ailleurs d’autres enjeux, est
une condition non seulement nécessaire mais le plus souvent suffisante pour
quitter une religion ou en intégrer une autre ; c’est probablement d’ailleurs
ce qui a pu faciliter les nombreuses conversions forcées au cours de
l’histoire.
Ainsi, en 1593, Henri IV, pourtant chef de la noblesse protestante,
décide de se convertir au catholicisme, essentiellement pour gagner en
légitimité auprès du peuple français. Le pape Clément VIII doute de la
sincérité de sa démarche ; pourtant, il suffit de cet échange avec Mgr de
Beaune, archevêque de Bourges, pour que la conversion soit effective :
— Qui êtes-vous ?
— Je suis le roi !
— Que demandez-vous ?
— À être reçu dans le giron de l’Église catholique, apostolique et romaine.
C’est par cette seule déclaration, suivie certes d’un acte de baptême,
qu’Henri IV intègre la religion catholique.
Dans le contexte houleux des guerres de Religion, et particulièrement
dans le cas des conversions forcées, le processus de parole est double :
d’abord l’abjuration de l’ancienne religion, puis l’adhésion à la nouvelle. Se
pose néanmoins la question de la valeur performative de cette parole
lorsqu’elle n’est pas portée par la sincérité du converti.
َّش
Dans l’islam, la profession de foi, autrement appelée ٱلَّش َه اَد ة,
chahada, tient en une seule phrase, indispensable pour intégrer la
communauté, l’Oumma :
َأْش َهُد َأْن اَل ِإَٰلَه ِإاَّل ٱلَّٰل ُه َوَأْش َهُد َأَّن ُمَح َّمدًا َر ُس وُل ٱلَّٰل ِه
C’est donc tout naturellement qu’on fait prononcer la chahada dans les
cas d’apostasie, en présence d’un témoin. La volonté de se convertir, niyya,
est dans l’islam un élément indispensable du processus de conversion ; on
lit ainsi quelque part dans les hadiths : « Les actions ne valent que par les
intentions qui les motivent. »
Cri
Les passions entretiennent des liens ambigus avec l’éloquence, et cela
se traduit dans les différentes théories sur la question.
Cicéron, par exemple, militait pour leur usage : elles doivent imprégner
le discours, et elles doivent se manifester chez le public. La passion est
constitutive d’un des objectifs de tout discours : movere, « émouvoir ».
Pour Aristote, certes l’orateur doit exciter les passions, mais celles-ci ne
doivent pas pour autant devenir un outil de corruption. S’intéressant de plus
près à la colère, il établit qu’elle est bénéfique lorsqu’elle est juste et
modérée : dans L’Éthique à Nicomaque, il oppose ainsi cette colère saine à
la stupidité des flegmatiques. Une telle indulgence lui a valu sous la plume
de Sénèque le qualificatif de defensor irae, « défenseur de la colère » ; et
c’est surprenant en effet, quand on sait que la passion est perçue – y
compris par lui-même – comme un élément qui altère le jugement.
Ce n’est pas de cette saine colère que je voudrais parler, mais plutôt de
son avatar débordant et incontrôlé, qui se manifeste dans une parole elle
aussi bouillonnante. Le cri est aux antipodes de l’éloquence, il est le signe
d’une perte de contrôle, d’une absence de maîtrise ; il est la manifestation
d’une colère qui n’est plus modérée.
La particularité du cri est qu’il ne dit pas ce qu’il veut dire. En effet, la
colère s’adresse à l’interlocuteur, alors que c’est notre état intérieur qu’elle
traduit. Le reproche adressé à l’autre n’est qu’une manière de déguiser une
blessure en soi, parfois infligée par l’autre, mais qu’on n’a de toute
évidence pas pu surmonter. La colère ne se manifeste qu’à l’égard de
personnes qui comptent pour nous, que l’on admire ou par qui l’on souhaite
être admiré : à ce titre, la violence par laquelle elle s’exprime ne dit rien de
l’attachement qu’elle dissimule.
Le cri a une valeur en tant que tel, à tel point que nos élèves ont inventé
un usage transitif du verbe : « Je sais pas si je dois vous le dire, madame,
sinon vous allez me crier. » Le cri fait peur précisément parce qu’il est le
signe d’une perte de contrôle ; il en devient lui-même incontrôlable.
Cyrano de Bergerac
C’est un roc, c’est un pic, c’est un cap — Que dis-je, c’est un cap ? C’est une péninsule ! (Edmond
Rostand)
Dans les années qui ont suivi, j’ai consacré mon mémoire de master
puis ma thèse de doctorat à l’ensemble de l’œuvre de Cyrano, que je ne
peux que citer dès lors qu’il s’agit d’éloquence.
Cyrano de Bergerac, comme son nom ne l’indique pas, n’a jamais mis
un pied en Dordogne. De même, il n’a jamais été amoureux de sa cousine
Roxane, d’une part parce qu’elle n’a jamais existé sinon sous les traits de
Madeleine Robineau, et d’autre part parce qu’il était vraisemblablement
homosexuel.
Enfin, gros homme, je vous ai vu, mes prunelles ont achevé sur vous de grands voyages ; et le jour
que vous éboulâtes corporellement jusqu’à moi, j’eus le temps de parcourir votre hémisphère, ou
10
pour parler plus véritablement, d’en découvrir quelques cantons […].
Ce sont probablement les sophistes – en tout cas tels que les percevait
Platon – qui ont, les premiers, incarné les risques de la rhétorique. Tenant
leur nom de la sagesse (sophia), les sophistes étaient dans la Grèce antique
des orateurs et des maîtres d’éloquence.
Mais c’est dans son Gorgias que Platon montre les défaillances de leur
rhétorique, en opposant dans un dialogue Socrate et le sophiste Gorgias.
Platon reproche aux sophistes de n’enseigner la rhétorique que dans le but
d’avoir raison, sans aucun égard pour la vérité. L’éloquence ne vaudrait
ainsi que pour elle-même et pour la possibilité qu’elle offre de faire changer
d’avis l’interlocuteur – quel qu’en soit le prix.
Ainsi, les sophistes se font payer comme d’autres artisans, dit Platon,
alors que la sagesse n’est pas une technique : l’enseigner ainsi, c’est la
corrompre (voir à ce propos, et dans un tout autre contexte, l’entrée
« Coaching »).
Par ailleurs, la priorité accordée à l’efficacité de la parole fait que les
sophistes peuvent priver l’éloquence de sa noblesse et de son but premier en
la mettant au service de causes injustes.
Ne vous en déplaise, ô rhéteurs, c’est vous les premiers qui avez tué l’éloquence. En le réduisant à
une musique vaine et creuse, à des jeux de mots ridicules, vous avez fait du discours un corps sans
force et sans vie […].
La grande, et si j’ose ainsi dire, la chaste éloquence n’admet ni le fard ni l’enflure, mais elle se dresse
1
fièrement dans sa beauté naturelle .
Objectera-t-on que l’homme peut nuire gravement en faisant injuste usage de cette faculté ambiguë
de la parole ; mais, à l’exception de la vertu, l’on peut en dire autant de tous les biens, surtout des
2
plus utiles […] ; autant le juste usage en peut être utile, autant l’injuste en peut être dommageable .
Tout comme, en effet, l’éloquence qui n’est pas illuminée par la raison est non seulement téméraire
mais encore aveugle, de même, la sagesse qui ne tire pas profit de l’usage de la parole non seulement
est faible, mais, en un certain sens, est mutilée : en effet, même si une sagesse sans parole peut être
3
profitable à sa propre conscience, bien rarement et bien peu peut-elle être profitable à la société .
Tel est l’enseignement que nous devons retenir pour un bon usage de
l’éloquence : ne pas donner la parole à ceux que la sagesse a désertés et qui
parlent pour ne rien dire (je ne citerai pas de nom), et encourager les esprits
sages à prendre la parole, afin que la puissance de leur pensée ne se perde
pas.
Débat
Nom masculin, déverbal de débattre.
Mot apparu en français.
Spéc. Nom de la rencontre entre les deux candidats avant le second tour
des présidentielles, dans laquelle les sujets proposés au débat comptent
infiniment moins que l’obsession de dominer l’interlocuteur. Exemples :
Démosthène
L’existence de Démosthène est fascinante de bout en bout.
e
Il naît après le siècle de Périclès, soit au IV siècle av. J.-C. Comme
Cicéron, il n’est a priori pas destiné à embrasser une carrière politique,
puisqu’il devient orphelin très jeune et que ses tuteurs dilapident
immédiatement son héritage familial.
Dès l’adolescence, il est passionné par les pouvoirs de l’éloquence et se
lance dans ses premiers discours. Toutefois, les premières tentatives se
soldent par un échec, ainsi que le raconte Plutarque dans ses Vies des
hommes illustres :
La première fois qu’il parla devant le peuple, on fit un tel bruit qu’il put à peine se faire écouter : on
se moqua de la singularité de son style, qu’on trouvait embrouillé, à cause de la longueur des
périodes […]. Il avait d’ailleurs la voix faible, la prononciation pénible, et la respiration si courte, que
la nécessité où il était de couper ses périodes pour reprendre haleine rendait difficile à saisir le sens
4
de ses paroles .
C’est à cette période que Démosthène, particulièrement gêné pour
prononcer le son [R], se voit affublé du surnom de bègue – sans doute
l’outrage suprême pour un aspirant orateur.
Qu’à cela ne tienne : Démosthène se fait construire un cabinet
souterrain pour s’entraîner et parfaire son élocution. Pour être sûr de ne pas
être détourné de sa tâche, il se rase la tête, afin que la honte l’empêche de
sortir.
Peu à peu, l’articulation s’assouplit et l’éloquence s’améliore. D’après
Plutarque et Démétrius de Salène, Démosthène se remplit la bouche de
petits cailloux pour prononcer des enchaînements de vers, et fortifie sa voix
en s’essoufflant pour déclamer. Il s’entraîne à prononcer à pleins poumons –
le gueuloir de Flaubert, deux millénaires avant.
Depardon, Raymond
Le lien entre le réalisateur Raymond Depardon et l’éloquence ne saute
peut-être pas aux yeux, mais il est pour moi évident ; je pense notamment à
e
son documentaire 10 chambre, instants d’audience, que j’étudie souvent en
cours.
Dessin
Cette entrée peut surprendre, et pourtant le dessin est, pour certains
esprits, la forme privilégiée de l’éloquence. Même s’il se passe de mots.
Surtout parce qu’il se passe de mots, pour ceux que l’écrit effraie.
Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils
semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si
quelqu’un, au lieu d’« héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par
croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un
héros. Les vocables « fanatique » et « fanatisme » n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il
n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques
7
en des années .
Il s’agit d’un des principes structurants de la novlangue, langue inventée
par Orwell pour la dystopie qu’il met en scène dans 1984. Modifier le sens
d’un mot, c’est modifier la réalité :
L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les
mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat. Ainsi le
mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme :
« Le chemin est libre. » Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de
« liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, même sous
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forme de concept. Elles n’avaient donc nécessairement pas de nom .
Diglossie
Le mot diglossie est créé par Charles Ferguson en 1959 pour donner un
ancrage sociolinguistique au terme bilinguisme.
La diglossie renvoie à la coexistence de deux langues sur un même
territoire ; elle implique le plus souvent une hiérarchie implicite entre les
deux, l’une étant considérée comme supérieure à l’autre.
Car il y a, de fait, une différence dans la manière dont les langues – et
plus encore les dialectes – sont perçues. Je me rappelle par exemple un
tweet du Daily Mirror qui indiquait « Princess Charlotte already speaks
two languages at just two years old », et sous lequel un internaute avait
commenté : « Comme la plupart des enfants d’immigrants, mais c’est sûr
que c’est plus impressionnant quand t’es riche. »
Si la diglossie m’importe, c’est en effet pour sa dimension sociale, car
elle concerne l’immense majorité de mes élèves.
En effet, il me faut entendre à tous les coins de rue que « les jeunes ne
savent plus écrire » ou qu’ils « parlent mal » : autant d’avatars du « tout se
perd », dont la langue française est l’étalon. Mais quelle place fait-on aux
langues que maîtrisent par ailleurs mes élèves, et sur lesquelles nos
connaissances avoisinent le néant ? Arabe, kabyle, berbère, mandarin,
roumain, peul, wolof, bambara, turc, serbe… Combien de linguistes
autoproclamés mes élèves trouvent-ils sur leur route pour les féliciter de
cette maîtrise de langues que, pour certaines, on valorisera sur d’autres CV
comme langues rares ? Pourquoi ces mêmes langues sont-elles parfois
choisies dans l’unique but de contourner la carte scolaire et intégrer des
établissements parisiens sélectifs, alors qu’en Seine-Saint-Denis leur
maîtrise est vue comme une tare ?
C’est bien parce qu’on parle ici de diglossie, et non de bilinguisme : le
français est la langue supérieure, celle de l’écrit. Les autres bénéficient au
mieux de l’étiquette « LV2 » ou « LV3 », et qu’importe si elles sont
maternelles : ainsi le veut le principe hiérarchique.
J’aimerais pouvoir partager la beauté de ces moments où mes élèves –
qui, par définition, sont là pour recevoir mon savoir – échangent devant
moi avec un quelconque membre de leur famille dans la langue qui est celle
de la maison. Incapable de comprendre le moindre mot de ce dialogue dont
je ne perçois que les émotions, je ne vois pas comment je pourrais me sentir
en position de domination linguistique.
Discours amoureux
« Le plus grand plaisir qui soit après amour, c’est d’en parler », écrivait
Louise Labbé au XVIe siècle.
C’est vrai que la particularité de l’amour est qu’il perd un peu de son
sens lorsqu’il n’est pas dit. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le
langage amoureux est autant codifié depuis l’Antiquité. Ovide propose dès
le Ier siècle un Art d’aimer, qui mêle conseils « pratiques » et langagiers :
« Tâte d’abord le terrain par un billet doux écrit sur des tablettes artistement
polies », « Que ce premier message lui apprenne l’état de ton cœur ; qu’il
lui porte les compliments les plus gracieux et les douces paroles à l’usage
des amants », « Promettez, promettez, cela ne coûte rien », « Aie toujours
l’air d’être sur le point de donner ; mais ne donne jamais », « Que ton style
soit naturel, ton langage simple, mais insinuant ; et qu’en te lisant on croie
t’entendre. »
Il n’est sans doute pas anodin que le discours amoureux soit le plus
souvent poétique, la forme du vers semblant la plus indiquée pour un
sentiment noble – comme le sentent d’ailleurs de manière intuitive les
enfants.
De la poésie courtoise de Guillaume de Machaut à la poésie
pétrarquiste, on retrouve toujours les mêmes stylèmes du discours
amoureux, nourri de lyrisme, de métaphores et de lexique mélioratif, qui
vise tout autant à faire l’éloge de la femme aimée qu’à la séduire.
e
On note aussi, en particulier jusqu’au XVI siècle, la récurrence de la
coincidentia oppositorum, la concordance des contraires :
Discours de mariage
Parmi les situations les plus gênantes associées à l’éloquence figurent
les discours prononcés lors des mariages. Je ne parle pas bien sûr des
discours dans un cadre religieux, qui soit actent le sacrement, soit canalisent
la parole des intervenants, lesquels s’autocensurent probablement face à la
gravitas du lieu.
Disposition/Dispositio
Voir : Exorde/Péroraison.
Droit à la parole
Voir : Autorité ; Légitimité de la parole.
Ce qui m’a toujours frappée, c’est à quel point l’oral terrorise élèves
comme adultes ; pourtant, lorsque le baccalauréat a été créé – en 1809 –, il
ne comportait qu’une épreuve orale, et ce jusqu’en 1830.
Sans doute y a-t-il désormais dans la prise de parole l’impression de se
mettre à nu, là où la feuille de papier interviendrait comme un écran entre la
pensée et celui qui la reçoit.
Mais ce qui divise est plutôt : doit-on ou non écrire un discours avant de
le prononcer ? Sur ce point, je serais plutôt d’accord avec Démosthène (voir
l’entrée qui lui est consacrée), qui considère que la préparation écrite d’un
discours est une marque de respect pour l’auditoire, sans quoi la volonté
persuasive cède plutôt la place à la force.
Il en est ainsi du maître d’éloquence ; si, tel un pêcheur, il n’a point garni son appât auquel il sait que
1
le fretin mordra, il se morfondra sur son rocher sans espoir de rien prendre .
Éléments de langage
Employée le plus souvent au pluriel, cette expression désigne des
formules figées prêtes à être utilisées par n’importe quel locuteur, dans
n’importe quel discours, dans n’importe quel contexte. Très étonnamment,
les éléments de langage, qui servent à tout sauf à communiquer, n’existent
pourtant que dans le domaine de la communication.
L’intérêt des éléments de langage est qu’ils forment une parole facile à
mémoriser et donc à reprendre ; c’est ce qu’expliquait par exemple l’un des
conseillers en communication de Laurent Fabius :
Ces formules sont des marqueurs. Ça peut fournir des éléments pour souligner son propos et pour
2
qu’il soit repris. Car l’énorme difficulté du discours, c’est sa reprise .
Il doit quand même y avoir quelque chose de honteux dans ces éléments
de langage, car bien qu’ils soient pensés pour être retenus par les
journalistes, ils ne sont jamais transmis à ces derniers, y compris dans les
communiqués de presse. Étonnant, non ?
Élocution/Elocutio
Voir : Bégaiement ; Momo.
Éloge
Voir : Épidictique.
Éloge paradoxal
L’éloge (voir : Épidictique) est parfois pratiqué comme un pur exercice
de style, dans le but de vanter les mérites d’une personne décriée : c’est ce
e
que fait par exemple Gorgias au V siècle avant notre ère, en célébrant
Hélène, universellement considérée comme à l’origine de la guerre de
Troie. Il choisit de plutôt la présenter comme la victime d’un discours
séducteur :
C’est donc l’auteur de la persuasion, parce qu’il a exercé une contrainte, qui est coupable ; et la
3
victime de la persuasion, parce qu’elle a subi la contrainte du discours, est accusée sans raison .
e e
Au III ou IV siècle, Synésios de Cyrène compose plusieurs éloges
paradoxaux, portant plutôt sur des éléments banals du quotidien. Son texte
le plus célèbre reste l’éloge de la calvitie, qu’il écrit en réponse à l’éloge de
la chevelure de Dion de Syracuse. L’adjectif paradoxal renvoie alors à une
prise de position contre la doxa, l’opinion commune.
C’est au XVIe siècle et en s’inspirant de Lucien de Samosate qu’Érasme
écrit son célèbre Éloge de la folie. La particularité de ce texte est qu’il
repose sur la prosopopée, et donne donc la parole à la folie :
Tous [les écrivains] me doivent énormément, ceux surtout qui griffonnent sur le papier de pures
balivernes […]. Et voici que mon écrivain, à moi, jouit d’un heureux délire, et sans fatigue laisse
couler de sa plume tout ce qui lui passe par la tête, transcrit à mesure ses rêves, n’y dépensant que
son papier, sachant d’ailleurs que plus seront futiles ses futilités, plus il récoltera d’applaudissements,
ceux de l’unanimité des fous et des ignorants. Que lui importent ces […] docteurs qui pourraient les
lire et en feraient fi ? Que pèserait l’opinion d’un si petit nombre devant la multitude des
4
contradicteurs ?
Quel respect, quelle vénération ne devons-nous pas avoir pour ces êtres privilégiés que leur rang, leur
naissance, rend naturellement si fiers, en voyant le sacrifice généreux qu’ils font sans cesse de leur
fierté, de leur hauteur, de leur amour-propre ! Ne poussent-ils pas tous les jours ce sublime abandon
d’eux-mêmes jusqu’à remplir auprès du Prince les mêmes fonctions que le dernier des valets remplit
auprès de son maître ?
Depuis ses origines, il y a donc dans l’éloge paradoxal une volonté et
une conscience d’aller contre le bon sens ou l’opinion commune.
e
À partir du XX siècle, l’éloge paradoxal n’apparaît guère plus que chez
Ponge qui prend le parti des choses.
Et de nos jours il n’existe plus que chez les adulateurs d’Éric Zemmour,
la conscience du paradoxe en moins.
Émoji/Émoticônes
Voir : Smiley/Émoticône.
Émotion
L’émotion est au cœur de l’éloquence. Souvent, elle en est à la fois
l’origine et l’objectif.
Nous risquerions de nous rendre ridicules ou odieux, si nous allions nous hausser sur le cothurne
tragique pour parler de bagatelles ou essayer d’arracher de vive force ce qu’il n’est même pas
5
possible d’ébranler .
L’orateur concis, dont le ton ne s’élève jamais, peut instruire les juges, il ne peut les émouvoir ; et
6
cependant tout est là .
Il y a trois moyens d’amener les hommes à notre sentiment : les instruire, leur plaire, les toucher. De
ces trois moyens un seul doit être avoué : il faut paraître n’avoir comme objet que d’instruire. Les
deux autres seront répandus dans le cours entier de la plaidoirie, de la même façon que le sang l’est
7
dans le corps .
Endoctrinement
Voir : Dictature.
Enseignant.e
Voilà une entrée complexe à écrire, car je me trouve à la fois juge et
partie.
Toutefois, je ne pouvais pas ne pas parler de l’enseignement, d’une part
parce que la moitié de notre concours repose sur des épreuves orales (où
l’on doit montrer une éloquence que l’on n’utilisera jamais en cours, mais
ce n’est pas la question), et d’autre part parce que, tant que les ordinateurs
ne nous ont pas remplacés, j’imagine que la manière dont on transmet le
savoir compte au moins un petit peu.
Alors, pour cette entrée, je vais laisser la parole à mes (anciens) élèves,
tout juste titulaires de leur baccalauréat. Après tout, c’est bien à eux qu’il
faut demander ce que c’est qu’un enseignant éloquent.
À cette simple question posée en plein été, les réponses ont été
nombreuses et rapides. En voici la substantifique moelle.
Pour Fanny, l’éloquence de l’enseignant consiste à pouvoir instruire par
la seule parole ; chez Sarah, c’est un idéal de clarté et de maîtrise de la
langue qui domine ; pour Yéléna, le charisme est fondamental, et elle
l’explique par la capacité à « capter l’attention » tout en instruisant – et
c’est encore mieux si on s’aventure en dehors des bornes du programme ;
chez Btissam, la perception est différente, puisqu’elle évoque une personne
« qui n’a peur de parler d’aucun sujet », et qui parvient à faire réfléchir ses
élèves sur le contenu transmis ; pour Oumaima, le « naturel » est
primordial, ainsi que la transmission de « l’envie d’apprendre » (Fanny
valide) ; pour Toulaye, le prof éloquent est celui qui donne envie d’écouter ;
pour Djenebou, il sait se contenter de sa parole et n’a pas besoin de supports
écrits pour conjuguer plaire et instruire ; pour Barbara, celui qui sait bien
parler sait d’abord écouter et ouvrir son esprit ; pour Mayssa, il sait « attirer
l’attention des élèves sans la demander », inscrit son propos dans un univers
de référence que les élèves maîtrisent, et il est capable de revenir sur ce
qu’il a dit sans l’avoir écrit (« tout se joue sur la parole : c’est un devoir de
mémoire ») ; Wala attend surtout une maîtrise des contenus et de la prise de
parole ; chez Hailey, on lit la volonté d’une parole qui respecte les opinions
des élèves, et qui « leur permet d’apprendre quelque chose de nouveau sans
qu’ils se rendent compte qu’ils apprennent » ; Laure évoque un « don du
langage » et la faculté de « captiver » ; pour Imane, qui se lance dans des
études de droit, l’éloquence consiste à se faire entendre sans crier, et à
donner envie d’être écouté ; pour Hajar, l’éloquence consiste à savoir rendre
n’importe quel sujet « pétillant ».
Mais c’est sans doute Shérine, pourtant si réservée, qui répond le plus
longuement. Elle évoque la nécessaire « adaptation » de l’enseignant à la
façon de parler de ses élèves, mais attention : tout en s’adaptant à leur
langage, le professeur doit permettre aux lycéens de l’enrichir, ou tout au
moins leur donner envie de le faire. Pour elle, l’éloquence de l’enseignant
tient aussi au kairos, au moment opportun : « L’éloquence ne se détermine
pas seulement à travers les mots choisis, mais également à travers le
moment choisi pour les employer. » Elle ajoute à juste titre que l’éloquence
du professeur se mesure à sa capacité à canaliser l’élève qui cherche à
dépasser les limites, mais aussi à mettre en confiance celui qui n’ose pas.
C’est sur l’idée d’authenticité qu’elle achève sa réponse : « Les profs qui
nous marquent le plus sont ceux qui ont été les plus sincères avec nous dans
les propos qu’ils tenaient. »
À les lire, je me suis sentie prise de vertige, avant de me dire que c’est
là que résidait l’intérêt fondamental de notre métier : des attentes aussi
nombreuses qu’exigeantes, et finalement une capacité sidérante à nous
suivre dès lors qu’on se contente d’être nous-mêmes.
Épidictique
L’adjectif vient du grec epideiktikos, dont le sens est « qui sert à
montrer ». On comprend dès lors pourquoi, tant pour l’éloge que pour le
blâme, le discours épidictique vise en premier lieu à mettre en avant défauts
et qualités : il ne s’agit pas d’une parole informative, mais plutôt de ce
qu’Aristote identifiait comme un discours démonstratif, orienté vers le beau
et le laid moral. À l’origine, il concerne plus l’éloge que le blâme, et il se
caractérise par la multiplication des procédés d’amplification qui visent à
magnifier le sujet du discours.
La rhétorique de l’Antiquité accordait une place prépondérante à
l’éloge, initialement adressé aux dieux : les plus anciennes traces remontent
au XXIIIe siècle avant notre ère, sous la plume de la grande prêtresse
Enheduanna, première personne historiquement identifiée comme ayant
produit une œuvre littéraire. De manière moins confidentielle, l’éloge
e
innerve les Hymnes homériques, à l’époque d’Hésiode (VIII siècle av. J.-
C.). Quelques siècles plus tard, Pindare compose des Épinicies (du grec
epinikion, « qui concerne une victoire »), dans lesquelles il célèbre cette
fois-ci les athlètes des jeux panhelléniques : le vainqueur de la compétition
peut en effet choisir comme récompense une statue ou une épinicie à son
effigie. Ce sont donc des discours de commande, qui d’ailleurs ne
mentionnent que peu l’épreuve en elle-même, mais plutôt la famille du
héros ainsi que les dieux qui lui ont permis de gagner.
On voit ainsi la place qu’occupe la religion sous l’Antiquité, quel que
soit le domaine dont il est question au départ.
Ernaux, Annie
Les voix sont partout dans les textes d’Annie Ernaux, sans doute parce
que la parole est l’un des marqueurs de la mobilité de classe.
Le format de l’entretien permet à l’auteure d’évoquer le concept de
trahison, qui seul peut expliquer à quel point il est difficile de dépasser
socialement ses parents. En 2011, dans L’Écriture comme un couteau, elle
écrit pourtant :
J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de
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transfuge, comme acte politique et comme don .
Je me considère très peu comme un être unique, au sens d’absolument singulier, mais comme une
somme d’expériences, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et
continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui, une subjectivité
unique. Mais je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler des mécanismes ou des
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phénomènes plus généraux, collectifs .
Porte-parole des transfuges de classe, Annie Ernaux met en voix la
souffrance, la honte et la fierté mêlées, mais aussi l’hommage à la langue
d’avant. Ce n’est pas sa vie qu’elle écrit, c’est celle de tous ceux qui ont eu
et auront le même parcours qu’elle.
Dans le portrait qu’il fait d’elle en 2003, Philippe Lançon explique aussi
à quel point la voix unique de l’auteure est elle-même polyphonique :
Chez Annie Ernaux, la voix résume tout. Elle a plusieurs couches. Il y a d’abord la voix dominante ;
celle qui vous accueille et vous raccompagne ; pointue, vivace, elle donne le ton. C’est la voix d’une
fillette qui s’installait dans le café-épicerie familial, en haut de l’escalier, et entendait tout. Il y a
ensuite la voix tonique ; celle qui monte dans les aigus, tonitrue, insulte les types qui la font chier
dans le RER. Voix de l’enfance toujours, mais cette fois dans la cour, dehors, quand Annie Ernaux se
battait, voulait le mal, le faisait. Voix violente, stridente, voix des “dominés” qu’elle reconnaît en
n’importe quel beur envahissant la rue. Puis, en mode mineur, la voix apprise, bien mise, comme du
caramel refroidi sur un gâteau de riz.
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Les trois voix se mélangent, se battent, se débattent, donnent finalement celle de l’écrivain .
Et que dire de toutes les voix qui se bousculent dans ses récits, faisant
s’entrechoquer l’italique et la police romaine ? La voix, dominante, de la
narratrice de La Place devenue professeure de français, et celle, couchée, de
la langue de l’enfance qui se courbe devant la langue des bourgeois.
D’un côté, l’écriture plate pour rendre compte d’« une vie soumise à la
nécessité », sans art ni émotion ; de l’autre, les mots des parents, qui sont
aussi, souvent, ceux de l’opinion commune dans le quotidien des ouvriers et
petits commerçants : « Cette gosse ne compte rien », « Il ne faut pas péter
plus haut qu’on l’a », « Ce qui se fait ». C’est bien cette voix que l’on voit
le plus, et donc qu’on entend le plus.
La voix d’Annie Ernaux résonne aussi dans les textes de tous ceux
qu’elle a inspirés, parvenant ainsi comme elle le souhaitait à ouvrir une
voie : qui ne l’entend pas chez Nicolas Mathieu, Didier Eribon ou encore
chez Édouard Louis ? C’est désormais d’un livre à l’autre qu’elle voyage.
Mais, dans ma tête, Annie Ernaux apparaît surtout à travers les mots
qu’elle avait adressés à mes élèves il y a deux ans, dans la première lettre
qu’ils avaient reçue par voie postale.
Je leur avais demandé d’imaginer la lettre que les parents de l’auteure
auraient pu lui écrire après avoir lu La Place, et j’avais fait parvenir à ladite
auteure les lettres de Lamia, Mohamed-Walid et Sinem.
Sa réponse nous avait beaucoup touchés : elle expliquait avoir été émue
car cette voix-là, celle de ses parents lecteurs, à laquelle elle avait dû se
forcer à ne pas penser en écrivant La Place, elle l’entendait donc pour la
première fois, bien après leur mort.
Mais c’est chez Aristote que l’on trouve les premières réflexions sur les
contours définitionnels de la notion. Je ne suis pas sûre qu’il faille
développer ici les différents sens de l’ethos chez le théoricien antique, dans
la mesure où le mot recouvre des réalités différentes selon les œuvres et
donc les contextes.
Mais, une fois n’est pas coutume, je ne suis pas sûre que les textes
d’Aristote soient ceux qui permettent de mieux saisir les enjeux
contemporains de l’ethos. L’analyse du discours telle que la pratique
notamment Dominique Maingueneau me semble une perspective
intéressante. Il définit l’ethos de manière plus large : l’image que l’orateur
donne de lui inclut ainsi le ton et le débit de parole, mais aussi les gestes, le
regard ou encore les expressions du visage.
Examens
Bien que les programmes et dotations horaires ne prévoient aucun
créneau pour le préparer, l’oral occupe une place très importante dans les
examens du secondaire.
Je n’ai que peu d’informations sur l’oral d’histoire des arts qui se passe
en fin de 3e, n’ayant jamais enseigné en collège.
Ce que je sais en revanche, c’est qu’en 1re, au moment où arrivent les
épreuves de français coefficient 5, les élèves n’ont passé à l’oral que cette
épreuve d’histoire des arts.
L’année d’après, pour le grand oral, c’est la même chose, sans que les
élèves aient pu davantage se préparer : l’arène, vingt minutes de solitude,
debout cette fois, sans notes cette fois, coefficient 10 ou 14 cette fois, au
seuil de l’entrée dans une vie d’adulte.
Ces élèves qui, il y a une dizaine d’années à peine, apprenaient à lire, il
faut les voir se démener pour avoir l’air à l’aise, ou au contraire se replier
face à l’ampleur de la tâche à accomplir. Il faut les voir nous regarder dans
les yeux, d’abord parce qu’on leur a dit de le faire, puis parce qu’ils
prennent confiance, et enfin, peut-être, parce qu’ils se sentent légitimes à
dire quelque chose de personnel.
Exorde/Péroraison
L’exorde désigne l’ouverture du discours, et la péroraison sa clôture
(voir : Parties du discours [dispositio]).
Quintilien définit les fonctions de l’exorde dans l’Institution oratoire :
L’introduction n’a pas d’autre but que de préparer l’auditeur à être mieux disposé à notre égard dans
les autres parties. […] On atteint au mieux ce résultat par trois moyens, qui consistent à rendre
l’auditeur bienveillant, attentif et docile, non que ces précautions ne doivent pas être observées tout
au long du plaidoyer, mais elles s’imposent particulièrement dans les débuts pour avoir accès à
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l’esprit du juge et y progresser ensuite plus avant .
Nous gagnerons le juge, en faisant son éloge, […] mais encore on liera son éloge aux intérêts de
notre cause, par exemple, si les clients sont des gens distingués, nous en appellerons à sa propre
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dignité, humbles à son esprit de justice, malheureux à sa pitié, lésés à sa sévérité, et ainsi de suite .
Il est trop tard, en effet, dans la péroraison, pour appeler l’émotion sur les faits qu’on aurait exposés
dans la narration de façon impassible ; le juge s’est accoutumé à ces faits, et il accueille, sans en être
ébranlé, le récit de faits qui ne l’ont pas touché, quand il l’a entendu la première fois ; il est difficile
15
de changer une attitude d’esprit, une fois que le siège est fait .
Le tambour, avec tout le bruit qu’il fait, n’est rempli que de vent.
1
Ce petit livre a un double mérite : il fait rire et il donne de sages conseils pour la conduite de la vie .
On retrouve ici deux des trois fonctions d’un discours, telles que les
définit notamment Cicéron : placere (plaire) et docere (instruire). C’est sans
doute la raison pour laquelle les fables sont étudiées de la petite enfance à
l’âge adulte.
La plupart d’entre elles sont composées d’une partie narrative où
interviennent le plus souvent des animaux (c’est leur partie plaisante), et
d’une morale qui résume leur portée didactique.
Étymologiquement, la fable est liée à l’éloquence : le mot fabula, en
latin, renvoie à des « propos » ou à des « conversations ». Ce n’est que par
la suite qu’il prend le sens de « récit mythique ou légendaire ». La fable fait
d’ailleurs partie de la tradition orale, avant même l’invention de l’écriture,
et elle dépasse les frontières des cultures, comme le montre l’immense
succès du recueil indien Pañchatantra vers 400 av. J.-C. en Inde, et plus
encore sa traduction en arabe au VIIe siècle, Kalîla wa-Dimna, du nom des
deux chacals éponymes.
Fantasme
L’éloquence est le support de nombreux fantasmes, qui prennent
plusieurs formes.
Alors qu’on sait depuis l’Antiquité qu’elle se perfectionne par le travail,
beaucoup persistent à penser que l’éloquence est un don, réservé donc à
quelques privilégiés. Peut-être est-ce à cause de certaines définitions qui en
font une « facilité », peut-être aussi est-ce à cause de ce qu’en dit La
Bruyère :
« L’éloquence est un don de l’âme, lequel nous rend maître du cœur et de l’esprit des autres. »
Mais on ne compte plus les films qui proposent une vision là aussi
fantasmée de ce pouvoir que confère l’éloquence.
Que penser, par exemple, des vingt-quatre heures de prise de parole de
Jefferson Smith dans Monsieur Smith au Sénat (1939) de Frank Capra ? À
quelle réalité cela correspond-il ?
De même, le film de Sidney Lumet Douze hommes en colère (1957) met
en scène un procès pour parricide : mais, si le principe du « doute
raisonnable » comme condition d’acquittement est en effet présent aux
États-Unis, dans quelle mesure est-il possible qu’un seul juré parvienne à
faire changer d’avis les onze autres (je pense notamment au moment où le
dernier cède, déchirant la photo de son fils) ?
Ces deux films théâtralisent l’éloquence comme vecteur de la justice,
contre la corruption chez Capra, et pour la présomption d’innocence chez
Lumet.
Plus récemment, un film tel que Le Brio (2017), réalisé par Yvan Attal,
met en scène d’autres stéréotypes de l’éloquence, celui de l’étudiante de
banlieue (je sais ce que c’est) préparée à un « prestigieux » concours
d’éloquence par un professeur « connu pour ses dérapages » et qui n’a
jamais connu « ce type de public ». La situation de préparation au concours
est en soi anodine ; mais que dire de la caricature omniprésente ? Doit-il
nécessairement y avoir conflit puis dépassement de conflit entre une
rhétorique dite « de banlieue » et la langue universitaire ?
Mais le cinéma n’est pas le seul observatoire des fantasmes que génère
l’éloquence. On connaît le succès des ultima verba, qui désignent les
dernières paroles d’un mourant ; on connaît, aussi, le plaisir pris à évoquer
des citations célèbres, ces mots qui font la renommée de ceux qui les ont
prononcés. Cet attachement à l’éloquence des défunts est probablement ce
qui explique également le succès des citations apocryphes, faussement
attribuées à des personnes célèbres, ou parfois même inventées. Bien
souvent, ces paroles qui traversent les siècles en dépit de leur inexactitude
contribuent au souvenir d’un événement particulier.
Ainsi, rien n’atteste que Galilée ait prononcé le fameux E pur si muove,
traduit par « Et pourtant elle tourne » ; toutefois, on prétend qu’il l’aurait
murmurée comme pour annuler la portée de son abjuration à la demande de
l’Inquisition. Cette phrase représente à elle seule la force du for intérieur
quand le savoir vient bouleverser la croyance, mais que celle-ci tente
malgré tout de s’imposer.
De même, une mauvaise interprétation des Confessions de Rousseau fait
croire depuis plus de trois siècles que Marie-Antoinette aurait crié au sujet
du peuple : « S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche ! » Or
une banale histoire de date rend tout simplement impossible le fait que la
« princesse » à l’origine de ces mots selon Rousseau soit Marie-Antoinette,
qui n’était pas encore arrivée en France. En revanche, cette phrase pleine de
mépris et facile à retenir – si bien qu’elle est encore citée de nos jours –
correspond parfaitement aux portraits que l’on faisait d’elle à l’époque. Ces
mots qu’elle n’a jamais prononcés sont ceux qui malgré elle la représentent
le mieux.
Au siècle suivant, c’est Cambronne qui fait – doublement – les frais
d’un fantasme au cœur de la légende napoléonienne. Lors de la bataille de
Waterloo, alors que les Français étaient en fâcheuse posture et que les
Anglais leur proposaient de se rendre, l’officier aurait répondu : « La garde
meurt mais ne se rend pas ! ». Puis, devant l’insistance des Anglais, il aurait
juré : « Merde ! » Le problème, c’est que Cambronne a toujours nié la
paternité de ces deux phrases… ce qui n’a pas empêché Victor Hugo de les
immortaliser dans Les Misérables (1862) :
Dire ce mot, et mourir ensuite. Quoi de plus grand ! car c’est mourir que de le vouloir, et ce n’est pas
la faute de cet homme, si, mitraillé, il a survécu. […] L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo,
c’est Cambronne. Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre.
La fausse attribution est ainsi devenue, pour l’une des plus historiques
défaites françaises, le moyen de sauver l’honneur.
Les enjeux sont encore différents pour le « Je ne suis pas d’accord avec
ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le
droit de le dire », attribué à un Voltaire qui ne l’a jamais écrit. Mais il y a
dans cette attribution apocryphe tout l’esprit (partiellement fantasmé lui
aussi) des Lumières : c’est pratique.
La bonne nouvelle dans tout cela, c’est donc qu’on peut être éloquent à
son insu.
Femme
Plusieurs femmes ont une entrée à leur nom dans ce dictionnaire, pour
ce qu’elles représentent ou pour les combats qu’elles ont menés.
Selon une étude de l’INSEE réalisée en 2019 (je doute que les choses
aient changé, malheureusement), les mots « salope », « pute » et
« connasse » figurent en tête des injures adressées aux femmes, notamment
lorsqu’elles osent prendre la parole – qu’on pense au fucking bitch adressé
par Ted Yoho à Alexandria Ocasio-Cortez, par exemple.
Cette virago, la femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui la première institua des sociétés
de femmes, abandonna les soins de son ménage, voulut politiquer et commit des crimes…
La femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune.
Elle ne savait pas alors que l’accès à la seconde lui ouvrait grand la voie
vers le premier.
Qu’est-ce qui pouvait bien déranger chez Karima Delli lorsqu’elle était
députée européenne – si ce n’est son nom, son sexe et son statut – pour
qu’elle s’entende dire : « On sait très bien comment tu en es arrivée là »,
« Elle n’a qu’à retourner à son repassage », « Barbie fait de la politique » ?
Tant d’euphémismes et de précautions parce qu’on ne peut plus dire salope
tout à fait aussi impunément qu’avant (sauf lorsqu’on s’appelle Patrick
Devedjian et qu’on parle d’une adversaire politique 4).
Qu’est-ce qui pouvait bien déranger dans la parole de Greta Thunberg,
16 ans à l’époque, pour que Bernard Chenebault s’exclame « J’espère qu’un
désaxé va l’abattre » ?
Quel rapport entre l’Assemblée nationale (voir cette entrée) et le « C’est
qui cette nana ? » lancé à Laurence Rossignol pendant qu’elle s’exprimait
sur la parité ? Pourquoi Philippe Le Ray fait-il le bruit de la poule lorsque
l’écologiste Véronique Massonneau prend la parole ? Est-ce au nom de
l’onomastique que Marc Le Fur se sent autorisé à comparer Fleur Pellerin à
un pot de fleurs ?
Et, sur ce, je pense que pour une femme j’en ai déjà bien assez dit.
Figures
On a coutume de distinguer les figures de rhétorique – qui servent
l’efficacité persuasive du discours – et les figures de style, dont l’usage est
plus ornemental. Toutefois, les deux expressions sont employées
indifféremment dans le langage courant.
Tous les styles de discours, le style élevé, le moyen, le simple sont embellis par les figures de
rhétorique dont nous parlerons plus loin. Disposées avec parcimonie, elles rehaussent le discours
6
comme le feraient des couleurs. Placées en trop grand nombre, elles le surchargent .
Folie
Il n’y a que dans la folie (et l’Oulipo) qu’on tolère que la parole sorte
des règles et des cadres qui lui sont habituellement imposés.
Je sais pourquoi j’ai mal au cœur. C’est parce qu’il sort de mon thorax et commence sa chanson. Je
l’entends, même maintenant. C’est un oiseau de paradis aux belles plumes colorées. Il chante la fin
7
du monde et la beauté des pierres .
Depuis le jour du décès de sa fille, la mère n’a fait qu’aligner des chiffres. Elle note les numéros de
téléphone, les plaques des voitures, les numéros des départements, tous les nombres qu’elle voit. Elle
soustrait, multiplie, additionne. Il lui faut trouver la bonne combinaison. Elle est sûre que lorsqu’elle
trouvera le bon rapport âge-poids-taille idéal pour sa fille, cette dernière reviendra, vivante, elle
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s’avancera et appellera sa mère par son prénom .
Après être devenu un patient tranquille qui prend régulièrement ses médicaments contre le délire,
désormais réconcilié avec ma mère, je poserai ma tête sur l’oreiller, je me mettrai sur le côté et je
10
mourrai dans mon sommeil comme quelqu’un qui n’a plus rien à dire .
Si le monde, avec ses paroles intelligibles, est celui-ci, alors on peut imaginer qu’il s’améliore
11
lorsqu’il sera traversé de sons incompréhensibles .
La folie est, par définition, hors norme. Mais c’est de plus en plus
difficile, je trouve, de savoir laquelle des deux tourne le moins rond.
Froid
Voir : Style.
Mais la parole est aussi au cœur même du conflit entre ces deux
postures, puisque les observations de Galilée, dans la lignée de celles de
Copernic, contredisent l’argument d’autorité aristotélicien, hérité de la
Bible. En effet on lit dans Josué, X la phrase suivante :
Ces seuls mots ont suffi à établir la mobilité du Soleil, et par conséquent
l’immobilité de la Terre. Avec Copernic puis Galilée, les preuves apportées
par les observations scientifiques ne peuvent suffire à faire admettre l’erreur
validée par la parole sacrée puis par Aristote. Un philosophe aristotélicien
contemporain de Galilée lui a d’ailleurs ironiquement demandé s’il
comptait modifier le texte biblique pour le faire correspondre à ses
observations.
Galilée est l’auteur d’un Dialogue sur les deux grands systèmes du
monde, que lui avait commandé le pape Urbain VIII afin de faire le point
objectivement sur les conceptions géocentrique et héliocentrique du monde.
Trois personnages dialoguent dans cet ouvrage : Sagredo y incarne un
honnête homme sans préjugés ; Salviati, partisan du système héliocentrique,
est le porte-parole de l’auteur ; enfin, Simplicio y est le représentant de la
thèse géocentrique. En appelant ce dernier personnage ainsi, Galilée en fait
un simple d’esprit, affiche son mépris pour le système géocentrique, et
rompt ainsi le contrat de neutralité instauré avec le pape. Il écrit par ailleurs
son ouvrage en italien et non en latin, afin d’assurer une diffusion plus large
de ses idées. Pour l’ensemble de ces raisons, il est de plus en plus surveillé
par l’Inquisition.
En 1633, les dernières paroles publiques de cet homme qui avait déjà
quasiment perdu la vue sont malheureusement celles de l’abjuration :
J’ai été jugé véhémentement suspect d’hérésie pour avoir tenu et cru que le Soleil était le centre du
monde et immobile, et que la Terre n’était pas le centre et qu’elle se mouvait. C’est pourquoi, voulant
effacer des esprits de vos Éminences et de tout chrétien catholique cette suspicion véhémente conçue
contre moi avec raison, d’un cœur sincère et d’une foi non feinte, j’abjure, maudis et déteste les
susdites erreurs et hérésies, et généralement toute autre erreur quelconque et secte contraire à la
susdite sainte Église : et je jure qu’à l’avenir je ne dirai ou affirmerai de vive voix ou par écrit, rien
qui puisse autoriser contre moi de semblables soupçons ; et si je connais quelque hérétique ou suspect
1
d’hérésie, je le dénoncerai à ce Saint-Office, ou à l’inquisiteur, ou à l’ordinaire du lieu où je serai .
Mais il n’avait en réalité pas dit son dernier mot : en même temps que
se répandait en Europe la sentence de Galilée, circulaient aussi, sous le
manteau et en latin, quelques-unes de ses œuvres confiées à ses disciples.
Galimatias
Voir : Pédants et Précieuses.
Genres de discours
Depuis qu’Aristote a établi dans la Rhétorique qu’il existe trois grands
genres de discours, les choses n’ont pas beaucoup changé.
Le texte que nous vous présentons n’a rien de contraire à la Convention internationale des droits de
l’enfant […]. Au contraire, il protège des enfants que vous refusez de voir !
Vous avez choisi de protester contre la reconnaissance des droits de ces couples, c’est votre affaire,
nous, nous sommes fiers de ce que nous faisons, nous sommes fiers de ce que nous faisons […]. Et
nous sommes si fiers de ce que nous faisons que je voudrais le définir par les mots du poète Léon-
Gontran Damas : « L’acte que nous allons accomplir est beau comme une rose dont la tour Eiffel
assiégée à l’aube voit enfin s’épanouir les pétales. Il est grand comme un besoin de changer d’air, il
2
est fort comme le cri aigu d’un accent dans la nuit longue . »
Finalement, Mandela a compris les liens qui maintiennent l’esprit humain. En Afrique du Sud, il
existe un mot, Ubuntu, qui décrit son plus grand talent : sa reconnaissance du fait que nous sommes
tous liés ensemble d’une manière qui peut être invisible à l’œil ; qu’il y a une unité dans l’humanité ;
que nous nous réalisons en nous partageant avec les autres et en prenant soin de ceux qui nous
entourent.
Nous ne pourrons jamais savoir à quel point c’était inné en lui, ni à quel point il l’a développé dans le
sombre isolement d’une cellule. Mais nous nous rappelons ses gestes, grands et petits : la réception
de ses geôliers en invités de marque lors de son investiture ; sa descente sur le stade sous le maillot
des Springboks ; sa transformation de l’immense chagrin de sa famille en un appel à lutter contre le
sida, qui révélait la profondeur de son empathie et de sa compréhension. […]
3
Il a changé les lois, mais il a aussi changé les cœurs .
Mesdames et messieurs, le crime contre l’humanité suppose d’abord une plongée dans l’inhumanité.
Cette plongée, on l’a tous faite, ici, il y a quelques semaines, avec ces hommes et ces femmes, qui ont
osé venir dire en public, y compris dire ce qu’ils n’avaient jamais dit. […]
Si Barbie avait eu de temps en temps en face de lui un avocat pour parler au nom de ceux qu’il
torturait, vous pouvez penser qu’il ne serait pas là aujourd’hui. […]
4
Comment se fait-il qu’il ait fallu attendre quarante ans pour poursuivre quelqu’un, en France ?
Nul doute que la plupart des orateurs n’ont pas du tout conscience de
s’inscrire dans les schémas établis par Aristote.
Mais c’est précisément cela que je trouve fabuleux, comme je
l’explique toujours aux hordes d’élèves qui me hurlent : « Mais
madaaaaaaaaaame vous êtes sûre qu’il l’a fait exprès l’auteur, là ? »
Geste
L’expression geste éloquent est entrée dans l’usage courant : en effet, le
corps dit parfois autant de choses que la parole.
Un homme, à ce que l’on conte, vint le trouver pour le charger de sa cause, et lui expliqua qu’on
l’avait battu. « Mon ami, lui dit Démosthène, ce que tu me dis là n’est pas possible. » Alors cet
homme, élevant la voix : « Quoi ! Démosthène, s’écria-t-il, je n’ai pas été battu ? — Oh ! maintenant,
répliqua l’orateur, je reconnais la voix d’un homme qu’on a maltraité et qui a été battu. » Tant il était
6
persuadé que le ton et le geste contribuent puissamment à donner de la confiance en ce qu’on dit !
C’est l’action, oui, l’action, qui, dans l’art oratoire, joue le rôle vraiment prépondérant. […] c’est à
elle, dit-on, que Démosthène donnait la première place, lorsqu’on lui demandait ce qui était le plus
7
important dans l’éloquence, à elle la deuxième, à elle la troisième .
Mais la parole est parfois aussi un geste ; on sait par exemple qu’elle
peut tuer.
C’est au lien entre parole et action que s’intéressent les théories
d’Austin et Searle, dans leurs ouvrages justement nommé Quand dire, c’est
faire (1962) et Les Actes de langage (1969). Cette étude montre ainsi que le
langage a pour fonction d’agir sur le réel. Elle distingue alors trois actes de
langage : l’acte locutoire qui désigne le contenu de ce qui est dit ; l’acte
illocutoire qui renvoie au geste qu’accomplit l’énoncé (promesse,
déclaration, engagement) ; enfin l’acte perlocutoire, qui s’applique aux
effets que l’énoncé produit chez l’interlocuteur.
L’insulte est un bon observatoire de ces trois actes de langage, car il est
évident qu’elle ne relève pas d’une communication purement
informationnelle, mais qu’elle vise à détruire quelque chose chez l’autre.
Dans le cadre de mon métier, je vois aussi que certains de mes mots
peuvent être, sans que j’en aie moi-même conscience, des gifles d’une
violence extrême. Si je m’en rends compte, c’est parce que le corps en face
de moi se replie ou au contraire se tend alors comme s’il avait été
effectivement giflé.
Bien souvent aussi, le geste remplace la parole : ainsi du léger
froncement de sourcils de la petite timide du quatrième rang ; ainsi du corps
avachi du grand blasé près du radiateur ; ainsi du poing serré ; ainsi du
soupir de 16 h 30, du regard par la fenêtre de 11 h 59 ; mais ainsi, aussi, de
mes yeux au ciel, ou de mon index tantôt posé sur mes lèvres, tantôt pointé
vers la porte.
Elle a onze ans. Sa famille est pauvre, elle vit au Niger. Sa tante la vend
comme esclave à un riche client. Elle est violée, tous les jours, et porte les
enfants de son violeur qui s’assure ainsi qu’elle ne partira pas. Elle réussit à
s’échapper, réussit à parler. Mais elle ne peut pas écrire.
Il est l’un des plus grands acteurs du cinéma français, et il a plus de vies
que tous les chats du monde réunis. Tout le monde voit qui il est, mais
personne ne le connaît. Alors il va se raconter, mais il ne peut pas écrire.
Gilets jaunes
L’expression « gilets jaunes » désigne par métonymie un mouvement
social, populaire et spontané apparu en France fin 2018. Le manque de
recul historique rend difficile, en tout cas pour moi, toute approche
théorique fiable et univoque de ce mouvement ; mais il me semble que la
place qu’y occupe la parole est intéressante.
Mais, tandis que la parole – les paroles ? – des gilets jaunes commençait
à circuler dans des milieux plus bourgeois, d’autres critiques sont apparues,
notamment sur les plateaux de télévision, où les journalistes identifiaient les
« vrais gilets jaunes » (ceux du début, entendez les classes moyennes ou
populaires) et les « faux gilets jaunes », qui devraient leur usurpation à une
maîtrise de la langue relevant de codes plus bourgeois.
Barbara Stiegler, qui a rejoint tardivement le mouvement, cherche à
dépasser ce qui est souvent vu comme une contradiction sociale :
Il n’y a pas de « vrais » et de « faux » gilets jaunes. Il y a ceux qui mettent ce gilet, et ceux qui ne le
mettent pas. Et puis, sous tous ces gilets, comme dans tout phénomène vivant, il y a une immense
10
diversité, pleine de contradictions .
Pas assez écoutées, trop entendues, les voix des gilets jaunes ont ensuite
été politiquement étouffées dans le « Grand Débat » initié par le
gouvernement, et qui malheureusement n’avait de grand comme de débat
que le nom.
Glossophobie
Voir : Teodora.
Gorgias
e
1. Philosophe du V siècle avant notre ère, pour qui la technique
rhétorique est un instrument dont on peut faire bon ou mauvais usage. Selon
lui, elle est utile en politique, où elle permet à la fois d’analyser le discours
et d’inciter à l’action. C’est aussi lui qui a montré que, quand bien même la
vérité existerait, et quand bien même on pourrait y accéder, elle ne pourrait
de toute façon pas être communiquée par le langage. Par conséquent, pour
Gorgias, il n’y a pas de vérité, et donc la rhétorique seule peut agir sur les
hommes.
2. Personnage éponyme d’un traité de Platon. Gorgias y incarne la
figure du rhéteur, opposé à Socrate autour de la définition de la rhétorique.
Pour Gorgias, l’unique but de l’éloquence est de persuader le public, quel
qu’en soit le prix et indépendamment de toute exigence de vérité : il
s’oppose ainsi à la figure du philosophe qui vise, par l’art de la dialectique,
à accéder au vrai. Gorgias se prétend par exemple capable de faire prendre
un médicament à un patient réfractaire, là où le médecin échouerait faute de
maîtrise verbale.
Le traité de Platon a jeté le discrédit à la fois sur la personne de Gorgias
et sur la figure originelle du sophiste, dont la connotation était initialement
positive – le mot désignant au départ un maître de rhétorique (voir :
Sophiste).
Grande gueule
Qui n’a jamais été attablé en groupe avec cet individu, cuisses écartées
pour attester l’aisance, le coude négligemment posé sur le dossier afin de
soulager sa main qui s’agite en tous sens pour expliquer le monde ? Qui n’a
jamais eu l’impression que, pour pouvoir en placer une avec lui, il faudrait
prendre un ticket de parole, comme à la boucherie ?
La grande gueule rit très fort, et multiplie les bonnes blagues dont il
vérifie le succès en essayant d’accrocher le regard de son public. Car, pour
la grande gueule, tout quidam est un public potentiel.
La grande gueule ne vous écoute pas, tout occupé qu’il est à parler.
Lorsque par bonheur vous arrivez à caser une phrase lors d’une de ses rares
reprises de souffle, tout au plus vous gratifie-t-il d’un « C’est clair ! » (ou
« Mais carrément ! »), ce qui est moins une façon d’approuver vos propos
que de les utiliser comme tremplin pour rebondir vers un « C’est comme
moi… ».
Quand vous avez le temps de le contredire, la grande gueule n’a aucun
problème à vous dire de « la fermer » (la gueule, donc, toujours), voire à
vous insulter. Mais c’est structurel, et il ne faut pas en prendre ombrage :
« Tu sais comment il est, Erwann, c’est une grande gueule. »
Et notez bien que la grande gueule n’a pas peur. Il dit ce qu’il pense, et
c’est pas le genre à se laisser dicter sa conduite : il est pas né celui qui lui
dira ce qu’il doit faire.
Pierre Bourdieu, dans Ce que parler veut dire, a bien montré le lien
entre une telle attitude et les « dispositions viriles » qui caractérisent plutôt
les classes populaires, par rapport à un idéal bourgeois féru de retenue :
La « gueule » au contraire est associée aux dispositions viriles qui, selon l’idéal populaire, trouvent
toutes leur principe dans la certitude tranquille de la force qui exclut les censures, c’est-à-dire les
prudences et les ruses autant que les « manières », et qui permet de se montrer « nature », de « jouer
franc-jeu », et d’« avoir son franc-parler », ou, tout simplement, de « faire la gueule » ; elle désigne
l’aptitude à la violence verbale identifiée à la force purement sonore du discours, donc de la voix
(« fort en gueule », « coup de gueule », « grande gueule », « engueuler », « s’engueuler »,
« gueuler », « aller gueuler ») et à la violence physique qu’elle annonce, spécialement dans l’injure
11
(« casser la gueule », « mon poing sur la gueule », « ferme ta gueule »).
Gros mots
Mais qu’ont de si gros les gros mots ?
À quoi renvoie l’adjectif gros, si ce n’est au fait que ces mots sont plus
visibles que d’autres dans l’espace discursif ?
Quelle drôle d’appellation, qui en outre ne dit rien de ce qui est
reproché aux gros mots : leur vulgarité, leur indécence, leur inadaptation au
bon usage.
Saussure a déjà parlé de l’arbitraire du signe, mais les gros mots, eux,
sont les meilleurs témoins de l’arbitraire de la norme linguistique : ne sont-
ils pas seulement grossis par la connotation qu’on leur associe ? Pourquoi
ceux-là plus que d’autres ?
Certains gros mots sont employés dans le cadre de l’insulte, voire de
l’injure : ils sont dans ce cas condamnables pour des raisons morales, mais
il est à noter que certaines injures, particulièrement offensantes, ne sont
pourtant pas des gros mots : bâtard, abruti, attardé, thon, avorton, vache, et
j’en passe. C’est infiniment plus violent de traiter quelqu’un d’incapable
que de connard. Et pourtant, l’enfant – l’un des êtres les plus normatifs au
monde – tiquera en vous entendant prononcer le second, mais pas le
premier.
Quoi qu’il en soit, plutôt que de s’intéresser aux gros mots en eux-
mêmes, on ferait mieux de regarder les discriminations qu’ils masquent
derrière leur grosseur – l’arbre qui cache la forêt. « On ne dit pas de gros
mots » me semble être moins une priorité éducative que « On ne discrimine
pas les gens pour ce qu’ils sont ». La plupart des gros mots sont en effet
sociologiquement édifiants, pour ce qu’ils disent de la perception des
femmes, ou de toute autre catégorie de personnes perçue comme
minoritaire : peu de jurons ou d’insultes renvoient en effet au prototype de
l’homme blanc viril.
Mais il y a autre chose. Qui mieux que les gros mots sont légitimes,
dans certains cas, pour traduire la violence du monde ? On se souvient de la
polémique autour de la simple oralité dans les romans de Céline ; je me
souviens, moi, d’un extrait de La Douleur où Duras raconte le moment où
son mari est revenu du camp de Buchenwald :
Une fois assis sur son seau, il faisait d’un seul coup, dans un glou-glou énorme, inattendu, démesuré.
Ce que se retenait de faire le cœur, l’anus ne pouvait pas le retenir, il lâchait son contenu. Tout, ou
presque, lâchait son contenu, même les doigts qui ne retenaient plus les ongles, qui les lâchaient à
leur tour. Le cœur, lui, continuait à retenir son contenu. Le cœur. Et la tête. […] Il faisait donc cette
chose gluante vert sombre qui bouillonnait, merde que personne n’avait encore vue. Lorsqu’il l’avait
faite on le recouchait, il était anéanti, les yeux mi-clos, longtemps.
Pendant dix-sept jours, l’aspect de cette merde resta le même. Elle était inhumaine. Elle le séparait de
nous plus que la fièvre, plus que la maigreur, les doigts désonglés, les traces de coups des S.S. On lui
donnait de la bouillie jaune d’or, bouillie pour nourrisson et elle ressortait de lui vert sombre comme
12
de la vase de marécage . […]
Ce n’est pas le mot merde, ici, qui est obscène, c’est toute l’horreur
qu’il porte avec lui et que le corps d’Antelme essaie d’expulser. Ce qui
serait grossier, ici, c’est d’employer un terme normé qui ne tiendrait pas
compte de la violence infligée.
C’est un texte que j’ai étudié en cours. Ce mot n’a pas fait rire mes
élèves, ne les a pas choqués. Au contraire, ils ne voyaient pas ce qu’on
aurait pu mettre d’autre, et ils le prononçaient toujours avec beaucoup de
respect. Cette déférence n’était pas adressée au mot, mais à la souffrance
que lui seul pouvait exprimer.
Gruwez, Anne
Anne Gruwez est la juge d’instruction belge au centre de Ni juge ni
soumise, premier long-métrage de l’émission « Strip-Tease ». Ce
documentaire, comme certains de Raymond Depardon, montre une juge
dans le quotidien de son travail, sans autre artifice que celui du montage. La
place qu’occupe la parole dans ce documentaire fait écho à ce que raconte
la magistrate elle-même dans son livre curieusement nommé Tais-toi ! :
pour moi, Anne Gruwez est la figure d’une justice incarnée, dans laquelle la
parole des magistrats ne vaut pas plus que celle des personnes mises en
examen, même si les premiers décident du sort des secondes.
Le magistrat revendique son indépendance mais pas sa liberté ; il en abdique généralement par peur
13
de n’être pas conforme à ce que sa hiérarchie attend de lui .
Certains […] mélangeront donc dans leur parler à la fois le français, le néerlandais, et quelques mots
d’un dialecte propre à leur quartier. Cela peut donner ceci : Je suis en derde klas bakkerij et j’te jure
sur la tête de ma mère que quand j’ai fait, j’avoue ; là, j’ai pas délété. Toi, tu comprends que sa mère
est décédée il y a deux ans et que, même s’il s’est fait prendre en flagrant délit, il nie les faits. […]
Pour d’autres, leur langage sera mâtiné d’un anglais économique. Cela donne : Je suis top-manager
dans une shop qui fait du B to B et atteint ses targets. Toi, tu comprends qu’il est assez content de
14
lui . […]
L’immersion dans son bureau montre que son échange avec les
personnes mises en examen est un moment clé de la procédure au cours
duquel se noue souvent un pacte de confiance entre les deux parties. La
magistrate prend le risque de la confiance, quitte à avertir qu’en cas de
manquement aux engagements pris « la colère d’Allah ne sera rien contre la
sienne ».
Son respect pour la parole de ceux qu’on est tentés de ne pas croire est
particulièrement perceptible lorsqu’elle consigne la parole d’une mère
infanticide : cette dernière a étranglé son enfant de huit ans, persuadée qu’il
était le fils de Satan. Anne Gruwez accède au cœur de l’horreur parce
qu’elle ne montre jamais aucun mépris ni aucun jugement à l’égard d’une
parole visiblement psychotique.
Elle prend les mots pour ce qu’ils sont : les certitudes d’un esprit
défaillant. Ainsi, la scène où elle relit avec la mère infanticide sa déposition
est particulièrement touchante : avec la même rigueur que pour une
déposition ordinaire, la magistrate cherche à savoir si son interlocutrice a vu
le Christ avant ou après avoir vu la Lune se fendre en deux et tomber.
Je ne sers jamais la main des malfrats, imaginez que je doive vous remettre en taule, vous ne me
serrerez pas la main.
15
Écoutez, le plus simple pour que vous coûtiez le moins cher, c’est que vous mouriez tout de suite .
Pour Anne Gruwez, l’éloquence semble s’évaluer à la mesure de
chacun, et non à la mesure de ceux qui, plus que les autres, maîtrisent l’art
de la parole.
Mais elle reste consciente de l’inégale maîtrise de la parole entre les
hommes, et sans doute est-ce ce qui la rend particulièrement caustique avec
la langue des magistrats, dont le métier consiste pourtant à se faire entendre
de personnes qui ne maîtrisent pas leur jargon. Aussi met-elle en évidence
l’absurdité du langage judiciaire dans le cadre d’un procès :
Le procureur du roi requiert, l’avocat plaide et le juge conclut en disant : « La chambre du conseil
prend l’affaire en délibéré et rendra son ordonnance en fin d’audience. »
Dans ce cas le « client » qui parle chinois a de la chance ; il a un interprète pour lui traduire : « Elle
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réfléchit et elle te dira quoi tout à l’heure . »
Il y a dans cette ironie mordante tout le mépris dont les personnes mises
en examen peuvent se sentir victimes face à une parole qui, alors qu’elle
s’adresse à eux, ne montre pourtant aucune intention de se faire
comprendre. Pour la magistrate, la violence de la langue des juges va même
plus loin, prenant parfois la forme d’une violence assumée :
J’ai connu un juge sadique qui prononçait « en délibéré », en insistant sur les syllabes « li-bé-ré »
17
quand le « client » quittait la salle, menottes aux poings .
Le juge d’instruction, il pleure, sans le secours de bras aimables pour le consoler de la misère. Pas de
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stress team pour lui. L’État lui a donné l’instruction, qu’il en avale les couleuvres .
Sa conception d’une justice équitable dépasse la seule question de
l’égalité de traitement entre les personnes mises en examen. Elle rappelle
aussi que, dans le cadre de leurs échanges, juge et jugé peuvent intervertir
leurs rôles ou se retrouver à égalité, notamment face à la peur :
J’en déduis que le bureau du juge est souvent un lieu thérapeutique, où la confrontation de deux
personnes – juge et jugé qui ne sont pas nécessairement ceux que leur habit ou leur place désignent –
vise à provoquer un sentiment de peur, tel que cette peur apporte une réponse, bonne ou mauvaise,
19
aux questions posées .
Anne Gruwez est une magistrate qui juge sans jugements : c’est ainsi
qu’elle parvient à redorer le blason de cette justice qu’elle a vue se fissurer,
et à redonner confiance à ceux qui l’écoutent. Il semble presque y avoir, de
chaque côté du bureau, un certain plaisir à se retrouver dans le cas d’une
récidive : « C’est beau, un client satisfait qui revient » !
Gueuloir
On sait la minutie avec laquelle Flaubert écrivait : il multipliait
scénarios et brouillons, et reprenait ses textes à l’infini, dans des
perspectives parfois contradictoires. Il raturait peu, mais amplifiait d’abord
beaucoup ses premières notes, en marge ou dans les interlignes. Dans un
deuxième temps, il ressentait le besoin d’épurer ce qu’il avait étoffé, et
supprimait des segments entiers par phrase.
Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore,
Il y a quelque chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je suis né lyrique, et je n’écris
pas de vers (lettre du 25 octobre 1853).
J’ai la gorge éraillée d’avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma coutume exagérée (lettre à Louise
Colet, 26 avril 1853).
Avoir écrit avec abondance nous amène aussi à parler avec abondance. L’habitude et l’exercice, voilà
principalement en effet ce qui engendre l’aisance ; si l’on se relâche quelque peu, non seulement la
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rapidité que nous cherchons se ralentit, mais la bouche même se contracte et se ferme .
L’écriture aussi ne perd que très peu de sa vitesse, si on ne cesse de pratiquer ; la promptitude et la
disponibilité se conservent sous la main exclusivement par l’exercice. La meilleure manière de la
cultiver est de parler chaque jour en présence de plusieurs auditeurs, devant ceux surtout dont le
jugement et l’opinion nous tiennent à cœur (il est rare, en effet, que l’on s’en impose suffisamment à
2
soi-même ).
Mais, en cours comme dans le travail oratoire, il existe une vraie limite
à l’habitude : c’est la lassitude. Dans un métier tel que le mien, qui repose
en grande partie sur la parole, un nouveau cours est toujours plus exaltant
qu’un cours déjà fait, même si on maîtrise mieux ce dernier.
De même, pendant la préparation du concours d’éloquence, il faut
toujours trouver le juste milieu entre l’entraînement nécessaire à
l’apprivoisement de l’exercice et l’écœurement né d’une trop grande
répétition. L’éloquence doit en effet être à la fois travaillée et naturelle :
c’est là son paradoxe.
Cette tension prend une autre forme du côté des élèves : la répétition qui
est souvent nécessaire au processus de compréhension devient aussi très
facilement une inépuisable source d’ennui. Elle est constitutive de l’image
du maître d’école dispensateur d’un savoir désincarné, à apprendre par
cœur, tel que le déplorait Prévert :
Mais, très tôt, ses combats se tournent vers les autres : les militants pour
l’indépendance de l’Algérie, et les femmes. Les femmes violées ou
déclarées coupables d’avortement.
En 1971, Simone de Beauvoir la sollicite pour le « Manifeste des 343 »,
pétition portée par des femmes ayant eu recours à l’avortement : « Vous,
Gisèle, vous ne pouvez pas le signer puisque vous êtes avocate, mais nous
voulons des noms. »
Un million de femmes se font avorter chaque année en France, elles le font dans des conditions
dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération,
pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes.
Je déclare que je suis l’une d’entre elles, je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le
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libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre .
Par la suite, c’est à la fois en tant que femme et avocate qu’elle plaide,
considérant que ce double statut lui impose de prendre la parole. Elle
s’expose alors aux foudres d’une misogynie terrifiée par l’émergence de
voix féminines ; l’un de ses confrères s’offense qu’elle féminise sa
profession – Avocate – sur l’en-tête de son papier à lettres.
Mais ce sont toujours les injustices subies par les autres femmes qui la
préoccupent. Sa voix se fait véritablement entendre lors du désormais
célèbre procès de Bobigny : elle s’insurge contre la justice de classe en
prenant la parole pour Marie-Claire Chevalier, enceinte de son violeur. Elle
rappelle alors qu’on ne peut pénaliser l’avortement quand à peine 1 % des
femmes issues de milieux populaires ont accès à la contraception :
Ce que je voudrais savoir, c’est combien de Marie-Claire en France ont appris qu’elles avaient un
corps, comment il était fait, ses limites, ses possibilités, ses pièges, le plaisir qu’elles pouvaient en
prendre et donner ?
Combien ?
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Très peu, j’en ai peur .
Gisèle Halimi n’hésite jamais à affronter les textes de loi, car elle sait
qu’elle a en partie le pouvoir de les changer ; mais s’y opposer reste pour
elle une manière de reconnaître le cadre législatif, qui seul permet de
changer durablement les mentalités.
Dans son esprit, une loi ne peut être que juste et égalitaire : c’est donc à
la loi de s’adapter à son esprit.
Elle milite pour une équité consciente des inégalités structurelles : par
exemple, son féminisme ne se pense pas sans les hommes. Elle les prend
régulièrement à partie pour les confronter à leurs responsabilités en tant
qu’hommes, afin que la cause des femmes soit aussi la leur :
Pardonnez-moi, messieurs, mais j’ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous.
Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes, d’utérus,
de ventres, de grossesses, et d’avortements ! […]
Est-ce que vous accepteriez, vous, messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce
que vous auriez disposé de votre corps ? Cela est démentiel ! […]
6
Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence .
Hermès
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à sa propre naissance .
Historiettes
e
Le XVII siècle consacre le succès de la conversation mondaine, d’une
conversation de salon placée sous le signe de la distinction.
C’est au cœur de ce siècle héritier du Livre du courtisan de Castiglione
que l’écrivain Tallemant des Réaux écrit une autre histoire, non officielle, et
que lui-même ne souhaitait probablement pas publier ; le manuscrit de ses
Historiettes est ainsi oublié pendant longtemps, avant d’être édité dans la
seconde moitié du XIXe siècle.
La Reine Mère disait : – J’aime tant Paris, et tant Saint-Germain, que je voudrais avoir un pied à l’un
et un pied à l’autre.
8
— Et moi, dit Bassompierre, je voudrais donc être à Nanterre. C’est à mi-chemin .
Mais ces échanges ont une autre fonction dans les Historiettes, comme
l’ont montré les travaux de Karine Abiven. En effet, la société du
e
XVII siècle est « une société d’ordres où les hiérarchies rendent les rapports
de places plus ou moins fixes, mais où l’esprit est crédité d’une forte plus-
value sociale » ; or Tallemant rapporte de nombreux échanges où les
rapports de force ont pu être momentanément inversés grâce à la repartie de
celui qui était statutairement inférieur. C’est le cas, par exemple, dans ce
dialogue entre le roi Henri IV et un paysan :
Un jour, passant par un village, où il [Henri IV] fut obligé de s’arrêter pour y dîner, il donna ordre
qu’on lui fît venir celui du lieu qui passait pour avoir le plus d’esprit, afin de l’entretenir pendant le
repas. On lui dit que c’était un nommé Gaillard. « Eh bien ! dit-il. Qu’on l’aille quérir. »
Ce paysan étant venu, le Roy lui commanda de s’asseoir vis-à-vis de lui, de l’autre côté de la table où
il mangeait.
— Comment t’appelles-tu ? dit le Roy.
— Sire, répondit le manant, je m’appelle Gaillard.
— Quelle différence y a-t-il entre gaillard et paillard ?
— Sire, répond le paysan, il n’y a que la table entre deux.
— Ventre-saint-Gris ! j’en tiens, dit le Roy en riant. Je ne croyais pas trouver un si grand esprit dans
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un si petit village !
Louis XIV souhaita un jour mettre à l’épreuve les talents d’un de ses courtisans qui lui avait été
décrit comme un homme d’esprit ; à la première occasion, il ordonne au gentilhomme de faire un mot
d’esprit dont lui-même, le roi, doit être le « sujet ». Le courtisan répond alors par ce bon mot fort
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habile : « Le roi n’est pas un sujet . »
Dans ces deux exemples, le bon mot ouvre la voie d’une autre
distinction, non pas celle de la mondanité, mais celle qui permet au paysan
ou au courtisan de se distinguer le temps d’un échange.
L’éloquence dans les Historiettes est ainsi doublement réparatrice : elle
donne accès à la vie cachée des princes et offre, grâce au bon mot, un
instant de gloire à ceux que les salons n’auraient jamais accueillis.
Homère
Les épopées d’Homère, composées au VIIIe siècle av. J.-C., consacrent le
pouvoir des mots jusque dans leur étymologie – epos, en grec, renvoyant à
la parole.
[…] Mais quand de sa poitrine il eut laissé sortir sa grande voix et ses paroles qui tombaient ainsi que
les flocons de neige en hiver, Ulysse n’avait plus aucun égal au monde, et ce n’était plus tant pour sa
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beauté que, désormais, nous l’admirions .
Si l’éloquence d’Ulysse est très tôt admirée, elle est pourtant inefficace
face à Achille ; la bravoure du guerrier ne peut admettre les ruses d’Ulysse.
C’est ce qu’Achille lui signifie au chant IX, tandis que le roi d’Ithaque
essaie de le convaincre de repartir au combat :
Je le hais autant que la porte d’Hadès, celui qui cache au fond de son cœur sa pensée et dit autre
12
chose .
Face au morceau de bravoure oratoire d’Ulysse et ses compagnons,
Achille, retiré sous sa tente avec Patrocle, continue, impassible, de jouer de
la lyre.
Déesse, chante-nous la colère d’Achille, de ce fils de Pélée, – colère détestable, qui valut aux Argiens
d’innombrables malheurs et jeta dans l’Hadès tant d’âmes de héros, livrant leurs corps en proie aux
oiseaux comme aux chiens.
L’Iliade est en effet pour Achille le chant d’une double colère : celle
contre Agamemnon qui lui a enlevé sa prisonnière Briséis, et celle contre
Hector, qui a tué son ami Patrocle. La colère est d’ailleurs fréquente dans
les épopées, notamment chez les dieux (et particulièrement chez Zeus) ; elle
se déploie le plus souvent face à un interlocuteur qui leur adresse une parole
déplacée ou injurieuse, comme en témoigne leur récurrente question :
« Quelle parole s’est échappée de l’enclos de tes dents ? »
Il y a dans la colère d’Achille une éloquence de la spontanéité et de
l’authenticité qui s’oppose très tôt dans l’œuvre aux supercheries d’Ulysse.
À l’inverse, c’est parce qu’il est touché par la sincérité de Priam, père
d’Hector, qu’Achille accepte de lui rendre la dépouille de son fils qu’il a
lui-même exécuté :
(Priam) — Va, crains les dieux, Achille, et prends pitié de moi. Souviens-toi de ton père. Mon sort
plus que le sien encore est pitoyable, puisque je viens d’oser ce que nul jusqu’ici sur terre avait fait :
à mes lèvres porter les mains du meurtrier de mes propres enfants. […]
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(Achille) — Je t’ai rendu ton fils, vieillard, selon ton vœu. Sur un lit il repose .
C’est l’homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire, celui qui tant erra quand, de Troade, il eut
14
pillé la ville sainte, celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit […].
Viens ici ! Viens à nous ! Ulysse tant vanté ! l’honneur de l’Achaïe !… Arrête ton croiseur : viens
écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseau n’a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de
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nos lèvres […].
C’est toi, Démodocos, que, parmi les mortels, je révère entre tous, car la fille de Zeus, la Muse, fut
ton maître, ou peut-être Apollon ! […] Mais poursuis ! et dis-nous l’histoire du cheval de bois […].
Si tu peux tout au long nous conter cette histoire, j’irai dire partout qu’un dieu, qui te protège, dicte
ton chant divin. […]
Mais, tandis que chantait le glorieux aède, Ulysse faiblissait : les larmes inondaient ses joues sous ses
16
paupières .
Enfin, la parole est souvent théâtralisée dans ce qui ne s’appelait pas
encore le monologue intérieur, et qui permet, dans un récit narratif, d’avoir
accès aux pensées du héros, comme dans cet épisode du chant V où Ulysse
affronte la tempête déclenchée par Poséidon :
Ulysse alors, sentant ses genoux et son cœur se dérober, gémit en son âme vaillante :
Ulysse – Malheur à moi ! quand Zeus rend la terre à mes yeux, contre toute espérance, lorsque j’ai
réussi à franchir cet abîme, pas une cale en vue où je puisse sortir de cette mer d’écumes ! Ce n’est,
tout au long du bord, que pointes et rochers […], nulle part un endroit où planter mes deux pieds pour
éviter la mort ! […]
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Son esprit et son cœur ne savaient que résoudre .
Les formes et les pouvoirs de la parole sont donc omniprésents dans les
deux épopées d’Homère. Dommage que ces récits doivent plus leur
postérité aux combats qui les innervent qu’à l’éloquence qui donne à ces
combats tout leur sens.
Hugo, Victor
Toute l’éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se
résumer en ceci : la querelle du droit contre la loi.
Cette querelle, et c’est là tout le phénomène du progrès, tend de plus en plus à décroître. Le jour où
elle cessera, la civilisation touchera à son apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui
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est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique .
Hugo a prononcé une centaine de discours entre 1846 et 1880, dans des
assemblées de natures différentes. Il s’y est exercé aux trois grands genres –
l’épidictique, le délibératif et le judiciaire. En toutes circonstances, son
éloquence suivait trois grands principes : une adaptation de la parole au
format de la presse, qui publiait en partie les discours ; une adaptation à un
public populaire, dont il s’agissait d’éveiller la conscience ; un romantisme
à la fois lyrique et engagé.
Les travaux de Marieke Stein ont montré que les discours de Hugo,
notamment sous la IIe République, étaient moins conçus pour l’Assemblée
devant laquelle ils étaient prononcés que pour le peuple qui ne les lirait que
le lendemain, grâce aux médias écrits de l’époque. Aussi l’orateur écrivait-
il ses discours non pas comme il les prononcerait, mais comme il souhaitait
qu’ils fussent restitués dans les journaux ; au moins sept plumes du journal
L’Événement assistaient à ses moments d’éloquence.
Dans certains de ses discours, Victor Hugo affiche son inquiétude
autour de leur restitution :
Messieurs, demain, quand vous lirez le Moniteur… (rumeurs à droite) quand vous y lirez cette phrase
que vous avez interrompue et que vous n’avez pas entendue, cette phrase dans laquelle je dis que
Napoléon s’étonnerait, s’indignerait de voir que son empire, son glorieux empire, a aujourd’hui pour
théoriciens et pour reconstructeurs, qui ? des hommes qui, chaque fois que nous prononçons les mots
démocratie, liberté, humanité, progrès, se couchent à plat ventre avec terreur, et se collent l’oreille
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contre terre pour écouter s’ils n’entendront pas enfin venir le canon russe …
Quoi ! après Auguste, Augustule ! Quoi ! parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que
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nous ayons Napoléon le Petit !
Les transcriptions écrites des discours de Victor Hugo croulent sous les
didascalies indiquant les vives réactions, d’indignation comme de soutien.
Mais l’orateur voulait aller au-delà de la tribune de l’Assemblée : il voulait
occuper la place publique et éduquer le peuple.
Il usait donc, pour de tout autres raisons que celles du siècle classique,
d’une éloquence simple et aisément accessible, suivant sur ce point les
préconisations du chanoine Henri Maurice.
Qu’ils soient engagés ou de teneur plus pathétique, les discours de
Victor Hugo empruntaient souvent les mêmes structures, alliant
construction mémorable et accessibilité du sens. Aussi affectionnait-il les
phrases à effet d’attente :
Certes je suis de ceux qui veulent, et personne n’en doute dans cette enceinte, je suis de ceux qui
veulent, je ne dis pas avec sincérité, le mot est trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et
par tous les moyens possibles, améliorer dans cette vie le sort matériel de ceux qui souffrent ; mais la
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première des améliorations, c’est de leur donner l’espérance .
Ou encore :
Ces jours-ci, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misère n’épargne pas
plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim,
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mort de faim à la lettre .
Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasites ; ce sera le règne paisible de l’incontestable ; on
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ne fera plus les lois, on les constatera .
Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! Quand vous faites une proscription,
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vous criez : Voilà une amnistie !
Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, la
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civilisation règne .
Humoristes
Voir : Stand-up.
Hypnose
Il y a quelques années, un pilote de la Germanwings s’est suicidé en
plein vol, emportant dans sa mort l’ensemble des passagers.
À partir de ce jour-là, j’ai développé une irrépressible peur de l’avion,
qui m’a conduite chez une hypnothérapeute que j’espérais capable de me
libérer.
Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait, et ne savais comment me
préparer si ce n’est en acceptant que j’allais devoir lâcher prise.
Est-ce que vous réalisez bien que vous êtes en transe ? Vous le réaliserez mieux si vous fermez les
yeux.
Maintenant, pendant cette transe, je veux que vous vous sentiez à l’aise. Je veux que vous vous
enfonciez si profondément dans la transe que vous ayez la sensation d’être un esprit sans corps, que
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votre esprit flotte dans l’espace, libéré de votre corps, flottant dans l’espace, flottant dans l’espace .
Je n’ai plus jamais eu peur. Simplement, les premières fois, peur d’avoir
peur.
Et je veux que tu choisisses, dans ton passé, un moment où tu étais une petite, une très petite fille. Et
ma voix t’accompagnera. Et ma voix deviendra celle de tes parents, celle de tes voisins, celle de tes
amis, celle de tes camarades d’école, celle de tes copines de jeu, celle de tes maîtresses. Et je veux
que tu te retrouves assise dans la salle de classe, toi, petite fille que quelque chose a rendue heureuse,
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quelque chose qui est arrivé il y a longtemps, que tu as oublié depuis longtemps .
Il existe un langage que vous ne pouvez pas comprendre – même si vous l’avez compris à un moment
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donné .
J’avais en effet eu cette impression, pendant l’une de mes séances qui
s’apparentait plutôt à de l’EMDR (Eye Movement Desensitization and
Reprocessing), et qui consistait, par une stimulation oculaire, à identifier et
traiter d’éventuels souvenirs traumatiques. La force de la parole était telle
que l’hypnothérapeute avait le pouvoir de lever ce que je sentais alors
comme une petite trappe dans mon cerveau, d’y loger des pensées
auxquelles se refusait la conscience (et sans doute l’inconscient) – Je n’ai
pas peur de la mort –, puis de refermer cette trappe. Se produisait alors une
dissociation incroyable : d’un côté, la voix de l’hypnothérapeute, dont
j’avais parfaitement conscience ; de l’autre, la voix de ma propre
conscience, comme en surplomb, qui se refusait à répéter ce qu’on lui
demandait, parce que cela heurtait précisément ses résistances ; et puis une
dernière voix, pilotée par la première, et qui répétait malgré tout, car je
n’avais pas la main sur elle.
On m’a accusé de manipuler les patients, ce à quoi je réponds : toute mère manipule son bébé, si elle
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veut qu’il vive .
Hypotypose
L’hypotypose fait partie des rares figures que je consigne ici, car c’est
sans doute la préférée de mes élèves. J’y vois trois raisons essentielles :
d’abord, il y a deux y, ce qui leur évite de se demander où est-ce qu’on met
le i et où est-ce qu’on met le y ; ensuite, ils l’emploient énormément sans en
avoir conscience, et sont toujours tout ébaubis de savoir qu’ils flirtent avec
des concepts aussi savants ; enfin, c’est une figure rentable pour un
commentaire car elle occupe en général de la place dans un texte et s’appuie
toujours sur les mêmes procédés.
Si le mot vous est inconnu, ce n’est pas son étymologie qui vous aidera,
car ὑποτύπωσις, en grec ancien, signifie « ébauche, modèle ».
On a coutume de la définir comme une description si réaliste qu’on a
l’impression de voir la scène se dérouler devant nous. Quintilien disait
qu’elle consistait à placer un événement « sous les yeux de l’auditeur » pour
« en donner la plus haute idée possible à ceux qui nous écoutent ». Cicéron
quant à lui disait que l’hypotypose visait non pas à indiquer un fait, mais
bien la manière dont il s’était déroulé.
Mais, dans la bouche de mes élèves, l’hypotypose n’a rien à voir avec la
règle de bienséance du XVIIe siècle : elle fait partie du prisme épique à
travers lequel ils vivent leur existence. Ainsi, chaque bus manqué, chaque
porte claquée avec la clef à l’intérieur, et – hélas – chaque supposé
symptôme de gastro-entérite a des accents de tragédie classique dès qu’il
s’agit d’expliquer un retard en cours. Je vous passe, quant à moi, les détails.
Quelle théorie de l’éloquence admet que quelqu’un puisse n’être orateur qu’éventuellement ? […]
Que se passera-t-il, quand il faudra répondre à un adversaire ? […] Comme le pilote quand la tempête
1
fond sur lui, il faut modifier le plan quand la cause varie .
À mes yeux, parler sans ordre, sans ornement, sans abondance, ce n’est pas parler, mais faire du
bruit. Et je n’admirerai jamais la contexture d’un discours improvisé, où les mots surabondent,
3
comme on le voit même chez des donzelles qui se disputent .
Mais l’éloquence n’a que dérision pour ceux qui se moquent d’elle et qui, voulant passer aux yeux
4
des sots pour des gens instruits, passent pour des sots aux yeux des gens instruits .
Inspiration
Bien du temps s’est écoulé entre l’Antiquité et le moment où j’écris ces
lignes.
Pendant l’Antiquité, en effet, la création littéraire est soumise à
l’enthousiasme poétique, c’est-à-dire l’inspiration – au sens propre – d’un
souffle divin. Ce sont le plus souvent Apollon et les Muses (notamment
Calliope, muse de l’éloquence) qui en sont à l’origine : voilà pourquoi les
poètes les invoquent fréquemment avant de parler.
Platon, dans son Ion, affirme l’existence d’une chaîne d’inspirés, dans
laquelle le poète n’est qu’un maillon : les dieux et les Muses inspirent le
poète, qui lui-même inspire le rhapsode – le chanteur –, qui lui-même
communique son enthousiasme au peuple. Dans cette perspective, le poète
apparaît comme un intermédiaire entre les hommes et les dieux.
C’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer avant d’être inspiré par un
dieu, hors de lui, et de n’avoir plus sa raison ; tant qu’il garde cette faculté, tout être humain est
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incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles .
C’est toi, Démodocos que, parmi les mortels, je révère entre tous, car la fille de Zeus, la Muse, fut
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ton maître, ou peut-être Apollon !
Le tableau de Poussin L’Inspiration du poète représente bien, justement,
ce moment de l’inspiration. Au centre figure Apollon, reconnaissable à sa
lyre et à sa couronne de laurier ; son regard, baissé, fixe la tablette du poète.
À gauche se tient la muse Calliope (son nom signifie « belle voix »), dont
les yeux sont cette fois-ci orientés vers le visage du poète. Ce dernier, lui,
lève les yeux vers le ciel pour trouver l’inspiration, car en tant qu’humain il
ne perçoit pas autour de lui la présence des dieux ; tout autour de lui
gravitent de petits dieux prêts à déposer sur sa tête une couronne de laurier
qui consacrera sa création.
Ainsi dirent les filles éloquentes du grand Zeus, et elles placèrent dans mes mains un sceptre
merveilleux, un verdoyant rameau d’olivier ; elles me soufflèrent une voix divine, pour annoncer ce
qui doit être et ce qui fut ; elles m’ordonnèrent de célébrer la race des immortels, les bienheureux
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habitants du ciel, elles surtout, dont la louange devait toujours ouvrir et terminer mes chants .
Nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le
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voulons, proclamer des vérités .
L’inspiration par les Muses est encore très présente au XVIe siècle, et elle
est évoquée notamment par les poètes de la Pléiade, tels que Ronsard dans
son « Ode à Calliope ». Pour du Bellay, le manque d’inspiration devient lui-
même source d’inspiration pour un sonnet des Regrets qui s’achève ainsi :
De la postérité je n’ai plus de souci,
Cette divine ardeur, je ne l’ai plus aussi,
Et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient.
Insulte/Injure
C’est le cadre de la loi lui-même qui définit la différence entre l’insulte
et l’injure.
Bien que les deux puissent s’appuyer sur un gros mot (voir cette entrée),
l’insulte peut parfois être affectueuse : « Tu leur as mis un de ces buts, mon
salaud ! »
Dans ce genre de cas – très fréquent chez les jeunes locuteurs –, le geste
insultant n’existe que hors contexte, puisque le mot est en contexte associé
à un faisceau d’éléments qui traduisent par ailleurs affection et admiration.
J’irais même plus loin : c’est parce que l’affection est acquise que
l’apostrophe insultante est permise. On note ainsi depuis quelques années
l’apparition de fils de pute comme signe d’amitié suprême entre deux
interlocuteurs âgés de moins de vingt ans : d’ailleurs, l’étymologie d’insulte
– « sauter sur » – peut renvoyer aussi bien à un geste d’agressivité que de
joie dans les retrouvailles. À l’inverse, certains termes tels que cousin ou
frère, qui expriment par définition le lien, peuvent aussi être employés dans
des contextes agressifs : « Ferme ta gueule, cousin, sinon j’te l’éclate ! »
Ionesco, Eugène
L’absurde que révèle le théâtre de Ionesco est d’abord et avant tout celui
du langage. Le sens de La Cantatrice chauve (1950) est ainsi celui d’un
langage qui n’en a plus. Interrogé sur la genèse de sa pièce, Ionesco
déclare :
Je voulais apprendre l’anglais, j’ai ouvert une méthode Assimil et j’ai découvert tout un monde qui
s’exprimait d’une manière étonnante. J’ai donc fait parler mes personnages anglais comme des
11
Français apprenant l’anglais .
Les langues vivantes telles qu’elles sont enseignées dans ces méthodes
d’apprentissage ont en effet quelque chose de figé : qui débarquerait en
Angleterre pour la première fois en proclamant dans la rue « My name is X,
I’m thirty-two years old and my father is a doctor » ? La langue Assimil n’a
rien de vivant ; elle permet au mieux d’exprimer des choses, mais en aucun
cas d’entrer en dialogue avec un interlocuteur ; les méthodes n’apprennent à
dire que des choses que nous n’aurons jamais à dire.
Cette « anti-pièce » qu’est La Cantatrice chauve se serait appelée
L’Anglais sans peine si l’un des comédiens n’avait pas fait de lapsus dans
l’une de ses répliques au cours d’une répétition, remplaçant « institutrice
blonde » par « cantatrice chauve ». La parole s’y délite progressivement et
met en lien des personnages qui parlent successivement sans jamais
véritablement dialoguer. On lit l’intransitivité d’un langage non
communicant dans des répliques dont l’intérêt n’est qu’idiomatique :
Mme MARTIN
Vous avez un cœur de glace. Nous sommes sur des charbons ardents.
Les prises de parole se succèdent à coups de structures figées, sur le
modèle d’un apprentissage morcelé et dénué de sens :
Mme MARTIN
Quels sont les sept jours de la semaine ?
M. SMITH
Monday, Tuesday, Wednesday, Thursday, Friday, Saturday, Sunday.
M. MARTIN
Edward is a clerk ; his sister Nancy is a typist, and his brother William a shop-assistant.
Mme SMITH
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Drôle de famille !
M. SMITH
A, c, i, o, u, a, c, i, o, u, a, c, i, o, u, i !
Mme MARTIN
B, c, d, f, g, h, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z !
M. MARTIN
De l’ail à l’eau, du lait à l’ail !
Mme SMITH , imitant le train.
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Teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff !
Un autre moment de silence. La pendule sonne sept fois. Silence. La pendule sonne trois fois. Silence.
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La pendule ne sonne aucune fois .
Le langage fait partie de ce qui a explosé avec les dictatures et la
Seconde Guerre mondiale. Rhinocéros évoque cette métamorphose des
individus pris dans un embrigadement idéologique qui change aussi le
discours de ceux qu’on a aimés.
Ionesco en a fait l’expérience avec son père, lorsque celui-ci a décidé de
rejoindre la Garde de fer, mouvement fasciste et antisémite soutenu par le
e
III Reich. La métamorphose de Jean, dans Rhinocéros, met en scène ce
discours qu’on ne parvient plus à reconnaître. La langue idéologique prend
la forme d’une syntaxe disloquée, réduite parfois au seul syntagme nominal,
et qui ne trouvera son achèvement que dans le barrissement du
pachyderme :
Ionesco a ainsi montré qu’une langue est morte dès qu’elle ne permet
plus de se comprendre et d’échanger – même quand elle a, comme dans les
méthodes Assimil, tous les atours de la vivacité.
Isocrate
Isocrate est l’un des grands noms de la rhétorique antique, formé
notamment par Gorgias.
L’éloquence le passionne très tôt, mais il est malheureusement d’une
timidité maladive, à laquelle s’ajoute une voix particulièrement fluette.
On croira moins volontiers les poètes, qui ont célébré ces faits en leur prêtant des beautés qui les
grandissent, ou les logographes, qui les ont rapportés en cherchant l’agrément de l’auditeur plus que
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le vrai .
Pourtant, dans son discours Contre les Sophistes, Isocrate s’insurge lui-
même contre ce manquement à la vérité :
Ce n’est pas seulement eux, mais ceux qui promettent d’enseigner l’éloquence publique qu’il faut
critiquer. Car ces derniers, sans se soucier aucunement de la vérité, pensent que la science consiste à
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attirer le plus de gens possible […].
Comme il trouvait Thrasymaque et Gorgias trop hachés, avec leurs rythmes morcelés, eux qui
pourtant sont les premiers, selon la tradition, à avoir lié les mots avec un certain art […] il fut le
premier qui imagina de donner de l’ampleur à sa phrase au moyen des mots et de la plénitude avec
des rythmes plus souples ; et en instruisant ainsi ceux qui, soit comme orateurs, soit comme
écrivains, se sont élevés au premier rang, il a fait considérer sa maison comme un atelier
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d’éloquence .
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De son école, comme du cheval de Troie, ne sortirent que des chefs .
L’argot est lui aussi réservé à des initiés, mais il est moins associé à
l’idée d’hermétisme. Les occurrences attestent plutôt des expressions telles
que « argot des valets », « argot militaire », « argot poilant », « argot des
voyous », ou encore « argot de boxe » (par opposition à « jargon de
golf » ?). Il semble donc réservé, conformément au « milieu » qu’il désigne
originellement, à des catégories sociales plus populaires ; comme disait
Léon Bloy, son « allure n’est pas noble », et il va souvent de pair avec une
attitude virile, de fort en gueule. Ainsi, on ne parle pas de l’argot des
médecins, mais bien de celui des ouvriers.
L’autre spécificité de l’argot est qu’il s’emploie aussi dans le domaine
de l’intime. Il y a ainsi des codes linguistiques propres à certaines familles,
qui ne sont jamais qualifiés de jargon.
Je-ne-sais-quoi
Voir : Style.
« Je vous ai compris »
Phrase prononcée par le général de Gaulle à Alger en 1958, alors que la
décolonisation est partout amorcée. Il s’adresse majoritairement aux pieds-
noirs, favorables à une Algérie française. Trois ans plus tard, l’Algérie entre
pourtant dans un régime d’autodétermination, avant de devenir
indépendante en 1962.
À partir d’aujourd’hui, la France considère que, dans toute l’Algérie, il n’y a qu’une seule catégorie
d’habitants : il n’y a que des Français à part entière, des Français à part entière, avec les mêmes droits
1
et les mêmes devoirs .
Suite aux paroles de Jacques Soustelle et du général Salan, la foule s’est fort échauffée et les cris ne
cessent pas à l’apparition du Général. Cette exclamation n’est rien d’autre qu’un « J’ai entendu que
vous réclamiez Soustelle, j’ai compris, mais maintenant laissez-moi parler ». C’est le cri d’un orateur
qui veut s’exprimer, qui n’arrive pas à se faire entendre de la multitude mais qui trouve les mots
2
susceptibles de la faire taire .
Il semblerait ainsi, de son propre aveu, qu’il ait été très tôt en faveur de
l’indépendance, mais qu’il n’ait pu le dire compte tenu du public qui était le
sien :
De tout temps, avant que je revienne au pouvoir et lorsque j’y suis revenu, après avoir étudié le
4
problème, j’ai toujours su et décidé qu’il faudrait donner à l’Algérie son indépendance .
Les choses que je veux faire savoir, que je trouve importantes, j’y pense longtemps, je les écris
toutes, je les apprends par cœur, je travaille beaucoup et longuement, je me donne un mal de chien et
je les récite parce que je veux qu’on les sache. Ça c’est important. Ce sont les seules choses qui aient
5
de l’importance à mes yeux .
La voix de De Gaulle s’écria « Mon Dieu, Mon Dieu… ». Je crus qu’un vieux-nègre assassin lui
avait allongé un coup de sa jambette. […] On dit qu’il hurla que nous étions foncés, mais je n’ai pas
6
entendu cela .
Joute verbale
Dans la tradition des joutes équestres du Moyen Âge, les joutes verbales
opposent deux orateurs autour d’un même sujet, en leur imposant de
défendre un point de vue qu’ils n’ont pas choisi.
Il s’agit d’un « art d’avoir toujours raison », pour reprendre les mots de
Schopenhauer. Mais, dans de tels exercices, la rhétorique n’a que faire du
cœur pourtant indispensable à l’éloquence.
Comment peut-on défendre quelque chose en quoi on ne croit pas ?
C’est déjà la question que se posaient les adversaires des sophistes et de la
rhétorique éristique.
Les joutes oratoires présentent pour moi peu d’intérêt : l’argumentation
s’y apparente à une recette de cuisine que l’on s’acharnerait à perfectionner,
y compris lorsqu’on déteste le plat.
Après qu’elle fut entrée dans le monde espagnol, son nom changea de
nouveau, pour devenir Doña Marina. La plupart des représentations
picturales la font figurer aux côtés de Cortés, dans des situations de
négociation avec les indigènes : elle assurait donc le rôle de conseillère et
de négociatrice. Mais, surtout, elle était interprète – d’abord entre nahuatl et
maya, avant de très vite maîtriser l’espagnol.
Parce qu’elle traduisait pour le peuple colonisateur, elle était accusée
par les siens de trahison : de nos jours encore au Mexique, le mot
malinchismo s’applique à ceux qui semblent préférer les cultures étrangères
à la leur. Mais à quel peuple appartenait vraiment La Malinche, vendue par
sa propre famille ?
Chaque fois qu’elle prévenait Cortés d’un complot contre lui, c’est tout
son peuple d’origine qu’on l’accusait de trahir : averti d’une potentielle
embuscade à Cholula, Cortés a ainsi massacré – de manière préventive –
plusieurs milliers d’hommes, pour la plupart non armés. Ce n’est pourtant
pas La Malinche qui tenait l’épée, elle qui semble avoir toujours plus œuvré
pour le compromis que pour le conflit.
Présente à tous les entretiens à Tenochtitlan entre Cortés et l’empereur
Moctezuma, La Malinche a surpris les Aztèques, chez qui les femmes
n’avaient pas accès aux cérémonies publiques ; sa maîtrise de nombreuses
langues et son éloquence lui ont permis de rassembler aux côtés des
conquistadors les tribus indigènes opposées aux Aztèques.
Depuis la chute de l’Empire aztèque, La Malinche est vue tantôt comme
responsable de cette chute, tantôt comme la mère du peuple mexicain
moderne, autour de la nouvelle ville de Mexico.
Ce personnage divise depuis cinq siècles : en tant que femme, elle a été
vendue, donnée, violée, et plusieurs fois dépossédée de son identité, si bien
qu’on ne sait jamais trop comment l’appeler sinon par son surnom ; mais,
en tant qu’oratrice, elle a été indispensable et présente dans les plus grandes
cérémonies de parole. C’est cette image que l’histoire a surtout retenue, le
plus souvent à son désavantage. Actuellement, il existe une forme de
réhabilitation de La Malinche, par exemple dans le roman de Laura
Esquivel qui porte son nom :
Elle, l’esclave qui recevait des ordres en silence, elle, qui ne pouvait même pas regarder les hommes
dans les yeux, elle avait maintenant une voix ; et les hommes la regardaient dans les yeux, et
attendaient attentivement ce qui allait sortir de sa bouche.
Elle, qu’on avait plusieurs fois offerte, dont on s’était séparée tant de fois, était devenue
1
indispensable, elle avait de la valeur, autant voire plus qu’une dose de cacao .
C’est ce qui m’a toujours fascinée chez ce personnage, qui, selon
l’angle d’où on l’observe, présente tous les signes de l’humiliation ou tous
ceux du pouvoir.
Depuis cette réplique jusqu’à la fin, on entend la maîtrise qui, dans la pièce voisine, répète, tantôt en
faux-bourdon, tantôt en voix seule d’enfant, le Qui Lazarum resuscitasti. […]
Dès que les chants se sont élevés, l’abbé de Pradts a dressé le buste, a écouté un instant, puis a dit :
L’ABBÉ
Souplier n’est pas à la maîtrise ?
LE SUPÉRIEUR
Comment le savez-vous ?
L’ABBÉ
2
Je ne distingue pas sa voix dans le chœur des autres voix …
Il y a la voix qu’un jour on n’entend pas parce que ce n’est pas le bon
jour.
Le Lambeau
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Lorsque j’ai lu Le Lambeau de Philippe Lançon à l’été 2020, je crois
que je n’étais pas encore tout à fait prête. Mais, comme bien souvent, les
élèves m’avaient amenée malgré eux à bouleverser mon rythme interne : il
me fallait leur faire cours sur « Les expressions de la sensibilité », « Les
métamorphoses du moi », « Histoire et violence » et « L’humanité en
question ». Le Lambeau était au cœur de tous les thèmes au programme de
spécialité en terminale ; c’était le moment.
J’ai contacté Philippe Lançon pour lui faire part de ce projet un mois
après l’assassinat de Samuel Paty, mon collègue qui, lui aussi, essayait de
faire se rencontrer deux mondes dont un troisième ne veut pas entendre
parler.
J’ai été touchée par la rapidité de la réponse et par son enthousiasme.
Nous étions en janvier. Ça faisait six ans.
Quelques confinements, flambées épidémiques et vaccinations plus
tard, nous y étions : jeudi 3 juin.
Ce qui était très troublant ce jour-là, c’est que la parole était à la fois
préservée et emmurée. Le dispositif de sécurité était impressionnant, aussi
bien en amont que le jour même. Deux policiers au fond de ma salle. Un
devant chacune des portes. Je ressentais deux impressions simultanées et a
priori incompatibles : la parole de mes élèves était autant protégée que
contrainte par cette présence policière. En dehors de la garde à vue, il y a en
effet bien peu d’occasions dans la vie de parler devant les flics.
Lorsque s’est élevée la voix de Philippe Lançon, ce sont les yeux de
mes élèves qui se sont exprimés. Ils regardaient les mots sortir de sa
mâchoire mille fois colmatée, scandaleusement petite au regard de
l’étendue des conflits au cœur desquels elle se situe.
Ses mots à lui entraient dans leurs yeux à eux, et je n’étais que témoin.
Ce jour-là, il s’est donc produit ce qui se produit chaque fois qu’on offre
à quelqu’un la liberté sur un plateau d’argent : parce qu’ils avaient le droit
de tout demander, mes élèves n’avaient plus rien à demander. Ils voulaient
écouter, regarder, les mots que choisissait de leur offrir l’orateur.
Ce jour-là, mes élèves ont appris qu’il y avait non seulement une belle
manière d’écrire des livres, mais aussi de parler de la manière dont on les
écrit ; qu’on ne commence pas toujours par le commencement ; que
lorsqu’on le raconte, tel événement peut être dans notre esprit rattaché à tel
autre avec lequel il n’a pourtant, selon la logique ordinaire des faits, aucun
lien. Ils ont appris qu’un titre traduit est parfois aussi un titre trahi ; que le
lambeau est le nom de la greffe osseuse et de la bande de peau qui
permettent de réparer, justement, un corps en lambeaux.
Alors peut-être parce qu’ils se sentaient dans la confidence de l’écriture,
ils lui ont lu, à plusieurs voix, deux extraits de son récit. La rencontre était
aussi dans ces mots écrits par l’un, qui écoute les autres les lui lire.
Alors, tandis que depuis une heure et demie il n’était pas question des
derniers instants de la vie d’avant – comme si la parole risquait de faire
revenir la violence –, Philippe Lançon a raconté.
Langue de bois
Voir : Dictature ; Éléments de langage.
Lapsus
Le lapsus est aussi vieux que la langue elle-même, mais il commence à
e
être analysé au XIX siècle, et plus encore sous la plume de Freud en 1901
dans Psychopathologie de la vie quotidienne.
Selon Freud donc, le lapsus trahit malgré l’homme ses secrets les plus
intimes. Il faut avouer que, dans certains cas, cette analyse est séduisante.
Par exemple, lorsque les lapsus se multiplient autour de la même idée, et
que Rachida Dati évoque la fellation au lieu de l’inflation, ou encore un
gode des bonnes pratiques au lieu d’un code. De même, lorsque Claude
Bartolone se présente comme président de la République au lieu de
l’Assemblée nationale, il n’est pas difficile de sentir la manifestation
involontaire de l’ambition. Ainsi le lapsus peut-il indéniablement être le
surgissement de désirs enfouis ou inconscients.
Je n’ai pour ma part, autant que je m’en souvienne, qu’un seul lapsus à
mon actif. Le principe de l’inconscient étant que par définition je n’ai pas
accès au mien, je ne saurais garantir que mon analyse est la bonne.
Toutefois, je crois que parfois le lapsus est non pas la manifestation d’une
pulsion refoulée, mais plutôt le surgissement de ce que précisément (et
consciemment) on veut éviter de dire ; car on connaît tous les risques du
lapsus.
Je me rappelle donc l’immense honte qui fut la mienne lorsque, jeune
professeure à l’époque, et face à une classe de trente étudiants
exclusivement masculins, j’ai lancé un « Sortez vos sexes ! ». Cela m’a
tellement anéantie que, bien qu’enseignant les lettres, je monte encore des
stratagèmes invraisemblables pour éviter d’avoir à prononcer le mot texte.
Car le lapsus n’est pas que l’affaire du locuteur : le rôle de l’auditoire
est primordial, notamment dans le processus de honte. Les lapsus restent
gravés dans le marbre aux côtés des noms de ceux qui les prononcent, mais
je remarque quand même qu’on n’en fait pas tout un fromage lorsqu’un
Maupassant m’échappe à la place de Zola. Ainsi je me demande si ce que
les lapsus révèlent le plus, ce n’est pas que les gens les guettent en
permanence, trouvant dans la honte de l’autre la satisfaction que ça ne leur
soit pas tombé dessus.
Leader charismatique
Le mot charisme vient originellement du domaine religieux, puisqu’il
désigne en grec une « grâce accordée par Dieu ».
Mais il m’intéresse plutôt ici dans son sens théorisé par l’économiste et
sociologue allemand Max Weber, pour qui il est une « grande puissance
révolutionnaire ».
En effet, le leader charismatique émerge le plus souvent dans ce que le
sociologue français Émile Durkheim définissait comme des
bouleversements soudains de l’histoire, qui génèrent « une stimulation
générale des forces individuelles ». Les périodes agitées provoquent une
perte de repères, que le leader charismatique permet – faut-il ou non s’en
réjouir ? – de retrouver.
En novembre 2018, un groupe de chercheurs en sciences politiques
avait ainsi montré dans une tribune pour Le Monde que la multiplication des
situations de crise favorisait actuellement une individualisation du pouvoir,
tenu par des « leaders charismatiques forts » : c’est ainsi qu’il faut, selon
eux, comprendre le surgissement d’Orbán, Erdoğan, Trump et autres
Macron.
Le leader charismatique n’est pas assimilable, comme pourrait le faire
croire la première partie de son nom, à un dirigeant. Certes, il dirige, mais il
le fait avec l’assentiment et le lien affectif de ceux qu’il emmène avec lui
par sa parole. Comme l’a montré le sociologue allemand Max Weber, la
spécificité de la relation charismatique est qu’elle diffère à la fois du
pouvoir traditionnel et du pouvoir rationnel : elle est personnelle, extra-
ordinaire, hors de toute structure institutionnelle.
Weber évoque à titre d’exemple la relecture des Lois de Moïse par le
Christ lors de son sermon sur la montagne (Matthieu, 5, 17-48) :
Voyant les foules, il gravit la montagne, et quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui. En
prenant la parole, il les enseignait en disant […] :
« N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais
accomplir. […]
Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je
4
vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs […].
Un tel statut n’est pas toujours validé par des élections, et peut être tout
à fait indépendant des institutions. Mais le leader charismatique se tient sur
des pieds d’argile, et doit sans cesse veiller à la confirmation de sa
reconnaissance : l’extraordinaire menace toujours en effet de devenir un
quotidien, qui emporterait avec lui les pouvoirs magiques d’un héros alors
déchu.
Légitimité de la parole
La légitimité de la parole relève d’une représentation symbolique,
parfaitement analysée par Bourdieu : elle ne tient qu’à la reconnaissance qui
lui est accordée.
Il n’existe par ailleurs aucun lien systématique entre la qualité d’une
parole et la légitimité dont elle peut bénéficier.
Il existe des signes extérieurs de légitimité, avant même que ceux qui
les portent n’ouvrent la bouche : cravate, costume, médiatisation. On peut
toujours, dans une démocratie, remettre en cause la légitimité de leur
parole ; mais c’est peine perdue, car cette légitimité naît en même temps
que l’acte de parole lui-même – s’ils parlent, c’est qu’ils peuvent le faire.
Lieu commun
« La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et
les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire,
sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. »
Gustave Flaubert, Madame Bovary.
Le présent traité se propose de trouver une méthode qui nous rendra capables de raisonner […] sur
tous les sujets qui peuvent se présenter, comme aussi, lorsque nous aurons nous-mêmes à répondre
5
d’une affirmation, de ne rien dire qui lui soit contraire .
Il est vrai que le lieu commun incarne une vision du monde figée, à
travers des expressions toutes faites qui ont perdu la saveur des épithètes
homériques. Aussi l’actualité est-elle toujours brûlante, le drille toujours
joyeux ; on ne défraye que la chronique et l’on ne trie que sur le volet.
La pensée est parfois, plus que lissée, enfermée dans la tautologie :
« Les affaires sont les affaires », « C’est comme ça parce que c’est comme
ça », « Un sou est un sou ». La redondance est ennemie de la polémique,
dont les penseurs se disent friands : pendant qu’on tourne en rond, on
n’avance pas.
Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au
plus grand nombre.
Le plus grand nombre : pas de pire menace pour l’aspiration à être
exceptionnel. Surtout, disons-le, pour un idéal bourgeois, qui se targue
d’être au-dessus de la banalité de la plèbe. Parlant de son dictionnaire,
Flaubert souhaitait « qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler, de
peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent ».
Quelques décennies plus tard, Léon Bloy allait plus loin en pointant du
doigt la pensée sclérosée de ces mêmes bourgeois qui, dotés d’une autorité
de parole, n’en sont pas moins capables de platitudes :
Le bourgeois profère à son insu, continuellement et sous forme de lieux communs, des affirmations
très redoutables dont la portée lui est inconnue et qui le feraient crever de peur s’il pouvait s’entendre
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lui-même .
Dans les deux cas c’est bien la peur d’être banal qui fait le sel de la
satire.
Il y a pourtant matière à réfléchir autour des lieux communs, qui en
dépit de leur côté prêt-à-penser font souvent apparaître des figements
contradictoires.
Ainsi, si à l’impossible nul n’est tenu, alors comment comprendre qu’à
cœur vaillant rien d’impossible ?
De même, si l’on s’accorde à dire depuis le Moyen Âge que l’habit ne
fait pas le moine, alors la première impression peut-elle être la bonne ?
Et puisque tout vient à point à qui sait attendre, alors faut-il boire le vin
quand il est tiré ?
Je me souviens à ce propos de la perplexité d’une de mes élèves
émergeant de son introspection sentimentale :
Mais madame comment on fait ? On m’a toujours dit que qui se ressemble s’assemble, mais
comment c’est possible vu que les opposés s’attirent ?
C’est sans doute dans le conflit de lieux communs que réside la
possibilité du libre arbitre.
En effet, je ne suis pas sûre que ce soient les lieux communs qui
attestent le crépuscule de la pensée. Ils ont aussi quelque chose de reposant
et de confortable, dans une époque tiraillée par des débats de prime
importance tels que le port du voile ou l’écriture inclusive.
Ils représentent la garantie d’une communication possible : même
lorsqu’on affirme qu’on ne peut plus rien dire, on dit quand même quelque
chose. Le lieu commun devient lien commun, comme le disait Sartre :
Car ce beau mot […] désigne sans doute les pensées les plus rebattues mais c’est que ces pensées
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sont devenues le lieu de rencontre de la communauté .
Logorrhée
Flot de paroles ininterrompu. Plus agréable à définir qu’à entendre.
Voir : Tchatche.
Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je
portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à
l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce
qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa
cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse :
1
ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi .
À travers le souvenir, c’est le passé tout entier qui nous parle, une part
de nous que l’on peut avoir elle aussi oubliée, et qui soudainement s’impose
à nous dans toute son « évidence ». Le souvenir nous parle sans qu’on
l’entende parfois, et l’on se surprend à s’inquiéter de ne plus savoir ce que
nous rappelle cette odeur croisée dans la rue, ou ce goût dans le palais.
Aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre
s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses
derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on
m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par
3
tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau .
Parfois, c’est nous qui croyons que les choses nous parlent, avant de
devoir affronter leur mutisme : ainsi de l’impression de déjà-vu, qui active
en nous des souvenirs qui pourtant n’en sont pas. Le neuropsychologue
Akira O’Connor analyse ce moment comme un « conflit entre une sensation
subjective de familiarité et une sensation objective que cette familiarité ne
peut pas être correcte ». Son équipe de chercheurs est ainsi parvenue à créer
de faux souvenirs chez leurs patients tests.
Il me semble que nous entrâmes, ou bien les récits de l’intérieur de l’hospice qu’on me fit
produisirent une image qui depuis trente-six ans a pris la place de la réalité. Voilà un danger de
mensonge que j’ai aperçu depuis trois mois que je pense à ce véridique journal. Par exemple je me
figure fort bien la descente, mais je ne veux pas dissimuler que cinq ou six ans après j’en vis une
4
gravure que je trouvais fort ressemblante, et mon souvenir n’est plus que la gravure .
Et comment ne pas s’enorgueillir d’avoir eu des parents qui ont pris soin de fabriquer pour vous, de
vous préparer de ces souvenirs en tout point conformes aux modèles les plus appréciés, les mieux
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appréciés ?
Ainsi, parfois les souvenirs refusent de nous parler, parfois ils affluent
sans crier gare, et parfois encore ils nous dupent.
L’homme n’a aucun pouvoir sur l’éloquence des choses, même si c’est
en lui qu’elles parlent.
Mamie (et papi)
— Dis donc, ma chérie.
— Oui, mamie ?
— Y a un truc qui me turlupine. Je me disais, tu jures comme un charretier comme ça devant tes
élèves ?
Mon grand-père n’avait pas fait d’études non plus, mais il était ce qu’on
pourrait appeler un littéraire contrarié, qui avait donc été contraint
d’abandonner l’idée de suivre la formation à laquelle il aspirait. Cela avait
des conséquences, je trouve, sur la manière dont lui percevait l’éloquence.
Alors que la maladie l’avait empêché de venir assister à ma soutenance de
thèse, il avait rédigé à mon intention une lettre qu’il avait confiée à mon
petit-cousin, en lui demandant d’en faire la lecture devant l’assemblée. Il y
évoquait « l’emphase du prétoir » ou encore « l’annuaire du De viris
illustribus », où il souhaitait que je sois la première femme inscrite ; il
s’exprimait avec un langage qu’il s’imaginait être celui de mes « pairs de
l’Université Paris-Sorbonne ». Il ne se rendait pas compte qu’une telle
lecture, avec le dispositif qu’il envisageait, était tout simplement
impossible. La Sorbonne a beau ne pas être le parangon de la modernité,
elle n’en est pas pour autant une réplique de l’agora antique.
Mon grand-père rêvait de grandiloquence, mais son texte n’est guère
allé plus loin que la chemise cartonnée où je le conserve précieusement
depuis dix ans : ce discours était tellement écrit pour être dit qu’il n’en était
plus dicible.
À l’inverse, ma grand-mère avait des paroles éloquentes sans en avoir
jamais eu l’intention ; les rares discours qu’elle a écrits étaient pour faire
parler les écharpes qu’elle me tricotait à Noël, dans des lettres qu’elle
signait invariablement « Pénélope ». Je ne sais si elle aurait osé parler en
public.
Dans l’espace privé de mon souvenir, les deux voix de mes grands-
parents cohabitent toutefois, balisant chaque côté du chemin que je veux
être le mien.
Management
e
Nom masculin, attesté en France au milieu du XX siècle, et
vraisemblablement emprunté à l’anglais, bien qu’un arrêté du 12 juillet
1973 impose une prononciation « à la française ». L’histoire ne dit pas
encore s’il s’agit d’une pratique, d’une science, d’une discipline, d’un
principe, d’un mode de gouvernance ou d’un fantasme total.
Manipulation
Comme l’argumentation, la manipulation apparaît en contexte de
désaccord voire de conflit.
Comme l’argumentation, la manipulation vise à faire changer d’avis
l’interlocuteur.
Comme l’argumentation, la manipulation joue sur les affects de
l’auditoire.
Comme dans l’argumentation, le locuteur engage dans la manipulation
ses propres émotions.
La différence entre les deux, c’est que dans le premier cas on respecte
l’esprit de l’autre, tandis que dans le second on s’y insinue.
Marqueur social
Voir : Accent ; Bourdieu, Pierre ; Casquette.
Métalinguistique (commentaire)
Rigoureusement parlant, l’activité métalinguistique consiste à utiliser le
langage non pas pour parler du monde ou échanger avec l’interlocuteur,
mais pour parler du langage lui-même ; en l’occurrence, pour commenter sa
propre parole.
Je sais que vous n’aimez pas le mot « racaille », mais je ne sais comment appeler autrement ces
jeunes.
C’est ainsi qu’on en arrive à pouvoir dire à peu près n’importe quelle
horreur, sous prétexte qu’on utilise des adoucisseurs.
#MeToo
Voir : Parole libérée.
Militant.e
Voir : Activiste.
Minorités
Voir : Bourdieu, Pierre.
Momo
Il y avait dans la bouche de Mohamed je ne sais quoi qui entravait sa
de
parole. En début de 2 , déjà, il avait une voix très grave que je n’entendais
jamais distinctement.
Les mots sortaient dans une linéarité dépourvue de tout relief
syllabique, comme si la cavité buccale était réticente à les laisser prendre
forme. Mohamed n’articulait pas. Du tout.
[…] Sommes-nous comme les vaches, qui sans cesse passent la tête en dessous de la clôture,
persuadées que la nourriture est meilleure dans le champ du voisin ?
Pour tenter de répondre à cette question, j’ai observé le monde depuis ma fenêtre, mais je n’ai rien
vu.
Momo s’est avancé sur scène, le micro à la main. Face à lui, une foule
mêlant ceux qui savaient et ceux qui ne savaient pas. J’ai vu l’air entrer
profondément dans ce corps qu’il allait falloir dominer ; le diaphragme s’est
ouvert, la main s’est levée pour donner l’autorisation à la parole de sortir.
Je ne me souviens pas d’avoir respiré une seule fois pendant
l’intégralité de son discours. Lorsque se sont fait entendre les derniers mots,
j’en aurais pleuré.
Ce jour-là Momo a fini troisième sous les yeux de son père : « Madame,
j’suis devenu quelqu’un. »
Monsieur Jourdain
Monsieur Jourdain serait probablement le nom qui viendrait à l’esprit de
n’importe qui si l’on évoquait l’éloquence malgré soi.
Ce personnage pense acquérir un véritable savoir en apprenant la
prononciation des voyelles, et se réjouit de découvrir qu’il parle en prose :
MONSIEUR JOURDAIN
— Quoi, quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit »,
c’est de la prose ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE
— Oui, Monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN
— Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien ; et je vous
6
suis le plus obligé du monde, de m’avoir appris cela .
Car si la rhétorique est forte de ses règles, l’éloquence est parfois belle
de n’en avoir pas.
Moralistes
e
Au XVII siècle, les moralistes réfléchissent sur les mœurs de leur
époque. Contrairement aux donneurs de leçons – nos moralisateurs
actuels –, les moralistes entendent plutôt faire un état des lieux de la société.
Si leur plume est souvent satirique, elle ne se prétend pas pour autant
prescriptive. Aussi La Bruyère et La Rochefoucauld, par exemple, se sont-
ils employés à peindre attitudes et coutumes, particulièrement chez les
courtisans ; l’intention polémique vise plus à faire réfléchir qu’à transmettre
une leçon de morale, comme pouvaient le faire les apologètes, par exemple.
Il y a une éloquence propre aux moralistes, qui, dans la lignée de
l’écriture « à sauts et à gambades » de Montaigne, pratiquent une écriture
fragmentée et discontinue. C’est précisément parce qu’ils refusent le
discours dogmatique et démonstratif qu’ils choisissent des formes
fragmentées : portraits, fables, maximes.
Les comportements humains sont multiples et parfois dépourvus de
toute logique rationnelle : pour être au plus près de cette réalité, l’écriture
moraliste doit en épouser les formes.
Les Maximes de La Rochefoucauld apparaissent comme la forme la plus
resserrée de l’écriture moraliste. Les cinq éditions successives révèlent
d’ailleurs un travail minutieux autour de la concision : il s’agit de dire le
plus de choses possible avec le moins de mots, pour donner à penser, et
pour que l’énoncé soit plus facilement mémorisable. Les travaux de
Mathias Degoute 7 montrent que les maximes sont le plus souvent reprises
pour tendre vers l’efficacité incisive, comme le prouvent ces différentes
versions d’une même maxime :
Il n’y a point de plaisir qu’on fasse plus volontiers à un ami que celui de lui donner conseil.
On ne donne rien si libéralement que ses conseils.
Celui qui vit sans folie n’est pas si raisonnable qu’il le veut faire croire.
Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour
tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table
d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en
savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs
de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont
arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le
8
contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies .
Mot d’esprit
Voir : Repartie.
Muses
Voir : Inspiration.
1. Gallimard, 1913.
2. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit.
3. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit.
4. Stendhal, Vie de Henry Brulard (1890), Le Livre de Poche, 2013.
5. Gallimard, 1983.
6. Molière, Le Bourgeois gentilhomme, 1670.
7. Voir en particulier « Concevoir la concision dans l’écriture aphoristique à la lumière des
réécritures des Maximes de La Rochefoucauld », dans L’Emphase : copia ou brevitas ?, PUPS,
2010.
8. Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688), Le Livre de Poche, 1995.
Name dropping
Le name dropping – littéralement lâcher de noms – est la version
totalement décomplexée de l’argument d’autorité (voir : Autorité).
Il consiste à mentionner sans scrupule les noms de gens qui un jour ont
dit quelque chose, ou que l’on connaît de près ou de loin, pour faire bien.
De cette façon, on s’épargne tout travail de réflexion et d’argumentation
– le nom de Raoult suffit à prouver l’efficacité de l’hydroxychloroquine –
en même temps qu’on signifie aux autres à quel point ils sont ploucs de ne
pas avoir un salon Starck.
Naturel
Appliqué à l’éloquence, le concept de naturel s’inscrit dans deux
perspectives différentes.
Dans la lignée du De oratore de Cicéron, il renvoie à la parole conçue
comme un don, une faculté naturelle :
Qu’y a-t-il de plus admirable que de voir, en face d’une immense multitude, un homme se dresser
seul et, armé de cette faculté que chacun a cependant reçue de la nature, en user comme il est seul
1
alors, ou presque seul, en mesure de le faire ?
Ainsi, l’art oratoire n’est efficace que parce qu’il se fonde sur des
dispositions naturelles que le travail permet de valoriser.
[Ceux] qui se sont tournés vers la plaidoirie, comme Démosthène, Hypéride […], d’autres encore,
inégaux sans doute en mérite, se rapprochent toutefois par un point commun, leur désir d’être vrais,
2
de reproduire la vie .
Il n’est pas possible que nos auditeurs soient amenés à la douleur, à la haine, à l’envie, à la crainte,
aux larmes, à la pitié, si toutes les passions que l’orateur veut leur communiquer, il ne paraît pas
3
d’abord les porter, profondément imprimées et gravées en lui-même .
L’artifice des figures est proprement suspect et éveille le soupçon de piège, d’embûche, de
raisonnement captieux […]. Aussi la meilleure des figures paraît alors être celle qui se cache et qui
fait oublier son existence. […] Il en est presque comme de ces lumières indécises qui disparaissent
baignées par le soleil : les artifices de la rhétorique rentrent dans l’ombre quand la grandeur les
4
environne .
Négociation
Non
C’est non.
Norme/Usage
La distinction entre ces deux notions est vieille comme le monde ; on en
trouvera l’illustration classique à l’entrée « Vaugelas ».
La norme est définie comme les règles instituées auxquelles il convient
de se conformer pour parler sinon élégamment, du moins correctement ;
l’usage quant à lui est une photographie de la langue telle qu’elle est utilisée
à un moment donné – indépendamment de la norme. C’est la raison pour
laquelle il existe une édition annuelle du Robert, notamment : certains mots
entrent dans l’usage une année, mais en sortent l’année suivante.
Depuis sa création au XVIIe siècle et encore de nos jours, c’est
l’Académie française qui statue sur la norme – que l’on se doit de respecter
dans tout type d’exercice oratoire. Ainsi, vérifiez toujours vos sources
concernant la prononciation de « haricot », car l’Académie est formelle :
Le h de haricot est « aspiré », c’est-à-dire qu’il interdit la liaison, impose que ce mot soit prononcé
disjoint de celui qui le précède, au singulier comme au pluriel. On écrit et dit : le haricot,
non l’haricot ; un beau haricot, non un bel haricot. […] La liaison est incontestablement une faute.
La rumeur selon laquelle il serait aujourd’hui d’usage et admis que l’on fasse cette liaison a été
o
colportée par un journal largement diffusé dans les établissements scolaires, L’Actu (n 8 du jeudi
5
3 septembre 1998, p. 7), qui n’a pas jugé bon de publier de rectificatif .
La tournure suite à, qui appartient au langage commercial, n’est pas de bonne langue dans l’usage
courant. Dans la correspondance, on dira plutôt comme suite à ou pour faire suite à lorsqu’on se
réfère à une lettre qu’on a écrite soi-même antérieurement ; on emploiera en réponse à dans les autres
cas. Pour faire allusion à un événement, à une conversation, on dira par exemple : après ou à la suite
de.
Par ailleurs, la locution de suite, souvent employée à tort à la place de tout de suite, signifie en réalité
« l’un après l’autre, sans interruption ». Il faudra donc se garder de dire Je reviens de suite, qui n’a
6
guère de sens .
Obséquiosité
Du point de vue de celui qui la pratique, l’obséquiosité s’inscrit dans
une politesse mesurable en degrés, dont elle vise le plus haut.
Aux yeux de celui à qui elle est adressée, elle en est au contraire le
degré le plus bas puisque, dépourvue de toute sincérité, elle se résume à une
coquille vide.
Olympe de Gouges
Il y voyait : de ce jour il sera aveugle ; il était riche : il mendiera, et, tâtant sa route devant lui avec
son bâton, il prendra le chemin de la terre étrangère. Et, du même coup, il se révélera père et frère à
la fois des fils qui l’entouraient, époux et fils ensemble de la femme dont il est né, rival incestueux
aussi bien qu’assassin de son propre père !
Rentre à présent, médite mes oracles, et, si tu t’assures que je t’ai menti, je veux bien alors que tu
1
dises que j’ignore tout de l’art des devins .
Mais Œdipe ne prend pas la prophétie au sérieux, drapé qu’il est dans
son orgueil de roi. Dans l’adaptation cinématographique de Pasolini, cette
scène d’agôn, de conflit, oppose un Tirésias mesuré et un Œdipe couvert de
symboles de pouvoir – barbe postiche et tiare ostentatoire. Mais le pouvoir
des rois n’est rien face à celui de la parole des dieux, et Œdipe ne le
comprend qu’à la fin, après s’être crevé les yeux : « Il faut me tuer, moi,
parricide et impie. »
La puissance de l’oracle ne tient ainsi qu’à sa seule formulation, qui le
rend inéluctable.
C’est malheureusement ce que montre l’exemple de Cassandre, l’oracle
que personne ne croyait. Apollon lui avait accordé le don de prophétie en
échange de ses faveurs ; devenue prophète, elle a finalement refusé de se
donner au dieu, qui, en lui crachant dans la bouche, l’a condamnée à ne
jamais être crue. Toute la guerre de Troie est la conséquence de cette
malédiction, de cet oracle en transe qui prédisait dans l’incrédulité générale.
La parole prophétique est ainsi la seule dont l’efficacité est
indépendante du crédit qu’on lui accorde, et qui n’a d’ailleurs pas même
besoin d’être entendue pour se réaliser.
Oraison funèbre
L’oraison funèbre – discours prononcé en l’honneur d’un mort ou de
plusieurs – remonte à la Grèce antique, où elle apparaît en même temps que
la démocratie. L’orateur est alors désigné par la cité pour célébrer les
défunts que la guerre a emportés. Dans La Guerre du Péloponnèse,
Thucydide rapporte ainsi, par exemple, l’oraison funèbre de Périclès en
hommage aux soldats morts pendant la première guerre. Les formes de
l’éloge y sont bien sûr présentes pour la glorification de ces guerriers qu’on
ne célèbre qu’après leur mort ; mais il s’agit aussi, plus largement, de faire
l’éloge des Athéniens face aux Spartiates.
Des éloges funèbres, on en a ! Les familles les conservaient comme des titres d’honneur et comme
des documents, soit pour en faire usage lorsqu’un de leurs membres venait à mourir, soit pour
perpétuer le souvenir de la gloire domestique, soit pour faire valoir tout ce qu’on avait de noblesse.
Ces éloges funèbres ont d’ailleurs altéré notre histoire. On y trouve consignées beaucoup de closes
2
qui n’ont pas eu lieu, de faux triomphes, des consulats dont le nombre est grossi […].
e
Au XVII siècle, comme les sermons et les panégyriques, les oraisons
funèbres relèvent de l’éloquence sacrée, prononcée depuis une chaire ;
oraison retrouve alors son étymologie d’oratio, « prière ».
Il s’agit tout d’abord de pleurer les morts, comme Bossuet y invite
l’assistance dans l’oraison funèbre de Louis de Bourbon :
Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine, pleurez sur cette triste immortalité que nous
donnons aux héros. Mais approchez en particulier, ô vous qui courez avec tant d’ardeur dans la
carrière de la gloire, âmes guerrières et intrépides. Quel autre fut plus digne de vous commander ?
mais dans quel autre avez-vous trouvé le commandement plus honnête ? Pleurez donc ce grand
3
capitaine […].
Pour Bossuet notamment, toute oraison funèbre s’inscrit aussi dans une
perspective religieuse : « La véritable victoire, c’est notre foi », écrit-il. La
gloire terrestre disparaît avec la mort des hommes :
Hélas ! nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la gloire de la princesse sans que la mort s’y
5
mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre .
Zola était bon. Il avait la grandeur et la simplicité des grandes âmes. Il était profondément moral. Il a
peint le vice d’une main rude et vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur répandue
sur plus d’une de ses pages cachent mal un optimisme réel, une foi obstinée au progrès de
l’intelligence et de la justice.
Au-delà des spécificités propres à chaque époque, et bien qu’elle n’ait
pas été véritablement théorisée, l’oraison funèbre reste ainsi un genre à part,
dont certaines caractéristiques sont invariables, autour de lieux communs.
1. Sophocle, Œdipe roi, in Tragédies complètes, trad. P. Mazon, Gallimard, coll. « Folio »,
1962.
2. Trad. J. Martha, Les Belles Lettres, 1963.
3. « Oraison funèbre de très haut et très puissant prince Louis de Bourbon », 2 mars 1687.
4. Oraison funèbre d’Henriette Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, 21 août 1670.
5. Oraison funèbre d’Henriette Anne d’Angleterre, op. cit.
Panégyrique
Voir : Oraison funèbre.
Parole libérée
La Parole libérée est le nom d’une association créée en décembre 2015
par les anciens membres d’un groupe scout de la paroisse de Sainte-Foy-
lès-Lyon, encadré par le prêtre Bernard Preynat dans les années 1980-1990.
La lecture de ces témoignages est glaçante ; c’est leur parole que je cite
ici. L’association porte le nom de la libération, mais ce qui apparaît partout
c’est surtout le silence.
Le silence à l’époque des faits, tout d’abord. Celui-ci est imposé, que ce
soit par ceux qui recueillent les confessions ou par la souffrance elle-
même : « Elle m’a demandé de me taire », « Je n’aurais jamais pu le dire »,
« Cela tournait en boucle dans ma tête mais impossible de le verbaliser. »
Mais vraiment un homme capable d’entraîner un juge et de l’amener à avoir l’attitude d’esprit qu’il
désire, et dont la parole provoquât les larmes, l’indignation, s’est rarement rencontré. Or, c’est ce
4
pouvoir qui peut exercer son emprise dans les tribunaux ; là, l’éloquence est reine .
Mot général qui veut dire agitation, qui est causée dans l’âme par le mouvement du sang et des
esprits à l’occasion de quelque raisonnement. D’autres disent qu’on appelle passion tout ce qui étant
suivi de douleur et de plaisir apporte un tel changement dans l’esprit qu’en cet état il se remarque une
notable différence dans les jugements qu’on rend.
L’éloquence des passions nous trompe presque toujours ; j’entends par là cette fantasmagorie triste
ou gaie, brillante ou lugubre, que nous déroule l’imagination selon que notre corps est reposé ou
fatigué, excité ou déprimé. Tout naturellement nous accusons alors les choses et nos semblables, au
5
lieu de deviner et de modifier la cause réelle, souvent petite et sans conséquence .
L’orateur doit donc toujours être en pleine maîtrise de ses passions, pour
ne pas se laisser déborder. Il doit aussi veiller, comme le préconisait
Aristote, à rester dans le cadre de la morale et de la loi lorsqu’il entend agir
sur les cœurs et donc sur les esprits.
En effet, le pouvoir des discours sur les passions est réel, comme en
témoigne, notamment, l’infraction d’incitation à la haine. Cette dernière,
définie dans un cadre législatif, renvoie à des propos dont la seule
formulation provoquerait chez l’interlocuteur une passion néfaste – la
haine – qui le pousserait à porter atteinte à d’autres individus.
Le processus est d’autant plus dangereux qu’il est pervers, puisque le
plus souvent l’interlocuteur en question n’a aucune conscience d’avoir été
manipulé dans ses actions.
Pathétique
Voir : Tonalités.
Pédants et Précieuses
e
Au XVII siècle, la tendance est à la simplification, au nom de l’idéal
classique de pureté ; mais les pédants et les Précieuses, ridiculisés
notamment par Molière, utilisent quant à eux un langage traduisant une
vision totalement fantasmée du bien parler, et qui prend la forme d’une
éloquence boursouflée et prétentieuse. Le siècle classique est aussi celui du
concettisme, défini comme la recherche de l’esprit dans l’art oratoire et
l’écriture.
Périclès
À son époque, l’influence de cet homme politique et militaire est
e
considérable : le V siècle av. J.-C. est ainsi communément appelé « siècle
de Périclès ». La réputation de ce dernier tient certes à ses qualités de
stratège, notamment pendant la guerre du Péloponnèse, mais aussi à son
éloquence, qui était pour lui un atout militaire majeur.
Ses discours sont célèbres, et pourtant ils ne nous sont parvenus qu’à
travers le prisme de Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse ou de
Plutarque dans ses Vies des hommes illustres. Ce dernier rapporte ainsi de
nombreuses anecdotes sur les fulgurants talents d’orateur de Périclès ; il
évoque notamment une éloquence de la juste mesure, aussi loin de
l’affectation que de la vulgarité, et admire
son élocution noble et exempte des affectations de la tribune et de la bassesse du style populaire, et
en même temps la sévérité de ses traits, où jamais ne parut le sourire, la tranquillité de sa démarche,
le ton de sa voix, toujours soutenu et toujours égal, la simplicité de son port, de son geste, et de son
6
habillement même, que rien n’altérait tant qu’il parlait, quelques passions qui l’agitassent .
Archidamus, roi de Lacédémone, demanda un jour [à Thucydide] lequel, de Périclès ou de lui, était le
plus habile lutteur ; et Thucydide répondit : « Lorsque, dans la lutte, je le renverse, il crie qu’il n’est
pas tombé ; tous voient ce qu’il en est, et pourtant ils finissent par le croire, et par le proclamer
7
vainqueur .
Comme les orateurs du parti de Thucydide déclamaient contre Périclès, et qu’ils l’accusaient de
dilapider le trésor, et de dissiper follement les revenus de l’État, Périclès demanda au peuple
assemblé s’il leur semblait qu’il eût trop dépensé ; et le peuple répondit : « Beaucoup trop ! — Hé
bien ! repartit Périclès, je supporterai seul la dépense ; mais aussi j’inscrirai mon nom seul sur les
monuments.
À peine eut-il dit cette parole, que, soit qu’ils fussent frappés de sa grandeur d’âme, soit qu’ils ne
voulussent pas lui laisser pour lui seul, dans la postérité, la gloire de ces travaux, tous s’écrièrent
9
qu’il pouvait puiser à son gré dans le trésor, dépenser comme il l’entendrait, et sans compter .
La fin du gouvernement de Périclès fut néanmoins quelque peu
entachée par des décisions qui lui portèrent préjudice. Ainsi, alors qu’il
avait été à l’origine d’une loi concernant les enfants bâtards – qui stipulait
que n’étaient athéniens que ceux qui étaient nés de père et de mère
athéniens –, il revint le plus naturellement du monde sur cette décision,
après la mort de son dernier fils légitime. La peur de voir son nom
disparaître l’avait emporté sur sa conscience politique.
Périclès fut terrassé par la peste. Ne nous restent de lui que de
nombreuses statues, systématiquement ornées d’un casque dissimulant un
crâne en réalité difforme, et qui, en figeant cet homme, ne disent rien de sa
force oratoire.
Péroraison
Voir : Exorde.
Plaidoirie
Voir : Avocat.e.
Plaidoyer/Réquisitoire
L’éloquence judiciaire (voir : Genres de discours) a des caractéristiques
qui lui sont propres, et qui la distinguent de l’éloquence démonstrative ou
délibérative.
Pointe
Voir : Repartie.
Polémique
L’adjectif polémique vient du grec polêmikôs, « qui concerne la
guerre ». Comme tout un chacun, les mots portent leur histoire avec eux, et
ce n’est donc pas un hasard si la plupart des sujets polémiques dépassent le
cadre du débat pour emprunter la forme du conflit ouvert.
La scénographie de la polémique est capitale : il faut lui donner de
l’ampleur pour qu’elle éclate, et c’est la raison pour laquelle c’est un mot
que l’on ne trouve pas appliqué aux désaccords d’ordre privé. Pour
reprendre les termes de Delphine Denis, la polémique est un « événement
discursif » : à chacune sa durée et ses acteurs.
Politique
L’éloquence politique ne manque pas de faire débat. On retrouve à
l’époque contemporaine cette même tension qui caractérisait les prises de
parole des hommes politiques sous l’Antiquité : leurs mots sont toujours
nécessaires et donc attendus, en même temps qu’ils sont souvent contestés.
En contexte démocratique, l’éloquence politique doit tour à tour savoir
apaiser les passions et savoir entraîner le peuple lorsque des décisions
s’imposent : entre empathie et fonction performative d’un langage qui incite
à l’action, la tribune est toujours exposée.
[…] Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde,
la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire
la misère. (Réclamations – Violentes dénégations à droite.)
Remarquez-le bien, Messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire.
(Nouveaux murmures à droite.) La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une
maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. (Oui, oui ! à gauche.)
Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans
cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas le fait, le devoir n’est pas rempli.
(Sensation universelle.) […]
De telles restitutions permettent d’évaluer l’efficacité du lyrisme, autant
quand il emporte l’adhésion que lorsqu’il suscite l’indignation.
Les prises de parole dans la Chambre des députés – ancêtre de
l’Assemblée nationale – relèvent d’une éloquence physique, dans laquelle le
corps tout entier accompagne la puissance de la parole. C’est ce qu’attestent
notamment les nombreuses représentations de Jaurès à la tribune : sa parole
est incarnée, car elle entend susciter des réactions – physiques elles aussi –
dans le public.
e
La III République marque l’avènement de la « république des
avocats », constituée d’hommes politiques qui, jusque sous la Ve, accèdent
au domaine politique par une formation de juriste. Ces parcours, émaillés de
participations à des concours d’éloquence, peuvent expliquer l’importance
accordée à l’incarnation d’une parole qui se veut mémorable.
Léon Gambetta laisse aussi l’image d’un véritable orateur, qui fait
tribune de tout bois. Il a la volonté d’être compris par le plus grand nombre,
fondant ainsi les principes d’une éloquence républicaine, qui s’exprime
dans ses nombreuses tournées. C’est ce qu’explique Jean Garrigues :
Ce qui a fait la célébrité, la popularité, l’idolâtrie autour d’un homme comme Gambetta les dix
premières années de la république, c’est précisément la manière dont il a réussi à incarner ces idées,
ces valeurs de la république. Il le devait à toutes ses tournées qu’il a multipliées dans toute la France
à partir de 1871. Il a écumé les plus petits villages pour porter cette parole républicaine. Il lui arrivait
de parler sans interruption durant trois, quatre ou cinq heures, il sortait de ces discours complètement
épuisé, il avait perdu trois ou quatre kilos, il était malade. On était vraiment dans l’incarnation, c’est-
à-dire face à quelqu’un qui par son corps, dans sa chair, est celui qui personnifie les valeurs d’un
10
nouveau système politique en train de se faire .
e
La V République s’accompagne d’une profonde modification de
l’éloquence politique, qui quitte l’arène de l’Assemblée pour s’adapter au
format de l’entretien télévisé. En juin 1956 par exemple, le chef du
gouvernement Guy Mollet est reçu dans le cadre d’une interview intimiste
où l’échange détendu – avec proposition de cigarette – est valorisé, sous
couvert d’un naturel néanmoins orchestré en amont.
À l’Assemblée, la parole n’a plus les mêmes enjeux non plus, dès lors
que la majorité est contrôlée par le gouvernement : l’effort d’éloquence
semble bien inutile pour un simple amendement, ou pour des discussions
économiques.
Ponctuation
Si l’écriture date du quatrième millénaire av. J.-C., la ponctuation, elle,
e
n’apparaît qu’aux alentours du III siècle de la même ère, initialement sous
la forme de tirets verticaux et horizontaux. Pendant très longtemps, c’est la
scriptio continua, l’écriture continue, qui domine : les textes sont ainsi au
plus près des formes de l’oralité.
e
À partir du XVIII siècle, les auteurs sont davantage associés à la
réflexion de leurs éditeurs, mais ils en sont parfois les premiers surpris,
comme en témoigne par exemple cette lettre de Voltaire à son éditeur, dans
laquelle la ponctuation semble à la fois objet de mépris et de
méconnaissance :
Vous vous moquez de moi de me consulter sur la ponctuation et l’orthographe […], vous êtes le
13
maître absolu de ces petits peuples-là …
On a dit « le style c’est l’homme ». La ponctuation est encore plus l’homme que le style. La
14
ponctuation, c’est l’intonation de la parole, traduite par des signes de la plus haute importance .
Quant à ma ponctuation, rappelez-vous qu’elle sert à noter, non seulement le sens, mais la
15
déclamation .
e
Depuis le XIX siècle, c’est comme si le système avait dû être institué
pour qu’on puisse s’en démarquer : les nombreuses innovations s’inscrivent
dans ce qu’on appelle la ponctuation non standard. C’est le cas par exemple
du « point d’ironie », que l’usage ne retient toutefois pas, probablement
parce qu’il verrouille à la fois liberté d’énonciation et liberté
d’interprétation. Hervé Bazin, dans Plumons l’oiseau, suggère quant à lui le
point d’amour, le point de conviction, le point d’autorité, d’ironie,
d’acclamation ou encore de doute. Michel Ohl va jusqu’au « point de
merde », et d’autres jusqu’au « point de dépit mêlé de tristesse ». Mais, en
l’occurrence, ces créations sont trop liées à des subjectivités individuelles
pour entrer dans un quelconque système.
Mais il faut dire que, depuis quelques années, nous sommes bien loin
des virtualités interprétatives liées à la ponctuation, les émojis indiquant
sans équivoque l’émotion qui porte la phrase.
Posture
On pourrait croire que la posture renvoie à l’actio antique, et donc à la
manière d’accompagner la parole par les gestes.
Prison
La place de la parole en prison m’a toujours intéressée, bien que cette
question soit depuis toujours liée pour moi à une immense frustration.
Je me souviens que, lorsque j’étais enfant, le palefrenier de mon centre
équestre avait été incarcéré pour des faits de pyromanie ; j’avais émis le
souhait d’aller le voir pour lui parler, mais on me l’avait refusé, parce que
j’étais trop jeune. Je m’étais alors demandé à quoi pouvait bien servir
un parloir, puisqu’il était si difficile d’aller y parler.
Plus tard, au cours de mes études, j’avais postulé pour une association
qui visait à recueillir par téléphone la parole des détenus ; mais on me
l’avait refusé, parce que j’étais trop jeune.
Pour écrire cette entrée, j’ai cherché à rencontrer des prisonniers : un
véritable parcours du combattant. Il était difficile de faire entrer la parole en
prison, mais quasiment impossible de l’en faire sortir.
La prison est donc un haut lieu de parole – « On est privés de vue, mais
pas de mots » – qui maltraite toutefois les certitudes de l’éloquence. À en
croire P*, on en sort avec une nouvelle voix, nourrie de dizaines d’autres :
celles des psychologues, rencontrés pour la première fois et qui font
émerger les mots enfouis ; celles des avocats, « complémentaires mais pas
toujours concordantes », qui permettent d’affronter puis de surmonter le
déni ; celle de l’époque consumériste, qui ne semble plus exister que dans le
souvenir ; celle des proches autorisés, dans l’intimité d’un téléphone de
cellule… Toutes ces voix que l’on enferme en soi pour supporter soi-même
d’être enfermé et que j’ai entendues, moi, à la sortie.
Prosopopée
Le mot prosopopée vient du grec prosôpon, « figure », et poiéô,
« faire », « fabriquer ». Le latin prosopopeia désigne quant à lui la
personnification.
Il s’agit d’un procédé qui consiste à donner la parole à des êtres
inanimés, en particulier les morts.
C’est en tout cas ce dernier aspect qui me semble le plus intéressant,
dans la mesure où faire parler les morts est non seulement un ressort de
dramatisation, mais aussi un important levier argumentatif.
La fable de La Fontaine « Les obsèques de la lionne » souligne la
puissance argumentative de la prosopopée.
Alors que le lion est terrassé de douleur par la mort de sa femme, les
courtisans défilent pour lui témoigner leur compassion. Le cerf, dont la
famille a été dévorée par le lion, refuse d’abord de se plier à l’hypocrite
discours de condoléances. Mais, condamné à mort par le lion outragé, il
prétend alors avoir été en contact avec la disparue, et rapporte au Roi les
paroles rassurantes de sa défunte femme ; sa ruse lui permet d’être gracié.
Le fabuliste conclut alors :
Le sacré qui entoure la figure des morts fait que leur parole, retranscrite
à travers la prosopopée, ne saurait être remise en cause – d’où l’efficacité
argumentative du procédé.
La prosopopée est aussi fréquemment utilisée dans les discours de
consolation, où le locuteur ventriloque ne réveille les morts que pour
soulager ceux qui restent.
Psychanalyse
Dans l’espace confiné de la psychanalyse – ou de la psychothérapie –,
la parole a un rôle prépondérant. Le dispositif est d’ailleurs tout entier
construit autour de la parole : celle du patient, mais aussi celle, souvent plus
rare, du thérapeute ou de l’analyste.
L’analyse est une parole de soi pour soi, qui ne peut devenir éloquente
qu’à travers l’entremise du thérapeute.
Public
Voir : Adapter (s’).
Punchline
Voir : Repartie.
1. En 2020, l’ancien prêtre a été condamné à cinq ans de prison pour agressions sexuelles
sur mineurs.
2. Grâce à Dieu, film de François Ozon, sorti en 2018, inspiré du livre de Marie-Christine
Tabet, Grâce à Dieu, c’est prescrit : l’affaire Barbarin, Robert Laffont, 2017.
3. In Rhétorique, livre I, op. cit.
4. In Institution oratoire, livre VI, op. cit.
5. Alain, Propos sur le bonheur, 1985.
6. Op. cit.
7. Plutarque, Vies des hommes illustres, op. cit.
8. Idem.
9. In Vie des hommes illustres, op. cit.
10. « Grand oral, une histoire de l’éloquence », épisode 4, diffusé le 10 juin 2021 sur
France Culture.
11. Réponse de Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand lors du débat de l’entre-
deux-tours des présidentielles de 1974.
12. Celle de François Mitterrand à Jacques Chirac lors du débat de l’entre-deux-tours des
présidentielles de 1988.
13. Cité dans Nina Catach, La Ponctuation, PUF, 1994.
14. Lettre de G. Sand à C. Edmond, citée par Anne Laurenceau, « La ponctuation au
e
XIX siècle : George Sand et les imprimeurs », Langue française, no 45, février 1980.
15. Lettre à Poulet-Malassis, 18 mars 1857.
16. Fables, 1678.
Quintilien
Quintilien, de son vrai nom Marcus Fabius Quintilianus, est l’un des
principaux théoriciens de l’art oratoire. Il officie cinq siècles après Aristote
et deux après Cicéron, soit au Ier siècle de notre ère.
[…]
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
1
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer .
[…]
Phèdre évoque ici la malédiction qui la touche en tant que petite-fille
d’Hélios – Je reconnus Vénus et ses feux redoutables : pour l’héroïne, le
tragique ne tient pas à l’ignorance de son destin, mais à la profonde
conscience qu’il lui faudra lutter contre.
Forte de son aveu, Phèdre le réitère à l’acte suivant, cette fois-ci face à
Hippolyte lui-même :
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :
J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;
Objet infortuné des vengeances célestes,
2
Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes .
En somme l’Éros racinien ne met les corps en présence que pour les défaire. La vue du corps adverse
trouble le langage et le dérègle, soit qu’elle l’exagère […] soit qu’elle le frappe d’interdit. Le héros
racinien ne parvient jamais à une conduite juste en face du corps d’autrui ; la fréquentation réelle est
3
toujours un échec. […] Le corps adverse est bonheur seulement lorsqu’il est image .
Phèdre est donc aussi une tragédie du langage, d’une parole que l’autre
vient chercher dans une terrible maïeutique : c’est d’abord Œnone qui
cherche à faire parler Phèdre, puis Phèdre qui cherche à faire parler
Hippolyte. Que la parole afflue en tirade ou se mue en silence, elle est
toujours l’un des rouages du mécanisme tragique en marche.
Rap
Je suis venue au rap par mes élèves, qui en écoutent presque tous quand
ils n’en font pas eux-mêmes. C’est à peu près le seul genre musical sur
lequel ils se sentent autorisés à parler, convaincus que les autres sont
réservés à diverses élites dont ils se croient pour maintes raisons exclus.
J’ai appris par exemple avec eux que le mot « rap » était l’acronyme de
rythm and poetry, ce qui se sent particulièrement dans les prouesses
articulatoires d’un Nekfeu :
Le miroir élabore un moratoire, tu crois être un homme rare, toi t’es un énorme rat de laboratoire,
qu’on formera, fermement, conformément à leur morale, et qu’on enfermera dans un mouroir, où est
5
l’amour-roi ?
Le rap est, comme le football, né dans la rue ; il est porté par des artistes
qui pour la plupart n’ont pas suivi le cursus normatif des conservatoires.
Son éloquence réside le plus souvent dans le bruit de cette rue, écho des
violences urbaines. C’est ainsi que Joy Sorman, dans Du bruit, analyse la
musique de NTM :
C’est peut-être parce que cette violence ne parle pas à tous que le rap est
parfois considéré comme un genre élitiste, dans lequel il est difficile, pour
reprendre le titre d’une célèbre série, d’être validé : le rap a, lui aussi, son
public restreint et des textes difficiles d’accès – notamment aux yeux des
mélomanes férus de musique dite savante, apeurés par l’inconnu.
Mais c’est se tromper d’analyse que de fustiger le rap sur la forme qu’il
prend, car son éloquence tient sans doute moins à sa manière de dire les
choses qu’à la possibilité même qu’elles puissent être dites.
Regard
Nombreux sont les manuels de rhétorique – et de management – qui
mentionnent l’importance du regard dans l’éloquence. Les yeux sont le
miroir de l’âme, dit-on après Cicéron, et c’est en se fixant sur ceux de
l’auditoire qu’ils accompagnent la force du discours.
Mais il est aussi des regards qui se suffisent pour être éloquents, et qui
se passent de discours.
Il y a celui, rêveur, de l’élève assommé par huit heures de cours, que
l’on force à rester assis et qui ne peut s’évader qu’en regardant par la
fenêtre.
Il y a celui, obstiné et couronné de sourcils froncés, du jeune homme
qui cherche à comprendre et dont les pupilles ne se dilatent de nouveau que
lorsque le sens émerge.
Il y a celui, furieux, de celle qui ne comprend pas. Je ne parle pas cette
fois d’une compréhension intellectuelle, mais humaine : le regard furieux
est celui d’une âme qu’on a blessée, le plus souvent sans le vouloir, et qui
nous en veut tout en refusant de nous le dire.
Il y a celui, compatissant, qui nous accompagne les jours de grosse
fatigue où l’on ne parvient plus à habiter nos propres cours.
Registres
Voir : Tonalités.
Religion
La religion est insaisissable jusque dans son étymologie : pour Cicéron,
le mot viendrait du latin religere, qui renvoie à l’idée de « relire, suivre avec
attention » ; d’autres suggèrent plutôt une évolution de religare, « relier ».
Repartie
Sans doute faut-il commencer par dire que ce mot est présent dans
toutes les bouches et sous toutes les plumes, mais de manière erronée : on
devrait dire et écrire repartie, et non répartie. Quoi de plus logique ? La
repartie est en effet plus un moyen de repartir sur une réplique que de
répartir quoi que ce soit.
Le mot s’emploie dans deux contextes.
Il désigne tout d’abord une « réponse spirituelle ». Autrement dit, la
repartie consiste à savoir répondre avec adresse et esprit à une remarque qui
nous a été adressée, le plus souvent de manière offensive.
Plus généralement, le terme désigne un sens de l’à-propos. Il s’inscrit
dès lors dans une dimension temporelle, pour une réplique qui arrive au bon
moment, compte tenu de la situation d’énonciation.
On voit ici à quel point il s’agit de repartir sur une remarque dont
l’intention était d’affirmer une posture d’autorité. L’élève prend acte du
reproche ou du rappel qui lui est adressé, mais le dépasse en quelque sorte
grâce à l’usage du bon mot. C’est ce type de tension qui a rendu
anthologique l’échange entre le Président sortant Mitterrand et Jacques
Chirac, également candidat mais alors Premier ministre :
— Ce soir, je ne suis pas le Premier ministre et vous n’êtes pas le président de la République, nous
sommes deux candidats, à égalité… Vous me permettrez donc de vous appeler monsieur Mitterrand.
— Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre.
Cet exemple met des mots explicites sur la compétition hiérarchique qui
s’instaure dans ce type d’échange. Il explique aussi pourquoi, à la sortie du
livre consacré à mes élèves, on a pu me reprocher leur insolence, autrement
dit leur manque de respect criant. Mais c’est oublier que le mot insolence
désigne étymologiquement, avant l’irrespect, quelque chose d’insolite –
donc d’inhabituel.
Ce n’est pas dans ce genre d’attitude que je situe l’insolence, pour ma
part ; je vois plutôt dans ces répliques une manière de se sauver dans une
situation inconfortable, sans avoir recours à l’agressivité ; et il me semble
important, dans le contrat implicite établi avec l’élève, de reconnaître le
brio de sa riposte – sous peine, justement, de laisser l’agressivité s’installer.
Freud dit au sujet du mot d’esprit qu’il est un moyen de se révolter
contre l’autorité : si le bon mot était systématiquement choisi comme
moyen de révolte contre l’autorité, nombre de relations sociales s’en
trouveraient à mon sens simplifiées. Le mot allemand pour traduire la
notion est d’ailleurs witz, qui sert également à traduire « histoire drôle » :
witz place donc le mot d’esprit du côté du plaisir et du rire.
Rêve
Seul endroit où l’on se parle à soi-même malgré soi, et où l’on arrive à
se dire ce que pourtant on ne veut parfois pas entendre.
Révolution/Révolte
On a coutume d’opposer la révolte et la révolution, la première étant
perçue comme plus ponctuelle que la seconde, davantage associée à un
renversement structurel de l’organisation sociale et/ou politique. On
rapporte d’ailleurs que le 14 juillet 1789, lorsque Louis XVI demande au
duc de La Rochefoucauld s’il s’agit d’une révolte, celui-ci répond : « Non,
sire, c’est une révolution ! », établissant ainsi une différence de degré dans
la protestation.
Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est
10
aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement .
Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera
que par la puissance des baïonnettes.
Bien que ces propos ne soient pas historiquement attestés, ils participent
de la légende de Mirabeau. Les témoignages sur son éloquence sont légion
et ne manquent jamais de rappeler le rôle que jouait la laideur de l’orateur
dans ses prises de parole. On le voit par exemple chez Mme de Staël :
Il était difficile de ne pas le regarder longtemps quand on l’avait une fois aperçu : son immense
chevelure le distinguait entre tous ; on eût dit que sa force en dépendait comme celle de Samson ; son
visage empruntait de l’expression de la laideur même, et toute sa personne donnait l’idée d’une
puissance irrégulière, mais enfin d’une puissance telle qu’on se la représenterait dans un tribun du
11
peuple .
La laideur de Mirabeau […] produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-
Ange […]. Les sillons creusés par la petite vérole sur le visage de l’orateur avaient plutôt l’air
d’escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le
gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en
regardant le peuple, il l’arrêtait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait
furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et
12
immobile .
L’éloquence de Mirabeau est sans doute l’une des raisons de son entrée
au Panthéon en 1791 – il est le premier ; en revanche, c’est une tout autre
laideur, celle de la trahison, qui l’en fait aussi sortir trois ans plus tard, après
qu’on a découvert qu’il collaborait dans l’ombre avec le roi.
N’est-ce pas une contradiction dans l’ordre social que, les lois étant faites pour protéger les plus
faibles, les plus faibles étant ceux qui ont le plus besoin de la protection des lois, les hommes
puissants, les hommes riches étant ceux qui peuvent les éluder plus facilement, et se passer, par leur
crédit et leurs ressources personnelles, de la protection des lois ; n’est-il pas injuste que de tels
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hommes aient plus d’influence sur les lois que la partie qui en a le plus besoin !
Danton parut le dernier sur ce théâtre, inondé du sang de tous ses amis. Le jour tombait. Je vis se
dresser ce tribun, à demi éclairé par le soleil mourant. Rien de plus audacieux comme la contenance
de l’athlète de la Révolution ; rien de plus formidable comme l’attitude de ce profil qui défiait la
hache, comme l’expression de cette tête qui, prête à tomber, paraissait encore dicter des lois.
Effroyable pantomime ! Le temps ne saurait l’effacer de ma mémoire. J’y trouve toute l’expression
du sentiment qui inspirait à Danton ses dernières paroles, paroles terribles que je ne pus entendre,
mais qu’on répétait en frémissant d’horreur et d’admiration : « N’oublie pas surtout, n’oublie pas de
14
montrer ma tête au peuple : elle en vaut la peine . »
Rhétorique
On confond souvent la rhétorique et l’éloquence, et j’avoue que les
frontières entre les deux notions ne sont pas d’une clarté absolue.
Rhétoriqueurs (grands)
e
Cette étiquette est inventée au XIX siècle pour désigner les poètes de
e e
Cour du milieu du XV -début du XVI siècle qui, eux, ne se sont jamais
désignés ainsi.
Risque
Voir : Repartie.
Rumeur
La rumeur est indissociable de l’éloquence : dans la mesure où sa
fiabilité ne tient pas à ce qu’elle dit, son efficacité ne peut tenir qu’à la
manière dont elle est dite.
D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et
sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en
l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et, rinforzando de bouche en
bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler,
s’enfler, grandir à vue d’œil. Elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne,
éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de
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haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?
Pour stopper le bouche à oreille, le plus simple c’est quand même pas de couper les oreilles,
madame !
Rythme
Le rythme participe de la force de l’éloquence. La manière de construire
les phrases a une incidence évidente sur la manière de les prononcer, et
donc d’agir sur l’auditoire. La plupart des termes employés pour
caractériser les différents rythmes de la phrase ou du discours sont inspirés
du domaine musical, ce qui souligne le lien entre éloquence et mélodie.
Le rythme ternaire marque, lui, une forme d’équilibre ; c’est celui que
l’on retrouve dans le Veni, vidi, vici de César, ou encore dans la devise
Liberté, égalité, fraternité.
À juger de cette femme par sa beauté, sa jeunesse, sa fierté et ses dédains, il n’y a personne qui doute
que ce ne soit un héros qui doive un jour la charmer : son choix est fait :// c’est un petit monstre qui
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manque d’esprit .
Il y a des écrivains qui, affectant le style périodique, confondent les longues phrases avec les
périodes ; leurs phrases sont d’une longueur insupportable ; on croit qu’elles vont finir et elles
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recommencent sans permettre le plus léger repos .
S’il est une figure notable de l’éloquence sacrée, c’est bien celle de
Bossuet qui, dans ses nombreux sermons, s’est souvent exprimé sur les
formes de la parole qu’il pensait devoir être la sienne.
La parole prêchée depuis la chaire devait être au plus proche de la
simplicité paulinienne des Évangiles. De son propre aveu, il devait parler
« si distinctement que tout le monde puisse le comprendre », à l’image du
père Bourgoing au sujet duquel il disait :
Il faisait régner dans ses sermons la vérité et la sagesse : l’éloquence suivait comme la servante, non
1
recherchée avec soin, mais attirée par les choses mêmes .
La recherche soignée s’oppose ici à la simplicité conçue comme une
marque de sagesse, ainsi qu’il le développe dans ses œuvres oratoires :
L’éloquence, pour être digne d’avoir quelque place dans les discours chrétiens, ne doit pas être
recherchée avec trop d’étude. Il faut qu’elle semble venir comme d’elle-même, attirée par la grandeur
2
des choses et pour servir d’interprète à la sagesse qui parle .
Le prédicateur évangélique, c’est celui qui fait parler Jésus-Christ. Mais il ne lui fait pas tenir un
langage d’homme ; il craint de donner un corps étranger à la vérité éternelle : c’est pourquoi il puise
3
tout dans les Écritures […].
Outre le son qui frappe l’oreille, il y a une voix secrète qui parle intérieurement, et ce discours
spirituel et intérieur, c’est la véritable prédication, sans laquelle tout ce que disent les hommes ne sera
4
qu’un bruit inutile .
L’éloquence sacrée vise aussi, dans une simplicité bien éloignée de la
« pompe du deuil », à avertir les vivants – « afin que la mort leur donne un
saint dégoût de la vie présente ».
Ainsi, le prédicateur est confronté à une forme de paradoxe quant à son
éloquence, qui doit à la fois s’éloigner de la rhétorique prétentieuse et faire
impression sur les fidèles. Bossuet s’exprime explicitement à ce sujet dans
son oraison consacrée à Marie-Thérèse d’Autriche :
Ce n’est pas des larmes que je veux tirer de vos yeux. Je pose les fondements des instructions que je
5
veux graver dans vos cœurs .
Pour ce faire, Bossuet s’appuie sur des récits de vie édifiants qui font
office de démonstration, loin des artifices de la rhétorique :
Malheur à moi si dans cette chaire j’aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne
préfère à mes inventions, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de cette princesse, qui
6
peuvent vous convertir !
C’est ainsi que, dans la prédication, la parole se fait parabole.
Samia
L’éloquence de Samia est celle du beau langage. Le lexique soutenu est
pour elle la mesure de toute chose ; elle parle la langue de Molière mieux
que lui-même ; sa prononciation est un hommage rendu à chaque syllabe.
L’éloquence de Samia est celle du respect ; elle a cette particularité de
remercier même lorsque c’est elle qui donne. Elle enseigne l’anglais, mais
je me demande comment elle s’accommode de l’ambivalence de you, qui
fait disparaître la subtilité du vouvoiement auquel elle est si attachée.
Lorsque Samia gratifie d’un tu, c’est toute sa confiance qu’elle engage, sans
pour autant renoncer à la politesse d’usage qui chez elle est la norme. La
familiarité ne l’intéresse pas plus dans le langage que dans l’attitude. Il faut
l’imaginer, frêle silhouette dans l’ombre d’un gigantesque étudiant sculpté
comme une armoire à glace qui tentait de négocier quelque chose avec elle :
« Jeune homme, ne superposez pas votre voix à la mienne, je vous prie. » Si
elle inspire le respect, c’est parce qu’elle en fait usage à chaque seconde de
sa vie.
L’éloquence de Samia est celle de l’humilité. Tous ses mots sont pesés,
mesurés ; elle préférera toujours taire l’essentiel que d’exprimer le superflu.
Quand on a besoin d’un avis, c’est le sien qu’on sollicite ; on sait pourtant
qu’il est rare qu’elle le donne, sans doute par égard pour le nôtre qui
pourrait être différent. C’est cette humilité qui la tiendra toujours à distance
de l’obséquiosité.
L’éloquence de Samia est celle du soutien. Elle incarne ce saisissant
paradoxe qui consiste à ne pas se rendre visible tout en étant toujours là.
L’importance et l’estime qu’elle accorde aux mots se voient aussi dans ceux
qu’elle choisit pour accompagner, soutenir, réconforter. Samia connaît les
mots qui permettent de compatir, mais aussi ceux qui permettent de partager
la joie. Elle sait mettre les mots parce qu’elle les maîtrise dans toute leur
complexité.
L’éloquence de Samia est celle de la tolérance, notamment à l’égard de
la vulgarité. Si aucun gros mot n’est jamais sorti de sa bouche, elle sait
néanmoins entendre les miens. Nous partageons la même langue, mais ce
n’est pas la même.
L’éloquence de Samia est un don : non pas une faculté innée, mais une
offrande pour les autres, à l’image de ces petits mots qu’elle laisse dans les
casiers pour accompagner friandises et autres attentions.
« Donner à tout ce qu’on dit le degré de perfection qu’il comporte » :
telle était l’une des préconisations de Cicéron, saluée par Quintilien. Je
crois que le monde attendait Samia pour enfin comprendre ce que cela
signifie vraiment.
Schopenhauer, Arthur
Schopenhauer est l’auteur d’une œuvre intitulée L’Art d’avoir toujours
raison, que l’on trouve parfois sous le titre de Dialectique éristique.
Scrabble
Ce mot est dans ma tête lié à un échange avec l’un de mes élèves de 2de,
l’année où je suis arrivée dans mon établissement actuel, considéré comme
difficile. Il était entré dans ma classe le visage en sang, après une bagarre :
— Je vous ai déjà dit de ne pas vous battre. Enfin, pas avec les poings. Je ne me tue pas à vous
apprendre l’argumentation pour rien, quand même.
— Mais vous faites quoi vous madame quand on vous agresse ?
— Justement, j’utilise les mots, pas les poings !
— Genre le mec il est là, il vous sort son coutal et vous hop hop hop, vous dégainez le Scrabble ????
Ce jour-là j’ai mesuré l’ampleur du travail qui allait devoir être le mien
dans ce lycée.
Le plus souvent, la violence se révèle la seule option possible, tant les
élèves enferment le langage dans un fantasme inaccessible. C’est bien ce
que disait involontairement l’image du Scrabble : pour nos élèves, la langue
que maîtrisent leurs professeurs n’est qu’une inaccessible suite de mot
compte triple.
Secret
Il n’est éloquent que parce qu’il n’est pas dit : voilà la beauté du secret,
qu’on ne peut toutefois savourer que s’il est divulgué.
Secte
Le statut de la secte, non défini par la loi française par égard pour la
liberté de conscience et d’opinion, est ambigu.
Il doit d’abord être pensé par rapport à celui de la religion, avec laquelle
il partage un certain nombre de caractéristiques. Selon les spécialistes de la
question, la spécificité de la secte tient à plusieurs critères, parmi lesquels la
dangerosité, le caractère non officiel (les principes d’une religion sont quant
à eux lisibles dans des livres ou des monuments), ou encore la fermeture (la
secte ayant vocation à se couper de la société).
Le discours des sectes telles que nous les connaissons se niche en effet
dans les vides laissés par les discours de vérité ; et lorsque c’est à une vérité
établie qu’il s’attaque, il lui faut patiemment la déconstruire pour s’y
substituer.
On voit ainsi que les forces exercées par la rhétorique sectaire sont
multiples.
Les victimes indiquent que ce discours les poursuit même lorsqu’elles
ont réussi à s’en libérer – chaque fois que, dans leur vie quotidienne ou
professionnelle, elles constatent chez elles une faiblesse que la secte avait
identifiée, et sur laquelle elle avait construit la cathédrale de son discours.
Séduction
Les pouvoirs de séduction associés à la parole sont reconnus depuis
toujours. On en trouve une illustre trace dans l’épisode des sirènes chez
Homère, bien qu’il s’agisse plus spécifiquement du charme du chant.
Prévenu par Circé, Ulysse sait que la voix des sirènes risque d’attirer ses
compagnons et lui-même vers la mort. Il les avertit donc :
Son premier conseil est de fuir les Sirènes, leur voix ensorcelante et leur prairie en fleurs ; seul, je
puis les entendre ; mais il faut que, chargé de robustes liens, je demeure immobile […] et si je vous
9
priais, si je vous commandais de desserer les nœuds, donnez un tour de plus !
Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissaient le cœur du désir d’écouter. Je
fronçais les sourcils pour donner à mes gens l’ordre de me défaire. […]
10
Nous passons et, bientôt, l’on n’entend plus les cris ni les chants des sirènes .
Sheshe
Shérazade n’a jamais été mon élève, et pourtant j’ai l’impression de
l’avoir toujours eue.
Dès son entrée en 2de, sa professeure de français m’avait lancé entre
deux portes : « Il faudra que je te parle de Sheshe, c’est un sacré engin ! »
[…]
La baisse du niveau scolaire ne serait-elle pas plutôt due à un manque de considération de l’État ?
À cet oubli frénétique dont nous sommes la première cible ?
À cette peur du 9-3, qui hante les locaux de l’Éducation nationale ?
Cette peur de nous, vous et moi, toi et lui ?
Cette peur de nos quatre-vingt-dix-huit nationalités, et cette peur d’avouer que nous ne sommes pas
ce qu’ils pensent que nous sommes ?
L’année prochaine, je ne serai plus là. Et comme dirait le prêtre national du 93, Booba : « C’est pas le
quartier qui me quitteuh, c’est moi j’quitte le quartier. »
Et j’avoue être triste de partir, mais je continuerai à me battre pour vous, toi, lui, maman.
Il n’y a pas que pour sa mère que Sheshe se battait. C’est sans doute
cela que reconnut Christiane Taubira elle-même, lorsqu’elle lui remit le
« prix spécial du jury » du concours d’éloquence qu’elle présidait. Dressée
au milieu de ses concurrentes avocates et business women, Sheshe sortait
tellement du lot qu’elle n’entrait pas même dans un palmarès ; il fallut lui
créer un prix ad hoc.
Elle avait beaucoup de choses à dire, et elle sut construire ses tribunes
pour le faire. Ce qu’elle ignorait probablement en quittant ce département
auquel elle était attachée mais qui la précédait malgré elle, c’est qu’on lui
ferait parfois dire autre chose que ce qu’elle avait décidé. Ainsi, je me
souviens de son vertige lors de son premier cours de théâtre dans une
prestigieuse classe préparatoire, où son enseignant l’avait reçue au sein du
groupe avec ces mots :
Que faire face à son double ? S’y mesurer. Alors, Sheshe et moi nous
sommes inscrites toutes les deux à un absurde concours d’éloquence
organisé par la marque Skoda ; mais, comme d’habitude, c’est elle qui a
gagné.
Aujourd’hui, Sheshe ne parle plus malgré elle. Elle a apprivoisé sa
propre voix et n’a plus besoin d’aucun radiateur obsolète pour soutenir sa
posture. Transfuge sociale, elle est devenue la plus belle représentante d’un
département qui désormais ne la précède plus, mais qu’elle a dompté,
digéré, pour en incarner toute la valeur dans le parcours qui est le sien.
Silence
« La nature a horreur du vide », disait déjà Aristote : sans doute est-ce
pour cela que l’instinct humain nous fait détester les blancs de la
conversation, et préférer les euh à l’interruption, même momentanée, de la
parole. Il est pourtant communément admis que le silence en dit long : mais
alors, comment comprendre que le rien puisse supporter une abondance de
sens, que le silence devienne parfois assourdissant ?
Sincérité
Voir : Naturel.
Smiley/Émoticône
e
Les smileys sont nés dans la seconde moitié du XX siècle, dans un
contexte tout à fait différent de celui de l’échange écrit entre deux
personnes. Ce n’est vraisemblablement qu’en 1982 que le smiley :-) fait son
apparition dans un mail – celui de Scott Fahlman, un chercheur américain
qui entendait ainsi faciliter la communication entre collègues en indiquant
les moments de plaisanterie ou d’ironie :
S’il est le plus souvent difficile de mettre des mots sur ses émotions, on
constate en revanche une tendance de plus en plus marquée à utiliser les
émoticônes (néologisme fondé sur émotion et icône), dont la variété est
désormais telle qu’ils expriment bien plus que cela.
Intégrés aux claviers des smartphones, les émoticônes me semblent
avoir plusieurs fonctions, rattachées à une force suggestive plus ou moins
grande.
Fonction illustrative : l’émoji pizza ou pinte de bière accompagnera
ainsi une proposition de dîner.
Fonction réactive : une seule expression de visage peut ainsi se
substituer à toute une exégèse émotionnelle du message de l’autre.
Fonction informative : les deux yeux peuvent ainsi indiquer « J’ai
compris » ou « Je t’ai à l’œil ».
Fonction symbolique : l’aubergine est par exemple la représentation du
sexe masculin et, par extension si j’ose dire, de l’acte sexuel.
Fonction incitative : le biceps est souvent l’équivalent d’un
encouragement (puis, dans un deuxième temps, de félicitations).
De nombreux émoticônes restent toutefois inutilisés : on ne sait pas
quoi en faire, à supposer qu’on sache ce qu’ils représentent.
Voilà qui est paradoxal : les émoticônes prétendent tellement dépasser
les mots qu’ils ont fini par s’abstenir d’avoir un sens.
Sondage
Le fonctionnement des sondages suscite de nombreuses interrogations :
exposent-ils, comme le prétendent leurs créateurs, un condensé des diverses
opinions sociales, ou n’expriment-ils que ce qu’on veut leur faire dire ?
Apparus en France à la fin des années 1930, les sondages ont vocation à
proposer un « baromètre de l’opinion » à partir d’un échantillon de
personnes censées représenter la société dans son ensemble. Mais il
convient d’adopter la plus grande prudence face à ce que disent ces études.
En effet, le simple fait de poser une question est déjà une information en
soi, car les questions posées tournent souvent autour de l’enjeu politique du
moment.
En 2013, le ministère des Solidarités a mené son sondage annuel en
proposant deux formulations différentes pour l’une des questions :
puis
• A – Êtes-vous personnellement pas du tout favorable, plutôt peu favorable, plutôt favorable, tout à
fait favorable à l’accueil par la France de milliers de migrants en provenance du Moyen-Orient et
d’Afrique ?
• A – Êtes-vous personnellement pas du tout favorable, plutôt peu favorable, plutôt favorable, tout à
fait favorable à la réduction des dépenses de la Sécurité sociale parce que son déficit serait trop
important (en l’occurrence, un déficit de 3,4 milliards d’euros) ?
Sophiste
Déjà mentionnés à plusieurs reprises dans ce dictionnaire (voir :
Dangers ou Gorgias notamment), les sophistes sont des professeurs de
rhétorique du Ve siècle avant notre ère, dont le métier consiste à enseigner
l’art de bien parler quel que soit le sujet – et indépendamment de toute
conviction.
Le Gorgias de Platon montre à travers la figure du personnage éponyme
à quel point le sophiste est à mille lieues du philosophe, notamment en
raison de son mépris du savoir et de la vérité. La parole qu’enseigne le
sophiste est essentiellement performative : elle fait agir plus qu’elle
n’exprime véritablement quelque chose.
Dans la langue française actuelle, les sophistes ne survivent plus que
dans la teneur fallacieuse des sophismes ou dans la complexité inutile des
arguments sophistiqués… ainsi que dans un certain nombre de ce que David
Graeber appelle les bullshit jobs 13.
Souvenir
Voir : Madeleine.
Stand-up
Comme son nom l’indique, le stand-up fait son apparition aux États-
Unis, il y a plus d’un siècle ; il s’inscrit également dans la tradition
française plus large des humoristes et des one-man-shows.
Stress
Voir : Momo ; Teodora.
Style
Très tôt, Aristote s’attaque aux défauts de ce qu’il appelle la froideur du
style : curieusement, il n’entend pas par là l’absence d’émotion ou la
platitude, mais au contraire l’exagération, ou une affection démesurée
(voir : Affecté [style]). Il s’attaque ainsi aux mots doubles (« le ciel aux-
mille-visages »), à l’abondance de métaphores ou à l’usage d’épithètes trop
nombreuses – utilisées comme « aliments » et non comme
« assaisonnement ».
Dès l’Antiquité donc, le verbiage est proscrit, tel un obstacle à
l’émotion de l’auditoire : c’est une affaire, pour reprendre les termes de
Gilles Siouffi, de « ressenti oratoire ».
On retrouve la trace de cette critique dans le traité du Pseudo-Longin,
Du sublime, vraisemblablement écrit au Ier siècle ; le style froid est alors
l’équivalent de ce que Boileau traduit par « style puéril » :
Qu’est-ce donc que la puérilité ? N’est-ce pas, évidemment, une pensée pédante, laquelle, pour être
recherchée, aboutit à la froideur ? C’est le travers où glissent ceux qui visent le rare, l’apprêté et
14
surtout l’agréable et qui donnent dans le faux brillant et l’affectation .
La meilleure des figures paraît alors être celle qui se cache et qui fait oublier son existence. […] Il en
est presque comme de ces lumières indécises qui disparaissent baignées par le soleil : les artifices de
15
la rhétorique rentrent dans l’ombre quand la grandeur les environne .
Pour Cicéron, le style sublime est l’un des trois genres, avec le simple et
le tempéré : « grandeur, richesse, force, magnificence ; tels sont les attributs
du genre sublime ». Il le définit comme « une éloquence qui se saisit des
âmes, et les remue en tous sens ; qui brise ou pénètre, et qui, souveraine de
l’opinion, impose des idées nouvelles, et détrône celles qui régnaient ».
Mais ce qui compte avant tout pour Cicéron, c’est la juste mesure :
Combien en effet il est peu séant, quand on parle d’écoulement d’eaux devant un juge unique,
d’employer de grands mots et des lieux communs, et sur la majesté du peuple romain de ne penser
16
qu’à la simplicité et à la précision !
e
Ce n’est qu’à la fin du XVII siècle que Richelet établit dans son
Dictionnaire (1680) un lien entre le style et l’idiosyncrasie, l’individualité :
STYLE. Ce mot se dit en parlant de discours. C’est la manière dont chacun s’exprime. C’est
pourquoi il y a autant de styles que de personnes qui écrivent.
17
Le style doit graver des pensées : [certains auteurs] ne savent que tracer des paroles .
Tel est donc le délicat défi auquel est confronté l’orateur : mettre en
forme un propos qui instruise, mais sans l’encombrer. Car Aristote le disait
déjà :
18
Jeter ainsi les mots à la tête de qui comprend, c’est obnubiler la clarté .
Sublime
Voir : Style.
Le tajwîd peut donc être vu comme une discipline qui vise à parfaire la
lecture du Coran, en donnant à chaque lettre son point d’articulation
(makharij al-hourouf) et ses caractéristiques (sifât al-hourouf), sans
exagération et avec douceur, conformément à ce que l’ange Djibril a révélé
au Prophète : le texte sacré ne peut en effet être lu comme n’importe quel
autre, et il faut être au plus proche de la parole révélée. Plusieurs sourates
insistent sur ce point, notamment le verset 121 de la sourate Al-Baqara :
1
Ceux à qui Nous avons transmis le Livre le récitent de la meilleure façon, ceux-là y croient .
Rose = allongement vocale de la voyelle fatha en 4 temps (souvent lorsqu’il est avant un hamza).
Bleu marine = qalqala (vibration explosive de la lettre lorsqu’elle porte la voyelle soucoun ou
lorsque c’est la dernière lettre du verset dans certains cas).
Orange = allongement du temps (2 temps ou 4 temps) pouvant aller jusqu’à 6 temps. La lettre
orange est souvent l’avant-dernière lettre du verset. Ce type d’allongement permet aussi d’embellir
la lecture ou d’avoir une lecture douce.
Bleu foncé = emphatisation de la lettre (le fond de la langue remonte au palais pour exercer un son
d’« ogre »).
J’ai toujours été étonnée par le fait que la musique puisse être
condamnée par certaines branches radicales de l’islam, compte tenu de la
précision des règles de cantillation du Coran, dont la lecture a toujours été
pour moi un chant – bien qu’il n’ait rien à voir avec le ghinâ’, le chant
profane.
Talent
Vous inquiétez pas madame, au pire j’irai au talent.
Cette expression a une cote incroyable chez mes élèves depuis quelques
années, bien qu’il soit, me semble-t-il, détourné de son sens. Y aller au
talent signifie pour eux « sans réviser », avec leurs seules capacités, qu’ils
croient innées et ne jugent pas nécessaire de nourrir. Au risque de les
décevoir, je ne manque jamais de leur rappeler qu’une telle stratégie est
invariablement vouée à l’échec, précisément parce qu’elle n’a rien à voir
avec le talent.
Ce n’est qu’en écrivant beaucoup et en écrivant bien que l’orateur se forme à parler, au point de
donner à des paroles improvisées la couleur d’une composition écrite ; ce n’est enfin qu’en écrivant
beaucoup qu’on parvient à parler beaucoup ; car c’est surtout par l’habitude et l’exercice qu’on
acquiert la facilité : pour peu qu’on s’arrête, non seulement l’imagination perd de sa promptitude,
2
mais cela va même jusqu’à l’engourdissement .
Nous sommes ici bien loin de ce qui s’apparente plutôt chez mes élèves
à de l’improvisation.
– Le talent est une longue patience. – Il s’agit de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez
longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il
y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec
le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient
un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine,
demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun
autre arbre et à aucun autre feu.
3
C’est de cette façon qu’on devient original .
Ainsi, le talent peut dépendre d’une disposition naturelle ; mais il ne
peut pleinement s’exprimer si on n’associe pas à cette disposition une
originalité qui, elle, ne s’acquiert que par une observation minutieuse du
monde et un travail persévérant.
Dans le domaine oratoire, sans doute le talent tient-il à une autre
manière de dire les choses, en respectant néanmoins les exigences antiques
de clarté et de simplicité ; il ne s’agit donc pas de sacrifier le naturel à
l’obscurité, pour pouvoir être original. Sur ce point, Maupassant préconise
un travail syntaxique plutôt que lexical :
Ayons moins de noms, de verbes et d’adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases
différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes
4
savants .
Tchatche
On ne le dira jamais assez : la langue est l’un des plus grands
révélateurs des inégalités sociales. Ainsi, une même réalité peut être
désignée de deux façons différentes, en fonction du locuteur.
Je pense qu’on peut même aller plus loin : tandis que la logorrhée est
une occupation de l’espace de parole qui traduit une posture de domination,
la tchatche, elle, peut être vue comme une tentative de prendre sa place sur
une scène sociale et linguistique où cette place n’est jamais définitivement
acquise.
Tchip
Élément de communication non verbale très répandu chez mes élèves,
le tchip est originaire d’Afrique de l’Ouest, mais aussi des Antilles. Il s’agit
d’un bruit de succion qui mobilise à la fois l’action de la langue et des
lèvres.
En cours, les causes du tchip sont variées et, je dois l’avouer, parfois
plus difficiles à saisir : le stylo est tombé par terre ? Tchip. Le voisin n’a pas
de Tipp-Ex ? Tchip. Le ciel se couvre ? Tchip. Je ne laisse pas distribuer les
polys ? Tchip. Je ne suis pas absente demain ? Tchip. Je suis absente
demain ? Tchip. On est lundi, mardi, mercredi, jeudi ou vendredi ? Tchip.
Maupassant et Molière ne se sont jamais connus ? Tchip. Phèdre meurt à la
fin ? Tchip.
La seule chose qui permet de s’y retrouver (un peu), c’est
éventuellement la longueur du tchip, qui exprime une contrariété ou un
désespoir plus ou moins marqués.
L’éloquence du tchip tient donc sans doute à ce qu’il est devenu capable
de marquer à lui seul absolument toutes les gammes de la désapprobation –
sans que le mépris soit nécessairement marqué envers la personne de
l’interlocuteur.
À titre personnel, j’ai une petite préférence pour ce que j’appelle
l’autotchip et qui me fait toujours autant rire. L’autotchip, lorsqu’il est
pratiqué par les élèves, me dispense d’exprimer ma propre désapprobation :
l’élève se tchipe lui-même suite à une intervention absurde ou une réponse
fausse, qu’il accompagne le plus souvent d’un « mais chuis un gueudin
moi ! ».
Teodora
Teodora a été mon élève en pleine épidémie de COVID : je n’ai donc
jamais vu sa bouche et ne l’ai jamais vue parler.
Mi-septembre, elle avait choisi de m’informer par écrit que prendre la
parole la terrorisait. Elle m’avait envoyé, je m’en souviens : « L’oral est
mon tue-tout. » Je me suis dit que quelqu’un qui savait aussi bien décrire les
choses ne pouvait pas être en difficulté pour les dire.
D’habitude, je sais repérer les élèves timides dès le jour de la rentrée.
L’étymologie de ce mot, timide, le rattache à une peur que j’essaie toujours
d’identifier chez les nouveaux élèves, pour tenter de l’endiguer au plus vite.
Mais dans cette classe-là je n’avais rien senti de particulier dans les quinze
premiers jours de cours. Je n’avais par ailleurs pas encore associé tous les
visages aux prénoms correspondants. Pour l’ensemble de ces raisons, je ne
voyais pas qui était Teodora.
Timidité
Voir : Teodora.
Tonalités
La tonalité d’un texte, auparavant et parfois appelée registre, désigne
l’impression dégagée par ce texte, l’effet qu’il fait sur le lecteur.
Dans le cadre d’un discours, il est particulièrement important que l’effet
ressenti par le lecteur soit identique à l’effet voulu par l’orateur : en effet,
les paroles sont dans ce cas entendues au moment même où elles sont
formulées, sans possibilité de prise de recul interprétatif.
Parmi les principales tonalités d’un discours, on compte le pathétique,
qui a vocation à susciter la compassion, voire la pitié, de l’interlocuteur. On
en trouve d’illustres exemples chez Homère, notamment dans le discours
d’Andromaque à Hector, où elle tente de le dissuader de partir :
Époux infortuné ! ta fougue te perdra. Tu n’as nulle pitié de ton fils tout petit, ni de mon deuil, à moi,
qui serai bientôt veuve. Oui, bientôt, se jetant tous ensemble sur toi, les Argiens te tueront. Il vaudrait
mieux pour moi, quand je ne t’aurai plus, descendre sous la terre : lorsque la destinée aura tranché ta
vie, je n’aurai plus de réconfort, rien que des peines !
Déjà sont morts mon père et mon auguste mère. […] Maintenant donc, allons ! nous prenant en pitié,
5
reste ici sur le mur. Ne rends pas orphelin ton fils, ta femme, veuve !
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il
y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle,
hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit
pour vêtement, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin
des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures s’enfouissent toutes vivantes pour échapper
au froid de l’hiver.
Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base
l’ordre moral consolidé !
Tonton facho
Le tonton facho n’est qu’un exemple de tous ceux dont l’intervention
verbale a le don de pourrir n’importe quel dîner (de famille, en général).
Si vous avez la chance de ne pas avoir de tonton facho, sans doute avez-
vous la version lubrique, complotiste, ou encore paternaliste.
Je fais ici allusion à un type de prise de parole hors pair, qui suit un
protocole très strict :
– ne parler que quand personne n’a rien demandé ;
– couvrir le total additionnel de tous les convives en termes de
décibels ;
– s’agiter comme un épouvantail dans la tempête ;
– adopter le ton très assuré de celui qui n’a pour autorité que lui-même ;
– tourner en boucle sur un seul et unique sujet.
Il existe ensuite, pour chacun de ces critères, un nuancier assez varié ;
mais chacun a sa petite marque de fabrique. Certaines répliques,
malheureusement non apocryphes, sont ainsi passées à la postérité : « Je ne
suis pas raciste mais faudrait quand même limiter l’immigration »,
« Réveillez-vous les moutons ! », « On peut plus mettre une main au cul
sans se prendre une plainte pour viol », « Tu sais pas ça ? Ah oui c’est vrai
que tu tètes encore ta mère. »
Heureusement qu’il existe des films comme Festen pour rappeler que
parfois, quand même, la parole peut changer de camp.
Types de discours
Voir : Genres de discours.
C’est pourquoi ce petit ouvrage a pris le nom de Remarques et ne s’est pas chargé du frontispice
1
fastueux de Décisions ou de Lois ou de quelque autre semblable .
Trop puriste aux yeux d’un La Mothe Le Vayer, Vaugelas dessine les
contours du bien écrire et du bien parler, à partir de « l’usage de la Cour et
du grand monde ». La meilleure façon de parler s’apprend donc, pour
Vaugelas, auprès de l’élite :
Il y a sans doute deux sortes d’usages, un bon et un mauvais. Le mauvais se forme du plus grand
nombre de personnes qui presque en toutes choses n’est pas le meilleur, et le bon au contraire est
composé non pas de la pluralité mais de l’élite des voix, et c’est véritablement celui que l’on nomme
2
le maître des langues, celui qu’il faut suivre pour bien parler .
J’avoue que ce terme […] a tant de force pour imprimer ce en quoi on l’emploie ordinairement que
n’en avons point d’autre à mettre en sa place qui fasse le même effet. Néanmoins, il est certain qu’on
3
ne le dit plus à la Cour, et que tous ceux qui veulent écrire purement n’en oseraient user .
Ce mot est excellent et a une grande emphase pour une louange extraordinaire. […] Mais il faut
avouer qu’il vieillit et, qu’à moins que d’être employé dans un grand ouvrage, il aurait de la peine à
passer. J’ai une certaine tendresse pour ces beaux mots que je vois ainsi mourir, opprimés par la
4
tyrannie de l’usage .
« Germanicus (en parlant d’Alexandre) a égalé sa vertu et son bonheur n’a jamais eu de pareil. » […]
On appelle cela une construction louche parce qu’elle semble regarder d’un côté et elle regarde de
5
l’autre […].
On dira que c’est un raffinement de peu d’importance, mais puisqu’il ne coûte pas plus de le mettre
d’une façon que d’autre, pourquoi choisir la plus mauvaise et celle qui sans doute blessera une oreille
6
tant soit peu délicate ?
On ne manquera pas de souligner le rôle que Vaugelas assigne aux
femmes dans l’établissement du bon usage, par exemple au sujet de
l’expression « vomir des injures » :
Je suis obligé de dire qu’à la Cour ce mot est fort mal reçu, et particulièrement des dames à qui un si
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sale objet est insupportable .
Il faut dire que la supposée délicatesse des femmes était pour lui un
argument récurrent du bel usage, bien qu’il soit teinté de misogynie.
On a également pu reprocher à Vaugelas le fait de se conformer au
« goût du moment » et de ne pas inscrire le bon usage dans une perspective
plus érudite, qui tiendrait compte de l’évolution des mots en diachronie,
c’est-à-dire dans l’histoire.
Quoi qu’il en soit, il a pris sa tâche très au sérieux, et ses Remarques
restent un texte de référence. On raconte même qu’au moment de mourir il
aurait déclaré :
Veil, Simone
Simone Veil a eu une vie de parole, qu’elle a construite autour de sa
double autorité de femme et de rescapée du camp d’Auschwitz.
Mais, si elle a autant pris la parole, sans doute est-ce surtout parce
qu’elle avait l’impression que les camps avaient condamné les Juifs au
silence, même après la libération. C’est ce qu’elle déclare à Berlin en 2004 :
« Qu’ils vivent, soit, mais qu’ils se taisent », semblait nous dire le monde hors du camp.
Le camp libéré, cela voulait dire que les chambres à gaz ne tournaient plus, que les trains n’arrivaient
plus, que les ordres implacables s’étaient enfin tus. La machine infernale s’arrêtait, elle qui avait
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tourné à plein régime les derniers mois, avec une cadence implacable .
Sa parole était aussi pour les Justes, ces femmes et ces hommes qui ont
souvent risqué leur vie pour sauver celles de centaines de Juifs. C’est grâce
à eux, dit-elle lors d’une cérémonie d’hommage en 2007, que cette partie-là
de l’histoire est écrite :
Les Justes de France pensaient avoir simplement traversé l’Histoire. En réalité, ils l’ont écrite. De
toutes les voix de la guerre, leurs voix étaient celles que l’on entendait le moins, à peine un murmure,
qu’il fallait souvent solliciter. Il était temps que nous les entendions. Il était temps que nous leur
exprimions notre reconnaissance.
Si la voix était pour elle l’instrument du témoignage, elle a toujours été,
aussi, celle du combat pour les droits des femmes. Là encore, elle a eu à
cœur de rappeler son autorité de parole, comme l’a fait aussi Gisèle Halimi
sur des sujets similaires. C’est le cas par exemple en ouverture de son
célèbre discours pour la légalisation de l’IVG en novembre 1974, où elle se
présente comme « femme et non parlementaire ». Elle y revient plus loin :
Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme – je m’excuse de le faire
devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de
gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes.
Personne n’a jamais contesté, et le ministre de la Santé moins que quiconque, que l’avortement soit
un échec quand il n’est pas un drame.
Car telle est la grande force de ce discours, qui laisse toute sa place à la
réalité de la polémique autour de l’IVG. Simone Veil n’a jamais occulté le
point de vue adverse, et c’est sans doute pour cela qu’elle a fini par le
convaincre :
Pourquoi consacrer une pratique délictueuse et, ainsi, risquer de l’encourager ? Pourquoi légiférer et
couvrir ainsi le laxisme de notre société, favoriser les égoïsmes individuels au lieu de faire revivre
une morale de civisme et de rigueur ? Pourquoi risquer d’aggraver un mouvement de dénatalité
dangereusement amorcé au lieu de promouvoir une politique familiale généreuse et constructive qui
permette à toutes les mères de mettre au monde et d’élever des enfants qu’elles ont conçus ?
Violence
Voir : Bourdieu, Pierre ; Scrabble.
Voix
Voir : La Ville dont le prince est un enfant.
1. Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent
bien parler et bien écrire [1647], Éditions Ivrea, 1996.
2. Idem.
3. Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, op. cit.
4. Idem.
5. Ibid.
6. Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, op. cit.
7. Idem.
8. Discours devant les députés du Bundestag à Berlin, 27 janvier 2004.
Weinachter
« WEIN-ACHTER : comme les veines et les artères ! », hurla-t-elle au
milieu du premier cours de SVT que je partageais avec elle.
Face à nous, l’enseignant s’évertuait à prononcer son nom, dernier de la
liste, pour l’appel.
Voilà plus de vingt ans que Weinachter, comme je l’ai toujours appelée
depuis cette époque-là, est mon amie ; voilà plus de vingt ans que je me dis,
chaque fois qu’elle ouvre la bouche, que l’éloquence est définitivement un
domaine en extension infinie.
Wesh
Wesh est, comme le tchip (voir cette entrée), une excellente illustration
de la loi du moindre effort. Loin de toute considération sociologique, son
éloquence tient indéniablement à sa plasticité énonciative : bien souvent ce
seul mot se substitue à une phrase entière, et change de sens en fonction de
l’intonation.
— Wesh ! (Salut.)
— Wesh ! (Chuis choqué.e – ce dernier adjectif ayant lui-même quatorze sens différents.)
— Wesh ! (Magne-toi.)
— Wesh ! (C’est déjà l’heure ?)
— Wesh ! (Il reste encore dix minutes ?)
— Wesh ! (C’est quoi ça !)
Witz
Voir : Repartie.
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier les quatre personnes sans qui ce livre
n’aurait jamais existé : Grégory Berthier-Saudrais, qui m’a fait confiance
dès le début, ainsi que la meilleure attachée de presse du monde, Charlotte
Ajame. Je remercie aussi particulièrement Marie-Laure Nolet pour son
écoute et sa disponibilité. Enfin, ce Dictionnaire serait bien moins vivant
sans les dessins d’Alain Bouldouyre, que je salue ici pour son talent, mais
également pour sa générosité et son intuition.
L’éloquence est présente partout, mais je suis quant à moi loin d’être
experte dans tous les domaines.
Un grand merci, donc, à ceux qui, même en plein cœur de l’été, ont relu
des dizaines d’entrées ou m’ont fourni divers textes dont j’avais besoin.
Merci à mes collègues d’Aulnay – Clémence Lagache, Léo Kloeckner,
Amarillys Siassia, Estelle Quaglieri, Ivan Bocquet, Fanny Senimon, Sarah
Msica, Samia Amar-Bensaber, Bob Mehdaoui, Andrea Zaccardi et Ala-
Eddine Kasmi. Leur expertise était tantôt historique, tantôt économique,
tantôt philosophique, tantôt linguistique. Merci aussi aux collègues qui
m’ont écrit un Dictionnaire amoureux sur mesure avant même que je
commence l’écriture de celui-ci, me fournissant ainsi le meilleur des
modèles et le souffle de l’écriture.
Merci à mes amis et anciens collègues de la fac pour leur regard ou leur
coup de main : Karine Abiven, Anne Régent-Susini, Lise Charles, Pedro
Duarte, Jennifer Ruimi, Anne Raffarin.
J’ai une pensée particulière pour Brahim Metiba, qui a relu jour après
jour une très grosse partie de ce dictionnaire, et n’a eu de cesse de nourrir
mes réflexions, à un rythme qu’il m’était même parfois difficile de suivre.
Merci infiniment, mon Brabra.
Je voudrais aussi saluer tous ceux qui m’ont servi de modèles pour les
entrées « portraits » : mes élèves – Assa, Mohamed, Sheshe et Teodora –,
mais aussi Carmen, Claire, Samia, Sophie et mes grands-parents. Les
entrées qui vous sont consacrées sont parmi celles que j’ai pris le plus de
plaisir à écrire.
Je remercie bien sûr du fond du cœur tous mes élèves, qui non
seulement m’inspirent et me nourrissent, mais ont aussi relu quelques
entrées où leur expertise était nécessaire. Un cœur tout particulier pour la
promo HLP 2020-2021, qui a été beaucoup sollicitée, et m’a fourni toute la
matière de l’entrée « Enseignant.e ».
Merci aux amis et à la famille qui m’ont accueillie pendant l’été, vissée
sur mon ordinateur.
Merci à mes parents et à mes beaux-parents. Merci en particulier à ma
mère qui a tenu à relire nombre d’entrées (même celle sur Vaugelas) et m’a
assuré les conditions idéales pour la dernière ligne droite.
Si Merci avait des degrés, le plus haut serait évidemment pour toi,
Marion, mon indispensable alliée de tous les instants.
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