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ISBN : 978-2-4120-2176-7
75013 Paris
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DÉJÀ LE HÉROS
Dès l’ouverture de sa Rhétorique, Aristote donne le ton :
DÉSTABILISER
SON
INTERLOCUTEUR
La rhétorique est avant tout affaire de pouvoir.
Nombreuses sont les figures qui permettent d’ébranler votre
interlocuteur, voire de lui fermer son clapet afin de triompher
fièrement.
CONTEXTE FAVORABLE
Les figures présentes dans ce chapitre vous seront utiles en cas de
conflit, de désaccord ou même de négociation.
INTERLOCUTEURS DE PRÉDILECTION
1. les susceptibles et les paranoïaques, qui sont des proies toutes
désignées, en raison de leur faille narcissique dans laquelle
peuvent s’engouffrer les stratégies de manipulation ;
2. les rigoristes maniaques – par exemple les patrons ultra-rigides
–, qui constituent aussi un public de choix, car la moindre
originalité les bouleverse et leur fait perdre tous leurs moyens ;
3. les naïfs et autres inattentifs, qui ne voient jamais rien venir.
CHANCES DE RÉUSSITE
En tenant bon : 98 %.
Si vous êtes vous-même paranoïaque ou corruptible : 17 % (car
l’interlocuteur peut essayer lui aussi de vous manipuler).
PLAN B EN CAS D’ÉCHEC
La bagarre ou l’exil.
ANTÉOCCUPATION
On pourrait croire que « les jeunes d’aujourd’hui » n’ont que faire de ce que
pense autrui, et que ce sont des chenapans individualistes qui ne voient
pas plus loin que le bout de leur nez.
Ce serait une erreur.
Au contraire, ils connaissent précisément les attentes de l’autre. Ils
manient parfaitement l’antéoccupation, qui consiste à anticiper les
reproches de l’interlocuteur… pour mieux les mettre à distance.
Examinons ensemble le potentiel astucieux de cette entourloupe :
Car soyons honnêtes : tout ce que vous risquez avec votre antéoccupation,
c’est qu’on vous la rende au centuple.
APARTÉ
Grâce à l’aparté, vous montrez à votre interlocuteur que vous ne le calculez
pas. Plus exactement, vous débriefez devant lui ce qu’il est en train de
vous dire, mais en parlant dans votre coin – d’où le nom d’« aparté ».
C’est un phénomène essentiellement étudié au théâtre, mais que nos
grand-mères pratiquaient déjà quand, alors que l’institutrice les
sermonnait, elles marmonnaient dans leurs barbes : « Cause toujours ! »
De nos jours, l’aparté est le meilleur ami de l’insolence, et c’est terrible. En
effet, comme chacun sait, les profs souffrent d’un délire de toute-
puissance et ne supportent pas que la moindre chose leur échappe.
Considérons cet exemple qui m’est cher :
ASTÉISME
Le chleuasme, dont le nom est méconnu, est paradoxalement l’une des
figures qui rencontrent le plus de succès auprès des élèves.
Son étymologie nous ramène à l’idée d’ironie ou de sarcasme ; plus
précisément, cette figure consiste à faire semblant de vous dévaloriser,
pour que votre interlocuteur vous couvre d’éloges.
Vous l’avez compris : le chleuasme, par une stratégie perverse, vient
chercher le compliment. Je requiers ici toute votre attention, car c’est
probablement le seul moment où les bons élèves vont avoir leur dose de
satire.
Écoutons quelques instants Stacy, au sortir de ce devoir de quatre heures
où le seul enjeu est en réalité de savoir si elle aura 18 ou 19 :
Stacy risque sa vie à chaque fois qu’elle sort de devoir, car ses petits
camarades qui, eux, ont « foiré » pour de bon, n’ont qu’une envie : lui faire
avaler sa copie.
Pour lutter contre le chleuasme, on peut toujours tenter l’astéisme. Cette
figure consiste au contraire à dissimuler l’éloge derrière la critique,
autrement dit à faire semblant d’attaquer pour dissimuler un compliment.
C’est ainsi que Timothée et Rayane ont un jour pu prendre Stacy au
dépourvu, à la sortie d’un devoir :
L’enseignement peut ainsi être défini comme une lutte perpétuelle contre
la tentation digressive de ces petits coquinous qui saisissent la moindre
occasion de parler d’autre chose que du programme.
NB : D’après mon tableau Excel sur la fréquence des expressions
employées en classe, « au fait, Madame, rien à voir mais » arrive très
largement en tête, devançant même le très populaire « nan mais là,
Madame, chuis choqué(e) » dont nous reparlerons.
ÉNALLAGE
Ah, voilà une figure sociologiquement intéressante !
L’énallage consiste à employer un temps, un mode ou une personne à la
place d’un(e) autre.
La situation que nous avons tous expérimentée, c’est l’arrivée chez le
coiffeur : « Et alors, on fait quoi aujourd’hui ? » Cet emploi inclusif du on
semble indiquer que vous allez participer à votre propre coiffure, ce qui est
absurde.
Plus agaçant encore, l’emploi inapproprié du futur : « Alors avec ce vin, on
sera sur un retour en bouche un peu boisé. » Ou encore : « Les toilettes, ce
sera au fond du magasin à droite. » Un besoin irrépressible de se projeter,
sans doute.
Nos élèves, eux, ont inconsciemment recours à l’énallage car ils semblent
croire en l’existence d’une forme de puissance supra-humaine, un comité
secret qui serait à l’origine de la conception de tous les sujets de devoir :
Tous les ans, il me faut ainsi briser le mythe : c’est bien moi qui conçois
mes propres sujets. Toute seule, comme une grande.
On remarquera au passage la porosité de ce ils que l’on retrouve cité à
tous les coins de rue, sans qu’il ne renvoie jamais aux mêmes personnes :
« Ils ont dit que le chômage avait baissé… Ils ont dit qu’il ferait beau ce
week-end… Ils ont dit que y’avait pas cours demain. »
Merci de vérifier vos sources.
ÉPANORTHOSE
L’épanorthose est la figure de prédilection des gens consciencieux et
méthodiques, voire un peu maniaques. L’étymologie du mot est très claire :
le grec epanorthosis signifie « redressement ».
Grâce à l’épanorthose, on peut s’autocorriger, donc réajuster sa phrase
en cours de route.
Cette figure est par conséquent très utile lorsque vous êtes en position de
négociation :
Dans ce cas, il est évident que ce n’est pas le pauvre auteur 2 qui est
atroce, mais, éventuellement, les « histoires » qu’il raconte : on voit donc
clairement le lien entre hypallage et métonymie, puisque l’auteur est
spontanément associé au contenu de son livre, au point de se voir
attribuer l’adjectif qui caractérise ce contenu.
Les élèves utilisent assez peu l’hypallage, qui est une figure bien trop
sournoise pour leur franc-parler. Toutefois, à mesure que les années
passent, je me demande si c’est bien de mon cours qu’il s’agit lorsque
j’entends au détour d’un couloir :
1. Ne vous méprenez pas sur le contenu de mes cours : il s’agit ici tout bonnement de Racine, et
donc de Phèdre.
2. Ici par exemple, « pauvre » est un adjectif hypocoristique (voir article plus loin) : « le pauvre
auteur » n’a rien à voir avec « l’auteur pauvre », même si en général le second explique le
premier.
HYPERBATE
Pour ne rien vous cacher, j’ai longuement hésité pour savoir dans quel
chapitre je mettrais l’hyperbate.
Étymologiquement, le mot vient du grec huper (« au-delà, au-dessus ») et
bainein (« aller »), mais ne veut pourtant pas dire « aller trop loin ». Il y a
hyperbate quand on ajoute un mot ou une expression à une phrase qui
pourtant semblait finie (quel bazar !).
L’hyperbate la plus fréquente est celle des étourdis ou des bordéliques :
Pour la personne à qui s’adresse cette injonction, il est assez évident que
l’hyperbate est un ajout.
Mais l’effet le plus intéressant de la figure est bien celui de la surprise,
comme le montre l’exemple suivant :
HYPOCORISTIQUE
Un truc est rigolo comme tout avec les adjectifs qualificatifs : certains
d’entre eux changent de sens en fonction de la place qu’ils occupent dans
la phrase.
Ainsi, les hypocoristiques – dont l’étymologie grecque signifie
« caressant » – prennent une valeur affective dès lors qu’ils passent
devant le nom.
Vous comprenez bien qu’on ne dit pas la même chose du tout dans les
deux phrases suivantes : « Ce pauvre élève ne passera pas en 1ère» 1 et « Cet
élève pauvre ne passera pas en 1ère» 2 .
Les adjectifs hypocoristiques aspirent le plus souvent la connotation des
noms qu’ils précèdent, et peuvent donc renforcer aussi bien l’amour que la
haine :
1. Autrement dit : « Il est vraiment très méritant mais malheureusement, il n’a pas les capacités
nécessaires pour s’en sortir l’an prochain. »
2. Je vous rassure : personne ne dit jamais ça.
IN MEDIAS RES
Parmi toutes les expressions latines qui hantent les cours de français,
l’incipit in medias res est l’une de celles que l’on croise le plus souvent.
Vous me direz 1 : « Mais pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom, et
toujours aller chercher les vieilleries d’une langue morte ? » Je vous
réponds immédiatement que la traduction littérale serait « début au milieu
des choses », et que non seulement ce n’est pas plus clair, mais en plus
c’est moche.
L’expression, appliquée aux premiers mots d’un récit, désigne le fait de
plonger le lecteur au cœur de l’action, sans préambule. Ce n’est donc
pas le cas dans les contes qui, introduits par le célèbre « il était une fois »,
nous donnent tout le cadre de l’histoire dès la page 1.
Ce n’est souvent pas le cas non plus dans les écritures d’invention des
élèves, qui sont bien plus consciencieux qu’on le pense, et qui rechignent
à commencer comme ça, au milieu de nulle part. En témoignent les
premiers mots de ce devoir sur l’argumentation :
- Bonjour !
- Bonjour !
- Ça va ?
- Oui et toi ?
- Oui. Je te propose qu’on débatte sur les avantages et
les inconvénients du progrès depuis le XVIIIe siècle.
- D’accord !
On voit ce que ce type d’amorce peut avoir d’artificiel. À l’inverse, les élèves
expérimentent sans complexe l’entrée in medias res lorsqu’ils débarquent
en cours en retard et essoufflés :
RHÉTORIQUE
INTERROGATION
ORIENTÉE
- T’es sérieux ? T’as cru que j’étais ton pote ? Nan mais
t’es sincère ? Sérieux, tu crois que je vais te calculer là ?
L’ensemble de ces questions est en réalité une affirmation déguisée : « Tu
ne m’intéresses pas, passe ton chemin. » Il serait en effet fort cocasse
mais incongru d’imaginer l’interlocuteur répondre consciencieusement à
chacune de ces questions 1.
L’interrogation orientée, elle, accorde un tout petit peu plus de place à
l’interlocuteur, mais ne lui laisse malgré tout pas le choix de la réponse,
cette dernière étant en réalité contenue dans la question.
Selon votre statut, vous pouvez ou non jouer avec l’orientation de
l’interrogation :
Flairant la sanction, Jimmy fait ici le bon choix. Mais parfois, on peut
s’amuser un peu plus :
1. Certaines questions ont fini par devenir rhétoriques, en raison de l’affaissement du « vivre
ensemble ». C’est le cas notamment du « Salut, ça va ? » que l’on vous adresse le matin en vous
croisant. Dieu merci personne n’a jamais répondu « Bof, je suis à deux doigts de me jeter par la
fenêtre », car au moment où vous répondez votre interlocuteur est déjà loin.
OXYMORE
Une précision avant toute chose : « oxymore » est de genre masculin. Eh
oui. Tous les mots qui se terminent par -e ne sont pas forcément
féminins.
Le mot vient du grec oxymoros qui signifie « sot malin », autrement dit
« individu qui dissimule sa finesse d’esprit sous une apparente stupidité ».
La figure est donc ce qu’elle désigne, à savoir la conciliation de deux
mots de sens a priori contraires : c’est la fameuse « obscure clarté qui
tombe des étoiles » de Corneille (mais personnellement, je ne peux plus
voir cet exemple en peinture).
L’oxymore est un petit rigolo, voyez-vous, car son caractère surprenant est
déstabilisant pour l’interlocuteur. Considérons en ce sens cet échange :
Vous voyez ici à quel point la paraphrase n’apporte le plus souvent rien,
puisqu’elle répète au lieu d’analyser.
Toutefois, elle est parfois bien pratique, car en reformulant mes propos, les
élèves les replacent dans un contexte qui leur est familier, et c’est super.
Je me permets de citer à nouveau la paraphrase de Yanis, dont j’ai déjà
parlé ailleurs :
Les guillemets – qu’il est interdit d’imiter avec les doigts depuis 1997 –
servent à citer un autre discours que le vôtre, ou éventuellement à marquer
une approximation.
La parenthèse, elle, est comme le petit tiroir secret de la phrase : elle
permet d’y glisser une information, ou de nuancer un propos. Par
exemple : « L’auteur du Bourgeois gentilhomme (Molière) a écrit plusieurs
comédies. » Ou encore : « Les poètes écrivent tous sur l’amour ou sur la
mort (enfin ça dépend). »
Parfois, l’astuce rhétorique consiste à faire croire que l’information placée
entre parenthèses est secondaire, alors qu’en réalité, pas du tout.
Le mot d’excuse suivant, déposé dans mon casier, est à ce titre éloquent :
Le diable est dans les détails : méfiez-vous donc des parenthèses comme
de la peste.
N.B. : La progressive expansion des échanges SMS a engendré un nouvel
usage de ce signe de ponctuation. Dans ce cadre, on l’emploie pour parler
d’un truc qui n’a rien à voir avec la conversation principale :
- Tu vas en cours
aujourd’hui ?
Ici, il y a attente trompée, parce qu’on part du principe que les élèves
n’aiment pas les profs. Ça marche aussi avec « Il était généreux comme un
patron », ou encore « Elle avait agi avec l’honnêteté d’une politicienne ».
En gros, s’il y avait moins de généralités, il n’y aurait plus de
par’hyponoians.
PRÉTÉRITION
Comme me l’a dit un jour un de mes élèves qui n’était pas le dernier pour
faire des rimes, « la prétérition, c’est un truc de daron 1 ».
La prétérition consiste à prétendre qu’on ne dit pas quelque chose, mais
à le dire quand même. On comprend dès lors pourquoi c’est une figure que
les jeunes affectionnent peu, puisqu’en général, lorsqu’ils ont quelque
chose à dire, ils le disent. Point barre.
C’est en effet plutôt une figure de daron, donc de prof :
Vous aurez donc au moins appris aujourd’hui que PPDA était le roi de la
prétérition.
1. Pour les darons qui ne sauraient pas ce que signifie « darons » : le mot désigne initialement les
parents, puis par extension, toute personne de cette génération, c’est-à-dire de plus de 20 ans.
ZEUGMA
On voit ainsi que dans la même phrase, le verbe « avoir » a deux sens
simultanés 2 : celui de la possession (pour les baskets), et un sens figé et
figuré dans l’expression « avoir le seum ».
Ce qui est super dans le zeugma, c’est que les éléments pris séparément
fonctionnent parfaitement (« j’ai le seum », « j’ai de nouvelles baskets »),
mais que l’alliance des deux (« j’ai le seum mais de nouvelles baskets »)
crée une gêne, un couac, une forme de nausée existentielle.
En fait, c’est exactement comme les chaussettes et les sandales.
NOYER
LE POISSON
Vous trouverez ici tout ce dont vous avez besoin pour brouiller les
pistes.
CONTEXTE FAVORABLE :
Noyer le poisson est utile essentiellement dans deux cas de figure :
un conflit susceptible de dégénérer, ou une situation gênante.
INTERLOCUTEURS DE PRÉDILECTION :
1. le bon copain qui vous connaît par cœur et pour qui vous n’avez
plus aucun secret ;
2. un patron pas très fute-fute pour pouvoir éventuellement
retomber sur vos pieds ;
3. un petit être fragile qui a besoin d’être ménagé ;
CHANCES DE RÉUSSITE :
100 % avec les interlocuteurs de prédilection.
0 % avec tous ceux qui sont hermétiques au second degré.
PLAN B EN CAS D’ÉCHEC :
Si le conflit est trop violent, voir chapitre 1.
Si vraiment personne ne vous comprend jamais, changez d’amis.
ABSURDE
1. Conformément aux perceptions chronologiques de mes élèves, « de nos jours » s’oppose à « à
l’époque » ou « à l’ancienne », ces deux dernières expressions renvoyant à l’empan qui s’étend
de 6000 avant J.-C. à 2008 après.
ACTE INDIRECT
DE LANGAGE
L’acte indirect de langage n’est certes pas une figure de style, mais c’est
un procédé rhétorique fort répandu.
C’est l’incarnation même de l’astuce, car il consiste à demander, voire
ordonner quelque chose à votre interlocuteur, sans en avoir l’air – de
manière indirecte, donc.
Ainsi, les phrases « J’ai froid » ou « J’ai faim » ne doivent pas être perçues
comme de simples données informatives, car, comme on dit, ça ne va pas
mieux en le disant.
Soyons honnêtes : ce qu’on demande dans ce cas à l’autre, c’est de fermer
la fenêtre et de faire à manger.
Les ados sont spécialistes des actes indirects de langage, car ils sont bien
élevés et ont surtout compris que « ça se fait pas de demander ». Il n’est
donc pas rare que des cours entiers se fondent sur des requêtes
implicites :
L’allusion est rigolote comme tout et ses pouvoirs sont multiples. Elle est
associée dès son origine à l’idée de jeu (en latin ludere signifiant « jouer »).
Le principe de l’allusion, c’est de montrer à l’autre qu’on se comprend,
qu’on a les mêmes références, et qu’on peut se dispenser des sous-
titres. Je voue ainsi une admiration sans bornes à cet élève très agité,
gratifié par le conseil de classe d’un avertissement conduite :
1. Bon, en réalité, personne n’a jamais dit ça. La phrase exacte est : « L’essentiel n’est pas d’avoir
vaincu mais de s’être bien battu. » Mais là n’est pas la question.
ANTIPHRASE
L’antiphrase est trop souvent confondue avec l’ironie, dont elle fait certes
partie, mais qu’elle ne représente pas à elle seule.
Il s’agit d’une figure à tendance schizophrène, qui consiste à dissocier ce
que l’on pense de ce que l’on dit. Comme l’indique son nom, vous dites
même le contraire de ce que vous pensez.
Il faut voir à cela un double avantage : d’une part, vous pouvez être la pire
des pourritures en ayant l’air d’être la personne la plus aimable du monde ;
d’autre part, vous pouvez faire le tri dans vos amis, en éliminant ceux qui
ne sont pas fichus de repérer l’antiphrase.
L’antiphrase est un atout précieux quand votre interlocuteur est un petit
rigolo qui joue la provocation – autant vous dire que ça ne manque pas
dans les salles de classe :
- Madame, de toute façon, l’école, ça me saoule, c’est
tout pourri et ça sert à rien. Moi, je vais arrêter de venir
en cours.
- Excellente idée, Jason !
1. J’en profite pour faire une petite parenthèse, les jeunes : certes, il est important de savoir se
démarquer, mais si vous vouliez vraiment le faire, vous éviteriez la crise d’adolescence, et vous
rendriez service à tout le monde.
EUPHÉMISME
LITOTE
De manière tout à fait exceptionnelle, ces deux figures seront traitées
ensemble, car elles sont toujours confondues et qu’on n’en peut plus.
L’euphémisme est la figure réfléchie par excellence ; c’était déjà le cas
avec le grec ancien euphêmismós, qui traduisait le fait de « dire le bon
mot ».
Voilà quelque chose qui me fascine dans l’étude de la langue : si une faute
est banalisée et donc employée par le plus grand nombre, on finit par
croire que c’est elle, la norme. Et donc les trois pelés qui, eux, ne se
trompent pas, passent pour des boloss 2.
Alors évidemment, vous n’avez pas toujours sous la main une classe au
taquet qui réagit à la moindre de vos paroles. Dans ce cas, n’hésitez quand
même pas à employer l’indicatif après « après que » : vos interlocuteurs
vous prendront pour un âne, et tandis qu’ils se moqueront de vous avec
leurs autres amis qui font la faute, il y aura bien un prof de français pour
sortir du frigo et leur dire que c’est vous qui avez raison.
Soyez patients.
1. Qu’on me pardonne ce petit ton pédagogico-agaçant, mais c’était trop tentant.
2. « Boloss » s’oppose métaphoriquement à « beau gosse », lequel est souvent abrégé en « BG ». En
revanche dans le premier, le [o] est fermé, alors que dans le second, il est ouvert. Je n’ai jamais
compris pourquoi.
IMPLICITE
L’implicite désigne – vous allez rire – ce qui n’est pas dit explicitement. Il
regroupe à la fois les présupposés et les sous-entendus (je rappelle ici à
toutes fins utiles que ces derniers ne sont pas toujours sexuels).
Utiliser l’implicite, c’est vérifier que votre interlocuteur vous connaît comme
sa poche. Ainsi dans la phrase :
- Ah.
RENTABILISER
SA FLEMME
Les deux chapitres précédents ont pu faire croire – à tort
cependant – que la maîtrise de la rhétorique nécessitait beaucoup
d’anticipation, de minutie et de perversité.
Que nenni ! La rhétorique est aussi l’alliée des flemmards, et sait se
révéler parfaitement compatible avec la loi du moindre effort.
CONTEXTE FAVORABLE :
Les figures de style et procédés recensés ici n’ont pas de domaine
d’application particulier : ils permettent essentiellement de gagner
du temps, tout en arborant une caution rhétorique.
INTERLOCUTEURS DE PRÉDILECTION :
1. toute personne née après 2000, pour qui un mot (a fortiori une
phrase) est toujours trop long ;
2. les hystériques et autres impatients, qui ne tiennent pas en
place et qui sont souvent déjà partis quand vous arrivez à la fin
de votre phrase ;
3. les usagers de Twitter, coutumiers des
cent quarante caractères.
CHANCES DE RÉUSSITE :
Environ 78 %, en raison de la présence encore trop importante
des gens qui vous font répéter.
PLAN B EN CAS D’ÉCHEC :
La dissertation en trois parties.
ACRONYME
SIGLE
Ce duo de folie vous fait gagner beaucoup de temps car vous ne prononcez
qu’un cinquième de chaque mot en moyenne.
L’acronyme ressemble à un mot, mais ne vous méprenez pas : il n’est
constitué en réalité que de l’initiale de mots qui se succèdent.
Chez les ados, qui ne sont pas les derniers pour en ramer le moins
possible, vous devrez comprendre par exemple : « YOLO », qui est un
acronyme anglais pour « You Only Live Once ». Autrement dit : « Lâche-moi
avec tes conseils pourris, on n’a qu’une vie. » Attention toutefois : cet
acronyme datant de 2011, vous passerez pour un daron si vous l’employez.
L’acronyme, qui se prononce donc comme un mot à part entière, ne doit
pas être confondu avec le sigle, dans lequel on prononce
successivement les initiales de chaque mot.
Par exemple, CPE :
À l’heure où j’écris ces lignes, un nouveau sigle a fait son apparition chez
mes élèves ; il s’agit de « PLS », que nous connaissions jusque-là dans le
langage des premiers secours. Si je peux aisément comprendre que « PLS »
soit beaucoup plus rapide à prononcer que « Position latérale de sécurité »
dans un contexte d’apoplexie, je suis en revanche plus sceptique face à
cette exclamation de Nilay :
Je dois bien avouer qu’il m’est aussi arrivé de recevoir ce SMS de la part
d’une de mes collègues : « Si tu me cherches, je suis en PLS au Quick. »
ANALEPSE
PROLEPSE
Nous voyons ici sans encombre que Johanna fait un bond dans le passé
qui lui permet en une seconde de légitimer son comportement du jour.
Pour ce qui est de la prolepse, je voudrais tirer la sonnette d’alarme : non,
on ne sauve pas une copie avec « une ouverture » en conclusion qui nous
projette un an ou un siècle plus tard.
Merci donc de nous épargner désormais ce genre de choses :
Ben tiens.
1. À ce stade de notre promenade dans le monde merveilleux des figures de style, vous aurez
compris que je lisse extrêmement mon langage afin de me faire passer pour une prof modèle.
En réalité, au grand dam de ma grand-mère, j’ai toujours eu du mal à conserver un langage
châtié plus de 3 minutes 47.
ANTONOMASE
Il va de soi que l’antonomase repose sur une culture commune, car il faut
que votre interlocuteur vous comprenne. Imaginez en effet l’échange
suivant :
Et c’est alors qu’en un seul mot, nous vîmes une existence entière de
mélancolie et de désirs inassouvis s’incarner dans cette jeune adolescente
qui, tout simplement, n’avait pas assez dormi.
N.B. : Certaines antonomases sont complètement lexicalisées et ont ainsi
perdu leur majuscule. C’est par exemple le cas de la « poubelle », qui tient
son nom de son inventeur (tant que la poubelle n’existait pas, donc, ce
n’était pas pire de s’appeler Poubelle que Durand).
1. J’en profite pour vous livrer une petite astuce : quand on parle du personnage, on écrit «
Don Juan », mais quand il s’agit de l’œuvre, c’est Dom Juan.
2. Cela dit, il apparaît dans d’autres œuvres avant Molière, mais que voulez-vous, tous les auteurs
n’ont pas accès à la même célébrité.
APHÉRÈSE
APOCOPE
L’apocope et l’aphérèse, toutes deux de genre féminin, sont deux
castratrices : la première est issue du grec apokoptein qui signifie
« retrancher », et la seconde de aphaíresis, « ablation ».
Bien que l’aphérèse appartienne initialement au domaine médical, nous ne
sommes pas là pour parler boyaux. Les deux figures consistent à retirer
une partie d’un mot : l’aphérèse grignote le début, et l’apocope la fin.
C’est l’apocope qui se rencontre le plus souvent, car, dieu merci, la flemme
de terminer est plus fréquente que celle de commencer.
L’apocope actuellement la plus en vogue est doublée d’une contraction :
- Wesh, gro !
1. Il s’agit d’une apocope un peu étrange, censée remplacer « à ce qu’il paraît ».
APOSIOPÈSE
L’aposiopèse nous vient tout droit du grec aposiopesis, preuve s’il en est
que la rhétorique ne nous a pas attendus pour être efficace.
« À l’époque », elle désignait déjà le fait de s’interrompre en cours de
phrase, laissant ainsi le sens en suspens : c’est pourquoi l’aposiopèse
est souvent repérable grâce aux points de suspension (que vous êtes
priés désormais de ne plus jamais appeler « trois petits points », car ces
points ne sont pas plus petits que d’autres).
L’aposiopèse déstabilise l’interlocuteur en ce sens qu’elle lui laisse le soin
d’interpréter la fin de la phrase : ainsi, en faisant mine de laisser l’autre
achever la phrase à son gré, on le plonge en réalité dans des abîmes
d’angoisse, puisqu’il sait bien que nous seuls détenons la Vérité.
L’aposiopèse est un outil très fréquemment utilisé par nous autres
enseignants :
Nous voyons ici que la conjonction « que », censée ouvrir sur une
subordonnée, reste en quelque sorte suspendue dans le vide. Là encore,
l’interlocuteur aura compris qu’il vaut mieux fermer sa bouche plutôt que
de laisser la phrase se finir.
Attention toutefois : il ne s’agit pas de crier à l’aposiopèse à tous les coins
de rue, et ce n’est pas parce qu’il y a points de suspension qu’il y a
aposiopèse.
Trois cas sont ainsi à exclure :
1 - La syntaxe pseudo-romantique
- Tu vois, moi je trouve que Pikachu a vachement plus de valeur que
Salamèche, parce que…
- Tu veux pas te taire ?
Dans ce cas, désolée, mais ce n’est pas vous qui interrompez votre propre
phrase, mais quelqu’un qui vous coupe la chique parce que ce que vous
racontez est pénible comme un jour de pluie.
3 - L’ignorance
Ici, il ne faut pas en vouloir à Boris ; mais même si c’est lui qui interrompt
sa phrase, il ne suggère rien pour autant : c’est juste qu’il ne sait pas
comment continuer.
ASYNDÈTE
PARATAXE
- J’ai pas fait mon français, c’est pas grave parce que
j’ai fait mes maths !
- J’ai pas fait mon français, j’avais autre chose à faire.
- J’ai pas fait mon français, j’ai pas fait mes maths non
plus.
- J’ai pas fait mon français, je vais encore me faire
engueuler.
Étonnant, non ?
« Ellipse » vient du grec élleipsis, qui traduit l’idée d’un manque, d’une
insuffisance – donc l’absence de quelque chose qu’on attendrait.
Le procédé consiste à ne pas exprimer un certain nombre d’éléments,
pour éviter une répétition, pour aller plus vite, ou pour créer du mystère.
L’ellipse (narrative) crée l’impression plus ou moins forte d’un saut dans le
temps.
Dans Le Seigneur des Anneaux ou dans Game of Thrones par exemple, on
remarquera que les moments où les personnages font pipi sont
systématiquement passés sous silence : il ne faut y voir aucune
ingéniosité rhétorique de la part de l’auteur, simplement une capacité à
évaluer les éléments dignes d’être racontés.
Bien qu’ils passent 87 % de leur journée tanqués sur leur smartphone, les
ados adoptent volontiers un style elliptique dans les SMS adressés à leurs
parents, soucieux de connaître leur heure de retour au bercail :
- 16 h. Bizzzzzz
On ne comprend pas très bien en quoi les douze z de « bizzz » sont moins
longs à taper qu’une réponse entière, et l’on plaint les générations entières
de parents qui, avant que les smartphones ne mémorisent l’ensemble des
conversations, ont dû bien des fois se demander à quoi répondait le :
- OK.
ÉPIPHRASE
Merci d’avouer qu’il faut de la patience, quand même, pour faire ce métier.
MÉTONYMIE
SYNECDOQUE
Je dois bien avouer que ces deux figures sont très proches ; néanmoins,
vous conviendrez facilement que si elles s’appellent différemment, c’est
qu’il doit bien y avoir une raison.
La synecdoque consiste, schématiquement, à désigner un ensemble par
l’une de ses parties.
L’exemple traditionnellement donné (« Regarde la voile qui s’éloigne sur
l’océan ! » au lieu de « Regarde le bateau à voile qui s’éloigne sur l’océan ! »)
ne me semble pas vraiment mettre en valeur l’intérêt de la synecdoque.
En revanche, c’est beaucoup plus clair dans :
« La tronche » est ici l’équivalent familier de « le cerveau », qui représente
par synecdoque le meilleur élève de la classe. La figure permet ainsi entre
autres de réduire un individu à une seule de ses composantes (qui peut
être plus ou moins flatteuse).
La métonymie, elle, a un potentiel beaucoup plus vaste, puisqu’elle
traduit non plus un rapport d’inclusion, mais un lien d’association.
Examinons ainsi cette tentative avortée de mettre les élèves en autonomie :
1. Je remercie ici Sana de la 1re S3 pour ses explications lexicologiques aussi détaillées que
pertinentes.
CHAPITRE 4
CHARGER
LA MULE
Il n’est pas toujours judicieux d’être dans la retenue ou dans la
synthèse expéditive. Parfois au contraire, il est astucieux voire
indispensable d’en faire des tonnes pour espérer être un peu
entendu.
Pour certains d’entre nous, la démesure et l’emphase sont choses
spontanées ; pour les autres, c’est dans ce chapitre que ça se
passe.
CONTEXTE FAVORABLE :
Les diverses formes de l’amplification sont requises dans tout type
de discours, notamment politique (dans les lettres de motivation
aussi, mais avec modération, au risque de passer soit pour un
flatteur soit pour un fanfaron).
Elles vous seront aussi utiles dès lors que vous aurez besoin de
persuader votre interlocuteur, c’est-à-dire de jouer avec ses
sentiments pour le faire changer d’avis.
INTERLOCUTEURS DE PRÉDILECTION :
1. les enfants (avec eux, plus on en fait, mieux ça marche. Y’a qu’à
voir le Père Noël) ;
2. les timides, qui se sentent vite dépassés ;
3. les jurés si vous êtes avocat ;
4. votre chef si vous êtes leader syndical ;
5. tout le monde, en fait (sauf les revêches qui ne jurent que par la
mesure).
CHANCES DE RÉUSSITE :
300 %.
PLAN B EN CAS D’ÉCHEC :
Vous installer à Marseille.
ANADIPLOSE
L’anadiplose consiste à reprendre un mot ou un groupe de mots à la fin
d’une phrase ou d’une proposition et au début de la suivante : en
fonction du contexte, cela sera perçu comme astucieux ou lourdingue.
Les exemples littéraires sont légion, jusque dans les chansons de
Brassens (« Mourir pour des idées, l’idée est excellente ») : il est inutile d’en
citer d’autres ici, puisqu’on les trouve partout.
En revanche, j’ai pu observer au cours de ces dernières années l’apparition
d’un tic syntaxique relevant de l’anadiplose chez mes chers élèves :
- Et là, il m’a dit quoi ? Il m’a dit « Va chercher ta sœur à
l’école » !
On retrouve ici tout d’abord une tendance farouche à faire les questions et
les réponses, caractéristique d’une jeunesse indépendante voire
autarcique.
Mais si l’anadiplose permet incontestablement de structurer le discours,
elle est aussi dans ce cas une façon de se poser à soi-même les questions
que plus personne ne nous pose, affaiblissement du lien social oblige ( ).
ANAPHORE
ÉPIPHORE
ANTÉPIPHORE
1
Les murs ont des oreilles, vos oreilles ont des murs .
1. Depuis 2014 et un single de Booba, « OKLM » est la version stylée de « Au calme ».
ÉPIZEUXE
Je ne sais pas si ça a un lien quelconque avec ma personnalité, mais j’ai
l’impression de ne pas en finir avec les figures d’amplification.
L’épizeuxe repose sur la répétition à l’identique d’un même terme ; dans
une copie, elle est considérée comme une faute, mais envisagée d’un point
de vue rhétorique, elle a la classe. Elle permet de marquer une pause dans
la phrase, et de donner de l’importance au mot répété.
Ainsi, dans l’exemple :
- Ah non mais alors lui, il est guez, guez de chez guez 1 !
1. « Guez » est l’aphérèse de « merguez », et signifie donc « nul ». Je n’y suis pour rien.
EXPOLITION
Pour les grands rhéteurs de l’Antiquité, l’expolition est le meilleur moyen de
perfectionner son style. Voilà une façon optimiste de voir les choses, dans
la mesure où, stricto sensu, cette figure consiste surtout à reformuler une
même idée de plusieurs façons différentes.
Utilisée dans un contexte argumentatif, elle est un genre de Roue de la
fortune : si vous n’arrivez pas à convaincre lors de la première tentative,
vous y arriverez peut-être au bout de la deuxième, ou de la cinquante-
quatrième (si vous êtes tenace).
Considérons à titre d’exemple cet échange :
« Madame j’ai trop réussi mon devoir de maths ! J’ai eu 20 ! Je suis
fou de joie, content, satisfait. »
La gradation descendante est, vous l’aurez compris, beaucoup plus rare.
Donc si vous en entendez une un de ces quatre, n’hésitez pas, envoyez
BINGO au 81212.
1. Quelques mots en verlan persistent encore, malgré la disparition de cette mode vers 2013.
« Guedin » fait partie des rescapés.
HYPERBOLE
Ah ben là, je préfère vous dire que ça m’a bien coupé la chique ! Mais
regardez un peu ce que fut ma riposte métalangagière :
- On ne dit pas « il aurait fallu que vous le sachiez » mais
« il aurait fallu que vous le sussiez ».
- HAAAAAAAAAAAAAN !
PS : Comme je suis une petite rigolote, j’ai caché dans cet article
trois pléonasmes : les avez-vous vus ? Saurez-vous les retrouver ?
3 - « forums de discussion », car on fait rarement autre chose que discuter sur les forums
2 - « orthographe correcte », car « ortho » signifie déjà « correct » ;
1 - « redondante d’une même idée », la redondance étant précisément la répétition d’une même idée ;
Réponse :
1. C’est vrai que les théoriciens en question ne sont pas connus pour être des clowns.
POLYSYNDÈTE
Si l’asyndète a les faveurs des ados pour son effet « gain de temps », la
polysyndète a la cote parce qu’elle permet d’étendre les limites de la
phrase et d’ajouter des choses à l’infini grâce à une multiplication des
liens de coordination.
Théoriquement, une énumération n’a pas de limites ; la seule chose qu’on
vous demande, c’est de mettre une virgule entre chaque élément de la
liste, et d’introduire le dernier – et seulement le dernier – par « et ».
La polysyndète, elle, autorise la multiplication des « et », ce qui crée un
effet non plus d’énumération, mais d’accumulation.
Comme mon facétieux beau-père, les élèves racontent n’importe quelle
anecdote à grand renfort de polysyndètes, et la font immanquablement
tourner en par’hyponoians. Autrement dit, ils mettent tant d’ardeur à
relancer le récit que la fin s’en trouve décevante :
CHATOUILLER
UN PEU
LES MOTS
La rhétorique n’a pas qu’une finalité argumentative.
En voici, sans plus tarder, la preuve.
CONTEXTE FAVORABLE :
À part le conseil de discipline et le coup de fil aux impôts, il n’y a
pas de contre-indication pour le jeu de mots.
Veillez toutefois à ne pas franchir la limite qui vous fait passer de
spirituel à lourdingue (raison pour laquelle vous ne trouverez ici ni
le calembour ni la contrepèterie).
INTERLOCUTEURS DE PRÉDILECTION :
1. tout auditeur du jeu des mille euros ;
2. un interlocuteur fâché/coincé ;
3. moi.
CHANCES DE RÉUSSITE :
52,4 %, car les gens sont de moins en moins joueurs.
PLAN B EN CAS D’ÉCHEC :
Le calembour ou la contrepèterie.
ANTANACLASE
Il est à noter que pour mes élèves, le monde se divise en deux catégories :
les jeunes (nés après 2000), et les vieux (avant 2000). Ceux nés en 2000
sont perdus quelque part dans un no man’s land et ne sont pas reconnus,
1
car il paraît que c’est un mauvais cru .
D’un côté donc, les « jeunes » qui « bossent comme des oufs » et qui
« galèrent ». De l’autre, les « vieux », qui, eux, ont eu « la vie facile » et qui
pensent que les jeunes ne « foutent rien ».
C’est très clair ici : pas question de rassembler les deux univers opposés.
Chacun chez soi. Comme disait Johnny à Bébé dans Dirty Dancing : « Ça,
c’est mon espace, et ça, c’est ton espace.
Tu n’envahis pas mon espace, je n’envahis pas ton espace. »
1. En témoigne la métonymie méprisante apparue en 2015 : « Lui, c’est un 2000, je le calcule pas. »
ARCHAÏSME
Ces mots, s’ils ne sont pas des archaïsmes à proprement parler, le sont en
tout cas dans l’imaginaire linguistique des plus jeunes, persuadés que
personne ne les a employés depuis 1412. Cette élève – puis sa classe – a
ainsi fait revivre la langue en ressuscitant ses cellules moribondes, tout en
pensant fièrement « parler comme les profs ».
La langue vit, meurt et renaît, et seul l’usage, c’est-à-dire l’état de la
langue au moment où vous parlez, compte. Ainsi, l’accent circonflexe, dont
l’éventuelle disparition angoisse aujourd’hui les puristes, était absent des
e
grands dictionnaires de la fin du XVII siècle. Comme quoi, hein.
CHIASME
En grec, χιασμός (chiasmos) signifie « disposition en croix »,
conformément à son initiale : vous allez comprendre pourquoi dans un
instant.
L’un des chiasmes les plus drôles qu’il m’ait été donné d’entendre est le
suivant :
1. Voir Antiphrase.
DÉRIVATION
POLYPTOTE
Voici encore un binôme infernal. Ces deux figures dont les noms ne se
ressemblent guère ont pourtant un fonctionnement similaire.
Le polyptote consiste à utiliser plusieurs mots appartenant à la même
classe grammaticale, donc par exemple plusieurs fois le même verbe,
avec des personnes et des temps différents : c’est le fameux « Je t’aimais,
je t’aime et je t’aimerai » de Francis Cabrel.
La dérivation, elle, consiste à employer plusieurs mots de même racine,
mais qui n’appartiennent pas à la même classe de mots : c’est le fameux
« la routourne tournera » de Ribéry, qui a pris sur lui de créer le nom
« routourne », supposément dérivé du verbe « (rou)tourner ».
Bref. Un jour que j’expliquais à une classe de 2nde les formes et les enjeux
du roman réaliste, voici ce qui se passa :
Cette réplique n’est pas seulement la marque d’un esprit vif et affûté ; c’est
aussi la preuve que l’invraisemblable peut arriver au pouvoir.
1. J’utilise donc ici un polyptote, puisque « vrai » et « vraisemblable » sont tous les deux des
adjectifs.
EMPRUNT
Rappelons que, grâce à mes élèves notamment, le français s’enrichit
quotidiennement de mots empruntés à d’autres langues.
Je vous fais grâce de week-end et autre timing. Analysons plutôt cette
confidence entendue au détour d’un couloir :
Vous me direz sans doute – et vous aurez raison – que mon exemple est
peu probant, puisqu’ici, les mots gardent leur consonance étrangère,
qu’elle soit arabe (« seum », « kiffer ») ou japonaise (« kawaï 1 »).
Soit. Jouons alors au même jeu dans ce deuxième échange :
En lisant ceci, d’une part vous partagerez la douleur des grammairiens qui
doivent sans cesse inventer des exemples coupés de toute spontanéité,
mais d’autre part vous remarquerez que les emprunts à l’arabe ont
parfaitement intégré le bagage lexical français.
« Magasin » nous vient tout droit de l’arabe mahāzin, pluriel de mahzan, qui
signifie « entrepôt ». « Sirop » et « jupe » existaient en arabe avant d’être
récupérés par le latin, souvent médiéval (gubba signifiant « veste de
dessous », et šarāb « boisson ; sirop »).
Vous je ne sais pas, mais moi je trouve ça super.
1. En arabe en effet, seum signifie « venin » et donc, par extension, avoir le seum équivaut à « être
dégoûté ». Kawaï est le mot japonais pour dire « mignon ». Enfin, kif signifie « amusement » en
arabe, et plus généralement kiffer est synonyme d’« aimer ».
ÉTYMOLOGIE
Tout prof de français (et a fortiori de latin) vous dira que les langues mortes
sont sur le point de mourir une seconde fois.
Toutefois, pour des raisons que je n’ai pas encore élucidées, l’étymologie
passionne les foules chaque année.
Étymologiquement, étymologie signifie « recherche du vrai », et c’est peut-
être pour ça que nos élèves lui sont attachés : ils ont ainsi l’impression
qu’il n’y a pas d’arbitraire de la langue, et sont rassurés en apprenant que
les mots ont une histoire.
Combien d’élèves ont hurlé leur déception parce que j’ignorais l’étymologie
de tel mot, ou parce que tel autre ne venait ni du latin ni du grec ? Car oui,
pour nos élèves, si un mot n’a pas d’origine antique, c’est la dépression
direct.
Le mot dont l’histoire a le plus de succès est sans aucun doute « travail »,
dont l’étymon latin tripalium désigne un instrument de torture. Tant que
vous êtes debout, sachez aussi que le mot « ministre », qui a vocation à
susciter déférence et soumission, vient pourtant du latin minus (qui
signifie « moins ») et partage sa racine indo-européenne avec les adjectifs
« minable » et « minuscule » – car initialement, le ministre est un
subalterne. Vous me direz après coup que ça ne vous surprend pas, mais
j’en connais qui seraient bien marris de connaître cette origine.
L’étymologie n’est pas qu’affaire de scoop : j’ai remarqué que les élèves
accèdent souvent au sens des mots en les découpant de manière
morphologique. La méthode n’est pas absurde lorsqu’il y a des préfixes ou
des suffixes, mais donne parfois des résultats surprenants :
S’il est parfois nécessaire de répéter 975 654 fois les mêmes choses, je
peux vous garantir que le kakemphaton, lui, ne passe jamais inaperçu.
C’est la raison pour laquelle j’ai dû délaisser une expression un peu
désuète que je chérissais pourtant : « Un doute m’habite. »
1. Quand c’est un prof de français qui le dit, on entend « c’est tout vert ».
LAPSUS
Le lapsus, dont le nom lui-même est assez cocasse, a été théorisé par
Freud, qui accordait une consistance et une profondeur transcendantales
à ce qui vous faisait passer avant lui pour un gros obsédé sexuel. Par
exemple, lorsque Rachida Dati parle de « fellation » au lieu d’« inflation », la
psychanalyse évoque le « parler-vrai de l’inconscient ».
Dans le milieu scolaire, il existe deux formes de lapsus. Le premier, lapsus
linguae, est l’angoisse du prof, et nous tombe donc évidemment dessus au
moins une fois par an.
En témoigne ce délectable exemple qui ne m’est heureusement pas arrivé
à moi :
1. C’est sans doute ce qui s’est passé pour le fameux « Le livre qui m’a le plus marqué ? Zadig et
Voltaire » de Frédéric Lefebvre.
NÉOLOGISME
Le néologisme, comme son nom l’indique, est un mot inventé de toutes
pièces.
Lorsque vous en faites un, vous passez le plus souvent pour un beau
gosse, une espèce de savant fou qui joue avec les mots pour en créer de
nouveaux. Ainsi le gugus qui le premier s’exclama « Ah tiens, plutôt que de
prendre le train, je vais covoiturer ! » créa non seulement un nouveau mot,
mais aussi une nouvelle réalité. Le Robert lui rendit hommage en faisant
entrer le mot dans le dictionnaire en 2016.
En revanche, les créateurs du verbe « zlataner 1 » n’ont pas réussi à faire de
même, ce qui est bien dommage, je trouve.
J’attire votre attention sur le fait qu’il faut arrêter de bomber le torse d’un
air viril dès que vous dites : « Euh, alors ça, c’est un peu capillotracté ! » En
effet, il s’agit dès l’origine d’un néologisme erroné, signifiant non pas « tiré
par les cheveux » mais « traîné par les cheveux ».
De même, prenez garde aux néologismes involontaires qui, loin de vous
faire passer pour un dieu du lexique, vous transforment en gros boloss du
barbarisme : c’est le cas, sans vouloir faire de politique, de la « bravitude »
de Ségolène Royal, ou de la « méprisance » de Nicolas Sarkozy.
D’après les statistiques de mon tableau Excel, le néologisme le plus
employé par les élèves est l’adjectif « ennuyant ». Je n’en tire aucune
conclusion.
PARODIE
Voici deux énergumènes qui, s’ils peuvent paraître semblables dans leur
forme, ont un objectif sensiblement différent : là où le pastiche imite un
style avec l’intention de l’honorer ou de lui rendre hommage, la parodie
penche du côté de l’imitation moqueuse et satirique.
Tous deux sont à distinguer du plagiat, qui consiste à pomper
intégralement ce qu’a dit ou écrit un autre, et qui en quatorze secondes
vous transforme en boloss de la rhétorique.
Le pastiche constitue à peu près 87,9 % des sujets d’écriture donnés aux
lycéens : « Vous réécrirez ce texte à la manière de Zola », « Vous imaginerez
la suite de cette nouvelle de Maupassant », « Vous écrirez un sonnet
semblable à ceux de la Pléiade ».
Notez bien que ce n’est pas parce qu’on demande un pastiche qu’il est
réussi.
La parodie est beaucoup plus rigolote : exigeant le même don
d’observation, elle requiert de plus un talent de caricaturiste. Il s’agit donc,
pour pasticher un style, d’en repérer les traits les plus marquants, et de les
grossir à outrance (on se croirait place du Tertre à Montmartre).
Je vous mets mon billet que dans 99,99 % des cas, vous obtiendrez ceci si
vous demandez à un élève de parodier son prof de français :
- ok @+
Mais bon, ne nous plaignons pas, c’est quand même mieux que d’avoir un
auditoire larvaire et indifférent.
1. Pour le jeu de mots ici présent, voir Syllepse.
REGISTRES
Je profite de cet article pour faire une petite mise au point : les registres
NE SONT PAS les niveaux de langue.
Plutôt utilisés pour l’analyse des textes, les registres désignent
l’impression que ces textes sont supposés provoquer chez le lecteur.
Il convient donc de savoir en toutes circonstances choisir le registre
adapté à la fois à ce que vous voulez dire et à votre interlocuteur.
JOUONS ENSEMBLE : SAUREZ-VOUS RETROUVER À QUEL REGISTRE
APPARTIENNENT LES PHRASES SUIVANTES, GLANÉES AU FIL DE MES COURS ?
« Madaaaame ! Vous dites toujours qu’à cause de nous, vous allez avoir
•— des cheveux blancs, mais pardon mais y’en a déjà qui sont passés
avant nous, non ? »
« Madaaaaaame ! Je suis trop triste, l’an prochain je vous aurai pas, vous
allez trop me manquer, franchement j’ai jamais eu une prof comme vous,
•— mon cœur saigne, j’ai jamais autant souffert (ad libitum). Vous pouvez
pas juste me rajouter un point dans la moyenne du troisième
trimestre ? »
Nicolas joue ainsi sur deux sens du mot « retenue », sollicités en même
temps alors qu’en contexte, ils sont contradictoires : le mercredi est à la
fois le jour sans pudeur et celui sans heures de colle.
Il existe également une syllepse grammaticale (appellation stylée pour
« faute de grammaire ») où l’accord se fait non pas en fonction du genre
mais en fonction du sens.
Ainsi, lorsque vous dites « J’ai vu un espèce de requin dans la mer ! » et que
le prof de français dans la caravane d’à côté vous crie « On dit UNE
espèce ! », vous pouvez lui rétorquer avec bonhomie : « Désolée cher ami, je
fais une syllepse grammaticale, c’est-à-dire que je choisis mon
déterminant non pas en fonction d’ “espèce” mais de “requin”. »
Force est de constater que l’erreur est devenue figure.
De même dans cet exemple :
Voyez comme cette brave figure peut vous tirer de situations plus que
délicates, car n’oubliez pas : où que vous soyez, un prof de français est
probablement caché derrière un pilier à guetter la faute.
SYLLOGISME
Le syllogisme s’inscrit dans la dimension logique de la rhétorique. Il s’agit
d’un raisonnement argumentatif très resserré, dans lequel, à partir d’un
constat général dont vous extrayez un cas particulier, vous tirez une
conclusion qui se veut incontestable.
Les exemples sont nombreux depuis Aristote (qui a tout inventé sauf la
machine à pain et la trottinette électrique).
Si nos élèves ne respectent pas toujours les critères formels du syllogisme,
ils sont en revanche très au point sur les argumentations expéditives :
On voit bien à quel point la rhétorique peut être une entourloupe, puisque
toute l’argumentation se construit ici à partir d’un présupposé tout à fait
contestable, mais présenté comme une vérité communément admise et
inébranlable.
Je vous aurais bien présenté l’auteur de ce syllogisme, mais il n’est
évidemment plus de ce monde.
CHAPITRE 6
CRÉER DU SON
ET DE l’IMAGE
Il faut bien le dire : l’esprit humain a besoin de visualiser quand il ne
peut pas voir.
Nombreuses sont les figures qui peuvent dans ce cas venir à votre
rescousse, en créant un spectacle son et lumière digne du Puy du
Fou.
CONTEXTE FAVORABLE :
Les figures qui suivent vous aideront surtout si on vous demande
de raconter ou d’expliquer quelque chose. En effet, n’appuyez pas
sur votre touche play si votre interlocuteur est tranquillement en
train de lire le journal et essaie désespérément de vous faire taire.
Certaines d’entre elles (mais je ne vous dis pas lesquelles) sont
aussi, lorsqu’elles sont bien maîtrisées, de précieux atouts de
séduction.
INTERLOCUTEURS DE PRÉDILECTION :
1. les gens « bon public » ;
2. les pointilleux qui veulent tout savoir et croisent leurs sources ;
3. les romantiques ;
4. les musicos.
CHANCES DE RÉUSSITE :
Tant que vous ne cherchez pas à séduire (car là, il y a trop de
variables), on est dans les 98 %.
0,4 % avec ma mère, qui déteste l’article « poésie ».
PLAN B EN CAS D’ÉCHEC :
Se faire embaucher au Puy du Fou.
ALEXANDRIN
Au XVIIe siècle, qui est quand même une des périodes de l’histoire littéraire
où on a le moins rigolé, Nicolas Boileau établit que l’alexandrin doit se
composer de deux hémistiches, donc de deux segments de six syllabes,
séparés par une pause assez forte appelée césure :
Qui n’a pu l’obtenir / ne le méritait pas (Corneille)
6 6
Au XIXe siècle, ce gros punk qu’était Victor Hugo s’exclama :
J’ai disloqué / ce grand niais / d’alexandrin.
4 4 4
Il intégra alors le gang de ceux qui ne respectaient pas le rythme 6/6, lui
préférant par exemple un rythme 4/4/4.
Nos élèves confessent avoir du mal à entendre le rythme majestueux de
l’alexandrin, notamment lors de la lecture des textes classiques. C’est sans
doute la raison pour laquelle ils n’entendent pas non plus lorsqu’ils en font
involontairement.
Je me souviens ainsi qu’au beau milieu d’un cours de 2nde, un de mes
élèves s’était exclamé, voyant mon nouveau porte-clés :
ALLITÉRATION
Ces deux figures sont, avec le champ lexical, les chouchoutes de vos
enfants lorsqu’ils entrent au lycée. Il s’agit de figures phonétiques
auxquelles je ne trouve pas grand intérêt, mais qui nécessitent quelques
mises au point.
1 - Merci de retenir jusqu’à la tombe qu’« assonance » contient deux s
et un n, et qu’« allitération » contient deux l et un t.
2 - C’est vrai qu’« assonance » ressemble plus à « consonne » qu’à
« voyelle » ; toutefois, c’est l’assonance qui est liée aux voyelles, et
l’allitération aux consonnes.
3 - Ces deux figures ne sont pas associées à des lettres, mais à des
sons.
« Je vais lui montrer qui c’est Raoul. Aux quatre coins
de Paris qu’on va le retrouver, éparpillé par petits
bouts, façon puzzle. Moi, quand on m’en fait trop,
j’correctionne plus : j’dynamite, j’disperse, j’ventile ! »
Ce n’est pas parce que nos élèves ne nous menacent pas qu’ils ne passent
pas leur vie à enchaîner les hypotyposes :
- P**** mais c’est pas vrai ! Tu te fous de moi, là ? Allez, avoue, tu te
fous de moi ! Tu fais exprès de pas marcher quand j’ai un devoir de
quatre heures et trente-cinq photocopies à faire ! Allez allez, fais un
effort, allez steuplé, voilà, voilà… Oui c’est bien, comme ça !
Aaaaaaaaah, mais tu le fais exprès !
Plusieurs indices sont à analyser ici comme les premiers symptômes d’une
démence légère :