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Les animaux dans l’angle mort de nos raisonnements éthiques

Par Valéry Giroux*, paru dans Marilou Boutet (éd.), (V)égaux. Vers un véganisme
intersectionnel, Montréal, Somme toute, 2021, p. 73-93.

Les animaux non humains sont aujourd’hui considérés et traités comme des êtres ayant une valeur
morale inférieure à celle des humains. C’est ainsi que nous nous servons d’eux comme de simples
ressources pour nos divers usages. Leur situation est parfois comparée à celle des esclaves
humain×e×s d’une autre époque par celles et ceux qui les défendent et qui se déclarent
abolitionnistes1. C’est peut-être à l’oppression subie par les femmes qu’on a toutefois le plus
souvent rapproché et lié celle que subissent les animaux autres qu’humains. Carol J. Adams a fait
remarquer que les femmes leur sont très souvent comparées mais aussi que les femelles d’autres
espèces sont fortement sexualisées dans les représentations que l’on s’en fait, notamment dans la
publicité2. Dans son livre The Sexual Politics of Meat, elle soutient que la masculinité est
socialement construite sur l’accès à la viande et le contrôle du corps des autres, que ce soit celui
des femmes ou des animaux non humains. Dans la mesure où le féminisme a pour objectif de
mettre fin à toutes les formes d’oppression, Adams soutient que les féministes devraient se
préoccuper de celles que subissent les autres animaux3.

De nombreuses féministes se sont historiquement montrées solidaires d’autres mouvements de


justice sociale, y compris le mouvement de protection des animaux. Elles se sont efforcées de
répondre aux besoins croisés des femmes et des animaux. Elles ont ouvert des centres
d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale permettant d’accueillir les animaux
de compagnie que les femmes ne veulent pas laisser aux mains de leur conjoint violent4. Elles ont
souvent milité à la fois au sein de groupes féministes et de groupes de défense des animaux.
Développant des éthiques du care qui visent à rétablir la place de la compassion et d’autres
émotions au cœur des relations morales entre les individus, elles ont critiqué les structures dualistes

*L’autrice tient à remercier Christiane Bailey, Martin Gibert, Renan Larue et François Jaquet pour leurs remarques
utiles sur le manuscrit.
1
À ce propos, voir mon chapitre « L’Abolitionnisme », in Renan Larue (dir.), La Pensée végane. 50 regards sur la
condition animale, Presses universitaires de France, p. 15-31.
2
Notons que plusieurs féministes ont pointé du doigt la comparaison non pas pour déplorer à la fois la situation des
femmes et celle des animaux, mais plutôt pour montrer qu’il était injuste de traiter des femmes comme des animaux,
suggérant ainsi que de traiter les animaux de cette façon n’était pas injustifié. D’autres féministes, en revanche, se sont
portées à la défense des animaux en qui elle reconnaissaient des êtres vulnérables victimes eux aussi du patriarcat.
Carol J. Adams, dans The Pornography of Meat (La politique sexuelle de la viande : une théorie critique féministe
végétarienne [1990], trad. Danielle Petitclerc, L’Âge d’Homme, 2016), dénonce notamment la présentation des
femmes et des animaux comme des produits offerts pour la consommation.
3
Voir Carol J. Adams, The Sexual Politics of Meat: A Feminist-Vegetarian Critical Theory, Bloomsbury, 1990 et
Greta Claire Gaard, « Vegetarian ecofeminism: A review essay » (2002) vol. 23, no 2 Frontiers: A Journal of Women
Studies, p. 117-146.
4
Voir, par exemple, Carol J. Adams, « Sheltering the Companion Animals of Battered Women » (1994) vol. 8, no 1-
2 Feminists for Animal Rights Newsletter, p. 1-8.

1
essentialisantes, comme celles qui placent les hommes du côté de la raison, de la culture et de la
liberté, contrairement aux femmes et aux animaux non humains que l’on range du côté de
l’émotion, de la nature et du déterminisme.

Certaines écoféministes ont plus spécifiquement analysé la manière dont les logiques de
domination du patriarcat et du suprémacisme humain se renforcent mutuellement. Elles ont fait
ressortir les liens entre les conséquences pratiques des différentes relations de pouvoirs sur les
femmes et sur la nature et les animaux auxquelles ces structures et idéologies donnent lieu. Dans
ce chapitre, c’est du concept d’intersectionnalité – central à l’engagement des femmes qui, au sein
du mouvement féministe, ont dénoncé les inégalités de pouvoir entre les femmes blanches et les
femmes racisées – que nous nous inspirerons prudemment pour penser la situation particulière des
animaux autres qu’humains.

1. L’intersectionnalité

Depuis Anna Julia Cooper et Maria Stewart au XIVe siècle, plusieurs travaux ont porté sur le double
désavantage que connaissent les femmes noires. Avec Angela Davis et Deborah King, dans les
années 1980, on s’est mis à réfléchir à leur condition en ajoutant le classisme au sexisme et au
racisme dont elles sont souvent victimes. C’est grâce à ces autrices qu’on en est venu à reconnaître
que ces discriminations n’opèrent pas simplement en s’additionnant, mais se multiplient et se
renforcent mutuellement pour invisibiliser les individus qui se trouvent en marge de divers groupes
minoritaires. C’est toutefois Kimberlé Williams Crenshaw, professeure de droit à l’Université de
Californie à Los Angeles, qui a proposé le concept d’intersectionnalité à proprement parler dans
deux articles séminaux. Prenant appui sur les critiques portées par le black feminism, elle a cherché
à diriger l’attention vers les personnes se trouvant dans l’angle mort à la fois du féminisme et de
l’antiracisme.

À partir d’exemples tirés de la jurisprudence, elle a montré que, lorsqu’elles conçoivent la race et
le genre séparément, il arrive que les lois anti-discrimination n’offrent aucune protection aux
femmes racisées. Dans DeGraffenreid c. General Motors (1977), par exemple, la Cour avait rejeté
l’argument selon lequel cinq employées afro-américaines mises à pied avaient subi une
discrimination singulière fondée sur la combinaison de leur ‘race’ et de leur sexe. Parce qu’aucune
femme noire n’avait été embauchée avant 1964, la politique du « dernier engagé, premier
licencié » les affectait bien davantage qu’elle n’affectait les femmes blanches et les hommes noirs.
Les victimes ne pouvant pas établir qu’elles avaient subi une discrimination basée sur leur race
(les hommes noirs n’étant pas particulièrement affectés) ou leur sexe (les femmes blanches ne

2
l’étant pas non plus), Crenshaw en conclut que le cadre légal dans lequel les discriminations sont
conçues séparément occulte l’expérience des femmes de couleur en tant que femmes de couleur5.

Un autre exemple utilisé par Crenshaw pour illustrer les limites d’une approche fondée sur la
supposition que les expériences du racisme et du sexisme se produisent toujours sur des terrains
mutuellement exclusifs est celui de la violence conjugale subie par les femmes racisées. Dans sa
dimension structurelle, la position intersectionnelle qu’elles occupent fait en sorte que les femmes
qui subissent la discrimination raciale se trouvent souvent dans une situation économiquement
moins enviable que les femmes blanches et ont des besoins différents de ces dernières lorsqu’elles
sont victimes de violence domestique – aux besoins socio-psychologiques s’ajoutent des besoins
socio-économiques souvent criants. Il est fréquent, en effet, qu’il soit particulièrement difficile
pour elles de se sortir du milieu familial où elles subissent de la violence. Lorsqu’elles vivent au
sein de communautés marginalisées, il n’est pas rare qu’elles aient du mal à trouver un
hébergement temporaire chez leurs proches vivant eux-mêmes dans la pauvreté. Il arrive aussi
qu’elles se butent à des obstacles légaux. Crenshaw mentionne notamment les amendements sur
les faux mariages de la loi américaine de 1986 sur l’immigration, qui « précisent que toute
personne ayant immigré aux États-Unis pour épouser un(e) citoyen(ne) américain(e) ou un(e)
titulaire du permis de résidence doit rester ‘vraiment’ mariée pendant deux ans avant de pouvoir
demander le statut de résident permanent, et qu’une fois ce délai écoulé les démarches doivent être
effectuées conjointement par les deux époux6 », ce qui dissuade évidemment les femmes
immigrées de quitter leur conjoint violent. Elle donne aussi l’exemple des barrières langagières
qui empêchent les femmes qui ne parlent pas anglais de se renseigner sur leurs droits et de profiter
de l’aide existante. Ces femmes se voient même parfois refuser l’accès à des refuges qui n’ont pas
les ressources nécessaires pour offrir des services de traduction ou pour autrement faciliter la
communication. Structurés à partir du modèle de l’expérience des femmes blanches de la classe
moyenne, les organismes qui viennent en aide aux femmes victimes de violence conjugale n’ont
pas toujours les moyens d’aider les femmes subissant aussi du racisme à trouver un logement ou
un emploi alors qu’il leur serait nécessaire de ne plus vivre avec leur conjoint.

À ce type d’intersectionnalité structurelle s’ajoute l’intersectionnalité dite politique. Toujours


selon Crenshaw, « [l]’impuissance du féminisme à interroger la race aboutit à des stratégies de
résistance qui trop souvent reproduisent et renforcent la subordination des gens de couleur, tandis
que l’impuissance de l’antiracisme à interroger le patriarcat se traduit par la reproduction trop
fréquente de la subordination des femmes au sein de ce courant. Ces élisions réciproques posent
aux femmes de couleur un problème politique particulièrement difficile. Adopter l’une ou l’autre
5
Voir Kimberlé Williams Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique
of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics » (1989) vol. 1, no 8 University of Chicago
Legal Forum, p. 139-167, à la p. 140.
6
Kimberlé Williams Crenshaw, « Cartographies des marges : Intersectionnalité, politique de l’identité et violences
contre les femmes de couleur [1994] », trad. Oristelle Bonis, (2005) vol. 2, no 39, Cahiers du Genre, p. 51-82, à la p.
57.

3
de ces analyses revient pour nous [Crenshaw étant elle-même racisée] à nier une dimension
fondamentale de notre subordination, autrement dit à empêcher que se développe un discours
politique plus résolument axé sur l’émancipation des femmes de couleur7. » Pour étayer l’idée,
elle fait remarquer que les personnes issues de communautés afro-américaines et hispaniques sont
d’accord avec la décision du commissariat de police de Los Angeles de ne pas rendre publiques
les statistiques sur la violence conjugale dans les quartiers où elles sont installées afin d’éviter de
renforcer les préjugés qui font des hommes noirs des « brutes irascibles » et la violence conjugale
comme un problème propre aux minorités culturelles.

Alors que le mouvement féministe encourage les femmes à « rompre le silence », cette décision
de ne pas communiquer les données statistiques sur la violence conjugale chez les femmes racisées
« diminue encore les chances de voir se constituer dans les communautés de couleur un vaste
mouvement contre la violence conjugale8 ». Contribuent également à ce phénomène les efforts
visant à montrer que la violence domestique touche indifféremment toutes les classes sociales et
tous les groupes culturels. Y contribue aussi la crainte des victimes d’affaiblir la solidarité au sein
des communautés racisées et la lutte antiraciste à laquelle elles prennent part. La nécessité de
combattre les préjugés racistes peut avoir ainsi l’effet d’effacer l’expérience de certains individus.
« Du fait de leur identité intersectionnelle en tant que femmes et personnes de couleur, ces
dernières ne peuvent généralement que constater la marginalisation de leurs intérêts et de leurs
expériences dans les discours forgés pour répondre à l’une ou l’autre de ces dimensions (celle du
genre et celle de la race)9. »

Pour comprendre comment le concept d’intersectionnalité aide possiblement à rendre compte de


la situation unique dans laquelle se trouvent les animalistes qui déplorent la discrimination envers
les animaux non humains, rappelons brièvement certaines des difficultés auxquelles ils se butent
lorsqu’ils critiquent le spécisme.

2. Le spécisme et les spécismes

Les antispécistes parlent de spécisme pour dénoncer principalement la discrimination injuste en


fonction de l’espèce10. Ils rappellent que l’appartenance à telle ou telle espèce est une

7
Ibid, à la p. 62.
8
Ibid, à la p. 21.
9
Ibid, à la p. 54.
10
Notons que certain×e×s auteur×e×s ont une conception moralisée de la discrimination, qu’ils ou elles estiment être
injuste par définition (voir par exemple Oscar Horta, « Discrimination in Terms of Moral Exclusion » (2010) vol. 76,
Theoria, p. 314-332). D’autres privilégient une conception non moralisée de la discrimination, mais estiment que le
spécisme, comme le racisme et le sexisme, sont des formes injustes de discrimination. D’autres, enfin, pensent que ni
la discrimination ni les formes spéciste, raciste ou sexiste qu’elle peut prendre sont injustes par définition. Selon ces
dernier×e×s, la question « est-ce que le spécisme est injuste? » n’est pas tautologique (voir François Jaquet, « Is

4
caractéristique strictement biologique qui, comme la couleur de la peau ou le sexe, n’a aucune
pertinence quand il s’agit de juger la valeur morale des individus ou l’importance morale de leurs
intérêts11. Pour les mêmes raisons qui nous portent à rejeter le racisme et le sexisme, il faut donc
rejeter le spécisme. Cela ne signifie évidemment pas que tous les animaux ont des intérêts
comparables et qu’il faut tous les traiter de la même manière, en revanche, lorsqu’ils ont bel et
bien des intérêts semblables (ou d’une importance équivalente), il faut en tenir compte également :
on ne peut pas juger que la douleur ressentie par un individu est moins grave qu’une douleur égale
ressentie par un autre, simplement parce que le premier n’est pas caucasien, qu’il n’est pas de sexe
masculin ou qu’il n’appartient pas à l’espèce humaine.

C’est ce qu’exige, pense-t-on, le grand principe d’égalité aristotélicien selon lequel les cas
semblables doivent être traités de manière identique. Pour qu’il soit légitime de discriminer entre
deux individus, il faut être en mesure de repérer une différence entre eux qui puisse justifier la
différence de traitement. Et pour ce faire, la différence en question doit être pertinente au regard
du traitement en cause. Si ce n’est pas le cas, la discrimination est arbitraire, elle est injuste12.

Pour faire ressortir le caractère injuste de la discrimination en fonction de l’espèce, le philosophe


François Jaquet nous invite à imaginer que, suite à une série de mutations génétiques, apparaisse
sur Terre une nouvelle espèce, les Homo humilis. Les membres de cette espèce seraient en tout
autre point identiques aux Homo sapiens. Ils auraient la même apparence que nous et des capacités
affectives et cognitives comparables. Jaquet observe que « puisque les frontières de race et de sexe
sont insignifiantes du point de vue moral, on voit mal comment la différence entre les humilis et
les sapiens pourrait justifier leur discrimination – après tout, les humilis nous ressemblent au moins
autant que les Blancs ressemblent aux Noirs et les hommes aux femmes. Seulement, cette
différence n’est autre que l’appartenance d’espèce. Tout porte donc à penser que cette
caractéristique n’est pas plus pertinente du point de vue moral que ne le sont la race et le sexe13. »

Aujourd’hui, assez rares sont les auteur×e×s qui contestent cela et qui soutiennent que l’espèce, en
soi, justifie la hiérarchisation morale des individus. En revanche, et pour défendre la manière dont
on traite les autres animaux contre l’argument antispéciste, plusieurs sont tenté×e×s de soutenir que
ce n’est pas véritablement en raison de leur espèce en tant que telle qu’il est moralement acceptable
de discriminer les animaux non humains, mais plutôt parce qu’il leur manque certaines capacités
cognitives sophistiquées, que seuls les êtres humains possèdent. Ils et elles insistent, par exemple,

Speciesism Wrong by Definition? » (2019) vol. 32, no 3, Journal of Agricultural and Environmental Ethics, p. 447-
458). Aux fins de ce chapitre, je privilégie la deuxième option.
11
François Jaquet, « Spécisme », in Renan Larue (dir.), Pensée végane. 50 regards sur la condition animale, Presses
universitaires de France, 2020, p. 497-507, aux p. 505-506.
12
Voir James Rachels, Created From Animals. The Moral Implications of Darwinism, Oxford University Press, 1990,
p. 176 et s.
13
Jaquet, F. (2018), « Spécisme », version académique, in Maxime Kristanek (dir.), L’Encyclopédie philosophique,
en ligne.

5
sur le fait que les êtres humains sont capables d’agentivité morale (c’est-à-dire d’assumer des
obligations et d’être tenus responsables de leurs actes), qu’ils sont conscients d’eux-mêmes, qu’ils
sont rationnels… et que c’est en cela qu’ils sont supérieurs aux autres animaux et pour cela qu’ils
peuvent les dominer.

À bien y réfléchir, nous sommes pourtant forcé×e×s de reconnaître que l’intelligence ou les autres
aptitudes mentales complexes ne sont pas réellement au fondement de la valeur morale des
individus. Après tout, les êtres humains qui ne sont pas doués de ces facultés – pensons aux bébés
ou aux jeunes enfants, aux personnes vivant avec un handicap intellectuel ou aux personnes
séniles, par exemple – sont considérés comme les égaux des humains neurotypiques d’un point de
vue moral et jouissent évidemment (et fort heureusement!) des droits fondamentaux qui les
protègent contre les traitements que nous infligeons couramment aux animaux. Il faut en conclure
que les capacités cognitives de cet ordre non seulement ne caractérisent pas l’humanité dans son
ensemble, mais surtout ne nous paraissent pas moralement pertinentes et ne peuvent donc pas plus
que l’espèce biologique légitimer une quelconque discrimination morale.

Pour rendre compte des différentes formes que peut prendre le spécisme, certain×e×s auteur×e×s
parlent alors de spécisme attributif, qu’ils et elles distinguent du spécisme pur14. Alors que le
spécisme pur repose sur la supposition que l’espèce est moralement pertinente, le spécisme
attributif consiste à croire ou à supposer que ce sont plutôt certains des attributs psychologiques
des individus, attributs vaguement (ou très imparfaitement) corrélés à leur espèce qui comptent.

Dans sa version attributive (qui est de loin la plus courante15), le spécisme entretient des liens très
étroits avec le capacitisme. On peut même se demander si le spécisme n’est pas alors une forme
de capacitisme, c’est-à-dire une discrimination faite en fonction des capacités mentales que
possèdent ou non (ou plus ou moins) des individus. Certain×e×s sont d’avis que c’est le cas, alors
que d’autres préfèrent maintenir la distinction conceptuelle16. Ces dernier×e×s soutiendront que, si
l’espèce n’est qu’un indice (proxy) permettant de repérer les êtres qui sont dépourvus de capacités
cognitives sophistiquées, la discrimination relève alors du capacitisme et non du spécisme17. Si
l’infériorité des capacités de l’esprit n’est, au contraire, invoquée que comme une excuse, ou un

14
Je me permets de renvoyer les lecteur×rice×s à mon livre L’Antispécisme, coll. « Que sais-je? », Presses universitaires
de France, 2020.
15
Voir notamment James Rachels, Created From Animals. The Moral Implications of Darwinism, University Press,
1990, p. 184.
16
Voir notamment Hugh LaFollette et Niall Shanks, Brute Science : Dilemmas of Animal Experimentation, Routledge,
1996, aux p. 42-43.
17
Dans cet ordre d’idée, Shelly Kagan envisage la possibilité de distinguer le spécisme du personnisme, selon lequel
ce n’est pas réellement en vertu du fait qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine que nous discriminons les
animaux non humains, mais parce qu’ils ne possèdent pas les capacités cognitives caractérisant les personnes, au sens
philosophique du terme. Voir Shelly Kagan, « What’s Wrong with Speciesism? » (2016) vol. 33, no 1, Journal of
Applied Philosophy, p. 1-21.

6
prétexte pour justifier (souvent a posteriori) une discrimination réellement motivée par
l’appartenance à l’espèce, alors il s’agit plutôt de spécisme.

Le néologisme « spécisme » a été créé par analogie aux termes « racisme » et « sexisme18 ». Les
personnes qui emploient ce mot cherchent généralement à ce qu’on lui attribue un sens qui se
rapproche de ces autres phénomènes, qui l’ont inspiré. Or, dans la littérature qui leur est consacrée,
on interprète souvent le racisme et le sexisme comme des formes de discrimination injuste. Pour
éviter de les réduire toutefois à de simples comportements, il semble préférable d’entendre ces
discriminations dans un sens large, permettant d’englober aussi les actes mentaux, comme les
jugements et les croyances (en la supériorité morale de certaines « races » sur d’autres ou d’un
sexe sur l’autre, par exemple) ou certaines dispositions affectives (mépris, peur, etc.), qui peuvent
aussi être interprétées comme un traitement désavantageux de certains individus en fonction de
leur race ou de leur sexe.

On peut de surcroit opérer une distinction entre la discrimination directe et la discrimination


indirecte. Le premier type désigne les traitements différentiels et désavantageux d’individus qui
ont certaines propriétés (en l’occurrence, celle de ne pas faire partie d’une espèce), en raison du
fait qu’ils ont ces propriétés. Le second renvoie plutôt, comme l’expliquent Magalie Bessone et
Daniel Sabbagh à « l’ensemble des pratiques neutres en apparence au regard du critère considéré
qui, néanmoins ont […] ou sont susceptibles d’avoir […] un impact négatif substantiel sur les
membres de l’un des groupes définis sur cette base19 ».

Ceux et celles qui privilégient une conception pluraliste de la discrimination admettant en outre
que la discrimination puisse être directe ou indirecte n’hésiteront sans doute pas à parler de
spécisme dès qu’une action désavantage disproportionnellement les membres d’une ou de
plusieurs espèces par rapport aux membres d’une ou de plusieurs autres espèces, peu importe les
intentions ou motivations sous-jacentes. Ces personnes, selon qui la discrimination peut se loger
non seulement dans les croyances, les attitudes ou les actions (ou omissions) des agents, mais aussi
dans les conséquences néfastes de ces dernières pour les animaux seront plus enclines à reconnaître
qu’il y a du spécisme là où une politique publique, par exemple, affecte disproportionnellement et
négativement certains individus en fonction de leur espèce. Et ce, en dépit du fait qu’il n’y ait eu,
chez les décideur×se×s ayant mis en place cette politique ou la maintiennent, ni intention ou attitude
malveillance envers les animaux en question, ni même négligence de leur part à l’égard de leurs
intérêts. Maltraiter les animaux non humains parce qu’ils ont des capacités cognitives inférieures
à celles des humains (et non pas foncièrement parce qu’ils ne sont pas humains) pourrait alors être
une forme indirecte de spécisme, tout en relevant plus directement du capacitisme, puisque cela

18
Le terme « speciesism » a été forgé par le psychologue Richard Ryder au début des années 1970 et a été popularisé
par le philosophe Peter Singer.
19
Magali Bessone et Daniel Sabbagh, « Introduction. Les discriminations raciales : un objet philosophique », in Race,
Racisme, Discriminations. Anthologie de textes fondamentaux, Harman, 2015, p. 27.

7
vise les êtres « dépourvus de capacités mentales complexes » et désavantage
disproportionnellement ceux qui sont « non humains ».

D’autres auteur×e×s pourraient préférer parler d’une forme instrumentale ou probabiliste de


spécisme direct lorsqu’un agent considère ou traite de manière désavantageuse les individus qu’il
pense être moins intelligents, par exemple, et que l’espèce à laquelle appartiennent les individus
lui semble un bon indicateur du degré de leur intelligence. La motivation capacitiste conduirait
ainsi l’agent à discriminer de manière instrumentale les êtres qui n’appartiennent pas à l’humanité,
parce qu’il croit qu’il existe une corrélation statistiquement significative entre le fait de ne pas
appartenir à l’espèce humaine et le fait d’être moins intelligent×e. Il pourrait ainsi mépriser les
poules domestiques parce qu’il suppose que les individus appartenant à l’espèce Gallus gallus sont
peu intelligents. On serait alors en présence d’un capacitisme fondamental donnant notamment
lieu à une discrimination probabiliste en fonction de l’espèce, c’est-à-dire à un spécisme
instrumental, équivalent à un spécisme attributif. Ceux et celles qui préfèrent éviter d’interpréter
la discrimination probabiliste en fonction de l’espèce (lorsque l’objectif poursuivi par l’agent
relève de croyances ou dispositions capacitistes) comme une forme de spécisme parleront plutôt
d’un capacitisme affectant des animaux n’appartenant pas à l’espèce humaine. Et si, de surcroit,
ils et elles nient la possibilité de discriminer de manière indirecte, ils et elles refuseront alors de
considérer que les effets du capacitisme sur les animaux non humains puissent être assimilé de
quelque manière que ce soit à du spécisme. Pour décrire les différentes discriminations qui
affectent les animaux non humains, ils et elles parleront strictement de spécisme pur ou de
capacitisme, selon ce qui motive réellement le traitement différentiel.

Le problème est que les animalistes qui dénoncent le spécisme, s’ils ou elles se limitent à en
déplorer la forme directe et pure (comme c’est parfois le cas), courent le risque que les animaux
restent très souvent dans l’angle mort de leur militantisme. En effet, s’ils ou elles ne reconnaissent
ni l’existence du spécisme indirect, ni celle du spécisme attributif – ou s’ils ou elles réduisent le
spécisme attributif à une forme de spécisme non instrumental (causé non pas par des motivations
capacitistes, mais étant malhonnêtement ou erronément justifié par le recours aux capacités
mentales inférieures des animaux) –, ils ou elles devraient alors dénoncer non seulement le
spécisme, mais également le capacitisme dont les animaux sont victimes, sans quoi ils ou elles ne
les défendront contre une (petite) partie seulement des discriminations injustes qu’ils subissent. À
moins d’envisager la situation des animaux sous l’angle de l’intersectionnalité…

3. La singulière vulnérabilité des êtres non humains sentients

Les désaccords conceptuels à propos de ce qu’est le spécisme peuvent avoir des effets malheureux
pour les animaux puisqu’ils risquent de rendre les discours, arguments et revendications des
animalistes plus confus×es et conséquemment moins efficaces. Une manière de réconcilier les
théoricien×ne×s pourrait être de prêter attention à la façon dont fonctionne la double marginalisation

8
qui affecte les animaux non humains et qui les rend particulièrement vulnérables. Ces animaux se
trouvent en quelque sorte au croisement (ou à l’intersection) d’au moins deux groupes
marginalisés : celui que forment, d’une part, les êtres qui n’appartiennent pas à l’espèce humaine
et celui que forment, d’autre part, les êtres qui ne sont pas dotés des capacités cognitives que nous
valorisons beaucoup. Ils ont alors le « double défaut » de posséder une caractéristique biologique
suscitant une impression d’altérité et celui d’être doués de capacités cognitives moins
sophistiquées que celles des êtres humains neurotypiques.

Plutôt que de simplement s’additionner et augmenter le nombre d’occurrences de discriminations


(capacitistes + spécistes) subies par les animaux non humains, tout se passe un peu comme si ces
deux sources de dénigrement s’affectent et se renforcent l’une l’autre, pour faire en sorte que les
animaux échappent largement aux différents raisonnements qui nous permettraient autrement de
mieux les protéger. Il semble que le capacitisme les préjudicie davantage parce qu’ils
n’appartiennent pas à l’espèce humaine, et que le spécisme qu’ils subissent s’explique largement
par le fait que leurs capacitiés mentales sont moins sophistiquées.

En effet, on a beau reconnaître, d’une part, que les caractéristiques strictement biologiques –
comme la race ou le sexe – des individus ne sont pas moralement pertinentes, c’est le plus souvent
pour s’empresser de rappeler que les animaux d’autres espèces sont moins intelligents, qu’ils ne
sont pas rationnels ou qu’ils sont incapables d’agentivité morale. C’est ce qui nous autoriserait,
estime-t-on, à ne pas les traiter comme on traite les humain×e×s (ou comme on traiterait peut-être
certains êtres non humains, pensons à l’extraterrestre ET ou à Superman), qui ont des capacités
mentales au moins aussi développées que les nôtres. On a beau se rappeler, d’autre part, que les
facultés cognitives sophistiquées ne sont pas ce qui compte et que les moins intelligent×e×s parmi
les humain×e×s jouissent des mêmes droits que les plus intelligent×e×s d’entre nous, on ne peut
s’empêcher d’ajouter aussitôt que les animaux ne sont pas des êtres humains, tout de même!

Notons qu’il ne s’agit pas de soutenir que les animaux autres qu’humains sont victimes de deux
types d’oppression qui, prises isolément, sont généralement dénoncées. Dans nos sociétés
spécistes, le seul fait de ne pas appartenir à l’espèce humaine suffit à fonder l’infériorité morale
attribuée à certains individus. Rappelons que, par contraste, ce sont autant les protections
accordées aux femmes en tant que femmes que celles qui sont accordées aux personnes racisées
en tant que personnes racisées qui ne parviennent pas à prévenir tous les préjudices subis par les
femmes racisées. Or, c’est surtout des mesures de protection offertes aux êtres menacés par le
capacitisme dont sont privés les animaux non humains puisqu’il n’existe à peu près aucune
protection significative contre le spécisme pur, dont ils auraient pu profiter s’ils étaient hautement
intelligents.

Néanmoins, la notion d’intersectionnalité permet, je pense, de mieux comprendre pourquoi les


animaux non humains échappent systématiquement aux différents raisonnements qui nous

9
permettraient de mieux les défendre s’ils n’appartenaient qu’à un seul des deux groupes. Autant à
celui qui devrait nous conduire à reconnaître que le spécisme pur – comme n’importe quelle autre
discrimination fondée sur une caractéristique purement biologique – est injuste, que celui qui nous
porte effectivement à reconnaître l’égalité morale des êtres humains, peu importe leurs capacités
cognitives respectives. Tout se passe comme si, suivant l’exemple du tribunal dans l’affaire
DeGraffenreid c. General Motors, nous refusions à la fois de reconnaître que les animaux non
humains sont victimes de notre spécisme pur (la preuve en est que si nous devions rencontrer ET
ou Superman, nous ne les discriminerions pas en dépit du fait qu’ils ne sont pas « humains ») et
de capacitisme (la preuve en est que nous refusons la discrimination contre les êtres humains aux
capacités cognitives inférieures). Les animaux se trouvent au croisement des marges de ces deux
groupes marginalisés, cet angle mort de nos raisonnements éthiques.

On peut en outre se demander si le recours au concept d’intersectionnalité pour penser la


vulnérabilité singulière des animaux non humains risque de spolier les personnes pour qui les black
feminists et les écoféministes ont développé cet outil, ou encore de s’approprier illégitimement le
travail de ces théoriciennes. Peut-être que l’exercice revient une fois de plus à écarter ou à
invisibiliser les femmes racisées dont les expériences particulières ont trop souvent tendance à être
ignorées20. Bien que cette inquiétude soit compréhensible, on peut penser qu’appliquer la notion à
de nouveaux champs de recherche consiste plutôt à rendre compte de la fécondité de la contribution
intellectuelle des théoriciennes de l’intersectionnalité. On peut aussi se rappeler que des féministes
intersectionnelles – tout en insistant sur la singularité des différentes oppressions – ont déploré le
phénomène de la concurrence victimaire en expliquant que la reconnaissance de l’oppression subie
par les un×e×s n’enlève rien aux autres21. On peut enfin se dire que les conceptrices de
l’intersectionnalité cherchaient à attirer l’attention sur des injustices contre lesquelles les mesures
de protection en place ne permettaient pas de lutter adéquatement. Or c’est précisément ce même
objectif qui est ici visé. Montrer que la méthodologie intersectionnelle peut s’appliquer à
l’expérience d’autres victimes que celles pour qui elle a été initialement développée établit la
pertinence des analyses des féministes et la justesse de leurs mises en garde contre nos impensés.

Cela dit, une certaine prudence semble de mise, les analogies devant être manipulées avec soin. Il
n’est pas rare de voir des féministes ou des antiracistes se désolidariser volontairement des
animaux en rappelant que certains êtres humains ont beaucoup trop souffert (et souffrent encore
beaucoup trop) de la déshumanisation ou de l’animalisation pour qu’il soit acceptable de comparer
leur situation à celle des animaux non humains. On comprend également l’indignation des

20
À ce sujet, voir les travaux de Sirma Bilge, notamment.
21
Dans sa préface du livre d’Elizabeth Martínez, Angela Davis reprend l’invitation de Martínez à former des coalitions
entre les divers groupes victimes de domination sociale et à éviter les ‘Olympiques de l’oppression’ pour lutter
ensemble contre le système de domination toujours plus complexe au sein duquel le racisme, le patriarcat,
l’homophobie et l’exploitation capitaliste se renforcent. Voir De Colores Means All of Us, Latina Views for a Multi-
colored Century (South End Press, 1998).

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théoriciens du handicap devant les défenseur×se×s des animaux qui ont recours à l’argument dit
« des cas marginaux », selon lequel la cohérence exige que nous traitions tous les êtres (humains
ou non) dotés de capacités cognitives semblables de la même façon. Ce faisant, ces animalistes
nous inciteraient involontairement à contempler la possibilité d’éviter la discrimination envers les
animaux non pas en traitant mieux ces derniers, mais en traitant moins bien les êtres humains doués
de capacités psychologiques similaires aux leurs. Sunaura Taylor, une artiste et autrice engagée à
la fois pour la défense des animaux et pour celle des personnes en situation de handicap, nous met
en garde contre de tels écueils22.

À la lumière de ce qui précède et dans la mesure où de bonnes précautions sont prises, il semble
opportun de s’inspirer du concept de l’intersectionnalité pour rendre plus finement et plus
justement compte de ce qui se passe lorsque les animalistes tentent de défendre les intérêts des
animaux non humains. Attirer leur attention sur le type de capacitisme dont sont victimes les
animaux présente peut-être un autre avantage important : celui de redonner à la sentience23 la place
que cette capacité mérite dans les discours militants. Car il faut se rappeler que les sentientistes
(ou pathocentristes) ne sont pas les seul×e×s à rejeter la discrimination fondée sur la non-
appartenance à l’espèce humaine. En effet, les biocentristes ou les écocentristes n’accordent pas
forcément de pertinence morale aux espèces en tant que telles et rejettent aussi
l’anthropocentrisme. Pensons aux tenant×e×s de l’écologie profonde qui attribuent une valeur non
instrumentale aux organismes vivants ou aux équilibres biotiques, par exemple. Se contenter de
dénoncer le spécisme pur échoue ainsi à défendre adéquatement les intérêts spécifiques aux
animaux appréhendés en tant qu’individus sentients. Pour y arriver et expliquer pourquoi certains
animaux (humains et non humains) ont un statut moral supérieur à celui des organismes vivants
non sentients ou des écosystèmes, il est nécessaire de s’intéresser à leurs capacités psychologiques.
C’est ce qui permet ensuite de reconnaître que les capacités cognitives complexes ne sont pas au
fondement du statut moral des individus, mais que celles qui permettent de ressentir ou de faire
l’expérience consciente des choses agréables et désagréables l’est sans doute.

À la différence des facultés cognitives hautement sophistiquées, la sentience est une caractéristique
psychologique moralement pertinente, parce que c’est grâce à elle que ce qui arrive aux individus
peut avoir pour eux une valeur prudentielle, c’est-à-dire une valeur liée à leur propre bien-être. Or
le bien-être a une importance centrale en philosophie morale. La discrimination morale en fonction
du critère de la sentience, contrairement à la discrimination opérée en fonction de caractéristiques
strictement biologiques ou d’autres capacités mentales n’est donc pas arbitraire ou injuste.

22
Voir Sunaura Taylor, Braves bêtes : animaux et handicapés, même combat? [2017], Éditions du portrait, 2019.
23
Parce que le mot « sensibilité » est polysémique, les auteur×es en éthique animale préfèrent généralement parler de
« sentience » – un calque de l’anglais – pour désigner la faculté à la fois de sentir, d’éprouver des émotions, d’avoir
une vie mentale et de faire des expériences conscientes.

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Surtout, le cadre de l’intersectionnalité permet de comprendre les limites d’un militantisme pour
les animaux consistant à lutter seulement contre le spécisme (direct et pur) et contre le capacitisme,
conçus comme des terrains mutuellement exclusifs. Il nous permet de nous apercevoir qu’il ne
suffit sans doute pas de présenter, d’une part, les arguments contre le spécisme pur et, d’autre part,
ceux contre le spécisme attributif. Il semble en effet plus prometteur de saisir comment la
combinaison de ces deux types de discrimination fait en sorte que les animaux non humains se
trouvent dans une situation singulière de vulnérabilité, exigeant que l’on dépasse la stricte addition
d’arguments antispécistes et d’arguments anticapacitistes. Pour mieux défendre les animaux, il
semble avisé de mettre ainsi en lumière le fait que les deux types d’oppression dont ils sont
victimes s’affectent et se renforcent mutuellement.

Conclusion

Le black feminism ne visait pas à nier la gravité du sexisme subi par les femmes blanches, mais à
jeter enfin un peu d’éclairage sur celles que la lutte féministe avait laissées dans l’ombre et même
oubliées. De manière comparable, les animalistes n’ont pas à minimiser la gravité des injustices
subies par les êtres humains en situation de handicap pour rappeler que d’autres êtres subissent
aussi les torts causés par le capacitisme ambiant. Et ce, d’une manière distincte et particulièrement
invisibilisante, due au fait qu’ils n’appartiennent pas, par ailleurs, à l’humanité.

Les animalistes auraient tort de ne s’opposer qu’au spécisme sans également lutter contre le
capacitisme. Surtout, bien sûr, parce que le capacitisme est injuste peu importe qui en est victime.
Mais aussi parce que les individus qu’ils cherchent tout spécialement à défendre souffrent peut-
être autant, et sans doute même davantage, du second type de discrimination que du premier, et
parce que les deux sont probablement même indissociables lorsqu’il s’agit d’animaux non
humains. Pour leur part, les anticapacitistes devraient éviter la « politique de la respectabilité ». Ils
et elles devraient renoncer à déplacer la frontière de l’abjection juste assez pour laisser passer les
moins désavantagé×e×s et faire en sorte que, parmi tous les individus dont les capacités mentales
sont inférieures, les êtres humains se retrouvent enfin du bon côté, mais les autres animaux
désormais seuls, du mauvais24. Réfléchir à l’intersection de différentes oppressions permet
certainement de mettre en évidence l’importante convergence des luttes menées contre chacune
d’elles.

24
Angela Harris reprend l’idée de Regina Austin, à propos de la classe moyenne afro-américaine. Voir Angela
Harris, « Should People of Color Support Animal Rights? » (2009) vol. 5 Journal of Animal Law, p. 15-32.

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