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Les algorithmes sont-ils bons pour les cochons?

L’impact de l’IA sur les animaux


Martin Gibert (6900 mots)
[Accepté pour publication dans un collectif sur les impacts sociaux de l’IA aux Presses de
l’Université Laval]

Introduction : une approche sentientiste

« Classification des cris de porcs produits de la naissance à l'abattage en fonction de leur valence
émotionnelle et du contexte de production ». Tel est le titre d’un article publié en 2022 dans la
revue Nature1. Des biologistes européens ont ainsi écouté « 7000 enregistrements de 411
cochons, du couinement bref de satisfaction de la tétée aux cris désespérés à l'abattage, avant de
les classer dans 19 catégories différentes. » Grâce à l’apprentissage automatique (supervisé), ils
ont construit un logiciel capable de catégoriser les émotions exprimées dans les cris de n’importe
quel cochon. Cette recherche vise à équiper les éleveurs de systèmes de surveillance, en
invoquant l’argument du bien-être (welfare). Est-ce une justification suffisante? S’il est probable
que l’IA soit une bonne chose pour les éleveurs (et les vendeurs d’IA), rien n’assure que ce soit
aussi le cas pour les cochons.

L’intelligence artificielle, les données massives et les nouvelles technologies du numérique ne


changent pas seulement la vie des êtres humains. De nombreux animaux voient leur vie
transformée, plus ou moins directement, par l’arrivée des systèmes d’IA. Il parait alors légitime
de se poser une question éthique : les animaux devraient-ils se réjouir ou se lamenter de ces
développements en intelligence artificielle?

La question est vaste et sort des sentiers battus. Il s’agit d’enquêter au croisement de l’éthique
animale et de l’éthique de l’IA - et le coin n’est pas très fréquenté. Dans ce chapitre, je vais
m’employer à défricher le terrain en effectuant un début d’inventaire et en proposant quelques
pistes de recherches. Quels sont les bénéfices et les dommages pour les animaux que l’on peut
mettre, au moins en partie, au crédit des systèmes d’IA?

On pourrait dire sans exagération que les animaux sont les grands absents en éthique de l’IA. Ils
sont très rarement évoqués dans les grandes déclarations de principes2. Dans un article sur la

1
E. F. Briefer, « Classification of pig calls produced from birth to slaughter according to their emotional
valence and context of production. »
2
A. Jobin, « The global landscape of AI ethics guidelines »
considération morale des non-humains en éthique de l’IA, Andrea Owe et Seth Baum constatent
un décalage important entre celle dont jouissent les humains et celle qui est réservée aux
animaux3. Il faut dire que la question des impacts de l’IA sur les animaux a du mal à se faire
entendre dans le brouhaha des slogans comme « mettre l’humain au cœur de l’IA » ou
« humaniser l’IA ». Dans le champ élargi de l’éthique de l’IA, il s’est ainsi développé toute une
rhétorique qui oppose l’humain à la machine, une rhétorique qui tend à nous faire oublier
qu’Homo sapiens n’est pas la seule espèce qui pourrait bénéficier ou pâtir de ces nouvelles
technologies.

À lire certains auteurs, on peut même se demander s’il ne s’agit pas, plutôt que d’un oubli
fâcheux, d’un choix délibéré. Le philosophe Mark Coeckelbergh (2010) soutient par exemple
que le développement de l’IA devrait avoir pour objectif « le bien-être de l’humanité » tandis que
le chercheur en IA Stuart Russell (2019: 173) se demande comment réaliser une IA dont « le seul
objectif est de maximiser la réalisation des préférences humaines ». Faut-il y voir l’expression
d’un anthropocentrisme assumé? Ou bien n’est-ce qu’un simple effet rebond de la première loi
de la robotique d’Asimov qui stipulait qu’« un robot ne peut porter atteinte à un être humain »?
Difficile à dire. Reste qu’il serait temps que l’éthique prenne la mesure de ce que l’IA fait aux
animaux.

Les animaux sont les grands absents de l’éthique de l’IA, mais la situation n’est pas désespérée.
Comme le note Anna Jobin et ses collègues4, il existe quelques exceptions comme la Déclaration
de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence artificielle. Celle-ci s’ouvre
avec un Principe de bien-être qui contraste avec l’habituel anthropocentrisme :

Le développement et l’utilisation des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) doivent


permettre d'accroître le bien-être de tous les êtres sensibles.

Cette position peut être qualifiée de sentientiste (ou de pathocentriste) puisqu’elle prend en
compte les intérêts non pas simplement aux êtres humains mais aussi de l’ensemble des êtres
sentients, c’est-à-dire les êtres capables de ressentir des choses comme du plaisir, de la douleur
ou des émotions. Or, comme l’affirme une autre déclaration, celle de Cambridge, il ne fait
aujourd’hui plus aucun doute que de très nombreux animaux sont sentients, en particulier les
vertébrés (mammifères, oiseaux, poissons…) et les poulpes5. D’un point de vue sentientiste, il
est ainsi évident que le bien-être des cochons doit compter lorsqu’on veut évaluer les systèmes
d’IA qui transforment leur vie.

3
A. Owe et S.D. Baum, « Moral consideration of nonhumans in the ethics of artificial intelligence» AI
and Ethics,, « Moral consideration of nonhumans in the ethics of artificial intelligence»
4
ibid
5
P. Low, The Cambridge Declaration on Consciousness.
Comme c’est l’usage en éthique animale, je vais considérer les animaux en tant qu’individus (un
cochon) et non en tant que représentants d’une espèce (sus domesticus) – ce qui pourrait être fait
dans une perspective éco-centriste. Les animaux seront ainsi considérés comme des patients
moraux, c’est-à-dire des êtres envers qui les agents moraux ont des devoirs moraux6.
Minimalement, cela signifie que les animaux (sentients) méritent notre considération morale et
qu’on doit tenir compte de leurs intérêts lorsqu’on prend des décisions qui les affectent.

Dans ce qui suit, je vais d’abord identifier certains bénéfices de l’IA pour les animaux (section
1). Je soutiendrai ensuite que les animaux d'élevage ont tout à craindre d’une automatisation de
leur exploitation (section 2). J’explorerai enfin le terrain en friche des discriminations
algorithmiques à l’encontre des animaux (section 3).

1- Quand l’IA bénéficie aux animaux.

Les kangourous sont des animaux sauteurs et chaque année, en Australie, ils entrent en collision
avec des milliers d’automobiles. En 2017, lorsqu’on y testa des voitures autonomes, on s’aperçu
rapidement que les systèmes de détection des gros animaux n’arrivaient pas à percevoir
correctement les marsupiaux tant les mouvements sautillants étaient inhabituels pour l’IA7. Fort
heureusement, la situation a été réglée depuis.

En fait, il semble probable que les véhicules autonomes, avec leurs multiples systèmes de vision,
rendront les routes plus sécuritaires non seulement pour les humains mais aussi pour les
animaux. On peut ainsi s’attendre à une diminution des road kills, ces accidents qui tuent chaque
année des millions d’animaux sous les roues et pare-chocs de nos véhicules. L’argument de la
sécurité routière est souvent mentionné en faveur des véhicules autonomes. Mais il est abordé
dans une perspective extrêmement anthropocentriste compte tenu du fait que les routes tuent
beaucoup plus d’animaux que d’humains. Pourtant, si l’on prend au sérieux les intérêts des
animaux, on découvre des raisons morales fortes de favoriser un déploiement rapide des
véhicules autonomes.

Le nombre exact de vies animales qui pourraient être épargnées par cette technologie est difficile
à évaluer. Il dépend en particulier de certaines contraintes physiques: le véhicule est-il capable de
détecter un mulot ou une sauterelle? Mais il dépend aussi de décisions en éthique des
algorithmes8: faut-il programmer la voiture pour qu’elle évite les mulots ou les sauterelles? Quoi
qu’il en soit des paramétrages retenus, il est raisonnable de penser que moins d’animaux seront

6
L. Gruen, « The Moral Status of Animals ».
7
J. Evans, « Driverless cars: Kangaroos throwing off animal detection software »
8
Voir mon livre Faire la morale aux robots.
tués et blessés par des voitures autonomes que par des conducteurs humains. Toutes choses étant
égales par ailleurs, on peut donc dire que les systèmes d’intelligence artificielle des véhicules
autonomes sont une bonne nouvelle pour les animaux - du moins pour ceux qui doivent traverser
nos routes lorsque celles-ci traversent leurs territoires.

1.1- Santé animale


Un second bénéfice devrait venir de la médecine vétérinaire. Il n’y a pas de raisons que les
nombreuses avancées permises par l’IA en santé humaine n'aient pas de répercussion en santé
animale. L’apprentissage automatique qui permet, par exemple, à un système de reconnaître une
tumeur avec un meilleur taux de succès que des spécialistes, peut tout autant fonctionner avec
des radiographies de chiens que d’humains. De même, la synthèse des protéines grâce à une IA
comme AlphaFold permettra certainement de découvrir des remèdes qui profiteront aux
animaux. Dans la mesure où le développement de la médecine vétérinaire est lié aux préférences
et aux intérêts des humains, il est fort probable que les animaux de compagnie seront les
premiers bénéficiaires de ces avancées technologiques.

On peut aussi envisager des scénarios moins probables. Sur le modèle du transhumanisme qui
espère, pour le dire vite, que les progrès de la technologie nous seront bénéfiques, quitte à
modifier la nature humaine, certains évoquent un transanimalisme militant pour l’amélioration
physique et cognitive des animaux9. Dans les faits toutefois, les « améliorations » des animaux
sont foncièrement anthropocentristes puisqu’elles se font au seul bénéfice des humains. La
sélection génétique opérée par les zootechniciens s’inscrit dans un contexte d’exploitation
animale (voir section 2) et ne vise pas à rendre les poulets et les porcs plus heureux ou épanouis :
ce qui compte, c’est qu’ils grossissent le plus vite possible et que les consommateurs soient
satisfaits. Il n’empêche qu’en théorie, l’IA pourrait indirectement soutenir un transanimalisme
authentiquement favorable aux animaux, par exemple en prolongeant leur durée de vie.

En attendant les chats centenaires et les cochons cyborgs, et pour revenir à des bénéfices qui
paraissent davantage à portée de main, on doit s’attendre à ce que l’IA contribue au
développement des modèles alternatifs à l’expérimentation animale, laquelle utilise chaque
année plus de 190 millions d’individus10, un nombre en constante augmentation. L’IA peut
certainement améliorer les modèles de prédiction obtenus grâce à la simulation informatique (in
silico), par exemple pour des tests de toxicité11, épargnant ainsi les animaux qui auraient
autrement été utilisés - et bien souvent tués.

9
M. Baumann, « Transanimalisme et animal cyborg ».
10
K. Taylor, K., et L.R. Alvarez « An Estimate of the Number of Animals Used for Scientific Purposes
Worldwide in 2015 »
11
M. Vinken, « Safer chemicals using less animals »
1.2- Remplacer les animaux
Le cas de l’expérimentation est représentatif de toute une gamme d’impacts de l’IA sur la vie des
animaux: lorsque celle-ci permet de remplacer un bien ou un service prodigué autrement par un
animal. Au cours de son histoire, l’être humain a souvent combiné la technologie avec les
animaux - par exemple, en attelant un araire ou une charrue à un bœuf de trait. Les sociétés
humaines ont été créatives dans leurs usages des non-humains: éléphants de guerre, bœufs de
traits, aigles de chasse, chevaux de transport, huile de baleine, chien de garde, pigeon voyageurs,
canaris dans les mines pour détecter les émanations toxiques. Les armées russes et américaines
ont même développé des programmes qui utilisent des dauphins et d’autres mammifères marins
pour espionner ou poser des mines12.

Il n’empêche que la technologie, en se développant, a aussi remplacé bon nombre d’animaux:


plus besoin de traction animale avec un tracteur agricole. On oublie combien, avant l’automobile,
les chevaux étaient présents tant à la campagne qu’en ville. Les robots et autres systèmes
d’intelligence artificielle s’inscrivent dans cette histoire et dans bien des cas, cela semble être
une bonne chose. Ainsi, les courses de dromadaires populaires dans la péninsule arabique
utilisent parfois des enfants issues d’un trafic humain pour monter les camélidés; mais c’est
moins le cas depuis l’invention des robots jockeys faciles à télécommander.

Si le robot jockey ne change pas grand-chose pour le dromadaire, il arrive qu’un animal exploité
pour un service donné soit remplacé par un robot. Par exemple, la principale raison invoquée
pour fabriquer des robots dauphins relève d’une solution éthique pour les spectacles aquatiques.
Roger Holzberg, de la compagnie Edge Innovations (salué par PETA) explique ainsi « qu’il est
temps de réinventer le marché́ du parc aquatique et que son approche peut être plus humane [sans
cruauté] et plus rentable à la fois : un pari gagnant-gagnant pour toutes les espèces
finalement13. »

1.3- Contributions indirectes.


Il est tout à fait possible que la véritable contribution de l’IA au sort des animaux soit
essentiellement indirecte. De façon générale, tout progrès dans la connaissance peut avoir des
répercussions favorables – et il est raisonnable d’attendre de l’IA qu’elle accélère les progrès
scientifiques. Cela vaut tout particulièrement pour les sciences du comportement animal : en
nous permettant de mieux connaitre les animaux, l’IA peut nous aider à les aider, à mieux
répondre à leurs besoins - comme en adaptant l’urbanisation.

12
K. Darling, The New Breed.
13
J. Camus, « Dauphin-robot: la mécanique du fluide »
Ensuite, puisque les animaux pâtissent des changements climatiques, toute mitigation de ces
effets grâce à l’IA est à première vue une bonne nouvelle14. Dès lors, les contributions de l’IA
aux économies de ressources et au développement d’énergies renouvelables sont de bonnes
choses pour les animaux15. Le développement de l’agriculture verte aussi, tout particulièrement
si cela entre en compétition avec le marché des protéines animales.

Pour ce qui concerne le remplacement des produits issus des animaux comme la viande ou le
lait, la technologie n’a pas besoin d’être particulièrement intelligente: laits végétaux ou viande
cultivée dans des bioréacteurs16. En revanche, l’IA alliée à la robotique pourrait permettre de
remplacer certains services accomplis par des animaux (spectacle de dauphin, chien policier,
chien pour non voyant…). Il serait alors permis de dire qu’elle contribue dans une certaine
mesure à la libération animale - pour reprendre le titre du fameux livre de Peter Singer.

D’autres contributions indirectes sont envisageables. Les systèmes d’IA pourraient rendre plus
efficace la communication militante via les algorithmes des réseaux sociaux ou en facilitant le
marketing des produits véganes. Il faudrait évoquer une dernière possibilité qui pourrait se
traduire par un changement de notre perception morale. Je veux parler du fait que l’IA pourrait
nous permettre de communiquer de mieux en mieux avec certains animaux. Après tout, si
l’apprentissage automatique est capable de traduire des langues humaines en vecteurs, pourquoi
ne pourrait-il pas en faire de même avec la communication animale? Il faut imaginer une
application qui décoderait les expressions faciales de votre chat ou la modulation des aboiements
de votre chien. Si de telles technologies devaient se développer, comment ne pas y voir une
formidable opportunité pour mieux entendre les animaux et davantage satisfaire leurs
préférences?

Malheureusement, ces espoirs risquent de se dissiper lorsqu’on les confronte à la réalité de notre
usage des animaux. Après tout, notre logiciel de détection des émotions porcines s’inscrit bien
dans des recherches sur la communication animale. Mais il est loin d’être évident qu’il constitue
une bonne nouvelle pour les cochons.

14
Rappelons également que nous subissons actuellement une véritable crise de la biodiversité avec une
sixième extinction de masse. Ainsi, le fond mondial pour la nature (WWF) estime que plus des ⅔ de la
faune sauvage ont disparu entre 1970 et 2020. Voir S. Orjollet, « Les deux-tiers de la faune sauvage ont
disparu en moins de 50 ans ».
15
Pour autant, il n’est pas clair que cette contribution soit positive puisque le numérique était à l’origine
de 3,7 % des émissions totales de gaz à effet de serre dans le monde en 2018 (44 % pour la fabrication des
terminaux, des centres de données et des réseaux, et 56 % pour leur utilisation). Qui plus est, ces GES
augmenteraient de 8% par an. Voir R. Barroux, « L’inquiétante croissance de l’empreinte écologique du
numérique ».
16
M. Gibert M. et E. Desaulniers, « Avoir son steak sans l’animal mort ».
2- L’automatisation de l’exploitation animale.

Le logiciel qui catégorise les cris des cochons ne répond pas à une curiosité scientifique mais aux
besoins d’un marché, celui de la viande porcine. Il ne faudrait pas s’y méprendre : ces systèmes
sont destinés à aider les éleveurs, notamment en réduisant certains coûts, comme celui de la
surveillance. Comme l’explique la chercheuse Elodie Briefer, « si le pourcentage de sons
négatifs augmente, alors l'éleveur sait que quelque chose ne va probablement pas et peut aller
vérifier les porcs »17. Comment évaluer moralement ce système d’IA? Quel va être son impact
pour les 750 millions de cochons qui sont tués dans le monde chaque année?

Il ne faudrait pas oublier que les algorithmes s’inscrivent dans un contexte socio-économique
d’exploitation animale où les animaux traités comme des marchandises (appartenant à des
propriétaires)18. Les protéines végétales ou la viande de culture sont loin d’avoir remplacé la
viande. En fait, la consommation mondiale continue d’augmenter et jamais autant d’animaux
n’ont été péchés ou envoyés à l'abattoir. Si l’on est sentientiste, il ne paraît pas exagéré de parler
d’une catastrophe morale19. En mobilisant des outils de prédiction basés sur l’apprentissage
automatique, l’IA s’inscrit ainsi dans l’histoire de la zootechnie qui vise une exploitation plus
efficiente et rentable des animaux. Comment les systèmes d’IA pourraient-ils suffisamment
transformer cette logique, ne serait-ce que pour atténuer cette catastrophe?

2.1- Productivité et surveillance


Le cas d’un système chargé de surveiller les porcs dans une exploitation est loin d’être isolé. Ces
technologies peuvent notamment s’appliquer aux vaches laitières, comme on peut le lire dans un
portrait de Jean-Pierre, « un jeune agriculteur français hyper-connecté »: « Robot de traite,
monitoring du troupeau, il recherche en permanence l’efficience. Pour lui, la captation de
données permet de faire des économies d’intrants et permet d’optimiser le travail (culture et
élevage)20. » De son côté, le magazine Porc Québec notait en 2019 que : « Si l’intelligence
artificielle permet déjà d’identifier la toux chez les animaux et des cris de porcelets écrasés, elle
devrait être utilisée, d’ici cinq ans, pour reconnaître les porcs par leur face, pour indiquer leur
poids et pour les sélectionner pour l’abattoir21! »

Comme dans bien d’autres secteurs, l’IA permet d’automatiser des tâches et de diminuer ainsi
« la dépendance à la main d’œuvre », mais aussi « de prendre des décisions objectives en se
basant sur des faits plutôt que sur l’intuition » estime un ingénieur agronome cité dans l’article22.
D’autres applications sont envisageables: compter les animaux, détecter les femelles en chaleur

17
AFP, « Les porcs méritent qu’on les écoute, selon des chercheurs ».
18
V. Giroux, L’antispécisme.
19
M. Huemer, Dialogue entre un carnivore et un végétarien.
20
M. Siné, « L’intelligence artificielle au cœur de l’élevage »
21
M. Archambault, « Une intelligence artificielle pour des applications bien réelles »,
22
Ibid.
pour les inséminer, repérer les boiteries et les animaux morts. N’oublions pas que certains
élevages de porcs ou de poulets peuvent compter des milliers d’individus et qu’il est difficile de
monitorer ce qui s’y passe (en France, selon l’Inéris, on parle d’élevage intensif à partir de 2000
porcs et de 40 000 volailles). Du côté de l’élevage laitier, on peut insérer un capteur (un bolus)
dans l'estomac des vaches afin de recueillir des données très précises - toutes les 10 minutes -
comme la température ou le taux en pH. Ces données peuvent être croisées avec celles recueillies
par les robots de traite (quantité de lait, taux de gras).

Cette « agriculture de précision » permet à la fois de prédire des comportements et de surveiller


les animaux. Cela représente ce que beaucoup craignent qu’il advienne aux humains : une société
de surveillance numérique (voir un des chapitres de ce livre). La sociologue américaine
Shoshana Zuboff soutient d’ailleurs que les nouvelles technologies qui façonnent ce qu’elle
nomme le capitalisme de surveillance sont d’abord apparues pour observer des animaux. Ainsi,
en 1963, l’ingénieur et biologiste Stuart MacKay met au point un dispositif de télémétrie pour
récolter des données sur des tortues dans les îles Galapagos. « Les inventions de Mackay
permettaient aux chercheurs d’extraire des informations des animaux quand bien même ces
derniers se croyaient libres d'errer et de se reposer à leur guise, loin de se douter qu'ils étaient des
vecteurs d'une invasion de leurs contrées naguère si mystérieuses23. »

Alors que des techniques d’IA comme la reconnaissance faciale sont très critiquées lorsqu’elles
servent à surveiller des humains24, leur application aux animaux d’élevage ne suscite pas de
réprobation. Il faut dire qu’à l’heure actuelle, il n’y a guère de réflexion sur la vie privée
[privacy] des animaux (est-il acceptable de les surveiller?). Reste que nos intuitions morales
pourraient évoluer sur la question25.

2.2- Welfarisme et abolitionnisme


En revanche, les enjeux de bien-être animal sont davantage discutés. C’est même une des
justifications et un argument de vente pour le déploiement de l’IA dans les élevages: ajuster la
température des bâtiments, améliorer la propreté, détecter des maladies et réduire la mortalité
(avant l’abattoir). Tout cela ne contribue-t-il pas au bien-être des animaux d’élevage?

En éthique animale et dans le mouvement animaliste, il existe un débat entre welfaristes,


partisans de cages plus grandes, et abolitionnistes, qui s’opposent à l’exploitation en tant que
telle – ils militent pour la fin des cages et la fermeture des abattoirs. Sans doute, bien des
innovations ne concernent pas directement le bien-être des animaux (comptage, détection des
cadavres, prévision des rendements), mais il est clair que d’autres peuvent l’améliorer (détection

23
S. Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, p. 280.
24
C. Veliz, Privacy is Power.
25
A. Pepper, « Glass Panels and Peepholes: Nonhuman Animals and the Right to Privacy ».
des boiteries, optimisation du confort thermique). Dans ce second cas, une approche welfariste
devrait a priori être favorable aux innovations d’IA lorsqu’elles rendent la vie des animaux
exploités moins pénible. Dès lors, si le système de surveillance des porcs améliore leur bien-être,
le jeu en vaudrait la chandelle. Une telle innovation technique a de plus l’avantage de pouvoir
mesurer le niveau de bien-être des porcs.

De son côté, les tenants de l’approche abolitionniste verront toute application de l’IA à l’élevage
comme une collaboration inacceptable avec les champions de l’exploitation animale. Tout
comme l’agrandissement des cages, les algorithmes ne remettent pas en cause la logique de
l’exploitation. Il se pourrait même qu’ils aient un bilan global négatif s’il s’avère que l’IA donne
une image positive de l’exploitation animale. Elle renforcerait son acceptabilité sociale tout en
retardant son abolition. En ce qui concerne la mesure du niveau de bien-être, les abolitionnistes
feront valoir que cela vise avant tout à rendre l’exploitation plus efficiente. Ainsi rien ne garantit
qu’un animal blessé ou stressé ne sera pas envoyé plus rapidement à l’abattoir (pour diminuer le
stress de ses congénères).

Quant aux applications d’IA qui ne touchent pas directement le bien-être animal comme le
comptage ou l’automatisation de la traite, elles visent à rendre l’exploitation animale
économiquement plus rentable - en automatisant des tâches - et donc pérenne. Or, comment une
réduction des coûts de production, en l’occurrence de surveillance, peut-elle être une bonne
nouvelles pour des porcs? Ces derniers n’ont tout simplement pas intérêt à ce que le marché du
porc se porte bien (avec ou sans système d’IA).

On comprendra mieux le clivage entre les approches welfariste et abolitionniste en distinguant


deux niveaux d’évaluation morale: le bien-être des animaux vivants et actuellement exploités et
le bien-être des animaux qui ne sont pas encore nés, mais qui seront exploités à l’avenir si
l’élevage se perpétue. L’approche welfariste s’intéresse essentiellement aux animaux
actuellement exploités et voit d’un bon œil ce qui les soulage: une application de détection des
boiteries est alors une bonne chose. L’approche abolitionniste, de son côté, se préoccupe
également des animaux à venir. Elle soutient que tout aménagement des conditions de vie des
animaux détourne en quelque sorte notre regard de la catastrophe morale qu’est l’exploitation
animale dans son ensemble, sans beaucoup améliorer le sort des individus actuellement
exploités.

En pratique, cette opposition - qui peut rappeler le clivage réformisme/révolution - n’est toutefois
pas forcément si tranchée puisqu’on peut à la fois militer pour améliorer le bien-être des animaux
actuellement exploités et pour mettre fin à l’exploitation. L’approche qui présume que ces deux
objectifs sont conciliables est qualifiée de néo-welfariste. Quel serait son attitude face au système
de surveillance des porcs? La question reste ouverte.
Un autre élément mérite l’attention: l’usage de l’IA pour la découpe des carcasses, une opération
difficile et dangereuse pour les ouvriers d'abattoir. Le Danemark a développé un système de
découpe qui s’appuie sur l’apprentissage automatique tandis que la firme américaine Tyson
foods a largement investi dans le secteur. Le magazine Meatplace.com note les avantages
économiques de tels robots: « Ces cellules [robotisées] contribueront non seulement à améliorer
l'environnement de travail, à optimiser les performances de production et à permettre une plus
grande flexibilité et évolutivité des processus, mais elles amélioreront également la transparence
de la production et rapprocheront la production des clients26. »

Les « nez électroniques » sont un autre exemple d’innovations utilisant l’IA. Une équipe de
Singapour a ainsi développé un dispositif qui évalue la fraîcheur de la viande - après la découpe -
avec une fiabilité de 98% quand les dispositifs sans IA ne sont fiables qu’à 67%27. Puisqu’il
s’agit de réduire les coûts de la filière viande et que cela n’améliore pas le bien-être des animaux
(déjà morts), on peut présumer que ni les abolitionnistes, les welfaristes ou les néo-welfariste n’y
seront favorables.

2.3- Le paradoxe du robot d'abattage


Entre l’élevage et la découpe, l’étape de la mise à mort ne semble pas encore être automatisée.
Pourtant une telle possibilité soulève d’intéressantes questions d’acceptabilité sociale: que penser
d’un robot tueur d’animaux? On pourrait imaginer un robot de chasse, un drone qui rapporte du
gibier. Mais aussi un robot d’abattage. Dans le cadre de la co-construction de la Déclaration de
Montréal pour un développement responsable de l’IA, la question a été posée dans un sondage en
ligne28: « Est-il acceptable qu’une IA contrôle un abattoir? » Une large majorité répondit que
non, invoquant le risque d’une banalisation de la violence et d’une déresponsabilisation des
humains qui s’exprime également dans l’opposition aux systèmes d’armes létales autonomes, les
fameux “robots tueurs”.

La possibilité d’une IA d’abattage nous met face à un curieux paradoxe. Nous ne voulons pas
penser à l’abattage des animaux et nous sommes donc heureux de déléguer cette tâche ingrate
aux ouvriers d'abattoirs. Mais nous ne voulons pas que l’abattage soit déserté par toute présence
humaine, ce que rendrait possible l’automatisation du processus. Tout se passe comme si nous
voulions que des humains soient témoins de l'abattage des animaux, mais pas nous.29 Comment
le comprendre?

26
Meatplace, « Moving toward smart meat processing using artificial intelligence »
27
J. L. Bricher, « AI-powered 'electronic nose' to sniff out meat freshness »
28
M.A. Dilhac, Rapport de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de
l'intelligence artificielle.
29
Cette valorisation de l’abattage par un humain peut rappeler le mouvement eat what you kill , dont
Zuckerberg fut un temps partisan et qui milite pour que l’on ne mange que les animaux que l’on a tués
soi-même. Il s’agit en quelque sorte de valoriser la relation humain-animal (certes à un moment très
Je crois que la figure du robot d'abattage rend saillants le malaise et les contradictions qui
entourent la mise à mort des animaux. Plus généralement, le “robot tueur” dont la science-fiction
n’est pas avare cristallise nos craintes à l’égard de la technologie: l’idée qu’une machine puisse
décider de la vie et de la mort d’un être met en évidence une nouvelle vulnérabilité et un nouvel
ennemi potentiel pour l’être humain. En ce sens, la possibilité d’un robot tueur d’animaux
redessine les frontières de solidarité en désignant un ennemi commun aux humains et aux
animaux: les machines.

Qu’en est-il du point de vue des animaux qui vont être abattus? Rien n’indique qu’il soit
préférable pour eux que la tâche soit confiée à un être humain plutôt qu’à une machine. Dans une
perspective welfariste, on peut certainement imaginer qu’un robot d’abattage soit plus précis et
fasse moins de ratés qu’un humain. De plus, il s’agit d’une tâche psychologiquement éprouvante
et physiquement dangereuse, pour laquelle l’automatisation paraît a priori une bonne idée. Mais
comment ne pas voir l’avènement des robots d’abattage pour les animaux comme l’étape ultime
du déni de ce que l’humanité fait subir aux animaux?

3- Des discriminations algorithmiques contre les animaux ?

Ces dernières années, on a beaucoup parlé de discriminations en IA30. Il faut dire qu’avec
l’apprentissage automatique et tout particulièrement avec l’apprentissage supervisé, les biais
algorithmiques ne sont pas rares. On qualifie ainsi les “erreurs” systématiques d’un algorithme
qui créent des résultats injustes, par exemple un privilégiant les utilisateurs d’une application en
fonction de certains groupes d’appartenance. Des exemples célèbres incluent un logiciel de
reconnaissance faciale plus performant avec des visages blancs ou un logiciel de sélection des
CV plus sévère avec les femmes31.

Ces biais ne sont habituellement pas intentionnels. Mais ils sont d’autant plus préoccupants que
les choses peuvent se passer de façon opaque, dans la « boîte noire », à l’insu des programmeurs
et des utilisateurs. Jusqu’à présent, les études sur les discriminations algorithmiques n’ont porté
que sur celles qui affectent les humains. Dans cette troisième section, je voudrais montrer qu’il
existe aussi des discriminations algorithmiques à l’endroit des animaux.

particulier…) et la dimension sacrificielle de l’abattage. Selon cette logique, l’abattage par une machine
devrait être condamné puisqu’il constitue la fin de toute relation entre l’humain et l’animal à abattre.
30
Voir par exemple C. O’Neil, Algorithmes, la bombe à retardement et J. Kleinberg « discrimination in
the age of algorithms ».
31
B. Christian, The Alignment Problem.
3.1- Absence de parité et biais historiques
Supposons que l’algorithme de « classification des cris de porc en fonction de leur valence
émotionnelle et du contexte de production » soit plus efficace avec certains porcs qu’avec
d’autres. Serait-il légitime de parler de biais algorithmiques? Et ce biais est-il moralement
condamnable? Il parait difficile de le nier, pour peu que l’on prenne au sérieux l’idée que les
cochons sont des patients moraux et qu’on peut donc évaluer la manière dont ils sont traités en
mobilisant les concepts de justice. Bref, les cochons peuvent être traités plus ou moins
(in)justement par les algorithmes.

Pour esquisser ce nouveau champ de recherche, on peut appliquer aux animaux les catégories et
analyses mobilisées pour les humains. On sait notamment qu’un ensemble de données pour
l’apprentissage peut être incomplet, non représentatif ou biaisé. Ainsi, ce pourrait être le cas d’un
algorithme de détection d’une maladie à partir de radiographies moins performant avec les
femmes parce que les radiographies d’hommes seraient surreprésentées dans l’ensemble
d’apprentissage. De même, l’algorithme de reconnaissance des émotions pourrait être plus
efficace/précis avec les mâles qu’avec les femelles ou avec les vieux cochons qu’avec les jeunes.
On peut aussi très bien imaginer qu’un algorithme de détection des boiteries reconnaisse mieux
celles des vaches de race normande que celles des vaches de race Holstein32.

Comme dans le cas des humains, il existe des explications et des pistes de solutions. Et comme
dans le cas des humains, on peut parler d’une absence de parité puisque les performances de
l’algorithme favoriseraient un groupe d’animaux sur un autre. Notons qu’une telle évaluation
s’appuie sur les résultats de la classification ou de la prédiction et non pas sur les intentions de
celles et ceux qui ont programmé l'algorithme. Autrement dit, il est tout à fait possible que
certains groupes soient systématiquement moins bien « servis » par l’algorithme.

Ces discriminations algorithmiques peuvent provenir d’ensembles de données parfaitement


complets et fidèles à la réalité. Pour peu que la réalité soit “biaisée”, c’est-à-dire le théâtre de
discriminations, l’algorithme risque de reproduire ces biais lorsqu’il sélectionne des candidats
pour un emploi, une demande de crédit, une admission à l’université ou une évaluation des
risques de récidive. C’est ce que Virginia Eubank (2017) appelle l’automatisation des inégalités.
Ce qui est particulièrement préoccupant, c’est que les algorithmes étant perçus comme objectifs
et neutres, de telles inégalités “automatisées” risque d’être invisibilisées et normalisées. Leur
existence même devient dès lors plus difficile à remettre en question.

32
Il s’agirait là d’un biais éventuellement dommageable pour les individus concernés, mais difficile à
qualifier du point de vue moral: faut-il parler de racisme envers les vaches normandes ou de sexisme
envers les femelles qui boitent? Corriger ces biais suppose en tout cas de nettoyer les données pour les
rendre représentatives et améliorer les performances des algorithmes pour les catégories truies et vaches
normandes.
Les animaux sont également vulnérables à ce genre de menaces. Ainsi, si on devait programmer
un algorithme - par exemple de voiture autonome - à choisir entre favoriser un chien ou un
cochon, la préférence des humains envers le premier aurait toutes les chances de se traduire par
une discrimination automatique du second33.

Afin d’éviter les discriminations injustes, les juristes ont introduit la notion de catégories
protégées: on ne peut ainsi pas discriminer des candidats à un emploi sur la base de leur genre,
de leur race ou de leur âge. Comme chacun le sait, l’espèce n’est pas une catégorie protégée en
droit - elle le serait peut-être dans un monde antispéciste ou dans une zoopolis tel qu’imaginée
par Donaldson et Kymlicka34. Il est légalement acceptable de discriminer un individu sur la base
de son espèce : on peut même décider de tuer un cochon ou un saumon parce que leur espèce
n’est pas une catégorie protégée. Dans ce contexte, il paraitrait saugrenu de protéger des sous-
catégories comme vaches Normandes ou vaches Holstein.

De façon plus général, s’intéresser aux discriminations algorithmiques à l’endroit des animaux,
c’est identifier des systèmes qui apprennent des choses sur eux. D’où l’idée de s’intéresser aux
stéréotypes que pourraient véhiculer ou amplifier les agents conversationnels.

3.2- Stéréotypes et associations misothères


Il y a des systèmes d’IA qui parlent, les agents conversationnels. Mais que disent-ils des
animaux? Une branche de l’IA qu’on appelle le traitement automatique du langage (NLP en
anglais) peut nous aider à répondre. On y pratique notamment le word-embedding, une technique
destinée à représentater les mots par des vecteurs. Il s’agit d’établir, dans un corpus donné, la
position de chaque mot en fonction des chances qu’il soit accolé à un autre mot. Cette technique
permet notamment de mesurer, dans un contexte donné, la proximité entre certains mots en
mesurant la proximité entre ces vecteurs. Plus largement, transformer les mots en vecteur rend
possible des calculs (addition, soustraction, multiplication...) à partir du langage.

Or, ces calculs révèlent associations problématiques. Ainsi le système word2vec (passer des mots
à des vecteurs) de Google développé en 2013 est capable de voir que le mot Moscou, quoi qu’il
signifie, a la même relation au mot Russie, que le mot Ottawa au mot Canada. Comme Tolga
Bolukbasi et ses collègues l’ont montré, le word-embedding est tout particulièrement pertinent
pour identifier les stéréotypes véhiculés par une langue. Ainsi, dans la langue anglaise, le mot

33
Un rapport de 2017 d’un comité d’expert allemand mandaté par le ministère des transports classait les
animaux avec les biens matériels en cas de conflit avec les intérêts humains: « les systèmes doivent être
programmés pour accepter les dommages causés aux animaux ou aux biens dans un conflit si cela permet
d'éviter les dommages corporels. » Mais les animaux devaient passer avec les biens: « la protection
d'animaux développés devrait toujours avoir la priorité sur les simples dommages matériels. » Ethics
commission, Automated and Connected Driving.
34
W. Kymlicka et S. Donaldson, Zoopolis.
homme a la même relation au mot programmeur que le mot femme au mot ménagère 35. C’est
d’ailleurs ce type de relation vectorielle entre les mots qui explique certains biais dans la
traduction automatique, comme lorsque que a nurse et a doctor deviennent en français une
infirmière et un docteur, alors que l’anglais ne désigne pas le genre.

Dans le cas des animaux, on peut légitimement craindre que les systèmes d’IA n’apprennent et
ne reproduisent - en toute innocence - certains stéréotypes négatifs. Ainsi, on peut supposer que
les analogies produites (par défaut) par un système de traitement automatique du langage seront
défavorables aux non-humains (x est à l’humain, ce que y est au cochon). Sachant que Milburn et
Cochrane36 soutiennent qu’on devrait protéger les animaux contre les discours haineux, ne faut-il
pas aussi se soucier de ce que disent les chatbots?

C’est un fait maintenant bien établi que notre langage est biaisé contre les animaux37. Plus
précisément, il est misothère, c’est-à-dire qu’il exprime bien souvent la haine ou le mépris envers
les animaux. La linguiste Marie-Claude Marsollier note par exemple qu’on ne parle pas de
vaches enceintes ou de juments qui accouchent. Les animaux n’ont pas de visage ou de figure,
mais des gueules ou des têtes. Ils sont souvent à la base d’insultes : grosse vache, sale porc,
cervelle d’oiseau… De plus, on ne les qualifie pas de personnes et on euphémise leur mise à
mort en disant que certaines vaches sont réformées et que les chasseurs prélèvent du gibier.

Pour Marsolier, il est clair que « la définition des mots, leur champ d’extension, leur connotation,
les expressions associées instituent ou soutiennent l’opposition des humains et des non-humains,
la dévalorisation des non-humains, la minorisation et le déni de leurs souffrances38. » Or,
l’amélioration de la condition des animaux passe par un changement de notre regard, qui est lui-
même largement déterminé par notre langage et nos catégories mentales. Il s’ensuit que le
vocabulaire et les expressions des agents conversationnels pourraient perpétuer la violence
symbolique de la misothérie. Ils pourraient aussi reproduire ou amplifier des associations
problématiques comme celle entre viande et virilité d’une part et légume et féminité d’autre
part39.

Un autre exemple de biais linguistique misothère est fourni par la psychologue sociale Melanie
Joy40. Celle-ci a forgé le terme carnisme pour désigner l’idéologie qui nous conditionne dès
l’enfance à consommer certains animaux et à ne jamais percevoir cette pratique comme

35
K.-W. Bolukbasi, « Man is to Computer Programmer as Woman is to Homemaker? Debiasing Word
Embeddings »; Voir aussi A. Caliskan, « Semantics derived automatically from language corpora contain
human-like biases ».
36
J. Milburn, et A. Cochrane, « Should we protect animal from hate speech ».
37
M-C.Marsolier, Marsolier, Le mépris des “bêtes”.
38
Ibid, p.142.
39
C. J. Adams, La politique sexuelle de la viande.
40
M. Joy, Introduction au Carnisme. Voir aussi M. Gibert et E. Desaulniers, « Carnisme ».
moralement contestable. Ainsi, en occident, nous mangeons des cochons et des vaches, mais pas
de chat ni de chien. Or, explique Joy, le carnisme s’incarne autant dans nos pratiques
alimentaires que dans notre langage qui dé-individualise les animaux. Ainsi on dit en français
qu’on mange du poulet ou du cochon, alors qu’il serait plus juste de dire qu’on mange des
poulets ou un cochon. Les programmeurs et programmeuses doivent faire un choix : que devrait
dire un chatbot?

La bonne nouvelle, c’est que les agents conversationnels pourraient donner le bon exemple et ne
pas reproduire la misothérie incorporée dans notre lexique et notre usage de la langue. À défaut
de le faire, on court le risque que la domination humaine, parce que validée et réitéré par des
agents conversationnels, n’apparaisse encore plus légitime et naturelle. On le voit, les choix de
programmation, pour indirectes et ténus qu’ils apparaissent, n’en soulèvent pas moins des enjeux
potentiellement cruciaux pour les animaux. Plus de recherches seront évidemment nécessaires
pour préciser et prévenir les risques dévalorisation « algorithmique » des non-humains.

Conclusion : du spécisme dans les algorithmes.

Au terme de ce chapitre, il faut bien admettre que la réponse à la question initiale – les
algorithmes sont-ils bons pour les cochons? – demeure incertaine. Certains éléments (voitures
autonomes, dauphins robots) donnent à penser que les systèmes d’IA vont être bénéfiques aux
animaux. Mais ces systèmes peuvent aussi normaliser et participer à l’exploitation animale, que
ce soit en l’automatisant à proprement parler (robot de traite, de nettoyage, d’abattage) ou plus
simplement en améliorant l’efficacité et en réduisant les coûts (surveillance, comptage,
optimisations diverses).

Si la réponse est incertaine, c’est aussi parce qu’elle dépend en partie de choix stratégique et
théoriques. On l’a vu, les abolitionnistes n’auront pas forcément les mêmes intuitions que les
welfaristes et les néo-welfaristes. De plus, l’impact des systèmes algorithmes sur les animaux
peut être direct, comme lorsqu’une voiture n’écrase pas un lapin, mais il peut aussi être beaucoup
plus difficile à saisir car indirecte, comme lorsqu’un agent conversationnel emploie des
expressions misothères.

Surtout, si la réponse est incertaine, c’est parce que les dés ne sont pas encore jetés. Il est encore
temps de décider comment nous voulons que les algorithmes traitent les cochons – et les autres
êtres sentients.

Il existe une vertu de l’éthique de l’IA, qui ne se dément pas lorsqu’on la confronte à l’éthique
animale. C’est qu’elle nous met en quelque sorte au pied du mur : que voulons-nous exactement?
Comment programmer une voiture autonome pour affronter un dilemme « enfant ou vieillard »?
Les systèmes d’IA nous obligent à nous positionner, à donner des réponses, fussent-elles
provisoires, à des questions morales redoutables. Et si les questions sont redoutables, c’est parce
que la précision est de mise : comment devrait se comporter une voiture autonome face à une
souris, sachant qu’elle roule à 80km/h, et qu’éviter l’animal augmentera de 5% les risques de
dérapages? Les agents conversationnels éducatifs devraient-ils associer la viande et la virilité?

En définitive, la question fondamentale qui se dessine à l’intersection de l’éthique de l’IA et de


l’éthique animale n’est autre que celle du spécisme. De quoi s’agit-il? Avec son livre La
libération animale (1975) Peter Singer a popularisé ce concept inventé par Richard Ryder pour
désigner la discrimination selon l’espèce. Voici la définition plus précise qu’en donne les cahiers
anti-spécistes :

« Le spécisme est à l'espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race


et au sexe: la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les
intérêts de certains au bénéfice d'autres, en prétextant des différences réelles ou
imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu'elles sont censées
justifier41. »

Nous sommes au pieds du mur et nous devons prendre une décision d’importance. Voulons-nous
d’une IA spéciste? Voulons-nous d’une IA qui perpétue et normalise les injustices à l’égard des
animaux?

Si la réponse est oui, on peut vraisemblablement se réjouir car les choses sont bien engagées :
l’industrie et la recherche en IA s’accommodent très bien de la catastrophe morale subit par des
millions de cochons et autres animaux exploités.

Si la réponse est non, il faudrait se retrousser les manches et se mettre au travail. Car, tout
comme il est permit d’espérer qu’on puisse chasser le racisme et le sexisme des algorithmes, on
peut envisager des systèmes d’IA non spécistes. Le chemin sera sans doute long, politique et
tortueux. Quoi qu’il en soit, la première étape pour les chercheurs et les chercheuses, sera de
combler cette absence de plus en plus embrassante des animaux en éthique de l’IA. Il serait
temps d’apercevoir l’éléphant au milieu des algorithmes.

Martin Gibert
Université de Montréal (CRÉ et IVADO).

41
Disponible en ligne : www.cahiers-antispecistes.org/le-specisme
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