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Enjeux
SYRIE 2018 : UNE TRAGÉDIE SANS FIN ?
Denis Bauchard

Centre d'études et de recherches sur le Proche-Orient | « Les Cahiers de l'Orient »

2018/3 N° 131 | pages 35 à 50


ISSN 0767-6468
ISBN 9791095992097
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2018-3-page-35.htm
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Pour citer cet article :


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Denis Bauchard, « Syrie 2018 : une tragédie sans fin ? », Les Cahiers de l'Orient
2018/3 (N° 131), p. 35-50.
DOI 10.3917/lcdlo.131.0035
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____________________ENJEUX : Bilans et orientations

Syrie 2018 :
une tragédie sans fin ?
par Denis Bauchard* (25 avril 2018)

L
a guerre en Syrie entre dans sa huitième année. En dépit
des apparences, la reconquête de plusieurs enclaves
tenues par les rebelles – notamment à Alep et dans la
Ghouta – constitue certes un succès militaire pour le régime,
mais ne résout en rien l’avenir de la Syrie. La solution poli-
tique qui, seule, pourra permettre à ce pays de retrouver la
stabilité n’est toujours pas en vue  : les échecs successifs de
la conférence de Genève en novembre 2017 puis de Sotchi
en février 2018 montrent l’ampleur du chemin qui reste à
parcourir. Quel constat peut-on faire de la situation sur le ter-
rain ? Comment expliquer l’impasse actuelle ? Quelles sont les
conséquences de cette guerre pour son environnement proche
et plus lointain  ? Que faire pour amorcer un retour vers la
stabilité de cette région sensible ?

* Énarque, conseiller Moyen-Orient à l’IFRI, Denis Bauchard a mené une longue carrière


diplomatique qui l’a notamment conduit à s’intéresser au monde arabe. Il a été attaché
financier pour les pays du Proche et Moyen-Orient, ministre conseiller, chargé des questions
économiques à la mission permanente de la France auprès des Nations unies, ambassadeur en
Jordanie puis directeur Afrique du Nord / Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères.
Il a également présidé l’Institut du monde arabe, publié Le Nouveau monde arabe. Enjeux
et instabilités (André Versaille, 2012) et codirigé La démocratie est-elle soluble dans
l’islam ? (avec Rémy Leveau et Abdellah Hammoudi, CNRS, 2016).

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Les Cahiers de l’Orient nº 131 - Été 2018____________________

Un lourd bilan
Après sept années de combats, la situation de guerre en
Syrie se traduit par un bilan particulièrement lourd en termes
humains et matériels. Au total, le conflit aurait provoqué la
mort d’au moins 350 000 personnes, dont plus de 100 000
civils. Les pertes militaires seraient de l’ordre de 120  000
combattants pour les forces pro-régime et de la moitié pour
ceux de l’opposition, toutes factions confondues, avec un
nombre de blessés sans doute encore plus important1. Plus de
12 millions de Syriens ont fui leurs foyers pour échapper aux
combats. Une partie d’entre eux –  7 millions  – s’est dépla-
cée dans les zones moins exposées, tandis que 5,5 millions au
moins quittaient leur pays pour se réfugier essentiellement
dans les pays voisins  : la Turquie, le Liban et la Jordanie2.
S’agissant des pertes matérielles, elles sont considérables, qu’il
s’agisse des infrastructures ou du patrimoine immobilier. On
peut considérer que la ville d’Alep a été détruite à 50 % et
celle de Homs à 70 %. Le patrimoine historique a été grave-
ment endommagé notamment à Alep, Palmyre et Apamée3.
D’ores et déjà, le coût de la reconstruction représenterait un
montant compris, selon les évaluations, entre 50 et 200 mil-
liards de dollars.

Le régime contrôle environ les deux tiers de la Syrie dite


utile, autour de l’axe Deraa-Damas-Homs-Alep. Cependant,
le pouvoir de Bachar Al Assad est affaibli. Les pertes de l’ar-
mée régulière ont été comblées par la création de milices
supplétives alaouites, les chabihas, sur lesquelles l’autorité du
pouvoir est incomplète. Par ailleurs les combattants étrangers,
formés, équipés, financés par l’Iran, notamment le Hezbollah
libanais, ne reconnaissent guère l’autorité du régime. Il en est
1. La source de ces évaluations, contestées, est l’Office syriens des droits de l’homme
(OSDH), organisme proche de l’opposition. Pour leur part, les Nations unies ont renoncé
à établir un bilan chiffré du conflit.
2. Les évaluations donnent environ 3,5 millions de réfugiés en Turquie, 1,2 million au
Liban et 1 million en Jordanie.
3. Voir dans ce numéro l’article de Jacques Seigne et Bruno Deslandes : « Retrouver la
mémoire effondrée : le pari de l’Unesco ».

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____________________ ENJEUX : Bilans et orientations

de même pour les éléments iraniens, notamment ceux de la


Brigade al-Qods, dirigée par le général Qasem Soleimani, qui
se comporte comme un véritable proconsul en Syrie. Quant
à l’opposition, au départ pacifique et « modérée », elle s’est
fragmentée et radicalisée4. La Coalition nationale syrienne n’a
jamais pu s’installer en Syrie et sa branche militaire, l’Armée
syrienne libre, ne représente plus qu’une dizaine de milliers
de combattants localisés essentiellement au sud du pays et
dans la vallée de l’Euphrate. Des éléments salafistes financés
et équipés par l’Arabie séoudite et le Koweït, notamment le
groupe Jaïch al-Islam, prennent une importance grandissante
et établissent des alliances de circonstance avec les forces
kurdes du PYD – émanation syrienne du PKK turc – voire
avec les jihadistes de Hayat Tahrir al-Cham, nouvel avatar
de la branche syrienne d’al-Qaïda. Quant au groupe État
islamique, s’il s’est désagrégé après la prise de sa « capitale »
Raqqa par le Front démocratique syrien (FDS) et de Deir
ez-Zor par les troupes gouvernementales, nombre de ses
combattants restent présents dans l’est du pays. Des enclaves
demeurent encore hors du contrôle des autorités syriennes :
dans la région d’Idlib s’est installé un véritable gouvernement
islamiste, le «  gouvernement du salut  », dominé de fait par
Hayat Tahrir al-Cham, fort de ses 30 000 combattants. Mais
celui-ci voit son influence contestée par des groupes salafistes
ou l’ASL (Armée syrienne libre). En fait, la géographie des
rebelles est en constante évolution. D’une part il existe une
grande porosité entre les groupes, dont la dénomination est
d’ailleurs évolutive : de nombreux combattants se déplacent,
en fonction notamment des rémunérations proposées. Par ail-
leurs, entre les groupes, les alliances se font ou se défont au
gré des circonstances, y compris entre les groupes jihadistes et
les autres. Il en résulte un « paysage » de la rébellion extrême-
ment fluctuant.

Ainsi la Syrie  est-elle devenue un champ de bataille qui


a débouché sur l’éclatement de toutes ses structures, qu’elles

4. Voir dans ce numéro l’article de Wassim Nasr : « Syrie : la poudrière du Nord ».

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Les Cahiers de l’Orient nº 131 - Été 2018____________________

soient politiques, administratives, ethniques, sociales ou


économiques. L’administration du pays est totalement per-
turbée, même si le pouvoir s’efforce de maintenir son auto-
rité, notamment en assurant le paiement des fonctionnaires,
y compris dans des régions où il ne contrôle pas la situation.
Aux niveaux ethnique et confessionnel, il existe un profond
clivage, qui se produit le plus souvent à l’intérieur des dif-
férentes communautés. Les communautés minoritaires –
alaouites, chrétiens, ismaéliens, druzes – préfèrent en majorité
la « protection » du régime face à la menace représentée par
une opposition considérée comme dominée par les islamistes.
La communauté sunnite, elle, paraît profondément divisée,
la majorité contestant le régime en place. Sur le plan social,
comme on l’a vu, près de la moitié de la population se trouve
déplacée ou en exil : une part significative de l’élite a quitté le
pays. Quant à l’économie, elle est largement sinistrée : l’acti-
vité industrielle comme agricole fonctionne au ralenti et reste
fortement dépendante des approvisionnements extérieurs,
notamment en provenance de Russie.

Cette guerre, civile au départ, s’est complexifiée et a vu


ses acteurs se multiplier. Elle est devenue depuis cinq ans une
guerre où s’opposent par procuration des puissances régio-
nales, pour déboucher aujourd’hui sur un conflit d’envergure
internationale. L’opposition au régime, d’abord « modérée »,
se radicalise dès 2012 avec le développement des groupes
jihadistes se réclamant d’al-Qaïda puis, à partir de 2014, de
l’organisation État islamique. Les Kurdes syriens profitent
de ce désordre pour essayer de créer dans le nord une zone
autonome, le Rojava, bénéficiant d’une attitude ambiguë du
régime5. Cependant des acteurs régionaux s’impliquent de
plus en plus sur le terrain à partir de 2013 : la République
islamique d’Iran, qui conserve une «  alliance stratégique  »
avec la famille Assad depuis 1980  ; la Turquie, dont les
objectifs évoluent d’une déstabilisation du régime à une

5. Voir dans ce numéro la tribune de Fawaz Hussain : « Que font les Kurdes de Syrie à
Raqqa ? ».

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____________________ ENJEUX : Bilans et orientations

lutte déterminée contre les Kurdes du PYG, émanation du


PKK [considéré comme terroriste par Ankara, ndlr6] ; et plus
récemment Israël, inquiet de voir l’Iran étendre son influence
et manifester sa présence dans sa proximité immédiate. La
Russie, qui entretient depuis l’époque soviétique de forts
liens de coopération avec la Syrie, apporte une aide massive,
d’abord économique et financière, puis également militaire
avec un engagement direct de son aviation à partir de sep-
tembre 2015. Quant aux pays occidentaux, seuls les États-
Unis, la Grande-Bretagne et la France se sont véritablement
engagés, avec une détermination à géométrie variable sans
qu’une véritable stratégie n’ait été définie.

De fait, on peut considérer qu’au total une dizaine de


conflits se sont superposés et se superposent encore en Syrie,
interagissant entre eux et suscitant des alliances parfois contre
nature : opposition modérée ou radicalisée contre le régime ;
groupes radicaux entre eux ; groupes radicaux contre groupes
salafistes ou modérés  ; Kurdes contre l’organisation État
islamique  ; Turquie contre Kurdes  ; Kurdes contre groupes
arabes ; Russie en appui des forces gouvernementales contre
les groupes « terroristes » ; États-Unis contre l’État islamique
puis contre l’Iran ; plus récemment, forces du régime contre
la Turquie, Israël contre les milices chiites et la force al-Qods.

Ainsi la carte de la Syrie ressemble-t-elle à une mosaïque


de territoires et à une succession de champs de bataille aux
multiples acteurs locaux ou extérieurs, créant une situation de
grande confusion qui conduit à s’interroger sur la possibilité
de reconstituer l’unité du pays. La Syrie est devenue un État
failli dont la pérennité même est mise en cause. Aucun des
acteurs toujours plus nombreux qui interviennent ne semble
capable, à supposer qu’il le veuille, de contrôler la situation.
Comme en est-on arrivé là  ? Cette situation tragique s’ex-
plique par la conjonction de différents facteurs.

6. Voir dans ce numéro l’article de Tigrane Yégavian : « La Turquie embourbée dans


la crise syrienne ».

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Les Cahiers de l’Orient nº 131 - Été 2018____________________

Des responsabilités partagées


Le régime syrien, par la brutalité de sa répression et son
refus de la moindre ouverture à l’égard de l’opposition, porte
naturellement une lourde responsabilité. Il n’a pas hésité à
mener la politique du pire, en libérant les éléments jihadistes
qu’il détenait en prison. D’emblée, il a considéré que tous
les opposants étaient des « terroristes » et s’est affiché comme
l’unique rempart contre ceux-ci7. Sa répression a été particu-
lièrement brutale, en développant des bombardements indis-
criminés avec l’appui de l’aviation russe, en ayant recours aux
gaz de combat, en utilisant l’arme de la faim pour réduire les
enclaves rebelles, provoquant ainsi des pertes civiles impor-
tantes. En outre, soutenu par une partie significative de la
population, le pouvoir a pu s’appuyer sur les réseaux du parti
Baath et ses puissants services de renseignements – les triste-
ment célèbres moukhabarat. Il a ainsi démontré une capacité
de résilience qui a été sous-estimée du côté occidental.

L’opposition, malgré un certain élargissement, n’a pas été


capable de se fédérer et d’inclure toutes ses composantes. Elle
n’a pas su trouver une personnalité qui s’impose et comp-
tait une majorité d’exilés déconnectés de la réalité du pays.
Faute de défections significatives de personnalités de premier
plan, à quelques exceptions près – Riad Hijab, ancien Premier
ministre, ou Abdallah Dardari, ancien ministre et ami per-
sonnel de Bachar Al Assad –, la Coalition nationale syrienne
a manqué de représentativité. Ainsi le Conseil national syrien,
qui regroupe l’opposition modérée, n’a-t-il été reconnu que
par sept pays. Ceci explique que les « Amis de la Syrie », c’est-
à-dire essentiellement certains pays occidentaux ou les États
arabes hostiles au régime, ne lui aient pas donné les moyens,
notamment militaires, pour lui permettre de se défendre. À
cet égard, l’absence de livraison aux combattants de l’oppo-
sition de batteries anti-aériennes, notamment sous forme de

7. Voir dans ce numéro l’interview d’Ayman Soussan : « La grande majorité des Syriens
soutient Bachar ».

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missiles sol-air, a permis au régime de toujours conserver la


maîtrise du ciel. Le refus des États-Unis et de la France d’ins-
taurer une zone d’exclusion aérienne a joué dans le même
sens. L’Arabie séoudite a également contribué à l’émiettement
des forces de l’opposition, en concentrant son soutien sur des
groupes salafistes, notamment Jaïch al-Islam. Malgré l’élargis-
sement à d’autres groupes au sein du Haut conseil de négo-
ciations, l’opposition n’est jamais parvenue à affirmer ni sa
cohésion ni sa crédibilité.

La détermination montrée par la Russie comme par l’Iran


de soutenir le régime non seulement politiquement, mais de
plus en plus militairement, a été sous-estimée. Pour la Russie,
il s’agit de conserver une influence dans un des rares pays
du Moyen-Orient où elle a réussi à maintenir un ancrage
historique remontant à plusieurs décennies. Cet appui s’est
manifesté au niveau du Conseil de sécurité de l’ONU, en
empêchant l’adoption de toutes sanctions significatives
contre la Syrie  : la Russie a ainsi opposé son veto à douze
reprises depuis 2011. Cet appui a été également économique,
à travers des livraisons de céréales et de pétrole. Il a été enfin
militaire par la présence de « conseillers » et de mercenaires,
la fourniture de munitions et de matériel, puis par l’engage-
ment direct à partir de septembre 2015 sous forme de frappes
aériennes massives. Cet engagement est également diploma-
tique, mais le processus entamé avec la Turquie et l’Iran à
Astana et poursuivi à Sotchi a débouché sur un double échec.
La conférence du 31 janvier 2018 à Sotchi a tourné au fiasco
et plusieurs « zones de désescalade » sont en feu. Il n’empêche
que la Russie est devenue en Syrie et dans tout le Moyen-
Orient un acteur incontournable, même si son influence
doit être partagée avec celle de l’Iran. Quant à ce dernier, il a
conclu, dès l’origine de la République islamique, une alliance
stratégique avec la Syrie. Son appui a été multiforme et essen-
tiellement militaire : coopération dans le domaine du rensei-
gnement et de la cyber-sécurité ; formation et encadrement
de milices locales envoi de combattants du Hezbollah libanais
et de « volontaires » irakiens afghans, pakistanais et iraniens,

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soit au total plus de 20 000 hommes qu’il a recrutés et finan-


cés ; envoi d’éléments de la force al-Qods.

Face à cette détermination, les pays occidentaux se sont


montrés flottants, pusillanimes et inefficaces. La plupart
d’entre eux, par-delà une rhétorique d’indignation, se sont
gardés de s’impliquer de façon concrète. On a sans doute
surestimé la volonté des États-Unis de s’engager dans une
nouvelle guerre au Moyen-Orient, alors que la politique de
président Obama était précisément de s’extraire du bourbier
moyen-oriental où son prédécesseur les avait entraînés, tant
en Irak qu’en Afghanistan. Tourné vers une politique visant
à contrer la Chine dans le Pacifique, il n’a pas caché que les
intérêts majeurs des États-Unis n’étaient pas affectés par la
situation en Syrie. La reculade du président Obama en août
2013, alors que les «  lignes rouges  » préalablement définies
avaient été franchies, n’aurait pas dû être une surprise. Elle a
été interprétée par la Russie et l’Iran comme une sorte désin-
téressement à l’égard de cette zone, voire d’un «  feu vert  »
implicite à intervenir de façon active. Ainsi, jusqu’à une date
récente, les États-Unis n’ont-ils assuré qu’un service mini-
mum  : leur priorité était la lutte contre l’organisation État
islamique, en appuyant et armant les Kurdes du PYD, au
détriment des intérêts de leur allié turc. Le départ de Bachar
Al Assad n’était plus rappelé que pour mémoire. Il semblait
qu’ils avaient en quelque sorte « sous-traité » le dossier syrien
à la Russie.

Au départ, l’administration Trump a semblé suivre la


même voie. Cependant, l’utilisation de gaz sarin par l’armée
syrienne à Khan Cheikoun en avril 2017 a suscité une réac-
tion militaire américaine spectaculaire, quoique symbolique.
Après ses déclarations du 17 janvier 2018 et la longue tour-
née du secrétaire d’État Rex Tillerson au Moyen-Orient, une
nouvelle stratégie semblait être définie avec trois objectifs  :
combattre le terrorisme, contrer l’Iran et assurer la sécu-
rité d’Israël. En outre, les États-Unis avaient annoncé qu’ils
allaient entraîner et équiper 30 000 Kurdes dans le nord de

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la Syrie pour poursuivre la lutte contre Daech, provoquant


de vives réactions de la Turquie et de la Russie, tandis que le
président Trump déclarait de son côté à plusieurs reprises que
les troupes américaines allaient quitter la Syrie. Ainsi l’incerti-
tude demeure-t-elle compte tenu de ces déclarations d’inten-
tion contradictoires8.

Les frappes menées conjointement dans la nuit du 13 au


14 avril dernier par les États-Unis, la France et la Grande-
Bretagne à la suite de l’utilisation de l’arme chimique dans la
Ghouta orientale marquent-elles une nouvelle phase dans le
conflit et un réengagement des trois pays dans la zone ? Rien
n’est moins sûr. Elles manifestent tout d’abord la volonté de
retrouver une crédibilité après leur défaillance d’août 2013,
et visent à dissuader tout usage ultérieur d’armes chimiques.
Cependant, limitées aux sites de stockage et de fabrication,
elles n’ont eu qu’une portée symbolique et n’ont pas affaibli le
régime – bien au contraire. Le fait qu’elles aient été effectuées
sans l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies constitue
un précédent regrettable, notamment pour la France, tradi-
tionnellement attachée au respect de la légalité internationale.

Pour leur part, les pays du Golfe ont eu tendance à


concentrer leur aide sur des groupes islamistes. C’est le cas
de l’Arabie séoudite et du Koweït, qui ont misé davantage
sur les salafistes tels qu’Ahrar al-Cham et Jaïch al-islam qu’ils
forment et arment. Le Qatar, lui, soutient de plus en plus
exclusivement des groupes proches des Frères musulmans,
comme Faylak al-Rahmane. Dans un souci d’efficacité, ils
les laissent se coordonner voire s’allier au sein de l’éphémère
Armée de la Conquête, avec ceux qui relèvent de la mouvance
d’al-Qaïda ou sa nouvelle émanation, Tahrir al-Cham. Ils ont
ainsi contribué à la radicalisation des groupes qu’ils soute-
naient et donc à faire le jeu d’al-Qaïda9.

8. Voir dans ce numéro l’article de Fabrice Balanche : « L’échec des États-Unis dans le
Nord-Est syrien : quand la géopolitique oublie le local ».
9. Voir dans ce numéro l’article de Mehdi Lazar : « Qatar : l’impasse syrienne ».

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Un bouleversement géopolitique
Dans le jeu géopolitique qui se déploie au Moyen-Orient,
il est clair qu’il y a une nouvelle donne qui ne s’établit pas en
faveur des pays occidentaux malgré les récentes frappes puni-
tives. La Russie et l’Iran ont gagné en influence. Les Kurdes
ont réussi à affirmer leur identité, avec l’objectif de créer une
entité autonome. La Turquie a dû revoir complètement sa
stratégie après l’échec de sa diplomatie néo-ottomane. Les
États-Unis et l’Europe, particulièrement la France, s’efforcent
de revenir dans le jeu après avoir été marginalisés. Israël, nou-
vel acteur dans le jeu, est sur la défensive et voit sa sécurité
remise en cause par une menace iranienne rapprochée. Les
Nations unies sont en retrait et souffrent des désaccords entre
les cinq membres permanents du Conseil de sécurité.

La Russie a donc réussi à maintenir son ancrage en Syrie,


et même à y renforcer sa présence : elle a joué un rôle décisif
dans la reconquête des territoires par le régime, qu’il s’agisse
de Palmyre, d’Alep ou de la Ghouta. Dès le début de la crise,
en 2011, l’envoyé spécial russe Mikaïl Bodganov avait assuré
que son pays n’était pas spécialement attaché au maintien en
place de Bachar Al Assad et que son souci était d’éviter que,
comme en Irak, le pays ne sombre dans le chaos. La poli-
tique menée depuis lors par la Russie n’indique pas qu’elle
ait recherché activement à mettre en place une autre person-
nalité qui préserverait ses intérêts. Il est vrai qu’à plusieurs
reprises, les relations avec le président syrien ont connu des
périodes de tension et que certaines initiatives prises par ce
dernier l’étaient sans concertation avec Moscou. Il n’en reste
pas moins que la Russie, qui lui a apporté un appui mili-
taire massif depuis septembre 2015, dispose théoriquement
de moyens pour convaincre Bachar Al Assad de la nécessité
de trouver une solution politique qui pourrait impliquer son
départ. Mais les relations entre les présidents russe et syrien
ne sont pas simples. Assad n’est pas une marionnette entre les
mains de Vladimir Poutine et les sources de tensions entre
Moscou et Damas sont fréquentes. Par ailleurs, la Russie doit

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tenir compte de point de vue de l’Iran, très présent sur le


terrain et au sein des structures du pouvoir à Damas. Or, sur
de nombreux sujets, les positions russe et iranienne ne coïn-
cident pas. Il existe maintenant un risque d’enlisement faute
de perspective de solution politique.

L’Iran, à travers les troupes au sol qu’il entraîne, équipe


et finance, a encore accru en Syrie son influence non seu-
lement militaire, mais également politique et économique.
Exploitant l’opportunité de cette guerre, il a réussi à confor-
ter dans le Moyen-Orient arabe une présence qui lui permet
d’assurer une continuité territoriale de Téhéran à Naqoura,
à la frontière libano-israélienne. Il ne cache pas sa volonté
de pérenniser sa présence militaire en installant des bases,
comme à Jabal al-Charqi, à proximité de Damas, et de dispo-
ser d’une fenêtre sur la Méditerranée.

Par leur jeu ambigu, les Kurdes syriens, dirigés par le


PYD, ont bénéficié à la fois d’une certaine complaisance du
régime syrien et d’un soutien américain aérien et terrestre, et
ont réussi à se constituer un territoire autonome continu de
Qamichli à Manbij. Seule l’intervention de l’armée turque
initiée en janvier 2018 les a empêchés de prolonger ce terri-
toire jusqu’à Afrin, ville située à l’extrême nord-ouest du pays.
Cependant la partie est encore loin d’être gagnée : les popu-
lations arabes enclavées dans ce périmètre résistent à toute
tentative de nettoyage ethnique ; l’affrontement en cours avec
l’armée turque risque de se prolonger et peut tourner au désa-
vantage des Kurdes s’ils sont lâchés par les États-Unis.

La Turquie, qui avait connu une phase d’expansion de


son influence avec la politique néo-ottomane d’Ahmed
Davutoǧlu10 et les débuts des printemps arabes, se trouve
actuellement confrontée à de graves défis liés à la guerre en
Syrie. Celle-ci a eu plusieurs conséquences : une montée en

10. Voir dans ce numéro l’article de Tancrède Josseran : « La Syrie dans la tête d’Ahmet
Davutoǧlu ».

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puissance des Kurdes syriens, le développement sur le sol turc


d’un terrorisme provenant de l’organisation État islamique, la
dégradation de ses relations avec l’Iran, l’accueil d’un afflux de
plusieurs millions de réfugiés syriens et une crise ouverte avec
son allié américain à l’Otan. Ces éléments ont d’ores et déjà
des effets déstabilisateurs qui s’ajoutent aux conséquences
du coup d’État manqué de juillet 2016 et à la violence de la
répression menée par le président Erdoǧan. Si une alliance
de circonstance est affichée avec la Russie, il n’est pas sûr
qu’elle soit durable tant les intérêts des deux pays divergent
sur de nombreux points. Dans l’immédiat la Russie a laissé la
Turquie porter la guerre dans la partie nord de la Syrie contre
les forces kurdes. Cependant, fait nouveau, Ankara se trouve
en affrontement direct avec l’armée syrienne.

Les États-Unis et les pays européens restent largement mar-


ginalisés dans un conflit avec une politique flottante aux objec-
tifs parfois peu réalistes. La reculade du président Obama en
août 2013 a eu non seulement une conséquence immédiate
– l’absence d’intervention militaire – mais aussi des effets autre-
ment plus sérieux. Comme on l’a vu, l’inaction des États-Unis
leur a fait perdre toute crédibilité dans le règlement de l’affaire
syrienne et a incité la Russie à s’engager encore davantage aux
côtés du régime. Le retour annoncé des États-Unis de l’ère
Trump doit passer de la rhétorique aux actes pour leur per-
mettre de retrouver une certaine crédibilité. Pour sa part, l’Eu-
rope est totalement absente, sauf pour contribuer à financer
l’aide humanitaire. La majorité des 28, dont l’Allemagne, a été
dès le départ hostile à tout engagement en Syrie. La France, et
dans une moindre mesure le Royaume-Uni, se sont davantage
impliqués mais, d’ores et déjà, plusieurs pays européens ont
repris langue avec le régime, notamment l’Italie et l’Allemagne.
Quant à la France, elle s’est trouvée écartée aussi bien des pour-
parlers directs entre Russie et États-Unis que des rencontres
élargies à la Turquie, l’Arabie séoudite, l’Iran et l’Égypte.

Israël, qui était resté neutre jusqu’à une date récente, voit
sa sécurité immédiate se dégrader sur sa frontière du Golan

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[avec la Syrie]. Pendant longtemps, l’État hébreu, qui ne pou-


vait que se féliciter du calme qui régnait sur cette frontière, ne
cachait pas sa préférence pour le statu quo. Il n’intervenait que
ponctuellement, soit pour détruire tout début d’installation
nucléaire en Syrie – par exemple en 2007 – soit pour intercep-
ter, avec un succès inégal, l’approvisionnement du Hezbollah
en armements, notamment en missiles. La situation est en
train de changer, compte tenu de la présence croissante de
milices chiites sur le Golan, voire d’éléments de la Brigade
al-Qods [téléguidée par l’Iran]. Par ailleurs, si le Hezbollah
est moins actif au Liban-Sud et s’il a subi des pertes dans ses
combats contre les « terroristes » sunnites, ses troupes se sont
aguerries et son arsenal s’est considérablement développé.
Ceci conduira-t-il à un engagement militaire direct d’Israël
en Syrie ? L’intervention du 10 février 2018, qui s’est traduite
par la perte d’un avion israélien F 16, puis celle du 9 avril
contre la base T 4 tenue par des forces iraniennes, peut le lais-
ser penser. Il est clair que l’État hébreu a un compte à régler
avec le Hezbollah depuis 2006 et ne peut rester passif devant
les incursions de l’Iran à ses portes  : des lignes rouges ont
été fixées par les autorités israéliennes, notamment le refus de
toute base permanente iranienne sur le sol syrien, l’absence de
toute milice sous contrôle de Téhéran sur la partie syrienne du
Golan et a fortiori de toute présence iranienne. Les attaques
récentes ont valeur d’avertissement. Néanmoins l’entretien
téléphonique tendu entre le président russe Vladimir Poutine
et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou le
30 avril dernier, avant leur rencontre du 9 mai, laisse penser
que celui-ci a également fixé ses propres lignes rouges à son
interlocuteur, qui devrait compter sur une réaction probable
de l’armée syrienne, appuyée par des conseillers russes.

Quant aux Nations unies, elles demeurent en retrait malgré


les efforts des secrétaires généraux successifs pour faire parvenir
l’aide humanitaire aux populations sinistrées et enclencher un
processus politique. Trois envoyés spéciaux, et non des moindres
– Kofi Annan, Lakhdar Brahimi et Staffan de Mistura – n’ont
pu jusque-là mener à bien leur mission. Le dernier n’a même

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pas pu atteindre son objectif minimal, qui était l’institution


d’une trêve à caractère humanitaire, notamment à Alep. Il est
vrai que les États membres, en particulier les membres perma-
nents du Conseil de sécurité, ne leur ont pas facilité la tâche.

Quelles orientations pour l’avenir ?


La situation de chaos que traverse le Moyen-Orient, sans
équivalent dans son histoire récente, semble hors du contrôle
des gouvernements locaux comme des grandes puissances. Il
en est ainsi de la guerre civile en Syrie qui, malgré le succès
militaire indéniable mais particulièrement brutal du régime à
Alep et dans la Ghouta, ne peut se substituer à une solution
politique, la seule de nature à assurer le retour à la stabilité et
à l’unité du pays. Comme l’a déclaré le ministre français des
Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian le 20 février 2018, le
pire est peut-être à venir. Si le régime entend reconquérir mili-
tairement les zones encore sous contrôle rebelle, les difficultés
pour rétablir son emprise sur la Ghouta orientale montrent
la difficulté de la tâche. La réduction de l’enclave d’Idlib,
peuplée de 2,5 millions d’habitants et où se sont regroupés
plus de 30 000 rebelles, dont une majorité appartient à des
groupes jihadistes, risque d’être encore plus violente.

Ainsi une solution politique devient-elle de plus en plus


urgente. La gravité de la situation actuelle, l’horreur des com-
bats, la brutalité des méthodes de guerre utilisées, le caractère
contre-nature des alliances conclues, l’instrumentalisation ou
le jeu ambigu mené avec les groupes jihadistes, l’agrégation
d’un nombre croissant de pays dans la guerre, la transgression
assumée de la légalité internationale de part et d’autre plaident
en faveur de l’arrêt des affrontements. Ceux-ci ne peuvent
que prolonger le chaos où il n’y aura que des perdants.

La situation actuelle offre peut-être une opportunité et les


frappes du 13 avril constituent un élément nouveau. Cette
guerre coûte cher à la Russie comme à l’Iran, alors que ces pays
doivent faire face en interne à de sérieux défis économiques et

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sociaux ; la Russie menace de s’enliser dans un conflit qu’elle


ne peut à l’évidence contrôler seule. Si les frappes punitives
effectuées dans la nuit du 13 au 14 avril [contre des instal-
lations chimiques syriennes] semblent indiquer une nouvelle
implication des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France
dans le conflit, les trois pays concernés ne poursuivent pas
les mêmes objectifs. S’agissant des États-Unis, l’incertitude
demeure sur un réengagement en Syrie alors que le président
Trump confirme sa volonté d’en retirer les troupes américaines.
Le Royaume-Uni n’a participé aux frappes que par suivisme
atlantique. Seule la France semble esquisser une stratégie, avec
sa volonté de revenir dans le jeu et de faire avancer des solutions
sur les trois volets – politique, chimique, humanitaire – de la
tragédie syrienne11. Ceci passerait par une concertation avec la
Russie, mais il n’est pas sûr qu’elle s’y prête. Même si les frappes
ont été en quelque sorte « co-gérées » avec Moscou, elles ont
été ressenties comme une « insulte au président russe », pour
reprendre l’expression utilisée par l’ambassadeur à Washington.

Lors de sa rencontre du 27 février dernier avec son homo-


logue russe, Jean-Yves le Drian avait souligné les convergences
qui existent entre Paris et Moscou sur les objectifs à pour-
suivre  : lutte contre le terrorisme, recherche d’une solution
politique sous les auspices des Nations unies, attachement à
l’unité de la Syrie et à ses frontières actuelles, nécessité d’éviter
tout élargissement du conflit à son environnement régional et
international, nécessité enfin d’inclure toutes les parties dans
la négociation. La difficulté est évidemment à présent de pas-
ser des principes aux modalités de mise en œuvre. Le voyage
du président Macron prévu fin mai à Saint-Pétersbourg et sa
rencontre avec Vladimir Poutine permettront peut-être de
voir si la Russie, malgré ce camouflet, acceptera une véritable
concertation qui pourrait conduire à une solution politique
de la tragédie syrienne. Toutefois une telle solution politique
suppose une approche qui tienne compte des réalités et des

11. Voir dans ce numéro l’article de Frédéric Pichon : « La France peut-elle revenir dans
le jeu ? ».

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rapports de force : elle passe donc par des discussions qui ne


peuvent être qu’inclusives, c’est-à-dire qui rassemblent toutes
les parties concernées. Un dialogue exclusif russo-américain
est condamné à l’échec, à l’instar du processus d’Astana,
limité à seulement trois pays (Russie, Iran et Turquie). De
même, des pourparlers dont seraient exclus l’Iran ou la Syrie
ne conduiraient qu’à une impasse.

La gravité de la situation justifie que l’on implique les cinq


membres permanents du Conseil de sécurité et que le format
« 5+1 » (plus l’Allemagne), qui a conduit à l’accord nucléaire
du 14 juillet 2015 avec l’Iran, soit le cadre de négociations
qui devraient également impliquer la Syrie, l’Iran, la Turquie,
l’Arabie séoudite, la Jordanie et l’Égypte. Elles devraient
aborder les points suivants  : définition des objectifs recher-
chés ; établissement d’une trêve durable ; accès des convois
humanitaires sur tout le territoire syrien  ; actions terrestres
et aériennes conjointes contre les groupes de la mouvance
d’al-Qaïda comme de l’EI ; remise sur les rails, sans exclusive
ni préalable visant la personne de Bachar Al Assad, du pro-
cessus de Genève, qui pourrait déboucher sur une nouvelle
Constitution prévoyant une certaine décentralisation des
compétences des 14 gouvernorats syriens ; enfin, définition
d’un programme de reconstruction avec l’appui des institu-
tions financières internationales, y compris les fonds de déve-
loppement des pays du Golfe.

Cependant, une négociation sur la Syrie doit s’inscrire


dans le cadre beaucoup plus vaste d’un Moyen-Orient où s’af-
frontent de plus en plus ouvertement, d’une part l’Iran et de
l’autre, une coalition réunissant Israël, les États-Unis et l’Ara-
bie séoudite, qui affichent leur volonté d’imposer un change-
ment de régime (regime change) à Téhéran. Car il apparaît de
plus en plus clairement que la tragédie syrienne ne se réglera
pas sans une approche globale de l’ensemble des problèmes
du Moyen-Orient  ; il s’agit d’une œuvre de longue haleine
qui rencontrera de nombreux obstacles, à commencer par
l’absence de confiance entre les différentes parties prenantes.

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