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Philonsorbonne 

16 | 2022
Année 2021-2022

Le rapport entre imagerie mentale et perception à


la lumière des sciences cognitives
Sacha BEHREND

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/2055
DOI : 10.4000/philonsorbonne.2055
ISSN : 2270-7336

Éditeur
Publications de la Sorbonne

Édition imprimée
Date de publication : 27 février 2022
Pagination : 13-30
ISSN : 1255-183X
 

Référence électronique
Sacha BEHREND, « Le rapport entre imagerie mentale et perception à la lumière des sciences
cognitives », Philonsorbonne [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne le 27 février 2022, consulté le 06 juin
2022. URL : http://journals.openedition.org/philonsorbonne/2055  ; DOI : https://doi.org/10.4000/
philonsorbonne.2055

© Tous droits réservés


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Le rapport entre imagerie mentale et perception


à la lumière des sciences cognitives

Sacha B EHREND

Introduction

La question du rapport entre la perception et l’imagerie mentale1 a une


longue histoire en philosophie. Elle a notamment fait l’objet d’analyses de la
part des penseurs que l’on regroupe sous la bannière de l’empirisme anglais2.
Cette question s’est aussi posée à nouveau frais au cours du XXe siècle,
notamment chez des auteurs comme Gilbert Ryle dans The Concept of Mind
et Ludwig Wittgenstein dans les Philosophische Untersuchungen.
À partir des années 1960, l’essor des sciences cognitives, et plus tard
celui des neurosciences cognitives, ont permis d’apporter un nouvel
éclairage sur cette question. Plus précisément, des données expérimentales
et de neuro-imagerie ont permis de confirmer certaines intuitions
philosophiques et d’en réfuter d’autres. Ainsi, la proximité entre perception
et imagerie mentale, et même leur similarité, a pu être mise en évidence.
Pourtant, la prise en compte de ces découvertes en philosophie reste encore
insuffisante. Cet article a donc pour but de tirer des enseignements
philosophiques des développements récents des sciences cognitives. Il s’agit

1. L’expression « imagerie mentale » désigne aujourd’hui ce que l’on appelait plutôt


« imagination » dans les écrits d’Aristote, Descartes, Hobbes, Locke, etc.
2. L’exemple le plus évident est probablement la théorie de l’esprit humain développée par
David Hume, qui fait de celui-ci un théâtre où interagissent des impressions et des copies de
ces impressions, qui sont des idées (cf. Traité de la nature humaine, livre I, trad. Ph. Baranger
et Ph. Saltel, Paris, GF-Flammarion, 1995 (travail original publié en 1739), Première Partie,
Section 1). Mais, Hobbes a aussi consacré des analyses à cette question dans le Léviathan.
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aussi d’interroger la signification exacte de ces découvertes, l’interprétation


qu’il faut en donner, ce qui n’est pas toujours fait avec assez de précision par
les psychologues et neuropsychologues.
Dans une première partie, nous nous intéresserons à la définition de
l’imagerie mentale que l’on peut tirer des travaux de sciences cognitives.
Cela nous permettra de montrer que le rapprochement entre perception et
imagerie mentale découle de la définition même que l’on donne de la
seconde. Mais nous verrons que l’interprétation de ce rapprochement n’est
pas évidente, raison pour laquelle nous la discuterons dans la deuxième
partie. L’hypothèse que nous examinerons est que l’imagerie mentale est une
simulation de la perception.

1. L’imagerie mentale comme faculté quasi-perceptuelle

La façon la plus simple de définir l’imagerie mentale est de dire qu’elle


consiste en une faculté qui produit des images mentales. Pour développer
cette définition trop vague, on peut préciser que l’imagerie mentale est la
faculté s’actualisant dans un processus descendant et utilisant certains des
mécanismes relevant de la perception pour produire des images mentales.
Mais cette version de la définition reste encore trop indéterminée et il
convient d’expliciter ce qu’elle signifie.

Une faculté « descendante »


Tout d’abord, il faut revenir sur l’expression « processus descendant ».
« Descendant » traduit l’expression anglaise top-down, qui désigne en
sciences cognitives un sens du flux d’information allant de l’information
déjà mémorisée et conceptualisée vers le traitement des stimuli. Top-down
s’oppose à bottom up (ascendant) qui désigne le sens inverse. La thèse selon
laquelle l’imagerie mentale est un processus descendant fait aujourd’hui
consensus parmi les neuroscientifiques. Comme le dit Roldan : « l’imagerie
visuelle mentale représente un flux d’information opposé à celui des
phénomènes visuels perceptifs, un flux qui requiert de s’éloigner des
perspectives traditionnelles ascendantes pour être pleinement compris »3.
Mais parler de l’imagerie mentale comme d’un processus descendant
signifie plus que cela. Lorsque l’on parle d’un flux d’information
descendant, on entend généralement que les connaissances emmagasinées
sont appliquées aux stimuli actuellement traités. C’est pourquoi on dit de
la perception qu’il s’agit d’un processus à la fois ascendant et descendant4.

3. S. M. Roldan, « Object Recognition in Mental Representations: Directions for Exploring


Diagnostic Features Through Visual Mental Imagery », Frontiers in Psychology, 8, 2017, p. 830.
4. Par exemple dans C. D. Gilbert et W. Li, « Top-down influences on visual processing »,
Nature Reviews Neuroscience, 14, 2013, p. 350-363.
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L’information captée par les organes sensoriels, la rétine dans le cas de la


perception visuelle, ne remonte pas simplement et passivement vers les aires
cérébrales responsables de la cognition. En fait, l’information déjà stockée
est aussi appliquée à l’information qui remonte, afin d’en combler les
lacunes et de la rendre plus stable. Or dire que l’imagerie mentale est un
processus descendant veut également dire que, contrairement à la perception
visuelle, il n’est pas déclenché par ce que l’on pourrait appeler un stimulus
rétinien pertinent. Lorsque je vois un arbre, mon système visuel va construire
une représentation mentale corrélée plus ou moins étroitement à l’arbre
que j’observe. Cela signifie que si je regarde un arbre, je ne vais pas me
représenter une créature dotée de quatre pattes, par exemple. En revanche,
l’imagerie mentale désigne une activation du système visuel qui se fait en
l’absence d’une telle corrélation : je peux en effet visualiser la maison
de mon enfance sans actuellement percevoir cette maison. Cela n’implique
pas que les stimuli ne peuvent jouer aucun rôle. En effet, voir une certaine
couleur ou une certaine forme d’objet peut me conduire à me remémorer la
maison dans laquelle j’ai grandi et, par conséquent, à la visualiser. Toutefois,
même si un stimulus joue un rôle dans l’activation du processus d’imagerie
mentale, il n’y a pas la même corrélation entre la représentation produite et
l’apparence du stimulus que dans la perception visuelle.
On peut donc demander ce qui active le processus de l’imagerie mentale
s’il ne s’agit pas d’un stimulus externe. La réponse est que le processus
répond à la nécessité pour notre système cognitif de rendre un certain
type d’information explicite et accessible. L’imagerie mentale est
particulièrement adaptée à la mise en lumière de l’information concernant la
forme et la position des choses. Selon l’un des modèles les plus achevés du
processus de l’imagerie mentale5, ce type d’information n’est pas conservé
de façon explicite dans les souvenirs visuels appartenant à la mémoire à long
terme. C’est pourquoi est déclenché un flux descendant visant à activer
les aires du cortex visuel capable de générer des images mentales dans
lesquelles les propriétés recherchées sont explicites. On peut donc
partiellement répondre à la question posée en disant que la mémoire à long
terme joue un rôle très important dans le déclenchement du processus de
l’imagerie mentale. Si l’on suit les conclusions de Kosslyn et ses collègues,
il faut aussi reconnaître l’importance des besoins de notre système cognitif
dans l’activation de l’imagerie mentale.

Similarités phénoménologiques
Pour comprendre la définition que nous avons donnée de l’imagerie
mentale, il faut également dire en quoi cette faculté utilise des mécanismes
qui relèvent de la perception visuelle, ou en d’autres termes en quoi elle est
quasi-perceptuelle. La première raison de dire que l’imagerie mentale est

5. Celui de Stephen Kosslyn et ses collègues, voir S. M. Kosslyn, W. L. Thompson et


G. Ganis, The Case for Mental Imagery, Oxford, Oxford University Press, 2006.
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similaire à la perception visuelle, ou quasi-perceptuelle, tient à la qualité


phénoménale des expériences produites par ces deux facultés. Beaucoup
rapportent en effet que l’expérience psychologique des images mentales est
au moins partiellement similaire à celle des perceptions visuelles. Selon
David Hume6, la ressemblance entre les impressions (produites par la
perception) et les images mentales (reproduites par l’imagerie mentale) est
presque totale, à tel point qu’il est parfois difficile de les distinguer. Hume
va jusqu’à dire qu’elles se correspondent exactement. Le seul moyen de les
distinguer serait par leur degré de vivacité : les percepts seraient beaucoup
plus vifs que les images mentales. Pour étayer la thèse selon laquelle la seule
différence phénoménale pertinente entre ces deux types de représentations
mentales est leur vivacité, Hume fait valoir l’existence de cas où ce critère
ne s’applique pas. Si la thèse de Hume est correcte, alors les cas où les
percepts et les images mentales ne diffèrent plus par leur vivacité devrait
rendre la distinction impossible. On peut trouver la confirmation de cette
prédiction dans un certain nombre de cas attestés où nous sommes
incapables de différencier percepts et images mentales. Telle est la situation
lorsque nous rêvons : le réveil est souvent nécessaire pour prendre
conscience que les images mentales qui nous apparaissent ne correspondent
pas à des objets perçus actuellement. On peut aussi penser à ce qui se produit
lors de certains épisodes délirants, par exemple liés à un accès de fièvre.
L’argument de Hume permet ainsi de montrer que la perception et l’imagerie
mentale produisent des représentations qui sont phénoménalement très
proches, si l’on met de côté leur degré de vivacité.
La thèse de la grande similarité phénoménale entre les produits de la
perception visuelle et ceux de l’imagerie mentale est corroborée par une
expérience réalisée par la psychologue C. W. Perky au début du XXe siècle7.
Perky demandait à ses sujets de fixer du regard un point sur un écran et
de visualiser des objets à cet endroit. Alors que les sujets suivaient les
instructions, une forme colorée correspondant à l’objet devant être visualisé
était projetée sur l’écran depuis l’arrière juste au-dessus du seuil normal de
visibilité. Ainsi, lorsque l’on demandait aux sujets de visualiser une banane,
une forme allongée jaune était projetée ; lorsqu’il s’agissait d’une tomate, un
cercle rouge, etc. Dans la plupart des cas, les sujets ne se rendaient pas
compte qu’ils étaient en train de percevoir des formes réellement présentes
sur l’écran et pensaient que ce qu’ils voyaient étaient en fait le produit de
leur faculté de visualisation mentale.
Ce résultat a été partiellement reproduit par Segal et Nathan8. Ces
derniers rapportent en effet que certains sujets parvenaient à distinguer les

6. D. Hume, Traité de la nature humaine, op. cit., p. 41-42.


7. C. W. Perky, « An experimental study of imagination », American Journal of Psychology,
21(3), 1910, p. 422-452.
8. S. J. Segal et S. Nathan, « The Perky Effect: Incorporation of an external stimulus into an
imagery experience under placebo and control conditions », Perceptual and Motor Skills, 18,
1964, p. 385-395.
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percepts et les images mentales. Ce que l’on peut conclure de ces résultats
n’est donc pas que les percepts et les images mentales sont toujours
entièrement similaires d’un point de vue phénoménal. La conclusion est
plutôt qu’il existe bien des cas où les sujets confondent ce qu’ils voient et
ce qu’ils visualisent. On peut donc en inférer une similarité phénoménale
partielle.

Similarités comportementales
Mais la similarité phénoménale partielle entre l’imagerie mentale et la
perception visuelle est insuffisante pour fonder la thèse selon laquelle
la première est une faculté quasi-perceptuelle. En rester à cet argument
reviendrait à faire reposer cette thèse sur des intuitions introspectives.
On peut ajouter à la similarité phénoménale partielle des données
expérimentales concernant le comportement lors des épisodes de perception
visuelle ou d’imagerie mentale. Des études montrent ainsi que des saccades
oculaires se produisent lorsque l’on visualise des objets avec les yeux fermés
et que les mouvements observés correspondent à ceux qui ont lieu pendant la
perception visuelle. Brandt et Stark ont ainsi montré que des mouvements
oculaires spontanés pendant l’imagerie mentale correspondent à la scène
visualisée9. Ils ont étudié le chemin parcouru par les yeux des sujets
lorsqu’ils devaient regarder une grille en damier dont le motif était irrégulier.
Ils ont ensuite comparé la forme du balayage visuel au chemin parcouru
lorsque les sujets se contentent de visualiser la grille en son absence. Le
chemin parcouru par les yeux dans la perception et la visualisation
partageaient une grande similarité. Ces résultats montrent que la similarité
entre imagerie mentale et perception visuelle n’est pas seulement
phénoménale. Il y a aussi une grande similarité dans les comportements
oculo-moteurs qui sont adoptés.
Un autre ensemble de données expérimentales, que l’on peut également
considérer comme comportementales, montre qu’il existe des interférences
entre la perception visuelle et l’imagerie mentale. Ce phénomène
d’interférence est maintenant appelé « l’effet Perky » dans la littérature
scientifique, bien qu’il diffère des conclusions que la psychologue du même
nom avait tirées de l’expérience que nous avons précédemment décrite.
L’effet Perky désigne plus précisément le fait que la génération d’une image
mentale réduit la sensibilité aux stimuli visuels réels. En d’autres termes,
le seuil de détection des stimuli visuels est augmenté lorsque l’imagerie
mentale est utilisée en même temps que la perception visuelle. De
nombreuses études ont montré l’existence de ce phénomène d’interférence10.

9. S. A. Brandt et L. W. Stark, « Spontaneous eye movements during visual imagery reflect the
content of the visual scene », Journal of Cognitive Neuroscience, 9(1), 1997, p. 27-38.
10. S. J. Segal et V. Fusella, « Influence of imaged pictures and sounds on detection of auditory
and visual signals », Journal of Experimental Psychology, 83, 1970, p. 458-464. Mais voir aussi
A. Reeves, R. Grayhem et C. Craver-Lemley, « The Perky effect revisited: Imagery hinders
perception at high levels, but aids it at low », Vision Research, 167, 2020, p. 8-14.
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Segal et Fusella ont par exemple reproduit le dispositif expérimental de


Perky : les sujets étaient positionnés face à un écran et devaient ensuite
visualiser certains objets sur cet écran. Dans la moitié des cas, un stimulus
visuel représentant l’objet à visualiser était projeté sur l’écran. On leur
demandait enfin, après qu’ils avaient décrit ce qu’ils avaient vu, si un
stimulus avait été projeté. Le résultat de cette expérience était comparé
au résultat d’une autre dans laquelle les sujets devaient seulement détecter
la présence ou non d’un stimulus visuel sur l’écran, sans avoir à visualiser
quoi que ce soit. Les auteurs ont observé que lors de l’expérience
comprenant des visualisations, la sensibilité au stimulus était moins aiguë
que lors de l’autre expérience.
Ce type de données comportementales conduit à dire qu’il y a bien
interférence entre l’imagerie mentale et la perception visuelle, interférence
qui doit être comprise comme une augmentation du seuil de sensibilité
aux stimuli visuels. Cette interprétation est d’autant plus convaincante que
le phénomène d’interférence est restreint à une modalité sensorielle : les
images mentales affectent la vue de façon bien plus explicite que les
« images auditives » et vice-versa.
Finalement, on peut aussi ranger dans la catégorie des données
comportementales des résultats montrant que la perception visuelle et
l’imagerie mentale partagent les mêmes limites. En d’autres termes, ces
résultats montrent que l’imagerie mentale est déterminée par certaines
contraintes que l’on retrouve également dans la perception visuelle.
Stephen Kosslyn11 a mis en place une série d’expériences reposant sur la
tâche suivante : on a demandé aux sujets de fermer les yeux et de construire
une image mentale d’un objet (qui était nommé ou montré) comme s’il était
vu de loin. Ils devaient alors imaginer qu’ils marchaient vers l’objet de telle
façon que celui-ci apparaisse de plus en plus grand. On demandait alors aux
sujets si à un certain moment, ils arrivaient si proches de l’objet que celui-ci
semblait déborder le champ de vision, de telle sorte que toutes ses parties ne
puissent plus êtres vues simultanément. Tous les sujets ont rapporté avoir
fait l’expérience de ce débordement du champ visuel. On demandait ensuite
aux sujets d’arrêter de se rapprocher mentalement au point précis où le
phénomène de débordement commençait. Ils devaient alors estimer la
distance à laquelle ils seraient de l’objet s’ils le percevaient actuellement.
Une expérience partiellement similaire a alors été réalisée, la différence
fondamentale étant qu’il y avait cette fois des objets physiques « réels »
accrochés au mur. Les sujets devaient se rapprocher de l’objet en question
en fixant son centre et s’arrêter au moment où il ne leur était plus possible
de percevoir la totalité de l’objet simultanément.
Le résultat de cette série d’expériences est que « … les résultats obtenus
lorsque les stimuli étaient perceptuellement présents étaient virtuellement

11. S. M. Kosslyn, « Measuring the visual angle of the mind’s eye », Cognitive Psychology, 10,
1978, p. 356-389.
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identiques à ceux obtenus dans l’expérience d’imagerie correspondante12 ».


En d’autres termes, les objets imaginés débordent le champ visuel à la même
distance imaginée que les objets réels débordent le champ visuel dans la
perception effective. Les contraintes visuelles et spatiales pesant sur le
champ de vision sont par conséquent les mêmes dans l’imagerie mentale
et la perception. En ce sens, imagerie mentale et perception sont aussi
similaires sur le plan des comportements qu’elles produisent.

Similarités neurales
Mais la raison principale d’affirmer que l’imagerie mentale fait appel
à des mécanismes relevant également de la perception visuelle, c’est-à-dire
qu’elle est similaire à la perception visuelle ou quasi-perceptuelle, doit être
cherchée dans les données fournies par la neuropsychologie. C’est en effet
en étudiant les corrélats neuraux de divers phénomènes et tâches
psychologiques que les chercheurs ont découvert que l’imagerie mentale
et la perception visuelle ont des corrélats neuraux en commun. Plus
précisément, de multiples études portant sur la neurophysiologie de certains
singes et des êtres humains ont montré que les aires du cerveau responsables
de la perception visuelle et de l’imagerie mentale sont partiellement les
mêmes.
Ainsi, Goldenberg et ses collègues13 ont utilisé la tomographie par
émission monophotonique (TEMP ou SPECT) pour chercher à savoir quelles
aires cérébrales sont activées lorsque les sujets utilisent l’imagerie pour
répondre à des questions. Goldenberg et ses collègues ont comparé l’activité
cérébrale lorsque les sujets répondent à deux types de questions. L’un des
types requiert de visualiser l’objet ou les objets (comme « le vert des pins
est-il plus sombre que le vert du gazon ? ») et l’autre type n’exige pas de
visualisation (comme « l’impératif catégorique est-il une ancienne forme
grammaticale ? »). Les questions nécessitant le recours à l’imagerie
augmentent le flux sanguin dans les régions occipitales, relativement aux
autres questions. Or les lobes occipitaux contiennent de nombreuses aires
qui sont utilisées dans la perception visuelle.
Roland et Friberg14 ont demandé à des sujets d’imaginer qu’ils
marchaient le long d’un chemin à travers leur quartier, prenant d’abord
à droite, plus à gauche, et ainsi de suite. Avant d’effectuer cette tâche
d’imagination, les sujets ont respiré du xénon 133. Roland et Friberg ont
ensuite comparé la structure du flux sanguin dans cette tâche d’imagerie
spatiale avec la structure du flux sanguin apparaissant lorsque les sujets
se reposent simplement avec les yeux fermés. Ils ont trouvé que l’imagerie

12. Ibid., p. 384.


13. G. Goldenberg, I. Podreka, M. Steiner, K. Willmes, E. Suess et L. Deecke, « Regional
cerebral blood flow patterns in visual imagery », Neuropsychologia, 27, 1989, p. 641-664.
14. P. E. Roland et L. Friberg, « Localization of cortical areas activated by thinking », Journal
of Neurophysiology, 53, 1985, p. 1219-1243.
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mentale visuelle produit une augmentation du flux sanguin dans certaines


parties du lobe occipital, du lobe pariétal et du lobe temporal. Or il y a des
preuves que les parties de ces lobes qui sont activées pendant la tâche
d’imagerie mentale sont également utilisées dans la perception visuelle.
Le fait que les aires responsables de la perception et de la reconnaissance
visuelles sont aussi mobilisées lors des tâches d’imagerie mentale est aussi
mis en lumière par des études plus récentes15. Néanmoins, il faut bien
préciser que l’identité des aires liées à la perception et à l’imagerie n’est que
partielle. Des études montrent en effet des différences notables entres les
corrélats neuraux de ces deux facultés. Ainsi, Ganis, Thompson et Kosslyn16
ont trouvé que le gyrus occipital inférieur et le gyrus occipital supérieur droit
sont activés par la perception visuelle, mais non par l’imagerie mentale.
C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, du gyrus occipital moyen,
gyrus occipital supérieur gauche, gyrus lingual et le cuneus. Les auteurs
proposent aussi une explication fonctionnelle de ces divergences entre les
corrélats de la perception visuelle et de l’imagerie mentale. Les régions
uniquement activées lors de la perception visuelle seraient celles qui sont
impliquées dans des opérations perceptuelles visant à faciliter la détection ou
l’identification d’objets (par exemple la catégorisation rapide des objets
grâce à leurs propriétés de surface). De telles fonctions ne seraient pas
requises par l’imagerie mentale car les images mentales ne doivent pas être
détectées ou identifiées. En effet, lorsque l’on visualise volontairement un
objet qui est absent, on sait déjà quel objet est visualisé.
Nous comprenons dès lors plus en détail la définition donnée à la faculté
d’imagerie mentale au début de l’article. Il s’agit d’une faculté quasi-
perceptuelle, en vertu des ressemblances phénoménales, comportementales
et neurales entre elle et la perception visuelle. De plus, c’est une faculté
descendante parce qu’elle n’est pas déclenchée par la remontée d’un
stimulus rétinien pertinent, mais plutôt par la nécessité de réactiver des
connaissances se trouvant dans la mémoire.

2. L’imagerie mentale est-elle une simulation de la perception ?

Une façon intéressante d’interpréter la proximité entre l’imagerie


mentale et la perception visuelle consiste à dire que la première simule. Cette
position est une application particulière d’une conception plus générale qui

15. S. M. Kosslyn, W. L. Thompson et G. Ganis, The Case for Mental Imagery, op. cit ;
I. P. Winlove Crawford, F. Milton, J. Ranson, J. Fulford, M. MacKisack, F. Macpherson et
A. Zeman, « The neural correlates of mental imagery: A co-ordinate-based meta-analysis »,
Cortex, volume 105, 2018, p. 4-25.
16. G. Ganis, W. L. Thompson et S. M. Kosslyn, « Brain areas underlying visual mental
imagery and visual perception: an fMRI study », Cognitive Brain Research, 20, 2004,
p. 226-241.
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consiste à voir l’imagination comme capable de simuler des états mentaux


non-imaginatifs, par exemple la perception et la croyance.
Pour comprendre qu’une théorie générale de l’imagination puisse
s’appliquer à l’imagerie mentale, il faut bien sûr considérer que la deuxième
est une sous-espèce de la première. Il faut ainsi adhérer à l’idée que
l’imagerie mentale est une certaine forme d’imagination : on considère
souvent qu’il s’agit d’une « imagination sensorielle »17.
Pour déterminer précisément ce que veut dire une telle affirmation,
la première étape est de comprendre ce que l’on entend par le terme
« simulation ». De façon plus déterminée, il faut comprendre quel est le
sens de ce terme lorsqu’on cherche à l’appliquer à l’imagerie mentale. Nous
allons examiner trois façons de définir le type de simulations qui est ici
pertinent. Cela nous permettra de nous demander si au moins l’une de ces
trois définitions est susceptible d’être appliquée avec succès à l’imagerie
mentale.

Trois définitions de la simulation


La première définition à laquelle nous allons nous intéresser a été
formulée par Jane Heal. Il est utile de remarquer que cette définition n’a pas
été proposée pour capturer en particulier le rapport entre imagerie mentale
et perception visuelle. Il s’agit d’une définition beaucoup plus générale de ce
qu’est une simulation, ce qui explique son abstraction :

D1 : Une simulation Y de X est quelque chose qui est suffisamment


similaire à X dans sa nature intrinsèque pour que les tendances au
développement diachronique qui sont inhérentes à X aient des équivalents
dans Y18.

Cette définition soulève au moins deux problèmes. Le premier est de


savoir s’il y a une restriction du type de choses pouvant être une simulation.
En d’autres termes, Y peut-il être un objet, un processus, un être vivant, un
objet inanimé ou s’agit-il d’une variable ayant un champ d’interprétation
limité ? Nous laisserons ici ce problème de côté. La deuxième difficulté
tient à la signification de l’expression « les tendances au développement
diachronique qui sont inhérentes à X ». En quoi consistent de telles
tendances ? Si nous voulons pouvoir évaluer l’application de cette définition
à l’imagerie mentale, il nous faut préciser ce point.

17. M. Arcangeli, « The Two Faces of Mental Imagery », Philosophy and Phenomenological
Research, 101/2, 2019, p. 304-322.
18. J. Heal, « Simulation, theory and content », in P. Carruthers et P.K. Smith (eds.), Theories
of Theories of Mind. Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
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Or dans leur discussion de cette définition, Catharine Abell et Gregory


Currie19 donnent une interprétation de cette formule : « Lorsque je simule
votre prise de décision, je passe par un processus similaire au processus par
lequel vous pensez lorsque vous prenez une décision ; lorsque j’ai une image
mentale d’un tigre, mes processus visuels de haut niveau sont affectés d’une
façon très similaire à celle dont ils seraient affectés si je voyais réellement
un tigre »20. Les tendances au développement diachronique sont donc
interprétées comme signifiant dans le cas des images mentales la stimulation
des processus visuels supérieurs (de haut niveau). Ces processus se réfèrent
aux opérations cognitives qui sont appliquées aux informations visuelles et
qui sont plus complexes que le traitement de l’information visuelle effectué
dans le cortex visuel primaire. La reconnaissance visuelle des objets et des
emplacements dépend ainsi de ces processus. On considère généralement
que ces processus ont pour corrélat neuraux les aires visuelles dites de haut
niveau, situées dans les lobes pariétal, temporal et frontal.
On pourrait se demander pourquoi l’interprétation d’Abell et Currie fait
uniquement mention des processus visuels de haut niveau et non de ceux
qui relèvent de niveaux plus bas. Ces processus sont ceux qui consistent
à distinguer la figure et le fond, ainsi qu’à détecter les objets. Pour justifier
cette restriction, on peut arguer du fait que les processus visuels de bas
niveaux ont pour fonction de traiter l’information qui vient de la rétine. Cette
information doit subir un travail d’organisation, afin de pouvoir être
interprétée par les aires visuelles supérieures. Or l’imagerie mentale fait
intervenir des images qui ont déjà été organisées et ont été conservées dans
la mémoire. De plus, dans la mesure où l’imagerie mentale est un processus
volontaire, le travail de reconnaissance de l’objet imaginé est probablement
facilité. Comme le disent Kosslyn, Thomson et Ganis : « Ces résultats
démontrent que les deux systèmes se recouvrent seulement partiellement, ce
qui ne devrait pas être une surprise : l’imagerie s’appuie sur de l’information
conservée qui a déjà été organisée, alors que la perception requiert de séparer
la figure du fond, ainsi que reconnaître et identifier un objet perçu »21.
Si l’on prend en compte l’interprétation d’Abell et Currie, on peut
reformuler la définition précédemment donnée de la façon suivante :

D1’ : Une simulation Y de X, où X est un processus de perception


visuelle, est quelque chose qui est suffisamment similaire à X dans sa nature
intrinsèque pour que les mêmes processus visuels de haut niveau qui sont
activés lors de X soient activés dans Y.

19. C. Abell et G. Currie, « Internal and External Pictures », Philosophical Psychology, 12(4),
1999, p. 429-445.
20. Ibid., p. 437.
21. S. M. Kosslyn, W. L. Thompson et G. Ganis, The Case for Mental Imagery, op. cit.,
p. 151-152.
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On en arrive donc à une définition de la simulation qui a perdu


son caractère de grande généralité et s’applique uniquement à l’imagerie
mentale. L’avantage de cette définition est qu’elle est suffisamment précise
pour la mettre à l’épreuve des données empiriques. En effet, si l’imagerie
mentale simule bien la perception visuelle, alors les tâches d’imagerie
mentale doivent s’accompagner de l’activation des mêmes aires visuelles
de haut niveau que la perception visuelle.
La deuxième définition de la simulation que nous allons étudier est tirée
du livre de Gregory Currie et Ian Ravenscroft, Recreative Minds. L’idée
principale est que les différents types d’états mentaux ou de processus
mentaux qui surviennent dans notre esprit sont caractérisés au moins par
deux choses : ils présentent des informations d’une certaine façon et ils
permettent de transformer cette information selon un mode qui leur est
propre. Dès lors, une faculté de simulation mentale doit, pour pouvoir imiter
ces états et ces processus psychologiques, imiter ces deux propriétés. Cela
vaut aussi bien pour la simulation de croyances et de désirs que pour la
simulation d’états perceptifs, comme ceux qui relèvent de la perception
visuelle. On peut dire qu’il s’agit d’une condition liée aux capacités mentales
et la définition de la simulation mentale doit donc prendre cela en compte.
Mais, la définition de la simulation mentale n’est pas contrainte d’en
rester aux capacités. Comme le soulignent Currie et Ravenscroft, certains
théoriciens simulationnistes pensent que l’examen de la simulation mentale
doit aussi s’accompagner d’une étude des mécanismes neuraux qui sont
mobilisés lors des épisodes pertinents22. Ces mécanismes pourraient être
activés « hors ligne », ce qui signifie qu’ils pourraient être activés sans
pour autant être connectés aux systèmes qui produisent nos mouvements et
nos actions. Ainsi, si je visualise un tigre menaçant face à moi ou un
véhicule fonçant vers moi, je ne me mettrai pas à courir pour échapper
au danger. Cet exemple permet de montrer qu’il semble effectivement y
avoir une déconnexion entre le produit de la simulation, une image mentale
dans ce cas, et la réaction émotionnelle et motrice qui suivrait une perception
visuelle actuelle. Il s’agirait là d’une des différences les plus importantes
entre, par exemple, la perception visuelle et l’imagination sensorielle
visuelle, dont ferait partie l’imagerie mentale.
Néanmoins, deux options sont possibles lorsque l’on cherche à explorer
les mécanismes qui expliquent la simulation des capacités mentales. La
première branche de l’alternative dit que les mécanismes neuraux qui sous-
tendent la capacité originelle et la simulation de cette capacité sont les
mêmes, tandis que la deuxième branche est que le mécanisme mobilisé par
la simulation est distinct de celui qui correspond à la capacité cible. Il est
nécessaire d’expliciter plus en détail ces deux options. Concernant la
première, Currie et Ravenscroft précisent qu’il faut que les états mentaux
et les simulations de ces états suivent un chemin différent vers le système

22. G. Currie et I. Ravenscroft, Recreative Minds, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 66.
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de transformation de l’information. De plus, il doit aussi y avoir une « sortie


latérale » pour les produits de la simulation.
Currie et Ravenscroft donnent deux raisons qui rendent, selon eux, la
première option plus vraisemblable. La première s’appuie sur le caractère
économique de l’hypothèse selon laquelle il n’y a qu’un seul mécanisme en
jeu. Il est en effet plus coûteux de postuler deux mécanismes qu’un seul. Or
il semble acceptable de postuler que, si le cerveau peut accomplir certaines
fonctions au moyen d’un seul système neural, il n’en utilisera pas deux. La
deuxième s’appuie sur une observation faite au sujet de la simulation de la
prise de décision. Pour prendre une décision à partir de croyances ou désirs
simulés, il faut aussi prendre en compte un nombre important de croyances
et de désirs réels. Ainsi, lorsqu’un enfant fait semblant d’être dans un bateau
au milieu de la mer, il mobilise ses croyances concernant les propriétés de
l’eau, les mouvements des vagues, etc. Il fait intervenir tout un ensemble de
connaissances ou croyances qui ne sont pas feintes ou simulées concernant
le monde. L’argument de Currie et Ravenscroft est que, si les mécanismes
qui sous-tendent les capacités cibles et les capacités de simulation sont
entièrement distincts, il est difficile de rendre compte de ce phénomène. En
effet, si le système neural responsable de la simulation est entièrement
séparé, alors il ne devrait pas pouvoir prendre comme entrées des croyances
non-feintes. Mais si l’on accepte que le mécanisme responsable de la
simulation peut prendre comme entrée de telles croyances, alors ce
mécanisme accomplit une fonction qui pourrait être réalisée par le
mécanisme en charge de la prise de décision non-simulée. Il semble alors
superflu de postuler l’existence de deux mécanismes qui partagent le même
fonctionnement et les mêmes capacités.
En somme, la définition de la simulation que l’on peut tirer de l’ouvrage
de Currie et Ravenscroft est la suivante :

D2 : Y est une simulation de X (i) si et seulement si Y présente et permet


de transformer l’information de la même manière que X et (ii) si les
mécanismes neuraux correspondant à Y sont les mêmes que ceux qui
correspondent à X.

La troisième des définitions de la simulation auxquelles nous allons


nous intéresser est due à Alvin Goldman. Cette troisième définition associe
la caractérisation du processus de simulation à celle des produits de ce
processus. En ce sens, il y a au moins deux parties importantes d’une
simulation. La première est que « … le processus P est une simulation d’un
autre processus P’ si P copie, reproduit ou ressemble à P’ sous certains
aspects pertinents (qui sont relatifs aux buts ou à la fonction de la tâche). La
précision “sous certains aspects pertinents” permet au processus simulateur
de ne correspondre qu’imparfaitement au processus simulé »23.

23. A. Goldman, Simulating Minds: The Philosophy, Psychology, and Neuroscience of


Mindreading, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 156.
Le rapport entre imagerie mentale et perception 25/274

Pour ce qui est de l’imagination ou de l’imagerie mentale, Goldman


précise que les « aspects pertinents » n’incluent pas la phénoménologie. Ce
rejet tient au fait que Goldman veut laisser ouverte la possibilité que les
produits d’un processus de simulation mental soient inconscients. De plus,
selon lui, même en ce qui concerne les produits d’une simulation qui sont
conscients, l’affirmation d’une similarité phénoménologique entre eux et
leurs cibles est douteuse. Les aspects pertinents sur lesquels il insiste sont
donc fonctionnels et neuraux.
Mais, il faut ajouter quelque chose à ce que nous avons dit sur la
définition de Goldman. Celui-ci ne fait pas porter sa définition
exclusivement sur le processus de simulation. Le produit de ce processus en
fait également partie. C’est pourquoi il écrit : « Ce qui en fait une simulation
est sa manière descendante (par opposition à ascendante) de produire l’état
en question, manière de produire qui a pour but explicite – ou au moins la
fonction- de reproduire des états produits de façon habituelle »24. En somme,
ce qui fait d’une opération mentale la simulation d’une autre opération, ce
sont non seulement les ressemblances neurales et fonctionnelles, mais aussi
la similarité des états mentaux produits.
Pour ce qui est des ressemblances neurales entre l’imagerie mentale et la
perception visuelle, Goldman s’appuie en grande partie sur les études que
nous avons déjà détaillées dans la partie précédente. Cela lui permet de
conclure qu’il y a effectivement une similarité entre les corrélats neuraux de
la perception visuelle et ceux de l’imagerie mentale.
En ce qui concerne les ressemblances fonctionnelles entre ces deux
facultés, Goldman utilise le raisonnement suivant. Il part des résultats des
travaux du psychologue Roger Shepard et ses collaborateurs sur la rotation
mentale. Dans ces expériences, on montre aux sujets deux dessins
représentants des objets en trois dimensions, dont l’orientation est différente.
La tâche est, pour les sujets, de déterminer si les deux dessins représentent le
même objet ou non. Plus précisément, il s’agit de déterminer si la structure
physique des objets dans les deux dessins est la même. Les résultats des
expériences montrent que le temps pris par les sujets pour répondre est
proportionnel à l’écart angulaire entre les deux formes dessinées. Pour
Shepard et ses collègues, la meilleure interprétation de ces résultats est que
les sujets font tourner des images mentales des objets dessinés jusqu’à ce
que ceux-ci aient la même orientation spatiale. C’est ce processus qui
permettrait de faire des comparaisons entre les dessins25.
Goldman ajoute que la rotation d’images mentales, dans ces
expériences, a permis aux sujets de répondre à la question posée avec un
pourcentage de succès très élevé. Selon Goldman, ce pourcentage est très
proche de celui qui aurait été obtenu si les réponses s’étaient appuyées sur la

24. Ibid., p. 150.


25. R. Shepard et L. Cooper, Mental Images and their Transformations, Cambridge, MA,
MIT Press, 1982.
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perception actuelle de la rotation des objets. En d’autres termes, imaginer la


rotation d’objets grâce à des images mentales et voir ces objets tourner
réellement produirait des résultats assez semblables. C’est là, pour Goldman,
la preuve qu’il y a une similarité fonctionnelle entre perception visuelle
et imagerie mentale. On pourrait expliquer cela en disant que l’une des
fonctions principales, si ce n’est pas la fonction principale, de la perception
visuelle est de nous donner des informations sur les états de faits qui
sont actuellement perceptibles. Or, l’imagerie mentale remplirait la même
fonction vis-à-vis des états de faits qui ne sont pas actuellement perceptibles.
La définition de la simulation mentale que nous pouvons tirer du travail
de Goldman est la suivante :

D3 : Le processus Y est une simulation du processus X si et seulement si


(i) Y est au moins partiellement similaire à X sous l’aspect de ses corrélats
neuraux et (ii) si Y produit des états mentaux qui ont le même rôle fonctionnel
que ceux produits par X.

Quelle définition choisir ?


La composante qui revient de façon nette dans chacune des trois
définitions que nous avons données est la composante neurale. Certes, le
degré de précision de la similarité entre les corrélats neuraux de la
perception visuelle et de l’imagerie mentale varie selon les auteurs.
Selon D1, seuls les processus visuels de haut niveau doivent être activés
par la simulation de l’imagerie mentale. Cela implique que seules les
zones cérébrales responsables de ces processus, et non toutes les zones
correspondant au traitement de l’information visuelle, doivent être activées
par l’imagerie mentale. Au contraire, D2 et D3 contiennent une contrainte
plus générale concernant les corrélats neuraux pertinents. Mais, l’idée
générale est qu’il doit y avoir une similarité au moins partielle entre ces
corrélats pour que l’imagerie mentale soit une simulation de la vision.
La deuxième caractéristique importante apparaît sous des formes
différentes dans les définitions D2 et D3. Dans D2, l’accent est mis sur la
similarité de la façon dont l’information est présentée et transformée dans la
perception visuelle et l’imagerie mentale, tandis que, dans D3, c’est plutôt le
rôle fonctionnel de ces facultés qui est mis en exergue. Il semble que parler
de la présentation de l’information fasse aussi référence à la dimension
phénoménale de l’accès à l’information. Au contraire, la notion de fonction
ou de rôle fonctionnel peut se comprendre comme excluant toute
considération phénoménale. La question est donc de savoir s’il faut inclure
dans notre définition une condition concernant la similarité phénoménale
entre perception visuelle et imagerie mentale.
Dans la partie précédente, nous avons mentionné des arguments et des
données expérimentales pour défendre la thèse selon laquelle il y a une
Le rapport entre imagerie mentale et perception 27/274

similarité phénoménale entre les deux facultés. Malgré tout cela, il faut être
prudent : ce que ces arguments et données établissent est qu’il existe des
cas où les sujets confondent l’imagerie mentale et la perception visuelle.
Néanmoins, il faut préciser que la plupart des expériences récentes
concernant les rapports non-neuraux entre ces deux facultés montrent plutôt
l’existence d’interférences, au sens où le maintien d’une image mentale
pendant l’exécution d’une tâche mobilisant la perception visuelle fait baisser
l’acuité visuelle des sujets. Ces expériences ne concluent ainsi pas sur la
confusion systématique, chez les sujets, entre percepts visuels et images
mentales. Il faut donc rester prudent sur la similarité phénoménale entre les
produits des deux facultés. Il nous semble pour cette raison plus judicieux de
ne pas inclure de condition concernant la similarité phénoménale dans notre
définition de la simulation psychologique.
Nous pouvons donc reprendre la définition D3 pour arriver à une
définition pleinement convaincante de la simulation psychologique :

D3 : Le processus Y est une simulation du processus X si et seulement si


(i) Y est au moins partiellement similaire à X sous l’aspect de ses corrélats
neuraux et (ii) si Y produit des états mentaux qui ont le même rôle fonctionnel
que ceux produits par X.

Concernant la première condition dans la définition, nous avons déjà fait


une liste d’études montrant que certaines parties du cerveau responsables de
la perception visuelle sont aussi mobilisées par l’imagerie mentale.

La définition est-elle satisfaite par les données empiriques ?


Néanmoins, il faut noter que certaines découvertes récentes suggèrent
que la perception et l’imagerie mentale utilisent les mêmes aires, mais non
exactement les mêmes parties de ces aires. On trouve une discussion de ces
études dans un article de Koenig-Robert et Pearson26.
Il y a un consensus parmi les neuroscientifiques sur le fait que la
perception visuelle fait intervenir à la fois des signaux feedforward et
feedback27. Au contraire, le manque de stimulation rétinienne dans
l’imagerie mentale implique qu’elle doit être activée par des signaux
feedback venant des aires cérébrales de haut niveau. Pourtant, des études
utilisant l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle ont apporté des
résultats qui semblent montrer que tous les signaux feedback n’activent pas
les mêmes couches du cortex visuel primaire selon les fonctions cognitives
auxquelles ils correspondent.

26. R. Koenig-Robert et J. Pearson, « Why do imagery and perception look and feel so
different? », Phil. Trans. R. Soc. B, 376, 2021, 20190703.
27. Les signaux feedforward sont, dans ce cas, ceux qui sont envoyés vers les aires de
traitement supérieures. Au contraire, les signaux feedback sont ceux qui sont renvoyés vers
les aires de bas niveau dans le but d’adapter les entrées du système venant de la rétine.
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Une étude a récemment comparé un phénomène visuel et une tâche


d’imagerie mentale28. De façon à cibler les signaux feedback dans la
perception visuelle, le phénomène perceptuel étudié était ce qu’on appelle
« l’effet néon », dans lequel une couleur semble s’étendre par diffusion sur
une surface délimitée par des contours subjectifs. Dans la mesure où il s’agit
d’un phénomène relevant de certains aspects top-down de la perception, on
peut l’utiliser pour étudier les signaux feedback qui entrent en jeu dans la
vision. On a ainsi présenté aux sujets des images déclenchant des illusions de
couleurs différentes (vert ou rouge). On leur a ensuite demandé d’imaginer
des zones vertes ou rouges au même endroit. Le résultat est que
l’information concernant les couleurs imaginées était liée aux couches
corticales profondes de V1, tandis que l’information concernant les couleurs
intervenant dans la perception était localisée dans les couches superficielles.
Les chercheurs en ont conclu qu’il y a une différence entre les signaux
feedback de la perception et de l’imagerie mentale, dont le signe est qu’elles
sont localisées dans différentes couches de la même aire corticale.
D’autres études semblent corroborer cette conclusion. Dans un autre
travail29 (Aitken et al., 2020), les auteurs ont utilisé un signal donnant une
indication sur l’orientation d’une figure apparaissant ensuite dans 75% des
essais. Dans les 25% restant des essais, aucune figure n’était montrée.
Pourtant, un signal BOLD (blood-oxygen-level dependent) lié à une attente
d’orientation était enregistré. Les chercheurs ont trouvé que, dans les 25%
de cas où des stimuli ascendants n’étaient pas montrés aux sujets, le signal
BOLD reflétant l’orientation attendue du stimulus absent était localisé
dans les couches profondes de V1. Au contraire, lorsqu’un stimulus était
effectivement présenté aux sujets, l’activité liée à l’orientation avait lieu
dans toutes les couches de V1.
Pour affirmer que les signaux feedback utilisés dans la perception sont
moins localisés dans les couches les plus profondes de V1 que ceux utilisés
dans l’imagerie mentale, on peut s’appuyer sur une étude utilisant une tâche
de discrimination de l’orientation d’une grille30. Les auteurs en ont conclu
que cette tâche mobilisait plus fortement du feedback dans les couches
superficielles, davantage associées à la perception qu’à l’imagerie mentale.
De même, une autre étude31 a utilisé des images de scènes naturelles
partiellement cachées pour étudier la localisation des signaux feedback
utilisés dans la perception visuelle. Dans la mesure où les parties cachées des
images montrées aux sujets devaient être remplies par leur système perceptif,

28. J. Bergmann, A. T. Morgan et L. Muckli, « Two distinct feedback codes in V1 for ‘real’
and ‘imaginary’ internal experiences », BioRxiv, 2019, 664870.
29. F. Aitken, G. Menelaou, O. Warrington, R. S. Koolschijn, N. Corbin, M. F. Callaghan
et P. Kok, « Prior expectations evoke stimulus templates in the deep layers of V1 »,
PLoS Biol, 18(12), 2020.
30. S. J. Lawrence, D. G. Norris et F. P. de Lange, « Dissociable laminar profiles of concurrent
bottom-up and top-down modulation in the human visual cortex », eLife, 8, e44422, 2019.
31. L. Muckli, F. De Martino, L. Vizioli, L. S. Petro, F. W. Smith, K. Ugurbil et E. Yacoub,
« Contextual feedback to superficial layers of V1 », Curr. Biol. 25, 2015, p. 2690-2695.
Le rapport entre imagerie mentale et perception 29/274

ce dispositif devait permettre d’étudier les informations envoyées par les


aires supérieures aux aires visuelles inférieures. Les auteurs ont montré que
les couches qui reçoivent ces informations descendantes sont les couches
superficielles. On peut donc en conclure que les processus de feedback
spécifiques à la perception visuelle correspondent davantage aux couches
supérieures qu’aux couches profondes dans le cortex visuel.
Il faut certes être prudent concernant les conclusions que nous tirons
de ces travaux. Il serait prématuré de considérer la spécificité des couches
corticales vis-à-vis des signaux de feedback comme définitivement
démontrée. Néanmoins, ce qui semble émerger des études récentes est que le
feedback déclenché par le traitement de la perception visuelle semble être
davantage lié aux couches superficielles de V1. En revanche, les signaux de
feedback correspondant à des représentations générées de façon interne,
comme l’imagerie mentale, semblent viser les couches corticales profondes.
C’est notamment l’interprétation de Koenig-Robert et Pearson.
La question soulevée par ces travaux est de savoir s’ils rendent caduque
la thèse selon laquelle l’imagerie mentale est une simulation de la perception
visuelle. La raison pour laquelle ce problème se pose est que la définition
choisie de la simulation psychologique contient une condition exigeant
que le simulateur partage au moins partiellement les corrélats neuraux du
simulé. Or on pourrait penser que le fait que le feedback perceptif soit
principalement localisé dans certaines couches corticales et le feedback
imaginatif dans d’autres couches implique que ces deux facultés ne partagent
pas les mêmes corrélats.
Pour répondre à cet argument, on peut avancer l’objection suivante.
Même s’il se révèle vrai que la perception visuelle et l’imagerie mentale ne
sont pas corrélées aux mêmes couches du cortex visuel, il n’en reste pas
moins que, dans les deux cas, ce sont des couches de V1 qui sont activées.
En d’autres termes, l’imagerie mentale n’utilise pas les mêmes couches
corticales que la perception visuelle, mais elle utilise bien la même aire
du cortex visuel primaire. Or la définition que nous avons choisie exige
uniquement que Y ressemble partiellement à X sous l’aspect de ses corrélats
neuraux. Elle ne précise pas le degré de précision de cette ressemblance, ce
qui veut dire qu’elle n’indique pas si la ressemblance doit être comprise en
termes d’aires ou de couches corticales. Nous pensons que l’identité des
aires est suffisante pour qu’il y ait une ressemblance entre les corrélats
neuraux des deux facultés.
De plus, il faut ajouter que la définition exigeait une ressemblance
partielle et non totale. Or, les études s’accordent à dire que les aires visuelles
de haut niveau sont les mêmes dans la perception et l’imagerie. Il existe
donc déjà une ressemblance partielle entre les corrélats neuraux des deux
facultés au niveau des aires de haut niveau. Par conséquent, une différence
de couches corticales entre l’imagerie mentale et la perception visuelle
n’implique pas qu’il n’y a aucune ressemblance entre leurs corrélats : elle
implique plutôt que la ressemblance n’est pas totale ou entière. Or, cette
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conclusion ne constitue pas une objection contre la thèse selon laquelle


l’imagerie mentale est une simulation de la vision perceptive. Nous
considérons donc que la littérature scientifique confirme la première
condition de la définition D3.
Qu’en est-il alors de la deuxième condition, qui concerne le rôle
fonctionnel de l’imagerie mentale : cette condition est-elle satisfaite par
les données empiriques ? Nous avons déjà décrit dans la partie précédente
la littérature montrant qu’il y a des similitudes comportementales entre les
effets de l’imagerie mentale et ceux de la perception visuelle. Les études que
nous avons mentionnées concernent les saccades oculaires, les phénomènes
d’interférence et les limites des deux facultés. Or les comportements produits
constituent un bon indice du rôle fonctionnel d’un processus mental. Par
conséquent, les résultats empiriques mentionnés nous paraissent suffisants
pour pouvoir affirmer que la deuxième condition de la définition D3 est
satisfaite.

Conclusion

L’apport des sciences cognitives, qu’il s’agisse de données


comportementales ou neurales, permet bien de faire avancer notre
compréhension du rapport entre perception et imagerie mentale. D’une part,
ces données permettent de confirmer le rapprochement de ces deux facultés,
ce qui confirme un certain nombre d’intuitions philosophiques. C’est ainsi
que nous avons montré que l’imagerie mentale peut être décrite comme
une faculté quasi-perceptuelle. D’autre part, les sciences cognitives donnent
les ressources pour interroger plus précisément la signification de ce
rapprochement. À la lumière des données qu’elles nous fournissent, il
apparaît en effet raisonnable d’interpréter cette quasi-perceptualité comme
signifiant que l’imagerie mentale est une simulation de la perception
visuelle.

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