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EHESS

Ethnographie/Fiction: Àpropos de quelques confusions et faux paradoxes


Author(s): Vincent Debaene
Source: L'Homme, No. 175/176, VÉRITÉS DE LA FICTION (juillet/décembre 2005), pp. 219-232
Published by: EHESS
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40590309 .
Accessed: 21/06/2014 14:39

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Ethnographie/Fiction
A propos de quelques confusions et faux paradoxes

Vincent Debaene

V^N POURRAIT DIRE du récentnuméroA'Anthropologie et Sociétés intitulé


Ethnographie - fictions ? qu'il estrévélateur à doubletitre.Révélateur, d'abord,
d'unétathistorique de la discipline. De touteévidence, l'ouvrage dansun
s'inscrit
ensemble de textes qu'ilseraittentant de ranger sousla «
rubriqueWriting Culture :
vingtansaprès». Avecd'autres, il obéità unedoublenécessité : cellede tirerles
leçonsde ce que Sherry Simon et Gilles Bibeau appellent l'introduction
dans les
« interventions décisives de JamesClifford et GeorgeMarcus[1986],de James
Clifford (1988) [1996], de Clifford Geertz(1988) [1996]» (p. 7) ; celle de
reprendre à nouveaufraisla questionde l'écriture ethnographique, aprèsque le
débats'est(unpeu)apaiséetloindesexcèscommedescrispations consécutifs à ce
que les éditeurs de «
qualifient "virage littéraire"en »
anthropologie(p. 8). Dans
unecontribution consacrée aux« péripéties plurigraphiques » de quelquesethno-
logues(MichelLeiris,ClaudeLévi-Strauss, NigelBarley, LauraBohannan), Jean-
ClaudeMullerposela question« Où en sommes-nous ?» (p. 155),etl'interroga-
tionpourrait sansdouteêtreplacéeen exergue du recueil.
Ce dernier s'inscritdoncexplicitement dansle prolongement de la « mutation
épistémologique » desannées1980 (p. 8) *,ce donttémoignent à la foisla place
la
qu'yoccupent question de l'écritureet de
l'ancrage l'interrogation épistémolo- O
giquedansdessituations concrètes. Toutautantque l'attention portéeauxprocé- P
duresde représentation, un tel ancrageestsansdoutela leçonessentielle des U
E
1. À noterqueJean-Claude
naîtque « l'anthropologie
Müllerrefuse
reflexive
cetteidéed'unemutation
[qui]s'estdéveloppée
épistémologique
dansle mondeanglo-saxon
ets'ilrecon-
» a engendré
3
Ul
une« réflexionenprofondeur desconséquences de l'implicationdesethnologues surleurterrain», Q
le soucid'une« jeunegénération » « en pannede nouvelles théoriesetde nouveaux

fi
ilyvoitsurtout
concepts» qui,« fauted'inventer de nouveauxparadigmes [...] a tentéde fairepasser
analytiques,
un simpleprocédéd'écriture [...] pourunerévolution épistémologique» (pp. 157-158).

2004, 28 (3) : Ethnographie


etSociétés,
À proposde Anthropologie Gilles
-fictions?,
2
Simon,eds.
Bibeau& Sherry

L'HOMME 175-176 / 2005, pp.219 à 232

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ouvrages de Paul Rabinow(1988), de JamesClifford (1996) ou, en France,de
JeanneFavret-Saada (1977), et cetteexigence de penserla production du savoir
220 commeun processus,depuisune expérience de terrainparticulière et locale
jusqu'au contexte de
académique réception, se retrouve en particulier deux
dans
«
articlesconsacrésà l'anthropologie »
palestiniennequi, chacunà leurfaçon,
proposent un retour réflexif sur un travail anthropologique antérieur. YaraEl-
Ghadbanrevientsurune recherche d'ethnomusicologie qui portaitsur« les
enjeux identitaireset nationaux dans la musiquecontemporaine palestinienne »
et proposeun « exercice d'écriture anthropologique » qui meten scène,en une
sériede séquencesécritesà la troisième personne,les difficultés nées de sa
« proprehybridité identitaire » en tantque musicienne, musulmane, d'origine
palestinienne, ethnomusicologue, francophone et canadienne ; l'articles'achève
surquelquesréflexions touchant à cetteécriture « scénographique » età sesenjeux
(pp. 15-35). Christine Pirinoli s'interroge quant à elle sur la « négociation déli-
cateentreextériorité et engagement » lorsqu'ontraited'« un objetaussipolitisé
que la mémoire palestinienne », et,à partir d'uneanalysede sa proprepratique et
destraumatismes qui y sont associés, plaidepour une « en
prise compte de tous
lesfacteursqui ontaffecté la production de connaissance » (pp. 165-185).
Maisce recueild'articles estrévélateur dansun autresens,carsi la variété des
références,la diversitédes objetsenvisagés et l'heureuse ouverture du question-
nement sontunhéritage de 1'«appeld'air» crééparlesréflexions surl'écriture du
texteethnographique, l'hétérogénéité des contributions témoigne aussi d'une
réflexion qui ne serapas parvenueà surmonter le désarroiné d'une situation
qu'elleprétendait dépasser. Il ne s'agitpas ici d'incriminer telou telarticlemais
le
plutôtd'interroger principe même de leur rassemblement sous l'étiquette
« ethnographie-fictions». Certes, on peutvoirlà la conséquence d'unconcours de
circonstances editorialet de cettehabitudequi veutqu'«une massede plusen
plusampled'ouvrages collectifs [. . .] se contente de superposer descontributions
diversesetvariéesque réunit le hasardd'uncolloqueou d'unséminaire, sansque
le thèmecommunqui lescoiffe ne parvienne à établir ni un semblant de discus-
sion,ni une amorcede cohérence »2. Mais sansdoutey a-t-ilici un peu plus
qu'unemalheureuse contingence de la vieuniversitaire ; le séduisant rapproche-
mentdes deuxtermes(ethnographie-fictions) s'inscrit en effet indubitablement
dansla lignéedes formules qui firent le succèsde Writing Culture outre-Atlan-
tique: partialtruths et truefictions. Cependant, les auteursde Writing Culture
un
partageaient questionnement objet et un : « The of
Making Ethnographie
Texts» selonle titredu séminaire de la SchoolofAmerican Research de SantaFe
à l'originedu recueil,et l'expression partialtruths qui servaitde titreà l'intro-
ductiondeJames Clifford intervenait de touteévidence au termedesdiscussions,
et dansun butaffiché de synthèse. Mais le chemininverse n'estpas aussiprati-
cable; outreque ce typede rapprochement (qui semble aller à l'encontre de
2. Cf.le compterendudeWiktorStoczkowski 2003, 166 : 243-246)de l'ouvrage
(dansL'Homme,
de Jean-YvesGrenier,
ClaudeGrignon& Pierre-Michel eds,Le Modèleetle Récit,Paris,
Menger,
Éd. de la MSH, 2001.

Vincent Debaene

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quelques « Grands Partages» comme objectif/subjectif ou réel/imaginaire)a
beaucoup perdude sa portéesubversive, et qu'il est,entre-temps, passé du statut
de paradoxe à celui de nouvelle doxa, « ethnographie» et « fiction» sont des ** '
notionstropvastes,troppeu spécifiées,pour que leurtélescopagesuffiseà créer
un problèmecommun,ou circonscrive l'espace d'un débat.
Sans même considérerla polysémiedu second de ces deux termes,on peut
d'embléerelevertroisorientations trèsdifférentes de la réflexion selonle sensque
l'on accordeau traitd'union articulantles deux substantifs. Il peut d'abord être
questiond'ethnographiede la fiction(génitifobjectif): dans ce cas, la fiction,
romanesqueou autre,est objet de l'approcheethnologique,au même titreque
l'ont été et le sontencorele masque ou le mythe; elle a, parmid'autresproduc-
tionsculturelles, valeurde source.C'est explicitement dans cetteperspectiveque
s'inscritCharlieGalibertdans son étude « Anthropologiefictionnelle et anthro-
pologie de la fiction», lorsqu'il considère le recueil de nouvelles littéraires
Flaminia « écritespar un villageoisde Corse du Sud » comme un « accès à la
construction de la vie quotidienneau traversdes représentations et des modes de
connaissancedes acteurs» (p. 127). C'est aussile cas dans la « notede recherche »
d'Axel Guïoux, EvelyneLasserreet JérômeGoffettequi étudientle thèmedu
cyborgdans le cinémad'animationjaponais,convaincusque « le corpsdu cyborg
et sa figuration nous parlentde nous-mêmes» et « redoublant] un questionne-
mentqui, désormais,traversenos représentations du corpset l'appréhensionde
nos façonsde vivre» (pp. 189-190). On peut ensuite étudierl'ethnographie
commefiction; dans cettedeuxièmeorientation, on insistera, selon qu'on adopte
une perspectiveplus ou moins critique,sur la partde projectionque comporte
touteethnographie, sur l'entreprise de traductionqu'elle constitueet le rapport
de force la
qui sous-tend, ou sur ce qu'impliquela construction de l'objet,selon
l'étymologiebien connue du termefiction(fingere:construire, fabriquer).À cet
égard, les études du recueil qui posent ce type de question ont pour point
communde revendiquerune positionéquilibrée,entreles naïvetésde l'objecti-
visme(étroit)et les séductionsdu subjectivisme(esthète),entrel'émerveillement
devant« l'extraordinaire pouvoircréatifde l'écriture» et la méfiancedevant« les
dérivespossiblesd'une fictionqui se laisseporterpar le pouvoirde l'imaginaire»
(Gilles Bibeau & SherrySimon, p. 12), même si, le plus souvent,elles ne vont
guèreau-delàde l'appel à une plus granderéflexivité ou de l'invitationà inventer
«d'autres façonsde penserl'éthique et le politique» (Elspeth Probyn,p. 55).
Enfin,on peut inverserles termeset considérerla fiction(le plus souventartis-
tique) comme une formed'ethnographie« sauvage» et tâcherde montrerla g
« valeuranthropologique» de telle ou telle grandeœuvrereconnue: c'est ce à p
quoi s'attelleGilles Bibeau dans une longue étude consacrée à JackKerouac £
« romancier-ethnographe » de la franco-américanité, dont la vaste Légendedes 3
Duluoz est relue comme « une ethnographiedes Canucks installésaux États- jjjj
Unis » ; l'échec de Kerouac qui ne put menerà bien son projet« pourraitbien JQ
être», expliqueBibeau,« celuide tousles siens», irrémédiablement partagésentre, g
d'une part,une américanitéassociée à la mobilitéet, d'autrepart,la nostalgie *&!

: confusionset paradoxes
Ethnographie/fiction

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d'uneoriginemythique, « situéedansune Bretagne lointaine» et associéeà « la
sédentarité,la fixation,
le retour chezsoi» (p. 83). De ce modèle(la fiction artis-
*** comme relève Christie
tique ethnographie) également l'enquêteentreprise par
McDonald surla «peintre-ethnographe» Ann EisnerPutnam(pp. 105-126),
ainsique l'articlede Sherry Simonqui s'attache à l'ouvrageTheShouting Sign-
painters
(pp. 91-103). Dans ce livre
publié en 1972, le «reporter-ethnologue»
MalcolmReidrelatele combatdu groupe« Partipris», constitué de jeunesécri-
vainsnationalistes québécoisqui usentdu «
jouai, langueurbaine,familière et
dévalorisée» commed'unearme(p. 92). Sherry Simonlitce récitcommeuncas
exemplaire de traductionethnographique.

Bienentendu, cestroisorientations - l'ethnologie de la fiction,l'ethnographie


commefiction,la fictionartistique commeethnographie - ne sontpas sans
rapportentreelles,maisil imported'abordde les distinguer, quitteà ensuite
montrer les relations qu'ellesentretiennent, plutôtque poserunevasteéqui-
de
valencede départfondéesurdeuxassertions symétriques : touteethnographie est
« fiction» parcequ'elleestconstruction ; la fiction, mêmela plusouvertement
imaginaire, peutcomporter unepartde vérité.De cetteéquivalence, on prétend
ensuitesortir «
parquelquesconseilsde prudenceet quelques appel[s] à la vigi-
lance» (p. 13), toutesinvitations à adopteruneposition« équilibrée », un juste
« milieu», entreles « naïvetés » du « positivisme » et les « dérives» du « relati-
visme», maisqui tiennent davantage du vœupieudès lorsque les deuxbornes
dontil fautse garderne sontpas caractérisées autrement que commedesexcès,
excèsde scienced'uncôtéetexcèsde littérature de l'autre- deuxtermes dontpar
ailleurson montre à l'enviqu'ilsne sont« pas aussifacilement separables qu'on
voudrait bienle croire»(PhillipRousseau,p. 216), en particulier en raisondes
« liensinévitables entrestyled'écriture etsavoir» (Bibeau& Simon,p. 12). Que
la pratiquecommel'écriture de l'ethnographie supposent etexigent unedéonto-
est
logie indéniable, et les multiples relectures des « » de
classiques l'anthropo-
logiel'ontsuffisamment démontré, maisque cetteseuledéontologie puissetenir
lieud'epistemologie estpeuvraisemblable.
La secondesourcede confusion tientà l'extrême plasticitéde la notionde
fiction.Elle intervient dans ce recueilau titrede plus petitdénominateur
commun, permettant d'associerdesétudessuruneœuvreromanesque ou pictu-
raleetdesréflexions surl'écriture de l'intime ou l'impossible neutralité de l'eth-
nologuelorsqu'il est confronté à un terrain éminemment politisé. (On peut
d'ailleursse demander à cetégardsi ce n'estpas l'écriture, plutôtque la fiction,
qui constitue le pointde rassemblement desdifférentes contributions.) Mais,sans
mêmes'attarder surlestrèsnombreuses théories de la fiction(qui,curieusement,
ne sontjamaisévoquéesparles différents auteursdu recueil),deuxusagesdu
termese mêlentici.Dans unepremière perspective, la fictions'opposeà l'énoncé
référentiel.La logiqueestalorsconcessive il
; s'agit de montrer que, endépitde
soncaractère imaginaire, la Légende desDuluozde Kerouacpeutêtreluecomme
une « ethnographie des Canucksinstallésaux États-Unis » ou, à l'inverse, de

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souligner que, endépitde sesprétentions à l'objectivité,le réalisme scientifique
traditionnel estinapteà traduire uneréalité complexe, nuancée, variée,etc.Ainsi
^:23
parexemplelorsqueYaraEl-Ghadbanconstateque « l'apparente cohérence de
son mémoire[d'ethnomusicologie] [n'était]que le résultatd'un jeu de torsion
mentale»et réclameque «la complexité des [...] identités postcoloniales [...]
soitdévoiléedanstoutessesnuancessansse retirer dansun langageexpurgé, ni
dansune représentation idéalisée»(pp. 15 et 35). Ces deuxcas sonttrèsdiffé-
rentsetposentdesproblèmes distincts.Dans le premier, on peuts'interroger sur
la relation entrelesdeuxpropriétés du texte,il n'estpas sûrque le lienentreson
caractère fictionnel et sa valeurcognitivesoitautreque contingent ; dans le
second,l'usagedu termede fictionestcritique, maiscelui-cin'estqu'un autre
nomde l'erreur3, puisquece n'estpas tantle projetdescriptif qui esten cause
que ses formes traditionnelles, et rienn'interdit, en effet,de s'engager dès lors
dansdestentatives d'écriture singulières, la difficulté tenant moins à l'esthétisme
éventuel de l'expérience qu'à sonévaluation4. Il resteque, d'un côtécommede
la fiction
l'autre, estpenséeparrapport à sonautre,l'énoncéà viséereferentielle.
Dans la secondeperspective, la fiction entendue commeconstruction estune
catégorie qui englobe toute production discursive cohérente ; elle ne s'opposeà
rien,sinon à la (supposée) « naïveté » de l'optique réaliste
traditionnelle qui aurait
pourdéfautde s'ignorer elle-même en postulant un langagetransparent. Mais à
partirde ce constat - le texte ethnographique est construit - toutes les nuances
sontpossibles, depuisle radicalisme sophiste (il estillusoired'attribuer à la langue
unequelconque capacitéreferentielle, touténoncé par est essence fictionnel, etles
catégories du fauxet de l'erreur ne sontpas pertinentes) jusqu'auxdifférentes
formes de constructivisme réaliste5. La première tendance n'estpasreprésentée en
tantque telledansle numérod'Anthropologie etSociétés, maiselleétaitexemplai-
rement incarnée parla contribution de Stephen Tylerau recueilWriting Culture,
« Post-Modern Ethnography : From Document of the Occult to Occult Docu-
ment» (1986),eton peutconsidérer qu'elle constitue une des bornes de l'espace
danslequels'inscrivent les auteurs(tousrenvoient à Writing Culture, et Charlie
Galibert mentionne précisément le textede Stephen Tyleren bibliographie). Cet
articleestdavantagede l'ordrede la profession de foique de la proposition
critique ; l'appelà une ethnographie « véritablement » postmoderne n'estrien

3. Ainsiégalement lorsqu'onparlede « fiction d'unesociétéclosesurelle-même » ou de « fiction


d'unobservateur neutre », etc.S'il estvraique l'énoncéde fiction au sensstrictse caractériseparle
faitqu'iln'estni de l'ordredu fauxni de l'ordredu mensonge, sansdouteest-on,dansde telscas,
plusprochede l'erreur puisqu'onimpute, iciau donné,là à la méthode, despropriétés qu'ilsn'ont o
pas et que ces postulats erronés informent l'analysede façonsous-jacente ; cela dit,une foisces
erreurs età moinsde renoncer
relevées, à l'analyse elle-même, toutresteà faire...
4. Outrequ'au termedu dispositif« scénographique » qu'elleélabore,YaraEl-Ghadbanpropose
uneséquenceintitulée « réflexions », le textequi précèdeesttruffé de notesexplicatives etde réfé- 3
rencesqui témoignent doncde la permanence d'unsoucide transitivité. S
I2
5. Commele signalePhilippeCorcuff (2004 : 19) à proposdes « nouvellessociologies » : « Les
constructivismes sontdoncde nouvelles formes de réalisme, se distinguanttoutefois des formes
classiquesde positivisme, carinterrogeant le "donné"et laissantplaceà une réalitédontles rela-
tionsdoiventêtrepensées».

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Ethnographie/fiction

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d'autrequ'une rêverieutopiqueautourd'un texted'une partsansautorité,d'autre
partsans signification (toujoursrépressive).Manifestement terrorisé
à l'idée de
"4 un discours ou et d'autorita-
produire positif explicite (donc assignable suspect
risme),StephenTylerne peut proposerqu'une collectiond'énumérationsnéga-
tivesindiquantce que l'ethnographie postmodernen'estpas (ou ne serapas, car
elle est,selon lui, à venir- du reste,s'il demeureun impensédans ce manifeste,
c'est bien la perspectivetéléologiquequi le sous-tend).Or ce texte,agitéparfois
comme un épouvantaiten ce qu'il symboliseles « dérivespostmodernes », peut
êtrelu commeune réactivation de la traditionsophistique; on y retrouveles argu-
mentsde Gorgias: rienn'est; si quelque chose est,ce n'estpas connaissable; si
quelque chose est et que c'est connaissable,je ne peux le communiquer.Ainsi
StephenTyler{Ibid. : 123 ; ma traduction)évoque-t-illa scienceau passé:
« La sciencedépendait de l'adéquationdescriptived'unlangagequi puisseêtrerepré-
sentation du monde,maispourpasserdu percept individuel à uneperception
collec-
tive,elle avaitaussibesoinde l'adéquationd'un langagequi soitcommunication,
capablede produire unconsensus au seinde la communauté Finalement,
scientifique.
la sciencea échouéparcequ'ellenepouvaitpasréconcilier lesexigences
contradictoires
de la représentation
et de la communication. »
Une foisécartéce radicalismedont tous les auteursdu recueilse défient,il reste
donc à éclairerla perspective, le sensdonné au termefictionet la construction en
question, sinon théoriquement, au moins par l'exemple.Or, à cet égard,on reste
quelque peu perplexedevantun souci de « ménagerla chèvreet le chou » qui, le
plus souvent,tientlieu de postureépistémologiqueet où se combinent,d'une
part,l'ambitionde « produirede la connaissance» et, d'autrepart,la prétention
de ne pas êtredupe des « Grands Partages» (entrescience et littérature, entre
fictionet ethnographie, entreréelet imaginaire,entreobjectifet subjectif,etc.).
On oscille ainsi entreles chargescontre« l'orthodoxiepositiviste» (Rousseau,
p. 215) ou « l'objectivité
qui a gouvernéles scienceshumaines» (Probyn,p. 40), un
scepticismede bon aloi qui sait que le discourssavantest toujoursenserrédans
des pratiqueslocales, le refusdu «relativismeabsolu» (Pirinoli,p. 180) et le
constatenthousiasted'un « brouillage», d'une « hybridation » ou d'une « poro-
sité» des pratiquesdiscursives(ethnographie, récitde soi, fiction,science,litté-
rature,toutesformesdont on s'émerveillequ'elles « communiquent» entreelles
aprèsavoirallègrement décrétéque les frontières qui les séparaientn'étaientpas
On
pertinentes). peut pourtant revenirà l'émergencehistoriquede cetteassocia-
tion ethnographie-fiction, en considérantpar exemple troisaffirmations des
« pères» du tournantrhétoriquede l'anthropologienord-américaine :
CliffordGeertz(1998: 87):
« En résumé,les écritsanthropologiquessonteux-mêmes des interprétations,et de
deuxièmeet troisième ordrede surcroît.
[...] Ce sontdoncdes fictions, fictionsau
sensoù ilssont"fabriqués" - le sensinitialdefictio-nonparcequ'elles
ou "façonnés"
seraient qu'ellesne correspondraient
fausses, pas à la réalité,ou qu'ellesseraientde
simplesexpériencesde penséesurle modedu "commesi".Construire desdescriptions,

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"dupointde vuede Facteur",des interactions
[...] estun acted'imagination
pas très
différent
de la construction
similairedes interactions, entre
disons, un médecin de
campagne son
français, idiote
de femme adultère
et son amant maladroit
au XIXe »
siècle. 225
Paul Rabinow (1988: 135):
« Les "faits" lesmatériaux
de l'anthropologie, que l'ethnologue estalléchercher
surle
terrain,sontdéjà en eux-mêmes Ellessontdéjà,ces donnéesde
des interprétations.
base,culturellement médiatiséespar les gensdontnous sommesvenus,en notre
qualitéd'ethnologue, étudierla culture.Les faitssontfaits- le motvientdu latin
factum, "fait", - etlesfaitsque nousinterprétons
"fabriqué" »
sontfaitset refaits.

JamesClifford(1986 : 6, ma traduction):
« Les écritsethnographiques peuventêtrequalifiésà justetitrede "fictions" au sens
d'"objetsconstruits,fabriqués",conformément à la signification de la racinelatine
fingere.Maisil estimportant de préserver nonseulement l'idéede construction, mais
et d'invention
aussicellede facticité, d'élémentsnon réels.(Dans plusieursde ces
emplois,fingere supposeun certaindegréde fausseté.) Lestenants de la sciencesociale
interprétativeont récemment accepté de qualifierles bonnes ethnographies de
"fictionsvraies"maisgénéralement au prixd'unaffaiblissement de l'oxymore, le rédui-
santà l'affirmationbanaleque toutevéritéestconstruite ; lesessaisréunisici conser-
ventl'oxymore danstoutesa tension. »
D'ores et déjà, une différenceessentielleapparaît entre l'assertionde Paul
Rabinow qui concerne le faitethnographiqueou social et celles de Clifford
Geertzet de JamesCliffordqui touchentla productiondu textesavantpropre-
mentdit. Or l'affirmation selon laquelle le faitsocial est fabriqué,construit,n'a
de valeurcritiquequ'en raisondu contexteoù elle apparaît,mais en tant que
telle,elle n'a riend'une dénonciation6;c'est au contraireun des fondementsde
la science sociale, dont on oublie qu'elle s'est d'abord élaborée contrel'empi-
risme; la confusionde l'objet scientifiqueavec l'objet empirique était, par
exemple,l'argumentessentieldes durkheimiens contrel'ethnographie coloniale,
qui rappelaientque, pour la science,il a
n'y d'objet que construit7.
Certes,le contextedans lequel Paul Rabinowfaitce constatn'estpas le même;
sans êtreencorecelle du soupçon rhétoriqueque l'on trouverachez JamesClif-
ford, la perspectiveest celle d'une herméneutiqueraisonnée; il s'agit de
comprendreet d'expliciterles « processusd'interrogation, d'observationet d'ex-
»
périence en jeu dans l'enquête, mais on ne peut que s'étonnerlorsquede telles
réflexions légitimentun retourà l'empirismele plus ingénu,d'autantplus para-
doxal qu'il s'autorisede la prétendueluciditéde ceux qui « ne croientplus » à
O
6. Voir,surce point,la préfacede PierreBourdieuà la traduction française on
de Reflections 5
EC
FieldworkinMorocco,où l'auteurdeLa Distinction nepeutdissimuler uncertain étonnement devant
des« révélations
le retentissement » de PaulRabinow, maisinviteégalement à « se garderde croire 3
tropviteavoircompris » etsoulignel'intérêt du récitpardifférenceavec« l'exégèse académiquede S
la tradition surl'exégèse
de réflexion » (in Rabinow1988: 12-13).Pourunemiseau pointépisté-
etuneréflexion surle statut de l'objeten anthropologie, voirBorutti 2003.
1
mologique ontologique
dessavoirsafri-
7. Voir EmmanuelleSibeud, Une scienceimpérialepour LAfriquer La construction
: 192-208,et 218-232.
enFrance(1878-1930),Paris,Éd. de l'Ehess,2002,en particulier
canistes

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«l'idée mêmed'objectivité en science»(Bibeau& Simon,p. 8). Ainsia-t-on
aujourd'hui « réalisé » «
que le langagedescriptif se révèlesouventimpuissant à
226 la
dire complexité de la réalitéethnographique qui débordeconstamment les
ressources de la langueetdu récit» etqu'ilfautsanscesses'atteler à « de nouvelles
versionsqui n'épuisent jamaisla richessede la réalité» (Ibid.). Mais il fauty
insister: on ne peutsortirdes impassesde l'ethnologie « positiviste » par un
retour plusauthentique au donné; tantque l'on considérera la pratiqueethno-
graphique comme un processus continu parlequel on « remonte » de l'expérience
vécueà la « loi », alorson ne sortirapas de cetentre-deux inconfortable pour
lequella scienceestà la foisdésirable (nousproduisons de la connaissance etne
voulonspascéderau « relativisme absolu») etsuspecte(noussavonsbienque les
textesethnographiques sont« partiels, approximatifs, provisoires, sujetsà être
redits autrement » [Ibid.]). Car,ce faisant, on abandonne l'idéenaïvede réalisme
(concessionau scepticisme), maison persisteà postulerune sourcevive- la
« réalitéethnographique » donton « n'épuisejamaisla richesse » - à partirde
laquelleon passe,parépurations successives,à la monographie (maisqu'est-ce, au
juste,qu'une « réalité ethnographique » ? Où s'arrête-t-elle?). Dès en
lors, effet, la
scienceestparessenceréductrice puisqu'elledéforme et élagueune expérience
viveetvariéepourla « faireentrer » danssescadresétroits etaustères. Maisl'ob-
à
jectivité laquelle on a si lucidement renoncé n'estque la version faible,plate-
mentinductive, qui prévalaitpeut-être chezun ethnographe commeMarcel
Griaule(encorefaudrait-il nuancer)pourqui unecollecterigoureuse de « faits»
suffisait à définir le travailde l'ethnographe, lequel les livrait ensuite à l'appré-
ciationde l'anthropologue de cabinetqui en dégageait des« lois».
MarcelGriaule,donc,se méprenait, d'abordparcequ'il considérait le « fait
ethnographique » commeun prélèvement de réalitéet ignorait que celui-ci était
déjà fait,construit, fabriqué, mais aussiparcequ'ilenvisageait le travail de connais-
sancecommel'opération inductive d'unpurespritdégageant desloisà partir du
donné.Or biensouventles professions de foidésenchantées de ceuxqui « ne
croientplus à l'objectivité » s'accompagnent d'une conceptionimplicite de la
connaissance qui demeure inductive puisqu'ondéplore du «
l'incapacité langagede
la science » à traduire la profusion du vécuou lesnuancesde situations complexes.
Les travaux de PaulRabinowou de JamesClifford constituaient à l'évidence une
incitation à repenser l'articulation entrepratique et
ethnographiqueanthropologie,
maisenprendre la mesure exigequ'onsorteradicalement du positivisme inductif ;
il estsainde rappeler que « les faitssont faits mais
», construits, construits, ilsnele
sontpastrop; au contraire, le risqueestqu'ilsnele soientjamaisassez.
Le secondaspectde la construction concerne le texteproprement dit8.Celui-
ci,rappelait James Clifford, obéit à des conventions expressives, et celles-ci sont
déterminées, ou au moins informées, par le contexte de production de et

8. Concernantla doubleassimilation Geertz- du texteethnographique


que l'on trouvechez Clifford à
une interprétation,
et du travaild'interprétationà un acted'imagination
-, voirJeanBazin (1998), ainsi
que, dansle mêmenuméro,la contribution de VincentDescombes(1998).

Vincent Debaene

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reception, parl'institution (disciplines, traditions, écoles),parles distinctions
génériques (roman, récit de voyage,ethnographie),surtout et parunesituation
et dès lors l'autorité les réalités cultu- À
127
politique historique que pourreprésenter
reliesn'estpaségalement partagée(Clifford 1986: 6). La perspective estexplici-
tement rhétorique9, mais sur cette base, plutôtque de s'en tenir à une demi-luci-
ditéqui reprend d'unemain(ne pas céderau relativisme) ce qu'elleconcèdede
l'autre(nepasignorer notresoumission auxconventions expressives localesde la
science),deuxoptionsau moinssontpossibles.On peutsoitminorer la rhéto-
en
rique distinguant la surface des conventions de la du
profondeur concept(ce
que faitpar exempleJean-Claude Müller qui considère que l'injonctionau
« dialogisme «
» a renouveléles techniquesde présentation », mais que ces
dernières ne « sauraient en rienpasserpourdesconcepts analytiques » [p. 159]10),
soitau contraire la
pousser perspective rhétorique jusqu'à son terme, en envisa-
geantl'ensemble du circuit de communication du texte savant. Aprèstout,ce
n'estque tardivement que la rhétorique a étéréduiteà Xelocutio et à l'étudedes
figuresdu discours ; elle comporte également, dans son acception originelle, une
part consacrée aux rapports de l'auteur à son sujet, ainsi qu'à la « réceptiondu »
texte,la priseen comptedeseffets faisant partieintégrante de la réflexion surla
production de vérité. Plutôtque de constater la « perméabilité » de la fiction etde
l'ethnographie au motif qu'ony trouve les mêmes il
procédés, paraît donc plus
productif de s'interroger surla pragmatique de lecture du texteethnographique11.
Ainsi,lorsquePierreBourdieu- pourtant peu suspectde complaisance à l'en-
droitde ce qu'ilappelleailleurs le « textisme » - analyse, à la finde La Misèredu
monde, leseffetsproduits à la lecture parlesentretiens proposésdansle corpsde
l'ouvrageet meten évidenceles rapports entre les dispositions de l'enquêteur,
cellesde 1'«enquêté» et cellesdu lecteur, il mèneà sontermeuneinterrogation
proprement rhétorique, mais d'une rhétorique entendueau sensfortcomme
réflexion surl'articulation entreethos, et
logos pathos(Bourdieu1998).

Il fautenfindireun motd'undernier couplede notionsqui,parglissements


sémantiques à
successifs de la
partir paire initiale intervient
ethnographie/fiction,
épisodiquement dansce à
recueil, savoir
l'opposition Mais là
science/littérature.

9. « The returnof rhetoricto an importantplace in manyfieldsof studies[. . .] has made possible


a detailedanatomyof conventionalexpressivemodes » {Ibid. : 10).
10. À cet égard, il faut noter que les relecturestextualistasde l'anthropologiesont toujours
quelque peu démuniesdevant une anthropologienon narrative,puisque la déconstructionporte
de façonprivilégiéesurdes procédésnarratifs. par exemple,que dans Ici et là-
Il est caractéristique, o
bas, au moment d'aborder Claude Lévi-Strauss,CliffordGeertz doive se rabattresur Tristes
Tropiques, mais on peut se demandersi le faitde découvrir,dans une telle « autobiographieintel-
5
EC
lectuelle» les figuresde la quête et de l'initiationéclaireréellementle travailanthropologiquede
l'auteurde La Penséesauvage.
3
11. Voir par exemple,sur ce point,l'articlerécentde Lorenzo Bonoli (2004 : 19-33), qui analyse S
« la conceptiondu texteprésupposée,au momentde la lecture», par le texteréalistetraditionnel
et par le texteethnographique,et qui proposede distinguerd'une partle fonctionnement référen-
tiel (dimensionsémiotique), d'autrepartle fonctionnement cognitif(cadre épistémique)de l'une
et l'autrecatégories.

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Ethnographie/fiction

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encore,plutôtque de s'exalterde la porositédes pratiquesdiscursives12, il
importe de statuer quelquepeu sur le sens des termes, aussi risquées soient les
228 « qu'est-ce
questions que la science? » et« qu'est-ceque la littérature ?» On peut
commencer parleverunepremière équivoquetenantà l'acception nord-améri-
cainedu mot« littérature » qui, souvent, une et
désigne pratique, peuts'appli-
querà toutetentative d'innovation formelle. En France,où le rapport à la litté-
rature estsi affectif etpatrimonial, le termedésigne, dansl'usagecourant toutau
moins,sinonun canon,en toutcas une logiquede consécration : seulesles
œuvres appartiennent de pleindroità la littérature, de sorteque 1'«anthropologie
littéraire » dontse réclameYaraEl-Ghadban(p. 37) constitueune curieuse
alliancede mots,nonpasà caused'uneraideur scientiste pourlaquellescienceet
littérature sontparprincipe mais
incompatibles, parceque le travail d'écriture ne
garantit nullement l'intégration à la littérature; que l'anthropologie exige une
« scénographie de l'écriture » estune chose,que ce dispositif formelfasseune
œuvreen est une autre.Il n'ya donc là qu'un malentendu 13.Mais on doit
admettre que, dans cette perspective, science et littératuren'ont au sensstrict
aucunrapport, ni de collaboration, ni de compensation, ni mêmed'exclusion
mutuelle ; rienn'interdit qu'un textescientifique (scientifique à un moment
donné,faudrait-il dire)rejoigne la littérature (pensons à Buffon), mais ce ne sera
jamais en raison de sa scientifiche. Les de
logiques qualification d'un texte comme
scientifique ou comme littéraire sonttoutsimplement hétérogènes puisque,dans
un cas,on évalueunepertinence et,dansl'autre, on désigneuneappartenance.
Bienentendu, de trèsnombreux théoriciens etcritiques ne se sontpassatisfaits
de cetteacception courante, cette
et,pourjustifier logiqued'intégration ou pourla
contester, onttâchéde définir la littérature parunusageparticulier de la langueet
par une qualitéintrinsèque du texte - ce que,depuispresque un siècle,on appelle
la littérarité. C'estsansdoutechezle « premier » RolandBarthes(qui n'emploie
que rarement le termelittérarité) qu'ontrouve la tentative la plusaboutiedansce
sens,à travers la discrimination entreécrivain et écrivant (1981 : 148, 151). Le
premier « travaille sa parole et s'absorbe fonctionnellement dansce travail », alors
que le second « pos[e] une fin (témoigner, expliquer, enseigner) dont la parolen'est
la
qu'unmoyen; pour[lui], parolesupporte unfaire, ellenele constitue pas» ; les
scientifiques se trouvent, donc,pardéfinition, du côtédesécrivants.
12. Ainsiapprend-on que,chezcertains auteurs(Kerouac,MalcolmReid),«l'écriture ethnogra-
phiqueestdéjà hybridisée, c'est-à-dire [qu']ellese confondavecune pratiqueartistique» (p. 9),
puisqu'un« récitde soiestinévitablement unefiction » (p. 9), puisque « l'ethnographie n'échappe
jamais,toutcommela littérature, à l'auto-graphie» (p. 10),puisqu'ily a des« rencontres réussies
entrefictionet ethnologie » (p. 12),et,plusloin,que « la littérature [peut]êtreaussianthropolo-
giqueque l'anthropologie littéraire» (p. 37) ou que « touttravail sérieux dansl'ordrede la fiction
estautobiographique» (ThomasWolfe,citéparGillesBibeau,p. 63), Aucunede ces assertions
n'estscandaleuse, et peut-être mêmesont-elles toutesvraiesdansun contexte donné,maiselles
sontdifficilement compatibles entreelleset exigent, à toutle moins,quelqueséclaircissements.
13. Et lorsqueGérardGenettedistingue lestextesconstitutivement littéraires(un sonnetou une
tragédie,parexemple)des textesconditionnellement littéraires(qui sontintégrés à la littérature
souscondition, au termed'unprocessus de sélectionetde reconnaissance), il demeure fidèleà cet
usagecourant du terme, puisqu'onvoitbienque la qualitélittéraire estpenséed'abordcommeune
appartenance ; la littérature,
il s'agitd'enêtre.

Vincent Debaene

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Or, si Tons'entientà cettedistinction, il fautreconnaître que le projetde
fusionner « à nouveau» scienceet littérature (projetqui deviendracelui du
« second» RolandBarthes,maisentre-temps, les termesdu problèmeauront "*
changé)ne va pas seulement à contre-courant d'unehistoire qui a séparél'exer-
cicede la littérature de celuidesBelles-Lettres ; c'estun programme toutsimple-
mentintenable étantdonnél'acception des deuxtermes. Réconcilier un mode
de discours qui se reconnaît d'abord à sa transitivité et à son dédain du styleavec
un autre,définiparson intransitivité et son exigenceformelle, pas seule-n'est
mentun non-senshistorique, c'estune impossibilité logique.Sans douteles
chosessont-elles pluscompliquées, et l'intransitivité qu'évoqueRolandBarthes
: ne
(Ibid. 149) désigne nullement un travail de la forme vainetdétachéde tout
«
enjeupuisque en s'enfermant dansle comment écrire l'écrivain finit parretrouver
la questionouverteparexcellence : pourquoile monde? Quel estle sensdes
choses? » ; peut-être mêmey a-t-illà une ambiguïtéconstitutive de l'idée
modernede littérature, qui sans cesse voudrait concilier l'intransitivité et le
« pouvoird'ébranler le monde», fairedu travailde la languesa marqueet son
sans
privilège pour autant renoncer à ses prérogatives au niveaude la pensée.
Pousséejusqu'àsontermeen effet, la thèsede l'intransitivité conduità uneesthé-
tiqueornementale, et il importede maintenir la littérature commepuissance
d'interrogation, productrice d'incertitude et de perplexité. Mais c'estunechose
de ne pas renoncer à unetelleambitionde pensée,et c'enestuneautrede dire
que, parla littérature, se dévoileunevéritéanthropologique inaccessible autre-
ment.Biensouventen effet, deuxpositions voisinent chezceuxqui prétendent
tirerlesleçonsdu « tournant littéraire » de l'anthropologie ; d'un côté,lessitua-
tionscomplexeset les identités hybrides caractéristiques de la postmodernité
excèdent lesformes anciennes de l'exposéscientifiqueexigentet un travail d'écri-
tureet des dispositifs formels -
nouveaux une « littérature », donc,si l'on veut,
maisselonuneconception qui demeure strictement transitive, c'est-à-direaussi
: il d'adapter une forme à un sujet- ; d'un autre côté,
prémoderne s'agittoujours
la littérature, entendueau sensmodernecettefois,seraitl'horizondu travail
anthropologique, sonachèvement, la forme danslaquelleil se dépasseets'abolit
le
pour plusgrand bonheur de la pensée. sonfameux
Dès articlesur« L'autorité
en ethnographie »,James Clifford s'appuyait sur les analyses de RolandBarthes
«
dans « La mortde l'auteur» et rêvaità l'utopied'une autoritétextuelle
plurielle », imaginant des « stratégies textuelles » qui « accord[ent]aux collabo-
rateurs non seulement le statutd'énonciateurs indépendants maisceluid'écri-
vains» (Clifford 1996: 56). Au momentoù il écrit« La mortde l'auteur» et g
« De la scienceà la littérature », RolandBarthes esten passed'abandonner Top- p
position écrivain/écrivant, pour lui préférer l'opposition scriptible/lisible, qui c
distingue moins des classes de textes les
que pratiques de lecture qu'ils suscitent: 3
le scriptible, écrira-t-il dansS/Z,« faitdu lecteurnon plusun consommateur, g
maisun producteur » ; il inaugure« un présent perpétuel surlequelne peutse ,{Q
poseraucuneparoleconséquente », « un plurieltriomphant » que « ne vient g
appauvrir aucune contrainte de représentation (d'imitation) » (Barthes1976 : 'S

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Ethnographie/fiction

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10-12). Si le scriptiblesert de modèle à James Clifford,ce n'est donc pas
(contrairement à ce qu'il laisse entendre)parce que la polyphonieconstitueun
^30 modèleinterprétatif plus satisfaisantque l'herméneutiquede CliffordGeertz,ni
(contrairement à ce qu'on lui reproche)en raisond'un scepticismeexcessifou
d'une tendanceà l'esthétisme,mais pour sa capacitéà résisterau coup de force
autoritaire, nomologique.
C'est d'ailleursun des méritesdu recueil« Ethnographie- fictions? » (et en
particulier de la contribution de PhilippRousseau,« Extravagance de l'anthropo-
logiequichotienne que ? ») de montrer « comment Roland Barthes se profile,tout
en étantrarementcité, derrièrele viragelittérairede l'ethnologietel que l'ont
entaméaux États-UnisClifford, Marcus et les autres» (Bibeau & Simon,p. 12).
Il resteque la littérature esttantôtcélébréepour sa capacitéà restituer des réalités
complexes et à traduire des nuances subtiles (« Certains écrivains », écritElspeth
Probyn,« ontle talentde communiquerla façondontles corpsbougent,changent
et s'adaptentà un lieu » [p. 51]), tantôtparcequ'ellereprésente et déploiela souve-
rainetédu langage(II faut,expliquentGilles Bibeau et SherrySimon, « revenirà
Barthesrappelantque seule la littérature "effectue le langagedans sa totalité"»
[p. 8]). Mais la combinaison de ces deux positionsestintenable,ou d'adopterune
posturefranchement régressive qu'aucun anthropologue, s'il venaità la formuler,
n'accepterait d'assumer, puisqu'elle reviendrait à dire que, parla littérature comme
entreprise de totalisation du langage, se transmet un savoir à la et
foispositif secret,
inaccessiblepar essenceà la « penséescientifique » ; la littérature (la vraielittéra-
ture) seraiten quelque sorte transitivepar inadvertance; non seulementelle
communiquerait (en dépitou plutôten raisonmêmede son intransitivité), mais
elle communiqueraitprécisémentce supplémentd'âme ineffable,ce savoirde
l'hommeque la raideurscientifique seraitcondamnéeà manquer.D'une part,il
s'agit là d'une curieuse de
pétition principe,qui maintientla volontéde connais-
sance tout en se gardantbien d'offrirun chemin praticablepermettantd'y
accéder; d'autrepart,un telpostulatestgrosde présupposéstouchantl'Homme,
la Littérature et la Science,réalitéssoudain hypostasiéesen un mouvementqui
étaitprécisément celui que Barthescombattait- retour,donc, du senscommun,
c'est-à-dire d'une anthropologieintuitive, et retourd'autantplus dangereuxqu'il
frappe ceux-là mêmes qui ont faitvœu de lucidité.

Ces quelques réflexionsvisentmoinsà leverles difficultés qu'à les circonscrire;


de
quantité problèmes demeurent ; l'articulationentre une pratiqueethnogra-
phique infiniment variableet les différents textesqui peuventen résulterpersiste
commela questioncentrale,et elle estau cœurdes contributions les plus sugges-
tivesde ce numéroà?Anthropologies etSociétés.Il resteque vingtans aprèsWriting
Culture,et prèsde trenteans après Un ethnologue au Maroc ou LesMots,la mort,
lessorts,les chargescontre« l'orthodoxiepositiviste » (dont,dès sa contribution à

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Writing Culture, PaulRabinownotaitqu'ellesétaienthistoriquement décalées14)
se sontfranchement émoussées et,au vu des forcesen présence, on peutmême
direqu'ellesontun peu perdude leurpertinence. La publication du journalde » i
Malinowski en 1967 avaitsoudainfaitapparaître «l'observation participante»
commeunecurieuse alliancede motsqui masquaitlesdifficultés d'unepratique
en réalité
troublante ettourmentée ; cettealliancede motsa, depuis,étépatiem-
mentdéconstruite, maisil n'estpassûrque lesnouveaux oxymores qui associent,
sanslesquestionner etau nomde la findes« GrandsPartages », desnotionsaussi
vastesetlabilesqu'ethnographie etfiction soientunevéritable alternative. Ni les
invitationsà la modération, ni la tentation du
quelquepeu maniaque making of
qui assortitle textesavantd'un texteseconddestinéà révéler le « dessousdes
cartes» ne peuventà ellesseulesconstituer desissuesà la confusion crééeparde
tels rapprochements. Paul Valéryparle quelque part d'une exigencede
« nettoyage des situationsverbales » ; il seraitillusoirede penserqu'un tel
nettoyage puissese substituer à la réflexion elle-même, maisil l'estplusencorede
croireque celle-cipourrait s'enpasser.Et s'ily a un intérêt à « sortir des Grands
Partages», ce n'estpas de retrouver une indistinction première, biend'en
mais
produire d'autres,plus efficaces et plus élaborés.

MOTSCLÉS/ KEYWORDS: ethnographie/ - fiction- écriture/ - littérature/


writing
ethnography
-
literaturepostmodernisme/
postmodernism.

S
p
u
E
3
UJ
Q
14. « Clifford,
ou n'importe pasà la findesannéescinquante
lequeld'entrenous,n'écrit
laitPaulRabinow(1985 : 104),de sorteque situerla crisede la représentation
», rappe-
dansun contexte fi
de rupture est« fondamentalement
(celuide la décolonisation) à côtédu sujet».
'S

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