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Le temps de l’architecture.

Jean-Louis Genard

Le titre choisi pour cet exposé ne va pas de soi. L’architecture est évidemment d’abord
un art de l’espace bien plus qu’il n’est un art du temps, celui-ci étant par excellence la
musique. On se convaincra néanmoins aisément que l’architecture a aussi à faire avec le
temps si on pense par exemple à l’importance dans la réflexion architecturale de la question
du rapport à la tradition et à l’innovation, ou encore au progrès.

Puisque ce colloque a pour toile de fond le modernisme, je souhaiterais articuler mon


exposé autour de deux thèses que j’évoquerai rapidement avant de les développer:

1°) Dans un premier temps, je souhaiterais montrer que, dans l’histoire de


l’architecture, le courant moderniste a posé de manière très forte et très radicale la question de
la temporalité. En fait, il a assumé, dans le champ de l’architecture, ce qui faisait la spécificité
du rapport au temps de la modernité philosophique tel qu’il s’est concrétisé au siècle des
Lumières.

2°) Dans un second temps, j’évoquerai en quoi l’héritage moderniste est aujourd’hui
en crise, notamment au travers de ses rapports au temps et, en particulier de son rapport au
futur. Mais je montrerai également en quoi, en dépit de ces difficultés, il nous oblige à nous
poser un certain nombre de questions que les pratiques architecturales et urbanistiques ne
sauraient éluder sans se déjuger ou se trahir. Des questions qui portent en particulier sur le
rapport au temps et à l’avenir.

I. Le temps de la modernité.

Pour ouvrir mon exposé, je souhaiterais commenter deux concepts très particuliers, en
ce sens qu’ils ont tous deux vu le jour dans le champ de l’architecture et qu’ils ont été,
ensuite, transposés dans le champ philosophique pour y connaître un destin fort. Ce sont les
concepts de “ projet ” tout d’abord et de “ post-modernité ” ensuite.

a) La signification temporelle du “ projet ”.

En prononçant couramment et constamment le mot “ projet ”, les architectes et les


étudiants en architecture ignorent sans doute qu’ils utilisent là un terme fondamental en
philosophie, et, en plus, un terme qui trouve son origine dans leur propre champ sémantique.
Ce terme a bien entendu à voir avec le temps et, peut-être, est-il d’ailleurs révélateur des liens
profonds existant entre le temps et l’architecture.
Autour du terme projet, se joue en effet l’articulation de ce que R. Koselleck –à partir
d’une analyse sémantique du vocabulaire de la temporalité aux 17e et 18e siècles- a appelé
l’espace d’expérience et l’horizon d’attente. Comment, en effet, à partir des sédimentations,
des acquis du passé, se projeter dans le futur? La temporalité du projet est en effet bien celle
du futur, celle d’un futur que l’on veut non pas nécessairement négateur du passé et du
présent, mais assurément meilleur.
Comme l’attestent les analyses de P. Ricoeur, c’est en fait autour de ce concept de
projet que s’est nouée l’expérience spécifique de la temporalité des modernes. Je parle ici des
modernes non pas au sens où nous parlons de la modernité architecturale en visant les
courants qui ont marqué la première moitié du 20e siècle, mais bien des modernes tels qu’ils
se sont manifestés à partir de la Renaissance, tels aussi qu’ils ont fait les Lumières.
Quelle est donc cette temporalité du projet, cette temporalité si spécifique des
modernes qui contraste tellement avec le rapport au temps qu’entretenaient les cultures de
l’Antiquité ou du moyen-âge? R. Koselleck et P. Ricoeur l’ont analysée avec minutie et l’ont
rapportée à trois croyances qui sont, toutes trois, entrées aujourd’hui en crise, plus ou moins
profondément. Pour les décrire, je me rapporterai à certains passages du tome III de Temps et
Récit où P. Ricoeur articule cette temporalité autour de trois croyances.
1°) C’est tout d’abord “ la croyance que l’époque présente ouvre sur le futur la
perspective d’une nouveauté sans précédent ”1. Apparaît là la conviction que le présent opère
une rupture dans le cours du temps et que le futur est ouvert, voire est prédisposé au mieux.
C’est sur fond de cette croyance, interprétée souvent dans le sens d’un finalisme historique
inéluctable, que prendront corps les idéaux de progrès, mais aussi les thèses positivistes et
durement évolutionnistes qui se multiplièrent au 19e siècle, et qui accompagnèrent un
colonialisme occidental convaincu de la supériorité de sa culture.
2°) C’est ensuite “ la croyance que le changement vers le mieux s’accélère ”. C’est là
le thème de l’emballement de l’histoire. Un thème qui nous fait voir le présent et à fortiori le
passé avant tout sous l’angle de leur obsolescence, comme si le présent était déjà en quelque
sorte en retard, comme si ce qui est était déjà dépassé, justifiant le cas échéant une cécité à
l’égard du passé.
3°) C’est enfin “ la croyance que les hommes sont de plus en plus capables de faire
leur histoire ”, une conviction qui est un des principaux acquis de la modernité, là où les
cultures antérieures ne pensaient pas que l’humanité pouvait agir significativement sur le
cours des choses.

Ces trois croyances, sont aujourd’hui, à des degrés divers, en crise. En particulier nous
sommes, je crois, de moins en moins convaincus que l’avenir qui se prépare sera
nécessairement meilleur que le passé et le présent. Notre vision du futur est plutôt faite
d’inquiétudes multiples. Le progrès nous semble aujourd’hui appartenir à un environnement
idéologique à l’égard duquel nous devons émettre les plus grandes suspicions, en particulier
parce qu’il a rarement tenu ses promesses. Et par ailleurs, la conviction que les hommes sont
les maîtres d’œuvre de l’histoire a cédé le pas au sentiment que le futur nous échappe très
largement et est, au contraire, redevables de forces, en particulier économiques, sur lesquelles
nous ne pouvons peser que très faiblement. D’une certaine façon -et j’y reviendrai plus en
détail- ce temps de la modernité nous paraît aujourd’hui avoir reposé sur bon nombre
d’illusions, et avoir entraîné un certain nombre de fuites en avant dont nous payons
aujourd’hui un très lourd tribut. Mais laissons provisoirement cette discussion pour chercher à
déceler les liens entre cette temporalité et l’histoire de l’architecture.

Si on se penche sur l’histoire des idées, on observera en effet que l’architecture a joué
un rôle important dans la construction de cette temporalité. Et cela, à une époque où elle se
situait au plus haut dans la hiérarchie des arts, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. J’en
donnerai deux exemples:
1°) celui de la pensée utopique tout d’abord, une pensée intimement liée à l’émergence
de cette temporalité prospective qui caractérise la modernité, et qui est constamment
1
P. RICOEUR, Temps et Récit, III, Le temps raconté, Points, Essais, n°234, Gallimard, Paris, 1993, pp. 379 et
suivantes.
imprégnée de réflexions urbanistiques et architecturales, comme l’atteste la pensée de Thomas
More bien sûr, mais aussi de ses nombreus successeurs au point qu’on peut voir dans la
pensée architecturale le principal support de la réflexion utopique.
2°) celui, ensuite, des interventions de l’architecte Ch. Perrault dans la célèbre querelle
des Anciens et des Modernes. Perrault, à qui de nombreux historiens ont attribué la
responsabilité du basculement de cette querelle en faveur des Modernes, et qui a opéré la
transposition de l’idéal du progrès acquis dans les sciences de la nature dans le champ
esthétique. H.R. Jauss allant jusqu’à faire de cette querelle des Anciens et des Modernes (en
1687), le symptôme le plus clair du “ passage d’une époque à une autre ”, c’est-à-dire “ le
début du siècle des Lumières ”2. Jauss signale toutefois qu’avec Perrault l’appropriation de
cette temporalité de la modernité est encore loin d’être totale. Il montre ainsi qu’à la fin des
quatre tomes que Perrault consacre à une “ comparaison de tous les arts et de toutes les
sciences dans les Temps modernes et l’Antiquité… il se voit contraint de reconnaître que la
distance entre l’Antiquité et les temps modernes ne peut être mesurée dans tous les domaines
de l’art en termes de progrès historique ”3.
Je ne vais pas ici retracer toute l’histoire de l’appropriation par le champ esthétique de
cette temporalité de la modernité. Il y aurait là beaucoup à dire sur le 19e siècle et le
romantisme, sur Baudelaire par exemple,... Peut-être l’éclosion et la permanence de l’avant-
gardisme esthétique traduit-il le succès de cette appropriation d’une temporalité dont le
modèle initial fut peut-être donné par le développement des sciences de la nature mais par
rapport à laquelle le champ artistique ne fut certainement pas en reste. Je laisserai cette
question qui relève de l’analyse historique pour avancer immédiatement l’hypothèse selon
laquelle, dans l’histoire de l’architecture, c’est incontestablement le courant moderniste qui a
été le véritable porteur de cette temporalité décrite par Ricoeur et Koselleck. Si, en effet, dans
l’histoire de l’architecture, il y a un courant qui a assumé pleinement cette temporalité si
spécifique dont j’ai rappelé les trois croyances constitutives, c’est en effet le courant
moderniste.

b. La “ post-modernité ” comme anti-modernité.

J’abandonnerai maintenant provisoirement ce commentaire du concept de “ projet ”


qui nous a lentement mené à saisir la spécificité temporelle du modernise architectural, pour
en venir maintenant au deuxième concept que l’architecture a légué à la philosophie, le
concept de “ post-modernité ”, un concept par lequel ceux qui s’en revendiquent ont d’ailleurs
entendu et prétendu sonner le glas de la modernité.
Lorsque Habermas rédige le texte La modernité: un projet inachevé4 qui sert de
prétexte à ce colloque, c’est clairement à l’architecture qu’il se réfère. C’est l’architecture qui
a donné naissance au concept de post-modernité pour le voir ensuite se propager dans le
champ des sciences humaines et y connaître de très beaux jours. Habermas souligne dans ce
texte, comme dans un autre intitulé Architecture moderne et post-moderne5 que, bien entendu,
le modernisme n’a pas attendu les années 70 pour être critiqué, mais que, dans ces années,
cette critique va prendre des connotations très particulières. Elle va en fait se présenter comme
une critique radicale de la modernité, de ses soubassements et de ses présupposés. Elle va
prendre les traits d’une anti-modernité. L’architecture moderniste va alors être présentée
comme un des principaux symptômes des échecs, des errances, de la mégalomanie,… de la
modernité. Le modernisme, en particulier dans ses accentuations fonctionnalistes, va

2
H.R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Tel n°169, Gallimard, Paris, 1990, p. 175
3
Ibid., p. 177
4
J. HABERMAS, La modernité: un projet inachevé, Critique, 413, octobre 1981, pp. 950-967.
5
J. HABERMAS, Architecture moderne et post-moderne, dans Ecrits politiques, Cerf, Paris, 1990, pp. 9-24.
apparaître comme le symbole des destructions de la modernité, générant quelquefois de
véritables haines, comme c’est d’aillleurs encore souvent le cas aujourd’hui à Bruxelles. La
critique sera radicale en ce sens que les erreurs du modernisme ne seront en rien imputées à
des déficiences conjoncturelles mais bien à ses fondements théoriques les plus profonds, et
notamment à ses assises temporelles, en particulier à son progressisme. Ce constat a, je crois,
été dramatisé avec le plus de force au début de l’ouvrage de Ch. Jencks Le langage de
l’architecture post-moderne (paru en 1979) dans cette phrase devenue entretemps célèbre où
Jencks écrit que “ L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet
1972, à 15h 32 ”, date du dynamitage de buildings fonctionnalistes. L’ouvrage de Jencks se
présente effectivement comme anti-moderne à tel point que l’auteur va procéder à l’inversion
de toute une série de thèmes défendus par le modernisme, exaltant à la fois l’ornement (qui
n’est pas un crime), le vernaculaire, le traditionnel, l’éclectisme, le symbolisme,…
Je terminerai là ce double commentaire sémantique des concepts de projet et de post-
modernité. Il nous a convaincu que l’architecture a offert à la philosophie à la fois un des
concepts au travers desquels elle a pensé son engagement dans le temps et le concept au
travers duquel se sont construites les critiques les plus radicales de la modernité. Il n’est
d’ailleurs pas inutile de rappeler que le concept de projet lui-même a été l’objet de critiques
virulentes de la part des penseurs de la post-modernité, notamment J. Derrida.

II. L’actualité de la modernité.

J’en viens maintenant à la deuxième partie de mon propos. Elle portera sur la question
de savoir s’il est encore aujourd’hui possible d’être moderne. Et non seulement s’il est
possible, mais plus fondamentalement s’il peut être souhaitable de l’être. Est-il donc encore
possible de faire valoir certains idéaux de la modernité contre les critiques et tentations post-
modernistes? Et, si oui, lesquels? Ces questions, je les poserai avant tout sous l’angle du
rapport au temps sans donc prétendre épuiser la question des rapports entre modernité et post-
modernité.
Tout d’abord, je crois que, dans le rapport au temps, nous ne pouvons plus être
modernes au sens décrit précédemment, en référence aux analyses proposées par Ricoeur et
Koselleck. La temporalité des modernes est, comme je l’ai déjà signalé, aujourd’hui en crise
et il convient avant tout de penser cette crise. Si nous prenons les trois croyances évoquées
par Ricoeur pour caractériser la temporalité des modernes, nous pourrion en décrire les
modifications de la manière suivante:

1°) Notre rapport au temps est maintenant profondément marqué par


l’image d’un futur incertain. La pensée utopique est aujourd’hui dominée
par les utopies négatives, celles qui nous présentent un futur fait de
violences, de destructions, de pollutions,… Ce qui avait été le support de
l’optimisme prospectif, à savoir les promesses des développements
scientifiques et technologiques, est aujourd’hui l’objet des plus profondes
inquiétudes. A l’image du progrès, s’est lentement superposée, sous
diverses figures, celle du déclin. Mais il faut dire là que peut-être Ricoeur
et Koselleck ont sous-estimé la présence d’une pensée du déclin au cœur
même de la modernité naissante. Peut-être faudrait-il ici rétablir les choses
en montrant que le véritable acquis de la modernité est plutôt celui de
l’ouverture et de la contingence du futur, la dominance de ses
interprétations optimistes étant sans cesse contrebalancée par une pensée
plus pessimiste (pensons par exemple à Spengler) qui a travaillé aussi, il est
vrai plus sourdement, l’histoire de la modernité.
2°) Nous avons bien entendu conservé l’image d’un emballement de
l’histoire. Mais là où, initialement, s’imposait une convergence entre
l’optimisme du progrès et la conscience d’une accélération du temps, la
conscience de l’emballement renvoie plutôt aujourd’hui à celle d’un
développement devenu autonome, d’un développement que l’homme a
cessé de maîtriser, qui lui échappe donc en même temps que les nouveaux
défis que pose l’histoire, et en particulier les développements sociaux et
technologiques, requerraient précisément un surplus de maîtrise.

3°) Enfin, nous avons fortement, et de plus en plus, le sentiment que


l’histoire nous échappe. Notre rapport au futur est de plus en plus celui
d’un rapport à ce qui apparaît comme un destin, dominé par des forces, en
particulier économiques, renvoyant sans doute en dernière instance à des
actes humains, mais sans être pour autant maîtrisables. Les lieux de cette
maîtrise, par exemple le politique, ayant progressivement perdu leur propre
autonomie d’action.

Si nous comparons cette expérience du temps avec celle qu’ont forgée les Lumières et
qu’a assumé le modernise, l’écart est évidemment profond. Est-ce à dire pourtant que nous
devons renoncer aux acquis de la modernité? Bref, comme le prétendent les penseurs post-
moderne, les promesses de la modernité relevaient-elles de la cécité ou de l’illusion.
La question centrale est, à mon avis, de savoir ce à quoi nous entendons renoncer en
tournant le dos à la modernité. Et, si nous prenons comme angle d’analyse celui du rapport au
temps, ce à quoi nous renonçons, et ce à quoi ont renoncé, souvent d’ailleurs de manière
explicite, comme J.F. Lyotard, les penseurs post-modernes, c’est essentiellement à l’idée de
progrès, à l’idée que l’avenir peut et doit être meilleur. C’est, au niveau de l’architecture,
l’idée que celle-ci est un vecteur possible de ce progrès et qu’elle doit être pensée avant tout
sous l’angle de son rapport et de son ouverture à l’avenir. Ce que devrait nous maintenir à
l’esprit le terme “ projet ” pour autant qu’il ne soit pas assimilé ou ne se trouve pas supplanté
par cet autre terme à connotation beaucoup plus technique et instrumentale, dans lequel la
dimension d’engagment me semble bien moins présente, un terme que j’entends aussi souvent
prononcer par les étudiants, le terme “ programme ”.
Peut-être l’anti-modernité de la post-modernité cache-t-elle en fait une incapacité, une
impuissance ou un renoncement de l’architecture à encore réellement se projeter dans
l’avenir. Et il serait d’ailleurs bien intéressant d’interroger toutes les figures de cette
impuissance et de ces renoncements plus ou moins implicites, de ces concessions multiples au
présent et à un avenir perçu selon la modalité du destin. C’est ce que révéleraient par
exemple :

- les multiples références des architectes post-modernistes aux théoriciens


de la fin des idéologies chez qui la critique de l’idée de progrès occupe
souvent une place centrale ;

- l’acquiescement au caractère flexible, éphémère, modulable… de


l’architecture, une pensée où se révèle me semble-t-il la mainmise de
l’imaginaire tout-puissant de l’économie sur la pensée architecturale ;

- la fascination actuelle pour le patrimoine et la sacralisation du passé ;


- le succès actuel des théories du chaos, de l’entropie, du désordre,… qui
laissent précisément penser que, somme toute le futur est immaîtrisable. Ce
qui vouerait les architectes à se soumettre ou à s’en remettre à des
temporalités hétéronomes, celles de l’économie ou de la mondialisation par
exemple,….

Contre ces éventualités auxquelles semblent être tentés d’acquiescer bon nombre
d’architectes en particulier médiatiques, ce n’est pas je crois réactionnaire que de se
revendiquer d’un droit au projet, et que de s’appuyer, pour ce faire, sur certaines des
ressources qu’a construites la modernité. Une modernité qui serait donc bien un projet
inachevé que nous n’avons nulle raison de vouer aux oubliettes de l’histoire, à condition bien
entendu de le repenser. Comme le propose Habermas à propos de la philosophie, reprendre la
modernité non pas en répétant ses erreurs mais en s’en nourrissant. Que peut alors vouloir dire
en architecture: “la modernité : un projet inachevé ”? Comment aujourd’hui contribuer à
l’achever? Et qui, aujourd’hui, participe à son achèvement ?
Cette dernière question révèle d’ailleurs immédiatement quelques ambiguïtés. En
effet, comme le souligne Habermas lui-même, le modernisme architectural est aussi un style.
Un style qui a parfaitement réussi en tant que tel, qui s’est inscrit dans le tradition et dans le
paysage. C’est là d’ailleurs un des symptômes de la réussite du modernisme que sous-
estiment volontiers ses adversaires actuels pour n’en retenir que les échecs, qui sont souvent
ceux d’une modernité tardive, d’une modernité qui s’est mise au service d’entreprises socio-
économiques qui en furent parfois les motivations dominantes. Tout cela pour dire que, contre
les ambitions totalisantes et émancipatrices de la modernité initiale, il est possible de se
revendiquer d’une modernité comme style, en abandonnant le reste et en faisant du “ style
moderne ” un jeu formaliste; ou encore, en ajoutant à des formes héritées du modernisme des
discours théoriques souvent dénégateurs de cette filiation mais qui relèvent alors de
l’habillage rhétorique. Il est donc aujourd’hui possible d’être moderniste sans l’être, en ne
retenant du modernisme que son aspect formel. C’est en ce sens que Ch. Jencks parle de
modernistes tardifs en citant par exemple les noms de R. Rodgers, N. Foster, N. Grimshaw, R.
Meier,… et il aurait pu y ajouter quelques apôtres de la déconstruction dont les choix formels
relèvent à l’évidence d’une filiation moderniste (De Stijl, le constructivisme,…) mais qui
prennent en même temps des distances théoriques fortes (notamment en se référant aux
théoriciens de la déconstruction) avec le projet moderniste dans sa globalité. Il est
évidemment un peu vain de citer ainsi des noms et de catégoriser bons et mauvais architectes
selon le rapport qu’ils entretiennent ou qu’ils prétendent entretenir avec le modernisme.
Plutôt que de procéder à un inventaire, je souhaiterais proposer à la discussion un
certain nombre d’éléments d’analyse quant aux erreurs de la modernité mais aussi quant aux
ressources qu’elle continue d’offrir pour penser l’architecture et l’urbanisme aujourd’hui.
J’articulerai mon propos autour de trois axes:

1°) Les critiques de la modernité ont certainement raison de critiquer l’optimisme du


futur qui a caractérisé la modernité :

- d’une part, rien ne nous garantit –comme pourrait le faire une philosophie
de l’histoire qu’on retrouve dans un certain marxisme- que l’avenir sera
nécessairement meilleur. Le pire est aussi inscrit dans notre horizon
temporel comme l’ont attesté certaines expériences politiques du 20e siècle.
Je crois d’ailleurs que, comme je le disais précédemment, la modernité l’a
en fait pensé et que son véritable acquis c’est moins cette conception
aveuglément optimiste du futur, que l’acquisition de l’idée de la
contingence du futur, une contingence qui ouvre et qui oblige à
l’engagement. Quoiqu’il en soit, il nous faut sans doute abandonner le
mythe prométhéen pour lui préférer des positions plus prudencielles.

- d’autre part, nous avons appris que les progrès technologiques


n’impliquaient pas nécessairement des progrès moraux ou politiques. Sans
doute, les modernes ont-ils eu de cela une appréhension exagérément
conjointe. Autrement dit, il n’est plus possible de penser le progrès ou
l’émancipation à partir d’une vision unitaire de la rationalisation, comme le
faisaient les théoriciens des Lumières, en accordant au modèle de la
rationalité scientifique et donc du progrès des sciences et des techniques un
statut central.

Ces deux remarques ne doivent pas pour autant nous faire renoncer à l’idée de progrès.
Non plus au sens où celui-ci serait inscrit dans une nécessité historique, mais au sens kantien
d’un idéal régulateur, susceptible de tirer la volonté et de motiver les engagements. A
l’inverse, abandonner absolument l’idée de progrès reviendrait à renoncer à vouloir le mieux.
Le progrès n’est donc pas une promesse offerte par la nécessité historique, il est l’horizon de
notre intervention dans une histoire qui peut, faute de cet engagement, nous promettre le pire.
Nous ne pouvons donc plus penser le futur comme le faisaient les modernistes. Mais,
ce qui demeure je crois indépassable chez eux, c’est cette ouverture à un horizon d’attente,
c’est une propension à saisir le futur et le nouveau non pas comme risque mais comme défi.
Et ici, je parlerais d’un triple défi qui fut au centre du modernisme architectural et qui devrait
à mon sens demeurer au cœur de la réflexion architecturale :

- le défi technologique tout d’abord. Un défi qui fut constamment au centre de


la réflexion moderniste ;

- le défi des lieux, des types d’espaces engendrés par la dynamique sociale. Ce
fut la fascination pour l’usine chez les futuristes, ou celle pour le paquebot,…
Je crois que plutôt que de se lamenter sur la pauvreté rédhibitoire des “ non-
lieux ” générés par la modernisation, l’esprit moderne nous enjoindrait au
contraire d’en saisir la richesse potentielle, la poésie spécifique (comme le fait
le roman policier), et d’en faire des lieux d’investissement privilégié du projet
et du questionnement architectural ;

- le défi des questions posées par la nouveauté ou l’évolution sociale. Celles-ci


ne sont bien entendu plus celles de la première moitié de ce siècle. Elles
pourraient par exemple être celles :

- des transformations d’échelle du projet dans un monde où l’Etat-


Nation tend à ne plus être l’échelle déterminante, mais où l’espace
s’articule de plus en plus dans l’entre-deux du global et du local ;

- de l’éclatement, de la dilution ou de la dispersion de la ville là où a


prévalu l’image de l’unité et de la cohérence urbaine ;

- de la fin d’un symbolisme supplanté par les nouveaux médias de


communication qui désormais structurent l’espace, comme d’ailleurs ils
tendent à superposer à l’espace des communications réelles un espace
d’interactions que je pourrais qualifier de virtuel si ce terme n’était à ce
point galvaudé, modifiant radicalement le statut et l’importance des
relations “ physiques ”, et donc le statut de la mobilité, des lieux
publics,… Bref des espaces de co-présence ;

- de l’hyper-complexité là où le modernisme demeurait souvent attaché


à un idéal de pureté ou de simplicité ;….

Peut-être est-ce cette dimension de la modernité, celle qui consiste à saisir le nouveau
comme promesse et comme défi qui est l’héritage le plus fort de la modernité au sein de cette
part de la post-modernité architecturale qui n’est pas simplement passéiste. Je crois par
exemple qu’il faut reconnaître à certains architectes post-modernes, comme par exemple R.
Koolhaas, d’avoir posé souvent à ce niveau de très bonnes questions à défaut d’y avoir
apporté de bonnes réponses.

2°) Dans la mesure où le projet moderniste possédait une dimension politique, son
héritage aujourd’hui se doit de tenir compte des erreurs du modernisme initial qui pensait la
rationalité politique de manière exagérément dogmatique et péremptoire. Il n’est, je crois,
plus possible aujourd’hui de penser l’émancipation politique sans se référer à l’horizon de la
démocratie procédurale ou participative dont Habermas est un des pricipaux théoriciens. Cette
conviction invite à repenser la pratique de l’architecture, en particulier en jouant la
participation des citoyens contre les pouvoirs du marché et de la bureaucratie politico-
administrative.
Le problème est difficile parce que l’architecture n’est bien sûr pas une discipline
exclusivement politique et que la réussite esthétique n’est évidemment pas simplement
garantie par la procéduralisation.
Cette exigence procédurale vise donc essentiellement la dimension politique du travail
architectural ou urbanistique, mais elle implique aussi de la part de l’architecte une exigence
pédagogique par rapport à ses choix esthétiques. Donc, même si les modernistes en ont, je
crois, demandé trop à l’architecture au plan socio-politique (en attendant un changement
social au départ de l’architecture), ce sur quoi ils ont fondamentalement attiré l’attention, c’est
sur le fait que l’architecture et l’urbanisme, quoiqu’en pensent leurs praticiens, posent des
questions sociales et politiques. Donc, même si les questions esthétiques et les questions
politiques bénéficient désormais d’une autonomie, celle-ci ne dispense pas l’architecte ou
l’urbaniste de se poser aussi ce genre de questions. Ce qui est là posé –et cela en rapport avec
l’idée de projet- c’est la question de l’engagement de l’architecte.
Or, s’il est bien une question qu’élude théoriquement le post-modernisme, par
exemple en récusant l’humanisme, en faisant l’apologie du différend (Lyotard) ou de la
différance (Derrida), sous leurs diverses formes, c’est bien celles-là. En particulier, lorsqu’en
brandissant le thème de la crise ou de la fin de l’humanisme, du progrès ou des idéologies, il
se donne en fait les moyens de régler à bon compte la question de l’engagement en la
renvoyant du côté des illusions métaphysiques, des questions indécidables ou des symptômes
de volonté de puissance ou de répression qui ont bercé les idéaux des Lumières.

3°) Le projet moderniste a, comme je l’ai suggéré, surchargé l’architecture en exigeant


d’elle qu’elle soit le moteur de l’émancipation sociale et politique. D’une certaine façon, les
leçons de l’architecture du 20e siècle nous ont appris qu’elle ne pouvait pas tout. Peut-être
faudrait-il, contre certaines tendances du modernisme –mais aussi, faut-il le dire, des
architectes médiatiques actuels- repenser la nécessaire modestie de la pratique architecturale.
Toutefois, plus fondamentalement, ce qu’il faut comprendre –et que n’avaient peut-
être pas intégré les modernes- c’est que les sociétés modernes sont, contrairement aux sociétés
anciennes (celles du classicisme esthétique), des sociétés hautement différenciées où les
expériences de vie sont irréductiblement plurielles, et où, d’ailleurs, chacun est en droit de
revendiquer pour lui, si du moins il le peut matériellement, un droit de construire sa vie
comme il l’entend. Ceci a un certain nombre de conséquences.
En particulier, non seulement le cadre architectural ne saurait à lui seul promettre
l’émancipation, mais en plus, il faut se rendre à l’évidence que le projet architectural ne peut
plus être pensé en termes de planification (comme l’ont fait les projets de cité idéale par
exemple), mais au contraire en termes de capacité d’appropriation.
Autrement dit, ni les usages, ni les investissements symboliques de l’architecture ne
sauraient aujourd’hui être clairement préjugés sans aller à l’encontre des formes
contemporaines d’identité et donc des projets de vie des acteurs appelés à les occuper. Encore
une fois, cela implique une autre conception, ou plutôt un autre arrière-plan “ sociologique ”
des pratiques architecturales.
Cela attire par ailleurs aussi l’attention sur le fait que l’image, véhiculée par le
passéisme, de la ville comme totalité organique unifiée et significative, une image défendue
par les adeptes de la ville européenne classique, est, elle, en tout état de cause, déconnectée
des expériences sociales contemporaines. La défendre sans nuance –c’est-à-dire au-delà de la
nécessaire défense du patrimoine- revient assez clairement à créer un cadre de vie artificiel,
bref, une ville décor.
Par contre, ce qu’apporte le modernisme, c’est l’idée que, dans un monde où le
système social s’est largement déconnecté des expériences de vie, où l’art lui-même s’est très
largement autonomisé au risque de devenir auto-référentiel, la dimension esthétique prend
tout son sens lorsqu’elle est susceptible d’enrichir le monde vécu, les expériences de vie.
Cette idée était fondamentale dans le modernisme lorsqu’il posait la question de la
démocratisation de l’accès à l’art et à la qualité esthétique.

D’un côté, la nécessité de maintenir comme horizon de l’activité architecturale, celui


de la rigueur esthétique, mais aussi celui de l’émancipation sociale. De l’autre, la nécessité de
fonder la pratique architecturale sur des pratiques réflexives exigeantes, en particulier à
propos des défis et des questions que nous ouvre l’avenir. Telles sont, parmi d’autres sans
doute, les leçons indépassables que nous a léguées le modernisme. Telles sont aussi les leçons
que patiemment Jacques Aron a léguées à des générations d’étudiants.

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