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Jean-Louis Genard
Le titre choisi pour cet exposé ne va pas de soi. L’architecture est évidemment d’abord
un art de l’espace bien plus qu’il n’est un art du temps, celui-ci étant par excellence la
musique. On se convaincra néanmoins aisément que l’architecture a aussi à faire avec le
temps si on pense par exemple à l’importance dans la réflexion architecturale de la question
du rapport à la tradition et à l’innovation, ou encore au progrès.
2°) Dans un second temps, j’évoquerai en quoi l’héritage moderniste est aujourd’hui
en crise, notamment au travers de ses rapports au temps et, en particulier de son rapport au
futur. Mais je montrerai également en quoi, en dépit de ces difficultés, il nous oblige à nous
poser un certain nombre de questions que les pratiques architecturales et urbanistiques ne
sauraient éluder sans se déjuger ou se trahir. Des questions qui portent en particulier sur le
rapport au temps et à l’avenir.
I. Le temps de la modernité.
Pour ouvrir mon exposé, je souhaiterais commenter deux concepts très particuliers, en
ce sens qu’ils ont tous deux vu le jour dans le champ de l’architecture et qu’ils ont été,
ensuite, transposés dans le champ philosophique pour y connaître un destin fort. Ce sont les
concepts de “ projet ” tout d’abord et de “ post-modernité ” ensuite.
Ces trois croyances, sont aujourd’hui, à des degrés divers, en crise. En particulier nous
sommes, je crois, de moins en moins convaincus que l’avenir qui se prépare sera
nécessairement meilleur que le passé et le présent. Notre vision du futur est plutôt faite
d’inquiétudes multiples. Le progrès nous semble aujourd’hui appartenir à un environnement
idéologique à l’égard duquel nous devons émettre les plus grandes suspicions, en particulier
parce qu’il a rarement tenu ses promesses. Et par ailleurs, la conviction que les hommes sont
les maîtres d’œuvre de l’histoire a cédé le pas au sentiment que le futur nous échappe très
largement et est, au contraire, redevables de forces, en particulier économiques, sur lesquelles
nous ne pouvons peser que très faiblement. D’une certaine façon -et j’y reviendrai plus en
détail- ce temps de la modernité nous paraît aujourd’hui avoir reposé sur bon nombre
d’illusions, et avoir entraîné un certain nombre de fuites en avant dont nous payons
aujourd’hui un très lourd tribut. Mais laissons provisoirement cette discussion pour chercher à
déceler les liens entre cette temporalité et l’histoire de l’architecture.
Si on se penche sur l’histoire des idées, on observera en effet que l’architecture a joué
un rôle important dans la construction de cette temporalité. Et cela, à une époque où elle se
situait au plus haut dans la hiérarchie des arts, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. J’en
donnerai deux exemples:
1°) celui de la pensée utopique tout d’abord, une pensée intimement liée à l’émergence
de cette temporalité prospective qui caractérise la modernité, et qui est constamment
1
P. RICOEUR, Temps et Récit, III, Le temps raconté, Points, Essais, n°234, Gallimard, Paris, 1993, pp. 379 et
suivantes.
imprégnée de réflexions urbanistiques et architecturales, comme l’atteste la pensée de Thomas
More bien sûr, mais aussi de ses nombreus successeurs au point qu’on peut voir dans la
pensée architecturale le principal support de la réflexion utopique.
2°) celui, ensuite, des interventions de l’architecte Ch. Perrault dans la célèbre querelle
des Anciens et des Modernes. Perrault, à qui de nombreux historiens ont attribué la
responsabilité du basculement de cette querelle en faveur des Modernes, et qui a opéré la
transposition de l’idéal du progrès acquis dans les sciences de la nature dans le champ
esthétique. H.R. Jauss allant jusqu’à faire de cette querelle des Anciens et des Modernes (en
1687), le symptôme le plus clair du “ passage d’une époque à une autre ”, c’est-à-dire “ le
début du siècle des Lumières ”2. Jauss signale toutefois qu’avec Perrault l’appropriation de
cette temporalité de la modernité est encore loin d’être totale. Il montre ainsi qu’à la fin des
quatre tomes que Perrault consacre à une “ comparaison de tous les arts et de toutes les
sciences dans les Temps modernes et l’Antiquité… il se voit contraint de reconnaître que la
distance entre l’Antiquité et les temps modernes ne peut être mesurée dans tous les domaines
de l’art en termes de progrès historique ”3.
Je ne vais pas ici retracer toute l’histoire de l’appropriation par le champ esthétique de
cette temporalité de la modernité. Il y aurait là beaucoup à dire sur le 19e siècle et le
romantisme, sur Baudelaire par exemple,... Peut-être l’éclosion et la permanence de l’avant-
gardisme esthétique traduit-il le succès de cette appropriation d’une temporalité dont le
modèle initial fut peut-être donné par le développement des sciences de la nature mais par
rapport à laquelle le champ artistique ne fut certainement pas en reste. Je laisserai cette
question qui relève de l’analyse historique pour avancer immédiatement l’hypothèse selon
laquelle, dans l’histoire de l’architecture, c’est incontestablement le courant moderniste qui a
été le véritable porteur de cette temporalité décrite par Ricoeur et Koselleck. Si, en effet, dans
l’histoire de l’architecture, il y a un courant qui a assumé pleinement cette temporalité si
spécifique dont j’ai rappelé les trois croyances constitutives, c’est en effet le courant
moderniste.
2
H.R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Tel n°169, Gallimard, Paris, 1990, p. 175
3
Ibid., p. 177
4
J. HABERMAS, La modernité: un projet inachevé, Critique, 413, octobre 1981, pp. 950-967.
5
J. HABERMAS, Architecture moderne et post-moderne, dans Ecrits politiques, Cerf, Paris, 1990, pp. 9-24.
apparaître comme le symbole des destructions de la modernité, générant quelquefois de
véritables haines, comme c’est d’aillleurs encore souvent le cas aujourd’hui à Bruxelles. La
critique sera radicale en ce sens que les erreurs du modernisme ne seront en rien imputées à
des déficiences conjoncturelles mais bien à ses fondements théoriques les plus profonds, et
notamment à ses assises temporelles, en particulier à son progressisme. Ce constat a, je crois,
été dramatisé avec le plus de force au début de l’ouvrage de Ch. Jencks Le langage de
l’architecture post-moderne (paru en 1979) dans cette phrase devenue entretemps célèbre où
Jencks écrit que “ L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet
1972, à 15h 32 ”, date du dynamitage de buildings fonctionnalistes. L’ouvrage de Jencks se
présente effectivement comme anti-moderne à tel point que l’auteur va procéder à l’inversion
de toute une série de thèmes défendus par le modernisme, exaltant à la fois l’ornement (qui
n’est pas un crime), le vernaculaire, le traditionnel, l’éclectisme, le symbolisme,…
Je terminerai là ce double commentaire sémantique des concepts de projet et de post-
modernité. Il nous a convaincu que l’architecture a offert à la philosophie à la fois un des
concepts au travers desquels elle a pensé son engagement dans le temps et le concept au
travers duquel se sont construites les critiques les plus radicales de la modernité. Il n’est
d’ailleurs pas inutile de rappeler que le concept de projet lui-même a été l’objet de critiques
virulentes de la part des penseurs de la post-modernité, notamment J. Derrida.
J’en viens maintenant à la deuxième partie de mon propos. Elle portera sur la question
de savoir s’il est encore aujourd’hui possible d’être moderne. Et non seulement s’il est
possible, mais plus fondamentalement s’il peut être souhaitable de l’être. Est-il donc encore
possible de faire valoir certains idéaux de la modernité contre les critiques et tentations post-
modernistes? Et, si oui, lesquels? Ces questions, je les poserai avant tout sous l’angle du
rapport au temps sans donc prétendre épuiser la question des rapports entre modernité et post-
modernité.
Tout d’abord, je crois que, dans le rapport au temps, nous ne pouvons plus être
modernes au sens décrit précédemment, en référence aux analyses proposées par Ricoeur et
Koselleck. La temporalité des modernes est, comme je l’ai déjà signalé, aujourd’hui en crise
et il convient avant tout de penser cette crise. Si nous prenons les trois croyances évoquées
par Ricoeur pour caractériser la temporalité des modernes, nous pourrion en décrire les
modifications de la manière suivante:
Si nous comparons cette expérience du temps avec celle qu’ont forgée les Lumières et
qu’a assumé le modernise, l’écart est évidemment profond. Est-ce à dire pourtant que nous
devons renoncer aux acquis de la modernité? Bref, comme le prétendent les penseurs post-
moderne, les promesses de la modernité relevaient-elles de la cécité ou de l’illusion.
La question centrale est, à mon avis, de savoir ce à quoi nous entendons renoncer en
tournant le dos à la modernité. Et, si nous prenons comme angle d’analyse celui du rapport au
temps, ce à quoi nous renonçons, et ce à quoi ont renoncé, souvent d’ailleurs de manière
explicite, comme J.F. Lyotard, les penseurs post-modernes, c’est essentiellement à l’idée de
progrès, à l’idée que l’avenir peut et doit être meilleur. C’est, au niveau de l’architecture,
l’idée que celle-ci est un vecteur possible de ce progrès et qu’elle doit être pensée avant tout
sous l’angle de son rapport et de son ouverture à l’avenir. Ce que devrait nous maintenir à
l’esprit le terme “ projet ” pour autant qu’il ne soit pas assimilé ou ne se trouve pas supplanté
par cet autre terme à connotation beaucoup plus technique et instrumentale, dans lequel la
dimension d’engagment me semble bien moins présente, un terme que j’entends aussi souvent
prononcer par les étudiants, le terme “ programme ”.
Peut-être l’anti-modernité de la post-modernité cache-t-elle en fait une incapacité, une
impuissance ou un renoncement de l’architecture à encore réellement se projeter dans
l’avenir. Et il serait d’ailleurs bien intéressant d’interroger toutes les figures de cette
impuissance et de ces renoncements plus ou moins implicites, de ces concessions multiples au
présent et à un avenir perçu selon la modalité du destin. C’est ce que révéleraient par
exemple :
Contre ces éventualités auxquelles semblent être tentés d’acquiescer bon nombre
d’architectes en particulier médiatiques, ce n’est pas je crois réactionnaire que de se
revendiquer d’un droit au projet, et que de s’appuyer, pour ce faire, sur certaines des
ressources qu’a construites la modernité. Une modernité qui serait donc bien un projet
inachevé que nous n’avons nulle raison de vouer aux oubliettes de l’histoire, à condition bien
entendu de le repenser. Comme le propose Habermas à propos de la philosophie, reprendre la
modernité non pas en répétant ses erreurs mais en s’en nourrissant. Que peut alors vouloir dire
en architecture: “la modernité : un projet inachevé ”? Comment aujourd’hui contribuer à
l’achever? Et qui, aujourd’hui, participe à son achèvement ?
Cette dernière question révèle d’ailleurs immédiatement quelques ambiguïtés. En
effet, comme le souligne Habermas lui-même, le modernisme architectural est aussi un style.
Un style qui a parfaitement réussi en tant que tel, qui s’est inscrit dans le tradition et dans le
paysage. C’est là d’ailleurs un des symptômes de la réussite du modernisme que sous-
estiment volontiers ses adversaires actuels pour n’en retenir que les échecs, qui sont souvent
ceux d’une modernité tardive, d’une modernité qui s’est mise au service d’entreprises socio-
économiques qui en furent parfois les motivations dominantes. Tout cela pour dire que, contre
les ambitions totalisantes et émancipatrices de la modernité initiale, il est possible de se
revendiquer d’une modernité comme style, en abandonnant le reste et en faisant du “ style
moderne ” un jeu formaliste; ou encore, en ajoutant à des formes héritées du modernisme des
discours théoriques souvent dénégateurs de cette filiation mais qui relèvent alors de
l’habillage rhétorique. Il est donc aujourd’hui possible d’être moderniste sans l’être, en ne
retenant du modernisme que son aspect formel. C’est en ce sens que Ch. Jencks parle de
modernistes tardifs en citant par exemple les noms de R. Rodgers, N. Foster, N. Grimshaw, R.
Meier,… et il aurait pu y ajouter quelques apôtres de la déconstruction dont les choix formels
relèvent à l’évidence d’une filiation moderniste (De Stijl, le constructivisme,…) mais qui
prennent en même temps des distances théoriques fortes (notamment en se référant aux
théoriciens de la déconstruction) avec le projet moderniste dans sa globalité. Il est
évidemment un peu vain de citer ainsi des noms et de catégoriser bons et mauvais architectes
selon le rapport qu’ils entretiennent ou qu’ils prétendent entretenir avec le modernisme.
Plutôt que de procéder à un inventaire, je souhaiterais proposer à la discussion un
certain nombre d’éléments d’analyse quant aux erreurs de la modernité mais aussi quant aux
ressources qu’elle continue d’offrir pour penser l’architecture et l’urbanisme aujourd’hui.
J’articulerai mon propos autour de trois axes:
- d’une part, rien ne nous garantit –comme pourrait le faire une philosophie
de l’histoire qu’on retrouve dans un certain marxisme- que l’avenir sera
nécessairement meilleur. Le pire est aussi inscrit dans notre horizon
temporel comme l’ont attesté certaines expériences politiques du 20e siècle.
Je crois d’ailleurs que, comme je le disais précédemment, la modernité l’a
en fait pensé et que son véritable acquis c’est moins cette conception
aveuglément optimiste du futur, que l’acquisition de l’idée de la
contingence du futur, une contingence qui ouvre et qui oblige à
l’engagement. Quoiqu’il en soit, il nous faut sans doute abandonner le
mythe prométhéen pour lui préférer des positions plus prudencielles.
Ces deux remarques ne doivent pas pour autant nous faire renoncer à l’idée de progrès.
Non plus au sens où celui-ci serait inscrit dans une nécessité historique, mais au sens kantien
d’un idéal régulateur, susceptible de tirer la volonté et de motiver les engagements. A
l’inverse, abandonner absolument l’idée de progrès reviendrait à renoncer à vouloir le mieux.
Le progrès n’est donc pas une promesse offerte par la nécessité historique, il est l’horizon de
notre intervention dans une histoire qui peut, faute de cet engagement, nous promettre le pire.
Nous ne pouvons donc plus penser le futur comme le faisaient les modernistes. Mais,
ce qui demeure je crois indépassable chez eux, c’est cette ouverture à un horizon d’attente,
c’est une propension à saisir le futur et le nouveau non pas comme risque mais comme défi.
Et ici, je parlerais d’un triple défi qui fut au centre du modernisme architectural et qui devrait
à mon sens demeurer au cœur de la réflexion architecturale :
- le défi des lieux, des types d’espaces engendrés par la dynamique sociale. Ce
fut la fascination pour l’usine chez les futuristes, ou celle pour le paquebot,…
Je crois que plutôt que de se lamenter sur la pauvreté rédhibitoire des “ non-
lieux ” générés par la modernisation, l’esprit moderne nous enjoindrait au
contraire d’en saisir la richesse potentielle, la poésie spécifique (comme le fait
le roman policier), et d’en faire des lieux d’investissement privilégié du projet
et du questionnement architectural ;
Peut-être est-ce cette dimension de la modernité, celle qui consiste à saisir le nouveau
comme promesse et comme défi qui est l’héritage le plus fort de la modernité au sein de cette
part de la post-modernité architecturale qui n’est pas simplement passéiste. Je crois par
exemple qu’il faut reconnaître à certains architectes post-modernes, comme par exemple R.
Koolhaas, d’avoir posé souvent à ce niveau de très bonnes questions à défaut d’y avoir
apporté de bonnes réponses.
2°) Dans la mesure où le projet moderniste possédait une dimension politique, son
héritage aujourd’hui se doit de tenir compte des erreurs du modernisme initial qui pensait la
rationalité politique de manière exagérément dogmatique et péremptoire. Il n’est, je crois,
plus possible aujourd’hui de penser l’émancipation politique sans se référer à l’horizon de la
démocratie procédurale ou participative dont Habermas est un des pricipaux théoriciens. Cette
conviction invite à repenser la pratique de l’architecture, en particulier en jouant la
participation des citoyens contre les pouvoirs du marché et de la bureaucratie politico-
administrative.
Le problème est difficile parce que l’architecture n’est bien sûr pas une discipline
exclusivement politique et que la réussite esthétique n’est évidemment pas simplement
garantie par la procéduralisation.
Cette exigence procédurale vise donc essentiellement la dimension politique du travail
architectural ou urbanistique, mais elle implique aussi de la part de l’architecte une exigence
pédagogique par rapport à ses choix esthétiques. Donc, même si les modernistes en ont, je
crois, demandé trop à l’architecture au plan socio-politique (en attendant un changement
social au départ de l’architecture), ce sur quoi ils ont fondamentalement attiré l’attention, c’est
sur le fait que l’architecture et l’urbanisme, quoiqu’en pensent leurs praticiens, posent des
questions sociales et politiques. Donc, même si les questions esthétiques et les questions
politiques bénéficient désormais d’une autonomie, celle-ci ne dispense pas l’architecte ou
l’urbaniste de se poser aussi ce genre de questions. Ce qui est là posé –et cela en rapport avec
l’idée de projet- c’est la question de l’engagement de l’architecte.
Or, s’il est bien une question qu’élude théoriquement le post-modernisme, par
exemple en récusant l’humanisme, en faisant l’apologie du différend (Lyotard) ou de la
différance (Derrida), sous leurs diverses formes, c’est bien celles-là. En particulier, lorsqu’en
brandissant le thème de la crise ou de la fin de l’humanisme, du progrès ou des idéologies, il
se donne en fait les moyens de régler à bon compte la question de l’engagement en la
renvoyant du côté des illusions métaphysiques, des questions indécidables ou des symptômes
de volonté de puissance ou de répression qui ont bercé les idéaux des Lumières.