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Armand Colin, Paris, 2011


ISBN : 978-2-200-27633-1
Du même auteur

Lévi-Strauss, Paris, Figures du savoir, Les Belles Lettres, 2010.


Philosophie de l’actualité, Paris, Ellipses, 2008.
Derrida, Paris, Ellipses, 2008.
La philosophie sur grand écran. Manuel de cinéphilosophie, Paris, Ellipses, 2007.
La philosophie française contemporaine. 1960-2005, Ellipses, 2006.
Eléments de morale, Paris, Ellipses, 2005.
Théorie et expérience, Paris, Ellipses, 2005.
Le devoir de justice. Pour une inscription politique de la philosophie, Paris, Armand Colin, 2004.
Foucault. Qu’est-ce que les Lumières, Paris, Bréal, 2004.
Lexique des repères philosophiques, Paris, Ellipses, 2004.
Comprendre Kant, Paris, Cursus, Armand Colin, 2003.
Politique de l’autre homme. Lévinas et la fonction politique de la philosophie, Paris, Ellipses, 2003.
Herder, Paris, Figures du savoir, Les Belles Lettres, 2003.
Kant. Vers la paix perpétuelle, Paris, Bréal, 2002.
Lexique de philosophie, Paris, Ellipses, 2001.
Kant. Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Bréal, 2001.
Droit, morale et politique, Paris, Ellipses, 2001.
Descartes. Les Méditations métaphysiques, Paris, Bréal, 2000.
L’épaisseur humaine. Foucault et l’archéologie de l’homme moderne, Paris, Kimé, 2000.
Lyotard et la philosophie (du) politique, Paris, Kimé, 2000.
Table des matières
Couverture

Page de titre

Page de Copyright

Table des matières

Préambule : Aporétique – De l’auteur

Foucault par lui-même

L’abolition du nom propre

Questions de méthode

Prolog ue : L’imag ination au pouvoir (Introduction au Rêve et l’existence de Binswang er, 1954)

Ontolog ie – De la philosophie

Foucault philosophe ?

L’actualité

La philosophie comme journalisme radical

Archéologie et analytique du présent

Archéologie et politique

Histoire – De la raison

Foucault historien ?

Contre l’historicisme

Contre l’idéologie

Chronologies foucaldiennes

L’épaisseur de la raison

Du pouvoir au savoir

Partages

Le normal et le pathologique

Vie et folie

Raison et déraison

Internement et asile

Fig ure 1 : Le fou

Portrait 1 : Derrida

Archéolog ie – De la vérité

Une histoire de la vérité


Contre la phénoménologie

Foucault structuraliste (?)

L’inconscient du savoir

L’épaisseur du discours

L’espace clinique

Cosmologies

Le pouvoir de la représentation

La fin d’un règne

Les sciences humaines

La littérature

Fig ure 2 : L’homme

Portrait 2 : Kant

Intermède professoral : L’Ordre du discours (1970)

Généalog ie – Du pouvoir

Analytique du pouvoir

Pouvoir-savoir et savoir-pouvoir

Le principe d’immanence

Le pouvoir psychiatrique

L’éclat des supplices

Minuties disciplinaires

L’hypothèse répressive

La prolifération du discours

Vers la biopolitique

De la guerre

Fig ure 3 : Le délinquant

Portrait 3 : Nietzsche

Éthique – Du sujet

Critique du sujet

Le sujet du sexe

L’herméneutique de soi

Souci de soi et volonté de vérité

Politique – De la justice

Le discours comme politique de la vérité

Philosophie et géologie
Libération et liberté

Épilog ue : L’impatience de la liberté (Qu’est-ce que les Lumières ?, 1984)

Bibliog raphie

Index des notions


Préambule

Aporétique – De l’auteur

Foucault par lui-même

Certains philosophes ont eu le souci, bien commode pour leur futur lecteur, de construire un
système : dans certains cas, cette articulation sévère des œuvres répond aux exigences mêmes de la
doctrine, qui ne peut que se déployer rationnellement ; dans d’autres, la structure générale de la
pensée apparaît peu à peu, voire après coup, l’auteur ayant pris soin, avant de mourir, de proposer
une synthèse rétrospective de son propre travail. Michel Foucault ne nous a pas facilité la tâche. En
premier lieu – et nous reviendrons sur ce point fondamental – en ce qu’il refuse de se considérer lui-
même comme un auteur, dont le seul nom propre pourrait unifier, comme par magie, la diversité des
ouvrages ; en second lieu en ce que l’œuvre publiée – quelques livres, guère plus –, ne contient pas
tout ce que Foucault a voulu dire, sa philosophie, et il en est une, se disséminant d’elle-même dans des
dits autant que dans des écrits, dans des cours autant que dans des publications en bonne et due forme.
Plus essentiellement encore : la nature même du propos foucaldien exclut la cohérence systématique.
Encore faut-il préciser ici la raison de cette exclusion : Foucault ne refuse pas par principe le
système, comme le fait par exemple Nietzsche. Et ses écrits ne prendront donc pas, comme chez ce
dernier, la forme de l’aphorisme. Mais il conçoit l’exercice même de la philosophie comme la façon
la plus rigoureuse, pour un individu, de changer sa propre pensée, et partant son existence même. Au
fur et à mesure qu’avance son œuvre, l’homme Foucault et l’écrivain Foucault se trouvent modifiés
en profondeur, d’où la nécessité permanente de revenir sur ce qui a été dit, d’annoncer aussi des
projets qui jamais ne se réaliseront, de tenter d’évaluer a posteriori la valeur de son travail.
Un indice de ce que nous venons de dire : quand, en 1984, paraît le Dictionnaire des philosophes de
Denis Huisman, la notice consacrée à Foucault a été rédigée par un certain Maurice Florence, qui
n’est autre que Foucault lui-même. Rompant avec tous les usages de l’édition, Foucault semble
considérer que personne d’autre que lui ne peut présenter son œuvre. Il y a sans doute un peu de
coquetterie dans le procédé. Mais aussi la conviction que lui seul aura la lucidité suffisante pour
percevoir les lacunes de son travail, et la capacité de les dissimuler en partie dans la reconstruction
d’une cohérence momentanée. Lisons donc ce texte, qui n’est pas la moins bonne des entrées dans le
corpus.
Foucault appelle ce qu’il a essayé de faire une histoire critique de la pensée, se situant d’emblée
dans le prolongement de la philosophie de Kant. Mais alors que le criticisme vise a établir les
conditions de possibilité a priori de la connaissance, en les pensant comme universelles et
intemporelles, le projet foucaldien se conçoit comme « une analyse des conditions dans lesquelles
sont formées ou modifiées certaines relations de sujet à objet, dans la mesure où celles-ci sont
constitutives d’un savoir possible »1. Non plus la transparence du sujet transcendantal, mais
l’épaisseur historique et institutionnelle de ce qui a permis l’émergence, à un moment donné, d’un
objet, d’un savoir, et corrélativement d’une forme de pouvoir sur les choses sues. L’intérêt de ce texte
est qu’il modifie l’impression qu’un lecteur consciencieux pourrait avoir de l’œuvre de Foucault.
Alors qu’elle semble tout entière consacrée aux mécanismes d’objectivation – de la folie, de la
maladie, de l’homme, du délinquant –, elle serait, si on prend Foucault aux mots, aussi bien une
analytique de la subjectivation, de cette façon dont un sujet se constitue, dans son rapport à soi-même
comme dans son rapport au monde. On voit bien ce que veut faire Foucault : relire son travail à la
lumière de ce qu’il fait depuis finalement peu d’années, une étude du souci de soi et de la naissance du
sujet éthique. Il n’y a pas de malhonnêteté ici, seulement l’envie d’offrir un visage à peu près
cohérent, en assumant une forme de révision de soi.
Une histoire des jeux de la vérité, voilà ce qu’il a voulu faire. Cette histoire s’est conçue d’abord
comme une étude de « la constitution du sujet tel qu’il peut apparaître de l’autre côté d’un partage
normatif et devenir objet de connaissance »2 : Histoire de la folie, Naissance de la clinique, Surveiller
et punir. Elle a aussi pris la forme d’une histoire du sujet parlant, travaillant, vivant, dans le
mouvement qui le fait devenir l’objet des sciences humaines : Les Mots et les Choses. Elle a enfin
choisi d’être histoire de la constitution du sujet comme objet pour lui-même : L’Histoire de la
sexualité, le sexe n’étant qu’un des motifs, ou qu’un des lieux, où la construction d’une éthique de soi
peut se lire. Troisième volet de l’œuvre dit Foucault, qui confirme en passant le statut exceptionnel
des Mots et les Choses, ouvrage isolé et unique dans l’ensemble de son travail. Tous ces textes ont en
commun de manifester « un scepticisme systématique à l’égard de tous les universaux
anthropologiques »3 ; de refuser l’idée d’un sujet constituant vers lequel il faudrait remonter ;
d’aborder enfin les domaines de connaissance par les pratiques qui s’y donnent. Un premier principe
qui modifie totalement le sens même de la vérité, de la raison ou de l’homme qui sont des
constructions historiques, contingentes mais d’une efficacité totale dans la fonction qu’on leur octroie
dans l’organisation d’un champ de savoir ou dans la légitimation d’un champ de pouvoir. Un
deuxième principe qui rejette les facilités du sujet transcendantal, mais qui écarte aussi la fausse idée
de la disparition complète de tout rapport sujet-objet. Un troisième principe qui annule la neutralité
des processus cognitifs en les rattachant à des procédures politiques, qui en sont tout à la fois la cause
et l’effet. Foucault conclut en soulignant l’importance de la notion de gouvernement, de soi et des
autres, dans l’ensemble de son travail ; façon de réinterpréter l’œuvre de jeunesse à partir d’une
notion très récente ou, ce qui revient au même, d’interpréter les recherches ultimes dans la continuité
de la pensée antérieure.
Ainsi présentée, l’œuvre de Foucault manifeste une belle cohérence et semble même dérouler
élégamment un programme parfaitement stabilisé. Cette impression est le produit d’un ensemble de
petits déplacements, qui relèvent parfois de l’autoportrait, souvent de l’autocritique, quelquefois aussi
de la dénégation, notamment quand un changement de programme est peint comme un
approfondissement ou une suite de ce qui a déjà été dit.
Les Dits et Écrits, plus que les livres publiés, offrent de nombreuses occurrences de ces tentatives
de reconstruction de soi. L’Archéologie du savoir fait exception, puisque cet ouvrage n’a pas d’objet
propre si ce n’est de systématiser les principes utilisés dans les textes précédents, c’est-à-dire Histoire
de la folie, Naissance de la clinique et Les Mots et les Choses. Dès l’introduction4, Foucault admet que
l’Histoire de la folie, en utilisant de manière peu critique le concept d’expérience, laissait supposer
l’existence d’un sujet anonyme de l’histoire, dont il montrera ensuite l’inanité ; de même la Naissance
de la clinique, dans son vocabulaire, penchait nettement vers l’analyse structurale qu’il rejettera plus
tard ; de même enfin Les Mots et les Choses ont pu faire croire à la position de totalités culturelles,
alors qu’il voulait justement montrer la fragilité de cette idée. Foucault reconnaît donc, dès 1969, que
son travail mérite d’être révisé.
Cette même année précisément, Foucault est candidat au Collège de France, et il est donc tenu de
présenter ses propres travaux, en tentant bien sûr de les montrer sous un aspect avenant et si possible
intellectuellement harmonieux. Il entreprend alors d’identifier l’objet de sa pensée : « le savoir investi
dans (des) systèmes complexes d’institutions »5 et une méthode qui lui soit propre : « Au lieu de
parcourir, comme on le faisait volontiers, la seule bibliothèque des livres scientifiques, il fallait visiter
un ensemble d’archives comprenant des décrets, des règlements, des registres d’hôpitaux ou de
prisons, des actes de jurisprudence. »6 Le goût du petit, de l’obscur, plutôt que la litanie des grands
textes. Foucault précise que son projet a subi une inflexion notable après Naissance de la clinique :
alors qu’il s’attachait à l’articulation entre le pouvoir des institutions et la constitution d’un objet de
savoir dans ses deux premiers livres, le troisième, soit Les Mots et les Choses, neutralise « tout le
côté pratique et institutionnel »7. Il ne l’a pas dit au moment où il a écrit ce dernier texte. Il le dit ici,
explicitant ainsi le changement d’optique que le lecteur avait confusément perçu. En indiquant l’utilité
et la fonction de L’Archéologie du savoir, Foucault esquisse le troisième axe de sa recherche, celle qui
a plus intimement lié l’analyse du pouvoir et celle du savoir, et que Surveiller et punir va mettre en
œuvre. Le projet d’enseignement qui suit immédiatement ce portrait rétrospectif est lui aussi bien
intéressant, précisément en ce que presque rien de ce qui est annoncé ne va être réalisé. Foucault
prévoit une histoire de l’hérédité dont il parlera certes parfois dans ses cours mais à laquelle il ne
consacrera aucun livre. Il promet aussi une étude plus théorique portant sur les instruments
constitutifs de ce savoir de l’hérédité, sur sa genèse et sur les rapports de causalité qui s’y expriment,
ce qu’il fera en un sens, mais pas dans le cadre prévu ici. Foucault est en revanche parfaitement
limpide sur la visée de son travail, en accord même avec ce qu’il dit dans le texte de 1984 cité plus
haut :
« Il ne s’agit aucunement de déterminer le système de pensée d’une époque définie, ou quelque
chose comme sa “vision du monde”. Il s’agit tout au contraire de repérer les différents ensembles qui
sont porteurs chacun d’un type de savoir bien particulier ; qui lient des comportements, des règles
de conduite, des lois, des habitudes ou des prescriptions ; qui forment ainsi des configurations à la
fois stables et susceptibles de transformation ; il s’agit aussi de définir entre ces différents domaines
des relations de conflit, de voisinage ou d’échange. »8
L’œuvre se dessine ainsi, dans la manière même par laquelle Foucault la corrige, la reprend, la
critique, en explicite même l’objet, demeuré à lui parfois invisible. Aussi reconnaît-il dans un
entretien de 1971 qu’il était jusqu’à L’Archéologie du savoir aveugle à ce qu’il faisait9. Il admet par
exemple que l’Histoire de la folie était encore expressionniste, qu’il y avait un peu vite cédé à la
croyance en une répulsion sociale spontanée à l’égard de la folie, qu’il avait cru aussi en une
continuité entre le pouvoir des institutions et la construction d’un savoir. Il fallait – réajustement qui
aboutit à Surveiller et punir – revoir la façon dont s’articulent « des pratiques discursives et des
pratiques extra-discursives »10. Cette autocorrection permanente dénote une relation assez lâche avec
son propre travail : Foucault ne se sent pas tenu à une totale fidélité à l’égard de ses écrits antérieurs.
Cette liberté lui donne de se reprendre lui-même si nécessaire, de se renier quand il constate qu’il
s’est trompé. Il va jusqu’à dire, peut-être sur le ton de la boutade :
« Je pense pour oublier. Tout ce que j’ai dit dans le passé est absolument sans importance. On
écrit quelque chose quand on l’a déjà fortement usé dans sa tête ; la pensée exsangue, on l’écrit,
voilà. Ce que j’ai écrit ne m’intéresse pas. »11
Si on s’attache à désigner la principale modification que Foucault va apporter à son travail, les
choses se clarifient peu à peu. Son itinéraire peut alors être lu comme la découverte progressive des
effets de pouvoir propres au jeu énonciatif des formations discursives12. Il aurait fallu, dit Foucault,
réécrire l’Histoire de la folie et Naissance de la clinique en insistant sur le rapport de causalité entre
savoir et pouvoir, alors que ces textes s’appuient plutôt sur le rapport inverse, en constituant ainsi un
système de causalité réciproque ; il aurait fallu aussi réécrire Les Mots et les Choses en renonçant à la
neutralisation du pouvoir qui s’y trouve affirmée.
Dès le début des années 1970, Foucault admet donc, non qu’il s’est trompé, mais qu’il ne savait pas
lui-même ce qu’il faisait. Dit autrement : il se serait depuis toujours principalement intéressé au
pouvoir, alors même que ses livres parlaient du savoir. Et on peut corriger un peu ce que nous venons
d’écrire : il ne faut pas réécrire les premiers livres, il faut les relire à la lumière de ce que l’œuvre
ultérieure va dire, un peu comme Foucault le faisait en réinterprétant tout son travail à la lumière des
concepts de subjectivation et de gouvernementalité dans son autoportrait de 1984. Les Mots et les
Choses résiste à cette réinterprétation, puisqu’il est plus difficile d’y voir à l’œuvre des procédures de
pouvoir. De manière générale, le livre, peut-être le plus lu et le plus célèbre de Foucault, est le moins
représentatif du projet foucaldien et son goût pour les expériences limites. Il le dit d’ailleurs sans
ambages : « Les Mots et les Choses n’est pas mon vrai livre : c’est un livre marginal par rapport à
l’espèce de passion qui est à l’œuvre, qui sous-tend les autres. »13
Les années 1980, avant même le texte dont nous étions parti, tentent d’expliciter l’articulation
générale du propos, d’autant que l’Histoire de la sexualité semble présenter une rupture assez nette
avec l’œuvre antérieure. Foucault paraît hésiter, dans ces années-là, entre deux modèles. Selon le
premier, son travail peut se diviser en trois parties, « d’abord les différents modes d’investigation qui
cherchent à accéder au statut de science »14 ; ensuite « l’objectivation du sujet dans ce que
j’appellerai les “pratiques divisantes” »15 ; enfin « la manière dont un être humain se transforme en
sujet »16. Dans cette partition, Les Mots et les Choses constitue le premier volet, l’Histoire de la folie,
la Naissance de la clinique et Surveiller et punir en sont le second, et l’Histoire de la sexualité en
incarne le troisième. Partition pas exactement chronologique, et qui ne marque pas l’inflexion vers
une analyse du pouvoir que Foucault souligne partout ailleurs. Le second modèle est peut-être à cet
égard plus satisfaisant, et plus fidèle à la singularité de l’Histoire de la folie, tout en marginalisant à
nouveau Les Mots et les Choses, ouvrage qui n’est même pas mentionné, même si on peut le
rapprocher du second axe ici décrit :
« Il y a trois domaines de généalogies possibles. D’abord, une ontologie historique de nous-mêmes
dans nos rapports à la vérité qui nous permet de nous constituer en sujets de connaissance ; ensuite,
une ontologie historique de nous-mêmes dans nos rapports à un champ du pouvoir où nous nous
constituons en sujets en train d’agir sur les autres ; enfin, une ontologie historique de nos rapports à
la morale qui nous permet de nous constituer en agents éthiques. Donc trois axes sont possibles pour
une généalogie. Tous les trois étaient présents, même d’une manière un peu confuse, dans l’Histoire
de la folie. J’ai étudié l’axe de la vérité dans Naissance de la clinique et dans L’Archéologie du
savoir. J’ai développé l’axe du pouvoir dans Surveiller et punir et l’axe moral dans l’Histoire de la
sexualité. »17
Présentation honnête : l’Histoire de la folie est en effet un livre hybride qui mêle sans méthode la
genèse du concept de folie, l’histoire de son traitement institutionnel et même – ce que Foucault dit
rarement – une étude de la subjectivité ; seul Surveiller et punir est vraiment une ontologie du
pouvoir ; enfin l’Histoire de la sexualité est bien une nouvelle direction prise par l’ontologie, même
si, nous le verrons, La Volonté de savoir peut aussi bien s’entendre comme un prolongement de la
démarche de Surveiller et punir.
Restons-en là pour ce qui est de l’autoportrait, nous en préciserons au cas par cas les éventuelles
incohérences et peut-être même les mensonges. Ajoutons simplement ici cet élément qui vient encore
compliquer les choses : Foucault n’a cessé d’annoncer des projets de recherche rapidement
abandonnés, comme si au fond il n’accordait que peu de poids à l’engagement de sa propre parole.
En 1964, Foucault affirme, comme s’il allait le faire lui-même, qu’il faudrait étudier le domaine
des interdits de langage18 – ce qu’approche certes, mais de loin, La Volonté de savoir ; en 1966, il dit
travailler sur les formes d’existence du langage, sans qu’on sache exactement ce dont il s’agit19. Plus
important, et nous en reparlerons : le projet initial d’une Histoire de la sexualité va se trouver
totalement bouleversé par l’ampleur donnée à son volet antique, qui ne devait en constituer que le
préliminaire. On peut même considérer que l’attention à la sexualité, centrale dans La Volonté de
savoir, va laisser la place à une analyse beaucoup plus large des modes de la subjectivation éthique.
Foucault, toujours aussi lucide sur ce point, admet qu’il a un problème avec les titres et les annonces,
et qu’il y a un jeu, un flottement, entre ce que promet le titre et ce qu’il va effectivement faire :
« Il est vraisemblable que les ouvrages que j’écris ne correspondent pas exactement aux titres que
j’ai donnés. C’est une maladresse de ma part, mais lorsque je choisis un titre, je le garde. J’écris un
livre, je le refais, je trouve de nouvelles problématiques, mais le livre reste avec son titre. »20
Boitement des textes, hésitation des structures, équilibre fragile d’une œuvre qui a tendance à se
déconstruire d’elle-même21. « Je suis pluraliste »22, dit Foucault, et il faut le prendre au mot. Plus
d’une voix s’exprime dans son travail, et il n’est pas dit qu’il faille rechercher l’unisson ni même
l’harmonie dans le faisceau des recherches qu’il a essayé de mener. Seul importe peut-être ce que font
les livres, ce qu’ils changent dans la pensée et dans l’action.

L’abolition du nom propre

Foucault écrit des livres, il ne fait pas une œuvre. Plus précisément : il n’est pas l’auteur de textes,
mais le destinateur – le mot est de Lyotard – d’un discours, ainsi défini dans la courte préface de la
deuxième édition de l’Histoire de la folie :
« (…) à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure, conjonctures et
vestiges, rencontre irrégulière et scène répétable. »23
La pensée de Foucault récupère pour elle-même tout ce qu’elle dit des formations discursives, qui
ne sont jamais de pures idéologies ni de pures abstractions conceptuelles, mais toujours l’unité
théorico-active d’un dispositif de savoir et d’une mécanique de pouvoir. Foucault veut bien être
qualifié d’écrivain, et il répète souvent qu’il écrit pour le plaisir d’écrire24 ; il veut bien aussi
revendiquer la responsabilité de l’effet de ses livres, et ce n’est pas sans orgueil qu’il constatera que
certains de ses ouvrages, notamment Surveiller et punir, ont eu un impact politique réel25. Mais il ne
conçoit pas d’être assigné à la fonction d’auteur.
On peut entendre en un double sens ce refus. Tout d’abord, il dénote une grande réticence à l’égard
de l’identité, de tout enfermement policier dans la forme du nom propre, qui exigerait, au nom du
système, de ne jamais se contredire, évoluer, renoncer à des projets ou à des programmes. Le nom de
l’auteur serait une façon d’objectiver et de maîtriser son travail, empêchant ce qui est pour Foucault
l’essence même de l’effort intellectuel : écrire pour se changer soi-même26.
À la fin de l’introduction de L’Archéologie du savoir, Foucault oppose ainsi à ses éventuels
détracteurs, qui se plaindraient de ses incessants changements de pied, de ses déplacements et de ses
repentirs, qu’ils n’ont pas à lui demander d’être auteur. Le propos est resté fameux, pour sa virulence
et l’acuité de son style :
« Eh quoi, vous imaginez-vous que je prendrais à écrire tant de peine et tant de plaisir, croyez-
vous que je m’y serais obstiné, tête baissée, si je ne préparais – d’une main un peu fébrile – le
labyrinthe où m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains, l’enfoncer loin de lui-
même, lui trouver des surplombs qui résument et déforment son parcours, où me perdre et apparaître
finalement à des yeux que je n’aurais jamais plus à rencontrer. Plus d’un, comme moi sans doute,
écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le
même : c’est une morale d’état-civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libres quand il
s’agit d’écrire. »27
Foucault va pousser ce refus de l’auteur jusqu’à exiger du Monde, tout en acceptant le principe d’un
entretien, que son nom ne soit pas mentionné. Le quotidien publie donc, en février 1980, l’entretien en
question, sous le titre « Le philosophe masqué ». Foucault y répond aux questions de Christian
Delacampagne, en s’efforçant d’effacer réellement toute trace d’identité. Peu de lecteurs purent
l’identifier, ce qui, aux yeux de Foucault, garantissait que son propos ne soit pas pollué par sa
célébrité, et son statut, à l’époque acquis, de grand intellectuel français. Peu importe pour le moment
le contenu de ce texte : Foucault y tente de se glisser dans l’anonymat d’une pensée qui fonctionnerait
en lui, par sa bouche certes, mais indépendamment de son identité sociale et professionnelle. Il n’est
pas dupe du caractère un peu vain de l’exercice, mais il semble toutefois y tenir, reprenant ici en
mode mineur la belle affirmation qui ouvre sa leçon inaugurale au Collège de France – nous y
reviendrons :
« Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de
tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom
me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me
loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se
tenant, un instant, en suspens. »28
Foucault, en ne se voulant pas auteur, ne se contente pas d’être modeste. Il tire toutes les
conséquences de la disparition de certains modes d’assignation qui ont eu leur temps, voire leur
légitimité, mais qui n’ont plus lieu d’être. La fonction-auteur ne fonctionne plus, comme la fonction-
homme tend à disparaître, la fonction-fou à ne plus servir, ou la fonction-délinquant à ne plus
garantir la justice d’un système. Le philosophe, à chaque fois qu’il écrit, est pris dans une formation
discursive, y compris quand celle-ci a pour objet de souligner la contingence de cette formation
discursive. On retrouve ici l’une des constantes les plus tenaces de la philosophie française dans ce
qu’elle a de meilleur : une attention à ne pas exempter le discours de la philosophie de la dureté de la
critique. C’est Derrida faisant porter ses coups les plus durs à la métaphysique dont il dit être
amoureux, et redoubler encore de cruauté face à la critique de la métaphysique29. C’est Lévi-Strauss,
en un tout autre registre, qui conclut L’Homme nu en prenant acte de la mort du sujet, en même que
celle de l’auteur qui croit résister encore :
« S’il est, en effet, une expérience intime dont vingt années vouées à l’étude des mythes ont
pénétré celui qui écrit ces lignes, elle réside en ceci que la consistance du moi, souci majeur de toute
la philosophie occidentale, ne résiste pas à son application continue au même objet qui l’envahit
tout entier et l’imprègne du sentiment vécu de son irréalité. »30
Si le Moi de l’auteur peut intervenir, ce n’est qu’au terme d’une entreprise scientifique dont il aura
été délibérément et absolument exclu, son intervention se limitant à commenter le travail effectué31.
Contre la philosophie, dit Lévi-Strauss, le structuralisme préférera toujours une rationalité sans sujet
à un sujet sans rationalité, refuge d’une identité personnelle dont tout nous dit qu’elle n’est qu’un
mirage32. On pourra donc sans regret laisser le sujet à ceux qui ne font pas honneur à l’exigence
scientifique, et lui préférer une tout autre logique dont la puissance explicative justifie largement
qu’on lui sacrifie le confort d’une subjectivité artificiellement préservée, un empire dans un empire.
Certes Foucault, en refusant obstinément qu’on le dise structuraliste, ne souscrirait pas sans réserve à
un tel propos, notamment dans sa dimension ouvertement positiviste. Mais il accepterait bien
volontiers de voir la subjectivité de l’auteur reconduite à sa juste place, conséquence naturelle de la
ferme position de la dépendance d’une pensée individuelle à l’égard de ce qui la sous-tend.

Questions de méthode

La méthode que nous avons choisie, dans un ouvrage qui se veut une présentation aussi
pédagogique et fidèle que possible de l’œuvre de Foucault, doit s’adapter à sa singularité, à son
éclatement spécifique, à la pluralité des langues qui s’y donnent. Une approche purement thématique
ne rendrait pas compte des évolutions d’une pensée qui, on l’a vu, refuse de se concevoir elle-même
comme définitive. Un récit chronologique reconstituerait artificiellement la cohérence du corpus en
présentant le travail de Foucault comme une succession finalisée de moments bien ordonnés. À cette
double impasse, il convient d’échapper en adoptant nous-même une démarche éclatée, qui obéira à
quatre angles d’attaque, d’inégale importance.
En premier lieu – les textes. Ou plutôt des textes, choisis et commentés intégralement, comme des
formes autonomes relativement indépendantes à l’égard de l’ensemble de la pensée foucaldienne, et
répartis au long de la vie d’écrivain de Michel Foucault. L’introduction au Rêve et l’existence de
Binswanger, écrit mineur, datant de 1954, mais aussi inaugural, et qui ouvre les Dits et Écrits ;
L’Ordre du discours, comme un intermède professoral, dressant bilan et perspective au mitan de
l’œuvre, en 1971 ; enfin Qu’est-ce que les Lumières ?, en 1984, quelques semaines avant la mort de
Foucault, un texte qui tente de légitimer a posteriori l’entreprise d’une existence.
En deuxième lieu – les hommes. Ou plutôt les philosophes, avec lesquels Foucault a dialogué, qu’il
a admirés ou combattus. Choix arbitraire peut-être, mais dont nous tâcherons de montrer la
signification : Derrida d’abord, le contemporain, le proche et le lointain, avec qui la controverse fut à
la fois dure et utile ; Kant ensuite, figure respectée et source partielle d’inspiration, objet constant
d’une attention fidèle et amoureuse ; Nietzsche enfin, le maître, celui dont la pensée aura le plus
constamment nourri la réflexion de Foucault.
En troisième lieu – les personnages. Des hommes certes, mais aussi des moments historiques, des
fonctions, des rôles prêtés, des classes instituées. C’est le fou apparaissant à la fin du XVIIIe comme
visage obscur de l’humanité ; c’est l’homme qui, au même moment, émerge comme point focal de
nouvelles positivités qu’il faut articuler ; c’est le délinquant, création de la pénalité, ou de la forme-
prison, qui justifie par lui son hégémonisme et la résistance qu’elle offre au temps, malgré son
inefficacité évidente.
En quatrième lieu – les dispositifs. Des systèmes complexes de concepts, de choix
méthodologiques, d’inventions et de créations, qui permettent à l’œuvre de fonctionner en adéquation
avec les domaines historiques qu’elle se donne pour objets. Le dispositif ontologique qui, appliqué à
l’actualité, constitue le contenu de la philosophie pour Foucault ; le dispositif historique qui institue
une façon neuve de comprendre la rationalité ; le dispositif archéologique qui révèle les modes les
plus épais et les plus denses de la vérité en son historicité ; le dispositif généalogique qui structure
l’analytique des pouvoirs ; le dispositif éthique qui apparaît progressivement dans l’étude du rapport
à soi ; le dispositif politique finalement, qui permet l’effet libérateur de l’ensemble des autres
dispositifs.
Puisqu’il fallait tout de même un principe d’ordre, nous avons choisi de donner plus d’ampleur à
l’analyse des dispositifs, et de les faire correspondre, à l’exception du premier et du dernier d’entre
eux, aux plus grands livres de Foucault : l’Histoire de la folie, Les Mots et les Choses, Surveiller et
punir et les trois volumes de l’Histoire de la sexualité.
1- Michel Foucault, Dits et Écrits II, Paris, Quarto-Gallimard, 2001, p. 1451. Toutes les références aux Dits et Écrits seront ci-après
indiquées par un DE I ou un DE II, suivant le volume concerné.
2- Ibid., p. 1452.
3- Ibid., p. 1453.
4- Cf. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp. 26-27.
5- DE I, p. 870.
6- Id.
7- Ibid., p. 871.
8- Ibid., p. 874
9- Cf. Ibid., p. 1026 : « Disons que, dans l’Histoire de la folie et dans la Naissance de la clinique, j’étais encore aveugle à ce que je
faisais. Dans Les Mots et les Choses, un œil était ouvert et l’autre fermé ; d’où le caractère boiteux du livre : en un certain sens trop
théorique, et en un autre sens insuffisamment théorique. »
10- Ibid., p. 1031.
11- Ibid., p. 1173.
12- Michel Foucault, DE II, p. 144 : « Mais ce qui manquait à mon travail, c’était ce problème du régime discursif, des effets de
pouvoir propre au jeu énonciatif. Je les confondais beaucoup trop avec la systématicité, la forme théorique ou quelque chose comme le
paradigme. »
13- Ibid., p. 886.
14- Ibid., p. 1042.
15- Id.
16- Id.
17- Ibid., p. 1212.
18- Cf. DE I, p. 444.
19- Cf. ibid., p. 612.
20- DE II, p. 1523.
21- Le choix de ce terme n’est pas anodin. La diversité des axes de l’œuvre de Foucault n’est pas sans rappeler le « plus d’une
langue » par lequel Derrida définit la déconstruction. La dissémination des langages, l’absence du monolinguisme empêchent toute
assignation, et Foucault, malgré tout ce qu’il a à opposer à Derrida, est bien, dans son refus du statut de l’auteur, proche de cette idée. Cf.
Jacques Derrida, Mémoires – Pour Paul De Man, Paris, 1988, p. 38 et aussi, dans son Prière d’insérer, Le monolinguisme de l’autre,
Paris, Galilée, 1996.
22- DE I, p. 702.
23- Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Tel-Gallimard, 1972, p. 10.
24- Cf. DE I, p. 1513 : « Il faut souligner que je ne souscris pas sans restrictions à ce que j’ai dit dans mes livres… Au fond, j’écris
pour le plaisir d’écrire. »
25- Cf. ibid., p. 1588 : « Tous mes livres, que ce soit l’Histoire de la folie ou celui-là (Surveiller et punir), sont, si vous voulez, de
petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou d’un
desserre-boulon pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes
livres sont issus… eh bien, c’est tant mieux ! »
26- Cf. DE II, p. 861 : « Je suis un expérimentateur et non pas un théoricien. J’appelle théoricien celui qui bâtit un système général soit
de déduction, soit d’analyse, et l’applique de façon uniforme à des champs différents. Ce n’est pas mon cas. Je suis un expérimentateur en
ce sens que j’écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant. »
27- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 28.
28- Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 7.
29- On remarquera par ailleurs que Derrida critique lui aussi l’idée du nom propre et de la signature, en indiquant en quoi son identité
est toujours déjà marquée par des processus d’éclatement et de dissémination. Cf. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris,
Minuit, 1972, p. 392.
30- Claude Lévi-Strauss, L’Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 559.
31- Cf. ibid., p. 562.
32- Cf. ibid., p. 614.
Prologue

L’imagination au pouvoir
(Introduction au Rêve
et l’existence
de Binswanger, 1954)

1954. FOUCAULT EST ASSISTANT de psychologie à Lille et répétiteur en philosophie à l’École normale
supérieure de la rue d’Ulm. Conformément à cette double orientation de son travail, il se consacre,
depuis déjà plusieurs années, à la psychologie expérimentale, tout en lisant, semble-t-il avec passion,
Nietzsche, Heidegger, Marx, Hegel et Freud. En 1953, Lacan a prononcé son célèbre discours de
Rome, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychologie », et Deleuze a publié
Empirisme et subjectivité, dédié à Jean Hyppolite, à qui Foucault rend lui aussi un hommage appuyé,
bien plus tard, à la fin de sa leçon inaugurale au Collège de France. Dans le domaine de la
psychologie, un auteur occupe une place singulière. Il s’agit de Binswanger (1881-1966) qui a tenté
d’introduire l’analytique du Dasein, élaborée par Heidegger, dans l’exercice de la psychanalyse.
Foucault le lit, traduit certains de ses articles, sans les publier cependant, puis se lance dès juin 1953
dans la traduction intégrale de Traum und Existenz, le texte fondateur de ce qu’on appellera désormais
la psychiatrie existentielle. En 1954 donc, en même temps que Maladie mentale et personnalité, paraît
le résultat de ce travail, précédé d’une longue introduction, reprise aujourd’hui en ouverture du
premier volume des Dits et Écrits.
Il serait très exagéré et même absurde de considérer ce texte de jeunesse comme la matrice des
futurs ouvrages ou l’esquisse de thèses encore implicites. Mais au détour de ce qui se veut
commentaire fidèle s’élabore déjà une compréhension du jeu entre contingence et nécessité, si
prégnant dans l’analyse archéologique des formations discursives, un jeu ici pensé à l’intérieur d’une
forme assez étrange de phénoménologie de l’imagination.
Avant de lire en leur détail ces pages lumineuses où s’annonce une anthropologie de l’expression –
définie comme le mouvement de l’existence s’accomplissant dans une histoire objective –, arrêtons-
nous quelque peu sur certaines des affirmations de Foucault, disséminées dans l’ensemble de
l’Introduction, qui pourraient être lues à la lumière de l’œuvre à venir.
Foucault prend acte de la validité de la démarche de Binswanger : faire une anthropologie qui ne
serait ni une philosophie ni une psychologie. L’analyse du rêve de Binswanger s’appuie bien entendu
largement sur les acquis de l’ontologie heideggerienne, celle d’Être et Temps principalement : mais
elle est aussi bien tributaire du geste freudien qui a donné aux phénomènes empiriques d’être
signifiants, manifestations des structures plus générales de l’inconscient. Le rêve, et en lui les images,
acquièrent une épaisseur – terme dont Foucault fera grand usage par la suite –, fournissant à la
psychanalyse son objet privilégié. Commentant la synthèse que Binswanger accomplit dans Le Rêve et
l’Existence, Foucault fait se succéder une brève histoire des traitements psychanalytiques de l’image
et une lecture des Recherches logiques de Husserl. La psychanalyse a compris que l’image était lieu de
sens mais sans dire pourquoi un sens devait précisément se dire en images ; la phénoménologie,
quant à elle, « est parvenue à faire parler les images ; mais elle n’a donné à personne la possibilité
d’en comprendre le langage ».1
Voilà le problème de Binswanger. Ou plutôt, comme Foucault le reconnaît : voilà la reconstruction
du moment Binswanger, à la croisée de certaines découvertes et d’échecs avérés. Spatialisation de
l’histoire des idées, dramaturgie fictive destinée à marquer les ruptures, à souligner aussi tout à la
fois la nécessité d’un problème et la contingence de la solution proposée. On peut reprocher à
Foucault son peu de respect pour la genèse d’une thèse ou d’une idée. Il répond ici, comme il le fera à
chaque fois qu’on attaquera les artifices de sa méthode :
« Ce grief nous est de peu de poids ; parce que nous avons la faiblesse de croire à l’histoire, même
quand il s’agit de l’existence. Nous ne sommes pas soucieux de présenter une exégèse mais de
dégager un sens objectif. »2
L’intérêt de Binswanger est de renouer, mais en y intégrant la psychanalyse et la phénoménologie,
avec une compréhension du rêve en termes de théorie de la connaissance, née en même temps que
l’onirocritique antique, et qui trouve l’une de ses plus belles figures dans l’analyse spinoziste des
images prophétiques. Le rêve, c’est là son péril, c’est là sa gloire, est ce qui est l’homme, désigne son
« être transcendé »3, marque d’une vérité qui le dépasse et qui demeure pour lui définitivement
insaisissable. Mais il est aussi, autre forme de dépassement, une façon d’expérimenter l’existence en
ses possibilités, avant qu’elle ne se détermine dans l’univers de l’objectivité. Ce faisant, Binswanger
rend possible une anthropologie de l’expression, dont nous croyons pouvoir dire qu’elle va se
réaliser partiellement chez Foucault. Non pas ramener l’existence à ses déterminations inconscientes
ou économiques, ni même à une structure figée qui en dessinerait a priori le visage, mais comprendre
comment d’un éventail de possibilités émane un type particulier de vie, marqué alors du sceau de la
nécessité.
Dans le langage encore lyrique de 1954 :
« Il ne peut en effet s’agir de ramener les structures d’expression au déterminisme des motivations
inconscientes, mais de pouvoir les restituer tout au long de cette ligne selon laquelle se meut la
liberté humaine. »4
Ou dans les mots de 1984 : l’exigence d’un travail intellectuel portant sur nos limites, c’est-à-dire
« un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté ».5
L’articulation entre le possible et le réel, entre ce qui demeure dans l’indétermination d’une
manifestation éventuelle et ce qui va prendre le caractère destinal d’une réalisation effective, apparaît
dans les dernières pages de l’Introduction, quand Foucault, polémiquant avec le Sartre de
L’Imaginaire, va proposer, chose rare chez lui, une analyse strictement phénoménologique de
l’imagination. Rien d’archéologique ici. Mais de manière très significative, Foucault croit dépasser
déjà l’anthropologie, et s’orienter vers une ontologie fondamentale d’inspiration heideggerienne
certes, et qui ferait l’économie du concept d’homme en même temps qu’elle réfuterait le
psychologisme.
« Il faut renverser les perspectives familières. »6 En l’occurrence, il faut cesser de penser le rêve à
partir du réel, l’imagination à partir de la perception, ou plus largement le possible à partir de
l’effectif. L’acte de l’imagination ne consiste plus alors à penser l’objet réel comme absent, mais à
s’absenter soi-même d’un monde où cet objet ne peut plus être présent. Néantisation non de ce qui est
visé intentionnellement – Sartre –, mais néantisation du sujet lui-même, dépossédé de toute primauté,
jeté en un monde où s’effacent les lignes de force qui font qu’il y a pour nous un monde de la
nécessité. Penser à Pierre, ce n’est plus poser l’image de Pierre absent, mais m’exclure d’un monde
où Pierre ne peut plus être là dans le champ de la perception.
Imaginer, c’est « se viser soi-même comme sens absolu de son monde, se viser comme mouvement
d’une liberté qui se fait monde et finalement s’ancre dans ce monde comme dans son destin ».7
L’imagination pose l’écart entre le possible et le destin, elle suit le mouvement originaire qui fige en
structure la contingence d’un monde rêvé. Fin du sujet, position justement de la nécessité du monde et
en même temps révélation de la contingence de cette nécessité même par la vision d’une autre réalité
– ici celle du rêve –, d’une autre pensée, d’une autre action.
Est-ce forcer le texte que de tenter de le faire résonner avec l’œuvre ultérieure ? Qu’a donc voulu
Foucault, au long de ses écrits, si ce n’est, à l’instar de ce que fait l’imagination, « prendre en
diagonale la présence pour en faire surgir les dimensions primitives »8, si ce n’est jeter un regard
oblique sur les formations discursives pour dégager ce qui les a fait s’imposer parmi d’autres
possibilités théoriques ?
Réapprenons à rêver, non pour fuir le réel, mais pour revenir au geste qui l’a fait advenir comme
tel ; réapprenons à nous abolir comme sujet pour percevoir à nouveau en sa densité l’espace dont
nous avons fini par émerger.
Fin du prologue. Quelques années plus tard, rompant définitivement avec cette juvénile curiosité
pour la Daseinanalyse, Foucault inaugurera avec l’Histoire de la folie une entreprise d’une tout autre
ampleur.
1- DE I., p. 107.
2- Ibid., p. 108.
3- Ibid., p. 111.
4- Ibid., p. 133.
5- DE II, p. 1397.
6- DE I, p. 138.
7- Ibid., p. 140.
8- Ibid., p. 142.
1

Ontologie –
De la philosophie

Foucault philosophe ?

Habituellement considéré comme l’un des plus éminents philosophes de sa génération, Foucault ne
s’attribue que rarement ce titre, et il considère de manière générale avec beaucoup de circonspection
la discipline philosophique, ses usages et ses prétentions. La méfiance à l’égard de la philosophie est
certes un lieu commun dans la pensée française des années 1960 et 1970. Elle s’explique tout à la fois
par une reprise de la critique que Heidegger fait de la tradition métaphysique occidentale, par l’effet
des sciences humaines sur une philosophie qui voudrait s’exempter de toute scientificité et, plus
généralement, encore, par le rejet massif de l’esprit de système qui caractériserait la philosophie.
Certains, comme Derrida, vont tenter de penser les limites de la philosophie sans se permettre la
facilité de s’en échapper.1 Il n’est pas question de sortir de la philosophie au sens où il s’agirait de
faire tout autre chose, en abandonnant la conceptualité philosophique et les extraordinaires outils
qu’elle a forgés au cours de son histoire. Ensuite il faut esquisser un pas de côté, à la marge incluse
de la philosophie, pour la faire trembler sans doute, mais non pour la détruire. La déconstruction sera
une manière totalement philosophique de fragiliser la philosophie, sans pourtant – et ce point est
essentiel – se confondre avec la dimension critique ou dialectique que la philosophie a toujours voulu
avoir. La remise en question de la philosophie est la principale alliée de la philosophie, sa plus
ancienne compagne. On peut même dire que la philosophie est cette remise en question. Si Derrida
n’avait fait que reconduire cet antique geste par des moyens nouveaux, sa pensée ne vaudrait pas la
peine qu’on s’y arrête.
D’autres, comme Lévi-Strauss, vont affronter plus directement la philosophie, et nier la dimension
philosophique de leur travail. Pour Lévi-Strauss, la philosophie, telle qu’elle a toujours été pratiquée,
et en dépit de l’immense admiration qu’il manifeste pour certains penseurs – Rousseau, Kant ou
Marx –, n’est qu’une rhétorique, voire une gymnastique, fondée sur l’art du calembour, du
retournement théâtral et des analogies approximatives. Autrement dit, et la sentence est juste : « La
philosophie n’était pas ancilla scientarium, la servante et l’auxiliaire de l’exploration scientifique,
mais une sorte de contemplation esthétique de la conscience par elle-même. »2 L’histoire de la
philosophie comme succession de signifiants de plus en plus signifiants, sans que jamais nul référent
n’apparaisse. Exercice vain d’une pensée qui n’a jamais affaire au souci de vérité et qui renonce à
dire l’être des choses, contrairement à l’anthropologie où Lévi-Strauss trouvera non seulement le
réalisme fondamental qui caractérise sa façon de concevoir l’exercice intellectuel, mais aussi des
procédés moins soumis à une logique de l’accumulation et de l’efficacité. Quelque chose qui relève
de ce qu’il appelle « l’intelligence néolithique » et qu’il applique tout à la fois à son mode de
fonctionnement personnel et à la structure propre des logiques qu’il étude, celle du mythe par
exemple.
Foucault n’adopte aucune de ces deux positions. Il ne se situe pas du tout dans un exercice de
déconstruction interne de la philosophie, et il ne manifeste jamais, contrairement à Derrida, mais
aussi à Deleuze ou à Lyotard, un véritable amour à l’égard de la philosophie, et même de la
métaphysique. Toutefois, il n’a pas l’intention de se débarrasser simplement de la philosophie, en la
remplaçant par une nouvelle discipline, plus scientifique, qu’il appellerait par exemple archéologie. Il
s’agit plutôt de construire une nouvelle façon de faire de la philosophie en l’insérant dans un tissu
relationnel complexe où on trouvera d’autres modes conceptuels, tous ceux que Foucault analyse
dans ses œuvres et qu’il qualifie de formations discursives.3 D’où un positionnement curieux qui,
selon les contextes, conduit Foucault à manifester un authentique déni de la philosophie, une critique
féconde de ses excès ou encore la revendication de sa nécessité. « Je ne suis pas philosophe » ; « Il
faut faire de la philosophie, mais autrement » ; « Ce que je fais est de la philosophie, sous la forme
qu’elle doit prendre aujourd’hui. »
Commençons en instruisant le dossier du déni. Il semble que celui-ci soit réel et sincère, au
contraire d’un autre déni sur lequel nous reviendrons, celui que Foucault exprime à chaque fois qu’il
est question du structuralisme.
Les textes sont ici très nombreux. Ils se trouvent principalement dans les Dits et Écrits, les livres
publiés se désintéressant à juste titre de la nature particulière de ce qu’ils entreprennent, à l’exception
bien sûr de L’Archéologie du savoir. Ainsi, en 1970, Foucault dit-il qu’il ne se considère pas comme
philosophe, en arguant du fait que « la philosophie, en tant qu’activité autonome, a disparu ».4 On
enseigne encore la philosophie, mais on n’en fait plus vraiment, Hegel étant le dernier professeur de
philosophie à avoir proposé une doctrine, c’est-à-dire l’élaboration de ce que Foucault appelle ici un
choix originel. Qu’on ne s’y trompe pas : Foucault ne regrette pas le temps béni de la philosophie
autonome, ni ne se réjouit qu’il ait pris fin. Il constate simplement que la philosophie comme
discipline est morte, et que la philosophie comme pratique s’est disséminée dans des options
intellectuelles tout à fait déterminantes mais qui ne sont pas toujours le fait de philosophes
professionnels. Les positions de Marx ne sont pas ouvertement philosophiques, dit Foucault, mais les
choix qui s’y manifestent le sont – distinction au plus haut point contestable, d’ailleurs. Ou encore : il
y a plus de philosophie, en termes d’effets sur le réel, dans les thèses de Freud qui ont bouleversé la
culture, que dans celles plus explicitement philosophiques de Husserl ou de Bergson. Cette analyse
permet à Foucault de déterminer sa position un peu marginale dans le champ philosophique, et
d’affirmer qu’il n’est pas philosophe tout en proposant peut-être, l’avenir jugera, des idées à portée
philosophique. Il justifie aussi le choix de textes qu’il adopte dans ses livres publiés : non pas les
grands systèmes philosophiques, mais d’autres écrits, de moindre gloire mais de plus d’importance.
« Je ne suis pas un philosophe ni un écrivain. »5 Dans la bouche de Foucault, ce rapprochement,
dans une même dénégation, de ces deux termes est significatif : Foucault ne veut pas faire d’œuvre,
son métier ne consiste pas à proposer une théorie, ou des théories qui s’uniraient comme par miracle
autour de la figure tutélaire de l’auteur. Foucault n’est rien, il n’a pas de métier, mais il fait un certain
nombre de choses, que lui-même qualifie de recherches « historiques et politiques à la fois ».6 Peu
importe le statut de ses livres, seul compte leur effet politique, obtenu précisément par le moyen d’un
contenu historique, selon une mécanique que nous analyserons plus loin.
Plus concrètement encore, Foucault reconnaît qu’il n’a « jamais eu le projet de devenir
philosophe »7, et que si sa formation est des plus classiques, il a rapidement abandonné la philosophie
pour s’intéresser à la psychiatrie. Il dit avoir étudié le marxisme, l’hégélianisme et la
phénoménologie ; mais il affirme aussitôt qu’il ne s’est jamais senti tenu de choisir entre ces
orientations, et qu’il doit à Nietzsche l’envie de mener un travail vraiment personnel. Non pas une
haine de la philosophie, mais le désir de faire autre chose, de s’intéresser à d’autres objets – la folie,
par exemple – dont la philosophie ne parle jamais, laissant finalement aux commentateurs le soin,
bien inutile par ailleurs, de décider si ce qu’il fait est philosophique ou non. On ne retrouve donc pas
chez Foucault le dégoût pour une certaine tradition philosophique qui se manifeste avec tant d’éclat
chez Lévi-Strauss, ni la prétention à remplacer la philosophie par des disciplines plus scientifiques,
comme la linguistique ou la psychanalyse. Plutôt une certaine désinvolture devant ce qui peut être dit
de sa pensée.
Foucault prend tout de même la peine d’esquisser une critique plus constructive de la philosophie,
comme s’il s’agissait pour lui de la penser de telle sorte que son propre travail puisse encore prendre
place en elle. Il s’efforce par exemple de distinguer une contestation légitime de la manière dont la
philosophie est enseignée en France d’un refus de la philosophie elle-même. Le texte le plus éclairant
sur ce point est l’entretien que Foucault a donné au Nouvel Observateur en février 1970. Il prend
position dans la polémique qui a suivi la décision du ministre de l’Éducation nationale, Olivier
Guichard, de ne pas accorder de licence d’enseignement aux diplômés du département de la
philosophie de l’Université de Vincennes, que Foucault dirige. L’argument officiel est que le
programme de ce département est trop précis, et qu’il s’écarte de la vocation généraliste de la
philosophie. La position de Foucault est délicate. Il doit défendre un type d’enseignement de la
philosophie, et donc la discipline elle-même, contre son enseignement traditionnel, celui de la classe
de terminale, et aussi contre la conception de la philosophie qui s’exprime dans ce dernier
enseignement. Tout en ironie, Foucault dissèque le discours officiel : la philosophie serait
l’enseignement de la liberté de penser, qui permettrait de reprendre de façon critique le savoir acquis.
Elle n’a pas d’objet, elle n’a pas à en avoir, elle surplombe l’ensemble des autres disciplines. Foucault
se moque de ce « bon sens légèrement rehaussé »8, mais il est bien conscient que ce discours
d’autolégitimation, bien que comique, risque de condamner la philosophie à succomber sous les
coups de tous ceux qui la considèrent, non sans raison parfois, comme totalement inutile. Il faut donc
– comme le souhaitait le projet de Vincennes – faire de la philosophie autrement et l’écarter de ce
qu’elle est devenue, une sorte de « luthéranisme d’un pays catholique »9 réservé à l’usage interne de
la bourgeoisie. Inflexion qui invite à rompre avec la classe de philosophie, ou à la sauver en ouvrant
la philosophie même à d’autres objets. Il n’y a pas de philosophie. Il y a des philosophes qui
travaillent, qui tentent de comprendre comment et pourquoi un savoir s’impose, et comment une
institution comme l’université s’inscrit dans ces mécanismes de légitimation. Le fond de l’argument
est clair : le ministre de l’Éducation nationale « feint de défendre la philosophie contre une intrusion
d’étudiants qui n’auraient pas été formés à l’enseigner. En fait, il protège le vieux fonctionnement de
la classe de philosophie contre une manière de poser les problèmes qui la rend impossible ».10
La philosophie comme travail conceptuel élaborant les conditions d’impossibilité de la classe de
philosophie sous sa forme traditionnelle. L’effet stratégique contre la posture professorale. Ou
encore, comme Foucault le dit dans un entretien de 1974 : « Je suis radicalement du côté des
sophistes »11, du côté de la vraisemblance plutôt que du côté de la vérité, du côté d’un logos dont on
accepte qu’il soit pouvoir contre le logos socratique qui n’est qu’un exercice de la mémoire. L’Ordre
du discours développera complètement cette thèse : la philosophie doit cesser d’être cette occultation
des effets du discours, elle doit en être la conscience, ce qui renverse définitivement ses prétentions à
un magistère universaliste.
Foucault reprend cette définition critique de la philosophie dans l’entretien anonyme dont nous
avons parlé plus haut, neutralisant ainsi partiellement l’accusation qui pourrait lui être faite de définir
la philosophie en fonction de son propre travail. Après avoir indiqué en quoi la philosophie était une
façon de réfléchir sur notre rapport, historiquement déterminé et changeant, avec la vérité, il en
précise les fins :
« C’est de la philosophie que le mouvement par lequel, non sans efforts et tâtonnements et rêves et
illusions, on se détache de ce qui est acquis pour vrai et qu’on cherche d’autres règles du jeu. C’est
de la philosophie que le déplacement et la transformation des cadres de pensée, la modification des
valeurs reçues et tout le travail qui se fait pour penser autrement, pour faire autre chose, pour
devenir autre que ce qu’on est. »12
Devenir autre, voilà la philosophie, très loin de ses formes habituelles. Il n’est plus question alors
de s’écarter de la philosophie, mais bien de la revendiquer, non comme fonction, comme profession
ou comme vocation, mais bien comme existence, êthos13. Cavaillès était historien des mathématiques
et il est mort pour la Résistance. Sartre était philosophe de l’engagement mais, dit Foucault, il n’a
absolument rien fait.
Foucault n’est pas tant un philosophe masqué qu’un philosophe n’arborant pas son titre comme un
trophée, refusant de fonder la légitimité de son travail sur celle d’une discipline. Il faut donc bien
faire de la philosophie, mais tout autrement. Cela veut dire d’abord qu’il faut libérer la philosophie de
cet anthropologie implicite qui l’a endormie comme elle a endormie les sciences de l’homme ;
contre la thèse kantienne, qui voit dans la question de l’homme le principal objet de la philosophie, il
faut montrer que cette question n’est plus celle de notre temps.14 La philosophie ne pourra produire
une autre pensée, et une autre action, qu’en indiquant la contingence de ce qui structure actuellement
notre pensée et notre action. Et ce n’est possible qu’en faisant parler les signes et les discours qui
nous entourent, ou dans lesquels nous sommes pris. Nietzsche l’avait compris avant tout le monde :
« Là où on fait parler les signes, il faut bien que l’homme se taise »15, il faut bien que se délient les
savoirs qu’enserre le concept d’homme depuis la fin du XVIIIe siècle.
La définition la plus précise que Foucault propose de la philosophie n’apparaît pas dans la
dimension essentiellement critique que nous avons suivie jusqu’ici. Elle ne s’élabore vraiment qu’au
moment où Foucault, renonçant à son déni de jeunesse, accepte d’être qualifié de philosophe, et tente
de réinterpréter son travail comme de la philosophie. Il va alors formuler sa thèse essentielle : la
philosophie est une ontologie de l’actualité, autrement dit une analytique de nous-même.

L’actualité

La lecture que Michel Foucault propose du texte que Kant publie, en 1784, à la question « Was ist
Aufklärung ? », est le lieu privilégié où s’élabore sa définition de la philosophie comme ontologie du
temps présent. À partir de Kant et grâce à lui, la philosophie se trouverait attachée à un nouvel objet –
et Foucault considère qu’il n’y en a pas d’autres : l’actualité. Philosopher consiste donc à se penser
soi-même en son actualité, au nom d’une forme radicalisée de journalisme. Une lecture approfondie
de ce texte sera au cœur de notre épilogue, sa véritable compréhension n’étant possible qu’après
avoir saisi dans leur mouvement les différents dispositifs qu’étudie Foucault dans ses livres.
Avant d’entrer dans le détail de cette définition célèbre, il convient d’une part de la situer dans le
cadre plus général de son œuvre, d’autre part d’en lire l’apparition, notamment dans les Dits et
Écrits, au cours des décennies qui précèdent le texte de 1984.
L’œuvre de Foucault a toutes les apparences de la science historique. L’information y est
abondante, les archives les plus diverses y sont systématiquement exploitées, alors qu’on n’y trouve
que peu d’analyses conceptuelles abstraites, détachée de l’analyse de la période historique étudiée.
Pourtant, dit Foucault, il y a bien dans ce travail d’histoire un exercice proprement philosophique, en
ce que l’histoire des conditions formelles qui ont présidé à la construction de notre propre pensée
aboutit à une ethnologie de notre propre culture, prélude elle-même à une ontologie du temps présent.
La philosophie relève alors du diagnostic ; mais celui-ci n’est possible que par la patiente analyse des
modalités d’apparition de ce qui structure notre aujourd’hui.
À l’exception notable de L’Archéologie du savoir, tous les ouvrages de Foucault présentent donc
une approche clairement historique, même si la finalité d’une telle approche est ontologique, c’est-à-
dire pour Foucault philosophique : dire ce que nous sommes. Comprendre l’articulation de l’histoire
et de la philosophie sera l’objet du prochain chapitre. Retenons simplement ici qu’il n’y a pas lieu
d’opposer une définition de la philosophie que Foucault proposera uniquement dans les Dits et Écrits
et les textes publiés en livres, comme si Foucault avait voulu – hypothèse absurde – définir la
philosophie tout en s’excluant de cette définition.
Les Dits et Écrits nous donnent quantité d’informations utiles à cet égard. Foucault semble y dire
plus librement qu’ailleurs les raisons et les motivations de son travail. Il est donc naturel qu’on y
trouve les pages les plus explicites quant à une définition de la philosophie comme ontologie du
temps présent.
On l’a dit : le texte clé pour notre propos date de 1984, deux siècles après l’ouverture kantienne de
la question de l’actualité. Mais dès ses premiers écrits, Foucault exprime le souci de donner à la
philosophie un visage nouveau, de la rapprocher d’une analytique du présent, voire même de la
mettre en œuvre dans une pratique quasi journalistique. La naissance d’une définition de la
philosophie comme ontologie de nous-mêmes est contemporaine des Mots et les Choses. Dès 1966
donc, Foucault affirme que la philosophie a pour objet la compréhension d’une sorte de pensée
anonyme et contraignante, celle de notre époque. Philosopher revient à désigner l’armature
historique de notre propre pensée, qui n’est libre que le temps d’un instant, ou qui n’est libre que dans
les marges de la structure qui la rend possible. Le propos de Foucault est très clair sur ce point :
« On pense à l’intérieur d’une pensée anonyme et contraignante qui est celle d’une époque et d’un
langage. Cette pensée et ce langage ont leurs lois de transformation. La tâche de la philosophie
actuelle et de toutes ces disciplines théoriques que je vous ai nommées, c’est de mettre au jour cette
pensée d’avant la pensée, ce système d’avant tout système… Il est le fond sur lequel notre pensée
“libre” émerge et scintille pendant un instant. »16
Les Mots et les Choses est un texte philosophique en ce qu’il contribue à une meilleure
compréhension de notre actualité. On le voit déjà : la philosophie de l’actualité peut ne jamais parler
de l’actualité, mais bien de ce qui en organise le dévoilement – condition formelle et universelle de
l’émergence historique d’un fait spécifique ou d’une pensée singulière.
Foucault hésite à qualifier de philosophique une telle entreprise. Aussi va-t-il parfois considérer
qu’elle peut prendre place à l’intérieur des sciences humaines, triomphantes à son époque, ou la
désigner comme une analyse culturelle parente de l’ethnologie. Si finalement Foucault se décide à
penser son travail comme philosophie, le mérite en revient à son inscription dans un héritage
nietzschéen et dans une tradition de la philosophie comme diagnostic.17
« Que ce que je fais ait quelque chose à voir avec la philosophie est très possible, surtout dans la
mesure où, au moins depuis Nietzsche, la philosophie a pour tâche de diagnostiquer et ne cherche
plus à dire une vérité qui puisse valoir pour tous et pour tous les temps. Je cherche à diagnostiquer, à
réaliser un diagnostic du présent : à dire ce que nous sommes aujourd’hui et ce qui signifie,
aujourd’hui, dire ce que nous disons. Ce travail d’excavation sous nos pieds caractérise depuis
Nietzsche la pensée contemporaine, et en ce sens je puis me déclarer philosophe. »18
La philosophie comme journalisme radical

Nietzsche est ainsi l’acteur principal d’une inflexion de la philosophie, qui lui ferait abandonner
partiellement la compréhension de l’éternité pour la tourner vers ce qui arrive dans le monde. En ce
sens, écrit Foucault, Nietzsche est le premier philosophe-journaliste, en ce qu’il a l’obsession de
l’actualité.19 La philosophie, par ce renversement, se donne les moyens d’influer sur l’histoire et sur
le futur, en tant qu’une philosophie de l’actualité, en marquant l’arbitraire et la contingence de ce qui
conditionne notre pensée et notre action, ouvre un monde de possibilités inédites. Dire l’actualité – le
journalisme – est inséparable d’une démarche d’histoire et d’une réflexion sur l’action politique.
Conjonction d’exigences qui fait écrire à Foucault : « Pour moi, la philosophie est une espèce de
journalisme radical. »20
Qu’entend Foucault par là ? Qu’entend-il précisément quand il répète encore, devant des étudiants
américains : « Je suis un journaliste. »21 Si on s’en tient aux explications de Foucault lui-même, on
retiendra ici qu’il s’agit pour lui d’écarter à la fois la figure du prophète et celle du maître à penser.
La tâche de la philosophie est modeste par nature et elle se limite à la construction d’outils
conceptuels, accompagnée toutefois d’un souci particulier pour leur possible usage politique. Un
livre est une bombe, utile au moment où on le lit, efficace parce qu’ancré dans un temps singulier.22
La dimension journalistique de la philosophie est plus dans cet ancrage que dans le contenu même des
textes. Le journalisme n’est radical que parce qu’il comprend non l’actualité, mais ce qui fait que
l’actualité est un marqueur d’époque, est révélatrice de ce qu’est notre présent. Il n’est pas nécessaire
de parler des événements pour être journaliste en ce sens radical.
Il se trouve toutefois que parallèlement à sa définition de la philosophie comme journalisme
radical, Foucault a tenté d’élaborer et de formaliser comme un genre nouveau ce qu’il a appelé le
reportage d’idées. Il s’agit de faire œuvre de journalisme, au sens le plus courant du terme cette fois,
tout en faisant œuvre philosophique, en tant que ce reportage doit permettre une compréhension des
conditions d’apparition des idées contemporaines des événements considérés. Foucault s’est lui-
même plié à l’exercice en proposant au Corriere della sera une série de reportages sur la révolution
iranienne, en se rendant sur place, à deux reprises, en septembre et en novembre 1978.
Quel est l’objectif d’une telle entreprise, à vrai dire curieuse ?
Foucault s’en explique dans le Corriere della sera du 12 novembre 1978. Il y justifie l’appellation
de « reportages d’idées » en séparant nettement le concept d’idée ici utilisé de ses connotations par
trop intellectuelles. Une idée n’est pas l’objet d’une enquête érudite réservée aux spécialistes ; une
idée est active, on ne la comprend qu’en analysant les faits auxquels elle a pu donner lieu.
« Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force : et cela non pas dans les
livres qui les énoncent, mais dans les événements dans lesquels elles manifestent leur force, dans les
luttes que l’on mène pour les idées, contre ou pour elles. »23
Le monde a des idées, et quand ces idées se transforment en événements, le philosophe doit se faire
journaliste, ou du moins travailler avec les journalistes. Mais il ne sera philosophe que si l’idée active
est pensée en son rapport à la structure universelle de son surgissement.
Il n’est pas certain qu’un tel projet soit réalisable. Et on ne peut se cacher d’une certaine déception à
la lecture des reportages de Foucault sur l’Iran. Bien informés et bien écrits, ces textes sont d’un
grand intérêt journalistique. Mais il est tout de même assez difficile d’y lire de la philosophie, tant
l’analyse des idées est assujettie à celle des faits.
Quelques années enfin avant le texte de 1984, Foucault propose une première lecture, très rapide,
de l’opuscule kantien de 1784, « Qu’est-ce que les Lumières ? » Il y dit déjà son caractère novateur,
en laissant toutefois en suspens la question de son statut : « Cette singulière enquête, faut-il l’inscrire
dans l’histoire du journalisme ou de la philosophie ? »24
Cette hésitation n’est pas feinte – ni étrangère au relatif échec du reportage d’idées –, tant il est
délicat de séparer, à l’intérieur du travail de la philosophie, ce qui relève du journalisme de ce qui
relève de la philosophie proprement dite. Nous allons donc tenter de comprendre comment et
pourquoi Foucault va trancher la question, en clarifiant sa définition de la philosophie comme
ontologie du temps présent, laissant de côté le terme finalement bien encombrant de « journalisme ».
En quoi ce très bref texte de Kant est-il si remarquable ? Son ouverture est justement célèbre : « Les
Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par
sa propre faute »25, et Foucault va consacrer l’essentiel de son propos à dégager de ces premières
lignes une nouvelle façon de concevoir la finalité de la philosophie.
Le geste kantien consiste à réduire un immense mouvement culturel, politique et intellectuel à l’état
d’esprit qui en est le principe d’animation. Parlant ici de son temps et donc de lui-même, Kant décrit
l’attitude de l’homme des Lumières comme une disposition critique, en sa double dimension : d’une
part la reconnaissance d’une responsabilité dans la situation de minorité intellectuelle ; d’autre part la
volonté de se sortir de cette situation. Il n’est pas question de se débarrasser d’un joug étranger, mais
bien de se libérer de soi-même.
Cette libération et cette audace conduisent naturellement à la destruction de toutes les tutelles qui
pourraient nous faire renoncer, par confort, à l’autonomie de la pensée. Mais elles ne peuvent aboutir
que dans un acte collectif, celui d’un public éclairé. Kant poursuit en distinguant deux usages
possibles de la liberté de penser requise des Lumières : l’usage public de la raison que chacun exerce
comme homme et comme citoyen, et qui est légitime et illimité ; l’usage privé de la raison, qui
dépend de la fonction sociale et professionnelle, et qui doit être naturellement borné par les exigences
propres à cette fonction. Sans entrer dans le détail de ce passage difficile – ce que nous ferons avec
Foucault dans notre épilogue –, nous retiendrons ici que l’exigence de libération est selon Kant un
droit sacré de l’humanité et en tant que tel un impératif pour tout souverain, celui-ci devant donc
laisser pleine latitude à l’usage public de la raison.
Kant conclut sur une note plus nettement diagnostique, au sens que Nietzsche donnera plus tard à ce
terme : « Vivons-nous actuellement dans une époque éclairée ? »26 La réponse de Kant est nuancée.
Nous sommes à une époque de Lumières, c’est-à-dire dans un moment d’éclaircissement (le terme
allemand d’Aufklärung dit plus clairement que sa traduction française cette dimension dynamique).
L’interprétation des indices, dans l’actualité, d’un tel mouvement, peut nous laisser espérer son
accomplissement effectif, d’autant plus qu’un prince puissant, Frédéric, lui est favorable.
Une philosophie de l’actualité s’annonce peut-être ici, au sens où Kant tente de dire l’essence de
son temps dans la définition de l’attitude de l’homme des Lumières, inaugurant ainsi un ensemble de
tentatives similaires pour faire de l’actualité un concept philosophique. L’actualité de l’actualité, ce
qui fait que l’actualité est actuelle, ce serait au fond le dispositif intellectuel spécifique qu’on
retrouverait sous ou dans toutes les figures – culturelles, politiques ou événementielles – de ce qui se
passe au moment considéré. Mais on doit aussitôt remarquer que Kant ne rompt nullement avec une
philosophie de l’histoire largement téléologique, et qu’il ne fait pas de l’analyse de l’actualité une
activité proprement philosophique, ou le propre de l’activité philosophique. Revenons à présent à
Foucault et à la lecture qu’il propose du texte kantien, et plus largement de la pensée critique.
Dès 1963, Kant est pensé comme le responsable d’une ouverture capitale dans la philosophie
occidentale. Mais il ne s’agit alors pour Foucault que de souligner, de manière somme toute assez
classique, que Kant est le premier à articuler « sur un mode encore bien énigmatique, le discours
métaphysique et la réflexion sur les limites de la raison ».27 Rien ne semble indiquer ici que Foucault
pense déjà à la seconde ouverture kantienne, celle de 1784, si ce n’est la mention significative, juste
après les mots que nous venons de citer, de la pensée de Nietzsche, conçue comme accomplissement
de la rupture kantienne. Kant, Nietzsche, les deux précurseurs d’une philosophie de l’actualité,
Foucault oscillant sans cesse entre ces deux noms propres, attribuant même parfois à l’un des thèses
qu’il dit ailleurs être celles de l’autre.
Le renversement kantien coïncide – c’est l’une des affirmations majeures des Mots et les Choses –
avec la naissance de l’anthropologie, c’est-à-dire avec l’apparition d’une pensée de l’homme qui ne
se fait plus sur fond d’infini. Kant est à ce égard l’analogue d’un pharmakon, remède et poison à la
fois. En libérant la philosophie de l’emprise de l’infini, il aura ouvert la voie à une analytique de la
finitude en laquelle Foucault se reconnaît ; mais en assignant la philosophie à la question de l’homme,
il l’enferme dans un nouveau sommeil dogmatique,28 dont la philosophie de l’actualité devra sortir,
comme analytique de la finitude historique.
Il faut attendre 1978 pour que Qu’est-ce que les Lumières ? apparaisse comme le texte inaugural
d’une nouvelle définition de la philosophie. Dans la préface à l’édition américaine du grand livre de
Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Foucault introduit l’idée qu’un phénomène
inédit a eu lieu à la fin du XVIIIe siècle. Pour la première fois dans l’histoire des idées, « on posait à la
pensée rationnelle la question non plus seulement de sa nature, de son fondement, de ses pouvoirs et
de ses droits, mais celle de son histoire et de sa géographie ; celle de son passé immédiat et de son
actualité ; celle de son moment et de son lieu ».29 La preuve de l’émergence de ce dispositif nouveau
– ou peut-être de cette disposition de la philosophie à se laisser inquiéter par son actualité – est, dit
Foucault, la publication par Kant et par Mendelssohn de leur réponse respective à la question de la
Berlinische Monatschrift.
Kant aurait ainsi rendu pensables deux types d’activités : d’une part le journalisme philosophique
dont nous avons dit les enjeux, d’autre part l’histoire critique du travail de la pensée. Une telle
histoire serait à son tour tenue de réaliser deux objectifs : déterminer le moment clé, dans l’histoire
de l’Occident, de la revendication d’autonomie de la raison ; analyser le moment présent en
établissant son statut : « Redécouverte, reprise d’un sens oublié, achèvement, ou rupture, retour à un
moment antérieur, etc. »30
Foucault souligne à juste titre que cette interrogation historico-critique a eu un destin beaucoup
plus fécond en Allemagne qu’en France. Ou plus exactement : cette interrogation y a irrigué la totalité
du champ philosophico-politique, alors qu’il n’a eu en France qu’un succès d’estime, dans le seul
champ de l’histoire des sciences. Deux histoires parallèles donc : d’un côté Hegel, Marx, Nietzsche,
Weber et l’école de Francfort ; de l’autre Koyré, Bachelard et Canguilhem. La jonction ne se fait que
deux siècles après le texte kantien, quand, dit Foucault, l’Aufklärung fait retour en tant que critique des
pouvoirs dont la raison semble avoir abusé.
La philosophie de l’actualité naissante se prolongerait dans une philosophie interrogeant l’héritage
des Lumières. Au point que Foucault propose – sérieusement ? – à Maurice Agulhon d’entreprendre
une « grande enquête historique sur la manière dont l’Aufklärung a été perçue, pensée, vécue,
imaginée, conjurée, anathèmisée, réactivée, dans l’Europe du XIXe et du XXe siècle »31. Foucault lui-
même n’entreprendra pas un tel travail, on ne peut que le regretter.
Quelques mois avant le texte de 1984, Foucault mentionne à nouveau l’opuscule kantien dans un
entretien avec Gérard Raulet. Il y pose pour la première fois sa thèse essentielle, ou plutôt son
hypothèse d’interprétation majeure : la philosophie moderne est la répétition de la question kantienne,
à la fois comme question de l’actualité – qu’est-ce que le moment historique dans lequel je suis
pris ? – et comme question des Lumières – qu’ont-elles été, qu’en reste-t-il ? Il reprend ensuite
l’analyse de la différence, à cet égard, entre la France et l’Allemagne. Il remarque enfin avec une
étonnante humilité que si les Français avaient eu accès à l’investigation historico-critique de
Horkheimer ou Adorno, cela leur aurait été bénéfique.
« Il est certain que si j’avais pu connaître l’école de Francfort, si je l’avais connue à temps, bien
du travail m’aurait été épargné, il y a bien des bêtises que je n’aurais pas dites et beaucoup de
détours que je n’aurais pas faits en essayant de suivre mon petit bonhomme de chemin alors que des
voies avaient été ouvertes par l’école de Francfort. »32
Dans le même entretien, Foucault apporte une précision, importante pour notre propos, au sens
qu’il faut donner au texte kantien. La tâche de la philosophie est définie comme compréhension de ce
que veut dire « aujourd’hui ». Mais il ne s’agit pas d’une tâche limitée aux grands événements ou aux
périodes de rupture. L’objet de la philosophie n’est pas l’exceptionnel, mais l’actuel – définition
précieuse pour nous – ce qui fait qu’un jour comme les autres, du fait d’être aujourd’hui, n’est
« jamais tout à fait comme les autres ».33
Foucault va enfin utiliser le texte kantien dans son cours du Collège de France du 5 janvier 1983,
publié ensuite dans le Magazine littéraire de mai 1984. Il insiste ici, plus qu’il ne le fait dans le texte
en anglais de 1984, What is Enlightment ?, sur le caractère inouï de ce questionnement de la
philosophie problématisant sa propre actualité discursive.
Autrement dit encore : il y a là quelque chose qui « pourrait bien caractériser la philosophie comme
discours de la modernité, et sur la modernité ».34

Archéologie et analytique du présent

Si Foucault est philosophe – on nous autorisera ici à ne pas le prendre au mot quand il prétend ne
pas l’être –, et si la philosophie est une analytique du présent, on peut légitimement se demander
pourquoi les textes consacrés à l’actualité sont si rares. Comment peut-on d’un même geste affirmer
que la philosophie doit se constituer en ontologie de l’aujourd’hui et ne rien dire, ou presque, des
événements contemporains ? Où est le discours de Foucault sur mai 1968, sur les évolutions du
capitalisme, sur les conflits mondiaux, sur la guerre froide ? Certes Foucault en parle, mais en quoi
ce qu’il en dit relèverait-il de la philosophie ? Notre hypothèse consiste à dire que les propos de
Foucault sur son actualité ne sont justement pas de la philosophie, et qu’ils ne s’intègrent donc pas à
sa définition du travail philosophique. Il convient donc de montrer que la réalisation effective du
programme – faire une ontologie du temps présent – se situe dans les œuvres publiées, et donc dans
un projet archéologique.
Analyser le présent ne peut pas se faire en analysant le présent, mais en construisant, par une série
d’études rétrospectives, le système rationnel des conditions historiques d’émergence de ce qui
structure notre pensée et notre action. Foucault pose donc comme fondement de sa pensée l’idée
d’une continuité entre le passé et le présent, qui justifie que la compréhension de celui-ci se donne par
l’étude de celle-là.
« Pour moi, l’archéologie, c’est cela : une tentative historico-politique qui ne se fonde pas sur des
relations de ressemblance entre le passé et le présent, mais plutôt sur des relations de continuité et
sur la possibilité de définir actuellement des objectifs tactiques de stratégie de lutte, précisément en
fonction de cela. »35
La double inspiration kantienne et nietzschéenne que nous avons signalée dessine un visage inédit
de la philosophie : travail d’excavation, de diagnostic, travail critique et généalogique, l’ensemble de
ces éléments trouvant leur unité dans le concept d’archéologie que Foucault élabore longuement dans
L’Archéologie du savoir. Sans entrer pour le moment dans ce texte, relevons plus modestement, dans
les Dits et Écrits, les raisons de penser que l’archéologie est une philosophie, ou que la philosophie
est une archéologie, ou encore que l’analyse du présent est une démarche essentiellement historique.
Revenant, en 1971, sur ses écrits les plus importants, Foucault tente de décrire en quoi consiste sa
recherche, avec des mots apparemment simples, mais qu’il nous faut tout de même prendre avec
prudence :
« J’essaie de mettre en évidence, en me fondant sur leur constitution et leur formation historique,
des systèmes qui sont encore les nôtres aujourd’hui, et à l’intérieur desquels nous nous trouvons
piégés. Il s’agit, au fond, de présenter une critique de notre temps, fondée sur des analyses
rétrospectives. »36
Le point de départ est bien une analytique du présent. L’histoire n’est qu’un moyen pour mieux
comprendre un système, à la condition que ce système soit encore le nôtre aujourd’hui. La
temporalité historique est donc renversée, elle ne va pas du passé au présent mais bien du présent au
passé, la perception de l’actualité étant une condition de la nécessité de l’étude historique. En même
temps, l’application de la démarche archéologique – creuser sous notre présent – suppose la
conscience d’un piège, c’est-à-dire d’une détermination du présent par le passé, ou plus exactement la
conscience de la domination du sujet par la structure dans laquelle son action et son discours sont
pris. Enfin, l’archéologie, comme analyse rétrospective, a une fonction critique, au sens où l’histoire
de ce que nous sommes devenus est une mise en évidence de la contingence des contraintes.
Foucault se tient donc à égale distance de l’histoire scientifique, de la critique philosophique et de
l’action politique. Ou plutôt il se tient à leur étrange conjonction, la philosophie se réalisant par
l’histoire, la lutte politique par la philosophie pensée comme archéologie, et les trois termes s’entre-
déterminant en une singulière circularité.
Cette circularité est solidaire d’une conception propre de la vérité, conçue non comme l’ensemble
des choses vraies qu’il y a à découvrir ou à faire accepter, mais bien comme « l’ensemble des règles
selon lesquelles on partage le vrai du faux et on attache au vrai des effets spécifiques de pouvoir ».37
La philosophie prend la forme de l’enquête historique comme analyse du partage entre le vrai et le
faux tel qu’il s’est donné matériellement, dans des théories mais aussi dans les institutions qui le
consolident ; elle prendra également le visage, nous le verrons, d’une analytique du pouvoir, Foucault
ne concevant plus, à partir de Surveiller et punir, la définition de la vérité hors d’un processus de
contrôle, de sanction ou de normalisation.
Cette inflexion de la pensée de Foucault vaut confirmation de notre hypothèse de lecture. Il est en
effet de plus en plus clair que l’étude des formes du savoir-pouvoir est d’abord un moyen pour
rendre pensable, et même pour hâter, des actes politiques concrets, s’appuyant du coup sur une
compréhension philosophique du présent. Le paradigme d’un pouvoir purement juridique,
accompagnant une démarche cognitive, qui domine encore l’Histoire de la folie, s’affine et se
précise : le vrai pouvoir n’est pas à côté de la détermination d’un objet pour le savoir, il est dans cette
objectivation. Et c’est en tant que savoir et pouvoir sont indissociables qu’une histoire politique des
figures de la pénalité peut faire œuvre de philosophie, en donnant lieu nécessairement à une
archéologie des formations discursives qui structurent notre pensée. Nul relativisme là-dedans, voire
même un certain positivisme.
« Ce que j’essaie de faire, c’est l’histoire des rapports que la pensée entretient avec la vérité ;
l’histoire de la pensée en tant qu’elle est pensée de la vérité. Tous ceux qui disent que pour moi la
vérité n’existe pas sont des esprits simplistes. »38
Si le lien entre l’archéologie, conçue comme mode particulier du travail historique, et la
philosophie peut être établi, il faut aussitôt nous demander si à la philosophie ainsi historicisée peut
convenir la fonction diagnostique que Foucault lui assigne, après Nietzsche.
Nous avons vu comment, par sa lecture de Kant, Foucault parvenait à identifier philosophie et
ontologie du temps présent. Mais si l’on veut pouvoir considérer son œuvre comme œuvre
philosophique, il faut aussi tenter de comprendre comment Foucault s’inscrit explicitement dans
l’héritage kantien, sur ce point précis de la définition de la philosophie.
Un premier indice en ce sens peut être retenu, dès 1966. Refusant de donner une fonction
métaphysique ou existentielle à la philosophie, Foucault réduit ses prétentions pour les ramener dans
les bornes de l’enquête archéologique.
« Il est moins séduisant de parler du savoir et des isomorphismes que de l’existence et de son
destin, moins consolant de parler des rapports entre savoir et non-savoir que de parler de la
réconciliation de l’homme avec lui-même dans une illumination totale. Mais après tout, le rôle de la
philosophie n’est pas forcément d’adoucir l’existence des hommes et de leur promettre quelque chose
comme un bonheur. »39
Cette modestie et cette positivité de la philosophie la préservent de toute tentation de dire l’éternité.
En revanche, l’ethnologie de l’actualité est à sa portée et à sa mesure. Foucault confirme dès 1967
cette détermination de l’objet propre de la philosophie, dans un texte où il se dit lui-même – chose
rare – structuraliste. Dans une formule qui a le mérite d’exister, Foucault affirme ainsi que la
philosophie structuraliste pourrait se concevoir comme « l’activité qui permet de diagnostiquer ce
qu’est aujourd’hui ».40 Si l’on met de côté cette qualification un peu curieuse de « structuraliste », on
ne peut que constater que Foucault attribue à son propre travail ce qu’il dit naître avec Kant, et plus
encore sans doute avec Nietzsche.
Foucault va même un peu plus loin dans cette direction. Il tend en effet à faire de l’actualité non un
objet possible pour la philosophie, mais le seul qui lui resterait. On devrait alors distinguer une fin de
la philosophie, si l’on entend par là une forme plus ou moins métaphysique de réflexion sur
l’immuable, et la subsistance des philosophes, c’est-à-dire des diagnosticiens du présent. Et Foucault
hésite même sur l’appellation de philosophes, l’évitant d’une formulation ironique : « Diagnostiquer
le présent d’une culture : c’est la véritable fonction que peuvent avoir aujourd’hui les individus que
nous appelons philosophes. »41
La philosophie doit nous faire voir ce que nous voyons, et non nous faire connaître ce que nous ne
voyons pas, ce qui est l’apanage de la science.42 En cette sévère restriction de son champ
d’application, la philosophie doit en France subir un traitement similaire à celui que les pays anglo-
saxons lui ont fait subir par la philosophie analytique. « Il faudrait imaginer quelque chose comme
une philosophie analytico-politique »43 qui porterait sur toutes les relations, du pouvoir et du savoir,
qui traversent et scandent le corps social. Des relations que nous ne comprenons pas mais que nous
voyons à l’œuvre, et qui déterminent la forme même du discours philosophique, y compris quand il
prend pour objet les modes de cette détermination.
« Philosophie du présent, philosophie de l’événement, philosophie de ce qui se passe »44 : une
approche conceptuelle de ce que le théâtre met en scène – cousinage de la philosophie et du théâtre
qu’incarne, ô combien !, la dramaturgie propre des livres de Foucault.
Archéologie et politique

Concluons rapidement ce premier chapitre, en revenant une fois encore au complexe rapport de
conditionnalité réciproque que Foucault établit entre l’archéologie, l’ontologie du présent et
l’intervention politique, ces trois éléments fusionnant dans la philosophie même. Il nous reste à
comprendre pourquoi il faudrait qualifier de philosophie ce que l’ontologie du présent permet de
faire, comme activité politique, au terme de la démarche archéologique.
L’effet recherché, par Foucault lui-même, quand il écrit, n’est ni prophétique ni prescriptif. Non pas
dire ce qui va se passer ni dire ce qu’il faudrait faire. Foucault écrit l’histoire avec pour critère la
révélation des failles invisibles du présent. Il ne prétend donc pas faire œuvre objective, puis donner à
chacun le choix de l’action ; l’action, bien qu’in fine laissée à l’initiative du lecteur, est préfigurée par
l’archéologie de ses lieux possibles d’intervention, et par la fragilisation des contraintes qu’elle
provoque en eux.
Optimisme absolu, dit Foucault.45
« Je n’effectue pas mes analyses pour dire : voilà comment sont les choses, vous êtes piégés. Je ne
dis ces choses que dans la mesure où je considère que cela permet de les transformer. Tout ce que je
fais, je le fais pour que cela serve. »46
La philosophie, comme philosophie de l’actualité, devra s’accompagner d’une réflexion éthico-
politique sur le lien à établir librement entre le rapport que nous avons au pouvoir et à la vérité et la
conduite que nous avons à tenir. C’est la vie même de la philosophie que d’accepter ce complexe
tissage entre la recherche historique et le mouvement social.47
Ce tissage n’a rien d’automatique, ni de prévisible. Foucault n’écrit pas ses livres historiques pour
qu’ils servent immédiatement de grille d’interprétation du présent ou de programme d’intervention
politique. Il constate plutôt que le tissage peut se faire parfois. Ainsi, en 1970, soit dix ans après sa
parution, il dit espérer que son Histoire de la folie a été utile, tout en affirmant – on le verra à tort –
que le livre sur lequel il travaille alors, Surveiller et punir, risque de ne pas servir à grand chose.48
En 1974, il affine encore son analyse, en reconnaissant que l’Histoire de la folie est un texte politique
en 1974, et non au moment de sa publication.49 L’archéologie n’est pas directement politique. Elle
l’est quand l’histoire permet d’identifier les failles du présent et les lieux d’action possibles, en un
processus de maturation de la lecture des textes qui peut prendre plus de dix ans. Un ouvrage devient
politique après coup, quand le débat politique le constitue en outil, ou quand l’actualité du sujet traité
historiquement par ce livre trouve dans l’archéologie une motivation à l’action supplémentaire. Ainsi
Foucault mentionne-t-il explicitement ses analyses de Surveiller et punir quand il s’agit de
comprendre le comportement de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, réfutant au passage
l’idée un peu naïve d’un progrès de l’humanité dans le traitement infligé aux corps :
« La police, elle, pour savoir la vérité, vous savez parfaitement qu’elle utilise, et de plus en plus,
des moyens qui sont des moyens violents. La police supplicie. L’armée, quand elle fait des tâches de
police – comme ç’a été le cas en Algérie sous le commandement de Massu, ou de l’actuel ministre
Bigeard –, l’armée a effectivement supplicié. Donc, vous avez eu un déplacement fonctionnel du
supplice. Vous n’avez pas eu de disparition du supplice dans notre société. »50
Foucault articule donc en sa pensée l’optimisme signalé plus haut, cette conviction que
l’archéologie peut servir à l’action, et ce qu’il appelle lui-même un hyper militantisme pessimiste.51
Dire que les contraintes qui pèsent sur nous sont contingentes nous donne de les concevoir comme
modifiables ; mais elles ne nous apparaissent comme devant être modifiées qu’en vertu d’un soupçon
généralisé à l’égard de la normativité. Tout n’est pas mauvais, mais tout est dangereux. Et « si tout est
dangereux, alors nous avons toujours quelque chose à faire ».52
La philosophie est une activité analytique et en tant que telle théorique. Mais elle est par là même
pratique, un livre de philosophie pouvant fonctionner tantôt comme une bombe53, tantôt plus
modestement comme un « multiplicateur des formes et des domaines d’intervention de l’action
politique ».54 Non pas une théorie qui s’applique ensuite, mais un complexe théorico-actif, où la
causalité peut agir dans les deux sens : l’archéologie comme catalyseur de l’action, mais aussi « la
pratique politique comme un intensificateur de la pensée ».55
1- Cf. Jacques Derrida, L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 416 : « La sortie “hors de la philosophie” est beaucoup plus
difficile à penser que ne l’imaginent généralement ceux qui croient l’avoir opérée depuis longtemps avec une aisance cavalière, et qui en
général sont enfoncés dans la métaphysique par tout le corps du discours qu’ils prétendent en avoir dégagé. »
2- Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, dans Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 40.
3- Nous renvoyons sur ce point au bel ouvrage de Guillaume Le Blanc, La Pensée Foucault, Paris, Ellipses, 2006, notamment, p. 4 :
« Il ne s’agit pas d’annuler la philosophie pour laisser place à l’expérience de la pensée (ce qui achèverait de rassurer les philosophes
professionnels) mais de compliquer la philosophie en la considérant comme un mode de pensée particulier qui peut être, le cas échéant,
contesté par d’autres modes de pensée ou qui peut se trouver réorienté par les autres formes de la pensée. »
4- DE I, p. 973.
5- DE II, p. 376.
6- Id.
7- Ibid., p. 1348.
8- DE I, p. 936.
9- Ibid., p. 937.
10- Ibid., p. 939.
11- Ibid., p. 1500.
12- DE II, p. 929.
13- Cf. ibid., p. 1404 : « Si j’ai tenu à toute cette “pratique”, ce n’est pas pour “appliquer” des idées ; mais pour les éprouver et les
modifier. La clef de l’attitude politique personnelle d’un philosophe, ce n’est pas à ses idées qu’il faut la demander, comme si elle
pouvait s’en déduire, c’est à sa philosophie comme vie, c’est à sa vie philosophique, c’est à son êthos. »
14- Cf. DE I, p. 476 : « Je dirai simplement qu’il y a eu une sorte de sommeil anthropologique dans lequel la philosophie et les
sciences de l’homme se sont, en quelque sorte, fascinées et endormies les unes par les autres, et qu’il faut se réveiller de ce sommeil
anthropologique, comme jadis on se réveillait du sommeil dogmatique ». Foucault fait bien évidemment référence au mot de Kant,
attribuant à Hume cette fonction de réveil.
15- Ibid., p. 531.
16- DE I, p. 543.
17- Cf. sur ce terme ibid., p. 1237 : « Par connaissance diagnostique, j’entends, en général, une forme de connaissance qui définit et
détermine les différences. »
18- Ibid., p. 654 ; même idée p. 693 : « Diagnostiquer le présent, dire ce que c’est que le présent, dire en quoi notre présent est
différent et absolument différent de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de notre passé. C’est peut-être à cela, à cette tâche-là qu’est
assigné maintenant le philosophe. »
19- Cf. ibid., p. 1302.
20- Ibid.
21- DE II, p. 475.
22- Ibid., p. 476.
23- Ibid., p. 707.
24- Ibid., p. 783.
25- Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, in Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985,
t. II, p. 209.
26- Ibid., p. 215.
27- DE I, p. 267.
28- Cf. ibid., p. 476.
29- DE II, p. 431.
30- Ibid.
31- Ibid., p. 856.
32- Ibid., p. 1258.
33- Ibid., p. 1267.
34- Ibid., p. 1500.
35- DE I, p. 1512.
36- Ibid., p. 1051.
37- DE II, p. 113.
38- Ibid., p. 1488.
39- DE I, p. 571.
40- Ibid., p. 609.
41- Ibid., p. 648.
42- Cf. DE II, p. 541.
43- Ibid.
44- Ibid., p. 574.
45- Cf. ibid., p. 912.
46- Id.
47- Cf. ibid, p. 929 : « Je disais à l’instant que la philosophie était une manière de réfléchir sur notre relation à la vérité. Il faut
compléter ; elle est une manière de se demander : si tel est le rapport que nous avons à la vérité, comment devons-nous nous conduire ?
Je crois qu’il s’est fait et qu’il se fait toujours actuellement un travail considérable et multiple, qui modifie à la fois notre lien à la vérité
et notre manière de nous conduire. Et cela dans une conjonction complexe entre toute une série de recherches et tout un ensemble de
mouvements sociaux. C’est la vie même de la philosophie. »
48- Cf. DE I, p. 984.
49- Cf. ibid., p. 1392.
50- Ibid., p. 1664.
51- DE II, p. 1204.
52- Ibid.
53- Cf. ibid., p. 476 : « Mais je voudrais écrire des livres bombes, c’est-à-dire des livres qui soient utiles précisément au moment où
quelqu’un les écrit ou les lit. Ensuite, ils disparaîtraient. Ces livres seraient tels qu’ils disparaîtraient peu de temps après qu’on les aurait
lus ou utilisés. Les livres devraient être des sortes de bombes et rien d’autre. Après l’explosion, on pourrait rappeler aux gens que ces
livres ont produit un très beau feu d’artifice. Plus tard, les historiens et autres spécialistes pourraient dire que tel ou tel livre a été aussi
utile qu’une bombe et aussi beau qu’un feu d’artifice. »
54- Ibid., p. 135.
55- Ibid.
2

Histoire – De la raison

Foucault historien ?

La visée philosophique et politique de l’œuvre de Foucault passe par une démarche archéologique
à fort contenu historique. Cette identification du travail de la philosophie à une recherche historique
n’est possible que par une détermination précise de ce qu’on entend par « histoire », ainsi que par un
ensemble de distinctions permettant de comprendre en quoi le philosophe n’est pas un historien,
même quand l’histoire est son objet.
Nous avons dit pourquoi l’histoire devait constituer le matériau de la philosophie. Cette thèse n’est
toutefois pas spécifique à Foucault, et elle lui semble être le propre d’une époque de la pensée, celle
dans laquelle nous sommes pris encore, qui déplace subtilement la visée critique élaborée par Kant.
Alors que la Critique de la raison pure partait du fait de la science pour en rechercher les conditions
de possibilité, la visée critique depuis Nietzsche porte bien plus sur le fait du langage. Dans les
formes les plus diversifiées de ce langage s’est historiquement formé un sens « qui nous surplombe,
conduit notre aveuglement, mais attend dans l’obscurité notre prise de conscience pour venir au jour
et se mettre à parler ».1 Kant, puis Nietzsche sont à l’origine de la définition de la philosophie comme
diagnostic ; les mêmes sont également responsables d’une nouvelle tournure de la pensée, renonçant
à l’éternité de ses objets pour ne plus porter que sur les formes historiques du discours – et toutes
sont historiques.
« Nous sommes voués historiquement à l’histoire, à la patiente construction de discours sur le
discours, à la tâche d’entendre ce qui a déjà été dit. »2
La pensée de Foucault prend part à cette vocation de la modernité, non pas exactement en faisant de
l’histoire, mais en tentant tout de même de respecter les principes épistémologiques qui font de celle-
ci une science. Dans l’un des derniers entretiens qu’il a accordés, Foucault revient sur son rapport aux
historiens. Il prend tout d’abord pour modèle et exemple Philippe Ariès, tout en mentionnant l’intérêt
nouveau, de la part de l’école historique française, pour le quotidien et la sensibilité. Conscient de la
fécondité de ces travaux, Foucault s’en démarque tout de même en affirmant, chose rare chez lui, que
sa démarche est plus nettement philosophique. Mais elle ne l’est pas au sens où l’entendent la plupart
des penseurs des années 1960 et 1970 : les marxistes ne s’intéressent pas à l’histoire parce que son
principe, la lutte des classes, est toujours connu ; les structuralistes non plus, parce que les structures
justement sont imperméables aux bouleversements historiques. Ce que vise Foucault est d’un autre
ordre :
« Ce que j’ai voulu faire était dans l’ordre de la philosophie : peut-on réfléchir philosophiquement
sur l’histoire des savoirs comme matériel historique, plutôt que de réfléchir sur une théorie ou une
philosophie de l’histoire. D’une façon un peu empirique et maladroite, j’ai envisagé un travail aussi
proche que possible de celui des historiens, mais pour poser des questions philosophiques,
concernant l’histoire de la connaissance. »3
Il n’y a pas de philosophie de l’histoire chez Foucault, il n’y a pas de téléologie ni explicite ni
même implicite, mais la conviction que la juste saisie des dispositifs théorico-actifs qui règlent notre
pensée et notre action n’est possible que par une scrupuleuse étude des archives de leur formation.
Pour chaque objet d’étude, il convient donc d’avoir à sa disposition « l’archive générale d’une époque
à un moment donné »4. De cette idée va découler chez Foucault le souci de ne négliger aucun
document, ni aucun fait, quitte à transformer le travail philosophique en une laborieuse enquête5 dont
la minutie permettra d’être juste dans ses conclusions.
Les livres de Foucault contiennent ainsi, à cause et non en plus de leur visée philosophique,
d’innombrables informations historiques. Ce sont donc aussi des livres d’histoire, quoiqu’en disent
les historiens professionnels, fâchés qu’on leur vole leur objet et qu’on en fasse l’enjeu de thèses
philosophiques. La méthode de Foucault consiste à s’intéresser à tout, c’est-à-dire à ne pas privilégier
les événements les plus retentissants au détriment des phénomènes plus obscurs : ainsi, dans Surveiller
et punir consacre-t-il de nombreuses pages aux mouvements d’agitation populaire qui ont contesté, au
long du XVIIIe siècle, la pratique punitive. On comprend mieux l’attitude d’une époque face à la
punition par l’étude de ces mouvements, dont l’impact a rarement dépassé la sphère du canton ou du
village, qu’en prenant pour objet l’affaire Calas telle que Voltaire l’a rapportée6.
La philosophie est historienne comme archéologie, c’est-à-dire comme science de l’archive,
définie à son tour comme corpus totalisant des documents, des faits et des pratiques s’organisant
autour d’un objet donné, ou que ce corpus même nous donne : la folie, la clinique, les sciences
humaines, la pénalité. Marginalité des objets, obscurité des documents. Contre le fracas des
découvertes, l’éclat des formulations premières, il s’agit de comprendre des pratiques et des énoncés,
qu’on ne situera plus dans une histoire universelle, qu’on ne pensera plus comme la réalisation d’un
programme ou l’annonce d’un projet.
« Il n’est plus nécessaire de faire appel aux thèmes de l’origine indéfiniment reculée et de
l’horizon inépuisable : l’organisation d’un ensemble de règles, dans la pratique du discours, même
si elle ne constitue pas un événement aussi facile à situer qu’une formulation ou une découverte,
peut être cependant déterminée dans l’élément de l’histoire. »7
Ni étude événementielle ni interprétation téléologique, l’archéologie est analyse d’un énoncé,
historiquement constitué, et qui n’apparaît comme objet d’un discours philosophique que par une
transformation conceptuelle. Celle-ci repose à son tour sur la façon spécifique dont les livres de
Foucault sont écrits, entre l’enquête et le récit, entre l’histoire et une forme assez rare de roman
philosophique. Dit autrement : la formation discursive est une fiction historique8, construite par
Foucault pour faire voir dans l’histoire ce qui peut résonner avec notre actualité et aussi avec une
action possible en elle. La définition de la philosophie donne son sens à la science de l’archive ; elle
en détermine aussi le véritable objet, qui n’est pas de dire une vérité historique mais de l’espérer,
comme un après-coup pratique :
« J’essaie de provoquer une interférence entre notre réalité et ce que nous savons de notre histoire
passée. Si je réussis, cette interférence produira de réels effets sur notre histoire présente. Mon
espoir est que mes livres prennent leur vérité une fois écrits et non avant. »9

Contre l’historicisme

L’affirmation du caractère historique des formations discursives, et la conviction que celles-ci sont
le véritable objet de la pensée philosophique, pourraient laisser croire que l’œuvre de Foucault
consiste à historiciser les problèmes, c’est-à-dire à moduler le questionnement philosophique selon
les époques concernées. Non plus une philosophia perennis, mais une philosophie se réduisant à
égrener les formes historiques des questions pérennes. Michel Foucault est totalement opposé à une
telle conception de son travail, et de manière générale à tout relativisme historicisant. Il s’en explique
au début de son cours du 10 janvier 1979 :
« L’historicisme part de l’universel et le passe en quelque sorte à la râpe de l’histoire. Mon
problème est tout inverse. Je pars de la décision, à la fois théorique et méthodologique, qui consiste
à dire : supposons que les universaux n’existent pas. »10
Aucune interrogation n’est nécessaire, éternelle ou naturelle. Il n’y a nulle part un homme,
biologiquement et culturellement constitué, à qui devraient se poser des problèmes fondamentaux. Au
contraire : le fait de la question est historiquement contingent, mais la manière de l’élaborer et d’y
répondre est déterminé par le faisceau discursif qui constitue l’objet de la question.
Foucault ne dilue pas la philosophie dans l’histoire, l’universel dans le singulier, l’a priori dans la
diversité expérimentale. La philosophie comme archéologie, c’est-à-dire comme science de
l’archive, est l’étude des a priori historiques, c’est-à-dire de la nécessité, et donc de l’universalité,
avec lesquelles émergent, à un moment donné, des énoncés particuliers. Les Mots et les Choses en
donnent une définition très précise :
« Cet a priori, c’est ce qui, à une époque donnée, découpe dans l’expérience un champ de savoir
possible, définit le mode d’être des objets qui y apparaissent, arme le regard quotidien de pouvoirs
théoriques, et définit les conditions dans lesquelles on peut tenir sur les choses un discours reconnu
pour vrai. »11
Les énoncés n’ont pas à être formalisés pour être historiquement déterminés ; ils n’ont pas à être
interprétés pour avoir un sens ; ils n’ont pas à être artificiellement rattachés à une interrogation
supposément éternelle pour exister. Ils ont seulement à être montrés, par l’élucidation de leur socle
historique12, à être rendus visibles, même s’ils ne sont pas cachés. Ainsi du pouvoir normatif du
discours scientifique sur la sexualité : on ne voit pas ce pouvoir alors que le discours où il s’élabore
est public. Ainsi du processus qui conduit à la pénalité : on ne voit pas que la forme-prison est une
construction récente, en tant que telle contingente, alors que tous les éléments historiques qui la
forment sont parfaitement manifestes.

Contre l’idéologie

L’archéologie est une science. Elle se veut identification et explication des dispositifs discursifs
organisant un champ de savoir et/ou un champ de pouvoir. Même si, à l’instar de toute démarche
généalogique, elle tend à creuser, sous le visible, pour en dégager les conditions de possibilité, il ne
s’agit nullement d’exhumer le réel sous l’illusion, la cause déterminante sous l’effet secondaire,
comme si le discours manifeste était l’émanation idéale d’une vérité matérielle seule fondamentale.
Autrement dit : l’archéologie ne repose nullement sur le concept d’idéologie, que ce soit sous la
forme paradigmatique que lui a donnée la pensée marxiste, ou sous la forme plus diluée qu’utilisent
bien des théoriciens de la critique sociale.
Le fou, le délinquant, le concept d’homme ne sont pas des illusions qu’il faudrait débusquer, des
voiles qu’il faudrait soulever. Ce sont des constructions historiques qui, si elles n’ont rien de naturel
ou d’éternel, n’en ont pas moins la solidité et la résistance de l’effectivité. Foucault est
particulièrement clair sur ce point dans son cours du 10 janvier 1979 :
« C’était, après tout, le même problème que je m’étais posé à propos de la folie, à propos de la
maladie, à propos de la délinquance, à propos de la sexualité. Il s’agit, dans tous ces cas-là, non pas
de montrer comment ces objets ont été longtemps cachés avant d’être enfin découverts, il ne s’agit
pas de montrer comment tous ces objets ne sont que de vilaines illusions ou des produits
idéologiques à dissiper à la lumière de la raison enfin montée à son zénith. Il s’agit de montrer par
quelles interférences toute une série de pratiques – à partir du moment où elles sont coordonnées à
un régime de vérité –, par quelles interférences cette série de pratiques a pu faire que ce qui n’existe
pas (…), devienne cependant quelque chose, quelque chose qui pourtant continue à ne pas
exister. »13
Foucault ne vise pas l’esprit d’une époque, son arôme spirituel aurait dit Marx. Il n’a que faire de
ce concept fumeux de Weltanschauung, ou de « perception du monde », qui proviendrait
magiquement de l’histoire ; seul lui importe de définir une région d’interpositivité14, strictement
délimitée autour d’un objet particulier – le regard clinique par exemple – et n’ayant pas vocation à
exprimer l’essence d’une période.
Cette opposition au concept d’idéologie n’est pas anecdotique. Elle est largement surdéterminée
par le fait que ce concept est marxiste, et que toute prise de position à son égard vaut, dans le contexte
polémique des années 1960 et 1970, critique globale du marxisme. Il faut donc tout d’abord revenir à
la définition qu’en donne Marx, puis distinguer dans ce que dit Foucault de cet auteur ce qui relève du
refus et ce qui manifeste une évidente adhésion.
Dans ses toutes premières formulations, et avant même que le mot n’apparaisse, la théorie marxiste
de l’idéologie est une théorie de la duplication, que Marx résume ainsi : « La conscience générale
n’est que la forme théorique de tout ce dont la communauté réelle, l’être social, est la forme
vivante. »15 Pour le moment, la représentation est simplement pensée comme représentation, sans les
effets de masque que l’idéologie acquiert par la suite. La théorie marxienne de l’idéologie ne prend
sa forme quasi définitive que par la synthèse entre cette compréhension de l’activité intellectuelle et
l’interprétation de la religion. On peut tenter l’hypothèse : c’est parce que la religion est une activité
intellectuelle néfaste que toute activité intellectuelle va être suspectée de participer à un mécanisme
similaire de dissimulation des mécanismes d’exploitation. L’objectif de l’Idéologie allemande n’est
pas seulement de débusquer les chimères et les illusions qui subjuguent le cerveau des vivants, mais
surtout de dénoncer la véritable erreur : celle qui consiste à croire que la réfutation d’une idée fausse
ou fictive produit de facto une modification de la réalité. Une fois posé ce point de départ, Marx
énonce ce qui est sans doute la thèse essentielle de tout l’ouvrage : « La production des idées, des
représentations, de la conscience est, de prime abord, directement mêlée à l’activité et au commerce
matériels des hommes : elle est le langage de la vie réelle. »16
Ces mots si célèbres ne signifient pas seulement que l’idéologie est une émanation de la vie réelle
matérielle et économique – ce qui ne conduirait pas forcément à s’en méfier. L’idéologie est un
langage, c’est-à-dire une codification de la vie réelle qui la renverse, comme une camera obscura. Et
c’est précisément par ce que l’idéologie est un langage, et pas seulement une copie, que la
philosophie critique doit se faire herméneutique, l’idéologie masquant son caractère linguistique sous
une apparente autonomie intellectuelle. Marx ajoute enfin un niveau d’élaboration supplémentaire de
la tromperie idéologique, en montrant que l’idéologie parvient à se faire passer pour neutre
précisément en ce qu’elle arrive à donner l’impression d’une pure idéalité. La puissance effective
d’une idéologie provient non seulement de la fonction catalytique qu’elle occupe dans des rapports de
domination existants, mais surtout de sa capacité à prendre le visage d’une bienveillante abstraction,
d’une innocente conceptualité. Un pouvoir est d’autant plus efficace qu’il n’apparaît pas comme tel :
une leçon que Foucault17, sans le dire toujours, a sans doute prise chez Marx.
On voit tout de suite ce que Foucault ne va pas reprendre d’une telle théorie. Il n’est pas question
pour lui de tromperie, même involontaire, mais bien d’une positivité des énoncés qui ne doivent pas
être interprétés en fonction d’une supposée réalité matérielle sous-jacente, mais qui doivent être
ramenés à leurs conditions historiques d’émergence. La démarche de Foucault est ainsi nettement plus
proche d’un travail critique, au sens kantien du terme, que d’un travail herméneutique. Il s’en explique
dans un entretien de 1977, où il désigne précisément ce qui ne fonctionne pas dans l’idéologie :
« La notion d’idéologie me paraît difficilement utilisable pour trois raisons. La première, c’est,
qu’on le veuille ou non, qu’elle est toujours en opposition virtuelle avec quelque chose qui serait la
vérité. Or je crois que le problème, ce n’est pas de faire le partage entre ce qui, dans un discours,
relève de la scientificité et de la vérité et puis ce qui relèverait d’autre chose, mais de voir
historiquement comment se produisent des effets de vérité à l’intérieur de discours qui ne sont en
eux-mêmes ni vrais ni faux. Deuxième inconvénient, c’est qu’elle se réfère je crois nécessairement à
quelque chose comme un sujet. Et, troisièmement, l’idéologie est en position seconde par rapport à
quelque chose qui doit fonctionner pour elle comme infrastructure ou déterminant économique,
etc. »18
Un discours n’est ni vrai ni faux, mais il contient les principes qui vont légitimer le partage entre le
vrai et le faux. Et ce partage n’oppose pas une surface illusoire à une profondeur vraie, il tranche
dans l’épaisseur même, historique et politique, de la formation discursive.
Il faut préciser encore la nature de la critique de l’interprétation contenue dans cette critique de
l’idéologie. Foucault, à bien des égards, se situe dans la tradition du soupçon, issue de Marx, de
Nietzsche et de Freud. Il ne croit pas, lui non plus, à l’innocence des concepts. Toutefois, il refuse
d’interpréter comme des signes l’ensemble des énoncés. Qu’un discours ne puisse se comprendre
vraiment que par rapport à autre chose que lui-même n’en fait pas mécaniquement un signe. Ainsi, le
discours sur la folie tel qu’il s’élabore à la fin de l’âge classique n’est pas le signe d’un rapport de
domination ou d’exploitation. Il prend place, à côté de ce rapport, dans un dispositif plus général qui
comprend un mécanisme d’objectivation cognitive en même temps que de subjectivation morale. Il
faut certes se méfier des discours quand ils prétendent à la scientificité et à un complet détachement à
l’égard des relations de pouvoir. Mais il n’est pas nécessaire pour autant de les penser comme des
signes nécessairement malveillants, provenant d’une machiavélique main invisible, celle du Capital
ou celle de l’inconscient19. L’archéologie n’est pas une symptomatique, l’archive n’est pas un signe.
Et si Marx conservait intelligemment l’idée d’une interprétation infinie des signes compliquant à
chaque fois le jeu entre réalité et idéologie, le marxisme a figé le système, a fait « régner la terreur de
l’indice »20, empêchant toute écoute respectueuse et attentive des discours.
Foucault est ainsi dans une position intermédiaire. Il prend acte de la puissance critique du geste de
Marx, et de l’importance de sa conception de l’idéologie. S’il en vient à la contester, c’est donc en
quelque sorte de l’intérieur, bien conscient que sa propre pensée n’aurait pas été possible sans elle,
comme elle n’aurait pas été pensable sans la généalogie nietzschéenne. Il n’est pas besoin de faire
allégeance à Marx en le citant, à chaque fois qu’on utilise un de ses concepts21, de même qu’un
physicien n’a pas besoin de citer Newton ou Einstein. Foucault va très loin dans cette reconnaissance
de dette :
« Il est impossible de faire de l’histoire actuellement sans utiliser une kyrielle de concepts liés
directement ou indirectement à la pensée de Marx et sans se placer dans un horizon qui a été décrit
et défini par Marx. À la limite, on pourrait se demander quelle différence il pourrait y avoir entre
être historien et être marxiste. »22
Une telle affirmation vient atténuer la violence de la critique que Foucault fait de Marx. Quand elle
porte sur l’idéologie, il faut comprendre que Foucault reprend bien de Marx l’idée d’une articulation
entre langage et réalité, en dénonçant uniquement la croyance dans le caractère illusoire du langage ;
quand elle porte sur le contenu politique des thèses de Marx, il faut comprendre que Foucault ne
s’oppose pas à l’idée d’une lutte des classes23 et qu’il n’en dénonce que les ambiguïtés, celles-là
mêmes qui ont permis les dérives totalitaires24.
Marx, pour paraphraser Sartre, est l’horizon de la philosophie, mais il n’est pas une idole, et il
n’est pas indépassable. Il faut continuer de s’y référer comme à un « personnage qui a exprimé sans
erreur certaines choses »25, tout en s’opposant au marxisme quand il devient un facteur de
« dessèchement de l’imagination politique »26. Mais là encore, il n’est pas question de sauver un vrai
Marx de ses déformations ultérieures ; Foucault entend seulement distinguer l’effet de Marx dans la
configuration intellectuelle de son temps de sa possible utilisation dans celle d’aujourd’hui.
On lira ainsi les textes historiques de Marx, notamment Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte pour
lequel il confesse une grande admiration, en tentant d’y comprendre le jeu entre la définition d’une
cible politique et la formation d’une prophétie27. Puis on confrontera cette lecture à l’histoire plus
récente, en évaluant la validité des prophéties marxistes au regard des faits. De cette confrontation on
déduira par exemple l’enseignement suivant : l’idée marxiste d’une fin de l’État reste un objectif
politique légitime, mais la croyance tout aussi marxiste dans son caractère quasi automatique est une
erreur, ce que démontre la situation des pays socialistes.
« Je ne crois pas que ce qui se passe concrètement dans les pays socialistes laisse présager la
réalisation de cette prophétie. (…) On observe indéniablement une hypertrophie du pouvoir ou un
excès de pouvoir aussi bien dans les pays socialistes que dans les pays capitalistes. Et je crois que la
réalité de ces mécanismes de pouvoir, d’une complexité gigantesque, justifie, du point de vue
stratégique d’une lutte de résistance, la disparition de l’État comme objectif. »28
Critique de l’idéologie, critique du marxisme. Plus fondamentalement : revendication d’un héritage
marxiste, en ce que Marx serait le premier penseur du décentrement. Foucault entend par là la
démarche conceptuelle permettant de saper l’autorité du sujet, et plus généralement toutes les formes
de souveraineté : Marx est à cet égard celui qui a ouvert la voie, suivi par Nietzsche et Freud, et aussi
celui contre qui se sont élevés tous les nostalgiques du pouvoir englobant de la conscience humaine
ou de l’histoire universelle29. Le fait de penser ensemble les trois maîtres du soupçon permet à
Foucault de pallier les lacunes de l’un par les découvertes des deux autres, et de les faire fonctionner
tous trois contre un humanisme vide. On peut les inscrire aussi dans la lignée des Aufklärer
modernes, qui iraient, dit significativement Foucault, de « Marx à Lévi-Strauss »30, le propre de cette
lignée étant sans doute de reconduire le dispositif kantien en une radicalité toujours plus grande : le
structuralisme de Lévi-Strauss comme synthèse de la critique kantienne et de la destitution du sujet –
effet du soupçon.
Marx va enfin être utilisé, de façon plus ponctuelle mais aussi plus précise, dans l’élaboration du
concept de pouvoir. Foucault voit dans le livre II du Capital l’un des textes permettant de comprendre
la dissémination du pouvoir au-delà de la forme idéologique de l’appareil d’État. Marx aurait
compris que l’État n’apparaisse que sur le fond de ces pouvoirs locaux, mais aussi que ceux-ci ne
s’exercent pas seulement ni essentiellement sur le principe de la prohibition. Thèse on le sait centrale
chez Foucault : le pouvoir est fécond, il crée des objets, ce que la Volonté de savoir montrera dans le
cas du sexe. Inspiration revendiquée cette fois, et non cryptée comme dans les œuvres antérieures :
« Ce que j’aimerais faire, en reprenant ce qui se trouve dans le livre II du Capital, et en éloignant
tout ce qui a été ajouté, récrit ensuite sur les privilèges de l’appareil d’État, la fonction de
reproduction du pouvoir, le caractère de la superstructure juridique, ce serait essayer de voir
comment il est possible de faire une histoire des pouvoirs dans l’Occident, et essentiellement des
pouvoirs tels qu’ils ont été investis dans la sexualité. »31

Chronologies foucaldiennes

L’intérêt de Foucault pour l’histoire est justifié par sa définition de l’exercice philosophique. Dans
les œuvres publiées, l’histoire n’est jamais considérée sous la forme d’un continuum de faits et
d’événements, dont il faudrait dire le sens. Ce n’est donc pas l’histoire qui intéresse Foucault, mais
peut-être bien plus la succession des époques qu’il découpe en elle. Entre les prétentions de la
téléologie, et l’anhistoricité revendiquée du structuralisme orthodoxe, Foucault pose l’existence
d’une sorte de structure historique, qui n’est ni universelle ni anonyme, mais qui conditionne
pourtant, à un moment donné, l’émergence des positivités scientifiques et politiques. Tout se passe
comme si Foucault reprenait des structuralistes, et aussi de la linguistique, l’idée d’une détermination
du sujet par des normes inconscientes qui le dépassent, tout en refusant de détacher ces normes de
l’épaisseur historique où elles se formulent. Historiciser sans historicisme la structure.
L’histoire est l’objet du philosophe comme lieu des multiplicités, écrit Deleuze à juste titre32 : pas
d’unité de l’histoire, pas d’unité structurale, mais une multiplicité d’époques, marquées par une
multiplicité d’énoncés, ceux-ci traversant à leur tour une multiplicité de niveaux. L’apparent goût de
Foucault pour les ruptures et les moments clés ne provient pas d’une théâtralisation artificielle dans
l’évolution des savoirs et des pouvoirs, mais d’une perception différenciée de l’histoire, qui puisse y
déceler les articulations entre énoncés. L’Archéologie du savoir, en réponse aux critiques venues des
historiens, va clarifier le statut des énoncés, afin de réfuter l’accusation d’une manipulation de
l’histoire à des fins idéologiques, voire même purement rhétoriques.
Foucault pose dans ce texte le concept d’ordre archéologique. L’ordre des raisons de ses livres
obéit à cet ordre archéologique, qu’il faut distinguer à la fois de la systématicité et de la succession.
Prenons le cas de l’histoire naturelle, qu’aborde Foucault dans Les Mots et les Choses. Il y a trois
façons de faire l’histoire de cette discipline. On pourra ainsi commencer par dégager les axiomes
fondamentaux de ce savoir nouveau, puis montrer comment un système s’est constitué
progressivement sur leur base, en obéissant ici à un modèle mathématique. Ce processus n’étant pas
forcément linéaire, on reconstituera donc après coup une logique que le cours des événements n’aura
pas suivie. La deuxième voie consisterait à suivre les développements successifs d’une science à
partir des premières découvertes jusqu’à l’achèvement du système. Chronique des faits, cette
recherche a son intérêt mais elle ne nous dit pas pourquoi, à un moment précis, un savoir émerge, de
la même façon que la première voie ne nous disait pas ce qui institue une découverte en axiome.
Enfin, la méthode archéologique va procéder en partant d’énoncés recteurs, dont dérivent ensuite
d’autres énoncés, selon un ordre ni logique ni chronologique. Le point de départ est tout autre, et son
choix donne de saisir non seulement le contenu d’une science, mais aussi les raisons spécifiques qui
la font se développer à une époque précise, selon des modalités particulières et en adoptant des
formes institutionnelles déterminées. Citons ici dans sa totalité le texte, qui nous permet enfin de
comprendre le principe des découpages foucaldiens :
« L’archéologie décrit un niveau d’homogénéité énonciative qui a sa propre découpe temporelle, et
qui n’emporte pas avec elle toutes les autres formes d’identité et de différences qu’on peut repérer
dans le langage ; et à ce niveau, elle établit une ordonnance, des hiérarchies, tout un buissonnement
qui excluent une synchronie massive, amorphe et donnée globalement une fois pour toutes. Dans ces
unités si confuses qu’on appelle “époques”, elle fait surgir, avec leur spécificité, des “périodes
énonciatives” qui s’articulent, mais sans se confondre avec eux, sur le temps des concepts, sur les
phases théoriques, sur les stades de formalisation, et sur les étapes de l’évolution linguistique. »33
La chronologie en effet assez étrange des livres de Foucault se fonde sur ce décalage
volontairement produit entre le temps archéologique et les autres formes de temporalité qu’elle
intègre. Il convient à présent de décrire ce temps, largement surdéterminé par le privilège
constamment accordé à la période classique, et plus encore à sa fin, comme si Foucault voyait dans
les dernières années du XVIIIe siècle un moment exceptionnel à la fois pour l’histoire de la modernité
et pour les thèses philosophiques qu’il tient à proposer.
Chacun des ouvrages majeurs de Foucault contient un passage de mise au point chronologique. Ces
passages sont le plus souvent convergents, d’autant que la période historique prise à chaque fois pour
objet est toujours la même : de la Renaissance au début du XIXe siècle, avec quelques échappées au
Moyen Âge et d’autres au XXe siècle. Seule l’Histoire de la sexualité s’écarte de ce champ historique
privilégié, du moins sous sa version réalisée, le projet initial étant lui aussi consacré principalement à
la période classique.
Ces chronologies fonctionnent selon le principe suivant. Une première période, correspondant au
XVIe et au début du XVIIe, manifeste un ancien mode de signification, imprégné de religiosité et de
croyances, où les singularités, celles des individus comme des choses, sont en général respectées,
voire valorisées comme signes du pouvoir parfois incompréhensible d’un Dieu organisateur. Une
deuxième période, entre Descartes et Kant, formule l’exigence d’un principe d’ordre humain,
s’exprimant sous la forme de vastes opérations de spatialisation et de partages : primat de la
représentation, volonté de formalisation, obsession du découpage tabulaire. Le classicisme semble
fonctionner selon un ordre structural qui séduit parfois Foucault, comme s’il permettait d’espérer une
sortie des impasses de la modernité. Mais il n’est pas question d’un retour aux classiques, d’ailleurs
impossible, tant cette époque prépare le moment clé, celui du seuil de notre modernité. À la fin du
XVIIIe et autour de la figure centrale de Kant, l’ensemble des savoirs mais aussi des pouvoirs va se
déplier puis se replier – terminologie des Mots et les Choses – tout autrement, faisant émerger
notamment le fou, l’homme ou le délinquant. Ni primat de la singularité, ni primat du partage, mais
nouvelle organisation de la pensée et de l’action, que l’histoire vient travailler de l’intérieur et qui
revendique une scientificité inédite, à la fois produit d’un rapport de pouvoir et instrument de sa
légitimation. Enfin, au XXe siècle, l’espoir d’un nouveau dépli de la pensée, qui renoncerait à la figure
tutélaire de l’homme et qui renouerait avec la puissance du langage, non pas en retournant à la
signification préclassique, mais en inventant – l’enjeu de la littérature – une tout autre façon
d’imaginer l’ordre des choses. Nous reviendrons bien entendu au cas par cas à ces différentes
époques. Tentons seulement ici d’en comprendre le découpage.
L’Histoire de la folie a ceci de particulier qu’elle tente d’expliquer sa chronologie à partir d’une
expérience singulière, celle d’une libération de la dimension tragique de la folie qu’inaugurerait
Nietzsche. On peut alors, en fonction de cette dernière étape, comprendre l’histoire de la folie comme
le passage d’une conscience tragique à une conscience critique, puis comme une fragilisation
progressive de cette dernière. Cela donne concrètement : la Renaissance comme temps de la
fascination pour la folie, penchant tantôt du côté du tragique, tantôt du côté de la critique ; un âge
classique appréhendant la folie dans le partage entre raison et déraison ; une modernité élaborant un
concept scientifique de la folie. Le principe de cet ordre n’est pas « la belle rectitude qui conduit la
pensée rationnelle jusqu’à l’analyse de la folie comme maladie mentale »34 ; il relève d’un découpage
vertical où chaque époque est pensée comme un masque imposé à l’inquiétante figure tragique du fou.
L’ordre archéologique respecte bien sûr les données historiques. Mais il les fait parler comme des
archives, c’est-à-dire comme les pièces d’une construction, s’élaborant dans l’histoire, qu’il faut
toujours concevoir dans son rapport avec ce que nous pouvons aujourd’hui faire et penser de la folie.
La célèbre dernière page des Mots et les Choses procède à l’identique : remplacer le découpage
horizontal et linéaire qui ferait de la découverte de l’homme une conquête lente et progressive, et non
susceptible de s’inverser, par un découpage vertical partant de l’aujourd’hui et fondant l’espoir d’une
autre pensée sur la jeunesse du concept d’homme.
« Et ce n’était point là libération d’une vieille inquiétude, passage à la conscience lumineuse d’un
souci millénaire, accès à l’objectivité de ce qui longtemps était resté pris dans des croyances ou dans
des philosophies : c’était l’effet d’un changement dans les dispositions fondamentales du savoir.
L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et
peut-être la fin prochaine. »35
À l’intérieur de ce découpage vertical, l’accent va quantitativement être mis sur l’époque classique.
Des pages importantes sont consacrées à la Renaissance dans Les Mots et les Choses, et dans une
moindre mesure dans l’Histoire de la folie. Mais l’essentiel de l’analyse porte bien sur le classicisme,
toujours pensé en deux temps : un moment de formalisation qui occupe le XVIIe et la première moitié
du XVIIIe ; et un moment de transformation s’articulant autour des vingt dernières années du siècle.
Le traitement classique de la folie peut être décrit comme l’épanouissement d’un dispositif qui
apparaît au XVIe siècle, et qui consiste à faire taire définitivement sa dimension tragique, pour
privilégier une approche critique. Elle s’écarte toutefois de ce dispositif en démêlant l’écheveau qui
maintient encore dans l’équivocité la dualité raison-folie. Le partage entre raison et déraison qui
caractérise le classicisme prend appui sur une première thèse : la folie ne peut être pensée qu’au
regard de la rationalité.
« La folie devient une forme relative à la raison, ou plutôt folie et raison entrent dans une relation
perpétuellement réversible qui fait que toute folie a sa raison qui la juge et la maîtrise, toute raison
sa folie en laquelle elle trouve sa vérité dérisoire. Chacune est mesure de l’autre, et dans ce
mouvement de référence réciproque, elles se récusent toutes deux, mais se fondent l’une par
l’autre. »36
On pourrait alors penser que le classicisme aurait clarifié le statut du fou, en précisant la nature de
son rapport à la raison, prolongeant ainsi le vaste mouvement d’émergence de la folie qui s’origine
dans les figures médiévales de la fascination pour les fous. Mais le classicisme, ici comme ailleurs,
est bien plus un retrait, un repli qu’un progrès : il va bien au contraire diluer la folie dans l’ensemble
indifférencié des visages de la déraison, préférant la brutalité d’une opposition frontale
raison/déraison à la fragilité d’une relation plus ambiguë, celle qui s’établissait encore au XVIe entre
le fou et la raison37. Foucault précise : si au XVIIe on trouve des fous à la fois dans les prisons et dans
les hôpitaux, cela ne signifie nullement que cette période manifeste une progressive conscience de la
folie comme pathologie, et qu’on doive passer naturellement de la prison à l’hôpital. En réalité, le
fou était depuis déjà longtemps dans les hôpitaux, sans que pourtant ceux-ci aient une visée
explicitement thérapeutique ; et le classicisme, en perdant l’individualité du fou, va parfois l’y
maintenir, ou le mettre en prison, sans que cette inconséquence ne lui apparaisse.
Le visage du fou s’efface au profit de celui, plus indifférencié, de la déraison. La folie y perd en
visibilité, mais elle y gagne aussi, sur le long terme, en se situant à l’intérieur d’un cadre plus
universel, plus formel, mieux élaboré. Le classicisme annonce ainsi le concept positif de folie, dans
le mouvement même par lequel il paraît en perdre la singularité.38
La structure générale de l’analyse du classicisme est ici posée. L’âge classique est toujours conçu
comme une formalisation spatialisante de ce qui à l’époque antérieure est pensé sous le double
régime de l’individualité et de l’interprétation. Il explicite et universalise les distinctions brouillonnes
de la Renaissance, mais dans cette universalisation masque une forme de visibilité. Enfin, il rend
possible la rupture de la modernité, qui récupérera de lui sa puissance cognitive tout en renouant avec
cette même visibilité. Le fou que l’on mettra dans un asile a le visage individualisé de l’insensé de la
Renaissance et le caractère d’objectivité de la déraison classique. De même l’homme moderne a-t-il
toute la signification que la cosmologie du XVIIe lui accordait tout en récupérant pour lui la positivité
des sciences classiques dont il devient le principe d’articulation.
Non pas goût de la rupture, mais sensibilité aux événements discursifs. Les Mots et les Choses
décrit l’inflexion profonde provoquée par la fin du primat de la représentation en termes quasi
sismiques :
« Pour une archéologie du savoir, cette ouverture profonde dans la nappe des continuités, si elle
doit être analysée, et minutieusement, ne peut être “expliquée” ni même recueillie en une parole
unique. Elle est un événement radical qui se répartit sur toute la surface visible du savoir et dont on
peut suivre pas à pas les signes, les secousses, les effets. »39
Émergence des nouvelles historicités – travail, vie, langage – disparition des anciens principes
d’ordre – échanges, tableau, discours. Phénomène qui prélude à l’apparition du concept d’homme, et
dont l’essentiel se situe « entre des dates aisément assignables »40 : 1775 et 1825, avec un point
d’articulation plus précis, entre 1795 et 1800. Chronologie des Mots et les Choses que Foucault va
redéployer dans les textes ultérieurs, et qui reprend largement celle de l’Histoire de la folie
(construction d’un des premiers asiles, la Retraite de Samuel Tuke, en 1795). Foucault maltraite-t-il la
réalité historique pour que le découpage de ses propres livres présente cette belle régularité ? Cela
n’est pas exclu, mais il faut au moins prendre acte de son souci de fonder sur des faits et des textes
chacun des tournants qu’il désigne dans l’histoire. N’oublions pas par ailleurs qu’il s’agit bien, nous
l’avons vu, d’écrire une fiction historique, superposant au cours factuel une grille de lecture
discriminante et sélective, légitimée par son intention philosophique : dégager la nécessité de
l’émergence, à un moment donné, de la contingence d’une forme spécifique de pensée et d’action
nous déterminant encore aujourd’hui.
Dans un passage assez étonnant de l’Archéologie du savoir, Foucault revient sur le privilège
quantitatif qu’il accorde constamment à l’âge classique. Si son propre travail a jusque-là porté sur
l’épistémè, cela relèverait d’une affinité de principe entre la démarche archéologique, son souci des
domaines, des ruptures, de l’espace et des champs de positivités, et l’organisation du savoir au
XVIIe siècle. L’intérêt pour cette époque n’est pas le fait d’une curiosité spécifique de Foucault, et il
s’enracine dans une forme de conviction première, qui consiste à faire porter l’analyse sur le moment
historique où elle se trouvera mise en valeur.
« Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la région la plus féconde, la plus ouverte à la
description archéologique, ait été cet “âge classique”, qui, de la Renaissance au XIXe siècle, a
déroulé l’épistémologisation de tant de positivités ; pas étonnant non plus que les formations
discursives et les régularités spécifiques du savoir se soient dessinées là où les niveaux de la
scientificité et de la formalisation ont été les plus difficiles à atteindre. Mais ce n’est là que le point
préférentiel de l’attaque ; ce n’est pas pour l’archéologie un domaine obligé. »41
Biais méthodologique considérable on le voit, qui nous donne à comprendre la similitude
structurelle de tous les livres de Foucault eu égard à leur découpage historique, et qui laisse à penser
aussi que le modèle classique, parce qu’il n’a pas recours à l’unité du transcendantal, esquisse un
autre modèle, celui qui suivrait la mort de ce même transcendantal. Le structuralisme comme un
classicisme sans sujet ? Nous reviendrons sur cette hypothèse.42
L’âge classique reste le domaine d’étude privilégié, même quand l’angle d’analyse est modifié et
déplacé de la question du savoir vers celle, plus complexe, du savoir-pouvoir. On constate alors que
les mêmes décennies qui voyaient l’apparition du fou et de l’homme sont celles pendant lesquelles
disparaissent les supplices et émerge la forme-prison comme l’unique mode de la pénalité. Surveiller
et punir, dès son ouverture, donne des dates pour cerner l’âge nouveau de la justice pénale : Russie,
1769, France, 1791, 1808 et 181043. Dans la formulation dramatisée que donne Foucault à cette
chronologie :
« Et pourtant un fait est là : a disparu, en quelques dizaines d’années, le corps supplicié, dépecé,
amputé, symboliquement marqué au visage ou à l’épaule, exposé vif ou mort, donné en spectacle. A
disparu le corps comme cible majeure de la répression pénale. »44
Le caractère central du classicisme, surtout dans sa période finissante, ne se justifie pas seulement
par la proximité entre l’archéologie et l’organisation du savoir classique. Il s’appuie sur le fait qu’en
quelques années, l’ensemble du dispositif épistémologique et politique va se trouver bouleversé, dans
des années qui sont par ailleurs celles de la Révolution française et aussi, ce n’est pas anodin, celles
de la révolution copernicienne initiée, en 1781, par la Critique de la raison pure. Vingt ans, voire
encore moins. Le temps, si court, qu’il a fallu pour cette opération de substitution, écrit Foucault :
« À ce théâtre punitif, dont on rêvait au XVIIIe siècle, et qui aurait agi essentiellement sur l’esprit
des justiciables, s’est substitué le grand appareil uniforme des prisons dont le réseau d’édifices
immenses va s’étendre sur toute la France et l’Europe. Mais donner vingt ans comme chronologie à
ce tour de passe-passe, c’est encore trop, peut-être. »45
L’archéologie découpe. Mais son découpage n’est pas arbitraire, et il s’opère dans la trame épaisse
de la rationalité, contrairement à ces histoires de la pensée qui n’en retiennent que les émanations les
plus conceptuelles et les plus pures.

L’épaisseur de la raison

L’idée d’une épaisseur de la rationalité est entendue en trois sens différents mais complémentaires
chez Foucault. Tous les trois reposent sur un refus initial : la raison n’a pas de profondeur cachée
qu’il faudrait explorer pour en comprendre la signification ultime. L’archéologie n’est pas une
herméneutique des profondeurs, elle ne cherche pas sous les formes visibles de la rationalité un
principe invisible, secret, maintenu dans l’obscurité comme l’inavouable vérité de la raison. Le terme
d’épaisseur doit donc être conçu comme une modalité ontologique de la surface, et désigne
l’inscription des discours, c’est-à-dire de la visibilité, dans des dimensions extra-discursives qui leur
confèrent tout à la fois existence et efficacité. On peut alors distinguer trois formes d’épaisseur :
– l’épaisseur des bas-fonds : contre l’idée naïve d’une science pure et détachée de tout enjeu de
pouvoir, contre la vision d’un laboratoire du savoir isolé du social, Foucault montre que ce
savoir se construit aussi en son rapport avec des mécanismes malhonnêtes, mesquins,
honteux, avec des dispositifs dont l’humanité n’a pas à être particulièrement fière
(discipline, châtiment, enfermement arbitraire, voyeurisme…),
– l’épaisseur des institutions : la raison n’est pas une faculté, déposée miraculeusement dans
l’esprit, qui ne dépendrait pas des formes politiques et sociales qui pourront lui conférer un
pouvoir d’influence sur les choses. La rationalité est toujours sous-tendue par des
institutions qui la rendent active, et qu’elle légitime pour sa part. L’épaisseur de la raison
signifie alors que la rationalisation s’effectue dans et par une stratification complexe, qui
met en œuvre des dispositifs de pouvoir très divers,
– l’épaisseur de l’histoire : la raison n’est pas éternelle, immuable, universelle. Il n’y a pas
d’abord un concept pur de la raison, qui se trouverait ensuite modifié suivant les périodes
historiques. La raison est toujours une construction historique, et elle dépend donc à la fois
du champ épistémologique où elle apparaît et du champ politique qu’elle vise à normer.
Les différents textes de Foucault, du moins ses grands livres, mettent en jeu ces trois sens de
l’épaisseur, mais en donnant à chaque fois à l’un d’eux une certaine primauté. Regardons ce qu’il est
en de l’Histoire de la folie.
Dans un des passages méthodologiques qui émaillent l’ouvrage, Foucault élabore le principe de sa
recherche, en utilisant justement le concept d’épaisseur, dans le troisième sens où nous l’avons
entendu. Ce sens intègre ici une dimension institutionnelle, même si celle-ci n’apparaît pas en tant que
telle dans l’œuvre de Foucault au moment de la rédaction de l’Histoire de la folie. Déjà toutefois
s’exprime la thèse essentielle du jeune Foucault : une histoire de la connaissance n’est pas possible
sans se transformer en une histoire de l’expérience, cette notion n’étant à son tour compréhensible
que comme synthèse théorico-active d’une dimension cognitive et d’une dimension politique.
« Ce travail, et les forces qui l’animent, nous essaierons de ne pas le décrire comme l’évolution de
concepts théoriques, à la surface d’une connaissance ; mais en tranchant dans l’épaisseur historique
d’une expérience, nous tenterons de ressaisir le mouvement par lequel est devenue finalement
possible une connaissance de la folie. »46
L’épaisseur de l’expérience intègre l’obscurité d’un impensé historique – qu’on pourrait tout aussi
bien, n’en déplaise à Foucault, appeler une structure. Elle permet aussi, par sa densité, de comprendre
les scissions ultérieures, quand l’expérience de la déraison hésitera sans cesse, à partir de Nietzsche,
entre deux mouvements contradictoires : l’un insistant sur l’atemporalité de la folie, ou sur son
intempestivité ; l’autre au contraire tentant de l’inscrire dans le sens de l’histoire et de la nature en lui
donnant une objectivité positive.47
La folie absorbe l’épaisseur même de l’humanité ayant ouvert en elle-même, à son corps
défendant, l’espace de l’histoire, entre la nature et ses possibles aliénations. La folie ne sommeille
plus comme une menace surnaturelle, ou comme un retour brutal à l’animalité. Elle est dans
l’homme. Et Foucault d’utiliser à nouveau, pour le dire, la notion d’épaisseur :
« À mesure que le milieu constitué autour de l’homme et par l’homme devient plus épais et opaque,
les risques de folie augmentent. Le temps selon lequel ils se répartissent devient un temps ouvert, un
temps de multiplication et de croissance. »48
Les Mots et les Choses ont dans cette histoire de l’épaisseur un statut particulier. Volontairement
consacré au seul savoir, le texte laisse dans l’ombre l’axe du pouvoir. Il est possible que l’émergence
du concept d’homme ait quelque chose à voir avec la naissance d’institutions particulières, et il n’est
pas non plus exclu qu’il dépende de jeux politiques plus ou moins avouables – les bas-fonds. Mais
Foucault s’attache exclusivement à constituer le milieu historico-discursif ayant présidé à cette
émergence. L’épaisseur se fait tissu, trame, entrecroisement d’une multiplicité de déterminismes,
effets de la marge sur ce qu’on croit central :
« L’homme n’a pu se dessiner comme une configuration dans l’epistémè, sans que la pensée ne
découvre en même temps, à la fois en soi et hors de soi, dans ses marges mais aussi bien entrecroisés
avec sa propre trame, une part de nuit, une épaisseur apparemment inerte ou elle est engagée, un
impensé qu’elle contient de bout en bout, mais où aussi bien elle se trouve prise. »49
L’épaisseur n’est pas une profondeur, elle n’est pas non plus une intériorité secrète, l’archéologie
n’est pas – on l’a vu – une herméneutique, mais bien une cartographie, avec cette spécificité de porter
sur des formations discursives ou politiques qui ont la teneur d’une étoffe, et non d’une surface
idéalement fine50. Elle porte bien, comme croit le faire l’histoire de la philosophie la plus classique,
sur la pensée. Mais avec cette différence fondamentale que pour Foucault, « il y a de la pensée
partout »51, dans d’obscurs textes administratifs comme dans des pratiques institutionnelles, dans des
comportements quotidiens comme dans l’imaginaire d’une époque. Il faut traverser toutes ces strates
pour expliquer l’émergence d’un dispositif, sa répercussion intellectuelle, explicite et consciente
n’étant pas forcément le motif déterminant cette émergence. Surveiller et punir, articulant l’axe du
savoir et celui du pouvoir, le dit de manière tout à fait nette :
« Ce n’est pas simplement au niveau de la conscience, des représentations et dans ce qu’on croit
savoir, mais au niveau de ce qui rend possible un savoir que se fait l’investissement politique. »52

Du pouvoir au savoir

L’affirmation de cette indissociabilité du savoir et du pouvoir est l’une des thèses les plus
constantes de Foucault, au point qu’on a parfois résumé sa pensée à la position du concept de savoir-
pouvoir. Cette thèse a une histoire assez complexe, que l’on pourrait découper en trois temps : tout
d’abord, dans l’Histoire de la folie, la position d’un rapport de causalité entre pouvoir et savoir,
conçu comme détermination institutionnelle de l’objectivité scientifique ; dans un deuxième temps –
Les Mots et les Choses –, une archéologie avant tout soucieuse de la configuration discursive
présidant à l’émergence des concepts ; dans un troisième temps – à partir de Surveiller et punir, la
position d’un rapport de causalité double, du pouvoir au savoir mais aussi l’inverse, l’Histoire de la
sexualité modulant encore ce rapport par l’élaboration du pouvoir propre du discours.
L’Histoire de la folie présente donc une façon encore assez brutale et emmêlée de concevoir
l’articulation entre l’histoire des institutions et l’histoire des concepts. À de nombreuses reprises,
Foucault évoque la possibilité pour une réalité, érigée en objet, de légitimer un rapport de pouvoir ;
mais dans l’ensemble le texte s’attache à montrer comment les formes de ce pouvoir ont pu
redoubler, ou même parfois constituer, les grands partitions intellectuelles qui ont enserré la folie.
Encore faut-il complexifier le schéma. Foucault ne dit pas qu’une institution peut provoquer à elle
seule la naissance d’un objet. Il montre plutôt qu’elle donne efficacité à un ensemble de positions, de
croyances, de thèses éparses qui constituent l’impensé d’une époque. L’internement ne crée pas la
déraison ; il manifeste dans sa matérialité une perception collective du social, qui s’exprime
conceptuellement dans le partage entre raison et déraison.
« L’internement est une création institutionnelle propre au XVIIe siècle. (…) Comme mesure
économique et précaution sociale, il a valeur d’invention. Mais dans l’histoire de la déraison, il
désigne un événement décisif : le moment où la folie est perçue sur l’horizon social de la pauvreté,
de l’incapacité au travail, de l’impossibilité de s’intégrer au groupe ; le moment où elle commence à
former texte avec les problèmes de la cité. Les nouvelles significations que l’on prête à la pauvreté,
l’importance donnée à l’obligation du travail, et toutes les valeurs éthiques qui lui sont liées,
déterminent de loin l’expérience qu’on fait de la folie et en infléchissent le sens. »53
Ni la folie ni la déraison n’existent de toute éternité, pour être ensuite seulement saisies par des
institutions. Il n’y a pas de progrès dans la connaissance du fou, dont l’expérience sociale de
l’internement serait la préconfiguration. Il y a en revanche une période finalement assez courte –
moins d’un demi-siècle – pendant laquelle la folie sera recluse dans la forteresse de l’internement,
« liée à la Raison, aux règles de la morale et à leurs nuits monotones ».54 L’histoire des institutions ne
détermine pas l’histoire des concepts : mais les institutions et les concepts sont pris ensemble dans
l’épaisseur d’une expérience, où se constituent aussi des causalités complexes, pour le moment
pensées sur le modèle unilatéral d’une influence de l’évolution politique sur la formation des notions.
Il n’y a pas de folie avant l’internement, pas de déraison non plus. Et l’internement ne s’adresse pas
non plus à une folie qu’il constituerait à la fois en cible et en objet. La brutalité de l’exclusion, comme
celle du rejet des lépreux, ne répond pas à une nécessité prophylactique, policière ou médicale : elle
est le fait de ces vastes processus de partage qui déterminent l’espace social. Contre les lépreux,
contre la déraison, contre plus tard les délinquants, le social s’institue. Et il ne le fait pas en repérant
l’ennemi pour mieux s’en défaire ; il crée l’ennemi pour mieux se concevoir lui-même en son
homogénéité immune.
« Le geste sans doute avait une autre profondeur : il n’isolait pas des étrangers méconnus, et trop
longtemps esquivés sous l’habitude ; il en créait, altérant des visages familiers au paysage social,
pour en faire des figures bizarres que nul ne reconnaissait plus. Il suscitait l’Étranger là même où on
ne l’avait pas pressenti ; il rompait la trame, dénouait des familiarités ; par lui, il y a quelque chose
de l’homme qui a été mis hors de sa portée, et reculé indéfiniment à notre horizon. D’un mot, on peut
dire que ce geste a été créateur d’aliénation. »55
L’internement crée l’aliénation ; sur le fond de ce premier partage émerge une curiosité qui sera
ensuite sollicitude sociale, puis enfin intérêt scientifique. La folie n’est pas apparue parce qu’on a
porté attention à une possibilité humaine dont on se sentait de plus en plus proche ; elle est née sur le
mode de l’éloignement56, dont les murs successifs de l’internement et de l’asile auront été le meilleur
instrument en même temps que le plus significatif des symptômes.57
Foucault, dans la suite de son œuvre, va affiner ce rapport du pouvoir au savoir, en introduisant
progressivement l’idée, encore mal dégrossie dans l’Histoire de la folie, d’une productivité propre du
discours. Autrement dit : ce ne sont pas forcément des modes du pouvoir politique qui constituent les
objets du savoir, mais aussi souvent des discours construisant ces mêmes objets. D’où une inflexion
de la démarche archéologique :
« Tâche qui consiste à ne pas – à ne plus – traiter les discours comme des ensembles de signes
(d’éléments signifiants renvoyant à des contenus ou à des représentations) mais comme des pratiques
qui forment systématiquement les objets dont ils parlent. Certes, les discours sont faits de signes ;
mais ce qu’ils font, c’est plus que d’utiliser ces signes pour désigner des choses. C’est ce plus, qui
les rend irréductibles à la langue et à la parole. C’est ce “plus” qu’il faut faire apparaître et qu’il
faut décrire. »58

Partages

L’épaisseur historique qu’analyse l’archéologie est toujours affaire de partage : entre époques,
entre formations discursives, et à l’intérieur de celles-ci, entre des concepts ou des modalités de l’être
social. Foucault n’a pas l’intention de brouiller les effets de ces partages, ou de leur contester toute
efficacité ; il n’est pas non plus question de les déconstruire en les ramenant à une proximité initiale
qu’ils s’efforceraient de masquer. Faire l’archéologie d’une distinction consiste à montrer comment
celle-ci a pu apparaître, à un moment donné, comme une évidence, et pourquoi cette évidence a pu se
dire dans des institutions essentiellement discriminantes. Foucault ne dit jamais que la raison est la
déraison, qu’il faudrait les noyer dans un vide conceptuel ou dans une nuit où toutes les vaches sont
noires ; mais que la constitution de la rationalité comme idéal de la pensée prend chair dans des
processus de désignation puis de maîtrise de ce qu’on appelle alors déraison. L’utilisation lucide de
cette même rationalité ne peut faire l’économie d’un tel travail, puisque le concept n’est dès lors plus
dissociable des effets de pouvoir apparus avec lui.
Tout se passe, dans l’histoire, comme si de tels partages étaient nécessaires à l’organisation de
l’espace intellectuel, et aussi de l’espace social. L’Histoire de la folie paraît même présenter le mode
du partage comme un postulat de départ : le Moyen Âge a eu la lèpre, les époques suivantes devraient
récupérer, pour le déterminer autrement, le geste de l’exclusion. Se succèdent alors l’incantation de
l’insensé, l’internement du déraisonnable, l’hospitalisation du fou, chacun de ces procédés occupant
le lieu laissé vide par la disparition de la lèpre : un lieu que Foucault ne semble pas imaginer pouvoir
être durablement vacant. Premiers mots de l’ouvrage :
« À la fin du Moyen Âge, la lèpre disparaît du monde occidental. Dans les marges de la
communauté, aux portes des villes, s’ouvrent comme de grandes plages que le mal a cessé de hanter,
mais qu’il a laissées stériles et pour longtemps inhabitables. Des siècles durant, ces étendues
appartiendront à l’inhumain. Du XIVe au XVIIe siècle, elles vont attendre et solliciter par d’étranges
incantations une nouvelle incarnation du mal, une autre grimace de la peur, des magies renouvelés
de purification et d’exclusion. »59
Le mot est lâché un peu plus loin : il y a une structure de l’exclusion, plus résistante que son objet.
La lèpre peut bien disparaître, elle doit trouver à s’exercer, dans des jeux étrangement stables, puis à
s’affiner jusqu’à son modèle moderne. La forme majeure d’un partage dont Foucault dit qu’il est à la
fois exclusion sociale et réintégration spirituelle.60
L’asile moderne, forme accomplie d’une conscience pratique de la folie, n’est pas sans retenir
encore, dans le partage qu’il institue, quelque chose de l’antique peur du lépreux.61 Cette conscience
pratique va former système avec les autres modes du partage : une conscience critique qui dénonce la
déraison ; conscience énonciative qui désigne le fou ; conscience analytique qui en déploie les
possibilités. L’histoire du partage n’est pas celle de sa naissance, sur fond d’un néant d’être, ou celle
de sa disparition dans le miracle d’une approche enfin humaine et bienveillante de la folie. Elle dit
plutôt l’évolution de la structure unissant ces quatre consciences, et l’importance de chacune d’elles
dans les configurations discursives qui vont se succéder, du Moyen Âge au XIXe siècle. On pourra
dégager de cette histoire deux principes : d’une part, « les visages successifs que prend la folie dans le
monde moderne reçoivent ce qu’il y a de plus caractéristique dans leurs traits de la proportion et des
liens qui s’établissent entre ces quatre éléments majeurs »62 ; d’autre part, « il est probable qu’on
pourrait retrouver un mouvement à vaste portée, faisant dévier l’expérience de la folie depuis des
formes critiques de la conscience jusqu’aux formes analytiques ».63
Surveiller et punir reconduit ce dispositif binaire, en son titre même, mais surtout dans la manière
avec laquelle Foucault pose et pense la fonction de la punition et de la surveillance comme fonctions
discriminantes.
Cette logique structure les premières pages de l’ouvrage, dans leur dramaturgie propre. Foucault –
le passage est célèbre – y cite longuement le récit du supplice de Damiens, le 2 mars 1757.
Écartèlement, cruautés en tout genre, rien n’est épargné au condamné, ni même à son corps déjà mort.
Effet théâtral : à peine terminée cette litanie des supplices, Foucault énumère divers articles du
règlement intérieur de la Maison des jeunes détenus de Paris, un texte rédigé trois quarts de siècle
plus tard. On y voit à l’œuvre la minutie tatillonne d’un horaire, d’un encadrement des êtres et de
leurs mouvements. Partage sur toutes les lignes : entre des périodes de l’histoire, s’articulant autour
de la fin du XVIIIe siècle ; entre des modes de pouvoir, de la violence physique à la discipline ; entre
des objets, du corps souffrant à l’âme surveillée ; entre deux styles de pénalité.
« Voilà donc un supplice et un emploi du temps. Ils ne sanctionnent pas les mêmes crimes, ils ne
punissent pas le même genre de délinquants. Mais ils définissent bien, chacun, un certain style pénal.
Moins d’un siècle les sépare. »64
Le mot choisi est significatif. Un style, c’est-à-dire au fond un genre esthétique, caractérise
l’ensemble des dispositifs qui organisent par la position d’une distinction fondamentale, une époque
et une culture données. Là encore, Foucault insiste sur la rapidité de la substitution d’un modèle à un
autre, dont il ne souligne ici qu’une des manifestations : la disparition des supplices. Il s’agit de
marquer ainsi le passage du partage visible entre l’éclat de la culpabilité meurtrie et l’innocence
préservée à un partage plus subtil qui distingue le respect et l’irrespect d’une norme disciplinaire, tout
en écartant d’emblée l’idée naïve d’une diminution ou d’une humanisation soudaine des effets de
pouvoirs. « La mécanique exemplaire de la punition change ses rouages »65 : elle ne disparaît pas.
Autrement dit encore : « Le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie
des droits suspendus. »66 Figure absolue de cette abstraction du châtiment : la guillotine, comme
forme pure de la sanction, peine instantanée qui ne fait pas souffrir et qui marque l’abolition
définitive de la subjectivité juridique.67 Le livre lui-même est le récit de cette mutation. Il complique
le schéma apparemment binaire en montrant comment le passage du supplice à la prison est
surdéterminé par des dispositifs disciplinaires qui ont en un sens pris le relais de la souffrance
physique mais aussi préparé le terrain pour une nouvelle politique des corps, destinée encore à faire
souffrir, mais dans le secret du cachot et dans la médiocrité d’une vie écrasée. Plus précisément
encore : la disparition du supplice va laisser, comme la lèpre l’avait fait en un autre domaine, un
espace vide, qui va se remplir tantôt par la généralisation de la discipline, tantôt par la spécialisation
de la forme de l’enfermement. Si cette dernière va finalement triompher, elle ne sera pas indemne de
sa longue fréquentation des dispositifs disciplinaires. Une hésitation, c’est-à-dire aussi, pour
reprendre une idée déjà évoquée, une contingence :
« Ce qui est engagé dans l’émergence de la prison, c’est l’institutionnalisation du pouvoir de
punir, ou plus précisément : le pouvoir de punir (avec l’objectif stratégique qu’il s’est donné à la fin
du XVIIIe siècle, la réduction des illégalismes populaire) sera-t-il mieux assuré en se cachant sous une
fonction sociale générale, dans la “cité punitive”, ou en s’investissant dans une institution
coercitive, dans le lieu clos du réformatoire ? »68
Partage ternaire, cette fois : la cérémonie, la représentation, l’exercice ; l’ennemi vaincu, le sujet de
droit, l’individu assujetti.69

Le normal et le pathologique

L’un des partages que Foucault va obstinément disséquer est celui qui oppose le normal et le
pathologique. Là encore, il n’est pas question d’élaborer le fondement scientifique de cette
distinction, mais de comprendre pourquoi et comment elle émerge, à un moment donné, dans une
configuration discursive donnée, et avec une fonction donnée. Si la dimension strictement médicale
de ce partage est longuement étudiée dans Naissance de la clinique, le problème de la normalité est
déjà au cœur de bien des passages de l’Histoire de la folie, notamment quand il s’agit de comprendre
ce qu’est, à l’âge classique, la figure de l’insensé.
Il n’y a pas d’« homme normal donné antérieurement à toute expérience de la maladie »70 : voilà la
thèse qu’il faut établir. Nous sommes à cet égard victime d’une illusion rétrospective. La
psychopathologie du XIXe siècle et ses prolongements plus contemporains traitent la folie par rapport
à un homme naturel ; on croit alors que l’histoire de la folie est celle de la médicalisation du
traitement d’une pathologie posée de toute éternité en contrepoint d’une norme de l’humanité tout
aussi éternelle. En réalité, l’idée même de cette normalité se constitue dans l’épaisseur d’une
expérience sociale de la folie, déterminée par l’identification, à partir de l’âge classique, entre le sujet
de droit et le membre de la société. La mise à l’écart du fou structure dans sa forme la
conceptualisation de la nature humaine :
« Le fou n’est pas reconnu comme tel parce qu’une maladie l’a décalé vers les marges de
l’anormal, mais parce que notre culture l’a situé au point de rencontre entre le décret social de
l’internement et la connaissance juridique qui discerne la capacités des sujets de droit. La science
“positive” des maladies mentales, et ces sentiments humanitaires qui ont promu le fou au rang d’être
humain, n’ont été possibles qu’une fois cette synthèse solidement établie. »71
L’anormalité ainsi conçue est une construction propre à l’âge classique, qui vient s’articuler avec
l’ancienne expérience du fou. En cette articulation, elle infléchit le visage de la folie qui perd
progressivement ses pouvoirs les plus obscurs en se voyant inscrite dans le principe du sujet, dans sa
volonté de faire le mal. « La folie, ainsi, s’enracine dans le monde moral »72, elle devient une
pathologie de la volonté, et relève donc, au moins en partie, de la responsabilité individuelle du fou.
La perception morale du fou n’est pas toutefois l’essentiel de la nouveauté classique, justement parce
que la folie n’est pas perçue véritablement comme une faute, mais bien plus comme le résultat d’un
clivage plus profond, séparant raison et déraison.73 Le fou n’est pas coupable d’avoir choisi la folie ;
il est responsable de porter en lui ce qui est tout autant une erreur qu’un péché, une déraison que les
institutions sociales vont s’attacher à conjurer. L’ultime résultat de cette conjuration, redoutablement
efficace en ce sens, est que la folie ne va plus être conçue comme le résultat d’un choix, mais comme
un fait de nature, le partage du normal et du pathologique relevant alors d’une nécessité positive.
Nous n’en sommes pas là au XVIIe siècle, pour qui la folie « vient au jour dans l’éclair de la
liberté ».74 Elle est « l’autre côté d’un choix qui ouvre à l’homme le libre exercice de sa nature
rationnelle »75 : il faut alors laisser parler le fou dans son espace propre, celui de l’inhumanité. La
folie n’est donc pas vraiment une pathologie de l’humain, un écart par rapport à sa normalité. Elle est
ce à l’égard de quoi se constitue cette normalité, avec qui elle ne partage finalement pas grand-chose,
alors que la modernité verra dans la possibilité même de la folie l’une des plus essentielles vérité de
l’homme.
La folie est le non-humain, au sens précis où une culture marquée par le dualisme cartésien peut le
concevoir, c’est-à-dire comme animalité. On comprendra alors qu’il ne peut être question de soigner
le fou, puisqu’il n’est pas malade du tout. Bien au contraire ; sa folie lui confère la résistance de la
sauvagerie animale, nouvelle forme de l’épaisseur archéologique :
« À l’époque classique, au contraire, elle manifeste avec un singulier éclat le fait justement que le
fou n’est pas un malade. L’animalité, en effet, protège le fou contre tout ce qu’il peut y avoir de
fragile, de précaire, de maladif en l’homme. La solidité animale de la folie, et cette épaisseur qu’elle
emprunte au monde aveugle de la bête, endurcit le fou contre la faim, la chaleur, le froid, la
douleur. »76
L’émergence de l’homme comme concept déterminé ne peut se concevoir dans une telle
configuration. Il faudra donc que le XVIIIe finissant rompe avec l’ensemble du modèle classique, en
abandonnant les trois thèses qui l’organisaient : l’homme est le contraire de l’animal ; l’animal n’a
pas de place dans l’évolution entre la nature et la raison ; le fou est un homme reconduit à sa
naturalité. L’idée d’une pathologie mentale ne pouvait pas même se penser ici. Elle n’apparaît qu’à
trois conditions : l’homme a une plénitude naturelle propre qui tient lieu de normalité ; l’animal a une
place dans l’évolution ; le fou, qui n’a rien à voir avec l’animal, est un homme malade, sa maladie
étant, sous une forme retournée, la vérité de l’homme.
Naissance de la clinique le dira à sa manière. Le traitement de l’homme que l’on considère comme
malade passe par la connaissance de l’homme en santé, conçu comme homme modèle puis comme
homme normal. La nouveauté moderne n’est pas que l’on sache le fou différent, ou le malade affaibli,
mais qu’on les conçoive l’un et l’autre par rapport à une normalité immédiatement normative. Nous
le verrons quand nous réfléchirons à l’émergence des sciences de l’homme : il n’est pas anodin
qu’elles s’élaborent sur le fond institutionnel d’une objectivation du fou, d’une constitution du
délinquant ou d’une conscience médicale nouvelle.
« Sans doute par transfert, importation et souvent métaphore, les sciences de l’homme ont utilisé
des concepts formés par les biologistes ; mais l’objet même qu’elles se donnaient (l’homme, ses
conduites, ses réalisations individuelles et sociales) se donnait donc un champ partagé selon le
principe du normal et du pathologique. D’où le caractère singulier des sciences de l’homme,
impossibles à détacher de la négativité où elles sont apparues, mais liées aussi à la positivité
qu’elles situent, implicitement, comme norme. »77

Vie et folie

Nous avons jusqu’ici, dans notre parcours de l’Histoire de la folie, beaucoup insisté sur l’épaisseur
humaine, celle qui donne forme et force aux partages instituant l’espace de la déraison, puis celui de
la folie. Avant de revenir dans leurs détails aux mécanismes institutionnels de ces partages,
retournons un peu en arrière, vers ce relatif âge d’or du fou, quand il était pensé comme l’un des
visages les plus éclatants et les plus mystérieux de l’humanité.
On se souvient de l’ouverture du texte et de son idée centrale : la disparition de la lèpre a laissé
vacant l’espace d’une hantise, que le grand partage classique entre raison et déraison, puis celui entre
l’homme et le fou, vont ensuite organiser. Mais entre cette disparition et l’émergence de l’internement
– base institutionnelle de la construction de la déraison – près de deux siècles ont passé. Deux siècles
remarquables, parce que non structurés de façon binaire, attentifs aux singularités, à la parole, aux
signes, autant d’éléments qui constitueront ce règne de l’interprétation auquel Les Mots et les Choses
consacreront de longues analyses. Entre la lèpre et l’internement donc, un phénomène va émerger et
susciter une fascination constante, sans être pourtant encore l’objet d’une désignation discriminante :
« Ce phénomène, c’est la folie. »78
Que fait-on des fous à la Renaissance ? La plus éclatante et la plus symbolique manifestation de la
perception de la folie est celle de la Nef des fous. Bien qu’issue d’une longue histoire largement
mythique, ces navires, dérivant d’une ville à l’autre avec, dit Foucault, « leur cargaison insensée »79,
ont aussi eu une existence réelle. On pourrait penser que cette façon d’isoler les fous et des expulser
des cités est la forme primitive des mécanismes plus sophistiqués de l’internement. Mais les faits
montrent aussi qu’à la même époque, on hébergeait déjà des fous dans les hôpitaux, ou parfois on les
entretenait tout bonnement. On ne peut donc comprendre le phénomène de la nef des fous par sa
fonction sociale, ce qui supposerait une attitude globale de rejet qu’on ne trouve pas véritablement
quand on s’attache aux données historiques. Ou du moins cette fonction sociale est-elle fortement
marquée par une charge émotionnelle et rituelle, liée à la symbolique de l’eau, du passage, de la
navigation :
« Enfermé dans le navire, d’où on n’échappe pas, le fou est confié à la rivière aux mille bras, à la
mer aux mille chemins, à cette grande incertitude extérieure à tout. Il est prisonnier au milieu de la
plus libre, de la plus ouverte des routes : solidement enchaîné à l’infini carrefour. Il est le Passager
par excellence, c’est-à-dire le prisonnier du passage. »80
La pratique de la nef des fous est l’expression concrète de ce motif imaginaire déjà très ancien :
elle n’a pu apparaître qu’en rencontrant une inquiétude diffuse, une perception du fou comme un
personnage à la fois inquiétant, ridicule et doté d’une étrange forme de sagesse. Plus encore : la folie
est l’imminence de la mort, du néant, qu’il faut regarder en face et éloigner d’un même geste,
ironique et angoissé. Le fou comme visage éphémère des menaces du monde.
Deux dimensions cohabitent, sans toujours bien se distinguer l’une de l’autre : la proximité,
l’acceptation aussi d’une forme de compagnonnage de la part du fou ; et au même moment la distance
d’une critique encore mal élaborée. On se rit du fou, parce qu’il est proche et parce qu’il est déjà
ailleurs :
« Tel peut-être, hâtivement reconstitué, le schéma de l’opposition entre une expérience cosmique
de la folie dans la proximité de ces formes fascinantes, et une expérience critique de cette même
folie, dans la distance infranchissable de l’ironie. »81
L’âge classique, dont il est ensuite beaucoup plus longuement question, n’est pas le début absolu du
partage critique. On peut voir, dans les dernières décennies de la Renaissance, la dimension du rejet
prendre le pas sur celle de la fascination cosmique. La figure tragique du fou va être mise au silence,
et elle ne réapparaîtra ponctuellement que bien plus tard, chez Goya ou chez Sade, chez Nietzsche,
Van Gogh ou Artaud. Mais dans ce voile jeté sur l’inquiétante proximité du fou, quelque chose de son
expérience totale va être perdu, ce que Foucault semble déplorer. Ne faudrait-il pas, pour penser la
folie en sa plénitude, non pas revenir à la Renaissance mais accorder enfin, à nouveau, à son visage
tragique, un regard qui ne soit pas désignation d’altérité radicale ? Il y a peut-être une injustice dans
les privilèges exclusifs de la conscience critique.82

Raison et déraison

Si ces figures tragiques de la folie ont si durablement disparu de l’espace social et du champ de
l’imaginaire collectif pendant près de trois siècles, si on doit attendre la psychanalyse pour espérer un
regard nouveau sur le fou, c’est que le partage classique a su, avec une efficacité se nourrissant des
résistances qui lui étaient opposées, poser le clivage raison/déraison à la fois dans des discours et par
des institutions.
Le point fondamental ici, que bien des lectures du texte ont oublié, est que l’opposition entre raison
et déraison prépare le lieu d’émergence du concept de folie tout en empêchant obstinément qu’elle
apparaisse comme une réalité propre dans le territoire homogène de la déraison. Autrement :
l’histoire de la folie à l’âge classique est soit une histoire de son absence à cette époque, soit une
histoire de la déraison, comme l’indiquait d’ailleurs la première édition de l’ouvrage, intitulée Folie
et déraison, faisant se succéder, mais à l’envers, les deux formes successives de désignation des
insensés, un peu comme Surveiller et punir le fera pour le traitement des illégalités.
L’analyse du phénomène historique qui va présider à la naissance de la déraison est annoncée par
un titre – le grand renfermement – portant plutôt sur sa dimension politique, alors que le texte lui-
même prend appui sur une donnée plus nettement philosophique, à savoir la première des Méditations
métaphysiques de Descartes. Nous reviendrons longuement sur la lecture de ce texte, et la polémique
qui s’ensuivit avec Derrida. Remarquons simplement ici l’effet stratégique : l’un des passages les plus
fameux d’une des œuvres les plus commentées de la tradition est mis en rapport immédiat avec un fait
institutionnel, l’internement. Au-delà de la théâtralisation, il s’agit bien pour Foucault de signifier
cette causalité entre savoir et pouvoir dont nous avons parlé plus haut : on ne peut séparer le discours
du partage et sa forme architecturale et sociale, l’apparente abstraction des formules cartésiennes et la
solidité têtue des murs qui isolent les déraisonnables.
Descartes, dans la démarche du doute, prend très au sérieux le péril du rêve et celui de l’erreur, tout
en écartant d’un geste à la fois violent et non justifié le risque de la folie : « Ce sont des fous, et je ne
serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leur exemple. » La folie est placée dans la région de
l’exclusion, croit pouvoir écrire Foucault, nous le verrons, à tort. Ce geste cartésien n’est pas
responsable d’une telle exclusion ; il faut plutôt voir la vérité qui croit s’y donner, et la désinvolture
de Descartes quand il parle de la folie comme des symptômes d’une situation acquise en 1641 : « Si
l’homme peut toujours être fou, la pensée, comme exercice de la souveraineté d’un sujet qui se met en
devoir de percevoir le vrai, ne peut être insensée. »83
Avec Descartes, la raison ne peut plus être déraisonnable comme elle l’était encore chez
Montaigne. Mais cette position n’est pas seulement le signe d’un rationalisme triomphant ; il est aussi
l’effet d’un processus de localisation et d’enchaînement de la déraison. L’histoire de l’internement
sera l’histoire de ce soubassement obscur et un peu honteux de la belle assurance cartésienne.
Autour de 1650, dans tous les pays d’Europe, apparaissent des institutions d’enfermement, sous des
noms divers, allant de l’hôpital général – qui n’a pas, malgré cette appellation, de fonction
thérapeutique – à la maison de force. Pourquoi ce phénomène, pourquoi son universalité (toute
relative certes), pourquoi aussi la rapidité de son émergence et la cohérence de son organisation ?
En quelques années, une sensibilité à la misère, un souci de l’ordre social, l’illusion de pouvoir
faire coïncider obligation morale et loi sociale, la crainte aussi des effets pervers du chômage, vont
participer de la construction d’une nouvelle évidence : il faut interner une partie de la population,
celle qui manifeste des signes de déraison tout en exprimant aussi des capacités éthiques minimales.
Le bon pauvre est accessible à une forme de traitement qui joint le châtiment au bienfait, la sanction à
la charité, la mise à l’écart à la considération. À cette conjonction favorable s’ajoute enfin une
fonction économique : l’internement permet de faire travailler en ses murs ceux qui n’ont pas de
travail à l’extérieur. La déraison, en une première approche, se désigne comme proche parente de
l’oisiveté : elle est le fait de ceux qui à la fois ne peuvent pas et ne veulent pas travailler, et qui par là
s’excluent de l’espace social. Rupture complète avec ce qui restait de fascination inquiète dans le
regard de la Renaissance :
« S’il y a dans la folie classique quelque chose qui parle d’ailleurs, et d’autre chose, ce n’est plus
parce que le fou vient d’un autre ciel, celui de l’insensé, et qu’il en porte les signes ; c’est qu’il
franchit de lui-même les frontières de l’ordre bourgeois, et s’aliène hors des limites sacrées de son
éthique. »84
La folie est séparée de la liberté qu’elle avait encore, au moins sous la forme de l’imaginaire, à la
Renaissance ; elle est placée, où plutôt elle est mêlée à la foule de ceux qui par leur comportement
choisissent de se placer au-delà de la ligne du bannissement. Pas de folie au sens strict, si ce n’est
comme donnée seconde sur le fond d’une morale générale du travail.
La folie est ignorée, mais cette ignorance est une expérience positive, qui signifie que le partage
essentiel n’est pas encore celui qui sépare l’homme de sa vérité aliénée. L’indistinction où sont
plongés tous les visages de la déraison ne repose pas sur un déficit de connaissance, mais sur une
décision déterminée : constituer par l’internement un espace susceptible d’accueillir à la fois les
insensés et les débauchés, en créant par là « un lieu de rédemption commun aux péchés contre la chair
et aux fautes contre la raison ».85 Si bien plus tard la psychopathologie reconnaîtra dans la folie des
formes de culpabilité, cela ne relève pas de la réalité scientifique d’une pathologie donnée, mais bien
de l’effet à retardement de ce long travail de l’âge classique, obstinément soucieux de penser et traiter
ensemble le mal et l’erreur.86
La déraison est moralement condamnée comme une erreur, ou épistémologiquement condamnée
comme une faute ; elle a perdu toute dimension sacrilège, mystique, sacrificielle ou maléfique, en un
processus de neutralisation qui esquisse, mais de très loin, ce que sera son traitement scientifique. La
complexité et les équivoques dialectiques qui entouraient le fou sont peu à peu détruites par le geste
simple de l’internement : la déraison est enfin localisée, « cernée dans sa présence concrète »87, alors
qu’elle circulait partout dans l’espace social. Il faut préciser aussitôt : l’internement n’a pas créé de
toutes pièces l’expérience de la déraison, pas plus que ne l’avait fait la démarche cartésienne. Mais il
fait partie, avec cette démarche, de cette expérience de la déraison, comme la forme solide de son
évidence naissante.88
On doit le répéter : l’expérience de la déraison n’est pas une expérience de la folie. Toutefois, le
fait que les insensés aient été, en un premier temps, considérés de façon indistincte et mêlés
physiquement à la foule bigarrée des déraisonnables va modifier, comme par contagion, la nature
même du concept de folie au moment où il se constituera, un grand siècle plus tard.
« Entre les murs de l’internement, on trouvait mêlés vénériens, débauchés, “prétendues sorcières”,
alchimistes, libertins – et aussi nous allons le voir les insensés. Des parentés se nouent ; des
communications s’établissent ; et aux yeux de ceux pour qui la déraison est en train de devenir objet,
un champ quasi homogène se trouve ainsi délimité. »89
Ce champ ainsi constitué par le partage classique est extrêmement large, et il intègre, en plus des
figures ici désignées, toutes celles que les interdits religieux ou les prohibitions sexuelles
condamnaient auparavant. On croit construire un espace de neutralité ; mais il dépend pour sa
naissance d’une norme morale qui en altère de facto la pureté. Ce supplément d’origine va fragiliser
l’édifice, jusqu’au jour où on ne comprendra plus comment on peut mettre ensemble des malades, des
criminels, des immoralistes ou simplement des pauvres, jusqu’au jour où, ne sachant que faire d’un
Sade qui n’est visiblement pas malade, on reconduira sous une forme cette fois moralement assumée
la dénonciation du vice.90
L’âge classique enveloppe la folie dans une désignation plus large de la déraison. Il serait erroné
d’en conclure qu’il n’a rien pensé de la folie elle-même, où qu’il n’a pas vu en elle une sorte de
singularité. Le fou est parmi les déraisonnables celui qui, sous la forme du scandale et de l’exaltation,
abolit l’humanité dans des mécanismes bestiaux mais toutefois susceptibles d’être décrits. L’animalité
est la pointe extrême de la déraison, et il n’est guère surprenant que l’internement, quand il s’agit de
traiter l’insensé, prenne si souvent l’aspect de la ménagerie. Le lieu propre au fou est la cage.
« La folie emprunte son visage au masque de la bête. Ceux qu’on enchaîne aux murs des cellules,
ce ne sont pas tellement des hommes à la raison égarée, mais des bêtes en proie à une rage
naturelle : comme si, à sa pointe extrême, la folie, libérée de cette déraison morale où ses formes les
plus atténuées sont encloses, venait à rejoindre, par un coup de force, la violence immédiate de
l’animalité. »91
Cette singularité relative de la folie dans l’espace de la déraison va en faire l’objet de multiples
classifications, ainsi que de minutieuses analyses destinées à en localiser l’origine et à la situer dans
la topique générale des facultés. La folie naît avec la passion, elle se développe dans les imaginations
déréglées, rompt l’équilibre entre l’âme et le corps, et devient franchement irrationnelle dans sa
violence. Le point d’unité de ces conceptions est dans l’identification de la folie au délire, et donc à
une forme de discours.92 Le fou ne l’est jamais assez pour tomber dans l’hallucination, ses sens ne
sont point abusés, son esprit n’est pas errant : il se trompe, et son erreur, sa façon de ne pas savoir
utiliser discursivement un discours, est sa folie. Le fou est un animal, mais un animal parlant, et qui
est en permanence dans l’erreur.93 Le fou, parce qu’il parle, n’est pas totalement inaccessible à la
peine, ou à la sanction. L’internement ne vise donc pas seulement à l’exclure. Mais son discours est
celui de la déraison, confinant au silence de la bête, toutefois assez humain pour qu’on l’entende, et
qu’on puisse identifier sa fausseté.94

Internement et asile

L’âge classique est l’âge de la déraison, comme la période suivante sera celle de la folie. Il est aussi
celui de l’internement, alors que la modernité sera l’âge de l’asile. Il convient donc d’articuler le
passage de la déraison à la folie avec celui, contemporain, de l’internement à l’asile. L’archéologie
trouve son lieu propre dans cette articulation qui la rattache à l’histoire des formations discursives en
même temps qu’à celle des institutions, étant entendu qu’il n’est pas possible d’établir entre les deux
niveaux des rapports de causalité simple.
L’internement, nous l’avons vu, est la forme politique d’une contrainte à la fois morale et sociale,
s’exerçant sur ceux qui par leur comportement s’excluent du corps collectif. Il est d’emblée doté
d’une fonction, au moins implicite : « ramener à la vérité par les voies de la contrainte morale ».95 À
cette aune, des individus très divers sont concernés par un internement qui se veut expérience
homogène. La conséquence concrète d’une telle homogénéité est immédiate et durable, à tel point que
ce n’est qu’« au bout de cent cinquante ans de renfermement qu’on a cru s’apercevoir que parmi des
visages prisonniers, il y avait des grimaces singulières, des cris qui invoquaient une autre colère et
appelaient une autre violence ».96 En tout état de cause, la mesure d’enfermement n’est jamais pensée
comme une thérapeutique, et il n’est donc pas possible qu’en elle la figure de la maladie mentale soit
seulement perçue.97 La fonction morale reste absolument déterminante :
« L’internement est destiné à corriger, et si tant est qu’on lui fixe un terme, ce n’est pas celui de la
guérison, mais celui, plutôt, d’un sage repentir. »98
La folie, prise dans ce geste, est l’essence de la déraison, conçue comme un vide ontologique, le
rien contre lequel se constitue la rationalité et en même temps la communauté des hommes sensés.
Système d’une totale efficacité et d’une cohérence presque parfaite, n’était-ce voile jeté sur
l’hétérogénéité des internés.
La fin du XVIIIe siècle voit apparaître un regard nouveau. Il n’est pas question de traiter plus
humainement certains des internés, mais de moduler l’internement en fonction de la singularité cette
fois identifiée des insensés. La naissance de l’asile, correspondant à cette conscience nouvelle, ne
consiste par à sortir les fous de leur lieu d’internement, mais plutôt à découper dans l’espace de
l’internement celui, particulier, qui conviendra à leur forme elle aussi particulière de déraison. Le
résultat de cette mutation n’est pas, comme on le croit, la disparition de l’internement ou sa limitation
à ceux qui ne sont ni fous ni délinquant : il est la survie de l’internement pour les seuls fous, qui
continueront d’être enfermés mais aussi cernés par une positivité nouvelle, celle de la maladie
mentale.99
L’enfermement doit changer, pour que dans les murs de l’asile la folie puisse perdre sa sauvagerie
et accueillir « les exigences de la nature qui sont pour elle à la fois vérité et loi ».100 Le fou
réapparaît, mais il n’est plus doté des pouvoirs fascinants que la Renaissance lui accordait ; il n’est
plus l’absolu singulier, mais celui qui rétablit une proximité à la fois un peu inquiétante et
maîtrisable, entre la raison et la déraison. La folie est l’essence de la déraison en tant que la raison
peut y reconnaître non plus sa simple négation mais à nouveau une forme de voisinage et de
ressemblance.101 Foucault insiste : il y a bien résurrection de la folie à la fin de l’âge classique,
comme si l’internement, en plus de la réussite sociale et morale, avait conservé, à son insu, quelque
chose de l’ancienne perception du fou, quelque chose aussi de sa puissance imaginaire.102
L’internement n’a pas simplement écarté la folie en même temps que la déraison où il la voyait ; il l’a
aussi préservée en l’écartant, lui laissant la liberté de resurgir, presque intacte, quand on trouvera
injuste de la traiter exactement comme les autres modes de la déraison.
Dans les dernières années du XVIIIe siècle se produit un phénomène aussi brutal que l’apparition de
l’internement. On se met à enfermer séparément les insensés ; on ouvre à nouveau les maisons
privées qui les accueillaient à la Renaissance et qui n’avaient pas servi pendant deux siècles. Une
nouvelle exclusion à l’intérieur de l’ancienne, un nouvel exil et un nouveau séjour pour le fou.
« La folie a trouvé une patrie qui lui est propre : décalage à peine perceptible, tant le nouvel
internement reste fidèle au style de l’ancien, mais qui indique que quelque chose d’essentiel est en
train de se passer, qui isole la folie et commence à la rendre autonome par rapport à la déraison
dans laquelle elle se trouvait confusément mêlée. »103
Au fond de l’internement, et déterminée par les formes de son pouvoir, la conscience de la folie
émerge, dans des discours comme celui de Pinel, et dans des institutions. Humanisation du regard,
comme l’aurait été, dans un autre domaine, l’apparition de prisons où seuls les délinquants seraient
enfermés ? Foucault ne le croit pas, suscitant ici une polémique à la mesure de l’étrangeté de la thèse,
et la critique irritée de Marcel Gauchet et Gladys Swain dans leur Pratique de l’esprit humain. Avant
d’en dire l’essentiel, considérons les arguments de Foucault. On croit qu’on a isolé les fous parce
qu’une injustice leur était faite en les assimilant aux miséreux, aux délinquants, aux asociaux ou au
vicieux. C’est l’inverse qui est vrai. Dans l’internement, un vide se constitue : « la présence des fous y
fait figure d’injustice ; mais pour les autres »104, et en premier lieu pour les pauvres, qui ne sont pas
responsables de leur état et qui n’ont pas à subir la promiscuité insupportable des insensés.
La folie est libérée en un sens bien singulier, puisqu’elle reste dans les murs de l’internement, mais
isolée, placée à une nouvelle distance où vont émerger les exigences du positivisme psychiatrique. Le
fou est la dernière épave de cette pratique classique de l’internement, qui persiste pour lui sous sa
forme répressive, mais qui a perdu le sens moral, social et théorique qu’elle avait construit contre la
déraison et ses multiples figures. L’enceinte de l’asile est un reliquat de l’internement, qui maîtrise
encore le fou dans le mouvement même qui le libère de l’emprise de la raison. La perte de toute
signification éthique laisse le champ libre au regard clinique, qui déploiera tout autrement le pouvoir
sur la folie, que la modernité n’a jamais cessé de réclamer, y compris dans son discours
apparemment philanthropique.105
Marcel Gauchet et Gladys Swain, en profond désaccord avec cette thèse, s’attachent à montrer que
la naissance de l’institution asilaire, bien loin de reconduire autrement la mécanique de l’internement,
constitue une rupture positive, en lien étroit avec l’idéal égalitaire et démocratique qui apparaît, au
même moment, dans le champ politique. Travaillant sur les mêmes sources que Foucault, et
notamment les textes de Pinel, les auteurs y voient à l’œuvre, non la réaffirmation de la différence,
mais bien la position de l’identité enfin révélée entre le fou malade et celui qui le soigne. Non pas
identité de comportement ou perméabilité des liens entre raison et folie, mais bien identité humaine
qui tout en enfermant le fou l’ouvre à sa propre guérison, accessible sur le fond d’une continuité
fondamentale entre lui et nous :
« Dans ce qu’il comporte d’historiquement inédit, dans ce qu’il a de plus singulier, l’asile sort de
cette révolution du concevable qui a rendu la folie accessible par le dedans et ramené le fou dans
l’ordre des êtres sur lesquels on a l’intime prise qui naît de la communication. C’est son paradoxe
constitutif : il se referme sur une folie dont s’ouvre à nous la secrète douleur ; il retranche dans la
différence de ses murs un aliéné qui commence juste à nous apparaître comme même. »106
Une confiance nouvelle dans les possibilités de la psychiatrie naissance apparaît. On ne cherche
plus à traiter, et l’accent n’est donc plus mis sur le moyen, mais à guérir, l’essentiel étant le résultat.
Le travail de l’institution, marqué par ses contradictions d’origine, sera lent et pas toujours efficace.
Mais il prend part à un vaste mouvement de construction de l’homme moderne, qui se découvrira
comme individu doté de droits inaliénables dans la mesure même où il localisera la possibilité que
ses mêmes droits se trouvent anéantis du dedans, par une dépossession de soi connaissable enfin,
voire guérissable. L’histoire de l’individualisation de l’homme moderne est corrélativement une
histoire de la possibilité de sa destitution subjective.107 Foucault n’aurait pas tant le tort d’avoir lié le
destin de la folie à celui de l’internement, que d’avoir ignoré la dimension déjà positive de celui-ci.
L’âge classique, en enfermant le fou, le reconnaît comme possible sujet de droit, le débarrasse de la
religiosité qui l’enveloppait alors, et l’installe donc dans le processus de sa libération :
« La folie qu’on enferme, et du seul fait qu’on l’enferme, est folie promise à poser le problème de
son désenfermement. Il faudra trois bons siècles pour qu’il en vienne à éclater. Mais d’emblée, il
était inscrit dans le geste qui a retranché le fou du commun des hommes. »108
L’idée d’un âge d’or de la folie qui précéderait l’enfermement classique est un mythe, puisque le
fou, à peine humain, était le tout autre. L’émergence positive de la conscience d’une humanité une ne
pouvait se faire que dans des institutions considérant le fou comme un homme, quand bien même
cette conscience ne prenait sens que dans la contestation de la forme pénitentiaire de ces institutions.
La critique atteint-elle son objectif ? On a plutôt l’impression tenace d’une dualité de registre séparant
Foucault et ses contradicteurs, et aussi celle d’une compréhension biaisée des thèses de Foucault,
présentées comme une sorte de nostalgie conceptuelle de la Renaissance, et comme une critique de
toute forme d’enfermement. On se contentera ici de rappeler ce que nous avons dit : l’internement
n’est ni un bien ni un mal, il est un fait qui ne repose pas sur une conception positive de la folie. Le
propos de Foucault n’est pas de dénoncer l’injustice de cette institution mais de marquer le moment
où elle apparaîtra, aux yeux mêmes de ceux qui la dirigent, comme injuste pour une partie des
internés, les compagnons d’enfermement des fous.
1- Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. XII.
2- Ibid.
3- DE II, p. 1471.
4- DE I, p. 527.
5- Sur ce principe d’exhaustivité, cf. ibid. : « On peut lire tous les grammairiens, tous les économistes. Pour Naissance de la clinique,
j’ai lu, pour la période 1780-1820, tout ouvrage de médecine qui avait une importance de méthode. Les choix qu’on peut faire, ils sont
inavouables, et ne doivent pas exister. On devrait tout lire, tout étudier. »
6- Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 65.
7- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 83.
8- Cf. DE II, p. 859 : « Je ne suis pas véritablement historien. Et je ne suis pas romancier. Je pratique une sorte de fiction historique.
D’une certaine manière, je sais très bien que ce que je dis n’est pas vrai. Un historien pourrait très bien dire de ce que j’ai écrit : “Ce n’est
pas la vérité.” Pour dire les choses autrement : j’ai beaucoup écrit sur la folie, au début des années soixante, j’ai fait une histoire de la
naissance de la psychiatrie. Je sais très bien que ce que j’ai fait est, d’un point de vue historique, partial, exagéré. »
9- Ibid.
10- Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2004, p. 5.
11- Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 171.
12- Cf. sur ce point Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 2004, p. 25. Deleuze compare cette démarche de Foucault à l’histoire de
la philosophie que pratique Guéroult dans ses grands ouvrages sur Descartes ou Fichte. Dans les deux cas, la lecture rend visible ce qui
pourtant n’est pas caché.
13- Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 21. On trouve une idée similaire, dans un contexte tout différent, dans
Surveiller et punir, quand Foucault montre que l’idée d’âme n’est pas une illusion dans la modernité, mais l’élément d’une anatomie
politique. Cf. Surveiller et punir, op. cit., p. 34 : « Plutôt que de voir en cette âme les restes réactivés d’une idéologie, on y reconnaîtrait
plutôt le corrélatif actuel d’une certaine technologie du pouvoir sur le corps. Il ne faudrait pas dire que l’âme est une illusion, ou un effet
idéologique. Mais bien qu’elle existe, qu’elle a une réalité, qu’elle est produite en permanence (…) »
14- Cf. L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 207 : « Les relations que j’ai décrites valent pour définir une configuration particulière ; ce
ne sont point des signes pour décrire en sa totalité le visage d’une culture. Aux amis de la Weltanschauung d’être déçus ; la description
que j’ai entamée, je tiens à ce qu’elle ne soit pas du même type que la leur. Ce qui, chez eux, serait lacune, oubli, erreur, est, pour moi,
exclusion délibérée et méthodique. »
15- Économie et philosophie, in Karl Marx, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, t. III, p. 81.
16- L’Idéologie allemande, in ibid., p. 1056.
17- On peut penser notamment aux analyses de Surveiller et punir, dans lesquelles Foucault montre que le pouvoir le plus efficace
est celui qui, ne prenant pas la forme visible d’un pouvoir d’État, s’exerce de manière apparemment adoucie dans la minutie des
règlements.
18- DE II, p. 148.
19- Cf. DE I, p. 600 : « Au contraire, à partir du XIXe siècle, à partir de Freud, de Marx et de Nietzsche, il me semble que le signe va
devenir malveillant ; je veux dire qu’il y a dans le signe une façon ambiguë et un peu louche de mal vouloir, et de “malveiller”. Et cela,
dans la mesure où le signe est déjà une interprétation qui ne se donne pas pour telle. »
20- Ibid., p. 602.
21- Foucault reconnaît qu’il ne cite pas Marx par une sorte de jeu avec les marxistes. Cf. DE II, p. 1276 : « Vous savez, étant donné
qu’à l’époque où j’écrivais ces livres-là il était de bon ton, pour être vu dans la gauche institutionnelle, de citer Marx en bas de page, je
m’en suis bien gardé. Mais je pourrais retrouver – ce qui n’a aucun intérêt –, bien des passages que j’ai écrits en me référant à Marx, et
Marx n’aurait pas été cet auteur-là, fonctionnant ainsi dans la culture française et avec une telle surcharge politique, je l’aurais cité en bas
de page. Je ne l’ai pas fait, pour m’amuser et pour piéger ceux qui, parmi les marxistes, m’ont épinglé précisément sur ces phrases-là. Ça
faisait partie du jeu. »
22- Ibid., p. 1621.
23- Cf. DE II, p. 268 : « Ce qui me frappe, dans les analyses marxistes, c’est qu’il est toujours question de lutte des classes, mais qu’il
y a un mot dans l’expression auquel on prête moins attention, c’est “lutte”. Là encore il faut nuancer. Les plus grands d’entre les
marxistes (à commencer par Marx) ont beaucoup insisté sur les problèmes militaires (armée comme appareil d’État, soulèvement armé,
guerre révolutionnaire). Mais, quand ils parlent de lutte des classes comme ressort général de l’histoire, ils s’inquiètent surtout de savoir
ce qu’est la classe, où elle se situe, qui elle englobe, jamais ce qu’est concrètement la lutte. »
24- Foucault ne tombe pas dans la facilité qui consiste à séparer artificiellement un vrai Marx, celui des textes, qui serait totalement
innocent, et un faux Marx, celui dont le marxisme aurait fait usage. Le goulag, s’il n’est pas dans Marx, est peut-être tout de même dans
les équivoques de sa pensée. Cf. ibid., p. 278 : « Reprenez donc Marx ou Lénine, comparez avec Staline, et vous verrez bien où celui-ci
s’est trompé. Tant de morts, c’est évident, ne pouvaient provenir que d’une faute de lecture. On pouvait le prévoir : le stalinisme-erreur a
été l’un des principaux agents de ce retour au marxisme-vérité, au marxisme-texte, auquel on a assisté pendant les années 1960. Contre
Staline, n’écoutez pas les victimes, elles n’auraient que leurs supplices à raconter. Relisez les théoriciens ; eux vous diront la vérité du
vrai. » Le ton est bien entendu ironique.
25- DE II, p. 600.
26- Id.
27- Cf. ibid., p. 612.
28- Ibid., p. 613.
29- Cf. L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 22.
30- DE I, p. 575.
31- DE II, p. 1009.
32- Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 23.
33- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 194.
34- Histoire de la folie, op. cit., p. 48.
35- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 398.
36- Histoire de la folie, op. cit., p. 49.
37- Cf. ibid., p. 161 : « Or, ce qui caractérise le XVII e siècle, ce n’est pas qu’il ait avancé, plus ou moins vite, sur le chemin qui conduit
à la reconnaissance du fou, et par là à la connaissance scientifique qu’on peut en prendre ; c’est au contraire qu’il se soit mis à le
distinguer avec moins de clarté ; il l’a, en quelque sorte, résorbé en une masse indifférenciée. »
38- Cf. ibid., p. 166 : « C’est une manière, tout extérieure encore, d’approcher une expérience très positive de la folie – expérience qui
en ôtant au fou la précision d’une individualité et d’une stature où l’avait caractérisé la Renaissance, l’englobe dans une expérience
nouvelle, et lui prépare, au-delà du champ de notre expérience coutumière, un visage nouveau : celui-là même où la naïveté de notre
positivisme croit reconnaître la nature de toute folie. » On trouvera également dans les Dits et Écrits des pages très synthétiques sur les
spécificités de chaque période. Cf. notamment DE I, p. 193.
39- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 229.
40- Ibid., p. 233
41- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 255.
42- On remarquera que l’idée d’un retour en arrière est très nettement repoussée par Foucault. Il considère comme illusoire et néfaste
le désir d’en revenir au XVII e ou au XVIII e, sous prétexte que la raison dialectique de l’époque suivante aurait mené à une impasse. Cf.
DE I, p. 570 : « Bref, pour nous-mêmes actuellement, les manifestations de la raison analytique sont encore dispersées. C’est ici que se
présente à nous une tentation dangereuse, le retour pur et simple au XVIII e siècle, tentation qu’illustre bien l’intérêt actuel pour le
e
XVIII siècle. Mais il ne peut y avoir un tel retour. On ne refera pas l’Encyclopédie ou le Traité des sensations de Condillac. »

43- Cf. Surveiller et punir, op. cit., p. 13.


44- Ibid., p. 14.
45- Ibid., p. 118.
46- Histoire de la folie, op. cit., p. 267.
47- Cf. ibid., p. 455 : « C’est à partir de cette date que le temps de la déraison et le temps de la folie seront affectés de deux vecteurs
opposés : l’un était retour inconditionné, et plongée absolue ; l’autre au contraire se développant selon la chronique d’une histoire. »
48- Ibid., p. 468.
49- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 337.
50- Cf. L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 101 : « On ne cherche donc pas à passer du texte à la pensée, du bavardage au silence, de
l’extérieur à l’intérieur, de la dispersion spatiale au pur recueillement de l’instant, de la multiplicité superficielle à l’unité profonde. On
demeure dans la dimension du discours. » Même idée, dans un style plus polémique, dans les Dits et Écrits I, p. 620 : « Ainsi la critique
contemporaine est-elle en train d’abandonner le grand mythe de l’intériorité : Intimior intimio ejus. Elle se trouve déboîtée totalement
par rapport aux vieux thèmes de l’emboîtement, du coffret au trésor, qu’il convient d’aller chercher au fond de l’armoire de l’œuvre. »
51- DE II, p. 1170. Et Foucault poursuit, un peu provocateur : « Dans un ménage du XVIII e siècle où le mari bat sa femme, où les
enfants cherchent leur liberté comme ils peuvent, il y a un système de représentations. »
52- Surveiller et punir, op. cit., p. 187.
53- Histoire de la folie, op. cit., p. 109.
54- Id.
55- Ibid., p. 112.
56- Cf. ibid., p. 494 : « Si le XVIII e siècle a fait place, peu à peu, à la folie, s’il en a différencié certains visages, ce n’est pas en s’en
approchant, mais au contraire en s’en éloignant : il a fallu instaurer une nouvelle dimension, délimiter un nouvel espace, et comme une
autre solitude, pour que, au milieu de ce second silence, la folie puisse enfin parler. »
57- Cf. ibid., p. 498 : « Que les fous viennent à être isolés progressivement, que la monotonie de l’insensé se partage en espèces
rudimentaires – aucun progrès médical, aucune approche humanitaire n’en est responsable. C’est du fond même de l’internement que naît
le phénomène ; c’est à lui qu’il faut demander compte de ce qu’est cette conscience nouvelle de la folie. »
58- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 67. Même idée un peu plus loin, à propos de Naissance de la clinique, p. 213 : L’archéologie
« veut montrer non pas comment la pratique politique a déterminé le sens et la forme du discours médical, mais comment et à quel titre
elle fait partie de ses conditions d’émergence, d’insertion et de fonctionnement ».
59- Ibid., p. 12.
60- Cf. ibid., p. 19.
61- Cf. ibid., p. 218 : « L’asile moderne, si du moins on pense à la conscience obscure qui le justifie et fonde sa nécessité, n’est pas pur
de l’héritage des léproseries. La conscience pratique de la folie, qui semble ne se définir que par la transparence de sa finalité, est sans
doute la plus épaisse, la plus chargée d’anciens drames en sa cérémonie schématique. »
62- Ibid., p. 222.
63- Id.
64- Surveiller et punir, op. cit., p. 13.
65- Ibid., p. 15.
66- Ibid., p. 16.
67- Cf. ibid., p. 19 : « Presque sans toucher au corps, la guillotine supprime la vie, comme la prison ôte la liberté, ou une amende
prélève des biens. Elle est censée appliquer la loi moins à un corps réel susceptible de douleur, qu’à un sujet juridique, détenteur, parmi
d’autre droits, de celui d’exister. Elle devrait avoir l’abstraction de la loi elle-même. »
68- Ibid., p. 133.
69- Cf. ibid., p. 134. Dans son cours au Collège de France, Foucault dresse une typologie un peu différente des types de punition : il
distingue ainsi « des sociétés à bannissement (société grecque), des sociétés à rachat (sociétés germaniques), des sociétés à marquage
(sociétés occidentales à la fin du Moyen Âge) et des sociétés qui enferment, la nôtre » (DE I, p. 1325).
70- Histoire de la folie, op. cit., p. 176.
71- Id.
72- Ibid., p. 185.
73- Cf. ibid., p. 186 : « L’indifférence à toute forme de distinction rigoureuse entre la faute et la folie indique une région plus profonde,
dans la conscience classique, où le partage raison-déraison s’accomplit comme une option décisive où il y va de la volonté la plus
essentielle, et peut-être la plus responsable du, du sujet. »
74- Ibid., p. 189.
75- Ibid., p. 190.
76- Ibid., p. 199.
77- Naissance de la clinique, op. cit., p. 36.
78- Histoire de la folie, op. cit., p. 21.
79- Ibid., p. 22.
80- Ibid., p. 26.
81- Ibid., p. 44.
82- Cf. ibid., p. 47 : « C’est pourquoi l’expérience classique, et à travers elle l’expérience moderne de la folie, ne peut pas être
considérée comme une figure totale, qui arriverait enfin, par là, à sa vérité positive ; c’est une figure fragmentaire qui se donne
abusivement pour exhaustive ; c’est un ensemble déséquilibré par tout ce qui lui manque, c’est-à-dire par tout ce qui le cache. Sous la
conscience critique de la folie, et ses formes philosophiques ou scientifiques, morale ou médicales, une sourde conscience tragique n’a
cessé de veiller. »
83- Ibid., p. 70.
84- Ibid., p. 102.
85- Ibid., p. 120.
86- Cf. ibid.
87- Ibid., p. 140
88- Cf. ibid., p. 141 : « C’est tout cela qui peut servir à désigner en première approximation l’expérience classique de la déraison. Il
serait absurde d’en chercher la cause dans l’internement, puisque c’est lui justement, avec ses étranges modalités, qui signale cette
expérience comme en train de se constituer. »
89- Ibid., p. 143.
90- Cf. ibid., p. 147.
91- Ibid., p. 197.
92- Cf. ibid., pp. 302-303 : « Folie, au sens classique, ne désigne pas tellement un changement déterminé dans l’esprit ou dans le
corps ; mais l’existence sous les altérations du corps, sous la bizarrerie de la conduite et des propos, d’un discours délirant. »
93- Cf. ibid., p. 307.
94- Cf. ibid., p. 310 : « Tout n’est que raison dans ce que la folie peut dire d’elle-même, elle qui est négation de la raison. Bref, une
prise rationnelle est toujours possible et nécessaire sur la folie, dans la mesure même où elle est non-raison. »
95- Ibid., p. 135.
96- Ibid., p. 149.
97- Il ne faut pas s’y tromper. S’il y a bien des médecins dans les hôpitaux généraux, « ce n’est pas qu’on ait conscience d’y enfermer
des malades, c’est qu’on redoute la maladie chez ceux qui sont déjà internés » (ibid., p. 153).
98- Ibid., p. 154.
99- Cf. ibid., p. 425.
100- Ibid., p. 426.
101- Cf. ibid., p. 445.
102- Cf. ibid., p. 452 ; « On dirait que les forteresses de l’internement avaient ajouté à leur rôle social de ségrégation et de
purification, une fonction culturelle tout opposée. Au moment où elles partageaient, à la surface de la société, raison et déraison, elles
conservaient en profondeur des images où l’une et l’autre se mêlaient et se confondaient. Elles ont fonctionné comme une grande
mémoire longtemps silencieuse. »
103- Ibid., p. 484.
104- Ibid., p. 502.
105- Une même logique présidera aux prétentions humanitaires de la prison, qui n’adoucissent les peines que pour les faire entrer plus
profondément dans le corps social.
106- Marcel Gauchet et Gladys Swain, La Pratique de l’esprit humain, Paris, Gallimard, 1980, p. 69.
107- Cf. Ibid., p. 485.
108- Ibid., p. 495.
Figure 1

Le fou

LE PERSONNAGE du fou est très largement antérieur à la conceptualisation objective et scientifique de


la folie. Nous avons vu ce qu’il en était, à la fin du Moyen Âge, de cette fascination inquiète pour le
fou. Nous n’y reviendrons pas ici. Le fou dépasse ce statut de personnage quand il devient, dans son
individualité, l’incarnation d’une folie conçue comme pathologie. Et il faut attendre la fin du XVIIIe
pour qu’il émerge comme figure autonome, à la conjonction d’une exclusion sociale, largement
entamée à l’âge classique, d’une condamnation morale qui s’y esquisse, et d’une positivité qui ne
s’était pas appliquée à le cerner et à le distinguer des autres visages de la déraison.
Revenons quelques décennies en arrière. Le classicisme est marqué par une conscience énonciative
du fou, une conscience qu’il considère comme parfaitement lucide et peu susceptible de se tromper.
« Mais quoi, ce sont des fous », dit Descartes, comme s’il n’y avait pas le moindre problème à
reconnaître le fou. Au même moment pourtant, on renonce à définir de façon un peu précise et
générale le concept de folie. Apparente contradiction, sitôt retournée par Foucault en élément
significatif :
« Caractère immédiatement concret, évident et précis du fou ; profil confus, lointain, presque
imperceptible de la folie. Et ce n’est point là paradoxe, mais rapport bien naturel de
complémentarité. Le fou est trop directement sensible pour qu’on puisse reconnaître en lui les
discours généraux de la folie ; il n’apparaît que dans une existence ponctuelle – sorte de folie à la
fois individuelle et anonyme, dans laquelle il se désigne sans risque d’erreur, mais qui disparaît
aussitôt qu’aperçue. »1
L’âge classique sait désigner le fou, il ne le connaît pas, d’où sa dissémination et sa répartition dans
des procédures d’exclusion très différentes les unes des autres. Le fou n’est pas toutefois simplement
dilué dans la déraison. Il est déjà l’autre des autres, celui qui, parce qu’il est manifestation de
l’essentiellement déraisonnable, s’exclut dans l’exclusion. La conscience perceptive qui croit pouvoir
désigner le fou est toujours conscience d’objet, et c’est précisément cette intentionnalité que la
modernité va prolonger pour parvenir, un peu plus tard, à la maîtrise théorique de la folie. En l’état,
le XVIIIe siècle ne voit bien que le fou, il « déduit la folie »2, et encore, non comme pathologie, mais
seulement comme « l’inextricable présence de la raison et de la non-raison ».3 Même si on s’emploie
aussi à établir une taxinomie aussi fine que possible des désordres de l’esprit, voire une science
interprétative des modes de la déraison, rien ne vient établir le lien entre ces efforts et l’immédiateté
de la perception du fou. Avant la fin du XVIIIe, la maladie mentale n’existe pas, rien ne vient rattacher
le fou comme personnage à la folie comme objet d’une science propre.4
On s’intéresse alors au délire, à la passion, à ce qui se maintient comme discours tout en
manifestant des altérations du corps. Mais là encore, pas de folie au sens strict, puisque le registre de
la déraison, et celui corrélatif de l’erreur, continuent de structurer toute approche un tant soit peu
analytique. Pour le dire encore autrement, tant que la folie sera éprouvée comme déraison, c’est-à-
dire comme une raison annulée ou vide, elle ne pourra être élevée au concept. La connaissance
classique de la folie est la reconnaissance de son néant d’être.5
Ce vide de la folie ne va pas le rester. Il va accueillir en son indétermination toutes les figures du
déraisonnable, comme la démence, la manie, la mélancolie, l’hystérie ou l’hypochondrie. Cette
population fantasque qui donne chair à une déraison d’abord abstraite va modifier en profondeur la
perception même de la raison. Le premier âge classique la comprend comme porteuse de vérité, et
l’oppose à une déraison conçue comme erreur, ou comme une forme d’aveuglement. Le fou, dans ce
cadre, est celui qui ne voit rien ; il se trompe, mais on ne peut pas même lui en vouloir ou le
condamner. Le second âge classique, attentif, par exemple à propos de l’hystérie, à la sensibilité
particulière qui s’y déploie, va penser l’aveuglement du fou comme un aveuglement à soi-même, et
comme le produit d’une faute morale.6
La folie quitte le territoire de la sensation, et gagne progressivement celui de la psychologie et de
la morale : le partage entre raison et déraison ne suffit plus à la saisir, il va falloir trouver autre chose
pour penser ce qui, tout en demeurant déraisonnable, manifeste une forme singulière de sensibilité.
La folie gagne en contenu : « La “psychiatrie scientifique” du XIXe est devenue possible »7, la
culpabilité morale va offrir le lieu d’une synthèse entre la déraison philosophique et la passion
physico-psychologique.
Une configuration toute neuve apparaît à la fin du XVIIIe siècle. L’homme ne perd plus la vérité dans
la folie, sous le coup de l’aveuglement de la déraison ou sous l’emprise de dérèglements
émotionnels. Il perd sa vérité. L’aliénation folle est celle d’une humanité à laquelle échappe sa propre
essence8 : aussi se distingue-t-elle de plus en plus clairement des autres visages de la déraison. Elle
récupère la visibilité sociale qui avait été la sienne à la Renaissance, mais débarrassée cette fois de
toute dimension magique ; elle se détache, dans l’espace homogène où le grand partage classique
l’avait intellectuellement située, et dans le lieu institutionnel où il l’avait physiquement recluse.
Le fou, placé dans une nouvelle solitude, séparé peu à peu des déraisonnables de peur qu’il ne les
contamine, va pouvoir parler. La libération de ce langage n’est pas le résultat d’une subite
humanisation des pratiques, effet d’un inexorable progrès dans le traitement des désordres
psychiques : elle est le fait d’une mutation des formes de l’internement, qui vont créer en elles un vide
où le fou apparaîtra comme singulier, irréductible, définitivement imperméable à la rationalité.
L’asile psychiatrique n’est pas une création destinée à traiter justement le fou, en laissant les autres
figures de la déraison dans l’enclos de l’internement. Il est plutôt la résultante d’une évolution de
l’internement, qui va laisser à l’extérieur de son partage ces figures finalement bénignes, et ne garder
sous son pouvoir que la folie dangereuse. L’asile est la reconduction différenciée de l’internement ;
ce n’est pas le fou qui a été libéré, ce sont ses anciens compagnons d’obscurité. Le cercle de la
déraison ne peut plus enserrer le fou dans ce pouvoir de compréhension ; et l’autre cercle qui jadis le
désignait, celui de la misère sociale, n’est plus à même de le saisir :
« Bref, tout ce qui enveloppait jadis la folie se délabre : le cercle de la misère, celui de la déraison
se défont l’un et l’autre. La misère est reprise dans les problèmes immanents à l’économie ; la
déraison s’enfonce dans les figures profondes de l’imagination. Leurs destins ne se croiseront plus.
Et ce qui réapparaît, en cette fin du XVIIIe siècle, c’est la folie elle-même, encore condamnée à la
vieille terre d’exclusion, comme le crime, mais confrontée aussi à tous les problèmes nouveaux que
pose l’assistance aux malades. »9
La folie apparaît dans l’épaisseur d’une expérience historique qui n’a rien de philanthropique, et
pour le moment rien de scientifique. Libérée des hantises de la déraison, elle va pouvoir se constituer
en objet. Non pas en objet médical, mais en tout cas en objet d’une assistance publique qui se veut plus
douce. Le moment Pinel : non un élan de générosité pour le fou, mais la synthèse complexe de trois
structures, qu’il faut situer, dit Foucault, « un peu au-dessous des mesures juridiques, au ras des
institutions »10 : la confusion entre l’espace de l’internement et celui de l’hôpital ; l’apparition d’un
regard neutre sur la folie ; la confrontation entre le fou et le criminel, qui permettra à l’homme
raisonnable de juger moralement le fou dans son écart avec le criminel. Le niveau d’analyse
déterminant est celui-là : la strate véritablement politique, où s’articulent savoir et pouvoir, qu’on ne
peut réduire ni à un ensemble de mesures ni à un discours explicite. Strate épaisse, non pas dans les
profondeurs.
L’internement s’effondre, la prison et l’hôpital naissent. Les correctionnaires et les misérables sont
dans un premier temps libérés, et le fou bénéficie de ce vide institutionnel, de cette hésitation entre
l’incarcération et le soin. Les formes du partage ne peuvent plus fonctionner, ni le modèle binaire qui
structurait l’expérience classique de la folie. Un nouvel espace va alors apparaître, un lieu où
l’humanité et la folie vont pouvoir échanger leurs vérités respectives, en une relation cette fois
dialectique, dans le rapport complexe entre l’homme et le secret de son origine naturelle, affleurant
dans la douce animalité du fou.
À partir de Tenon et de Cabanis, l’asile, tout en conservant la forme de l’internement, est doté
d’une vertu thérapeutique. Non encore dans la libération d’un langage de la folie, qui n’interviendra,
avec la psychanalyse, qu’un siècle plus tard, mais au contraire dans le silence. L’aliénation
psychologique par laquelle on caractérise le fou trouve son équivalent matériel dans l’aliénation de
sa liberté : l’asile est alors pensé comme la destination naturelle d’un homme dont l’humanité a
touché ses limites. La folie n’est plus son propre sujet, comme elle l’était encore à l’âge classique.
Elle est l’objet, mis à l’écart, d’un homme qui a conquis sa vérité, un objet qu’on accepte de voir dans
sa proximité quotidienne, qu’on cherche aussi à pouvoir juger. Partage interne, si l’on préfère, et non
partage de l’internement : la folie est dans l’homme, au plus près de sa vérité, voire comme l’une des
modalités de cette vérité. L’objectivité de la psychiatrie est la forme de cet écart infime qui permet à
l’humanité de se protéger de son inquiétante liberté. L’aire de la folie coïncide avec l’aliénation
mentale qu’est, pour un homme, la simple possibilité de son devenir – objet. La science psychiatrique
n’est pensable que si l’humanité se conçoit elle-même comme susceptible de tomber dans le statut
d’objet, ramenée à une naturalité, tout à la fois humanité pure et humanité perdue. Il n’est pas anodin
qu’une telle science naisse au moment même où apparaissent la centralité du concept d’homme – que
Les Mots et les Choses étudiera – et l’idéal de la transparence de son comportement – que Surveiller
et punir établira.
« L’éventualité pour l’homme d’être fou et la possibilité d’être objet se sont rejointes à la fin du
XVIIIe siècle, et cette rencontre a donné naissance à la fois (il n’y a pas, en ce cas, de hasard de date)
aux postulats de la psychiatrie positive et aux thèmes d’une science objective de l’homme. »11
Dire la vérité de l’homme et la penser sous le signe de son aliénation se fait désormais dans un seul
geste. La vérité de l’homme comme résultat d’une rationalité triomphant de cette même vérité aliénée
dans la personne du fou. Celui-ci est-il délivré dans ce processus, comme on l’a longtemps cru,
ébloui par l’indéniable génie de Pinel ? Rien n’est moins sûr, le fou étant maintenant enfermé dans le
mécanisme de son auto-objectivation, cerné par les règles qui le normalisaient socialement.
« La folie sera punie à l’asile, même si elle est innocentée au-dehors. Elle est pour longtemps, et
jusqu’à nos jours au moins, emprisonnée dans un monde moral. »12
Non pas libération des fous donc, mais objectivation du concept de leur liberté. Cette objectivité
déplace le rapport entre folie et vérité. La folie dira à présent la vérité même de l’homme en l’oubli
de son contenu. Vérité de la vérité de l’homme, la folie entre dans le cercle anthropologique, elle
n’est pensée que comme moment d’un mouvement d’accomplissement de l’humanité, désaliénant son
aliénation. Elle n’est plus qu’« un moment constitutif dans le devenir-objet de l’homme ».13 Ou plus
belle formule encore : « De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou. »14
1- Ibid., p. 235.
2- Ibid., p. 241.
3- Ibid.
4- Cf. ibid., p. 265 : « La maladie mentale, à l’âge classique, n’existe pas, si on entend par là la patrie naturelle de l’insensé, la
médiation entre le fou qu’on perçoit et la démence qu’on analyse, bref le lien du fou à sa folie. Le fou et la folie sont étrangers l’un à
l’autre ; leur vérité à chacun est retenue, et comme confisquée en eux-mêmes ».
5- Cf. ibid., p. 317.
6- Cf. ibid., p. 374 : « Au lieu de faire de l’aveuglement la condition de possibilité de toutes les manifestations de la folie, elle la
décrit comme l’effet psychologique d’une faute morale. Et par là se trouve compromis ce qu’il y avait d’essentiel dans l’expérience de
la déraison. Ce qui était aveuglement va devenir inconscience, ce qui était erreur va devenir faute ; et tout ce qui désignait dans la folie la
paradoxale manifestation du non-être deviendra châtiment naturel d’un mal moral. »
7- Id.
8- Cf. ibid., p. 475.
9- Ibid., p. 523.
10- Ibid., p. 532.
11- Ibid., p. 575.
12- Ibid., p. 623.
13- Ibid., p. 648.
14- Ibid., p. 649.
Portrait 1

Derrida

L’histoire de la relation entre Foucault et Derrida est en un sens tragique, comme peut l’être le
constat un peu sec d’un échec, là où tout laissait espérer une rencontre.1
L’Histoire de la folie prend, on s’en souvient, le texte cartésien des Méditations métaphysiques
comme le symptôme d’une exclusion. L’erreur peut être corrigée, le rêve va être le point d’appui du
doute méthodique, et donc intégré à la recherche de la vérité ; mais la folie, Descartes la considère
comme une impossibilité ontologique pour la pensée. Elle ne doit tout simplement pas être prise en
compte : événement classique de l’avènement d’une ratio essentiellement incapable de folie. Soit
quatre pages, pas des plus importantes, dans le développement patient du livre de Foucault, quatre
pages qui vont suffire à déclencher l’attaque derridienne, et à gâcher presque définitivement une
amitié potentiellement féconde.
Derrida est de façon générale assez sceptique quant à la méthode archéologique et à sa tendance à
marquer les ruptures et les partages.2 Cette critique strictement intellectuelle, qui ne peut se faire tout
de même que sur le fond commun d’une inspiration nietzschéenne, va prendre une tournure plus
affective suite à la polémique opposant les deux auteurs autour de l’interprétation à donner au geste
par lequel Descartes exclurait la folie dans les Méditations métaphysiques. Derrida fait précéder sa
lecture de deux remarques déjà distanciées. Il se demande d’abord si l’insistance de Foucault sur la
décision classique ne relève pas de la reconduction d’oppositions figées qu’il conviendrait de
fragiliser 3 ; il interroge ensuite la légitimité de la démarche intellectuelle consistant à traiter
arbitrairement un texte particulier comme l’indice d’une pratique culturelle autrement plus vaste.4
Mais venons-en à l’objet du conflit.
L’interprétation derridienne de Descartes obéit à une logique avant tout respectueuse et admirative :
respect et admiration pour la conceptualité cartésienne et attention aux effets de la référence à
Descartes dans le champ de la tradition française, où il a, comme Kant par exemple, une fonction de
légitimation. Et on constate que non seulement Derrida ne déconstruit pas Descartes, mais qu’il prend
en quelque sorte sa défense quand il se trouve attaqué, comme il l’est par Foucault dans l’Histoire de
la folie.
Regardons d’abord la conception que Derrida se fait de l’entreprise cartésienne des Méditations
métaphysiques dans Cogito et histoire de la folie. La phrase en débat est la suivante : « Mais quoi ce
sont des fous, et je serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples. » Par ces mots
Descartes exclut de considérer qu’il soit raisonnable, parce que certains le font, de douter
sérieusement de son existence corporelle. Alors que Foucault va s’appuyer sur ce texte pour conclure
à l’exclusion de la folie du champ de l’humanité, Derrida va resituer les mots de Descartes en leur
contexte argumentatif, pour les ramener à ce qu’ils sont : l’expérience de la possibilité de la folie, que
Descartes va généraliser par l’argument du rêve, ce qui permet de ruiner définitivement et
universellement la certitude sensible. Derrida sauve donc clairement la démarche cartésienne contre
Foucault, en montrant que loin de nier la folie, Descartes la prend très au sérieux :
« Cette référence au songe n’est donc pas, bien au contraire, en retrait par rapport à la possibilité
d’une folie que Descartes aurait tenue en respect ou même exclue. Elle constitue, dans l’ordre
méthodique qui est ici le nôtre, l’exaspération hyperbolique de l’hypothèse de la folie. »5
Descartes n’exclut pas la folie parce qu’elle n’est pas signifiante, ou qu’elle ne l’intéresse pas, mais
parce que sa déraison n’est pas aussi universelle et systématique que celle du rêve. Il dit donc le
contraire de ce que Foucault lui fait dire.
Par cette lecture ignorante, Foucault aurait manqué les potentialités d’ouverture du geste cartésien,
confirmant sans le vouloir la structure d’exclusion qu’il voit à l’œuvre chez Descartes. Dit plus
méchamment :
« Je serais tenté de considérer le livre de Foucault comme un puissant geste de protection et de
renfermement. Un geste cartésien pour le XXe siècle. »6
L’éloge final du grand livre de Foucault et la reconnaissance d’une possible révolution, par
l’archéologie, de la façon de concevoir l’histoire de la philosophie n’y changeront rien : le coup
porté est rude, et inutilement agressif, dans les mots choisis par Derrida.
Foucault répond une première fois à Derrida dans l’appendice II de la réédition, en 1972, de
l’Histoire de la folie. Il reconnaît bien volontiers la franchise et la qualité de l’attaquant, et il va
s’attacher à confronter les analyses de Derrida et le texte de Descartes. Il faut bien reconnaître ici que
Foucault ne semble pas avoir compris l’argument majeur de Derrida, qui ne dit nulle part que
Descartes néglige la folie en tant qu’exemple pédagogiquement inefficace, mais bien qu’il en extrait
l’essence pour l’universaliser dans l’exemple du rêve. En même temps, Foucault souligne à juste titre
que le genre méditatif choisi par Descartes exige qu’on le lise autrement que ne le fait Derrida. Peut-
on réduire le sens d’un texte à son organisation signifiante et à la minutie de sa structure, comme
l’exercice de la déconstruction le requiert, sans passer à côté du statut des propos cartésiens ?
Descartes ne pose pas une thèse sur la folie, il manifeste dans l’ordre des raisons les « modifications
du sujet par l’exercice même du discours »7, il construit un système d’événements où la folie a une
fonction, précisément de ne pas pouvoir en avoir. Plus habilement encore : Derrida, en rapprochant la
folie et le rêve, aurait effacé leurs différences et reconduit lui aussi l’exclusion cartésienne, selon une
logique similaire à celle que Derrida opposait à Foucault. À malin, malin et demi, ou Derrida
déconstruit :
« (…) en effaçant toutes ces différences, en rapprochant au plus près l’épreuve de la folie et
l’épreuve du rêve, en faisant de l’une le premier brouillon, pâle et manqué, de l’autre, en résorbant
l’insuffisance de la première dans l’universalité du second, Derrida poursuivait l’exclusion
cartésienne. »8
Foucault conclut, irrité. Le geste de Derrida, en refusant qu’une extériorité quelconque vienne
donner sa signification au texte, se perd dans une pédagogie de la soumission, qui tend à faire de
l’écrit le réservoir originaire de tout sens, à faire de l’auteur la figure de la souveraineté et à exclure
que quelque chose arrive à la philosophie, dont il n’imagine pas un seul instant qu’elle puisse
exprimer des lignes de force qui la dépassent. Derrida comme dernier représentant d’une
métaphysique de la présence et de la maîtrise du sujet : on se demande tout de même comment
Foucault a pu ignorer à ce point le principe même de la lecture de Derrida. Il est plus probable qu’il a
bien perçu la violence du coup, et qu’il l’a esquivée par une argumentation certes précise, mais qui se
place dans un tout autre registre, empêchant un dialogue qu’on aurait pu espérer fécond.
Foucault ne tentera jamais, pas plus que Derrida d’ailleurs, de rétablir une relation un peu plus
cordiale, ou au moins philosophiquement plus accueillante à la pensée de l’autre. On peut supposer
qu’il a lu Derrida. Mais ce qu’il en dit, en général en passant, relève d’une critique bien peu informée.
On notera par exemple ce propos ricanant de 1973, s’attaquant non à Derrida mais à sa caricature :
« Je ne suis malheureusement pas capable de faire ces hautes spéculations qui permettraient de
dire : l’histoire du discours, c’est la répression logocentrique de l’écriture. Si c’était ça, ce serait
merveilleux… Malheureusement, le matériel tout à fait humble que je manipule ne permet pas un
traitement aussi royal. »9
Posture du scientifique contre la supposée imposture derridienne : rien que de très classique, bien
proche des objections qui, outre-Atlantique, vont constamment jouer le sérieux de la philosophie
analytique contre une pensée réduite à de la littérature.10
Derrida reviendra sur son rapport tendu avec Foucault dans la conférence qu’il donne à l’occasion
du trentième anniversaire de la publication de l’Histoire de la folie. Il y dit son amitié puis, aussitôt,
l’ombre qui l’a marquée :
« Puis, après 1972, ce qui est venu obscurcir cette amitié sans altérer mon admiration ne fut pas
étranger à ce livre, précisément, et à un certain débat qui s’ensuivit – du moins à ses effets lointains,
retardés et détournés. Il y eut là une sorte d’enchaînement dramatique, de précipitation compulsive
et répétée que je ne veux pas décrire ici, parce que je ne veux pas être seul, le seul à en parler après
la mort de Michel Foucault – sinon pour dire que cette ombre qui nous rendit l’un à l’autre invisibles
pendant près de dix ans, l’un pour l’autre insociables, fait encore partie d’une histoire que j’aime
aussi comme la vie. »11
Derrida refuse, malgré les sollicitations, de reprendre le dossier, clos avec la mort de Foucault ; il
va faire tout autre chose : réinscrire l’Histoire de la folie dans la psychanalyse, et relire à cette aune
l’itinéraire de Foucault en son rapport à Freud. La suite de la conférence témoigne bien sûr, comme
toujours, d’une lecture critique et exigeante : mais la polémique est éteinte, et demeure, bien présente,
une amitié que ne viennent alourdir ni héritage ni filiation.
1- Pour les détails biographiques de cette relation, nous renvoyons le lecteur au bel ouvrage de Benoït Peeters, Derrida, Paris,
Fayard, 2010, pp. 296 et ss.
2- Jacques Derrida et Elisabeth Roudinesco, De quoi demain…, Paris, Champ-Flammarion, 2001, p. 28 : « Le geste typique de
Foucault consiste à durcir en opposition un jeu de différences plus compliqué et qui s’étale sur un temps plus long. Pour schématiser à
l’extrême, je dirais que Foucault instaure en ruptures et en oppositions binaires un éventail de différences plus complexe. »
3- L’Écriture et la Différence, op. cit., p. 65 : « À vouloir écrire l’histoire de la décision, du partage, de la différence, on court le
risque de constituer la division en événement ou en structure survenant à l’unité d’une présence originaire ; et de confirmer ainsi la
métaphysique dans son opération fondamentale. »
4- Cf. ibid., pp. 69-70 : « Que faut-il supposer ou élucider pour que cette question ou cette dissociation soit annulée dans son sens ? Et
si ce coup de force a une solidarité structurale avec la totalité du drame, quel est le statut de cette solidarité ? Enfin, quelle que soit la
place réservée à la philosophie dans cette structure historique totale, pourquoi le choix de l’unique exemple cartésien ? »
5- Ibid., p. 79.
6- Ibid, p. 85.
7- DE I, p. 1125.
8- Ibid., p. 1131.
9- Ibid., p. 1277.
10- Même attitude largement méprisante en DE I, p. 1389 : « Ce type d’histoire en forme de cristallisation métaphysique établie une
fois pour toutes avec Platon, repris ici, en France, par Derrida, me semble désolant. »
11- Jacques Derrida, Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée, 1996, p. 93.
3

Archéologie – De la vérité

Une histoire de la vérité

Foucault présente l’archéologie comme une histoire de la vérité, sans nier, bien au contraire, ce
qu’une telle expression pourrait avoir d’inconséquent. Si on s’en tient en effet à la définition la plus
courante de la vérité – l’adéquation d’un énoncé à son objet –, il semble qu’elle n’a pas d’histoire,
qu’elle est tout à la fois éternelle, atemporelle et universelle. En ce sens, penser une histoire de la
vérité peut se comprendre comme une contestation de ces caractéristiques de la vérité, et comme la
conviction qu’il n’y a pas d’unicité de la vérité, et que ce qu’on appelle de ce nom n’est que la
formalisation un peu durable d’un ensemble de croyances. L’historicité de la vérité équivaut à son
pluralisme, donc à son relativisme, donc à son inexistence en tant que telle.
Le travail de Foucault ne va pas du tout dans cette direction. Il ne conteste pas l’idée que certains
jugements sont plus adéquats que d’autres à la réalité sur laquelle ils portent ; il ne lui viendrait pas à
l’idée non plus de critiquer frontalement la science, ou de faire l’économie de ses exigences. Il faut
donc interpréter la notion d’histoire de la vérité comme l’élaboration de l’épaisseur historique,
institutionnelle et discursive des prétentions à la vérité, c’est-à-dire faire à la fois l’histoire de
l’objectivation et celle des modalités de légitimation d’une connaissance donnée. Cet exercice ne
conduit à aucun relativisme mais à une compréhension distanciée de ce qui se donne comme vérité, et
à la conviction que cette donation n’est jamais pure.1
Le concept d’histoire de la vérité est bien entendu déjà présent dans l’Histoire de la folie et a
fortiori dans Naissance de la clinique. Il est bien question dans les deux cas de montrer que la folie,
ou la maladie, ne sont pas des objets toujours présents, et que certains phénomènes en viennent à être
visés par une démarche scientifique ne peut s’expliquer que par une histoire complexe des discours et
des institutions. Avant que l’Archéologie du savoir ne précise la signification opératoire de l’histoire
de la vérité, Foucault considère plus modestement que les processus d’objectivation sont pris dans le
cadre global d’une pensée anonyme, débordant les individus, et déterminant largement leur discours.
L’archéologie est d’abord un projet qui s’oppose à l’histoire des idées, puis ensuite seulement une
autre façon de penser l’histoire de la vérité, l’essentiel étant ici de reconnaître que de la pensée se
manifeste bien au-delà des thèses philosophiques ou scientifiques d’une époque donnée.
« Sans doute faudra-t-il – ce sera notre tâche – nous libérer de ces limites qui rappellent encore
fâcheusement les traditionnelles histoires des idées ; il faudra savoir reconnaître la pensée en sa
contrainte anonyme, la traquer dans toutes les choses ou gestes muets qui lui donnent une figure
positive, la laisser se déployer dans cette dimension du “on”, où chaque individu, chaque discours
ne forme rien de plus que l’épisode d’une réflexion. »2
La vérité a une histoire si on la pense comme un moment particulier de l’histoire de la pensée,
conçue à son tour comme cette réflexion où nous sommes, comme sujets de discours, pris. Il ne faut
pas se méprendre sur cette prise. Foucault ne dit pas que le discours de la vérité est le symptôme de
quelque chose de plus fondamental. Sur ce point infidèle à Nietzsche, Foucault veut considérer les
discours non comme des documents n’ayant de sens que par rapport à une supposée profondeur qu’il
trahirait et exprimerait d’un même geste, mais comme des monuments, ayant leur volume propre.3
Faire l’archéologie de la psychiatrie ou des sciences humaines consiste alors à saisir l’épaisseur
particulière du discours instituant le fou ou l’homme comme l’objet possible d’un discours de vérité,
et non à soupçonner ce discours de signifier autre chose que ce qu’il veut signifier.4
Science du monument, analyse différentielle des modalités du discours, mise entre parenthèses de
la figure de la souveraineté, celle du sujet ou celle de l’œuvre, ou encore, sous une forme plus
synthétique, « description systématique d’un discours-objet ».5 Foucault, on le voit, ne veut pas
donner l’image d’un destructeur, ou d’un ennemi du savoir. Il multiplie même les gages à la
scientificité, en créant un vocabulaire technique susceptible de construire l’histoire de la vérité
comme un processus non relativiste, mais attentif aux conditions d’émergence d’un discours, à sa
singularité et – de manière de plus en plus claire –, à ses effets. Dire qu’une connaissance vraie a une
histoire ne veut pas dire qu’elle n’est pas vraie, mais qu’elle ne se présente comme connaissance
nouvelle, intéressante et utile que dans une trame, une grille, un cadre politique aussi, qui sont
marqués d’historicité. D’où une double orientation de l’archéologie :
« Si on étudie l’histoire de la connaissance, on voit qu’il y a deux directions d’analyse : selon la
première, on doit montrer comment, dans quelles conditions et pour quelle raison la compréhension
se modifie dans ses règles formatrices, sans passer par un “inventeur” original qui découvre la
“vérité” ; selon la seconde, on doit montrer comment le fonctionnement des règles de compréhension
peut produire chez un individu une connaissance nouvelle et inédite. »6
La vérité ne se découvre pas, elle se dit ; mais cela n’implique pas que toutes les façons de la dire
se valent et parviennent à s’établir comme légitimes dans un territoire savant. Pour comprendre ce qui
différencie des discours, on ne peut se contenter de les étudier de l’intérieur. La capacité d’un
discours de vérité à se donner en tant que tel ne peut être saisie que par une histoire externe de la
vérité, qui portera sur tous les lieux de vérité – y compris les moins nobles – et sur leurs règles,
« règles du jeu d’après lesquelles on voit naître certaines formes de subjectivité, certains domaines
d’objet, certains types de savoir ».7
Surveiller et punir s’inscrit dès ses premières pages dans cette façon d’aborder le concept de vérité,
quand Foucault présente l’objectif du livre comme « une histoire corrélative de l’âme moderne et
d’un nouveau pouvoir de juger ».8 En son esprit, il convient donc de comprendre le régime de vérité
qui va apparaître au moment même où émergent les sciences humaines dans la façon dont il
s’entrelace avec « la pratique du pouvoir de punir ».9 L’histoire de la vérité sur l’homme comprend
donc nécessairement, mais pas uniquement, une histoire des technologies du pouvoir, étant entendu
que l’objectivation de l’homme comme concept positif est indissociable de sa maîtrise et des
instruments institutionnels de sa transparence.10 La prison comme laboratoire des sciences de
l’homme, le délinquant comme leur premier objet.
Curieuse discipline, on le voit, historique dans son contenu mais philosophique dans son propos,
ce qui a pu perturber bien des lecteurs. Faire une histoire de l’objectivation s’apparente, dans les
termes mêmes de Foucault, à « une “embrouille” en somme dont il n’est pas commode de sortir »11 et
qui risque d’irriter tant les historiens que les philosophes.

Contre la phénoménologie

Cette façon de penser la vérité dans l’épaisseur historique des discours est très éloignée de toute
croyance dans la capacité d’un sujet à constituer la vérité dans l’expérience de sa conscience. Le
projet foucaldien, s’il contient bien une dimension critique, voire obscurément transcendantale, est à
l’opposé du rationalisme cartésien, mais aussi très loin d’une phénoménologie postulant la possibilité
d’une saisie immédiate et purifiée des données de la conscience.
Par sa formation et ses lectures, Foucault n’ignore rien de la phénoménologie, et il est même
marqué, dans ses travaux de jeunesse, par le génie husserlien. Mais il refuse d’emblée l’idée d’une
transparence de la représentation, élément central du dispositif phénoménologique. Il considère que
toute pensée qui affirme la primauté d’un cogito, réflexif ou préréflexif, pèche par naïveté, et oublie
que les pratiques et les savoirs sont déterminés par des systèmes de relation où le sujet est agi plus
qu’il n’agit. L’opposition à la phénoménologie est strictement méthodologique :
« Je crois cependant qu’à partir du moment où l’on ne peut pas tout décrire, que c’est en occultant
le cogito, en mettant d’une certaine manière entre parenthèses cette illusion première du cogito que
nous pouvons voir se profiler des systèmes entiers de relations qui autrement ne seraient pas
descriptibles. »12
Il faut réduire la réduction phénoménologique, mettre en parenthèses la présence du sujet pour
rétablir la trame épaisse qui préside au discours de vérité, en analysant ainsi, en même temps que les
processus d’objectivation, ceux qui instaurent le sujet de connaissance.13 La conscience de soi
cognitive est une construction historique au même titre que son objet, et l’idée même de sujet –
comme le montrera bien plus tard l’Histoire de la sexualité – est produite par une longue histoire.
Les choses se compliquent si on s’attache au rapport entre Foucault et Heidegger. Tout d’abord en
ce que le statut phénoménologique de l’œuvre de Heidegger n’est pas absolument évident, si on s’en
tient à ce que Foucault pense être une phénoménologie ; d’autre part en ce que Foucault reconnaît sa
dette immense à son égard sans jamais, ou presque, le citer, ce qui condamne le lecteur à décrypter,
dans les mots utilisés, l’effet de la pensée heideggerienne sur le travail de Foucault. On retiendra ici
que comme Foucault, Heidegger n’est pas un penseur de la transparence à soi, comme lui il porte le
souci de considérer la subjectivité dans l’épaisseur existentiale de ses manifestations. Les Mots et les
Choses marque nettement cette supériorité de Heidegger par rapport à sa source phénoménologique,
sans que pourtant son nom soit dit :
« C’est pourquoi aussi, tout en s’inaugurant par une réduction au cogito, elle a toujours été
conduite à des questions, à la question ontologique. Sous nos yeux, le projet phénoménologique ne
cesse de se dénouer en une description du vécu, qui est empirique malgré elle, et une ontologie de
l’impensé qui met hors circuit la primauté du “Je pense”. »14
Heidegger, contrairement à Husserl, n’est pas un reliquat d’une antique pensée du sujet, que la
simple considération des théories du soupçon aurait rendu caduque, mais l’amorce d’une analyse de
l’impensé, qui se passe du sujet comme elle se passe de l’homme. Heidegger comme une philosophie
de l’avenir, capable, au même titre que la littérature, de libérer l’être sauvage du langage. Heidegger
comme celui qui aura compris que la vraie question n’est plus « que vise ma conscience ? » mais bien
« qu’est-ce que penser ?. »15

Foucault structuraliste (?)

L’opposition à la phénoménologie, la critique du sujet, l’accent mis sur les conditions d’émergence
du savoir, le refus du privilège de la conscience : autant d’éléments qui situent Foucault dans le sillage
du structuralisme. Si l’on veut comprendre la signification particulière du concept de vérité chez
Foucault, il faut se demander si cette filiation est bien légitime. Foucault nous complique la tâche,
puisqu’il refuse obstinément qu’on le qualifie de structuraliste tout en s’accordant avec la plupart des
thèses majeures de ce courant. Il convient ici de déterminer à la fois ce qu’est le structuralisme, ce que
Foucault pourrait avoir à lui reprocher et ce en quoi il est, fût-ce à son corps défendant, partie
prenante de cette aventure intellectuelle.
Commençons donc par une rapide détermination de ce qu’est le structuralisme, en prenant bien
soin de ne pas le définir, comme on le fait souvent, par ce que Foucault a dit : il serait incohérent de
penser le structuralisme comme une théorie de la mort de l’homme pour se demander ensuite si
Foucault est structuraliste. Nous n’allons retenir ici que des éléments très généraux, qui
conviendraient à tous ceux qui ont accepté l’appellation.
Le terme ne désigne pas une école de pensée organisée, mais un ensemble assez flou de points
communs à des recherches menées dans des domaines très diversifiés, et souvent
extraphilosophiques : l’ethnologie, la linguistique, l’analyse littéraire ou l’histoire.
Le seul élément qui pourrait fonder une définition du structuralisme est la conviction, formulée par
Lévi-Strauss dans l’Anthropologie structurale, selon laquelle « dans un autre ordre de réalité, les
phénomènes de parenté sont des phénomènes du même type que les phénomènes linguistiques ».16 Le
structuralisme pourrait être alors considéré comme la position de la légitimité d’une méthode
empruntée à la linguistique dans d’autres champs de recherches, ce transfert de modèle étant justifié
par la position d’une analogie fondamentale entre les structures organisant le rapport entre les
diverses manifestations matérielles et symboliques de l’esprit humain et celles qui font fonctionner le
langage.
On comprend alors l’importance de l’édition du Cours de linguistique générale de Saussure, en
1967. Cette parution, largement postérieure à la naissance du structuralisme comme méthode
ethnologique, va provoquer une dissémination de l’inspiration structuraliste dans tous les domaines,
et précéder de peu les ouvrages majeurs de Derrida, Foucault, Barthes, Lacan ou Althusser. Cette
coïncidence chronologique ne signifie pas qu’on puisse trouver une réelle unité entre ces différents
travaux. Ainsi Derrida ne peut être tenu pour structuraliste, et Foucault, nous allons le voir, va très
clairement refuser l’épithète. On peut toutefois repérer certaines convergences, notamment dans la
critique de la notion de sujet, mais il n’est pas sûr qu’il y ait grand chose de commun entre Lévi-
Strauss, dont l’œuvre peut revendiquer le statut de science, et ce que fait Lacan des concepts freudiens,
ou Althusser de la notion d’idéologie.
Enfin, ledit structuralisme a vu son influence décroître progressivement à partir du début des
années 1970. Cela ne signifie pas que ses représentants majeurs vont arrêter de publier. Mais leur
communauté d’inspiration va devenir de plus en plus problématique, et le terme lui-même de
structuralisme disparaître de l’espace philosophique. L’attention aux structures, la conviction que le
sujet ne peut plus prétendre à une position exceptionnelle dans une réalité striée de contraintes et de
jeux de pouvoir, le scepticisme à l’égard d’un humanisme non critique, tout cela va subsister à la
disparition de l’étiquette structuraliste.
Dans l’essai final de son Périple structural, Milner propose une analyse d’ensemble du
structuralisme qui complète utilement le tableau que nous venons de brosser. Sa lecture, très
originale, s’appuie curieusement sur la célèbre allégorie de la caverne de La République de Platon. La
thèse est la suivante : alors que Platon imaginait une sortie de la caverne – lieu de l’erreur et de
l’illusion – par l’exercice de la philosophie, le structuralisme se définirait comme la position d’une
absence définitive d’échappatoire. Les hommes sont enfermés par les structures dans un monde qu’ils
habitent tant bien que mal mais qu’ils ne maîtrisent pas, ni par la puissance de la pensée, ni par une
liberté d’absolue contingence, ni par l’action révolutionnaire.
Le structuralisme est une pensée cavernicole : l’homme est un être structural, le langage le tient
enfermé dans ce qui sera son tombeau. On pourra tout au plus établir le plan des lieux, identifier le
relief spécifique de la caverne – notre monde et notre vie –, percevoir les parois. Mais de sorties, il
n’y en a point. Le structuralisme ne tire nul désespoir de cette situation. Il est même en cela un gai
savoir :
« Car à tenir qu’on ne sort pas de la Caverne, qu’en vérité il n’en est pas d’extérieur, les hommes
de 1960 ne choisissent pas la tristesse, mais la gaieté : la vraie, celle du savoir. Il faut que le savoir
demeure possible et que demeure possible l’opinion vraie, alors même qu’on ne sort pas. Or, ils sont
possibles. »17
Comment se situe Foucault face à ce mouvement de pensée auquel il a été constamment lié, par le
dialogue qu’il a construit avec certains de ses représentants, mais aussi par le fait, plus désagréable
pour lui, qu’on l’a qualifié de structuraliste, voire même de principal théoricien du structuralisme
français ? Il faut ici distinguer différents moments dans l’histoire de ce rapport compliqué. Si, jusqu’à
l’Archéologie du savoir, Foucault exprime une évidente bienveillance à l’égard du structuralisme, s’il
utilise également, dans un contexte précis, la notion de structure, son attitude commence à bouger, à la
fin des années 1960, et il tend à multiplier les signes de déni, l’agacement aussi face à son
assimilation à un courant dont il ne pense pas partager les thèses essentielles. Avant de tenter le récit
de cette relation équivoque, retenons que le motif du désaccord tourne autour de la conception du
langage. Le structuralisme conserve l’idée que « ça parle » partout, et que la structure du langage se
retrouve, modifiée, dans toutes les structures sociales. La science structurale est alors pensée comme
une forme d’interprétation destinée à ramener la structure sociale étudiée à sa grammaire
fondamentale, ce qu’on appellera proprement la structure, notion bien ambiguë, entre la sensibilité et
l’intelligibilité, présente dans le réel mais révélée par le regard du scientifique. Pour Foucault, la
réalité n’est pas structurée comme le langage, sur un mode analogique, mais par des formations
discursives, qui sont du langage18. Il n’y a donc rien à interpréter, mais tout à décrire, rien à
expliquer, mais tout à démêler. Différence d’accent sans doute, tant les deux orientations partagent au
moins leurs refus : celui du sujet, celui d’une conception naïve de la liberté, celui d’une vision
méditative de la philosophie, celui de la primauté de la conscience.
Instruisons le dossier. En 1961, Foucault reconnaît que celui qui a le plus fortement influencé son
travail sur la folie est un historien des religions, Dumézil. Pourquoi ? Précisément à cause du concept
de structure, dont Foucault dit parfois qu’il ne l’a jamais utilisé :
« Par son idée de structure. Comme Dumézil le fait pour les mythes, j’ai essayé de découvrir des
formes structurées d’expérience dont le schéma puisse se retrouver, avec des modifications, à des
niveaux divers. »19
Il y aurait une structure de l’exclusion qui organiserait les sociétés et qui se modulerait suivant son
objet : le lépreux, la déraison, la folie enfin. Structuralisme orthodoxe ici, dans les mots choisis
notamment. En 1966, là encore dans un entretien, Foucault admet que Lacan et Lévi-Strauss ont
également marqué son travail, en rompant avec la croyance dans le sens et en installant, au cœur de la
réflexion, l’idée de système, véritable objet dit-il, de la philosophie, qu’il définit comme une
structure, comme « un ensemble de relations qui se maintiennent, se transforment, indépendamment
des choses qu’elles relient ».20 Le structuralisme est la théorie du « on », celle d’« une pensée
anonyme, du savoir sans sujet, du théorique sans identité »21, comme une reconduction de
l’organisation spatiale du savoir qui dominait à l’âge classique. Il n’est à cet égard pas étonnant que
Foucault utilise massivement la notion de structure dans Les Mots et les Choses, non pas en son sens
contemporain, mais pour décrire l’histoire naturelle du XVIIe. Et par un curieux effet de miroir, on ne
peut s’empêcher de penser que Foucault récupère pour son propos la définition qu’il donne de la
structure chez les naturalistes classiques : « La structure, c’est cette désignation du visible qui, par
une sorte de tri prélinguistique, lui permet de se transcrire dans le langage. »22 Il est également
significatif qu’on trouve dans ce même ouvrage la plus belle et la plus élogieuse définition du
structuralisme : « Il est la conscience éveillée et inquiète du savoir moderne. »23
Jusqu’en 1968, le structuralisme ne pose pas de problème à Foucault, et s’il ne veut pas en être le
prêtre, il accepte de bonne grâce d’en être l’enfant de chœur 24, observateur attentif, bienveillant mais
un peu distant. Il accepte même de discuter des implications politiques du structuralisme comme s’il
était directement concerné par la question.25 Peut-être irrité par les amalgames que peut impliquer
son adhésion supposée à ce mouvement, Foucault, de façon à la fois brutale et soudaine, rompt, en
1969, avec cette attitude première :
« Je vais d’abord vous confier quelque chose qui semble ne pas être connu à Paris, c’est que je ne
suis pas structuraliste. Sauf dans quelques pages que je regrette, je n’ai jamais employé le mot de
structure. Quand je parle de structuralisme, j’en parle comme d’un objet épistémologique qui m’est
contemporain. »26
Extraordinaire mauvaise foi, mauvaise humeur manifeste, mais aussi un tournant que l’Archéologie
du savoir, dans son final polémique, va confirmer et consolider. Foucault ne serait pas structuraliste
pour deux raisons : tout d’abord, il ne nie pas le sujet au nom d’un grand discours universel, mais il
cherche à multiplier les centres de subjectivité, en définissant « les positions et les fonctions que le
sujet pouvait occuper dans la diversité des discours »27 ; ensuite, il ne nie pas l’histoire au nom de la
permanence des structures mais il tend à moduler, pour chaque objet, la temporalisation historique.
L’archéologie serait une forme de structuralisme démultiplié et historicisé, en rupture avec son
modèle lévi-straussien. L’objet du conflit ainsi délimité, il convient de ne pas accorder plus
d’importance qu’elles ne méritent aux nombreuses remarques irritées de Foucault, lancées à tous
ceux qui persistent à le dire structuraliste.28 L’essentiel est que l’orientation générale de
l’archéologie, parce qu’elle tend à analyser quelque chose comme l’inconscient du savoir, est dans un
rapport d’évidente parenté avec des travaux explicitement structuralistes. Et les plaintes assez
malhonnêtes de Foucault n’y changeront rien. On notera pour conclure que ce déni hargneux de
l’étiquette va peu à peu prendre des formes plus aimables, et Foucault admettra l’existence d’une
communauté de pensée entre Lévi-Strauss, Althusser, Lacan et lui-même, autour de la remise en
question des théories du sujet. Le structuralisme n’aura pas été un mouvement bien cohérent ou
organisé. Mais il aura désigné une méthode finalement efficace pour parvenir à une fin hautement
souhaitable : la mort du sujet.29

L’inconscient du savoir

Plus délimité, moins surdéterminé par des considérations stratégiques, le rapport de Foucault à
Lévi-Strauss permet d’affiner encore la définition de l’archéologie. Foucault reconnaît sa dette à
l’égard de Lévi-Strauss en affirmant que c’est bien grâce à lui – et à Lacan – qu’il a abandonné la
notion de sens, à laquelle croit encore Sartre.
« Le point de rupture s’est situé le jour où Lévi-Strauss pour les sociétés et Lacan pour
l’inconscient nous ont montré que le sens n’était probablement qu’une sorte d’effet de surface, un
miroitement, une écume, et que ce qui nous traversait profondément, ce qui était avant nous, ce qui
nous soutenait dans le temps et l’espace, c’était le système. »30
Pas de trahison ici du structuralisme de Lévi-Strauss, qui procède bel et bien à cette soumission du
sens au système. Quelques années plus tard, Foucault complète cette reconnaissance de dette en
soulignant à quel point son travail est tributaire d’une découverte faite par Lévi-Strauss dans Les
Structures élémentaires de la parenté : l’idée du caractère négatif de la structure, qui ne manifeste pas
un choix de valeurs mais désigne plutôt un ensemble de possibilités interdites, comme le montre
exemplairement l’interdit de l’inceste. Et Foucault de présenter la thèse de Lévi-Strauss, en une
complète empathie :
« C’est qu’il y a là, pour ainsi dire, un échiquier de cases grises ou bleu clair, à peine
perceptibles, qui définissent la modalité d’une culture : c’est la trame de ces cases que j’ai voulu
appliquer à l’étude de l’histoire des systèmes de pensée. Pour moi, il s’agissait donc non pas de
savoir ce qui est affirmé et valorisé dans une société ou dans un système de pensée, mais d’étudier ce
qui est rejeté et exclu. Je me suis contenté d’utiliser une méthode de travail qui était déjà reconnue
en ethnologie. »31
Foucault reconnaît donc que sa théorie de la construction historique du concept de folie utilise une
méthode qui provient de l’ethnologie : l’élaboration de combinatoires culturelles servant de grille
d’analyse à des pratiques que ne disent qu’imparfaitement les discours théoriques d’autojustification.
Comprendre la folie ne consiste pas, grâce à Lévi-Strauss, à lire les textes qui lui ont été consacrés,
mais à identifier les codes symboliques et matériels qui expriment le système inconscient produisant
le concept de folie.
Foucault considère enfin qu’il partage avec Lévi-Strauss le refus du rapport entre connaissance et
expérience vécue que prône la phénoménologie ; mais alors que Lévi-Strauss tend à privilégier
l’écart géographique comme moyen de la séparation entre réalité et conscience, Foucault va utiliser
l’histoire comme instrument d’une même séparation et motif d’une même pensée élargie. On le voit :
il y a bien plus de motifs d’accord que d’opposition, et on peut déplorer que peu d’affinité
personnelle entre eux ait empêché une éventuelle collaboration intellectuelle.
L’un des textes les plus significatifs d’une commune inspiration est la préface des Mots et les
Choses. Foucault y désigne les trois éléments constitutifs d’un épistémè : le précodage du regard
déterminant l’éventail des possibilités théoriques ; la réflexion sur les fondements de l’ordre ; entre
les deux, la région médiane qui articule la détermination structurale et le discours conscient.
« Ainsi dans toute culture entre l’usage de ce qu’on pourrait appeler les codes ordinateurs et les
réflexions sur l’ordre, il y a l’expérience nue de l’ordre et de ses modes d’être. »32
Définition exemplaire de la structure, placée dans une configuration machinique et ludique, très
proche en cela de toutes les pages où Lévi-Strauss décrit une culture déterminée comme un choix
inconsciemment effectué dans un éventail de possibilités, voire comme une combinaison hasardeuse
qui peut plus ou moins bien réussir. Plus probant encore : quand Foucault affirme que l’archéologie a
pour objet de « dégager un domaine autonome qui serait celui de l’inconscient du savoir »33, il est en
plein accord avec l’une des convictions les plus fondamentales de Lévi-Strauss : une structure n’est
déterminante que si elle est inconsciente ; et elle n’est étudiable objectivement que si elle s’impose
aux sujets. Comme Lévi-Strauss, Foucault considère par ailleurs que cet inconscient culturel
n’apparaît que par un effet de contraste, et donc qu’à l’occasion de la rencontre de civilisations très
différentes de la nôtre : un plaidoyer pour une pensée élargie et un regard éloigné que l’on ne
s’attendait pas à trouver chez Foucault, dont les livres ne traitent jamais que de l’Occident.34

L’épaisseur du discours
L’analyse de la trame historico-institutionnelle qui structure l’émergence des discours de vérité
n’est pas fondée sur un découpage artificiel entre une infrastructure non discursive et une
superstructure explicitement discursive. Foucault cherche à élaborer l’épaisseur propre des discours,
en dressant la cartographie des différents niveaux qui s’y trouvent entremêlés, étant entendu que le
rapport qu’une formation discursive construit avec celles qui ne le sont pas – institutions, pratiques
économiques ou politiques – est lui-même discursif.
Contrairement au marxisme, l’archéologie n’est pas une analyse des soubassements d’un discours
conçu comme idéologie ; elle n’est pas non plus une histoire des discours dans leur autonomie rêvée.
Son angle d’attaque est diagonal, comme le dit très justement Deleuze :
« La diagonale toutefois impose une troisième voie : relations discursives avec les milieux non
discursifs, qui ne sont elles-mêmes ni intérieures ni extérieures au groupe des énoncés, mais qui
constituent la limites dont nous parlions tout à l’heure, l’horizon déterminé sans lequel tels objets
d’énoncés ne pourraient apparaître, ni telle place être assignée dans l’énoncé lui-même. »35
Cette option diagonale tend à s’effacer progressivement dans l’œuvre de Foucault, à mesure qu’il
accentue la dimension politico-stratégique de sa recherche. Elle est en revanche très présente dans les
premiers textes, notamment dans Naissance de la clinique. Dans la préface de ce livre, Foucault
précise ce qu’il entend y faire, en prenant grand soin de distinguer l’archéologie d’une
herméneutique :
« Il s’agit d’une étude qui essaie de dégager dans l’épaisseur du discours les conditions de son
histoire. Ce qui compte dans les choses dites par les hommes, ce n’est pas tellement ce qu’ils
auraient pensé en deçà ou au-delà d’elles, mais ce qui d’entrée de jeu les systématise, les rendant
pour le reste du temps, indéfiniment accessibles à de nouveaux discours et ouvertes à la tâche de les
transformer. »36
Autrement dit encore : l’épaisseur du discours est l’ensemble des éléments discursifs et
extradiscursifs qui permettent que ce qui se donne explicitement comme discours soit perçu comme
tel, avec la puissance normative qu’on doit reconnaître à la vérité. Une théorie ne devient pas science
par la seule puissance du savoir positif ; elle ne peut le devenir que sur le fond d’un a priori
historique, d’un espace d’ordre, d’un champ épistémologique37, que l’archéologie va décrire. Elle
peut le faire sous la forme d’une histoire de la différence, et c’est l’Histoire de la folie ; elle peut
aussi être une histoire de la ressemblance38, c’est-à-dire une étude des conditions d’établissement de
l’ordre des choses, et c’est Les Mots et les Choses – ou mieux encore, en son titre anglais, The Order
of Things. Prenons ce que dit Foucault des conceptions grammaticales de l’âge classique : on
constatera qu’il ne s’agit nullement d’en faire l’histoire ou de dresser une doxologie de ce qu’on a pu
penser de la grammaire à cette époque, mais bien d’évaluer à « quelles conditions le langage pouvait
devenir objet d’un savoir et entre quelles limites se déployait ce domaine épistémologique ».39 Ces
conditions peuvent bien sûr relever de la qualité propre du discours, qui parvient par ce moyen à
s’imposer à une communauté scientifique donnée. Mais encore faut-il que cette communauté existe,
que le vocabulaire de ce discours soit partagé, que les formes de son accueil soient déjà structurées,
et que l’espace institutionnel permette cet accueil. Le statut de chacune de ces conditions est très
variable. Elles peuvent toutes être considérées comme des « événements archéologiques »40 dont la
conjonction contingente produit nécessairement un type particulier de formations discursives.41
On pourra comprendre ainsi la coupure de la fin du XVIIIe siècle eu égard à la fonction de la
représentation. À un moment donné, celle-ci n’a plus trouvé en elle-même son principe d’ordre, et
s’est trouvée référée à « une sorte d’arrière-monde plus profond qu’elle-même et plus épais »42,
prélude à l’invention de l’homme comme nouveau principe structurant l’ordre des choses. Personne
n’a décidé de cette profonde dénivellation dans la culture occidentale, qui s’explique par la rencontre
de plusieurs chaînes causales, tressées entre elles par une discursivité de deuxième ordre qu’il
convient précisément d’analyser.
L’objet de L’Archéologie du savoir est de préciser la terminologie nécessaire à une telle entreprise.
La créativité lexicale de Foucault est à la mesure de la nouveauté de cette option diagonale dont nous
parlions plus haut : ni le vocabulaire de l’idéologie, ni celui de l’histoire de la philosophie, ni même
celui du structuralisme linguistique ne peuvent convenir ici puisqu’il ne s’agit ni de dire la vérité des
discours illusoires, ni d’en reconstruire la belle ordonnance, ni encore d’en établir l’architecture
intérieure. La cible de l’archéologie est l’épistémè, dont Foucault, des années après L’Archéologie du
savoir, donne la définition suivante, exemplairement claire :
« L’épistémè, je la définirais, en faisant retour, comme le dispositif stratégique qui permet de trier
parmi tous les énoncés possibles ceux qui vont pouvoir être acceptables à l’intérieur, je ne dis pas
d’une théorie scientifique, mais d’un champ de scientificité, et dont on pourra dire : celui-ci est vrai
ou faux. »43
L’horizon de l’archéologie, ou d’une philosophie qui voudrait, comme elle, aboutir à une
fragilisation du sol silencieux de notre propre pensée, est de se constituer en « description des
événements discursifs »44, dans leur singularité, dans ce que Foucault appelle aussi leur étroitesse,
corrélat historique de leur épaisseur. C’est parce que le discours est pris dans une trame épaisse45 qui
en explique l’émergence que celle-ci se présentera dans l’étroitesse d’un moment.
L’analyse portera successivement sur les règles de formation des objets, sur celles présidant à
l’établissement des modalités du discours, sur la formation des concepts et enfin sur la construction
des stratégies discursives. S’institue ainsi une systématicité authentiquement superficielle, qui n’a pas
besoin du recours à un sujet transcendantal ou psychologique, à l’identité d’un projet, à la continuité
d’un progrès ou au génie propre d’individus. Sur le fond de cette systématicité, des sciences vont
pouvoir apparaître. Sans ce fond, elles ne prendraient jamais la forme d’une positivité légitime et
normative, tout en n’étant pas du tout réductibles à l’énoncé raffiné de ce que la formation discursive
élaborait grossièrement :
« La pratique discursive ne coïncide pas avec l’élaboration scientifique à laquelle elle peut
donner lieu ; et le savoir qu’elle forme n’est ni l’esquisse rugueuse ni le sous-produit quotidien
d’une science constituée. Les sciences – peu importe pour l’instant la différence entre les discours
qui ont une présomption ou un statut de scientificité et ceux qui en présentent réellement les critères
formels –, les sciences apparaissent dans l’élément d’une formation discursive et sur fond de
savoir. »46
Il n’est pas question de fonder la science, en rapportant ses prétentions à la légitimité à la donation
originaire d’un sujet, mais de montrer la pratique historique qui sous-tend son existence, la question
de sa vérité étant volontairement neutralisée. L’archéologie du savoir est une histoire de la vérité qui
ne s’intéresse qu’à la forme de sa revendication, non à la qualité de ce qui est revendiqué.

L’espace clinique

Naissance de la clinique, bien que moins célèbre que les ouvrages suivants, est peut-être le texte de
Foucault où la démarche archéologique apparaît le plus nettement, détachée des formulations lyriques
et des enjeux stratégiques qui empêchent parfois la juste compréhension de l’Histoire de la folie ou
des Mots et les Choses.
« Il est question du regard. »47 De celui par lequel sera découpé, dans un espace de complète
visibilité, le lieu de la maladie, supplantant la population fantasmatique qui occupait, jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle, le corps souffrant. Que s’est-il donc passé ? Foucault ne croit pas que l’espace clinique
s’est trouvé brutalement révélé ou découvert, au moment fortuit où on a levé le voile qui couvrait
encore la réalité de la pathologie. L’événement archéologique est d’un autre ordre, et il relève d’un
nouveau pli du savoir, articulant en une structure inédite ce qui est vu et ce qui est dit du corps :
« Entre les mots et les choses, une alliance nouvelle s’est nouée, faisant voir et dire, et parfois
dans un discours si réellement “naïf” qu’il paraît se situer à un niveau plus archaïque de rationalité,
comme s’il s’agissait d’un retour à un regard enfin matinal. »48
La naissance de la clinique n’est pas redevable d’une vision plus nette ou d’une lumière plus
étincelante jetée sur la maladie, mais d’une forme d’acceptation, dans l’espace de la visibilité, de
l’opacité des tissus et des organes. La rationalité du discours médical ne se fonde plus sur l’absolue
transparence des choses, mais bien sur l’épaisseur insistante des objets49, explorés dans leur volume
et dans leur mortalité essentielle.
Nous sommes habitués à concevoir le corps comme l’espace naturel de la maladie, dont les formes
dépendent donc évidemment de la cartographie de ce corps : coïncidence parfaite du « corps » de la
maladie et du corps de l’homme malade50 dont Foucault va établir l’historicité et la contingence, en
montrant comment une telle conception a pu émerger à un moment bien précis de l’histoire de la
médecine. Penser que la maladie doive nécessairement se concevoir à partir de l’anatomie n’est
qu’une apparente évidence. L’âge classique ne l’a d’ailleurs formulée que tardivement, quand elle n’a
plus su dire le pathologique dans l’espace plat et indifférencié de ses classifications, acceptant donc
de réfléchir au lieu de la maladie dans le corps réel, et de ne plus la réduire à sa place dans un tableau.
La médecine moderne est née avec cette mutation de la spatialité, « qu’on pourrait appeler la
spatialisation secondaire du pathologique ».51
En changeant de place, la maladie change de statut. Elle n’est plus l’universelle affection que
manifeste un corps particulier, mais la pathologie toujours singulière d’un homme qu’il va falloir
examiner pour lui-même, et non pour ce qu’il dit de la maladie. Le regard médical change
conceptuellement, mais aussi expérimentalement en établissant un rapport beaucoup plus intime entre
le médecin et son patient, et en exigeant un espace institutionnel qui puisse accueillir dans sa
spécificité le corps malade. Cette dimension institutionnelle va être l’objet du début du texte, dans
lequel Foucault va montrer en quoi la spatialisation secondaire du pathologique est inséparable d’une
spatialisation réelle, physique et politique de la maladie, qui lie l’individualité du malade à la forme
nécessairement collective de son traitement.
« Le lieu où se forme le savoir, ce n’est plus ce jardin pathologique où Dieu avait distribué les
espèces, c’est une conscience médicale généralisée, diffuse dans l’espace et dans le temps, ouverte et
mobile, liée à chaque existence individuelle, mais aussi bien à la vie collective de la nation, toujours
éveillée sur le domaine indéfini où le mal trahit, sous ses aspects divers, sa grande forme
massive. »52
L’espace clinique est le lieu, singulier et universel, où se constituent en même temps le regard porté
à la pathologie et la normalité physiologique par rapport à laquelle la maladie aura le sens positif
d’un dérèglement. Cette double constitution ne s’est pas faite dans l’harmonie d’une réforme ou d’une
révolution. Elle s’est esquissée dans l’institution médicale, avant même que la clinique n’apparaisse
comme légitimation a posteriori de ce qu’on pressentait un peu obscurément : le savoir médical doit
s’élaborer au chevet du malade, et non à la faculté53. Avant l’extrême fin du XVIIIe siècle, l’unité entre
le champ hospitalier et le champ de la connaissance médicale n’est pas encore possible. Elle va le
devenir d’un coup grâce à de nouvelles positivités, conquises contre le modèle classique d’une
médecine des symptômes et constitutives de cette médecine des organes. Le moment Bichat :
naissance de l’anatomie pathologique qui servira de point focal dans la construction du nouvel espace
clinique, cette fois indissociablement organique et institutionnel, thérapeutique et épistémologique54.
À partir de là, le corps malade n’est plus perçu comme un espace de manifestation des symptômes,
qu’il faudra classer et suivre dans leur série chronologique ; il devient l’objet d’un regard qui
s’intéressera aux manifestations visibles de la maladie par rapport à l’espace organique,
fondamentalement invisible. La vérité de la maladie ne sera accessible que par un regard porté à
l’intériorité corporelle ; elle est dans la forme même du corps mort, disséqué, exposant en pleine
lumière le secret de la santé et de la pathologie. Bichat, dans son Anatomie générale, l’avait bien
compris : « Ouvrez quelques cadavres : vous verrez aussitôt disparaître l’obscurité que la seule
observation n’avait pu dissiper. »55 Et Foucault de le dire à sa façon : « La nuit vivante se dissipe à la
clarté de la mort. »56
La dissection « fait affleurer en surface ce qui s’étage en profondeur »57 : la clinique de fait science
des volumes, et non plus topologie des surfaces. La clinique n’a pas à transformer ce qu’elle voit en
un discours rationnel, faisant correspondre alors à la structure des signes de la maladie la structure
grammaticale de ce qu’elle dit ; elle doit transformer l’analyse qualitative d’un corps particulier, en
son obscurité même, en un discours à portée universaliste, mais qui ne trahira pas la vérité toujours
individuelle de la maladie.58 La mort devient alors l’essence du corps, le propre d’un organisme où
tout tend à en éloigner l’instant, comme le résume exemplairement la formule de Bichat définissant la
vie en tant qu’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Le regard clinique est par nature
morbide.
« La mort a quitté son vieux ciel tragique ; la voilà devenue le noyau lyrique de l’homme : son
invisible vérité, son invisible secret. »59

Cosmologies

Les Mots et les Choses a beau être le livre le plus célèbre de Foucault, il est peut-être le moins
foucaldien. Si bien sûr on y trouvera, sous une forme parfaitement explicite, une histoire de la vérité,
celle-ci met entre parenthèses l’épaisseur politique et institutionnelle des discours, pour se consacrer
uniquement à leur dimension épistémologique. L’archéologie des sciences humaines n’est donc pas
ici l’élaboration de toutes les conditions d’émergence du concept d’homme, mais plutôt l’histoire de
la configuration intellectuelle qui va rendre pensable et souhaitable cette émergence. Laissant
volontairement de côté les formes de pouvoir qui vont elles aussi sous-tendre la naissance de
l’homme, Foucault s’attache à décrire la succession historique des structures d’ordre, en indiquant
pourquoi, à un moment précis, le principe classique d’articulation des mots et des choses – la
représentation – va disparaître, offrant à l’homme la place du roi.
Le pouvoir structurant de la représentation, que la construction des Ménines de Vélasquez
manifeste dans sa perfection propre, n’est ni la première ni la seule façon de dire l’ordre des choses.
La Renaissance l’avait fait tout autrement, sans disposer de la figure du sujet, ni bien sûr de celle de
l’homme. Foucault précise : l’âge préclassique pense l’organisation du monde comme un système de
ressemblances, étalées sur toute sa surface, le discours se présentant alors comme une sémantique
universelle, se contentant d’expliciter la trame immédiatement signifiante de ce système. Quatre
modalités de la ressemblance peuvent être identifiées : la convenentia, liée à une proximité spatiale ;
l’aemulatio, convenance à distance ; l’analogia, comme ajustement des rapports ; enfin le jeu des
sympathies, qui modulent et modèrent l’effet des trois autres ressemblances pour garantir l’harmonie
qualitative des choses. L’homme n’est pas absent, et il a bien une fonction particulière dans la
structure analogique : point privilégié, « saturé d’analogies »60, il est en son corps « la moitié
possible d’un atlas universel »61, sans que pourtant il faille y voir, contrairement à ce que semble
induire le lieu commun d’un humanisme de Renaissance, une puissance organisatrice ou un principe
structurant.
Le savoir du monde ne consiste pas à construire sa rationalité, mais à relever les indices que les
ressemblances ont laissés, la signature de leur combinaison. Le discours préclassique trouve ici son
lieu, dans l’espace flottant séparant l’herméneutique de la ressemblance et la sémiologie des
signatures :
« Connaître sera donc interpréter : aller de la marque visible à ce qui se dit à travers elle, et
demeurerait, sans elle, parole muette, ensommeillée dans les choses. »62
Le langage est donc immédiatement chargé d’une fonction et d’une mission : être le véhicule de
l’harmonie du monde, qu’il dit sans faire, mais qui ne se révèle que par lui. Il n’est pas encore ce
miroir homogène des choses, ce système arbitraire qui ne signifie rien en lui-même, tout entier
soumis à ce qu’un sujet pensant va lui donner à dire. Le discours de l’homme est toujours, sous une
forme demeurant mystérieuse et opaque, le discours de Dieu signant son œuvre. Configuration
miraculeuse, où les mots et les choses disent ensemble la beauté du monde ; harmonie qui disparaît,
au XVIIe siècle, quand « les mots et les choses vont se séparer »63, délimitant en leur distance l’espace
de la représentation.

Le pouvoir de la représentation

La description minutieuse des Ménines64, qui précède l’analyse de la Renaissance, vaut anticipation
de ce qui va constituer l’essentiel des chapitres suivants : montrer que l’âge classique est le moment
historique du primat de la représentation, c’est-à-dire d’un pouvoir d’enchaîner les choses en leur
rapport à la puissance d’un souverain invisible, le sujet.
Le passage de la ressemblance à la représentation a lieu au début du XVIIe siècle, quand ce qui avait
été vecteur d’organisation devient occasion de l’erreur. Avec Descartes, « c’est la pensée classique
excluant la ressemblance comme expérience fondamentale et forme première du savoir, dénonçant en
elle un mixte confus qu’il faut analyser en termes d’identité et de différences, de mesure et d’ordre ».65
On pourra bien comparer : mais non plus au nom d’une supposée hiérarchie analogique. L’ordre des
raisons, l’ordre de la raison analytique impose à l’esprit une nouvelle tâche : discerner, séparer,
distinguer ce qu’on pensait pris dans le réseau harmonieux du proche. D’où également un nouveau
statut pour les mots qui n’ont plus rien à signer, et qui doit tout au plus, en une parfaite neutralité, être
capable de manifester la distinction de l’évidence.
L’ordre a supplanté l’interprétation, l’analytique a remplacé la sémiotique. Le signe ne disparaît
pas, mais il n’est plus l’expression d’un langage divin réparti dans les choses. Sa seule fonction sera
de participer au langage arbitraire « qui autorisera le déploiement de la nature en son espace »66 et la
découverte des « lois de sa composition ».67 L’analyse de la représentation, c’est-à-dire de la présence
du monde à la conscience, est inséparable d’une théorie des signes, en soi, de cette présence. Et il
n’est pas étonnant que tant de textes aient été écrits sur le lien entre les choses et les idées, les
perceptions et les concepts, dans cet âge classique qui est aussi celui d’une génétique de la pensée68 :
Condillac, Hume, Berkeley en sont les meilleurs exemples.
Il s’agit de construire une science générale de l’ordre par le moyen d’une genèse de la
connaissance, qui se divise en deux axes : l’axe de la mathesis pour ordonner les natures simples ;
celui de la taxinomia pour mettre en ordre des natures complexes. Ce projet va se déployer à son tour
en trois directions, correspondant aux trois actes constitutifs de la représentation : parler, classer et
échanger.
Pour l’homme du XVIIe siècle, le langage n’est plus une source mystérieuse du sens. Il est la pensée
elle-même : « Toute son existence prend place dans son rôle représentatif, s’y limite avec exactitude et
finit par s’y épuiser. »69 La grammaire générale qui va étudier la structure du langage n’est donc pas
seulement l’étude d’un instrument, puisqu’en son ordre, elle va exprimer en une opération successive
ce que la pensée a saisi d’un coup, et qu’elle dit en des mots qui ne lui ajoutent rien. La grammaire
devient « la première décomposition réfléchie de la pensée »70 : quelque chose comme une langue non
assignée à la rationalité cognitive – ce qu’on appelle depuis le XIXe siècle la littérature – est ici
inimaginable. Le langage analyse, et il est le milieu propre de la représentation, et dans son pouvoir
de nomination se nouent les mots et les choses, avec une force qui ira toutefois en s’affaiblissant, tout
au long du XVIIIe siècle.
Les deux chapitres suivants, consacrés à l’histoire naturelle et à l’analyse des richesses, ne
modifieront pas ce schéma.71 À chaque fois, Foucault montre pourquoi ni la vie ni le travail ne
pouvaient apparaître, et ce faisant pourquoi le concept d’homme qui allait les unifier – en compagnie
du langage – n’avait pas de sens ni d’utilité à l’âge classique. Et Foucault d’assimiler ce modèle
d’organisation des choses à une ontologie :
« La mise en ordre de l’empiricité se trouve ainsi liée à l’ontologie qui caractérise la pensée
classique ; celle-ci se trouve en effet d’entrée de jeu à l’intérieur d’une ontologie rendue
transparente par le fait que l’être est donné sans rupture à la représentation ; et à l’intérieur d’une
représentation illuminée par le fait qu’elle délivre le continu de l’être. »72

La fin d’un règne

Le lecteur de Foucault est familier des coups de théâtre. Il s’est passé quelque chose à la fin du XVIIIe
qui a brutalement rendu inintelligible cette ontologie de la représentation, qui a littéralement effacé
« ces manières d’ordonner l’empiricité que furent le discours, le tableau, les échanges ».73 À la place
des échanges conçus selon un modèle spatial, le travail, sa durée et son inscription dans le corps
mortel de l’individu. À la place du tableau, une organisation étrangère au domaine de la pure
visibilité. À la place du discours, un langage enfin pensé dans sa variété, son épaisseur particulière,
son historicité. Dans ces trois figures de l’événement archéologique qui marque le seuil de notre
modernité, un même phénomène peut être repéré :
« La représentation a perdu le pouvoir de fonder, à partir d’elle-même, dans son déploiement
propre et par le jeu qui la redouble sur soi, les liens qui peuvent unir ses différents éléments. »74
La possibilité de la connaissance, l’ordre des choses et son articulation à celui des mots n’ont plus
pour fondement commun un sujet de la représentation transparent à lui-même. Un décalage, d’abord
infime, s’est introduit dans ce bel équilibre, une fissure qui exigera qu’on interroge la possibilité de la
connaissance, et qu’on la rattache à des manifestations de la finitude humaine – travail, vie, langage –
irréductibles au savoir. L’ouverture par Kant de l’espace de la critique est nécessairement
contemporaine de cette inauguration d’un champ transcendantal nouveau, où ce qui rend pensable la
connaissance lui échappe constitutivement par sa teneur historique, corporelle et culturelle. Le jour
où cette interrogation transcendantale se retrouvera totalement repliée sur une analyse de l’existence
dans ses formes concrètes, alors là, et là seulement, naîtra une anthropologie à portée philosophique,
celle dont justement il va falloir se débarrasser.
Dire le travail, la vie et le langage, exige que le modèle général de la spatialité soit abandonné et
remplacé par celui d’une historicité essentielle des choses et des hommes. Les mots, à présent séparés
de ce qu’ils ne savent plus dire, récupèrent quelque chose de la « densité énigmatique »75 qui était la
leur à la Renaissance. L’interprétation reprend ses droits, la littérature devient pensable, la pensée
même récupère une liberté ancienne, la place du roi-sujet est vacante, pour peu de temps encore. Âge
d’or un peu mythique d’une rationalité préanthropologique, postclassique, étrangement fidèle au
lyrisme inquiet de la Renaissance. L’homme peut naître et, avec lui, ces sciences humaines qui vont
donner une dimension inédite aux nouvelles empiricités découvertes à la fin du XVIIIe siècle.

Les sciences humaines

L’idée même d’une science humaine présuppose qu’un objet comme l’homme, comme animal
vivant, travaillant et parlant, existe et puisse être visé par une démarche cognitive. Les Mots et les
Choses, en décrivant longuement les conditions d’apparition du concept d’homme, est, comme le
sous-titre le revendique, une archéologie des sciences humaines. Avant de suivre la phase finale de
cette description, il convient de préciser : ce que Foucault entend par sciences humaines est
l’ensemble des disciplines qui apparaissent au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, et disparaissent en
même temps que le pouvoir synthétique du concept d’homme. Ni archéologie ni l’anthropologie
structurale, ne sont en ce sens là des sciences humaines. En tant qu’elles n’ont pas besoin de l’homme,
la psychanalyse freudienne et lacanienne ainsi que l’essentiel de la linguistique contemporaine n’en
sont pas non plus.76 La pensée de Foucault achève les sciences humaines, dans toutes les acceptions du
verbe.
Mais reprenons le fil de notre lecture des Mots et les Choses. Le langage classique exclut
complètement l’idée même de sciences humaines. Il a fallu la destitution de la représentation pour que
l’homme surgisse à la place du roi abandonnée par le sujet ; il a fallu aussi que la finitude de son
existence devienne l’objet premier de la pensée pour qu’on pense à élaborer une analytique de la
finitude qui sache dire tout autrement le lien entre les mots et les choses.
L’homme est un doublet empirico-transcendantal, c’est-à-dire un « être dont la pensée est
indéfiniment tramée avec l’impensé »77 et qui va trouver dans l’analyse de sa propre opacité les
moyens de se penser lui-même. Les sciences humaines sont le discours d’un homme tentant un peu
désespérément de concevoir l’obscurité de son existence finie comme la condition de possibilité
d’une pensée claire de cette existence. D’où la tendance à considérer la vie, le langage ou le travail
non dans leurs manifestations les plus visibles, mais bien dans leur pouvoir déterminant pour nous
qui les disons, dans leur façon de toujours échapper à notre prise rationnelle.
Le dessein des sciences humaines, nées en même temps que leur objet, peut alors être formulé :
« À l’horizon de toute science humaine, il y a le projet de ramener la conscience de l’homme à ses
conditions réelles, de la restituer aux contenus et aux formes qui l’ont fait naître, et qui s’esquivent
en elle. »78
Ou encore, en des mots plus mystérieux, mais peut-être plus précis :
« Une surélévation transcendantale retournée en un dévoilement du non-conscient est constitutive
de toutes les sciences de l’homme. »79
Dans cette phrase singulièrement balancée, Foucault nous dit l’essentiel : les sciences humaines
comme intérêt pour ce qui échappe à l’emprise du sujet conscient sont indéniablement une avancée
pour la pensée. Mais il va falloir briser cette surélévation transcendantale, cette prétention qu’a
l’homme de réduire au pouvoir constituant et synthétique de son propre concept l’épaisseur de ce qui
le structure. L’ethnologie structurale, les développements les plus récents de la psychanalyse et de la
linguistique, nous laissent espérer une science de l’homme sans homme. Sa réalisation effective,
laissée tantôt à une « seconde critique de la raison pure »80, tantôt à une « littérature vouée au
langage »81, est encore en instance.
Surveiller et punir ne modifie pas en ses éléments fondamentaux l’analyse ici proposée. Mais ce
texte épaissit encore la trame déjà lourde qui constitue la condition d’émergence des sciences
humaines en y introduisant une dimension disciplinaire et carcérale qui n’apparaissait pas dans Les
Mots et les Choses, l’axe du savoir étant délibérément privilégié dans cet ouvrage.
Les sciences humaines ne sont pensables que si le comportement humain est suffisamment mis à
distance, objectivé, puis soumis à une procédure d’examen bien établie. La thèse de Foucault consiste
à montrer ce que cette procédure doit à l’exercice répété d’une discipline, fonctionnant tout à la fois
comme technique de surveillance et méthode de sanction de l’anormalité. On s’en doutait un peu : les
sciences humaines ne sont pas un savoir pur.
« On parle souvent de l’idéologie que portent avec elles, de façon discrète ou bavarde, les
“sciences” humaines. Mais leur technologie même, ce petit schéma opératoire qui a une telle
diffusion (de la psychiatrie à la pédagogie, du diagnostic des maladies à l’embauche de main-
d’œuvre), ce procédé si familier de l’examen, ne met-il pas en œuvre, à l’intérieur d’un seul
mécanisme, des relations de pouvoir, qui permettent de prélever et de constituer du savoir ? »82
L’examen est la cérémonie discrète de l’objectivation des individus, manière plus efficace et plus
normalisante d’exercer un pouvoir politique. Constat un peu désolant. Toutes les techniques modernes
de l’investigation, du cas, du dossier, du bilan qui ont essaimé de l’école et de la prison vers la
médecine, l’université ou le laboratoire, s’originent dans ces dispositifs disciplinaires. Le secret de la
naissance des sciences humaines est à chercher « dans ces archives de peu de gloire où s’est élaboré le
jeu moderne des coercitions sur les corps, les gestes, les comportements ».83
Nous reviendrons longuement sur la compréhension du pouvoir qui s’esquisse ici. Retenons
simplement que l’archéologie des sciences humaines, dans son versant politique, permet à Foucault
de poser l’une de ses thèses les plus importantes : « Le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit
des domaines d’objets et des rituels de vérité. » La résistance à certaines formes de normativité
politique ne se fera donc pas en plaidant contre l’oppression, mais en déjouant les mécanismes de
l’objectivation, ce qui peut se faire directement par l’action, mais aussi plus subtilement par un nouvel
usage des mots, et par la littérature.

La littérature

L’Histoire de la folie le disait déjà dans ses dernières pages. La littérature est le conservatoire de
l’expérience tragique de la folie, celle-là même qui s’est trouvée écartée, puis transformée en objet,
dans les formes successives de l’internement et de l’asile. Les exemples que choisit Foucault, et qu’il
va reprendre, presque à l’identique, tout au long de ses écrits, témoignent d’une affinité de principe
entre le geste d’abolition de tout concept d’œuvre qu’on trouve chez ces auteurs84 et celui, plus diffus
mais plus large d’application, par lequel la littérature en général entre en résistance contre l’emprise
anthropologique : Nietzsche, Artaud précédé par Sade, accompagné parfois de Bataille.85
L’intérêt de Foucault pour la littérature est constant, fidèle, et fondé sur une connaissance
approfondie des textes comme le révèle, entre autres écrits, son Raymond Roussel.86 Et c’est à propos
de ce dernier que Foucault affirme, précisant la nature de la gémellité entre folie et littérature, que
l’être de la littérature apparaît dans l’écart enfin ouvert entre l’homme et sa folie. Autrement dit : la
disparition du concept d’homme, ou l’affaiblissement corrélatif du lien entre la maladie mentale et la
pensée de la normalité humaine, laisse poindre l’espoir d’un autre usage des mots, libérés de leur
fonction d’ordre. Foucault se fait prophète :
« Et, loin du pathologique, du côté du langage, là où il replie sans encore rien dire, une expérience
est en train de naître où il y va de notre pensée ; son imminence, déjà visible mais vide absolument,
ne peut encore être nommée. »87
La littérature est la vie des mots absolument épurée de ce que le langage peut avoir d’objectivant,
de discriminant, de politique. Un langage sans vérité, aussi opaque que peut l’être, quand il n’est pas
interprété, le langage de l’inconscient.88 Ou alors : la littérature comme langage de la pensée, du
moins quand elle excède le champ convenu de la littérature, ce qu’elle fait avec les auteurs cités plus
haut, ou encore avec Blanchot ou Klossowski.89 Ou encore, dans une formule d’une évidente
simplicité et qui résume l’ensemble des développements que nous allons à présent analyser : « La
littérature est l’endroit où l’homme disparaît au profit du langage. Là où apparaît le mot, l’homme
cesse d’exister. »90
Le langage se donnant dans la littérature a perdu ce qui à la Renaissance le fondait : la parole de
Dieu organisant le monde. Il n’est pas non plus l’expression transparente de la pensée – l’âge
classique – mais pas seulement l’une des formes de la finitude humaine – la modernité.91 La
littérature à venir doit faire briller l’être du langage sans arraisonnement d’aucune sorte, destinée à
une fonction bien énigmatique92 encore, mais riche de promesse qu’elle a le bon goût de ne pas
formuler. L’inventeur de la littérature n’est ni un romancier ni un poète : c’est Nietzsche qui le
premier, renversant l’anthropologie et son emprise sur la pensée, fera briller à nouveau ce pouvoir
non signifiant des mots, marquant vigoureusement le dépli que la culture occidentale s’est donné à la
fin du XVIIIe, en introduisant entre les mots et les choses l’espace de la critique.
1- Cf. sur ce point Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 36 : « Alors que, assez fréquemment, ce qu’on essaie de faire, c’est une
histoire de l’erreur liée à une histoire des interdits, ce que je vous suggérais, c’est de faire une histoire de la vérité couplée avec l’histoire
du droit. (…) Il s’agirait de la généalogie de régimes véridictionnels, c’est-à-dire l’analyse de la constitution d’un certain droit de la
vérité à partir d’une situation de droit, le rapport entre droit et vérité trouvant sa manifestation privilégiée dans le discours, le discours où
se formule le droit et où se formule ce qui peut être vrai ou faux. »
2- DE I, p. 576.
3- Cf. L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 182 : L’archéologie « ne traite pas le discours comme document, comme signe d’autre
chose, comme élément qui devrait être transparent mais dont il faut souvent traverser l’opacité importune pour rejoindre enfin, là où elle
est tenue en réserve, la profondeur de l’essentiel ; elle s’adresse au discours dans son volume propre, à titre de monument. Ce n’est pas
une discipline interprétative : elle ne cherche pas un “autre discours” mieux caché. »
4- Cf. sur cette question le long développement que Foucault consacre à l’histoire de la vérité dans Le Pouvoir psychiatrique, Paris,
Seuil-Gallimard-Hautes Études, 2003, notamment p. 238 : « Je voudrais faire valoir la vérité-foudre contre la vérité-ciel, c’est-à-dire :
montrer d’une part comment cette vérité-démonstration – dont il est absolument inutile de nier l’extension la force, le pouvoir qu’elle
exerce actuellement –, comment cette vérité-démonstration, identifiée en gros dans sa technologie à la pratique scientifique, comment
cette vérité-démonstration dérive en réalité de la vérité-rituel, de la vérité-événement, de la vérité-stratégie, comment la vérité-
connaissance n’est au fond qu’une région et un aspect, un aspect devenu pléthorique, ayant pris des dimensions gigantesques, mais un
aspact ou une modalité, encore, de la vérité comme événement et de la technologie de cette vérité-événement. »
5- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 183.
6- DE I, p. 1350.
7- Ibid., p. 1409.
8- Surveiller et punir, op. cit., p. 27.
9- Id.
10- Cf. ibid., p. 28 : « Au lieu de traiter l’histoire du droit pénal et celle des sciences humaines comme deux séries séparées dont le
croisement aurait sur l’une ou l’autre, sur les deux peut-être, un effet, comme on voudra, perturbateur ou utile, chercher s’il n’y a pas une
matrice commune et si elles ne relèvent pas toutes deux d’un processus de formation “épistémologico-juridique” ; bref, placer la
technologie du pouvoir au principe et de l’humanisation de la pénalité et de la connaissance de l’homme. »
11- DE II, p. 853.
12- DE I, p. 638. Cf. sur ce point l’analyse de Deleuze, dans son Foucault (op. cit., p. 116) : « Mais la mise entre parenthèses dont la
phénoménologie se réclame aurait dû la pousser à dépasser les mots et les phrases vers les énoncés, les choses et les états de choses
vers les visibilités. Or les énoncés ne visent rien, parce qu’ils ne se rapportent pas à quelque chose, pas plus qu’ils n’expriment un sujet,
mais renvoient seulement à un langage, à un être-langage, qui leur donne des objets et des sujets propres et suffisants comme variables
immanentes. »
13- Pour une présentation détaillée du rapport entre Foucault et Husserl, nous renvoyons à l’intervention de Gérard Lebrun, « Note sur
la phénoménologie », dans les actes de la rencontre internationale de Paris, du 9 au 11 janvier 1988, Michel Foucault philosophe, Paris,
Seuil, 1989, p. 33 et ss.
14- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 337 ; cf. aussi p. 349 : « Est-ce que notre tâche à venir est de nous avancer vers un mode de
pensée, inconnu jusqu’à présent dans notre culture, et qui permettrait de réfléchir à la fois, sans discontinuité ni contradiction, l’être de
l’homme et l’être du langage ? »
15- Cf. Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 124 : « En vérité, une chose hante Foucault, et c’est la pensée, “que signifie penser ?
qu’appelle-t-on penser ?”, la question lancée par Heidegger, reprise par Foucault, flèche par excellence. Une histoire, mais de la pensée
comme telle. Penser, c’est expérimenter, c’est problématiser. Le savoir, le pouvoir et le soi sont la triple racine d’une problématisation de
la pensée. »
16- Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Agora-Pocket, 1995, p. 47.
17- Jean-Claude Milner, Le Périple structural, Paris, Verdier, 2008, p. 269.
18- Cf. Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 62.
19- DE I, p. 196.
20- Id.
21- Ibid., p. 543.
22- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 150.
23- Ibid., p. 221.
24- Cf. DE I, p. 609 : « Je suis tout au plus l’enfant de chœur du structuralisme. Disons que j’ai secoué la sonnette, que les fidèles se
sont agenouillés, que les incroyants ont poussé des cris. Mais l’office avait commencé depuis longtemps. Le vrai mystère, ce n’est pas
moi qui l’accomplis. »
25- Cf. ibid., p. 683.
26- Ibid., p. 866.
27- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 261.
28- Cf. DE I, p. 881, ou encore p. 1001 : « Je ne suis pas structuraliste. »
29- Cf. DE II, p. 871 : « Or le structuralisme ou la méthode structurale au sens strict n’ont servi tout au plus que de point d’appui ou de
confirmation de quelque chose de beaucoup plus radical : la remise en question de la théorie du sujet ».
30- DE I, p. 542 ; même idée dans DE II, p. 479.
31- Ibid., p. 996.
32- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 13.
33- DE I, p. 694.
34- Cf. ibid., p. 1057 : « Je voudrais rendre apparent l’inconscient culturel. Et donc, plus je voyage, plus je m’éloigne de mes centres
de gravité naturels et habituels, plus j’augmente mes chances de comprendre les fondements sur lesquels, manifestement, je prends
appui. » Foucault souligne, quelques années plus tard, que l’éloignement de l’objet d’étude est paradoxalement porteur d’un effet plus
grand sur la culture d’origine. Cf. DE II, p. 372.
35- Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 19.
36- Naissance de la clinique, op. cit., p. XV.
37- Cf. sur ces différents concepts la préface des Mots et les Choses, op. cit., p. 13.
38- Cf. ibid., p. 15.
39- Ibid., p. 135.
40- Cf. ibid., p. 245.
41- Foucault est très clair sur ce point dans un entretien dans Le Monde du 3 mai 1969 (DE I, p. 815) : « Mon problème pourrait
s’énoncer ainsi : comment se fait-il qu’à une époque donnée on puisse dire ceci et que jamais cela n’ait été dit ? C’est, en un mot, si vous
voulez, l’analyse des conditions historiques qui rendent compte de ce qu’on dit ou de ce qu’on rejette, ou de ce qu’on transforme dans la
masse des choses dites. »
42- Ibid., p. 252
43- DE II, p. 301.
44- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 39.
45- Foucault donne plus loin une description de cette épaisseur, en faisant la liste des niveaux de causalité aboutissant à l’événement
archéologique. Cf. ibid., p. 48 : « Si unité il y a, le principe n’en est donc pas une forme déterminée d’énoncés ; ne serait-ce pas plutôt
l’ensemble des règles qui ont rendu simultanément ou tour à tour possibles des descriptions purement perceptives, mais aussi des
observations médiatisées par des instruments, des protocoles d’expériences de laboratoires, des calculs statistiques, des constatations
épidémiologiques ou démographiques, des règlements institutionnels, des prescriptions thérapeutiques. »
46- Ibid., p. 240.
47- Naissance de la clinique, op. cit., p. V.
48- Ibid., p. VIII.
49- Cf. ibid., p. X.
50- Cf. ibid., p. 1.
51- Ibid., p. 8.
52- Ibid., p. 31.
53- Cf. ibid., p. 51.
54- Cf. ibid., p. 123.
55- Ibid., p. 149, pour la citation et le commentaire que Foucault fait de la formule de Bichat, qui donne d’ailleurs son titre à ce
célèbre chapitre de Naissance de la clinique.
56- Ibid.
57- Ibid., p. 166.
58- Cf. ibid., p. 173.
59- Ibid., p. 176.
60- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 37.
61- Id.
62- Ibid., p. 47.
63- Ibid., p. 58.
64- Cf. ibid., pp. 19-31.
65- Ibid., p. 66.
66- Ibid., p. 77.
67- Id.
68- Cf. ibid., p. 81 : « Il était donc nécessaire que la théorie classique du signe se donne pour fondement et justification philosophique
une “idéologie”, c’est-à-dire une analyse générale de toutes les formes de la représentation, depuis la sensation élémentaire jusqu’à
l’idée abstraite et complexe. »
69- Ibid., p. 93.
70- Ibid., p. 98.
71- Ces deux domaines font partie d’une même théorie de la représentation, que l’analyse du discours incarne elle aussi. Cf. ibid.,
p. 202 : « C’est par conséquent le même réseau archéologique qui soutient, dans l’analyse des richesses, la théorie de la monnaie-
représentation et dans l’histoire naturelle, la théorie du caractère-représentation. »
72- Ibid., p. 219.
73- Ibid., p. 232.
74- Ibid., p. 251.
75- Ibid., p. 311.
76- Nous souscrivons sur ce point à ce qu’écrit Jean-Claude Milner dans son Périple structural, op. cit., p. 241.
77- Ibid., p. 361.
78- Ibid., p. 375.
79- Ibid., p. 376.
80- Ibid., p. 394.
81- Id.
82- Surveiller et punir, op. cit., p. 187.
83- Ibid., p. 193.
84- Cf. Histoire de la folie, op. cit., p. 661.
85- Cf. par exemple DE I, p. 642. Foucault évoque ici l’œuvre de Bataille comme une forme littéraire de structuralisme, aboutissant au
même titre que l’anthropologie de Lévi-Strauss à la dissolution du sujet, même si ce résultat s’obtient par une expérience de l’érotisme
qui n’a rien à voir avec la structure lévi-straussienne.
86- Cf. Michel Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963.
87- DE I, p. 448. Cf. aussi ibid., pp. 977-984.
88- Sur ce rapprochement, nous renvoyons à DE I, p. 471.
89- Cf. DE I, 1280 : « Blanchot, Bataille, Klossowski, Artaud, à l’intérieur du discours littéraire philosophique occidental, ont, je
crois, fait apparaître quelque chose qui était le langage même de la pensée. Ce n’est pas de la philosophie, ce n’est pas de la littérature,
ce ne sont pas des essais, c’est la pensée en train de parler. »
90- Ibid., p. 1293.
91- Il faut distinguer à cet égard la première libération du langage qui intervient à la fin du XVIII e siècle de la seconde, la vraie, qui
devra attendre encore un siècle. Cf. ibid., p. 316 : « Le langage n’est rentré directement et pour lui-même dans le champ de la pensée
qu’à la fin du XIXe siècle. On pourrait même dire au XXe, si Nietzsche le philologue – et là encore il était si sage, il en savait si long, il
écrivait de si bons livres – n’avait le premier rapproché la tâche philosophique d’une réflexion radicale sur le langage. »
92- Cf. Les Mots et les Choses, op. cit., p. 103.
Figure 2

L’homme

LA DERNIÈRE PAGE des Mots et les Choses est le texte le plus connu et le plus cité de toute l’œuvre de
Foucault. On y voit mourir le concept d’homme, comme « à la limite de la mer un visage de sable »1,
une mort que Foucault semble tout à la fois annoncer et espérer.2 Cette thèse, rigoureusement et
patiemment élaborée dans des pages souvent d’une redoutable technicité, n’est pas une vaine
provocation, même si elle a la saveur d’un slogan. Elle dessine une figure de ce qu’a été l’homme,
entre la fin du XVIIIe siècle et aujourd’hui, laissant apparaître la contingence de sa naissance et la
possibilité de sa disparition
Deleuze résume l’événement archéologique de la naissance de l’homme en insistant à juste titre sur
la fonction synthétique du concept d’homme à l’égard de la vie, du travail, et du langage, en même
temps que sur la finitude qui le constitue :
« Ce qui revient à dire que, lorsque les forces dans l’homme entrent en rapport avec des forces de
finitude venues du dehors, alors et alors seulement l’ensemble des forces compose la forme-Homme
(et non plus la forme-Dieu). Incipit Homo. »3
La place du roi était jusque là occupée par le sujet invisible, celui qui structure à distance Les
Ménines. L’homme va prendre sa place. Le concept d’homme, et non pas bien sûr la nature humaine
qui avait une fonction déterminée dans l’organisation classique du savoir. Dans une telle
organisation, « l’homme, comme réalité épaisse et première, comme objet difficile et sujet souverain
de toute connaissance possible »4 n’a aucune place. Une figure totalement nouvelle apparaît : un être
déterminé et traversé par le jeu de la vie, du langage et du travail, mais qui par une sorte de « torsion
interne »5 devient capable de dire, de penser et de révéler ces forces mêmes qui le détiennent. La
souveraineté de l’homme tient sa densité existentielle de sa capacité à se mettre à distance de ce qui le
définit, dans la mesure même où il lui est réellement soumis. L’homme se pense parce qu’il se sait
essentiellement fini :
« L’expérience qui se forme au début du XIXe siècle loge la découverte de la finitude, non plus à
l’intérieur de la pensée de l’infini, mais au cœur même de ces contenus qui sont donnés, par un
savoir fini, comme les formes concrètes de l’existence finie. »6
L’anthropologisme de la pensée moderne consiste à penser la finitude comme appartenant à
l’homme, bien que le déterminant. Surélévation transcendantale, on s’en souvient, oubli ou ignorance
qu’en réalité, cette finitude n’est pas nôtre, que ni la vie, ni le langage, ni le travail ne sont humains,
que « nous sommes attachés sur le dos d’un tigre ».7 L’analyse des sciences humaines que nous avons
parcourue plus haut n’a pas d’autre but : déceler dans le mouvement même de ce que l’apparition du
concept d’homme a rendu possible les prémices de sa mort, ou du moins les raisons d’espérer la fin
du sommeil anthropologique. Il n’est pas exclu alors que la figure de l’homme, découvrant que la
finitude qu’il croit maîtriser le détermine bien au-delà de ce qu’il supposait un peu ingénument, se
fragilise d’elle-même, aidée en cela par le double assaut d’une littérature libérée et d’un
redoublement structural de la critique. « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée
montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. »8 Dont acte.
La disparition de l’homme laisse entrevoir une philosophie9 et aussi une politique non humanistes.
Les sciences de l’homme n’ont d’avenir que si elles renoncent à chercher l’homme, que si, comme le
dit Lévi-Strauss, elles s’attachent à le dissoudre10 ; de même l’action politique pourrait-elle gagner en
efficacité en ne cherchant pas sa légitimité dans un concept aussi vide que celui d’humanisme. Deux
arguments sont avancés ici. Le premier dénonce les dangers des discours incantatoires, en appelant à
l’homme pour justifier les mesures les plus diverses ; le second constate, tout simplement, que dans
les faits, on ne tombe jamais sur des « hommes » :
« L’expérience des cinquante dernières années (…) prouve combien ce thème humaniste non
seulement n’a aucune fécondité, mais se trouve être nocif, néfaste, puisqu’il a permis les opérations
politiques les plus diverses et les plus dangereuses ; en réalité, les problèmes qui se posent à ceux
qui font de la politique sont des problèmes qui consistent à savoir s’il faut laisser augmenter l’indice
de la croissance démographique, s’il vaut mieux encourager l’industrie lourde ou l’industrie légère,
si la consommation, l’augmentation de la consommation peuvent présenter dans une conjoncture
donnée des avantages économiques ou non. Voilà les problèmes politiques. Et sur ce plan, nous ne
rencontrons jamais des “hommes”. »
La mort de l’homme n’a aucune conséquence négative, et elle ne signifie pas, bien évidemment,
que l’idée de justice sociale, de droit des minorités ou de lutte contre les discriminations doit être
abandonnée. Gardons nos larmes, donc, pour des morts plus réelles que celle d’un concept.
1- Ibid., p. 398.
2- Dès 1964, Foucault dit se réjouir de cette disparition, bien qu’il la limite pour le moment à celle de l’homo dialecticus. Cf. DE I,
p. 442 : « Cet homme fut le sujet souverain et le serf objet de tous les discours sur l’homme qui ont été tenus depuis bien longtemps, et
singulièrement, sur l’homme aliéné. Et par bonheur, il meurt sous leurs bavardages. »
3- Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 134.
4- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 321.
5- Id.
6- Ibid., p. 327.
7- Ibid., p. 333.
8- Ibid., p. 398.
9- Sur la définition d’une philosophie non humaniste, cf. DE I, p. 955.
10- Cf. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, in Œuvres, op. cit., p. 824 : « Nous croyons que le but dernier des sciences
humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre. »
Portrait 2

Kant

NOUS L’AVONS VU dans la critique de l’humanisme : l’homme naît peu de temps après l’invention de
la finitude. Entre ce qu’il faut sauvegarder et ce qu’il faut détruire, Kant fait office de médiateur, tout à
la fois premier représentant d’une philosophie consciente de la finitude humaine et précurseur, peut-
être involontaire, d’un humanisme naïf. L’étude de l’interprétation foucaldienne de Kant n’est donc
pas seulement intéressante pour elle-même ; elle est essentielle à la compréhension du lien non
nécessaire entre analytique de la finitude et anthropologie dogmatique. C’est à ce titre que nous allons
ici lui accorder une attention particulière.
L’importance du criticisme est pour Foucault à la mesure de la rupture qu’il induit dans le champ
problématique du savoir occidental. Si l’on devait marquer d’un seul trait le moment kantien, il
faudrait le situer à l’articulation de l’historicité et de l’ordre, en ce bref laps de temps où « la théorie
de la représentation disparaît comme fondement général de tous les ordres possibles »1, où les choses
ne sont plus définies par le lieu qu’elles occupent dans l’espace tabulaire de l’âge classique, mais
réinscrites dans la continuité du temps en lequel se succèdent les différents principes d’ordre.
L’archéologie voit dans Kant le pivot du passage de l’ordre à l’histoire, « le seuil d’une positivité
nouvelle »2 qui rend possible et intelligible l’entrée en scène de ce nouveau personnage qu’est
l’homme. L’intérêt du criticisme est pour Foucault dans la naissance, en lui, de l’anthropologie ; et
c’est pour cette même raison que l’élaboration d’une archéologie des sciences humaines s’impose à
la philosophie, en ce qu’elle nous permet d’accéder à un « profond apaisement »3 dans la pensée que
l’homme n’est finalement qu’une invention récente, qui disparaîtra dès que le savoir se sera déplié ou
replié autrement. L’interprétation de Kant a, on le voit, une fonction polémique et un statut qui
n’apparaît qu’au vu de ce qui peut et doit être fait aujourd’hui du constat, pour Foucault heureux, de
l’évanouissement de l’homme comme figure tutélaire du savoir. Kant a su ouvrir l’espace d’une
critique, qu’il a refermé lui-même dans un nouveau dogmatisme. Rien n’empêche toutefois de
reprendre, tout autrement, cette ouverture inaugurale :
« Cette pensée dont tout jusqu’à présent nous a détournés, mais comme pour nous mener jusqu’à
son retour, de quelle possibilité nous vient-elle, de quelle impossibilité tient-elle pour nous son
insistance ? On peut dire sans doute qu’elle nous vient de l’ouverture pratiquée par Kant dans la
philosophie occidentale, le jour où il a articulé, sur un mode encore bien énigmatique, le discours
métaphysique et la réflexion sur les limites de la raison. Une telle ouverture, Kant a fini lui-même
par la refermer dans la question anthropologique à laquelle il a, au bout du compte, référé toute
l’interrogation critique. »4
Mais Kant n’est pas seulement considéré par Foucault en son apport explicite. Il est – telle est du
moins notre hypothèse – utilisé et interprété tout au long de la construction de la méthode
archéologique comme l’un des éléments qui marquent la nouveauté de celle-ci. C’est alors la
disposition critique à l’origine d’un déplacement des problèmes où s’enracine la démarche
foucaldienne ; c’est le souci – proche en cela de ce que Kant appelle topique transcendantale –
d’établir les lieux et conditions de naissance d’un concept ; c’est surtout le privilège accordé à la
surface sur la profondeur, à la cartographie sur l’herméneutique, à la constitution d’un champ sur
l’histoire d’une idée, comparable à la vaste topographie de la raison pure que Kant met en place dans
l’Introduction de la Critique de la faculté de juger. L’ensemble de ces traits constitue – sans que
Foucault n’utilise positivement le terme – une méthode de type transcendantal : bien entendu,
l’archéologie ne reprend pas l’intégralité des notions qui construisent le transcendantalisme kantien
en sa spécificité ; cependant, elle s’en inspire en sa structure la plus générale et en son attention au
caractère quasi apriorique des formations discursives et des énoncés élaborant l’épistémè d’une
époque donnée. La sévère critique que Foucault présente de Kant s’articule donc sur ce qu’on pourrait
appeler une archéologie transcendantale, qui intègre la démarche kantienne en excluant précisément
ce qui avait été dans un premier temps critiqué, à savoir le pouvoir synthétique du sujet et sa position
centrale.
Il convient de préciser à titre provisoire en quel sens nous entendrons ici le terme de
« transcendantal » et celui, fort ambigu, d’« a priori ». Kant, on le sait, qualifie de transcendantale
toute connaissance qui s’occupe en général non pas tant d’objets que de notre mode de connaissance
des objets en tant qu’il est possible en général. Cette définition – il faudra nous en souvenir –
n’implique explicitement ni sujet, ni atemporalité de la connaissance ; elle ne détermine en une
première approche que le seul point de vue porté sur le savoir, et le déplacement critique de
l’attention de l’objet vers le rapport à l’objet. De même pour la notion d’a priori : Kant considère
comme a priori les connaissances qui sont absolument indépendantes de toute expérience ; s’il est de
l’a priori dans l’archéologie – et Foucault utilise bien le mot – il ne pourra s’agir que d’un a priori
posé à la condition d’une certaine expérience du savoir, mais en même temps construit par le jeu
stratégique d’autres expériences, institutionnelles ou politiques. Le sens kantien du terme est certes
sensiblement altéré : mais demeure l’expression, essentielle au propos de Foucault, d’un
dédoublement des niveaux d’analyse entre le discours et ce qui le rend possible, entre le champ du
savoir et celui du savoir-pouvoir qui trace les axes selon lesquels une formation discursive trouve
son intelligibilité. Dans une formule restée célèbre, Ricœur dit de Lévi-Strauss qu’à le lire, « on dirait
quelquefois un kantisme sans sujet transcendantal »5 : ces mots nous paraissent directement
applicables à Foucault.
Nous avons envisagé plus haut la possibilité d’une archéologie transcendantale. Sans renoncer à cet
objectif, force nous est de constater que le transcendantal est chez Foucault – et ce avec une vigueur et
une constance particulièrement remarquables – l’objet d’une critique fort sévère. Ainsi affirme-t-il
« éviter toute référence à un transcendantal, qui serait une condition de possibilité pour toute
connaissance »6 ; mais, précise-t-il immédiatement, il n’est pas sûr d’y parvenir. Il s’agit en quelque
sorte d’« historiciser au maximum »7, c’est-à-dire d’attribuer à la configuration spécifique du
territoire archéologique ce que Kant accordait au sujet, et de limiter à une fonction discursive donnée
ce que Kant voyait au fondement de toute connaissance sans exception. Mais cette démarche ne peut
pas « éliminer la possibilité de (se) trouver, un jour, face à un résidu non négligeable qui sera le
transcendantal »8, ni peut-être, ce que Foucault ne dit pas, de voir réapparaître le transcendantal tant
honni sous une forme particulière d’historicité. Foucault souligne clairement ne pas croire au
transcendantal ; cela ne signifie nullement qu’il en exclut l’utilisation méthodologique. Le
transcendantal doit donc être épuré de sa prétention à l’anhistoricité et de sa référence au sujet, sans
être pourtant rejeté en tant que tel. Il convient de rappeler toujours à ce qui se prétend fondement, à ce
qui dans sa finitude se proclame sujet, qu’il n’y aura pas de transcendantalisme lucide sans une
nouvelle critique de la critique, ou peut-être sans une généalogie de la critique qui n’en retiendrait
que ce qui peut entrer dans le cadre délimité d’une archéologie. À ce titre, la prétention de la fonction
transcendantale à recouvrir de son réseau structurant la totalité de l’expérience doit être reconnue
pour ce qu’elle est : le pli empirico-critique d’un nouveau sommeil dogmatique, celui d’une
anthropologie posant sa souveraineté et déclarant l’inanité de ce qui pourrait se donner hors de
l’expérience de l’homme fini. Les sciences de l’homme ne se sont faites qu’au prix de cette
surélévation transcendantale dont nous avons précédemment étudié les formes.
L’analyse archéologique ne peut donc pas être comprise comme une reprise de la question critique
interrogeant le droit d’une science. Elle n’a pas pour objet de rapporter le fait pour une connaissance
d’être donnée à une quelconque source originaire de légitimité. Mais le geste critique, entendu a
minima comme ce décalage, cette torsion interne qui dédouble le champ de l’analyse en un espace
intérieur et un espace discursif, le premier rendant intelligible le second, est selon nous autonome par
rapport à l’interrogation critique sous sa forme kantienne. Ainsi déplacé, ce geste va être conduit à
reconsidérer certaines notions d’origine kantienne, pour en tirer l’essentiel, ce qui – toujours
l’exigence d’actualité de la philosophie – en est utilisable. C’est le cas par exemple du concept de
catégorie. Face à un interlocuteur qui lui demande si l’épistémè a un rapport avec les catégories
kantiennes, Foucault, tout en soulignant que le sens où il entend l’épistémè est incompatible avec
l’acception traditionnelle depuis Kant du terme de catégorie, reconnaît que lui aussi use de catégories,
si on restreint la portée du mot au formalisme de la démarche.9 Débarrassées de toute référence à une
universalité sans histoire, les catégories peuvent être entendues comme « des règles de
fonctionnement de la connaissance qui sont apparues au cours de l’histoire et à l’intérieur desquelles
se situent les différents sujets ».10 Elles n’exigent plus alors de sujet pour leur conférer un pouvoir de
synthèse. Sans sujet, sans renvoi à un universel atemporel, l’anthropologie qui a conduit la pensée
occidentale depuis Kant trouve son terme : mais si l’homme meurt en une telle transformation de la
critique, l’espace que le geste kantien avait ouvert subsiste, simplement déplié autrement, un espace
« où il est enfin à nouveau possible de penser ».11
La mort de l’homme, condition de ce penser autrement, porte en elle la mort du sujet
transcendantal. Celle-ci apparaît significativement non pas tant dans Les Mots et les Choses, où elle est
certes évoquée, mais jamais pour elle-même, que dans L’Archéologie du savoir, ce qui lui confère une
importance méthodologique supplémentaire. Dans l’introduction de ce texte, Foucault marque sa
différence avec une histoire en voie de disparition, et que beaucoup regrettent, celle qui « était en
secret, mais tout entière, référée à l’activité synthétique du sujet »12 L’archéologie comme méthode
historique se construira donc sans sujet, ou plus exactement sans un sujet unique et unifiant. Son objet,
les formations discursives et les énoncés, ne laisse nul espace où, indépendamment de ce qui le
structure, quelque chose comme une liberté du sujet ou, dit Foucault, « une destination
transcendantale »13, pourra se déployer. L’analyse des énoncés doit donc permettre de lever ce que
Foucault appelle « la butée transcendantale »14 qui tend à mesurer tout discours à son être ou à son
origine, c’est-à-dire in fine à une subjectivité constituante. Elle doit surtout se garder de toute
« promesse du retour »15, de toute soumission de la réflexion à la question de l’être de l’homme, de
toute idéologie humaniste où on objecte à la différence de notre présent le statut, supposé
inattaquable, du sujet.
Il s’agit alors de comprendre les modalités diverses de l’énonciation, la pluralité des formations
discursives, l’éclatement des territoires archéologiques sans en référer à l’unité d’un sujet. Que celui-
ci soit pris sous sa forme kantienne, c’est-à-dire comme « pure instance fondatrice de rationalité »16
ou en son pouvoir empirique de synthèse, il ne peut en aucune sorte définir « le régime de ses
énonciations ».17 De manière générale, un énoncé n’exige ni ne renvoie à aucun « Je pense », ni à
aucune origine qui le rendrait possible : il se suffit à lui-même, ou plus exactement prend sens
horizontalement par les rapports qu’il entretient avec le champ où il est formulé, et non verticalement
par une prétendue dépendance à l’égard d’une subjectivité fondatrice.
Il n’est pas question pourtant d’exclure le problème du sujet mais bien de « définir les positions et
les fonctions que le sujet pourrait occuper dans la diversité des discours ».18 La notion de sujet n’est
pas rejetée en elle-même, et elle est parfois indispensable à l’enquête archéologique, comme cela sera
le cas, et de quelle manière, dans L’Usage des plaisirs. Mais toute interprétation transcendantale du
sujet doit être exclue. À la condition de cet affranchissement à l’égard de sa sujétion transcendantale,
l’archéologie peut se construire, comme analyse des énoncés, dans la discontinuité qui en marque le
développement, à l’écart de toute téléologie non critique. Et à la faveur de cette multiplication et de
cette modestie du sujet, l’histoire peut manifester sa dispersion maximale sans un horizon qui la
fermerait, peut « se déployer dans un anonymat auquel nulle constitution transcendantale
n’imposerait la forme du sujet ».19 C’est enfin dans le fidèle constat de la mort du sujet transcendantal
que la philosophie peut être dépouillée – et c’est là sans doute l’essentiel – de son « narcissisme
fondamental ».20
La figure de Kant chez Foucault est, on le voit, contrastée. Mais ce qui s’annonce avec Kant au titre
d’une ontologie du présent, ce qui dans le geste critique – à la condition qu’on l’épure de toute
référence à un universel anhistorique et au sujet transcendantal – peut utilement contribuer à la
démarche de l’archéologie, tout cela permet à la critique kantienne de ne pas se trouver
définitivement disqualifiée par le sommeil anthropologique qu’elle a pu provoquer.
Foucault conclut Les Mots et les Choses en constatant l’éclatement de la philosophie en deux
disciplines, la logique et la littérature. Entre ces deux pôles aujourd’hui fort éloignés l’un de l’autre,
s’ouvre la modernité, « l’espace immédiat de notre réflexion »21 que l’analytique kantienne de la
finitude a inauguré pour nous. Qu’on le veuille ou non, « nous pensons en ce lieu ».22
Quand l’exigence d’un rapport des objets à un « Je pense » supposé central est abandonnée, reste
l’espace gris du transcendantal où scintillent de loin en loin des sujets – territoire que l’archéologue
n’aura de cesse de traverser en tous sens, analogue en cela au philosophe-navigateur dont Kant fait, à
la fin de l’Analytique transcendantale de la Critique de la raison pure, le modèle de toute entreprise
philosophique.
1- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 14.
2- Ibid.
3- Ibid., p. 15.
4- DE I, p. 267 ; même idée p. 474.
5- Paul Ricœur, Lectures 2, Paris, Points-Seuil, 1999, p. 375.
6- DE I, p. 1241.
7- Id.
8- Id.
9- Deleuze a raison de dire qu’il y a à cet égard « une sorte de néo-kantisme propre à Foucault », cf. Gilles Deleuze, Foucault, op.
cit., p. 67.
10- Id.
11- Les Mots et les Choses, op. cit., p. 353.
12- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 24.
13- Ibid., p. 148.
14- Id.
15- Ibid., p. 266.
16- Ibid., p. 74.
17- Id.
18- Ibid., p. 261.
19- Ibid., p. 264.
20- Ibid., p. 265.
21- Ibid., p. 396.
22- Id.
Intermède professoral

L’Ordre du discours (1970)

2 DÉCEMBRE 1970. Michel Foucault vient d’être élu, sur proposition de Jules Vuillemin, au Collège
de France, pour y occuper la chaire d’Histoire des systèmes de pensée. Il y prend la suite de Jean
Hyppolite, grand historien de la philosophie, et surtout, pour le public français, traducteur de la
Phénoménologie de l’esprit de Hegel – une traduction que connaissent et apprécient plusieurs
générations d’étudiants et de professeurs.
Foucault, ce soir là, prononce sa leçon inaugurale, reprise ensuite par Gallimard sous le titre
L’Ordre du discours. Texte curieux et incertain. Tenu dans sa forme par les contraintes rhétoriques de
l’exercice – la captatio initiale, l’hommage final à son prédécesseur –, il s’en écarte par sa liberté de
ton et d’attitude, notamment dans le regard qu’il porte sur les acquis de l’œuvre antérieure. Bilan en
un sens, mais aussi programme de travail pour les futures années d’enseignement ; conclusion de la
séquence archéologique consacrée au savoir et amorce d’une analytique du pouvoir qui aboutira à
Surveiller et punir ; justification a posteriori d’une méthode fructueuse et sévère autocritique de
quelques-unes de ses errances. L’intérêt du texte est dans cette oscillation, ce boitement
caractéristique. Il offre aussi, dans notre propre développement, la possibilité de regrouper les
linéaments d’une pensée qui n’a de cohérence qu’après coup, notamment dans ses moments
explicitement rétrospectifs.
Le texte débute avec une curieuse confession, structuraliste en sa thèse, mais aussi propre à la voie
singulière que Foucault a tracée dans le champ philosophique. Contre les usages les plus constants
d’une ouverture, Foucault ne parle pas de lui, mais de son effacement dans des discours qui le
débordent. Ça parle, et une leçon au Collège de France, celle dont rêve Foucault pour sa séance
inaugurale, ne serait qu’une figure à peine personnalisée d’un discours anonyme empruntant, pour
s’en extraire aussitôt, le ton et la voix du professeur Foucault. Disparition de l’auteur, détermination
structurale du langage, rien d’original donc pour un penseur du début des années 1970. Mais aussi
l’affirmation plus spécifique d’un désir de disparition de soi-même, de la philosophie, du sujet, de
l’homme encore peut-être. Foucault nie, comme d’habitude, ce qu’une telle posture peut avoir de
propre à son travail ; il n’est pas sûr pourtant que soient nombreux les philosophes souhaitant leur
absorption dans l’horizon indéterminé d’un langage sans nom.
Il faut parler néanmoins. L’institution y pousse, comme s’il fallait toute sa puissance pour conjurer
les périls d’un discours dont chacun percevrait obscurément les risques.
D’où cette hypothèse, qu’il va falloir vérifier et qui était déjà secrètement à l’œuvre dans les
ouvrages antérieurs :
« Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée,
organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les
pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable
matérialité. »1
Il y aurait une politique du discours dans l’organisation de sa production ; et il y aurait aussi une
façon de faire de la politique dans le discours, dans ses instances de légitimation, ou même dans sa
structure propre. Le discours comme articulation et conjonction de l’analyse du savoir et sa fonction
institutionnelle, de la connaissance et de ses effets, de la science et de l’objectivation politique dont
elle peut être le produit. Savoir-pouvoir-discours, dans l’ordre que l’on préférera, ou dans une
incessante circularité.
Ce contrôle du discours apparaît d’abord sous la forme de l’interdit : non que celui-ci se formule
simplement par un discours, mais bien en ce que le discours est le lieu d’expression de rapports de
pouvoir, par exemple ceux de la politique ou ceux du contrôle de la sexualité. Annonce déjà de La
Volonté de savoir, quand le discours sur le sexe est le vrai pouvoir sur le sexe.
Foucault revient aussitôt à ses premières amours, la folie, la raison, leur partage. Il ne reconduit
pas ici la minutie de l’Histoire de la folie ; il la résume d’un trait : la négation de la parole du fou
comme forme d’exclusion. Les choses ont peut-être changé de nos jours, mais pas l’investissement
politique du discours du fou, un investissement qui fonctionne autrement, dans le silence d’une écoute
soutenue par tout un appareil institutionnel.
Il y a une histoire politique de l’interdit ; il y a une histoire politique du partage ; il y a aussi une
histoire de la vérité, de ses figures, de ses effets, de son usage. Foucault sait et sent que cette troisième
proposition est plus polémique. On a toujours considéré la vérité comme adéquation du jugement aux
choses mêmes, on l’a toujours pensée comme universelle et anhistorique, même si on admettait
volontiers par ailleurs l’historicité des discours et des institutions. La volonté de vérité aurait elle
aussi son histoire, inséparable de celle des autres formes du discours :
« Or cette volonté de vérité, comme les autres systèmes d’exclusion, s’appuie sur un support
institutionnel : elle est à la fois renforcée et reconduite par toute une épaisseur de pratiques comme
la pédagogie, bien sûr, comme le système des livres, de l’édition, des bibliothèques, comme les
sociétés savantes autrefois, les laboratoires aujourd’hui. Mais elle est reconduite aussi, plus
profondément sans doute par la manière dont le savoir est mis en œuvre dans une société, dont il est
valorisé, distribué, réparti et en quelque sorte attribué. »2
Foucault affirme que cette troisième forme d’exclusion a été l’objet de sa pensée. En un sens, il est
sincère ; mais l’idée d’une volonté de vérité est, du moins dans cette formulation, nouvelle, comme si
Foucault avait su trouver les mots pour dire ce qui inquiétait déjà son analyse de la folie, de la
clinique ou des sciences humaines, et prendre ainsi le relais des systèmes d’exclusion déjà esquissés,
celui de l’interdit et celui du partage. La volonté de vérité comme machinerie : voilà l’objet du travail
à venir, comme il l’aurait été du travail passé.
La suite du texte paraît provisoirement s’éloigner de cette thèse première. Il y est question du
discours dans ses partages internes, dans ses procédures de hiérarchisation et de légitimation, comme
celle du commentaire ou celle de l’institution de l’auteur. Il y a une politique de l’attribution à un
auteur d’un regroupement de discours, façon à nouveau de contrôler le discours, en le figeant en une
identité assignable, limitant ainsi la prolifération de ses effets.
Autre manière pour Foucault de s’effacer de son discours, en tentant ainsi d’amoindrir
l’expression d’un pouvoir qui l’installerait comme auteur, au prix d’une exclusion dont il ne veut pas
être complice. Et il en est de même des partages entre disciplines, des limites et des frontières qu’elles
imposent :
« À l’intérieur de ses limites, chaque discipline reconnaît des propositions vraies et fausses ; mais
elle repousse, de l’autre côté de ses marges, toute une tératologie du savoir. »3
La division disciplinaire, élément central d’une vision généreuse et universaliste de la science, est
une police du discours. Une police tout à la fois féconde et productive, contraignante et sourdement
violente.
Logique du partage, police du discours. Puis un troisième groupe de procédures qui obéissent à un
principe de raréfaction et dont l’effet est de déterminer le sujet légitime du discours. L’ordre du
discours est simultanément un principe d’organisation et de subjectivation. Séparation, production,
sélection : voilà « toutes les contraintes du discours : celles qui en limitent les pouvoirs, celles qui en
maîtrisent les apparitions aléatoires, celles qui font sélection parmi les sujets parlants ».4
La leçon, en son mitan, va confronter ce qui vient d’être dit du discours à certaines thèses
philosophiques plus classiques. Celles-ci, loin d’offrir une résistance particulière à la police du
discours, viennent à son secours, en tentant d’exclure tout intermédiaire entre la pensée pure et sa
forme visible, la parole. La philosophie comme négation de l’épaisseur du discours ; et
corrélativement la philosophie du sujet comme prétention à traverser sans perte l’épaisseur des
choses dans l’acte fondateur de la connaissance ou de l’interprétation.
« Dans son rapport au sens, le sujet fondateur dispose de signes, de marques, de traces, de lettres.
Mais il n’a pas besoin pour les manifester de passer par l’instance singulière du discours. »5
La société occidentale serait malade de logophobie – qu’il faudrait faire résonner avec le
logocentrisme derridien, dont il n’est pas sûr qu’il faille le penser en une complète opposition à la
thèse de Foucault. Contre le grand bourdonnement et la violence du discours, la prétention d’un sujet
tout-puissant, celle d’une signification originaire de la nature ou celle de l’ordre de la représentation.
Et contre ces formes d’assujettissement, les trois décisions, urgentes, que Foucault veut élaborer :
« Remettre en question notre volonté de vérité ; restituer au discours son caractère d’événement ;
lever enfin la souveraineté du signifiant. »6
À ce programme de travail – trois formes d’exclusion, trois principes d’ordre du discours, trois
décisions – sont liés quatre préceptes méthodologiques qu’il faut clarifier. Un principe de
renversement d’abord, qui montrera que les figures de la maîtrise ne sont fécondes que comme
figures de la raréfaction. Un principe de discontinuité qui verra dans les discours des pratiques
irréductibles à la belle ordonnance d’un langage sans rupture. Un principe de spécificité, qui
modulera l’analytique des discours selon leur domaine d’application. Un principe d’extériorité enfin,
le plus inédit :
« Ne pas aller du discours vers son noyau intérieur et caché, vers le cœur d’une pensée ou d’une
signification qui se manifesteraient en lui ; mais, à partir du discours lui-même, de son apparition et
de sa régularité, aller vers ses conditions externes de possibilité, vers ce qui donne lieu à la série
aléatoire de ces événements qui en fixent les bornes. »7
L’événement contre la création ; la série contre l’unité ; la régularité contre l’originalité ; la
condition de possibilité contre la signification. Et partant une tout autre histoire des systèmes de
pensée, qui n’a plus rien de commun avec une histoire des doctrines, des auteurs, des œuvres.
Contre le grand, l’exceptionnel, la petitesse, celle des textes oubliés – les archives de peu de gloire
dira Surveiller et punir –, en une démarche comparable à celle des historiens des Annales, qui explore
la longue durée par une attention nouvelle aux micro-événements.
L’histoire de la pensée est celle des discours comme événements discursifs, curieux syntagme
qu’on ne pourra comprendre et saisir que par un matérialisme de l’incorporel encore plus étrange :
voir les événements dans leur solidité, leur dimension politique et institutionnelle, tout en pensant leur
principe d’ordre, le discours justement, qui va bien au-delà des corps.
Avant de conclure son propos par un hommage sincère à Jean Hyppolite, Foucault esquisse les
chantiers qu’il compte exploiter, dans ses livres comme dans son enseignement.
Un premier ensemble de travaux, qualifié de critique, sera consacré au renversement, et visera à
analyser les formes de la politique du discours ; un second, qualifié de généalogique, élaborera les
conditions d’apparition, de naissance et de variation d’un type de discours particulier. Quelques
exemples, comme autant d’annonces. Le volet critique portera sur les fonctions d’exclusion, en
continuant ce qui a déjà été fait pour la folie. On pourra ainsi analyser le système d’interdits qui
régule non la sexualité mais le discours sur la sexualité – ce sera La Volonté de savoir. Mais dans
l’immédiat, Foucault entend se consacrer au troisième système d’exclusion – politique de la vérité –,
qui consiste à sélectionner un sujet particulier comme source unique d’un discours légitime : partage
du discours vrai et du discours faux chez Platon, élaboration d’une doctrine de l’observation en
Angleterre, au XVIe siècle, ou encore l’idéologie positiviste du début du XIXe, toutes choses dont
parleront certes les cours, mais bien peu les livres. Cette perspective critique pourra prendre encore
d’autres directions : mesurer l’effet du discours à prétention scientifique sur le fonctionnement du
système pénal, ou analyser les procédures instituant l’autorité de l’auteur.
Le volet généalogique de l’entreprise ne prendra pas d’autres objets, mais les mêmes du point de
vue de la formation effective des discours. Alors que la partie critique mettait en œuvre le seul
principe du renversement, la généalogie fait fonctionner les principes de discontinuité, de spécificité
et d’extériorité. Bien évidemment, critique et généalogie vont de concert – l’archéologie signifiant
justement cette dualité spatio-temporelle de la méthode. La formation du discours intègre des
procédures de contrôle, ou s’intègre à elles. Et La Volonté de savoir montrera, contre l’hypothèse
répressive, que la formation du discours peut être en elle-même une procédure de contrôle. Foucault
résume, en une formule d’une rare efficacité, les deux visages de son travail :
« La part critique de l’analyse s’attache aux systèmes d’enveloppement du discours ; elle essaie
de repérer, de cerner ces principes d’ordonnancement, d’exclusion, de rareté du discours. Disons,
pour jouer sur les mots, qu’elle pratique une désinvolture appliquée. La part généalogique de
l’analyse s’attache en revanche aux séries de la formation effective du discours : elle essaie de le
saisir dans son pouvoir d’affirmation, et j’entends par là non pas un pouvoir qui s’opposerait à celui
de nier, mais le pouvoir de constituer des domaines d’objets, à propos desquels on pourra affirmer
ou nier des propositions vraies ou fausses. »8
Rareté, singularité, contre le sens et l’universalité d’un signifiant. Contre le structuralisme aussi,
ajoute Foucault, raillant ceux qui persistent à lui attribuer l’étiquette. Dénégation dont nous avons dit
plus haut la relative malhonnêteté.
Foucault reconnaît finalement ses dettes, à l’égard de son prédécesseur, Jean Hyppolite, mais aussi,
de manière moins attendue, à l’égard de deux penseurs, Dumézil et Canguilhem. Le premier,
anthropologue et spécialiste des mythes, a donné à Foucault de savoir lire l’économie d’un discours
sans tomber dans l’exégèse sauvage ou dans un formalisme stérile. Le second, historien et philosophe
des sciences, aura su montrer – par exemple dans son histoire du concept de réflexe – que l’histoire
des sciences était marquée par des événements qui ne s’expliquent ni par l’idéologie ni par la
découverte, mais qui relèvent précisément d’une rupture ou d’une nouveauté conceptuelles. Enfin,
Jean Hyppolite, dont le nom est inséparable de celui de Hegel, un philosophe que Foucault, à l’instar
de toute une génération marquée par Marx et Nietzsche, aurait pu avoir tendance à écarter. Hyppolite
aura su dire ce qu’il en coûte de se détacher de Hegel, en même temps que ce qu’on pourrait trouver
d’utilisable en lui. La traduction de la Phénoménologie de l’esprit, loin de fermer le système hégélien,
en indique l’inachèvement constitutif, le mouvement, l’interrogation réitérée. Apparaît ainsi une
figure de la philosophie dont Foucault, pour les raisons que nous avons déjà dites, ne va jamais
s’éloigner, « philosophie inquiète, mobile tout au long de sa ligne de contact avec la non-philosophie,
n’existant que par elle pourtant et révélant le sens que cette non-philosophie a pour nous. »9
Jean Hyppolite. Voilà la voix que Foucault aurait bien voulu entendre, le discours où il aurait voulu
s’inscrire, le langage où il aurait pu se loger.
1- Michel Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., pp. 11-12.
2- Ibid., pp. 19-20.
3- Ibid., p. 35.
4- Ibid., p. 39.
5- Ibid., p. 49.
6- Ibid., p. 53.
7- Ibid., p. 55.
8- Ibid., p. 71.
9- Ibid., p. 78.
4

Généalogie – Du pouvoir

Analytique du pouvoir

À partir des années 1970, l’archéologie va progressivement intégrer une dimension nouvelle à
l’étude des formations discursives. Sans renoncer à son refus d’une compréhension du discours
comme émanation du pouvoir, Foucault entend montrer que les rapports de pouvoir, notamment
institutionnels, entrent en une relation de causalité circulaire avec la constitution du savoir, cette
relation structurant de l’intérieur la production des discours. Foucault, on l’a dit, n’est pas marxiste, et
il ne réduira jamais le concept à l’idéologie ; il n’est pas non plus question de lui donner la faculté de
créer du pouvoir, par la seule magie de sa vérité. La trame épaisse de la rationalité, celle qui s’impose
à un moment donné comme vérité et comme norme, ne pourra être saisie que par une double
démarche : expliquer d’une part comment un discours s’élabore en sa logique propre ; décrire
d’autre part les effets de pouvoir qui déterminent de l’intérieur cette même logique, sans pourtant
qu’elle ne devienne un pur produit du pouvoir.
« Ce savoir ne prend pas corps seulement dans des textes théoriques ou des instruments
d’expérience, mais dans tout un ensemble de pratiques et d’institutions : il n’en est pas toutefois le
résultat pur et simple, l’expression à demi consciente ; il comporte en effet des règles qui lui
appartiennent en propre, caractérisant ainsi son existence, son fonctionnement et son histoire. »1
Nous y reviendrons quand nous analyserons le rapport de Foucault à Nietzsche, mais l’on peut ici
remarquer que le travail de Foucault n’a pas pour objet de dégager une origine du savoir, plus vraie
que lui, qui existerait quelque part dans le secret ou le mystère de la profondeur du pouvoir. Celui-ci
n’est pas l’essence du savoir, mais il tisse avec lui la trame des discours, leur ôtant ainsi leur
prétendue pureté, alourdissant l’indépendance rêvée de la science par la « dérisoire méchanceté »2 des
bas-fonds où cette science est née – asile, prison, école. L’étude du pouvoir sous-jacent à la
formulation d’un discours à prétention théorique ne détruit pas forcément la valeur de celui-ci. Mais
en densifiant le réseau déterminant la forme et le moment de son émergence, il en rend plus manifeste
la contingence. Autrement dit : lester politiquement une théorie revient à alléger sa puissance
contraignante. Là encore, l’archéologie a une dimension ouvertement généalogique :
« La généalogie, ce serait donc, par rapport au projet d’une inscription des savoirs dans la
hiérarchie du pouvoir propre à la science, une sorte d’entreprise pour désassujettir les savoirs
historiques et les rendres libres, c’est-à-dire capables d’opposition et de lutte contre la coercition
d’un discours théorique unitaire, formel et scientifique. »3
L’analytique du pouvoir est libératrice, à la condition qu’elle renonce à l’illusion d’un pouvoir
centralisé et souverain qui aurait une fonction répressive, et qu’il faudrait combattre pour cette seule
raison. Il faut au contraire prendre le pouvoir dans son efficacité réelle, c’est-à-dire dans les
institutions et les pratiques apparemment mineures où il s’enracine. Penser le pouvoir « là où il
devient capillaire »4, à ses extrémités : et ainsi réfléchir à la prison non comme émanation d’une
souveraineté politique mais comme figure d’une discipline diffuse. Le pouvoir fonctionne en réseau,
il traverse le corps, il circule et en ce sens n’est pas plus détenu par celui qui l’exerce que par celui
qui le subit. Le savoir prend place dans cette circulation réticulaire, tout en obéissant à ses propres
règles de circulation.5
Le pouvoir n’est pas une substance, il n’est « qu’un type particulier de relations entre individus ».6
L’archéologie n’est pas une ontologie, mais une cartographie relationnelle, qui dégage, dans un
champ d’action particulier, la structure d’exercice du pouvoir, en s’attachant aux institutions mais
surtout aux relations intrainstitutionnelles7 qui en constituent le point d’ancrage.

Pouvoir-savoir et savoir-pouvoir

L’analytique du pouvoir et l’archéologie du savoir ne font qu’une dans la mesure où elles se


donnent l’une et l’autre dans une histoire de la procédure, c’est-à-dire des mécanismes de légitimation
d’un discours prétendant à la vérité.
Circularité inédite de la causalité, fondée sur l’idée que le pouvoir produit, et qu’il nourrit son
exercice des savoirs qu’il a lui-même constitué. Dans Surveiller et punir : le carcéral augmente son
pouvoir sur les êtres grâce au concept de normalité et même d’humanité, qui tiennent leur forme de la
logique disciplinaire qui a accompagné et partiellement déterminé leur élaboration. Foucault énonce
clairement cette thèse, dès les premières pages de l’ouvrage et juste après le récit du supplice de
Damiens :
« La sentence qui condamne ou acquitte n’est pas simplement un jugement de culpabilité, une
décision légale qui sanctionne ; elle porte avec elle une appréciation de normalité et une
prescription technique pour une normalisation possible. Le juge de nos jours – magistrat ou jurés –
fait bien autre chose que “juger”. »8
La justice ne sanctionne pas dans la pureté d’une sanction : elle établit toujours dans le jugement la
transgression d’une norme qu’elle n’a pas elle-même créée. Elle est structurellement condamnée à
légitimer son exercice par un savoir non judiciaire, à prétention scientifique, mais qui à son tour n’est
pas pur de toute implication institutionnelle et disciplinaire. Il n’est plus possible, dans ce cadre,
d’affirmer que le pouvoir produit du savoir, ou que du savoir fonde le pouvoir. Il faut plutôt chercher
la matrice commune, nécessairement déjà épistémologico-juridique, théorico-active, dont vont
émaner en un même mouvement « l’humanisation de la pénalité et la connaissance de l’homme »9, la
prison et le laboratoire des sciences humaines. Autrement dit encore : la discipline, qui supplante
l’âge des supplices, est le fond technique et cognitif qui structure les institutions et les connaissances,
qui vont s’établir sur son modèle. Et Foucault d’introduire ici un concept nouveau, celui de pouvoir-
savoir :
« Ce n’est pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au
pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué,
qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance. »10
L’objet du texte est à présent nettement défini : la sanction normalisatrice et la technologie
disciplinaire qui constituent le lieu de naissance commun de la pénalité moderne et des sciences
humaines11. La chronologie de l’étude est à son tour clarifiée. Les disciplines existaient depuis fort
longtemps. Mais il a fallu attendre la fin du XVIIIe pour que les procédés disciplinaires « atteignent le
niveau à partir duquel formation de savoir et majoration de pouvoir se renforcent régulièrement selon
un processus circulaire ».12 La pénalité et l’évidence de la prison sont des produits culturels récents.
On punissait un corps en le faisant souffrir dans l’éclat des supplices ; on sanctionnait un sujet en
disciplinant son âme ; on s’attache, depuis plus de deux siècles, à délimiter, techniquement,
architecturalement et conceptuellement un individu, le délinquant, ce monstre qui est tout à la fois un
être à normaliser, un coupable à corriger, un objet à connaître et un danger à exorciser dans
l’obscurité de son séjour.

Le principe d’immanence

Le pouvoir est immanent au champ où il opère. On a coutume de figurer le pouvoir comme une
souveraineté, toujours conçue selon le modèle du roi ou de l’État, et on croit que là où il n’y a pas de
souverain, il n’y a pas vraiment de pouvoir. Contre ce modèle étatique, Foucault va proposer deux
thèses dont l’articulation pose un problème. D’une part, le pouvoir est d’autant plus efficace qu’il se
diffuse insensiblement dans l’espace social ; d’autre part, le pouvoir se manifeste comme pouvoir
souverain et centralisé pour mieux faire oublier qu’il s’est toujours déjà dilué et rendu invisible. La
figure de l’État ou celle du roi est un gage donné à ceux sur qui s’exerce le pouvoir, un effet
d’affichage destiné à leur faire croire qu’il est à la fois légitime et délimité. Le pouvoir est d’autant
plus invisible qu’il présente l’image de la plus grande visibilité. Pas de ruse dans un tel mouvement,
pas de machiavélisme cynique, mais la simple mécanique d’un exercice.
Le pouvoir est toujours local, au sens où il n’est pas centralisé, universel et global, mais aussi au
sens où il se diffuse dans des lieux spécifiques, le plus souvent invisibles. Encore une fois, Foucault
est très loin du modèle marxiste, comme le souligne à juste titre Deleuze.
« À ce qu’il y a encore de pyramidal dans l’image marxiste, la micro-analyse fonctionnelle
substitue une stricte immanence où les foyers de pouvoir et les techniques disciplinaires forment
autant de segments qui s’articulent les uns aux autres, et par lesquels les individus d’une masse
passent ou demeurent, corps et âmes. »13
Foucault consacre à la question de la souveraineté, finalement peu abordée dans ses livres,
d’importants développements dans ses cours. Le projet en est des plus explicites :
« Faire ressortir les rapports de domination plutôt que la source de souveraineté, cela voudra dire
ceci : ne pas essayer de les suivre dans ce qui constitue leur légitimité fondamentale, mais essayer,
au contraire, de chercher les instruments techniques qui permettent de les assurer. »14
Une analytique du pouvoir ne doit pas partir d’un sujet de droit déjà constitué, et suivre le
mécanisme contractuel par lequel il constitue, avec d’autres sujets, ce sujet collectif qu’est l’État. Elle
doit décrire les mécanismes et les technologies de la subjectivation et de l’assujettissement constituant
effectivement des relations de pouvoir. La Volonté de savoir, après Surveiller et punir, le dira aussi à
sa manière : il n’y a nulle part un pouvoir central qui réprime et rejette, ni même une forme massive
de répression de la sexualité, mais bien un « réseau subtil de discours, de savoirs, de plaisirs, de
pouvoirs »15 dont il faut dresser la topologie précisément. Une économie politique de la volonté de
connaître le sexe, plutôt qu’une histoire de son contrôle négatif.
Le pouvoir fait toujours partie d’un dispositif théorico-actif. Ce sur quoi il porte récupère
naturellement cette dualité, et est à cet égard difficilement situable dans la seule conceptualité ou dans
la seule matérialité. L’objet de Surveiller et punir n’est pas seulement le corps qu’on maltraite, qu’on
règle ou qu’on enferme ; il n’est pas non plus une âme qu’on corrige ou qu’on soigne par la sanction.
En faisant une microphysique du pouvoir sous la forme d’une histoire des disciplines, Foucault
entend bien faire en même temps une généalogie de l’âme moderne, comme si la cible de l’institution
pénitentiaire n’était ni un être matériel, ni une réalité spirituelle, mais bien cette âme réelle et
incorporelle, concrète et non substantielle, et dont il lui faut donner une définition singulièrement
balancée :
« Cette âme réelle, et incorporelle, n’est point substance ; elle est l’élément où s’articulent les
effets d’un certain type de pouvoir et la référence d’un savoir, l’engrenage par lequel les relations de
pouvoir donnent lieu à un savoir possible, et le savoir reconduit et renforce les effets de pouvoir. »16
L’analytique du pouvoir est une cartographie qui prend pour objet l’étrange matérialité de cette
machine diffuse et efficace, qui structure l’espace social. Elle a ainsi pour finalité de faire voir ce qui
est invisible, non par la profondeur de son enracinement mais justement par la superficialité de ses
effets. « Derrière le rideau il n’y a rien à voir, mais il était d’autant plus important chaque fois de
décrire le rideau »17 : comprendre le pouvoir n’est pas chercher sa vraie nature sous ce qu’il produit,
mais décrire son fonctionnement dans l’épaisseur des discours qu’il suscite.
Le pouvoir ne se voit pas, mais on peut voir ce qu’il fait voir, et on peut déceler dans son exercice
la présence insistante d’un modèle, celui de la visibilité justement. C’est le panoptisme de Surveiller et
punir, quand le contrôle pénitentiaire coïncide avec la transparence totale, aux yeux des surveillants,
de la vie des prisonniers18 ; c’est, plus subtilement encore, dans La Volonté de savoir, la maîtrise de la
sexualité s’exerçant dans l’exigence d’en parler le plus possible.19 Ce qui est vu, ce qui est dit, tombe
alors dans l’emprise d’une rationalité tout à la fois discursive et institutionnelle.

Le pouvoir psychiatrique

L’Histoire de la folie, avec la relative maladresse des débuts, entreprend bien, mêlée à l’histoire des
institutions, une généalogie du pouvoir psychiatrique. Mais celle-ci prend sa forme complète et
définitive dans les cours de Foucault, où il tente de réaliser le programme annoncé dans l’Archéologie
du savoir : dresser le portrait de la formation discursive qui encadre la folie.
« Le discours psychiatrique, au XIXe siècle, se caractérise non point par des objets privilégiés mais
par la manière dont il forme ses objets, au demeurant fort dispersés. Cette formation est assurée par
un ensemble de relations établies entre des instances d’émergence, de délimitation et de
spécification. »20
Penser le pouvoir psychatrique ne peut plus se faire par le simple transfert du modèle de la
souveraineté politique au domaine du traitement des fous. Foucault va au contraire accompagner sa
réflexion sur la discipline, telle qu’elle va complètement se déployer dans Surveiller et punir, d’une
analyse de la microphysique du pouvoir psychatrique, en modifiant par là même certaines thèses de
l’Histoire de la folie.
Les Cours explorent longuement les procédures disciplinaires, avant de situer, à l’intérieur de ce
cadre, le pouvoir spécifique de la psychiatrie. Foucault propose d’appeler « Fonction-Psy » le
système articulant le discours, l’institution et l’individu, et destiné à offrir un substitut disciplinaire à
la famille, à chaque fois que celle-ci est défaillante.21 Le pouvoir psychiatrique émergeant au début du
XIXe siècle est la synthèse efficace de l’image de la souveraineté paternelle et d’une technologie
disciplinaire élaborée ailleurs. L’asile reconduit le modèle panoptique. Et comme toute technologie
de pouvoir, il s’efforce de produire la vérité de son objet, vérité du corps, de l’âme, et aussi vérité
d’une normalité rétablie, qui permettra à l’individu traité de se soumettre à nouveau à l’autorité
supposée naturelle de la famille.22
L’intérêt de Foucault pour les anormaux, ceux qu’on qualifie de monstre, pour les parricides, les
incestueux, les hermaphrodites ou les criminels exceptionnels ne relève pas d’une curiosité pour le
pittoresque, le trivial ou l’horreur morale. Il faut le comprendre à l’intérieur d’une analytique du
pouvoir comme producteur de normalité, et non comme répression de la marginalité. Une thèse qui
organise le travail de Foucault comme enseignant, mais qui préside bien sûr également à la rédaction
de Surveiller et punir – la production de l’homme des sciences humaines – ou à celle de La Volonté de
savoir – la production du sexe. Le cours du 15 janvier 1975 le dit fort bien :
« Ce que le XVIIIe siècle a mis en place par le système “discipline à effet de normalisation”, par le
système “discipline-normalisation”, il me semble que c’est un pouvoir qui, en fait, n’est pas
répressif mais productif, la répression n’y figurant qu’à titre d’effet latéral et secondaire, par
rapport à des mécanismes qui, eux, sont centraux par rapport à ce pouvoir, des mécanismes qui
fabriquent, des mécanismes qui créent, des mécanismes qui produisent. »23

L’éclat des supplices

Ce que nous avons dit jusqu’ici du pouvoir, de ses modalités d’exercice et des précautions
méthodologiques qu’il faut prendre pour le saisir en son équivoque matérialité, tout cela trouve sa
plus belle illustration dans ce maître-livre qu’est Surveiller et punir.
Le point de départ de l’histoire de la pénalité est le portrait d’une époque et d’une société où celle-
ci ne pouvait avoir de sens, tant la punition était conçue sur le modèle de la souffrance corporelle
maximale. Non pas une âme à sanctionner, encore moins un sujet juridique à exclure, mais bien
d’abord un corps, montré avec un maximum d’éclat dans l’humiliation de sa déchéance.
Le droit est secret, le supplice est éclatant, selon une logique que la pénalité va retourner, en
exigeant la publicité du jugement tout en exilant le délinquant dans l’obscurité de sa geôle. La
violence physique ici manifestée s’articule à une conception de la vérité judiciaire que l’on pense
pouvoir être extorquée par cette même violence. Étrange coalescence de deux démarches,
inquisitoriale et punitive, que nous avons l’habitude de dissocier :
« Le corps interrogé dans le supplice constitue le point d’application du châtiment et le lieu
d’extorsion de la vérité. Et tout comme la présomption est solidairement un élément d’enquête et un
fragment de culpabilité, la souffrance réglée de la question est à la fois une mesure pour punir et un
acte d’instruction. »24
La visibilité volontaire de la sanction participe d’un mécanisme politique, destiné à exprimer la
souveraineté du roi, chaque délit étant au fond considéré comme un petit régicide, le régicide effectif
étant à son tour placé au sommet de la hiérarchie du crime. Cet éclat et cette exigence de manifestation
vont disparaître peu à peu : il n’est pas certain que des sentiments soudainement plus humains soient à
l’origine de cette disparition ; il est même probable que le pouvoir politique ait senti, un peu
confusément, que la ritualisation de sa puissance pouvait avoir des effets incontrôlables, et toucher
aux passions du peuple. Gestion économique du politique, plus que limitation humanitaire :
« Sous l’humanisation des peines, ce qu’on trouve, ce sont toutes ces règles qui autorisent, mieux,
qui exigent la “douceur”, comme une économie calculée du pouvoir de punir. »25

Minuties disciplinaires

La thèse finale de Foucault est déjà préfigurée dans ces premiers chapitres. À partir du moment où
le supplice a été considéré comme insupportable, la punition de l’âme s’est installée à sa place et avec
sa fonction. Mais plusieurs modèles punitifs concurrents auraient pu déterminer la forme concrète de
la sanction des délits et des crimes. Si la prison s’est imposée, il faut y voir l’effet de la diffusion du
dispositif disciplinaire élaboré hors du domaine pénal, dans la construction de la peine la plus adaptée
à la nature de ce qu’il faut punir.
À la fin du XVIIIe siècle, les supplices sont l’objet d’incessantes critiques. On ne lui objecte pas tant
une humanité positivement conçue et connue que des limites juridiques : en préservant le corps
individuel, il s’agit d’« insérer le pouvoir de punir plus profondément dans le corps social »26, de lui
donner aussi une efficacité nouvelle dans la protection des biens, tout en laissant se développer un
illégalisme des droits dont la bourgeoisie ne cessera d’abuser.
La punition devient un principe universel et généralisé qui doit gérer de façon différentielle les
illégalismes en obéissant à des règles extrêmement précises, constitutives de ce que Foucault appelle
une sémio-technique.27 On va alors s’efforcer d’affiner la sanction, en la pliant à ce système
d’exigences : règle de la quantité minimale, qui garantit qu’un désavantage déterminé corresponde à
chaque délit ; règle de l’idéalité suffisante qui fait reposer l’effet dissuasif de la peine sur sa
représentation par le délinquant potentiel, et non sur la crainte d’une souffrance ; règle des effets
latéraux qui établit le caractère insupportable de la peine non chez le coupable mais chez les autres
membres de la société ; règle de la certitude parfaite qui adjoint précisément faute et punition ; règle
de la vérité commune qui soumet la procédure d’établissement de la vérité juridique aux critères de la
science ; règle enfin de la spécification optimale qui prévoit une classification générale de tous les
délits possibles.
La punition est encore une technologie du pouvoir. Mais dans le respect de la sémio-technique
qu’elle s’impose, elle se double « d’une relation d’objet dans laquelle se trouvent pris non seulement
le crime comme fait à établir selon des normes communes, mais le criminel comme individu à
connaître selon des critères spécifiques ».28 Le corps du coupable n’est plus chose à manipuler, mais
une sorte de bien public auquel il faut faire sentir, précisément en s’adressant à l’âme qu’il contient, la
puissance objective et objectivante de la loi. On peut se demander pourquoi ce système si raffiné a pu
se transformer, quelques décennies plus tard, dans la forme-prison qui se caractérise justement par
son indifférence aux différences. Comment est-il possible que le théâtre punitif de la sémio-technique
se concrétise finalement dans une incarcération massive portant à nouveau, mais tout autrement, sur
un corps, alors qu’on pensait qu’il était plus utile de parler aux âme ? Les dernières années du
XVIIIe siècle sont marquées par ce dilemme : soit on tente d’établir pour de bon la punition
généralisée, en instituant une société punitive qui exige des peines distinctes et à chaque fois
adaptées ; soit on recouvre par la forme-prison tous les illégalismes, sans distinctions. Le deuxième
modèle s’est imposé, justement parce qu’il a récupéré l’efficacité des disciplines et assuré la jonction
de la fonction de redressement et de la fonction punitive, produisant tout à la fois le délinquant,
l’évidence de la prison et la maîtrise des illégalismes populaires. On comprend mieux l’articulation
du texte qui insère le « surveiller » dans une histoire du « punir ».
La discipline, définie comme « l’ensemble des techniques en vertu desquelles les systèmes de
pouvoir ont pour objectif et résultat la singularisation des individus »29, n’est pas essentiellement la
position d’une norme, mais bien l’exercice d’une surveillance. L’examen est son principe, et il est
donc normal que des procédures étrangement similaires se donnent dans les hôpitaux, les écoles et les
prisons, ou encore, sous la forme de l’examen de soi-même, dans la mécanique des aveux qui
constitue l’objet dernier de l’œuvre de Foucault.
Surveiller et punir analyse l’efficacité des disciplines comme instances de production des
individus, en même temps que comme instance d’élaboration involontaire de la norme qui régit leur
examen. La thèse centrale de Foucault est justement que la surveillance n’interdit rien30, ne réprime
rien, et que toute sa force est de se plier au plus parfait respect des sujets à qui elle s’applique.
La créativité disciplinaire porte d’abord sur les corps, dont la docilité initiale permet qu’on les
manipule comme un matériau plastique, conformément à ce que Foucault désigne comme une
« anatomie politique du détail ».31 La discipline individualise le pouvoir tout en assurant la gestion de
la multiplicité sociale ; sa minutie est la garantie de l’universalité de son application. Dans sa
rationalisation, elle ne produit pas que des gestes et des comportements attendus : son effet est en
même temps de constituer le corps comme l’objet possible de savoirs nouveaux. Plus largement : la
discipline crée des individus normalisés – corps et âme –, qu’elle place dans la lumière de son
contrôle.32 L’homme des écoles, des hôpitaux, et plus tard celui des prisons, est un homme calculable.
Foucault va articuler la discipline et la prison en montrant comment, dans son fonctionnement,
celle-ci avait hérité de l’idéal de visibilité qui structure les procédures disciplinaires dans la minutie
perverse de leur exercice. La prison parfaite est celle où tout peut se voir, et où il n’est donc pas
besoin d’exercer continûment un pouvoir sur les corps pour obtenir la contrainte. Un même modèle –
celui du Panopticon de Bentham – peut d’ailleurs tout aussi bien s’appliquer au domaine scolaire ou
aux asiles. Dans tous les cas, « un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation fictive »33,
à savoir la possibilité d’être vu. Le panoptisme est l’accomplissement de la discipline comme
objectivation du pouvoir, et il devient modèle universalisable à partir du moment où le savoir qu’il
permet renforce la norme qu’il impose. La société est prête à accepter la prison. Elle est prête aussi à
voir apparaître, dans un domaine qui devrait relever de la pure théorie, l’homme des sciences
humaines.
On l’ignore souvent : jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’arsenal pénal était d’une grande diversité :
bannissement, amende, fouet, pilori, carcan, marque, supplice éventuellement. Et de temps à autre,
prison. Celle-ci ne revêt l’évidence d’une forme générale de la pénalité qu’à partir du moment où sa
dimension punitive va être surdéterminée par une fonction corrective directement issue des
disciplines. L’isolement, le travail, l’adaptation de la peine à l’individu puni, sont autant d’exigences
qui traduisent en langage pénal les normes de la correction disciplinaire.
« La cellule, l’atelier, l’hôpital. La marge par laquelle la prison excède la détention est remplie en
fait par des techniques de type disciplinaire. Et ce supplément disciplinaire par rapport au juridique,
c’est cela, en somme, qui s’est appelé le “pénitentiaire”. »34
La prison n’enferme pas seulement des coupables, mais bien des délinquants qui sont, certes, les
auteurs des actes pour lesquels ils sont punis, mais aussi des individus dont il s’agit de connaître
l’humanité. Le supplément pénitentiaire a créé ce personnage nouveau, auquel nous allons nous
intéresser plus bas, et dont la description va porter la charge polémique de tout l’ouvrage. Retenons
pour le moment les mots de Foucault, concluant ce si beau chapitre sur l’apparition de la prison :
« La prison, cette région la plus sombre dans l’appareil de justice, c’est le lieu où le pouvoir de
punir, qui n’ose plus s’exercer à visage découvert, organise silencieusement un champ d’objectivité
où le châtiment pourra fonctionner en plein jour comme thérapeutique et la sentence s’inscrire
parmi les discours du savoir. »35

L’hypothèse répressive

S’il y a indéniablement une inflexion éthique dans l’œuvre de Foucault, elle n’intervient pas,
comme on pourrait le croire, entre Surveiller et punir et La Volonté de savoir, mais à l’intérieur de
l’Histoire de la sexualité, après son premier volume, essentiellement programmatique mais
finalement resté sans suite. La thèse de Foucault est identique dans ces deux textes, dont on oublie
souvent qu’ils sont presque contemporains.36 Surveiller et punir est une généalogie du pouvoir
punitif en tant qu’il produit, en récupérant pour lui la logique disciplinaire, à la fois l’homme et le
délinquant. Le pouvoir comme production, contre un marxisme vulgaire qui y voit plutôt une forme
négative. De même, La Volonté de savoir est une généalogie du pouvoir sur le sexe, non comme
interdit mais comme prolifération du discours de la sexualité. Là encore, le pouvoir produit. Et là
encore l’ennemi est identifié : un freudisme simplifié, qui croit que l’on réprime le sexe et que cette
répression passe par sa mise sous silence.37
Dès l’Archéologie du savoir, Foucault annonce qu’il va s’attaquer à ce nouvel objet qu’est le
discours de la sexualité. En 1969, il le conçoit encore comme porteurs d’interdits et de valeurs, et
donc d’une forme de morale, alors qu’il va ensuite plutôt le considérer comme une manière de faire
parler le sexe porteuse de la plus efficace des maîtrises38.
Foucault tente donc une généalogie positive de la science du sexe, en prenant pour objets
spécifiques les stratégies locales d’incitation au discours, en tant qu’elles constituent la condition
d’émergence d’une vérité du sexe.39 Nous reviendrons plus loin sur cette politique de la vérité qui
émerge dans La Volonté de savoir ; nous voudrions insister sur cette hypothèse répressive dont
Foucault montre l’illégitimité, et qu’il doit d’abord réfuter pour que le sens de son travail apparaisse
vraiment.
« Longtemps nous aurions supporté, et nous subirions aujourd’hui encore, un régime victorien.
L’impériale bégueule figurerait au blason de notre sexualité, retenue, muette, hypocrite. »40
Construction historique : un âge de relative tolérance à l’égard du sexe, de ses pratiques, et du
discours le concernant. Puis, au XIXe, le début d’une répression, d’une négation de l’existence même
de la sexualité, au nom de la famille conjugale ; une répression dont nous ne serions pas encore
débarrassés, malgré la psychanalyse, malgré l’évolution des pratiques, malgré l’apparition d’une
science de la sexualité. Discours commode, explique Foucault, qui a l’avantage de faire coïncider la
répression de la sexualité et la naissance du capitalisme, laissant espérer ainsi qu’une révolte contre
l’une puisse contribuer à la disparition de l’autre, ou qu’une révolution prolétarienne ait
automatiquement pour effet une libération sexuelle.
Le problème est que cette histoire de la répression est une fiction, très valorisante certes pour celui
qui parle du sexe, et qui a l’impression de tenir des propos libérateurs, mais qui ne résiste pas à
l’analyse un peu sérieuse des textes.
Plus fondamentalement – et Foucault avance une première fois sa thèse : l’hypothèse répressive,
qui pense le contrôle de la sexualité sur un mode négatif, est l’un des aspects de la prédication
positive sur le sexe, qui incarne positivement ce même contrôle. Retournement de l’enquête :
« La question que je voudrais poser n’est pas : pourquoi sommes-nous réprimés, mais : pourquoi
disons-nous, avec tant de passion, tant de rancœur contre notre passé le plus proche, contre notre
présent et contre nous-mêmes, que nous sommes réprimés ? Par quelle spirale en sommes-nous
arrivés à affirmer que le sexe est nié, à montrer ostensiblement que nous le cachons, à dire que nous
le taisons – et ceci en le formulant en mots explicites, en cherchant à le faire voir dans sa réalité la
plus nue, en l’affirmant dans la positivité de son pouvoir et de ses effets ? »41
Curieuse méthode : faire la généalogie du pouvoir sur le sexe en faisant l’archéologie du discours
établissant à tort ce pouvoir comme répressif. Trois arguments sont alors avancés. En premier lieu :
la répression du sexe n’est pas historiquement établie. En deuxième lieu : le pouvoir ne s’exerce pas
essentiellement sur un mode négatif. En troisième lieu : l’hypothèse répressive fait partie de la
mécanique positive qui maîtrise le sexe en en parlant le plus possible. Une question historique, une
question historico-théorique et une question historico-politique.

La prolifération du discours

Que le discours ait un lien avec une forme de pouvoir, qu’il en soit tantôt la conséquence, tantôt la
cause, relève de l’évidence. L’idée de Foucault est plus subtile, puisqu’il s’agit de comprendre
l’injonction à la parole comme une modalité du pouvoir, dans le geste même par lequel cette
injonction se donne comme la condition d’une connaissance théorique.42
La volonté de savoir est le nom du dispositif complexe, intégrant l’hypothèse répressive, qui a mis
en œuvre le pouvoir sur le sexe. Pas de sélection d’une sexualité autorisée dans le vaste éventail des
pratiques prohibées, mais bien au contraire une dissémination et une implantation proliférante des
sexualités polymorphes, accompagnées d’une incitation puissante à dire le sexe.
Depuis le XVIIIe, nous vivons un âge de fermentation discursive à propos du sexe. Foucault précise :
on parle du sexe non sur le mode de la transgression d’un interdit, mais bien dans l’obstination d’en
dire la vérité. La logique pastorale de la confession de la sexualité, avec ce qu’elle pouvait comporter
de précision et d’exigence typologique, a contaminé tout le champ social. Pas de censure donc.
« On a plutôt mis en place un appareillage à produire sur le sexe des discours, toujours davantage
de discours, susceptibles de fonctionner et de prendre effet dans son économie même. »43
Le sexe a été investi : par des discours, des savoirs et aussi des institutions. Mais cet investissement
n’est plus pensé comme le résultat d’une politique, ou le versant théorique d’une évolution
institutionnelle. Il y a une politique du sexe, qui renverse la distinction du théorique et du pratique, et
même celle, si souvent utilisée par Foucault, du savoir et du pouvoir.
Le modèle de la prohibition doit être abandonné au profit de celui de la nomination, qui va investir
toutes les sexualités sur un mode directement pervers. La société moderne n’est ni puritaine ni
hypocrite : elle s’intéresse réellement à la sexualité, dans la mesure même où elle s’exprime sur une
forme marginale ou déréglée. Le plaisir rentre dans l’ancienne mécanique du savoir-pouvoir, des
sexualités nouvelles, régionales, offrant un nouvel objet de discours, accentuant encore le plaisir
qu’on peut prendre à les pratiquer, ou à les observer dans la fascination.
« Plaisir et pouvoir ne s’annulent pas ; ils ne se retournent pas l’un contre l’autre ; ils se
poursuivent, se chevauchent et se relancent. Ils s’enchaînent selon des mécanismes complexes et
positifs d’excitation et d’incitation. »44
De ce dispositif inédit, apparaissant au XIXe, va naître une science qui va enfin produire son objet :
le sexe. Jusque-là, il n’y avait que de la sexualité.

Vers la biopolitique

La volonté de savoir, en tant qu’elle est dans son discours toujours déjà exercice d’un pouvoir,
n’aboutit pas nécessairement à la position de normes contraignantes, mais toujours à celle d’une
forme de régulation comportementale, qui va désigner comme anormaux certains types d’individus,
auxquels par ailleurs elle accordera la plus grande attention. Le pouvoir est dispositif, et non
application légitime d’une règle élaborée par un souverain, même si, pour être accepté, il doit être
perçu autrement que comme un dispositif. D’où l’équivoque maintenue par le pouvoir lui-même :
montrer qu’il est central tout en agissant localement ; montrer qu’il est normatif alors qu’il est
d’abord disciplinaire.
Foucault reconnaît qu’il a lui-même été victime de cette illusion, notamment dans ses recherches
sur les lettres de cachet. Après avoir cru, comme tout le monde, que ces lettres étaient le privilège du
roi, il découvre que ce pouvoir est diffusé dans toute la société, en toutes ses classes, constituant une
sorte de police sociale, sans tête mais non sans efficacité.45
Les techniques de pouvoir relèvent d’une gouvernementalité des populations qui ne se confond
jamais avec la fonction gouvernementale d’une puissance étatique, ni d’ailleurs avec un pouvoir
disciplinaire.
« Il faut bien comprendre les choses non pas du tout comme le remplacement d’une société de
souveraineté par une société de discipline, puis d’une société de discipline par une société, disons,
de gouvernement. On a en fait un triangle : souveraineté, discipline et gestion gouvernementale, dont
la cible principale est la population et dont les mécanismes essentiels sont les dispositifs de
sécurité. »46
Que le pouvoir traverse le corps, Surveiller et punir l’a montré dans l’étude des supplices. Mais il
ne se contente pas de porter sur la chair des individus, il se diffuse dans l’organisation et la structure
du vivant en général, dans les processus de sa reproduction ou de sa défense. Il y a une politique des
corps, des âmes ; il y en a une aussi des populations et de la vie. Biopolitique.
« Il faudrait parler de “bio-politique” pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes
dans le domaines des calculs explicites et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie
humaine. »47
Le moment décisif dans cette apparition de la vie comme concept politique est encore une fois le
moment révolutionnaire :
« Après l’anatomo-politique du corps humain, mise en place au cours du XVIIIe siècle, on voit
apparaître, à la fin de ce même siècle, quelque chose qui n’est plus une anatomo-politique du corps
humain, mais que j’appelerais une “biopolitique” de l’espèce humaine. »48
L’homme apprend qu’il est un être vivant ; le « biologique se réfléchit dans le politique », la vie
passe dans le champ du pouvoir, et elle n’est plus une chance donnée à l’homme sur le fond du hasard
et de la mort. Les principales maladies ayant été progressivement éradiquées, on peut s’intéresser à sa
vie, et partant, à son sexe, lieu où vont précisément s’articuler la discipline individuelle et la gestion
de la démographie.49 Foucault va toutefois largement laisser de côté cette analytique du sexe comme
expression de la biopolitique. Le sexe devient progressivement l’objet ou plutôt le prétexte d’une
subjectivation éthique dont L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi vont faire l’histoire ; la vie de son
côté devient le matériau des développements que Foucault consacre, dans ses cours, à la
gouvernementalité des populations, en étudiant très attentivement les procédures de contrôle des
naissances, de gestion des flux ou les politiques sanitaires. Politique de la vie, qui est peut-être, nous
allons le voir, l’un des moyens les plus raffinés de prolonger l’effort de guerre.

De la guerre

« Donc : la politique c’est la guerre continuée par d’autres moyens. »50 Clausewitz renversé,
retourné et détourné vers une tout autre thèse que la sienne. La guerre est le modèle qui organise la
politique, en tant qu’elle est définie par un jeu complexe d’instances de pouvoir en lutte, et en tant
qu’elle articule des rapports de force qui s’expriment par ailleurs dans la guerre. Autrement dit : le
champ politique est un champ de bataille policé, le lieu d’un affrontement silencieux mais réel, dont
l’issue ne pourra être tranchée que par une bataille décisive :
« Le retournement de l’aphorisme de Clausewitz voudrait dire encore une troisième chose : la
décision finale ne peut venir que de la guerre, c’est-à-dire d’une épreuve de force où les armes,
finalement, devront être juges. La fin du politique, ce serait la dernière bataille, c’est-à-dire que la
dernière bataille suspendrait enfin, et enfin seulement, l’exercice du pouvoir comme guerre
continuée. »51
Penser le pouvoir à l’aune du modèle contractuel est tout à la fois intellectuellement illégitime et
politiquement inefficace. L’itinéraire de Surveiller et punir ne cesse de le confirmer. Dès l’analyse des
supplices, Foucault pose en principe méthodologique qu’il faut admettre que le « pouvoir s’exerce
plutôt qu’il ne se possède, et qu’il n’est pas le privilège acquis ou conservé de la classe dominante,
mais l’effet d’ensemble de ses positions stratégiques. »52 Il fonde sur cette thèse l’étude des
disciplines, où il remarque justement la prégnance de l’idéal militaire, y compris dans des domaines
très éloignés en principe de son domaine d’application, comme l’école ou l’hôpital.53 Enfin – et c’est
le plus important –, Foucault conclut l’ouvrage en appelant de ses vœux non une révolution, ni un
changement de souveraineté, mais l’exercice à nouveau guerrier qui modifiera sans l’annuler la
logique dominante des micropouvoirs qui ont présidé à l’instauration en évidence de la forme-prison.
« Dans cette humanité centrale et centralisée, effet et instrument de relations de pouvoir
complexes, corps et forces assujettis par des dispositifs d’incarcération multiples, objets pour des
discours qui sont eux-mêmes des éléments de cette stratégie, il faut entendre le grondement de la
bataille. »54
L’analytique du pouvoir, en suivant les chemins de sa dissémination, a multiplié les lieux de son
exercice mais aussi ceux d’une possible résistance.55 Peut-être la fonction diagnostique de la
philosophe acquiert-elle ici une nouvelle dimension : identifier les symptômes d’affaiblissement de
certains pouvoirs pour intervenir politiquement, et précipiter leur disparition.
1- DE I, p. 872.
2- Ibid., p. 1008.
3- DE II, p. 167.
4- Ibid., p. 179
5- Ibid., p. 184 : « Je crois que le pouvoir, quand il s’exerce dans ses mécanismes fins, ne peut pas le faire sans la formation,
l’organisation et la mise en circulation d’un savoir ou, plutôt, d’appareils de savoir qui ne sont pas des accompagnements ou des édifices
idéologiques. »
6- Ibid., p. 979.
7- Cf. ibid., p. 1057.
8- Surveiller et punir, op. cit., pp. 25-26.
9- Ibid., p. 28
10- Ibid., p. 32.
11- Cf. ibid., p. 186.
12- Ibid., p. 225. Foucault précise ensuite (p. 226) : « Double processus, donc : déblocage épistémologique à partir d’un affinement
des relations de pouvoir ; multiplication des effets de pouvoir grâce à la formation et au cumul des connaissances nouvelles. »
13- Gilles Deleuze, op. cit., p. 35.
14- Michel Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 1997, p. 39. Foucault formule de manière
encore plus nette une même idée dans le résumé qu’il fait de son cours pour l’Annuaire du Collège de France (DE II, p. 128) : « En
somme, par opposition au discours philosophico-juridique qui s’ordonne au problème de la souveraineté et de la loi, ce discours qui
déchiffre la permanence de la guerre dans la société est un discours essentiellement historico-politique, un discours où la vérité
fonctionne comme arme pour une victoire partisane, un discours sombrement critique et en même temps intensément mythique. »
15- Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 96.
16- Ibid., p. 34
17- Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 61.
18- Cf. Surveiller et punir, op. cit., pp. 197 et ss.
19- Cf. La Volonté de savoir, op. cit., pp. 71 et ss.
20- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 60.
21- Cf. Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 86.
22- Double causalité entre souveraineté familiale et pouvoir disciplinaire, en une logique que nous retrouverons à la fin de Surveiller et
punir. Cf. Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., pp. 116-117 : « Et c’est ainsi que le pouvoir disciplinaire parasite la souveraineté familiale,
requiert la famille de jouer le rôle d’instance de décision du normal et de l’anormal, du régulier et de l’irrégulier, demande à la famille
qu’on lui envoie ces anormaux, ces irréguliers, etc. ; prélève là-dessus un profit qui entre dans le système général du profit, et qu’on peut
appeler, si vous voulez, le bénéfice économique de l’irrégularité. Au prix de quoi, d’ailleurs, la famille est censée retrouver au bout de
l’opération un individu qui va se trouver discipliné de telle sorte qu’il pourra être effectivement soumis au schéma de souveraineté propre
à la famille. »
23- Michel Foucault, Les Anormaux, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 1999, p. 48.
24- Surveiller et punir, op. cit., p. 46.
25- Ibid., p. 103.
26- Ibid., p. 84.
27- Cf. ibid., p. 96.
28- Ibid., p. 104.
29- DE II, p. 517.
30- Cf. ibid., p. 569 : « Vous avez une production des individus, une production des capacités des individus ; tout cela a été acquis par
des mécanismes de pouvoir dans lesquels les interdits existaient, mais existaient simplement à titre d’instruments. L’essentiel de toute cette
disciplinarisation des individus n’était pas négative. »
31- Surveiller et punir, op. cit., p. 141.
32- Ibid., p. 205.Cf. ibid., p. 173 : « Un art obscur de la lumière et du visible a préparé en sourdine un savoir nouveau sur l’homme, à
travers des techniques pour l’assujettir et des procédés pour l’utiliser. »
33- Ibid., p. 205.
34- Ibid., p. 250.
35- Ibid., p. 260.
36- 1975 pour Surveiller et punir, 1976 pour La Volonté de savoir.
37- Étienne Balibar analyse fort justement les arguments que Foucault oppose au freudo-marxisme, en tant qu’élément de la culture
intellectuelle contre laquelle il doit construire l’autonomie de son projet. Cf. Michel Foucault philosophe, op. cit., p. 54 et ss.
38- Cf. L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 252 : « Une telle archéologie, si elle réussissait dans sa tâche, montrerait comment les
interdits, les exclusions, les limites, les valorisations, les libertés, les transgressions de la sexualité, toutes ses manifestations verbales ou
non, sont liées à une pratique discursive déterminée. Elle ferait apparaître, non point certes comme vérité dernière de la sexualité, mais
comme l’une des dimensions selon lesquelles on peut la décrire, une certaine “manière de parler” ; et cette manière de parler, on
montrerait comment elle est investie non dans des discours scientifiques, mais dans un système d’interdits et de valeurs. Analyse qui se
ferait ainsi non pas dans la direction de l’épistémè, mais dans celle de ce qu’on pourrait appeler l’éthique. »
39- Cf. DE II, p. 105, et aussi pp. 312-313. Foucault signale ici que le titre premier de l’Histoire de la sexualité était Sexe et vérité.
40- La Volonté de savoir, op. cit., p. 9.
41- Ibid., p. 16.
42- Le fait que le pouvoir incite rend sa contestation d’autant plus difficile. Cf. DE II, p. 251 : « Comme le pouvoir serait léger et
facile, sans doute, à démanteler, s’il ne faisait que surveiller, épier, surprendre, interdire et punir ; mais il incite, suscite, produit ; il n’est
pas simplement œil et oreille ; il fait agir et parler. »
43- Ibid., p. 33.
44- Ibid., p. 167.
45- Cf. DE II, p. 340 : « Car, moi aussi, j’ai longtemps cru que les lettres de cachet étaient une institution réservée, entre les mains du
roi lui-même, et qui ne pouvait viser que ses ennemis directs… Mais en fouillant dans les archives de l’Arsenal, j’ai constaté que c’était
une pratique tout à fait populaire. »
46- Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard-Seuil-Hautes Études, 2004, p. 111.
47- La Volonté de savoir, op. cit., p. 188.
48- Il faut défendre la société, op. cit., p. 216.
49- La Volonté de savoir, op. cit., p. 191 : « Sur ce fond, peut se comprendre l’importance prise par le sexe comme enjeu politique.
C’est qu’il est à la charnière des deux axes le long desquels s’est développée toute la technologie politique de la vie. D’un côté il
relève des disciplines du corps : dressage, intensification et distribution des forces, ajustement et économie des énergies. De l’autre il
relève de la régulation des populations, par tous les effets globaux qu’il induit. »
50- Il faut défendre la société, op. cit., p. 41.
51- Ibid., p. 17.
52- Surveiller et punir, op. cit., p. 31.
53- Cf. ibid., p. 170 : « La politique, comme technique de la paix et de l’ordre intérieurs, a cherché à mettre en œuvre le dispositif de
l’armée parfaite, de la masse disciplinée, de la troupe docile et utile, du régiment au camp et aux champs, à la manœuvre et à
l’exercice. »
54- Ibid., p. 314.
55- Cf. La Volonté de savoir, op. cit., p. 126 : « Ces points de résistance sont présents partout dans le réseau de pouvoir. Il n’y a donc
pas par rapport au pouvoir un lieu du grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rebellions, loi pure du révolutionnaire. Mais
des résistances qui sont des cas d’espèces : possibles, nécessaires, improbables, spontanées, sauvages, solitaires, concertées, rampantes,
violentes, irréconciliables, promptes à la transaction, intéressées, ou sacrificielles. »
Figure 3

Le délinquant

AVANT LA FIN du XVIIIe siècle, le fou, l’homme, le sexe n’existent pas. Et si on enferme depuis
longtemps certains individus, le délinquant, comme objet et comme justification de la prison, n’existe
pas non plus avant la Révolution française. Célèbre thèse de Foucault, aussi provocatrice et étrange
que celle qui établissait la naissance tardive du concept d’homme, mais dont la charge politique est
bien supérieure. Si en effet on parvient à établir que le délinquant est l’effet d’un dispositif spécifique,
théorique et pratique, on soumet la légitimité de la sanction pénale aux fluctuations historiques
touchant la délinquance, fragilisant singulièrement la prétendue évidence de la prison.
Surveiller et punir est un livre-bombe, comme Foucault ne cessera de l’affirmer. Son objectif est
clair : permettre une réflexion sur la nature, la fonction et l’utilité des peines, en contestant le
privilège finalement récent, de la prison. Foucault ne sait pas ce que serait une société sans prison ; il
montre seulement qu’elle est au moins envisageable.1 La prison a créé les criminels comme une
classe délimitée et utile à la société en tant que criminels2 ; si son existence repose sur un fondement
aussi contestable, on peut imaginer s’en passer un jour.
Le point de départ de Foucault est un constat en effet surprenant : dès que la prison est apparue, on a
dénoncé son échec. Au point que les premières critiques faites à l’emprisonnement sont en tout point
identiques à celles que l’on trouve encore aujourd’hui. On y relève son impuissance à faire baisser le
taux de criminalité ; on y souligne son inquiétante tendance à augmenter la fréquence de la récidive ;
on y remarque enfin que le mode d’existence en prison est tout sauf éducatif, et qu’il constitue au
contraire une petite société du crime, prélude à celle que les prisonniers créeront une fois sortis. Et
comme aujourd’hui, la réponse à ces critiques est toujours la même. La prison a échoué faute de
moyens ou de volontés, mais son projet est légitime et il convient seulement de le réactiver. Existence
d’emblée paradoxale de la prison :
« Depuis un siècle et demi, la prison a toujours été donnée comme son propre remède ; la
réactivation des techniques pénitentiaires comme le seul moyen de réparer leur perpétuel échec ; la
réalisation du projet correctif comme la seule méthode pour surmonter l’impossibilité de la faire
passer dans les faits. »3
En réalité, l’échec de la prison est sa véritable réussite. Le système-prison intègre ainsi quatre
éléments nouveaux, émergeant simultanément : le supplément disciplinaire comme surpouvoir ; la
rationalité pénitentiaire – celle des sciences humaines – comme sursavoir ; l’accentuation de la
criminalité comme efficacité inversée ; la répétition de la réforme comme dédoublement utopique. Le
troisième de ces éléments est le plus mystérieux : pourquoi donc, et surtout avec quelle finalité, une
société chercherait-elle à nourrir une criminalité supposée la ronger ? On voit bien les causes du
pénitentiaire, en tant que pouvoir et en tant que savoir ; on comprend aussi pourquoi sa réforme a
toujours été pensée sur le mode un peu absurde d’une reconduction des causes de son échec. Mais
pourquoi vouloir la délinquance ?
La pénalité a toujours été une gestion des illégalismes, ce qu’était déjà d’ailleurs la punition
généralisée qui constituait le modèle antérieur. Il faut penser la prison selon son économie générale et
sa fonction d’ordre : elle réussit si elle parvient à dresser une cartographie maîtrisable des
illégalismes, à les situer les uns par rapport aux autres, à isoler ceux qui en sont les auteurs, à
stabiliser leur répartition pour mieux les assujettir au savoir qu’elle véhicule. Non pas une ruse ni un
plan machiavélique, mais bien une rationalité autonome se légitimant dans sa réussite totale. La
prison n’a pas manqué son but :
« Elle contribue à mettre en place un illégalisme voyant, marqué, irréductible, à un certain niveau
et secrètement utile – rétif et docile à la fois ; elle dessine, isole et souligne une forme d’illégalisme
qui semble résumer symboliquement toutes les autres, mais qui permet de laisser dans l’ombre celles
qu’on veut ou qu’on doit tolérer. »4
La prison institue un système fermé dont le délinquant ne s’échappe que ponctuellement, tout
l’invitant à retourner en prison. Elle désigne donc, à la marge du social, ce qui est intolérable, en
même temps qu’elle montre ce que la société va accepter comme un mal nécessaire ou un bienfait
économique. La pénalité fabrique un illégalisme utile et, surtout, parfaitement délimité : on va
pouvoir le maîtriser, l’infiltrer, l’empêcher de contaminer les autres classes sociales, le couper enfin
de toute conséquence politique. Le délinquant est peut-être issu des couches populaires. Il n’est pas
populaire auprès du peuple, et la contagion est ainsi évitée.
Le carcéral va couvrir de son triste manteau toute la France. Légitimée par son indéniable réussite,
la prison, qui avait on s’en souvient tiré sa forme des institutions disciplinaires, va leur donner en
retour une caution supplémentaire.
« La continuité carcérale et la diffusion de la forme-prison permettent de légaliser, ou en tout cas
de légitimer le pouvoir disciplinaire, qui esquive ainsi ce qu’il peut comporter d’excès ou d’abus. »5
Le personnage du délinquant, marginal au sens strict et tenu fermement à l’écart par la technologie
politique du pénitentiaire, est le visage obscur du sujet de droit, lui aussi personnage de fiction. Nos
sociétés, où le pouvoir exorbitant de la loi est conçu comme une donnée naturelle, où tous les
individus acceptent de se soumettre, est le résultat d’une diffusion du modèle carcéral à tous les
domaines de l’existence, la prison fonctionnant comme opérateur catalytique dans l’extension du
pouvoir disciplinaire. La cohésion sociale n’est pas le fruit d’un contrat, mais l’effet de ce processus
finalement bien rapide à l’échelle de l’histoire. L’apparition du délinquant aura eu valeur de
symptôme : en reconstituer patiemment les conditions d’émergence vaudra, comme l’espère
Foucault, comme diagnostic d’un mal et esquisse de la bataille à mener, non contre l’ordre, mais
contre l’acceptation moutonnière d’une société devenue tout entière carcérale.
1- Cf. DE I, p. 1300 : « Le problème est de savoir si l’on peut imaginer une société dans laquelle l’application des règles serait
contrôlée par les groupes eux-mêmes. C’est toute la question du pouvoir politique, le problème de la hiérarchie, de l’autorité, de l’État
et des appareils d’État. C’est seulement quand on aura débroussaillé cette immense question que finalement on pourra dire : oui, on doit
pouvoir punir de cette manière, ou il est tout à fait inutile de punir, ou encore à cette conduite irrégulière la société doit donner telle
réponse. »
2- Cf. notamment DE II, p. 393.
3- Surveiller et punir, op. cit., p. 274.
4- Ibid., p. 280.
5- Ibid., p. 309.
Portrait 3

Nietzsche

DERRIDA, PUIS KANT. Et enfin la grande figure de Nietzsche. Le premier est plutôt, pour Foucault, un
adversaire, le second un maître qu’il respecte, le troisième un homme qu’il admire, dans
l’éblouissement, l’inspiration, parfois même une forme de mimétisme. Le projet de Foucault est
d’inspiration généalogique, nous l’avons vu. Au-delà de ce fait bien établi, il convient, en parcourant
les très nombreux textes où Foucault mentionne le nom de Nietzsche, d’esquisser le tableau de son
admiration, en précisant ainsi la nature de l’héritage revendiqué.
L’entrée en scène de Nietzsche coïncide avec la publication de l’Histoire de la folie. Dans la préface
à la toute première édition de cet ouvrage, Foucault s’explique sur les principes méthodologiques qui
l’on conduit dans l’élaboration d’une archéologie du regard sur le fou. Ce travail relève d’une
interrogation des expériences-limites qui ont constitué la culture occidentale. Nietzsche est ici l’un
des premiers à avoir su dire la structure tragique de l’histoire de l’Occident, en même temps qu’il
aura compris le partage que provoque en une telle histoire l’expérience de la folie. Foucault s’inscrit
ainsi, dit-il, « sous le soleil de la grande recherche nietzschéenne. »1
La lumière de l’œuvre de Nietzsche permet à celui qui s’installe en elle de « confronter les
dialectiques de l’histoire aux structures immobiles du tragique »2, de penser dans la contingence des
événements la nécessité de l’émergence des formations discursives, en leur puissance normative.
Dans un contexte très différent, Foucault rapproche Kant et Nietzsche au nom d’une pensée, plus
profonde, originaire et souveraine que la philosophie.3 La critique comme la généalogie auraient
pour fonction de dire ce qui structure la philosophie, inaugurant une forme de soupçon dont le
transcendantalisme kantien serait alors la première figure. On le devine : le questionnement du
soubassement muet de la philosophie peut prendre une dimension historique et se muer rapidement en
archéologie de notre propre culture. Il n’est pas anodin que quelques mois plus tard, Foucault fasse de
Nietzsche le dernier représentant d’une pensée de l’origine, et le premier penseur d’une conception
plus spatiale de l’acte philosophique.4 L’éternel retour nietzschéen referme définitivement une vision
de l’histoire comme genèse de ce que nous sommes, au profit d’une étude structurale des formes
d’apparition de notre modernité. Nietzsche, ou le passage du temps à l’espace, de la chronologie à
l’archéologie.
Foucault tend par ailleurs à considérer le concept d’actualité, dont nous avons vu l’importance dans
notre premier chapitre, comme une invention nietzschéenne, dans l’article qu’il écrit sur le maître
ouvrage d’Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières. Que vient faire Nietzsche dans cette affaire ?
Foucault le situe – et c’est là sa monstruosité – entre deux dynastie, celle des Grecs et celle des
Aufklärer, quelque part après Kant, entre Marx et Lévi-Strauss. Nietzsche est l’incarnation du dilemme
moderne : être « du côté du matin de l’être ou du midi de la représentation ».5 L’introduction de la
référence nietzschéenne dans une lecture globalement élogieuse de Cassirer est stratégiquement
claire : Foucault entend par là marquer son intention de rompre partiellement avec une forme
d’histoire des idées inspirées des Lumières – de Kant à Cassirer justement – pour y instiller le souci,
grec peut-être, d’une ontologie anonyme qui ne se plie pas à la téléologie de la représentation.
Nietzsche serait ainsi au pivot de l’ontologie et de l’histoire, capable à la fois de penser l’historicité
des formations conceptuelles et de les interpréter pour ce qu’elle sont, « des scintillements de
surface. »6 À ce titre, Nietzsche « a génialement devancé notre époque »7, comme Foucault le
confirme longuement dans son intervention, justement célèbre, au colloque de Royaumont consacré à
Nietzsche.8
Foucault l’admet bien volontiers : Nietzsche a pour lui un statut absolument privilégié, et son
influence est bien plus forte que celle qu’il a pu subir des maîtres du structuralisme. Autrement dit : si
Foucault va constamment en appeler à la mort du sujet, à celle de l’homme9 et à la disparition d’une
croyance naïve en la liberté humaine, ces thèses ne proviennent pas du structuralisme linguistique ou
ethnologique, mais de la généalogie. De même l’archéologie est bien plus redevable à l’idée
nietzschéenne d’une philosophie familière des bas-fonds qu’à l’analytique structurale, peu attentive en
général à l’épaisseur historico-politique de la rationalité. Nietzsche a su suspecter les ressorts pas
toujours avouables ou nobles qui constituent la motivation et la condition d’apparition des discours
les plus théoriques. Et il a su le faire sans les ramener à une origine plus ou moins mythifiée, ce que
ni Heidegger ni Husserl n’ont voulu tenter.
« Ce qui, en revanche, m’a plus chez Nietzsche, c’est sa tentative de remettre en question les
concepts fondamentaux de la connaissance, de la morale et de la métaphysique en ayant recours à
une analyse historique de type positive, sans s’en référer aux origines. »10
L’archéologie du savoir est une généalogie historique qui ne croit pas à l’éternité de la
connaissance, encore moins à son inscription dans la nature humaine, pour autant que ce concept ait
un sens. Elle a, comme toute l’œuvre de Nietzsche, pour vocation de contester la validité des
distinctions conceptuelles, des principes et des lois, en les reconduisant à l’obscurité non originaire
de leur lieu de naissance. Par-delà le vrai et le faux – une histoire de la vérité, par-delà le bien et le
mal – une analytique des pouvoirs, par-delà le sujet – une genèse de la subjectivation. Dans tous les
cas, il y a déplacement des lignes.
« Vouloir ne pas penser en termes de bien et de mal, c’est vouloir ne pas penser dans les termes
actuels de ce bien-ci, de ce mal-là. Voilà. C’est-à-dire déplacer la frontière, pas simplement la
déplacer pour la poser ailleurs, mais la rendre incertaine, l’inquiéter, la rendre fragile, permettre les
passages, les osmoses, les transits. »11
La généalogie est d’une certaine façon une démarche critique qui établit des conditions de
possibilité. Elle n’est en revanche pas transcendantale, et les conditions en question ne sont ni
universelles ni nécessaires. Leur établissement a donc plus une fonction de fragilisation que de
légitimation ; et son effort porte bien plus sur l’établissement des symptômes que sur l’élaboration
des remèdes. Le philosophe est un diagnosticien des forces qui nous traversent, et partant de ce qui
fait notre actualité.12 Nietzsche n’est pas le premier à avoir donné cette tâche à la philosophie – c’est
Kant – mais il est le seul à avoir compris que la compréhension de notre présent est la seule finalité
possible pour le travail critique, qui doit renoncer définitivement à établir quoi que ce soit.
« Si j’avais à recommencer ce livre achevé il y a deux ans13, j’essaierais de ne pas donner à
Nietzsche ce statut ambigu, absolument privilégié, méta-historique, que j’ai eu la faiblesse de lui
donner. Elle est due au fait, sans doute, que mon archéologie doit plus à la généalogie nietzschéenne
qu’au structuralisme proprement dit. »14
Rupture avec l’histoire des idées, rupture avec l’analyse structurale : Nietzsche est le représentant,
dans la philosophie, de ce que Foucault veut faire comme archéologue. Cette appropriation de
Nietzsche culmine dans son assignation à une tâche plus nettement diagnostique, dans laquelle
Foucault se reconnaît bien volontiers. Dès 1967 donc, l’apport principal de Nietzsche à la philosophie
est bien, ce que nous annoncions plus haut, d’en faire « un travail d’excavation »15, destiné à
répondre à la question : quel est cet « aujourd’hui » dans lequel nous vivons ?
La référence à Nietzsche se spécifie progressivement : elle devient référence à la généalogie,
conçue comme une interrogation des bas-fonds de notre culture, et non comme une quête de son
origine. Chez Nietzsche comme chez Foucault, l’histoire n’est pas le lieu d’un dévoilement
progressif, il est l’espace de la bataille contre la métaphysique et ses illusions.
« Le généalogiste a besoin de l’histoire pour conjurer la chimère de l’origine, un peu comme le
bon philosophe a besoin du médecin pour conjurer l’ombre de l’âme. »16
Autrement dit encore, avec des mots qui évoquent la seconde des Considérations inactuelles :
« L’histoire a mieux à faire qu’à être la servante de la philosophie et à raconter la naissance
nécessaire de la vérité et de la valeur ; elle a à être la connaissance différentielle des énergies et des
défaillances, des hauteurs et des effondrements, des poisons et des contrepoisons. Elle a à être la
science des remèdes. »17
Cette présence de Nietzsche comme inspirateur et modèle est particulièrement abondante et
prégnante dans les années où Foucault développe une archéologie historique du savoir. Elle est peu à
peu supplantée par la référence kantienne, à mesure que le travail de la philosophie est plus
directement conçu comme une analytique du pouvoir, et donc partant plus directement axée vers une
intervention effective dans l’actualité. Quand Nietzsche réapparaît, Foucault lui applique directement
ce qu’il dit ailleurs de Kant, comme dans un entretien de 1978 : « Mais c’est, là encore, Nietzsche qui
le premier, je crois, a défini la philosophie comme étant l’activité qui sert à savoir ce qui se passe et
ce qui se passe maintenant. »18
Nietzsche, dans toutes les lectures qui ont pu marquer la jeunesse de Foucault, l’a emporté, grâce
curieusement à sa confrontation avec Heidegger.19 Ces deux auteurs sont les plus importants pour lui,
dit Foucault, et c’est justement pour cela qu’il a si peu écrit sur eux. La grande lumière de la
généalogie, l’éclairage plus secret, rarement revendiqué, de l’ontologie heidegerienne : sous ce
double feu, une pensée qui doit autant aux philosophies du soupçon qu’à l’analyse existentiale, dont
l’archéologie serait la forme historicisée.
Nous sommes attachés sur le dos d’un tigre20 : voilà la leçon de Nietzsche. Qu’il se soit peut-être
trompé en attribuant au christianisme une forme d’ascétisme déjà présent dans la morale païenne21,
qu’il ait hésité entre généalogie de la volonté de savoir et typologie de la volonté de pouvoir 22, tout
cela n’enlève rien à son mérite principal : avoir su identifier les fragilités du sol de notre pensée.
1- DE I, p. 190.
2- Id.
3- Ibid., p. 295.
4- Ibid., p. 435.
5- Ibid., p. 575.
6- Ibid., p. 577.
7- Ibid., p. 580.
8- Cf. ibid., pp. 592 et ss.
9- Cf. Les Mots et les Choses, op. cit., p. 275 : « C’est Nietzsche, en tout cas, qui a brûlé pour nous et avant même que nous fussions
nés les promesses mêlées de la dialectique et de l’anthropologie. »
10- DE I, p. 1240.
11- Ibid., p. 1657.
12- Cf. DE II, p. 573.
13- Foucault parle des Mots et les Choses.
14- DE I, p. 627.
15- Ibid., p. 641.
16- Ibid., p. 1008.
17- Ibid., p. 1017.
18- DE II, p. 573
19- Cf. ibid., p. 1522 : « Tout mon devenir philosophique a été déterminé par ma lecture de Heidegger. Mais je reconnais que c’est
Nietzsche qui l’a emporté ».
20- Cf. Les Mots et les Choses, op. cit., p. 333.
21- Cf. DE II, p. 1225.
22- Ibid., p. 1264.
5

Éthique – Du sujet

Critique du sujet

L’homme meurt, mais sa mort n’est qu’une des figures possibles de la dévaluation massive de
toutes les formes de souveraineté et de maîtrise. Parmi celles-ci, la subjectivité jouit d’un privilège
certain, issu de la puissance et de la domination d’une tradition philosophique ininterrompue, de
Descartes à Husserl. En réalité, la critique du sujet ne va pas se présenter comme une critique
philosophique du sujet cartésien, kantien, hégélien ou husserlien, mais comme une remise en question
de la validité même du concept, plus d’ailleurs que de la réalité qu’il tend à désigner. La critique du
sujet ne vise donc pas à se débarrasser de lui, mais à introduire de nouveaux modes de subjectivation
qui échapperaient aux illusions du Je transcendantal ou aux errances du psychologisme.1 Elle peut
alors se construire selon deux axes bien distincts : d’une part dans l’inscription de la subjectivité dans
des structures qui la dépassent et la constituent, d’autre part dans la révélation psychanalytique d’une
obscurité radicale du sujet à lui-même. À l’articulation de ces deux axes, il s’agit bien de dénoncer le
narcissisme transcendantal du sujet philosophique, qui croit encore que tout champ transcendantal
exige un principe d’unité.
Deleuze formule une thèse très proche de celle que va proposer Foucault, mais dans un lexique
plus strictement philosophique, en l’occurrence le lexique kantien. Précisons-le d’emblée, il n’est pas
question pour Deleuze de critiquer pour lui-même le concept d’individualité, qui peut servir de point
d’appui d’une résistance à la dévaluation de la subjectivité qu’entreprend en général la psychanalyse.
Il s’agit bien plutôt, dans une filiation nietzschéenne, de refuser l’identification traditionnelle entre
singularité et conscience. Logique du sens pose clairement le programme d’une telle entreprise :
« Nous cherchons à déterminer un champ transcendantal impersonnel et pré-individuel, qui ne
ressemble pas aux champs empiriques correspondants et qui ne se confond pas pourtant avec une
profondeur indifférenciée. »2 En accord sur ce point avec Kant, Deleuze ne croit pas qu’il soit
possible de récuser le principe d’unité synthétique issu d’une conception philosophique du sujet et la
position de la conscience comme moyen de cette unité. Si on refuse le sujet, il faut donc aussi refuser
l’individu conscient. Mais demeurent sur ce champ transcendantal des singularités nomades, qui
tiennent lieu et fonction d’événements transcendantaux. Il faut donc penser le transcendantal sans le
faire ressembler à ce qu’il est censé unifier, il faut échapper à cette erreur commune à la
métaphysique prékantienne et à la philosophie transcendantale, qui ne conçoivent de « singularités
déterminables que déjà emprisonnées dans un Moi suprême ou un Je supérieur. »3 La philosophie doit
renoncer au concept d’individu comme au concept de conscience, pour lui préférer celui de
singularité, seul à même de comprendre comment des déterminations mobiles et nomades ont lieu sur
le champ transcendantal sans réduire celui-ci à n’être que le corrélat de la puissance synthétique d’un
Je. Sur le fond de cette machinerie des singularités, l’individu va apparaître, au terme d’une genèse à
la fois logique et ontologique, détermination du corps et détermination propositionnelle, ni l’une ni
l’autre n’étant soumise à la primauté d’un cogito. Il y a peut-être déjà ici une forme de subjectivation,
mais elle n’est ni transcendantale ni phénoménologique. Une subjectivation qui va précisément être
l’objet des derniers ouvrages de Foucault, dont la légitimité repose sur la destitution du sujet
métaphysique traditionnel.
Foucault, on l’a vu, ne veut pas être qualifié de structuraliste, sauf si on réduit celui-ci à n’être que
la forme contemporaine des critiques du sujet initiées par Marx, Nietzsche ou Freud. Renversement
de perspective :
« L’interrogation du philosophe ne consiste plus à chercher à savoir comment le monde peut être
vécu, expérimenté, traversé par le sujet. Le problème qui se présente maintenant est de savoir quelles
sont les conditions imposées à un sujet quelconque, pour qu’il puisse s’introduire, fonctionner, servir
de nœud dans le réseau systématique de qui nous entoure. »4
Le sujet n’est pas mort, mais il n’est pas une nature, un être, ni même un concept. Tout au plus une
fonction, ce qui ouvre d’ailleurs la possibilité de le penser tout autrement, notamment dans le cadre
d’une herméneutique de soi-même. Le texte le plus éclairant à cet égard est l’ultime chapitre de
L’Archéologie du savoir. Texte curieux, mettant en scène Foucault lui-même et un critique potentiel,
dans un dispositif visiblement polémique, qui permet à Foucault de régler ses comptes avec tous ceux
qui n’ont pas su lire ses livres, tous ceux qui l’ont réduit au structuralisme. Il y précise le statut de sa
contestation du sujet, qu’il faut entendre au fond comme un déplacement, ou plutôt une
dissémination :
« Bref, j’ai voulu non pas exclure le problème du sujet, j’ai voulu définir les positions et les
fonctions que le sujet pouvait occuper dans la diversité des discours. »5
On peut analyser des formations discursives dans leur autonomie comme dans les conditions
historiques de leur apparition sans en référer à une subjectivité constituante, originaire,
phénoménologique ou métaphysique. Il y a du discours et de la rationalité sans qu’il faille concevoir
à sa source un sujet discursif ou un sujet rationnel : épaisseur propre de la vérité dont nous avons
voulu esquisser la stratification complexe. L’archéologie est d’essence géographique plus que
génétique, ce qui laisserait subsister quelque chose comme une téléologie.
« Il s’agit moins des bornes posées à l’initiative des sujets que du champ où elle s’articule (sans
en constituer le centre), des règles qu’elle met en œuvre (sans qu’elle les ait inventées ni formulées),
des relations qui lui servent de support (sans qu’elle en soit le résultat dernier ni le point de
convergence). »6
Le sujet n’est pas un fantôme ou une divinité cachée. Il n’apparaît que dans les plis du savoir et du
pouvoir, comme résultat plus que comme donnée initiale. Deleuze le souligne à juste titre : il y
plusieurs types de plissement, et donc plusieurs expériences de la subjectivation, desquelles se détache
la figure positive d’un soi s’instituant dans le rapport à son propre corps. Le sujet souverain est mort,
non pas celui qui accepte cette vie dans les plis, mais qui reconnaît que son existence est articulée avec
ce qui lui échappe, qui tente aussi de mettre du soi dans le vide du Je7.

Le sujet du sexe

Avant que la subjectivation devienne l’objet du dernier Foucault, elle apparaît déjà, sur un mode
encore mineur, dans le projet de l’Histoire de la sexualité, tel qu’il s’énonce, pour être aussitôt
transformé en profondeur, dans La Volonté de savoir. Machine de guerre contre la psychanalyse,
réfutation de l’hypothèse répressive qui organise le propos de bien des héritiers de Freud, l’ouvrage
n’évacue pas complètement l’idée de sujet8 : on passe plutôt d’un sujet sexuel conçu en position
centrale à un sujet institué par le secret9 qu’on croit, à tort, y déceler. Le sujet psychanalytique est
l’effet secondaire d’une volonté de savoir qui n’a pas besoin, pour sa part, d’une subjectivité pour se
constituer.
Le sujet du texte est cette construction historique, produit d’une science de la sexualité qui aboutit, à
son terme, à l’institution du sexe. En même temps que le sexe, un champ nouveau est apparu, où vont
pouvoir se déployer des disciplines, des savoirs, des discours, une volonté de vérité, une logique du
sexe10, voire une politique, à la condition qu’on abandonne le mythe d’une sexualité économiquement
réprimée.11
La subjectivation se construisant par une herméneutique de soi-même, celle que l’Usage des
plaisirs prendra pour objet, n’est imaginable que sur le fond d’un double parricide : liquider la figure
tutélaire du sujet classique, mais aussi, de manière peut-être plus inattendue, se débarrasser en partie
de l’héritage psychanalytique. Tant qu’on réduira le sexe à un dispositif pulsionnel, on ne pourra en
comprendre l’historicité essentielle, ni le penser dans le cadre d’une éthique du rapport à soi.
Complexité d’une relation : Foucault est bien sûr redevable à Freud de ce qu’il a puissamment
contribué à la destruction de la subjectivité traditionnelle ; il reconnaît aussi en lui l’un des maîtres de
l’interprétation, ce qui le place, à côté de Marx et de Nietzsche, parmi les précurseurs de
l’archéologie.12 On peut même définir le travail de Foucault comme une forme de psychanalyse
historique du savoir moderne, comme lui-même nous invite à le dire :
« Quand un psychanalyste analyse le comportement ou la conscience chez un individu, ce n’est pas
l’homme qu’il rencontre, mais quelque chose comme une pulsion, un instinct, une impulsion. C’est le
mécanisme, la sémantique ou la syntaxe de ces impulsions qui sont dévoilés. Ce que j’ai voulu faire –
et c’est peut-être cela qui a provoqué tant de protestations –, c’est montrer que dans l’histoire même
du savoir humain on pouvait retrouver le même phénomène : l’histoire du savoir humain n’est pas
restée entre les mains de l’homme. »13
Au-delà de cette reconnaissance de dette, Foucault entend bien montrer que Freud n’a pas découvert
la vraie nature du sexe par la seule puissance de son génie. La psychanalyse s’inscrit dans un jeu de la
vérité et du sexe, qui s’est constitué au XIXe siècle.14 Un seul exemple : l’intérêt pour l’inceste, et la
très légitime tentative consistant à permettre à des sujets malades d’articuler dans un discours leurs
pulsions incestueuses sont inséparable d’un dispositif plus général, qui va traquer pour les dire toutes
les pratiques incestueuses. La psychanalyse est le visage apparemment libérateur d’une machine
politique et d’un « quadrillage administratif et judiciaire »15 ; elle n’aurait pas pu apparaître plus tôt,
dans un XVIIIe siècle où régnait « une perpétuelle incitation à l’inceste dans la famille bourgeoise ».16
Autrement dit, « il faut penser le dispositif de sexualité à partir des techniques de pouvoir qui lui sont
contemporaines »17, et non dans l’anhistoricité d’une topique figée.

L’herméneutique de soi

Il s’agissait de faire une histoire du dispositif de sexualité, de réfuter l’hypothèse répressive en


montrant comment on s’est mis à parler du sexe, à l’inventer même par la prolifération des discours
le concernant. Beau programme, fidèle à l’analytique du pouvoir conçue dans Surveiller et punir, à
quoi on adjoignait seulement la dimension du plaisir. Et pourtant, Foucault ne réalisera pas grand
chose de ce chantier qu’il annonçait en 1976, dans un ouvrage, La Volonté de savoir, qui esquisse bien
des pistes sans en approfondir aucune.
Deleuze identifie trois motifs pour comprendre cette rupture entre La Volonté de savoir et l’Usage
des plaisirs, complétant ceux qu’invoque Foucault lui-même dans le prière d’insérer de ce dernier
ouvrage. Premier décrochage : Foucault se lance dans une analyse de la longue durée, qui devrait
couvrir la totalité de l’histoire de l’Occident. Deuxième décrochage : il découvre le rapport à soi
« comme nouvelle dimension irréductible aux rapports de pouvoir et aux relations de savoir ».18
Troisième décrochage : le lien entre le rapport à soi et la sexualité n’est plus affirmé aussi nettement,
et il devient même secondaire dans un dispositif éthique beaucoup plus vaste. Foucault ne renoncerait
pas entièrement à son projet initial. Mais en découvrant que la subjectivation intègre un souci de soi
initial, il inscrit l’histoire de la sexualité dans une histoire du rapport à soi, ou encore dans une
histoire de la perception de soi-même comme sujet éthique. On ne pourra comprendre l’intérêt pour
le sexe que si on comprend d’abord pourquoi et comment le comportement individuel a pu être
chargé éthiquement, et considéré à ce titre comme l’objet d’une réflexion vitale pour l’individu lui-
même. « D’où finalement, un recentrement général de cette vaste étude sur la généalogie de l’homme
du désir. »19
La Volonté de savoir avait bien montré que les dispositifs politiques d’appréhension du corps
étaient au cœur d’une histoire de la sexualité.20 Mais cette fois, le corps va être conçu dans une
relation à soi-même, comme source de plaisirs, comme objet d’une maîtrise savamment élaborée, ce
qui n’exclut d’ailleurs pas complètement qu’il soit en même temps pris dans des configurations
discursives destinées à en dire la vérité ou à en contrôler les manifestations.
De l’archéologie du savoir à l’analytique du pouvoir, puis de celle-ci à une histoire de l’homme de
désir. On ne dira pas que Foucault entreprend une herméneutique de soi, mais qu’il conçoit l’étude
des jeux de vérité dans le rapport de soi à soi en tant qu’elle prend pour objet ce dispositif d’auto-
interprétation qui va structurer l’émergence du sujet éthique.
L’action morale, et partant l’idée même d’un sujet éthique, implique un dispositif par lequel
l’individu « s’éprouve, se perfectionne, se transforme. »21 L’éthique, dans le moment de sa naissance,
et donc dans l’Antiquité, s’est conçue comme une ascétique, c’est-à-dire une raréfaction de la
sexualité, elle-même entendue non comme l’effet d’une répression, mais comme l’œuvre d’une
esthétique de soi. Il y a une ontologie, une déontologie et une téléologie de la morale sexuelle, que va
dégager l’analyse successive des aphrodisia – actes fournissant du plaisir –, de la chrésis –
valorisation morale de certaines pratiques –, de l’enkrateia – maîtrise de soi comme sujet moral –,
enfin de la sophrosuné –, sagesse accomplie de ce même sujet.
Sans entrer ici dans le détail des très longs développements que Foucault consacre à ces concepts,
retenons ici la thèse qui paraît s’en dégager : la réflexion antique sur la sexualité ne produit aucune
espèce de forme canonique des actes sexuels. Elle est bien plutôt au fondement d’une régulation
souple de l’usage du sexe, destinée à fixer les conditions de sa fécondité éthique, dans une grande
attention au contexte toujours singulier de son exercice. Antikantisme de l’usage des plaisirs :
« Ce n’est donc pas en universalisant la règle de son action que, dans cette forme de morale,
l’individu se constitue comme sujet éthique : c’est au contraire par une attitude et par une recherche
qui, individualisant son action, la modulent, et peuvent même lui donner un éclat singulier par la
structure rationnelle et réfléchie qu’elle lui prête. »22
L’éthique de la sexualité se construit dans une relation polémique à soi-même, dans un combat qui
nécessite exercices et entraînements, au sens sportif du terme, au sens aussi d’une discipline virile,
conçue par et pour des hommes. L’éthique n’est rien d’autre que la manière par laquelle l’homme
libre donne un style à sa liberté23, par une maîtrise de ses plaisirs, mais plus largement par une
diététique, une économique et une érotique de toute l’existence.
Le souci de soi est dans sa matérialité un rapport au corps : la diététique est même en un sens une
forme de biopolitique de soi, une manière de penser la juste manifestation de notre vitalité. Cet art de
soi contient une dimension sexuelle non en ce que le plaisir serait un péril moral particulier, mais
bien parce qu’il est une dépense énergétique dont la régulation relève « du jeu de la vie et de la
mort. »24
Une même logique éthique préside à la réflexion sur le mariage et la fidélité. La tempérance de
l’homme est toujours conçue comme une forme de gouvernement de soi, en même temps qu’un mode
de contrôle de la maisonnée et de l’épouse.25 Et on retrouve enfin un dispositif similaire dans
l’érotique proprement dite : la sexualité des hommes mûrs avec les jeunes garçons est évaluée dans
les codes d’une stylistique, destinée à valoriser l’amour des garçons, quand bien même cette
stylisation s’accompagne de l’exigence d’une quasi-abstinence.

Souci de soi et volonté de vérité

Le dernier livre publié de Foucault n’introduit aucune inflexion notable au projet de l’Usage des
plaisirs, tout en annonçant une recherche inaboutie, consacrée au concept d’aveu. Si Le Souci de soi
s’éloigne de la question de la vérité et du pouvoir, il prélude à une recherche qui aurait ramené
Foucault à son intérêt originel pour le discours, tout en le rapprochant des périodes historiques pour
lui habituelles.
L’amorce du texte est brutale, mais sans la théâtralité des ouvrages antérieurs. Soit un texte, dit
Foucault, La Clef des songes d’Artémidore, l’exemple le plus complet d’un genre répandu dans
l’Antiquité, l’oniro-critique, ou analyse des rêves. Pourquoi ce texte ? Parce qu’il est l’indice d’une
éthique du sujet courante à cette époque, et qui s’élabore curieusement dans une réflexion sur ce qu’il
est bon ou mauvais de rêver, et non dans qu’il est interdit ou légitime de faire. Ou encore : ce texte est
révélateur d’un souci de soi qui n’a rien de théorique et qui désigne plus une attitude qu’une norme.
Le souci de soi est fécond, productif, comme l’est toute forme de pouvoir : il produit en
l’occurrence de la subjectivation, dans l’effort même « pour trouver dans l’application à soi ce qui
peut lui permettre de s’assujettir à des règles et de finaliser son existence. »26 Le corps est l’objet
privilégié de cet effort, et les pratiques sexuelles le lieu de son élaboration conceptuelle. Celle-ci
varie historiquement, et Foucault s’attache à montrer en son évolution ce qui va esquisser l’attitude
chrétienne, tout en marquant encore la prégnance de la dimension stylistique qui régissait la réflexion
sur l’usage des plaisirs. Il conclut alors :
« Ainsi commence à se développer une Érotique différente de celle qui avait pris son point de
départ dans l’amour des garçons, même si dans l’une comme dans l’autre l’abstention des plaisirs
sexuels joue un rôle important : elle s’organise autour du rapport symétrique et réciproque de
l’homme et de la femme, autour de la haute valeur attribuée à la virginité et de l’union complète où
elle trouve à s’achever. »27
La suite de cette histoire de la sexualité finalement mal nommée n’a jamais été publiée. Mais bien
des textes nous en donnent une idée suffisamment précise pour que puisse se confirmer notre
hypothèse de lecture : ni l’Usage des plaisirs ni Le Souci de soi ne renoncent à penser l’exercice de la
philosophie comme l’élaboration de l’épaisseur des discours, ou comme une archéologie du rapport
à la vérité. Le pli inauguré avec ces textes est de situer le lieu de ce rapport non plus seulement dans la
relation entre un discours et le dispositif théorico-actif qui le sous-tend, mais aussi – ce qui n’exclut
pas le premier axe de l’analyse – dans la façon dont un rapport à soi construit la vérité d’un sujet.28
La subjectivation éthique intègre une vérité, qui peut ensuite se déployer sous la forme d’une
esthétique de l’existence – l’objet des livres publiés –, ou sous celle d’une herméneutique du désir – et
ce sera la spiritualité chrétienne. Annoncée dans La Volonté de savoir, l’analyse des aveux remet au
centre du travail de Foucault un concept de vérité qui était passé au second plan dans Le Souci de soi,
et qui devait être au cœur des Aveux de la chair, comme il l’avait été, tout différemment, de Surveiller
et punir dans sa réflexion sur les procédures d’extorsion de la vérité.
Le christianisme, à cet égard, ajoute une dimension nouvelle à l’herméneutique de soi à laquelle il
participe par ailleurs. La vérité y apparaît deux fois : d’abord dans le dogme, puis dans l’âme. Il y a
une « spirale de la formation de la vérité et du renoncement à la réalité »29 dans la conception
chrétienne de l’aveu : le croyant parvient à la vérité en élaborant la vérité de soi comme abandon de
l’attachement à soi. Et là encore, la sexualité est le lieu privilégiée d’une telle élaboration, comme le
montrent les textes qu’Augustin consacre à la libido, et qui sont le versant chrétien du souci de soi
d’Artémidore, l’articulation de ces deux références se situant, par exemple, dans les réflexions de
Cassien sur la valeur de la chasteté.30
L’histoire de la vérité rejoint l’histoire de la subjectivation, cadre plus général de l’histoire de la
sexualité. Mais alors que dans tous ces textes antérieurs, Foucault a le goût des ruptures et des coups
de théâtre, tout indique ici continuité et transition, la morale chrétienne s’enracinant dans une éthique
du rapport à soi qu’elle infléchit sans la bouleverser. Et de même qu’il critiquait le mythe de
l’hypothèse répressive, Foucault critique-t-il la croyance ingénue en une liberté sexuelle des Grecs
qu’aurait brisée le christianisme. À la question de savoir comment il a trouvé les Grecs, Foucault
répond, lapidaire : « Pas très fameux. »31
1- Pour une présentation diversifiée des différentes formulations de cette critique, on consultera utilement le recueil Après le sujet, qui
vient ?, Cahiers Confrontations, Paris, Aubier, 1989, n° 20.
2- Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 124.
3- Ibid., p. 129.
4- DE I, p. 1292.
5- L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 261.
6- Ibid., p. 272.
7- Cf. les admirables dernières lignes du chapitre que Deleuze consacre aux plissements chez Foucault (Foucault, op. cit., p. 130) :
« Le plus lointain devient intérieur, par une conversion au plus proche : la vie dans les plis. C’est la chambre centrale, dont on ne craint
plus qu’elle soit vide, puisqu’on y met le soi. Ici, on devient maître de sa vitesse, relativement maître de ses molécules et de ses
singularités, dans cette zone de subjectivation : l’embarcation comme intérieur de l’extérieur. »
8- Cf. Michel Foucault philosophe, op. cit., p. 79 : « Et il est saisissant de constater que cette superbe machine archéologique, qui
avait triomphé successivement de la folie, de la clinique, des sciences humaines, de la prison, ici achoppe et se décompose elle-même
sous l’effet de l’objet qu’elle s’est donné à partir de la psychanalyse. »
9- Cf. La Volonté de savoir, op. cit., p. 49.
10- Cf. ibid., p. 102.
11- Cf. ibid., p. 151 : « Or, si la politique du sexe ne met pas en œuvre pour l’essentiel la loi de l’interdit, mais tout un appareil
technique, s’il s’agit plutôt de la production de la “sexualité” que de la répression du sexe, il faut abandonner une telle scansion, décaler
l’analyse par rapport au problème de la “force de travail” et abandonner sans doute l’énergétisme diffus qui soutient le thème d’une
sexualité réprimée pour des raisons économiques. »
12- Cf. sur ce point le célèbre Nietzsche, Freud, Marx, in DE I, pp. 592 et ss.
13- Ibid., p. 687.
14- Cf. La Volonté de savoir, op. cit., p. 76.
15- Ibid., p. 171.
16- Ibid.
17- Ibid., p. 198.
18- Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 109.
19- « Prière d’insérer », in L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.
20- Cf. La Volonté de savoir, op. cit., p. 200 : « Le but de la présente recherche est bien de montrer comment des dispositifs de
pouvoir s’articulent directement sur le corps – sur des corps, des fonctions, des processus physiologiques, des sensations, des plaisirs. »
21- L’Usage des plaisirs, op. cit., p. 35.
22- Ibid., p. 73.
23- Cf. ibid., p. 111.
24- Ibid., p. 156.
25- Foucault est bien conscient de la dissymétrie entre tempérance de l’homme et fidélité de la femme. Cf. ibid., p. 203 : « La
tempérance chez les moralistes grecs de l’époque classique était prescrite aux deux partenaires de la vie matrimoniale ; mais elle relevait
chez chacun d’eux d’un mode différent de rapport à soi. La vertu de la femme constituait le corrélatif et la garantie d’une conduite de
soumission ; l’austérité masculine relevait d’une éthique de la domination qui se limite. »
26- Michel Foucault, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 117.
27- Ibid., p. 266.
28- Cf. L’Usage des plaisirs, op. cit., p. 99 : « Cette liberté-pouvoir qui caractérise le mode d’être de l’homme tempérant ne peut pas
se concevoir sans un rapport à la vérité. »
29- Cf. DE II, p. 991.
30- Sur l’importance du christianisme primitif dans l’élaboration de la morale sexuelle ultérieure, nous renvoyons aux Dits et écrits II,
notamment pp. 1114 et ss, et notamment à la fin de l’article, p. 1126 : « Cette subjectivation est indissociable d’un processus de
connaissance qui fait de l’obligation de chercher et de dire la vérité de soi-même une condition indispensable et permanente de cette
éthique ; si subjectivation il y a, elle implique une objectivation indéfinie de soi par soi – indéfinie en ce sens que, n’étant jamais acquise
une fois pour toutes, elle n’a pas de terme dans le temps. »
31- Ibid., p. 1517.
6

Politique – De la justice

Le discours comme politique de la vérité

Foucault politique, l’expression vaut au moins comme description d’un comportement, celui de
l’homme et du citoyen, qu’il va théoriser par le concept d’intellectuel spécifique. Mais elle vaut
d’abord comme expression de la dimension toujours active de sa pensée, en ce que tout discours,
toute rationalité, toute exigence de vérité, intègre une forme de pouvoir, ou encore en ce que le
discours manifeste en tant que tel une politique de la vérité. La philosophie comme archéologie est la
cartographie de cette politique, dont le dessin n’est pas sans effet dans le champ de la politique
effective.
« C’est bien dans le discours que pouvoir et savoir viennent s’articuler. »1 Ce qui est vrai des
discours analysés par Foucault l’est aussi de ceux qu’il tient lui-même. L’analyse des discours est un
acte politique comme fragilisation de leur lien au savoir, et révélation de leur contingence : la
dissociation théorique qu’elle opère dans la formation discursive qu’elle prend pour objet est une
opération pratique résistant à cette dissociation même. L’archéologie n’est ni un savoir ni un pouvoir,
mais un dispositif théorico-actif destiné à dresser la topique du territoire où fonctionne un discours,
afin d’indiquer en quoi nous ne sommes peut-être plus tenus de penser et d’agir comme ce discours
nous invite, ou nous contraint, à le faire.2
La pensée de Foucault ne se contente pas d’avoir des conséquences politiques. Elle est motivée cette
fois directement par les problèmes concrets et actuels que l’homme Foucault a pu rencontrer dans la
société française de son époque.
« Mais, à partir du moment où on veut faire une histoire qui a un sens, une utilisation, une
efficacité politique, on ne peut le faire correctement qu’à la condition qu’on soit lié, d’une manière
ou d’une autre, aux combats qui se déroulent dans ce domaine. »3
L’intervention philosophique est guidée, dans son urgence, par une exigence d’action immédiate.
Elle doit tenir un discours vrai qui soit efficace politiquement, c’est-à-dire qui se situe à l’intérieur de
« la politique générale de la vérité »4 que chaque société produit. Il y a bien plus qu’une articulation
extérieure entre la philosophie et son effet politique. Le propos du philosophe est politiquement
motivé, politiquement structuré et politiquement destiné. Et il ne peut se politiser ainsi par trois fois
que parce que le discours en général est un lieu de pouvoir et un lieu de vérité, ce que précisément
l’archéologie établit. L’élaboration de la pensée de Foucault est la condition de sa propre réussite
stratégique. Cette réussite enfin, est parfois très éloignée des textes. Foucault s’en étonne parfois :
l’Histoire de la folie et Surveiller et punir, deux ouvrages pourtant très techniques et qui ne parlent
presque pas de la situation actuelle, ont pu être vus comme des objets polémiques et politiques. Tant
mieux, semble-t-il dire, même s’il faut renoncer alors à contrôler les conséquences qu’un livre peut
avoir.5

Philosophie et géologie
Le discours philosophique a une portée stratégique et tactique, dans les procédures par lesquelles il
indique la possibilité d’une contestation. D’où cette profession de foi du militant-philosophe :
« Il me semble que, dans une société comme la nôtre, la vraie tâche politique est de critiquer le jeu
des institutions apparemment neutres et indépendantes ; de les critiquer et de les attaquer de telle
manière que la violence politique qui s’exerçait obscurément en elles soit démasquée et qu’on puisse
lutter contre elles. »6
Géologie philosophique7, prélude au combat, que le philosophe ne va pas nécessairement mener
lui-même mais qu’il aura au moins rendu pensable. La philosophie préserve la possibilité de l’action
politique. Elle est aussi, nous l’avons vu, exigée par l’urgence des problèmes, Foucault exprimant lui-
même, parfois dans l’ambiguïté, cette dualité causale. Aussi affirme-t-il curieusement qu’il aimerait
« que l’on n’établisse aucun rapport entre (son) travail théorique et (son) travail au G.I.P. »8, sans
doute pour conjurer la figure honnie de l’intellectuel sartrien ; en même temps, il admet que cet
engagement militant vise à saper partiellement une forme de pouvoir qu’il prend par ailleurs pour
objet théorique, et plus encore qu’il a pu justifier l’existence même d’une archéologie de la prison.
Difficile donc de savoir ce qui logiquement prévaut, entre le théorique et le pratique, même si
chronologiquement Foucault s’est d’abord intéressé aux problèmes des prisonniers avant que
d’entreprendre la rédaction de Surveiller et punir.9 Il résume d’une anecdote et d’une formule
audacieuse cette unité du théorico-actif :
« Mais il y deux ans, en France, il y a eu de l’agitation dans plusieurs prisons, les détenus se sont
révoltés. Dans deux de ces prisons, les prisonniers lisaient mon livre. Depuis leur cellule, certains
détenus criaient le texte de mon livre à leurs camarades. Je sais que ce que je vais dire est
prétentieux, mais c’est une preuve de vérité – de vérité politique, tangible, une vérité qui a
commencé une fois le livre écrit. J’espère que la vérité de mes livres est dans l’avenir. »10

Libération et liberté

La philosophie est de part en part politique, alors même que sous la forme que Foucault lui donne,
elle ne cesse de s’attaquer aux concepts ordinairement fondateurs de l’engagement politique. Il n’y a
pas d’homme, pas de sujet, pas vraiment de liberté non plus, pas d’autonomie, pas de contrat social,
mais bien un champ de pouvoir strié par des discours dans lesquels l’acteur politique, s’il existe bien,
est pris. Y voir une contradiction intenable relève, comme le souligne à juste titre Deleuze, de la
bêtise.
« Il y trois siècles, des sots s’étonnaient parce que Spinoza voulait la libération de l’homme, bien
qu’il ne crût pas à sa liberté ni même à son existence spécifique. Aujourd’hui, de nouveaux sots, ou
les mêmes réincarnés, s’étonnent parce que Foucault participait aux luttes politiques, lui qui avait
dit la mort de l’homme. »11
Selon un schéma spinoziste et nietzschéen, la connaissance adéquate des causes qui nous
déterminent a un effet libérateur. Plus encore : cette connaissance vaut immédiatement contestation de
la légitimité naturelle ou éternelle des contraintes, et encouragement à leur destitution. La
philosophie, si elle a bien un effet politique, n’est pas révolutionnaire, elle ne vise pas le pouvoir
global. Foucault ajoute : elle n’est pas révolutionnaire car elle veut réussir à produire réellement une
forme de libération. L’argumentation de Foucault est ici nettement réformiste : le projet
révolutionnaire, quelqu’en soit la formulation, n’est pas recevable, pour deux raisons fondamentales.
Tout d’abord, il n’accepte pas la réussite ponctuelle d’une révolte, en arguant du fait qu’elle vaut
récupération par un pouvoir capitaliste dont la souplesse est alors démontrée. En second lieu, ce
projet se base sur l’idée que le nombre des mécontents augmentera les chances de succès de la
révolution, et qu’il convient donc de ne pas améliorer la situation.12 La révolte, elle, veut réussir, et
son caractère strictement local est la meilleure garantie de son réalisme.
La ponctualité de l’effet contre l’universalisme factif du renversement. L’intellectuel spécifique
contre l’intellectuel prophétique. L’engagement auprès des prisonniers obéit ainsi à une logique de
l’acte et non à une téléologie du retournement. Les enquêtes effectuées dans les prisons sont destinées
à attaquer le pouvoir oppressif « là où il s’exerce sous un autre nom – celui de la justice, de la
technique, du savoir, de l’objectivité. Chacune doit donc être un acte politique. »13 Il n’est pas question
d’améliorer le sort des prisonniers14 mais de démasquer l’exercice peut-être illégitime d’un pouvoir,
illégitime en ce qu’il produit la délinquance qu’il prétend combattre. Foucault précise à plusieurs
reprises ce statut de l’intellectuel, en des termes et dans un vocabulaire que nous avons déjà croisés à
plusieurs reprises :
« Il s’agit, en effet, d’avoir du présent une perception épaisse, longue, qui permette de repérer où
sont les lignes de fragilité, où sont les points forts, à quoi se sont rattachés les pouvoirs – selon une
organisation qui a maintenant cent cinquante ans –, où ils se sont implantés. Autrement dit, faire un
relevé topographique et géologique de la bataille… Voilà le rôle de l’intellectuel. »15
L’intellectuel spécifique, contre l’intellectuel universel du XIXe siècle, est un spécialiste, un
scientifique, et il a une fonction politique précisément parce qu’il détient une vérité qui, comme toute
vérité, s’insère dans un champ de pouvoir. Il n’est pas question de prétendre que le physicien a un
discours politique, mais que le champ de la physique met en jeu des pouvoirs ponctuels, dans les
prétentions à la vérité légitime qui s’y expriment, et qu’à ce titre-là, le physicien agit en posant des
théories physiques. Le philosophe est dans une position similaire, avec peut-être le souci
supplémentaire de « détacher le pouvoir de la vérité des formes d’hégémonie à l’intérieur desquelles
pour l’instant elle fonctionne. »16
Agissant ponctuellement, le philosophe s’est rapproché de ceux aux côtés desquels il lutte. Un
rapprochement réel, corporel même, qui ne relève pas d’un intérêt d’écrivain, mais bien de l’activité
d’un homme, irréductible aux thèses qu’il défend dans ses livres. Un individu, non un prophète qui
nous indiquerait directions ou solutions.
1- La Volonté de savoir, op. cit., p. 133 ; ou alors DE I, p. 1109 : « Les pratiques discursives ne sont pas purement et simplement des
modes de fabrication de discours. Elles prennent corps dans des ensembles techniques, dans des institutions, dans des schémas de
comportement, dans des types de transmission et de diffusion, dans des formes pédagogiques qui à la fois les imposent et les
maintiennent. »
2- Cf. Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 22 : « Les formations discursives sont de véritables pratiques, et leurs langages, au lieu
d’un universel logos, sont des langages mortels, aptes à promouvoir et parfois à exprimer des mutations. »
3- DE II, p. 29.
4- Ibid., p. 158.
5- Cf. ibid., p. 633.
6- DE I, p. 1364.
7- Cf. Michel Foucault et Roger Pol-Droit, Entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 92 : « Je suis un artificier. Je fabrique quelque
chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction (…). Un artificier, c’est d’abord un géologue. Il regarde les couches
de terrain, les plis, les failles. Qu’est-ce qui est facile à creuser ? Qu’est-ce qui va résister ? »
8- DE I, p. 1164. Le G.I.P. est le groupe d’information sur les prisons, qui avant Surveiller et punir a tenté d’établir un état des lieux de
la situation pénitentiaire, sur la base d’enquêtes effectuées auprès des détenus.
9- Cf. DE II, p. 916 : « Et ce qui me chagrine, ce n’est pas que vous ayez l’idée bizarre de déduire de mon livre, que vous avez je
crains mal compris, ma vénéneuse influence sur le G.I.P. ; c’est que vous n’ayez pas eu la toute simple idée que ce livre doit beaucoup au
G.I.P., et que s’il contenait deux ou trois idées justes, c’est là qu’il les aurait prises. » On sait par ailleurs que Foucault retarda la
publication de Surveiller et punir afin que les prisonniers n’aient pas l’impression désagréable d’avoir été considérés comme des objets
théoriques, quand Foucault s’intéressait à leur sort. Cf. DE I, p. 1042, notice explicative au Manifeste du G.I.P.
10- DE II, p. 805.
11- Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 96. Des arguments similaires ont été utilisés contre Derrida, qui tentera d’élaborer une
réponse proprement philosophique à cette critique. Cf. Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 89.
12- Cf. DE II, p. 530. On notera tout de même parfois des propos plus hospitaliers à l’idée de révolution, notamment dans un entretien
de 1976 (ibid., p. 86) : « Le rôle de l’intellectuel aujourd’hui doit être de rétablir pour l’image de la révolution le même taux de
désirabilité que celui qui existait au XIXe siècle. »
13- DE I, p. 1063.
14- Cf ibid., p. 1586 : « Il me semble que le véritable enjeu politique, ce n’est pas que les détenus aient un bâton de chocolat le jour
de Noël, ou qu’ils puissent sortir pour faire leur Pâques. »
15- Ibid., p. 1627.
16- DE II, p. 115.
Épilogue

L’impatience de la liberté
(Qu’est-ce que les Lumières ?, 1984)

L’entame du texte est ironique. Aujourd’hui, quand un journal pose une question à ses lecteurs, on
peut être sûr que la réponse est connue de tous et n’intéresse personne. Au XVIIIe siècle, on était plus
curieux ou plus intelligent, et les journaux demandaient à leurs lecteurs de répondre à des questions
véritablement difficiles. Ainsi, en décembre 1784, la grande revue Berlinische Monatschrift demande
à ses lecteurs de tenter d’élucider la nature de leur propre époque. La question est peut-être plus
importante encore que la réponse de Kant. La philosophie moderne, malgré les efforts successifs
d’auteurs aussi considérables que Hegel ou Nietzsche, n’a en effet jamais réussi à lui apporter une
solution satisfaisante, ni même à s’en débarrasser. On peut donc imaginer le scénario suivant : si une
revue posait aujourd’hui à ses lecteurs la question – qu’est-ce que la philosophie moderne ? –, la
bonne réponse consisterait à dire : « C’est celle qui tente de répondre à la question lancée, voilà deux
siècles, avec tant d’imprudence : Was ist Aufklärung ?. »1
Les circonstances de la publication de l’opuscule kantien sont significatives. Kant répond ici à une
polémique lancée par le pasteur Zöllner, irrité qu’on puisse remettre en cause le mariage religieux. Il
ne fut pas le seul à le faire, et le problème de la définition des Lumières est en bonne place dans les
débats de la Berlinische Monatschrift. On peut citer entre autres les textes de de Mendelssohn (Que
signifie éclairer ?) et Hamann (Lettre à Christian Jacob Kraus), puis, en un rapport plus distant mais
non moins important avec les Lumières, ceux de Fichte (Contributions destinées à rectifier le
jugement du public sur la Révolution française) et de Herder (Une autre philosophie de l’histoire).
Foucault remarque que l’intervention kantienne s’inscrit dans une préoccupation plus vaste, initiée
par Mendelssohn et Lessing, qui prend pour objet le rapport entre la pensée allemande et la culture
juive. Tout en tentant de se définir, l’Aufklärung n’oublie pas qu’une part importante de ses penseurs
sont juifs, et qu’il est donc nécessaire de dégager un fond commun entre le judaïsme et la philosophie
allemande.
Ce n’est toutefois pas la principale originalité du texte de Kant. Foucault énonce d’emblée ce qui va
constituer l’axe principal de son analyse : la spécificité de Kant est de poser d’une manière
entièrement nouvelle la question du présent, ou de l’actualité. Cette question n’est certes pas inédite
dans l’histoire de la philosophie, mais jusqu’ici, les philosophes n’ont pensé le présent que dans son
rapport au futur, ou à une destination de l’univers. Prenons l’exemple de Platon : dans le Politique,
tous les interlocuteurs s’entendent à penser leur actualité comme un âge du monde, sans que ce
présent soit analysé pour lui-même. Augustin et la tradition chrétienne vont dans le même sens :
l’actuel n’est que l’amorce ou l’annonce d’un avenir attendu et espéré. Enfin, Vico, peu de temps
avant Kant, considère les Lumières comme une phase de transition vers une période d’authentique
bonheur, pour l’humanité en son ensemble.
La définition kantienne est négative, et tournée au fond vers le passé. L’Aufklärung est une sortie,
une rupture avec l’état précédent, celui de la minorité de la raison. Ce style d’analyse est rare, même
chez Kant. Le Conflit des facultés et l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique
sont en effet tournés vers une perspective d’espoir, vers un avenir culturel ou moral possible pour
l’humanité ; Qu’est-ce que les Lumières ? s’attache au contraire à la différence spécifique existant
entre le présent et le passé le plus immédiat.
Foucault remarque d’emblée, et à juste titre, que le texte de Kant est souvent confus. Il va donc se
contenter, sans entrer dans le détail de l’argumentation kantienne, de retenir ce qui peut caractériser
l’attitude nouvelle de la philosophie à l’égard de son propre présent. Premier point : l’Aufklärung est
un processus de sortie et d’émancipation d’un état de minorité, défini par le fait d’accepter de se
soumettre à l’autorité d’autrui là même où on pourrait utiliser sa propre raison. Foucault présente
rapidement les trois exemples qu’utilise Kant : il y a minorité quand on se soumet volontairement à
l’autorité d’un livre au lieu de se servir de son propre entendement ; quand on préfère écouter la voix
d’un guide spirituel – un pasteur ou un prêtre – au lieu d’écouter sa propre conscience morale ; quand
les paroles du médecin tiennent lieu de régime de vie. Foucault souligne, comme en passant, que
chacun de ces exemples peut être rapproché des trois grandes Critiques. Autrement dit : Kant
affirmerait ici implicitement que la majorité de la raison est identique à la critique elle-même, qu’elle
se déploie dans le champ de la connaissance (Critique de la raison pure), dans celui de la morale
(Critique de la raison pratique), ou dans celui de l’esthétique (Critique de la faculté de juger). Second
point : la sortie de la minorité n’est pas seulement un processus en train de se dérouler. Elle est
également une tâche et même un devoir. Kant ne s’y trompe pas : l’homme est responsable de son état,
il ne peut pas se contenter d’attendre passivement. « Ose savoir » : ces mots ne sont pas un slogan, ou
simplement descriptifs, l’impératif qu’ils contiennent indique réellement une obligation morale. Pour
être homme, vraiment homme, une décision urgente est requise : avoir enfin le courage de se servir
de son propre entendement, avoir l’audace du savoir. Le troisième élément que Foucault souligne
réside dans l’emploi du mot Menschheit, en français « humanité ». Qui est concerné par les
Lumières ? L’humanité au sens de l’ensemble de l’espèce humaine ? Dans ce cas, il faudrait que le
changement historique impliqué soit manifeste sur toute la surface de la terre, ce qui n’est visiblement
pas le cas. Si au contraire on conçoit le terme comme désignant l’essence même de l’homme, les
Lumières concernent la structure même de la rationalité humaine, ce qui, il faut bien l’avouer, rend le
problème encore plus complexe. Même si visiblement Foucault penche pour cette seconde option, il
ne le dit pas explicitement. Il préfère revenir à la question de la majorité, en tentant d’en poser les
conditions essentielles.
Le statut de ces conditions est très large. Ce que Kant écrit de l’obéissance et des droits de la raison
peut en effet être interprété au niveau spirituel comme au niveau institutionnel, au point de vue éthique
comme au point de vue politique. La première condition est de la plus haute importance. Il faut
distinguer ce qui relève de la nécessaire obéissance et ce qui doit être laissé au libre usage de la
raison. Une humanité majeure n’est pas délivrée de toute obéissance : mais à côté d’une soumission
indispensable au bon fonctionnement de la société, l’individu a toute latitude pour raisonner, c’est-à-
dire critiquer sans limites les contraintes mêmes qui lui sont imposées. Foucault choisit parmi les
exemples proposés par Kant celui qui lui semble le plus compréhensible : il est obligatoire
légalement de payer ses impôts, mais la majorité de la raison implique que chacun est totalement libre
de contester le système fiscal dont il dépend.
Kant ne se contente pas ici de reconduire l’ancienne distinction entre obéissance publique et liberté
privée. Il la retourne de façon à la fois étrange et significative. Kant parle en effet d’usage privé de la
raison pour désigner ce qui est fait de la raison dans un cadre fonctionnel ou professionnel : le
pasteur qui prêche, le soldat qui se bat, le médecin qui soigne, la fonctionnaire qui met en œuvre des
décisions administratives. Chacune de ces fonctions détermine des circonstances particulières, que la
raison est tenue de respecter si elle veut accomplir ce qui est requis d’elle. L’usage public de la
raison, qui consiste à raisonner comme homme, indépendamment des exigences sociales ou
professionnelles, ne peut en revanche souffrir aucune sorte de limitations. Il n’y a Lumières que
quand une telle liberté de critique et d’analyse peut coexister avec l’usage privé.
Cela conduit Foucault à poser, cette fois explicitement, une ultime question au texte de Kant.
Comment peut-on politiquement garantir aux individus que l’usage public de leur raison ne sera pas
limité ? C’est là que le problème des Lumières devient véritablement politique. Kant propose alors, en
termes à peine voilés, une sorte de contrat au monarque de son temps, Frédéric II. Une institution
politique pourra obtenir de ses sujets une authentique obéissance à la condition qu’elle leur garantisse
une totale liberté dans l’usage public de la raison, mais surtout qu’elle soit elle-même fondée sur des
normes rationnelles et universelles. Autrement dit : seul un État rationnellement fondé peut convenir à
une raison éclairée.
« Laissons là ce texte. »2 Foucault ne s’embarrasse pas de précautions particulières pour congédier
l’opuscule kantien, dont il souligne justement qu’on ne peut en rien le considérer comme une
description correcte ou complète des Lumières. Mais, tout en minimisant en apparence l’importance
de ce texte, Foucault en fait le manifeste d’une attitude, la critique, qui est constitutive elle aussi de
l’esprit des Lumières. Réclamer la majorité de la raison revient au fond à vouloir pour cette raison
qu’elle sache circonvenir le territoire de son usage légitime, et éviter les dérives du dogmatisme,
longuement condamné dans la Critique de la raison pure. Foucault s’attache ensuite – la logique de ce
développement apparaîtra après coup – à décrire le rapport entre Qu’est-ce que les Lumières ? et la
pensée kantienne de l’histoire en général. Alors que les autres textes de Kant sur l’histoire décrivent
la finalité interne de l’humanité, Qu’est-ce que les Lumières ? attribue à l’homme la responsabilité de
son état de minorité, et donc aussi celle d’une éventuelle émancipation. En ce sens, l’opuscule kantien
est plus concret, pratique, et ne se contente pas d’identifier des régularités ou des perspectives
consolantes. Ce statut particulier confère au texte une singulière importance : Kant y exprimerait au
fond l’actualité de la critique, c’est-à-dire la justification ultime de son propre travail. La réflexion
sur « aujourd’hui » est tout à la fois ce qui fait le propre des Lumières, de la philosophie moderne, de
la critique et de la pensée kantienne. On pourrait ajouter, ce que Foucault ne dit bien évidemment pas,
que le Qu’est-ce que les Lumières ? de Foucault a exactement la même fonction : donner à
comprendre le pourquoi de l’archéologie et la nécessité de l’intervention de l’intellectuel dans
l’actualité.
Ainsi envisagé, le texte kantien est « l’esquisse de ce qu’on pourrait appeler l’attitude de
modernité ».3 Là est sans doute l’articulation majeure de l’argument foucaldien, en ce qu’il permet de
saisir la nécessité du passage entre la réflexion sur les Lumières et celle portant sur la modernité.
Foucault est très clair : la modernité n’est pas une période, il n’y a pas de prémodernité, ni même de
postmodernité. Le souci historique d’une délimitation, par des dates ou des événements arbitrairement
choisis, d’une époque qualifiée de moderne n’est pas fondé ; si, comme on doit le faire en
philosophie, on s’attache à l’essence de la modernité, il faut la définir par une attitude spécifique à
l’égard de l’actualité, ou encore par une manière de penser et d’agir particulière. Bref, la modernité
est un êthos, une appartenance et une tâche, qui, débarrassés ici de toute référence trop strictement
historique, peuvent être réactualisés dans des contextes très différents.
Le texte va alors pivoter brusquement d’une référence à l’autre, de la philosophie à la littérature, de
Kant à Baudelaire, l’un des principaux écrivains à avoir tenté de définir la modernité. Que dit
Baudelaire ? La modernité, c’est la discontinuité du temps, la rupture, la nouveauté, le fugitif ; ou plus
exactement : être moderne, c’est adopter volontairement une attitude particulière à l’égard de ce
mouvement incessant, afin de saisir ce que le présent peut contenir d’éternel. La modernité n’est pas
l’éloge du changement pour lui-même, mais une haute conscience de la singularité du moment actuel,
qui est donc alors quelque chose d’héroïque.
Foucault se contente d’un exemple. Baudelaire raille les peintres qui représentent les hommes de
leur temps affublés de toges antiques qu’ils considèrent comme plus belles ou plus dignes. Être
moderne ne consiste pas pour Baudelaire à rétablir la vérité en habillant de noir tous les personnages.
Il s’agit plutôt de déceler le propre de notre époque, qui consiste ici en un rapport entêtant avec la
mort. Foucault précise : cette valorisation du présent, conçu dans son caractère éternellement unique,
ne va pas sans ironie. Il n’est pas question de flâner dans le présent pour en collectionner les
curiosités, mais de transfigurer le présent en sachant exprimer sa réalité mieux que ne le fait cette
réalité. Baudelaire cite ici le dessinateur Constantin Guys, comme le type idéal de l’artiste moderne :
le dessin, par la puissance de l’imagination, dépasse le réel tout en l’exprimant, dit ce qu’il est en
annonçant déjà ce qu’il pourrait être. Être moderne, et Foucault lui-même l’est sans doute en ce sens,
c’est penser le présent comme lieu possible d’une autre pensée, le respecter non pour ce qu’il est mais
pour ce qu’il recèle comme possibles alternatives.
La modernité, proche sur ce point de l’êthos des Lumières, est également une interrogation sur soi-
même. Être moderne, au-delà de l’attention à l’actualité, consiste donc aussi dans un exercice
personnel de construction de soi dans le refus de ce que l’on est. Il y a là une forme d’ascétisme, de
discipline qui confine au religieux. L’homme moderne est un sculpteur de soi-même, tenu donc à une
obligation de créativité bien difficile à assumer. Dernière remarque sur Baudelaire, qui est ici aussi
une critique de sa conception de la modernité : Baudelaire ne croit pas qu’un tel travail de
l’imagination soit possible dans la société ou dans les institutions politiques. Seul l’art est un terrain
propice à l’expression de la modernité. Foucault n’en dit guère plus, mais on comprend qu’une telle
limitation n’est pour lui pas légitime, et que c’est précisément dans le domaine politique que l’attitude
moderne, c’est-à-dire au fond l’attitude philosophique, est aujourd’hui indispensable.
Foucault prend congé de Baudelaire comme il l’avait fait de Kant. Là encore, il souligne que ses
quelques remarques n’ont rien d’exhaustif, et que les Lumières comme la modernité sont bien trop
complexes pour être caractérisées aussi rapidement. Une fois posée cette clause de modestie, à vrai
dire un peu rhétorique, Foucault tente de justifier l’intérêt des Lumières pour la pensée d’aujourd’hui.
Il est très clair à cet égard : sa lecture de Kant comme la définition de la philosophie qu’il va proposer
n’expriment aucune fidélité aux Lumières, si on entend par là un ensemble déterminé de thèses
comme l’optimisme historique, la confiance dans la raison ou la préoccupation humaniste. L’objectif
est bien plus limité, et plus légitime aussi : tenter de voir ce qui dans l’êthos philosophique des
Lumières pourrait être en effet réactualisé dans une philosophie. Il n’y a aucune nostalgie dans ce qui
va être dit, pas plus qu’il n’y avait de dévotion dans le parcours kantien qui ouvre le texte.
Plus qu’une caractérisation, même négative, de l’êthos philosophique, il faut lire les trois
paragraphes suivants comme une mise au point avant tout polémique. Le contexte est le suivant : la
philosophie contemporaine, avec Habermas en Allemagne, avec des auteurs comme Luc Ferry ou
Alain Renaut en France, est marquée par un vaste mouvement d’idées visant à faire revivre certaines
valeurs propres aux Lumières. Certains des tenants les plus radicaux de ce mouvement vont aller
jusqu’à dire qu’on ne peut être que pour ou contre les Lumières. Défendre les Droits de l’homme et
l’universalité de certaines valeurs, défendre la liberté de penser et l’autonomie de la raison
reviendraient au fond à une forme de retour aux Lumières ; à l’inverse, tout auteur qui nierait la
légitimité d’un tel retour serait soupçonné d’être opposé aux Droits de l’homme ou à la rationalité en
général. Foucault refuse d’emblée ce qu’il appelle à juste titre un chantage à l’Aufklärung. Il n’est pas
un adversaire des Lumières. L’importance historique de l’époque, son souci de la liberté, pensée en
son rapport au combat pour la vérité, sa disposition à l’égard de l’actualité sont autant de bonnes
raisons de s’y intéresser. Mais il est insensé de réduire ce débat à une alternative simpliste – pour ou
contre les Lumières. En lieu et place de ce faux débat, Foucault propose la tâche suivante : « Faire
l’analyse de nous-mêmes en tant qu’êtres historiquement déterminés, pour une certaine part, par
l’Aufklärung. »4 La série d’enquêtes qui s’impose alors au philosophe sera fidèle aux Lumières en un
sens bien précis : non pas chercher dans notre présent le noyau de rationalité que les Lumières lui
auraient légué, mais faire vivre l’autonomie de la raison par la critique de ce qui se donne à nous
comme formes nécessaires.
Foucault procède à l’identique pour écarter une deuxième forme de chantage, plus pervers encore.
Celui-ci consiste en un premier temps à assimiler Lumières et humanisme, puis à accuser ceux qui se
permettent de critiquer certains aspects des Lumières d’être anti humanistes, et partant anti humains.
Cet argument repose sur plusieurs gestes très contestables. Le premier procède d’une généralisation
trop hâtive des différents aspects des Lumières, alors même que l’extrême diversité des phénomènes
que l’on regroupe sous ce terme l’interdit formellement. L’analyse que Foucault vient de proposer ne
dit pas la vérité des Lumières, elle se contente d’en éclairer l’un des visages, celui qui concerne le
mode de rapport réflexif au présent. L’humanisme ne peut pas non plus être considéré comme un
mouvement homogène. Suivant le contexte philosophique ou politique dans lequel il intervient,
l’humanisme peut avoir une signification bien différente. Des mouvements d’idées aussi divers que le
marxisme, l’existentialisme, le personnalisme ou le stalinisme ont pu se dire humanistes. Le seul
point commun que l’on peut éventuellement dégager ici est que tous les humanismes prennent appui
sur des conceptions de l’homme héritées de la religion, de la science ou de la politique. En plus de
ces deux formes d’amalgames, le chantage à l’humanisme commet une troisième erreur. À supposer
que l’on puisse caractériser unilatéralement l’humanisme et les Lumières, il semble bien que ces deux
mouvements soient bien plus en conflit qu’en harmonie. Tout d’abord par ce que l’idée même d’une
valeur universelle, définitive – l’homme – n’est pas acceptable par une raison réellement autonome ;
ensuite parce que les Lumières ne se sont pas historiquement définies comme un humanisme et qu’il
n’est pas honnête de le faire après coup. Les choses sont donc plus embrouillées et confuses que ne le
laisse croire l’argument du chantage, et il appartiendra à l’archéologie de démêler l’écheveau du
rapport humanisme/Lumières, ce que fait par exemple un livre comme Les Mots et les Choses.
Foucault passe enfin à une caractérisation positive de la philosophie, où il faut voir sans doute la
thèse la plus importante et la plus personnelle du texte. Premier élément à retenir ici : l’êthos
philosophique est une attitude limite, c’est-à-dire une analyse des limites et une réflexion sur elles.
Foucault prend clairement pour modèle la démarche kantienne : mais alors que Kant voulait
déterminer les limites de la connaissance, qu’il faut donc renoncer à franchir, la philosophie doit
aujourd’hui déterminer ce qui précisément doit être franchi. Le kantisme inversé de Foucault va bien
au-delà du champ de la connaissance, il s’étend à tout le domaine de la pensée, où la philosophie va
devoir indiquer la singularité et la contingence qui se cachent sous les fausses évidences et les
prétendues nécessités.
Foucault poursuit dans une même ligne kantienne : non plus analyser les structures universelles du
savoir, mais les conditions historiques de l’émergence d’une pensée ou d’une action, dont nous
disons les sujets. Une telle enquête n’est pas transcendantale au sens où elle élaborerait les conditions
de possibilité d’une nouvelle métaphysique, mais elle est bien critique, c’est-à-dire à la fois
archéologique et généalogique.
La philosophie doit être archéologique par sa méthode : cela signifie qu’elle s’attache à « traiter
les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d’événements
historiques »5, ce que Foucault fait lui-même dans chacune de ses grandes œuvres. Elle doit être
généalogique par sa finalité : permettre de concevoir ce qui fait notre pensée comme une donnée
contestable et donc critiquable, ouvrant ainsi l’horizon pour une autre pensée et une autre action.
Cette vocation libératrice de la philosophie n’a de sens que si à côté du travail historique elle
accepte de « se mettre à l’épreuve de la réalité et de l’actualité, à la fois pour saisir les points où le
changement est possible et souhaitable et pour déterminer la forme précise à donner à ce
changement. »6 L’action politique n’est pas un complément facultatif à l’activité proprement
conceptuelle, ni un vague supplément d’âme destiné à soulager la conscience inquiète du philosophe.
La philosophie en son identité la plus profonde, celle-là même qui naît avec la question kantienne, est
indissociablement théorique et pratique, critique et politique. La suite du texte confirme cette intimité
de la théorie et de la pratique : de même que l’enquête historique dégageait la singularité et la
contingence des dispositifs de savoir et de pouvoir, de même l’intervention du philosophe sera
ponctuelle et précise, loin des projets globaux et radicaux où la pensée s’est si souvent perdue.
Pas de programme d’ensemble donc, pas d’idéologies globalisantes. Mais des transformations
particulières de la pensée, de l’autorité, des rapports de sexe, de la perception de la folie ou du sort
fait aux délinquants, autant de lieux de vie pour une philosophie critique. Tout cela est bien limité, et
bien insuffisant, dira-t-on. Foucault en convient. Mais peut-il en être autrement, alors que la
philosophie a pour objet de montrer le caractère justement limité, dans sa durée comme dans sa
légitimité, de tout discours ? Soyons humbles dans nos prétentions, paraît dire Foucault, ce qui
n’empêche nullement de procéder avec méthode et systématicité, ce qu’il va maintenant définir.
Le travail historico-pratique de la philosophie a son enjeu propre. Il consisterait en ceci : analyser
les rapports entre la liberté des individus et les formes de pouvoir. Alors que le XVIIIe siècle croyait
que notre pouvoir sur les choses croissait en même temps que notre liberté, les deux derniers siècles
ont montré que les choses étaient plus complexes et moins réjouissantes. On a ainsi vu des
technologies supposées accroître notre pouvoir construire silencieusement des formes
d’assujettissement des individus ; on a vu des modalités de pouvoir conduire à des procédés de
normalisation plus efficace que l’oppression. L’enjeu est donc d’imaginer des moyens pour
déconnecter la croissance de la liberté de ces différentes formes de relations de pouvoir. Un enjeu
d’émancipation, à nouveau.
Le domaine d’analyse est par là même déterminé. La philosophie a pour objet les ensembles
pratiques, c’est-à-dire les formes de rationalité qui organisent les manières de faire et de penser, dont
Foucault affirme qu’ils sont homogènes, dans leur versant technologique comme dans leur versant
stratégique. La philosophie est une discipline unifiée grâce à l’homogénéité de son objet, un divers
historique dont il est possible de tracer les lignes de force.
Troisième trait caractéristique de la philosophie : sa systématicité. Là encore, elle découle de la
systématicité de l’objet étudié, où l’on peut distinguer trois grands domaines : l’axe du savoir, l’axe
du pouvoir, l’axe de l’éthique. On reconnaît aussitôt les trois grands moments de l’œuvre de Foucault,
qu’il ne faut donc pas interpréter comme des inflexions ou des modifications d’objectifs, mais
comme des étapes également nécessaires du travail de toute philosophie. Autrement dit encore :
l’archéologie du savoir, l’analytique du pouvoir et l’herméneutique du sujet sont les trois dimensions
de la philosophie, si du moins on lui donne la vocation historico-politique que Foucault lui attribue
ici.
Dernière caractéristique du travail de la philosophie : sa généralité. Foucault ne prétend pas que les
phénomènes étudiés soient universels, mais qu’à la condition de se limiter à la culture occidentale, les
ensembles pratiques offrent des régularités remarquables. La philosophie ne va pas renoncer à être
l’intelligence du singulier. Mais elle va chercher également sous la contingence de la manière dont
les problèmes sont posés la relative permanence de ceux-ci. Foucault le dit très clairement : « L’étude
des modes de problématisation est donc la façon d’analyser, dans leur forme historiquement
singulière, des questions à portée générale. »7 Là encore, c’est la nature même de l’objet qui confère
à la philosophie sa qualité, ici la possibilité pour elle de se déployer selon une universalité relative.
Foucault revient enfin à Kant, sur un ton un peu désolé. Rien ne paraît indiquer dans notre histoire
que nous soyons devenus majeurs. L’efficacité des Lumières ne peut donc résider dans l’actualisation
réelle et concrète de l’autonomie de la raison, ou du moins une telle actualisation n’a pas eu lieu. Il
faut plutôt la chercher ailleurs, dans une attitude particulière que l’Aufklärung aurait fait naître et qui,
en traversant les siècles, a nourri la philosophie. Plus fondamentalement encore : la valeur des
Lumières est dans le mode de vie qu’elle propose au philosophe, appelé à mettre à l’épreuve sa
pensée et à construire les conditions d’une libération. Cette émancipation est le fruit d’un long travail,
qui emprunte des voies aussi surprenantes que l’enquête historique et des méthodes aussi
apparemment abstraites que l’archéologie. Mais cette tâche a sa cohérence théorique dans la
détermination précise de l’objet singulier qu’elle va analyser, et pratique dans ses modes
d’intervention politique. Faut-il encore croire aux Lumières pour mener à bien ce travail ? Foucault
ne le croit pas. L’essentiel est de retenir de Kant le sens même de la limite, objet d’une patiente
élaboration théorique en même temps que d’une impatiente volonté de dépassement.
1- Ibid., pp. 1381-1382.
2- Ibid., p. 1386.
3- Ibid., p. 1387.
4- Ibid., p. 1391.
5- Ibid., p. 1393.
6- Id.
7- Ibid., p. 1396.
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Lectures de Michel Foucault I, sous la direction de Jean-Claude Zancarini, Lyon, ENS Éditions,
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Surveiller et punir de Michel Foucault : Regards critiques 1975-1979, Imec-Presses universitaires
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Les Mots et les Choses de Michel Foucault : Regards critiques 1966-1968, Imec-Presses
universitaires de Caen, 2009
Index des notions

A priori 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Actualité 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48
Archéologie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32
33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65
66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91
Auteur 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
Aveu 1 2
Biopolitique 1 2 3 4 5
Contrôle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
Corps 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34
35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56
Critique 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66
67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98
Délinquance 1 2 3 4
Déraison 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
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67 68 69 70
Désir 1 2 3 4 5
Diagnostic 1 2 3 4 5 6 7
Dispositif 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
34 35 36
Document 1
Énoncé 1 2 3 4 5
Épistémè 1 2 3 4 5 6 7
État 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Éthique 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
Folie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34
35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67
68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100
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149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162
Force 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Généalogie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
Gouvernementalité 1 2 3
Guerre 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Herméneutique 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
Histoire 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
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196 197 198
Homme 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
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67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99
100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123
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172 173 174 175 176 177 178 179 180
Hôpital 1 2 3 4 5 6
Humanisme 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13
Illégalisme 1 2 3 4
Imagination 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Inconscient 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Intellectuel 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
Justice 1 2 3 4 5 6 7
Littérature 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22
Lumières 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
34 35 36 37 38 39 40 41 42 43
Lutte 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Maladie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
Norme 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Phénoménologie 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Plaisir 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Politique 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66
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Pouvoir 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
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220 221 222
Prison 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34
35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47
Psychanalyse 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16
Psychiatrie 1 2 3 4 5 6 7 8 9
Punition 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Raison 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34
35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67
68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78
Représentation 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
Savoir 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34
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Sciences humaines 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30
31
Sexualité 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33
34
Souci 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
Souveraineté 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
Structuralisme 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31
32 33 34 35 36
Subjectivation 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
Sujet 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34
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Vérité 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34
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