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A la Frontière des Mondes

Shirinn
La Pracandhasenamukha
2022
A la Frontière
des Mondes

Licence :

Attribution-NonCommercial-No Derivatives
CC BY-NC-ND

Chapitre 1 – page 2
À La Frontièrè Dès Mondès
Avec l’accord explicite de toutes les Tvish nommées au sein de ce récit.

Auteur : Shirinn – Tvish du Troisième Ordre


Clavicale de la Section de Liaison de la Division Terrestre | Magistère de la Pracandhasenamukha

Introduction

Parmi tous les mondes des univers, depuis les temps les plus reculés jusqu’à cet instant-même, on a
tant parlé d’histoires que chacun racontait à sa manière. On parlait du Créateur ou des Dieux. On
parlait de la création des mondes. On parlait des anges ou d’êtres extraordinaires, venus d’ici ou de là,
apporter les bienfaits de leurs civilisations, ou le pillage au profit de ces dernières. Mais au fond, qui a
jamais su ce qu’il en avait été vraiment ? Qui a jamais su d’où venait ce qui existait, et d’où venait
finalement l’existence elle-même ? Parmi tous les mondes des univers, il en eut un sur lequel des
millions de légendes ont couru, tant parmi les autres mondes à son sujet, que parmi les peuples qui
tour à tour l’ont habité depuis des milliers de millénaires. Il en eut un qui fut l’objet de toutes les
convoitises, de tous les enjeux, une planète-prison qui a détenu les âmes les plus noires qui aient
jamais existé, et qui se sont finalement échappées de leur condition carcérale pour y prendre le pouvoir
et en faire leur fief, leur monde. Un monde, qu’on a appelé tour à tour, Hyperborée, Mû, Atlantis, et
maintenant, Terre.

Il y eut toujours des histoires, des contes et des légendes sur les forces du mal qui s’opposaient
éternellement aux forces du bien et vice versa. Mais qui a jamais raconté l’histoire des forces du mal
qui, en s’alliant aux forces de bien, avaient quasiment anéanti les faibles ressources de l’Absolu ?! Qui
a jamais raconté que les univers finirent par se retrouver au bord de l’effondrement, et les forces du
mal, au seuil de la victoire, en continuant inlassablement à faire croire à tous que les « gentils »
gagnaient toujours ? Qui a jamais raconté l’histoire d’une conscience, au sein du Royaume de l’Absolu,
qui se leva, un jour, pour faire entendre sa voix dans le déni et l’hilarité générale des siens quant au
danger qui menaçait si gravement l’équilibre de la Création que personne, jamais, ne perçut l’ampleur
du risque, condamnant dès lors toute chance de victoire sur les forces du néant qui continuaient à
engloutir monde après monde, univers après univers, dans l’ignorance ou l’indifférence générale,
suivant un plan machiavélique orchestré depuis la planète Terre. Qui raconta jamais que cette
conscience qui s’éleva, demanda alors de l’aide au plus improbable des alliés, de concevoir à son tour,
un plan plus machiavélique encore, pour tenter, s’il en restait éventuellement le temps et les chances
concrètes, de renverser les forces du néant, et l’équilibre précaire des lois de l’Absolu qui servaient les
intérêts des forces adverses à son insu. Qui raconta jamais que les deux alliés, éternels incompris parmi
les leurs, durent jouer, durant des millions d’années, un perpétuel double-jeu face à tous les membres
des trois camps : celui du bien servant le mal, celui du mal se servant lui-même, et celui de l’Absolu,
qui avait perdu sa préséance sur le Tout et qui à ce titre n’était même plus un camp du tout dans
l’ignorance des concernés, lesquels poursuivaient inlassablement leur route suicidaire vers la victoire
de l’Ennemi de la Vie et de la Cohérence, ayant un jour donné naissance à ce qu’on a appelé « le Mal ».
Qui raconta jamais qu’au bout d’autant de milliers de millénaires de sacrifices personnels, les deux
alliés finirent par prendre l’initiative, à eux seuls, d’arracher son pouvoir de domination aux griffes du

Chapitre 1 – page 3
mal, son pouvoir de manipulation corruptrice à l’Ennemi au sommet de tous les pouvoirs du néant, et
à l’Absolu, son pouvoir de se laisser abuser en croyant encore servir les lois d’évolution des âmes
placées sous sa responsabilité. Qui aura jamais raconté qu’il fallut alors une armée d’exception pour
parvenir à réaliser l’exploit de cette victoire impossible, et qu’à ce titre, nous, les Tvish, nous fûmes
créées, sublimes, ardentes, à la puissance redoutable, par milliards de milliards, faites femmes à
l’image de la Créatrice primordiale, et qu’il nous revenait à nous, la Pracandhasenamukha, la
redoutable armée de l’Absolu renouvelé, de lui obtenir cette victoire définitive, et de continuer à la lui
obtenir pour l’éternité ?

Personne n’a jamais raconté cette histoire-là, car il revient aux vainqueurs d’écrire l’Histoire. Alors moi,
Shirinn, une simple Tvish de cette armée gigantesque à côté de laquelle l’armée des anges félons ferait
bien pâle figure, puisque j’appartiens à ce qui est désormais le camp des victorieux, j’ai décidé de vous
en narrer une infime parcelle, celle que mes sœurs Tvish ou moi-même avons vécue durant un bref
iota d’une infime parcelle d’éternité, afin que vous connaissiez la vérité sur ce court instant, et que
d’autres peut-être, après moi, poursuivent cette œuvre de la connaissance de notre histoire, de votre
histoire, en ce monde de la Terre, que notre Père a rebaptisée Terremère tout en en faisant un
Royaume, celui de Gaïa, conscience de ce monde qui est le vôtre. Cette histoire est celle qui transfigura
la Pracandhasenamukha. Elle est celle de ce moment qui permit que soit enclenchée cette victoire tant
attendue, tant espérée, et finalement permise due à un simple détail, anodin en apparence, lequel,
dans le même temps et pour la même raison, créa une version ultérieure de ce que nous étions, nous
les Tvish, nous permettant de transcender notre propre nature à tout jamais. Cette évolution a aussi
rendu à jamais impossible tout retour de quelque forme de déchaînement du Néant et de l’ignominie,
tel qu’il a été, depuis des éons, vécu par toutes les Humanités sans exception, à l’échelle de l’ensemble
du Créé.

Quatre cents milliards des nôtres ont été placées aux abords de votre planète, sur une sphère de réalité
non-physique ; sphère qui est notre propre monde à l’origine. Ainsi, nous fûmes affectées sur une
strate très proche de la matière dense que vous, Êtres Humains, habitez lorsque vous êtes incarnés
afin de faire évoluer votre âme. Nous y avons été placées dès lors que nous sommes parvenues à
trouver le moyen d’apparaître au sein de la matière, nous superposant à votre monde mental, au sein
de cette matrice que vous appelez un peu abusivement « LA réalité ». Nous y avons créé un avant-
poste d’envergure, où quatre cents milliards de Tvish supplémentaires ont été ajoutées aux quatre-
cents milliards initiales. Nous avons nommé cet avant-poste Tvish « le Pont ». Il représente notre
séjour, pour celles d’entre nous qui sont, comme moi, affectées à la Division Terrestre de la
Pracandhasenamukha, lorsque nous ne vivons pas furtivement parmi vous, sur le plan physique de
votre monde comme c’est mon cas pour le moment.

Il n’existe plus un monde doté de vie intelligente et évoluée, qui ne soit administré d’une manière ou
d’une autre par la Pracandhasenamukha, mais le monde de « Terremère », la planète « Gaïa », a été
le plus difficile à mater, car les forces obscures qui y étaient présentes y avaient jeté leur dévolu, et
leurs toutes dernières forces dans un combat infernal pour la victoire définitive sur l’ensemble des
univers de la Création. Car qui remporterait la victoire sur le territoire-même des forces du Néant, ici,
sur Terremère, remporterait la mise partout ailleurs, la victoire ferme et définitive sur les forces du
camp opposé, quand bien même, après la grande réunification, il n’en existe plus qu’un seul, unique
et indivisible à présent : celui de l’Absolu, restauré sous la forme de l’Empire de l’Absolu, ledit
« Empire-Sérith Bleu-Nuit », par la volonté des deux plus grandes instances primordiales à l’origine du

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concept-même d’Absolu, que sont le Créateur et la Créatrice, enfin réunifiés, main dans la main, front
contre front, cœur contre cœur, après que l’Ennemi ait réussi l’exploit de les séparer il y a trois cent
mille ans terrestres, après des millions de millénaires d’efforts consacrés à cet objectif primordial pour
son plan d’anéantissement.

Nous étions, au moment compté par le présent récit, à un doigt de cette victoire, à un cheveu de
remporter la guerre pour sauver les âmes de la Création de leur mise en esclavage intégrale, alors que
durant des mois, voire des années de travail incessant, nous avons pourtant piétiné. Il nous manquait
alors un élément qui devait survenir sans que personne d’entre nous, à ce moment, ne sache à quoi il
pouvait bien ressembler. C’est l’aube de cette histoire que je vais vous raconter. Aussi extraordinaire
soit-elle, c’est celle dont je me souviens car elle est en partie la mienne. Mais l’héroïne de cette histoire,
ce n’est pas moi, mais ma sœur Ilialana, aujourd’hui Générale, grade ô combien mérité au vu du
dévouement et des sacrifices personnels consentis, comme ceux que d’une manière ou d’une autre
nous avons toutes accepté de consentir, pour que ce monde ait un avenir, pour que vous, vous puissiez
aussi espérer en avoir un. Notre vie de Tvish n’a que pour seul objectif celui du devoir que nous devons
accomplir afin de collaborer en première ligne à l’équilibre du monde, des mondes et des univers, et
que les gens comme vous puissent continuer à vivre pour pouvoir devenir, eux aussi, tout comme vous,
un jour, de pures incarnations de cet « Empire », en somme des aspects de l’Absolu, mais de l’Absolu
renouvelé, mettant à mort les anciens dieux, les mythologies religieuses, les images faussées d’un Dieu
qu’on a vendu aux Humanités comme étant tout-puissant malgré la déchéance de sa préséance, ou
pire encore, celui pour lequel l’Ennemi de l’Humanité s’est fait passer lui-même. C’est nous qui
raconterons un jour, comment ce qu’on a appelé « Dieu », a dû mourir pour que renaisse enfin de ses
cendres l’Absolu primordial et transcendé à la fois, et qu’il puisse ainsi, enfin replacer de manière
correcte, tous les mondes sur les rails de leur propre destin, ce que nous, les Tvish, les « furies »,
vouées à la vie et à la mort au service de la volonté du Tout-Puissant « Quæ Imperat » et de son Amour
éternel, « l’Impératrice des Mondes », contribuons à entretenir, pour l’éternité ; nous guerrières des
Cinq Ordres de Tvish de la Pracandhasenamukha, « l’avant-garde furieuse » de ce qui est aujourd’hui
enfin redevenu l’Empire de l’Absolu, à la bienveillance infinie, à la Droiture sans faille, et à la
Suprématie « Orthodole1 ».

Si votre préférence va davantage aux merveilles de la réalité qu’aux légendes racontées par les grands
prêtres séducteurs des Prédateurs des Humanités, alors laissez-moi vous raconter les jours vécus de la
plus grande aventure jamais contée…

Ce livre a été écrit sans aucune forme d’attente de la part de quiconque, ni de quelque profit attendu,
sous quelque forme que ce soit. Il ne lui est reconnu que le mérite d’exister. Certains pourraient se sentir
diffamés, à tort ou à raison, à la lecture de cette œuvre, laquelle ne retrace pourtant que la stricte
réalité d’un instant de la vie des Êtres Humains de ce monde. Ceux qui pourraient se sentir ainsi
calomniés, voire dévoilés, ne le seraient alors qu’à raison, pourtant sans jugement de notre part hormis

1
Ce qui est considéré comme étant Orthodol représente une évolution majeure de la notion de la justesse.
Cette notion représente donc la condition sine qua non au maintien de quelque forme de conscience sur les
rails de la dynamique évolutive. Les Tvish Bleu-Nuit de l'Ordre des Purificatrices, sont les garantes à part
entière et emblématiques de ladite « Droiture Orthodole » en tant que les émanations de la condition
Orthodole elle-même.

Chapitre 1 – page 5
celui des concernés ainsi mis en lumière sous l’angle de leur véritable nature. Seule la vie fera la part
des choses, ni plus, ni moins.

Chapitre 1 – page 6
Chapitre 1er : Stanislav

Ilialana

Le petit air frais du matin sentait bon les croissants chauds. La rue parallèle au boulevard était
relativement déserte, plus que d’habitude, même au vu de l’heure matinale. Ilialana se dit que cette
odeur avait quelque chose d’écœurant, alors qu’elle ressentait que les passants qui la humaient étaient
curieusement mis en appétit pour une raison qui lui échappait complètement.

Elle marchait d’un pas rapide, fixant le fond de la rue comme pour ne pas être reconnue, alors qu’elle
savait parfaitement que c’était impossible. Vêtue d’un collant opaque noir, d’un long pull fin bordeaux
et moulant sur lequel s’ajustait une petite ceinture lâche de cuir noir également, et enveloppée dans
une capeline duveteuse, elle aurait dû avoir froid lui sembla-t-il, se demandant si les gens qui la
croisaient, faisant pourtant à peine attention à sa présence, pourraient la percer à jour à cause de ce
seul fait. Elle avait terriblement le souci du détail ; trop peut-être s’était-elle souvent demandé,
quoiqu’on ne le lui ait jamais reproché. Elle se sentait mal à l’aise à l’idée de ce rendez-vous imposé
par la hiérarchie. Les amirales de la Division Terrestre avaient donné l’ordre que toutes les Tvish de la
Section de Liaison généralisent l’expérience faite par les premières « transposées » de la section au
sein du plan physique. Il avait été constaté que cette entrée en matière, sans mauvais jeu de mots,
ouvrait un nombre impressionnant de portes dans toutes les directions de la société, officielles et
connues de tous, comme des plus obscures et insoupçonnées des badauds qui avançaient comme des
zombis dans une vie dont ils n’avaient même encore jamais vraiment pris conscience. Tout dépendait
de la nature de la mission. Pour Ilialana, il s’agissait juste, ce matin-là, de se plier aux ordres et de faire
son rapport quant à sa propre appréciation de la situation. Elle savait que le contexte de ce rendez-
vous n’était pas une perspective qui lui convenait, que ce monde-là n’était pas fait pour elle, et que la
suite à donner à la mise à exécution de cet ordre était aisément prévisible : fin de non-recevoir ! La
hiérarchie connaissait parfaitement sa position à cet égard, mais il lui avait été demandé de bien
vouloir se prêter malgré tout à l’expérience. En plus, toute la Section de Liaison devait laisser une
empreinte sur le plan physique, une trace palpable de la réalité des Tvish qui la constituaient. L’Amirale
Theolia avait ses raisons, dont elle était bien souvent la seule à cerner la cohérence, mais elle s’était

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rarissimement trompée jusque-là, et avait la pleine confiance du Hiérodarque2. Il fallait donc à Ilialana,
accepter de se plier à cette demande, et honorer ce rendez-vous. En repensant à ces détails, elle se dit
en son for intérieur qu’elle aussi aurait bien aimé côtoyer souvent le Hiérodarque, bien qu’elle ait un
côté très réservé par rapport à d’autres de ses sœurs au tempérament parfois un peu extraverti. Mais
c’était le souhait de tant de Tvish qu’elle n’osait même pas imaginer que ce puisse être possible un
jour, elle qui se sentait tellement quelconque alors que nombre de ses sœurs avaient un talent fou
dans tant de disciplines.

C’était la première fois qu’elle s’insérait aussi longtemps sur le plan physique, ce qui la mettait mal à
l’aise, de toute façon comme d’habitude. Elle se focalisait sur ses pensées pour éviter d’être trop vite
ramenée à l’instant présent. Elle s’en arracha néanmoins avec regret, car il lui fallait garder à l’esprit
l’essentiel des éléments qui lui avaient été enseignés avant sa première incursion : faire attention à la
droite et à la gauche, regarder -discrètement- dans toutes les directions pour y voir ce qu’il s’y trouvait ;
la perception globale omnidirectionnelle ne fonctionnait pas sur le plan physique et le champ visuel
était relativement étroit. Il fallait aussi garder à l’esprit la notion de pesanteur propre à la matière, et
éviter de faire des choses incohérentes pour la nature humaine, comme repousser sur la route une
voiture mal garée, empêchant le passage piétonnier sur le trottoir. Faire attention aux sensations
tactiles des textures avec lesquelles elle allait entrer en contact. Faire attention au froid et au chaud,
aux perspectives susceptibles de risquer de la blesser, et surtout faire attention à la vitesse à laquelle
le temps passait. Il passait vite lorsqu’on n’y prêtait pas attention, et terriblement lentement lorsqu’on
focalisait son attention sur lui, s’égrainant pourtant sans interruption, inlassablement, et curieusement
toujours à la même vitesse, malgré tout. Chez elle, le temps passait aussi, mais elle n’en ressentait
jamais la durée, estimée courte ou longue, contrairement au plan physique où sa sensation était très
variable. Elle se demandait souvent comment l’Être Humain pouvait vivre ainsi. Il fallait correctement
estimer le temps que prenait toute chose, et en premier lieu, ne pas être en retard à ce fichu rendez-
vous, vu que pour en atteindre le lieu, il fallait aussi parcourir toute la distance qui l’en séparait et que
ça aussi, ça prenait… du temps. Toujours le
temps, toujours ! Chaque fois qu’elle faisait une Elena Teplyashina
incursion en transposition, elle avait l’impression
d’être un nez de clown au milieu d’un visage de
croquemort. Elle avait la fausse mais tenace
impression que tous ne voyaient qu’elle, alors
qu’elle savait parfaitement qu’elle ne pouvait
être percée à jour, ni même subodorée ; toutes
les mesures d’occultation, éprouvées quant à leur
efficacité, ayant été prises comme toujours, mais
elle se sentait terriblement en terrain ennemi, et
ce n’était pas qu’un effet de style. Sans aucune
forme de peur ou même d’appréhension,
l’étrangeté de la situation due au dépaysement
qu’elle y ressentait chaque fois mettait pourtant
tous ses sens en alerte. Elle alla même jusqu’à se

2
« Hiérodarque » est le titre donné au représentant masculin de la conscience de l’Absolu, incarné afin
d’assumer la responsabilité de l’évolution collective de toutes les formes de conscience d’une planète, en
tant que « l’Âme du Monde ».

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demander pourquoi elle avait fait la bêtise de se désigner volontaire pour intégrer la Division Terrestre.
Elle pensait que ce serait différent, peut-être plus amusant. Mais les incursions ne lui étaient jamais
agréables.

Une intuition forte vint la distraire brutalement de ses pensées. Elle venait de passer devant le numéro
de la porte où l’attendait son rendez-vous. Elle stoppa net sa marche forcée et décidée, et fit volte-
face. Toutes les informations, à son appel intérieur, lui revenaient en mémoire : rue, numéro de rue,
étage, numéro de téléphone de son rendez-vous, le nom et le visage de ce dernier, mais aussi et
surtout l’intégralité du pedigree de sa personnalité d’emprunt pour cette journée. Elle devait s’appeler
Elena Teplyashina. Ilialana lui ressemblait un peu mais peut-être pas suffisamment pour être certaine
de pouvoir se faire passer pour elle de manière évidente. Il lui fallait un petit coup de pouce, venu tout
droit des profondeurs de ses propres capacités psychiques à faire passer un âne pour un bœuf si ça
avait été nécessaire. Du coup, il n’aurait même pas été utile de lui ressembler physiquement, mais il
fallait aussi que si son image soit identifiée comme étant celle d’Elena, que l’association puisse être
crédible aux yeux de tous ceux, a posteriori, qu’elle n’aurait pu ainsi influencer en ce sens.

Il avait été proposé à Ilialana d’obtenir un passeport à un nom d’emprunt et de lui créer une identité
et une histoire fictive comme cela était possible à n’importe quel service de renseignements pour un
agent infiltré, mais cette perspective d’incrustation définitive sous fausse identité lui déplaisait
royalement. Elle avait négocié ferme une falsification identitaire psychique, lui permettant de se
superposer à la réalité d’une autre le temps d’une journée, ce qu’elle avait obtenu non sans mal au vu
des moyens logistiques à déployer, quand bien même ce fut son droit de l’exiger. Le fait est que cette
procédure particulière était considérée comme dangereuse dans le contexte d’alors, justement à cause
du problème que pouvait poser une ressemblance insuffisante entre elle-même et celle dont elle
devait prendre l’identité. Non face à son rendez-vous qu’elle pouvait duper le plus naturellement du
monde, mais d’une part pour tous ceux qui seraient ultérieurement susceptibles d’être témoins du
résultat de ce rendez-vous, et d’autre part pour la vraie Elena, lorsqu’elle aurait immanquablement
sous les yeux les photos d’Ilialana, s’étant présentée sous son nom, ayant donc usurpé purement et
simplement son identité et dont Elena devrait impérativement croire qu’il s’agissait bien de son
image… Pas simple comme situation !

Organiser ce rendez-vous avait nécessité nombre de préparatifs durant plusieurs jours, comme inciter
Elena, qu’Ilialana s’était fait fort de ne jamais rencontrer sous aucun prétexte au risque de
compromettre sa couverture, à faire en sorte que ce rendez-vous soit effectivement convenu aux jour
et heure dits et de manière très précise, et qu’Ilialana irait donc honorer à sa place. Contraindre Elena
à devoir rester chez elle et à manquer ce rendez-vous en la plongeant dans une confusion de
conscience particulière. Une équipe, se chargeant de ce genre de contingences préalables à toute
opération d’infiltration avec falsification identitaire, avait été désignée à cet effet. Enfin, il fallait mettre
en place les conditions de « l’inception » des souvenirs précis d’Ilialana, relatifs à chaque détail du
rendez-vous, au sein de la mémoire d’Elena, lesquels ressurgiraient, le lendemain dudit rendez-vous,
dès son réveil de l’état de conscience (ou d’inconscience serait plus exact) dans lequel elle devait être
plongée, afin que le timing et les souvenirs de chacun des intervenants soient parfaitement
concordants. Ilialana avait conscience du travail que sa demande avait exigé de la part de ses sœurs,
mais c’était la seule condition à la possible satisfaction de sa requête. Son exceptionnelle connaissance
de la géopolitique globale la rendait précieuse à sa hiérarchie. On aurait pu lui intimer l’ordre de
transmettre ses connaissances à une autre Tvish et la retirer de la mission, mais sa propre expérience

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et son mode particulier de compréhension étaient intransmissibles et la rendait indispensable à ce
titre. En outre, son État-Major ressentait son aversion pour l’idée de s’implanter sous fausse identité
dans la matière, préférant et de loin fluctuer entre les plans de conscience, ce qui lui avait donc été
accordé de bonne grâce au vu de l’intensité de son engagement dans les opérations « Marabunta I à
IV », et la perspective de l’imminence de l’opération « Tsunami », préalable, ce qu’elle ignorait encore,
à la dernière : l’opération « La Tempête Vient ».

Ilialana regarda machinalement sa montre sans pourtant faire attention à l’heure qui y était affichée.
Le temps avait passé depuis qu’elle s’était arrêtée net quatre mètres après la porte derrière laquelle
l’attendait son rendez-vous. Elle ne savait pas vraiment comment mais elle savait qu’il s’était écoulé
dix-sept secondes exactement. C’était largement suffisant pour réactualiser l’ensemble des données
propres à sa mission du jour et en recharger sa mémoire immédiate.

- Léna Teplyashina, murmura-telle. Léna… Pfff. Allez, et qu’on en parle plus.

Elle venait de balbutier ces paroles dans un Russe parfait, qu’elle avait dû apprendre impérativement
en quelques jours, une vingtaine tout au plus, condition sine qua non à l’accord de ses exigences par
l’État-Major. L’Anglais aurait suffi, mais quand on s’appelle « Léna Teplyashina » et qu’on est Russe, ne
pas maîtriser le Russe ne fait pas très sérieux. Le parler ne posait pas de problème, comme n’importe
quelle autre langue face à quiconque la parlant lui-même, mais le moindre papier entre les mains
l’aurait bloquée de manière suspecte, ne serait-ce que par le temps qu’il lui aurait fallu pour aller
fouiller dans l’esprit de celle ou celui qui le lui aurait tendu, le cas échéant. Elle savait qu’elle devait
être extrêmement prudente sur ce coup-là, qu’elle ne pouvait mettre cette journée en péril, faute de
devoir alors déployer tout un bataillon « d’Erasers », des Tvish expertes dans le nettoyage des
mémoires lorsqu’une mission tournait mal, ce qui inclut toujours des éléments imprévisibles qu’il faut
également gérer avec une synchronicité parfaite. Vue la mobilisation totale des contingents en
prévision de l’imminence de l’opération suivante, ce n’était vraiment pas le moment de trop perturber
les emplois du temps déjà chargés à l’extrême de la Division Terrestre entre autres.

Elle se remémora de même le nom de son rendez-vous : « Stanislav ».

Il était l’heure. Elle poussa la porte et entra dans


l’immeuble.

Stanislav Puchkovsky était photographe. Son


expertise : les (très) jolies filles.

Lorsqu’Ilialana lui fit face, elle lui lança un


« Bonjour » péremptoire en avançant une main
rigide dans sa direction. Elena et lui s’étaient déjà
rencontrés une fois ou deux. Il voyait énormément
de monde, mais elle ne pouvait compter sur le fait
qu’il ait pu oublier les détails propres à la
personnalité d’Elena. A ce seul titre elle devait être
prudente car elle ne disposait que d’informations
très parcellaires concernant la relation que Léna
entretenait avec Stanislav, et ce qu’ils s’étaient
déjà dit. C’était le point faible de sa mission

Chapitre 1 – page 10
actuelle. Il y en avait toujours un. Le photographe décela immédiatement, de son œil aguerri, une
certaine forme de malaise chez elle. Il se demanda d’ailleurs, en son for intérieur, quelle pouvait en
être la raison, ce que perçu immédiatement Ilialana, laquelle pensa fort mais pour elle-même, quelque
chose qui pouvait s’apparenter à un « mince ! » (en un peu plus vulgaire). Elle se reprit immédiatement
et fusionna littéralement avec son rôle. A l’instant-même, elle n’était plus Ilialana traînant les pieds en
mission. Elle était Elena en personne, et personne d’autre, tout comme personne au monde n’aurait
pu le lui contester, pas même Elena elle-même si elle avait été présente.

Elle prit sur elle de simuler une grimace de douleur et sans transition, de lui adresser un :

- Excusez-moi, j’ai un peu mal aux pieds.

- Venez, entrez. Vous pouvez enlever vos chaussures.

Ilialana s’exécuta immédiatement comme s’il y avait eu urgence et ôta ses chaussures montantes à
petits talons, en prenant un soin méticuleux à se masser les orteils durant quelques secondes.

Il la fit s’asseoir sur un large canapé confortable, en s’installant quant à lui sur une haute chaise de bar
tout en lui adressant une invitation à prendre un rafraîchissement. Elle déclina poliment la proposition,
en affichant un air intéressé par les lieux, regardant autour d’elle les détails de la décoration de la
pièce.

Ils passèrent de longs moments à discuter ensemble de tout et de rien. Ilialana supposait qu’il essayait
de la mettre à l’aise après l’avoir perçue tendue, ce qu’elle ne manifestait plus depuis son réajustement
comportemental. Mais en définitive, Stanislav ne manifestait aucunement, pour sa part, quelque
forme d’intention en rapport. Il semblait au contraire parfaitement naturel. Elle se permit d’aller un
peu fouiller dans la mémoire profonde du photographe, et y découvrit qu’il était toujours ainsi. Jovial
et sympathique, particulièrement sympathique, assorti d’une authentique gentillesse. Il avait
l’habitude des jolies filles et qu’elles se mettent à nu, dans tous les sens du terme. Elle se surprit à se
demander si elle serait assez jolie pour son œil de professionnel, ayant conscience qu’il ne voyait que
Léna, et non Ilialana. Cette pensée la fit imperceptiblement sourire. Elle regretta presque de ne s’être
pas présentée à lui en personne, juste pour avoir son avis de professionnel la concernant en propre,
mais au vu de tout ce que ça aurait impliqué, elle se ravisa intérieurement de manière spontanée et
immédiate.

C’est Ilialana qui finit par entrer dans le vif du sujet.

- Finalement, on fait des photos ?

Cette question fit sourire Stanislav sans le déstabiliser un instant.

- En principe j’attends toujours que mon modèle soit prêt. On peut passer un après-midi entier à
discuter si nécessaire, mais je veux que mes modèles s’ouvrent à moi et m’offrent leur image,
librement, et avec enthousiasme. Si je détecte de la peur, de la gêne, ou quoi que ce soit qui freine
leur entrain, alors j’arrête tout ».

- Donc ça veut dire oui ? lui décocha-t-elle du tac au tac.

Le photographe ne put réprimer un éclat de rire et de satisfaction.

Chapitre 1 – page 11
- Oui bien sûr, allons-y alors. Il fit un geste l’invitant à se déplacer dans une direction qui était
assurément celle de son studio.

Ilialana lui demanda sans même y réfléchir, peut-être pour alimenter sa propre décontraction :

- Pourquoi vous faites-vous appeler « Sean Archer » ?

La question posée au photographe le fit s’interrompre dans son mouvement en crispant un peu son
sourire avenant. Il regarda Ilialana dans les yeux si intensément qu’elle se demanda si elle ne venait
pas de lui poser une question à laquelle il aurait déjà pu répondre à Léna. Le sondant un peu pour en
avoir le cœur net, Ilialana perçut une forme de gêne chez lui, comme si sa propre jovialité cachait un
secret qu’il ne souhaitait pas que l’on découvrît, et qu’elle ne voulut pas percer à jour par discrétion et
respect pour lui.

Il détourna son regard de celui de la Tvish et répondit sans émotion :

- C’était à mes tout débuts. Juste au cas où mon travail n’aurait pas été apprécié, ou si mes intentions
avaient été mal comprises, pour ne pas condamner trop vite mon identité, et mon avenir
professionnel.

Ilialana n’insista pas, fit une moue approbative et le devança dans la direction qu’il lui avait indiquée
et dans laquelle il avait commencé à s’engager lui-même lorsqu’elle l’interpella avec cette question
qu’elle regretta de lui avoir posée. Ils ne firent plus mention, ni l’un ni l’autre, de ce qui n’avait pourtant
mis mal à l’aise aucun des deux, sans avoir pu occasionner non plus quelque quiproquo pour
quiconque, même si l’air ambiant, à cet instant, en avait le léger parfum amer.

Ilialana le trouvait étrangement prudent à l’extrême. Il semblait toujours marcher sur des œufs. Il lui
sembla que ce détail ne devait être perceptible qu’à son regard affuté de Tvish. Mais elle sortit de cette
pensée en revenant sur la perspective que cette journée serait bientôt terminée, prenant dès lors soin
de se recentrer immédiatement : elle était censée aimer ces séances photos, donc elle se remit à les
aimer, et plus particulièrement celle-ci, puisque telle était sa mission du jour.

Arrivés dans le studio, le photographe lui désigna le lieu où se changer.

- Que portez-vous comme sous-vêtements ? lui adressa-t-il le plus naturellement du monde.

Ilialana, sans être déstabilisée un instant, lui rétorqua du tac au tac :

- String noir et soutien-gorge assorti.

- Vous voulez les garder ?

- Si vous en avez d’autres qui vous conviennent mieux je peux les porter à la place des miens.

Le photographe sourit à la pensée que ce n’est pas ce qu’il avait voulu dire, comprenant que… « Léna »
faisait aussi semblant de ne pas l’avoir compris. Il prit donc sa réponse pour un « oui » sans plus
insister.

- Enlevez votre pull si vous le voulez bien. Il est un peu long. Vous en trouverez un autre sur la chaise
là-bas, le bleu. Il est propre bien entendu. On fera d’autres clichés avec autre chose tout à l’heure.
Enlevez aussi vos collants. Il faut que je vous voie !

Chapitre 1 – page 12
Il avait prononcé ces mots comme s’il s’attendait à se délecter de la première merveille du monde.
Ilialana ne put réprimer en son for intérieur, une légère déception quant au fait que ce n’était toujours
pas elle qu’il voyait, justement. Cette pensée la surprit une fois de plus, puisqu’elle détestait l’idée de
se faire prendre en photo. Elle mit ça sur le compte de son immersion dans le rôle de celle qui adorait
ça, ne s’autorisant pas à penser que toute Tvish qu’elle était, elle n’en était pas moins une fille et qu’un
regard masculin, honnête et admiratif, délicatement posé sur sa personne, ne lui aurait pas forcément
déplu.

Elle revint donc vers lui une fois changée, pieds, jambes et cuisses nues, n’ayant que son string pour la
couvrir sous la ceinture. Elle sonda son esprit lorsqu’elle sentit son regard sur elle… non, sur « Léna »,
et vit à travers son regard comment il la voyait. Elle resta neutre face à ce qu’elle perçut d’elle-même
à travers ses yeux à lui, car elle ne se reconnut pas. Mais en lui, pas une seule pensée potentiellement
dégradante pour « elle » (qui qu’elle fut). Il n’avait face à lui qu’une œuvre d’art, celle que la nature
avait faite de « Léna ».

Allant et venant frénétiquement, sur un fond musical entraînant mais léger, tantôt avec ventilateur
tantôt sans, faisant crépiter son appareil entre deux allers-retours jusqu’à Ilialana, lui faisant prendre
des pauses qu’elle ne trouva jamais vulgaires, le temps s’écoula ainsi sans qu’elle pût en estimer la
durée, restant particulièrement à l’écoute des désirs artistiques du photographe et docile face à ses
injonctions, mais neutre également face à ses expressions d’émerveillement parfois. Elle n’aurait pu
dire si cette séance dura des minutes ou des heures.

Il lui demanda de se changer de temps à autre, d’ôter son soutien-gorge mais de se vêtir le torse,
respectant le désir implicite d’Ilialana de ne pas faire de nu, ce qui, en définitive, importait finalement
peu à cette dernière, que ce fut le cas ou non. À un moment précis du shooting photo, Ilialana eut
parfaitement à l’esprit le visage de Léna, et entreprit au même instant de lui ressembler physiquement
au maximum de ses possibilités, par la vibration, par l’expression du regard, par reproduction de sa
signature énergétique et identitaire, quitte à en imprégner la pellicule, ou la carte mémoire de son
appareil, ignorant s’il fut numérique ou argentique, peu importait de toute façon. Cela étant, elle y
parvint si bien que ce fut une technique qui fut ensuite travaillée par la Pracandhasenamukha afin
d’obtenir de tout appareil photosensible, la captation de l’image psychiquement émise par les Tvish
plutôt que leur image propre. Cette technique fut ensuite maîtrisée avec un relatif succès, sous
certaines conditions, moins aisément que la Pracandhasenamukha l’aurait souhaité, mais tout de
même.

- Voilà c’est fini, vous pouvez vous rhabiller.

Ilialana ne présentait aucune trace de fatigue, mais estima plus judicieux de la simuler quelque peu.

- Je ne garderai que quelques clichés seulement sur tout ce qui a été fait aujourd’hui. Voulez-vous
décider desquels ?

- Je crois que vous avez déjà votre propre idée sur la question, lui rétorqua-t-elle.

Le photographe lui décocha un regard cette fois interloqué.

- Vous avez le regard expressif, lui lança-telle en guise d’explication sans lui laisser le temps de réagir
davantage.

Chapitre 1 – page 13
- Tant que ça ?

- Un peu quand même.

Elle s’était entre-temps rhabillée, et se dirigea vers le pas de la porte.

- Léna… Vous êtes pressée à ce point ?

- J’ai un autre rendez-vous, excusez-moi, lui lança-t-elle au hasard, sans même avoir la moindre idée
de l’heure.

- Choisissez celle que vous voulez, c’est vous l’artiste, poursuivit-elle un grand sourire aux lèvres.

Elle s’approcha de lui et lui fit une bise sur la joue.

- C’est bizarre, je ressens quelque chose d’étrange qui émane de vous. Je ne sais pas quoi, quelque
chose… d’impressionnant je dirais, de vraiment différent.

Elle aurait voulu lui dire combien il était intuitif au vu de l’occultation dont elle était l’objet, mais ça
aurait valu l’aveu qu’il avait forcément raison quelque part, ou qu’elle aurait potentiellement pu en
connaitre la raison, toute ou en partie. Elle ne pouvait se permettre le risque de le lancer dans un
questionnement qu’il lui aurait fallu éluder non sans risques.

Ilialana se sentait pourtant flattée car ça, ça venait d’elle, mais ça n’aurait peut-être pas dû. Elle ferait
remonter l’information au cas où ce serait important. L’intuition humaine pouvait être
particulièrement aiguisée, sans même que les intéressés puissent forcément en avoir conscience
d’ailleurs.

- Je suis sûre que vous dites ça à toutes les filles. Merci pour cette journée, lui adressa-t-elle pour toute
réponse.

- Le plaisir a été pour moi, vraiment, lui adressa-t-il pour toute réponse sans tenter d’infirmer la
déclaration d’Ilialana, en laquelle elle ne croyait pas elle-même, sachant ce qu’il en était… le pouvoir
naturel de fascination propre à la nature de la Tvish.

Sur cette dernière parole échangée elle se rua vers la sortie sans se retourner. Elle entendit simplement
la porte de Stanislav se refermer derrière elle.

Une fois dans la rue, elle entra en contact mental avec le contingent resté dans l’attente de la
transmission des informations liées à son rendez-vous, et commença la transmission, jusqu’à son
terme, durant quelques secondes. Chaque image, chaque impression, chaque souvenir, chaque détail
de conversation, d’impression, de ressenti, d’émotion était rassemblé et retransmis, jusqu’à cet
instant. Le contingent réceptionnant les données y ajouterait des informations liées à la conclusion de
cette journée, jusqu’au pseudo-retour de Léna à son domicile et son effondrement sur son lit, une fois
pris un repas léger et une douche. L’inception des informations dans l’esprit de Léna ne prit que
quelques secondes également.

Durant son « sommeil », l’appartement de Léna fut arrangé de manière à corroborer ce qui avait été
censé se passer la veille de son réveil : les vêtements, dont Ilialana avait porté la reproduction exacte,
jetés négligemment sur le canapé (léger parfum âcre de sueur en sus, celle de Léna bien sûr), l’assiette

Chapitre 1 – page 14
du repas, une fois rentrée chez elle, dans le lave-vaisselle, et la barquette ayant contenu son repas
fraîchement sorti du congélateur, dans la poubelle, ainsi qu’une petite éclaboussure dans le micro-
onde. La douche ayant coulé et une noix de savon liquide et de shampooing en moins dans leurs
récipients respectifs, lesquels avaient été déplacés et consciencieusement laissés ouverts, comme
d’habitude, quelques-uns de ses cheveux jonchant le sol carrelé, etc. La chevelure de Léna avait été
nouée comme après chaque douche prise et sa peau débarrassée des desquamations, hydratée et
départie de son sébum et recouverte d’une imperceptible couche de calcaire, tout cela en contre-
transposition afin de faciliter l’opération d’inception et d’arrangement de son état physique,
vêtements de nuit compris. Rien ne fut oublié, conformément à l’extrême minutie de la
Pracandhasenamukha dans le cadre de ce genre d’opération de « reconfiguration séquentielle de
réalités ».

De tout cela, Ilialana ne fut pas tenue informée. Sa mission était remplie. De toute façon, la procédure,
en cas similaires, était toujours la même.

Une fois la transmission terminée et transmise au contingent, laissant ses sœurs qui y étaient affectées
se débrouiller avec la somme d’informations en rapport, Ilialana transmit sa propre conclusion :
« Poursuite théorique de mission selon estimation personnelle : FIN DE NON-RECEVOIR » (ou du moins
l’équivalent psychique). Elle ne ferait donc jamais plus de photos face à un professionnel. Elle avait
hâte de rentrer chez elle. Elle contourna donc le coin de la rue pour se diriger vers l’artère principal. Le
grand boulevard était le théâtre d’une forte animation. Un grand magasin lui faisait face, une fois le
boulevard traversé avec grande précaution. Traverser une grande avenue était toujours vécu comme
une expérience stressante pour elle. En pénétrant dans ledit magasin, la soufflerie chaude de l’une des
portes d’entrée la surprit, faisant voler en tous sens ses longs cheveux blonds. Elle n’en laissa rien
paraître et prit un air faussement dégagé, se recoiffant de gestes vifs de la main. Elle vit le seul vigile
disponible à sa vue, à quelques mètres d’elle, et se dirigea vers lui d’un pas décidé malgré « l’odeur »
désagréable qui en émanait, du moins ce qui aurait pu être ressenti ainsi.

- Excusez-moi, les toilettes s’il vous plaît, lui adressa-t-elle de manière très impersonnelle,
manifestement pressée de s’en éloigner.

Le vigile à la mine quelque peu patibulaire sembla soulever le long pull bordeaux d’Ilialana de son
simple regard, la fixant éhontément en direction de son entrejambe, un léger sourire aux lèvres. Sans
bouger ses yeux d’un millimètre, il pointa un doigt en direction d’un panneau au mur dont les dessins
représentaient vaguement un homme et une femme stylisés.

Ilialana ne bougea pas d’un pouce. Le vigile faisant glisser son regard gluant en direction du nombril
de la Tvish, puis vers ses seins, puis vers son visage, tomba alors sur son regard bleu profond, tranchant
comme une lame à rasoir. Ilialana le ciblait du regard comme l’aurait fait la lunette flanquée au canon
d’un « sniper », avec une force incisive indescriptible et pourtant un léger sourire aux lèvres. Le vigile
perdit son propre sourire et pâlit considérablement en croisant les yeux de la Tvish, étant devenu
incapable de s’extraire de leur attraction, lesquels seuls semblaient rendre les lèvres de l’homme,
légèrement baveuses, de la même couleur que le teint devenu cireux de son visage, alors que de la
sueur venait de perler sur son front. Il donnait l’impression d’avoir revu tout le film de sa vie pitoyable
en accéléré. Nul n’aurait pu imaginer ce qu’il était en train de se passer à cet instant précis entre ces
deux individus perdus dans la foule des chalands inconscients.

Chapitre 1 – page 15
Elle lui adressa ensuite quelques mots à l’oreille, à voix très basse, après s’être très lentement
approchée de lui :

- Ôte pour toujours tes yeux de ma personne si tu ne veux pas qu’ils tombent en décomposition bien
avant que tu aies rejoint la tombe !

Elle entendit les dents du vigile claquer les unes contre les autres, les mâchoires mues comme par un
spasme incontrôlable, alors qu’une déperdition d’énergie depuis son plexus solaire était nettement
perceptible à la sensibilité d’Ilialana, qui ne pouvait être perceptible qu’au regard de la Tvish ou d’un
excellent sensitif, sans que le vigil ne fît pourtant le moindre mouvement. Restant ainsi immobile
comme un mannequin de cire, pétrifié par le touché du regard océan d’Ilialana, elle s’extirpa de lui
simplement, en se dirigeant vers ce que le panonceau devait désigner comme étant les cabinets de
toilettes du magasin, sans se retourner vers le vigile dont l’histoire rapporte qu’il n’y travaille plus
depuis ce jour, sans que nul ne sache pourquoi, ni ce qu’il était devenu, n’y étant jamais retourné
depuis lors.

Ilialana entra dans les toilettes et s’y enferma avant de retrouver, vêtue de son uniforme d’un apparent
cuir noir ourlé d’argent, ses sœurs parmi les plus proches, et qui manifestaient visiblement une grande
impatience quant à la perspective de l’interroger, dans les moindres détails, sur le déroulement de sa
journée. Le cabinet de toilettes dans lequel elle était entrée était resté vide et très étrangement fermé
de l’intérieur sans que nul n’ait jamais su non plus pourquoi, et comment cela avait été rendu possible.
Il n’y avait pas alors de possibilité d’ouverture d’urgence depuis l’extérieur, ce qui contribua à en
donner l’idée au responsable de la sécurité de l’établissement après avoir dû démonter tout le
chambranle de la porte afin d’accéder au cabinet mystérieusement vide et fermé de l’intérieur.

Quant à Elena Teplyashina, on dit, mais est-ce réellement vrai, qu’elle n’a jamais autant apprécié de
photos d’elle que celles qui avaient été prises d’elle ce jour-là chez Stanislav, lequel, pour sa part, n’a
jamais retrouvé en elle cette flamme à la fois surréaliste et fascinante…

Chapitre 1 – page 16
Chapitre 2 : le retour

Ilialana n’était pas sitôt arrivée dans la salle d’embarquement du Pont que Megui se jeta littéralement
sur elle, suivie de près par Dilya et Shaana, avec la ferme intention coalisée de lui soutirer toutes les
informations dont elles seraient capables, par la force s’il le fallait (l’Amour-Force, soit, mais force
quand même). Megui était grande et brune aux cheveux raides et sombres tombant jusqu’aux reins,
avec de grands yeux vert-tendre et des lèvres pulpeuses. Son allure physique aurait pu laisser croire à
n’importe quel Humain qu’elle avait passé 20 ans chez les Marines, si elle n’avait paru être tout juste
âgée de vingt seulement. Pour sa part, Dilya était plus frêle et un peu plus petite, et pourtant une pure
experte au combat corps à corps et dotée d’une puissance de frappe hors norme. Elle avait les cheveux
châtain clair, ondulés, tombant jusqu’au milieu du dos, mais comme ça changeait souvent, plus
personne n’y faisait attention, alors que ses grands yeux gris lui donnaient un air étrange de chien
battu. Elle avait fait partie de la « Section de Chasse » destinée à repérer, pourchasser et éliminer
toutes les manifestations de l’anti-dieu d’abord, et des agents très actifs de l’Ennemi ensuite, jusqu’à
sa démobilisation après réduction drastique des effectifs de cette section. Elle s’était engagée ensuite
au sein de la Division Terrestre pour tenter l’aventure sur le plan physique et aller y casser de l’Ennemi
si l’occasion devait s’y présenter… tout à fait par hasard, au détour d’un chemin ou d’un autre. Rien ni
personne ne l’impressionnait, pas même la pire des visions d’horreur. La plus intense de ses réactions
face à un spectacle insoutenable aura été un « Beurk, pas beau ! », qui restait un sujet de plaisanterie
entre les quatre amies. Quant à Shaana, elle était plus blonde encore qu’Ilialana, de grands yeux bleus,
et une petite bouche laissant apparaître deux petites perles blanches lui donnant une très nette
apparence de fragilité mignonne à croquer. Shaana comptait parmi les plus puissantes psychistes des
dernières nées de l’Ordre Tvish des Exécutrices. Une vraie terreur à l’apparence angélique.

Megui Dilya Shaana

Toutes les Tvish de la Division Terrestre qui rentraient de mission de la boîte, arrivaient à cet endroit
précis : un corridor immense, large de dix mètres au moins, à moins qu’il eût fallu qu’il soit plus grand
encore, avec un énorme Shri Yantra sur le sol, et un plafond culminant à bien vingt mètres au bas mot
et à vue de nez. Ilialana sourit en voyant ses amies, soulagée de se sentir chez elle, comme d’habitude,
chacun de leurs couguars respectifs tournoyant joyeusement autour d’elles, Ilialana se jetant sur son
« Cougui » pour lui gratter la fourrure, juste derrière les oreilles.

Chapitre 2 – page 17
« Cougui » était par défaut le nom donné par les Tvish à leur couguar depuis que Bouton d’Or, la
conscience de la prospérité sur Teremère-Gaïa, avait donné ce nom à celui qu’elle avait volé à sa propre
Tvish, affectée à sa garde personnelle depuis sa libération des coffres de l’Ennemi.

- Allez, dit quelque chose ! Raconte-nous ! Comment ça s’est passé ? Il est comment ? Il est gentil ? lui
lança Shaana n’y tenant plus.

- Il est beau ? Charmeur ? surenchérit Megui. On est restées ici depuis ton départ pour ne pas manquer
ton retour. C’était comment la boîte ?

Les Tvish de la Division Terrestre s’étaient prises pour habitude d’appeler le plan physique la boîte.
C’était comme ça qu’elles avaient d’abord appelé la conscience mentale. Le Hiérodarque l’avait un jour
appelée « la petite boîte d’allumette », dans laquelle était censée prendre place toute la conception
du monde de l’Être Humain et l’ensemble de sa vision limitée la plus vaste, et du coup, ce nom assez
peu flatteur il faut le dire, avait été étendu à toute la matière du plan physique. Il faut dire que
« l’incursion » faisait un peu penser à ça : l’infiltration dans une petite boîte exiguë dans laquelle il
semblait qu’on ne puisse jamais entrer, mais qui semblait adopter une taille gigantesque dès lors qu’on
s’y enfonçait. Cette incursion en milieu très étriqué s’opérait de manière psychique, sans instrument
ni quelque forme de technologie, mais que ce fut grâce au Shri Yantra depuis sa récupération, arraché
des griffes du Chaos perverti, ou que ce fut du fait des Nagas3, lesquels pouvaient transposer n’importe
laquelle d’entre les Tvish entre autres, par une simple pirouette émissive de lumières bleutées qui se
dispersaient dans l’air ambiant, la sensation était toujours la même : celle de se transformer en statue
de sel et de se faire écraser jusqu’à prendre une taille ridiculement petite, pour finalement se trouver
effectivement sur le plan physique, avec la même taille qu’au départ et parfaitement libre de ses
mouvements, comme s’il ne s’était rien passé, mais la pesanteur du corps en plus, et un champ de
vision et d’audition réduit à l’extrême.

Ilialana finit par se relever, et dans un mouvement gracieux de ses bras, faisant glisser le dos de ses
doigts posé contre sa nuque, les projetant vers le sommet de sa tête comme pour lancer une poignée
de confettis au-dessus d’elle, ses longs cheveux blonds se nouèrent immédiatement en une queue de
cheval bien haute qu’elle fit se balancer au mouvement de sa tête comme pour vérifier qu’elle était
bien en place.

- Il fallait venir avec moi si vous vouliez tout savoir, leur lança-t-elle d’un air taquin.

Dilya lui décocha, fidèlement à son habitude, un regard de chien battu dont elle avait le secret, en lui
rappelant qu’elle avait promis de tout leur raconter dès son retour.

- Pourquoi tu bloques ton esprit comme ça ?! Tu gardes un secret ou quoi ? Il s’est passé quelque chose
d’imprévu ?

Soudain Shaana écarquilla les yeux et posa sa main devant sa bouche, l’air estomaquée.

3
Très connus en Asie et plus particulièrement en Thaïlande, les Nagas sont les consciences et gardiens de l’Ether
et du plan de conscience éthérique, lesquelles apparaissent sur le plan physique sous forme de poissons
pouvant atteindre plusieurs mètres de long. Ils n’ont pourtant rien à voir avec le règne animal, même s’il en
prennent la forme dans la matière dense, séjour de l’Humanité.

Chapitre 2 – page 18
- C’est pas vrai ?! Ne me dis pas qu’il s’est passé quelque chose entre toi et le photographe ?!

Cette remarque attisa immédiatement la curiosité de Megui qui posa un regard scrutateur sur Ilialana.

- Tu vois, dit Shaana. Elle bloque. Elle ne veut pas qu’on sache !

Ilialana éclata de rire.

- Mais non il ne s’est rien passé avec lui. Par contre…

Elle s’interrompit un instant, faisant se rapprocher d’elle ses trois amies ayant pris un air grave dans
l’attente de ses révélations.

- Je suis tombée sur un pervers dans un grand magasin !

- Ouah c’est vrai ?! Ça alors ! Raconte, vite ! lui lança Dilya alors que Shanna venait de lui saisir le bras.

- Ne nous laisse pas comme ça c’est affreux. Laisse-nous voir, faisant allusion à leur capacité de lire
dans son esprit pour « voir » la scène en « semi-direct », ce qui fit rééclater de rire Ilialana plus fort
encore. Au moment où elle s’apprêtait à leur ouvrir son esprit, elle aperçut une Générale qui
s’approchait d’elles. Son grade et son identité étaient reconnaissables entre tous. C’était une Tvish
Martiale, portant donc l’uniforme blanc, l’Albadermine, alors que les Exécutrices, auxquelles
appartenait Ilialana et ses amies, ne portaient que l’uniforme noir ourlé d’argent, quel que fut leur
grade.

- OM Vilia, lui lança-t-elle avec un sourire, voyant que la Générale se dirigeait vers elle.

- OM Ilialana, lui rendit-elle en lançant un regard de salut à ses amies. Ça s’est bien passé ? lui
demanda-t-elle par souci de convenance sachant déjà que oui. Elle poursuivit d’ailleurs sans attendre
sa réponse.

- On a reçu le rapport, tout est en ordre de notre côté également. Elena se réveillera peut-être avec un
mal de tête. Ça fait beaucoup d’informations d’un coup.

- Vous êtes quand même d’une ressemblance assez étonnante, se dit-elle tout haut à elle-même en
prenant un léger recul tout en scrutant le visage d’Ilialana. On va tâcher de brouiller un peu les cartes.
Je ne voudrais pas qu’il finisse par arriver quelque chose à cette fille au vu de votre ressemblance.
Presque un sosie, peut-être à part l’épaisseur des lèvres, et… peut-être à part ça… !

Vilia tendit un doigt en direction de la lèvre supérieure d’Ilialana. Elle avait gardé le grain de beauté
caractéristique que portait Elena.

- Ah oui tiens. Rétorqua Ilialana. Je n’y pensais plus. C’est bizarre il aurait dû partir tout seul.

- Effectivement, lui répondit-elle d’un air songeur. Attention à une trop grande identification quand
même. Je sais que tu es excellente en incursion, ne t’en déplaise. Mais… fais attention. Un rôle doit
être aussi crédible que si ta vie en dépendait, mais ce n’est qu’un rôle. N’oublie JAMAIS qui tu es.

Chapitre 2 – page 19
- Aucun risque, pensa-t-elle ostensiblement, suite à quoi Vilia la regarda d’un air en coin et un sourire
qui l’était aussi. La Générale était beaucoup plus protectrice envers les Tvish en mission qu’elle l’aurait
elle-même souhaité, mais elle ne pouvait s’en empêcher. Son sens émérite du devoir et sa tendresse
naturelle pour ses sœurs, toutes ses sœurs, en faisait une alliée de poids auprès de l’Amirauté et sur
laquelle toutes les Tvish pouvaient compter si nécessaire.

Etrangement, Vilia paraissait légèrement plus âgée que la moyenne des Tvish. On aurait pu facilement
lui donner jusqu’à 27 ou 28 ans. La marque d’une certaine forme d’autorité sans doute, en plus d’un
comportement souvent fait d’élans quelque peu maternels. Elle-même se sentait très « grande sœur ».
Elle passa son pouce sur la lèvre supérieure d’Ilialana et le grain de beauté s’estompa immédiatement.
Une Tvish ne pouvait pas en porter de manière naturelle. Ce sont de « jolis défauts » pouvant mettre
une peau en valeur, mais qui, naturellement, ne pouvaient être présents sur elle, même s’il en était
régulièrement incrustés sur le corps des Tvish « transposées » pour leur donner un air plus naturel.
Elena en portant un de manière très ostensible, il avait fallu le reproduire pour les besoins de la
mission, tout comme les cheveux d’Ilialana étaient un peu moins ondulés que ceux d’Elena. Mais d’une
séance chez le coiffeur à une autre, la différence était sans importance en contexte.

Le flux incessant de Tvish qui allaient et venaient constamment dans ce secteur avait fini par croître
considérablement. Vilia déplaça ses quatre sœurs un peu plus en dehors des voies de circulation qui
finirent par être prises d’assaut par les Tvish qui apparaissaient et disparaissaient de plus en plus
souvent sur le Shri Yantra incrusté sur le sol.

- Profitez de votre temps de libre les filles, l’Opération Tsunami sera lancée d’ici peu de temps et vous
y serez toutes affectées. Theolia a reçu les instructions du Hiérodarque et vous recevrez une copie des
grandes lignes telles qu’il les lui a transmises. Pour la photo Ilialana, c’est donc un non ferme et définitif
alors, et pas d’infiltration permanente non plus ?!

- Ce n’est pas intéressant. Enfin, pas pour moi en tout cas. Désolée.

- Bon eh bien au moins comme ça tu le sais.

- Je le savais déjà avant.

- Maintenant tu le sais par expérience, c’est mieux. Et ton empreinte a été laissée dans la matière donc
c’est bon, tu pourras y retourner avec la résonance. Tu n’y seras plus étrangère quelque part.

- Oui, je sais. Eh bien tant mieux, comme ça, c’est fait une fois pour toutes.

Vilia la regarda un bref instant d’un air songeur puis détourna son regard.

- Allez, je vous donne quartier libre jusqu’à la mobilisation. Quittez le Pont et allez vous reposer.

Vilia tourna les talons et s’en alla dans la direction depuis laquelle elle était apparue quelques instants
plus tôt, puis disparut à nouveau à la vue de toutes une fois faits quelques mètres.

Ilialana prit une profonde inspiration (ou du moins quelque chose qui aurait pu s’y apparenter) et prit
deux de ses amies par le bras en les tirant en la direction qu’avait prise la Générale, la troisième tenant
le bras de Megui. Quasiment tout le monde allait dans cette direction. Bien davantage de Tvish qui

Chapitre 2 – page 20
revenaient du plan physique qu’il n’y en avait qui s’y rendaient. De toute façon, le seul moyen de
quitter cet endroit était de faire comme Vilia, ou de retourner dans… la boîte.

- Vous venez chez moi ? Je vous raconterai là-haut d’accord ?

Ses trois amies reprirent leur enthousiasme à cette idée, quelque peu assombri par l’arrivée
impromptue de la Générale. Elle était l’une des très rares Martiales à avoir intégré la Division Terrestre,
mais en arrière-garde uniquement.

Ilialana regarda Dilya avec étonnement.

- On dirait que tu crains Vilia…

- Pas du tout, mais elle m’impressionne.

- Ah bon ?! lui rétorqua Megui. Mais pourquoi ça ? C’est ta sœur quand même.

- Il n’empêche qu’elle a fait la Bataille de Paris4 au tout début, aux côtés de Miela tu te rends compte ?
Quand même quoi !

- Elle t’impressionne pour ça ? Megui était aussi surprise que Shaana.

- Tu te rends compte qu’elle avait déjà l’envergure d’une Exécutrice à l’époque où il n’y avait que des
Martiales. Pour moi, c’est comme une légende.

Megui se mit à rire de bon cœur :

- Je trouve que tu t’emballes pour très peu quand même.

- Elle n’a pas tort tu sais, lui lança Ilialana qui avait conscience de ce que voulait dire Dilya, laquelle se
contenta de lui répondre par une moue dubitative.

Les quatre amies accompagnées de leurs couguars respectifs longèrent le Pont encore de quelques
pas et Ilialana les fit s’asseoir confortablement dans son petit « chez elle », rendu un peu plus spacieux
que d’habitude pour l’occasion.

Elles venaient d’arriver au sein d’un monde qu’on appelle l’APOKEMANIRISHAL. Il s’agissait d’un séjour
où seule, la meilleure manifestation possible de tous les aspects de l’Absolu, avait un accès régulier,
extrêmement haut et puissant en énergie, et dont toutes les Tvish sans exception avaient fait leur
propre séjour. Elles étaient à peu près les seuls aspects de l’Absolu qui y avaient un accès total et
inconditionnel de fait. Ce n’était pas que la meilleure part d’elles qui pouvait y pénétrer, mais l’absolue

4
Cet épisode fait référence à la première bataille menée sur les plans subtils par les
premières-nées des Tvish, ayant pour champ de bataille la ville de Paris, une
coalition de consciences sombres s’étant levée contre la nouvelle présence Tvish
et la prise de fonctions du Hiérodarque fraîchement intronisé. Cette coalition
ayant été menée par l’inconscient noir d’un initié du Premier Hiérodarque et
l’ayant trahi, du nom de Daniel Ghiglione à l’Etat Civil.

Chapitre 2 – page 21
intégralité de ce qu’elles étaient. Ilialana comme les autres y avait son « chez elle » qu’elle fréquentait
pourtant très peu faute de temps et d’occasions pour ce faire, tout comme ses amies avaient le leur
également. Que la Générale Vilia les envoie dans l’APOKEMANIRISHAL devait signifier qu’elles allaient
être très bientôt en mobilisation totale et qu’elles ne pourraient s’y rendre avant un bon moment.
C’était un peu comme une permission avant la mission, la grande, celle qui allait devoir tout changer
pour Gaïa et la vie qu’elle portait, la dernière mission, avec un peu de chance, celle qui signerait la fin
définitive des légions et du pouvoir de l’Ennemi sur ce monde pour commencer, et ce, une fois pour
toutes.

Ilialana en profita pour raconter son aventure à ses amies qui l’écoutèrent bouche bée en la pressant
de leur donner toujours davantage de détails. Elles lui avaient accordé de pouvoir raconter son histoire
elle-même au lieu d’aller la chercher dans son esprit. Elles finirent par s’assoupir toutes les quatre
lorsqu’Ilialana fut à bout d’arguments croustillants. Leur baisse de conscience causa une baisse aussi
de la luminosité ambiante, recréant une sorte de « nuit » adaptée à leur fatigue. Il était très rare que
les Tvish s’assoupissent plus ou moins ainsi, et plus encore qu’une autorisation d’accès à
l’APOKEMANIRISHAL leur soit consentie, surtout à un moment aussi intense. Toutes les filles
mobilisées au sein de la Division Terrestre en avaient vu de toutes les couleurs, davantage pour
certaines que pour d’autres, mais toutes étaient extrêmement sous pression depuis longtemps
maintenant, avec la relative pesanteur du temps qui passe lorsqu’elles étaient en incursion, qui plus
est pour celles qui passaient le plus clair de leur temps sur un plan physique, ce qui n’était pas le cas
d’Ilialana. Malheureusement pour elle, et en contrepartie, ses compétences en stratégie politique,
ainsi qu’économique et sociale, faisaient qu’elle était sollicitée quasiment en permanence.

Devoir se plier aux ordres en allant se faire tirer le portrait à un moment pareil et dans le cadre de son
affectation en stratégie géopolitique l’avait quelque peu fâchée, trouvant la mesure ridicule, même si
nécessaire tel qu’elle le comprenait malgré tout. La rétrospective de ses pensées la tira de son léger
sommeil. Elle resta ainsi un instant les yeux ouverts. Ses trois amies étaient encore assoupies. Elle les
trouvait courageuses d’affronter la boîte si souvent, sans jamais se plaindre malgré certaines missions
qui n’étaient pas joyeuses du tout. Mais toutes les Tvish trouvaient la joie et la satisfaction dans le
service de leurs missions, quelles qu’elles furent. Elle se dit qu’elle n’était pas si malchanceuse. Après
tout, c’est vrai, personne ne l’avait contrainte à se faire affecter à la Division Terrestre. C’était son
propre choix. Il fallait juste l’assumer.

Elle voulait que la nuit perdure, raison pour laquelle il faisait encore nuit. L’APOKEMANIRISHAL était
un séjour (faute d’être un lieu en particulier), qui reproduisait les conditions dans lesquelles ceux qui
y vivaient, souhaitaient les voir y présider. La mer ou la montagne, la forêt ou le désert, des paysages
des différents mondes avec de gros dénominateurs communs, mais globalement on y trouvait ce qu’on
voulait y trouver. On y voyait ce qu’on voulait y voir. C’était une pure projection de la conscience
spirituelle des résidents. Elle se demanda à cet instant ce qui était vraiment vrai de ce qui ne l’était pas
finalement. Est-ce que décider d’une réalité pour la créer pouvait être considéré comme vrai de ce seul
fait ? Était-ce une sorte d’illusion de plus à un certain niveau, sachant que tout était illusion de toute
manière ? Elle sentait sa tête pleine de pensées alors qu’elle se serait souhaitée sereine. Il faudrait
bientôt repartir et cette opération était tellement cruciale. Le Hiérodarque en attendait tellement, et
tout, quasiment, reposait sur les épaules des Tvish. Il l’avait souvent répété : « Les Tvish sont la Clef de
tout ». Elle prit le parti de ne plus y penser et referma ses grands yeux bleus, puis se rendormit.

Chapitre 2 – page 22
Un certain nombre d’instants plus tard quelque chose se produisit…

Les quatre amies ouvrirent les paupières de manière parfaitement synchrone. Dilya fut la première
debout :

- C’est l’heure non ?!

- Ça commence, répondit machinalement Megui.

Les trois autres se levèrent d’un bond. Il faisait plein « jour », donc le sommeil n’était plus de mise.
Machinalement, leurs regards se tournèrent vers Ilialana.

- Merci pour ton accueil, lui lança Shaana. C’est bon d’être ensemble.

Ilialana sourit et les deux autres acquiescèrent en silence d’un signe de la tête.

Elle prit une profonde inspiration avant de s’exclamer :

- Bon, quand il faut y aller…

Cette réflexion fit rire les trois autres, à la surprise d’Ilialana, et Dilya s’amusa de son air interrogateur.

- Tu dis que tu n’aimes pas la boîte mais tu prends quand même vite les expressions de chez eux, et les
deux autres de surenchérir en riant de bon cœur.

Elles ne savaient pas exactement ce qui les attendait une fois rejoints les contingents de la Division
Terrestre. Elles savaient que l’opération « Tsunami » avait officiellement démarré puisqu’elles avaient
reçu l’appel du rassemblement. Elles avaient besoin de rire avant de se lancer dans l’aventure. Elles
partagèrent leurs pensées à cet instant et chacune d’entre elles se souvint que le Hiérodarque avait
déjà transmis un plan complexe d’évacuation du Royaume de Terremère par les âmes des quatre
Règnes de la Nature en cas d’échec de l’opération, donc aussi en cas d’échec de l’Âge de Diamant sur
Gaïa. Elles ne s’appesantirent par sur cette pensée mais elles savaient très bien que si ce plan avait été
conçu, c’est que les chances d’un potentiel échec devaient être substantielles. À ce même instant, elles
ignoraient s’il fallait craindre la possibilité de cet échec, ou ce par quoi il allait falloir passer pour
l’éviter. Elles n’étaient pas à la fête. Personne ne l’était dès lors qu’il était engagé dans ce combat, pas
davantage le Couple Sacré non plus d’ailleurs, que le reste des forces coalisées dans cette guerre aux
côtés du Hiérodarque. Heureusement pour elles, la peur était inconnue des Tvish.

Se regardant mutuellement d’un air entendu, Ilialana ouvrit le pas, immédiatement suivie de ses amies.
Elle seule pouvait aller et venir de cet espace de conscience qui lui était attribué en tant que son « chez
elle ». Elles s’engagèrent vers ce qui faisait officie de sortie, et débouchèrent immédiatement au sein
de l’immense salle du Conseil de l’État-Major de Transition, pour une dernière mise au point effectuée
par la Générale Vilia.

Des centaines de millions de Tvish, si ce n’était probablement des milliards, étaient rassemblées là afin
d’écouter sa réunion préparatoire. Le cadre était prestigieux, lumineux par lui-même, d’une propreté
insoupçonnable pour quiconque vivait sur le plan physique. De larges colonnes soutenant un plafond
quasiment imperceptible, noyé dans la clarté environnante comme si des centaines de soleils avaient

Chapitre 2 – page 23
reflété leur lumière sur les murs. En un instant, la salle fut entièrement remplie. Pas une seule Tvish
ne manquait à l’appel. Même s’il était impossible de les compter, ça se sentait. Il ne manquait
personne. Le silence se fit de lui-même, chacune des Tvish présentes à l’écoute attentive de la
Générale, derrière laquelle toutes pouvaient sentir la présence des trois amirales, Theolia, la stratège
d’exception, Dia, la Suprême Amiralissime, numéro un de toutes les Tvish de l’ensemble du Créé, et
Seya, la « petite dernière », placée là par le Hiérodarque, et dont personne ne reconnaissait vraiment
le parfum typiquement Tvish tant elle dénotait par la puissance infinie de ses capacités, comme
chacune des nouvelles Tvish Vertes, les Pluyo qui finirent, plus tard, par constituer l’Ordre des
Observatrices, mais dont aucune des autres Tvish ne savait alors rien, tandis que les Tvish Vertes
étaient venues rien de moins que doubler les effectifs… 4 milliards de Pluyo affectées en renfort à la
Division Terrestre ! Aux trois Amirales avait été confiée la responsabilité de l’État-Major de Transition
dans le cadre de la toute dernière et décisive opération destinée à arracher une fois pour toutes, son
pouvoir à l’Ennemi encore en place et en exercice, quand bien même contrarié.

Vilia s’avança de quelques pas. C’était une beauté sobre, élancée et naturellement gracieuse malgré
son dos toujours droit comme un « i » qui aurait pu la laisser croire orgueilleuse. Elle avait le visage
lisse et le regard noir intense, réhaussé par ses cheveux noirs tirés et tressés, tombant ainsi jusqu’au
creux des reins, selon le protocole exigé de la part de toutes les Tvish de l’Amirauté, Générales
comprises, imposant une tresse en tant que signe distinctif du grade. De fait, la tresse était interdite à
toute Tvish n’ayant pas a minima le grade de Vice-Générale. Pour le coup, beaucoup d’entre elles se
demandaient à quoi elles ressembleraient avec les cheveux tressés. Ilialana aussi, bien qu’elle ne fut
pas la plus coquette de toutes, loin s’en fallait.

Les premiers mots prononcés par Vilia la sortirent de ses pensées fixées sur sa propre chevelure
blonde… « Générale Ilialana » … Ça sonnait bien quand même ! Elle sourit de cette pensée en sentant
le regard amusé de Vilia qui l’avait ressentie malgré le nombre impressionnant de Tvish présentes.

- Mes sœurs bien aimées.

Un silence de mort régnait à présent dans l’immense salle.

- Nous voici à l’aube du plus grand défi que nous ayons eu à relever jusqu’ici. La Reine Miela attend
beaucoup de notre part, et le Hiérodarque tout autant. Et pourtant dans l’ignorance la plus profonde,
c’est l’Humanité qui en attend le plus de nous car elle disparaîtra en grande partie si nous échouons
ici. Quatre milliards de nos sœurs, les Tvish Pluyo, nous ont été envoyées en renfort afin de donner
une dimension supplémentaire à notre possibilité d’action concrète. Mais à ce jour, nous ignorons
encore toutes, comme c’est le cas de chacune de nos forces, pourquoi nos actions pourtant
couronnées de succès, restent lettres mortes en termes de victoire contre l’Ennemi. Je vous envoie à
l’instant le rapport synthétique de l’ensemble de nos actions ainsi que les objectifs de mission qui
échoient à chacune d’entre vous. Nos alliés les Octopodes sont au maximum de leurs capacités de
calculs afin d’estimer les chances de réussite de l’opération « Tsunami », mais il reste trop d’inconnues
pour qu’ils puissent parvenir à une réelle fiabilité de leurs estimations. Quelque chose nous échappe
encore et nous devons trouver de quoi il s’agit, sinon nous courrons à la catastrophe. L’heure est grave
mes sœurs, et pas uniquement pour cette Humanité car il me semble inutile de vous rappeler que si
nous perdons cette position, nous perdrons également à terme et en cascade, toutes les autres sans

Chapitre 2 – page 24
exception. Celui des deux camps qui remportera la guerre ici la remportera partout. Je ne me fais pas
de soucis. Nous trouverons. Nous savons que dans trente siècles la victoire aura été acquise depuis
longtemps et nous savons qu’il ne peut exister d’autres alternatives en termes de futurs potentiels au
Royaume de Suria5. Je vous demande néanmoins de donner, toutes, davantage encore que ce qui est
présent dans votre champ de possibilités personnelles. J’ignore ce qu’il pourrait se passer si nous
perdions la partie, et je préfère ne pas me poser la question, cette alternative étant écartée. Mais le
fait est que nous n’avons pas encore gagné, loin s’en faut, tout comme nous ignorons si cette dernière
opération possible sera bien la dernière, et ce qu’il en coûtera, et à qui. Je ne peux que faire reposer
mes espoirs sur vous toutes. Nous sommes bel et bien arrivées à un tournant décisif de l’histoire de
cette Création. Je vais à présent laisser la parole à l’Amirale Seya.

Vilia se tourna vers la Tvish Verte et s’effaça, lui laissant la place en lui adressant l’Irsha qu’elle lui rendit
l’air pincé, enfin, du point de vue d’Ilialana. Les Tvish déjà en place, notamment affectées à la Division
Terrestre, avaient trouvé les Tvish Pluyo un peu invasives. La plupart se demandaient d’où elles
pouvaient bien sortir, le Hiérodarque les leur ayant imposées. Elles avaient bien la vibration Tvish,
incontestablement. Le parfum aussi, plus ou moins, et chacune d’elles avait son couguar. Et pourtant
beaucoup comme Ilialana trouvaient que les Pluyo dénotaient terriblement, comme s’il s’était agi
d’une identité d’emprunt, afin de donner le change auprès des Martiales, des Héliastes et des
Exécutrices.

- OM mes sœurs. Nous allons gagner cette guerre. Nous voyons plus loin que vous. Nous savons ce que
vous ignorez encore et comprenons ce qui vous reste étranger. »

Ah oui, Ilialana les trouvaient un rien arrogantes aussi…

- Ne soyez pas inquiètes quant au déroulement de tout ce qui va suivre. Nous, les Pluyo, sommes la
clef de cette victoire indispensable. Un jour, vous toutes, Tvish Noires, avez dû suppléer les Tvish
Rouges. Aujourd’hui, c’est à notre tour de vous suppléer.

Vilia lui lança un regard interrogateur, lui demandant mentalement où elle voulait en venir, mais Seya
fit mine de ne pas entendre cette pensée, et reprit son discours.

- Ne vous méprenez pas. Nous ne sommes pas là pour vous donner des leçons, ni et encore moins pour
vous juger.

Ah bon ? pensa Ilialana. Alors si vous savez et comprenez tout ça, pourquoi bloquer l’information et
éviter que nous en soyons informées nous aussi ?

Seya fit une courte pause…

Sans bouger d’un pouce, la Tvish Verte tourna son regard en direction d’Ilialana qui ne se laissa
certainement pas impressionner.

- Ce que nous savons, nous vous l’enseignerons, mais avec ordre et méthode, et nous commencerons
dès aujourd’hui.

5
Il s’agit ainsi nommé du système solaire.

Chapitre 2 – page 25
- Oups… ! Ilialana, tais-toi donc ! pensa-t-elle pour elle-même, ce qui fit rire sous cape Shaana et Megui.

- Et pour les plus curieuses d’entre vous toutes, légitimement curieuses, précisa Seya, vous saurez ce
que nous sommes très exactement, et nous vous enseignerons comment le devenir vous-mêmes, du
moins comment développer les capacités qui sont les nôtres à certains égards afin de vous permettre
de vous mettre à niveau, tout comme les Martiales en leur temps se sont mises à niveau des
Exécutrices, excepté bien sûr pour celles qui n’en eurent pas besoin ; lançant en retour un regard
bienveillant vers Vilia qui la fixait. Mais pour l’heure, il va nous falloir entrer dans l’action. Nous n’avons
définitivement plus droit à l’erreur en effet. Les positions que vous avez prises chez l’Ennemi doivent
être renforcées. J’ai reçu, tout comme Theolia et Dia, carte blanche de la part du Seigneur Mouattib
pour opérer au sein de la Division Terrestre. Nous allons arriver très vite à une étape décisive même si
désagréable : l’éradication des agents de l’Ennemi. Chacune de vous va recevoir son ordre de mission.
Celles d’entre vous qui ne seront pas affectées en incursion devront se rendre disponibles non-stop
jusqu’à autorisation de démobilisation pour inclusion dans un Tessoacte6 vous permettant d’y
décompresser un peu durant quelques jours, sans compromettre la mission pour laquelle il ne
s’écoulera qu’une heure à l’extérieur. Nous ne pouvons pas vous offrir mieux pour l’instant.

Au même moment, Ilialana prit conscience de la mission qui lui était affectée, comme si elle avait un
papier sous les yeux :

Zone d’affectation : SYT


Géolocalisation : Chine – Etats-Unis d’Amérique

« SYT » était le nom de code pour le plan physique, parce qu’il désignait aussi l’une des deux manières
officielles de s’y rendre. Ilialana manqua défaillir. Elle se dit qu’il devait s’agir d’une erreur
d’affectation. Le problème était qu’il n’y avait JAMAIS d’erreur. Elle avait toujours été affectée à la
stratégie opérationnelle de réserve, en poste hors de la boîte. Et la voilà catapultée sur le terrain. Une
catastrophe. Elle était beaucoup trop troublée pour prêter attention à la fin du discours de l’Amirale
Seya. Entretemps, Vilia avait repris la parole pour conclure et donner un bref aperçu du temps qu’il
restait avant le départ en mission.

Ilialana lui envoya un message mental de demande de secours, lui disant qu’il fallait absolument qu’elle
lui parle. Alors que toutes les Tvish présentes commençaient à quitter leur position, Ilialana resta
plantée là sans bouger en attendant un signe de la Générale, invitant ses trois amies à se rendre à leurs
postes sans l’attendre. Vilia se figea quelques instants et se tourna lentement vers elle en lui adressant
un imperceptible « non » de la tête, l’air réellement affectée.

La pensée « L’État-Major a tranché, je suis désolée » lui parvint avant que Vilia ne disparaisse là où
Ilialana ne pouvait la rejoindre. Une main se posa sur son épaule. Elle sut qu’il s’agissait de l’Amirale
Seya.

- Viens Ilialana, nous allons discuter un peu.

6
Enclave dimensionnelle contrôlée dans laquelle le temps peut s’écouler de manière beaucoup plus rapide,
permettant d’y réaliser des tâches longues et/ou fastidieuses sans perte de temps à l’extérieur de ladite
enclave, donc relativement à l’encours du continuum espace-temps habituel.

Chapitre 2 – page 26
Ilialana était défaite. Être affectée sur le plan physique c’était le pire qui pouvait lui arriver.

- Pourquoi avoir choisi la Division Terrestre si les incursions te déplaisent à ce point ?

- Le Hiérodarque y est. Je croyais bêtement que je le rencontrerais. La boîte est si petite, je devais
forcément le rencontrer, enfin c’est ce que je pensais. Je me sens bête maintenant, bête et coincée.

- N’appelle pas ça « la boîte » s’il te plaît, c’est irrespectueux envers ceux qui y vivent.

- C’est un nom de code c’est tout, rien de plus.

- Ce n’est pas un nom de code et c’est une mauvaise habitude.

- D’accord je ferai attention, excusez-moi.

- Tu ne m’aimes pas beaucoup n’est-ce pas ?

- Je n’ai pas de raisons de ne pas vous aimer, vous n’êtes là que pour donner une chance
supplémentaire à la mission.

- C’est vrai, mais tu ne m’apprécies pas pour autant. Tu crois que je ne suis pas digne d’être considérée
comme une Tvish ?

Ilialana la regarda soudainement, comme surprise de la voir mieux lire en elle qu’elle le pouvait elle-
même, alors qu’elle avait toujours été honnête envers elle-même et que rien d’elle-même ne lui était
inconnu, enfin l’avait-elle cru jusque-là.

- Je… Je ne sais pas.

Rien d’autre ne lui était venu à l’esprit. Il était fort probable que Seya ait eu raison.

- Ilialana, qu’est-ce que tu étais avant d’être une Tvish ?

- Comment ?! Je ne comprends pas.

- Mais si tu comprends. Ouvre ton esprit et accepte de voir plus loin. Qu’est-ce que tu étais avant d’être
une Tvish ?

- Je ne sais pas… Rien… De l’indifférenciation comprise dans la Conscience de l’Absolu, je crois, enfin
je suppose…

Elle ne voyait pas bien où elle voulait en venir avec cette question.

- Je voudrais que nous soyons amies Ilialana. Tu crois que ce serait possible ? Je ne suis pas ton ennemie
tu sais.

- Nous sommes sœurs de toute façon.

- Mais sommes-nous amies pour autant ?

Chapitre 2 – page 27
Seya faisait mouche à tous les coups. Il lui semblait que rien ni personne ne pouvait gagner quoi que
ce soit contre une Pluyo, et là une forme d’évidence lui vint à l’esprit : personne, pas même l’Ennemi,
ne pouvait rien… contre une Pluyo, et c’est pour ça qu’elle était là. Qu’elles étaient toutes là. Elle
comprit combien leur présence était une chance inestimable dans cette guerre, mais ce constat rendait
Seya et toutes les Vertes encore plus incompréhensibles à son esprit. Mais qui étaient-elles donc
vraiment ?!

La voyant plongée dans ses pensées, Seya s’imposa à nouveau à la conscience d’Ilialana, visiblement
troublée.

- Alors, crois-tu qu’il serait possible que nous soyons amies toutes les deux ?

- J’aimerais bien, lui répondit-elle sincèrement.

Seya lui sourit avec une gentillesse qui n’avait jamais transparu les rares fois qu’Ilialana l’avait aperçue,
elle ou une autre Tvish Pluyo. Les yeux dorés de l’Amirale, presque lumineux, et ses cheveux d’un blanc
immaculé malgré son apparent jeune âge, la rendait très impressionnante, presque déstabilisante. Elle
recélait en elle une force d’une intensité comme jamais Ilialana n’en avait ressentie chez personne,
pas même chez Vilia dans ses meilleurs jours qui n’étaient pourtant pas rares.

Seya poursuivit sans relever ce qu’elle lisait en sa sœur.

- Eh bien moi, avant d’être une Tvish, je n’étais pas ce rien dont tu parles te concernant. J’étais autre
chose, mais avant cet autre chose, j’étais comme toi, ce rien et ce tout à la fois. J’ai une étape de plus
dans l’encours de mon évolution. Est-ce que ça fait de moi une moins bonne Tvish que toi, moins
authentique à ton avis ? Moins bonne, moins digne de ton respect, de ta considération, ou de ton
amitié ? J’aimerais vraiment avoir ton sentiment à ce sujet…

Ilialana se sentit coincée une fois de plus. Ça devenait une habitude décidément. Il lui semblait avoir
été tellement étroite d’esprit, ou injuste, ou peut-être était-ce Seya qui avait une puissance de
conviction hors-norme, mais toujours est-il qu’elle avait raison, bien sûr.

- Evidemment non. Je te demande pardon si j’ai pu le penser.

Seya se mit à rire, d’autant plus en voyant la surprise sur le visage d’Ilialana.

- Je vois que nous progressons. Tu viens enfin de me tutoyer… Alors ? Amies, tu veux bien ?

Ilialana sourit de toutes ses dents éclatantes, et prit sa sœur dans ses bras qui, en retour, la serra fort
contre elle également. L’Amirale lui susurra à l’oreille :

- Concernant ton affectation, je suis vraiment navrée, mais tu as fait parler de toi dans tes missions
précédentes, et j’ai vraiment besoin de toi sur le terrain, excuse-moi.

- Je comprends. Je suis Au Service de toute façon. Je suppose que je ne peux pas fuir la boî… la matière
éternellement, c’est idiot.

- Tu aimes le Hiérodarque ? demanda-t-elle à Ilialana au moment où elles se séparèrent.

Chapitre 2 – page 28
Elle avait décidément le don de poser des questions étranges ou déstabilisantes.

- Comme nous toutes.

- Mais tu as une affection particulière pour lui en ton cœur alors que tu ne l’as jamais approché. Tu
voudrais le rencontrer pas vrai ? Tu en as vraiment envie je veux dire.

- J’aimerais bien, se hasarda-t-elle sans trop savoir où cette conversation allait la mener.

- Regarde-moi dans les yeux, intensément.

- Ça ne se fait pas, répondit-elle. Surtout face à une haut gradée.

- Pfff les grades. Tu sais ce que ça vaut. Tu pourrais être nommée demain à ma place et moi à la tienne
et après, ça changerait quoi ? Nous sommes sœurs d’abord non ? Et amies aussi, c’est toi qui l’as dit !

Ilialana sourit. Elle ne l’avait jamais imaginé ainsi.

- Oui c’est vrai, lui répondit-elle un peu gênée.

Seya lui saisit le menton et planta ses yeux dorés dans les siens.

- Alors fais ce que je te dis, regarde-moi dans les yeux et dis-moi ce que tu sens si tu en es capable !

Elles semblaient avoir à peu près le même âge toutes les deux, bien qu’il ait été difficile de vraiment
donner un âge à une Tvish Verte. Pourtant, Seya semblait avoir une génération de plus et une
ascendance considérable sur Ilialana, transformée en petite fille face à elle. Pourtant elle savait que
l’Amirale ne le faisait ni exprès, ni n’en abusait.

Désobéir à Seya était impossible. Sa force de persuasion était démesurée. Ilialana n’avait jamais rien
vu de tel. Elle s’exécuta donc, tout en se félicitant de l’avoir comme amie plutôt que comme ennemie.

- Alors ma petite sœur, lui demanda-t-elle impatiente sur un ton amical et protecteur. Qu’est-ce que
tu vois ?

Ilialana la regarda dans les yeux un long moment, sans pourtant sentir Seya s’ouvrir à elle. C’était elle
qui devait aller chercher, mais chercher quoi… ?

Et soudain, les yeux dans les yeux, Ilialana écarquilla les siens.

- Ah nous y sommes sœurette ! lui lança Seya avec un sourire de satisfaction et toute la bienveillance
du monde. Qu’est-ce que tu vois ?!

Après un instant restée bouche bée, Ilialana se retint de répondre, tant cette réponse lui paraissait
absconse.

- Allez, dis-le !

Chapitre 2 – page 29
Se retirant lentement de son regard, et perdant la fixité du sien propre, Ilialana lui donna une réponse
de principe pour ce qu’elle valait, tant elle ne comprenait pas elle-même ce qu’elle avait vu en l’Amirale
Seya.

- Mais… comment est-ce possible ?!

- DIS-LE ! lui ordonna-t-elle.

- Le Hiérodarque…

Amirale Seya

Chapitre 2 – page 30
Chapitre 3 : l’opération Tsunami
Première partie : les Baroulilshal

- Mais, tu ne peux pas être le Hiérodarque enfin… C’est n’importe quoi !

- Au lieu de dire que c’est n’importe quoi, cherche à comprendre, vois plus loin. Il y a forcément une
raison. Il y a beaucoup plus de chances qu’il y ait une raison à ça que ce ne soit le résultat de… n’importe
quoi, non ?

Ilialana était vraiment perplexe. Elle était confrontée à la mise en évidence absolue d’une impossibilité
fondamentale. Elle avait étudié tout ce que le Hiérodarque avait dit et écrit depuis son intronisation,
et dans ces souvenirs-là une pensée se démarquait. Il avait dit un jour :

« Ce qui est considéré comme impossible n’est que ce qui se trouve au-delà de l’horizon des
événements du champ actuel du Possible, masquant momentanément l’accès à de nouvelles
possibilités plus vastes encore. La notion même d’impossibilité est un non-sens. »

Elle se dit en elle-même qu’elle était encore vraiment loin du compte, mais que ses sœurs Pluyo
avaient, par un moyen qui lui échappait complètement, dépassé des limites qui lui paraissaient encore
infranchissables. Elle se sentait finalement démunie face à Seya qu’elle ressentait infiniment plus loin
qu’elle en termes de possibilités, de compréhensions, d’analyses, de tout !

- C’est pour me convaincre de la légitimité de ta présence que tu m’as montré ça ?

- Non, tu l’as compris tout seule. Ce que je voulais te montrer, c’est que je pourrai te faire rencontrer
le Hiérodarque d’une manière ou d’une autre si tu le veux vraiment, lui répondit-elle en souriant
amusée. Ta conclusion va bien plus loin que je m’y attendais. En fait je crois que je t’ai bien sous-
estimée malgré tout.

Seya perdit son regard au-delà d’Ilialana qui lui faisait face et en perdit son sourire éclatant.

- Qu’est-ce qu’il y a ? Il se passe quelque chose ? lui demanda Ilialana inquiète.

- L’opération Tsunami vient d’être stoppée net.

- Hein ?! Pourquoi ça ? Elle vient juste de commencer ?

- Je n’en sais rien encore, je dois y aller. Ne pars pas en mission avant que je ne t’aie revue. Je veux te
montrer quelque chose.

- D’accord… Comme tu veux…, lui répondit-elle à mi-voix alors que Seya était déjà partie, probablement
au QG de l’État-Major de Transition pour en savoir plus sur les raisons pour lesquelles l’opération avait
été stoppée, ce qui n’était vraiment pas bon signe au vu de tous les déboires encourus jusque-là par la
Division Terrestre dans ses multiples tentatives pour défaire le pouvoir de l’Ennemi sur Gaïa.

Chapitre 3 – page 31
Au même moment, Ilialana fut extirpée de ses pensées
quelque peu inquiètes par Dilya qui s’accrocha à son
cou un instant pour bien lui signaler sa présence, l’air
particulièrement enjoué.

- Regarde un peu ça. J’ai reçu mon affectation !

Dilya sautait littéralement de joie, ce qui ne laissait


généralement rien présager de bon à l’esprit d’Ilialana.

- Tu es affectée en Europe…

Elle écarquilla les yeux en direction de son amie qui


souriait d’une oreille à l’autre, sautillant sur place et
frappant ses mains l’une contre l’autre.

- Gladio ?! Tu es affectée chez Gladio ?!

- Ouiiiiiiii !

Les mercenaires ?!

- Ouiiiiiiii !

Mais ce sont des fous furieux ces gens-là !

- Ouiiiiiiii ! Oh je t’en prie dis-moi que tu es contente pour moi, s’il te plaît…

Ilialana leva les yeux au ciel.

- Tu es complètement folle ! Tu le sais ça ? Tu es complètement folle !

Dilya se mit à rire aux éclats, complètement surexcitée par la perspective de son départ.

- Dilya, fais attention !

- Ah, moi je n’y suis pour rien, c’est mon affectation.

- Et tu ne les as même pas suppliées de t’y envoyer bien sûr !

- Oh allez, arrête de faire ta mère poule. On s’ennuie à mourir ici. Enfin un peu d’aventure.

- C’est sûr que s’il y en a une qui devait intégrer un groupe de malades mentaux assoiffés de sang, c’est
bien toi ! lui lança-t-elle avec une moue de consternation.

Dilya tendit ses bras vers elle et posa ses mains sur ses épaules.

- Merci de reconnaître mes qualités !

- En attendant le Tsunami est stoppé… !

Chapitre 3 – page 32
- Quoi ?! Ne parle pas de malheur !

Dilya vérifia son ordre de mission rapidement. Aucune révocation de sa validité. Elle devait partir pour
Bruxelles d’ici quelques instants, à la suite de quoi elle se rendrait à une adresse dont elle recevrait les
détails une fois en incursion.

- Tu as failli me faire peur. J’ai cru que les missions étaient annulées ! Et toi ? Tu vas encore jouer les
planquées à l’État-Major ? Je suis vraiment triste pour toi, lui lança-t-elle, sachant à quel point les
missions en incursion la rebutaient.

- Non, pas cette fois.

Dilya en perdit son sourire joyeux.

- Tu vas dans la boîte ? Tu te moques de moi ? Elles ne t’ont pas fait ça quand même ?! Et en plus tu es
irremplaçable dans ce que tu fais !

- C’est Seya qui l’a décidé. Apparemment je serai plus utile sur place.

- La Pluyo ? Qu’est-ce qu’elles ont encore inventé pour nous faire tourner en bourrique ?!

- Non elle a raison, et elles savent exactement ce qu’elles font.

Dilya la regarda comme s’il venait de pousser une corne sur le front de son amie.

- Là, tu commences à m’inquiéter…

- Ecoute, j’ai parlé à Seya. Elles sont la clef de la victoire qui nous attend. Elle a raison.

- Tu es sûre que tu vas bien ? Je ne te reconnais plus !

- Regarde toi-même.

Ilialana ouvrit son esprit à Dilya qui se retrouva l’instant suivant comme ayant été projetée durant tout
le temps de la conversation entre Seya et Ilialana.

- Ah ben ça alors…

- Elles ne sont pas là pour nous barrer, mais pour nous élever un cran sacrément plus haut.

- Je vois bien… Mais je ne peux pas me résoudre à trouver que t’envoyer dans la boîte soit une bonne
idée. Du coup c’est moi qui ai un instinct de protection vis-à-vis de toi.

Ilialana avait toujours trouvé déraisonnable le goût de Dilya pour le danger. Démobilisée de la Section
de Chasse, cette dernière s’était immédiatement engagée dans la Division Terrestre afin de continuer,
autant que possible, le type de missions qui lui avait été confié lorsqu’elle était affectée à la Section
pour pourchasser les manifestations de l’anti-dieu (quand même). Elle avait fait partie du contingent
qui avait été envoyé en mission visant la tentative, malheureusement échouée, de libération des âmes

Chapitre 3 – page 33
capturées à leur essai d’incarnation à la sortie des Colonnes de Lumière7, subrepticement intégrées de
force par l’Ennemi dans des « Colonnes Obscures », sorte d’anti-Colonnes de Lumière où les âmes,
manquant à l’appel de l’incarnation, étaient alors torturées à l’extrême, jusqu’à être déchiquetées avec
la pire des sauvageries, par les plus terribles créatures jamais créées par l’anti-dieu : les « Ombres ».
Un Ombre (au masculin) était une pure manifestation de l’horreur elle-même, un vampire assoiffé
jusqu’à la folie furieuse de l’énergie de vie. Au vu de l’impossibilité de sauver quiconque ayant intégré
ces Colonnes de Ténèbres, il avait fallu se résoudre à tout détruire et dissoudre le reste des âmes qui
y avaient été faites prisonnières. C’est une Archalchimiste du nom d’Hatielle qui avait découvert ces
« anti-Colonnes », mais pressentant ce qu’il s’y trouvait, elle n’avait pu se résoudre à y entrer,
craignant, à juste titre, pour sa raison. C’était un contingent spécial qui y avait été formé pour
l’occasion et envoyé pour tout incendier. Leur annihilation avait été rendue possible grâce à la
destruction partielle et la mise en déroute des Ombres par la naissance du Seigneur Darshana
DARADJNOUL, lequel avait de même détruit de l’intérieur les « Matrices » dispersées de par tous les
univers, et créant vagues après vagues, ces Ombres infernaux, déversés sur les mondes afin de les
dévorer, corps et âmes, corps et biens. C’est à cette occasion que Dilya, parmi les premières à pénétrer
dans ces Colonnes de l’horreur, lança son fameux : « Beurk, pas beau ! » qui devint célèbre parmi les
Tvish, lequel fut souvent repris par les Exécutrices placées face à des spectacles qui pouvaient presque
valoir celui de ces Colonnes obscures, afin de décontracter un peu l’atmosphère et se rasséréner. Elles
avaient beau ne pas être affectées par les pires horreurs de ce monde, elles n’y étaient pas insensibles
pour autant… contrairement aux Pluyo, apparemment.

Les bastions ennemis du plan physique de Gaïa n’avaient rien de commun avec le pire des spectacles
ayant pu être découverts sur les plans subtils de la sphère d’influence de Gaïa, quoique. Dilya s’était
engagée là où elle estimait pouvoir être la plus utile. A cet effet, toutes les affectations les plus
répugnantes étaient prioritairement pour elle. Elle avait un esprit à la robustesse à toute épreuve. Si
Dilya considérait la Générale Vilia comme une légende, en réalité c’était elle qui en était devenue une
aux yeux de l’Amirauté de la Galaxie, a minima, sans en avoir jamais pris réellement conscience. Dilya
pouvait tout braver sans se retourner, et si aucune Tvish ne connaissait la peur, elle était la
manifestation-même d’une puissance de courage telle que nul n’en trouva jamais d’aussi exemplaire
chez aucune Tvish, pas même une Pluyo. Elle en exprimait presque de « l’anti-peur » si du moins c’était
possible. Une soif de destruction tranquille et paisible de toute manifestation du mal, dans une joie et
une allégresse surréaliste.

Se remémorant tous ces détails, s’en faire pour elle dû à son affectation chez Gladio était nettement
puéril. Dilya savait qu’il fallait qu’elle se défasse de son goût pour l’éradication de l’Ennemi parce qu’un
jour viendrait où il ne se manifesterait plus. Plus sous cette forme, disparu à jamais sous celle-ci, mais
elle savait, elle était absolument certaine, que l’anti-dieu reviendrait un jour, et elle savait que si
personne ne le pourrait, elle sentirait son odeur, même une infime parcelle dans des litres d’essence
de rose ! Et ce jour-là, elle serait là !

7
Depuis 1985, il s’agit du séjour des âmes désincarnées, ayant quitté leur incarnation précédente, avant leur
incarnation suivante.

Chapitre 3 – page 34
En attendant, le devoir l’appelait. Elle prit Ilialana dans ses bras et la serra contre elle aussi fort qu’elle
le put. S’en séparant, elle prit son visage entre ses mains :

- Je t’aime fort ma petite sœur. Moi je ne risque rien, mais toi, fais attention à toi dans la boîte. Tu vas
où au fait ?

- Chine et USA, lui répondit Ilialana.

- Double affectation ?! Eh ben dis donc. C’est du sérieux ! Seya à quelque chose derrière la tête tu
crois ?

- Ça en a l’air. On verra bien, mais je sais qu’elles nous obtiendront la victoire. Nous l’obtiendrons
toutes grâce à elles.

Lui lâchant le visage, Dilya repris :

- Ça veut dire quoi cette signature énergétique du Hiérodarque ? C’est bizarre quand même. On est
toutes issues de lui mais pas à ce point-là… !

- Je ne sais pas, mais TOUTES les Pluyo ont cette signature. Toutes sans exception.

- Ça ressemble furieusement à une pirouette dont le Seigneur Mouattib a le secret. Il trouve des trucs
parfois invraisemblables. On se demande où il va les chercher. Pour moi, il est bien plus qu’un simple
Hiérodarque. Les autres n’ont rien de commun avec lui.

- Il est le « Quæ Imperat »… tenta-t-elle en guise d’explication, ce qui ne la satisfit pas elle-même.

- Non, ça va plus loin que ça… répondit Dilya dubitative. Bon, c’est le moment. Il faut que j’y aille. Nous
sommes là, toi et moi, et Seya, et toutes nos sœurs, donc cette planète est bien entourée, et nous,
nous le sommes aussi alors... tout va bien se passer, tu verras, je te le promets. Je ne sais pas pourquoi,
mais cette certitude absolue ne me quitte pas.

À cet instant précis la voix de l’Amirale Seya résonna dans l’esprit de toutes les Tvish présentes, plus
clairement que si un haut-parleur avait claironné son message dans la gigantesque salle.

- OM mes sœurs. Pour nous l’opération Tsunami est annulée. Elle sera assurée par les guerriers
Baroulilshal venus des confins de la Création pour nous épauler ici et dénouer toutes les articulations
des structures du pouvoir de l’Ennemi sur Gaïa. Eux seuls connaissent aussi bien la logique de l’Ennemi
et comment opérer quelle action et quand, afin de faire s’effondrer leur puissance. Dix millions de
Tvish seront réaffectées à leur suite et placées sous leurs ordres afin de nettoyer la place dans leur
propre progression, en amont et en aval. Pour toutes les autres, commence la nouvelle opération de
substitution à l’opération Tsunami, laquelle sera, effectivement et de manière décisive, pour notre part
tout du moins, l’opération terminale. Hormis les cent millions d’unités réaffectées à la réorientation
de la Tsunami, les ordres de mission sont maintenus strictement identiques à ce qui avait été
initialement envisagé. Pour vous commence donc l’opération La Tempête Vient. Bonne chance à
toutes.

Dilya se tourna vers Ilialana.

Chapitre 3 – page 35
- Ça c’est plutôt une bonne nouvelle non ?! Les Baroulilshal plus les Pluyo, c’est adieu l’Ennemi ! Bon
je fonce, avant que quelqu’un d’autre n’aille jouer à ma place avec mes mercenaires !

Ilialana lui sourit.

- Sérieusement, prends soin de toi Dilya. Fais attention quand même.

- Toi aussi. Je te raconterai…, puis elle disparut, se rendant sur le Pont, là où étaient enregistrés les
départs et les arrivées.

Ilialana se sentit seule tout à coup. Le départ de sa sœur lui laissait une sensation étrange d’abandon.
Elle avait l’impression que l’immensité d’un inconnu au caractère féroce et déterminant pour la
Création entière, s’était ouverte devant elle de manière béante. Mais la perspective d’une
réorientation décisive de leurs opérations pour la libération de toutes les Humanités, à commencer
par celle de Gaïa, était plus que réjouissante. Les Baroulilshal étaient, à l’époque, les seules créatures
dans le champ connu de l’existence qui soient capables de venir à bout de quelque manifestation
ennemie que ce soit. C’était la raison pour laquelle, dans un temps infiniment reculé, ils avaient été
dispersés et placés en esclavage par les sbires de l’anti-dieu, partout où il s’en trouvait, afin de les
écarter de sa route et éviter qu’ils ne représentent une nouvelle menace pour lui, après qu’il ait réussi,
avec peine, à déjouer une insurrection globale de leur part, contre le Mal cosmo-planétaire.
Aujourd’hui, ils étaient enfin restaurés dans leur dignité, dans leur force, et libérés de leur joug par le
Hiérodarque. Il leur avait fait confectionner un temple et palais pour leur roi, Anari, Fils de Pra, palais
qui, sur le plan physique, prenait la forme d’une épée, laquelle fut forgée par un forgeron qui s’incarna
en Asie dans le seul et unique but de répondre au rendez-vous de l’Absolu, afin que cette « lame » soit
effectivement forgée, le jour, à l’heure précise, prévus par le Plan. Cette épée était le carrefour, entre
tous les mondes, du peuple Baroulilshal, consciences d’un minéral très rare, connu sur Gaïa sous le
nom de Lek Namphee.

Les Baroulilshal lancés à l’assaut des agents de l’Ennemi et de son pouvoir, déjà bien verrouillé à
certains égards par l’incessant travail préparatoire des Tvish durant des années, le maillage des réseaux
obscurs du pouvoir de la Cabale ne tiendrait pas plus de quelques mois, et sa civilisation-abattoir
s’effondrerait.

Ilialana attendait, sans aucune forme d’impatience, que Seya revienne vers elle comme elle le lui avait
demandé, espérant secrètement qu’elle ne vienne jamais, et que puisse ne pas s’ensuivre son incursion
dans le physique. Contactant la Générale Vilia pour lui expliquer la situation, elle lui demanda la
permission de la rejoindre en attendant, se disant qu’elle pourrait se rendre utile, ce que Vilia lui
accorda immédiatement et sans hésiter, lui ouvrant l’accès jusqu’à la salle de commandement de
l’Etat-Major.

Chapitre 3 – page 36
Deuxième partie : Gladio

La grande place de Bruxelles était quasiment déserte à cette heure


matinale. Les premières lueurs du jour commençaient seulement à
poindre à l’horizon, alors qu’un parfum de ce que Dilya interpréta
comme étant celui de… gaufres chaudes, a priori, semblait flotter dans
l’air. Elle ne put s’empêcher de penser au récit d’Ilialana et de l’odeur
de croissants lui ayant semblé écœurante. Décidément, où que ce soit
sur Terre, aux mêmes heures, ça sentait toujours la nourriture… Mais
au contraire d’Ilialana, Dilya trouva intéressant ce parfum de gaufres,
si c’en était du moins. Elle avait toujours eu du mal à distinguer l’odeur
des gaufres de celle du poisson frit. Toutes ses sœurs trouvaient ça
ridicule parce qu’il n’y avait vraiment aucun rapport entre les deux.
Non qu’elle les confondît, mais elle avait du mal à attribuer chaque
parfum à son origine. Elle n’était pas très « nez » cela dit. Peu
importait. Il lui suffisait de ne manger ni gaufres ni poisson frit et tout
irait bien.

Un autre souvenir de sa formation lui revint à l’esprit de manière urgente. On lui avait dit qu’avant que
ça ne devienne un réflexe systématique, il fallait s’entraîner à respirer, surtout lorsqu’il faisait froid,
car alors de la vapeur d’eau condensée sortait de la bouche et il aurait pu être très suspect que ce soit
le cas de tout le monde sauf de la Tvish présente incognito au milieu d’eux. Personne ne remarquait
jamais rien en principe, mais il fallait être parfaite dans la (dis)simulation, dans chaque petit détail.
Chacun d’eux comptait à valeur égale.

« La simulation, comme si sa vie en dépendait ! ». Le mot d’ordre à ne jamais oublier sous aucun
prétexte. Dilya se mit donc à respirer. Ça prolongerait d’autant sa viabilité dans la matière. Chaque
Tvish avait une autonomie de trente ans avant de devoir retourner impérativement en astral pour se
régénérer. Le Hiérodarque avait imposé un maximum de 10 ans sans retour, par application du principe
de précaution, mais à condition que les circonstances de vie habituelles aux Êtres Humains soient
respectées par les Tvish, sinon, c’était la réduction drastique et assurée de cette longévité, et personne
ne savait ce qu’encourait une Tvish au-delà de cette limite. Aucune d’entre elles n’avait non plus
exprimé le désir de tenter l’expérience pour le découvrir.

Elle s’arrêta un instant. Il lui fallait faire attention aux différents repères qui lui avaient été indiqués.
Cet épisode-là était très précisément minuté et il était hors de question de se tromper de rue.

1. À partir du point d’incursion, pivoter vers la gauche.


2. Devant et derrière, un immeuble avec des dorures sur la façade.
3. À droite et à gauche, un bâtiment avec un clocher.
4. Le bâtiment de droite : couleur grise et colonnades sur toute la façade.
5. Droit devant : la « rue au Beurre ».
6. Emprunter cette rue.

Chapitre 3 – page 37
Dilya fit le repérage en un instant. Personne n’aurait supposé qu’elle n’était jamais venue là tant
son pas était assuré et décidé.

7. Au bout de la petite rue, une petite fontaine publique.


8. Au niveau de la fontaine, une rue perpendiculaire : la « Petite rue au Beurre ».
9. Une voiture venant d’en face, un seul appel de feux de détresse. Etrange feu pour une détresse
se dit-elle. La voiture devait tourner en direction de la petite rue au Beurre et s’arrêter, moteur
allumé.
10. Monter à la place arrière droite, la portière sera ouverte.

Dilya espérait ne pas être en retard. Le temps était toujours la difficulté en incursion. Difficile d’estimer
la différence entre un quart d’heure et une heure.

11. Au milieu de la rue, à gauche, magasin à la devanture bordeaux : chocolaterie Bruyère. Un


repère de position.
12. Dix mètres plus loin, à droite, magasin à la double devanture bleu-roi : chocolaterie Leonidas.
13. Magasin suivant sur le même côté de la rue : « Belgian Beer ».
14. Regarder la devanture en prêtant attention discrète à la circulation à gauche.
15. Guetter l’arrivée d’une voiture roulant pleins phares, puis passant aux feux de croisement,
avant appel de feux de détresse.
16. A l’appel des feux de détresse, reprendre la marche en pas rapide jusqu’à la voiture.
17. Exécution du point 10.

Face à la vitrine désignée, elle n’attendit pas une minute complète (qu’elle n’aurait pu du tout
déterminer en termes de durée), le véhicule attendu apparut : feux de route, puis feux de croisement,
puis un appel de feux de détresse.

Dilya se remit en route immédiatement en direction rapide de la voiture qui attendait. Son regard
perçant la reconnue aisément : une Mercedes-Benz Maybach Pullman S600 de 2015, limousine de
6,50m, 12 cylindres, 6.0 l, bi-turbo, 530 chevaux, cinq cent mille euros.

Chapitre 3 – page 38
Apparemment le prestige à l’état pur… Un prestige qui sentait mauvais la combustion d’hydrocarbure.
Elle avait appris et retenu toutes les marques de tous les modèles de voitures, civiles et militaires, de
tous les pays, depuis 1950, toutes leurs spécificités techniques, toutes les pièces de chacun de leurs
moteurs, la rendant capable de démonter et remonter entièrement chacune d’elles, pièce par pièce,
reconnaissables uniquement au touché quand bien même la vision de la Tvish ne nécessite aucune
forme de source de lumière tant que la température ambiante n’a pas atteint le zéro absolu… ce qui
est impossible. Idem avec tous les modèles d’hélicoptères, civils comme militaires, les avions, jusqu’au
bombardier. Idem avec l’armement léger. Le réseau d’influence de la Pracandhasenamukha s’était
arrangé pour faire circuler l’information afin de rendre Dilya absolument indispensable. Elle était
considérée comme un petit génie, issue d’un orphelinat quelconque sans parenté connue, ce qui lui
permettait de présenter un dossier familial vierge, parfait pour les services militaires de
renseignements. L’ensemble de son background avait été conçu par les Tvish infiltrées comme une
merveille d’orfèvrerie en termes de perfection du détail. Sa mission actuelle avait un double objectif :

1. À titre officiel : se faire conduire jusqu’au camp de Gladio avant qu’il ne soit levé afin d’être
recrutée par leur soin sur recommandation non-officielle des services de renseignements de
l’OTAN, lesquels n’étaient naturellement pas censés connaître leurs activités et leur position.
2. À titre officieux : influencer durant quatre mois les membres de Gladio afin d’en faire des
bombes à retardement pouvant être déclenchées au moindre signal par la

Chapitre 3 – page 39
Pracandhasenamukha dans le cadre de l’opération « Tsunami », devenue pour elle, l’opération
« La Tempête Vient ».

Dilya aurait préféré intégrer les troupes de The Academy, anciennement Black Water, les commandos
d’élite de la famille Bush aux Etats-Unis, mais la place était déjà prise. Gladio était par conséquent et
par défaut, quand même une part de choix.

A son approche de la limousine, la portière arrière s’ouvrit et une femme en tenue très stricte en sortit.
Elle portait un chignon et un tailleur noir en laine. Elle jeta un regard sombre et sévère en sa direction
et lui adressa la parole de manière abrupte :

- Est-ce que je peux vous aider Mademoiselle ?

- Non merci, j’attends l’ami Pierrot.

La femme ouvrit la porte au large, l’invitant à y pénétrer. En passant devant elle, Dilya la toisa d’un
regard aussi mauvais que possible. Ayant pénétré dans la voiture, la jeune femme s’assit en face d’elle.

Dès que la portière fut fermée, la voiture démarra dans un étonnant silence. La cabine sentait le luxe,
le cuir neuf, et les pensées malsaines de ses occupants présents et passés. Les rideaux aux fenêtres
furent fermés hormis une. Dilya, rajustant le coussin moelleux qu’elle avait dans le dos, se sentait
dénoter dans cet environnement, avec ce qui pouvait plus ou moins faire office de tenue militaire,
grosses chaussures montantes aux pieds. Elle replongea son regard dans ceux de la jeune femme avec
une ostensible animosité tout en restant silencieuse.

- Quelque chose ne va pas Mademoiselle ? s’enquit la jeune femme au chignon.

- Mais si, tout va pour le mieux.

- Votre identité.

- Sonia Janssens.

La jeune femme ne lui adressa plus la parole dès cet instant, alors qu’en parallèle elle lui transmettait
l’ensemble des dossiers de chaque membre de Gladio, les sous-ordres de mission de la
Pracandhasenamukha, le lieu de destination exact qui allait officiellement rester confidentiel pour
« Sonia Janssens » puisqu’elle voyagerait en restant tenue au secret (exigence impérative du
« Colonel » des mercenaires), ainsi qu’une pensée réconfortante d’Ilialana. Dilya y resta absolument
impassible (la simulation comme si sa vie en dépendait ; c’était vraiment le cas de le dire). Une fois la
transmission totalement effectuée et intégrée, elle détourna son regard mauvais de la jeune femme.

La limousine quitta la ville et s’engagea sur le « ring », le périphérique bruxellois, une marée de
lumières blanches se présentant en face, roulant au pas.

- Où allons-nous ? s’enquit Dilya.

- Nous allons prendre l’avion à Assesse.

Chapitre 3 – page 40
La réponse fut émise par l’homme resté secrètement dans l’ombre à côté d’elle, le visage tourné vers
la fenêtre jusqu’à ce qu’il en tire le dernier rideau resté ouvert. Se décidant à tourner le visage vers
elle, il fit un signe de la tête en direction de la jeune femme au chignon. Celle-ci sortit de son grand sac
posé à terre, une enveloppe dont le rabat était simplement replié vers l’intérieur.

- Vous trouverez dans cette enveloppe tout ce que vous avez à savoir sur votre mission actuelle.

Dilya ouvrit l’enveloppe et en sortit un ensemble relativement épais de documents. Des rapports, des
photographies manifestement prises au téléobjectif, de l’argent liquide, une carte d’identité belge au
nom de Gabrielle Van Huys, et quelques autres choses encore qui faisaient partie intégrante des
informations déjà transmises psychiquement par la jeune femme au chignon.

Dilya consulta rapidement les rapports, mémorisa les photographies, comme en ayant l’air de les
parcourir distraitement, avant de tout replacer dans l’enveloppe, sauf l’argent et les papiers d’identité,
et tendit l’enveloppe à la jeune femme pour la lui rendre.

- Vous n’aurez pas trop de la durée du voyage vers l’aérodrome et du temps de vol pour vous familiar…

Dilya l’interrompit brusquement.

- Tout est déjà mémorisé, merci.

L’homme souleva un sourcil interrogateur.

- Vous voulez peut-être que je vous le récite par cœur ?! lui adressa Dilya sur un ton agressif.

- Ça ira. Je connais votre réputation.

- Où l’avion va-t-il nous mener ? surenchérit-elle innocemment, connaissant déjà la réponse.

- Confidentiel ! se contenta-t-il de lui rétorquer sans la regarder.

Dilya ne put s’empêcher de penser que si elle avait été en uniforme Tvish et dans d’autres
circonstances, se retrouvant face à cet homme qui empestait la malveillance, elle l’aurait éliminé sans
même se retourner.

La jeune femme au chignon, le regard vide, eut néanmoins un imperceptible sourire à cette pensée
fugace. Dilya devait penser comme « Sonia ». Non ! Comme « Gabrielle ».

Là, le regard de la jeune femme croisa le sien un instant, avant de s’en détourner à nouveau. Elle capta
sa pensée : « La simulation comme si sa vie en dépendait ».

Tout le reste du voyage se déroula dans un silence mortel. Il parut à Dilya que des semaines s’étaient
écoulées.

Sentant la limousine ralentir et emprunter des routes sinueuses, elle en conclut que l’aérodrome
n’était plus loin, avant d’intervenir innocemment.

- Est-ce qu’on pourrait s’arrêter s’il vous plaît. Je dois faire pipi.

Chapitre 3 – page 41
- Dans l’avion. On y est presque.

Il fallait donner le change. En effet, quelques minutes plus tard, la voiture s’immobilisa. Le chauffeur
en sortit et la portière arrière fut ouverte par ses soins.

La femme au chignon en sortit la première, suivie de Dilya. L’homme resta assis sans mot dire.

Ils étaient à l’aérodrome. Un avion attendait déjà sur la piste, moteurs allumés. N’ayant pas quitté les
abords de la voiture, Dilya lança ostensiblement à son attention :

- Un Cessna 680 Citation Sovereign D-CCJS… Excellent choix !

- Vous êtes sûre de ne pas vouloir l’enveloppe ? lui demanda innocemment la jeune femme au chignon,
tout en l’accompagnant sur quelques pas en direction de l’avion.

- Absolument. Je vous l’ai dit, j’ai déjà tout inscrit là-dedans, montrant sa tête du doigt. Ne vous en
faites pas pour moi je suis grande fille ! lui adressa-t-elle sur un ton narquois et un clin d’œil
exagérément appuyé.

La jeune femme au chignon la regarda d’un air curieusement attendri que personne ne pouvait voir,
et lui adressa un « prends soin de toi » mental. Dilya lui adressa un sourire tout aussi exagéré, mais qui
était reconnaissant et sincère. Les deux femmes se séparèrent. L’une retournant à la voiture où
l’attendait l’homme dont les pensées sentaient mauvais, l’autre s’approchant de la porte ouverte de
l’avion.

À son entrée en cabine, deux hommes jeunes à l’air pincé l’attendaient, ainsi qu’une femme habillée
étrangement sexy pour l’occasion, qui devait avoir à peu près l’âge de Dilya, de style hispanique, les
cheveux mi-longs et l’air souriant. Une autre femme, qui devait servir d’hôtesse de l’air privée, referma
la porte de l’appareil. Dilya fut invitée à s’asseoir sur un siège resté libre en face de la jeune femme
hispanique, et l’hôtesse alla toquer à la porte du poste de pilotage et l’avion se mit à bouger
immédiatement après. La jeune femme qui faisait face à Diliya prit immédiatement la parole :

Chapitre 3 – page 42
- Bonjour, vous êtes Sonia bien sûr. Je me
présente : Célia Gomez. Nous allons vous
briffer sur les objectifs précis de votre
mission que vous aurez six mois pour
accomplir, pas un jour de plus. A la descente
de l’avion, une voiture vous attendra afin de
vous mener au camp auquel vous devez
vous rendre. Nous resterons
épisodiquement en communication avec
vous et c’est moi qui serai votre contact
durant le temps de votre mission. Tous les
détails figurent dans le dossier qu’on vous a
communiqué dans la voiture. Je
compléterai quelques éléments de principe
durant le vol. Si vous avez des questions,
c’est à partir de maintenant et jusqu’à
l’atterrissage qu’il faudra les poser.

Dilya la regardait sans un mot, sans la


moindre expression sur le visage. Célia
reprit la parole :

- Vous voulez boire quelque chose ? Si vous voulez quelque chose de bon profitez-en, vous n’en aurez
plus guère l’occasion une fois l’avion au sol.

- Non, merci. Par contre je ferais bien pipi…

Celia sourit en donnant un petit coup de tête à l’arrière de sa propre position, désignant les toilettes.

- Attendez que l’avion ait décollé, vous pourrez aller vous soulager ensuite.

- Ça ira, je patienterai. C’est qui eux ? pointant son pouce gauche en direction des deux jeunes hommes
qui n’avaient pas prononcé un mot depuis son arrivée, et vers lesquels elle ne jeta pas le moindre
regard non plus.

- Ne vous occupez pas d’eux, ils ne sont pas là pour vous. C’est moi qui suis là pour vous.

* Ils doivent gérer l’affaire suivante une fois que nous t’aurons déposée. Ils ne sont pas censés savoir
parler Français mais c’est faux, et entre autres ils sont là pour me surveiller moi, mais ils ignorent que
je le sais bien sûr.

La pensée de « Célia » arrivait à l’esprit de Diliya en parallèle des mots qu’elle lui adressait. Peu de
Tvish étaient capables de dire une chose tout en envoyant une pensée dirigée exprimant autre chose.

- OK ! se contenta de répondre Dilya sans sourciller.

Célia reprit donc son briefing.

Chapitre 3 – page 43
- Vous allez être mise en face d’une bande de sauvages sans foi ni loi, et vous serez la seule femme,
qui plus est jeune et jolie, donc attention à vous quand même. Ils ont besoin de vous entière, mais ça
ne les empêchera pas de tenter d’obtenir de vous un extra satisfaisant pour tout le monde, enfin, sauf
pour vous en principe.

* En fait, tout ce que tu aimes quoi…

Ils sont 27 en tout. Ils répondent tous à une hiérarchie. Non pas militaire, mais celle qu’ils auront réussi
à s’imposer les uns aux autres. Le premier de la liste est celui qui se fait appeler le Colonel. Comme les
autres il aura dû faire valoir sa prérogative de leader par la force et la persuasion. En tant que dernière
arrivée, vous devrez impérativement gagner leur respect à tous, et tout de suite. Ils essaieront tous de
vous passer dessus, mais si vous matez le premier sur la liste, les autres n’oseront pas lui damer le
pion, à moins qu’en le maîtrisant il perde sa valeur de chef. Rien n’est moins certain mais il faut prendre
ce risque en considération. Jamais vous ne deviendrez leur leader à la place du Colonel, mais s’il devait
perdre cette place, les autres se sentiront libres de ne plus le respecter en tant que tel et ils se rueront
sur vous, et vous y passerez, du premier au dernier. Ça m’étonnerait que vous le preniez bien et que
ce soit sans conséquences psychologique pour vous, mais surtout ce sera l’échec assuré de la mission.
Certains ont bataillé pour vous mettre en poste pour cette mission parce que vous seule avez les
compétences techniques permettant de vous rendre absolument indispensable, même si à certains
autres égards un agent masculin plus expérimenté aurait a priori plus de chances de réussir la mission
sans accrocs. Alors ne nous décevez pas. Quoi qu’il en soit, avant le terme prévu de cette mission, nous
serons incapables de vous exfiltrer si ça devait mal tourner pour vous, et il ne faudrait alors compter
que sur vous. Si vous réussissez votre entrée, la partie sera gagnée. Soyez imaginative, mais réussissez
ce passage pour assurer le reste de la mission.

* N’oublie pas qu’ils doivent devenir réactifs au commandement au doigt et à l’œil de la


Pracandhasenamukha en quatre mois. Il faut donc la jouer fine. Je sais que tu peux parfaitement y
arriver.

Vous avez déjà pris connaissance des membres de cette faction. Elle n’est pas la seule chez « Gladio »
mais vous n’aurez à faire qu’aux gens de cette faction-là.

* Ils préparent une série d’attentats sous fausse bannière pour déstabiliser l’équilibre économique et
social et permettre aux grands décideurs de manipuler l’opinion publique et mettre en place des
conditions définitivement dictatoriales. Nous devons absolument les prendre de vitesse.

Je ne vais pas tous les repasser en revue avec vous. Vous avez leur dossier avec vous ?

- Le dossier est en mémoire, le papier, c’est encombrant.

Célia sourit.

- Excellent ! Je vais juste attirer votre attention sur les plus dangereux d’entre eux. Les autres suivront
la plus forte tête, officiellement ou non. Ils connaissent tous les prix d’une rébellion à l’autorité, qu’elle
soit officielle ou non. Pour éviter les conflits d’intérêts, ils tentent tous de respecter l’autorité officielle
en vigueur chez eux, et celle du Colonel en premier lieu. Mais il peut y avoir des dérapages il vaut mieux
le savoir et le garder présent à l’esprit.

Chapitre 3 – page 44
Tout d’abord le Colonel. C’est une forte tête. Il a été Colonel dans l’armée. Il n’est pas mauvais mais il
a été extrêmement déçu. Peu importe pour quoi ou par qui. Il est relativement stable. Au moins ce
n’est pas le genre de type à partir en vrille, c’est déjà bien. Essayez de le mettre dans votre poche. C’est
la meilleure manœuvre possible.

Ensuite il y a Helmut.

- Helmut comment ?

* Helmut Andreas Kaas

- Il n’y a pas de patronyme chez eux. Vous serez « Gabrielle » un point c’est tout, à moins qu’on vous
donne un surnom. Dans ce cas, tâchez qu’il soit honorable sinon vous n’obtiendrez jamais leur respect.
Mais vous garderez quand même, sans la présenter mais sans la cacher non plus, votre vraie-fausse
carte d’identité qu’on vous a remise, Helmut a passé des années en hôpital psychiatrique et c’est un
obsédé sexuel notoire. S’il y en a un auquel il ne faut pas tourner le dos, surtout si vous vous penchez
en avant, c’est bien lui. Il ne tentera pas n’importe quoi parce qu’il est assez éloigné hiérarchiquement
de la tête, à moins qu’on lui donne la permission de le faire, ou qu’il croit l’avoir reçue, alors attention.
Il est expert en explosif. Il est donc indispensable. Quoi qu’il fasse, le Colonel ne peut se permettre de
s’en séparer. A garder aussi présent à l’esprit. Il est plus vicieux que méchant et se défend mal au corps
à corps. Il préfèrera donc toujours la traitrise à l’action franche. Donc attention aussi pour ça.

Ensuite il y Vince.

* Vincent Van Der Lecht

Lui, il est gênant. C’est une montagne de muscles et c’est un psychopathe. Vous devrez l’éliminer à la
première occasion mais sans vous mettre le Colonel à dos. Montez un scénario quelconque mais il doit
disparaître le plus tôt possible faute de compromettre notre opération. Il traite avec nombre de plus
offrants et nous savons qu’il a passé un accord avec une puissance étrangère. C’est un tueur
professionnel, un électronicien d’exception, et un généticien de génie. Il aurait pu nous être très utile
mais c’est une tête de lard que rien ni personne ne peut raisonner et une offre mirobolante lui a été
faite qu’il n’a pas pu refuser. Vu qu’il y a conflit d’intérêt avec la puissance en question, le plus simple
et le moins coûteux est de l’éliminer. Soyez prudente avec lui. Ce sera lui ou vous et vous n’aurez pas
de deuxième chance.

Et enfin, l’Alchimiste.

* Jean-Baptiste Escalivier, un Français.

C’est un chimiste hors pair. Sa spécialité : les drogues. N’importe quelle drogue. On peut lui demander
n’importe quoi, il se prendra une nuit pour le concevoir mais il y arrivera assurément et du premier
coup. Ayez-le toujours dans votre angle de vision car s’il peut concocter quelque chose pour vous
soumettre à sa volonté, pour lui-même ou quelqu’un de l’équipe, il le fera sans hésiter. Même le
Colonel le craint. Faites donc très attention. Il est férocement attaché à son image de génie auprès des
autres. Il est très fragile émotionnellement, donc c’est une bombe à retardement qui peut exploser

Chapitre 3 – page 45
facilement si on le manipule maladroitement. Il est démesurément imbu de lui-même. Ça couvre son
manque d’assurance.

* Provoque-le discrètement et laisse-le t’inoculer quelque chose, sans réaction de ta part, il en perdra
son pouvoir psychologique aux yeux des autres qui le considèrent comme infaillible.

Pour le reste, ça devrait passer tout seul. Rappelez-vous qu’un par un ils peuvent être maîtrisés, mais
qu’ensemble, ils peuvent partir en vrille dans des conditions impossibles à prédéfinir, donc prudence.

- Une mission cool quoi… Je ne suis jamais partie en colo, ça manquait à mon CV !

- À votre place je ne fanfaronnerais pas trop.

- Mais vous n’y êtes pas !

Célia souleva les sourcils sans rien répondre, mais elle pensa fort :

* Fais attention quand même.

- Ça ira je vous dis. J’ai mon plan, ne vous en faîtes pas, je ne vous décevrai pas.

- Je l’espère pour vous, dans tous les sens du terme.

- Quelque chose à ajouter à tout ça ?

- Vous avez tous les éléments. Il me reste juste à vous souhaiter bonne chance.

- Je n’en aurai pas besoin, mais merci quand même.

- Vous êtes vraiment très sûre de vous n’est-ce pas ?!

- Le jour où je ne le serai plus j’irai faire caissière chez Delhaize8.

Célia ne put s’empêcher d’éclater de rire, autant pour la remarque en elle-même que pour l’excellent
jeu que jouait sa sœur. Cette dernière était vraiment aussi excellente que l’État-Major l’avait proclamé.
Le téléphone du siège de Célia bipa. Elle décrocha sans un mot puis raccrocha le combiné.

- Nous allons bientôt nous poser. S’il y a une dernière chose à dire ou à demander, c’est maintenant.
Après, vous serez livrée à vous-même.

- Non, rien. Je vais juste faire pipi !

* Contente qu’on arrive, tout ce ramdam pour quelques gars en tutu… Je regrette vraiment la Section
de Chasse !

Célia sourit en coin…

8
Magasins d’alimentation « hard-discount » en Belgique.

Chapitre 3 – page 46
- Vous êtes, vraiment, très sûre de vous en effet. C’est bien, vous en aurez besoin. N’oubliez pas votre
paquetage avant de descendre.

* C’est quoi cette histoire de pipi ?

* J’ai dit dans la voiture que j’en avais envie. Il faut que je fasse semblant d’y aller… La simulation…

* … comme si sa vie en dépendait ! Excellent !

Une fois l’avion posé sur la piste, l’hôtesse ouvrit la porte et Dilya en sortit, son sac sur l’épaule, sans
un regard en arrière, sans émotion. Elle s’assit sur une borne sans inscription qui se trouvait au bord
de la route qui bordait la piste.

Alors que l’avion prenait son envol, une voiture arriva. Le luxe n’était pas au rendez-vous comme à
Bruxelles. Le véhicule était toujours une Mercedes-Benz mais au moins âgée de vingt ans, et rapiécée
d’un peu partout. Son seul point commun avec la limousine, c’est qu’elle sentait tout aussi mauvais.
Son chauffeur parut immédiatement sympathique à Dilya. Il était à la fois un peu timide et empressé.
Il la salua chaleureusement et la fit monter. Elle était censée ignorer être en Allemagne, plus
exactement entre Eschweiler et Stolberg. Elle avait rendez-vous avec le Colonel que l’agent de liaison
de l’OTAN avait prévenu de son arrivée, au camp que le groupe occupait très temporairement pour
l’occasion. Il était basé dans un ancien camp militaire belge. Le transport en voiture ne fut pas long. À
l’arrivée au camp, Dilya en conçu un réel soulagement.

« Enfin ! On va pouvoir s’amuser un peu… ! » pensa-t-elle avec enthousiasme.

La voiture s’engouffra à grande vitesse dans le camp abandonné. Le chauffeur ne lui adressa la parole
qu’à cet instant.

- Je ne reste pas, je m’en vais tout de suite après. Je suis censé faire le chauffeur pour eux mais je
travaille en réalité pour Mademoiselle Gomez. Elle m’a dit de vous remettre le bonjour de votre sœur
Ilialana. J’ignorais que vous aviez une sœur, ce n’est pas dans votre dossier…

- C’est un code.

- Bien sûr, naturellement, je suis bête excusez-moi.

- Non pas tant que ça rassurez-vous j’ai connu pire, lui répondit-elle distraitement et sur un ton
monocorde, en perdant son regard en direction des forêts qui bordaient la route.

L’homme sourit, un peu gêné, ne sachant pas exactement comment prendre cette remarque alors qu’il
avait trouvé Dilya attachante au premier regard.

Arrivé au point de rendez-vous, une grosse vingtaine d’hommes la plupart tatoués et à la mine
franchement patibulaire étaient rassemblés, affairés à quelques menus travaux autour de
baraquements tagués, visiblement usés par le temps et atteints par le manque d’entretien.

Dilya sortit de la voiture sans un regard pour son chauffeur qui pourtant en attendait visiblement un
de sa part. Il remonta un peu déçu dans la voiture et repartit aussitôt. Dilya le regarda s’en aller, un
petit pincement au cœur, se sentant observée dans le rétroviseur. Elle se dit qu’il était temps que les

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choses changent et que les gens bien soient enfin libres d’être eux-mêmes, et que les autres soient
retranchés de la surface de ce monde. Lorsque la voiture tourna au coin d’un bâtiment, Dilya remit son
sac sur le dos et se retourna vers les hommes. Un gros balaise chauve et mal rasé s’était relevé de
manière ostensible, le menton levé et les poings sur les hanches.

- Tiens, en voilà un qui fait le beau… se dit-elle. Le « Colonel »… Il a vraiment besoin de bomber le torse
pour garder son autorité lui !

Elle s’avança vers lui sans le quitter du regard, mais observant très attentivement les autres en vision
périphérique, certains, par conséquent, qu’elle ne les voyait pas distinctement. Tous se rapprochèrent
de leur chef, abandonnant tout simplement leurs différentes tâches pour se rassembler grossièrement
autour de Dilya et du Colonel. Ce dernier, semblant mâchouiller quelque chose pour se donner un air
sérieux, entreprit de prendre la parole.

- Vous êtes qui ?

- La Reine d’Angleterre ! Ça se voit pas ?

Tout le monde rit bêtement jusqu’à ce que le Colonel lève une main.

- Toi, tu vas pas faire long feu ici si tu commences à le prendre comme ça.

- Gabrielle ! Qui veux-tu que je sois ?! C’est votre chauffeur qui m’a amenée…

- C’est pas une raison de me parler sur ce ton. Je suis le Colonel ! Et on n’a pas gardé les cochons
ensemble alors tu me tutoies pas, t’as compris ?

- Je tutoie quand on me tutoie. C’est un principe.

- Ecoute gamine, je vais t’expliquer les règles ici. La loi c’est moi. Tu fais ce que je te dis et tout va bien
se passer. C’est tout simple. Même une fille est capable de comprendre ça.

Dilya se dit que ça y était, que l’affaire était sur les rails et que ça allait pouvoir commencer. Elle était
étonnée que ça ait pu aller si vite, mais l’Humain était tellement prévisible finalement… Elle s’avança
vers lui, et ne s’arrêta qu’à une vingtaine de centimètres de lui. Ils avaient sensiblement la même taille
tous les deux, ce qui sembla ennuyer le Colonel qui ne pouvait donc la toiser de haut. Elle ressentit une
légère déstabilisation chez lui qu’il lui fallait absolument masquer par un moyen le plus viril possible.

Elle surenchérit pourtant :

- Le respect, GENERAL, dit-elle en appuyant ostensiblement sur ce dernier mot prononcé de manière
clairement provocatrice et pourtant respectueuse, c’est comme le pouvoir. Ça ne se demande pas, ça
se prend. Et moi, je ne demande rien à personne. Quand je veux, je prends. Je veux bien suivre les
ordres, mais seulement quand ils sont donnés AVEC RESPECT, et aussi quand ils ne sont pas trop cons.

Le Colonel la regarda d’un air déconfit. Il savait que ses hommes l’observaient avec une attention toute
particulière. Dilya perçut qu’il se sentait déstabilisé. Elle avait mis le paquet en termes d’influence
psychologique pour le faire chanceler, mais pas davantage que nécessaire. Juste assez pour le
contraindre à se sentir obligé de reprendre l’avantage face au regard de ses hommes. Vu qu’il en était

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encore à se demander comment réagir face à quelqu’un d’aussi fragile en apparence alors que
personne ne lui avait jamais tenu tête de la sorte, Dilya entreprit d’accélérer le mouvement et lui
suggéra mentalement une manière de reprendre l’avantage sur elle, sans bien sûr qu’il se soit douté
le moins du monde que l’idée qui lui traversa l’esprit à cet instant venait d’elle. Alors qu’un
chuchotement de mauvais augure commença à monter parmi les hommes, le Colonel s’exécuta donc.

- Là, gamine, tu vas devoir rentrer dans le rang !

Il plaqua violemment sa main sur l’entre-jambe de la Tvish, ce qui fit ricaner tout le monde bêtement,
pensant la déstabiliser à son tour. Dilya répliqua immédiatement en faisant exactement pareil.

- Oui mais moi, j’ai quelque chose à serrer entre les doigts, mon Colonel ! Toi, pas !

Les ricanements cessèrent aussi spontanément qu’ils étaient nés. Le Colonel fit la grimace, et pour
toute parade il saisit Dilya à la gorge.

- Maintenant si ! lui rétorqua-t-il avec la voix qui déraillait, son visage devenant Rubicon sous l’effort
et la douleur qui lui tenaillait le ventre au fur et à mesure que Dilya resserrait sa prise. Ses genoux
commençaient à fléchir alors que le visage de Dilya rosissait également, ses yeux commençant à
s’injecter de sang sous l’effort qu’elle produisait pour prendre cette apparence crédible aux yeux de
tous.

- Moi, j’ai encore une main de libre, mon Général !

Elle se saisit avec une rapidité surréaliste du couteau à double lame qu’il portait à la cuisse et
l’approcha de l’œil droit du Colonel. Aucun des hommes ne bougeait. Ils savaient tous qu’elle n’était
pas une ennemie puisqu’elle était venue les rejoindre pour travailler, mais qu’en contrepartie le
Colonel leur aurait fait payer le déshonneur de devoir être secouru par l’un ou plusieurs d’entre eux
face à l’agression d’une fille en « combat amical ».

Elle jeta le couteau à terre et frappa le visage du Colonel de quatre coups de poing très rapides, puis
son oreille droite avec la paume en creux, avant de lui porter un coup au tibia avec le pied gauche, se
saisissant de son treillis au niveau de l’épaule gauche en le poussant en arrière, appliquant son avant-
bras sur sa gorge, passant finalement sa jambe gauche derrière la jambe droite du Colonel pour le
déstabiliser et le faire chuter… malgré ses quelques cent cinquante kilos au bas mot. Elle immobilisait
sa volonté pour l’empêcher de trouver une parade, créant une forme de confusion dans son esprit. Il
se retrouva donc à terre, ses dents ensanglantées et à moitié sonné, ce dont ses hommes ne croyaient
pas leurs yeux.

Dilya se redressa et se retourna vers les hommes.

- Il est sympa votre Colonel. Il se fait un peu vieux mais il a de la ressource pour son âge. Je ne suis pas
venue ici pour foutre la merde. Je suis là pour bosser, comme vous, ni plus ni moins, mais pas sans
respect. Quand y a pas de respect, moi, je tue. C’est con hein, mais c’est comme ça. Il suffit juste de
s’entendre. Et pour moi, votre Colonel a droit à tout mon respect. Aucun d’entre vous n’aurait tenu à
sa place. J’espère juste que quand il aura repris ses esprits, il n’aura pas une voix plus aigüe que la
mienne.

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Deux ou trois des hommes se mirent à rire, mais Dilya leur envoya un regard de fureur qui les fit taire
immédiatement.

- Je vais vous dire ce qu’on va faire. On va jouer à un jeu, comme ça, après, vous me foutrez la paix et
on pourra bosser ensemble comme de bons collègues de bureau, et dans le respect. OK ?

Dilya rassembla ses cheveux pour les nouer en une queue de cheval approximative et les attacha avec
un élastique approprié qu’elle sortit de la poche de ses pantalons, puis retira sa veste en treillis gris et
noir ainsi que son sweet-shirt noir. Il lui restait un T-shirt vert kaki grossièrement coupé aux ciseaux
au-dessus du nombril.

- Vu que le Colonel est momentanément « HS », et que vous restez tous là plantés comme des
cons…, poursuivit-elle en retirant avec une surprenante dextérité ses pantalons assortis à sa veste,
tout en prenant soin de laisser ses chaussures montantes à grosses semelles de crêpe aux pieds,

… je vous propose une fois pour toutes d’essayer de m’attraper et de jouer avec moi, si vous en avez
les couilles. Hormis à l’occasion de cette petite récréation, celui qui tentera de m’approcher sans me
respecter, je le tuerai froidement. Là, si vous arrivez à m’attraper, vous pourrez me faire tout ce qui
vous passera par la tête, avec ma bénédiction. Mais si je réussis à vous échapper, j’essaierai de me
contenter de vous abîmer le moins possible.

Dilya avait l’impression d’entendre Ilialana à ce même moment : « Tu es complètement folle ! », ce qui
la fit sourire en y repensant.

Les hommes du Colonel avaient formé un cercle autour de la scène surréaliste qui se déroulait devant
leurs yeux ébahis. Elle entendit clairement quelqu’un murmurer à l’oreille de son voisin : « Putain elle
a des couilles quand même la gamine ! J’ai jamais vu ça ! », et l’autre de rétorquer : « J’espère qu’elle
bluffe pas sinon elle va passer un sale quart d’heure ! ».

Le Colonel avait repris ses esprits et s’était assis contre le mur pour récupérer un peu. Quant à Dilya,
elle s’était mise à marcher à l’intérieur du cercle que formaient les hommes du Colonel.

- Alors ? C’est tout ce que vous avez entre les jambes ? Ben dites donc ! C’est ça Gladio ? On me l’aurait
raconté que j’y aurais pas cru… ! »

L’un des hommes quitta le cercle comme une bombe pour se ruer sur Dilya qui lui tournait le dos à ce
moment-là. Elle se retourna d’un mouvement incroyablement vif et en trois coups secs, l’homme fut
projeté inconscient sur le sol sans qu’aucun des présents n’ait pu dire par quels coups elle l’avait mis
K.O.

- Bon c’est pas grave, je vais mettre ça sur le dos de l’effet de surprise…

Passant à ce moment-là devant le Colonel qui tentait tant bien que mal de se redresser, elle s’adressa
à lui avec un grand sourire et un clin d’œil :

- T’en fais pas mon Général, je ne suis cinglée qu’à temps choisis et quand je le décide. C’est pas une
fatalité chez moi ! et elle se mit à rire de bon cœur.

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- Alors ? Personne d’autre ? Je suis franchement déçue ! On va mettre la barre plus haut alors !

Là, tout le monde se demanda ce qu’elle entendait par là. Avec satisfaction, elle sentit chez certains
une forme de peur qui monta face à la déconvenue de cette situation complètement hors norme. L’un
des hommes cria à leur chef : « Est-ce que ça va Colonel ? », lequel lui hurla sans même s’en apercevoir
un « ta gueule ! » qu’il se surprit lui-même d’avoir lancé à son intention. Dilya répliqua
immédiatement, se saisissant de l’occasion qui lui était présentée sur un plateau :

- T’es con ou t’es con ?! T’as encore pas compris qu’il fait semblant d’être dans cet état pour voir
comment je vais m’en sortir avec vous ?! Tu t’appelles comment toi ? Futé ? C’est ça ?!

Tout le monde se mit à rire car c’était effectivement son surnom, à la grande surprise de Dilya qui
n’aurait pu dire si elle avait lu ça dans l’esprit de l’un d’entre eux ou si ce n’était dû qu’au seul fait du
hasard.

Le Colonel la regarda intensément, la fixant entre ses paupières plissées, se demandant sincèrement
si elle croyait en ce qu’elle disait, et sinon, pourquoi lui sauvait-elle la face ?

Dilya se saisit de la base de son T-shirt et le retira avant de le lancer en direction du reste de ses affaires,
se retrouvant les seins nus, tout en continuant à parcourir l’intérieur du cercle formé par les hommes
médusés.

- Alors ? Toujours rien ?!

L’assistance était bouche bée. Il n’y avait plus un murmure.

- Ma parole, votre réputation est bien surfaite ! Une fille à poil qui se pavane devant vous et réaction
zéro ?! Franchement j’y crois pas. Quand une fille a peur on joue les gros bras, mais quand elle se bat
comme un homme et qu’elle vous provoque comme vous le faîtes vous-mêmes, y a plus personne ! En
fait les seuls à avoir des couilles là-dedans, c’est moi et le Colonel quoi ! Bon OK…

Passant devant le Colonel, elle s’approcha de lui avec un grand sourire, alors que lui, la contemplait
véritablement. Pas seulement pour son physique de rêve, mais parce que cette gamine avait plus de
cran qu’il n’en avait jamais eu lui-même, et pourtant il ne se mésestimait pas !

- Tu permets que je te l’emprunte ? lui demanda-t-elle en ramassant son poignard à double lame. Elle
reprit sa marche circulaire en faisant virevolter le couteau derrière son dos et au-dessus de sa tête
dans un ensemble de gestes plus rapides encore qu’ils n’étaient précis, et avec une assurance à faire
pâlir de jalousie le meilleur des jongleurs. Le cercle formé par les hommes du Colonel s’élargit un peu
face à son agilité, ne sachant où allait partir le couteau. Tous étaient comme tétanisés face à ce
spectacle complètement irréel, chacun se demandant comment tout cela allait finir. Ses quelques
jongleries terminées, elle passa la lame sur sa hanche et trancha net la lanière droite de son sous-
vêtement, puis fit pareil avec la lanière gauche. Elle retira ensuite dans un geste sec le dernier
vêtement qu’il lui restait sur le corps hormis les chaussures, et se retrouva donc, à ce détail près,
entièrement nue, tout en continuant sa marche frénétique, jetant son sous-vêtement définitivement
hors d’usage en direction de l’un des hommes qui apparemment jouissait du spectacle : « Tiens,
souvenir ! ». Elle lança ensuite le couteau en direction du Colonel qui s’abaissa légèrement, alors qu’il

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regretta immédiatement son geste qu’il aurait voulu pouvoir éviter. Le couteau se serait planté à cinq
centimètres de sa tête s’il était resté immobile. Dilya lui tendit son pouce levé, un grand sourire aux
lèvres souligné d’un clin d’œil.

Le Colonel commençait à réellement s’amuser de cette situation, et se surprit à éprouver une forme
de fierté pour cette fille à laquelle la peur était parfaitement inconnue, gonflée comme le pire des
malfrats, le courage vissé au cœur, ne redoutant visiblement et absolument rien en ce monde, et en
plus dotée des moyens de ses prétentions.

- Alors les mecs ? Je ne suis pas armée, c’est le moins qu’on puisse dire ! Je ne peux pas en enlever plus
vous en conviendrez. Qui aura les couilles de s’approcher de moi ? Ne me dites pas qu’il n’y a personne
qui aurait envie de me goûter ?!

Elle essayait de trouver des moyens de provocation plus osés encore mais elle était à court
d’imagination.

Un homme sortit enfin du rang, n’y tenant plus depuis un moment déjà. L’envie que lui inspirait cette
beauté sculpturale lui tenaillait le ventre au point de la lui rendre douloureuse. Une vague de chaleur
le gagnait intégralement, Dilya pouvait le ressentir. Elle se demandait pourquoi il en avait tellement
fallu pour qu’il sorte de ses gonds. Elle en profita pour attiser cette pulsion qu’elle sentait en lui, et qui
finit par supplanter le peu de raison qui l’habitait en principe.

- Salut Helmut ! lui lança-t-elle. Il paraît que t’aimes bien les filles ?! Eh ben, qu’est-ce que t’attends ?
Viens me chercher ! Si tu m’attrapes, c’est cadeau.

N’y tenant plus, la bave aux lèvres, Helmut se jeta sur elle sans même y réfléchir. Si elle ne l’avait pas
évité il l’aurait assurément percutée, et les aurait fait choir tous les deux. Pour le coup, lui seul se
retrouva à terre. Se relevant d’un bond, il s’approcha plus précautionneusement d’elle. Elle jeta un
coup d’œil en direction du Colonel. Elle le surprit une vague lueur d’inquiétude dans le regard. Elle
aurait parié que ce n’était pas pour Helmut.

- Allez, viens me planter si tu y arrives ! le provoqua-t-elle encore.

Il s’approcha d’elle lentement cette fois, puis de plus en plus rapidement, lorsqu’elle perçut sa pensée.
Un autre homme déboucha du cercle pour la distraire au moment où Helmut serait à la portée de sa
proie. Sans quitter ce dernier des yeux, elle envoya son pied vers l’arrière, son opposant recevant la
semelle de crêpe en pleine gorge. Un son sinistre de craquement se fit clairement entendre alors que
l’homme quitta le sol avant de choir lourdement sur le dos, gigottant en tous sens, la face
s’empourprant rapidement.

- Tu sais quoi Helmut ? Je vais t’offrir la mort de tes rêves !

Baissant son torse et pliant les genoux, Dilya s’avança d’un long pas en sa direction et dans une rotation
à la rapidité surréaliste elle le faucha sans qu’il ait pu réagir, et lui aussi, chût sur le sol, heurtant sa
tête violemment à l’atterrissage. Dilya se jeta sur lui, plaquant son entre-jambe sur son visage et
refermant ses cuisses sur ses oreilles en serrant très fort. Helmut commença à gigotter lui aussi, alors
que l’homme derrière eux commençait à convulser. Helmut aurait voulu la mordre pour essayer de lui

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faire lâcher sa prise mais il était mal disposé et en était incapable. Bien qu’il se débattît, il ne parvenait
pas à la faire lâcher. Personne n’osait bouger, chacun retenant son souffle, se demandant tous ce qu’il
était réellement en train de se passer. Dilya regarda en direction du Colonel d’un air interrogateur, un
petit coup de menton en avant, tout en pointant vers lui, bras tendus, un pouce pointé vers le haut,
l’autre vers le bas. Elle connaissait sa réponse bien sûr, mais elle lui donnait le pouvoir de décision.
Sans surprise, il tendit vers elle, en retour, un pouce levé. Elle lâcha donc sa prise, Helmut les yeux
quasiment exorbité et bouche grande ouverte happant l’air. Elle se releva d’un bond, se jeta sur ses
affaires, et sortit un stylo bille de la poche de sa veste jetée à terre.

- Colonnel, lancez-moi le couteau ! Viiite !

Sans vraiment y réfléchir il sortit le couteau du panneau de bois dans lequel il était resté planté et sans
vraiment savoir pourquoi, il le lança en direction de Dilya aussi assurément que s’il l’avait visée… pour
la tuer. A l’approche rapide du couteau, lames en avant, elle se déporta légèrement et le saisit au vol
avec une aisance parfaite. Elle se rua sur l’homme à terre qui avait cessé de bouger et lui planta
légèrement, d’un geste extrêmement sûr, l’une des deux lames dans la gorge et l’en sortit aussi vite.
Elle se jeta sur son cou à présent ouvert et souffla de toutes ses forces dans l’orifice opéré, ce qui
gonfla le torse de l’homme à terre, répétant régulièrement l’opération entre deux massages
cardiaques, ce qui finit par le faire tousser, expulsant des reflux de sang sur le visage de Dilya, déjà bien
ensanglantée autour des lèvres, lui donnant un air d’enfant sauvage enragée, d’autant plus étant
entièrement nue, à genoux sur le sol. Elle sortit avec les dents la réserve d’encre et la bille qui y était
attachée, et enfonça le stylo ainsi évidé dans la cavité créée par la lame, afin d’en faire une canule de
fortune par laquelle l’homme pouvait à présent respirer. Elle venait de sauver la vie d’Helmut et celle
de son comparse.

Elle s’enquit du regard des hommes hagards sur ce spectacle impensable. Aucun d’eux ne comprenait
vraiment ce à quoi ils étaient en train d’assister. Elle profita de cet instant de total vide mental pour
suggérer à leur esprit à tous, non pas l’image d’une fille nue dont on pourrait avoir envie à juste titre,
mais d’une sorte d’héroïne atypique et à la puissance mystérieuse et irrépressible, leur inspirant autant
crainte que… respect ! Tous reçurent cette image, excepté un.

Une montagne de muscles sortit du cercle en bousculant brutalement ceux qui le constituaient. Dilya
ne l’avait pas encore aperçu malgré ses tentatives pour repérer rapidement tout le monde.

- Allez maintenant ça suffit tout ce cirque ! J’aime bien ta tenue sale petite pute ! Mais tu vas crever
quand même, c’est con, je serai obligé de baiser ton cadavre !

Dilya lui répondit du tac au tac en faisant mine de s’ébrouer.

- Brrrr… qu’est-ce que j’ai peur ! Je vais faire pipi culotte ! Ah ?! Ben non finalement, j’ai plus de
culotte !

Le Colonel hurla depuis le mur auquel il était adossé :

- Vince ! Couché !

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Le « Vince » grogna avec une moue de dégoût et fit mine de reculer. Dilya sentant son mouvement,
pénétra dans son esprit et lui insuffla envers et contre tout, au-delà de toute forme de raison,
l’irrépressible envie de la tuer, quoi qu’il arrive et quoi qu’il en coûte. Vince, prit entre deux feux, l’envie
de broyer Dilya, laquelle fit en contrepartie mine de reculer et tendant ses bras vers lui en agitant
légèrement ses deux mains de droite à gauche en petits mouvements rapides, et l’ordre du Colonel
auquel il n’oserait pas désobéir, ne savait plus quoi faire. Le conflit intérieur ne devait pas durer trop
longtemps car il risquait alors de perdre connaissance et tout serait fichu.

Dilya entreprit alors de prendre le contrôle de sa conscience et son regard s’éteint aussitôt, même les
yeux grands ouverts. Elle le fit se ruer sur elle, alors que le Colonel, pressentant ce qui allait se passer,
hurla un « Non ! » qu’il n’écouta pas. Dilya se laissa heurter violemment et choir sur le sol, Vince, sans
raison, se jetant sur elle. Avant de se faire écraser sous son poids, elle percuta sa poitrine de la paume
de sa main et son cœur éclata, le faisant tomber sur elle, raide mort. Mission accomplie.

- Aidez-la bordel ! hurla à nouveau le Colonel. Tout le monde se précipita sur le cadavre de Vince, ne
pouvant que constater sa mort, le faisant rouler sur lui-même pour dégager Dilya. Le Colonel les avait
entretemps rejoints. Plus personne ne sembla remarquer la nudité de la jeune femme.

- Comment tu as fait ce coup-là ? l’interrogea le Colonel.

- Ne me demandez pas le nom japonais de cette frappe, je ne sais que l’exécuter.

Le Colonel la regarda longuement. Elle soutint son regard, le sentant admiratif sans oser l’avouer, mais
contre toute attente, même la sienne propre, le Colonel la prit par le coup et l’embrassa sur la tempe,
ses hommes médusés !

- Qu’est-ce qu’y a bande de merdeux ?! Leur hurla-t-il de nouveau. Si j’entends quoi que ce soit de
votre part, je vous arrache les dents une à une ! Vous n’avez pas besoin de dents pour bosser méfiez-
vous ! En attendant, la Gamine est sous ma protection personnelle. Le premier qui la touche ou lui
manque de respect, je le descends de mes propres mains ! ce qui fit rire l’intégralité de l’assemblée,
Dilya, pour sa part cette fois, ne comprenant pas du tout ce qu’il se passait là, et la raison de leur
hilarité.

- Eh ben gamine, t’es quand même une sacrée putain de salope ! lui lança-t-il avec admiration. Elle
savait que dans sa bouche, il s’agissait-là d’un compliment déguisé, mais profondément sincère. Elle
l’avait plus qu’impressionné. Elle l’avait subjugué. Elle les avait tous médusés. Maintenant, il ne restait
plus guère qu’à surveiller l’Alchimiste et mettre le petit stratagème à exécution, telle que suggéré
mentalement par « Célia » dans l’avion. Dilya avait fait d’elle non moins que la mascotte de l’un des
plus dangereux groupes parmi les plus criminels au monde. Le Colonel la lâcha et lui envoya une tape
amicale sur ses fesses nues.

- Va te rhabiller, et que je ne te revois jamais plus dans cette tenue.

- A vos ordres mon Colonel ! lui répondit-elle avec un salut militaire, qu’il lui rendit sans trop savoir
pourquoi.

- Tiens, tu ne me tutoies plus maintenant ?!

Chapitre 3 – page 54
- Non, vous avez gagné mon respect ! récupérant ses affaires et se rhabillant donc rapidement, la
culotte en moins.

- Alors dans ce cas fais comme les autres, et tutoie-moi !

- A tes ordres mon Colonel !

Il restait dès lors quatre mois à Dilya pour modeler mentalement le groupe de manière à lui imprimer
insensiblement la volonté de la Pracandhasenamukha dans cet immense scénario visant à défaire le
système sociétal des Prédateurs de la Vie.

Chapitre 3 – page 55
Chapitre 4 : la Section de Liaison

Ilialana était en grande discussion avec la Générale Vilia au sein de l’Unité de Commandement de la
Section Opérationnelle de Stratégie Tactique de la Division Terrestre, à savoir le « lieu » au sein duquel
se prenaient toutes les décisions importantes ou moins importantes, mais en tout cas influentes sur le
déroulement des deux opérations qui étaient alors en cours : « Tsunami », et « La Tempête Vient ».
L’Amirale Seya apparut dans la grande Salle de Commandement, l’allure serpentine dans son uniforme
d’apparent cuir noir moulant ourlé d’argent, et s’approcha d’Ilialana. Toutes les autres Tvish présentes
se retournèrent vers la Pluyo à son apparition, laquelle, pressentant leur intention, leva légèrement la
main pour les dispenser de « l’Irsha », le salut Tvish, surtout envers une Amirale.

- Alors, tu t’occupes utilement à ce que je vois, lança Seya à l’attention d’Ilialana qui voulut
s’interrompre pour lui répondre. Mais Seya reprit la parole à son intention sans lui laisser le temps de
faire de même :

- Continue tes explications. Ne fais pas attention à moi, je vais attendre que tu aies terminé.

- Mais j’ai terminé, lui rétorqua Ilialana, tournant le dos à Vilia. Je donnais juste un avis sur une position
particulière d’un ancrage de l’Ennemi dans l’esprit des gens. Je disais aussi qu’elle pourrait être
utilement jugulée si la Pracandhasenamukha pouvait parvenir à pénétrer l’inconscient collectif de
l’Humanité par l’intermédiaire d’un échantillon représentatif de sa population parmi la mieux
disposée. Par effet de résonnance on pourrait toucher une immense partie de la population de
manière furtive, ancrer l’idée bien concrète de notre présence tout en restant parfaitement masquées
pour l’instant.

- Intéressant…

Vilia regardait Seya en soulevant les sourcils avec un petit mouvement de tête.

* Elle a un esprit remarquable. Je suis certaine que nous aurions beaucoup à en attendre, pensa-t-elle
à l’attention de Seya concernant Ilialana, mais occultant cette pensée à cette dernière.

* Nous verrons, répondit-elle en pensée à Vilia, toujours occultée à la perception d’Ilialana.

- Mais comment imagines-tu réussir ce petit miracle lui demanda-t-elle clairement, jetant un regard
complice en direction de Vilia.

- En mobilisant une part de la Section de Liaison pour établir le contact avec l’Humanité déjà
sensibilisée aux valeurs de l’Archimagistère, tout simplement.

- Tout simplement ?! C’est présomptueux. Comment faire de ces gens des « échantillons
homéopathiques » de l’Humanité pour toucher l’inconscient collectif ?

- En mobilisant le corps initiatique du Hiérodarque.

- Il est déficient et au bord de l’extinction, ce qui, entre nous soit dit, n’est pas de très bon augure pour
la suite malgré tout, comme si nous n’avions pas assez de problèmes comme ça…

Chapitre 4 – page 56
- Je sais, c’est pourquoi il faut en constituer un autre.

- Ce n’est pas ce qui est le plus simple à réaliser tu t’en rends bien compte ?!

- Oui je sais, mais je pense qu’on peut compter sur l’effet de fascination des Tvish pour capter
davantage l’attention que les seules valeurs de l’Archimagistère, et en mobilisant un peu des
ressources à notre disposition, comme focaliser le Plan sur cette action, mobiliser le Seigneur
SHADORAM afin d’éveiller, avec notre énergie, les âmes engagées, et constituer un groupe d’individus
soudés autour des valeurs de l’Âge de Diamant.

- L’idée est bonne en théorie mais il y a un problème de chronologie dans tout ça. Nous sommes trop
avancées dans nos actions pour avoir le temps de concrétiser ce projet de manière synchrone.

- Ça aussi j’en ai conscience, mais si ce qu’on raconte est vrai, les Pluyo sont capables de transcender
ce genre de limitations et apporter des corrections dans l’encours des principes fondamentaux de
réalité, maintenant que nous avons un point de concordance possible grâce au Cube9, aux deux Cubes
même, ça devrait très bien fonctionner.

- Tu fondes un plan stratégique sur une conjecture aussi peu fiable que « si ce qu’on raconte est vrai » ?
lui lança-t-elle d’un ton suspicieux tout en regardant de nouveau Vilia de manière discrètement
interrogative.

- Non. Je réponds à ta question et je me base sur ce que je sais de toi pour aller plus loin, et vu que tu
es devant moi, la conjecture sera vite confirmée ou infirmée. Dans ce dernier cas, il reste d’autres
alternatives mais dans le cas contraire, nous tenons une solution solide et applicable immédiatement.

Seya lança de nouveau le même regard en direction de Vilia qui lui sourit en coin l’air satisfait.

* Tu vois ? Je te l’avais dit. Elle est bien meilleure que nous toutes réunies ici en termes de stratégie
opérationnelle, pensa-t-elle en direction de Seya.

Repointant son regard doré en direction d’Ilialana qui ne le l’avait pas quittée des yeux, attendant sa
réponse, Seya se mit à réfléchir à la vitesse de l’éclair, explorant tous les embranchements possibles
de solutions potentielles à partir des éléments donnés par Ilialana, sûre de la pertinence de ses
arguments et prête à relever le défi d’un contre-argument quelconque.

Seya finit par reprendre la parole.

- Tu sais que ça ne vaudra pas annulation de ton affectation en Chine et aux USA ?!

Ilialana ne s’attendait pas du tout à cette remarque qui lui fit perdre légèrement de son assurance. Elle
ne pensait pas être contrée sur son espoir secret de voir son affectation modifiée en faveur d’un poste
de consultante auprès de Vilia. Elle avait pourtant bien fermé son esprit, même si la proposition qu’elle

9
Il s’agit d’une forme géométrique au sein d’un plan subtil rendu difficilement accessible à toute conscience
ignorante de son existence, et qui représente une formalisation en lien analogique avec la réalité du monde,
incluant, comme un gigantesque programme, tout ce qui se trouve inclus à cette réalité globale, mondiale.

Chapitre 4 – page 57
venait de lui argumenter n’avait pas spécialement pour objet de conduire Seya à changer d’avis
concernant son incursion en Asie et en Amérique.

- Je sais bien ce en quoi tu espères, reprit Seya, portant sur elle un regard protecteur et compatissant
une fois encore, mais j’ai besoin de toi sur place. Tu dois te montrer influente auprès de personnages
clefs dans ces deux pays, l’Ennemi tendant deux tentacules, l’une depuis les USA, l’autre depuis la
Chine, visant à les faire fusionner, ce qui ne doit absolument pas arriver. J’ai pleinement confiance en
tes capacités pour dénouer ça et faire prendre à leurs initiatives conjointes, un retard suffisant pour
nous permettre de placer nos pions. La Faction Pkha-11 n’est pas encore très fournie mais ses effectifs
augmentent. Il faudra absolument atteindre le million de membres assez vite pour nous permettre de
prendre en relais les velléités de résistance aux Etats-Unis contre l’État Profond qui y sévit depuis trop
longtemps. Seule, la résistance en place n’y parviendra pas. Mais avec nous à la tête de cette
résistance, nous passerons sans problème. En revanche nous avons besoin de temps pour consolider
les rangs de cette faction, et c’est précisément sur toi que je compte pour ça.

- Je sais, j’ai pris connaissance des détails de l’affectation.

- Alors tu sais à quel point c’est important.

- Tu ne peux vraiment pas trouver quelqu’un d’autre ? On est tellement nombreuses ! Pourquoi moi ?

- D’accord !

Ilialana regarda sa sœur, incrédule.

- D’accord ? Tu es d’accord ?

- Absolument, mais à une condition toutefois.

- Tout ce que tu veux. C’est quoi ?

- Trouve-moi quelqu’un de meilleur que toi.

Le regard d’Ilialana s’assombrit, une forme de tristesse et de résignation passa sur son visage. Seya
s’approcha d’elle.

- Écoute sœurette, nous sommes en guerre, pas en vacances. Chaque élément de cette immense
stratégie compte au centuple par rapport à n’importe quel autre enjeu. J’ai besoin de toi. C’est une
réalité. Tu ne vas quand même pas me faire faux bond ?

- Bien sûr que non.

- Je te promets de te faire rencontrer le Hiérodarque.

Le visage d’Ilialana se réillumina.

- Comment vas-tu faire ça compte tenu de la situation actuelle ?

- Laisse-moi m’en occuper. Je connais tous les chemins qui mènent où que ce soit, et figure-toi que
c’est toi qui m’as indiqué ce chemin-là. Je ne connais pas forcément à l’avance toutes les implications

Chapitre 4 – page 58
de tous les chemins possibles, mais en tout cas celui visant à te mener à lui est de loin le plus évident
de tous. Je ne voudrais pas que tu te sois engagée dans la Division Terrestre sur un malentendu, et que
tu y sois malheureuse. J’ai besoin que tu sois à l’aise où tu es. Peut-être pas que tu y sois heureuse,
mais au moins que tu t’y sentes à l’aise et en confiance, et que tu t’y sentes soutenue, ce que je
voudrais faire pour toi.

- Tu sais déjà comment me le faire rencontrer ?

- Oui j’ai mon idée. Veux-tu bien me transmettre les éléments d’informations relatives à ta proposition
d’influence de l’inconscient collectif de l’Humanité ? Il y a peut-être là tous les éléments nécessaires à
satisfaire, d’une part, la mission globale, et d’autre part, tes propres attentes.

- Ah ben ça alors, si je m’attendais…

- Tu vois, tu es encore meilleure que tu le crois.

Ilialana resta la bouche ouverte un moment, ne sachant pas quoi lui répondre. Elle savait bien que Seya
était parfaitement honnête avec elle.

- Voilà, je t’ai envoyé tout ce que j’avais jusque-là.

Seya parcouru rapidement les informations transmises par Ilialana, puis entreprit de vérifier
immédiatement la cohésion possible de ces informations avec les futurs potentiels en rapport,
privilège des Pluyo, les toutes nouvelles « Tvish Vertes », là où n’importe quelle autre représentante
de la Pracandhasenamukha aurait dû se référer aux Tyalildjann10 pour analyse afin de parvenir à peu
près aux mêmes conclusions.

- Ma petite sœur, je t’adore !

Ilialana la regarda stupéfaite.

- Pourquoi ? se risqua-t-elle timidement.

- Tout coïncide à la perfection. Tu viens de m’apporter sur un plateau le chaînon manquant à notre
stratégie globale pour la rendre parfaite. La dernière inconnue vient d’être identifiée, et tu vas toi-
même jouer un rôle majeur dans cette histoire, tout en rencontrant notre Père !

Les larmes montèrent aux yeux d’Ilialana.

- Alors ça veut dire aussi que nous avons vraiment déjà gagné la guerre ?

- Nous avions, déjà avant, vraiment gagné la guerre, mais maintenant nous savons comment. Nous
avons l’ensemble du scénario. Il n’y a plus qu’à distribuer les rôles et à faire jouer les différents acteurs.

- Par contre je ne comprends pas bien en quoi ce que je t’ai transmis peut à ce point faire la différence.
Réussir à concrètement influencer l’inconscient collectif de l’Humanité est une chose, gagner la guerre

10
Les Tyalildjann sont un collectif de consciences, aspects de l’Absolu, capable de tisser les lignes de temps et
définir avec extrême précision les différents futurs potentiels de l’Humanité, afin d’éliminer des chemins
possibles, ceux qui sont le plus à risques en termes de catastrophes, quel qu’en soit le contexte.

Chapitre 4 – page 59
sur tous les fronts en est une autre. Si c’était le seul détail qui manquait à la victoire, on aurait pu
l’obtenir bien avant.

- Tu sais aussi bien que moi qu’une solution est une chose, quand, comment, et où l’appliquer, en est
une autre. Nous allons faire ce que tu proposes. Tu vas choisir parmi les membres de l’actuelle Section
de Liaison les Tvish que tu veux voir intégrer le groupe qui va travailler avec la crème de l’Humanité.
Le Hiérodarque s’exprimant en Français, on va tabler sur la francophonie. On ne va toucher que cette
langue pour cette action-là précisément. Si la France a été déchue de ses prérogatives, ce n’est pas le
cas du Français. Il me faut donc des filles qui aient appris à parler parfaitement Français. Choisis-en
une petite vingtaine. Tu vas leur faire réactualiser leurs connaissances en psychologie, afin d’être
certaine qu’elles ne commettront pas d’impairs en expression. Il va en découler la création spontanée
d’une forme de confrérie en laquelle la plupart des membres se reconnaîtront. On va faire jouer des
coudes pour stimuler ça au maximum et en naîtra un renouveau inespéré du corps initiatique du
Hiérodarque. Je ne peux pas te confier la responsabilité de ce groupe, et d’ailleurs ce n’est pas
nécessaire. Mets-toi simplement en rapport avec Astrya et fais-lui part de tes intentions d’affectation
interne des Tvish que tu auras choisies, et que le groupe ainsi constitué soit mis en cohésion avec le
reste de la Section de Liaison.

- Ça va me prendre un peu de temps. Je suis censée être déjà descendue dans la boîte…

Seya la regarda d’un air de reproche.

- Euh, pardon, dans le physique…

- Fais aussi vite que tu peux, mais avant je veux te montrer quelque chose qui devrait t’intéresser. Viens
je t’emmène, on change de lieu.

Seya se retourna vers Vilia en lui souriant.

* Tu avais raison. C’est une perle ! pensa-t-elle à l’attention exclusive de la Générale Martiale.

* Je ne me trompe jamais sur le compte de quiconque, pas davantage que sur le tien Seya !

* J’ai vu ! Merci à toi.

- Viens Ilialana, j’ouvre la marche.

- Je te suis…

Seya l’emmenait vers un lieu absolument secret auquel elle avait un droit d’accès dû à sa position dans
l’Amirauté, lieu dans lequel peu de Tvish étaient autorisées à pénétrer. Quittant la Salle de
Commandement, elles se retrouvèrent toutes les deux dans une petite pièce dont elles sortirent par
une porte, rejoignant un couloir au bout duquel s’en trouvait une autre, beaucoup plus grande,
laquelle, une fois franchie donnait sur une salle avec des écrans aux murs, une grande table ovale au
beau milieu et des sièges apparemment confortables tout autour.

Ilialana, médusée, regardait Seya avec insistance qui finit par lui adresser un mot tout bas, comme
pour ne pas être entendue :

Chapitre 4 – page 60
- Un peu de discrétion s’il te plaît. Fais comme si de rien n’était.

Sur le même ton, elle entreprit de l’interroger.

- Je rêve ? On n’est pas sur le plan physique ici ! Pourquoi tout ce décorum ? On est même venues ici
en passant par une porte, ça n’a pas de sens.

Sans répondre à ces questions, Seya pointa discrètement un doigt vers une femme d’une trentaine
d’années, entourée de Tvish en pleine discussion avec elle portant sur des éléments d’informations
relatives à la Faction Pkha-11 surnommée « Dragonfly » selon ce qu’elle entendait, surprise d’ailleurs
de ne pas entendre clairement ce qu’il se disait.

- Regarde cette femme Ilialana. Visiblement ce n’est pas une des nôtres. Qu’est-ce que tu en conclus ?

- J’en conclus que cet endroit me met mal à l’aise et que je ne m’y sens pas bien du tout.

- Je ne te parle pas de ça, mais de cette femme. Dis-moi ce que tu sens la concernant.

Ilialana se concentra sur elle, avec relative difficulté d’ailleurs au vu du mal être qu’elle ressentait
comme émanant de ce lieu, mais elle ne voyait pas où Seya voulait en venir. Cette femme lui paraissait
quelconque, mais étrange quelque part, comme… décalée par rapport au lieu, mais ce lieu lui-même
était décalé pour Ilialana, qui avait l’impression de se retrouver dans une contrefaçon, un décor de
cinéma, quelque chose d’irréel, mais d’affreusement lourd, pesant, contrariant même sa nature Tvish.
Toujours sur un ton feutré, Ilialana reprit, tout en ayant fortement l’impression que même si elle avait
hurlé, la femme ne l’aurait pas entendue.

- Je ne vois rien. C’est qui cette femme ? Et où sommes-nous ? On peut s’en aller ?

- Pas tout de suite. Nous sommes ici dans une enclave très dense avec un décor reproduisant une salle
de réunion sur Terre. Ce lieu a été créé de toutes pièces pour cette entrevue, c’est très important. Je
voulais que tu voies ça.

- Mais… Je ne comprends pas. C’est qui enfin ?!

- Cette femme est un membre de la Faction Pkha-11.

- QUOI ?! s’oublia-t-elle en hurlant presque.

- Chuut ! Moins fort voyons !

La femme, sortit de sa conversation pour regarder autour d’elle comme si quelque chose d’indéfini
avait capté son attention, avant que les Tvish qui l’entouraient n’attirent à nouveau son attention en
reprenant le fil de leur conversation à l’endroit exact où elles l’avaient laissée. Ilialana, surexcitée, se
remit à parler bruyamment bas.

- Tu veux dire que cette femme est un Être Humain… INCARNÉ ?!

- En effet.

- Vous avez amené une « incarnée » ici ?!

Chapitre 4 – page 61
- Ici, ici… ça ne veut rien dire « ici » ! Mais, oui en l’occurrence. Le Hiérodarque nous a demandé de
tenter l’expérience d’une contre-transposition. Au lieu de « faire descendre » une Tvish sur le plan
physique, le but était de voir si amener un Être Humain incarné sur les plans subtils était possible.

Ilialana n’en croyait pas ses oreilles. Elle n’aurait jamais imaginé cela possible, ou même souhaitable.

- Et si ça n’avait pas été possible ? Vous auriez fait quoi d’elle ?

- On savait que c’était possible. Nous avons d’abord coincé une tête de pont de l’Ennemi bien
qu’anonyme, dont nous avions reçu l’ordre de nous débarrasser. Nous l’avons amené ici, puis ramené
ailleurs dans la matière, dans un lieu, disons, difficilement propre à la vie… Mais nous savions donc que
c’était possible. Nous avons ensuite choisi le membre de la Faction à la raison la plus stable
mentalement, de manière à ne pas risquer de fracturer sa conscience mentale, même si elle croit
qu’elle rêve, d’une certaine manière. Enfin, elle le croira quand elle se réveillera.

- Attends, je ne comprends plus rien. Elle dort ? C’est sa conscience haute qui…

- Non, pas du tout. Mais nous l’avons contre-transposée après qu’elle se soit endormie pour éviter de
choquer le mental par une expérience qu’elle aurait sans aucun doute difficilement supportée, donc
pour éviter de prendre trop de risques.

- Mais si vous la renvoyez dans son lit, elle n’accordera aucun crédit à cette expérience qu’elle prendra
effectivement pour un simple rêve, sans plus.

- A un détail près pourtant, qui écartera la thèse du rêve.

- Ah bon ? Lequel ?

- Nous l’avons habillée pour venir ici. On n’allait pas la faire venir en pyjama. Ça ne lui aurait pas fait
honneur avoue !

- Et alors ?

- Eh bien quand nous la renverrons, nous lui ferons cadeau des vêtements qu’elle porte ! lui répondit-
elle avec un sourire, plutôt satisfaite de son effet.

Ilialana tourna lentement son regard vers la femme, la scrutant en silence durant un long moment.

- Ah la vache ! ben ça alors ! Ah la la la la… ! C’est dingue ! Une incarnée ici, sur les plans subtils ! J’arrive
à peine à y croire.

- Alors imagine les âmes incarnées vous voyant débarquer de leur côté… Ce sera pire pour eux.

- Pourquoi est-ce que tu m’as montré ça ?

- Parce que je te fais confiance et que plus tu en sauras, mieux ce sera pour tout le monde.

Ilialana quitta la femme des yeux pour revenir sur ceux, dorés, de Seya. Cette dernière ne dit rien. Elle
se contenta de lui sourire. Viens, on s’en va maintenant… Ilialana la stoppa dans son mouvement en
lui prenant le bras.

Chapitre 4 – page 62
- Si on peut faire venir cette femme ici, on pourrait aussi y faire venir le Hiérodarque ?!

Seya ne put réprimer un large sourire.

- J’étais sûre que tu dirais ça. À certains égards, tu es bien plus encore sa fille que beaucoup d’entre
nous !

- Qu’est-ce que tu veux dire par là ?!

- Rien ! Allez viens, il faut qu’on parte maintenant. Sois discrète. Elle ne nous voit ni ne nous entend,
mais à condition de ne pas attirer son attention. On se dirige vers la porte et on sort, discrètement.

- Allez ! Sérieusement, qu’est-ce que tu veux dire par là ? insista-t-elle.

Pour toute réponse, elle reçut de Seya un doigt posé sur sa bouche en signe de silence en la pressant
vers la porte de sortie, qu’elles finirent par prendre avant de se retrouver dans l’AKEMANIRISHAL, chez
Seya, dont l’apparente fenêtre donnait sur un coucher de soleil au-dessus de majestueuses montagnes
enneigées.

- Ouf ça va mieux ici. J’ai l’impression d’avoir les oreilles bouchées comme si j’étais restée en apnée
par mille mètres de fond…

- Je ne voulais pas perturber cette réunion donc pour éviter qu’on nous voit, je nous y ai amenées sans
transposition. Normalement, on aurait dû utiliser le même système que pour aller sur le plan physique,
mais là on ne serait pas passées inaperçues. Donc, on s’est naturellement retrouvées sur un plan de
conscience très lourd pour nous. Tu comprends ?

Ilialana fit un signe approbateur de la tête.

- C’est joli chez toi, poursuivit-elle sans transition. Tu aimes les montagnes ?

- Derrière ces sommets, il y a le Temple d’Ashayitrim11… dit-elle songeuse.

- Comment tu le sais ?!

- C’est comme ça, c’est tout.

- Pourquoi ne pas avoir choisi le voisinage du Temple alors ?!

- Parce que ce n’est pas encore le moment…

- Même pour une simple image ?

- Ce n’est pas qu’une simple image.

11
Nom donné au Palais de PARAVAL et Maître-Temple Pyramide, le premier à être construit, le premier en
dimension, et en importance, séjour du Couple Sacré.

Chapitre 4 – page 63
Seya restait pour Ilialana un mystère permanent. Elle avait toutes les peines du monde à la cerner
précisément. Elle avait toujours l’impression d’avoir des dizaines de longueurs de retard sur elle
lorsqu’elles parlaient ensemble.

- Écoute Ilialana, je dois repartir. Reste ici si tu veux, ou va chez toi en attendant. Fais comme tu veux,
mais trouve-moi absolument vingt Tvish de la Section de Liaison pour prendre la gestion de moyens de
communication avec la Terre et en langue française. Trouve-les-moi le plus vite possible s’il te plaît.

- Je te fais ça immédiatement.

Seya se retourna, se dirigea vers l’autre bout de la pièce, et cessa d’y être présente. Ilialana s’assit et
commença à consulter les informations liées à la Section de Liaison dont elle faisait d’ailleurs partie,
représentant le dénominateur commun entre toutes les autres sections, pouvant communiquer entre
elles de manière parfaite grâce à celle dite de Liaison. Ce n’était pas un travail de tout repos. La Section
de Liaison était constituée au bas mot de quelques cent soixante mille Tvish, dont quarante mille sur
le terrain, dont vingt-quatre mille en poste en infiltration au sein de structures ennemies. Les soixante-
quatre mille restantes étaient, soit dispersées en sentinelles et intégrées à la société, et pour beaucoup
d’entre elles impliquées dans le monde de la mode et/ou de la photo, ou lâchées en électrons-libres
au milieu de grandes cités de par le monde, du moins au sein des trois cents plus grandes villes de la
planète, à la recherche d’activités non-réglementées par les divers codes de lois et servant ainsi les
intérêts non-officiels de l’Ennemi en sous-main. Le reste des quatre-vingt-seize mille Tvish affectées à
la Section étaient chargées de la coordination globale de toutes les autres, centralisant tous les flux
d’informations entrantes et sortantes, vers et hors de l’État-Major. Ces dernières ne pouvaient être
réaffectées. Ilialana devait donc se focaliser sur les soixante-quatre mille disponibles, en prenant soin
de vérifier si les filles infiltrées dans des structures ennemies étaient à même de les quitter sans
préjudice pour la mission, et si elles avaient appris le Français.

Elle était capable de brasser une somme considérable d’informations en simultané, mais elle voulait
être certaine de ne rien manquer. Il lui fallait à cet effet, consulter dans les moindres détails, les
informations complètes de chacune des… soixante-quatre mille (six cent vingt-et-une) candidates,
passant tous les détails au peigne fin, en se focalisant sur chacune d’elles pour en ressentir
l’adéquation avec le poste qu’elle se proposait de leur confier : celui d’entrer en contact direct avec
l’Être Humain, et surtout, en tant que Tvish, même si de manière a priori anonyme.

Ilialana établit le contact avec la Générale Vilia. Il était toujours possible qu’elle soit trop occupée pour
« prendre la communication », auquel cas une de ses sœurs de la Section de Liaison ferait le lien.
Heureusement, Vilia avait toujours tendance à se rendre disponible pour Ilialana, même lorsqu’elle
aurait décliné la mise en relation sollicitée par n’importe quelle autre Tvish, hormis celles de l’Amirauté
bien sûr. Vilia lui ouvrit donc son esprit, visiblement un peu… stressée, comme Ilialana s’y attendait.

* OM Vilia, je vais faire vite ne t’inquiète pas. Je dois dépouiller les références des soixante-quatre mille
Tvish de terrain de la Section de Liaison à la demande de Seya, pour constituer un groupe dédié à la
communication directe avec l’Humain, mais j’aurais besoin d’un Tessoacte. Seya a dit que cette
recherche était très urgente et je voudrais la faire vraiment à mon aise mais sans perte de temps. Je
pourrais en avoir un s’il te plaît ?

Chapitre 4 – page 64
* Je devrais pouvoir t’obtenir ça dans un instant. Rejoins-moi au poste de commandement en
attendant. De toute façon si tu es mandatée par l’Amirauté, tu en auras un en priorité. Viens, je
t’attends.

* Merci beaucoup. J’arrive tout de suite.

Ilialana se leva d’un bond pour se diriger vers l’autre bout de la pièce de vie chez Seya et rejoignit
immédiatement Vilia qui terminait de donner des ordres au sein de l’immense salle blanche du
commandement général, du moins nettement plus spacieux que d’habitude, grouillant de Tvish plus
affairées les unes que les autres…

- Je viens de t’obtenir un Tessoacte. Tu peux t’y rendre immédiatement, il t’est alloué pour une heure
terrestre, lui indiquant du doigt l’opposé de la salle.

- Ce sera très largement suffisant de toute façon. Merci beaucoup. Je t’adore !

Sur quoi, Ilialana lui adressa un Irsha majestueux de gratitude, que sa sœur lui rendit avec un éclat de
fierté dans le regard. Ilialana se retourna et entra dans le Tessoacte. Il avait été préparé sur base d’un
accès direct à toutes les informations disponibles à l’État-Major, ce qui était un privilège extrêmement
rare pour quelque Tvish que ce soit qui n’ait pas été membre de l’Amirauté. Cette délicate attention
de la part de Vilia lui épargnerait un bon mal de tête, pouvant dès lors partager sa conscience avec
celle, immense, pharaonique, de la Pracandhasenamukha affectée à la sphère stellaire de Suria,
représentant un peu plus de quatre cent milliards de Tvish, dont bien trois cent quatre-vingt milliards
pour la sphère terrestre.

Ilialana passa des jours et des jours au sein du Tessoacte à brasser la plus infime information des
soixante-quatre mille Tvish de la Section de Liaison, affectées sur le terrain, et en ressortit en définitive
dix-neuf noms, dont un figurait malgré tout dans la liste des Tvish affectées en « infiltration
immergée », donc sans retour sur le Pont avant clôture définitive des missions qui leur étaient
confiées. Ces Tvish avaient une identité d’emprunt avec vrais-faux papiers, appartement, réseau
d’amitié (constitué en partie de Tvish elles-mêmes infiltrées de même afin de boucler le réseau sur
base d’un double relationnel), et parfois même un animal de compagnie. Très rares étaient les Tvish à
s’être créé un tel environnement social par elles-mêmes. En principe, ce genre d’infiltrations était
préparé en amont, incluant tout un contexte socio-professionnel et parfois même familial sur base de
manipulations mentales lorsque l’occasion se présentait ; la crédibilité était à ce titre soignée à
l’extrême.

Toutes les informations en tête, Ilialana sortit du Tessoacte environ quarante minutes après y être
entrée, rejoignant Vilia à côté de laquelle se trouvait Seya qui visiblement l’attendait, avec un brin
d’enthousiasme qu’elle ne parvenait à dissimuler, à moins qu’elle l’ait voulu ostensible à son regard.

- Voilà, c’est fait ! leur dit Ilialana, visiblement satisfaite d’elle-même.

- Montre… lui demanda Seya avec un sourire enthousiaste.

Ilialana avait constitué sa liste sur base des éléments du dossier de chacune des Tvish sélectionnées,
et avec un long argumentaire légitimant son choix, présentant des informations croisées des unes et

Chapitre 4 – page 65
des autres dans l’idée de dégager les éléments favorables à cette alliance qui pourraient ne pas être
évidents au premier regard.

- Eh ben ! fit Seya sincèrement impressionnée. Elle jeta un regard rapide à Vilia laquelle lui répondit en
silence :

* Tu vois ?! C’est quand même quelqu’un !

* C’est vrai que quand elle fait quelque chose, ce n’est jamais fait à moitié !

- Il y a quelque chose qui ne vas pas, interjeta Seya à l’adresse d’Ilialana qui, visiblement, s’attendait à
cette remarque.

- Oui je sais, j’ai sélectionné une sœur qui est en poste en immersion, mais…

- Malgré tous les « mais » que tu veux, tu ne peux pas la débaucher maintenant. Elle doit
impérativement garder le contact avec Dilya, c’est son seul point d’attache vers l’extérieur.

- Elle peut quand même se brancher à n’importe laquelle d’entre nous !

- Peut-être, mais la connexion avec Shirinn est verrouillée et Dilya a l’ordre de n’ouvrir de contact avec
personne d’autre. Nous ignorons si Gladio intègre ou côtoie des psychistes qui seraient capables de
détecter une manifestation psychoactive, et risquer de la compromettre est hors de question.

- Je suis la première à ne pas vouloir la mettre en péril, ni elle ni sa mission, mais j’ai VRAIMENT besoin
de Shirinn. Elle est la seule avec Idiadora à pouvoir se transposer par elle-même. J’ai indiqué dans le
rapport la raison pour laquelle…

- J’ai vu, mais elle n’est pas libre, que veux-tu que je te dise ?!

- Dilya en est où avec sa mission ? Elle a toujours fini très en avance, tenta désespérément Ilialana.

Seya eu un sourire de complaisance.

- Je rends hommage à la confiance que tu accordes à notre sœur parce que j’ai exactement la même
envers elle comme envers toi, mais là tu lui demandes un miracle un peu hors du principe de réalité,
vu qu’elle vient seulement d’intégrer les mercenaires. Il doit y avoir dix jours de ça.

- Tu as vérifié l’encours de sa mission ? Qu’en dit Shirinn ? On sait quelque chose ?

Seya leva les yeux au ciel, ayant du mal à réprimer un léger agacement.

- Je la contacte… Je t’ouvre le canal.

Quelques secondes s’écoulèrent… « L’alchimiste » était hors d’état de nuire et Dilya était devenue le
contrefort de chaque membre de l’équipe et « l’homme » de confiance du Colonel. Techniquement, la
mission était accomplie. Seya jeta un regard médusé à Ilialana, laquelle souriait de toutes ses dents en
sautillant sur place.

- Je le savais ! Je le savais ! Je connais Dilya comme si je l’avais faite moi-même !

Chapitre 4 – page 66
- De toute façon elle ne peut pas être démobilisée maintenant, c’est la Faction Pkha-11 qui n’est pas
encore prête, et tant que Dilya n’est pas démobilisée, Shirinn ne peut pas l’être non plus. Il est prévu
qu’elles quittent leurs postes respectifs ensemble. Tout est organisé autour de cet événement pour
établir une synchronicité précise avec d’autres éléments intervenant dans le plan prévu. Donc on est
coincées malgré tout. La seule chose que je puisse te promettre c’est de l’affecter à la nouvelle unité
dès son départ de l’OTAN.

Ilialana fit une moue de désappointement. Elle était très expressive et nul ne pouvait manquer son
état d’âme du moment, du moins tant qu’il n’était pas requis de sa part de le cacher.

- Bon d’accord. De toute façon je suppose que je n’ai pas le choix.

- NOUS ne l’avons pas, clairement. Mais tout ne repose pas sur Shirinn. Si elle se joint un peu plus tard
au groupe, rien ne sera compromis tu es d’accord avec moi ?! De plus, fais confiance au Plan. Si c’est
ainsi, c’est que c’est mieux ainsi, mais je te promets que je les démobiliserai toutes les deux le plus vite
possible. Je vais pousser un peu du côté de la Faction. Sans les brusquer, qu’ils n’attendent pas une
échéance qui n’a plus lieu d’être s’ils peuvent avancer immédiatement.

- Merci Seya.

- Vu le cœur que tu mets à l’ouvrage, j’aurais bien mauvaise grâce de ne pas t’ouvrir un champ d’actions
aussi large que possible pour te permettre d’avancer…

« Toutes les Tvish sont exceptionnelles, mais il y a quand même de sacrées perles parmi les
exceptions » pensa-t-elle pour elle-même.

- Bon, voyons ce que nous avons donc, reprit-elle avec enthousiasme, Ilialana devant elle, aussi
attentive qu’elle le pouvait. Seize Exécutrices et deux Pluyo. Astrya en tant que Prima de la Section de
Liaison, forcément… Pourquoi pas. Nous lui demanderons si elle peut intervenir parfois
personnellement. Je suis certaine qu’elle le fera si elle le peut. Shirinn, donc pour plus tard. Emilia, une
Pluyo. Une fille qui est la manifestation-même de l’efficacité. Excellent choix. Perma, une matheuse,
d’accord. Melina, Roumia, Pulsie, Salivia, Marina, Pelmie, Sorali, Elvia, Chira, Merinn, Cloe, Farandol…
Qui lui a choisi son nom encore ?!

- Elle-même je crois…

- Pfff. Dites-lui que dorénavant ce sera FARADOL.

- Euh, OK !

- Coralie, Shimenn, l’autre Pluyo, et Sira. Sira… Elle aussi est en immersion non ?

- Si, mais de son propre chef. En plus elle est en immersion sentinelle, elle aura donc le temps,
relativement. En tout cas elle peut le gérer comme elle le veut.

Chapitre 4 – page 67
- Je vais m’occuper de mettre tout ça en place d’ici très peu de temps, juste après les quelques
ajustements au niveau du Cube pour la cohérence chronologique « au sol »12. Maintenant il est temps
que tu prennes ton poste. Ça va aller ?

- Mais oui, ça va aller, promis.

- Tu vas te rendre à Tianjin, au sud-est de


Pékin. Un appartement a été loué à ton
nom. Tu vas vivre en collocation avec
Miyana, une « Verte ». Elle sera
l’extravertie, toi l’introvertie. Vous ne vous
quitterez que rarement. Officiellement, tu
es en première année de Doctorat
d’Économie à l’American University de
Washington, et tu dois rester en Chine
jusqu’à la fin de ta deuxième année de
Doctorat. Tu es censée rentrer chez toi aux
Etats-Unis pour rédiger ton mémoire. Aux
Etats-Unis tu travailles au Département de
la Défense, toujours à Washington donc,
effectuant une mission « confidential
defence », introduite par la CIA dans le
Miyana
cadre d’une opération stratégique de
coopération entre agences de renseignements et de sécurité. Tout est surprotégé de part et d’autre,
et personne, en définitive, ne connaît tous les tenants de tes positions officielles respectives, mis à
part les Tvish qui t’entoureront aux Etats-Unis et qui feront l’interface entre les différentes agences.
Miyana ne t’accompagnera donc pas aux Etats-Unis. Elle sera là, avec toi, en Chine, en arrière garde,
et pour garder l’appartement pendant que tu ne seras ni en extérieur, ni en intérieur.

- Ni en extérieur, ni en intérieur ?

- Tu pourras revenir régulièrement sur le Pont quand tu n’auras pas absolument l’obligation de rester
au sol.

Ilialana écarquilla les yeux et ouvrit la bouche aussi grande qu’elle le pouvait.

- C’est pas vrai ?! Je pourrai remonter ?!

- Aussi souvent que tu ne seras pas obligée d’y rester. Je me suis dit que ça te ferait plaisir… Lui
répondit-elle, parfaitement certaine de son effet, lequel dépassa d’ailleurs toutes ses attentes.

Ilialana lui sauta au cou !

- Oh merci Seya ! Merci, merci, merciiii !

12
Les actions dites « au sol » correspondent à celles opérées sur le plan physique de la matière dense.

Chapitre 4 – page 68
- Au moins je n’ai pas fait de faute de goût ! lui rétorqua-t-elle amusée. Miyana s’occupera de tout
pendant ton absence. Tu pourras ne t’occuper que de tes attributions. Tous les à-côtés seront gérés
par elle pour te soulager. C’est une chouette fille tu verras.

- Je n’en doute pas un instant, lui répondit-elle joyeusement sans même trop y penser.

- En revanche, par souci de crédibilité, je te demanderai de bien vouloir te fendre quand même de
quelques sorties « entre filles » avec elle au moins, sans oublier que la Chine reste un pays communiste
et dangereux, malgré ses efforts pour paraître propre sur lui. Même remarque concernant les Etats-
Unis bien évidemment. Nous t’avons également loué un appartement près de Stanton Park à
Washington. Le Département d’État n’est pas très loin. Une fois que tu y auras pris tes fonctions,
quelques mois plus tard tu seras affectée ailleurs, cette fois prise en relai par la Pracandhasenamukha.
Tu n’auras plus besoin de te soucier de ton environnement officiel. C’est la Chine qui sera sans doute
la plus pesante puisque c’est là que tu seras le plus souvent, raison pour laquelle je t’ai adjoint Miyana.
J’ai vraiment fait au mieux pour te soulager au maximum. Donc tout devrait bien se passer.

- Je te remercie infiniment pour tous tes efforts. Mais je ne suis quand même pas une Tvish en peluche
tu sais ?!

- Tu as vraiment de ces expressions ! Typiques au plan physique malgré ta répulsion vis-à-vis de lui.

- Tu n’es pas la première à me le dire…

- Tiens, voilà Miyana qui arrive, vous allez partir toutes les deux.

Ilialana la trouvait impressionnante. C’était une fille plus grande qu’elle, le port altier dans son
uniforme d’Exécutrice, ponctué de la broche traditionnelle des Pluyo, faîte d’une émeraude en
cabochon clippée sur le col. Elle avait de longs membres fins alors que son corps entier dégageait une
impression de puissance redoutable. Étrangement, ses cheveux blancs étaient coupés au raz des
épaules, à la longueur minimale réglementaire. Elle avait de grands yeux gris et une petite bouche
pulpeuse qui lui donnait un petit air ingénu. Miyana s’approchant d’Ilialana, lui adressa un immense
sourire sympathique et la prit d’emblée dans ses bras.

- OM ma petite sœur. J’ai beaucoup entendu parler de toi, et je suis sûre et certaine qu’on sera les
meilleures copines du monde, tu verras. Ne t’inquiète pas, je prendrai soin de toi. Je serai ton ange
gardien de jour comme de nuit tout le temps que tu seras au sol.

Ilialana lui sourit, ravie. Sa chaleur était sensible et sa bienveillance la réconfortait déjà.

- Je t’ai choisi Miyana pour t’accompagner parce que je suis certaine de la parfaite compatibilité entre
vous. Elle pourra t’apporter tout ce dont tu pourrais avoir besoin une fois en incursion. Et elle est dotée
d’un rayonnement particulièrement rassurant qui te fera assurément un bien fou.

- Elle le fait déjà, merci Miyana.

- Oh ben, vraiment avec plaisir tu sais ?!

Ilialana regarda Seya avec une légère tristesse.

Chapitre 4 – page 69
- C’est fou ce que j’ai pu me tromper concernant les Pluyo. Je te demande pardon. Pardon à vous toutes
mes sœurs bien-aimées.

Seya lui sourit avec tendresse.

- Ne t’inquiète pas, il y avait de vraies raisons à ça. Elles devaient juste être éclaircies. A ta décharge, si
nous sommes de pures Tvish tout comme toi, nous n’avons quand même pas tout-à-fait la même
origine. Honnêtement, je peux comprendre, et je te remercie vraiment d’avoir fait l’effort de faire de
même.

Ilialana hocha la tête, un sourire rassuré aux lèvres.

- Bon les filles, reprit-elle, ce n’est pas que je veuille vous presser, mais… il faut vous presser quand
même un peu. Passez à la garde-robe pour vous habiller. On vous a préparé des affaires spéciales pour
l’occasion. Il pleut des cordes sur votre lieu de destination. Demain, c’est shopping entre filles, histoire
d’étoffer vos armoires. Vous avez crédit illimité, nous contrôlons SWIFT donc il n’y aura aucun
problème, mais par souci de crédibilité toujours, n’en faîtes pas trop quand même. Aucune de vous
n’est censée être fille de millionnaire donc, allez-y doucement, je compte sur vous.

- Excuse-moi Seya… l’interrompit Ilialana.

- Je sais, tes objectifs de mission ne te seront transmis que toutes les 48 heures. Nous craignons une
forte concentration de renifleurs sur place. Nous en avons éliminés quelques-uns mais je suis certaine
qu’il en reste pas mal. S’il s’en manifeste, Miyana s’en chargera. Je veux que toi, tu restes
exclusivement focalisée sur tes objectifs et rien d’autre.

Dans un mouvement de tête acquiesçant les propos de Seya, Ilialana remarqua le sourire de Miyana
qui, d’un seul coup, n’avait vraiment plus rien d’ingénu ! Elle ne put s’empêcher de se mettre à la place
de l’ennemi qui lui ferait face au recoin d’une ruelle sombre en pleine nuit, en grimaçant
inconsciemment à la visualisation de la scène potentielle qu’une telle rencontre pourrait occasionner
comme déconvenues pour son agresseur.

- Ilialana, soit prudente. Je t’aime sincèrement petite sœur. Et je te ferai communiquer des nouvelles
dès que ton Unité de Communication et Relations Publiques sera constitué.

- « Mon » unité ?! Pas à ce point-là quand même, lui répondit-elle en souriant.

- Pas loin sœurette, vraiment pas loin. Allez-y maintenant, il est vraiment temps.

- Je ne te décevrai pas ! affirma Ilialana, ses yeux bleu azur plantés dans les siens, même si d’aucun
aurait pu dire que ce fut « interdit ».

- Je le sais ! lui répondit-elle en guise de conclusion, leur adressant l’Irsha qu’elles lui rendirent toutes
les deux dans un geste parfaitement synchrone, là encore, avant de disparaître à sa vue.

Seya se retrouva seule et pensive. Vilia était occupée en cet instant et ne prêtait pas attention à elle.
Elle se dit en elle-même que le Plan était quand même magnifiquement fait. Elle avait beau le voir par

Chapitre 4 – page 70
elle-même de manière bien plus évidente que n’importe qui, en faire le constat était et serait toujours
impressionnant en soi.

« Cette fois, nous y sommes vraiment, et c’est irréversible… » pensa-t-elle pour elle-même, un sourire
de satisfaction aux lèvres, et témoignant d’une détermination sans limite, sans horizon, sans quoi que
ce soit qui aurait pu être à même de vaguement pâlir l’évidence de la victoire enfin acquise à moyen
terme.

Elle sentait les événements se boucler sur eux-mêmes en une spirale à multiples dimensions, piégeant
la conscience de l’Ennemi et ses agents dans une réalité qui ne leur appartenait plus. « Jouer le jeu »
prenait tout son sens. Elle voyait son articulation comme nulle autre conscience ne l’aurait pu en cet
instant. Le destin du Tout venait de se sceller. C’était clairement sensible. Cet instant fut magique car
c’est comme si toutes les équations venaient de se résoudre d’un seul coup, chacune résolue par la
résolution des autres dans un enchevêtrement logique à la clarté imparable et pourtant imperceptible
à toute autre conscience que la sienne. Tout venait, insensiblement, de se dénouer… et bien plus
encore que quiconque aurait pu l’imaginer car à ce moment-là, Seya vit déjà au-delà d’elle-même, et
compris, au-delà du compréhensible. Il lui restait simplement à écrire les scénarii et de faire se
terminer le fiasco de cette pièce de théâtre macabre, selon l’entendement du Plan, donc à l’avantage
de l’Absolu, enfin, et une fois pour toutes.

Seya fut extraite de ses pensées par un appel du Hiérodarque qui la convoquait, justement. Elle ferma
les yeux…

Chapitre 4 – page 71
Chapitre 5 : les rouages du business

Première partie : le départ

Megui était prête à partir. Elle attendait son


rendez-vous sur le Pont avant incursion, habillée
de pied en cap avec la panoplie de la parfaite
petite secrétaire, les cheveux en chignon, une
paire de lunettes officiellement correctrice sur le
nez, un tailleur Giorgio Armani, un magnifique sac
à main Maison Heritage, une paire de chaussures
bleu lavande Manolo Blahnik aux pieds, et une
montre Gucci au poignet. Face au va et vient des
Tvish sur le Pont, elle se sentait parfaitement
ridicule dans cet accoutrement. Elle n’avait jamais
autant regretté son uniforme et le confort qu’il lui
procurait. Elle était en outre parfaitement
imperméable au raffinement de la mode, ce qui
faisait le désespoir de certaines de ses sœurs…

Son rendez-vous arriva quelques instants après que Megui se soit avancée sur le Pont.

- Ah Megui, te voici. Excuse-moi j’ai été retenue. Je veux absolument te briefer une dernière fois sur ta
mission.

- Allons, je la connais par cœur, pourquoi répéter autant de fois les mêmes choses ?

- C’est la première fois que tu exécutes ce genre de missions et tu n’auras pas droit à l’erreur. Tu sais
à quel point tout peut arriver, n’importe quand, sans qu’on ait pu le prévoir. Cette incursion-là est
déterminante tu le sais ?

- Oui, et ce n’est pas pour autant que ma mémoire en est altérée !

- Oui effectivement. Hormis tes contacts préétablis, on ne peut t’envoyer personne d’autre pour
t’assister. C’est un milieu franchement dangereux. Prends vraiment soin de toi, fais attention.

- Ah bon ? C’est dangereux ? Le reste de la planète ne m’a pas donné l’impression d’être mon lieu de
vacances préféré !

Vilia soupira gravement.

- Qu’est-ce que tu es jolie dans ces vêtements…

- Oui le déguisement n’est pas mal, on s’y tromperait presque. J’ai l’air d’un clown !

Chapitre 5 – page 72
- Si tu étais embauchée dans un cirque en tant que clown, qu’est-ce que tu devrais porter comme
tenue, hein ?

- La même ! en profita-t-elle en riant aux éclats. Écoute Vilia, j’apprécie vraiment, mais je te garantis
que j’ai absolument tout en tête. Je n’ai même pas un tout petit pense-bête sur moi. Tout va bien se
passer.

- Je sais, mais c’est tellement complexe comme situation et tu n’as pas la moindre expérience de terrain
dans ce domaine… Enfin c’est vrai, les seules missions d’infiltration que tu aies assumées jusqu’à
présent c’était de faire serveuse sur la Route 66. On en est quand même très loin là !

- Veux-tu bien me rappeler le quotient intellectuel qui m’est attribué suite aux tests effectués avec le
protocole utilisé sur cette planète ?

Vilia la regarda en faisant une moue d’agacement.

- Allez ! Combien ?!

- 240.

- Merci. Je crois que ça va aller. Autre chose ?

- Oui, je viens d’obtenir les numéros de compte Clearstream. Tu en auras besoin le moment venu.

- On aurait pu me les communiquer… le moment venu… !

- Non, pas de communications avec le Pont en mission hors des appels exceptionnels et urgents. C’est
trop dangereux face aux éventuels…

- Oui je sais, les renifleurs. Est-ce que tu sais qu’il n’existe que 0,984% de chances qu’ils puissent
intercepter une transmission psychique entre Tvish ?

- Oui, mais il y en a aussi 28,71% qu’ils ne le puissent pas, tout en repérant que quelque chose est
psychiquement actif et qu’ils te repèrent sans savoir ce que tu fais.

- Je leur dirais que je fais ma prière ! lui répondit-elle en lui faisant un clin d’œil.

- De toute façon, c’est la décision de l’État-Major. Pas de communication en incursion furtive hors des
mesures d’urgence, un point c’est tout.

- Les numéros c’est quoi ?

- 32506 pour le compte fongible de Clearstream. Et pour HSBC Invest Bank Asia, c’est le 20230. Ils ont
des dizaines de comptes ouverts chez Clearstream. Il faudra absolument que l’argent soit versé sur ce
dernier compte très précisément. Voilà. C’est mémorisé bien sûr ?!

- Repose-moi la question dans 1000 ans et tu verras !

Vilia sourit. Elle savait qu’elle en faisant trop. Mais elle aimait ça. Elle aimait profondément « ses »
filles. Toutes en fait. Elle se demanda en elle-même comment elle pourrait justifier cet élan si elle

Chapitre 5 – page 73
devait retrouver le simple grade de Majore. Etant Générale, c’était possible, mais ce n’en était pourtant
pas la raison. Elles s’étreignirent dans les bras l’une de l’autre un bon moment, avant de se séparer et
s’adresser mutuellement l’Irsha.

- Bonne chance Megui, prend soin de toi, et ne me donne pas de raisons de m’inquiéter, s’il te plaît.

- Alors affecte-moi en vacances sur une plage déserte…

- Et encore !

Elle lui sourit et Megui se retourna avant de disparaître.

Deuxième partie : le Rollins College

Winter Park, Floride, USA, 03:26 de l’après-midi.

- Bonjour Madame, j’ai un dossier important à remettre à Monsieur Cornwell, est-ce que je peux entrer
s’il vous plaît ?

- Qu’est-ce que c’est ?

- Un dossier d’une étudiante d’il y a quelques années. Il m’a demandé de le ressortir des archives et de
le lui apporter le plus tôt possible. Je l’ai trouvé et je le lui apporte.

- Laissez-le là je lui donnerai moi-même. Merci.

- Excusez-moi mais il voulait que je le lui apporte moi-même… Vous comprenez n’est-ce pas ? Il voulait
me voir aussi, en privé, je profite donc de l’occasion. Apparemment c’était assez urgent.

La secrétaire la regarda en silence et d’un air suspicieux. Puis décrocha le téléphone de son bureau en
composant le 01.

- Monsieur Cornwell, Mademoiselle Maxwell est là, est-ce que je la fais entrer ?

Raccrochant le combiné elle se leva de son siège.

- Suivez-moi s’il vous plaît, lui adressa-t-elle d’un air hautain.

La secrétaire se dirigea vers la porte du bureau du Président, au fond du couloir dont l’unique accès
était gardé par le vaste bureau de sa secrétaire, laquelle toqua à la porte, la jeune femme deux pas
derrière elle.

- Entrez !

La secrétaire ouvrit la porte en laissant le passage à la jeune femme qui s’excusa poliment en passant
devant le cerbère, avant d’entrer dans le grand bureau.

Chapitre 5 – page 74
- Merci Madeline, ce sera tout pour le moment, et qu’on ne nous dérange pas s’il vous plaît.

La secrétaire adressa un sourire crispé au Président sans le regarder, ses yeux « revolver » dirigés vers
la jeune personne dont les cheveux auburn et raides lui tombaient jusqu’au creux des reins, avant de
fermer la porte derrière elle.

- Bonjour Monsieur Cornwell, lui adressa-t-


elle tout aussi poliment, un joli sourire
éclatant d’innocence aux lèvres.

- Excusez-moi Mademoiselle Maxwell…

- Elodie ! le coupa-t-elle.

- Oui, bien sûr, Elodie. Appelez-moi donc


Grant.

- Bien sûr Monsieur Cornwell, comme vous


voudrez.

Il la regarda l’ai interrogateur.

- Euh, pardon, Grant… L’habitude.

- Excusez-moi Elodie, je sais que nous avions rendez-vous cet après-midi mais je ne me souviens pas
vraiment de la raison pour laquelle je vous attendais, et je suis incapable de retrouver la note en
rapport. C’est étrange, ça ne m’arrive jamais. J’ai toujours une excellente mémoire, mais là j’avoue
que… Enfin, ce doit être vous qui me troublez, excusez-moi. Ce doit être un peu de fatigue, et…
pardonnez-moi mais vous êtes vraiment… magnifique.

- Oh, eh bien, merci Monsieur Cornwell, euh, Grant, je veux dire, balbutia-t-elle en rougissant. Mais
euh, peut-être que la jupe de mon tailleur est un peu courte, dans ce cas j’en suis vraiment navrée,
j’aurais peut-être dû trouver une autre tenue…

- Non non, surtout pas, enfin je veux dire… ne vous embêtez pas, votre tenue est… parfaite ! Tout va
bien, excusez-moi, c’est moi qui… Enfin bref, que puis-je faire pour vous, ou… que pouvez-vous faire
pour moi… s’égara-t-il un peu tout en riant de sa déconvenue, Elodie s’esclaffant avec lui de concert.

Les éclats de rire arrivèrent aux oreilles de Madeline qui prit un air sombre.

- Où en étions-nous ? Ah oui, euh, encore pardon mais… pourquoi avions-nous rendez-vous ?

- Vous m’avez demandé de vous apporter le dossier d’une ancienne étudiante. Megan Sarah Sheffield.
Elle a étudié ici il y a deux ou trois ans. Vous disiez qu’il y avait comme une… irrégularité dans son
dossier. Vous vous souvenez d’elle n’est-ce pas ?

Elodie le fixait du regard. Lui transpirait, visiblement mal à l’aise.

- Euh, oui, oui… ça me dit… vaguement… Ah oui, ça y est !

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Elodie se redressa et prit un sourire rassuré.

- Megan Sheffield, une grande fille aux longs cheveux noirs et aux yeux vert-menthe clairs. Très
impressionnante ! Comment ai-je pu oublier Megan ?! Qui pourrait oublier Megan … murmura-t-il
pour lui-même en plongeant ses pensées dans ses souvenirs relatifs à Megan .

Elodie reprit son monologue :

- Vous disiez qu’il y avait eu une erreur de notation en sa défaveur, qu’elle était l’un des meilleurs
éléments qui ait étudié au Rollins College et que c’était lui avoir fait une profonde injustice que de
l’avoir exemptée de la meilleure notation possible… en soulevant aussi le fait que si elle devait trouver
un emploi prestigieux vu son QI et ses capacités, ce serait priver l’école d’une occasion de publicité en
or si elle devait ne pas faire valoir votre établissement sur son CV… Vous vous souvenez ? N’est-ce
pas ?

- Oui… oui oui, je me souviens…

Il s’agita soudain, s’appuyant sur son bureau en grimaçant.

- Ça ne va pas Monsieur Cornwell ?

- Un mal de tête soudain. Ce n’est rien… Vous disiez ?

- Je vous demandais si vous vous souveniez bien de Megan Sheffield.

- Qui ça ?

- Megan Sheffield, la majore de promo sous-notée !

- Oui oui, Megan, oui je m’en souviens très bien… Tiens, le mal de tête est passé. Vraiment étrange. Je
devrais me mettre au yoga comme on me l’a conseillé… Qui est-ce donc qui me l’avait conseillé
d’ailleurs… ?!

- C’est moi Monsieur.

- Ha ! Oui, c’est vrai.

- Ça vous ferait du bien, je vous trouve particulièrement tendu. Bon, eh bien je vais en profiter pour
vous dire au revoir…

- Au revoir ? Il n’est pas l’heure !

- Non, mais je finis mon stage aujourd’hui. Je suis avec vous depuis un mois déjà. Ça passe vite… Vous
vous souviendrez bien de Megan n’est-ce pas ?

- Oui oui bien sûr sans problème. Mais pourquoi insistez-vous tant avec elle. Pourquoi est-ce si
important pour vous ?

Chapitre 5 – page 76
- Oh mais ça ne l’est pas pour moi, mais pour vous Monsieur. C’est très important pour vous… ! Et je
ne voudrais pas qu’on dise de moi que j’ai mal fait mon travail. Le prestige de l’école est important, et
un aussi bon élément que Megan mérite qu’on y investisse un peu de communication.

- De la communication, oui bien sûr. Vous avez parfaitement raison… Vous êtes une perle
Mademoiselle Maxwell, ne voudriez-vous pas travailler ici ? Je vous signerai avec plaisir votre rapport
de stage avec la meilleure appréciation possible.

- Je vous remercie infiniment. Ce serait un grand honneur pour moi, mais j’ai une autre proposition
d’emploi qui convient mieux à mes ambitions personnelles.

- Je peux savoir lesquelles ?

- Eh bien, disons que… je compte faire carrière dans l’armée, on va dire ça comme ça.

- Quoi ? Vous ? Dans l’armée ? Vous êtes sérieuse ?

- Bien sûr ! Pourquoi pas ?!

- Eh bien, je ne sais pas… Vous allez devoir vous couper les cheveux ! répondit-il un peu pris au
dépourvu.

Elodie se mit à rire de bon cœur.

- Rassurez-vous, j’ai obtenu une dérogation, plus ils seront longs, plus ce sera apprécié. Au revoir
Monsieur Cornwell. Ça a été un plaisir de travailler ici avec vous.

- Madeline vous en a fait un peu baver j’en suis désolé. Elle est un peu rude mais elle n’est pas
méchante.

- C’est une excellente professionnelle, il faut le reconnaître. Au revoir Monsieur.

- Oh ! Elodie… Puisque… vous ne revenez pas la semaine prochaine, peut-être que… enfin…

- Oui Monsieur ?

Grant Cornwell était visiblement troublé et agité, hésitant…

- Bonne chance Mademoiselle Maxwell. Je vous souhaite vraiment le meilleur. Revenez nous voir de
temps en temps, entre deux missions, conclut-il avec un grand sourire.

- Peut-être un jour, et en uniforme bien sûr.

Sur ces dernières paroles, Elodie prit la porte sans se retourner, se dirigeant vers Madeline, parapheur
en mains, rempli de documents à signer.

- Je retourne aux archives ! lui lança-t-elle d’un air détaché. S’interrompant dans son élan, Elodie revint
vers elle. Elle se rapprocha de Madeline d’un air secret, regardant autour d’elles comme pour éviter
les regards et les oreilles indiscrets :

Chapitre 5 – page 77
- Il ne s’est rien passé ! Il voulait m’inviter à diner mais il n’a pas osé. Tout va bien ! lui chuchota-t-elle
en lui adressant un clin d’œil, Madeline la regardant médusée, ce qui fit rire Elodie aux éclats.

- Je vous aime bien Madeline, et Monsieur Cornwell est quelqu’un de bien. Ne vous en faîtes pas, tout
va bien se passer !

Sur ce, Elodie reprit son pas en direction des archives, afin de terminer les quelques heures de travail
qui la séparait du terme de son stage.

Troisième partie : Pamela

Boston, Massachussetts, USA, mardi, 04:26 du matin.

Il faisait encore nuit bien sûr. Pamela dormait d’un sommeil profond. La femme approcha du lit en
silence, même sachant qu’elle n’aurait pu la réveiller. Elle s’assit à ses côtés, sortit un boitier métallique
contenant deux morceaux d’ouate dans un flacon de verre, une sorte de longue pince à épiler, et enfin
une seringue emplie d’à peine plus de 10 ml d’un liquide incolore dont personne n’aurait pu distinguer
la couleur si elle en avait eu une, compte tenu de l’obscurité de la chambre. Personne hormis celle qui
tenait le boitier entre ses doigts longs et fins. La femme se saisit de l’avant-bras gauche de Pamela,
qu’elle maintenait envers et contre tout dans sa phase de sommeil actuelle. Elle ouvrir le flacon
contenant les deux morceaux d’ouate, prit la pince et se saisit de l’une des boules de coton imbibée
de désinfectant et en badigeonna généreusement le creux du bras de Pamela avant de reposer l’ouate
dans le boitier. Elle ôta ensuite le capuchon qui couvrait l’aiguille et ajusta la quantité de liquide en en
expulsant une giclée hors de la seringue, atteignant les 10 ml très précisément. Elle frappa quelques
fois de son médius, préalablement retenu par son pouce, la veine céphalique du bras de Pamela, puis
y introduisit l’aiguille d’un geste extrêmement sûr, avant d’injecter lentement la totalité du produit
incolore. Elle retira ensuite l’aiguille de la veine, y laissant à la place une perle grenat qu’elle nettoya
aussitôt avec le second morceau d’ouate resté au fond du même flacon dont elle avait extrait le
premier. Le coton rougi laissant le bras indemne, la femme rangea lentement son matériel dans le
boitier qu’elle réintroduisit dans sa poche. Tout ça dans le noir complet hormis les quelques lumières
qui filtraient depuis l’extérieur. Elle resta ainsi quelques instants à contempler Pamela dormir. Elle était
parfaitement immobile, le souffle calme, paisible, comme si rien ne s’était passé.

La femme s’approcha lentement de son visage et resta ainsi une minute ou deux à la regarder,
immobile dans son lit.

- Je suis vraiment désolée Pamela, mais nous avons besoin de ta place. Ce choix d’existence t’a obligée
à sacrifier ton chemin de vie, la raison pour laquelle tu t’es incarnée. Une incarnation de perdue si tu
ne renonces pas à tes ambitions professionnelles, ce que tu ne feras forcément jamais de ton propre
chef. Nous avons été obligées de faire ce contre-choix à ta place, mais tu ne perdras pas au change. On
va te remettre sur les rails de ton destin ne t’en fais pas. En attendant, dors ! Tu en as tellement besoin.
Ma visite, cette nuit, est la meilleure chose qui te soit arrivée depuis bien longtemps…

Chapitre 5 – page 78
Elle déposa un baiser sur son front et se releva de son lit, en prenant la direction de la fenêtre qu’elle
entrouvrit suffisamment pour pouvoir sortir de la chambre. Elle enjamba la fenêtre, se retourna vers
Pamela un instant, puis sortit de la maison, la laissant à son sommeil.

Boston, 08:44 du matin.

- Mais enfin quelqu’un a-t-il vu Pamela ?! Elle a plus d’une heure de retard ! Son cellulaire ne répond
pas et nous devons absolument revoir le dossier China Petroleum pour ce soir.

- Nous avons envoyé une voiture chez elle Monsieur, juste au cas où.

- Si la raison de son retard n’est pas pour une question de vie ou de mort je la fous dehors !

- Vous ne pouvez pas Monsieur…

- Je sais ! Merci ! Alors c’est vous que je foutrai dehors à sa place !

Le petit juriste se recroquevilla comme une tortue dans sa carapace,


et sortit du bureau de la secrétaire qui était en train de converser de
manière la plus faussement détendue qu’elle le pouvait, alors qu’Eric
Johnson y avait pénétré furibond afin de lancer tout le personnel
dans la quête de son assistante de direction perdue.

- D’accord, d’accord, j’en ferai part à Monsieur Jonhson, bien sûr…


euh, ne quittez pas… Oui, secrétariat de Monsieur Johnson ? ... Euh,
non il n’est pas libre actuellement, pourriez-vous rappeler cet après-
midi s’il vous plaît ? ... Bien sûr je le lui dirai, au revoir. Allo ? Bureau
de… Ah Bob ! Alors ? Éric Johnson

La secrétaire griffonnait des deux mains des notes sur un bloc parsemé de gribouillis illisibles. Bob était
l’assistant du département juridique qui était parti à l’appartement de Pamela pour s’enquérir
éventuellement des raisons de son retard.

- Quoi ? Bob parlez plus fort je ne vous entends pas ! …

- Qu’est-ce qu’il dit ?! hurla Eric Jonhson.

- Un moment Monsieur s’il vous plaît, je n’entends rien à cause de la circulation. Bob, vous disiez ? …
Elle dort ?!

- Quoi ? Elle se fout de moi c’est pas croyable ! Donnez-moi ce combiné ! lui lança-t-il en le lui arrachant
des mains. Bob ! Elle dort ? Vous vous foutez de moi ! Donnez-moi votre numéro de portable je vous
appelle en visio. Je veux voir ce que vous voyez ! Notez Katlyne !

Il lui dicta le numéro vite fait et raccrocha le combiné téléphonique avant de dégainer son GSM et
composer le numéro de Bob.

Chapitre 5 – page 79
- Alors tu décroches oui ?! On n’a pas la journ… Ah Bob. Pourquoi vous dites qu’elle dort ?

- Parce qu’elle dort Monsieur. J’ai sonné à sa porte, sans réponse. J’ai fait le tour de la maison jusqu’à
la fenêtre de sa chambre.

- Et alors ?

- Attendez, j’y retourne… Voilà. Regardez par vous-même !

Bob tendit son téléphone en direction de la fenêtre de la chambre en y passant le bras. L’image de
Pamela couchée dans son lit et visiblement inerte apparu sur l’écran du GSM.

- Mais nom de D… PAMELA ! se mit-il à hurler.

- Euh, elle ne vous entend pas Monsieur. J’ai moi-même essayé mais rien n’y fait, elle ne se réveille
pas.

- Mais bougre d’idiot, la fenêtre est ouverte, entrez-y donc ! Ne restez pas planté là !

- Mais enfin Monsieur, c’est une violation de domicile caractérisée !

- Vous êtes bien avocat non ?! Vous trouverez un argument à votre décharge ! Entrez dans cette putain
de chambre et foutez-la moi hors du lit !

- Excusez-moi Monsieur, mais avec tout le respect que je vous dois, si jamais elle devait être morte, il
vaudrait largement mieux laisser faire les officiels non ?! Inutile d’ajouter un scandale à votre propre
désappointement.

Eric n’avait pas pensé à cette alternative ! Qui pourrait donc bien avoir tué son assistante ?! Elle était
trop jeune pour mourir de mort naturelle, alors un assassinat ? Pourquoi faire ?! Il y avait bien d’autres
manières de lui causer du tort que de le priver de son assistante pensa-t-il.

- Bob ! Entez et vérifiez qu’elle vit encore. Si elle est morte vous ressortez et c’est tout.

- C’est vite dit ça, et mon entrée ne passera pas inaperçue en cas d’enquête… grommela-t-il, pensant
que son patron ne l’entendrait pas.

- Bob, soit vous entrez dans cette chambre, soit je vous fais renvoyer vos effets personnels à votre
domicile c’est clair ?!

Bob soupira, leva les yeux au ciel et s’exécuta, sous la menace de son renvoi. Il s’approcha de la jeune
femme alitée et tendit deux doigts en direction de son cou, lorsqu’il entendit le cliquetis d’une clef que
l’on tourne dans une serrure et la porte d’entrée s’ouvrir. Bob sursauta et se précipita vers la fenêtre
par laquelle il était entré. À peine l’avait-il franchie, se prenant à moitié le pied dans le rideau, qu’une
dame corpulente d’un certain âge entra dans la chambre. Les mouvements de Bob à l’extérieur
attirèrent son attention. Le voyant en train de finir de se démener avec le rideau, la dame se mit à
hurler d’un cri perçant, ce que fit Bob également dans le feu de l’action.

Chapitre 5 – page 80
- Eh ! vous ! Vous êtes qui ? Qu’est-ce que vous faîtes à cette fenêtre ! Je vais appeler la police tout de
suite !

- Non attendez ! lui rétorqua-t-il aussitôt. Je m’appelle Robert Fitzpatrick Junior, mon père était
l’avocat des Rolling Stones !

- Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ! Je vais appeler la police !

- Non attendez s’il vous plaît laissez-moi vous expliquer. Vous êtes qui, vous, d’abord ?

- Moi ? La femme de ménage. Un métier honnête Monsieur l’avocat. Pas comme le vôtre ! J’ai vu le
film « L’Associé du Diable » vous savez ?! Je sais ce que vous faîtes ! On me la fait pas à moi !

Bob sentait bien que son argument imparable relatif à son père et sa question censée le rapprocher
de la femme de ménage, avaient été assez puérils, mais c’est la seule chose qui lui était venue à l’esprit
à ce moment-là. En vérité, son père n’aurait vraiment pas été fier de lui à cet instant précis.

- Je suis avocat pour la société Gulf Oil et Pamela est l’assistante de direction de son PDG… !

- Le PDG de qui ?

- Je viens de vous le dire : Gulf Oil, la compagnie pétrolière.

- Les pollueurs ?!

- Euh, oui c’est ça… confirma-t-il d’un ton gêné.

Eric Johnson, qui était resté à l’écoute puisque la communication en vision n’avait pas été coupée,
grommela quelque chose d’incompréhensible.

- Écoutez Madame, en fait, nous nous faisons énormément de souci pour Pamela. Elle n’est pas venue
travailler ce matin alors mon patron m’a envoyé pour venir voir si elle allait bien, et, comme vous
pouvez le constater vous-même, elle dort ! Mais elle ne se réveille pas et…

- C’est vous, La bande de salauds qui la faîtes travailler comme une esclave pour polluer encore plus !

- Euh… ce n’est pas la question. Pour l’instant, pourriez-vous aller voir si vous arrivez à la réveiller, si…
si elle va bien ! C’est très important pour nous qu’elle soit en bonne santé vous comprenez ?! On l’aime
tous bien Pamela…

- Tu parles, espèce de menteur. Vous voulez la tuer à la tâche oui !

- S’il vous plaît… lui répondit-il sur un ton traînant et visiblement agacé. Imaginez qu’elle soit morte !
Hein ?

La femme sursauta en écarquillant les yeux.

- Mamma mia ! Ne parlez pas de malheur la pauvre petite, rugit-elle en se ruant vers le lit. Elle plaqua
quasiment son oreille sur sa bouche.

Chapitre 5 – page 81
- Elle respire ! s’adressant à Bob d’un air réjoui.

Ce dernier souffla d’un air rassuré.

- Pouvez-vous la réveiller ?

- Pour l’envoyer au travail et qu’elle soit morte d’épuisement demain ?! Sûrement pas ! se renfrogna-
t-elle immédiatement.

- Mais enfin, vous n’allez pas la laisser dormir toute la journée ?! Vous voyez bien que quelque chose
ne va pas ?!

Eric Johnson qui s’impatientait durement, hurla au téléphone :

- Bordel ! Bob ! On va pas y passer la journée !

- Qu’est-ce qu’il dit ? s’enquit la femme de ménage.

- Rien, rien ! Il veut qu’elle aille bien, il est inquiet, et quand il est inquiet il est grognon ! Pamela est
comme sa fille vous comprenez ?! conclut-il en raccrochant au nez du PDG.

Bob aurait voulu proposer un billet de 500 dollars pour faire accélérer les choses (et à reporter sur sa
fiche de frais professionnels) mais il eut peur que la dame ne se drape dans sa dignité en lui sortant
encore d’autres arguments moralisateurs. Il retenta sa chance une dernière fois, l’étape suivante étant
l’appel pur et simple de la police, quitte à faire accuser la femme de ménage en réarrangeant son
témoignage visuel de la situation.

- Madame, réveillez-la, s’il vous plaît. Per favore ! Per l’amor di Dio.

- Oooh… vous parlez Italien ? s’exclama-t-elle d’un air réjoui.

- Vous voyez bien ! Alors s’il vous plaît, allez la réveiller… S’il vous plaît.

Avant son embauche par Gulf Oil, son premier client avait été un boulanger italien qui répétait toujours
ça. Il se dit que ça valait la peine d’essayer. La dame s’assit à côté de Pamela, et lui adressa moultes
paroles censées être réconfortantes dans sa langue natale, la secoua un peu ensuite, et finit par la
gifler, portant ensuite sa main à sa bouche.

- Elle ne se réveille pas Monsieur. Qu’est-ce qui lui arrive ?

- Je ne sais pas. Appelez un médecin s’il vous plaît, elle a une bonne assurance maladie, autant qu’elle
en profite. Moi, je vais retourner au travail, annoncer la mauvaise nouvelle à mon patron. Il va être
effondré. Il ne va pas s’en remettre c’est sûr ! Vous voulez bien faire ça… pour elle ?! lui demanda-t-il
avec un grand sourire enjôleur.

- Oui oui, bien sûr, tout de suite. Mio Dio, la povera ragazza. Sei ancora un bravo ragazzo. Spero che
stia bene. Ha un numero di telefono? Posso tenervi informati se volete...

- Euh, oui oui, bien sûr. Moi aussi… Allez au revoir, à bientôt hein ?!

Chapitre 5 – page 82
- Et le numéro de téléphone ?

Mais Bob s’était déjà jeté dans sa voiture, et démarra sur les chapeaux de roues.

- Il va me tuer… pensa-t-il.

Il appuya sur le bouton marqué d’une icône de combiné téléphonique sur son volant, et dit :

- « Katlyne »

Une voix artificielle se fit entendre dans l’habitacle de la voiture : « communication en cours avec…
Katlyne ». Puis deux bips longs, et enfin la voix de Katlyne.

- Bonjour, bureau de…

- Kat, c’est moi !

- Bob ! Le boss est dans tous ses états ! Tu la ramènes hein ? Ça va le calmer !

- Euh, ben non en fait. Elle ne se réveille pas.

- BOB !

- Oui Monsieur.

- Qu’est-ce que vous foutez ? Où est Pamela ?

- Je rentre Monsieur, mais elle ne se réveille toujours pas. C’est pas normal, j’ai fait appeler un médecin,
mais pour l’instant elle est HS, je suis vraiment navré.

- C’est pas vrai… ! Katlyne, appelez-moi le…

La communication fut interrompue par Eric Johnson qui raccrocha sans plus se préoccuper de
l’assistant juridique. Bob n’y pouvait rien mais il n’était pas à l’aise. Quand le patron était énervé, tout
le monde en bavait, et le dossier China Petroleum était crucial pour les résultats de l’exercice en cours.
La hausse des actions due à ce coup-là ravirait les actionnaires et…

- Et… MERDEEEE ! hurla-t-il dans la voiture en frappant son volant.

La soirée des actionnaires devait avoir lieu dans quatre jours. Quatre jours… ! Pamela était experte
dans son domaine. Elle connaissait la Chine par cœur et parlait mieux Chinois que Mao Tsé-toung. De
plus elle connaissait le dossier absolument par cœur, et le profil des cadres de China Petroleum aussi
bien que Zhou Jiping, leur PDG, sans compter qu’elle lui avait juré de jouer une partie de Mahjong avec
lui ! C’était quoi le « majong » d’abord ?!

Le temps de passer tout l’entrevue dans sa tête, histoire de pouvoir proposer une solution viable à
Eric, il était arrivé au parking de Gulf Oil. Il sortit de sa voiture à toute enjambée et se rua vers
l’ascenseur pour regagner le bureau de Katlyne… et de Monsieur Johnson !

Chapitre 5 – page 83
Lorsque la double porte de l’ascenseur se rouvrit dans le couloir de l’étage d’accueil de la Direction
Générale, du monde était rassemblé autour du bureau de Katlyne.

- Ah, Bob, venez, je crois que nous avons une solution… lui adressa-t-elle dès qu’elle le vit.

- Vous appelez ça une solution vous ?

- Mais enfin Monsieur Johnson, c’en est une qui nous est proposée.

Le PDG, ayant entendu Katlyne, lui avait répondu depuis


son bureau resté ouvert, où se trouvait une magnifique
jeune femme que Bob n’avait jamais vue, ainsi que
Bellinda, Senior Vice-Présidente du Département
Juridique. Tout le monde était en effervescence.

- Enfin Eric soit raisonnable, cette fille a l’air formidable.


C’est une aubaine pas croyable !

- Mais enfin Bellinda personne ne la connaît, et elle ne


connaît pas nos dossiers, tu te rends compte du temps
qu’il faut pour acquérir le degré de maîtrise de Pamela ?
Bellinda Foxworth
- Excusez-moi, les interrompit la jeune femme.

- Et puis, vous êtes qui vous ? lui demanda Eric, dans tous ses états.

- C’est la stagiaire des RH. Elle est chez nous depuis quatre mois et elle fait un super boulot.

- D’ailleurs à ce propos, si on pouvait parler aussi de mes conditions d’embauche éventuelles ça…

- Oui oui plus tard, s’il vous plaît ! Vous ne voyez pas que ce n’est pas tout-à-fait le bon moment, non ?!

- Hum, excusez-moi Monsieur, lui répondit-elle quelque peu intimidée. Je voulais juste dire que la
candidate dont j’ai trouvé la demande d’emploi, indique qu’elle a une mémoire intégrale et
photographique et un QI de plus de 180.

- Mémoire intégrale ! surenchérit Bellinda.

- Oh toi ! Je sais pourquoi tu trouves son CV intéressant. Elle a étudié au Rollins College comme toi. Ça
tisse des liens… !

- Ne sois pas injuste. Si sa candidature a attiré mon attention à cause de ça, ce n’est certainement pas
la seule raison pour laquelle j’appuierais sa candidature. Elle a un profil parfait ! Si tu veux j’appelle le
Rollins et je leur demande copie de son dossier pour voir ce qu’ils en pensaient. Je peux aussi appeler
Grant, j’ai gardé d’excellentes relations avec lui. Il me dira sincèrement ce qu’il en pense. Qu’est-ce
qu’on a à perdre compte tenu de la situation. En plus, j’ai aidé Grant à accéder au poste de Président,
il me doit quelques services. Là je ne lui demande rien hormis l’honnêteté de son avis. Il me le donnera
sans faute et sincèrement. Sois raisonnable enfin, c’est une fantastique occasion.

Chapitre 5 – page 84
- Eh bien justement, je me méfie. C’est trop parfait, comme par hasard…

- Cette fille a envoyé sa candidature il y a des mois. Son CV est excellent mais comme la place était
prise, on lui a refusé le job. C’est Phoebe qui l’a ressorti des archives et nous l’a retrouvé. Si ça se trouve
elle a déjà un emploi mais en la payant bien on pourra la débaucher, au moins le temps que Pamela se
remette. On la jettera quand elle reviendra. On lui donnera une petite indemnisation et une bonne
recommandation pour son CV et voilà. Et si elle ne travaille pas actuellement, ce sera une aubaine pour
elle et comme elle est encore toute jeune, on pourra la sous-payer pour le même job en contrepartie.
C’est tout bénéfice. De toute façon la soirée des actionnaires est pour la semaine prochaine et on doit
avoir avancé sur le dossier. On lui fera faire des heures sup de fou et c’est bon. Elle est jeune, elle
tiendra le temps qu’on n’ait plus besoin d’elle. Laisse-moi appeler Grant, ça ne coûte rien !

- Si ! Le prix de la communication !

Bellinda le regarda de biais, incrédule à l’argument.

- Je plaisante. Fais-le si tu y tiens.

- OK. Phoebe, suivez-moi, conclut-elle. Laissez le dossier à Monsieur Johnson qu’il puisse l’étudier.

- Bien Madame.

- Non, pas le temps. Oh et puis si, pourquoi pas. Donnez-moi ça !

Il arracha le dossier des mains de Phoebe sans lui jeter le moindre regard, et alla s’asseoir à son bureau,
le CV en main. Bellinda dirigea Phoebe vers la sortie, une main dans son dos, avant de s’adresser à Bob.

- Préparez-moi un contrat béton au nom de Megan Sarah Sheffield. Je suis sûre de mon coup et
Monsieur Johnson n’a que le choix d’accepter de toute façon. Je vais quand même appeler le Rollins
College pour avoir confirmation mais il semble que ses résultats aient été excellents d’après son CV.
Faîtes en sorte qu’on puisse la virer n’importe quand et sans difficultés. Je ne sais pas de quoi souffre
Pamela mais elle ne va pas rester en syncope toute la vie.

- Si elle a fait un burn-out ça peut durer… se risqua-t-il.

- Pfff, un burn-out. Quand on se fait plus de 140.000 dollars par an plus les primes, on ne fait PAS de
burn-out. Fais faire une enquête. Je trouve quand même bizarre moi aussi cette succession de hasards.
Pour l’instant on surfe sur la vague, mais je veux en avoir le cœur net.

Il fit un signe de la tête et s’apprêta à regagner son bureau.

- Ah, Bob ! Trouvez-moi aussi un coupable. N’importe qui peu importe, mais je veux quelqu’un dont
on puisse mettre la tête sur le billaud OK ?!

- C’est comme si c’était fait. Euh… ça inclut potentiellement aussi Pamela elle-même ?

- Évidemment !

- OK je vous fais ça.

Chapitre 5 – page 85
- Ah ! Bob… VITE !

- J’y passerai la nuit s’il le faut.

- Bon garçon !

Quatrième partie : l’èmbauchè

Le lendemain, mercredi, 09:48 du matin.

Bellinda, Bob, et la Directrice des Ressources Humaines étaient réunis dans le bureau d'Eric Johnson.

- Bob ! Vous n’êtes ni rasé, ni changé, ni visiblement douché !

- Je ne suis pas rentré Monsieur.

- Je lui ai demandé de nous faire un contrat canon pour qu’on soit les plus libres possible de faire avec
elle à peu près ce qu’on veut, le renseigna Bellinda.

- On verra bien ce que vaut ton petit prodige.

- Les retours du Rollins College sont élogieux, et l’avis personnel de Grant, plus encore. A priori, c’est
la meilleure élève qu’ils aient jamais eu.

- Donc meilleure que toi ! lui lança-t-il, sarcastique.

- Oui Eric, meilleure que moi ! Qu’est-ce que tu peux être désagréable quand tu t’y mets.

- Excuse-moi Bellinda, mais comprends la situation dans laquelle je me trouve !

- On est tous réunis ici pour te trouver une solution providentielle.

- Est-ce qu’on a des nouvelles de Pamela ?

- Elle a été admise au Newton-Wellesley. Je n’en sais pas plus pour l’instant.

Eric décrocha son téléphone et appuya sur une touche de son clavier.

- Katlyne, appelez-moi le Newton-Wellesley Hospital et trouvez-moi un responsable qui puisse me


donner des nouvelles fraîches concernant Pamela.

- Tout de suite Monsieur, oh, Mademoiselle Sheffield est arrivée.

Eric passa la communication sur le combiné téléphonique et en couvrit la partie inférieure de sa main
gauche.

- Vous êtes prêts ? demanda-t-il aux personnes présentes dans son bureau.

Chapitre 5 – page 86
Personne ne répondit mais tout le monde acquiesça avec moues et hochements de tête adéquats à
l’expression d’une réponse affirmative.

- Faîtes-la entrer.

Il raccrocha et la porte s’ouvrit. Katlyne entra la première dans le bureau, ouvrant le passage au rendez-
vous de 10:00.

En la voyant, Bob déglutit instinctivement, se redressa sur sa chaise sur laquelle il était légèrement
affalé dû à la fatigue d’une nuit blanche, et tenta tant bien que mal de reprendre visage humain et
avenant.

- Entrez Mademoiselle, asseyez-vous je vous prie.

Eric lui désigna le siège qui lui avait été imparti, tournant légèrement le dos à Bellinda qui n’était donc
pas dans son champ de vision. Bellinda regarda Eric, écarquillant les yeux et desserrant la mâchoire
toutes lèvres jointes. La jeune femme était sublime. Ils s’attendaient tous à recevoir, pour une raison
inconnue, une fille mal peignée, lunettes d’écailles sur le nez et appareil dentaire dans la bouche, mais
au lieu de ça, c’était une sorte de Miss America de presque un mètre quatre-vingt.

- Merci d’être venue si rapidement à notre demande.

- C’est moi qui vous remercie, mais je suis assez étonnée, ma candidature avait été refusée.

- Oui je sais, nous avons un petit problème inattendu qui nous oblige à ressortir des candidatures
d’embauche pour un poste d’assistante de direction. On vous a expliqué je présume ?!

- Plus ou moins, oui.

- Vous ne travaillez pas actuellement… !

- Non. Enfin, je fais serveuse dans un café pour l’instant.

Ils se regardèrent tous en levant les yeux au ciel, Bellinda un peu gênée.

- Mademoiselle Sheffield, intervint Bellinda, au cas où vous seriez éventuellement embauchée, si on


vous demande ce que vous faisiez « avant », dites que vous étiez en cours d’écriture d’un livre sur les
relations économiques internationales entre l’Amérique et l’Asie vous voulez bien ? lui demanda
Bellinda sur un ton dédaigneux. Eric reprit la parole.

- Vous dites que vous ne travaillez pas, mais c’est bien un travail ça non ?

- Non. Enfin, pas pour moi. C’est un peu au-dessus de la prostitution mais à peine… Quant au livre dont
vous parlez Madame Foxworth, se retournant vers elle, je l’ai presque terminé. Je serais honorée que
vous me donniez votre avis éclairé le concernant. Mais je me doute que vous manquiez de temps pour
ça, d’autant qu’il avoisine les 500 pages à présent.

Puis elle se retourna vers le PDG qui la regardait avec un étonnement qu’il ne pouvait dissimuler, et
s’enquit de se faire confirmer cette information tout de même surprenante.

Chapitre 5 – page 87
- Vous avez écrit un manuscrit de 500 pages sur l’économie américano-asiatique ?

- Plus exactement sur l’économie énergétique entre l’Asie et l’Amérique en effet, lui répondit-elle.

Il compulsa rapidement le CV de la candidate avant de reprendre.

- Ce n’est pas dans votre CV !

- Il n’est pas terminé. Je ne me mets jamais en avant avec des à peu près.

La DRH émit un « hum », le nez plongé vers son bloc-notes.

- Mademoiselle Sheffield, l’interrogea Bellinda…

- Madame Foxworth, ne serait-il pas possible que je puisse voir mes interlocuteurs plutôt que leur
tourner le dos ? Ce serait beaucoup plus agréable.

- Excusez-moi c’est ma faute intervint Eric Johnson. Il était prévu que moi seul vous interroge. Bob,
voulez-vous bien redisposer les sièges s’il vous plaît, que tout le monde puisse se voir mutuellement.

Bob se leva d’un bond, suivi par les autres présents, avant de former rapidement un arc de cercle avec
les quatre chaises. Une fois fait, tout le monde se rassit.

- Excusez-moi Bellinda, vous disiez ? demanda Megui.

- Oh ! « Bellinda » ? Pour vous ce sera « Madame Foxworth », s’il vous plaît.

- Bien sûr excusez-moi Bellinda… Vous vouliez me demander quelque chose ?!

Bellinda se redressa sur sa chaise, le regard mauvais, mais au même moment Eric leva la main pour
calmer le jeu.

- Mademoiselle Sheffield…

- Je vous en prie Monsieur Johnson, appelez-moi donc Megan, intervint-elle avec son plus beau sourire.

Il soupira, sentant qu’un bras de fer commençait à s’instaurer alors que l’entretien n’avait pas encore
débuté, qu’il commençait à se faire tard, qu’il prenait un retard fou par rapport à son planning, et que
« Megan » n’était toujours pas embauchée. Elle, en revanche, paraissait parfaitement à son aise, alors
que « Megui » devait faire oublier son idée à Bellinda, ce qu’elle obtint sans peine.

- Mademoiselle Sheffield, reprit Eric Johnson. « Megan », ce sera lorsque vous serez embauchée, si
vous l’êtes. Pour l’instant nous nous en tenons à « Monsieur Johnson », « Madame Foxworth », etc.
Moi ce que j’aimerais vous demander, c’est si vous êtes prête à sacrifier quelque chose pour la
compagnie, pour votre job si vous le décrochez, pour votre carrière, pour la réputation de Gulf Oil, et…

- Oui Monsieur Johnson, absolument. Tout comme à prendre des risques considérables mais maîtrisés
aux rendements optimisés, pour faire honneur, et du profit, à cette entreprise. Oui, absolument.

Tous se regardèrent discrètement.

Chapitre 5 – page 88
- Vous avez l’air sûre de vous.

- Évidemment.

- Vous pourriez le prouver sans doute. Non que votre parole n’ait pas de valeur, mais dans la vie vous
savez, il vaut mieux se fonder sur autre chose que des promesses.

- Je comprends parfaitement Monsieur, et je peux tout aussi bien le prouver, en effet.

Eric eut un petit sourire de contentement, lorsque le téléphone sonna.

- Oui ?!

-…

- OK passez-le moi… Allo, Eric Johnson, Gulf Oil. Avez-vous des nouvelles de Mademoiselle Davis ? Elle
a été admise dans vos services hier.

-…

- Hum, et… ?!

-…

- Quoi ? Empoisonnée ?

Tout le monde sursauta. Eric brancha le haut-parleur et raccrocha.

- Pourriez-vous répéter s’il vous plaît ?

- Bien sûr Monsieur. Nous lui avons fait une prise de sang et le rapport toxicologique témoigne de la
présence d’un poison, une substance semblant avoir une fonction hypnotique mais sans que nous
ayons pu en déterminer la formule.

- Pfff, du poison, tout de suite les grands mots… interrompit Megui, au milieu de la consternation
générale.

Eric la regarda médusé. La personne au bout du fil poursuivait son rapport.

- Ses signes vitaux sont constants, sa vie n’est absolument pas en danger, mais elle se trouve dans une
sorte de coma artificiel semble-t-il.

- OK merci à vous Docteur, je vous rappelle très bientôt.

Et il interrompit la communication. Fixant Megui, il reprit d’un air suspicieux et furieux.

- Qu’entendez-vous exactement par : « du poison, tout de suite les grands mots » ? Avez-vous quoi
que ce soit à voir avec ça ?

Megui prit une profonde inspiration, puis croisa ses longues jambes avant de prendre la parole.

Chapitre 5 – page 89
- Vous vouliez une preuve ? Eh bien vous l’avez. J’ai sacrifié Pamela Davis.

Tout le monde la regarda, médusés.

- Bon elle s’en sortira rassurez-vous. Je connais quelqu’un qui connaît un pharmacien, etc. Ce quelqu’un
me devait un service et je l’ai mis sur le coup pour qu’il me débarrasse de Pamela. Je VEUX ce job et je
suis prête à tout pour l’obtenir. Je suis beaucoup plus intelligente que Pamela. Je suis beaucoup plus
rapide qu’elle, beaucoup plus endurante qu’elle. J’ai plus de cordes à mon arc qu’elle. Je suis beaucoup
plus jeune qu’elle, et surtout beaucoup, beaucoup, plus jolie qu’elle. Je suis meilleure en tout, et ce
n’est pas de la vanité. Et si vous parliez de moi lorsque vous me demandiez si je serais capable de
sacrifier quelque chose pour ma carrière, alors oui également. Tenez ! Voici un certificat médical
attestant de ma stérilisation. Pas de mouflets, pas de ragnagnas douloureux non plus. Compétitive
chaque jour du mois comme « tout le monde ». Je parle du personnel masculin bien sûr. Je parle
couramment vingt-sept langues. Je suis capable d’apprendre n’importe quoi en 48 heures et de le
maîtriser à l’absolue perfection en l’optimisant en outre, en 24 heures de plus. Je sais survivre dans
n’importe quelle condition, même à Wall Street. Je peux établir des estimations projectives en temps
réel des cours de la bourse, analyser des giga-octets de données et en retirer une ligne de tendance
qui se révèle effectivement exacte dans 87,41% des cas en moyenne, et pas uniquement dans le cas
d’analyses comportementales des bulles spéculatives. Je le fais également sans me fier aux tendances
marquées du marché. Je n’ai aucun diplôme en Droit, même je connais tous les codes de lois quasiment
par cœur, et en conseillant un avocat, je lui ferai obligatoirement gagner une affaire s’il existe la
moindre chance d’y parvenir, notamment au niveau procédural. En résumé, Pamela, c’était les
aventures de bobonne chez Gulf. Moi, c’est Wonder Woman. D’ailleurs, j’en ai un peu le look vous ne
trouvez pas ? Ah oui, j’ai aussi une mémoire photographique et intégrale. Donnez-moi n’importe quel
dossier, je vous le restitue par cœur. D’ailleurs, dans mon emploi actuel de serveuse, je n’ai jamais
besoin de prendre en note la commande des clients. Je me souviens de chacune d’elles depuis que j’ai
commencé. Leur date, le numéro de la commande dans le calpin, la facture des clients, et leur numéro
de carte bancaire quand ils ont payé avec. Sinon, je n’ai aucune autre ambition que ce job. Ici ou
ailleurs, ça ne fait pas la différence, mais j’ai choisi Gulf sur base de l’analyse croisée d’un grand nombre
de paramètres et de critères qui me sont propres. C’est tombé sur vous. Ça aurait pu tomber sur
quelqu’un d’autre. Mais c’est Gulf Oil et rien d’autre. Aucun de vos jobs ne m’intéresse. Il n’y a que
celui d’assistante de direction. On me proposerait de devenir la nouvelle PDG que je refuserais. Vous
n’avez pas à craindre pour vos postes respectifs, ils ne m’intéressent pas. Et vous savez pourquoi ?

- Vous allez nous l’apprendre je suppose.

- Parce que vous, vous fabriquez des échiquiers. Moi, je suis un Maître dans l’art des échecs. Vous créez
les cadres, moi je joue les parties, et je les gagne pour qui me paie. Donc inutile de me proposer un
salaire de misère pour me mettre le pied à l’étrier. Je veux le salaire de Pamela, je vous fais cadeau des
primes. Elle a l’expérience. Moi, je suis l’expérience elle-même. Je serais de toute façon toujours
meilleure qu’elle en me contentant de la regarder travailler, qu’elle en travaillant. Vous ne perdez pas
au change. Ah, Bellinda, vous me considérez comme quelqu’un de dangereux n’est-ce pas ? Votre
analyse faciale en témoigne plus que vous pourriez l’imaginer. Et vous, Monsieur Johnson, vous
jouissez à l’idée de me mettre au boulot. Vous, vous n’avez pas peur de moi. Vous y voyez votre intérêt,
tout comme moi. On n’est pas PDG d’une compagnie pétrolière si on a peur. Vous savez qu’on a plus

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de chances de survivre en traversant l’Amazonie à pied et nu comme un ver, qu’en tentant de s’infiltrer
dans le milieu des affaires, et surtout du pétrole, sans y être très correctement préparé, sans être prêt
à tout et n’importe quoi, et à sacrifier quiconque ou presque. Me concernant, il n’y a pas de
« presque », c’est la seule différence entre vous et moi. Je me suis renseigné sur vous sur Internet,
excusez-moi. C’est un milieu de tueurs n’est-ce pas ? Eh bien j’en suis une et je veux l’être pour vous,
c’est tout. Vous avez toutes les preuves de ma détermination. J’ai su me rendre indispensable. Je saurai
vous rendre indispensable aux autres, d’une manière ou d’une autre, mais de manière si subtile qu’ils
n’y verront que du feu. Et enfin, ce n’est pas non plus dans mon CV, j’ai mon brevet de pilote d’hélico,
et d’avion, du bimoteur au jet, et je suis aussi experte en karaté, Te Kwan Do, Krav Maga, et Systema.
Ah oui, et aussi… je ne couche pas, à moins bien sûr que vous ayez besoin de mes talents pour les
affaires. Dans ce cas je vous mettrai même le Pape dans mon lit si c’est nécessaire. Euh… je crois que
c’est tout… fit-elle avec un grand sourire. Ah, non, mon violon d’Ingres, c’est le mentalisme, et je suis
plutôt bonne.

De très longues secondes passèrent dans un silence de mort, tous les regards tournés vers Megui.
Chacun sentait que tous les arguments se voulant opposés voire complémentaires à ceux de
Mademoiselle Megan Sheffield, avaient été soigneusement devancés par les siens propres.

Megui fut celle qui brisa la glace.

- Alors, on le signe ce contrat ? Avouez quand même que j’ai l’étoffe d’une guerrière. Vous avez besoin
de moi. Bon d’accord, c’est à cause de moi que vous avez aussi besoin de moi, mais il n’empêche que
Pamela était au bord du burn-out, et quand on gagne le salaire qui est le sien, on ne fait pas de burn-
out ! On dit merci et on avance. Vous n’êtes pas d’accord ?

Elle se mit à regarder l’un après l’autre les personnes présentes dans le bureau, sans réponse de
quiconque.

- Écoutez Mademoiselle, nous vous remercions beaucoup pour votre… présentation. Nous allons
débattre entre nous de sa pertinence et nous ne manquerons pas vous contacter.

Megui se leva et se dirigea en direction de la porte.

- Inutile. Je serai là demain matin à 07:30. Je commence toujours à 07:30. Merci de m’avoir reçue. Ah,
j’oubliais, j’ai fait envoyer un énorme bouquet de roses à la famille de Pamela, en votre nom Monsieur
Johnson, bien sûr. Rien n’est plus important que l’image. On peut faire n’importe quoi, mais à condition
de le présenter de la manière adéquate. Vous n’aurez peut-être jamais le prix Nobel de la Paix, mais
peut-être celui du Pétrolier le plus… « Green » si je puis dire. Messieurs-dame, à demain.

- Un instant Mademoiselle Sheffield, vous n’avez pas de badge d’accès, vous ne pourrez pénétrer dans
l’immeuble à cette heure-là.

- En fait si, bien sûr, mais je m’en abstiendrai. Je serai donc là sans faute à 10:00.

Megui sortit du bureau. Dès cet instant, tout le monde se détendit, soufflant, se raclant la gorge, ou…
se réaffaissant sur sa chaise.

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- Cette fille-là est une bombe atomique ! lança négligemment Bob qui perçut les regards posés sur lui.

- Euh, je ne parle pas de son physique hein, mais de son caractère.

Bellinda prit la parole.

- Eric, elle est beaucoup trop dangereuse.

- C’est toi qui m’as poussé à la recevoir non ?!

- Eh bien maintenant je te pousse à ne pas l’embaucher.

- Tu dis ça parce que tu te sens en position de faiblesse Bellinda. Et tu détestes ça, avoue-le. Je te
connais bien. Moi je la trouve intéressante cette fille. Je n’ai quand même jamais rencontré quelqu’un
comme elle.

- Elle te sucera le cerveau à la paille si tu la laisses faire.

- Quelle image, Bellinda ! Eh bien je ne la laisserai pas faire voilà tout. Ecoute, comme tu le disais toi-
même, je n’ai pas le choix, et jamais personne ne m’offrira ce qu’elle m’offre c’est l’évidence-même.

- Et si c’était une espionne ?

- Si elle travaillait pour moi, ce n’est certainement pas en tant qu’espionne que je l’embaucherais, mais
comme mon assistante personnelle.

- Mais elle va finir par s’asseoir dans ton fauteuil !

Bellinda haussait le ton. Elle sentait quelque chose clocher mais elle ne pouvait mettre le doigt dessus.

- C’est le Conseil d’Administration qui décide qui occupe ce fauteuil, pas les nouvelles recrues, et puis
elle a bien expliqué qu’être la boss ne l’intéressait pas.

Bellinda voulut lui rétorquer quelque chose mais Eric l’en empêcha.

- Écoute Bellinda, c’est encore moi qui décide. Enquête sur elle si tu veux, mais j’en ai besoin, au moins
jusqu’au terme de China Petroleum.

- Pour l’enquête c’est déjà en cours.

- Fais-lui rédiger un contrat bancal, histoire de prendre une marge de sécurité.

- C’est déjà fait, mais elle le verra tout de suite.

- Alors tarde à le lui faire signer. Quand ça deviendra critique, tu le lui feras signer rétroactivement et
puis voilà. Joue sur le temps, c’est le seul atout que nous ayons.

- D’accord on fait ça… Bob, bonne nouvelle : vous avez travaillé toute la nuit pour rien !

- Je viens de comprendre, merci.

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- En tout cas j’espère qu’elle est à la hauteur de ses prétentions, conclut Eric.

- Je ne crois pas que ce soit ce que nous avons à craindre de sa part, conclut Bob.

Bellinda était méfiante. Affreusement méfiante. Elle ne parvenait pas à faire confiance à Megan , mais
si cette dernière avait voulu la crisper et la monter contre elle, elle ne s’y serait pas prise autrement.

- Allez, au travail tout le monde, nous avons assez perdu de temps comme ça. Nous verrons demain.

L’ordre d’Eric était sans équivoque. Tout le monde se leva et sortit du bureau du Président.

- Bob !

- Madame Foxworth ?

- Trouve son point faible, que nous ayons un levier au moins. Suis-la, séduis-la, drogue-la, fais ce que
tu veux mais trouve-moi quelque chose dont on puisse se servir contre elle si nécessaire.

- Euh, j’aimerais bien dormir un peu et…

- Plus tard. Va te doucher et te changer, et je te veux sur ce coup-là dans deux heures c’est compris ?

- Oui Madame…

Bob se dirigea vers l’ascenseur en traînant les pieds.

Cinquième partie : China Petroleum

Le surlendemain, vendredi, 03:28 de l’après-midi.

Eric décrocha son combiné téléphonique et appuya sur une touche de son clavier.

- Megan , voulez-vous bien venir dans mon bureau s’il vous plaît, il faut que nous parlions du dossier
actuellement prioritaire. C’est vraiment très urgent et je voudrais vous le présenter et vous expliquer
les fondements et les enjeux essentiels. C’est précisément pour ça que je vous ai embauchée.

- Bien Monsieur, j’arrive tout de suite.

Moins d’une minute plus tard, Megan toqua à la porte du mur mitoyen entre son propre bureau et
celui d’Eric Johnson.

- Entrez Megan , inutile de frapper à la porte.

- Bonjour Monsieur, excusez-moi.

- Entrez, asseyez-vous dans le canapé nous allons en discuter.

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Megan ne se fit pas prier et s’assis au bout du luxueux canapé en cuir clouté couleur tabac, du bureau
d’Eric.

- Et pour mon contrat on fait quoi ? lui demanda-t-elle, profitant de l’occasion qui se présentait à elle.

- Il est en cours, le service juridique est débordé. Mais vous l’aurez Megan, forcément, je m’y engage.
En attendant, j’attends de vous que vous appreniez par cœur le dossier China Petroleum. C’est la
priorité absolue du moment. Je veux des arguments solides à l’occasion de la soirée des actionnaires
qui aura lieu demain. Si vous êtes aussi douée que vous le prétendez, j’attends que vous m’en fassiez
la démonstration.

- Mais le dossier est déjà acquis Monsieur. Je peux vous le réciter par cœur si vous le voulez.

Eric la regarda, médusé, sans prononcer un mot. Ce dossier devait bien faire 15 cm d’épaisseur et être
constitué d’un bon millier de pages au bas mot.

Voyant son étonnement, Megui fit mine de ne pas s’en apercevoir et poursuivit simplement.

- Néanmoins il en ressort que certains chiffres sont erronés. Par exemple les prévisions de production
sont vues à la baisse par rapport à la réalité constatée. Si ce dossier a été établi sur base des chiffres
de China Petroleum, c’est qu’il existe soit une volonté d’éprouver votre acuité, soit de vous faire perdre
de l’argent. Dans les deux cas ce n’est pas très valorisant pour vous. Si c’est vous qui l’avez dressé, c’est
pour éprouver ma propre acuité, auquel cas vous avez la réponse à cette manœuvre : vous êtes
démasqué. Dans le cas contraire, ce sont vos partenaires qui le sont.

- Megan , je sais que c’est dans votre CV mais j’avoue ne pas en avoir un souvenir très précis. Rappelez-
moi votre QI ?

- Il n’y figure pas Monsieur. J’ai spécifié « supérieur à 180 ». En réalité il est de 240. Il a fallu établir une
nouvelle base de calcul pour l’estimer. Je me suis contentée du chiffre de 180 car c’est celui, standard,
des surdoués moyens. J’ai constaté que mentionner d’emblée un quotient supérieur fait généralement
peur, du moins attise la méfiance. Personnellement je pense que c’est un peu plus de 240, mais bon,
peu importe à ce stade.

- Seigneur Dieu ! Non pour les chiffres du dossier ce sont effectivement les leurs et fournis par leurs
soins. Mais, sur quoi vous basez-vous pour dire que les chiffres sont falsifiés ?

- Pas falsifiés, mais légèrement arrangés. Si on compare l’ensemble de leurs manœuvres industrielles,
leur plan public d’investissement, le cours en bourse de leurs titres, et leurs annonces officielles, ça
saute aux yeux. Quelques chiffres sont disponibles sur Internet qui corroborent cette position. Ils
pourraient corriger le tir en vendant des titres de leur filiale Shanghai Petrochemical. Pourtant ils ne le
font pas. Ils n’y ont aucun intérêt si ce n’est tenir à dessein et artificiellement sous le seuil de
production optimal les puits estampillés China Petroleum, et comme par hasard ils effectuent des
opérations en bourse en prenant Shanghai Petrochemical comme contrepartie pour créer un effet
haussier artificiel, depuis qu’il est question de traiter ce dossier avec Gulf Oil.

Eric réfléchit un instant, aussi vite qu’il le pouvait.

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- Comment ai-je fais pour ne pas voir ça ?

- Vous ne pouviez pas, rassurez-vous. Un bon programme informatique l’aurait sans doute pu. J’adore
l’informatique pour ça. Vous devriez en parler à votre service « I.T. ». Vous ne trouverez aucun
développeur industriel qui acceptera de vous concevoir un tel programme. Et même si c’était le cas,
vous attireriez l’attention sur vous. Mais peut-être qu’en interne… Pamela non plus ne l’a pas vu. Elle
n’a pas les compétences pour ça, loin de là. Mais moi, si. Ça me saute aux yeux. Je voudrais ne pas le
voir que je ne pourrais pas. Et moi, je n’attire pas l’attention sur vous. C’est moi qui attire l’attention.
Vous, on ne vous voit que quand c’est bon pour vous. Quand ce n’est pas bon, je peux faire écran à
chaque fois que nécessaire, ce qui peut être bon à prendre.

Eric la dévisageait. Il n’avait jamais vu autant de talents chez une seule et même personne.

- Vous jouissez de ce genre de situation n’est-ce pas Megan ?

- Pas au sens propre du terme, non. Mais sinon, oui, en effet.

- Très bien, alors on fait quoi pour ce dossier ?

- Vous me laissez faire.

- C’est-à-dire ?

- Présentez-moi les responsables de China Petroleum à la soirée des actionnaires et je ferai corriger le
tir par leur groupe, juste par quelques allusions bien choisies et psychologiquement porteuses,
exprimées comme il convient, au moment opportun, et avec un joli sourire. On imagine mal la
puissance du sourire d’une jolie femme, et je connais suffisamment de subtilités en langue chinoise
pour porter le bon coup au bon moment, voire amener ce moment s’il ne se présente pas de lui-même.
Un jeu d’enfant.

- Ben voyons ! Mais ça impliquerait que je vous prenne avec moi, et ce n’est hélas pas une réunion
officielle. C’est informel et je m’y rends toujours avec ma femme. Je ne peux y aller au bras de deux
femmes vous en conviendrez.

- Monsieur Johnson, votre femme est alcoolique et dépressive. Si moi je le sais, eux le savent. Vous ne
dirigez pas une association caritative, et vous savez mieux que personne que mélanger le privé et les
affaires est très mauvais autant pour l’un que pour l’autre contexte.

Eric s’empourpra, et prit une profonde inspiration.

- Hé, je ne suis pas votre ennemie. Essayez de vous en convaincre avant de tenter de convaincre
Bellinda. Personnellement je m’en fiche. Ce n’est pas parce que je m’ennuie que je veux venir avec
vous, c’est parce que lorsqu’ils verront que vous ne mélangez plus votre vie privée et vos affaires,
même à l’occasion d’une soirée où ça s’est toujours passé ainsi, ils verront que vous êtes passé à la
vitesse supérieure. Et lorsqu’ils auront discuté quelques minutes avec moi, ils sauront aussi que ce
n’est pas pour mon physique que je vous accompagne, même si vous pourriez leur faire croire… que
vous le leur laissiez croire. Toujours jouer à de multiples niveaux de jeux, sans que l’adversaire sache
sur combien de niveaux vous jouez.

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- Vous êtes redoutable Megan. Vous tenez plus de la hyène que de la jolie colombe !

- Heureusement pour vous ! Prenez-moi avec vous. Je ne vous décevrai pas, vous verrez.

- Vous avez une très haute opinion de vous-même n’est-ce pas ?

- Plus haute que ça encore, mais contrebalancée par l’évidence qu’elle est plus que justifiée. Les gens
qui se glorifient eux-mêmes sont pathétiques. Ils se surestiment en permanence. Me concernant, quels
que soient mes efforts, je ne peux que me sous-estimer. C’est une forme d’humilité par défaut non ?!

Cette vision des choses fit rire Eric de bon cœur. S’il avait le sourire relativement facile, il était
extrêmement rare de le voir rire aux éclats.

- Pourquoi n’aimez-vous pas Bellinda ? C’est elle qui a appuyé votre candidature vous savez ?

- Oui je me doute, du moins c’est ce que j’en ai conclu. C’est faux de dire que je ne l’aime pas. Mais
elle représente un danger pour moi, même si c’est par le simple fait qu’elle estime, à tort ou à raison,
que je représente moi-même un danger pour elle. Dans ce monde, c’est manger ou être mangé. J’aime
bien tout le monde. Je suis une humaniste moi. Mais quand je dois aller quelque part, il vaut mieux ne
pas se mettre en travers de ma route, ou alors être meilleur que moi, ce qui n’est pas acquis au premier
ou à la première venue.

- On l’a vu en effet. Pourquoi ne pas avoir choisi une autre voie que celle des affaires ? Vous auriez pu
exceller en tout ! Pourquoi les affaires, et pourquoi le secteur de l’énergie ?

- J’aime la sensation du pouvoir. Mais pas n’importe lequel : celui de changer les choses. Celui qui a le
vrai pouvoir n’est pas celui qu’on peut facilement éjecter, comme vous par exemple. Ce n’est pas
l’acteur qui joue Hamlet sur scène qui a le vrai pouvoir… c’est l’accessoiriste ! Même pas le metteur en
scène figurez-vous.

- Tiens donc… En tout cas j’apprécie beaucoup votre extrême franchise. Mais il faudra absolument que
je médite cette grande parole de sagesse.

- Plus que vous le pensez ! Emmenez-moi avec vous, et je vous décrocherai les meilleures conditions
possibles pour cette opération avec la Chine. Vous ferez votre entrée en Chine avec de l’essence moins
chère que tous vos concurrents, et vous raflerez pas mal de parts de marché, vous verrez. Faîtes-moi
confiance.

- Ma femme va être déçue…

- Vos opposants aussi !

- OK. Je suppose que vous avez de quoi vous habiller pour une telle occasion ?

- Ne vous en faîtes pas pour moi, je ferai sensation dans tous les sens du terme. En avons-nous fini
avec ça Monsieur ?

- Eh bien, à ma grande surprise oui, je suppose. En définitive, vous m’avez fait récupérer le temps perdu
et gagner du temps en plus.

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- Et pas que du temps, soyez-en sûr, même si le temps c’est de l’argent comme on le dit.

- Vous n’avez pas de petit ami ?

- Je n’en ai pas le temps.

- Et si vous l’aviez ?

- Personne n’ose m’approcher, et c’est très bien comme ça.

- Vous ne regretterez jamais votre décision de vous faire stériliser ? Je n’en aurais pas demandé tant.

- Ce n’est pas pour vous que je l’ai fait, et non, jamais. Je n’ai jamais eu de regret pour quoi que ce soit.
Il ne faut jamais en avoir. C’est stérile. Il faut apprendre de toute chose, certainement pas nourrir des
regrets.

- Je crois que je ne vais pas regretter ma décision vous concernant.

Megui aurait voulu lui rétorquer qu’il valait mieux ne jurer de rien mais elle préférait ne pas aller au-
devant de suspicions possibles de la part d’Eric qui commençait vraiment à lui faire confiance. Elle se
contenta donc d’une banalité :

- N’en oubliez pas pour autant mon contrat s’il vous plaît.

Eric sourit.

- Vous l’aurez, je vous l’ai promis.

- Je ne fais confiance qu’aux faits, jamais aux promesses. Vous me suivez sur ce terrain-là n’est-ce pas ?

- Vous avez raison. Je vous donne le reste de votre journée. Préparez-vous pour demain donc. Moi, je
vais tâcher d’expliquer à ma femme pourquoi je ne l’emmène pas, en évitant de lui montrer une photo
de celle qui va la remplacer pour l’occasion. Soyez prête de pied en cap pour trois heures de l’après-
midi demain, je vous enverrai une voiture.

- Trois heures de l’après-midi ? Mais c’est extrêmement tôt ! Ce n’était pas censé être une soirée ?

- Ce sera le soir lorsque nous y arriverons. Cette soirée n’aura pas lieu aux Etats-Unis. Elle n’aura
d’ailleurs lieu… nulle part officiellement, d’une certaine manière.

- Les eaux internationales ? Un yacht ?

- Évidemment… ! Votre vie doit être bien triste Megan : on ne peut jamais vous surprendre.

- C’est beaucoup mieux ainsi. Je déteste les surprises, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.

- Soyez à l’heure !

- Vous pouvez y compter. Bonne soirée Monsieur, à demain.

- A demain Megan .

Chapitre 5 – page 97
Megui sortit du bureau d’Eric, rejoignant le sien pour rassembler ses affaires et rentrer chez elle.
Pourtant, avant de descendre au garage et prendre sa voiture, elle fit une halte au quatrième étage où
se trouvait notamment la salle de détente des employés où ces derniers venaient souvent passer leurs
temps de pause. Il était très peu commun que l’assistante de direction du PDG s’y arrêta, mais chacun
mis cette visite de sa part sur son éventuelle méconnaissance des us et coutumes vu son embauche
de seulement quelques jours, et sur son jeune âge malgré tout. Certains s’en amusèrent entre eux de
manière discrète, certaines autres la foudroyaient du regard, se demandant ce qu’elle venait faire là,
et pour qui elle se prenait. Sans prêter la moindre attention à ces pensées dirigées vers elle comme
des poignards lancés dans sa direction, Megui se contenta de s’approcher de la machine à café où se
trouvait Edward Fawlks, le Team Leader de la cellule informatique de la compagnie.

- Eh Mademoiselle ! l’interjeta subitement un employé affecté à l’enregistrement du courrier. Vous


avez certainement un bien meilleur café dans votre bureau ! Pourquoi venir ici nous prendre le nôtre ?
Est-ce qu’on peut venir un prendre un chez vous ?!

- Ne les écoutez pas Mademoiselle Sheffield, ils n’ont pas l’habitude de voir ici les employés au salaire
annuel supérieur à 60.000 dollars.

- Vous savez comment je m’appelle ?

- Mais tout le monde le sait. Votre arrivée fait sensation ici. Mais, je ne me suis pas présenté excusez-
moi…

- Vous êtes Edward n’est-ce pas ? De l’informatique ?

- WOW ! Là c’est à moi d’être surpris ! Il y a bien moins de chances que vous me connaissiez que le
contraire.

- J’ai pris soin de connaître tous les employés de la compagnie au sens large.

- Les cent personnes ?!

- Non, tous les employés de toutes les branches de la compagnie… au sens large, filiales et maison
mère comprises.

Comme beaucoup et à de nombreuses occasions, Edward la regardait sans mot dire, les yeux
écarquillés.

- Allez Edward, il ne faut pas vous laisser impressionner pour si peu !

- Vous voulez rire ?!

A ce même moment, Bellinda traversa la salle, un dossier quelconque sous le bras.

Faisant suite à la dernière remarque d’Edward, Megui se mit à rire aux éclats, ce qui porta vers elle
l’attention de la Vice-Présidente, qui lui jeta un regard mauvais.

- Mais non Edward, ce n’est rien du tout ça. Ce que vous, vous faîtes avec les ordinateurs. Ça c’est
fantastique.

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- Moi ?! rougit Edward, vous voulez rire. C’est à la portée de n’importe qui.

- Vous savez bien que ce n’est pas vrai.

Megui le fixait joyeusement, tout en prêtant une attention soutenue à ce qu’elle pouvait ressentir de
la présence de Bellinda dans les parages, laquelle disparut rapidement de sa vue.

- Moi, poursuivit Megui, ce qui me fascine, c’est la notion de hasard. Parce que je suis certaine que la
notion de hasard est un leurre et que ça exprime une forme de probabilités mathématiques qui n’est
pas encore réellement élucidée. Ça me rappelle un copain de fac qui était plus âgé que moi, et qui était
déjà développeur informatique à cette époque. Il me disait qu’il cherchait à isoler et mettre en
évidence une forme d’algorithme qui permettrait de déjouer la notion de hasard. J’ai trouvé ça
présomptueux mais fascinant !

- Les jeux de hasards seraient concernés ! Si le hasard pouvait être déjoué, les casinos disparaîtraient !

- Eh bien une fois j’ai gagné une fortune à la roulette au casino. Je m’y suis faite interdire aussi, mais
ça c’est une autre histoire.

- Vous avez triché ?!

- Non, j’ai la capacité de prédire la sortie de la boule dans la case. Appelez ça de l’intuition, mais ça
marche à tous les coups ! Si vous voulez je vous montrerai une fois !

Le sang d’Edward ne fit qu’un tour. Il perçut immédiatement le double intérêt d’une telle expérience :
gagner beaucoup d’argent, et sortir avec Megan Sheffield. Elle était à la fois beaucoup plus
sympathique que Pamela, dont Edward était un jour venu examiner le PC, et beaucoup plus
sympathique que les bruits de couloir ne le laissaient entendre.

- C’est dommage, poursuivit Megui, je n’ai jamais réussi à trouver quelqu’un avec qui parler de ça,
quelqu’un qui connaisse le milieu des casinos, des cours de la bourse sur le marché des changes, et
confronter mon expérience. C’est très facile de gagner de l’argent en misant sur la variabilité des taux
de change des devises, et c’est à la portée de n’importe qui de pouvoir le faire. Imaginez que vous
soyez à la tête d’un certain nombre d’actions dans un secteur particulier. Eh bien en faisant des
opérations d’achat et de vente de gros volumes de titres équivalents, non seulement vous pouvez
gagner une fortune à titre personnel, mais injecter cet argent en capitalisation de la société qui les
émet !

Edward ne comprenait qu’à moitié ce dont elle parlait mais il savait que ça sentait l’opportunité
financière à plein nez, et aussi… qu’elle était tellement, tellement belle ! Une fille d’exception qui était
visiblement attirée par son esprit alors que son physique n’avait rien de spécialement avenant. La
chance lui souriait-elle enfin ?!

- Écoutez, j’ai un cousin qui est investisseur et actionnaire de nombreux casinos, je suis sûr qu’il serait
intéressé par vos exploits. Ça vous dirait qu’on passe une soirée ensemble tous les trois ?

- Oh mais ce serait fantastique !

Chapitre 5 – page 99
- C’est vrai ça vous plairait ? s’assura-t-il auprès de Megui, en croyant à peine ses oreilles.

- Mais oui ! Quelle bonne idée ! C’est qui votre cousin ?

- Il s’appelle Ronald. C’est le cousin du côté de ma mère…

Megui l’interrompit, posant sa main sur le bras d’Edward, ce qui le fit déglutir involontairement.

- Ronald ? Investisseur dans les casinos ? Ça me rappelle le directeur de l’école où j’ai étudié, le Rollins
College, Monsieur Cornwell. Je sais qu’il avait une demi-sœur, Alicia Parks, et qu’elle sortait à l’époque
avec un courtier qui investissait beaucoup à titre personnel dans les gros casinos. Attendez, je l’ai sur
le bout de la langue… Comment s’appelait-il donc déjà… Ah oui, Ronald Mc Dowell.

- Mais oui, c’est mon cousin ! Ça alors ! C’est fou ce que le monde est petit vous ne trouvez pas ?

- Ça oui, vraiment petit… surenchérit-elle. Si petit que j’ai pris l’habitude de l’appeler « la boîte », c’est
drôle hein ?

- Vous le connaissez alors ? s’enquit-il sans répondre à sa question.

- Non non, absolument pas. Je ne le connais que par ouï dire, mais je serais ravie de le rencontrer. Vous
me le présenteriez alors ?

- Mais oui, bien sûr que oui. Quand vous voulez !

- D’accord ! Eh bien… je ne sais pas, ce week-end par exemple, si ça va pour lui. Il n’a qu’à amener Alicia
avec lui. Elle était très proche de son frère à l’époque et si c’est toujours le cas, j’aimerais la rencontrer
aussi et avoir des nouvelles de Monsieur Cornwell. Je m’entendais bien avec lui.

- Je ne sais pas, ça m’étonnerait un peu mais je demanderai.

- OK super !

- Je suis vraiment ravi de notre conversation, je dois retourner au boulot on m’attend. Je peux avoir
votre numéro ? C’est plus simple pour vous donner la réponse que de vous envoyer une note de service
qui ne vous arrivera pas, lui proposa-t-il gêné.

- Bien sûr, vous avez de quoi écrire ?

- Euh… ben dictez-moi le numéro je vais l’entrer immédiatement dans le répertoire du cellulaire.

Megui s’exécuta sans sourciller, à la plus grande joie d’Edward qui en ressentait déjà des papillons dans
le ventre.

- Il faut que j’y aille aussi Edward, je dois encore passer par le service juridique chez Madame Foxworth.

- Méfiez-vous de cette harpie Megan. Elle n’est jamais en reste d’un sale coup.

- Merci Edward, je ferai attention c’est promis. Mais je ne suis pas vraiment une gentille petite fifille à
son papa vous savez.

Chapitre 5 – page 100


- Oui, pardon, c’est vrai, forcément, enfin je veux dire je suppose. Excusez-moi.

- Mais il n’y a pas de mal, c’est trop mignon… ! A bientôt alors. J’attends de vos nouvelles.

- Vous pouvez y compter !

Megui avait déjà quitté la place en direction du bureau de Bellinda, tournant le dos à Edward alors que
son sourire s’évanouit aussitôt. En chemin, elle se saisit de son portable, et choisit l’application
d’enregistrement audio, et le mit en route, avant de le plonger dans la poche de son tailleur. Elle toqua
à la porte.

- Entrez ! entendit-elle, prononcé sur un ton revêche.

Megui ouvrit la porte.

- Bonjour Bellinda, lui adressa-t-elle avec un sourire.

- Megan, je vous semble pas être l’avis d’Eric excusez-moi !

ai déjà demandé de m’appeler « Madame Foxworth » ! Il faut vous faire un dessin ou quoi ?!

- Oh oui, pardon, vous avez raison, vraiment désolée Bellinda, sincèrement je vous présente toutes
mes excuses. Je suis juste passée pour vous remettre la liste de mes exigences contractuelles. Vous
voyez ? Rien de bien méchant !

Bellinda se mordait sur les dents et plissait les yeux.

- Écoutez Megan, déjà que vous vous en permettez beaucoup alors que vous n’êtes même encore là
d’une semaine, j’aimerais bien que vous cessiez de faire honte à cette compagnie et à Monsieur
Johnson.

- Faire honte à la compagnie et à Monsieur Johnson ?! Alors là, j’aimerais bien que vous éclairiez ma
lanterne ! Vous pourrez vous vanter d’avoir défié mes 240 de QI parce que, malgré leur aide, j’avoue
que je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Pour quelqu’un d’aussi insignifiant que vous l’êtes, c’est
une remarquable réussite !

- Qu’est-ce que vous venez de dire ?! Écoutez-moi bien espèce de sale petite grue. Vous croyez que
vous allez faire la loi ici et me mener à la baguette, mais pour qui vous prenez-vous ?! Vous croyez-
vous à ce point invulnérable ? Vous devriez faire extrêmement attention à vous !

- Quel vilain langage dans une bouche aussi distinguée ! Allons, vous vous laissez emporter Bellinda.
Toujours est-il que je ne vois pas en quoi je salirais quelque réputation que ce soit. En tout cas ça ne
semble pas être l’avis d’Eric excusez-moi !

- MONSIEUR JOHNSON ! hurla-t-elle.

- Pardon ! Monsieur Johnson…

Bellinda eut un instant l’impression de savourer une maigre et courte victoire.

Chapitre 5 – page 101


- Megan, nous apprécierions tous que vous cessiez de fréquenter le petit personnel de cette entreprise,
s’il vous plaît. Serait-ce trop vous demander ?!

- Ah, vous parlez des moins de 60.000 dollars annuels c’est ça ?

Bellinda ne comprenait pas la référence.

- De qui donc parlez-vous au juste ? D’Edward Fawlks ? Il est très gentil, lui, et il est plein de qualités,
même humaines, vous vous rendez compte ?

Megui avait très vite appris que Bellinda le haïssait.

- Plein de qualités ? Ce sale petit con prétentieux ?! Laissez-moi rire ! Je ne veux plus que vous lui
adressiez la parole vous avez compris ? Ni à l’intérieur des locaux de la compagnie, ni à l’extérieur.
Vous avez un rang social à assumer maintenant, Mademoiselle la serveuse de bord de route !

Megui porta ses deux mains à sa bouche, les yeux grands ouverts vers Bellinda, et se mit à fondre en
larmes ! Bellinda la regarda, souriant de toutes ses dents, jusqu’à ce que Megui se mette à rire à gorge
déployée !

- Bellinda, vous êtes pitoyable ! Vous croyez vraiment n’importe quoi !

Bellinda perdit son sourire, et gagna en contrepartie une mine déconfite, son visage devint bouffi et
s’empourpra d’une haine impossible à contenir.

- Espèce… de sale… petite intrigante !

- Moi, je le trouve mignon Edward, et assez beau garçon en plus, ce qu’elle ne pensait pas d’ailleurs, à
relativement juste titre.

- Vous coucheriez bien avec le premier rat d’égout venu !

- Mais même pire que ça Bellinda. J’irai danser nue dans le premier bar à putes
des derniers bas-fonds de Boston si ça me fait plaisir, avec l’emblématique
« Orange Circle13 » tatoué sur les fesses ! Vous êtes juste jalouse comme un pou
que je plaise à Edward. Allez savoir si vous ne le détestez pas juste parce que
vous avez envie de vous le faire ! D’ailleurs vous ne devez pas vous faire grand-
chose en ce moment, pas vrai Bellinda ?
The « Orange Circle »
Bellinda n’y tint plus et explosa littéralement.

- Sale petite pute ! Sors de mon bureau immédiatement, et je te conseille de faire très attention à ta
santé et de raser les murs de très près. Tu fais une erreur, une seule minuscule petite erreur et je te
fais descendre, tu as compris ?!

Megui reprit extrêmement calme.

13
« Cercle Orange » ; nom officiel donné au logo de la compagnie Gulf Oil.

Chapitre 5 – page 102


- Bien sûr, je ne suis pas stupide. C’est tout-à-fait compréhensible.

Megui entrouvrit la porte du bureau de Bellinda, s’apprêtant à la quitter.

- Il semble que je sois venue au mauvais moment Madame Foxworth, et je vous ai peut-être dérangée,
je vous prie de bien vouloir m’en excuser. Je vous souhaite une excellente soirée.

Sur cette conclusion, elle referma la porte de son bureau, la laissant derrière elle, désemparée par
l’attitude calculatrice de Megan Sheffield. Megui mima de manière outrancière le fait de quitter le
bureau de la Vice-Présidente sur la pointe des pieds sous les regards médusés des employés à
proximité qui avaient entendu Bellinda hurler malgré sa porte capitonnée.

- Je crois qu’elle est un peu de mauvaise humeur aujourd’hui. Je repasserai peut-être demain.

Elle se dirigea vers les ascenseurs, sortit son


téléphone et stoppa l’enregistrement audio.
Arrivée au troisième sous-sol, elle pénétra dans sa
voiture, une Mercedes-Benz Classe C Coupé II
Speedshift. Elle ne mit pas plus de quelques
minutes à rentrer chez elle, malgré l’intervention
d’un agent de police pour excès de vitesse, auquel
elle répondit simplement : « Monsieur l’agent, il
n’y a aucun problème ». Ce sur quoi il lui confirma, avant de la laisser repartir : « Excusez-moi
Mademoiselle, il n’y a aucun problème ». En reprenant la route elle se dit en son for intérieur :
« J’adore Star Wars » ! Rentrée chez elle, elle se déshabilla entièrement puis se rendit dans la salle de
bain afin de prendre une douche inutile, mais conforme aux us et coutumes des gens de ce monde, et
en ressortit vêtue d’un peignoir blanc. Elle se dirigea vers la fenêtre, l’entrouvrit, s’y appuya quelques
instants, puis, sans raison apparente, à la vitesse de l’éclair, tendit son bras droit, un doigt d’honneur
à son extrémité, puis referma la fenêtre. Elle saisit son GSM et composa le numéro de portable de
Bellinda. De nombreuses sonneries se firent entendre avant qu’elle ne décrochât.

- Allo !

- Rebonjour Bellinda. J’ai oublié de vous dire tout à l’heure : vous devriez demander les photos prises
par celui que Bob a engagé pour me suivre à votre demande. Inutile de compter des frais additionnels
à la compagnie n’est-ce pas. Allez, encore bonne soirée.

Après avoir raccroché, son GSM en main, elle s’enferma dans les toilettes, et n’en ressortit pas avant
le lendemain, somptueusement vêtue.

Chapitre 5 – page 103


Sixième partie : la soirée des investisseurs

Le lendemain, samedi, 02:44 de l’après-midi.

Megui était sublimissime dans sa robe de soirée. Il lui restait un quart d’heure avant l’arrivée de la
voiture. Elle s’approcha de la fenêtre de son séjour, scruta un instant les environs immobiles et déserts
à cette heure de la journée, puis sourit légèrement pour elle-même. Elle alla fouiller dans le tiroir du
meuble haut qui se trouvait à gauche de la fenêtre et en sortie une grande feuille de papier cartonnée
blanc et un marker noir. Elle y inscrivit ces quelques mots : « Dites à Bellinda que je vais à la soirée des
actionnaires :-x ». Elle tira les rideaux et ouvrit la fenêtre au large, puis brandit le papier cartonné avec
un grand sourire, puis leva un pouce… Elle fit mine d’envoyer un baiser en direction de… nulle part a
priori, fit un clin d’œil dans la même direction incertaine, avant d’entendre le moteur d’une voiture
approcher. Elle savait que c’était « sa » voiture. Elle rentra rapidement, tourna la feuille cartonnée et
y griffonna autre chose, puis retourna à la fenêtre et tendit à nouveau la feuille à bout de bras. On
pouvait y lire, grâce au téléobjectif qui la ciblait : « Les clefs sont derrière le volet de droite, à droite de
l’entrée ». L’obturateur de l’appareil photo se déclencha et saisit cette image…

« On dirait une cendrillon des temps modernes » se dit en lui-même le photographe, sachant que son
employeur n’en serait pas enchanté du tout. Mais c’est son employeur qui lui avait demandé de lui
photographier tous les instants qu’il estimerait « non-conventionnels ». Ce qui était étrange, c’est que
la fille en question ne pouvait avoir repéré l’appareil photo, perché dans un arbre d’une propriété
privée et qui plus est doté d’un cache anti-reflets puissant, et que l’appareil était lui-même connecté
à un système de vision à distance, et l’obturateur télécommandé ! Un vrai mystère. Le commanditaire
n’avait pas lésiné sur les moyens, et pourtant le pot aux roses avait été découvert. Il aura fallu que
quelqu’un vende la mèche en interne… Ce n’était pas possible autrement !

La porte d’entrée de Megui retentit. Elle s’y précipita joyeusement, un peu maladroite encore dans ses
chaussures neuves, mais elle comptait bien s’y faire avant la soirée attendue. Elle ouvrit la porte. Un
monsieur extrêmement distingué d’une belle soixantaine d’années à première vue, vêtu d’un
magnifique costume et cravate noirs lui faisait face, un sourire éclatant aux lèvres.

- Bonjour Mademoiselle Sheffield. Je suis Michaël. Monsieur Johnson m’envoie vous chercher pour
vous conduire à l’aéroport.

- A l’aéroport ?

- Absolument Mademoiselle. L’avion de la compagnie vous attend.

- Très bien, je ferme la porte et je vous suis.

Ce qu’elle fit, glissant les clefs dans son sac à main ; un autre jeu attendait derrière le volet en question.
Le chauffeur lui tendit la main dont elle se saisit, la guidant vers le salon de la limousine dont les portes
avaient été grandes ouvertes afin de l’accueillir. Elle y pénétra avec enthousiasme. La journée de fin
de printemps était magnifique et chaude, l’air empli des parfums des arbres en fleurs bordant les rues
de ce quartier « chic ». Elle se dit qu’elle aurait donné à peu près n’importe quoi pour aller gambader

Chapitre 5 – page 104


avec insouciance, les pieds nus dans une herbe grasse léchée par la brise de ce printemps
particulièrement réussi.

- Mademoiselle peut se servir une boisson si elle le souhaite. Faîtes comme chez vous. Nous en avons
pour une heure et demi de route à peu près. Mettez-vous entièrement à votre aise. Si vous avez besoin
de moi, décrochez simplement le combiné qui se trouve là, indiquant du doigt le bord de la portière
opposée.

- Je pensais que Monsieur Johnson serait dans la voiture, mentit-elle.

- Non, il vous attend dans l’avion, il devait régler certaines affaires avant que vous ne vous envoliez.
Mais rassurez-vous, il vous attend donc déjà. Bonne route Mademoiselle Sheffield.

- Merci Michaël.

Megui pensa pour elle-même : « Ça change des cafés de bord de routes, Bellinda avait raison ! ».

À peu près une heure et vingt minutes plus tard, ils quittèrent l’autoroute pour se diriger vers
l’aéroport de Boston. Son GSM retentit. C’était Edward. Elle décrocha, enthousiaste à son appel et
faisant en sorte qu’il le remarquât. Il lui proposait un rendez-vous avec son cousin, Alicia Parks ne
pouvant se libérer, ce qui contraria Megui.

- C’est tellement dommage qu’elle ne puisse pas venir. J’aurais tellement, tellement aimé la
rencontrer ! Écoutez, essayez de la convaincre quand même…

-…

- Je comprends bien. Mais si jamais elle devait changer d’avis, prévenez-moi d’accord ? Je ne suis pas
libre aujourd’hui ni demain matin, mais envoyez-moi un texto OK ?

-…

- Merci Edward, vous êtes un amour. Je vous embrasse. Bonne journée et à tout bientôt.

-…

Elle rit de toutes ses dents.

- Merci Edward, bye bye.

Elle raccrocha et perdit d’emblée son sourire. Elle ferma les yeux et se concentra quelques instants.
Quelques longs instants.

* OM Megui à Section de Liaison pour le Pont. Il me faut la présence d’Alicia Parks au rendez-vous
convenu. Mettre en place une logistique le permettant. Elle contribuera à influencer Ronald Mc Dowell
qui est un dur à cuire en termes de persuasion. Même avec des très bons arguments je me méfie, et je
préfère investir sur un élément d’influence naturelle plutôt que le lui imposer moi-même si nécessaire,
ce qui pourrait créer un conflit interne qui nous serait préjudiciable.

* OM Megui. Bien reçu. Ce sera fait lorsque tu seras sur le chemin du retour.

Chapitre 5 – page 105


* Merci. Une accolade à Vilia…

* Pas de souci, c’est transmis…

La voiture s’était engagée sur la voie périphérique à l’aéroport, jusqu’à la piste où attendait le jet.
Quelques instants plus tard, la limousine s’immobilisa à ses côtés, les turbines en action. Michaël ouvrit
la portière et tendit une main galante et gantée en direction de Megui qui la lui saisit avec délicatesse
avant de sortir du salon roulant, le chauffeur refermant la portière derrière elle.

- Je vous souhaite un excellent vol Mademoiselle Sheffield, et une toute aussi bonne soirée. J’espère
que vous vous y amuserez.

Visiblement, il ignorait les raisons de la présence de Megui à cette soirée, mais elle refusa de le
détromper. Il avait l’air heureux pour elle, ce qui la toucha sincèrement. En fait il ignorait absolument
tout de ce monde hormis sa surface, masquant toute l’horreur qu’on pouvait y trouver. Sauf
extrêmement rares occasions, il n’aurait pas été de bon augure qu’une jeune femme prenne ce vol,
celui-ci ou un autre, pour le même genre de destinations. Mais Michaël l’ignorait ; Il avait bon cœur et
se trouvait à des années-lumière de la réalité de ce monde. Megui s’avança vers lui, le pris par le cou
et lui déposa un baiser sur la joue. Elle murmura à son oreille, imperceptiblement :
« SHALORIHEMSHAL ».

Il en eut presque un élan de recul de surprise.

- Oh ! Seigneur Dieu ! Mademoiselle…

- Merci Miky. Merci pour votre gentillesse.

Passé la surprise, son visage devint rubicond.

- Ce fut un plaisir Mademoiselle… Ne sachant quoi ajouter, mais en exprimant tellement davantage.

Il était inscrit quelque part que jamais Michaël ne devait oublier ce baiser-là, jusqu’à la fin de ses jours,
et au-delà…

Megui s’avança vers le jet, tenant le pan de sa robe parme de sa main gauche, son petit sac de l’autre.
Un Stewart se précipita au bas de l’escalier reliant la porte de l’avion à la piste afin de lui proposer son
bras et lui tenir son sac. Ils gravirent ensemble les marches, le Stewart la précédant quelque peu, lui
tendant la main pour l’aider à entrer dans l’avion depuis la passerelle, un grand sourire aux lèvres.
Megui le lui rendit, puis s’engagea dans la cabine où l’attendait Eric Johnson. Elle avait clairement senti
que le Stewart avait espéré recevoir un tel baiser. Il la regarda passer devant lui, une réelle déception
au cœur que Megui put ressentir encore de longues minutes après qu’elle se soit installée sur le siège
en cuir que lui désigna Eric.

- Megan, vous êtes… vous êtes… royale ! Pardonnez-moi je ne trouve pas les mots.

- Merci Monsieur. Vous êtes d’une rare élégance vous-même. Et Madame Johnson ? Pas trop déçue
j’espère.

Il souffla…

Chapitre 5 – page 106


- Il a bien fallu qu’elle s’y fasse, répondit-il laconique.

Megui comprit que ça n’avait pas dû être facile, et qu’une scène de ménage avait dû s’ensuivre. Elle
était consciente de l’effort auquel Eric avait dû consentir pour l’emmener avec lui.

Le temps du vol fut impossible à déterminer pour Megui. Il lui sembla juste long. Elle avait hâte
d’arriver à bon port et d’en finir avec cette soirée. Elle jeta un œil au-delà du hublot et vit le coucher
de soleil. Elle ne put s’empêcher de contempler la merveille de cette banalité pour la plupart des
Humains qui n’y prêtent même jamais attention. Que cette planète était belle, maudite entre toutes,
sacrée entre toutes… Comment pouvait-il se concilier autant de beautés et d’horreurs en un même
monde. Cette vision raffermit son désir d’en finir avec cette mission et de rendre la Hiérodarchie14
victorieuse à tous égards, sur tous les plans, et arracher de ce monde les vampires qui lui faisaient
perdre un peu de vie chaque jour davantage. Elle perdit son regard dans l’horizon mordoré où finit par
se noyer l’image de Suria, ce qui la rendit étrangement triste. Elle se ressaisit dès lors qu’Eric lui adressa
la parole afin de lui présenter rapidement la liste des convives.

- Je connais déjà la liste des invités Monsieur, lui répondit-elle distraite, sans quitter des yeux l’horizon.

Eric s’interrompit, stupéfait.

- Comment pourriez-vous la connaître, je ne vous l’ai pas communiquée ?!

- Elle était posée sur votre bureau le jour de mon entretien d’embauche, posée sur le dossier China
Petroleum et un courrier à l’entête de BlackRock Fund Advisors…

Eric la regarda l’air bovin.

- J’ai une mémoire photographique intégrale je vous l’ai dit, et une vue de 13/10.

Eric ne parvenait pas à s’y faire. De sa vie il n’avait jamais vu un tel prodige. S’il avait été du genre
impressionnable, elle lui aurait sans doute fait peur, comme à Bellinda. Megui jouait sur cette
sensibilité typiquement humaine : face à l’inconnu, la fuite. Elle dosait en un subtil mélange, attraction
et répulsion. Fascination et charme, méfiance et crainte.

- Megan, êtes-vous forte en mathématiques ?

- Si c’est nécessaire. Pourquoi ?

- Vous l’êtes ou pas ?

- Si vous me demandez de trouver le résultat d’une opération compliquée, je peux. Si vous me


demandez de résoudre le problème dit du « Tore carré plat », c’est déjà fait, par John Forbes Nash,
même si c’était réputé impossible. Je n’ai jamais étudié les mathématiques, mais si vous me laissez
une semaine, dix jours, je peux être capable d’en comprendre assez pour pouvoir résoudre le problème

14
Le terme « Hiérodarchie » a remplacé celui de « hiérarchie » quant aux différents aspects et formes
conscience susceptibles d’être prises par la Conscience unique du TOUT : la Conscience de l’Absolu.

Chapitre 5 – page 107


du Tore Carré Plat une deuxième fois, sans jeter un œil aux travaux de John Nash. Est-ce que ça répond
à votre question ?

Eric resta songeur un instant.

- Oui je crois, conclut-il impuissant à trouver d’autres arguments. Dites-moi Megan , savez-vous jouer
au Mahjong ?

- C’est quoi ?

- J’en conclus que non. C’est un jeu chinois, un jeu d’argent à la base mais qui peut très bien se jouer
sans.

Il sortit un livre d’un tiroir lorsque le téléphone de l’accoudoir du siège qu’occupait Eric retentit. Il le
décrocha en silence, puis le raccrocha en remerciant.

- Trop tard, nous allons nous poser. Dommage !

- Puis-je voir ce livre ? poursuivit-elle.

Il le lui tendit.

- Si nous avions eu plus de temps j’aurais aimé que vous y jetiez un œil. Le PDG de China Petroleum
adore jouer au Mahjong et Pamela lui avait promis une partie dont il se réjouissait par avance.

Le livre s’intitulait : « A Mah Jong Handbook », sous-titré « How to Play,


Score, and Win », écrit par une certaine Eleanor N. Whitney. Megui regarda
la couverture colorée un instant, puis fit défiler toutes les pages du livre
comme une liasse, revenant de temps à autre en arrière et reprenant le
mouvement. Parvenue à la fin du livre, au bout d’une quinzaine de
secondes, elle recommença la même opération, puis une fois encore, et
rendit le livre à Eric.

- Je jouerai cette partie avec Zhon Jiping.

Eric la regarda incrédule.

- Vous vous fichez de moi n’est-ce pas ?

- Pourquoi ?

- Vous allez me dire que vous venez d’apprendre le livre que je viens de vous tendre c’est ça ?

- Oui, en effet.

- Non attendez, là c’est un peu gros quand même, excusez-moi ! Je veux bien…

Elle l’interrompit calmement.

- Choisissez une page du livre au hasard.

Chapitre 5 – page 108


Eric s’interrompit donc. La regardant comme s’il tentait de chercher l’erreur.

- Allez ! Choisissez une page, l’avion entame sa descente…

Eric souleva un sourcil en soupirant. Elle le faisait « boguer ».

- Il n’y a pas de numéros de pages…

- Je sais, uniquement des chapitres. Alors trouvez-moi un chapitre… C’est pareil.

Il ouvrit le livre, et compulsa quelques pages.

- « Partie Deux. Alternatives, Variations et ajouts ».

Megui poursuivit :

- « Ici dans la deuxième partie sont inclus toutes les alternatives, variations, et ajouts sur le Mah Jong
qui sont susceptibles d'être d'intérêt pour les joueurs américains de ce jeu. Beaucoup d'entre eux
peuvent également être utiles à ceux qui jouent en Chine ou au Japon avec des groupes qui respectent
leurs propres règles privées. Si les lecteurs qui connaissent bien le jeu chinois trouvent qu'il y a des
ajouts à faire à ce chapitre, je serais intéressée d’en entendre parler, à l'attention de l'éditeur.

Les quatre premiers chapitres ci-dessous correspondent respectivement, pour ce qui est du sujet
traité, à ceux de la partie une. Le chapitre 5, quant à lui, résume les règles de notation américaines des
années 1920. 15» Il n’y a plus rien après sur cette page.

Eric n’en croyait pas ses oreilles.

- Quatre pages plus loin.

- Il y a un croquis, je peux vous le dessiner si vous voulez…

Les roues de l’avion venaient de toucher la piste, l’avion s’était posé. Il restait quelques petites minutes
avant l’arrêt de l’appareil et l’ouverture de la porte.

Megui poursuivit :

- « Le Deal ; entre parenthèses, américain. Dans le jeu américain, le chan-chan est parfois omis de la
donne. Après que chaque joueur ait tiré douze tuiles, le donneur n'en prend qu'une. Le Sud, l’Ouest et
le Nord en tirent une chacun à leur tour, et enfin le donneur tire une autre tuile pour obtenir une main
de quatorze tuiles. »

- Seigneur Dieu, ce n’est pas possible !

- Vous y croyez ?

- Je ne sais franchement pas. Vous êtes trop incroyable pour moi…

15
: Traduction française non-officielle de l’extrait de l’ouvrage édité en langue anglaise.

Chapitre 5 – page 109


- Je parle de Dieu. Vous dites toujours « Mon Dieu », ou « Seigneur Dieu »… Vous y croyez ?

Le Stewart ouvrit la porte de l’appareil.

- Mademoiselle, Monsieur, l’hélicoptère vous attend.

Eric éluda la question, se leva, et tendit une main moite à Megui qui ne fit rien remarquer, se contenta
de sourire comme elle le faisait si bien lorsque c’était nécessaire, avec un faux naturel indétectable par
quiconque. Elle le précéda jusqu’à la porte et le Stewart s’empressa de lui tendre le bras afin de l’aider
à descendre le long des escaliers métalliques menant sur la piste où une dizaine de mètres plus loin les
attendait un hélicoptère dont les pales étaient en rotation lente. Le Stewart y accompagna Megui,
suivie d’Eric. Arrivés devant la porte du nouvel appareil, depuis l’intérieur une femme tendit la main à
Megui pour l’aider à monter. Une fois assise, les deux femmes se regardèrent un long moment, se
souriant l’une et l’autre de temps à autre alors qu’Eric s’installa à l’intérieur, à côté de Megui. Chacun
posa un casque sur les oreilles. Megui se sentit emportée dans les airs. L’hélicoptère quittait la piste
et se dirigeait vers le large, où seul l’éclat de lune permettait de différencier le ciel de l’eau au point de
l’horizon gris anthracite.

Les deux femmes ne s’échangèrent pas un mot. Eric était songeur.

* Tout se passe bien Megui ?

* Aucun problème jusque-là.

* Je serai sur le bateau avec toi, je m’occupe des boissons.

* Je croyais qu’aucun renfort n’était possible.

* Ça a changé. Cette soirée est déterminante.

* Je sais. Tout va bien se passer.

* Au cas où, je suis là. Nous sommes douze en tout, parmi les filles embauchées pour en amuser certains.
C’est un poste discret à partir duquel on voit tout ce qu’on n’est pas censées voir.

* Très bien. Merci.

Quelques instants plus tard, une source de lumières à la surface de l’eau attira l’attention de Megui.
Ils étaient en approche du yacht qui représentait leur destination finale. Un superyacht trois ponts
avec héliport en poupe bien sûr.

- Le bateau appartient à un petit milliardaire indien qui l’a racheté suite à une vente aux enchères. Je
vous le présenterai, il est très sympathique vous verrez.

- Il est pétrolier aussi ?

- Non, il est brasseur !

- Alors le bateau est l’ancien « Noem » n’est-ce pas ? Et votre ami, Vijay Mallya… ?!

Chapitre 5 – page 110


- Meguane, vous allez me rendre fou vous savez ça ? Vous le connaissez ?

- Non, mais les informations sont publiques, et j’ai bonne mémoire.

L’hélicoptère se posa et la porte s’ouvrit immédiatement. Tout le monde en sortit rapidement et le


personnel de bord en conduisirent les occupants vers l’intérieur.

- Et vous consultez toutes les informations de tous les secteurs de toute la planète tout le temps ?

Megui rit de bon cœur.

- Mais non voyons, c’est un hasard.

Elle n’osait pas lui avouer qu’en fait, si.

Tous les convives étaient présents. Megui fit immédiatement


sensation en entrant dans l’immense salle de gala, qui empestait
la malveillance, la jalousie, l’envie, l’argent, la compromission, la
violence, la haine. Megui en eut un haut le cœur. Elle s’aperçut que
sa compagne de voyage dans l’hélicoptère la regardait.
Mentalement elle lui adressa en retour un « Ça va, ça va… » sans
lui rendre son regard. Tout le monde comprit très vite qu’Eric
Johnson était en rupture avec la tradition. En effet, pour la toute
première fois, sa femme ne l’accompagnait pas. Elle se laissa
conduire avec docilité par Eric qui la présenta aux convives, du
moins ceux qu’il connaissait le mieux. Lawrence Fink de BlackRock
Fund Advisors, le fond d’investissement le plus important au
monde. James Dimon, dit « Super Jamie », de la banque JP Morgan

Chapitre 5 – page 111


Chase pour la JP Morgan Investment Management. Michaël Wirth, le PDG de la filiale sœur de Gulf Oil,
la compagnie Chevron. Et bien sûr Zhou Jiping, le PDG de China Petroleum, entre autres invités. Megui
s’empressa de saluer ce dernier dans un Chinois parfait, en s’inclinant de manière tout aussi parfaite.
Le PDG héla un serveur portant un plateau de verres de champagne afin d’en offrir une coupe à Megui,
laquelle s’en saisit sans se faire prier, en portant un toast au succès de la collaboration des deux
compagnies.

- Vous parlez magnifiquement Chinois Mademoiselle ! Où l’avez-vous appris ? poursuivit-il dans sa


langue natale.

- Merci Monsieur, lui répondit-elle, toujours en Chinois. Eh bien, tout simplement dans les meilleurs
restaurants du Massachussetts !

Zhou Jiping, qui ne s’attendait pas à cette répartie, éclata d’un rire tonitruant, ce qui fit se retourner
sur eux un certain nombre d’invités, dont Eric lui-même qui prit cet épisode pour une excellente entrée
en matière.

- Vous êtes absolument ravissante et particulièrement spirituelle en plus. Je suis certain que votre
intelligence n’a rien à envier… à tout le reste, lui dit-il en la déshabillant ostensiblement et
intégralement du regard.

- Je suis prête à vous conforter dans cette position Monsieur. En revanche, je tiens à vous présenter mes
excuses pour la défection de Pamela Davis. Je crains qu’elle ne soit plus en position de travailler pour la
compagnie. C’est moi qui ai repris l’encours de ses dossiers. J’espère pouvoir faire aussi bien qu’elle et
surtout ne pas vous décevoir dans mon rôle d’intermédiaire.

- Je suis certain que vous serez parfaite. Jouez-vous au Mahjong Mademoiselle Sheffield ?

- Je vous en prie, appelez-moi Megan.

- Ha haaa, très bien Megan. Eh bien, jouez-vous au Mahjong ?

- Puis-je me permettre d’être sincère Monsieur Jiping ?

- Mais je vous en prie… Oh ! La musique, une danse… Me l’accorderiez-vous ?

- Avec grand plaisir…

Il saisit la main droite de Megui de sa main gauche, et de la droite, lui tint la taille. Elle pouvait sentir
le désir monter en lui. Elle poursuivit sans se laisser distraire.

- Si je jouais une partie de Mahjong avec vous, je gagnerais obligatoirement. La question est de savoir
si vous, souhaitez gagner, auquel cas je me ferais un devoir et un plaisir de perdre. Mais si vous
souhaitez jouer franc-jeu, alors vous aurez un aperçu de ma technique de jeu, qui pourrait se rapprocher
de l’angle sous lequel j’aborde les affaires.

- Megan, vous me semblez redoutable en toutes choses. Êtes-vous vraiment certaine de pouvoir gagner
contre moi alors que vous ne savez pas comment je joue. On vous l’a peut-être raconté, mais vous n’en

Chapitre 5 – page 112


avez pas l’expérience. Avez-vous aussi appris le Mahjong dans les restaurants chinois ? lui lança-t-il sur
un ton moqueur et de défi.

- Non Monsieur, dans un livre.

- Êtes-vous vraiment sérieuse ?

- Je ne l’ai jamais autant été. Néanmoins je suis parfaitement sûre de moi.

- Je sens que cette soirée va être intéressante.

Megui sentait une légère puanteur monter dans l’air, qu’elle seule et ses sœurs présentes étaient
susceptibles de pouvoir sentir. Un mélange fétide et nauséabond de lubricité et de désir de
domination.

- Megan, me feriez-vous l’immense honneur et le plaisir de relever avec moi le défi d’une partie ?

- Ce sera un véritable plaisir que de vous défier Monsieur Jiping.

- Mais c’est moi qui vous défie ma jeune amie…

- Alors je relève le défi avec enthousiasme.

- J’aimerais néanmoins monter un peu les enjeux, puisque vous êtes si sûre de vous, et je me régale à
l’avance de vous voir me battre.

« Ben voyons » pensa-t-elle trop fort à son goût, faisant se retourner sur elle une jeune femme qui
dansait avec quelqu’un qui ne lui avait pas été présenté.

* Attention Megui, pas trop fort… La simulation comme si sa vie en dépendait… Souviens-toi.

* Excuse-moi… C’est l’odeur…

* Je sais, ici c’est pareil. C’est pareil partout.

Elle reprit sa discussion avec le PDG chinois.

- À quel enjeu pensez-vous ?

- Vous êtes VRAIMENT certaine de gagner contre moi ? Vraiment ?!

- Je vous le certifie Monsieur, sans aucun risque.

Le PDG jouissait littéralement à l’écoute de la réponse de Megui. Il était certain de gagner.


Obligatoirement. Personne, pas même des champions reconnus, ne l’avait jamais battu. Il était
invaincu. Que sa partenaire ait vraiment appris à jouer un lisant « un » livre ou non, elle ne pouvait
gagner contre lui. Il y aurait joué sa propre vie.

- Alors si je gagne, poursuivit-il, vous m’accompagnerez en cabine et vous coucherez avec moi. Je
pourrai faire de vous ce que je veux, avec ma promesse, bien sûr, de rester un gentleman.

Chapitre 5 – page 113


- Bien sûr… Je suis d’accord. Je veux même bien être votre esclave sexuelle, sans que vous restiez un
gentleman !

Le sang de Zhon Jiping ne fit qu’un tour.

- Et si moi je gagne ? reprit-elle.

- Quel est votre prix ? Demandez tout ce que vous voulez ! Je suis prêt à m’y engager devant tous les
témoins présents !

Megui répondit sans hésiter, mais cette fois en Anglais.

- Si je perds au Mahjong contre vous je veux bien, selon votre désir, que vous fassiez sexuellement de
moi ce que bon vous semble. Mais si c’est moi qui gagne, je veux en contrepartie que vous corrigiez
votre prévisionnel de production à la hause et que vous cessiez de manipuler le marché avec les autres
compagnies sur lesquelles vous avez le contrôle, dont notamment Shanghai Petrochemical, dans le but
de maintenir un cours artificiellement plus bas plus qu’il ne le devrait, spoliant ainsi les intérêts de Gulf
Oil dans la démarche visant une collaboration entre nos deux compagnies avec ouverture d’un marché
pour nous, en Chine et en Asie du Sud-Est en particulier.

Megui avait parlé suffisamment fort pour que l’ensemble des convives qui les entouraient puissent
entendre, ce qui, forcément se produisit, Eric étant le premier. La musique s’était interrompue. Zhou
Jiping en perdit le sourire. Il était mis en lumière par cette gamine prétentieuse. S’il perdait, il perdait
aussi la face. Mais il ne pouvait pas perdre. Il le savait. Il allait ainsi pouvoir se repaître jusqu’à satiété
de la jeune femme, lui faire payer son audace, et prendre la main sur les conditions d’implantation de
Gulf Oil en Asie. D’une pierre trois coups. Magistral !

Eric se jeta sur elle et lui prenant le bras, l’attira vers elle, faisant lâcher sa prise à Zhou Jiping.

- Mais vous êtes complètement folle ?! C’est ça votre stratégie révolutionnaire ? Nous faire signer le
contrat sur un coup de dés. Vous avez perdu la tête ou quoi ?! Est-ce que vous savez seulement de
quoi ce type est capable ?!

- J’en ai une idée assez claire en effet. Vous vous en faîtes pour moi ?! C’est vraiment adorable de votre
part. Mais vous m’avez fait confiance jusque-là, alors ne vous arrêtez pas en si bon chemin. Pas
maintenant ! Laissez-moi faire. Je veux le coincer et il vient de m’en donner les moyens sur un plateau
sans que je lui aie rien demandé. Un vrai suicide. Mais en si peu de temps, c’est le seul moyen viable
et parfaitement sûr, et il est à ma portée. Alors laissez-moi agir à ma guise, et observez le travail. Et
puis, ne me dites pas que ce genre de deals est absent du monde des affaires de ce niveau…

Eric la regardait incrédule et inquiet.

- Merci Monsieur Johnson, reprit-elle plus doucement. Sincèrement. Mais maintenant, laissez-moi
travailler, s’il vous plaît.

Megui rejoignit le PDG chinois d’un air enchanté, laissant Eric déconfit. Tout le monde avait à présent
les yeux braqués sur Megui et son adversaire.

Chapitre 5 – page 114


- Monsieur Jiping, Il faut être quatre, et nous ne sommes que deux.

- Vous aurez le Nord et l’Est, et moi, le Sud et l’Ouest, voilà tout.

- C’est très irrégulier.

- Vous avez peur maintenant ? lui demanda-t-il inquiet, de crainte qu’elle ne fasse machine arrière.

- Puis-je solliciter une faveur de votre part ? lui demanda-t-elle pour toute réponse à sa question.

L’homme d’affaire la regardait avec concupiscence. Il donnait l’impression de se pourlécher les


babines. Dès cet instant, ce ne fut plus un jeu. Il était en guerre. En guerre contre Megui. En guerre
contre Gulf Oil. Une guerre qui était gagnée d’avance.

- Amenez-nous à une table libre où Megan et moi-même pouvons installer le jeu ! ordonna le PDG.

Il était impatient. Il trépignait.

- Que voulez-vous Megan ? Une deuxième chance si vous perdez ?

- Non, si je perds, je voudrais que vous me permettiez de dîner avant de constituer moi-même votre
dessert. Voulez-vous bien m’accorder cette faveur si l’occasion devait se présenter ?

- Tiens ! Vous semblez bien moins sûre de vous tout à coup !

- Je vous laisse libre de l’interprétation de mes paroles. Consentez-vous à m’accorder cette faveur ou
non ?

- Jusqu’au dessert et au café si vous en prenez !

- Merci, vous êtes un vrai gentleman !

Zhou Jiping avait l’étrange impression de s’être fait à nouveau moquer sans s’en être aperçu. Son flair
d’homme d’affaire aguerri semblait lui suggérer qu’il y avait anguille sous roche, que quelque chose
clochait, sans pour autant parvenir à savoir quoi. Il passa toutes les possibilités en revue, mais ne voyait
ni pourquoi elle lui avait adressé cette demande qui, finalement, l’obsédait, comme si elle avait caché
quelque chose qui lui était imperceptible, ni pourquoi son flair le mettait en garde. En revanche,
l’éventualité de perdre au Mahjong ne l’effleurait même pas. Ils s’attablèrent donc tous les deux, sous
les yeux des convives présents pour lesquels les joueurs constituaient la plus étrange attraction qui
leur ait été donné de les distraire depuis longtemps. Une fois la table dressée, l’homme d’affaire
desserra sa cravate et se mit en condition, la sensation de la victoire déjà acquise. Il fixa Megan comme
un rapace fixe sa proie. Il lui dit en Chinois :

- Ma petite, tu peux déjà écarter les cuisses !

Sans se laisser démonter, Megui s’exécuta ! Symboliquement bien sûr, puisque rien de son anatomie
n’était perceptible sous sa magnifique robe de soirée. Mais ce geste déstabilisa une fois de plus le PDG
qui ne s’y attendait pas puisque cette remarque était destinée à la déstabiliser, elle.

Chapitre 5 – page 115


Les tuiles du Mahjong démontant la « muraille », tombèrent les unes après les autres, comme les
coups du destin ou d’une fatalité irréversible, s’amoncelant sur l’échiquier de la réalité. Quinze coups
passèrent, la plupart des spectateurs n’y comprenant rien. Le seizième fut le dernier.

- Mahjong ! S’écria-t-elle. Eh bien, il semblerait que j’ai gagné ! Me permettez-vous de refermer mes
cuisses ? À tout jamais bien sûr.

Zhou Jiping était blême. Incrédule, comme le premier de la classe face à un zéro pointé ! Il ne
comprenait pas.

- Vous avez triché ! lui lança-t-il au visage.

- Monsieur Jiping, je vous en prie. Vous avez perdu la partie, soit. Ne perdez pas la face en plus. Bon,
et si nous passions à table ?! J’ai une petite faim !

- Vous m’avez menti, vous n’avez jamais appris le Mahjong dans un livre ! tenta-t-il en dernier recours.

- Si Monsieur, pendant la descente de l’avion sur la piste, tout à l’heure.

- Ne me prenez pas pour un imbécile, tout le monde sait bien que c’est impossible ! hurla-t-il, jetant
un froid glacial dans l’atmosphère pourtant douce de cette nuit de printemps, mettant les Tvish
furtivement présentes en alerte.

- Si Monsieur, c’est parfaitement possible avec plus de 240 de quotient intellectuel, et bien davantage
encore, vous n’imaginez même pas à quel point c’est possible ! l’acheva-t-elle en s’appuyant sur la
table de la défaite du PDG chinois.

- Monsieur Johnson, s’écria-t-elle à son intention, en se redressant avant de se retourner vers lui. Vous
avez votre contrat aux meilleures conditions possibles du marché. Félicitations ! Monsieur Jiping se
fera un devoir de l’honorer.

Le reste de la soirée se passa dans une atmosphère très étrange, mêlant gêne et déconcertation de la
part des uns et des autres. Les invités parlèrent tous quasiment à voix basse comme pour éviter
d’attirer sur eux l’attention de Megui qui les fascinait, et, comme d’habitude, leur faisait peur, comme
si elle avait été capable de déceler les noirs secrets, aussi sombres que l’était le pétrole, de l’ensemble
des présents, chacun évitant soigneusement de l’approcher, tout en lui conservant leurs sourires polis
et emplis de fourberie.

- Megan, je sais que vous m’avez décroché le contrat, mais je reste persuadé que je l’aurais pu aussi
d’une autre manière et donc sans vous. Je m’attendais à quelque chose de plus… disons, discret, de
votre part. Je n’ai aucune idée des conséquences de cette soirée sur l’image de Gulf Oil et sur la
mienne, et…

- Monsieur Johnson, l’interrompit-elle. Vous auriez souhaité quelque chose de simplement plus
hypocrite. Combien de contrats ont-ils été signés sur le dos de filles sur lesquelles les intéressés seront
passés, parfois en ne les laissant même pas en vie ?! S’il vous plaît ! Ne me parlez pas de
conventionnalité ni de politiquement correct, pas vous ! Vous avez avancé un pion sur une ligne de
défense pour un coup qui n’a jamais été joué de cette manière. Maintenant ils vous craignent. Ils

Chapitre 5 – page 116


savent qu’ils doivent compter sur un potentiel nouveau modus operandi. La politique de la langue de
bois prévaudra toujours dans ce milieu. Chacun des présents ici fera comme si jamais il ne s’était passé
quoi que ce soit. Chacun sait que tout le monde sait et tout le monde fait comme si tous l’ignoraient,
vous le savez parfaitement bien. Et si, par le plus grand des hasards, il devait être nécessaire de soigner
votre image de marque, la vôtre ou celle de la compagnie, je m’en chargerais moi-même, avec grand
succès bien évidemment, je vous le promets. Mais vous verrez par vous-même que ce sera
parfaitement inutile.

Eric était estomaqué. Mais il se rendait compte, éveillé à l’évidence des paroles de Megui, que seul
l’aspect non-conventionnel des faits, comme elle l’avait souligné, le mettait mal à l’aise. Les choses
allaient devoir se jouer sur un autre plan désormais, prenant en compte de nouveaux paramètres.
Megui avait fait avancer le jeu des affaires vers une dimension différente, en mettant à mal l’un des
partenaires de jeu, ouvertement et devant tous, en direct, sans que quiconque ait réellement compris
ce qui avait été en train de se dérouler sous leurs yeux, jusqu’à la conclusion finale. Megui passait, à
elle seule, pour l’inconnue à l’équation que personne n’avait appris à gérer ou négocier, face à la
complexité du jeu qu’elle était capable de jouer sous leurs nez, sans que quiconque puisse anticiper
ses coups. Tous la convoitaient et la craignaient en même temps. Mais chacun savait qu’elle existait,
et qu’il faudrait désormais compter sur cette inconnue portée à l’équation tracée sur le grand tableau
obscur du monde des affaires. L’inconnue venait de se faire un nom en une heure de temps. Un nom
que tous répugnaient à prononcer mais avec lequel il fallait apprendre à compter. Les choses ne
seraient jamais plus les mêmes à partir de cette soirée, et nul ne savait à quel point ça allait être vrai !

Pourtant, Megui n’avait pas encore achevé sa mission. Il lui restait à mettre en place les dernières
étapes du grand piège qui allait devoir se refermer, par une prise en tenaille pourtant très discrète, sur
les articulations majeures du monde mental de la planète Terre, et ce, à partir d’un simple point
stratégique, une seule position, jouant correctement, en finesse et délicatesse, sur les failles et
faiblesses des uns et des autres des acteurs jouant les « stars » sur l’avant-scène du monde esclavagiste
de l’Âge de Fer.

Les tristes réjouissances parvenues à leur fin dans une ambiance sépulcrale, et avant que la soirée elle-
même ne prenne le même chemin, Megui se leva de sa place aux côtés d’Eric.

- Megan ! Où allez-vous encore ?

- Aux toilettes, avec votre permission bien sûr.

Eric parut soulagé autant que quelque peu gêné.

- Euh… Oui bien sûr, excusez-moi, et se leva lui-même pour accompagner son mouvement, en homme
particulièrement galant qu’il était, du moins en société ; Megan ne connaissant pas grand-chose de lui
en dehors du contexte de la mission qui l’avait amenée à ses côtés.

Une fois levée, elle put ressentir la vague d’inquiétude qui se répendit parmi l’assistance, chacun se
demandant ce qu’elle allait faire, à quelle péripétie elle allait encore se livrer, dans un soupir de
soulagement collectif dont personne n’eut conscience hormis elle, lorsque chacun put constater
qu’elle prit la direction des cabinets de toilettes. Quelques minutes plus tard, elle en revint, mais

Chapitre 5 – page 117


parfaitement occultée ; personne ne semblant la percevoir. Elle en profita pour se diriger furtivement
vers Zhoun Jiping, qui ne s’était pas remis de sa défaite. Il la vit s’avancer vers lui avec une inquiétude
certaine dans le regard qu’il portait vers elle.

- Monsieur Jiping, je souhaiterais vous parler en privé, avec Monsieur Douglas et Monsieur Dimon. S’il
vous plaît !

Son insistance était irrésistible. À présent, tout le monde pouvait la voir, Eric également. Elle esquiva
son regard pourtant insistant. Le PDG chinois se leva et la précéda, en direction des places
qu’occupaient les PDG de BlackRock et de JP Morgan Chase. Eric contemplait ce mouvement
inquiétant, se demandant ce qu’elle avait encore inventé.

Les trois PDG et Megui se dirigèrent vers un salon attenant afin de parler tranquillement, personne
n’osant se demander ouvertement pour quelle obscure raison.

Une fois assis, une barmaid s’approcha d’eux, leur demandant s’ils souhaitaient boire quelque chose.
Chacun déclinant l’offre. La barmaid jetant un regard en biais vers Megui.

* Tout va bien, merci à toi. Pensa-t-elle en sa direction.

La barmaid s’en alla aussitôt.

- Messieurs, voilà comment les choses vont se passer. Outre les conditions contractuelles qui seront
envisagées entre les services juridiques de nos compagnies respectives dans le cadre des accords
passés entre China Petroleum et Gulf Oil, nous allons verser 480 millions de dollars sur le compte de
China Petroleum pour l’achat de titres dès après-demain, sachant combien cette soirée aura
inévitablement de répercussion sur les marchés. Chacun pourrait s’attendre à raison à une baisse des
actions, ce qui se produira d’ailleurs, avant une forte tendance haussière à l’occasion de laquelle nous
pourrons revendre nos positions acquises la veille. Bien sûr, je sais déjà ce qui pourra influer sur les
cours.

- Vous risquez une accusation pour délit d’initiés si quelqu’un a vent de cette réunion et de la
manipulation en rapport, rétorqua le patron de JP Morgan.

- C’est un risque à courir, mais en l’occurrence nous


ne le prendrons pas. Nous allons verser cette
somme sur l’un des comptes de HSBC détenu par
Clearstream au Luxembourg. Ce sera parfaitement
transparent, et aucun scandale financier chez
Clearstream n’est prévu dans les prochaines
semaines n’est-ce pas ? mentit Megui. En outre,
Monsieur Dimon, c’est vous qui allez couvrir notre
position.

- Et pourquoi ferais-je ça ?

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- Parce que sinon on saura que vous manipulez les marchés pour le compte de China Petroleum et
vous ne tiendrez pas longtemps dans votre siège en cuir, et sans parachute16 Monsieur Dimon, à sec,
comme dans le bon vieux temps, juste des oranges derrière des barreaux, et je me chargerai en
personne de la supervision de cette exécution.

Zhoun Jiping, un peu hagard jusque-là, jeta un regard inquiet et rougeot à Megui.

- Une fois les titres revendus, je compte sur vous, Monsieur Fink, pour placer cet argent dans des
positions défiscalisées au profit de Gulf Oil, puisque BlackRock est notamment le plus gros actionnaire
actuel de notre compagnie. Vous avez donc tout à y gagner.

- Ce versement, dans ce contexte, est malgré tout une opération très risquée qui engagera la
responsabilité personnelle de qui signera l’opération ! surenchérit le banquier. Qui va se mouiller pour
le signer ? Vous ?

- Non, pas moi. Mais je connais quelqu’un ayant une autorisation de signature qui va se faire une joie
de s’y coller, même si elle l’ignore… !

Certains convives invités sur place rejoignirent leurs cabines, en même temps que s’exécutait un balai
d’hélicoptères qui allaient et venaient. Le dernier convoi héliporté était pour Eric et Megui. Ce dernier
apparut à lisière de la salle à manger, raccrochant son GSM et indiquant de loin sa montre à son
assistante, puis en mimant la rotation des pales avec son index pointé vers le haut. L’hélicoptère en
approche commençait déjà à se faire entendre.

- Nous sommes donc bien d’accord Messieurs. Le facteur déclenchant sera le versement de 480
millions de dollars portés au crédit de la banque HSBC Invest Bank Asia sur son compte Clearstream,
pour crédit du compte de China Petroleum en échange de titres de la compagnie. Monsieur Dimon,
vous couvrez et garantissez notre position… à titre… inconditionnel ! Gare aux entourloupes. Je garde
un œil sur vous ! Monsieur Fink, je ferai opérer un virement sur notre compte chez vous dès que nous
aurons revendu nos parts acquises la veille.

- C’est entendu, je reste en attente de votre instruction.

- Il vous parviendra via SWIFT.

- C’est entendu.

- Monsieur Dimon, quelque chose à ajouter.

- Que voulez-vous que je vous dise ?! Non… !

- Merci.

- Monsieur Jiping ?

16
Allusion aux primes de départ traditionnelles se comptant en millions de dollars.

Chapitre 5 – page 119


Zhon Jiping n’avait pas desserré les mâchoires depuis sa défaite au Mahjong. Il semblait littéralement
prisonnier de son état d’esprit, le mental tournant à vide sans que rien n’ait pu sembler faire stopper
ce mouvement perpétuel, les yeux semblant au bord des larmes, et la bave, au bord des lèvres.

- Monsieur Jiping ? insista-t-elle sur un ton étrangement doux.

Le Chinois tourna le regard vers elle, à moitié défiant, à moitié craintif. Ce qu’il s’était passé violait
complètement les lois du principe de sa réalité. Il ne comprenait toujours pas. Il se sentait coincé, trahi
même. Par quoi ? Il n’aurait pu le dire. Quoi qu’il en soit, son état s’était répercuté directement, en
termes d’impact, sur l’inconscient collectif des convives de cette soirée, bien davantage encore
qu’aurait pu l’espérer Megui qui avait pu entièrement prendre la main lorsqu’il l’avait fallu ; Zhon Jiping
ayant été rendu incapable de sortir de cet état psychologique d’abattement, et pourtant sans subir en
rien l’influence, en ce sens et en arrière-plan, de Megui.

- Megan, s’il vous plaît !

Eric l’appelait, indiquant une position derrière lui avec son pouce pointant en direction de leur
hélicoptère. Curieusement, Eric se surprit lui-même, à ce même instant, face à sa propre attitude. Il
hésitait à avancer vers elle, vers eux. Il restait en retrait. Lui, le PDG de Gulf Oil, restait en retrait,
laissant faire Megui. Il se demanda quel pouvoir envoûtant elle pouvait bien exercer sur les uns et les
autres. Il se demandait pourquoi elle n’en profitait pas davantage pour se satisfaire elle-même et
évincer toute forme de concurrence en toute chose, comme tout être normal le ferait tout
naturellement. Il se surprit à penser qu’elle aurait sans doute les moyens de devenir… la maîtresse du
monde. Il trouva cette idée stupide, nul ne peut devenir, seul(e), le maître ou la maîtresse du monde.
Il se dit qu’elle aurait sans doute l’envergure requise pour le devenir à la place de ceux qui se
prétendaient tels, à tort ou à raison, et qui contrôlaient absolument tout ce qui se produisait en ce
monde. Il se demanda si elle n’était pas là pour ça, et pourtant elle ne semblait pas du tout briguer un
tel pouvoir, à moins qu’elle ne fût assez intelligente pour le cacher aux yeux de tous, tout en faisant en
sorte de monter secrètement en puissance. Il en conclut qu’il était très fatigué et qu’il était impatient
de se coucher ; il finissait par déraisonner. Mais une chose était absolument certaine : Megan Sheffield
le fascinait littéralement.

« Voilà une femme devant laquelle n’importe qui tomberait à genoux » pensa-t-il pour lui-même, « à
genoux, ou lui prendrait l’envie de l’éliminer à tout prix… ». Il pensa à Bellinda, se demandant si elle
n’avait finalement pas raison. Elle lui avait toujours été de bon conseil. Toujours. Et là, il n’écoutait plus
que Megan. Elle l’hypnotisait littéralement et il dépensait une énergie considérable à lutter contre une
forme d’asservissement qu’elle exerçait naturellement sur lui, de manière involontaire, ou le lui
paraissant du moins. Elle était une bombe atomique… ! Mais quand allait-elle exploser ?! C’est sa
raison qui l’avait mené là où il en était arrivé, pas l’émotion, et moins encore la passion. Et là, il se
voyait quasiment remettre entre les mains de Megan, son pouvoir et son autorité, sans même qu’elle
le lui ait suggéré, a priori du moins. Il ne savait plus quoi penser. Sa conscience n’était plus qu’un puits
sans fond de confusion. Il voulait dormir…

Megui s’approcha de lui. Il ne s’était même pas aperçu qu’elle avait quitté les trois PDG avec lesquels
elle discutait, alors qu’il regardait depuis tout ce temps dans leur direction. Au même instant, un garçon
du personnel de bord s’approcha d’eux.

Chapitre 5 – page 120


- Monsieur Johnson, excusez-moi, mais votre hélicoptère vous attend depuis un moment.

- Oui oui, je sais, merci. Nous y allons tout de suite, lui répondit-il sur un ton légèrement agacé dû à la
fatigue qu’il ressentait de plus en plus intense.

- Vous ne m’avez pas présenté le propriétaire du yacht… fit remarquer Megui.

Eric pensa en lui-même que c’était certainement mieux ainsi.

- Je ne l’ai pas aperçu de la soirée. Il a dû rester dans sa cabine, à moins qu’il ne soit pas ici, c’est
possible également. Désolé, ce sera pour une autre fois.

- Ce n’est pas grave. Monsieur Johnson, j’ai une bonne nouvelle pour vous ! reprit-elle sans transition,
en accompagnant Eric vers l’hélicoptère.

- Ah oui ? Et à quel prix cette fois ?

Eric n’avait pas voulu être désagréable. Il se rendit compte de son ton méprisant, étant resté encore
partiellement dans ses pensées la concernant. Il voulut s’excuser mais Megui l’avait devancé.

- Je vous trouve très injuste. Qu’est-ce que j’ai fait d’autre que justifier mon salaire et tenir la promesse
que je vous ai faite, alors que vous n’aurez pas à vous en plaindre, je m’y engage ?!

- Excusez-moi Megan. Je suis épuisé. J’ai été injuste envers vous, je vous présente mes excuses.

- Bon ça va pour cette fois, mais que je ne vous y reprenne pas ! Ce sur quoi elle se mit à rire aux éclats
et de bon cœur, ce qui fit sourire Eric malgré lui.

Une fois montés dans l’hélicoptère, il revint sur les derniers propos de Megui.

- Alors ? Quelle est donc cette bonne nouvelle que je vous dois sans doute ?

- D’ici quelques jours, moitié de semaine prochaine au plus tard, selon mes estimations actuelles, la
compagnie devrait encaisser au moins 280 millions de dollars de bonus sur une opération de vente de
titres.

- Ah bon ? Et d’où viennent ces titres ? Je ne me souviens pas que nous ayons un portefeuille qui
contienne de quoi faire une plus-value pareille !

- Nous les aurons. Laissez-moi faire. Me permettez-vous de vous en faire la surprise ?

L’appareil s’était envolé pour les quelques minutes qui les séparaient de la piste où le jet les attendait.

- Megan… Ne nous fourrez pas dans un nouveau scandale financier s’il vous plaît. C’est affreusement
mauvais pour nos valeurs boursières.

- Quelle idée ! Est-ce que j’ai une tête à m’appeler Bernard ?

- Bernard ?!

- Bernard Madoff ! Pfff après 3 heures du matin vous n’êtes plus bon à rien !

Chapitre 5 – page 121


Et derechef, Megui se mit à rire aux éclats. Eric aurait voulu lui rappeler tout de même le respect qu’elle
lui devait mais il était trop fatigué, et il trouva, en cet instant, juste cet instant-là, sa répartie assez
amusante, ce qui le fit sourire en coin sans qu’elle le vît, du moins le pensa-t-il sincèrement.

- Excusez-moi Monsieur, je crois que je suis un peu pompette… conclut-elle pour toute excuse, ce à
quoi il ne répondit rien. Il économisait ses forces, luttant contre le sommeil.

De retour dans l’avion, et celui-ci ayant décollé en direction de l’aéroport de Boston, Eric regardait
intensément Megui qui allait et venait dans la cabine afin de se dégourdir les jambes, lui dit-elle du
moins, mais en réalité faisant en sorte d’attirer sur elle son regard. À chaque fois que l’occasion se
présentait, ses yeux se posaient soit sur sa poitrine, soit sur ses hanches, ou son postérieur. Chacun de
ses regards posés, Megui le ressentait. Elle finit par se rasseoir près de lui, alors qu’il s’était ouvert une
canette de tonic.

- Voulez-vous boire quelque chose ? lui demanda-t-il.

- Non, rien, je vous remercie.

- Megan, vous nous avez fait prendre un risque énorme ce soir, vous vous en rendez compte n’est-ce
pas ?

- De quel risque parlez-vous exactement ?

- Vous avez joué l’avenir de cet énorme dossier sur un coup de dés !

- Je vous l’ai dit, le risque était de zéro. Je ne pouvais pas perdre.

- Mais enfin, vous avez beau être un pur génie du Mahjong depuis quelques heures, ce jeu fait appel à
une part importante de hasard quand même. Le risque était réel !

- Non, je ne pouvais pas perdre.

- Alors ce n’est que votre certitude qui vous le confirme, et le résultat des faits, mais rien de plus.

- Non, là, vous me décrivez la position de Monsieur Jiping. Pas la mienne.

- Je ne comprends pas.

- Mais je m’en aperçois bien. Attendez, je vais essayer de vous expliquer. Ce que vous appelez
« hasard » parce que vous n’en mesurez pas les différentes interactions causales, moi je le vois comme
une succession de probabilités fluctuantes sur base d’événements a priori aléatoires, mais néanmoins
liés, qui finissent par devenir prédictibles.

Eric la regardait sans réagir. Elle voyait qu’il ne comprenait toujours pas.

- Attendez, je vais vous montrer. On va faire une petite expérience commentée, vous comprendrez
mieux après. Je vais vous demander de tenir votre canette de tonic à moitié vide de manière très
oblique, et de faire constamment varier son angle d’inclinaison tout en l’agitant légèrement d’avant
en arrière. N’essayez pas de faire tomber du liquide mais contentez-vous de cette succession de gestes,

Chapitre 5 – page 122


tout en sachant qu’au bout d’un moment, il y aura forcément quelques gouttes qui finiront par sortir
de la canette. D’accord ?

- OK ! fit-il dubitatif.

Il aurait aimé lui dire qu’il était trop tard pour jouer, mais il était curieux de voir où elle voulait en venir.
Elle le regardait intensément de ses yeux vert-menthe.

- Chacun de vos gestes est déterminé par une succession d’influx nerveux, lesquels correspondent à la
réponse à ma demande : maintenir le mouvement. Pourtant chacun de ces gestes recèle une part très
importante de hasard. Ils sont imparfaits. Cette imperfection-là correspond à des éléments non-pris
en compte dans votre choix de poursuivre votre mouvement. Vous êtes assez sûr de votre coup et
vous pensez sincèrement pouvoir maintenir ces simples mouvements sans renverser de gouttes.
D’accord ?

- Jusque-là ça va…

Megui prit une feuille de papier et un feutre qui se trouvaient sur la tablette devant Eric. Elle plaça la
feuille sous la canette et ôta le capuchon du feutre. Puis reprit, immobile.

- Lorsque je vous regarde comme je le fais, je m’instille en vous. Une part de votre élan vital m’est
accessible et compréhensible. Tous vos mouvements sont à la base volontaire, mais obtenus aussi sur
base de mouvements dus à votre inconscient. Si je me projette dans votre esprit, je peux avoir un
aperçu de votre propre aperçu, mais je peux moi-même déterminer une part de la causalité qui préside
aux mouvements inconscients… Continuez de bouger ! Ne vous arrêtez pas. Concentrez-vous s’il vous
plaît, tout comme l’était Monsieur Jiping. Je ne suis pas mentalement renseignée sur les mouvements
que vous allez opérer dans les détails, cette part d’impondérable les fait varier légèrement,
insensiblement, de manière a priori aléatoire. Mais je peux mieux sentir vers quoi ce jeu se dirige dès
lors que je me m’infiltre en vous. Pas pour prendre le contrôle, pour sentir en moi la fluctuation du
champ de ce que vous appelez le hasard. Oui… comme ça. À un moment donné, très vite en réalité, le
hasard devient prédictible. Chacun de vos mouvements est une équation à résoudre parce que chaque
mouvement est unique, et donc diffère des autres par d’infimes détails. Il existe un dénominateur
commun dans le phénomène de résolution de chacune de ces équations. Quand on l’identifie,
l’équation plus grande dans laquelle prennent place les équations que représentent vos gestes, devient
possible à résoudre, et le hasard n’en est dès lors plus, mais il faut opérer obligatoirement à plusieurs
niveaux. Il peut y en avoir peu, ou beaucoup. Plus il y en a, plus aisée est la résolution. Mais il doit
impérativement y en avoir plusieurs. Heureusement, il y en a TOUJOURS plusieurs. Alors l’événement
devient prédictible. Rien n’est jamais vraiment, totalement aléatoire. Sinon cela voudrait dire que
certains événements, même parmi les plus anodins, n’ont alors aucun sens, ce qui est
fondamentalement impossible, dans la mesure où rien n’échappe à l’influence de la grande horloge
cosmique.

Elle marqua sept points distincts sur la feuille et posa lentement le feutre noir qu’elle tenait en main.
Eric eut un très bref instant d’absence dû au sommeil et reprit le mouvement de balancier qu’il exerçait
sur la canette. La rectification brusque de son geste eu pour effet de la secouer légèrement et quelques

Chapitre 5 – page 123


gouttes de son contenu en furent éjectées à cette occasion. Megui lui saisit la main qui tenait la canette
et l’accompagna jusqu’à lui faire reposer la canette sur la tablette. L’expérience était terminée.

- Monsieur Johnson, avez-vous compris ?

- Euh…

Eric tentait de reprendre ses esprits en prenant une profonde inspiration.

- J’avoue que, non, rien du tout, avoua-t-il.

- Regardez la feuille s’il vous plaît.

Eric baissa les yeux, et fut saisit d’une forte émotion devant ce qu’il voyait. Une décharge d’adrénaline
acheva de le réveiller pour de bon. Il avait le regard fixé sur cette feuille blanche, les yeux écarquillés.

- Dites-moi que je rêve. C’est impossible !

Le liquide qui était sorti de la canette était tombé sur la feuille sous la forme de sept gouttelettes.
Chacune d’elle était tombée exactement sur chacun des points dont Megui avait constellé la feuille
blanche.

- Vous voyez maintenant ? Je ne pouvais pas perdre. Monsieur Jiping l’ignorait. Moi je le savais, alors
que lui s’est contenté de croire qu’il le pouvait aussi.

- C’est du délire…

- Non. C’est du 240 de QI, et encore… « QI » ne veut rien dire. Dans cette histoire, la nature
« intellectuelle » de ce quotient ainsi mesuré n’a rien à voir avec ce phénomène. La science commence
à établir une norme incluant le quotient émotionnel, mais ce n’est toujours pas suffisant. J’ai moi-
même établi une base de normalisation pour l’établissement d’une mesure sur trois niveaux : QI1-QE-
QI2, c’est-à-dire le quotient effectivement intellectuel, le quotient émotionnel, et le quotient intuitif.
Et pourtant ce n’est pas encore suffisant. Il manque une considération essentielle mais qui ne semble
pas se trouver dans le champ perceptif mental de l’Humanité, impliquant qu’on ne puisse encore le
mettre en évidence. Tout cela repose sur le simple postulat que je représente la manifestation d’un
degré supérieur de l’évolution. Tout simplement.

- Megan, vous êtes terrifiante !

- Je sais, c’est ce que je ressens souvent. Mais je ne pouvais pas perdre.

- Mais enfin ce n’est pas humain !

- Qu’est-ce que vous appelez « humain » ? Tout dépend ce que vous entendez par là ! Croyez-vous que
« pas humain » avait le même sens qu’aujourd’hui pour les Hommes de Cro-Magnon ? Bien sûr que
non. C’est ce que je viens de dire. « Humain » ne signifie quelque chose que par rapport à un référentiel
précis. Pensez-vous vraiment que votre actuelle définition de ce qui n’est pas humain sera la même
que dans 10 000 ans ? L’Être Humain s’est engagé sur une voie qui l’oblige à boucler les conditions de
son évolution sur elles-mêmes. Vous n’évoluez plus. L’évolution est dictée par les Lois de la Nature. Ce

Chapitre 5 – page 124


sont elles qui déterminent la fréquence sur laquelle le vivant doit se caler pour franchir les paliers.
Mais il est évident que les Êtres Humains ont choisi de violer ces lois pour s’accaparer plus de richesses
issues de la Nature, laquelle est vampirisée, et non plus respectée dans ce qu’elle donne. C’est l’histoire
de la poule aux œufs d’or qu’on éventre. On finit par tout perdre. Moi je le vois comme une évidence
flagrante, vous non. Vous voyez votre prochain bilan. Rien de plus. Mais en gagnant contre Monsieur
Jiping, face à tous ces gens qui nous regardaient, vous les avez remarqués ?! J’ai permis que soit
implanté un germe qui, peut-être un jour, fera la différence. Qui sait ?! Personne ne peut changer le
monde à lui seul. Moi je m’amuse comme ça dans la vie, en me disant que peut-être un jour, ma
participation de colibri fera la différence…

Eric ouvrit le tiroir qui se trouvait devant lui, sous la tablette sur laquelle reposait sa canette à demi
vide, et en sortit un bonbon de couleur rouge, qu’il enfourna nerveusement, le suçant bruyamment,
le choquant contre ses dents.

- Là, et malgré vous, vous essayez de me comprendre et d’accéder, autant que possible, à un degré
supérieur de compréhension par rapport au niveau de compréhension qui était le vôtre au début de
cette soirée. Ça ne se fera pas si vite, mais la tentative est là ! Pourquoi ça ? Parce que tout
naturellement vous avez devant vous un modèle ayant atteint un degré supérieur d’évolution et
naturellement, votre propre nature prend ce modèle pour exemple en essayant d’en reproduire par
mimétisme les caractéristiques fonctionnelles non-encore explorées, et moins encore exploitées. Le
monde a besoin de modèles nouveaux et inspirants, pas de se complaire dans des remâchages stériles
et abrutissants d’un passé artificiellement dévitalisé. Mais ça demande des efforts au cerveau puisque
c’est lui qui tente de créer de nouvelles connexions synaptiques selon une géométrie innovante, en
tout cas sans précédents pour vous, juste pour faire aboutir le premier élan évolutif commun à
l’ensemble du Vivant : tenter de s’adapter. C’est la raison pour laquelle vous avez pris ce bonbon. Votre
cerveau a besoin de sucre pour ça. Et c’est aussi pour ça que vous commencez à avoir mal à la tête !
Parce que ça « bosse dur là-dedans », dit-elle en se tapotant le crâne, et que l’effort est souvent
douloureux lorsqu’il n’est pas habituel.

Eric avait cessé de sucer son bonbon, fixant les yeux de Megan, passant rapidement de l’un à l’autre.

- Megan, vous êtes effrayante !

- Non, je suis pompette. Mais, cela étant, je… ne… pouvais pas… perdre !

- D’accord, je crois que j’en suis convaincu. Je ne pourrai jamais l’être davantage que je le suis déjà en
tout cas. Mais, dites-moi… Vous croyez vraiment en tout ce que vous venez de raconter ?

Elle sourit, baissant le regard.

- Moi je crois, Monsieur Johnson, que je vous ai obtenu le contrat China Petroleum à de meilleures
conditions que vous auriez pu en rêver, et que je vais vous rapporter 280 millions de dollars en plus,
sur lesquels je ne veux pas un cent. Voilà ce que je crois, ici et maintenant. Oubliez le reste, si ce n’est
que, non, je ne pouvais pas perdre !

- OK… Très bien. Il semble qu’en effet, vous ne pouviez vraiment pas perdre. Jiping n’avait vraiment
aucune chance contre vous alors ?!

Chapitre 5 – page 125


- Non absolument aucune, ni de près, ni de loin, raison pour laquelle je suis allée si loin en
fanfaronnades avec lui. Mais en homme aguerri qu’il est, il aurait dû se méfier ! Dès lors qu’on est trop
sûr de soi, on finit toujours par perdre face à ceux qui restent dans le vigilant accueil du champ du
possible. Souvenez-vous-en, éventuellement, sans vouloir vous commander bien sûr.

- Je serais bien mal avisé de négliger vos conseils.

- Et bien nous en reparlerons… Monsieur Johnson, puis-je vous poser une question directe ?

- Au point où nous en sommes, je suppose que oui.

Une fois encore, il se demanda pourquoi il lui avait adressé cette réponse, espérant qu’elle ne lui
demande par ce qu’il entendait par là. Il reprit la canette en main d’un geste désinvolte, sentant plus
clairement que jamais qu’il n’aurait définitivement jamais l’avantage face à Megui.

- Avez-vous envie de faire l’amour avec moi ?

Eric faillit s’étrangler avec sa gorgée de tonic qu’il venait juste de tenter de déglutir…

- Ça c’est effectivement une question directe ! Pourquoi me la posez-vous donc ?

- Vous m’avez autorisée à la poser, mais voudriez-vous y répondre par une réponse plutôt qu’une autre
question s’il vous plaît ? Est-ce que je vous fais envie ?

Eric fit un effort pour ouvrir les yeux plus grands en soulevant ses sourcils.

- A quel homme ne feriez-vous pas envie, Megan ?!

- A un homosexuel pur et dur je suppose, répondit-elle le plus naturellement du monde. Je vous


demande ça parce que j’ai remarqué vos regards sur moi.

- Vous avez décidément réponse à tout !

Megui réfléchit une seconde ou deux.

- C’est de famille… !

- Justement, vous n’en parlez jamais de votre famille.

- Peut-être n’y a-t-il rien à en dire, tout simplement. Vous savez que je déteste mélanger business et
vie privée.

Après un instant elle reprit.

- Vous savez, je n’attends rien de vous. Je ne veux ni briser votre mariage, ni obtenir de vous quelques
faveurs que ce soit, pas davantage que votre job.

- Je vous suppose tout-à-fait capable d’obtenir tout ce que vous voulez par vous-même…

Chapitre 5 – page 126


- C’est un peu ça en effet, mais je ne veux rien en fait. Je veux juste faire mon job du mieux possible et
m’éclater en le faisant, et être bien payée en contrepartie. C’est tout. Je voulais que vous le sachiez et
que ce point soit clair entre nous. Je n’ai rien d’une aventurière comme on dit.

- Vous savez Megui, j’ai remarqué une chose étrange.

- Ah oui ? Me concernant ?

- Effectivement.

- Je suis curieuse de savoir de quoi il peut bien s’agir.

- Depuis que vous m’avez rejoint à l’aéroport cet après-midi, vous n’êtes pas allée une seule fois aux
toilettes, et votre maquillage est aussi impeccable maintenant qu’il y a plus de douze heures. Pas une
perle de transpiration, pas une trace de fatigue sur votre visage, rien ! Ça me paraît surréaliste. Les
gens sont toujours pimpants au moment où ils finissent de s’habiller, mais tous se relâchent au bout
de quelques heures. Vous, absolument pas.

Megui le regarda avec surprise. Elle savait qu’il était observateur, mais elle n’avait pas pensé qu’il
aurait pu être à ce point attentif à ces détails la concernant. Elle n’osa pas lui avouer que certaines
choses pouvaient lui échapper aussi, de temps à autres.

- Eh merde alors ! Je suis percée à jour, c’est ça ?! Quelle poisse ! répondit-elle sur un ton très sérieux.

Eric ne comprenait pas, il la regardait interrogateur. Une fois encore Megui se mit à rire aux éclats.

- En fait je suis PARFAITE. Je voulais garder le secret mais vous êtes trop fort pour moi ! et elle se remit
à rire de plus belle, ce qui fit sourire Eric quasiment contre son gré.

- Non, sérieusement, c’est assez… étrange, je trouve.

- Je vais vous donner mon secret. Dans ce genre de circonstances, je ne bois jamais, hormis un verre
ou deux de bon champagne, et je mange très peu. Tant que je m’en tiens à un régime sec, je ne
transpire pas, et je vais très peu faire pipi, donc il m’arrive aussi d’être un peu pompette avec pas
grand-chose. Voilà. Vous savez tout. Et je vous rappelle que vous m’avez vue aller aux toilettes. Donc…
je ne suis pas un robot ! Vous êtes vraiment attentif à tous les détails c’est incroyable !

- J’ai intérêt. C’est une question de survie.

- j’ai développé ça aussi. Vous savez, je me dis souvent que je mourrai très jeune.

- Ah bon ? Et pourquoi ça ? lui demanda-t-il réellement surpris.

- Parce que je déclenche tellement d’inimitiés autour de moi que je ne me vois pas y survivre
éternellement. Je fais rarement l’admiration de quiconque. Je provoque de la méfiance, de la haine,
de la jalousie. Je me dis qu’un jour, après m’avoir utilisée, quelqu’un me liquidera parce qu’il se sentira
plus tranquille comme ça. On utilise, et on jette ensuite. Le monde fonctionne comme ça non ?! Je suis
sûre de finir de cette manière. Mais peu importe. Je n’ai rien ni personne dans ma vie, et je n’ai goût à
rien hormis à ce que je fais. Autant que je m’amuse le plus possible, que j’en profite au maximum, et

Chapitre 5 – page 127


que je disparaisse vite et qu’on n’en parle plus. Qu’on m’oublie vite et que tout soit terminé. Mon
intelligence est une malédiction. Je préfèrerais être une bécasse et ne me rendre compte de rien. Enfin,
je dis ça, je n’en sais rien en fait, mais je suis sûre de mourir jeune.

- Mais enfin c’est horrible de penser comme ça !

- Ah oui ? Je suis sûre que vous vous demandez encore vous-même si vous devez me faire confiance
ou faire confiance à Bellinda me concernant. Soyez honnête !

Eric se sentit une fois de plus percé à jour. Il était pris entre deux feux, entre son élan protecteur et
consolateur envers elle qui venait de livrer le point faible du petit génie tout-puissant qu’elle était, et
la méfiance envers la prédatrice qu’elle était aussi.

- Vous voyez ? Vous ne répondez rien. Personne ne répond jamais rien à ce stade de sa relation avec
moi.

- Excusez-moi Megan, mais c’est déroutant comme situation.

- J’en conviens. Je sais que vous aimez bien Bellinda. Moi aussi je l’aime bien. C’est une super pro avec
plein de qualités desquelles en apprendre beaucoup, mentit-elle éhontément ! Malheureusement, à
la première occasion qui se présentera, elle ne me ratera pas. Si elle m’a fait suivre et surveiller, ce
n’est pas pour être certaine de ne pas commettre de faute de goût pour mon prochain cadeau
d’anniversaire !

- Comment ça elle vous a fait suivre ?

- Ne faîtes pas l’innocent. Vous ne pouvez pas ne pas être informé de ça.

Eric ne répondit rien. Il était inutile de jouer la comédie, pas face à elle.

- Allez, je comprends sa décision, j’aurais peut-être fait pareil à sa place. Elle est tellement sûre que je
veux votre mal.

Et Megui se mit à sangloter, de grosses larmes noires coulant sur ses joues, emportant son « rimmel »
avec elles.

Eric ne put résister à la tentation de la prendre dans ses bras, ce qui la fit sangloter plus fort encore.

- Je n’ai rien ni personne au monde… surenchérit-elle en pleurant cette fois de tout son cœur, ce qui
brisa celui d’Eric, néanmoins toujours méfiant, face à l’éventualité d’une manipulation de la part de
Megan.

Se calmant quelque peu, elle se détacha de lui, lui ayant laissé du maquillage sur sa chemise en soie.

- Eh bien voilà, vous êtes content maintenant ! Je ne ressemble plus à ce que j’étais il y a douze heures !

Eric s’esclaffa malgré lui.

- Désolée pour votre chemise, reprit-elle.

Chapitre 5 – page 128


- Ce n’est rien, elle ira au pressing un point c’est tout, lui répondit-il en lui tendant son mouchoir.

- Si je peux me permettre, évitez de la montrer à votre femme, vous seriez obligé de lui dire la vérité
tout en sachant qu’elle ne vous croirait pas.

Il s’esclaffa derechef.

- Vous pensez décidément à tout !

- Déformation professionnelle… !

Cette dernière remarque les fit rire tous les deux.

- Excusez-moi de m’être donnée ainsi en spectacle. Ça ne m’arrive jamais. Je dois être plus fatiguée
que je l’imaginais, ou être dangereusement plus en confiance que je l’imaginais aussi…

Cette dernière remarque toucha Eric plus profondément qu’il l’aurait voulu, se demandant d’ailleurs
pourquoi. Mais il était tellement tard, et le vol s’éternisait tant…

- Megan, que va-t-il arriver à Pamela ?

- Rien du tout. Elle va aller mieux mais elle ne pourra plus travailler pour vous, vous vous en doutez.
C’est mieux pour elle. Elle avait le talent, mais pas la résistance nécessaire.

- Je comprends, fit-il laconique et pensif. Il resta silencieux ensuite.

À force de patience, et après que Megui se soit rendue dans la salle de bain pour reprendre un peu
visage humain comme elle l’avait annoncé elle-même, l’avion finit par se poser. La limousine attendait
déjà au bord de la piste. À la sortie de l’avion, le GSM de Megui signifia de manière sonore l’arrivée
d’une notification. Ils montèrent tous les deux dans la voiture, Eric demandant à Michaël de faire le
détour jusque chez Megui afin de la déposer, avant de le ramener chez lui ensuite. Durant le trajet,
elle saisit son téléphone pour voir à quoi correspondait la notification reçue. C’était un SMS d’Edward
lui annonçant la venue d’Alicia Parks à l’occasion de leur rendez-vous avec son cousin Ronald. Même
à travers le simple message électronique d’Edward, Megui pouvait sentir sa fierté d’être parvenu à lui
obtenir satisfaction. Elle n’avait d’ailleurs aucune intention de le détromper tout au contraire. Arrivés
devant la porte de Megan, la voiture s’immobilisa et Michaël vint lui ouvrir la portière.

- Si Mademoiselle veut bien se donner la peine… lui demanda Michaël, tendant vers elle sa main gantée
de blanc.

- Bonne nuit Megan. Reposez-vous. Je vous dis à lundi.

- Merci Monsieur. Merci pour votre écoute, lui répondit-elle en souriant.

- Si j’ai pu vous être agréable j’en suis ravi.

- Bonne nuit Monsieur.

Elle saisit la main de Michaël et sortit de la limousine.

Chapitre 5 – page 129


- Bonne nuit Mademoiselle, et bon week-end.

- Merci Michaël, à vous également.

Il ne répondit rien mais lui adressa un sourire chaleureux, ferma la portière sur le visage d’Eric qui la
fixait, fit le tour de la limousine et s’y engouffra. La voiture ne tarda pas à s’éloigner. Megui resta
immobile, la regardant se distancer d’elle, sachant qu’Eric la regardait aussi, derrière la vitre arrière
noire à travers laquelle personne ne pouvait voir à l’intérieur, surtout de nuit.

Avant de rentrer chez elle, elle ouvrit le volet droit de la fenêtre qui se trouvait à droite de la porte. La
clef avait été déplacée.

Chapitre 5 – page 130


Septième partie : Ronald Mc Dowell

Le lendemain, dimanche, 01:13 de l’après-midi.

- Allo, Edward ? Megan. Je ne vous dérange pas ?

-…

- J’ai bien reçu votre SMS. Je vous remercie beaucoup d’avoir fait en sorte de pouvoir rendre Alicia
présente à notre rendez-vous. C’est super de votre part.

-…

- Ne soyez pas si modeste, je sais que vous avez tout fait pour rendre ça possible et me faire plaisir.
Vous êtes adorable, merci beaucoup, vraiment. Je suis vraiment enchantée.

-…

- A ce soir chez vous alors ?

-…

- OK. A tout à l’heure.

Megui raccrocha, puis se concentra fortement…

* Megui à Section de Liaison pour le Pont. J’ai besoin d’une extraction pour une heure et d’un Tessoacte
dans huit heures avec deux Tvish de l’Officine17 Noire, un Naga, et un Tyalildjann.

* Tu en demandes beaucoup.

* Je ne demanderais pas si je n’en avais pas vraiment besoin.

* Quelle mission exactement ?

* « La Tempête Vient » sous-division code « Gulf ».

* D’accord, l’État-Major t’octroie la priorité.

* Je m’en serais doutée. Qu’on n’oublie pas de m’envoyer ma commande avant qu’il ne se soit passé
cinq heures, c’est important.

* C’est pris en considération ne t’en fais pas, on te l’envoie dans les temps.

* Merci beaucoup.

17
« L’Officine Pracandhienne » rassemble certaines parmi les plus puissantes Tvish en termes de capacités
psychiques.

Chapitre 5 – page 131


« Bon, ça, c’est fait ! » se dit-elle pour elle-même. Il ne reste plus qu’à attendre le bon moment pour
la dernière ligne droite.

« C’est quand même bizarre de se faire livrer dans les toilettes… » se fit-elle la réflexion, pensive.

Bien sûr, les toilettes sont le seul endroit où l’on va seule et qui est généralement aveugle. C’est
toujours par défaut le point de liaison avec le Pont.

Le même jour, 07:49 du soir.

Megui venait de stationner sa Mercedes noire devant la


maison d’Edward. Elle sonna à la porte, laquelle s’ouvrit
avec le sourire chaleureux du propriétaire des lieux.

- Entrez Megan. Donnez-moi votre veste.

- Avant… tenez, c’est pour vous.

Elle lui tendit un sac en papier kraft, visiblement satisfaite. Intrigué, Edward s’en saisit et regarda à
l’intérieur. Il en sortit une bouteille de vin.

Voyant l’étiquette, ses yeux se mirent à rougir et à se gorger de larmes.

- Allons Edward, vous êtes bien émotif, ce n’est que du vin…

- « Que » du vin ? Megan ! Une bouteille de… Déjà un vin français, et un Saint-Emilion ! Un Château
Cheval Blanc de… Oh putain… ! 1947 !

Il éclata en sanglots ! Son cousin et les deux femmes qui l’accompagnaient vinrent à la porte pour voir
ce qu’il se passait.

- Bonsoir, je suis Megan Sheffield. Je suis absolument confuse, je voulais lui faire une surprise avec un
petit cadeau mais pour le coup la surprise est pour moi.

Chapitre 5 – page 132


Le cousin d’Edward se présenta également en tendant une main rigide vers Megan.

- Ronald, le cousin d’Edward, mon amie, Alicia, et son amie qui nous accompagne, Jenny. Eh Eddy, ça
va ? Qu’est-ce qu’il t’arrive mon vieux ?

Edward était incapable de s’en remettre.

- Bon eh ben si c’est comme ça je reprends la bouteille ! fit Megui.

Megan voulu lui reprendre la bouteille, mais les doigts d’Edward se crispèrent sur elle, faisant cesser
le flot de ses larmes.

- Secouez pas, secouez pas ! Houlala… A manipuler comme de la nitro, s’il vous plaît ! Non, je vais la
garder, si vous voulez bien Megan. Venez, on rentre. Ne bougez pas, je vais la mettre au coffre !...
Mon Dieu, château Cheval Blanc 1947… 1947 ! continua-t-il à répéter tout seul, sa bouteille dans ses
bras comme s’il avait porté un nouveau-né.

- Il est sérieux ? demanda Alicia à Ronald.

- Et comment ! C’est un fanatique de vin français. Un jour je lui ai apporté une bouteille de Coca de
collection, je me suis fait jeter dehors tu te rends compte ? Et il ne m’a plus parlé de la semaine !
Merde ! Une bouteille de collection quoi !

- On pourra goûter ? lui demanda-t-elle ?

- Tu ne pourras même pas approcher de son coffre !

Alicia se mit à rire en ouvrant la bouche, marquant son étonnement. Edward revint en courant à petits
pas.

- Voilà voilà, je suis là ! Donnez-moi votre veste Megan.

S’en saisissant pour la suspendre il reprit :

- Seigneur Dieu Megan !

- Oh je ne suis pas si ambitieuse que ça !

- Venez, on va se rasseoir. Venez Megan ! Comment saviez-vous que je collectionnais les vins ?

- Je vous ai dit que j’avais étudié le dossier de tous les employés. C’était dans votre CV. Parfaitement
inutile mais peut-être ajouté pour donner une image de raffinement ! Parfaitement inutile aussi
d’ailleurs dans le milieu du pétrole, sauf dans le secteur des raffineries bien sûr !

Tout le monde s’esclaffa…

- Megan , vous avez de l’esprit, c’est le moins qu’on puisse dire ! dit Alicia.

- Et le sens de l’à-propos ! ajouta le cousin d’Edward.

- Merci Ronald, c’est gentil.

Chapitre 5 – page 133


- Appelez-moi Ronny comme tout le monde. Est-ce que je peux vous appeler Megui ?

Cette question fit sourire Megan.

- Avec plaisir. Je me sens curieusement plus moi-même quand on m’appelle comme ça.

- Je n’aime pas les chichis non plus !

Edward reprit la parole.

- Megan, est-ce que vous savez que ce millésime est quasiment introuvable ! Vous l’avez volé chez les
Rothschild ?

- Non, chez des « du Pont » ! Mais peu importe. Vous savez, il suffit de savoir où chercher, sans plus.

- Ça y est, on est partis sur le pinard pour une paire d’heures là, interjeta Ronald.

Sans prêter attention à la remarque, Edward poursuivit sur sa lancée.

- Excusez-moi Megan, mais c’est plus qu’un cadeau royal. Cette bouteille est un vrai joyau. Je n’en
reviens encore pas ! Vous avez dû la payer une véritable fortune18 !

- Mais non, puisque je vous dis que je l’ai volée ! Répondit-elle. Allez, n’en parlons plus.

- Bonne idée ! l’encouragea Ronald.

Sans se laisser distraire, ce dernier poursuivait, porté par son enthousiasme.

- Vous saviez que c’est le plus ancien millésime à avoir été noté 100/100 ?

- Oui ! Je le savais Edward, répondit Megui, lui faisant les gros yeux pour qu’il change de sujet, sentant
l’agacement de Ronald, les deux femmes étant plutôt amusées par la situation. C’est pour ça que je
l’ai choisi !

- Megui, reprit Ronald, la prochaine fois qu’on se fait une petite soirée de ce genre, apportez des fleurs
vous voulez bien ? S’il vous plaît… ! lui demanda-t-il sur un ton exagérément suppliant et joignant les
mains.

Megui rit de bon cœur.

- C’est promis. Je ne lui réserverai ce genre de cadeau qu’à l’occasion de rendez-vous en tête à tête
alors, c’est promis.

- Oooooh… Cachotier ! fit Ronald à l’attention de son cousin. Mais tu ne nous avais pas dit que c’était
plus sérieux que ça entre vous !

Edward rougit autant que son métabolisme le lui permettait.

18
110.000 dollars américains en moyenne, taxes comprises, sur le territoire étasunien.

Chapitre 5 – page 134


- Mais non, enfin, non, on n’est pas ensemble, c’est la première fois qu’on se voit en dehors du boulot,
et on ne se connaît que depuis deux ou trois jours !

- Ben certainement pas la dernière à entendre la jolie demoiselle ! Et puis, il faut un commencement à
tout ! Il faudra me donner ta recette mon pote, parce que si toi t’es vraiment pas beau à côté de moi,
qu’est-ce que Megan est sublime !

Alicia lui envoya un coup de coude douloureux dans les côtes, qui le fit rire un peu jaune. Avant que le
sujet ne dérape, Megui entreprit de changer de conversation, en y introduisant leur amie, Jenny.

- Et vous Jenny ? Que faîtes-vous dans la vie ?

C’est Alicia qui prit la parole !

- Jenny est dans la mode. Elle a créé sa propre ligne !

- Ce n’est pas tout-à-fait vrai, reprit Jenny. J’ai créé, pour les professionnels du vêtement prêt-à-porter,
plusieurs lignes bon marché mais robustes, dont ils peuvent se procurer des exemplaires pour y mettre
leur propre griffe.

- Oh c’est très intéressant, vraiment ! s’enthousiasma Megui. Ceci étant, pardonnez-moi, mais… votre
look m’a conduite à penser que vous deviez opérer dans la mode d’une manière ou d’une autre.

- C’est surprenant hein ? surenchérit Alicia. Elle est magnifique ! Franchement je suis jalouse Jenny !
Sérieux !

- C’est vrai que ce soir, je suis à la fête ! déclama Ronald. Une seule soirée, quatre personnes, dont les
trois plus belles femmes des USA !

- Excusez-moi Jenny, reprit Megui, désolée d’insister mais je vous trouve moi aussi absolument
ravissante. Troublante même, vraiment ! Vos cheveux blancs et vos yeux dorés sont… tout simplement
fascinants ! Ils sont… vrais ? Enfin je veux dire…

Jenny se mit à rire, amusée.

- Mais non, je suis blonde assez claire à l’origine. C’est une décoloration voilà tout, et mes yeux sont
gris. Je porte juste des lentilles comme des millions de gens !

Megui se rapprocha d’elle, curieuse.

- C’est fou, on dirait vraiment qu’ils sont vrais ! En tout cas votre look est fantastique, et va
parfaitement à votre secteur entrepreneurial.

- N’est-ce pas ?! dit Alicia toute enthousiaste. Et sa ligne de vêtements est tout aussi originale, comme
son nom d’ailleurs je trouve !

- Ah oui ? s’enquit Megui. C’est comment ?

Lorsque Jenny voulut répondre, c’est encore Alicia qui s’interposa.

Chapitre 5 – page 135


- Lamirale ! C’est original hein ?!

- Oui effectivement, confirma Megui. Comment vous est venue cette idée ? s’enquit-elle auprès de la
concernée.

- Mais c’est mon nom tout simplement : Jennyfer Lamirale.

- Ah bon ?! fit Alicia qui visiblement l’ignorait.

- Mais oui, tout simplement.

- En tout cas, poursuivit Megui, je serais curieuse de voir à quoi cette ligne peut ressembler.

- Je vous ferai voir à l’occasion si ça vous intéresse, lui répondit Jenny.

- Vous savez Megui, que c’est grâce à Jenny que je suis venue ?! Elle a terriblement insisté et m’a réglé
un problème insoluble pour que je puisse me libérer, et du coup, je lui ai dit « OK », mais à condition
qu’elle vienne aussi. Et voilà. En tout cas c’est super gentil à vous d’avoir voulu me voir.

- J’avais tellement entendu parler de vous quand j’étais au Rollins College, que je me suis dit que c’était
l’occasion ou jamais. J’ai toujours beaucoup apprécié votre frère.

- Demi-frère !

- Hmm… oui. C’est important ?

- Non, pas tant que ça. C’est drôle, je n’avais jamais entendu parler de vous avant très récemment,
pourtant, il m’a souvent parlé des étudiants qu’il appréciait, et là, il ne tarit pas d’éloges vous
concernant, mais avant, je n’ai aucun souvenir de l’avoir entendu parler de vous.

Megui et Jenny échangèrent un regard discret.

- En fait, il y a eu une confusion dans mes notations. J’ai été bien plus brillante que ça et comme
Monsieur Cornwell n’était pas professeur, il n’avait que le reflet de ce qu’on lui rapportait. Or, mon
dossier a récemment été mis à jour, et mes véritables résultats, mis à l’honneur. Donc je pense qu’il
doit être un peu embarrassé, mais à l’époque je me souviens m’être très bien entendu avec lui. Le
problème c’est que, ne sachant pas que j’étais la meilleure de son école, je ne me démarquais pas
spécialement des autres étudiants. Enfin… je suppose. Ça me semble logique. Pas à vous ?

Alicia réfléchit un instant.

- Oui c’est vrai, ça fait sens ! Oh là là ça doit être dur d’être la meilleure et de se retrouver humiliée par
une notation qui ne reflète pas du tout les résultats obtenus.

- C’est un peu pour ça que je suis partie, pour aller étudier ailleurs après mon premier cursus, où j’ai
dû refaire mes preuves. Mais bon, c’est du passé maintenant, et je ne regrette rien, ni n’en veut à
personne, tout au contraire. Le Rollins College a été une expérience fantastique pour moi.

- Et comment avez-vous entendu parler de moi ?

Chapitre 5 – page 136


- Par Monsieur Cornwell bien sûr.

- Ah bon ? Ça alors, c’est assez étonnant…

Megui ignorant cette partie de l’histoire, elle sentit qu’elle ne devait pas trop laisser Alicia creuser le
sujet, et orienter la conversation sur la véritable raison de cette petite soirée…

Elle regarda sa montre. Elle indiquait 09:13 du soir.

- Excusez-moi Edward, puis-je emprunter vos toilettes un instant s’il vous plaît ?

- Bien sûr Megan, évidemment. Venez, je vais vous montrer.

Elle se leva et suivit Edward, croisant le regard doré de Jennyfer, elles s’échangèrent mutuellement un
sourire entendu et discret.

- Voilà, au fond du couloir à droite.

- Merci Edward. Je ne serai pas longue.

- Je vous en prie, sentez-vous à l’aise.

Elle se dirigea vers le fond du couloir alors qu’Edward rejoignit ses autres invités. Megui pouvait les
entendre :

- Elle est incroyable, hein ?! Tu trouves pas Ronny ?

- La vache mais c’est une bombe ta copine !

- Oh arrête Ron, le stoppa Alicia.

- Ben quoi c’est vrai non ? T’as vu cette fille ?! T’es jalouse ou quoi ? Eddy, franchement, comment t’as
fait pour te dégotter ça ? C’est une bombasse. T’as vu ses yeux ? C’est dingue !

- Eh ! T’es prié d’être un peu poli quand même. Pour l’instant c’est ma collègue !

- Tu parles d’une collègue ! C’est l’assistante personnelle du numéro 1 de ta boite, c’est pas la femme
de ménage de l’étage non plus. Non sérieux, comment tu l’as connue ?! Allez… raconte !

- Ronny… Arrête ! fit Alicia excédée.

-…

Megui en sourit. Elle ne pouvait attendre plus longtemps. Elle poursuivit jusqu’au fond du couloir et
pénétra dans les toilettes. Elle émit le signal d’extraction, et en disparut.

Arrivée sur le Pont, une Tvish l’attendait à quelques pas d’elle. Megui se précipita vers elle.

- J’ai très peu de temps. Tout est prêt ?

Chapitre 5 – page 137


- Le Tessoacte est au bout de la salle. Nos sœurs de l’Officine, le Tyalildjann et le Naga y sont déjà. Il
n’a pas encore été activé.

- Très bien. J’espère que l’émission psychique émise une fois à l’intérieur va atteindre la matière. Je
n’ai pas trouvé comment avoir un alibi, opérer maintenant, et avoir le temps de tout faire. Tiens…

Megui lui tendit son GSM.

- Si c’est pour l’impact sur le réseau informatique de ta cible, ça ne devrait pas poser de problème. J’ai
aussi fait en sorte de mobiliser des Mutrikas19 pour superviser les opérations à l’intérieur-même du
réseau.

- Ouh ! Ça c’est une excellente idée ! s’exclama Megui. Merci d’y avoir pensé !

- Je t’en prie. Je me suis dit que ça servirait.

La Tvish avait accompagné Megui jusqu’au bout de la salle.

- Voilà Megui, il est devant.

- Oui, merci. Je le sens. A tout à l’heure. Tu supervises les opérations ?

- Oui oui, je reste là, ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer.

- J’ai combien de temps ?

- Une journée terrestre entière, c’est plus que suffisant.

- Effectivement. J’y vais…

Megui se retourna, enjamba… « quelque chose » d’imperceptible, et disparut à la vue de la Tvish qui
l’accompagnait, laquelle la sentait parfaitement « présente », mais ailleurs, à un autre moment…

- OM les amis. Je suis Megui.

Elle adressa son Irsha aux présents. Ses deux sœurs, le Tyalildjan et le Naga.

- Tu nous a été présentée, dit le Naga. Je me nomme Roumi, et notre ami Tyalildjann est Azatal, un
expert en mathématiques et en traitement de l’information. On nous a plus ou moins dit ton intention,
mais pourrais-tu nous expliquer toi-même ton plan, que nous puissions nous préparer ?

- Je dois pénétrer dans le réseau informatique de la compagnie Gulf Oil à partir de leurs bureaux à
Boston aux Etats-Unis. Je suis censée être aux toilettes chez le responsable de la cellule informatique,
j’ai donc très peu de temps pour opérer. Ma présence chez lui va servir de couverture et d’alibi. Je dois
me connecter en tant que quelqu’un d’autre, et donc transmettre un identifiant, et un mot de passe

19
Les Mutrikas sont les consciences élémentaires les plus basiques, relativement binaires dans leurs possibilités
d’expression. Ils ont été appelés des « orbes » par les personnes qui les ont perçus, à l’occasion de certains
clichés, ou rendant apparents par le jeu de la lumière en étant disposés sur des verres de lunettes entre
autres. Énormément d’entre eux ont été envoyés dans les réseaux informatiques par la Hiérodarchie, en
tant qu’unités de surveillance.

Chapitre 5 – page 138


qui m’est inconnu, pour lancer une opération financière que je ne suis pas censée pouvoir initier. Il
faut que le temps que je passe dans le Tessoacte puisse être répercuté en temps réel et sans distorsion,
dans le réseau informatique et de manière parfaitement conforme au temps du serveur sur lequel tout
cela va se dérouler.

- J’ai compris, il faut donc corriger la distorsion générée par le Tessoacte et faire en sorte de
transmettre les informations comme si vous étiez devant l’interface utilisée par les Humains pour
opérer ces transmissions.

- C’est exactement ça. Merci Roumi.

- Mais c’est un plaisir d’assister la Pracandhasenamukha vous le savez bien. Azatal, tout va bien de
votre côté ?

- Il n’y a aucun problème, j’ai déjà établi le lien entre le psychisme de Megui et le réseau indiqué. J’ai
appelé la conscience du Seigneur SHAKOUGAM à ce niveau pour niveler l’injection des données, les
Mutrikas se feront les ponts de transmission.

Une « Sœur de l’Officine » prit la parole.

- Megui, si j’ai bien compris, tu passeras, malgré le Tessoacte, autant de temps en réel dans la matière
que dans le Tessoacte, mais plus de temps dans cette salle informatique que dans les toilettes de ton
ami !

- C’est exactement ça, oui.

- D’accord, j’ai compris.

Les deux « Sœurs de l’Officine » se regardèrent un instant, certaines d’être synchrones au niveau de
leurs consciences respectives.

- Parfait ! conclut Roumi. Megui, vous pouvez commencer.

Le Tessoacte avait été aménagé de manière à permettre à Megui la prise d’une position confortable
pour une méditation profonde. Elle s’élança vers l’arrière, bras et jambes légèrement écartés, et resta
comme suspendue en l’air, enveloppée d’une lumière douce, très brillante mais pas aveuglante. Elle
ferma les yeux, puis pris une position ressemblant à celle du Lotus, et s’immobilisa ainsi, toujours
comme suspendue au sein de cet « endroit » qui était partout et nulle part à la fois. Elle fit pénétrer
son esprit en elle-même assez profondément pour se trouver, en pure conscience, face à l’écran de
l’un des ordinateurs au sous-sol des bureaux de Gulf Oil.

- Ça y est, elle est en émission, je la capte et je la canalise, confirma Azatal.

- Nous sommes avec elle, confirmèrent les deux « Sœurs ».

- Le fluide temporel est stabilisé, les « paquets » sont transmis décompressés à rythme régulier et
stabilisé, poursuivit le Naga. Megui, est-ce que tu m’entends ?

* Oui je suis là. La connexion de conscience est parfaite.

Chapitre 5 – page 139


Megui n’avait pas bougé de sa position suspendue. Seule sa voix résonnait dans la conscience du Naga
et du Tyalildjann.

* Je suis sur place, je suis prête à commencer. J’attends votre feu vert à l’un et à l’autre, poursuivit-elle.

- Tu peux y aller pour moi, fit le Tyalildjann.

- Pareil pour moi, les Mutrikas sont synchrones et en attente. Vas-y ! confirma le Naga.

* Je suis les opérations Megui, résonna dans tous les esprits, la voix de la Tvish restée à l’extérieur du
Tessoacte.

* D’accord, je commence, annonça Megui.

Au sous-sol des bureaux de Gulf Oil, dans la salle des terminaux, l’écran marqué « Cedel20 » s’alluma.
Personne ne se trouvait derrière le clavier qui lui correspondait. La salle était vide. L’ordinateur
démarrait, sous la vigilance de l’œil électronique situé au plafond et des détecteurs de mouvement.
Megui avait l’écran et le clavier « en visuel », comme si elle s’était trouvée « derrière le voile ». Mais
dans cette dernière situation, elle aurait dû sortir de cette position dissimulée et ainsi se dévoiler,
déclenchant les alarmes.

Le système venait de se connecter. La machine cessa de crépiter au sein de la salle obscure et déserte.
L’écran affichait « Clearstream – Deutsche Börse Group », et les deux champs de saisie pour
l’identifiant et le mot de passe. Face à son ignorance des identifiants de connexion désirés, Megui
projeta sa pensée dans le système avec l’information « Bellinda Foxworth ». Il n’y eu aucun écho. Elle
s’aperçut qu’elle n’avait jamais imaginé que Bellinda puisse ne pas avoir accès à ce réseau, mais que
peut-être il n’existait qu’un accès dédié à l’entreprise, communiqué à certaines personnes autorisées,
et non des accès nominaux. Elle était songeuse. Elle se demandait comment elle avait pu négliger cette
possibilité-là, précisément. Elle réfléchissait.

* Megui ? Que se passe-t-il ? interrogea la Tvish chargée de la supervision de la manœuvre.

* Je ne sais pas comment entrer.

* Quoi ?! s’exclamèrent incrédules le Naga et le Tyalildjann. Pourquoi ça ?

* Je n’ai pas les identifiants, je vous l’ai dit, leur répondit-elle.

* Et ce n’est que maintenant que tu t’aperçois que ça pose un problème ?!

* Oui. J’ai besoin de plus de temps en sortie.

* Megui ! intervint la Tvish de supervision. On peut modifier le ratio temporel du Tessoacte mais Azatal
et Roumi doivent tout resynchroniser, ce qui ne peut pas se faire si tu es en projection. Il faut avant que
tu reviennes en conscience au Tessoacte.

20
Interface de la société de « clearing » Clearstream ; destinée à normaliser et simplifier les transactions
interbancaires, anciennement nommée « Cedel Global Service » avant son rachat par son concurrent
allemand « Deutsche Börse Group ».

Chapitre 5 – page 140


Megui essayait de réfléchir aussi vite que possible. Comment faire ?! Impossible de demander à
Edward. Impossible de chercher dans le système lui-même, à moins de consulter la base de données
de connexions ouvertes chez Clearstream en Europe, mais de là à les trouver, ça allait prendre un
temps fou, sans compter que les informations recherchées seraient peut-être cryptées. Faire un scan
de la mémoire de Bellinda, à condition qu’elle dispose finalement de l’information. Comment avait-
elle envisagé son plan à la base ? Pourquoi lui avait-il semblé que ce serait simple… Elle avait été
certaine, à tort ou à raison, que Bellinda devait avoir accès au réseau Clearstream, devant s’y connecter
avec ses accès, ce qui semblait ne pas être possible à présent, donc comment aussi lui faire porter le
chapeau ?!

* Megui ?! Qu’est-ce que tu décides ? demanda la Tvish de supervision.

* Rien, je réfléchis !

Elle réfléchissait en effet, dans un calme étonnant compte tenu de la situation : « Si Bellinda devait
venir ici, que ferait-elle ? Elle aurait forcément connaissance des identifiants. Ou alors elle mandaterait
quelqu’un pour le faire. Non, elle ne laisserait personne en savoir plus qu’elle sur des actes
déterminants, elle doit connaître l’information… ».

* Rina !

* Oui Megui, répondit la Tvish de supervision.

* Est-ce que la contre-transposition est finalement au point ?

* Je me renseigne… Oui, mais il faut une autorisation.

* Tu peux me l’obtenir ?

* Pour qui ?

* Bellinda Foxworth, Gulf Oil, Boston, USA.

* Négatif. Il existe des risques de fracture mentale et l’Etat-Major ne peut risquer pour l’instant
l’intégrité des protagonistes de la sous-opération « Gulf ».

Megui soupira intérieurement…

* Tu devrais te dépêcher, ou abandonner, ou requalifier le taux de compréhension du Tessoacte. Il y a


déjà vingt minutes de passées en temps horloge de sortie, et tu ne l’as que pour une heure.

* Je sais… !

* Tu fais quoi alors ?

* Je réfléchis !

Megui passait en revue dans son esprit toutes les potentialités d’action en rapport afin de débloquer
la situation. De toute façon, elle n’était embauchée que depuis quelques jours. Elle n’aurait pu faire
mieux plus rapidement.

Chapitre 5 – page 141


* Rina ?

* Oui Megui.

* Est-ce qu’on peut faire un scan mémoriel de Bellinda Foxworth ?

* Je regarde si les conditions sont réunies…

* Viiite…

* C’est possible.

* Alors fais-le faire et cherchez les accès de Gulf au réseau Clearstream ! Identifiant et mot de passe s’il
te plaît.

* Ça prendra 17 minutes.

* Tant que ça ?!

* Désolée… Et on a de la chance qu’elle dorme, mais il y a un risque qu’elle se souvienne d’un rêve
corroborant ce que tu vas faire.

* On peut démémoriser ?

* Oui, ça prendra 7 minutes.

* Pfff… laisse tomber, on fera sans. Vas-y pour le scan.

« Le temps, le temps, le temps… ! » pensa-t-elle pour elle-même, exaspérée.

* Je lance le protocole en connexion avec le Cube.

Megui jeta un œil sur l’horloge située au-dessus de la porte d’entrée de la salle vide et obscure. Elle se
souvint que ce qu’indiquait l’horloge n’avait aucun sens.

* Rina, il reste combien de temps en entrée / sortie ?

* En entrée tu as une journée complète, moins les quelques minutes relatives depuis que tu es dans le
Tessoacte. S’il t’en faut plus, il faut que tu reviennes. Sinon, en sortie, il te reste 20 minutes exactement.

* Ça fera combien de temps en « horaire transposé » ?

* Tu seras restée absente de chez Edward Fawlks exactement 14 minutes et 12 secondes au moment
de ta sortie des toilettes pour le rejoindre.

* C’est trop long.

* Je peux demander à Seya de faire fluctuer le temps psychologique pour les autres.

* Excellent ! Merci Rina, tu es fantastique !

* Je m’en occupe.

Chapitre 5 – page 142


* Merci… Tu es la meilleure coordinatrice que je connaisse ! Ah, Rina, s’il te plaît, est-ce qu’on peut
envoyer quelqu’un chez Bellinda Foxworth, prendre sa voiture, et la conduire chez Gulf immédiatement,
à toute vitesse, en faisant en sorte qu’on remarque la voiture, et la ramener à son domicile ensuite, une
fois que ce sera terminé ici ?!

* Je te fais ça tout de suite. Filia est déjà en route.

* Elle connaît l’image de Bellinda ?

* Bien sûr, ne t’inquiète pas, si la voiture est interceptée, elle projettera son apparence dans l’esprit de
la personne qui la croisera.

* Impeccable ! Ça va marcher. On en est où avec le scan ?

* 14%

* C’est long.

* On ne peut pas mieux faire, désolée.

* Je sais. Il faudra encore le temps d’instruire le transfert de fond…

Megui passa en revue l’ensemble des données relatives à la sous-opération « Gulf ». Une fois cette
soirée passée, il restait à confondre Bellinda, et ensuite les autres intervenantes indirectes pourraient
influer sur le cours des événements et enclencher le reste des éléments du plan. Après cette soirée,
Megui serait démobilisée. L’opération « éclair » la plus rapide qu’on ait connu côté Tvish. L’essentiel
était d’avoir effectué ce coup de maître sur le yacht, enclenchant un déséquilibre psychologique
puissant de l’ensemble des acteurs du marché mondial du pétrole, et de l’énergie en général. Quelques
pichenettes portées à bon escient, au bon endroit, au bon moment, aux bonnes personnes, et on
pouvait faire s’effondrer un empire. Et pourtant elle n’aurait pu arriver à rien, sans les Darshanas, sans
les Octopodes, sans les Tyalildjann, sans les Bhutas, sans les Nagas, sans les Baroulilshal, sans les
Archalchimistes. C’était la plus vaste et la plus incidente opération qui ait jamais été menée par la plus
vaste coalition qui ait jamais existée, contre les contreforts des différentes positions ennemies, au sein-
même des fortifications de son fief cosmique : le monde de Gaïa. Et au centre de tout cela, la maestria
du Hiérodarque « Quæ Imperat », qui, pour le coup, n’avait pas usurpé son titre. Une machinerie
énorme de milliards de consciences mobilisées aux seules fins de défaire l’Ennemi, brique par brique,
à son nez et à sa barbe, au-delà même du champ du possible. On l’avait surnommé « l’Improbable » :
Asambhava ! Des siècles après avoir été « Padmasambhava », il était revenu en le plus improbable des
aspects de l’Absolu. Redouté par toutes les consciences de l’Ennemi. Il s’était infiltré, avait grandi en
force et en sagesse, et s’était imposé, jusqu’à créer Lui-même ses propres pièces sur l’échiquier de la
Création. Des milliards et des milliards de pièces dont il était le « Roi », avec le retour triomphal de la
« Dame », et des milliards et des milliards de milliards de pions, rouges, noirs, et à présent verts !
L’Improbable Capitaine de ce navire cosmique, repris des griffes de l’Ennemi, dérouté de sa course
vers les enfers afin de lui faire rejoindre les rives d’un tout aussi improbable Âge de Diamant Cosmique.
L’Iladilays-Mouattib Hannaïannah Namodias Asambhava Asavalakshya Surakshatrya Hatassinazz-Shal,
entre autres de ses plus d’une centaine de Noms parmi l’infinité qui lui furent donnés à travers
l’histoire des temps, le « Jamais-Né » mais ayant tout engendré… absolument tout ! Megui savait

Chapitre 5 – page 143


combien Ilialana aspirait à le rencontrer, et pourtant sans y avoir jamais vraiment pensé pour elle-
même, Megui se surprit à cet instant, à éprouver, elle aussi, le même désir : le rencontrer, Lui, son
créateur, son Père, quand bien même était-elle, formellement, la Fille du Seigneur DARADJNOUL,
comme ses sœurs Martiales l’étaient du Seigneur MAVRABHRUKSHRAÏM… !

* Megui ?

Megui sursauta presque, à deux doigts de sortir de sa « méditation » dans le Tessoacte tant elle s’était
plongée profondément dans ses pensées.

* Oui Rina.

* Nous les avons !

Megui ressentit une bouffée d’émotion et de soulagement comme jamais.

* Je te les transmets…

* Merci Rina, je t’adore !

* Merci Megui, à tout à l’heure.

Megui refocalisa sa conscience sur le clavier et le terminal du poste de connexion à Clearstream. Sans
que le clavier ne bouge le moins du monde, la saisie s’opéra à l’écran et l’accès fut validé. Parmi les
options disponibles, elle trouva le moyen d’initier une transaction. Gulf n’avait qu’un seul compte chez
Clearstream, donc le choix du compte émetteur fut vite fait. Compte Clearstream de destination :
20230. Identification : HSBC Invest Bank Asia. Montant : 480,000,000.00. Devise : USD. Destination :
China Petroleum. Date valeur…

* Euh… aujourd’hui, à l’ouverture des marchés bien sûr, pensa-t-elle. On valide… Et… voilà ! Et
maintenant, on recommence avec 10 millions de dollars sur le compte fongible 32506 de Clearstream
lui-même, en pertes et profits. Le temps de la réconciliation et de l’extourne chez eux prendra juste le
temps nécessaire pour déséquilibrer la trésorerie d’investissements de Gulf, et… l’affaire sera dans le
sac.

* Rina ? J’ai fini.

* Je renvoie Filia ramener la voiture de Bellinda chez elle.

* Merci. Roumi ?

* Tout est bon pour moi, sans parasite ! Je déconnecte.

* Azatal ?

* C’est bon pour moi aussi, je déconnecte.

* Rina, je me retire.

* Compris.

Chapitre 5 – page 144


Megui rouvrit les yeux au sein du Tessoacte, quittant sa position en suspension pour revenir sur ses
pieds.

- Rina, on est dans les temps ?

* Absolument. Seya a fait le nécessaire chez Edward Fawlks et Filia est en train d’avoir un léger accident
avec la voiture de Bellinda au feu tricolore entre Blue Hill Avenue et Morton Street, sous les caméras de
surveillance.

- Parfait, alors je sors.

* Je t’attends.

- Merci mes amis pour votre précieuse assistance.

- A ton service Megui, répondit le Naga.

- Sois prudente pour le reste de ta mission.

- Merci Azatal. Je ferai mon possible.

- OM les filles !

Elle reçut en retour un sourire des deux « Sœurs de l’Officine ».

Megui se retourna et se retrouva face à Rina qui lui tendit son GSM.

- L’enregistrement a été modifié conformément à ta demande.

- Merci beaucoup. Rien d’autre de particulier ?

- Non, tous les paramètres sont bons. Il n’y a plus qu’à !

Megui prit sa sœur dans ses bras et la serra fort contre elle.

- Merci Rina, tu es vraiment super tu sais ça ?!

- Oui oui, absolument, lui répondit-elle du tac au tac en riant.

- A la prochaine…

Rina lui adressa l’Irsha en guise de salut. Megui courut en direction de l’autre côté de la grande salle
du Pont, là où se trouvait le Shri Yantra représenté au sol, et parvenue à son niveau, elle sortit des
toilettes chez Edward, longea le couloir, jusqu’à rejoindre ses convives.

- Ah voilà notre Megui préférée ! Vous nous avez manqué ! s’exclama Ronald.

- Je suis vraiment désolée d’avoir été si longue !

- Si longue ? Non je n’ai pas trouvé, et vous ?

Chapitre 5 – page 145


Tout le monde s’exprima en ce sens, Jenny portant avec insistance son regard doré en direction de
Megui, un petit sourire en coin, que lui rendit Megui d’un air entendu, une fois encore.

* Merci Seya, pensa-t-elle fort en sa direction.

Elle ne lui « répondit » pas, mais accentua son sourire, d’un air amusé.

- De quoi parliez-vous ? demanda Megui.

- De vous ma chère Megui, lui répondit Alicia. Il paraît que vous êtes capable de prodiges !

- Vous avez déjà vendu la mèche Edward ?!

- Ben, c’est pour ça que vous êtes là non ?! lui répondit-il, prenant conscience de l’idiotie qu’il venait
de dire.

- Merci Edward ! Moi qui croyais que j’étais là parce que vous appréciiez ma présence…

Megui se saisit de l’occasion pour instaurer une certaine distance avec lui, dans le but de désamorcer
le rapprochement qu’elle avait elle-même initié afin de permettre cette soirée. Edward était devenu
écarlate et complètement confus. Megui aurait pu le rassurer et s’en amuser, mais s’en abstint donc à
dessein, décidant, au contraire, de jouer celle qui s’en était offusquée.

- Megui, euh, Megan, je suis confus, ce n’est pas ce que je voulais dire du tout.

- Oui, mais vous l’avez dit malgré tout. Enfin bon, n’en parlons plus si vous le voulez bien.

Son ton était sans équivoque. Elle sentait la peine d’Edward. Elle en conçut une certaine forme de
tristesse pour lui, mais elle n’était pas là pour se laisser attendrir. Elle n’en avait d’ailleurs pas du tout
envie.

- Ouh… Il y a déjà de l’eau dans le gaz chez les futurs amoureux ! lança Ronald, imprévisible.

- Rrrh, Ronny, mais qu’est-ce que t’es con quand tu veux ! lui lança Alicia, le frappant durement sur
l’épaule, ce qui faillit lui faire renverser le verre qu’il tenait en main.

- Quoi ?! Qu’est-ce que j’ai dit ?! lui reprocha-t-il.

- C’est vrai Alicia, laissez-le tranquille, ce n’est pas sa faute.

- Ah ! Tu vois Alicia ! Merci Megui, merci ! Enfin quelqu’un qui me comprend.

Megui lui sourit, mais si elle l’avait pu, elle l’aurait bien giflé ! Elle avait cependant besoin de son plein
consentement. Elle devait absolument se le rallier de manière inconditionnelle. Quant à Edward, il
était très mal à l’aise, comme quelqu’un qui a passé la journée à ferrer un espadon qui en viendrait à
se libérer de son hameçon au moment d’être remonté sur le bateau du pêcheur. C’est du moins l’image
de la situation qui vint à l’esprit de Megui en sondant celui d’Edward lui-même. Quant à lui, il était
comme celui qui vient de gâcher la raison pour laquelle il se serait incarné. Il était déconfit, défait
jusqu’au tréfond.

Chapitre 5 – page 146


- Bon Eddy, c’est pas que je veuille jouer les crevards, mais j’ai un peu faim. On passe à table ? Sinon
je pars me chercher un hamburger.

- Non non, on peut passer à table… lui répondit-il sur un ton monocorde.

Il n’osa plus regarder Megui en face durant toute la soirée. Une fois tout le monde à table, Ronald n’y
tenant plus, il s’empressa de questionner Megui pour en avoir le cœur net.

- Alors Megui, il paraît que vous pouvez faire de l’argent en claquant des doigts ?! On peut faire partie
de votre club intimiste ultra-fermé aux autres ?!

Alicia leva les yeux au ciel.

- Allez Alicia, pardonnez-lui, il est tellement drôle, et puis, au moins il est franc !

- Ah ça, pour être franc…

- Merci Megui ! lui adressa Ronald en gesticulant en signe grossier de soumission. On est fait pour
s’entendre.

- Je crois aussi, le conforta-t-elle, tout en ayant envie de lui arracher les yeux. La sacro-sainte
« simulation comme si sa vie en dépendait »… !

- Alors, on peut savoir ? insista Ronald, impatient, pendant qu’Edward apportait le plat depuis la
cuisine. Mon cousin est un cordon bleu. Il connaît toutes les recettes de France.

- « Toutes » ? interrogea Megui dubitative, ce serait quand même assez étonnant…

Edward se sentit trahi, bien qu’il ait su que la remarque de Megui concernait la gigantesque variété
des recettes françaises, et non son talent de cuisinier dont elle n’avait de toute façon aucune idée. Il
se demanda s’il n’allait pas lui rendre son cadeau, mais il ne se le demanda qu’un très court moment
seulement. Quant à « Jenny », elle restait impassiblement silencieuse, se contentant d’observer avec
attention.

- Alors Megui ? Ne nous faîtes pas languir !

- Eh bien disons que j’ai une sorte de sixième sens.

- Ah oui ?! Lequel ?

- A quelques secondes, je sais prédire les variations.

Ronald la regardait avec impatience, attendant la suite, un sourire carnassier aux lèvres…

- Ouais ? Et ? Les variations de quoi ?!

- N’importe lesquelles !

- Ah ? Comme… les variations de température par exemple… ?!

- Oui… et celles du marché des changes aussi.

Chapitre 5 – page 147


Il y eut un instant de silence.

- Oh putain ! Le forex ?!

- Entre autres. Devises ou valeurs, peu importe, du moment que ça… varie !

- Et ça marche à tous les coups ?

- Hmmm… non ! Pas à ce point-là, mentit Megui. Juste, en moyenne… 99 fois sur 100.

Ronald se redressa sur sa chaise. Megui sentit le rythme cardiaque de ce dernier s’emballer. Il
réfléchissait. Plus exactement, il comptait.

- Attends Meg, tu me dis que sur 100 opérations en bourse, tu gagnes… 99 fois ?!

- Euh… C’est assez… exactement ce que j’ai dit !

Il se passa nerveusement la langue sur les lèvres. Il se frotta machinalement le front et la lèvre
inférieure.

- Tu ne nous mènes pas en bateau-là ?!

Seya observait la scène avec une intensité perceptible.

- Tu as vraiment l’impression d’être déjà sur un yacht là ?! lui lança Megui un rien sarcastique.

- Elle a de l’esprit elle a de l’esprit ! fit-il nerveusement.

Megui avait senti l’énorme élan de rapprochement qu’était en train d’exprimer Ronald, raison pour
laquelle elle lui emboîtait le pas, le ferrant, lui, cette fois, comme un poisson trop gourmand21. Ronald
eut un rire nerveux. Il transpirait, alors qu’Alicia ne semblait pas impressionnée du tout, sans doute
habituée aux débordements de son compagnon.

- Écoute Ronald, j’ai 23 ans, je ne suis pas une fille de riches, mes parents sont morts, je n’ai pas de
copain millionnaire, je ne me prostitue pas, mais je roule avec une voiture de plus de 150.000 dollars.
Tu en conclus quoi ?

- T’es assistante de direction chez Gulf non ?! Ça gagne bien !

- Oui, depuis mercredi, et je n’ai pas encore mon contrat en main.

Ronald jeta un regard à Edward pour confirmation, lequel hocha la tête affirmativement.

- Attends Meg. On va faire un truc tu veux bien ? Si tu arrives à passer le test de sélection à l’entrée, je
veux bien faire partie de ton club OK ?

- Ah ben ça c’est bien toi tiens ! l’interrompit Alicia.

21
Traduit dans le texte par le passage au tutoiement.

Chapitre 5 – page 148


- Chut ! Laissez-moi faire. Après tout, si Meg a voulu nous rencontrer, c’est pour nous parler de sa
formule magique, pas vrai Meg ?

- Oui, en effet, et aussi pour voir Edward !

Elle enfonçait le clou dans le cœur de ce dernier.

- Bon OK, alors voilà ce que je te propose, si tu es d’accord.

Il sortit son GSM de sa poche.

- J’ai une appli installée, et un compte ouvert chez un broker, pour effectuer des opérations boursières
en ligne. Tu veux bien faire une transaction pour nous montrer de quoi tu es capable ?!

- Ronny, mange d’abord, on verra ça après ! lui dit Alicia.

- Non non, tout de suite. Si elle réussit, ça va me mettre très en appétit.

Jenny était toujours très attentive au manège qui se jouait devant ses yeux.

- Je suis d’accord. Trouve-moi une possibilité de mise sur les marchés financiers. Ce sont les plus
volatiles.

- « Volatiles » ?! reprit Ronald.

- Ben oui ! Ça s’appelle comme ça non ?! Tu es sûr que tu es investisseur toi ?

- Oui, mais pas sur les marchés financiers, j’y connais pas grand-chose moi. Je suis les conseils de gens
avisés que je paie trop cher et eux ne me font pas gagner assez d’argent ! dit-il d’un air amusant,
s’attendant à faire rire tout le monde… Bon, c’est pas grave. Si en plus tu t’y connais, c’est tant mieux.
Attends, je te trouve ça. Je te fais cadeau de la mise de départ puisée sur mon compte en ligne.

- Merci Ronny, c’est trop généreux de ta part, lui lança Megui sans le faire sourciller le moins du monde.

- Là, tiens.

- Choisis une autre parité s’il te plait.

- Quelle « parité » ?!

- Une autre paire de devises !

- Comme quoi ?

- GBP-USD par exemple.

- C’est quoi « GBP » ?!

- Rrrrh… donne-moi ça ! lui rétorqua Megui, se donnant un air excédé, en lui arrachant le GSM des
mains. Je mise combien ?

Chapitre 5 – page 149


- Euh, pas trop hein ?! Si tu te plantes, je veux pas perdre mon capital.

- C’est un compte à combien ?

- Combien de quoi ?

Elle aussi leva les yeux au ciel.

- Ton compte chez le broker a été ouvert avec combien d’argent ?

- 50.000 dollars.

- Tu veux gagner combien ?

- Tu me le demandes ?

- Ben oui ! Ça se voit non ?! Tu veux gagner combien ?

- Euh, 50.000 de plus… répondit-il interloqué, un sourire niais sur les lèvres, y croyant à peine, sous
l’œil aiguisé de Jennyfer.

- OK. Toi, mange. Moi je fais…

- Oh ! Doucement, et si tu perds ?!

- Eh bien si je perds, au moins ça ne te coupera pas l’appétit, vu que tu auras déjà mangé ! OK ? Allez
laisse-moi faire. C’est toi qui l’as voulu. Personnellement je m’en fiche, si tu veux on arrête !

Et elle fit mine de vouloir éteindre le GSM.

- Wow wow wow… !!! Laisse ce mobile et vas-y ! Je ne dis plus rien, je mange !

- Alléluia ! fit Alicia, levant à nouveau les yeux au ciel.

Megui tapotait de temps en temps l’écran, passait les pages, y revenait, retapait encore, sous l’œil
néanmoins inquiet de Ronald. Il se passa un certain temps dans cette ambiance où personne ne
rompait la concentration de Megui par quelque mot que ce soit, les autres déglutissant même avec
précaution.

- Eh merde ! s’exclama tout à coup Megui, ce qui fit sursauter Ronald.

- QUOI ?! T’a foiré ?! Je l’savais !

- Désolée, j’ai pas réussi à m’arrêter à 50.000, j’en suis à 65.000 ! Vraiment désolée !

- Quoi ?! Tu m’as perdu 65.000 dollars ?!

Il lui arracha le GSM des mains pour se jeter sur son écran, les yeux exorbités !

- Mais non ! De gain idiot. Tu m’as demandé 50.000, mais je n’ai pas pu éviter 15.000 dollars de gain
en plus, désolée !

Chapitre 5 – page 150


Ronald avait les yeux parfaitement circulaires. Il ne croyait pas ce qu’il voyait de ses yeux.

- YEEEEEPEEEEEEEE !!! Ha ha haaaa ! C’est pas vrai ! Cette déesse m’a fait gagner 65.000 dollars !
65.000 putains de dollars américains ! C’est pas croyable !

Il grimpa sur la table pour y effectuer une improbable danse zoulou qui faillit faire tomber par terre la
moitié de ce qui y reposait, avant d’en descendre en se jetant sur Megui, laquelle ne put éviter de se
faire copieusement embrasser par Ronald, après quoi il poursuivit un moment sa danse autour de la
table qui venait d’échapper à la catastrophe, hormis quelques verres qui furent renversés. Edward se
dit qu’il avait bien fait de ne pas servir le Château Cheval Blanc !

- Eh Ed ! Tu veux pas déboucher la bouteille de Megui pour fêter ça ?!

- Ben voyons ! Parce que TU as gagné de l’argent, JE dois déboucher MA bouteille ? Ramènes-en une
pour une fois, maintenant que tu es un peu plus riche, et je te la déboucherai si tu veux, même avec
MON tire-bouchon !

Edward était particulièrement de méchante humeur, et les gains prodigieux de son cousin
n’arrangeaient rien, sachant qu’ils venaient de Megui, de laquelle, lui, ne recevrait rien, vu qu’elle avait
cessé de lui adresser le moindre regard depuis sa phrase malheureuse. Il se serait bien arraché la
langue s’il avait pu effacer cet épisode de l’histoire des temps, du moins de la mémoire de Megui,
quoique, la langue en moins, leurs baisers n’auraient pas été bien langoureux pensa-t-il en se
demandant où il pouvait bien aller chercher des idées pareilles, alors qu’en jetant subrepticement un
regard vers Megui, celle-ci semblait sourire, amusée, sans qu’il y ait eu la moindre raison à cela, a priori
du moins.

- Megan ! Je t’aime ! Épouse-moi s’il te plaît.

Alicia pesta plus fort que d’habitude, visiblement à bout de nerf.

- Ronald ! Est-ce que tu veux bien arrêter de nous emmerder avec ça, et laisser Megan tranquille !

- Mais enfin tu ne te rends pas compte ?! C’est toi qui profiteras des vacances que je vais te payer grâce
à ma petite Meg !

Se tournant vers Megui :

- Meg, je veux que tu m’épouses pour ton argent ! Tu veux bien ?!

Alicia se leva, frappant la table de sa serviette et sortit de la maison, prendre le frais. Edward la suivit,
laissant Megui et Ronald seuls avec Jennyfer, laquelle n’avait ni bougé ni dit le moindre mot, toujours
observatrice de cette étrange soirée.

- Et si on montait une affaire toi et moi ? Hein ? Qu’est-ce que tu en penses Megui ?!

- Pourquoi veux-tu que je veuille faire quoi que ce soit avec toi ? Tu voulais voir si ce que racontait
Edward était bien réel, alors je t’ai montré. Je n’ai pas besoin de toi, je me débrouille très bien toute
seule. Mais, merci quand même.

Chapitre 5 – page 151


Ronald se déconfit sur place !

- Attends, on ne devait pas faire partie de ton club très fermé ?!

- C’est toi qui a parlé de club, pas moi !

- Mais enfin, on est tes meilleurs amis…

Megui sourit amusée.

- Écoute Ronny, je vais te dire pourquoi ça ne m’intéresse pas. J’ai récemment joué un très gros coup,
un coup énorme. Une mise enchaînant les gains en effet domino sur l’industrie du jeu, et je vais,
demain, rafler une mise gigantesque qui va mettre à mal pas mal de casinotiers. L’occasion inespérée
s’est présentée. J’ai réussi à percevoir cette opportunité et j’en ai profité. Je devrais ramasser près de
480 millions de dollars. Alors tu vois, une petite affaire avec toi n’a pas grand intérêt pour moi.

Ronald pâlit. Megui crut un instant qu’il allait tomber en syncope.

- Ronald ? Est-ce que tout va bien ? lui demanda-t-elle innocemment.

Ronald restait muet, alors qu’Alicia et Edward rentraient.

- Alicia, je crois que Ronald n’est pas bien. Viens voir s’il te plaît.

Alicia accourut, Edward derrière elle, lui donnant l’occasion de se rapprocher physiquement de Megui.

- Ça va, ça va ! dit Ronald abruptement, ce qui était visiblement faux.

- Megui, poursuivit-il, sais-tu dans quoi je travaille ?

- L’investissement ?

- Oui mais lequel ?

- Euh, non, Edward ne m’en a pas… Aaaah si… Oh mince… C’est pas vrai ! Tu vas être touché par ma
manœuvre ?! s’enquit Megui, simulant la surprise à s’y méprendre.

- De plein fouet !

- Ben au moins, tu auras 65.000 dollars pour rebondir, hein ?!

Ronald ne répondit rien.

- Désolée, reprit-elle, ce n’est pas drôle, excuse-moi. Écoute je suis vraiment désolée, mais l’occasion
était trop belle. Je ne sais pas quoi te dire…

Ronald se jeta sur son GSM, consulta son répertoire, et composa un numéro, lequel sonna un moment
avant qu’il n’y ait un décroché.

- Noemie, c’est moi. Je…

Chapitre 5 – page 152


-…

- Oui je sais qu’il est tard. Je ne t’appellerais pas si c’était pas important.

-…

- C’est important putain alors ta gueule et écoute quoi !

-…

- Excuse-moi, désolé. Est-ce que tu peux retirer nos positions d’investissement et en bourse ? Tout ce
qui concerne les casinos, et vendre nos parts.

-…

- Non je n’ai pas bu bordel ! Écoute maintenant…

-…

- Pourquoi ?

-…

- Et l’ouverture des marchés est à quelle heure ?

-…

Ronald regarda Megui. Elle fit « non » de la tête. Il raccrocha sans plus rien ajouter. Il avait tout joué
sur le « meilleur coup du monde » avait-il pensé. Il avait eu raison, jusqu’à ce que Megui passe par là,
et réoriente la variation des cours par un ensemble de manœuvres inimaginables, faisant se retourner
la situation, telle qu’elles peuvent le faire parfois lorsque le destin en la forme d’une Tvish s’en vient
frapper du poing sur la table, la faisant s’effondrer, emportant toutes les mises.

- Megui ?

- Quoi ?

- Est-ce que tu pourrais me prêter 10 millions ?

- Non Ronald. La loi de l’argent me l’interdit. Je ne serais pas sérieuse sinon. Il est tard, il faut que je
rentre. Courage. Il y a un proverbe français qui dit « Plaie d’argent n’est pas mortelle22 ».

- Traduis !

- « Wound of money is not fatal ». Au revoir Ronald. Ça a été un plaisir. Au revoir Edward. Buvez votre
bouteille à ma santé. Au revoir Alicia, j’ai été ravie de vous rencontrer. Désolée pour Ronald, c’est un
concours de circonstances vraiment désagréable, je regrette beaucoup.

22
Dit en Français.

Chapitre 5 – page 153


- Ne vous en faîtes donc pas. Ça lui fera les pieds. Au revoir Megui, au plaisir d’une prochaine fois.

- Sans faute. Au revoir Jennyfer. A… très bientôt ?

- Au revoir Megui. Vous pouvez y compter.

- Megui, je peux vous accompagner ?

- Bien sûr Edward.

Megui avait senti Edward préparer sa sortie toute la soirée. Elle ne fut donc pas surprise de le voir
approcher pour lui adresser cette demande. Se dirigeant vers sa voiture, Edward répétait une dernière
fois son texte.

- Écoutez Megan, c’est une terrible méprise. Je…

- Edward, s’il vous plaît. Je ne sais pas qui vous a mis en tête que nous pourrions avoir une relation tous
les deux, mais il n’en a jamais été question. Je vous aime bien. Vous êtes honnête et sympathique et…

- Megan…, l’interrompit-il à son tour. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir n’est-ce pas ?

- Je ne donne jamais, jamais, absolument jamais de deuxième chance !

Les derniers espoirs d’Edward s’effondrèrent comme un château de cartes, bien loin du Château Cheval
Blanc…

- Mais… vous avez raison, et l’espoir fait vivre. Vous savez, je fais extrêmement attention aux lapsus.
Ils sont très révélateurs. Merci pour cette soirée. Quoi qu’il en soit elle m’a été agréable.

Edward se résigna, se contentant de l’espoir que peut-être, un jour, Megan… Il lui fit un signe de la
main et s’en retourna avec l’impression gluante d’avoir manqué la chance de sa vie, alors que Jennyfer
franchit le pas de la porte.

- Vous partez aussi Jenny ?

- Oui il est tard et j’ai pas mal de route à faire.

- Vous ne rentrez pas avec Ron et Alicia ?

- Non, nous ne sommes pas venus ensemble.

- OK, eh bien, bon retour alors.

- Merci Edward. Au revoir.

« Jennyfer » s’approcha de Megui… pour la saluer une dernière fois.

- Il est très amoureux, Megui.

- Ça lui passera, dit-elle faussement détachée.

Chapitre 5 – page 154


- Je ne crois pas, mais peu importe. Pourquoi avoir demandé qu’Alicia soit présente. Tu as beaucoup
insisté, mais est-ce qu’il s’est passé ce que tu attendais par rapport à elle ?

- Pour être honnête, je pensais que les choses se passeraient autrement. Tout est toujours beaucoup
plus simple que ce que j’imagine. Les gens sont toujours beaucoup plus prévisibles et manipulables
que je le crois, toujours ! Mais, il y a autre chose, j’aurais du mal à l’expliquer. Je dirais que sa présence
était importante pour quelque chose dont j’ignore la teneur, et j’espère qu’ils se sépareront. Ronald
est insupportable.

Seya sourit.

- Ils se sépareront en effet, et elle refera sa vie d’une toute autre manière grâce à ça.

- Et lui ? interrogea Megui un peu inquiète d’une certaine manière, du moins pas insensible à son sort,
malgré tout.

- Il vaut mieux ne pas savoir.

Megui se contenta de cette réponse.

- Néanmoins, tu n’avais pas tort. Pour une raison qui paraîtrait inexplicable à tous, la présence d’Alicia
ce soir sera la cause d’une certaine forme de réorientation du destin global. Pas par sa présence, mais
par le fait qu’elle ne se trouvait pas là où elle avait prévu de se trouver. Les aléas du destin.

- Je ne savais pas…

- Tu ne pouvais pas, mais ton intuition a été excellente. Bravo ! C’est demain la dernière ligne droite ?

- C’est ça.

- Je te souhaite bonne chance Megui. Tu as fait un travail absolument remarquable. Je suis


impressionnée !

- Wow ! Impressionner une Tvish Verte n’est pas chose facile !

- Ne sois pas injuste…

- Mais je suis sérieuse !

- Justement. Je sais reconnaître quelqu’un à sa vraie valeur, et les Tvish Noires, tout comme les Rouges,
sont capables de choses que nous ne pourrions pas faire nous-mêmes, en tout cas pas comme vous,
donc pas aussi bien en contexte. Tout est relatif, et représente un tout harmonieux où chaque élément
le constituant prend toujours un sens plus large qu’on pourrait l’imaginer tu le sais parfaitement, et
tout est un, n’est-ce pas ?

- En tout cas je te remercie pour le compliment, et d’avoir amené Alicia.

- C’était dans l’ordre des choses, et c’était magnifiquement estimé de ta part. Bonsoir… Megan.

Megui sourit.

Chapitre 5 – page 155


- Bonsoir Mademoiselle Lamirale.

Seya lui rendit son sourire. Elle lui tourna le dos, entra dans voiture, et quelques instants plus tard, elle
avait comme mystérieusement disparu dans la nuit.

Huitième partie : le dénouement

Le lendemain, lundi, 09:48 du matin.

Le téléphone de bureau de Megui se mit à retentir…

« Ça y est, nous y sommes ! » pensa-t-elle.

- Oui Monsieur ?

- Megan, voulez-vous bien venir dans mon bureau s’il vous plaît.

- Bien sûr Monsieur. Tout de suite.

Elle se leva et entra dans le bureau d’Eric sans toquer à la porte qui l’en séparait. Bellinda était
présente, le visage revêche, du moins davantage qu’à son habitude.

- Bonjour Bellinda. Que puis-je pour vous Monsieur ?

- Je vous ai déjà dit cent fois de m’appeler…

- C’est bon Bellinda, l’interrompit Eric, on n’est pas là pour ça.

Bellinda le regarda d’un air méprisant et agacé qu’il ne semblait pas avoir perçu.

- La nuit dernière, il semble que quelqu’un ait utilisé le terminal de Clearstream pour effectuer une
opération non-validée par le Conseil d’Administration, pour un montant de 480 millions de dollars.
Bellinda croit que vous en êtes responsable.

Bellinda cette fois le fusilla du regard. Elle ne voulait pas qu’il lui présente la situation de cette manière,
afin de tenter de la confondre.

- Moi Monsieur ? Mais, je ne connais rien à ça, et je ne connais pas les accès de toute manière. Pourquoi
moi ?

- Mais bien sûr ! Pfff, il fallait s’y attendre enfin, rétorqua Bellinda, bien consciente qu’Eric essayait,
d’une certaine manière, de protéger Megui.

- Vous n’étiez pas à votre domicile hier soir, poursuivit-il.

- Vu que vous me faîtes suivre, vous devez alors savoir où je me trouvais.

- Eh bien… en fait, ce n’est pas si simple, lui répondit-il, adressant un regard en coin à Bellinda.

Chapitre 5 – page 156


- Puisque vous vous êtes faites fort de vous foutre de la gueule de l’équipe de surveillance déférée à
votre protection… lui aboya Bellinda avant que Megui ne l’interrompe également.

- Ma protection ? Mais qui va croire une chose pareille. Je vous en prie, n’insultez pas mon intelligence,
s’il vous plaît.

- Oh oui, ça va, on le saura, c’est toujours votre défense ultime ça, « Mademoiselle 240 » ! Au fait c’est
votre nouveau sobriquet. Félicitations.

Eric fusilla Bellinda du regard.

- Ecoutez Megui, reprit Eric, c’est extrêmement grave vous comprenez ?! On ne peut ponctionner une
somme pareille sans un protocole très précis et sans autorisation qui plus est !

- Mais j’en suis parfaitement consciente Monsieur.

- Alors ?! Avouez donc ! hurla Bellinda.

- Je vous signale que j’ai un alibi pour hier soir.

- Ah oui ?

- Parfaitement ! J’étais avec Edward Fawlks.

- Ha ! La meilleure de toutes ! Le meilleur complice du monde !

- Qui est Edward Fawlks ? questionna Eric.

- Le responsable de notre cellule informatique ! Vous y croyez ? Elle était en train de lui faire les yeux
doux vendredi soir au coin détente. J’ai demandé à Mademoiselle Sheffield de venir dans mon bureau
d’ailleurs à ce propos.

- Eh bien justement, à ce propos, poursuivit Megui, j’ai un enregistrement à vous faire entendre
Monsieur Johnson. Je n’en ai pas parlé jusque-là mais comme je m’y attendais, Bellinda essaie
absolument de me faire porter le chapeau concernant cette histoire et vu que je sais que l’on m’a fait
suivre et surveiller, et bien j’ai également faite suivre Bellinda !

- Vous avez fait quoi ?!

Bellinda était dans tous ses états.

- Personnellement, je me demande si ce ne serait pas Bellinda qui est venue effectuer cette transaction
hier soir…

- Allons Megui, c’est ridicule et c’est également très grave comme accusation !

- Pas davantage que celle portée contre moi, je regrette. Et j’ai parfaitement le droit de me le
demander parce que j’ai reçu ce matin à mon bureau les photos de la voiture de Bellinda stationnée
hier dans la nuit au bas de la rue, et ces photos montrent également les traces d’un accrochage avec
une autre voiture.

Chapitre 5 – page 157


- C’est absolument ridicule, je ne suis pas sortie de chez moi hier et je n’ai eu aucun accrochage !

- Il suffit de s’enquérir de l’état de sa voiture. Et les photos témoignent de cet accrochage et votre
plaque minéralogique y est reconnaissable !

- Mais enfin c’est n’importe quoi ! Eric, faites quelque chose enfin, c’est intolérable !

- Je regrette Bellinda, c’est vous qui avez ouvert les hostilités. En attendant on a un débit de presque
un demi-million de dollars inexpliqué, ce qui ne restera pas sans conséquences.

- Pardonnez-moi, reprit Megui, mais je voudrais aussi vous faire écouter ça.

Megui sortit du bureau et en revint avec son GSM. Elle y chercha un fichier bien précis qu’elle ouvrit
après quelques secondes.

- Il s’agit de l’enregistrement de ma conversation avec Bellinda justement, vendredi soir.

Bellinda repassa en revue tout ce dont elle se souvenait concernant cette conversation, cherchant le
détail par lequel Megui aurait bien pu la compromettre aux yeux d’Eric. Elle mit le fichier en lecture, le
son au maximum, et posa le portable sur le bureau du PDG.

« - Entrez !

- Bonjour Bellinda.

- Megan, je vous ai déjà demandé de m’appeler « Madame Foxworth » ! Il faut vous faire un dessin ou
quoi ?!

- Oh oui, pardon, vous avez raison, vraiment désolée Bellinda, sincèrement je vous présente toutes mes
excuses. Je suis juste passée pour vous remettre la liste de mes exigences contractuelles. Vous voyez ?
Rien de bien méchant !

- Écoutez Megan, déjà que vous vous en permettez beaucoup alors que vous n’êtes même pas encore
là d’une semaine, j’aimerais bien que vous cessiez de faire honte à cette compagnie et à Monsieur
Johnson.

- Faire honte à la compagnie et à Monsieur Johnson ?! Alors là j’aimerais bien que vous éclairiez ma
lanterne ! Vous pourrez vous vanter d’avoir défié mes 240 de QI parce que là, malgré leur aide, j’avoue
que je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Pour quelqu’un d’aussi insignifiant que vous l’êtes, c’est
une remarquable réussite !

- Qu’est-ce que vous venez de dire ?! Écoutez-moi bien espèce de sale petite grue. Vous croyez que vous
allez faire la loi ici et me mener à la baguette, mais pour qui vous prenez-vous ?! Vous croyez-vous à ce
point invulnérable ? Vous devriez faire extrêmement attention à vous !

- Quel vilain langage dans une bouche aussi distinguée ! Allons, vous vous laissez emporter Bellinda.
Toujours est-il que je ne vois pas en quoi je salirais quelque réputation que ce soit. En tout cas ça ne
semble pas être l’avis d’Eric excusez-moi !

Chapitre 5 – page 158


- Megan, nous apprécierions tous que vous cessiez de fréquenter le PDG de cette entreprise, s’il vous
plaît. Serait-ce trop vous demander ?! »

A cet instant, Bellinda ouvrit la bouche sans qu’un seul mot n’en sorte, Eric la regardant de biais en
fronçant les sourcils.

« - Il est très gentil, lui, et il est plein de qualités, même humaines, vous vous rendez compte ?

- Plein de qualités ? Ce sale petit con prétentieux ?! Laissez-moi rire ! Je ne veux plus que vous lui
adressiez la parole vous avez compris ? Ni à l’intérieur des locaux de la compagnie, ni à l’extérieur,
Mademoiselle la serveuse de bord de route ! »

- Bellinda ! Au nom du ciel mais vous êtes complètement malade ?!

- Mais… ! Eric je vous jure que je n’ai jamais dit une chose pareille ! C’est un coup monté par cette
petite salope ! hurla-t-elle.

- Attendez, ce n’est pas fini, reprit Magui.

- Je crois qu’on en a assez entendu Megan, ça va aller je vous remercie, conclut Eric visiblement
bouleversé.

- Vous êtes sûr Monsieur ? reprit Megui.

Eric hésitait. Megui reprit la lecture du fichier.

« (Megui fond en larmes, jusqu’à ce qu’elle se mette à rire).

- Bellinda, vous êtes pitoyable ! Vous croyez vraiment n’importe quoi !

- Espèce… de sale… petite intrigante !

- Moi, je le trouve mignon Monsieur Johnson.

- Vous coucheriez bien avec le premier rat d’égout venu ! »

- Cette fois ça suffit j’en ai assez entendu ! hurla Eric.

Megui interrompit l’audio.

- Monsieur Johnson, je ne sais pas si Bellinda est responsable ou non de cette transaction, mais pour
moi il n’est pas impossible qu’elle fasse tout ce qu’elle peut pour essayer de me faire couler. En tout
cas cette attitude est très étrange.

- Eric, au nom de notre amitié… intervint Bellinda, mais il la stoppa d’un geste de la main.

- Megan, avez-vous quoi que ce soit à voir avec cette histoire ? Et cet enregistrement ! Est-il
authentique ou trafiqué ? S’il vous plaît, j’ai besoin que vous soyez honnête avec moi !

Chapitre 5 – page 159


- Monsieur, pour l’enregistrement, je me propose de vous laisser le fichier pour le faire analyser. Je
vous laisse même mon GSM, peu importe. Les résultats parleront assurément en ma faveur bien que
je le pourrais moi-même.

- Que va-t-il me révéler ?

- Que l’analyse des fréquences enregistrées par le fichier et de la volumétrie comme de l’acoustique
du bureau de Bellinda sont concordants, en concluant que ce fichier n’est passé par aucun logiciel
hormis celui qui a servi à capturer la conversation. Pour ce qui est de la fameuse transaction, j’imagine
que les locaux sont quand même protégés contre les intrusions. Tout ce que je sais, c’est qu’en plus
d’Edward, trois autres personnes étaient témoins de ma présence à une soirée hier, dont Alicia Parks,
la demi-sœur du Président du Rollings College, Monsieur Grant Cornwell.

Bellinda avait les yeux exorbités. Elle ne trouvait plus quoi dire.

- Bellinda, ce n’est visiblement pas elle ! Maintenant pour ce qui est de cet enregistrement, nous en
reparlerons plus tard !

- Mais enfin Eric puisque je vous dis…

- Assez ! Retournez dans votre bureau !

A l’instant-même le téléphone retentit.

- Katlyne, j’ai demandé qu’on ne nous dérange pas.

- Excusez-moi Monsieur, je sais bien, mais c’est Monsieur Hinduja en ligne.

L’échine d’Eric fut parcourue par un long frisson comme si elle le fut par la Marabunta !

- Ça y est, ça commence, comme je m’y attendais… dit-il en soufflant.

- Que dois-je lui dire Monsieur ?

- C’est lequel de la famille ?

- Ramakrishna.

- Bon, c’est moins pire que ça pourrait l’être ! Passez-le-moi. Il brancha le haut-parleur et raccrocha le
combiné.

C’est à la famille Hinduja que la compagnie appartenait depuis des années, après qu’elle ait été
rachetée. L’une des familles les plus fortunées d’Inde.

- Monsieur Hinduja, bonjour. Comment…

- Johnson ! J’espère pour vous que vous avez une excellente, mais alors une excellente explication à
me donner !

- Vous parlez bien sûr des 480 millions…

Chapitre 5 – page 160


- NON, je parle des prochaines fêtes de Thanksgiving ! Bien sûr que je parle des 480 millions !

- Écoutez, nous sommes encore en train de mener l’enquête en


interne, nous ignorons qui est l’auteur de cette transaction.

- Comment ça vous l’ignorez ? Et les caméras de surveillance alors ?!

- Il n’y a rien sur les caméras de surveillance !

- Quelqu’un a pris le contrôle du terminal à distance alors ? Une cellule


de terroristes informatiques ? Au profit de qui la transaction a-t-elle
été passée ? Ramakrishna « Remi » Hinduja

- HSBC.

- Mais enfin pour le compte de qui ?

Eric hésita…

- China Petroleum.

- Quoi ? Mais c’est VOTRE DOSSIER ÇA !

Eric ferma les yeux, conscient que sa réputation était directement engagée.

- Écoutez mon vieux si vous n’êtes pas capable de tenir votre navire entre les mains, il y en a un chez
vous qui aimerait bien vous remplacer à ce poste, et il y a de fortes chances qu’il l’obtienne !

Eric regarda Bellinda qui détourna les yeux. Elle briguait vraiment le siège du PDG, mais pas à ce prix-
là. Ramakrishna Hinduja poursuivait.

- En plus, si vous ne le savez pas, je vous apprends qu’une opération boursière a eu lieu au nom d’un
broker travaillant pour HSBC, section gestion de fortune, et dont le client anonyme enregistré sous
numéro, a exécuté une OPA sur les titres de dizaines de casinotiers pour un volume en dollars
américain de… je vous laisse deviner le montant !

- Je ne sais pas Monsieur !

- QUATRE CENT QUATRE-VINGT MILLIONS DE DOLLARS comme par hasard !

- Excusez-moi Monsieur, mais par quel biais avez-vous eu vent de cette information-là ?

- Parce que je suis concerné au premier chef, et que ma perte est énorme. Et je vous jure que je n’en
resterai pas là ! En plus, je veux savoir où ont été versés les 10.000 dollars de plus sur le compte
fongible de Clearstream !

- Je vais chercher Monsieur, vous pouvez compter sur moi.

- Écoutez bien ce que je vais vous dire Johnson : si je ne récupère pas cet argent, je ferai beaucoup plus
que vous foutre dehors. J’espère que je suis absolument clair !

Chapitre 5 – page 161


- Absolument limpide Monsieur !...

Eric souffla bruyamment.

- Il a raccroché…

- Eric…

- Taisez-vous Bellinda ! Vous êtes encore là d’ailleurs ? Allez-vous-en, je ne veux plus vous voir pour
l’instant.

Bellinda sortit, dans tous ses états.

- Megan, avez-vous quoi que ce soit à voir avec ça ?

- De manière… indirecte, quelque part oui.

Il la fusilla du regard.

- Mais… reprit-elle, la situation va se stabiliser.

- Ah oui ?! Et comment donc !

- Tout d’abord, cette OPA c’est moi qui l’ai commanditée, mais le montant est un… hasard…, fit-elle en
soulevant les sourcils un bref instant.

Eric se souvint alors de leur conversation dans l’avion la ramenant à l’aéroport de Boston après la
soirée des investisseurs. Il n’était pas du tout certain d’avoir tout compris de ce qu’elle s’était évertuée
à lui expliquer, mais pour lui, la notion de « pur hasard » avait bien changé, surtout lorsque Megui était
aux commandes de quelque chose de, justement, « hasardeux ».

- Je vous promets que la situation va se stabiliser extrêmement vite en votre faveur. S’il le faut, je suis
prête à vous rembourser ces montants si ça devait être nécessaire.

Eric fut visiblement saisi par cette révélation.

- Hier soir j’étais vraiment chez Edward Fawlks, pas ici, et la voiture de Bellinda était vraiment ici, pas
chez elle. Pourquoi exactement ? Je n’en sais rien. Mais à l’occasion de cette soirée avec Edward, j’ai
rencontré un certain Ronald Mc Dowell.

- Mc Dowell… ? J’ai entendu parler de lui je ne sais plus à quelle occasion. C’est un gros investisseur
c’est ça ?

- C’est ça. Il investit quasi essentiellement dans les casinos. Il a tout misé sur un coup qu’il n’aurait pas
dû jouer.

- Vous êtes passée par là ?!

- C’est ça. Il est associé dans cette grosse affaire d’investissements avec une certaine Noemie Mitchell,
laquelle est mariée à un certain Stanley Fawley, lequel a une sœur, Brigit Fawley…

Chapitre 5 – page 162


- Brigit Fawley… ?! Ce nom me dit aussi quelque chose.

- Je suppose oui. Elle est la maîtresse…

- de Ramakrishan Hinduja !

- Voilà. Là où la perte est la plus sèche en l’occurrence, c’est sur les couvertures officielles de tripots
clandestins. Difficile de gérer ça de manière transparente forcément, et ce n’est pas à ce stade que
s’arrête la clandestinité dans laquelle trempent les Hinduja.

Ils restèrent silencieux tous les deux quelques instants.

- Personnellement, je n’ai fait qu’une excellente affaire en bourse. Mais je vous garantis que vous allez
pouvoir rebondir sans problème entre demain et après-demain. Vous verrez. Je vous ai fait gagner 280
millions de plus que prévu. Ça ne couvrira pas le déficit des 480 millions, mais je vous promets que
vous les récupèrerez. Si ça devait ne pas être le cas, je vous donne ma parole de vous offrir mon gain
du même montant afin d’aplanir la situation. Mais je suis absolument certaine de mon coup. Vous
verrez. Faîtes-moi encore confiance une dernière fois.

- Pourquoi feriez-vous ça pour moi ?

- Parce que je vous aime bien au fond.

- Vous ne savez pas ce dont j’ai été capable.

- Mais si, bien sûr que si. Mais au contraire de beaucoup d’autres, il reste assez de place dans votre
cœur pour faire d’autres choix éventuellement, et faire en sorte que votre avenir soit meilleur que
votre passé. Ce n’est pas le passé qui fait ce que nous sommes aujourd’hui. Il ne fait que nous
permettre de faire des choix maintenant par rapport à ce que nous sommes devenus. Ce sont nos choix
présents qui font de nous ce que nous sommes.

- Oui, probablement. Vous avez toujours raison n’est-ce pas ?

Megui sourit.

- Toujours !

Le lendemain, Megan resta introuvable toute la journée. Eric se fit une fois encore les films des pires
scénarii. Il se dit que finalement, tous les mardis étaient maudits, et que chaque mardi lui faisait perdre
une collaboratrice exceptionnelle, même si personne ne pourrait jamais remplacer Megan Sheffield.

Chapitre 5 – page 163


Neuvième et dernière partie : épilogue

Mercredi, 10:41 du soir.

Eric Johnson était pensif, assis au bureau de son domicile, le regard dans le vague, s’interrogeant
comme il ne l’avait plus fait depuis longtemps, sur les mystères de l’existence, de son existence en
l’occurrence, et sur son avenir, si « brillant ». Il fut tiré de ses pensées par un bruit de pas, et un « toc
toc » sur le chambranle de la porte entrouverte venant du couloir, seule entrée à la pièce où il se
trouvait. Il sursauta.

- Megan ! Mais… comment êtes-vous entrée ici ? Et quel est cet accoutrement ?! Vous allez à une
soirée SM ?

- Bonsoir Eric.

C’était la première fois qu’elle ne l’appelait pas par son nom de famille.

- Ce n’est pas un accoutrement, c’est mon uniforme, lui répondit-elle.

- Votre… uniforme ?! Uniforme de quoi ?

- Peu importe. Je ne voulais pas m’en aller avant de vous avoir dit au revoir.

- « Au revoir » ?! Mais de quoi parlez-vous enfin ? Où étiez-vous ? On vous a cherchée partout !

- J’ai terminé ma mission ici. C’est la dernière fois que nous nous voyons.

- Écoutez, je ne comprends une fois de plus absolument rien à ce que vous dites.

- Peu importe. Considérez seulement que je suis venue vous dire au revoir, et vous donner deux
conseils dont vous ferez bien ce que vous voudrez. Mais me connaissant, vous aurez peut-être le recul
nécessaire pour les prendre davantage en considération que vous seriez a priori tenté de le faire s’ils
venaient de quelqu’un d’autre.

Eric restait silencieux. Il attendait la suite afin de classer, dans son esprit, les bons éléments dans les
bonnes cases, dans l’espoir de mieux saisir la situation qui lui échappait totalement, une fois de plus.

- Premièrement, je vous recommande de vous séparer de Madame Foxworth.

- Pour une fois que vous l’appelez par son nom, dommage qu’elle ne soit pas là pour l’entendre. Mais…
même si je le voulais je ne le pourrais pas. Je ne suis pas seul à décider, et la renvoyer comme ça
coûterait un bras à la compagnie, sans compter qu’elle intenterait certainement un procès contre
nous, ou contre moi, ce qui, en l’état, reviendrait au même.

- Deuxièmement, changez de métier. Faîtes ce dont vous avez toujours rêvé, avant de vous faire
emporter par la vague en vous retrouvant à ce poste sans l’avoir jamais vraiment convoité.

Eric se contenta de sourire légèrement, d’un sourire un peu amer.

Chapitre 5 – page 164


- Et les 480 millions ? demanda-t-elle.

- On les a récupérés en titres à la chute de la cotation en bourse de China Petroleum, et revendus le


lendemain, tout à l’heure, à la clôture de la bourse. Nous avons fait un profit de 291 millions de dollars.

- 11 de plus que prévu ! Joli symbole.

- Pourquoi ça ?

- Peu importe.

- C’était donc bien vous ?

- Oui. Et Ramakrishna Hinduja ?

- Je suis hors de cause, la compagnie aussi. Il a perdu une fortune sur des marchés parallèles mais ça
ne nous concerne pas. Ça a été considéré comme étant… un hasard.

Megui hocha la tête, serrant les lèvres.

- J’ai pris soin de faire envoyer la candidature d’une fille fantastique qui rêverait de prendre ma place.
Elle n’est pas… ce que je suis, mais elle est honnête et fera du bon boulot. Tâchez de la respecter, et
protégez-la de Madame Foxworth.

- Vous êtes vraiment sérieuse ? Vous partez ? Non, vous plaisantez ? Megan !...

- Adieu Eric. Bonne chance.

Elle fit demi-tour et s’engagea dans le couloir obscur duquel elle était apparue quelques instants plus
tôt.

- MEGAN !

Eric sauta d’un bon hors de son fauteuil et se rua vers le long couloir, en en allumant la lumière au
passage. Il était vide. Il n’y avait personne. C’est la dernière fois qu’il la vit, le cœur serré.

Quelques instants plus tard, dans une chambre d’hôpital. Pamela ouvrit les yeux.

Au jour de la rédaction de ces lignes, Eric Johnson est toujours PDG de la compagnie Gulf Oil, et Bellinda
Foxworth, toujours Senior Vice-Présidente.

Chapitre 5 – page 165


Chapitre 6 : la transfiguration de la réalité

Première partie : le germe

Megui s’avança doucement sur le pont, s’éloignant pensive et nonchalante du grand Shri-Yantra
représenté au sol, lorsque Shaana l’accosta.

- Tu n’as pas l’air bien Megui, ça va ?

- Oui, oui, ne t’en fais pas, tout va bien, lui répondit-elle, distraite, un faible sourire aux lèvres. Ça a été
très intense. Vraiment très intense.

- Je l’ai entendu dire, mais ta prestation est un vrai triomphe !

A ce même moment, elles se firent aborder par Vilia, un large sourire aux lèvres.

- Alors là Megui, permets-moi de t’adresser toutes mes félicitations, et ceux de l’Amirauté ! C’était,
c’était… prodigieux.

- Je l’ai dit, un triomphe ! appuya Shaana.

Une centaine de Tvish affectées à la gestion du Pont s’étaient assemblées un peu plus loin, et se mirent
à applaudir. Ce genre de démonstrations était extrêmement rare, mais les félicitations de ses sœurs
ne parvenaient pas à réchauffer le cœur de Megui.

- Qu’y a-t-il donc Megui ? A quoi penses-tu ? Laisse-moi voir s’il te plaît, lui demanda Vilia.

- Elle pense à Eric Johnson, intervint Seya, sous le regard de Vilia, estomaquée.

- J’avoue que je ne comprends pas. C’est vrai Megui ? s’en enquit-elle incrédule. Ne me dis pas que tes
manœuvres envers ces gens t’ont posé des problèmes de conscience !

Elle sortit un peu de sa torpeur afin de s’expliquer. Même en fermant son esprit, elle ne pouvait rien
cacher à la Tvish Verte.

- Non ce n’est pas ça. Ce monde-là est d’une puanteur répugnante. Mais Eric est différent, il y a du bon
en lui et pourtant il ne bougera pas. Il restera coincé dans ce milieu et il se fera emporter. C’est
dommage. C’est tellement dommage.

Vilia s’approcha d’elle et lui posa une main compatissante sur l’épaule.

- C’est son choix. Tu ne peux pas te permettre de te laisser glisser dans cet état. Tu sais pourquoi nous
nous battons. Tu en connais l’enjeu. Il a choisi le mauvais camp, celui des gagnants de toujours, mais
des perdants d’aujourd’hui. Personne n’y peut rien à part lui. Tu ne peux pas te laisser enliser dans ces
émotions-là.

- Mais si j’étais restée encore un peu j’aurais pu l’en sortir.

Chapitre 6 – page 166


- Tu crois vraiment ce que tu dis ?

Megui soupira.

- Non. Il n’y a aucune chance en effet. Il y en a tant qui disparaitront comme lui, à tout jamais, emportés
par la vague.

- Et tant qui seront autorisés à vivre au soleil de l’Âge de Diamant, grâce à toi, grâce à nous, grâce à
nous tous, coalisés dans ce combat pour la victoire de l’Absolu.

- Je sais bien que tu as raison. Je dois me désimprégner c’est tout. Ça ira mieux après. Pour l’instant
cette histoire se colle à moi. J’ai du mal à m’en défaire.

Shaana, le regard désolé, intervint enfin :

- Ça arrive quand la simulation dépasse le seuil critique. Quand elle est trop bien faite, on a tendance
à basculer du côté de l’objet de la simulation. Je peux t’aider si tu veux Megui…, lui demanda-t-elle
avec une grande douceur et une compassion certaine.

- Megui la regarda, lui sourit, et acquiesça en un mouvement de tête approbateur.

Vilia prit l’une et l’autre par les épaules, un bras autour de chacune d’elles, les faisant avancer en
direction du fond du grand hall.

- Allez vous reposer un peu. Prenez un peu de temps pour vous. Shaana, ton ordre de mission ayant
été redéfini, tu as du temps devant toi. Prends un peu soin de Megui. Retape-nous notre petit génie et
qu’elle soit à nouveau à flot, d’accord ?

- Tu peux compter sur moi, lui rétorqua-t-elle avec confiance et enthousiasme.

Vilia les lâcha, les laissant avancer sans elle, et attendit qu’elles disparaissent à sa vue quatre ou cinq
mètres plus loin, alors que Seya la rejoignit à cet instant.

- C’est bizarre tu ne trouves pas ? demanda Vilia à l’adresse de l’Amirale.

- Oui et non.

- C’est quand même une Exécutrice ! Elle n’est pas censée se laisser emporter par ses émotions…

- Et pourquoi pas ?! C’est sa première mission d’importance, et quelle importance ! Elle s’est donnée
à fond et comme le dit Shaana, et elle sait exactement de quoi elle parle, sa simulation a été plus que
parfaite. Elle s’est comportée comme jamais elle ne l’aurait fait en tant que Tvish. Elle a eu l’impression
de se compromettre un peu et se sent redevable face à ses… « victimes » !

- Tu crois que c’est ça ?

- Non, je le sais. La droiture des Exécutrices est un problème parfois, du moins il peut en représenter
un.

- La droiture ? Un problème ?!

Chapitre 6 – page 167


- Eh oui. J’ai compris ça il y a peu. On avait commencé à se fourvoyer, doucement, insensiblement, et
il va falloir rectifier le tir.

- Là, j’avoue que c’est moi qui ne comprends pas, avoua-t-elle dubitative.

- L’explication viendra ne t’en fais pas. Tu n’imagines même pas à quel point tout va changer, bientôt.
Je dois en parler avec les autres (Tvish « Pluyo »). Je sais maintenant comment les choses vont tourner,
et je sens le germe de l’impatience qui est en train de croître en le Seigneur MOUATTIB face à l’impasse
vers laquelle on se dirige. Heureusement, une synchronicité fondamentale nous attend d’ici peu. J’ai
la solution. En fait j’ai à présent toutes les solutions et plus encore. Il faut que je me mette au clair avec
nos sœurs et nous en discuterons ensuite. Mais fais-moi confiance : cette fois, l’Ennemi est fini, et tout
commence. Nous allons nous remettre sur les rails originels desquels nous n’aurions jamais dû sortir.
Je dirais même, là où nous n’aurions jamais dû dérailler il y a déjà si longtemps. Tout est clair à présent.
Nous n’avons définitivement plus à nous demander comment nous allons pouvoir gagner la guerre. En
fait c’est déjà fait. Il faut juste le formaliser.

- J’admire ta confiance Seya, mais c’est vrai que les Baroulilshal auront fait la différence.

- Oui, mais eux ne suffiront pas. Les Tyalildjann non plus, et nous non plus, et tous les autres, non plus !

- Mais, enfin, tu viens de dire… qu’est-ce que tu racontes ?! Lui lança-t-elle interloquée.

- Quelque chose d’autre se prépare, d’infiniment plus immense que tout ça réuni ! La tempête vient,
en effet, mais elle aura lieu de nuit, et ça fera toute la différence.

Vilia ferma les yeux en levant les sourcils.

- Je regrette, je ne comprends pas un mot de ce que tu me racontes. Est-ce que… tu peux être plus
claire ?

Seya lui sourit.

- Bientôt, c’est promis. Il faut vraiment que je mette ça au clair avec les autres Pluyo, et je dois parler
à Ilialana.

- Pourquoi elle ?

- Parce qu’elle est une clef indispensable, même si elle l’ignore elle-même. Ce qu’elle comprendra de
ce que je vais lui expliquer va influer sur le cours de la réalité. C’est « l’effet papillon »… Belle image
pour une fois. Notre petite sœur Ilialana est ce papillon, conclut-elle pensivement. Combien avais-tu
raison à son propos, comme toujours semble-t-il. Mais fais-moi confiance à ton tour.

- Je ne fais que ça, ne t’en fais pas.

Seya lui sourit, avant de reprendre en lui adressant l’Irsha :

- On se voit plus tard, nous en reparlerons très bientôt.

Chapitre 6 – page 168


Megui était appuyée sur son siège, le visage de Shaana penché sur le sien, son regard bleu intense
plongé dans celui vert-menthe de sa sœur, laquelle semblait n’y prêter aucunement attention, laissant
son propre regard vide, son esprit totalement ouvert. Elles étaient seules toutes les deux, dans les
appartements de Shaana au sein de l’APOKEMANIRISHAL, là où chaque Tvish avait son « chez elle ».
Aucun mot ni aucune pensée n’était échangée entre elles. Le regard scrutateur de Shaana sondait
chaque parcelle de l’esprit de Megui, chaque parcelle de son être entier, laquelle se laissait scruter en
pleine confiance. Après un temps relativement long, Shaana plissa légèrement les paupières, son
regard s’intensifiant considérablement, focalisé entre les deux yeux de Megui.

- Aïeeeuh !

Désolée Megui ! Voilà, c’est fini.

- Tu m’as fait mal enfin !

- Non, tu ne peux pas ressentir de douleurs, pas plus que moi, tu le sais très bien.

Megui, qui s’était vivement redressée, resta stupéfaite face à cette évidence.

- Tiens, c’est vrai, comment se fait-il que j’ai ressenti quelque chose de désagréable à ce point.

- Ce n’était pas de la douleur. C’était la sensation d’une extraction émotionnelle négative.

Megui faisait la moue en regardant Shaana de manière sévère.

- Explique ! lui demanda-t-elle.

- Tu t’es apparemment laissée prendre au jeu de ton rôle chez Gulf Oil, et en faisant si bien quelque
chose qui était à ce point contraire à ta nature de Tvish, il y a eu une rupture en toi. Quelque chose y
est apparu qui n’aurait pas dû s’y trouver et qui, ne pouvant être expurgé, a fini par contaminer tes
possibilités d’expression. Te le retirer a été douloureux. Non pour toi, mais douloureux pour ce qui est
sorti de toi, mais tu l’as senti, comme s’il s’agissait de toi.

Megui la regarda un instant, les sourcils froncés, les lèvres disjointes. Elle réfléchissait.

- C’est hyper-grave ça ! Tu te rends compte de ce que ça signifie ?

- Plus ou moins. Pas forcément aussi clairement que toi, mais… oui, quand même. Tu ne crois pas qu’on
devrait en parler à une Pluyo ? Au fait, pourquoi on les appelle « Pluyo » ?

- C’est le Hiérodarque qui les appelle comme ça, alors on le fait aussi, lui répondit-elle distraitement,
encore plongée dans la pensée en rapport avec ce qu’elle avait trouvé en sa sœur.

Megui se leva d’un bon.

- On va même en parler à Seya elle-même, elle est la mieux placée pour en comprendre tous les
aboutissants. C’est vraiment un problème très sérieux ça, et ce n’est pas de bon augure du tout pour
l’avenir.

- A ce point-là ? interrogea Shaana, le regard inquiet.

Chapitre 6 – page 169


- Oui, à ce point-là. J’en vois toutes les implications et ce n’est vraiment pas bon du tout. C’est pour ça,
toute Amirale qu’elle soit, je suis certaine que Seya sera très intéressée par ce que j’ai à lui dire.

- Au fait, tu vas mieux toi ?

- Euh, par rapport à quoi ?

- Ta morosité… Elle est passée ?

Megui fronça un instant les sourcils, et chercha dans sa mémoire.

- Euh, oui, oui absolument, tout est redevenu normal. Merci beaucoup Shaana, tu es vraiment douée.
Tu ferais merveille chez les Sœurs de l’Officine !

- Oh, sûrement pas chez elles ! Je ne me vois vraiment pas enrubannée de noir toute l’année les fesses
sur un coussin et les yeux fermés à scruter l’insondable !

Megui se mit à rire aux éclats.

- Tu en as vraiment une vision bizarre ! Tu sais bien qu’elles ne sont pas comme ça.

Shaana ne put s’empêcher de sourire face à l’image qu’elle avait elle-même décrite concernant ses
sœurs expertes psychistes, dont les meilleures l’étaient effectivement moins qu’elle-même sous
certains aspects.

- Il n’empêche que je ne me vois pas du tout m’enrôler chez elles. Rien qu’à y penser…

Elle mima une sensation de froid dû à un frisson dans le dos.

- Bref, tu fais comme tu veux, mais je crois que tu n’y serais pas heureuse c’est vrai. C’est une vie assez
spéciale quand même. Bon, cela dit, je vais contacter le Pont, il faut qu’on parle à Seya au plus vite.

A peine eut-elle fini de prononcer ces paroles, qu’une communication entrante de la part de Vilia se fit
entendre dans l’esprit de Shaana, laquelle se figea et leva un doigt pour signifier à Megui qu’on était
en train de la contacter.

-…

- OM Vilia, oui Megui va bien ne t’en fais pas c’est réglé. Tu peux ouvrir le canal pour elle, dit-elle à
haute voix pour que Megui puisse entendre sa réponse.

* Ecoutez les filles, si ça vous intéresse, on peut vous envoyer chez Ilialana pour lui faire une surprise.
Je suis sûre qu’elle sera ravie de votre visite et une petite sortie vous fera du bien. On en a l’opportunité,
là, tout de suite, ça vous tente ?

Megui et Shaana se regardèrent de concert en souriant face à cette joyeuse et inattendue perceptive.

- Ecoute Vilia, répondit Megui en pensée, ce sera avec plaisir, mais il faudrait qu’on parle de toute
urgence avec Seya avant, c’est possible ?

Chapitre 6 – page 170


* Je regrette elle n’est pas disponible pour l’instant. C’est urgent ?

- C’est en lien avec ce que j’ai trouvé chez Megui en la soignant, embreya Shaana, et ça l’inquiète
beaucoup, et très certainement à raison.

- Ça peut être potentiellement grave, poursuivit Megui. Il faut que les Pluyo se penchent sur cette
question le plus vite possible.

* Je comprends, répondit Vilia, mais je ne peux rien faire pour le moment, elle est en réunion
actuellement avec les autres « Vertes » et il n’est pas impossible du tout que ce soit en lien avec que ce
que vous voulez lui dire justement.

Le regard de Megui et Shaana se croisèrent à nouveau.

* Je ne peux que lui faire part de votre intention de lui parler d’urgence à ce propos et c’est elle qui vous
contactera dès qu’elle sera libre. Ça vous irait comme ça ?

Les deux sœurs se regardèrent une fois de plus et sans mot dire, en conclurent que oui en s’échangeant
un signe de tête approbateur.

- D’accord Vilia, on fait comme ça. Shaana et moi arrivons de suite sur le pont pour aller chez Ilialana.

* Je vous attends.

La communication prit fin.

Un air de profonde surprise passa sur le visage de Megui et Shaana, qui se dirent mutuellement au
même instant :

- Ilialana est en Chine ?!

Les deux sœurs se tournèrent vers la sortie des appartements de Shaana et tout en s’y dirigeant, elles
se retrouvèrent sur le Pont où les attendait Vilia qui s’avança vers elles et fit en leur direction en geste
semi-circulaire du bras, paume vers le haut, en y ajoutant :

- Voilà pour la garde-robe !

Les deux Tvish se regardèrent mutuellement et pouffèrent de rire.

- Désolée, les filles, mais au sol, il faut porter les vêtements réglementaires.

- Sérieux ? Chapeau de paille et jupette à fleurs ?! Lança Shaana, dubitative.

- Franchement ! surenchérit Megui. C’est de pire en pire.

- Ce n’est pas moi qui fait la mode les filles, se disculpa Vilia. Et en parlant de ça, Megui, est-ce que je
ne t’ai pas déjà dit de ne jamais descendre en uniforme sans en avoir reçu l’ordre express ?!

- Mais… Je ne suis pas descendue en uniforme enfin ! lui répondit-elle sincèrement surprise.

Chapitre 6 – page 171


- Ah non ? Même pas pour dire au revoir à Eric Johnson ?! lui rétorqua-t-elle du tac au tac un sourcil
relevé.

A ces mots, Megui écarquilla les yeux, une main posée sur sa bouche.

- J’ai complètement oublié. C’est vrai, il m’a même parlé d’un accoutrement de carnaval ou quelque
chose comme ça.

- Ah ! Tu vois ? surenchérit Vilia, sautant sur l’occasion.

- Ce n’était que pour un instant et sans témoin… Vraiment désolée, je te promets de faire attention.

- Et bien pour ta punition, aujourd’hui, c’est jupette à fleur et chapeau de paille, et Vilia se mit à rire
aux éclats, ce qui, ça aussi, était très rare.

- Et moi ? Pourquoi je suis punie ?

- Euh… parce que tu l’as laissée descendre en uniforme, voilà.

- Quoi ? Mais… Je n’étais même pas au courant ! lui lança-t-elle outrée. Ce qui relança Vilia dans son
hilarité.

Les deux Tvish qui lui faisaient face sentirent dans ce rire le soulagement de la Générale face au
complet rétablissement de Megui. Elles sentirent qu’elle avait vraiment été soucieuse pour elle, ce qui
renforça chez la concernée le sentiment d’urgence de la perspective de s’entretenir avec Seya.

- Ne t’en fais pas Megui, dès que Seya sera libre, je lui dirai de prendre contact. Je pense qu’elle le sait
déjà de toute façon. Partez tranquilles toutes les deux.

- Je dois vraiment y aller accoutrée comme ça ? demanda Shaana un rien inquiète.

- Allez, tu es toute mignonne comme ça !

Ces propres termes la firent pouffer de rire derechef, tout en déclenchant chez Shaana une moue
résignée, ce qui fit également éclater de rire Megui.

- Allez les filles, en route. Vos tenues font partie des ordres reçus. Même pour une visite de courtoisie
à l’une de nos sœurs, une transposition dans la matière fait partie des ordres de mission et doivent
obéir aux règles.

Shaana aurait voulu négocier le port d’une paire de jeans et le haut d’un jogging, mais elle n’avait pas
envie d’insister auprès de Vilia à ce propos. La tension ambiante était palpable malgré les occasions de
rire qui se présentaient, heureusement, de temps à autre, et chacune savait qu’il ne fallait pas en
abuser, mais juste saisir ces assez rares occasions pour s’alléger le cœur durant ces temps… de terreur.
Shaana en prit donc son parti et, accompagnée de Megui, se dirigea vers le centre du Shri Yantra. Au
même instant, le chemin à parcourir pour rejoindre l’appartement qu’occupait Ilialana et Miyana
venait de leur être transmis. Arrivées au centre du Shri Yantra, les deux Tvish sortirent conjointement
de la cabine d’essayage dans laquelle elles se trouvaient, puis se dirigèrent vers la sortie du magasin.
Parvenues sur le trottoir, elles sautèrent dans le bus qui arrivait à leur hauteur afin d’y débarquer des

Chapitre 6 – page 172


passagers et en prendre d’autres. Quelques pâtés de maisons plus loin, elles en descendirent avec
d’autres voyageurs. A cette heure de l’après-midi, le flux était incessant et le nombre des passants
augmentait à vue d’œil. Le temps était particulièrement clément et les deux Tvish prirent conscience
du bien que leur faisait cette petite escapade, la chaleur du soleil sur leurs joues. Vilia savait toujours
intuitivement ce qu’il fallait faire. Chaque Tvish savait qu’elle pouvait faire confiance à leur grande
sœur, même lorsqu’il s’agissait de leur regonfler le moral lorsque se présentait l’opportunité de le
faire.

- Je me demande pourquoi Ilialana déteste à ce point les incursions dans la matière, lança Shaana, les
deux Tvish ayant partagé leurs sentiments mutuels concernant la douceur du fond de l’air, parfumé
par les effluves de nourriture dont aucune des deux n’aurait pu déterminer les aliments desquels elles
provenaient.

- Elle ne s’y sent pas à l’aise. Elle s’y sent trop étrangère je crois, enfin c’est ce que j’ai ressenti mais je
n’ai pas cherché plus loin.

- Elle manquerait d’adaptation alors ?

- Je n’en sais rien. Je crois qu’elle n’aime pas, c’est tout. Trop différent de chez nous je suppose, mais…

* Megui, Shaana, ici le Pont. Si vous devez parler aux gens, ou même parler entre vous, essayez de le
faire en Anglais, sinon en Chinois mais dans tous les cas, adoptez un accent Sud-Africain s’il vous plaît.

* Bien reçu, répondit en pensée Shaana, les deux Tvish se regardant d’un air entendu.

* A partir de maintenant, interruption des communications sauf cas d’extrême urgence. Ordre des
Pluyo : pas de communication psychique entre nous sur le territoire chinois.

* Compris, fin de communication, conclut Shaana.

- Elles sont paranos avec les communications en Chine on dirait.

- Elles doivent avoir leurs raisons, en conclut Megui.

Au même moment, un jeune homme particulièrement élégant, chemise en satin blanc très décolletée
sous une veste noire à col Mao, ouverte de manière très décontractée, une main dans la poche de ses
pantalons, aborda les deux Tvish dans un Anglais approximatif.

- Bonjour mes demoiselles, je pourra peut-être vous faire visiter la ville et vous montrer ce que vous ne
pouvez trouver toutes seules, pensez-vous ? Je m’appelle Yang et j’aime être votre prince charmant
pour l’occasion, et gratuitement bien sûr.

Megui s’avança vers lui et lui décocha son plus beau sourire, faisant sursauter le jeune homme
visiblement déconfit, lequel se rua sur le bas-côté pour traverser la rue et changer de trottoir, ce qui
manqua de le faire percuter par une voiture. Shaana ne comprenait pas ce qu’il venait de se passer.

- Qu’est-ce que tu lui a montré ? demanda-t-elle, interloquée, à sa sœur.

Chapitre 6 – page 173


Pour toute réponse, Megui tourna son visage vers elle avec le même sourire : la moitié des dents
manquait et les autres étaient d’une couleur indéfinissable, allant du jaune au noir. Shaana écarquilla
les yeux avant de pouffer de rire, passant de l’hilarité au rire aux éclats, Megui faisant de même devant
sa sœur littéralement pliée en deux, ne parvenant à se ressaisir, faisant se retourner les gens sur elles,
amusés mais sans comprendre d’où venait cette démonstration d’hilarité. Après quelques instants tout
de même et les yeux pleins de larmes, Shaana finit par être capable de prononcer quelques mots :

- Megui ! Mais tu n’es pas sortable, c’est pas croyable.

- Je ne vois pas ce que ma dentition a à voir avec le fait de visiter la ville !

Cette remarque lança derechef Shaana dans son fou-rire. Elles finirent péniblement par parcourir les
derniers mètres qui les séparaient de la porte de l’immeuble où résidait Ilialana et dans lequel elles
pénétrèrent, croisant un homme au visage renfrogné, jusqu’à atteindre la porte de son appartement
à laquelle Shaana sonna. C’est Ilialana qui vint leur ouvrir.

- Ouah, ben ça alors ! Megui, Shaana ! Mais qu’est-ce qui vous arrive ? Vous avez les yeux rouges !

Elles se jetèrent ensemble dans les bras d’Ilialana.

- Vous avez bu toutes les deux ou quoi ? leur demanda-t-elle interrogative.

- Laisse-nous entrer et on va t’expliquer.

Elles entrèrent donc et la porte se referma derrière elles. Il se passa quelques instants de silence, puis
trois éclats de rires tonitruants se firent entendre dans le couloir de l’immeuble…

- Megui, tu es complètement folle !

- C’est ce que je lui ai dit, approuva Shaana.

- C’est ce que tu dis toujours à Dilya ! se défendit Megui.

- Parce que vous l’êtes toutes les deux, chacune dans votre propre genre. Vous allez bien ensemble en
tout cas ! Mais qu’est-ce que je suis contente de vous voir ! C’est fou, je ne vous ai pas du tout senties
arriver !

- C’était une surprise… répondit Shaana. On n’allait pas te claironner notre arrivée.

- C’est officiel comme visite ?

- Non, pas vraiment. C’est une proposition de Vilia. Elle s’est dit que ça te ferait plaisir.

- Ben là, elle avait peu de chances de se tromper.

- Miyana n’est pas là ? demanda Megui.

- Non, elle est sortie il y a une heure. Elle ne va pas tarder à rentrer maintenant. Elle était au courant
de votre arrivée ?

Chapitre 6 – page 174


Megui et Shaana se regardèrent, s’interrogeant mutuellement sur la réponse à apporter à cette
question.

- On n’en sait rien, répondit Shaana. Ça s’est fait très vite. On s’est retrouvées accoutrées comme ça
et on a sauté. Ça va toi ? Tu tiens le coup en incursion ?

Ilialana fit une moue complaisante en hochant la tête.

- Miyana est adorable. Je me sens quasiment prise en charge par elle. C’en est presque gênant. Elle me
rend la vie la plus douce possible. J’ai des tâches administratives à faire auxquelles je ne comprends
pas grand-chose. Je transmets et c’est tout. Je suis censée passer le plus clair de mon temps à rédiger
mon mémoire, enfin, pondre le plan en rapport avant la rédaction aux Etats-Unis auprès de mon maître
de thèse. Le reste se passe à la bibliothèque et dans quelques administrations. C’est assez simple.

- Et Seya avait besoin de toi pour ça ? demanda Megui.

- C’est vrai, poursuivit Shaana, n’importe qui aurait pu le faire.

- Mais en fait je transmets mes notes quand même. C’est ce qu’elles contiennent en termes de
conclusions stratégiques qui intéressent les Pluyos apparemment.

- Là, forcément, si ce n’est pas que de la figuration, je comprends mieux, en conclut Megui.

- Vous ne devinerez jamais qui vient de sonner à la porte, juste avant que vous le fassiez vous-même.
J’ai même cru que c’était lui qui revenait à la charge.

Megui regarda Shaana :

- Ça devait être l’homme qu’on a croisé dans le couloir.

- Vous n’avez pas pu le manquer effectivement, conclut Ilialana.

- Et c’était qui ? demanda Shaana impatiente.

- Un impresario qui venait me supplier de signer un contrat avec sa maison de disque ! Vous y croyez
vous ?!

Ses deux amies se regardèrent mutuellement.

- Sérieux ? Pourquoi ? On ne débarque pas comme ça chez les gens pour leur faire signer un contrat !
demanda Megui à la limite de l’incrédulité.

- Il m’a entendu chanter en passant dans la rue, j’avais la fenêtre ouverte. C’est fou hein ? Et si je
devenais une star ? fit-elle en prenant une pause improbable, ses cheveux blonds ramenés en touffes
au-dessus de sa tête.

Megui et Shaana se remirent à rire devant ce spectacle étrange.

- Tu sais, dit Megui, je crois que dans ce cas, tes incursions risquent d’être plus longues et moins
discrètes qu’elles le sont aujourd’hui !

Chapitre 6 – page 175


Ilialana lâcha son abondante chevelure blonde et se tassa sur elle-même de manière ostensible.

- Mince, je crois que tu as raison. Bon, ben, tant pis alors, adieu ma carrière de star ! en conclut-elle
finalement en souriant. Oh, au fait, je change de sujet, reprit-elle, vous voulez goûter du thé chinois
parfumé à la rose ? C’est délicieux !

- C’est quoi ? s’enquit Shaana.

- Une plante qui infuse dans de l’eau chaude avec des pétales de roses dedans je suppose, répondit
Megui du tac au tac.

- Et c’est bon ça ? C’est de l’eau chaude avec un peu de goût quoi ! répondit Shaana sans grand
enthousiasme.

- Oui je vous assure c’est vraiment bon. Vous voulez goûter ? insista Ilialana.

Ses deux sœurs se regardèrent et acquiescèrent de concert, ce sur quoi Ilialana se leva pour se rendre
dans la cuisine.

- Ça ne te fait pas bizarre à toi de devoir toujours marcher pour aller où tu veux ? demanda Shaana en
haussant le ton.

- On s’y fait ! répondit Ilialana depuis la petite cuisine.

Au même moment la porte d’entrée s’ouvrit. Les deux Tvish restées dans le salon se retournèrent dans
sa direction, s’attendant à voir Miyana bien sûr. En effet, cette dernière, sans surprise face à leur visite
à laquelle elle semblait s’être attendue, les accueillit avec l’Irsha qu’elles lui rendirent après s’être
levées, mais Miyana n’était pas seule. Elle était suivie par une autre femme avec les mêmes cheveux
aussi blancs que les siens, mais aux yeux caractéristiquement dorés.

Ilialana surgit du petit couloir qui menait à la cuisine. Elle avait manifestement senti la présence de
Seya à la visite de laquelle elle ne s’attendait certainement pas. Ilialana lui adressa le signe Tvish que
Seya lui rendit.

- C’est la journée des surprises aujourd’hui, lança Ilialana. Tu savais Miyana ?

- Pas du tout, du moins je ne le sais que depuis peu.

- Qui veut goûter du thé à la rose ? demanda Ilialana. Je suis en train d’en faire pour Megui et Shaana.

Les deux Tvish Vertes déclinèrent l’offre avec un sourire. Leur hôtesse retourna à la cuisine en leur
adressant un :

- Je reviens tout de suite…

Miyana fit s’asseoir l’Amirale et resta muette.

- Vous ne me ferez pas croire que votre présence à toutes est seulement due au hasard, leur lança
Ilialana depuis la cuisine.

Chapitre 6 – page 176


- Pourquoi parles-tu si fort depuis là-bas ? Pense haut et ça suffit ! lui adressa Seya sur un ton
équivalent à celui qu’elle aurait employé si elle avait été à ses côtés. L’immeuble est psychiquement
bloqué, rien ne passe dans aucun des deux sens !

- La simulation Seya, ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre, lui répondit-elle à voix toujours aussi
haute.

Cette réponse fit frissonner Megui. Seya souleva les sourcils avec un imperceptible hochement de tête,
lorsqu’elle dirigea son regard vers elle qu’elle surprit en train de faire une moue dubitative,
lorsqu’Ilialana les rejoignit une magnifique théière japonaise en fonte dans la main droite et trois tasses
dans celle de gauche, tenues par leurs anses respectives.

- La simulation ? Vraiment ? demanda Seya.

- Ben… Oui. Pourquoi ? réagit Ilialana, interrogative.

- Parce qu’alors il faut le faire jusqu’au bout.

- Je ne comprends pas, admit-elle.

- Regarde ta main droite. Là, tu es en train de te brûler… !

Ilialana porta son regard à sa main tenant la théière pleine à ras bord de thé brûlant. Elle se contenta
d’un pfff… dépité qui fit rire tout le monde.

- Allez viens t’asseoir, lui lança Seya. Mais je salue quand même l’effort.

- Je ne m’y ferai jamais.

- Mais si, tu verras.

- Ça veut dire quoi ? Je vais finir mes jours en pénitence dans la matière, c’est ça ?

- Mais non. Ça veut dire qu’il faut plus que quelques heures en immersion pour acquérir les réflexes
des incarnés et faire attention à éviter les situations qui attirent leur attention.

A la suite de ses paroles, Seya jeta un regard de biais en direction de Megui qui baissa les yeux,
repensant à sa petite prestation avec le jeune homme dans la rue. Allez viens donc Ilialana, reprit-elle.
En revanche, j’ai quand même une mauvaise nouvelle pour toi.

Seya la regarda avec compassion, puis sourit.

- Tu fais la même tête de chien battu que Dilya.

- Oui oui ! C’est vrai ! fit Megui en la regardant et riant à moitié sans oser se laisser aller devant la
déconvenue d’Ilialana.

Seya poursuivit avant de laisser cette dernière protester davantage.

Chapitre 6 – page 177


- On t’a arrangé une incursion à la Knesset23 en tant que nouveau membre actif du Likud24. Tes résultats
nous ont conduites à faire le lien entre la Chine, les Etats-Unis, du moins leurs « Etats Profonds »
respectifs, et l’activité politique en Israël. Tu vas devoir jouer sur trois tableaux. Heureusement pour
toi, il ne s’agira guère que de faire acte de présence. Tu nous enverras des rapports réguliers sur tout
ce que tu auras vu et entendu, et ce, sur une relativement courte période, quelques mois tout au plus.

- Quelques mois… ? Au maximum… ? C’est bête, j’étais contente de vous voir toutes…, leur interjeta-
t-elle avec une moue de déconvenue pour toute réponse alors qu’elle ne vint s’asseoir auprès des
autres qu’à cet instant-là.

- Ne fais pas la tête Ilialana, lui demanda gentiment Seya. Les temps sont gravissimes, mais pour une
fois dans le sens qui nous profite. Pour autant, nous allons devoir créer des bouleversements énormes
et un certain nombre de paradoxes temporels à partir des plans non-physiques. Ça va être lourd à
gérer, mais nous pouvons le faire, enfin, nous, les Tvish Pluyo, comme tu l’avais suggéré Ilialana, et
nous ne nous en priverons pas. Ça nous fera pas mal de déconvenues aussi tu vois. Tout le monde va
devoir serrer les dents, faire ce qu’il a à faire, et donc aussi consentir des sacrifices. Tout le monde va
en prendre pour son grade si je puis dire, mais la victoire, à terme, est enfin, enfin, absolument
assurée !

- C’est une réelle certitude ? Demanda Shaana fascinée.

- Ça l’était déjà, mais maintenant nous savons comment, et nous savons pourquoi. Et c’est en partie
grâce à Ilialana.

- Grâce à moi ?!

- Eh oui. Une émulation particulière a eu lieu à l’occasion de nos différents échanges. Je savais que
j’avais quelque chose à trouver mais je ne savais pas dans quelle direction chercher. C’est Vilia qui m’a
conseillée de te parler et de te rallier à ma cause parce qu’elle avait pressenti que ta compréhension
créerait chez moi une ouverture de conscience que rien ni personne d’autre ne permettrait de
produire, et c’est ce qui s’est passé. J’ai donc plusieurs choses à vous dire. Initialement, c’est Shaana
et surtout Megui que je venais voir, mais il fallait aussi que je te parle Ilialana. Vu que vous êtes toutes
réunies au même endroit, ça va faciliter les choses et nous fera gagner du temps.

Hormis Miyana qui restait à l’écoute mais en retrait, toutes les Tvish présentes étaient suspendues aux
lèvres de Seya.

- Tout d’abord, Megui. Concernant ton problème, tu as donc vu que nous allions allègrement dans le
mur si nous poursuivions dans notre modus operandi actuel, allant créer des fractures au sein de la
conscience collective de la Pracandhasenamukha. A terme, nous aurions créé nos propres ennemies
en tant que copies conformes de nous-mêmes, exactement comme a été créé le principe, en
l’occurrence féminin, à la source principielle du mal cosmique, rien de moins.

23
Nom du parlement israélien.
24
Nom du parti politique dominant en Israël.

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Ilialana regarda Megui, interrogative, se demandant ce qu’il s’était passé. Sondant son esprit resté
ouvert, elle y vit son état émotionnel une fois rentrée de mission, alors que son visage prit un air de
surprise impossible à masquer.

- La simulation c’est bien, mais ça crée des failles en nous, poursuivit Seya. Il va donc falloir réformer
notre manière d’opérer, ce qui, en l’état actuel des choses, nous est impossible. Mais si nous
continuons ainsi, nous allons nous retrouver en opposition avec nous-mêmes, et nul ne sait ce qu’il en
résultera. Le Hiérodarque est sur le point de prendre conscience que jamais nous n’arriverons nulle
part, même avec les Baroulilshal en renfort, et il a parfaitement raison. J’irai même plus loin. On nous
a toujours dit que la victoire était gagnée, qu’il suffisait de jouer le jeu.

Les trois amies acquiescèrent machinalement à cette assertion bien connue.

- Malheureusement, reprit Seya, ce n’est pas si simple, ce n’était pas aussi vrai que ça, du moins pas
sans changer toutes les règles du jeu. Nous contenter d’y jouer nous aurait conduit droit dans le mur,
et à pleine vitesse.

- Qu’est-ce qu’ils nous ont apporté de plus les Baroulilshal ? se hasarda Ilialana, bien que ce n’était pas
la première question qui était venue à l’esprit de Shaana et Megui, laquelle dit à la première :

- Elle pense comme elle (Seya), pas comme nous…

Sans relever la remarque, la concernée poursuivit, imperturbable :

- Ils nous ont appris à casser des boîtes à lettres.

Ilialana, Megui et Shaana se regardèrent, interrogatives, pour voir si l’une d’entre elles savait de quoi
parlait Seya.

- Comme quoi, enchaina Shaana, vue la réponse de Seya, la question méritait d’être posée…

Seya, manifestant silencieusement son agacement d’être sans cesse interrompue, reprit afin d’éviter
davantage de questionnements ou de remarques à ce propos.

- Hum, je disais donc…

- Pardon…, se hasarda doucement Megui.

- L’Ennemi, il y a longtemps, a enfoui l’énergie de sa toute-puissance dans des artefacts, lesquels, à


leur destruction naturelle, relâchaient cette énergie contenue pour aller transmigrer dans d’autres
artefacts, puis d’autres encore, pour finir inconnus de tous quant à ce qu’ils contenaient, de manière
que, nul ne le sachant, personne ne puisse jamais détruire la source-même du pouvoir de l’Ennemi sur
les structures de la réalité, ni même le lui arracher ce secret, ayant fini par l’oublier. Donc, en définitive,
même l’Ennemi en personne a fini par perdre la trace de cette énergie. Seul un type de conscience,
défait par ce dernier il y a des temps immémoriaux, avait conservé la capacité de « voir » enfoui ce
pouvoir, là où il se trouvait vraiment.

- Les Baroulilshal ! en conclut Megui.

Chapitre 6 – page 179


- Exactement ! Les Baroulilshal. La boîte à lettres, en tant que symbole emblématique de ce type
d’artefacts, vient du fait que le pouvoir sur les peuples que recèle la Banque des Règlements
Internationaux à Bâle en Suisse, ladite « banque centrale des banques centrales », là où nulle loi au
monde ne prévaut puisqu’elle se trouve hors de quelque juridiction que ce soit, était contenu dans la
boîte à lettres la plus proche de son bâtiment. Elle nous a été désignée par les Baroulilshal. Nous avons
détruit cette… boîte à lettres. Et le pouvoir de la banque s’est effondré ! Nous avons continué sur cette
lancée, et nous le sommes encore actuellement. Le pouvoir en place s’effondre donc désormais
comme un château de cartes soumis au vent.

- C’est pas croyable ! s’exclama Shaana. On aurait toujours pu chercher !

- En effet. Mais ça ne suffira pourtant pas à gagner la guerre. Les structures-mêmes de la réalité sont
corrompues et ne peuvent tenir sans la présence de l’Ennemi.

- Alors tout est perdu ? Ils ont pu arriver jusque-là ? demanda Ilialana.

- Oui, ils sont arrivés jusque-là, mais non, justement, ce n’est pas perdu. Tout au contraire. C’est là que
tu as induit en mon esprit une lueur de génie. Telle qu’elle se présente actuellement, la Création
entière est définitivement condamnée, dans l’ensemble structurel des fondements de sa réalité
globale.

- Un frisson parcouru l’échine de toutes les Tvish présentes, hormis Miyana qui restait impassible,
incroyablement impassible, dans une écoute impassible, presque un sourire aux lèvres, ce que
remarqua Ilialana. Elle fut du moins la première à le remarquer. Seya poursuivit, imperturbable.

- Ce que je vous dis là, vous êtes les premières à l’entendre. Ni Vilia ni même le Hiérodarque n’en sont
encore informés. Je sais seulement qu’il s’apprête à prendre une décision qui va lui coûter
énormément, et à cette heure, je ne sais pas si nous y survivrons, nous, la Division Terrestre, en tout
cas moi.

Il régnait un silence de mort dans la pièce qui semblait avoir baissé en température. Shaana se saisit
même de la main de Megui, laquelle la serra fort sans se tourner pour autant vers sa voisine, comme
si elle s’était attendue à ce geste.

- L’ensemble de l’Existant n’est donc plus viable en son état actuel, ce en quoi l’Ennemi aura fini par
gagner par défaut, même si nous les défaisons, lui et son pouvoir, ce qui est d’ailleurs en train de se
produire. Nous ne pourrons donc pas sauver la Création actuelle, elle est condamnée.

Seya avait produit l’effet attendu. Toutes gardaient le silence, choquées par ses propos.

- Notre seule alternative à présent, c’est de remettre structurellement la Création sur ses rails d’origine
et repartir en direction de la seule raison pour laquelle elle existe, en définitive.

Après un silence pesant de longues, très longues secondes, Megui prit la parole.

- Il faut tout détruire, à supposer que ce soit possible ?

Chapitre 6 – page 180


- Normalement oui, mais en fait non. A l’heure actuelle je ne peux rien dire sur ce qu’il va se produire.
Quelque chose d’au moins aussi révolutionnaire que la création de la Création elle-même, mais en quoi
exactement, il ne m’appartient pas d’en parler pour l’instant, d’autant que je ne dispose pas encore
de tous les détails en rapport. Mais quand ça se produira, vous le saurez. En attendant, Shaana, tu vas
pérégriner un peu et écumer certaines villes du monde, et y opérer certaines actions qui vont influer
sur certains piliers de la réalité, en redéfinir la trame en en modifiant certains rouages, en glissant
certains grains de sable dans certains d’entre eux, ou en huilant un peu certains autres, permettant
que l’effet d’autres actions ultérieures puissent avoir une assise correcte sur l’ensemble. C’est là, la
toute première action qui sera opérée en ce sens. Toi seule a la totalité des capacités requises pour
exécuter cette mission-là, et tu devras être seule. A deux, les garde-fous de la réalité réagiraient à votre
présence. Même une seule Tvish les ferait réagir, ce qui les conduirait à se défendre. Toi seule, a la
capacité de te faire assez discrète pour réaliser ce qui doit être fait tout en restant sous le radar. Toi,
et toi seule.

- La… « réalité », ça peut se défendre ? demanda innocemment Shaana.

- Eh bien oui, d’où l’ensemble monumental d’échecs cuisants obtenus jusqu’à ce jour par la
Pracandhasenamukha malgré ses efforts sincères et l’ampleur de ses moyens.

- Excuse-moi de te demander ça comme ça Seya, reprit Shaana, mais, en fait… qui es-tu ?

- Ah ça… se contenta de répondre Ilialana.

Shaana dévisagea cette dernière, sentant clairement que sa sœur savait quelque chose qu’elle ignorait
elle-même.

- Je suis le premier élément de l’évolution majeure de la Pracandhasenamukha, répondit Seya sans


s’émouvoir. Une évolution incommensurable et certes pas la dernière malgré le peu de temps qui nous
sépare de véritables révolutions dans nos rangs, ajouta-t-elle, toujours aussi mystérieuse à ce sujet.

- Je, je crois que je ne te comprends pas Seya, excuse-moi, lui adressa-t-elle en retour. Une espèce de…
super-Tvish ? Quelque chose comme ça ?

- Ecoute ma petite sœur, je sais que tout ceci est troublant pour l’instant. Si les Pluyo sont une sorte
de clef pour le passage vers la victoire, nous ne sommes pas les seules. Comme je viens de te
l’expliquer, chacune de vous, de vous toutes, est indispensable à l’équation parce que ce que vous allez
devoir faire, vous seules pourrez le faire. Sans nous toutes ensemble, personne ne pourra rien. Tu
comprends ? Ce que tu auras à faire pourra te sembler n’avoir aucun sens a priori, mais je t’en conjure,
aie confiance en moi et exécute à la perfection ce que je vais te demander. C’est absolument impératif.
Toutes les Tvish vont devoir apprendre à devenir des « super-Tvish ».

Shaana la dévisageait avec une attention soutenue, plongeant spontanément et avec une profonde
intensité, son regard gris dans celui, doré, de Seya, malgré l’inconvenance que cela représente pour
les Tvish entre elles, signe qu’une tentative de sonder l’autre était en cours, ce qui est toujours
considéré comme très irrespectueux. Pourtant Shaana tentait simplement de concilier en elle ce
qu’elle parvenait à comprendre, du moins à subodorer en cet instant même, et ce qui lui échappait
encore, tentant de transférer en elle ce qu’elle concevait de la réalité de sa sœur Seya, si différente de

Chapitre 6 – page 181


ce qu’elle était elle-même. Elle sentait l’importance incommensurable de cet instant-là, celui-là plus
que tout autre. Le temps semblait avoir réellement suspendu son vol, au sens propre du terme, et le
silence était de plomb.

- Tu as ma parole, je ferai exactement ce que tu veux, quoi qu’il en coûte, lui répondit-elle finalement,
bien consciente de toute la portée de cet engagement par rapport à l’issue très improbable, à sa propre
estimation, d’une situation dont elle ignorait tout a priori, mais vis-à-vis de laquelle elle accepta l’idée
de représenter un élément déterminant comme Seya le lui avait signifié.

- Ce que « je veux », oui, du moins ce qui est nécessaire. Mais ça inclut impérativement de ne rien,
absolument rien entreprendre, pas le moindre geste, la moindre pensée, qui ne soit inscrits à ton ordre
de mission, on est bien d’accord ?!

- Absolument !

- Parfait. Et tu pourras porter ce que tu voudras comme vêtements, discrets, bien sûr, donc pas ton
uniforme forcément. Sinon, aucune exigence de ce côté.

- Une paire de jeans et un haut de jogging ?

Seya sourit.

- Je m’y attendais un peu. Qu’est-ce que tu as avec ces vêtements ?

- Je les trouve pratiques c’est tout.

- Aucun problème. Tu pars dans deux jours à peu près.

- Parfait ! rétorqua-t-elle, apparemment satisfaite.

- Ilialana, tu mènes ta mission ici jusqu’à son terme, tu la poursuis aux USA, mais entre-temps tu
intègres Israël, c’est impératif. Ce pays doit absolument voler en éclats, et c’est toi qui vas y contribuer
en fortes proportions, mais toujours de manière furtive. Tu auras toujours Miyana avec toi si tu veux,
sauf en Israël.

- Avec plaisir, on s’entend à merveille.

- Absolument ! ajouta-t-elle en sortant enfin de son mutisme.

- En attendant, reprit Seya, nous avons accéléré un peu les choses du côté de la Faction PK-11 en y
adjoignant toutes les recrues disponibles au sein des actuelles « Q Forces » aux Etats-Unis, lesquelles
étaient en attente depuis l’époque de John Fitzgerald Kennedy. Théolia y a adjoint des éléments qu’elle
a recrutés de son côté, pour en faire les « O Forces », en partie aussi constituées de Tvish. Tout ça va
booster un peu les choses et accélérer nos prévisions à courts termes, ce qui fait qu’on va pouvoir
exfiltrer Dilya et Shirinn (Ilialana eut un large sourire), laquelle va donc pouvoir rejoindre la très
officielle « Cellule Communication » de la Section de Liaison au sein de la Division Terrestre, et entrer
en scène afin de donner un peu d’élan au corps initiatique moribond du Hiérodarque. Il nous a
demandé de prendre en main la gestion d’un pays après le test effectué avec succès sur une petite île.
Je pense que je vais nous choisir le Brésil. Je vais y affecter Shirinn en tant qu’agent en incursion

Chapitre 6 – page 182


sentinelle, comme Sira l’est en Allemagne, en lui construisant un passé brésilien. Comme ça elle aura
aussi les mains libres, et d’autre part, ça l’éloignera de l’Hémisphère Nord après avoir fait quelques
vagues an sein de l’OTAN à Bruxelles où nous devons faire un peu de ménage dans les mémoires. Elle
doit en disparaître et s’en éloigner le plus possible à présent. Ça tombe donc très bien. Pour cette
« Cellule Communication », on va commencer doucement avec un nouveau forum de discussion pour
la langue française. Je vais faire plancher quelqu’un sur les différentes méthodes possibles à mettre en
action pour créer d’autres types d’événements pour les autres langues. Mais ensuite, j’aimerais qu’une
série d’entretiens puissent avoir lieu, une fois que la sauce aura pris avec le forum, qui sera
officiellement celui de la Pracandhasenamukha.

- Quel genre d’entretiens ? demanda Ilialana.

- Des entretiens entre un animateur et une Tvish, laquelle répondra aux questions des gens, et qui
seront posées pour eux par l’animateur, après une ou deux vidéos de présentation de la
Pracandhasenamukha et de nos prérogatives actuelles. Il faut que j’y réfléchisse encore.

- C’est osé quand on sait qu’on doit rester discrètes, mais ça semble intéressant en tout cas.

- Surtout si l’animateur en question est notre Père, et que la Tvish qu’il interroge… c’est toi !

Ililana écarquilla les yeux, qui finirent par rougir. Elle se leva d’un bond et se jeta au coup de Seya.

- Merci merci… tellement merci.

- Attends, attends, ce n’est pas encore fait d’une part, et d’autre part, il faudra quand même que tu
fasses passer en priorité ta mission aux trois lieux indiqués. On trouvera un aménagement, ça devrait
bien se passer.

- Il est déjà au courant ? demanda Megui.

- Le Hiérodarque ? Non, pas encore, je lui en enverrai bientôt l’intuition, qu’il puisse se préparer. Mais
attention, ces rendez-vous auront lieu en ligne. Tu ne pourras le rencontrer en personne qu’à quelques
occasions seulement, notamment avant que la première diffusion ait lieu, pendant certains
enregistrements en studio, mais rarement. Et si tout se passe bien, je t’ouvrirai un créneau pour aller
le voir de manière furtive là où il se trouve déjà, et avant qu’il n’en reparte, dans un lieu public, mais
attention, pas d’impairs promis ?

- Pas, pas plus que ça ? demanda-t-elle déçue.

- Je regrette mais au vu de l’affection qu’il vous porte à toutes et de la tienne propre à son égard, votre
rencontre ferait entrer la réalité en réaction de manière catastrophique. Lorsque vous serez proches
l’un de l’autre, il faudra que nous prenions des mesures drastiques dont tu n’imagines même pas
l’ampleur. Pourquoi crois-tu que l’Adishaloriss doive garder ses distances alors qu’elle vit à quelques
kilomètres de lui ? Tu imagines ?

- Je n’y avais jamais pensé.

- Alors ? Pas d’impairs, promis ?

Chapitre 6 – page 183


- Oui oui, promis. Tout ce que tu veux. Où est-ce qu’il est ?

- A Marrakech, au Maroc, Afrique du Nord. En définitive, une fois vos rendez-vous terminés, tu pourras
aller le voir, un instant…

- On pourrait venir aussi Seya ? Rien que cette fois !

- Non Megui, c’est assez compliqué comme ça, tant que nous ne serons pas en mesure de créer des
redéfinitions parfaitement fiables au sein de la Réalité, la Pracandhasenamukha devra rester éloignée
du Hiérodarque et vice versa.

- C’est quand même un comble quand on y pense, répliqua Shaana dépitée.

- C’est comme ça.

- Il me verra à ce moment-là, quand je pourrai aller le voir ? demanda Ilialana.

- Oui, mais pas d’interaction, attention !

- Oui, j’ai compris, ne t’en fais pas.

- Ilialana, dès que tu auras un moment de libre, pense à la meilleure méthode selon toi pour enclencher
ce projet de forum le plus vite possible. Il doit être fonctionnel et démarrer dans quelques jours. Je dis
bien le plus vite possible. Le Hiérodarque a les éléments de départ en rapport. Shirinn te contactera
dès qu’elle sera prête. Maintenant, il faut que je te briefe un peu sur un détail particulier.

Une fois encore, toutes les présentes étaient suspendues aux lèvres de Seya. Même Miyana était de la
partie, une fois n’était pas coutume.

- Il est bien trop tard pour lancer ce projet de forum maintenant.

- Et ? s’enquit Ilialana.

- Nous allons devoir tout projeter dans le passé sur une trame autre que celle du continuum ordinaire.
Comme vous ne pouvez pas opérer ailleurs que sur le présent, vous devrez agir en double couche et
les Pluyo transposeront votre travail sur une trame antérieure, mais vous devrez agir en fonction
d’éléments passés, pas d’éléments présents. Tu comprends ?

- En théorie oui, répondit Ilialana.

- Mais… Vous savez vraiment faire ça ? demanda Megui fascinée.

- Oui, on sait. Ça va être délicat parce que tout ce qui sera échangé en termes d’informations devra
l’être relativement à une date antérieure à celle où les filles qui seront affectées à la gestion de ce
forum opéreront elles-mêmes. Ilialana, il faudra être très exhaustive par rapport à ça lorsque tu les
informeras de leurs attributions. Prends bien soin de ne rien omettre dans ce que tu leur
retransmettras après avoir reçu le plan de la part de l’Amirauté.

- Je comprends. Ce sera transparent pour elles, lorsqu’elles interagiront avec le forum ?

Chapitre 6 – page 184


- Bien sûr, il n’y aura aucun problème à ce niveau, mais il faudra opérer à partir d’un plan non-physique,
à proximité de la sphère informatique mondiale. Nous créerons les connexions à cet effet pour créer
de même une interface solide donnant l’illusion de pouvoir retracer l’origine, donc physique, des
messages. En plus, comme ça aucune d’elles ne pourra être éventuellement compromise sur le plan
matériel, puisqu’aucune preuve de leurs interventions ne pourra jamais y être trouvée. Je vais aussi
faire ouvrir quelque chose qui permettra aux gens de s’enquérir directement auprès des Tvish des
questions qu’ils souhaiteront leur poser. Sira et Astrya s’en occuperont. Ce sera pareil pour elles. Je
verrai avec le Hiérodarque ce qu’il estime être adéquat techniquement parlant. Ça ne posera aucune
difficulté mais il faudra être particulièrement attentives au respect du décalage dans le temps que tout
ça va induire, et ne pas déraper à ce niveau, comme annoncer quelque chose qui est en train de se
produire alors que pour ceux auxquels vous l’apprendrez, ça ne se produira que dans le futur. Le plus
gros problème sera de conserver fiables les lignes de temps et stables les probabilités
d’effondrement25 dans le futur, donc sans créer de paradoxe.

Shaana se tourna vers Megui, gonflant les joues et souleva ses sourcils. Quant à Megui, que cette
grimace fit sourire, afficha une moue ostensible en hochant négativement la tête.

- A combien se montera ce décalage, reprit très sérieusement Ilialana.

- C’est un peu le problème. Trop de temps pour rester dans une zone confortable à risque nul.

- Alors combien ?

- Un an, peut-être deux, à peu près !

- UN AN OU DEUX ? reprirent en chœur Shaana et Megui.

- C’est… beaucoup ça, non ? s’enquit Ilialana, inquiète.

- Oui c’est long. Mais on fera ce qu’il faut, à condition que les filles soient parfaites dans leurs
interventions. Nous verrons comment bidouiller ça, le rendre, disons… aussi élastique que possible,
mais ça devrait aller. De toute façon nous n’avons pas le choix, les Octopodes nous y aideront et les
Nagas aussi, sous le sceau du secret le plus absolu. Si le Hiérodarque pouvait ne pas en être informé
non plus, ce serait un vrai plus. Heureusement, les pensées des Tvish concernées n’influeront pas sur
l’encours de cette réalité. N’étant pas incarnées, il n’y a pas d’activité mentale à proprement parler,
donc non plus d’effondrement quantique possible des probabilités de réalité sur base de la pensée
mentale comme c’est le cas pour l’Humanité, à moins que ce ne soit par choix, évidemment.
Néanmoins, l’équipe en charge du forum devra absolument éviter d’aller se plonger dans ce qui
apparaîtra comme ayant déjà été écrit par leur soin, juste pour éviter les paradoxes toujours très
difficiles à redresser en termes de conséquences. Ilialana, est-ce que tu crois que ça va aller ?

- Aucun problème, répondit-elle, un large sourire aux lèvres.

25
Il s’agit ici de l’effondrement quantique des éléments propres et des futurs potentiels plus ou moins
probables, en une seule et unique possibilité, en l’occurrence parfaitement conforme à ce qui a été établi
comme devant être le futur à coup sûr, afin d’éviter la naissance d’un embranchement tiers dans l’encours
des lignes de temps à partir d’un nœud d’incohérence, ce qu’est textuellement un « paradoxe temporel ».

Chapitre 6 – page 185


- Je te ferai envoyer d’ici quelques instants toutes les données en rapport. Tu feras la synchronisation
de tout ça. Est-ce que tu as déjà décidé qui sera responsable de l’équipe ?

- Je te l’ai dit, Astrya en tant que responsable de la Section de Liaison.

- Tu ne changeras pas d’avis ?

- Non pourquoi ? Il faudrait ?

- Astrya n’est pas la Tvish la plus à l’aise dans son relationnel avec la nature humaine. Dis-lui de faire
attention.

- Pas de problème, mais je suis sûre qu’elle fera l’affaire.

- Euh…, se risqua Megui, est-ce que si on est obligées de greffer une réalité sur une trame antérieure
où l’Ennemi n’est pas encore défait, ça ne va pas l’alerter ?

- Les Pluyo vont s’occuper de ça, tout va bien se passer. Nous avons davantage de capacités que les
Tyalildjann à ce niveau.

- Pas qu’à ce niveau apparemment, rétorqua Megui fascinée.

- Très bien. Voilà les filles, c’est tout pour aujourd’hui, tenta de conclure Seya.

- J’ai encore une question, s’enquit Megui à nouveau.

- J’ai dit que c’était tout.

- Je voudrais juste savoir pourquoi tenir le Hiérodarque à l’écart de l’information !

- C’est vrai, au fait, appuya Shaana, il est quand même le Hiérodarque !

- Oui, rétorqua Seya, mais du fait même de son choix et de sa position, et en tant qu’incarné surtout,
il est aussi en possession d’un mental extrêmement puissant qui a ses avantages dans le cadre strict
de l’exercice de ses fonctions, mais très en sa défaveur lorsqu’il s’agit de questions aussi sensibles que
celles dont il est question ici, parce qu’elles sortent complètement du cadre du champ de la réalité
mentale ordinaire. Ce serait quand même dommage de risquer de tout compromettre pour lui donner
le plaisir d’être au courant des détails de ce qu’il se passe non ? Après, c’est moi qui l’aurai sur le dos
si, par complaisance envers lui, je faisais capoter tout le reste ! Et puis, je suis à peu près certaine que
ce n’est pas la dernière occasion de cachotteries à lui faire qui se présentera à nous dans la même
alternative, même si ce sera avec son consentement, pour finir. Nous aurons tous, au sens le plus large
possible du terme, à faire des sacrifices. Parfois violents. Mais ce chemin-là sera la seule et unique voie
qu’il sera possible d’emprunter pour nous sortir de là ! Maintenant, il est temps que je m’en aille,
poursuivit-elle en se levant pour accompagner ses paroles. J’ai encore beaucoup de travail.

Miyana venait d’allumer la lumière du salon au vu de la pénombre qui s’y était installée, dans
l’indifférence générale, depuis le coucher du soleil.

- Est-ce qu’on peut rester pour une sortie entre filles ? demanda Shaana.

Chapitre 6 – page 186


- Oh oui, bonne idée, surenchérit Megui. Tu peux Ilialana ?

- Euh, oui, a priori il n’y a pas de problème. Tu en penses quoi Miyana ?

- Aucun problème pour moi tu sais bien…

Seya intervint cependant.

- Attention les filles, je ne veux pas de réitération de sketches du genre de celui du cru de Megui tout
à l’heure, on est bien d’accord ?!

- Excuse-moi Seya, j’étais un peu sous pression. Je suis désolée ça ne se reproduira plus.

- Alors c’est d’accord, vous avez quartier libre, mais je veux vous voir, Shaana et toi, sur le Pont, avant
que le soleil ne se relève ici c’est compris ?

- Promis ! lança Megui, suivie par Shaana qui approuva d’un hochement de tête.

- Vous savez mes sœurs, reprit Seya, nous sommes à présent à la frontière des mondes. L’avant, tout
ce qui faisait qu’avant était avant, va s’effacer doucement pour ne plus laisser place qu’au monde
d’après, et ce que sera alors devenue la Création. Nous sommes aussi à la frontière qui sépare un
monde sans Tvish et sans présence officiellement influente de l’Absolu, d’un monde qui sera gouverné
par sa sagesse, comme nous sommes à la frontière entre une Création gangrénée par le noyautage de
l’Ennemi sur toutes les strates de la réalité la plus globale, à l’Empire unifié de l’Absolu tel qu’en a rêvé
le Hiérodarque. Nous sommes à la frontière de toutes les frontières. Souvenez-vous que tout ce qui va
finir par s’ensuivre relève, en principe, de l’impossible, et c’est parce que nous allons redéfinir cette
notion que nous allons être capables, pour finir, de la transcender, et plus encore. Alors, j’ai vraiment
besoin, absolument besoin, de votre plus totale et inconditionnelle contribution, et de votre plus
absolue rigueur dans cette contribution.

- Toutes les autres se regardèrent, Miyana comprise, et dans un seul élan, lancèrent de concert :

- DJAY SALAHITCHI ! DJAY SALAHITCHI ! DJAY SALAHITCHIHANN !

Seya sourit au large, de toutes ses belles dents blanches.

- Bientôt, mes sœurs, ce cri de victoire portera un nom. Je ne sais pas encore lequel, mais je le sais, on
me l’a dit, et je crois que c’est moi qui me le suis dit depuis le futur.

Toutes les autres, consternées, se regardèrent une fois de plus.

- Je vous l’ai dit, reprit Seya, l’avenir est sans rapport avec ce qu’il devait être a priori, et les implications
sont déjà sensibles en moi. Miyana, si tu veux bien, tu seras la première.

- D’accord Seya, avec plaisir, lui répondit-elle.

- La première quoi ? demanda Ilialana.

- Plus de questions à présent, je n’y répondrai plus. Vous en savez largement assez pour l’instant. Vous
le découvrirez rapidement par vous-même.

Chapitre 6 – page 187


- Et toi ? Seya ? lui demanda Miyana.

- Moi, je resterai comme je suis. Je veux pouvoir représenter moi aussi une Frontière et avoir le recul
nécessaire pour aussi avoir vue sur les deux mondes.

- Je comprends, répondit simplement Miyana.

- Alors ce sera toi la frontière des mondes n’est-ce pas ? lui demanda Ilialana.

- Je vais essayer de m’en montrer digne, et si le Hiérodarque me le permet.

- Je suis tellement fière que tu sois ma sœur Seya, lui lança Ilialana dans un demi-sanglot en se jetant
à nouveau dans ses bras, cette fois rejointe par toutes les autres sans exception.

- Tu sais ma petite sœur, lui dit Seya en posant tendrement sa main sur sa joue, pour l’instant nul ne
sait à quel point ta seule existence aura été déterminante dans tout ce qui s’envient, mais un jour,
notre Père le saura. Et tu sauras qu’il en aura pleinement pris conscience le jour où tu pourras écouter
un Hymne d’Âge de Diamant en ton honneur !

- En… MON honneur ?! lui demanda-t-elle incrédule.

- Oui Ilialana, en ton honneur à toi toute seule !

- Je n’en demande pas tant…

- Je sais, mais ce sera le signe, comme il sera aussi celui que nous serons alors à quelques jours du
fleurissement de la civilisation Orthodole au Royaume de Terremère-Gaïa.

- Tu deviens prophétesse Seya ?! lui lança Megui.

- Par la force des choses, comme tant d’autres choses…

Ainsi le soir tomba sur Tianjin,


alors que l’Amirale Seya venait de
quitter le plan physique pour
rejoindre le Pont, et que d’autres
Tvish s’apprêtaient à arpenter les
rues avec le plus de désinvolture
possible, sachant combien l’avenir
se présentait, non pas sombre,
mais affreusement brumeux. Il
était dès lors devenu impossible à
prédéterminer par quelque moyen
que ce fut, et nulle d’entre elles ne
savait ce qu’il allait advenir à court,
moyen, ou long terme.

La Pracandhasenamukha, dans son ensemble, allait bientôt comprendre à quel point elle allait devoir
elle-même se transfigurer totalement, avant que tout, absolument tout le reste, le doive aussi,

Chapitre 6 – page 188


impérativement, envers et contre tout, et que tout ce qui en serait incapable en disparaîtrait du champ
de l’existence, soit-il « Dieu » en personne !

Deuxième partie : le point de convergence


« Entre le miroir et la réalité, lequel des deux reflète-t-il vraiment l’autre ?
En est-on toujours bien certains ? »

Lorsque Megui et Shaana arrivèrent sur le Pont, Vilia les attendait déjà, une forme d’inquiétude
imprimée sur le visage. Les deux Tvish, encore leurs chapeaux de paille respectifs sur la tête, pensèrent
de concert que quelque chose avait dû se produire durant leur absence, qu’elles auraient peut-être
mieux fait de ne pas s’attarder en Chine, bien que personne ne leur ait transmis d’ordre de rappel.
Elles avaient pris la « direction » du Pont bien avant l’aube comme demandé par l’Amirale Seya. Elles
avaient pourtant l’impression étrange et diffuse d’avoir manqué quelque chose.

- Vous voilà enfin les filles… se contenta de lancer Vilia à leur intention.

- Nous ne sommes pas en retard, rétorqua Shaana sur un ton de disculpation.

- Non, non pas du tout, mais je suis heureuse que vous soyez là. Venez, il faut que je vous parle.

Elles se regardèrent toutes les deux, se demandant ce qu’il s’était encore passé. Vilia, sentant leur
légère appréhension, tenta de se montrer rassurante.

- Ecoutez, je ne veux pas vous inquiéter. Il n’y a pas vraiment de raisons. Seya m’a donné toutes les
explications dont vous avez eu la primeur hier, plus quelques autres qui me concernent quant aux
responsabilités que j’assume au sein de la Division Terrestre ici-même. De gros changements vont très
bientôt s’opérer et plus personne ne sait vraiment sur quel pied danser en ce moment. De nombreuses
stratégies sont abandonnées, d’autres sont en cours de redéfinition, d’autres encore doivent être
élaborées sans bien savoir comment, pour correspondre aux nouvelles données dont on ne sait pas
encore grand-chose, enfin, c’est un peu le chaos. On ne sait plus trop où donner de la tête pour quel
résultat obtenir.

Je me demande même à quoi je peux bien servir et si j’ai jamais vraiment servi à qui ou quoi que ce
soit en définitive, poursuivit-elle un ton plus bas, comme pour se parler à elle-même.

- Vilia ?! réagit Megui en lui prenant le bras. C’est bien la première fois que je t’entends parler comme
ça. Seya a la solution non ? Elle a toutes les solutions !

- Mais on ne sait pas où l’on va, ni même comment on va y aller. Tout ce que nous connaissions
jusqu’alors, tout ce en quoi nous avons cru, tout ce en quoi nous avons espéré, tout ça a disparu. Nous
nous sommes tellement fourvoyées. Plus rien n’a de sens et on se demande même à quoi vont encore
servir les Exécutrices, et plus encore les Martiales comme moi face à ce que sont les Pluyo et ce qu’elles
vont devenir !

Chapitre 6 – page 189


- Pourquoi ? Elles vont devenir quoi les Pluyo ? demanda Shaana interloquée, alors qu’elle-même et
Megui sentirent l’esprit de Vilia se fermer.

- Excusez-moi toutes les deux, je n’aurais pas dû m’épancher comme ça.

Vilia se tut et les deux Tvish n’osèrent pas la questionner plus avant à ce sujet. Il était évident que Seya
lui en avait dit davantage qu’à elles. C’était normal, après tout, Vilia était Générale.

- Dites toutes les deux, vous ne voulez pas être Générales à ma place ?

- Ah, non merci réagit immédiatement Megui.

- Tu peux garder ton grade Vilia, confirma Shaana. Je n’en voudrais pas contre tout l’or du monde !

- Qu’est-ce que tu voudrais donc faire avec de l’or ? lui demanda Megui sur un ton de défi.

- Rien, c’est juste une expression de « la boîte ».

- Allez venez toutes les deux, leur adressa Vilia, empressée. Diliya est rentrée et je vais aussi vous
présenter Shirinn entre autres. Quant à toi Shaana, j’ai ton ordre de mission. Tu pars d’ici quelques
heures.

Les Trois Tvish se dirigèrent vers le fond de l’immense salle de débarquement du Pont, pour déboucher,
cette fois en uniforme, dans une sorte de salon à l’étrange architecture où se trouvaient quatre autres
Tvish qui, manifestement, attendaient leur venue. Toutes s’échangèrent l’Irsha et Vilia accéléra le pas
en direction des quatre autres qui s’étaient levées dès l’entrée de la Générale. Megui et Shaana
dirigèrent leur regard vers la seule Tvish qui ne portait pas d’uniforme, mais une longue robe bleu-nuit
sur le haut de laquelle retombait en cascade une abondante et épaisse chevelure blanche ondulée,
malgré la petite vingtaine d’années que reflétait son apparence. Les deux Tvish posèrent un genou au
sol et courbèrent la tête face à elle.

- Eh bien ! C’est comme ça qu’on accueille sa sœur ? Enfin relevez-vous voyons ! Qu’est-ce que c’est
que ces manières ? leur adressa-t-elle avec un large sourire, ce qui fit pouffer de rire Megui et Shaana,
laquelle lui répondit en relevant la tête :

- Reine Miela, quel honneur pour nous. C’est vraiment inattendu !

- Bon, vous allez vous relever toutes les deux oui ou non ?! leur adressa-t-elle pour toute réponse.

Les deux Tvish s’exécutèrent donc, et lui réadressèrent, ensemble, un nouvel Irsha plein de déférence,
d’amour et de fierté.

- Pourquoi autant de tralala ? demanda Miela à Vilia d’un air incrédule. C’est toi qui le leur as
demandé ?

- Ah non. Pas du tout ! se défendit-elle. Mais sœur ou pas sœur, tu jouis d’un prestige certain auprès
de toutes. Elles savent à quel point tu es… enfin tu es…

- Je suis quoi ?

Chapitre 6 – page 190


- Eh bien, tu sais…

- Bon, eh bien je sais quoi alors ?

- La Créatrice elle-même ! répondit-elle d’un air presque gêné.

- Et vous toutes, non ?

- Eh bien, pas tant que toi.

- Allons, qu’est-ce que c’est que ces histoires ?! S’il vous plaît, un peu de simplicité.

- Personnellement, je ne suis pas forcément contre, répondit Vilia, mais je serai bien incapable de leur
faire changer le regard que toutes les Tvish portent sur toi. Et quand on voit celui de Diliya
actuellement, sachant que tu as fait la bataille de Paris…

- Tout comme toi je te le rappelle !

- Bien sûr, bien sûr, enfin, tu vois. Tu es une légende à tellement plus d’un titre.

Dilya, qui venait tout juste de se faire exfiltrer des rangs de Gladio, n’avait
même pas entendu qu’on parlait d’elle, le regard admiratif rivé sur la reine
Miela, laquelle se sentait un peu gênée par cette insistance contre laquelle
elle n’osait intervenir tant le cœur de Dilya était innocemment enflammé à
la vue de sa reine.

- Hum… reprit Vilia, mes sœurs, je voudrais également vous présenter


Shirinn, laquelle adressa aux autres un « coucou » de la main, appuyé d’un
large sourire, ainsi que Melina qui sera adjointe à l’équipe de la Cellule
Communication qui est en train de se mettre actuellement en place.

Mélina était une fille magnifique à l’air un rien fragile et timide, de longs
cheveux bruns et raides, les yeux bruns, presque noirs, et une petite bouche Melina
en cœur qui lui donnait l’aspect d’une poupée.

- Quant à Dilya, poursuivit-elle, tout le monde ici la connait. Shirinn et Mélina travaillerons ensemble
sur le projet de forum, lequel sera uniquement francophone puisque l’objectif de ce point de vue est
de doper le corps initiatique moribond du Hiérodarque. Se tournant alors vers Shirinn et Mélina :

- Il va falloir vous montrer à la hauteur les filles.

Toutes les deux acquiescèrent avec enthousiasme.


Mélina
- Toutes les consignes vous seront transmises par la Prima Astrya, en charge
de la Section de Liaison, dès lors qu’Ilialana, qui est la responsable du projet,
lui aura préalablement transmis l’ensemble des détails à votre attention.
Toutes les filles de l’équipe recevront leur ordre de mission en rapport avec
cette « Cellule Communication » au même instant et donc entreront
immédiatement dans une logique opérationnelle. Des questions ?

Astrya

Chapitre 6 – page 191


Vilia tourna son regard vers Megui.

- Quelque chose m’échappe dans tout ça. On nous dit que la situation est quasiment désespérée autant
qu’on nous dit que les Pluyo ont la solution à tous les problèmes. J’avoue qu’entre les deux extrêmes,
une information me manque pour comprendre la raison pour laquelle on reste dans cette position
intermédiaire. Où est vraiment le problème si on a à ce point toutes les solutions à notre portée ?
s’enquit donc Megui qui ne pouvait rester sans parfaitement comprendre l’ensemble des tenants et
aboutissants de quelque situation que ce soit.

- Je vais répondre Vilia, si tu veux bien !

- Bien sûr Miela, je t’en prie. Tu es sans doute la mieux placée en effet.

- Merci. Aucune d’entre vous n’a osé me demander ce que je faisais là… Pourtant vous y avez toutes
pensé.

- Vous êtes en effet censée être incarnée, mais vous n’êtes pas ici comme si vous l’étiez en effet. Donc
j’en conclus qu’il y a un problème, lequel n’est forcément pas anodin.

- Brillamment raisonné Megui, comme toujours. Vous connaissez toutes mon Amour pour le
Hiérodarque…

- Il tient quasiment de la légende en effet, confirma Shaana.

- A la réunification de tous les aspects incarnés ou non du Féminin Sacré, le corps qu’occupait alors la
Créatrice à ses côtés, s’est retrouvé vacant, et elle m’a proposé de l’occuper moi-même afin de pouvoir
me trouver physiquement à ses côtés par ce moyen. D’où l’incarnation dont parlait Megui. Mais voilà,
des manœuvres traitresses de la part d’initiées du Hiérodarque, au sein même de sa Maison, ont
permis un passage à la violence insoutenable des attaques émises à l’encontre du Féminin Sacré au
sens large de la part de magiciens noirs musulmans. Les brèches ainsi causées ont eu raison de
l’intégrité du corps que j’occupais, du moins pour le facteur le plus incident qui finit par lui causer un
accident vasculaire cérébral. Je ne suis plus du tout capable de le manœuvrer pour l’instant. Il
fonctionne quasiment en roue libre, et toutes mes tentatives pour m’exprimer à travers ce corps le
font réagir de manière complètement chaotique et aléatoire. Plus aucune compréhension ni
expression fiable ne m’est possible à travers lui. Alors je le quitte le plus clair du temps pour essayer
de chercher une solution ailleurs, mais compte tenu des circonstances, rien n’est possible avant qu’une
complète redéfinition du champ du possible ait été opérée. Je me retrouve privée de lui, et lui de moi,
tout comme notre sœur, actuellement implantée au Maroc avec vingt autres Tvish, mais avec laquelle
j’ai un lien infiniment plus profond que celui d’une simple « sœur », et qui a été désignée pour être
son Adishaloriss, doit rester éloignée de lui, pour des raisons différentes mais des origines communes
à celles qui président à ce qu’il m’arrive.

- Teralia… ! en conclut Dilya.

- Exactement, lui confirma Miela. A présent, je ne suis plus d’aucune utilité au Hiérodarque et il se
retrouve complètement seul vu qu’il n’y a plus personne pour faire le lien entre lui et les plans de
conscience subtils comme je le faisais avant. Il ne peut plus compter que sur lui.

Chapitre 6 – page 192


- Vous comprenez la délicatesse de la situation ? demanda Vilia en guise de conclusion. Toutes les
solutions sont effectivement à notre portée, mais pour l’instant, toute la cohésion de la Hiérodarchie
sur cette planète est en train de partir en déliquescence alors que nous ignorons absolument le temps
que nous prendra la mise en place des solutions qui seront préconisées, leurs conséquences qu’il nous
faudra gérer le moment venu, et ce qu’il adviendra du corps initiatique au sol, Hiérodarque compris,
qui se trouve donc actuellement dans la pire situation qu’il ait rencontré depuis sa prise de fonction,
dans la seule région du monde où les éventuelles circonstances qui peuvent frapper la Terre à tout
moment ne risquent pas de l’atteindre, mais dans la région du monde aussi qui est le cœur-même du
fief de l’Ennemi à nombre d’égards. Nous ne savons donc pas jusqu’où cette situation peut aller dans
le sens de son empirement, sachant qu’il serait plus qu’étonnant qu’elle aille spontanément dans celui
de son amélioration ! Le temps joue contre nous, mais nous ne pouvons non plus aller plus vite que la
musique. Nous ne pouvons que faire du mieux possible ce que nous avons à faire, en espérant un
soutien inconditionnel du Plan, lequel n’a pourtant pas permis d’éviter ce qui s’est produit pour Miela,
alors que de manière concrète, il l’aurait pu, obligatoirement. Nous ne pouvons que compter sur nous-
mêmes, associées aux consciences alliées qui ne tarissent pas d’efforts pour nous épauler, comme les
peuples des Octopodes, des Baroulilshal, les Tyalildjann, etc.

- Mais ça ne suffira pas n’est-ce pas ? en conclut Megui.

- Non, répondit simplement Vilia, appuyée par un mouvement de tête négatif de la part de Miela.

- Le point positif, enchaîna-t-elle, c’est que le pouvoir de l’Ennemi s’effondre actuellement grâce à
l’intervention des Baroulilshal et de l’équipe de Tvish au sol qui les suit ; les élites financières ignorant
désormais où se trouvent enchâssés les contreforts de leur pouvoir, indestructible uniquement tant
que les artefacts qui les contiennent restent inconnus. Nous pouvons donc les détruire sans nous
retourner, et sans qu’ils puissent les protéger. Ils ne peuvent assister qu’impuissants à l’effondrement.

- La fameuse histoire des « boîtes à lettres » ?! demanda Shaana.

- Effectivement, confirma Miela. Mais une fois le pouvoir de l’Ennemi ravagé et ses plus hauts
lieutenants éliminés, les structures de la réalité ne tiendront pas longtemps sans leur énergie, et nous
ne pouvons pas nous y substituer, ça ne fonctionnera pas. C’est là que sont censées intervenir nos
sœurs les Pluyo, mais faut-il encore que le Hiérodarque soit capable, seul, de prendre la mesure de la
situation et y réagir favorablement par une contre-réaction qui permettra d’enclencher le plan de Seya.
Elle est certaine de pouvoir obtenir ce résultat de la part du Hiérodarque. Parce qu’il a eu l’idée géniale
de faire d’elle une part de lui. Elle espère ainsi pouvoir prendre, en lui, une décision à sa place, et le
conduire à faire ce qui doit être fait, mais au risque, pour elle, d’en perdre la vie ; pour elles et pour
toutes les Pluyo, comme pour toute la Division Terrestre éventuellement. Je suis venue pour essayer
d’aider Seya à atteindre son but. Profiter de ce qu’il a ensemencé en elle pour lui permettre, à elle, de
passer au-dessus de l’autorité Hiérodarquale, pour initier le mouvement attendu, quitte à ce qu’il se
retourne contre elle, non pas par esprit de vengeance, mais par réaction naturelle de la part de l’ordre
des choses.

- C’est… compliqué, admit Shaana.

Chapitre 6 – page 193


- Non, pas tellement, lui répondit Megui. Seya n’est pas le Hiérodarque. Elle n’a pas son autorité, mais
elle peut essayer de faire semblant de l’être et d’outre-passer ses propres prérogatives pour l’obliger,
lui, à prendre une décision qu’il n’aurait pas prise, ce qui la placera de fait dans une position de semi-
mutinerie en quelque sorte, tournant contre elle les défenses naturelles de l’ordre des choses
destinées à protéger le Hiérodarque contre ce genre d’intrusions, au cas où elles se produiraient…
même pour la bonne cause malheureusement.

- Exactement ! Confirma Miela.

- C’est effectivement plus complexe que prévu, en conclut Shaana pour elle-même. Donc, poursuivit-
elle, la première étape visant à rectifier tout le champ de possibilités relatifs à l’accueil d’une nouvelle
définition de la réalité, c’est moi qui vais devoir le préparer en opérant des actions diverses et variées
mais inattendues par rapport au cours normal des événements, pour induire des réactions de la part
de la réalité, qui vont permettre de la préparer en douceur à accueillir de nouveaux éléments qui
seraient rejetés dans des conditions normales, si j’ai bien compris.

- C’est ça Shaana, tu as parfaitement compris.

- Ça ne me met même pas la pression !

Tout le monde sourit à cette remarque.

- Nous sommes toutes sous pression. Nous savons toutes à présent que la situation est extrême, la
plus extrême qui soit. Tellement extrême, que nous sommes tous placés…

- …à la frontière des mondes ? demanda Shaana, terminant la phrase de Vilia.

- Oui Shaana, approuva Miela, nous sommes à la frontière des mondes en effet.

- Vous ne croyez pas que ça vaudrait le coup d’écrire un livre là-dessus tellement c’est épique ?
intervint Shirinn pour la première fois.

- Si on s’en sort, pourquoi pas, ça pourrait être inspirant !

- On ne peut pas ne pas s’en sortir Megui, lui répondit Miela. C’est inenvisageable, et ce n’est pas inscrit
dans le Plan, même si ses marges de manœuvres ont parfois été plus larges qu’elles l’ont été
récemment. Tout cela a un sens extrêmement profond. On prend ce qui arrive pour une fatalité, mais
en est-on victimes, ou nous appartient-il d’inscrire cette fatalité dans l’histoire des temps comme le
moment où toute la Création reprit sa véritable place après avoir été déroutée durant des temps
incalculables par cette anomalie inattendue qu’on a appelée : le Mal ?

- Tout dépend surtout de l’état dans lequel on va pouvoir effectuer cette transition, et ce qu’il restera
de nous tous après, intervint Megui, troublée.

- En as-tu une idée ? la questionna Miela.

- Oui et non. Je pense que ce sera tellement profond qu’il est impossible d’en envisager les
conséquences actuellement, ni même ce à quoi on va ressembler ensuite. Quant à ce qu’il va advenir
de Seya, voire du reste de la Division terrestre…

Chapitre 6 – page 194


- Seya a accepté l’idée de se sacrifier si son sacrifice peut faire redémarrer la Création avant qu’elle ne
s’enlise à tout jamais, lui rétorqua Miela. Moi aussi je le ferais. Pas toi ?

- Bien sûr que si… fit-elle doucement. Mais ça ferait un beau gâchis.

- Mais ça en vaudrait la peine ! insista Miela.

- Oui, mais ce serait quand même un gâchis impensable, et quelque part non-logique.

- Alors ça se fera sans ce gâchis si tu as raison, parce qu’alors ce gâchis-là n’est pas inscrit dans le Plan.

- Et ce qui vous est arrivé à vous ? Des choses peuvent dont bien arriver si l’inverse n’est pas
expressément inscrit dans le Plan ! Il semble qu’il n’y ait pas d’implicite dans le Plan.

- Alors il suffit de l’y inscrire. Le Plan est… réparé, à présent, et il continue à se parfaire en ce sens. Si
lui le peut, il nous le permettra à tous le moment venu, c’est imparable. Tu ne crois pas ?

Megui réfléchit un instant.

- Vu sous cet angle, oui c’est vrai. Mais il reste l’inconnu auquel nous allons être confrontées. Auquel
nous le sommes déjà d’ailleurs.

- Un texte religieux de ce monde dit, pour ce qui est de « la fin des temps » : « nul ne sait ni le jour ni
l’heure ». Je crois que ça sous-entendait que « Dieu » savait, lui. Or il semble que l’ignorance, pour
l’instant, l’inclut aussi. PERSONNE ne sait plus rien. Tout doit être redécouvert. Je suis la manifestation
vivante de cette volonté de la Conscience de l’Absolu, placée au plus haut niveau, de tout réapprendre
depuis zéro, sans perte des acquis, soit, mais de manière entièrement neuve.

Personne, sur l’instant, ne comprit réellement le sens de ces paroles, mais elles vibraient une telle
réalité, si profonde, si… évidente, que toutes l’admirent comme telle, même Megui, pour laquelle « ne
pas comprendre » quelque chose représentait quasiment une souffrance. Après un instant de silence,
cette dernière reprit la parole.

- Alors concrètement, on fait quoi ? poursuivit Megui.

- Exactement ce qui était prévu, lui répondit Vilia. Avec confiance et avec enthousiasme, sachant que
le pouvoir temporel de l’Ennemi est tout de même à son déclin, ce qui n’est encore jamais arrivé nulle
part à ma connaissance depuis sa montée irrépressible en position dominante. Admets que c’est quand
même encourageant.

- Tu as raison. Et pour moi ?

- Quoi pour toi ?

- Je fais quelque chose ?

- Ta propre mission est terminée. Une autre te sera sans doute affectée avec l’avancée des
événements. Quant à ton… petit problème, nous avons scanné l’ensemble de la Pracandhasenamukha
pour vérifier si d’autres cas équivalents s’étaient manifestés.

Chapitre 6 – page 195


- Et alors ?

- Eh bien, parfois… On cherche une solution de désamorçage en attendant mieux. Seya certifie que ce
sera définitivement réglé suite à l’enclenchement de ce qu’elle appelle l’Opération « Bleu-Nuit ».

- Ça a le mérite d’être joli comme nom. Mais ça correspond à quoi ?

- On ne sait pas.

- Et ça aura lieu quand ?

- On ne sait pas non plus.

- Ça fait peu comme infos, non ?

- Merci Megui, je n’avais pas compris toute seule.

- Désolée… rétorqua-t-elle gênée.

- Peut-être pourrais-tu te joindre aux forces actuellement mobilisées sur les solutions proposées afin
de juguler ce que nous avons appelé « l’effet simulation ».

- Comme si sa vie en dépendait, hein ?!... D’accord, je suis partante. Après tout, je l’ai vécu assez en
conscience, cet effet. Je pourrai être utile.

- Et ton remarquable esprit analytique sera assurément un plus ! Donc, voilà ta nouvelle affectation.
Tu commences tout à l’heure.

- Très bien.

- Quant à toi Dilya, poursuivit Vilia, il se trouve que la Section de Chasse devra être reformée d’ici…

- Ouaaah c’est vrai ?! Merci Vilia !

- Je n’ai encore rien dit enfin !

- Mais si ! Merciiiiii !

- Bon… Il n’y a pas de quoi. Shirinn, tu pars pour le Brésil demain. Je te


communiquerai tous les détails relatifs à ta nouvelle identité et son
historique officiel. Tu t’y appelleras Estella Newbold, tu y seras
« Youtubeuse » avec des vidéos sur la mode et la coiffure.

- Toi, tu sais parler aux femmes ! lui rétorqua-t-elle en riant. Mais « Estella
Newbold », ça fait très artificiel comme nom, tu ne trouves pas ?

Vilia lui jeta un regard en coin. S’il te plaît, ne fais pas n’importe quoi sinon
gare à toi ! Shirinn

- J’ai été gentille à l’OTAN non ?

Chapitre 6 – page 196


- « Gentille », c’est ça. C’est pour ça qu’il a fallu t’évacuer d’urgence ! Non sérieusement, je te préviens.
Ne fais pas de vagues, respecte les règles, obéis aux ordres, et tout ira bien. On est d’accord ?

- Heureusement que j’ai le droit de me coiffer comme je veux ! grommela-t-elle dans sa barbe.

- Oui, mais dans la limite…

- …du règlement, je sais. D’accord, d’accord, je serai gentille.

- Shirinn…

- Je serai TRES gentille, ça va ?

- Ilialana a absolument voulu t’avoir dans l’équipe alors ne lui fais pas honte si tu veux bien ! Tu
comprends à quel point nous sommes sur les charbons ardents n’est-ce pas ?

- Oui j’ai compris. Je ne suis pas stupide. Au moins ça prouve qu’Ilialana a bon goût. D’ailleurs, quand
j’écrirai mon livre sur cette histoire, je n’éluderai même pas ce passage ! Comme ça tout le monde
saura à quel point tu me persécutes ! lui décocha-t-elle en riant aux éclats.

Tout le monde pouffa de rire, hormis Vilia qui se contenta de lever les yeux au ciel mais n’en pensait
pas moins. Pourtant la pauvre Shirinn était vraiment persécutée parmi les siens, enfin, pas forcément
autant que çà, mais tout de même. Enfin bref, l’histoire des temps sera juge de tout ce que la pauvre
aura subi. Heureusement, sa consolation restait la glace au chocolat.

- Si Ilialana t’a choisie, c’est parce qu’elle a estimé, pour une raison qui m’échappe, que ta faculté de
te transposer spontanément sans passer par le Pont, pourrait être utile à la mission. Alors, s’il te plaît,
n’en abuse pas.

- De toute façon ça ne marche que si je me concentre sur la glace au chocolat.

- Oui mais tu as toujours envie de glace au chocolat !

- Ben oui, c’est pour ça que ça marche toujours ! rétorqua-t-elle en tirant la langue.

Vilia se demandait honnêtement où Shirinn avait bien pu adopter un tel comportement à ce point
opposé à celui, naturel, propre à toute Tvish. D’ailleurs, Shirinn l’ignorait tout autant qu’elle. Mais c’est
assurément ce qui faisait son charme ravageur.

- Pfff, bon, nous sommes d’accord ? Pas d’impairs ?

- Mais ouiiiii, j’ai promis, c’est bon.

- Très bien. Merci. Quant à toi Shaana, je te verrai une fois cet entretien terminé pour te donner les
éléments d’informations qui te seront utiles au départ. Tu recevras les suivants au fur et à mesure de
ta progression. Les rapports de ta part sont indispensables après chaque étape accomplie. On ne peut
te construire qu’une seule identité virtuelle pour l’ensemble de la mission. Tu ne devras donc pas te
griller auprès des autorités, où que tu te trouves, faute de devoir abandonner la mission. Le maître-
mot est donc de rester sous le radar… comme si ta vie en dépendait oserais-je ajouter.

Chapitre 6 – page 197


Shaana sourit.

- Oui j’ai compris ne t’en fais pas.

- Tu auras un passeport et une carte bancaire à ton nom d’emprunt. Elle n’a pas de limite, elle peut te
permettre de retirer du cash dans n’importe quel appareil qui en distribue dans la limite du nombre
de billets qu’il contient, sans débiter aucun compte. Mais attention de ne pas en abuser quand même,
discrétion oblige. Tu pourras t’acheter autant de paires de jeans et de hauts de jogging que tu voudras,
mais tâche quand même de voyager léger. C’est aussi pour ça qu’on t’envoie toi et pas Shirinn, lui
précisa-t-elle en décochant un regard de biais, sourire aux lèvres, en direction de la concernée, laquelle
fit mine de n’avoir pas entendu.

- Si on l’envoyait à ta place, poursuivit-elle, elle partirait les mains dans les poches et reviendrait avec
vingt valises…

Megui et Shaana éclatèrent de rire.

- Je n’ai rien entendu ! lança distraitement Shirinn.

- Vilia, tu n’es pas gentille avec elle, franchement ! plaida Shaana.

- Non, répondit Shirinn, vraiment pas ! T’as vu ? Mais bon… elle a tellement raison poursuivit-elle en
soupirant, ce qui fit redoubler de rire les deux amies, et extirpa même un sourire à Miela.

- De toute façon, je resterai circonspecte dans mes achats, promit Shaana.

- Tu te procureras toi-même tes billets d’avions au moyen de ta carte bancaire, mais pas d’hôtels, pas
de restaurants, rien de conventionnel. Ce sera du non-stop du début à la fin.

- Aucun problème.

- Parfait. Alors je pense que tout a été dit. Merci du fond du cœur à chacune. On tient enfin le bon
bout, mais il va falloir serrer les dents.

- Bonne chance Miela, dit Megui.

- Merci petite sœur, lui répondit-elle, un sourire fade aux lèvres.

- Dans ce cas, la séance est levée. Bonne chance à toutes. Shaana, va te reposer un peu, on se voit dans
la salle d’embarquement avant ton départ. Puisse le Plan nous être enfin propice à tous à 100%.

Troisième partie : le long voyage


Harrods

Shaana attendait depuis un moment sur le Pont que Vilia la rejoignît comme il en avait été question.
La Générale avait toujours été présente lorsque les quatre amies étaient descendues, que ce fut

Chapitre 6 – page 198


ensemble ou séparément. Il y avait un créneau horaire à respecter dans les afflux descendants,
notamment pour éviter les mauvaises surprises en termes de fréquentation des lieux qui accueillaient
les Tvish qui se transposaient sur le plan physique. Il ne fallait pas manquer cette fenêtre d’accès au
risque de devoir redéfinir de nouvelles conditions de descente. Shaana n’avait pas de rendez-vous au
sol, mais elle avait pleinement conscience de l’importance des enjeux. Elle appelait mentalement Vilia
de temps à autre mais elle n’obtenait aucune réponse de sa part. Elle ne savait trop que faire en cet
instant. Elle hésitait à partir sans l’avoir vue parce qu’elle avait peut-être quelque chose à lui dire ou
lui remettre d’important avant son départ. De plus, ce qu’elle hésitait à s’avouer, c’est qu’elle se sentait
seule à la perspective de partir sans lui avoir dit au revoir au préalable. Elle allait être livrée à elle-
même durant un long moment et une accolade de Vilia aurait été un réconfort certain. Elle avait bien
conscience de la puérilité de cette attitude. Elle était une Tvish, pas une petite fille perdue au milieu
de la foule. Pourtant, elle avait été bien secouée depuis les quelques jours qui s’étaient écoulés. La
puissance exceptionnelle de ses capacités psychiques rendait un peu différente sa perception de la
réalité, notamment lorsqu’il s’agissait du trouble jeté sur les perspectives sur lesquelles se présentait
désormais l’avenir. Tout ce qu’elle ressentait de ce qu’on lui apprenait ou dont elle prenait conscience
par elle-même, était centuplé par rapport à ce que ses sœurs pouvaient ressentir. Sa place aurait dû
être au sein du cadre confiné et protégé à ce titre, qu’offraient les Sœurs de l’Officine, celles qui
excellaient, comme elle, et pourtant bien moins qu’elle, dans l’art de la manipulation psychique de la
réalité comme dans celui de son extraordinaire perception, mais Shaana ne voulait pas en entendre
parler. Cette perspective la rebutait tant que sa seule évocation étranglait littéralement son esprit. Elle
croyait qu’elle y aurait perdu la raison, pour autant qu’une Tvish l’ait pu. Peut-être serait-ce arrivé dans
ce cas, nul ne le saurait jamais.

- Shaana ?

Elle fut extirpée de ses pensées, et perdit son sourire, un peu déçue.

- Ah ! C’est toi Rina.

- Qu’est-ce que tu attends comme ça ? Tu sais que tu n’as plus beaucoup le temps avant ton départ ?!

- Oui je sais. Tu sais où est Vilia ? Elle m’a dit de l’attendre avant de partir mais elle ne vient pas. C’est
la première fois qu’elle ne vient pas, reprit-elle doucement, se parlant quasiment à elle-même.

- Non je ne sais pas où elle est, lui répondit-elle désolée, compatissante envers elle et sentant combien
sa présence aurait été réconfortante pour Shaana. Tu veux que j’essaie de la faire demander ici ?

Shaana sourit légèrement.

- Non, ce n’est pas grave, je vais y aller. Je me rends juste compte que tout semble moins grave, moins
difficile ou moins compliqué quand Vilia vous réconforte un peu.

Rina sourit à pleines dents.

- C’est vrai qu’elle est grande pourvoyeuse de réconfort. Personne n’est aussi bonne qu’elle pour le
moral des troupes.

Chapitre 6 – page 199


- Elle n’aurait rien laissée pour moi éventuellement ? Quelque chose à me remettre ?

- Tu as avec toi tout ce que tu dois prendre comme papiers d’identité, instruments de paiement, ou…

- Oui j’ai tout ça, elle me les a donnés tout à l’heure, l’interrompit-elle. Mais elle m’avait dit de
l’attendre avant de partir.

- Je regrette il n’y a rien de plus à te remettre, ni même à te communiquer. Mais attends-la quand
même, c’est peut-être important.

- Non je vais y aller, tant pis. Merci Rina.

- Désolée, ajouta-t-elle simplement.

Shaana, tourna les talons et se dirigea vers le centre du Shri Yantra et sortit des toilettes de la gare
ferroviaire. Rina se retourna vers le grand symbole dessiné au sol, mais Shaana avait déjà disparu. Vilia
venait d’apparaître à quelques mètres de là.

- OM Vilia. Shaana avait vraiment l’air dépitée que tu ne sois pas venue.

- Je m’en veux, mais je n’ai pas pu faire autrement…

- Tu avais quelque chose à lui remettre ?

- Non, mais je suis certaine qu’elle avait besoin d’être rassérénée avant de partir pour cette mission
quand même difficile, même pour elle. Et elle en a certainement d’autant plus besoin à présent qu’elle
doit être déçue. Je n’ai pas envie de la laisser aller comme ça.

- Tu les maternes vraiment beaucoup, se hasarda Rina.

- Toi tu ne descends jamais. Tu ne sais pas ce que c’est ! lui répondit-elle plus sèchement qu’elle l’aurait
souhaité.

- Excuse-moi…

Vilia la retint par le bras lorsqu’elle voulut s’éloigner.

- Rina ! Non, c’est moi qui m’excuse. Je suis à cran. Je suis, vraiment, vraiment désolée.

- Je sais, nous sommes toutes à cran. C’est moi qui m’excuse. Je suis injuste, j’ai senti son désarroi. Je
crois que je ne serais pas capable de descendre comme elles le font toutes. Je comprends tellement
bien Ilialana. Je ne me sens pas très courageuse à côté de vous toutes.

- Ne te compare à personne Rina. Tu es la meilleure coordinatrice que la Section de Liaison ait jamais
connue. Ce que toi tu fais, personne ne le fait aussi bien que toi, et ce que tu fais, est essentiel, comme
l’est ce que nous faisons toutes, chacune en cohésion avec les autres.

Rina approuva avec un sourire.

Chapitre 6 – page 200


- Je comprends Shaana, tu es un havre de paix à toi
toute seule. Allez, vas-y Vilia, l’encouragea-t-elle.

Shaana déambulait, distraite, dans l’immense hall de


la gare d’Euston, à Londres. A cette heure matinale il
y avait encore peu de monde mais les voyageurs
commençaient à affluer. Pour sa première étape, elle
devait se rendre chez Harrods, ce qui représentait un
parcours de près d’une heure de marche. Elle n’était
pas pressée puisque le magasin n’ouvrait qu’à dix
heures. Se dirigeant vers la sortie de la gare, Shaana,
toutes « antennes » dehors, leva le nez, surprise. Une jeune femme élégamment habillée, croisa son
chemin de quelques mètres, puis son regard, jusqu’à ce que ladite jeune femme s’esclaffe en la voyant.

- Mary ! Ça alors, mais quelle surprise ! Comment vas-tu ?

Elle se jeta littéralement dans les bras de Shaana pour la serrer dans les siens.

- Mais enfin… Vilia, qu’est-ce que tu fais là ? lui demanda-t-elle estomaquée.

Se séparant d’elle, toujours un grand sourire aux lèvres :

- Je ne voulais pas te laisser partir sans te faire l’accolade. J’étais très en retard, excuse-moi.

- Ah ben ça, pour une surprise, si je m’attendais.

- Tu m’as sentie n’est-ce pas ?

- Je te sens toujours, même si tu es occultée à bloc. Je sens aussi bien les furtives de l’Officine alors…

- Alors « moi » ! C’est ça ?

Shaana fit une mine résolue.

- Je sais bien va ! C’est parce que tu es la meilleure que je t’ai envoyée. Dis, maintenant que tu as
atteint ton point de chute, et que moi je suis quelques minutes en vacances, tu veux qu’on prenne un
café, ou quelque chose d’autre ? Un croissant ?

- Tu crois qu’on pourrait ?

- Puisque je te le propose.

- Oh alors ça me ferait drôlement plaisir ! lui répondit-elle, son plus beau sourire aux lèvres.

- Allons viens par-là, on s’écartera un peu de la foule aussi. Ça me rend toujours un peu nerveuse. Et
puis ce manteau serrant, c’est pénible à porter. Dire qu’elles voulaient me faire tirer un chien en laisse
en plus.

Shaana éclata de rire.

Chapitre 6 – page 201


- Au moins, on t’a épargné le chapeau de paille et la jupette à fleurs !

- Par le temps qu’il fait, ça aurait été plus que suspect !

Les deux Tvish passèrent ainsi deux ou trois heures à discuter ensemble de la manière la plus détendue
possible, dans un climat d’une sérénité pourtant artificielle, ni l’une ni l’autre ne perdant de vue la
pesanteur des perspectives proches d’un avenir plus qu’incertain, mais aussi déterminant qu’il était
méconnaissable à leur esprit. Vilia prit sur elle de « perdre » ce temps-là pour sa sœur, ce que Shaana,
à laquelle on ne pouvait rien cacher ou presque, avait bien compris, autant qu’elle la laissa faire sans
tenter de l’en dissuader, tant ce temps passé ensemble était doux à son cœur.

- Il va falloir que je pense à rentrer…

- Je te remercie infiniment pour le temps précieux que tu m’as consacré. Tu es une mère pour nous
toutes, tu le sais n’est-ce pas ?

Vilia se contenta de sourire.

- Est-ce qu’il y a des renifleurs26 dans les parages ? demanda-t-elle à Shaana.

- Plus que je l’aurais craint. Ils étaient censés avoir disparus en majorité non ?

- Ils ont dû en regrouper aux lieux stratégiques. Nous sommes à la frontière de la « City », et ton
premier objectif va te faire emprunter un chemin qui la borde. Donc fais très attention. C’est vraiment
là qu’il faudra rester sous leur radar. Pas de « spectacle » si tu peux l’éviter.

- J’ai bien saisi. Arrête donc de t’en faire pour moi !

- Tu as pris des mouchoirs, au cas où tu aurais le nez qui coule ?

Les deux Tvish se regardèrent un long moment, avant d’éclater de rire.

- Excuse-moi Shaana…

- Je t’adore Vilia, mais j’ai vraiment compris, je te promets !

- Je n’en doute pas.

- Tu devrais t’en aller, tu vas vraiment prendre un retard fou.

- Tu en vaux la peine. Je m’arrangerai, je monopoliserai un Tessoacte, peu importe. Mais sans rire,
prends soin de toi.

- C’est promis.

Les deux jeunes femmes se levèrent, se firent l’accolade, puis se séparèrent le plus naturellement du
monde. Shaana, n’allait curieusement pas tellement mieux. Elle ressentait à nouveau ce vide dans le

26
Ce que les Tvish, entre autres, appellent des « renifleurs », sont des psychistes à la solde de l’Ennemi, dont le
rôle est de détecter toutes formes d’anomalies dans le continuum de la réalité ordinaire, susceptible de
représenter un danger pour le système et ses intérêts.

Chapitre 6 – page 202


cœur de manière si étrange qu’elle se demanda en définitive si elle ne ressentait pas celui de Vilia
plutôt que le sien propre en cet instant, à moins que Vilia ait pris le sien sur elle. Shaana entreprit alors
de tester une rupture énergétique avec sa sœur, laquelle disparut donc de son champ perceptif
émotionnel. Le résultat fut sensible, mais moins qu’elle l’aurait espéré. Il semblait qu’un lien
curieusement fort existât entre elles, sans que ni l’une ni l’autre n’en ait jamais pris conscience jusque-
là. Shaana ne voulut pas que Vilia sentit sa tentative et rétablit le lien entre elles, mais choisit alors
d’ignorer ce qu’elle ressentait, et qui la parasitait en quelque sorte. Cela lui éclaircissait l’esprit, mais
requérait de sa part de consacrer une part non-négligeable de ses ressources psychiques à maintenir
cette distance émotionnelle. Elle ne pouvait qu’espérer que cette sensation s’atténuerait avec le
temps, mais cet aspect des choses n’avait pas du tout été prévu. C’était sans doute le point faible de
la mission en cours. Il y en avait toujours un. Mieux valait-il l’identifier le plus rapidement possible. Son
portefeuille dans la poche arrière de ses jeans, Shaana alla payer leur consommation, Vilia n’y ayant
même pas songé l’espace d’un instant, moins habituée qu’elle aux règles du plan physique. Elle se
dirigea donc vers la sortie de la gare, à présent noire de monde. Elle devait se diriger de manière à
longer Westway, sans oublier d’obliquer à gauche pour éviter d’arriver au musée de Madame
Tussauds. Ne pouvant se résoudre à adopter une marche trop lente au risque de passer pour une
vagabonde et attirer l’attention de la police, elle décida de profiter de sa traversée de Hyde Park pour
s’arrêter au bord de l’étang qui s’y trouvait, le « Serpentine Lido » selon la carte qu’elle suivait
mentalement, afin d’y perdre un peu de temps et arriver ainsi à l’heure d’ouverture du magasin. Elle
avait pensé à s’arrêter au « Serpentine Bar and Kitchen » mais Vilia avait dit « pas de restaurant ». Ce
serait donc au bord de l’eau. Heureusement le temps était clément. Elle devait prévoir de quoi se
changer en cas de pluie, ce qui ne manquerait pas d’arriver avant qu’elle ait terminé sa mission. Elle
se demanda aussi si on la laisserait entrer chez Harrods avec ce qu’elle portait sur le dos, même si sa
mission le requerrait. Remettant tout ça à l’instant suivant qu’elle gèrerait sans doute très bien au
moment où elle y serait, elle avançait donc d’un pas décidé vers sa première destination.

Après que le temps d’arpenter la ville jusque-là fut passé, et enfin parvenue à Knightsbridge, elle
aperçut enfin la prestigieuse enseigne. Elle se dit en son for intérieur que ce fut bien dommage qu’elle
ne put ramener un souvenir de chez Harrods à sa chère sœur Shirinn…

Arrivée devant la devanture, les portes étaient ouvertes depuis peu. Il était 10:04. Elle se redressa, pris
un port altier et une démarche assurée jusqu’à son arrivée devant les portes, curieuse de la réaction
du vigile à l’entrée, lequel la regarda d’un air qu’elle traduisit comme étant légèrement méprisant, du
moins… « flegmatiquement suspicieux ». Elle savait qu’elle devait atteindre le premier étage et se
placer à un endroit très précis lui permettant d’avoir vue sur une allée particulière. Arrivée à
destination, elle fit mine de tester les foulards, en attendant que survienne son « rendez-vous ».

Elle ne patienta pas cinq minutes que les personnes attendues furent sensibles à sa sensitivité
légendaire, puis deux ou trois minutes plus tard, à sa vue. Une dame d’une petite trentaine mais
paraissant curieusement plus âgée, accompagnée de ce qui était censé être sa fille, âgée d’une
douzaine d’années tout au plus, la mine boudeuse et hautaine, toutes les deux habillées d’un goût
qu’elle aurait juré que Shirinn aurait qualifié de « charentaises mitées à poils durs au pied d’un cadavre
fermenté » et en ces termes précisément s’il vous plaît, ce que Shaana aurait été parfaitement
incapable de valider vu sa parfaite ignorance des canons de la mode, tout comme de celle des
charentaises dont elle ignorait même l’existence.

Chapitre 6 – page 203


A leur arrivée, elle attendit de faire le constat de l’événement qui était attendu : la gamine, passant
devant les foulards que Shaana avait effleurés, en empoigna deux qu’elle fit tomber. A cet instant,
Shaana attira psychiquement l’attention d’une femme qui était désignée à son esprit comme
responsable de rayon, afin qu’elle suive la scène. La jeune fille replaça un foulard sur le présentoir, et
enfouit l’autre dans sa poche, ce que vit donc la responsable de rayon, la faisant s’approcher d’elles
trois.

- Excusez-moi Mademoiselle ! s’adressa-t-elle à l’attention de la jeune fille.

Cette dernière, se sentant découverte, à sa grande stupeur, sortit le foulard hors de sa poche à une
vitesse déconcertante pour l’enfouir dans celle du haut de jogging de Shaana, laquelle se trouvait à sa
portée. Elle avait agi sans émettre la moindre pensée détectable en rapport. Elle comprit pourquoi la
jeune demoiselle avait l’air si à l’aise, apparemment habituée à ce genre de pratiques sans jamais avoir
été prise, d’où sa surprise de se faire ainsi héler. Elle était elle-même psychiste mais l’ignorait. Shaana
consulta rapidement son ordre de mission mentalement : « interaction verbale avec intervenants 1 &
2 : autorisée ». Elle ne toucha pas au foulard qui, alors, se trouvait donc dans sa propre poche. A
l’approche de la femme, la jeune fille prit d’emblée la parole, sa mère se demandant ce qu’on leur
voulait.

- C’est elle qui a volé le foulard ! dit-elle en pointant son doigt sur Shaana.

- Madame, votre fille est une voleuse et une menteuse, je l’ai moi-même vue de mes propres yeux
reposer un foulard et mettre le second dans sa poche. Cette jeune personne n’y est pour rien.

La mère, outrée, tira sa fille derrière elle et poursuivit la conversation.

- Ecoutez, vous, savez-vous d’abord à qui vous vous adressez ? Savez-vous combien d’argent je laisse
chez vous chaque année ? Alors outre le fait qu’il vous faille des lunettes si vous avez vu ma fille soi-
disant voler quoi que ce soit, j’estime que s’il lui venait l’envie de s’offrir une babiole de chez vous, elle
pourrait largement se le permettre ! Vous devriez même l’en remercier et lui offrir un cadeau en
prime ! Et si elle vous dit que…, elle se tourna vers Shaana qu’elle regarda de la tête aux pieds, c’est
« ça » qui a volé le foulard, eh bien vous pouvez lui faire confiance.

- Vous n’avez qu’à la fouiller, reprit la jeune fille, vous verrez bien ! dit-elle sur un ton grinçant et
satisfait, un sourire carnassier aux lèvres.

- Je ne vais quand même pas fouiller cette demoiselle alors que j’ai vu votre fille mettre ce foulard dans
sa poche.

La scène avait attiré l’attention des clients à proximité et trois agents de sécurité les avaient rejointes.

- Mais si, je vous en prie ! intervint enfin Shaana. Par contre si vous ne trouvez rien dans mes poches,
fouillez celles de la demoiselle ensuite. J’accepte volontiers de passer la première.

La responsable du rayon, rassurée de la tournure des événements, remercia chaleureusement Shaana


et, pour marquer le coup, lui demanda derechef : « Puis-je », avant de plonger ses mains dans ses

Chapitre 6 – page 204


poches. Shaana acquiesça et la responsable de rayon en sortie ses mains vides. La jeune fille
s’empourpra en ouvrant grand la bouche.

- Vous le faites exprès ! Vous êtes complice de ce rat d’égout ! lança-t-elle à l’intention de Shaana.

- Madame, je vais exiger de votre part que vous fouilliez les poches de votre fille et m’en présentiez
immédiatement le contenu !

Les vigiles s’étaient approchés en croisant les bras de manière ostensible, destinée à motiver la dame
afin qu’elle s’exécute, ce qu’elle fit contrainte et forcée, en jurant à moitié et promettant qu’on
entendrait parler d’elle. Elle en ressortit la main droite, le foulard serré dans son poing, regardant,
médusée, sa fille qui l’était aussi, Shaana restant impassible, face au regard de haine de la gamine.

L’un des vigiles intervint :

- Madame, je vais vous demander de bien vouloir nous suivre avec votre fille.

- Savez-vous à qui vous vous adressez ?

- Peu importe Madame, c’est le règlement.

- Pour les quelques centaines de Livres que coûte ce chiffon vous n’allez quand même pas m’obliger à
prendre des mesures contre vous ! Appelez-moi Ward immédiatement, nous allons régler ça entre
gens bien nés. Ce n’est quand même pas croyable de dépenser une telle fortune dans votre taudis pour
se retrouver devant autant d’abrutis qui ne savent même pas à qui ils ont l’honneur de s’adresser !
Appelez-moi Ward je vous ai dit !

- Je veux bien Madame, c’est votre droit de réclamer la présence de Monsieur Ward, mais dans tous
les cas, il va bien vous falloir me suivre, lui rétorqua-t-il avec un sourire quelque peu narquois.

- Vous, vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi.

- Certainement Madame.

- Et « elle », désignant Shaana du doigt sans lui jeter le moindre regard, je veux qu’elle nous
accompagne.

- Cette jeune demoiselle n’a rien à voir avec cette histoire, c’est votre fille qui a été prise la main dans
le sac, à moins que Mademoiselle ne souhaite porter plainte pour diffamation contre votre fille.

- Et bien moi je décide que c’est elle qui a volé votre… foulard, dit-elle avec une mine de dégoût, parce
que ma fille a dit que c’était elle, alors ce sera elle un point c’est tout.

- Je regrette Madame, ça ne peut pas se passer comme ça.

- Ah non ? Vous croyez vraiment ?

La femme, sans se laisser émouvoir le moins du monde, dégaina son téléphone portable, appuya sur
une touche qui composa un numéro et attendit le décroché. Shaana se demandait où cette situation

Chapitre 6 – page 205


allait la mener en définitive ; son ordre de mission spécifiant : « assister à l’ensemble des
confrontations jusqu’à leur terme ».

- Allô très cher, c’est moi. Nous sommes chez Harrods. Ces gens ont l’intention de nous causer des
ennuis et de nuire à notre réputation parce qu’une vagabonde a volé un foulard et que c’est notre fille
qui s’en voit accusée, vous rendez-vous compte ? Un scandale ne risque-t-il pas de vous être fort
préjudiciable ?

-…

- Peu importe ! Non ?

-…

- C’est tout de même de votre fille qu’il s’agit mon ami, je vous conseille de vous démener un peu !

-…

- Fort bien, je l’attends je vous remercie.

- Voilà ! Je ne bougerai pas d’ici si cette vagabonde ne nous suit pas. Sinon, j’exige la présence
immédiate de votre directeur ici-même. J’attends notre avocat, le responsable du cabinet d’avocats
d’affaires internationaux Allen & Overy27 qui sera là d’un instant à l’autre, et au cas où ça vous
intéresserait, je suis Madame Partouche, du Groupe Partouche International !

Shaana venait de comprendre. Le rapport était évident entre certains


casinotiers que Megui avait contribué à défaire, le cours de la bourse
s’effondrant au moins partiellement pour tous ceux qui avaient
illégalement investi dans certains tripots clandestins, et la « Madame
Partouche » des casinos Partouche. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Seya
seule semblait savoir, du moins les Pluyo. Mais au moins, elle savait à présent que sa première
intervention aurait des implications certaines, même si elles resteraient encore cachées à certains
niveaux des structures du monde actuel, comme promis, lequel, à terme, devait donc être
intégralement défait, Shaana ne faisant, comme on lui avait expliqué, que préparer le terrain à cet
effet, néanmoins opération indispensable à la suite attendue.

Le regard de Madame Partouche croisant celui de Shaana, elle lui adressa quelques mots, le plus
discrètement qu’elle put :

- Ma petite j’aurais ta peau. Tu maudiras le jour où tu as croisé le chemin de ma fille !

Shaana se contenta de se demander comment il était possible de ressentir autant de haine, qui plus
est aussi gratuitement. Elle ressentait que la dame était assez désappointée de constater si peu de
crainte exprimée de la part de Shaana, au point que cette dernière se dit qu’il faudrait peut-être qu’elle

27
Allen & Overy est une multinationale fondée en 1930. Ce cabinet d'avocats a son siège à Londres et offre une
gamme étendue de services juridiques en droit des affaires. Il fait partie du « Magic Circle » qui rassemble
5 cabinets d'avocats considérés comme les cabinets les plus prestigieux de Londres et d'Europe (source :
Wikipedia).

Chapitre 6 – page 206


la simule un peu. Avant qu’elle ait pu prendre une décision en rapport, un homme très bien habillé,
comme l’aurait été un homme d’affaires, s’avançait à grandes enjambées depuis le fond du magasin,
alors que ce qui était manifestement le directeur, accompagné de deux jolies jeunes femmes à ses
côtés dont l’une, un calepin à la main, convergeait en direction de tout ce petit monde. Shaana eut
immédiatement le regard attiré vers la femme au calepin, petites lunettes rondes, petite taille, petite
vingtaine…

* Tout va bien Shaana ? Tout se déroule comme prévu ?

* Pour l’instant oui. Merci. Vous êtes beaucoup à être disséminées comme ça, sur mon parcours ?

* A chaque étape, sans exception.

* C’est réconfortant… Attention, c’est l’avocat qui arrive je crois.

* En effet. Je te laisse…

- Bonjour Messieurs Dames. Je suis Maître Overy. Je suis là pour défendre les intérêts de Madame
Partouche dans cette affaire. Ah… ! fit-il, à l’approche du directeur qui les avait à présent rejoints.

- Bonjour, Micheal Ward, directeur général. Que se passe-t-il donc ici ? Madame Partouche, que puis-
je faire pour vous ?

- Ah, enfin quelqu’un qui sait à qui il s’adresse ! s’exclama-t-elle soulagée. Cette clocharde a volé un
foulard et c’est ma fille que l’on accuse, vous rendez-vous compte ?!

Shaana ouvrit la bouche mais fut devancée par l’avocat.

- Je propose que nous nous rencontrions dans votre bureau afin de libérer un peu les allées de votre
enseigne Monsieur Ward. Qu’en pensez-vous ?

- J’allais le proposer. Il semble qu’il y eut assez d’animation pour aujourd’hui. Suivez-moi tout le monde.

- Comment vous appelez-vous jeune demoiselle ? demanda l’avocat à Shaana, lui passant la main dans
le dos pour la faire le précéder tout en l’intégrant dans le mouvement, à la suite du directeur qui ouvrait
la marche.

- Mary Robinson, Monsieur, répondit-elle à cet homme dont toute Tvish aurait dit de lui qu’il sentait
« mauvais ».

- Pourquoi avez-vous accusé Mademoiselle Partouche de votre forfait, ce n’est pas très honnête ne
trouvez-vous pas ?

- Permettez-moi d’attendre que nous soyons arrivés à destination avant de répondre à votre question.

- Oh, bien sûr Mademoiselle, toutes mes excuses vous avez sans doute raison. Mais… sachez qu’il est
toujours possible de trouver un arrangement entre nous afin de minimiser les graves conséquences de
votre irresponsabilité.

Chapitre 6 – page 207


Shaana se dit qu’elle n’appréciait vraiment pas cet homme, ni tellement les autres non plus d’ailleurs.
Arrivés à la porte d’un luxueux bureau fait de bois et de cuir qui sentait bon la térébenthine, au bout
d’un long corridor sombre et feutré, les présents entrèrent à l’invitation du Directeur. L’avocat était
toujours un pas en arrière par rapport à Shaana, laquelle sentait monter un parfum écœurant qui
émanait de lui. Il replaça sa main dans le dos de la Tvish pour l’inviter à entrer également dans le
bureau vu qu’il fermait la marche, sa main glissant de son dos vers ses fesses, puis l’entre-cuisse de
Shaana avant de la retirer pour fermer la porte derrière lui.

« C’est donc ça que tu sens… », se dit-elle en pensée.

« Forcément, on en revient toujours au même », en conclut-elle.

La dame et sa fille furent invitées à s’asseoir, ainsi que l’avocat, qui préféra rester debout, non loin de
Shaana sur l’épaule de laquelle il posa sa main.

- Bon, j’aimerais que nous réglions vite cette affaire, vu qu’il n’y a pas vraiment de quoi en faire tout
un plat, la coupable étant toute désignée, dit le directeur, visiblement pressé d’en finir.

- Permettez-moi Monsieur, Madeline, je travaille en tant que chef de rayon. Et je souhaiterais quand
même signaler…

- Mon cher Monsieur Ward, cette… femme, va prétendre, allez savoir pour quelque obscure raison,
qu’elle a vu ma fille voler ce foulard alors que ma fille atteste que c’est cette… fille, qui l’a mis dans sa
poche !

- Madeline ? interrogea-t-il l’employée, surpris par cette déclaration très contradictoire.

- Je vous certifie, Monsieur, que j’ai moi-même…

- Enfin, Michael ! Je peux vous appeler Michael n’est-ce pas ? s’enquit la dame, sans franchement
attendre la réponse, lequel le lui accorda par un mouvement de tête, incapable qu’il était, comme
l’étaient aussi les autres, d’en placer une, tant la dame était empressée de donner sa version des faits.
Cette femme doit sans doute connaître cette fille pour se ranger ainsi éhontément à ses côtés. Vous
n’allez quand même pas mettre en balance sa parole avec celle de ma fille ?!

- Mais, Monsieur, je vous certifie… tenta l’employée, stoppée nette par un geste évocateur de la main
du directeur.

- D’ailleurs, poursuivait la dame, imperturbable, je trouve que pour conserver la clientèle de notre
famille et celle de nos meilleurs amis, il serait souhaitable que ce genre de petit personnel soit bien
mieux sélectionné. Ne trouvez-vous pas ? Imaginez, poursuivit-elle sans attendre de réponse à sa
question, que chaque fois que des membres de nos familles viennent chez vous, ils se fassent accuser
de vol ! Vous rendez-vous compte ?! Et puis de toute façon, je suis certaine que vous contractez
d’excellentes assurances contre ce genre de petits larcins commis par ce type d’individus, pointant le
pouce derrière elle, dans ce qui était supposé être la direction vers laquelle Shaana était censée se
trouver, dont on se demanderait aussi pourquoi vous leur accordez le droit d’entrée. Surtout si c’est
pour vous voler et faire accuser votre meilleure clientèle avec la complicité du petit personnel… Enfin

Chapitre 6 – page 208


vous rendez-vous compte ? Où allons-nous ainsi ? D’ailleurs, j’exige que cette employée soit renvoyée
sur le champ où je vous jure que je ferai vendre toutes nos actions (de l’enseigne Harrods) et celles
détenues par l’ensemble de nos relations. Comme ça, la prochaine fois que nous viendrons vous voir,
ça nous coûtera moins cher ! Il serait aussi fort dommage qu’un homme aussi charmant que vous doive
chercher du travail, à votre âge. Ce serait tellement regrettable !

Shaana, en parallèle, s’amusait à lire en cet instant les pensées du directeur, lesquelles auraient pu se
résumer à peu près à :

« Vous, vous devez sacrément vouloir disculper votre fille pour en arriver là, pour une histoire aussi
banale. Ça ne doit vraiment pas être la première fois qu’elle sort les poches pleines (sans payer) ! ».

Shaana, fut extirpée de ses pensées lorsqu’elle sentit à nouveau les doigts de l’avocat passer entre ses
fesses. Elle ne bougea pourtant pas d’un pouce. Elle pensa néanmoins qu’il fallait vraiment que l’enjeu
soit énorme pour déployer autant d’efforts pour sauver un monde pareil.

- D’ailleurs, mon cher Michael, surenchérit-elle, nous serions ravis de vous avoir à diner un soir
prochain, qu’en pensez-vous ?!

- Excusez-moi, puis-je intervenir s’il vous plaît, demanda l’avocat, sortant enfin de son silence.

Tout le monde se tourna vers lui, lui, laissant ses doigts où ils se trouvaient déjà, ce que personne ne
pouvait voir.

- Je souhaiterais un peu minimiser les responsabilités qui pèsent actuellement sur cette jeune fille qui
n’est manifestement pas très à l’aise dans sa tête. Elle ne sait pas tout-à-fait ce qu’elle fait et quand
bien même Mademoiselle Partouche est bien évidemment innocente, je pense qu’il faut admettre que
la responsabilité de cette jeune demoiselle (désignant Shaana) n’est pas aussi grande que ce qu’il
pourrait paraître à première vue. On peut très bien faire en sorte de ne pas envenimer les choses et
en rester à un règlement amiable, Mademoiselle Robinson a l’air d’être encline à… se montrer
coopérative.

- Mais enfin des intérêts de qui êtes-vous en charge, Maître ? De ceux de cette fille de rue ou des
nôtres ?

- Des siens propres ! répondit Shaana, qui intervint pour la première fois, dans la consternation
générale. Il a avancé cette théorie de ma soi-disant coopération dû au fait que depuis que nous
sommes entrés dans ce bureau il me tripote sous la ceinture et que je n’ai rien dit jusque-là, en
concluant que j’étais d’accord pour le laisser coucher avec moi et ainsi profiter d’un allègement de ma
probable situation pénale. Euh, s’il vous plaît Maître, voudriez-vous bien ôter votre main avant que je
ne vous l’arrache, ou pire, que je porte plainte contre vous pour harcèlement sexuel. Merci.

Il la fusilla du regard, se sentant manifestement trahi, et, naturellement, retira sa main.

- Merci, votre propre coopération est appréciée, lui lança-t-elle avec un sourire feint. Maintenant,
concernant cette affaire et certaines autres, c’est moi qui vais parler à présent.

Chapitre 6 – page 209


- Espèce de pourceau ! lui lança Madame Partouche. C’est comme ça que vous défendez nos intérêts,
en vous payant des extras avec des raclures de caniveaux ? Vous aussi vous allez entendre parler de
moi je vous le garantis !

- Eh oui, c’est un monde vraiment malhonnête, vous avez vu Madame Partouche ?! lui lança enfin
Shaana. C’est terrible non ? On ne peut décidément faire confiance à personne. Comme quoi il faut
être très méfiants, il y a toujours pire que soi.

Shaana se mit à déambuler dans le grand bureau, suivie du regard par tous les présents qui ne
pensèrent même pas à objecter quoi que ce soit à ses propos. Elle se concentra un instant, un long
instant… Tous la regardaient, se demandant si elle allait bien, si elle ne faisait pas une sorte de crise
puisque l’avocat avait quand même prétendu qu’elle souffrait de quelque désordre psychique. Sortant
de son état, Shaana se dirigea en direction de la jeune fille, toujours aussi renfrognée et figée dans le
silence. Elle l’empoigna par derrière, la fit quasiment tomber de sa chaise ce qui lui fit pousser un cri
suraigu qui fit grimacer toute l’assemblée, puis lui arracha son caban dont elle ne s’était pas départie,
et que Shaana retourna, col vers le bas, le secouant légèrement. Des montres, des bagues, des
bracelets, et diverses autres babioles en tombèrent, depuis les poches intérieures semblaient-ils. Il
s’agissait quasiment de tout ce qu’avait déjà volé la jeune fille, mais… qui ne se trouvait pourtant pas
dans ses poches au moment où elle était entrée dans le bureau, ce que tous ignoraient bien sûr, hormis
la concernée. En outre, chaque article avait encore l’étiquetage du magasin. Aucun d’eux n’avait été
utilisé. Tous ces objets se retrouvèrent amoncelés sur le plancher, devant le regard consterné de tous
les présents.

- Eh oui, Mademoiselle est cleptomane ! Monsieur Ward, vous allez pouvoir remettre tout ça en rayon.
Maintenant, vous concernant Maître, vous êtes une ordure finie, et bien évidemment, vous ne poserez
jamais plus vos sales pattes sur moi, ni sur quiconque d’autre, Madame Partouche et sa famille s’en
chargeront je pense. Monsieur Ward, je vous déconseille fortement de renvoyer votre employée
comme vous en aviez l’intention suite à la sympathique et discrète invitation de votre cliente. Madeline
est intègre et ce n’est pas si courant. Son honnêteté pourrait encore vous servir. Mais vous faîtes
comme vous voulez. C’est vous le patron. Maintenant à nous, Madame. La fille de rue vous dit que
votre empire financier s’effondre, du moins celui de votre mari. Il ne vous en a pas informé pour ne
pas vous inquiéter, mais il se trouve que j’ai une amie qui connaît une amie qui est la copine d’un
investisseur un peu véreux, et qui peut témoigner qu’un gros coup a été porté aux tripots clandestins
dans lesquels investissait beaucoup de monde, notamment des groupes liés aux jeux, dont les Casinos
Partouche, et que le cours de vos actions est en chute libre. Vos titres vont perdre plus de 50% de leur
valeur. Ils vont se relever un peu, mais ne reviendront jamais à leur initiale, et n’en finiront, doucement,
de faiblir, vous faisant perdre des milliards pour finir. Ce sera la dégringolade, et jamais vous ne vous
en relèverez.

Shaana s’infiltrait dans l’esprit de Madame et Mademoiselle Partouche afin d’y semer clairement une
idée-force précise qui ne les quitterait jamais plus leur vie durant.

- D’ici trois à cinq ans tout au plus, vous, et la racaille qui vous sert de famille et d’amis, vous serez tous
morts et enterrés. Il ne vous reste que ce temps-là à vivre alors choisissez bien ce que vous allez faire
du temps qu’il vous reste. Ça pourrait être déterminant quant aux circonstances plus ou moins

Chapitre 6 – page 210


désagréables dans lesquelles vous allez enfin débarrasser ce monde de la puanteur de votre engeance,
parole de vagabonde !

Tous la regardaient médusés !

- Maintenant, poursuivit-elle, nous avons un dilemme à résoudre. Aussi coupable soit cette jeune fille,
elle ne peut décemment être jetée en prison. Un peu de décence en effet… Tout le monde le sait. Les
règles sont ainsi faites, et il convient de les respecter tant que le monde les adopte en tant que telles
n’est-ce pas ? C’est à une vulgaire fille comme moi, une va-nu-pieds, une moins que rien, qu’il convient
de payer la facture des forfaits commis par des filles comme elle. Et puis, il faut que la destinée de tout
un chacun ici puisse se réaliser. Je vous propose donc d’appeler la police, et de rétablir la balance des
conséquences des faits qui se sont produits aujourd’hui selon la norme de la société bien-pensante, et
afin que je sois interpelée pour le forfait que je n’ai pas commis, c’est tout de même le minimum
attendu de ma part et la raison pour laquelle les gens comme moi sont tolérés par les autres : éponger
à leur place, pas vrai ?

Il régnait un silence de mort. Le directeur voulu prendre la parole :

- Ecoutez Mademoiselle, je ne sais pas d’où vous sortez un tel discours dystopique mais je suis certain
de…

- Vous n’êtes sûr de rien Monsieur Ward, l’interrompit-elle. Vous n’êtes que certain de la plus haute
nécessité de devoir protéger votre image envers et contre tout, à tout égard, et de ne surtout pas voir
davantage de ce monde que le strict nécessaire afin de ne pas vous en prendre les obstacles divers et
variés en pleine face. Permettez-moi de vous aider à ce titre.

Shaana se dirigea vers le bureau derrière lequel il était assis et se saisit du combiné téléphonique qu’il
avait devant lui. Tentant de le reposer de force en plaquant sa main sur celle de Shaana qui s’en était
saisie, il fit soudain une grimace, bouche grande ouverte, lâchant un cri crispé et étouffé, retirant sa
main qu’il calfeutra dans l’autre, regardant la Tvish avec stupeur.

- Ne me tentez pas, Monsieur Ward. Je ne tiens aucunement à vous faire de mal.

Il ignorait pourquoi, mais il savait qu’il valait infiniment mieux la laisser faire, alors que durant tout ce
temps, aucun des agents de sécurité qui se trouvaient dans le bureau n’intervint à aucun moment,
tous les trois recroquevillés, l’un contre l’autre, contre le mur.

Shaana se ressaisit donc du combiné et composa le numéro d’appel d’urgence de la police.

- Allo ? Oui bonjour, ici le bureau de Monsieur Micheal Ward, chez Harrods. Je suis la secrétaire du
responsable de la sécurité du magasin, et nous avons une jeune délinquante dont nous souhaiterions
nous débarrasser après un vol à l’étalage. Voudriez-vous venir la chercher s’il vous plaît ?

-…

Chapitre 6 – page 211


- Exactement, c’est tout-à-fait ça. Elle vous attendra sans offrir
aucune résistance, à l’entrée du magasin, au niveau du 57 Basil
Street. Elle sera accompagnée de l’un de nos « Green Man ». Vous
n’avez plus qu’à venir la chercher. Je vous remercie d’avance. Oh,
n’oubliez pas de noter mon numéro d’appel pour références
ultérieures.

-…

- Je vous remercie infiniment pour votre précieuse collaboration. Excellente journée à vous. Au revoir.

Puis elle raccrocha.

- Voilà, si quelqu’un veut bien m’accompagner jusqu’à destination… L’un de ces messieurs
éventuellement ? désignant, la main ouverte, l’un des agents de sécurité. Tout le monde se regardait
sans oser intervenir.

- Bon eh bien, si personne ne veut être assez galant pour m’accompagner, je trouverai sans problème
mon chemin toute seule de toute manière. Mesdames et Messieurs, ça a été un plaisir de vous
rencontrer. Je vous souhaite une très bonne journée et une excellente continuation.

Et sans demander son reste, Shaana sortit du bureau, suivie par l’un des agents qui se précipita derrière
elle.

- Mais enfin, Mademoiselle, pourquoi avoir fait une chose pareille ?! C’est de la démence ! Vous êtes
vraiment démente finalement, comme le disait l’avocat ?!

- Vous savez, chacun a un peu sa propre définition de la démence. Moi par exemple, c’est ce monde
que je trouve dément. Mais peut-être avez-vous raison, d’un point de vue ou d’un autre sans aucun
doute d’ailleurs, en y réfléchissant.

- Après ce que j’ai vu, si vous voulez, je peux regarder ailleurs un instant, et…

- Oh, mais vous êtes trop mignon ! Vous êtes vraiment un « gentil » vous, n’est-ce pas ? Ne vous en
faîtes pas, tout va très bien se passer. Finalement, je crois que vous avez raison, je suis cinglée.

Le jeune homme la regardait incrédule.

- En fait, je suis un ange. Je suis venu régler une affaire et maintenant qu’elle est terminée, je vais
m’envoler, hop ! Comme ça. La police va venir, elle va m’embarquer, et tout sera fini. Et je vous
recommande de m’oublier… D’accord ?

Quelques instants passèrent dans un silence assourdissant entre les deux jeunes gens, puis ils
parvinrent à la sortie du magasin, au lieu annoncé. Trente secondes plus tard, tout au plus, une voiture
de police s’arrêta devant la porte, Shaana entre le fameux « Green Man » et l’agent de sécurité.

Deux policiers sortirent de la voiture, tous gyrophares allumés. L’un d’eux s’adressa au « Green Man » :

- C’est elle ?

Chapitre 6 – page 212


- Oui c’est moi ! répondit Shaana.

- Allez, viens avec nous ma petite, on va faire une balade en voiture. Tu pourras mettre la sirène si tu
veux.

Shaana se laissa empoigner, un peu violemment à son goût malgré sa totale absence de résistance en
effet, et, se retournant, fit un amical signe de la main à l’agent qui l’avait accompagnée, lequel la
regarda se faire arrêter, les yeux ronds. Le « Green Man » le regarda avec le même regard médusé
sans prononcer un mot.

- Elle est un peu folle, enfin je crois, lui dit-il pour toute réponse à son regard interrogateur, alors que
la voiture de police démarrait.

- Euh, s’il vous plaît, dit-elle depuis le siège arrière de la voiture, s’adressant à celui des deux officiers
qui tenait le volant, l’autre à ses côtés, voudrez-vous bien avoir l’obligeance de me déposer à l’aéroport
d’Heathrow s’il vous plaît ? Merci.

- Les deux hommes sourirent de concert, bien sûr ma petite demoiselle, avec plaisir.

- Vous pourriez mettre la sirène et les gyros s’il vous plaît ? Je suis assez pressée en fait.

Les gyrophares s’allumèrent et la sirène retentit immédiatement.

- Merci beaucoup, c’est gentil.

Quarante minutes plus tard, la voiture arrivait sur le parking courte durée de l’aéroport.

- Ne vous embêtez pas davantage, c’est déjà gentil à vous de m’avoir amenée jusqu’ici. Vous pouvez
me laisser là, je vais me débrouiller. Merci beaucoup.

La voiture s’arrêta et le policier qui se trouvait à côté d’elle sortit du véhicule pour venir lui ouvrir la
portière.

- Merci mon brave, lui dit-elle en bondissant hors du véhicule. Maintenant retournez dans la voiture,
à côté de votre collègue.

Ce qu’il fit sans poser de question. Une fois installée à l’intérieur, elle s’adressa une dernière fois aux
deux hommes, faisant signe à celui qui se trouvait côté passager de baiser la vitre de sa portière.

- Bon, maintenant, vous allez retourner à Londres, et complètement oublier tout ce qui vient de se
passer depuis votre passage chez Harrods. Vous direz qu’il n’y avait personne, que la jeune fille avait
dû s’échapper avant que vous n’arriviez. En rentrant en ville, vous vous sentirez l’estomac lourd après
tout ce que vous avez mangé, justifiant le temps pris entre le moment où vous vous êtes retrouvés
devant le grand magasin, et celui où vous atteindrez le centre-ville. Est-ce que c’est compris ?

- Parfaitement Mademoiselle, répondit l’un.

- Absolument clair, répondit l’autre.

- Regardez-moi tous les deux ! leur ordonna-t-elle, à la suite de quoi ils la dévisagèrent.

Chapitre 6 – page 213


- A quoi est-ce que je ressemble ?

Les deux hommes se regardèrent mutuellement, ne semblant pas comprendre la question.

- Alors ? A quoi est-ce que je ressemble ?! C’est simple comme question non ?

L’un des deux policiers se risqua à une réponse sur la pointe des pieds :

- Mais… comment voulez-vous qu’on le sache, on ne vous a pas vue !

- Parfait ! fit-elle, une moue de satisfaction, tapant doucement le haut de la portière avec la main, d’un
air entendu. Allez-y maintenant, et ne prenez pas de retard. Si vous mettez plus de quarante minutes
à rentrer, vous allez devoir avoir un accident pour justifier tout ce temps passé. OK ? Alors faites vite !

- Bien sûr Mademoiselle, bonne journée à vous ! lui fit le chauffeur, les deux hommes lui adressant un
salut, deux doigts levés sur leurs fronts.

- Merci, excellente journée à vous aussi.

La voiture démarra en trombe en direction de la sortie du parking, manquant de foncer dans la


barrière, dont la perspective fit grimacer Shaana.

* Faites gaffe quand même les gars, pensa-t-elle à leur intention…

Sa nouvelle destination l’attendait. Elle venait d’en recevoir psychiquement tous les détails depuis la
Section de Liaison installée sur le Pont. La prochaine étape de son périple était le Brésil.

Les « Modules Etranges »

Après quelques… longues minutes de marche, Shaana arriva à un guichet.

« Qu’est-ce que c’est grand ici », pensa-t-elle.

« Un peu comme chez nous, mais il faut marcher tout le temps pour aller d’un endroit à un autre, c’est
aberrant quand on y pense… ».

- Bonjour Mademoiselle.

- Euh, bonjour, répondit Shaana à la guichetière qui venait de la saluer. Je voudrais un billet pour Rio
s’il vous plaît.

- Rio ? De Janeiro ?

- Ben oui, pas Rio de Londres, ça s’appelle la Tamise le Rio de Londres !

La jeune femme regarda la Tvish avec interrogation.

- C’est la première fois que vous prenez l’avion ? lui demanda-t-elle.

Chapitre 6 – page 214


- Euh, oui. Pourquoi ? Ça se voit ?

La jeune femme sourit.

- Oui un peu. A quelle date voulez-vous partir ?

- Ben, genre maintenant…

S’humectant les lèvres en hochant négativement la tête, la guichetière réfléchissait à la manière


d’expliquer à sa cliente comment fonctionnait le principe de réservation des vols.

- Je regrette, on ne peut pas prendre un avion comme ça, comme on prendrait un bus.

- Et pourquoi ça ?

- Parce que tout est plein ! Quel vol souhaitiez-vous prendre ?

- Celui de dans deux heures à peu près.

La jeune femme sourit.

- Ecoutez, non. Il faut que vous réserviez votre place assez longtemps à l’avance. Vous ne pouvez pas
monter dans l’avion comme ça.

- Êtes-vous sûre qu’il n’y a plus de place ?

- Quasiment ! C’est une destination prisée en plus. Je regrette. Je peux vous réserver un vol pour…

Elle regarda l’écran de son ordinateur concernant les vols à venir.

- Le mois prochain, poursuivit-elle. A partir du 20. Ça vous irait ?

- Pourriez-vous vérifier qu’il n’y ait effectivement plus de place dans celui de tout à l’heure ?

- Ecoutez, je vous ai dit…

- Je sais ce que vous m’avez dit, mais s’il vous plaît… vérifiez ! Ça ne vous coûte rien ! Si ?

La jeune femme perdit son sourire et soupira. Elle tapota sur son clavier et scruta son écran. Elle fronça
soudain les sourcils en se concentrant sur l’image qui paraissait devant elle.

- Alors ? s’enquit Shaana.

- Eh bien… il reste une place. Il y a eu une annulation à l’instant. Enfin, il y a sept minutes…

- C’est fou hein ?! lui fit-elle avec un grand sourire, le soulignant par un soulèvement rapide de ses
sourcils.

La jeune femme sembla contrariée par la situation.

- Vous avez une chance peu commune, lui lança-t-elle pour excuser sa déconvenue.

Chapitre 6 – page 215


- Oui oui, je sais, ça m’arrive tout le temps, c’est pour ça.

- Vous avez des bagages ?

- Non.

- Vous allez… à Rio… sans bagages ?!

- C’est interdit ?

- Non bien sûr.

- Alors pas de bagages.

- Vous avez… un bagage à main ? Non plus ?!

- Non, ma poche arrière, seulement.

- Hum… Aller-retour ?

- Non, aller simple.

- Vous voulez réserver une voiture sur place.

- Je préfère marcher.

La jeune femme la regardait en coin, un rien suspicieuse.

- Ma cousine m’attend. Elle me prend en charge et pour fêter mon diplôme, elle m’a dit qu’on ferait
les boutiques ensemble et que c’est pour repartir, je ne sais pas quand, qu’il me faudrait des valises.
Des valises pleines de monokinis.

- Vous vous fichez de moi n’est-ce pas ? osa-t-elle lui demander.

- Un peu, mais pas beaucoup, lui répondit-elle en souriant.

- Votre passeport s’il vous plaît.

Shaana s’exécuta. La guichetière s’en saisit, puis poursuivit son enregistrement, tapotant furieusement
sur son clavier. Un bout d’un temps plus tard, que Shaana trouva bien long, une longue feuille
cartonnée sortit d’une machine. La guichetière s’en saisit, le glissa dans le passeport de Shaana.

- Voilà. Vous embarquez à partir de 14h10, terminal 5. La porte d’embarquement sera désignée sur les
panneaux. Vous aurez une escale à Bogota, avec un temps de vol de dix heures et quarante-neuf
minutes jusque-là. Une escale de dix-huit heures et seize minutes, puis votre correspondance jusqu’à
Rio de Janeiro à 13h45 heure locale, avec un temps de vol de six heures et trente minutes, suite à quoi
vous atterrirez à Rio de Janeiro à 22h45 heure locale. Vous voyagerez avec la compagnie British
Airways. Ça vous fait 687,89 Livres s’il vous plaît.

Shaana présenta sa carte bancaire et en composa le code PIN (1111, clin d’œil du Pont). La jeune
femme lui rendit sa carte, le récépissé de paiement, et son passeport avec le billet à l’intérieur.

Chapitre 6 – page 216


- Dépêchez-vous, vous n’avez guère le temps. Le passage du barrage de sécurité peut être long. Je vous
souhaite bon voyage… chez votre cousine.

- Merci beaucoup lui adressa-t-elle en retour avec un grand sourire.

Il est vrai que son timing était quelque peu serré. Elle n’était pas mécontente de pouvoir entrer
rapidement dans l’avion et souffler un peu durant tant de temps de voyage. Son ordre de mission ne
lui était pas encore parvenu relativement à cette étape, mais elle ne manquerait pas de temps une fois
en cabine. Elle passa les divers contrôles sans problème jusqu’à la porte d’embarquement, avec cette
étrange impression qu’elle aurait pu se faire interpeler à n’importe quel moment. Elle se sentait
comme, surveillée, d’une certaine manière, voire traquée à certains moments. Elle savait pourtant que
c’était vraiment très improbable. Elle en conçut un réel soulagement lorsqu’elle pénétra dans
l’appareil, et qu’elle put s’installer à la place qui lui était attribuée. A peine assise, une jeune femme
d’à peu près son âge vint s’asseoir à côté d’elle, une jolie brune aux longs cheveux raides, les yeux
noisette, vêtue d’un tailleur petit pied de poule noir et blanc en laine, sur un chemisier de soie blanche.
Shaana aimait la soie… Elles se sourirent, sans échanger le moindre mot, Shaana perdue dans ses
pensées, le regard pointant loin au-delà du hublot. La jeune femme à côté d’elle prit le temps de
s’installer, et une fois assise, s’adressa à elle :

- Ça va ?

Shaana la regarda surprise.

- Oui, oui ça va merci, lui répondit-elle, un faible sourire, attendant une suite qui ne venait pas. Elle
tourna donc la tête à nouveau vers le hublot avec un nouveau sourire de convenance, se demandant
pourquoi cette question finalement, sans autre entrée en matière.

La jeune femme plaqua alors violemment sa main sur le bras de Shaana, ce qui la fit se retourner à
nouveau vers elle, la jeune femme la fixant à présent d’un regard extrêmement sévère, empoignant
son bras qu’elle serrait de plus en plus fort. Shaana, jetait sur elle un regard interrogateur, le faisant
alternativement passer des yeux noisette de la jeune femme à sa main crispée sur son bras. Elle
regardait sa voisine de manière agressive, se demandant ce qu’elle lui voulait.

- Shaana, tu ne me sens pas ! Qu’est-ce qui se passe ?! lui demanda-t-elle, jetant sa voisine dans la
stupeur totale !

- Qui, qui es-tu ? lui demanda Shaana.

- Il faut te faire exfiltrer tout de suite ! lui dit-elle pour toute réponse, tout en lui lâchant le bras.

- Attends ! lui rétorqua-t-elle, en agrippant son bras à son tour.

La jeune femme la regarda inquiète.

- Tu ne peux pas rester dans cet état voyons. De toute façon tu ne peux pas finir ta mission.

Shaana était confuse, totalement perdue. Elle n’avait même pas senti sa sensitivité faiblir.

- Tu dois regagner le Pont au plus vite tu entends ?!

Chapitre 6 – page 217


- Euh… mais non je ne peux pas…

- A quoi je pense ? lui demanda-t-elle sans transition.

- Quoi ?

- A quoi je pense je te demande ! Concentre-toi et réponds !

Shaana réfléchit.

- Je n’en sais rien, finit-elle par lui répondre, des larmes dans les yeux.

- Tu es complètement sourde et aveugle. Tu ne peux pas rester ici.

- Mais, il y a encore deux heures, j’ai dit aux policiers de m’amener à l’aéroport, et, et ils n’ont pas
objecté !

- Eh bien justement, maintenant il se passe quelque chose de grave et il faut absolument qu’on sache
quoi.

- Mesdemoiselles, je vais vous demander d’attacher vos ceintures nous allons décoller, vint les distraire
une hôtesse de l’air.

- Euh, oui bien sûr, répondit la Tvish aux yeux noisettes avec un sourire forcé.

Shaana ne dit rien, se contentant de mettre à exécution les ordres de l’hôtesse.

- On ne peut pas me faire sortir d’ici maintenant. Je ne sais même pas si on peut faire une contre-
transposition28 en mouvement !

Ce sur quoi l’avion se mit à quitter sa position afin de rejoindre sa piste d’envol.

- Je n’en sais rien non plus, admit sa voisine, se prenant la tête dans les mains. Il faut que je réfléchisse
un peu. Bon sang, qu’est-ce que c’est que cette entourloupe encore ?! Ferme ton esprit, ne laisse rien
y pénétrer tu entends ?

- Tu crois que ça vient de l’Ennemi ? Mais, il est défait non ?

- Je n’en sais rien ! Je réfléchis pour l’instant.

La voix du commandant de bord retentit, annonçant son identité et souhaitant à tous les passagers la
bienvenue à bord, le temps de vol estimé, et le discours habituellement tenu en cette occasion, alors
que les deux hôtesses de bord affectées à cette tâche, étaient comme requis, en train de mimer les
diverses procédures d’urgence en cas de danger, sur les consignes en rapport données à l’intercom
par une troisième. L’avion prit de la vitesse, et Shaana se sentit plaquée contre son siège, ressentant
ainsi une sensation qu’elle n’avait encore jamais connue, et plus encore lorsque l’avion décolla,
s’arrachant de la piste en direction du couloir aérien qui lui était attribué.

28
La contre-transposition est le passage du plan physique vers les plans subtils.

Chapitre 6 – page 218


« Quelle bizarre façon de se déplacer », pensa-t-elle.

- Ecoute Shaana, reprit sa voisine. Au fait, je m’appelle Ariella, lui dit-elle avec un sourire qu’elle sentit
se voulant tout de même réconfortant. J’ai beau réfléchir je ne vois pas. Je vais contacter le Pont et
demander l’avis de l’Amirauté. Toi, tu restes tranquille, tu ne penses à rien, tu n’émets rien au cas où,
on ne sait pas qui peut être dans l’avion finalement. Il faut être prudentes. Je vais essayer de leur faire
dessiner un tracé d’exfiltration à partir des toilettes par rapport aux calculs du plan de vol, pour qu’à
des coordonnées précises, quand nous les aurons atteintes à ce moment exact, tu puisses passer en
contre-transposition. Je ne sais pas si c’est possible mais je vais voir avec Rina si on peut faire quelque
chose comme ça. OK ?

- D’accord, appuyant son approbation par un mouvement de tête.

- Je vais faire semblant de dormir. J’ai tout le temps, et ils ne passeront pas dans les allées avant un
petit moment, donc personne ne me dérangera. Rappelle-toi, continue à fermer ton esprit. Ne pense
à rien.

Shaana réitéra son hochement de tête approbateur. Elle était inquiète. Elle se sentait handicapée, et
désemparée par le fait même de ne s’en être pas même aperçue.

- Merci Ariella, fit-elle doucement, les yeux légèrement rougis.

- On va trouver ne t’en fais pas. Je suis avec toi.

Shaana lui sourit tristement en refaisant « oui » de la tête, alors qu’Ariella s’appuya sur le dossier de
son siège qu’elle bascula légèrement en arrière. La dame âgée qui était assise à côté d’elle, côté couloir,
dormait déjà. Shaana retourna son regard vers le hublot. N’ayant plus rien d’autre à faire qu’attendre,
perdant ses yeux bleu-acier dans celui, azur, du ciel qui s’étendait à présent à perte de vue. Elle se
demandait ce qu’elle allait devenir. Sans elle, le plan de Seya ne pourrait être mis en place, du moins
le pensait-elle. Elle avait sans doute raison. Elle versa une larme, pour la première fois de son existence,
et trouva cette réaction alarmante elle aussi.

« Qu’est-ce que je suis en train de devenir ? », se demanda-t-elle dans le silence de ses pensées
profondes. « Est-ce que les Tvish ne subiraient pas une sorte de mutation au contact de ce monde
épouvantable ?! Est-ce qu’il reste encore de l’espoir ? Est-ce qu’il ne faudra pas tout abandonner et
refaire du neuf ailleurs ? Mince… je ne dois pas penser ».

Il se passa ainsi une bonne heure jusqu’à ce qu’Ariella finisse par « se réveiller » de son soi-disant
sommeil, Shaana ayant décliné toutes les offres de boissons et divers sandwichs qui leur avait été
proposés.

- Alors ? s’enquit Shaana.

- Ça va aller. La transposition, dans un sens ou dans l’autre, ne pose pas de gros problèmes en soi, mais
les calculs sont beaucoup plus compliqués, et les risques de secousses, pour toi, sont réels, mais ça
devrait aller. Le plus gros problème, c’est de te replacer dans l’avion ensuite, dû au mouvement. Mais
ça ira, ça ira…, fit-elle en espérant sincèrement que ça puisse effectivement aller aussi bien. Il faudra

Chapitre 6 – page 219


juste que toutes soient très précises dans leurs actions. Les Nagas ont envoyé un contingent spécial
pour superviser le transfert. Donc, il faut que tu trouves un instant pour aller aux toilettes. Tu
t’enfermes. Tu te cramponnes, et tu attends. Dix secondes après que tu sois entrée, je donne
psychiquement le signal de départ au Pont. Il faudra juste faire vite. Tu ne peux pas rester « aux
toilettes » pendant des heures. Si quelqu’un vient frapper à la porte pour voir si tu vas bien, tu ne seras
pas là pour répondre. Elles ont déjà préparé des éléments de test pour que ça aille vite. Au bas mot tu
as 15 minutes, c’est-à-dire le quart d’une heure, si tu vois à peu près, pas plus. Elles t’attendent sur le
Pont. Ça va secouer un peu, il faut t’y attendre. Tu seras obligatoirement contre-transposée avec une
petite partie de ton énergie cinétique due au mouvement de l’avion. Elles ne peuvent pas tout annuler,
même avec des compensateurs inertiels, et l’avion va à plus de 800 km/h. C’est… rapide !

- J’ai compris, ça va aller.

- Mais…

- Je sais, ce sera pire au retour !

- C’est ça. Donc, attends que l’occupant actuel des toilettes en sorte, et vas-y.

Au même instant, l’avion fut secoué de violents tremblements. L’hôtesse, au bout de l’allée centrale,
prit le combiné accroché au mur.

« - Votre attention s’il vous plaît. En raison de turbulences nous vous enjoignons à regagner vos sièges
et boucler vos ceintures s’il vous plaît. L’usage des toilettes est également interdit durant le temps
nécessaire à la traversée de ces perturbations. D’ici quelques minutes nous allons vous proposer le
visionnage d’un film. Nous passerons dans les allées afin de distribuer les écouteurs. Merci de votre
attention. »

- Ben voyons ! Quelle guigne ! Il fallait que ça arrive maintenant ! Le Plan bon sang, le Plan ! Qu’est-ce
que tu fais ?! S’insurgea Ariella.

- Ce n’est peut-être juste pas le meilleur moment, suggéra Shaana.

- Peut-être. De toute façon, nous n’avons d’autre choix que celui d’attendre.

- Je vais recontacter le Pont et leur dire que nous avons des problèmes de turbulences et que les
toilettes sont pour l’instant inaccessibles, en espérant que ça ne dure pas tout le temps du voyage.
Sinon il faudra attendre que nous soyons arrivées à Bogota.

Shaana saisit l’avant-bras d’Ariella.

- Regarde ! C’est fini ! Ça ne bouge plus…

- Les toilettes sont toujours inaccessibles…

Un « ding » retentit au même moment et la lumière témoin d’accessibilité des toilettes passa au vert.

- Vas-y, fonce ! ordonna Ariella.

Chapitre 6 – page 220


Shaana se leva d’un bond, passa au-dessus de la dame âgée qui s’était rendormie, et se rua sur les
toilettes, doublant dans l’allée centrale un jeune garçon d’une dizaine d’années qui manifestement s’y
rendait aussi.

- Désolée gamin, priorité aux filles ! lui lança-t-elle en lui faisant un clin d’œil malicieux.

- Mamaaaannn… chougna-t-il en retournant vers son siège.

- Ce n’est rien, elle avait plus envie que toi c’est tout. Tu iras après.

* OM, Ariella à la Section de Liaison pour le Pont, Shaana est en position. Action immédiate requise.

* OM Ariella, bien compris. Action enclenchée !

Le Pont était en alerte maximale. Le grand hall avait été évacué et les divers allers et venues des Tvish
présentes « au sol » ou devant s’y rendre, suspendus en prévision de l’arrivée de Shaana. Au moment
de l’ouverture des accès, un souffle gigantesque envahit l’immense espace préalablement dégagé et
Shaana en surgit, projetée comme un boulet de canon à travers la salle depuis le Shri Yantra dessiné
au sol, quasiment jusqu’à la moitié de la longueur du hall, se relevant péniblement, les cheveux
complètement ébouriffés.

Vilia accourut vers elle au pas de course avec d’autres Tvish.

- Shaana ! Shaana est-ce que ça va ?!

Elle l’agrippa par le bras, l’aidant à se relever.

- Je suppose que oui, compte tenu des circonstances du moins.

Vilia lui sauta au coup en la serra contre elle.

- Mon Dieu, tu m’as fait une peur bleue. Mais qu’est-ce qu’il t’arrive donc ?

- Je n’en sais rien je ne sens plus rien, affirma-t-elle. Enfin… plus grand-chose, je crois.

- Mais enfin que veux-tu dire ?

- Attends. Elle leva la main pour la faire taire un instant. Si… Je vous sens toutes.

- Tu sens quoi exactement ?

- Eh bien je vous sens comme d’habitude. Je sens votre présence, vos pensées, je me sens faire partie
de la Pracandhasenamukha, faire partie du tout quoi, je ne sais pas. Je sens TOUT, comme d’habitude !

- Alors où est le problème ?

- Mais je n’en sais rien moi. Ariella est venue s’asseoir à côté de moi et je n’ai même pas remarqué
qu’elle était une Tvish tu te rends compte ?

- Ça tient de l’impossible !

Chapitre 6 – page 221


- Seya avait parlé de « l’impossible » comme étant…

- Non, non ! Rien à voir ! l’interrompit Vilia immédiatement. Ce n’est pas du tout dans ce sens-là qu’il
faut l’entendre. Cet arrêt brutal et total de perception est hors du champ du possible. Tu ne peux pas
perdre l’usage de tes sens… comme ça ! Surtout pas en les retrouvant ici pleinement, c’est aberrant.
Ça n’a aucun sens !

A ce moment, trois Sœurs de l’Officine accoururent sur place et se disposèrent automatiquement en


triangulation autour de Shaana, la sondant de part et d’autre afin de trouver un élément, connaissant
l’urgence du moment. Après quelques secondes, c’est Seya qui les rejoignit en courant. Shaana ne put
s’empêcher de penser que c’était la première fois qu’elle voyait l’Amirale courir ainsi.

- Où est le problème ? demanda-t-elle visiblement paniquée.

- Il est ici Seya. C’est moi le problème !

- Ne dis donc pas de sottise plus grosse que toi s’il te plaît !

Seya n’était pas à prendre avec des pincettes, même si Shaana savait qu’elle ne lui en voulait pas pour
cette remarque auto-dépréciative. L’Amirale se rapprocha des trois Sœurs de l’Officine et s’immobilisa
un long moment auprès de l’une d’elles. Elles finirent toutes les trois par tourner leur regard vers Seya,
laquelle soupira un long moment également.

Une voix résonna dans tout le grand hall :

« - OM mes sœurs, ici Ariella, il faudrait penser tout doucement à conclure ! »

- On a encore besoin de cinq minutes Ariella. Débrouille-toi comme tu veux mais il faut nous les
obtenir ! répondit Vilia à la voix qui semblait venir de nulle part.

« - D’accord, je m’y emploie. »

- Merci à toi.

« - On fait ce qu’on peut. »

Seya s’était approchée de Vilia et Shaana.

- Essaie de répondre très précisément à mes questions Shaana c’est important.

- D’accord !

- Tu étais donc dans l’avion lorsque tu t’es aperçue que tu ne pouvais déceler Ariella en tant que Tvish,
c’est ça ?!

- C’est ça.

- Ariella pouvait-elle ou non utiliser ses propres capacités au même moment ? Concentre-toi c’est
important.

Chapitre 6 – page 222


- Euh, je n’en sais rien…

- Comment ça tu n’en sais rien ?

- Mais non, je ne suis pas elle, comment veux-tu que je sache ?

- Elle en a fait usage ou pas ?

- Euh… laisse-moi trente secondes pour réfléchir…

- Nous ne les avons pas !

- Oui mais bon, je peux aussi inventer mes réponses si tu préfères !

- Bon, excuse-moi. Réfléchis mais fais vite. On n’a pas de Tessoacte de disponible actuellement, on doit
agir en temps réel !

Shaana rassembla toute son énergie disponible pour se remémorer le plus fidèlement possible ces
moments-là lors du déroulement des événements. Elle plongea en elle-même et fit le tri des
informations mémorielles le plus précisément qu’elle le pouvait…

« - Tu es complètement sourde et aveugle. Tu ne peux pas rester ici.

- Mais, il y a encore deux heures, j’ai dit aux policiers de m’amener à l’aéroport, et ils n’ont pas
objecté !

- Eh bien justement, maintenant il se passe quelque chose de grave et il faut absolument qu’on
sache quoi.

Mesdemoiselles, je vais vous demander d’attacher vos ceintures, nous allons décoller.

- On ne peut pas me faire sortir d’ici maintenant. Je ne sais même pas si on peut faire une
contre-transposition en mouvement !

L’avion se mit en mouvement …

- Je n’en sais rien non plus. Il faut que je réfléchisse un peu. Bon sang, qu’est-ce que c’est que
cette entourloupe encore ?! Ferme ton esprit, ne laisse rien y pénétrer tu entends ?

- Tu crois que ça vient de l’Ennemi ? Mais, il est défait non ?

- Je n’en sais rien ! Je réfléchis pour l’instant.

La voix du commandant de bord retentit…

L’avion prit de la vitesse…

Plaquée contre le siège…

Chapitre 6 – page 223


Sensation jamais connue lorsque l’avion décolla…

- Quelle bizarre façon de se déplacer.

- Ecoute Shaana, j’ai beau réfléchir je ne vois pas. Je vais contacter le Pont et demander l’avis
de l’Amirauté. Toi, tu restes tranquille, tu ne penses à rien, tu n’émets rien au cas où, on ne
sait pas qui peut être dans l’avion finalement. Il faut être prudentes. Je vais essayer de leur
faire dessiner un tracé d’exfiltration dans les toilettes par rapport aux calculs du plan de vol,
pour qu’à des coordonnées précises, quand nous les aurons atteintes à ce moment exact, tu
puisses passer en contre-transposition. Je ne sais pas si c’est possible mais je vais voir avec Rina
si on peut faire quelque chose comme ça. OK ?

- D’accord.

- Je vais faire semblant de dormir. J’ai tout le temps, et ils ne passeront pas dans les allées avant
un petit moment, donc personne ne me dérangera. Rappelle-toi, continue à fermer ton esprit.
Ne pense à rien.

- Merci Ariella.

- On va trouver ne t’en fais pas. Je suis avec toi.

Une bonne heure jusqu’à ce qu’Ariella finisse par se réveiller…

Une bonne heure… Une heure… »

- Elle me disait qu’elle réfléchissait à une solution, ou une explication, et elle m’a dit ensuite de ne
penser à rien au cas où. Elle vous a contacté une fois l’avion ayant quitté l’aéroport.

- Voilà ! s’exclama Seya.

- Voilà quoi ? s’enquit Vilia. Tu y comprends quelque chose ?

- Ils ont installé des inhibiteurs psychiques à haute énergie, j’en suis certaine. En réalité Ariella était
aussi affectée que Shaana mais elle n’en a rien su. C’est l’absence de réponse de Shaana qui les a
alertées, mais en réalité Ariella n’émettait pas davantage que Shaana ne recevait. Elle lui a demandé
de cesser toute émission et n’a repris les siennes propres qu’une fois l’avion ayant décollé, donc avec
succès. Shaana aurait tout aussi bien nous contacter, elle l’aurait pu aussi bien qu’Ariella.

- Des inhibiteurs ? demanda Shaana en regardant Vilia, laquelle fit une grimace d’ignorance.

- Oui, nous avons eu confirmation que cette technologie avait été déployée dans certains lieux
stratégiques, notamment suite à la défection de renifleurs. Comme ils ne pouvaient plus en affecter
autant qu’ils le voulaient, ils ont installé des inhibiteurs dans des lieux dépourvus de renifleurs pour
éviter toute activité psychique qui soit susceptible de leur échapper, et déployer les psychistes ailleurs,
là où ils en avaient un besoin impératif, comme à la « City » de Londres par exemple.

Chapitre 6 – page 224


« - OM le Pont, ici Ariella. Il faudrait sérieusement penser à conclure, ou je vais devoir plonger tout
l’avion en catalepsie ! Pas sûre que ce soit très indiqué ! »

- Nous avons la solution Ariella. On te la renvoie dans quelques secondes !

« - Heureuse de l’entendre. »

- On peut vraiment inhiber une Tvish ? demanda Vilia ?

- En théorie non, lui répondit Seya. C’est une conséquence collatérale dont ils ont toujours tout ignoré
puisqu’ils ignoraient même notre existence, et dans tous les sens du terme. Mais nous aussi, nous
ignorions cet effet, issu d’une technologie… dont nous avons laissé la connaissance nous échapper (et
à ce moment, Seya pensait dire : « dont VOUS avez laissé la connaissance VOUS échapper », mais elle
préféra s’inclure dans ce cas, ce dont Vilia lui fut reconnaissante ; chaque Tvish se sentant infiniment
cosolidaire de toutes les autres). Une Tvish passe par un canal psychique fermé, mais en temps
ordinaire, chacune de nous désécurise par défaut, comme tu le fais toi-même sur le Pont. Il n’est pas
censé y avoir plus de risque dans la rue, même en étant entourées de renifleurs, dû à la masse des
pensées collectives qui font le brouillage. Sauf que là, ça inhibe, alors qu’en utilisant le protocole
naturellement sécurisé de la conscience Tvish, ça ne le pourrait pas, mais Shaana ne pouvait pas le
savoir.

« - Les filles, c’est pas pour vous embêter mais ça sent le roussi ici… »

- On te la renvoie dans trente secondes Ariella, prépare-toi !

« - Bien reçu. »

- Va vite Shaana, dit Vilia. On va essayer d’adoucir encore la chute, mais prépare-toi, ça ne va pas être
drôle.

- J’avais compris ne t’en fais pas.

« - Il y a de nouveau des turbulences, et ça secoue ! Juste pour information. »

- Tant mieux, ça fera passer la pilule avec un peu de chance, rétorque Shaana.

- Je ne comprends pas l’allusion, admis Vilia.

- Peu importe. Merci pour tout. Vous n’avez pas idée à quel point je suis rassurée !

- On t’envoie les informations sur ce problème dès qu’on aura planché dessus, et éventuellement des
consignes en rapport.

- Bien compris.

La voix de la coordinatrice de service retentit dans le hall d’embarquement :

« - ATTENTION, tout le monde dégage du grand hall s’il vous plaît. Transposition d’urgence en mode
non-conventionnel dans 3… »

Chapitre 6 – page 225


- fais attention à toi Shaana.

« - 2… »

- Promis ! Merci à vous deux…

« - 1… »

…lança Shaana en s’élançant vers le centre du Shri Yantra…

« TRANSFERT ! »

…duquel elle disparut en un éclair aveuglant et un vent violent qui s’empara de l’ensemble de la salle
du Pont, alors qu’un « BOUM » énorme retentit dans la cabine de l’avion, perceptible par tous, malgré
le roulis de l’appareil soumis à de terribles turbulences, faisant de temps à autre hurler les passagers,
certains, aux visages jaunâtres, vomissant dans les sacs de papier prévus à cet effet.

Au son indescriptible que produisit le retour de Shaana, deux hôtesses et un steward se ruèrent sur la
porte des toilettes en hurlant, alors qu’Ariella fit de même depuis son siège, débouclant sa ceinture à
toute allure.

Le personnel de bord, mobilisé à la porte des toilettes, ne cessait de s’enquérir de l’état leur occupante.

- Mademoiselle ! Mademoiselle, est-ce que tout va bien ?! s’acharna le steward. Mademoiselle


répondez s’il vous plait !

- Non ! Mademoiselle ! s’interposa une hôtesse, lorsqu’Ariella surgit de même vers la porte des
toilettes. Vous devez retourner vous asseoir, on s’en occupe !

Le Steward, tambourinait à la porte, se demandant s’il n’allait pas l’enfoncer, tous titubant à moitié dû
aux secousses que subissait l’appareil, hormis Ariella qui conservait un équilibre parfait, laquelle
retourna s’asseoir pour éviter de trop attirer l’attention sur elle, tant dû à son imperturbable stabilité
que pour éviter de se prendre les foudres du personnel de bord exigeant d’elle qu’elle aille se rasseoir.

Shaana sortit des toilettes en titubant aussi, le nez ensanglanté. Ariella ne put s’empêcher d’inspirer
bruyamment, les yeux écarquillés la main devant la bouche, puis se de relever de son siège, lorsque
l’hôtesse lui adressa un regard assassin, son index tendu vers elle, la sommant, une fois de plus, de se
rasseoir.

- Je la ramène à sa place, inutile de vous lever, et bouclez votre ceinture une fois pour toutes. QUE
TOUT LE MONDE RESTE CALME S’IL VOUS PLAÎT ! Finit-elle par hurler, excédée.

Elle rassit Shaana auprès d’Ariella, à côté de la dame âgée finalement éveillée, qu’une autre hôtesse
prit soin d’aider à se lever pour laisser davantage de place à la Tvish dont le front était également
blessé. Elle tenait en main une masse impressionnante de papier plaqué sur son visage, rougit par son
sang, échangeant leurs places respectives par facilité.

- Je vais chercher du coton hémostatique, annonça l’hôtesse, après avoir rassis la dame âgée.

Chapitre 6 – page 226


- Mon Dieu Shaana, est-ce que ça va ?!

- Oui, oui. J’ai connu bieux bais ça va pas trop bal.

Ariella pouffa de rire.

- Pourquoi tu parles comme ça ?

- Parce que je de peux pas trop faire autrebent pour le bobent !

- Ah bon ? C’est vrai ?! lui répondit-elle en effaçant son hilarité pour reprendre son expression
d’inquiétude.

- Probis, c’est pas pour faire le cloud !

- Le cloude ?

Shaana s’énerva. Elle enleva la boule de papier qui couvrait la moitié de son visage rougi par son sang,
et mit son point devant le nez pour mimer le nez du clown en question.

- Euh, je, je n’ai pas compris…

Shaana soupira !

* Ce n’est pas pour faire le clown ! pensa-t-elle à son intention.

- Ah ! le clown !

Shaana leva les yeux au ciel.

- Argh, c’est pas beau, tu as une salle tête !

- Berci.

- C’est la toute première fois que je vois une Tvish saigner ! On peut saigner alors ?!

- Don, c’est bon douveau baquillage !

- Venez Mademoiselle, je vais vous mettre du coton hémostatique dans les narines, ça arrêtera le sang,
et voilà deux aspirines pour le mal de tête si vous en avez besoin, dit l’hôtesse qui était revenue vers
elle toute catastrophée.

Shaana soupira une fois de plus, vérifiant l’articulation de sa mâchoire en la faisant aller de haut en
bas et de gauche à droite.

- Don, don, ça ira je vous rebercie, ça de sèdieu déjà plus… Dans ude heure on d’y verra plus rien… Et
je d’ai pas mal à la tête. Berci encore. C’est très gentil à vous. Vraibent, berci beaucoup.

- Vous êtes vraiment sûre ?

- Oui oui je vous dis, je vous assure, tout va bien.

Chapitre 6 – page 227


- En effet, on dirait que c’est déjà mieux que tout à l’heure ! C’est fou, vous cicatrisez vite !

- Oui, en effet, c’est de fabmille…

Elle renifla bruyamment.

- Ça va, c’est quasiment passé, merci c’est gentil. Allez donc vous occuper des gens qui ont plus…
(SNIFF), plus besoin que moi de votre assistance, lui répondit-elle en passant son doigt sous son nez
pour s’assurer qu’il ne saignait plus.

- Ah ! Eh bien d’accord dans ce cas. Merci pour eux, c’est très noble de votre part.

- J’essaie, sincèrement, conclut-elle avec un sourire un peu forcé.

- J’aimerais bien pouvoir retourner aux toilettes pour me laver un peu si c’était possible, demanda-t-
elle à l’hôtesse avant qu’elle ne s’en aille.

- Toujours pas excusez-moi, il faut attendre la fin des turbulences. Et on doit d’abord nettoyer… le sang.
Je vous apporte une barquette de lingettes humides.

- D’accord (SNIFF), bonne idée, et peut-être quelques mouchoirs s’il vous plaît.

- Bien sûr, tout de suite.

Shaana se palpa le front alors qu’Ariella faisait la grimace en la regardant.

Les lumières de l’avion clignotaient de manière inquiétante, bien que l’intensité lumineuse ait été
baissée au maximum possible.

- SNIFF ! Ah la vache ! Je me sens complètement sonnée.

- Bon sang Shaana, qu’est-ce que tu m’as fait « peur »29 !

- Oh tu n’es pas la seule, je me suis fait un peu « peur » aussi.

- Je suis restée tout le temps que tu étais partie devant la porte des toilettes comme si j’attendais que
tu sortes pour y aller moi-même. Mais quand les turbulences ont recommencé, on m’a obligée à
retourner à ma place.

- Alors par crédibilité, n’oublie pas d’y aller finalement.

- Oui, je vais y aller. Mais avant, est-ce que je peux te demander quelque chose ?

- Ce qu’il s’est passé sur le Pont ?

- Non. Ça fait quoi de saigner ?

29
Le mot « peur » est ici employé pour exprimer l’inquiétude ressenti par Ariella pour sa sœur, mais la sensation
de peur en sens strict du terme ne peut être ressentie par les Tvish, lesquelles y sont insensibles.

Chapitre 6 – page 228


- On s’en met partout, sinon il y a mieux.

- OH ! hurla Ariella !

- Quoi ? sursauta Shaana !

- Tu as dit « le clown » !

- Quoi ?

- Tout à l’heure, tu as dit « clown » !

- Et alors ? ne voyant où elle voulait en venir.

- Tu l’as pensé et je l’ai entendu ! Attends, je pense à quelque chose ! A quoi je pense ?! Allez ! A quoi
je pense là tout de suite ?!

- Shaana, encore un peu étourdie, chercha un instant, et éclata de rire jusqu’aux larmes.

- T’es bête ! Franchement Ariella !

- Cette dernière ne put s’empêcher de rire, elle aussi.

- Bon, ça, c’est réglé, enfin, plus ou moins, lui confirma Shaana.

- C’était quoi alors ? s’enquit Ariella.

- Ça t’intéresse quand même finalement ?

- Pfff, évidemment qu’est-ce que tu crois ?!

- Non parce que tout à l’heure…

- Oui bon ! Alors, c’était quoi ?

- (SNIFF) Ah ! Merci Mademoiselle…

* Des inhibiteurs psychiques, pensa-t-elle à son intention.

L’hôtesse venait de lui rapporter les lingettes et les mouchoirs. Tout en se débarbouillant autant qu’elle
le pouvait, Shaana entreprit de répondre à Ariella, en la gratifiant de chaque détail, depuis son
extraction de l’avion, jusqu’à sa bruyante réintroduction au cours de laquelle elle fut projetée contre
le miroir du cabinet de toilette de l’avion, s’y fracassant quasiment le nez, mais sans laisser la moindre
chance audit miroir qui, lui, n’y résista pas.

- Des… inhibiteurs ?

- Absolument.

Chapitre 6 – page 229


Ariella resta songeuse un long moment. L’hôtesse repassa auprès d’elles avec un sac poubelle grâce
auquel Shaana put se débarrasser des divers tissus imprégnés de son sang. Après un instant
d’hésitation, l’hôtesse s’approcha légèrement d’elle.

- C’est incroyable ! C’est quasiment miraculeux ! Je n’ai jamais vu ça. J’aurais bien parié sur une
commotion cérébrale au-delà de simples contusions ! Et là, c’est comme s’il ne s’était rien passé ! Il ne
reste qu’un léger bleu au front. C’est prodigieux.

- C’était bien une commotion cérébrale, vous auriez dû faire médecine, lui répondit Shaana. Ecoutez…
Puisqu’on en est là, je vais vous faire un aveu. Je suis immortelle, mais s’il vous plaît, ne le dites à
personne sinon je vais finir disséquée sur une table de laboratoire du Gouvernement et je suis trop
jeune pour vivre ça, d’accord ?

L’hôtesse éclata de rire.

- Vous avez sacrément le moral et une répartie qui le vaut bien. Je peux vous demander un coup de
main si la situation météo ne s’améliore pas, histoire de calmer tous ces gens qui s’agitent ? Je suis
certaine que vous ferez merveille.

- En cas d’urgence, je ferai ce que je pourrai. Si je peux aider ce sera avec plaisir, lui confirma Shaana.

- Merci, vous êtes vraiment super.

- Merci à vous pour votre dévouement, conclut Shaana en laissant l’hôtesse s’éloigner.

- C’était judicieux tu crois ? lui demanda Ariella.

- Plus que la laisser croire n’importe quoi, et courir son imagination. Rien de telle qu’une bonne grosse
vérité bien incapable d’être crue pour que les gens vous laissent tranquille !

- Tu crois vraiment ?

- J’ai testé pour vous ! Je flouterai un peu ses souvenirs d’ici une heure ou deux. Il n’en restera rien ne
t’en fais pas.

- Si tu le dis. On fait quoi maintenant ? demanda Ariella, un peu inquiète concernant les fameux
inhibiteurs.

- Je vais attendre un éventuel complément d’information concernant ce type de système et de


nouvelles instructions si nécessaire, et en attendant, je propose qu’on s’assoupisse un peu, ça ne nous
fera pas de mal, ni à toi, ni à moi. Mais lorsqu’on « se parle » en secret, il faut désormais utiliser le
canal de la conscience collective Tvish. Elle est naturellement cryptée et beaucoup plus profonde que
la simple transparence de nos pensées respectives à la compréhension de chacune d’entre nous. En
plus, il semblerait que ce système d’inhibition puisse être déjoué par ce moyen, en tout cas, au moins
en termes de communications.

- La « psycom » ?! Carrément ! Si les gens savaient… conclut finalement Ariella.

Chapitre 6 – page 230


- Oui, ben ils ne savent pas et c’est très bien comme ça. De toute façon, même s’ils savaient, ils n’y
croiraient pas. Et en plus, pour le moment, ils s’en fichent royalement. Ils sont bien trop occupés à
visualiser l’avion en train de se crasher, et eux, en train de mourir.

- Oh la la, tu es d’un cynisme…

- Tu es de quel Ordre dis-moi ?

- Martiale30, pourquoi ?

- Juste comme ça… A quoi pensent les gens, là, tout de suite ?

- Pfff, à ce que tu as dit…

- Alors ce n’est pas du cynisme, c’est du réalisme.

Ariella soupira.

- Repose-toi Shaana.

- Merci, toi aussi. Merci pour ce que tu as fait. Merci d’être là.

- De rien petite sœur, avec plaisir tu sais.

Et quasiment ensemble, au même instant, les deux Tvish s’endormirent au milieu des secousses, des
cris, du clignotement des faibles lumières de l’avion, et de l’odeur de vomi.

Le vol vers Bogota

Quelques heures plus tard, Shaana ouvrit les yeux, s’extrayant sans peine d’un « sommeil » sans rêves.
Son visage ne laissait plus apparaître la moindre trace de la violence du choc contre le miroir. Elle avait
trouvé cette expérience étrange. C’est la première fois qu’elle partageait un peu la dureté de la vie des
incarnés, la douleur en moins. Elle n’avait rien senti, hormis la violence du choc. Quelques
étourdissements, mais pas la moindre douleur, rien, juste le sang, lequel s’était arrêté quasiment de
suite. Elle n’avait jamais eu l’occasion de réfléchir au sens de la vie tel que les Êtres Humains
l’entendaient. La « vie »… En était-elle exclue, quelque part ? La « vie » était-elle liée à la douleur ? Ces
sujets de réflexions lui parurent étranges, eux aussi. Voir son propre sang lui avait, quelque part, ouvert
cette perspective de conscience vers quelque chose de sa nature à laquelle elle n’avait jamais réfléchi
auparavant.

De temps à autre, le schéma de la trajectoire de l’avion, depuis son point de départ jusqu’à celui
d’arrivée, en l’occurrence la Colombie, apparaissait sur les écrans. L’avion traversait à ce moment-là
l’océan Atlantique. Il devait se trouver à peu près à mi-chemin. Le vol était calme et le ciel dégagé. Le
front turbulant avait été laissé loin derrière. Il ne restait que le ronronnement paisible des moteurs

30
En réalité, « Martiale » est relative à la Tvish dite « Rouge », laquelle appartient à « l’Ordre des Martiales ».

Chapitre 6 – page 231


alors qu’il semblait à Shaana que l’appareil glissait sur une moquette épaisse. Tout était calme et la
plupart des passagers avaient fini par s’assoupir. Ariella était encore… absente. Elle avait l’air de faire
semblant de dormir. Regarder les gens dormir avait toujours mis Shaana mal à l’aise. Ils apparaissaient
comme vides d’âme. Avachis, les muscles relâchés, bavant, ronflant et râlant, comme s’ils étaient
artificiellement tenus en vie. Ariella semblait, quant à elle, en simple méditation, toute aussi jolie
éveillée que dans cet état de semi-absence. Elle ne s’exprimait simplement pas…

Se calant au fond du siège légèrement basculé vers l’arrière, Shaana se demandait pourquoi elle n’avait
toujours pas reçu de nouvelles instructions quant aux conditions d’exécution de sa mission, pas
davantage que d’informations supplémentaires sur cette histoire d’inhibiteurs psychiques. Elle fouilla
dans sa mémoire pour essayer de trouver une trace de souvenir permettant de rapprocher un
événement vécu d’une possible action de ces dispositifs, laquelle aurait pu passer inaperçue au
moment-même. Mais rien ne lui vint. Elle avait beau chercher, elle ne trouvait rien, du moins rien
qu’elle aurait pu éventuellement trouver suspect sur le coup, et qui trouverait son explication
aujourd’hui, aucune évocation de quelque situation à rapprocher de l’action de ces fichus engins.

Ariella ouvrit abruptement les yeux. Shaana, encore en prospection intérieure, yeux fermés et
concentrée sur son passé, le sentit et ouvrit les yeux à son tour.

- Tu penses fort ! lui dit Ariella.

- Je pense, c’est tout, se défendit-elle.

- Tu m’as réveillée…

- A ce point ?

- Hum… acquiesça-t-elle.

- Excuse-moi.

- Je suis parfaitement reposée de toute façon. Je suppose que je me serais réveillée toute seule d’une
manière ou d’une autre. Tu pensais à quoi au juste ? lui demanda-t-elle en se redressant sur son siège.

- J’étais en train de chercher dans ma mémoire pour voir si j’aurais pu être déjà confrontée à ces
inhibiteurs, sans avoir su que c’en était…

- Je pense que ce sont les dispositifs ennemis les plus récents, lui confia Ariella. Ça doit être concordant
avec l’élimination drastique des renifleurs.

- J’en suis certaine aussi. En tout cas je n’ai rien trouvé.

- Je m’en doute. Tu « descends » souvent (en transposition) ?

- Pas tant que ça, non. C’est vrai que la dernière mission c’était il y a un moment quand même. Mais
j’ai l’impression que chaque fois, le monde est pire que la fois précédente.

- Il y a des chances que ce soit le cas… Tu n’as pas faim ? lui demanda-t-elle, changeant de sujet.

Chapitre 6 – page 232


Shaana la regarda surprise.

- Pourquoi veux-tu que j’aie faim ?

- Parce que ça se dit dans ce genre de circonstances ! La simulation comme…

- Oui oui, la simulation… ! l’interrompit-elle. Il y a des chances que cette fichue simulation finisse
rapidement par passer de mode tu verras !

- Pourtant c’est la base ! interjeta Ariella.

- Eh bien ce n’est peut-être pas une si bonne base que ça.

- Ah bon ! fit-elle tout simplement, après un instant de réflexion. Je suppose que les choses changent
pour finir et qu’il faut s’y adapter, donc on change aussi.

Shaana fut surprise par la simplicité de cette réflexion, témoignant du fait qu’Ariella ne fut ni vraiment
surprise ni affectée par le fait qu’une règle qu’on leur aura surinée à toutes avec autant d’insistance
depuis si longtemps, puisse disparaître du jour au lendemain, sans même qu’elle s’en soucie
davantage, ni quant au pourquoi, ni quant au comment.

- J’ai dit une bêtise ? lui demanda Ariella suite à l’insistance du regard de Shaana sur elle.

- Euh, non excuse-moi, lui répondit-elle en souriant. Je trouvais remarquable que ce changement
drastique ne t’émeuve pas plus que ça, mais c’est très certainement toi qui as raison.

- Ça me semble logique, sans plus. Dis, on devrait peut-être manger quelque chose quand même,
histoire de faire comme tout le monde.

- Pfff… Je n’en ai vraiment pas envie. On devrait à ce point-là ? La police ne va pas nous attendre à la
sortie de l’avion parce qu’on n’aura rien mangé pendant le vol ! Si ?

Ariella pouffa.

- Tout de suite les arguments extrêmes… Je n’ai pas envie de manger non plus remarque.

- Alors ne mange pas !

- D’accord, tu as raison.

- Dis ? reprit Shaana. Tu as déjà manqué de te faire violer ?

- Quoi ? De quoi veux-tu parler ?

- Est-ce que des hommes se sont déjà montrés vraiment irrespectueux envers toi, avec insistance je
veux dire ?

- Eh bien, relativement tout le temps en fait. Enfin, disons que ça arrive souvent. Quant à manquer de
me faire violer… Non, pas vraiment. Mais pourquoi me demandes-tu ça ?

Chapitre 6 – page 233


- Je viens de finir mon étape de mission à Londres, et dans le bureau où je me trouvais, un homme m’a
tripotée, mais… vraiment, vraiment tripotée. Quand je pense à Diliya qui…

- Dilya ? LA Dilya ?

- Oui, cette Dilya là ! lui répondit-elle en souriant.

C’est toujours l’effet que faisait chez les Tvish l’évocation de son nom.

- Tu la connais bien ?

- Oui, on est très amies.

- Ouaaah la chance ! Tu me la présenteras dis ?

- Oui, dès que ce sera possible, si tu veux ! lui promit-elle en ne pouvant s’empêcher de rire. Bon, je
peux continuer ?

- Oui, désolée, excuse-moi.

- La dernière mission de Dilya s’est déroulée chez des mercenaires. Là aussi, certains ont essayé de lui
passer dessus. Bon, elle les a un peu provoqués, mais quand même. Et il y a aussi Megui, qui s’est faite
jouer au mahjong pour une partie de jambes en l’air… Enfin, elle a elle-même joué sa partie, mais c’est
elle qui en était l’enjeu ! Il n’y a qu’Ilialana qui y a échappé, mais elle ne descend quasiment jamais.
Elle déteste ça. Et de ce point de vue je la comprends. Est-ce que ça arrive que parfois ça n’arrive pas ?!

- Quoi ? De se faire approcher de trop près par des hommes ?

Shaana acquiesça en silence.

- Assez rarement je crois…, en conclut Ariella. Mais il n’arrive jamais ce qu’on refuse qu’il arrive !

- Mais les femmes humaines, elles ? Elles font quoi dans ce cas ? Nous, on prend toujours l’avantage,
mais les femmes qui ne sont pas Tvish, elles font quoi ? Elles se laissent faire ? Elles refusent et c’est
pire ? Mais qu’est-ce que c’est donc que cette pourriture de civilisation ?!

- Tu viens de débarquer ou quoi ? Tu es sûr que ton coup à la tête ne t’a pas laissé de séquelles ?

- C’est un coup sur le nez, et je ne pense pas avec mon nez !

Ariella ne put s’empêcher de s’esclaffer, une fois encore.

- C’était le front aussi, et tu penses avec ton front. Enfin, je crois. En partie du moins. Non mais,
sérieusement ? Tu ne t’étais jamais aperçue que ce monde était un enfer en fait ? Ah il est beau hein !
Mais ça reste quand même un enfer. S’il n’y avait rien à changer ici, eh bien, je crois qu’on serait aussi
nombreuses, mais ailleurs, là où ce serait aussi sale que ça l’est ici…

- Oui, forcément. Mais quand même… Tu peux aller où tu veux, c’est pareil. Toutes les Tvish sont jolies,
alors toutes les Tvish qui apparaissent dans le monde des Hommes sont prises pour cibles par des
libidineux ?! C’est pas croyable quand même quand on y pense !

Chapitre 6 – page 234


- Ça changera, plus tard. On est là pour que ça change justement. Mais pour l’instant, les hommes,
enfin, la plupart, sont des prédateurs. Ils ont accepté ce monde de prédation et sont devenus eux-
mêmes des prédateurs parmi les prédateurs de l’Humanité, ce qui justifie karmiquement la possible
présence de ces derniers ! Les Humains ne peuvent plus refuser leurs prédateurs car ils le sont devenus
eux-mêmes et justifient l’existence des leurs par le fait de l’être eux-mêmes. Et les femmes, là-dedans,
n’ont que le choix, pour peu d’entre elles, de le devenir elles aussi, ou alors, pour la plupart, d’être les
proies. C’est comme ça. Alors il faut absolument que ça change, c’est sûr. Ce n’est pas une simple
option, c’est un impératif, et on y travaille tous. Mais en attendant, c’est comme ça ! Au moins on
n'oublie pas ce qu’on fait ici ! Tu ne crois pas ?

Shaana la regardait avec admiration.

- Quoi ? J’ai dit une bêtise cette fois ? lui demanda-t-elle de nouveau en souriant ?

- Non, toujours pas ! lui répondit-elle en lui rendant son sourire.

- Nous avons de la chance. Nous avons de la chance de nous avoir toutes les unes les autres. Nous
sommes toutes fières d’être les sœurs les unes des autres. On est soudées par un amour
incroyablement puissant, et nous pouvons toutes compter les unes sur les autres, sans exception.
Indéfectiblement. J’espère que nous pourrons nous montrer assez efficaces pour contribuer à faire de
cette Humanité, un peu ce que nous sommes aujourd’hui, nous les Tvish, les unes pour les autres, pour
que l’Humanité aussi soit constituée, pour finir, de gens qui pourront compter les uns sur les autres et
s’aimer en frères et sœurs, comme nous le faisons nous-mêmes.

- Ouaah c’est beau de ce que tu dis ! Mais il me semble que nous sommes là pour ça non ?

Shaana lui sourit. Oui c’est vrai. Tu as raison. Tu es la sagesse-même sœurette !

- Combien de temps de vol reste-t-il encore ? lui demanda-t-elle pour alléger un peu la conversation.

- A peu près cinq heures il me semble, un peu moins peut-être. J’ai toujours du mal avec la sensation
du temps qui passe, je ne m’y retrouve pas toujours bien.

- Moi non plus, dit Ariella. Mais qu’est-ce que c’est long ! conclut-elle en soupirant.

- Il ne reste que l’état « Alpha ». On médite, yeux ouverts, sans interagir en conscience, et on attend.
Ou alors on fait comme les gens, on mange dès qu’on s’ennuie ! lui dit-elle avec un sourire, le regard
en coin.

- Ah ! Bonne idée ! Et en plus, on ne risque pas de grossir, ce serait dommage de ne pas en profiter !

Shaana leva le doigt face au regard de l’hôtesse qui se trouvait à quelques mètres.

- On pourrait avoir une carte des consommations s’il vous plaît ? lui demanda-t-elle une fois que
l’hôtesse se fut approchée.

- Bien sûr Mademoiselle, mais c’est en extra.

Chapitre 6 – page 235


- Aucun problème. Je crois même que mon amie et moi allons goûter de votre champagne ! Vous en
avez n’est-ce pas ?

- Euh, oui, mais, je crains qu’il soit réservé à la classe affaire.

- Je suis certaine que si vous allez demander l’autorisation au commandant de bord, un gros
supplément tarifaire en plus, il vous la donnera. Je suis même prête à parier dessus. Qu’en pensez-
vous ?

L’hôtesse sourit face à la détermination de la jeune femme.

- Je vais aller lui demander en ces termes. Je reviens tout de suite.

- Merci.

Les deux sœurs-amies finirent leur voyage jusqu’à Bogota en sirotant leur champagne, faisant ainsi
glisser hot dogs et improbables confiseries non-clairement identifiées, disponibles dans l’avion, en
profitant de ce temps de voyage pour partager la chaleur du cœur unique qui les unissait dans la
conscience de la Pracandhasenamukha. Shaana aurait voulu partager avec Ariella ce qu’elle avait
appris des Tvish Pluyo, mais elle se dit que chacune de ses sœurs, qu’elles soient « Rouges » ou
« Noires », sauraient bien assez vite ce qu’il y avait à savoir. L’important était de ne pas se dérouter
des objectifs de sa mission, à condition que de nouveaux problèmes ne surgissent pas de ces fameux
inhibiteurs, et de ne pas être en proie à d’autres surprises désagréables du même acabit. Elle savait
désormais comment déjouer la limitation que ce système imposait à la transmissibilité des pensées
ordinaires, qu’elles soient émises par les Tvish ou par quiconque, mais qu’en serait-il de ses capacités
psychokinétiques par exemple, ou de la suggestibilité de l’esprit humain sur lequel elle savait si
aisément opérer ? Elle serait bien obligée d’attendre de l’apprendre par elle-même en comptant sur
ses capacités d’improvisation au cas où les choses tourneraient plus mal que prévu.

L’avenir se présentait bien incertain, une fois encore, et toujours davantage au fur et à mesure que le
temps avançait. La tempête venait, effectivement, mais elle venait bel et bien pour tout le monde,
Pracandhasenamukha comprise !

Le point faible

Lorsque Shaana et Ariella débarquèrent à l’aéroport de Bogota, la première chose qu’elles firent une
fois dans le hall des transits, c’est tester leurs capacités de communication entre elles. Les simples
pensées émises étaient impénétrables, tant par l’une que par l’autre. Ariella était donc bien atteinte
du même « symptôme ». Quant au courant de communication fondé sur la conscience Tvish, il était
parfait ! Seya avait une fois de plus raison.

- Ils n’en ont quand même pas équipé tous les aéroports du monde ? demanda Ariella estomaquée.
C’est inimaginable !

- Et pourquoi pas ?

Chapitre 6 – page 236


Shaana passait alternativement son regard de droite à gauche et de gauche à droite, en position
verticale, derrière elle, comme si elle était prise d’un tic nerveux.

- Qu’est-ce que tu fais ? Ça ne va pas ? Pourquoi tu t’agites comme ça ? Ce n’est pas très discret tu
sais ?!

- Je ne me sens pas très bien. J’ai envie de raser les murs. Je me sens surveillée, épiée même.

- Ah bon ?... Pas moi, ajouta-t-elle après un instant.

- Attends voir une minute…, interjeta Shaana.

- Tu sens quelque chose ?

- Chut !

Shaana se mit à chercher l’occurrence exacte dans la somme de ses souvenirs récents…

- Je me souviens avoir passé les postes de sécurité à Heathrow jusqu’à la porte d’embarquement avec
la bizarre impression que j’aurais pu me faire interpeler à tout moment. Je me sentais… mal à l’aise,
surveillée, tout en sachant qu’il n’y avait pas de raison. J’ai mis ça sur le compte de mes pseudo-
démêlés avec la police, mais ici je ressens exactement le même sentiment, et en plus fort, alors qu’il
n’y a aucune raison a priori. Il y en a encore moins ici qu’à Londres puisqu’ici personne ne me connaît.

- Tu crois qu’on pourrait te suivre ? Que quelqu’un pourrait savoir ce qu’il en est concernant ta mission
ici ?

- Je suis presque certaine que non. Je me demande si ce n’est pas en lien avec les inhibiteurs, si ce n’est
pas eux que je sens de cette manière. Et si c’est le cas, ils sont beaucoup plus puissants ici qu’à
Londres !

- On pourrait sortir de l’aéroport et tester depuis l’extérieur si tu ressens la même chose, suggéra
Ariella.

- Sortir de la zone internationale et devoir repasser tous les barrages de sécurité ? Pfff…

- Tu as le temps, lui objecta-t-elle.

- Oui mais je n’en ai pas envie du tout. Je vais me caler contre un mur et…, s’interrompit-elle.

- Et ?

- J’allais dire « sortir mes antennes ». Et je n’ai toujours pas reçu de nouvelles instructions concernant
la suite, au Brésil.

- D’autant plus. Accompagne-moi dehors et fais le test. Ça me ferait plaisir que tu m’accompagnes.

- Oh je sais bien Ariella, mais avec toutes ces mesures anti-covid en plus.

Chapitre 6 – page 237


- Tu n’en as vraiment pas envie hein ? Bon, c’est pas grave, ne t’inquiète pas. Viens dans mes bras et
dis-moi au revoir !

Shaana était admirative devant la capacité d’acceptation de sa sœur.

- Allez, tu as raison, je t’accompagne. Et puis, je préfère être sûre.

- Il vaut quand même mieux. Moins tu auras d’inconnues dans l’équation de ta mission, mieux ce sera.

- Ça, c’est un argument imparable.

Une fois parvenues à l’extérieur, l’alignement des taxis se présentait devant elles.

- On devrait peut-être s’éloigner un peu du bâtiment principal pour éviter l’effet de rayonnement des
dispositifs et voir comment tu sens leur présence une fois éloignée du hall.

- Ça va déjà mieux on dirait.

- Je trouve aussi. Tu te sens toujours surveillée ?

- Bizarrement oui, mais… un peu moins, je dirais. Viens, on va aller en direction des parkings.

Après quelques dizaines de mètres à l’extérieur, la sensation avait complètement disparue.

- Finalement c’est très localisé. C’est dans l’ensemble du périmètre de l’aéroport et quasiment rien
autour. Ça semble s’arrêter pile à l’entrée, ou presque.

- Oui c’est vrai, je me sens seule et tranquille. Tu avais raison, j’ai bien fait de faire le test. Maintenant
je sais au moins à quoi m’en tenir.

- Tu vas faire quoi à présent ? lui demanda Ariella, compatissante. Tu as dix-huit heures à attendre. Tu
vas prendre un hôtel ?

- Non, interdit.

- Sympa…, compatit derechef Ariella.

- Pas grave. Je n’en ferai de toute façon pas plus dans un hôtel que dans l’aéroport.

- Oui mais au moins tu n’aurais pas été soumise à cette impression désagréable de surveillance.

- Je vais voir si je peux la bloquer.

- Je te donne quand même un conseil Shaana : évite de défier ces systèmes. On ne sait pas comment
ils risquent de réagir, ni non plus s’ils sont capables d’enregistrer une activité psychique intense et en
déduire une signature propre à la Pracandhasenamukha. Il ne faudrait pas leur en donner plus qu’ils
n’en ont déjà !

- C’est sacrément judicieux. Je suivrai ton conseil, je pense qu’il est excellent. Et toi, que vas-tu faire ?

Chapitre 6 – page 238


- Moi ? Je vais me faire nonne ! lui répondit-elle en éclatant de rire. Moi, je serai planquée, mais toi,
fais attention. J’ai vraiment été heureuse de te rencontrer et te connaître Shaana.

- Le plaisir est vraiment partagé. J’espère que nous pourrons toutes évoquer bientôt ces souvenirs,
chacune en uniforme, ensemble au Palais de PARAVAL, le moment venu.

- Je le souhaite de tout mon cœur.

Elles se prirent dans les bras l’une de l’autre en se serrant fort durant de longues secondes.

- Merci pour ton aide Ariella. Je ne m’en serais pas sortie sans toi.

- Nous sommes une. Je suis toi et tu es moi. C’est ça l’essentiel !

- Oui c’est ça… lui répondit-elle simplement. A très bientôt. La prochaine fois que je te verrai, j’espère
pouvoir te présenter Diliya.

Ariella, qui commençait à s’éloigner, se retourna, un large sourire aux lèvres, un pouce en l’air.

La pénombre commençait à gagner et Shaana entreprit de retourner à l’aéroport pour patienter


jusqu’au lendemain afin d’embarquer sur le vol qui devait la mener à sa destination finale : Rio de
Janeiro. Elle savait qu’elle n’en saurait pas davantage sur sa destination une fois introduite dans
l’enceinte de l’aéroport, à moins que l’une de ses sœurs lui communique les informations directement
au moyen du canal naturellement sécurisé de la conscience Tvish. Il fallait, plus que jamais, rester sous
le radar. Ne faire aucune vague. Rester calme et patienter le temps nécessaire. Une fois passés à
nouveau les barrages de sécurité, Shaana s’installa sur une chaise dans l’une des salles
d’embarquement, ignorant s’il s’agissait de la bonne mais peu importait, l’essentiel était d’être là,
essayant de dominer cette impression d’avoir un viseur au laser dans la nuque en permanence, même
adossée au mur. Elle bascula sa tête en arrière contre la paroi rigide contre laquelle était disposée la
grappe de chaises en plastique sur l’une desquelles elle était assise, et entreprit, les bras croisés,
d’attendre dans cette position que son temps d’attente soit passé. Elle aurait pu s’enfermer dans les
toilettes et remonter sur le Pont, mais les inhibiteurs risquaient de l’en empêcher, ou pire, Ariella aurait
pu avoir raison, et une sorte d’alarme se déclencher à son essai. Elle avait eu raison, toute tentative en
ce sens aurait été beaucoup trop dangereuse. Shaana entreprit donc, comme elle se l’était promis, de
patienter le temps nécessaire. Elle décida juste de l’heure à laquelle elle devait sortir de sa sorte de
catalepsie, sauf urgence bien évidemment, et sa conscience objective s’éteint donc, simplement, la
faisait paraître plongée dans un profond sommeil, du moins à un œil non-aguerri en la matière.

De nombreuses heures plus tard, Shaana ouvrit les yeux comme on allume la lumière, passant de
l’inconscience à la pleine conscience en un temps zéro. Un petit garçon d’une huitaine d’années était
planté devant elle, la fixant sans un mot. Elle fit de même vis-à-vis de lui pour voir s’il allait se décider
à lui adresser la parole…

- Tu étais morte ? lui demanda-t-il.

Shaana ne put s’empêcher de sourire.

- Si j’avais été morte, je ne serais pas réveillée maintenant, lui répondit-elle.

Chapitre 6 – page 239


- Si, des fois, les morts se réveillent ! C’est ma grand-mère qui me l’a dit.

- Eh bien espérons que ta grand-mère n’ait pas raison concernant tout le monde, sinon, on va avoir de
gros problèmes supplémentaires sur le dos…

- Qu’est-ce que tu veux dire ? T’étais morte alors ?

- Allez ZOU ! Retourne chez ta mère toi, ou je te mange !

Cette terrible menace fit détaller le gamin et Shaana le perdit de vue. Elle porta son regard sur la grande
horloge murale qui se trouvait face à elle. Elle indiquait 12h13. Il lui restait environ une heure et demie
à attendre.

- Wow ! Quinze heures de sommeil… Quel luxe !

Elle se leva pour se diriger vers l’un des panneaux de signalisation des portes d’embarquement afin de
voir si la porte qu’elle devait emprunter était déjà indiquée, au moment où un homme d’un certain
âge l’accosta.

- Excuse me Miss. Do you speak English by chance ?

Shaana le regarda sidérée… Le petit garçon lui avait parlé en espagnol, forcément, et elle l’avait
compris. Elle parlait espagnol, mais elle ne s’était pas aperçue qu’elle n’avait pas utilisé ses propres
ressources linguistiques, mais que la connexion de conscience s’était produite, alors que là, le
Monsieur parlant Anglais, elle devait alors utiliser ses propres connaissances en Anglais pour s’adresser
à lui !

- Euh, veuillez m’excuser Monsieur, oui, je parle parfaitement Anglais, poursuivit-elle dans la langue de
Shakespeare. J’étais distraite, je viens juste de me réveiller en sursaut, pardonnez-moi.

- Oh mais je vous en prie Mademoiselle, ne vous excusez pas. Il n’y a guère d’Anglophones ici et j’avoue
être un peu perdu. Par le plus grand des hasards, sauriez-vous à quelle heure part l’avion pour Rio ?

- L’heure de départ est écrite sur votre billet. J’allais justement voir si la porte d’embarquement avait
déjà ouvert. Ça me semble un peu tôt, mais sait-on jamais. Quant à l’heure du départ présumé, c’est
13h45. Vous avez encore le temps.

- Ah, 13h45. Merci beaucoup, vous êtes vraiment charmante.

- Je vous en prie Monsieur. Il faut que je me renseigne sur un certain nombre d’éléments relatif à mon
voyage. Si vous voulez bien m’excuser.

- Oh, mais je vous en prie. Je ne voudrais pas vous importuner. Merci beaucoup, vraiment.

- Je vous en prie, lui dit-elle une fois de plus, un sourire nerveux sur les lèvres.

Cette situation ne lui plaisait pas. Elle ne pouvait jamais savoir à qui elle avait à faire et devenait
soupçonneuse envers tout le monde, outre le fait qu’à titre strictement personnel, le vieux Monsieur,
si charmant se soit-il montré, ne lui inspirait pas confiance.

Chapitre 6 – page 240


« Comment se fait-il que j’aie instinctivement compris le garçon, et pas le vieil homme ? Une panne
dans le système ? Une pause ? Mince si j’avais su, j’aurais pu contacter le Pont. Je n’aurais pas dû
dormir et éteindre ma vigilance. Quelle poisse ! », pensa-t-elle.

Comme elle s’y était attendue, le vol était annoncé, mais la porte de son embarquement, pas encore
attribuée. Il fallait attendre encore un peu plus d’une heure et demie. Comment pouvait-on voyager
dans de telles conditions ? C’était insupportable à son appréciation. Elle se demanda ce que faisait
Ariella, si elle avait déjà revêtu le voile ou quelque chose du genre. Elle ne cessait de regarder
l’horloge… Ilialana avait raison. Plus on fait attention à l’heure, et moins le temps passe vite. Elle
soupira longuement.

« Le plan physique ! Quelle guigne je vous jure ! », pesta-t-elle intérieurement.

A ce moment, elle sentit que quelque chose tirait le bas de son jogging. Portant son regard derrière
elle, elle vit le jeune garçon qui se trouvait devant elle à son réveil. Il brandissait quelque chose qu’il
tenait en main. En s’approchant de l’objet, elle vit que ça ressemblait à une petite tête humaine sèche
et rabougrie, de couleur brunâtre et à l’odeur acide très désagréable.

- Tu as vu ? C’est avec ça qu’on réveille les morts ! C’est ma grand-mère qui me l’a donné. Tu sais
comment elle s’appelle ? Parce que ça, c’est une tête de fille !

Shaana fronça les sourcils et eut un recul, moins face à l’objet en lui-même que face à la désinvolture
avec laquelle le garçon le manipulait. De plus, elle le comprenait cette fois dû à sa connaissance de la
langue espagnole. Sans attendre sa réponse, le gamin poursuivit :

- Elle s’appelle Shaana !

Shaana écarquilla les yeux, ne croyant pas ce qu’elle venait d’entendre.

- Tu es très jolie ! lui lança-t-il sans transition. C’est dommage parce que bientôt tu seras morte toi
aussi.

Et sans préavis ni raison apparente, le garçonnet se mit à lui cracher au visage, avant de s’enfuir dans
la direction opposée, allant rejoindre une dame très âgée debout non loin de sa position, regardant
Shaana avec insistance et une lueur meurtrière au fond des yeux, se mettant à rire de manière
sardonique. En jetant un coup d’œil rapide à l’horloge, elle indiquait cette fois 12:04, donc 8 minutes
de moins qu’au moment de son réveil. Des frissons lui parcoururent tout le corps. A cet instant même,
les centaines de personnes qui se trouvaient dans le hall de l’aéroport se mirent à rire et à prononcer
les mêmes paroles inaudibles que celles que prononçait, au même instant, la grand-mère du garçon.

Shaana bascula en avant sur son siège, les yeux hagards. Elle jeta un œil à l’horloge : 13:25.

« Je ne peux pas avoir rêvé. Les Tvish ne rêvent pas ! »

Elle tendit l’oreille pour écouter ce que disaient les gens. La grande majorité parlait un espagnol
empreint d’accent sud-américain. Les inhibiteurs étaient en action. Il était temps de trouver sa porte
d’embarquement et de quitter les lieux.

Chapitre 6 – page 241


« Quelque chose ou quelqu’un m’a trouvée pendant que j’étais sans mes défenses actives. Il a essayé
de m’influencer pendant mon absence. Plus vite je serai partie, mieux ça vaudra », pensa-t-elle avec
une déconvenue qui ne lui était pas coutumière.

« Votre attention s’il vous plaît, les passagers en partance pour Rio de Janeiro… » les haut-parleurs
retentirent dans tout l’aéroport, couvrant le vacarme ambiant. Le hall était bondé… « sont priés
d’embarquer porte numéro deux, embarquement immédiat ! ».

- Porte numéro deux, d’accord. Elle est où ? Par là-bas, se dit-elle tout bas.

Shaana se rua dans la direction indiquée. Le sentiment de surveillance qu’elle ressentait était à son
comble. Ce qui lui parut ressembler à ce que pouvait éventuellement être un mal de tête, commençait
à monter en elle, brouillant son acuité visuelle et lui rendait difficile sa progression. Arrivée au bon
étage et dans le bon hall, la porte numéro 2 apparut à deux cents mètres de là environ, une foule se
pressant devant elle. Elle sortit de sa poche arrière, passeport et billet, et courut jusqu’à la porte
d’embarquement. Arrivée sur place, elle s’attendait plus ou moins à se faire accoster par une Tvish,
mais rien. En fait, elle l’avait espéré très fort. Elle se dit que peut-être dans l’avion, comme au départ
de Londres. Son « mal de tête » (ça devait être ça), s’amplifiait.

« C’est dingue, les rayonnements sont quasiment macabres ici », pensa-t-elle.

Elle entreprit de tenter aussi bien que possible une mémorisation parfaite de son ressenti pour analyse
ultérieure, vu que, pour le moment, elle n’avait ni la possibilité, ni n’était suffisamment en forme, pour
le tenter immédiatement. Son ressenti lui disait que le signal était peut-être mixé à celui du Wifi, mais
sans garantie. Elle n’avait qu’une hâte, c’était de sortir de ce cauchemar. Une chose était certaine :
pour elle du moins et jusqu’à nouvel ordre, les aéroports étaient prescrits, excepté pour un
embarquement immédiat. Elle avait l’intention de se prendre les six heures et quelques du voyage
pour tenter de mettre au clair son expérience durant son « absence » comme elle l’appelait, sorte de
« sommeil » psychique de nature hypnotique permettant une forte ré-accumulation d’énergie vitale
propre à la Tvish en transposition. Mais ce qui était certain, c’est que cette espèce de « rêve » n’était
pas anodin, et la sensation douloureuse, à supposer qu’il s’agissait effectivement de ça, était
affreusement suspecte.

Une fois embarquée dans l’avion et assise à sa place, toujours près du hublot, Shaana se sentit un peu
soulagée. C’était léger mais sensible et de ce fait très apaisant. Elle avait hâte à présent que l’avion ait
décollé afin qu’elle puisse être soustraite à l’influence des inhibiteurs et retrouver une situation
normale, se retrouver elle-même, non plus artificiellement pieds et poings liés, mais enfin libre. Au
moment où l’avion s’engagea sur la piste, la « douleur » à la tête disparut d’un coup, et le brouhaha
des pensées des passagers de l’avion lui redevint accessible. Il lui semblait qu’elle venait de s’échapper
d’un camp de concentration.

« Vous, je vous attends au tournant, qui que vous soyez ou que vous ayez été. Je ne vous laisserai rien
passer, et je vous jure que ce monde vous sera repris ! », se promit-elle, envers et contre tout.

Shaana était furibonde. Pour la toute première fois, elle s’était sentie humiliée et amoindrie, et elle
avait bien l’intention que d’une manière ou d’une autre, jamais plus ça ne se reproduise. JAMAIS ! Elle

Chapitre 6 – page 242


se cala dans son fauteuil, ferma les yeux, rappela très précisément à sa conscience tous les éléments
enregistrés dans sa mémoire, ses impressions, ses déductions, ses suppositions, ses ressentis,
absolument tout, tant en rapport avec son « rêve » qu’avec son expérience des inhibiteurs, a priori du
moins.

* OM ici Shaana à la Section de Liaison pour le Pont.

* Oui Shaana, nous t’écoutons.

* Je transfère des informations relatives à mon expérience dans l’aéroport de Bogota pour analyse
approfondie. Je ferai pareil durant mon temps de vol vers Rio de Janeiro. Il y a quelque chose à découvrir
là derrière, et peut-être mon identité compromise en hibernation psychique, donc sans défenses actives.
Pas malin de ma part je sais, toutes mes excuses. Les aéroports, c’est fini pour moi, sauf nécessités
absolues, à déterminer, et alternative à trouver.

* Tu peux transmettre, on est ouvertes.

* D’accord, « j’uploade ».

* Bien reçu. On examine et on revient vers toi. Dans trente minutes, nous envoyons les nouvelles
instructions relatives à la mission.

* Terminé.

Shaana était déterminée. Une fureur l’envahissait. S’il lui avait manqué d’un peu de feu pour la parfaite
exécution de sa mission, là, sa motivation rageuse était inextinguible !

« Je prendrai le temps nécessaire, mais j’aurai votre peau, les uns après les autres. C’est la goutte d’eau
qui aura fait déborder le vase ! », pensa-t-elle, résolue.

L’avion s’enfonçait ainsi à pleine vitesse dans l’océan du ciel azur, plein Sud-Est, avec à son bord une
Tvish qui, dans sa rage froide, une forme de rage dévastatrice dont elle ignorait qu’elle pouvait
l’habiter, en fit concrètement flamboyer ses yeux bleu-acier, se teintant de reflets dorés derrière ses
paupières clauses.

Rio

Le vol de Shaana atterrit exactement à l’heure prévue à l’aéroport de Rio Galeão, soit 22h45. Elle ne
ressentait que très peu cette impression de malaise caractéristique aux aéroports qu’elle venait de
fréquenter depuis son incursion. Il lui semblait que, soit les aéroports n’étaient pas tous pourvus des
mêmes systèmes, soit qu’ils n’utilisaient pas tous les mêmes moyens de dispersion, soit que les
fréquences variaient, soit que les dispositifs étaient moins nombreux, soit… Finalement elle cessa son
énumération au vu du nombre de causes possibles aux changements ressentis d’un aéroport à l’autre.
Elle attendait avec impatience le résultat des analyses par les techniciennes du Pont, à la suite de
l’envoi, à leur intention, des éléments cognitifs qu’elle avait pu extraire de sa mémoire, tout en se

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réconfortant de la pensée de sa sœur Shirinn dont l’image ne quittait pas son esprit. Elle finit par sortir
de l’aéroport, comme toujours avec un sentiment de soulagement, même si Rio était celui qui lui
semblait le moins actif au niveau des capacités d’inhibition psychiques, ayant presque pu entendre
comme d’habitude le bourdonnement des pensées collectives, néanmoins comme si elle avait eu la
tête dans un bocal, les rendant indistinctes. Au moins n’avait-elle plus ressenti ce qu’elle estimait être
de la douleur au niveau de la tête. Elle tâcha de s’éloigner suffisamment du proche périmètre de la
sortie de la grande salle de débarquement de l’aéroport pour être certaine de récupérer ses pleines
capacités, en tentant de trouver un taxi un peu plus loin. Ne parlant pas du tout Portugais, il fallait
absolument qu’elle puisse disposer pleinement de sa capacité à comprendre et utiliser n’importe quel
langage, en l’occurrence, celui-là. Heureusement, la circulation des taxis était permanente autour du
parking, et Shaana finit par héler l’un d’eux, ayant pris soin de retirer un peu d’argent liquide avant de
sortir du hall de débarquement.

- Bonsoir Mademoiselle, je vous amène à quel hôtel ?

- Pas d’hôtel. Je voudrais aller à la Praia do Pepê s’il vous plaît.

Le chauffeur de taxi la regarda de plus près, l’air dubitatif.

- Vous êtes Brésilienne ? De Rio plus exactement ?

- Non.

- Des gens vous y attendent alors ?

- Non. Pourquoi ?

- Excusez-moi de demander Mademoiselle, mais la plage publique, à cette heure, et toute seule, ce
n’est vraiment pas prudent. Vous n’avez personne chez qui aller ?

Shaana ne savait quoi répondre pour paraître la plus normale possible, ce qui était assez mal engagé à
ce titre il faut bien l’avouer.

- Ecoutez, c’est gentil de votre part, mais c’est là que je vais, c’est tout.

- C’est beau Rio, mais c’est dangereux aussi, lui avoua-t-il.

- Je sais, moi aussi je suis dangereuse, plus qu’on pourrait l’imaginer à première vue. Alors, soit vous
m’y amenez, soit je demande à un autre taxi de le faire, c’est tout simple.

Il fit une moue désappointée en hochant la tête.

- C’est vous qui voyez… Des bagages ? lui demanda-t-il en passant la tête par sa portière dont la vitre
était baissée.

- Non, pas de bagages.

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Le chauffeur de taxi ne répondit rien, mais n’en pensait sérieusement pas moins. Elle entendit en lui
qu’il se disait en pensées « Encore une qu’on ne reverra plus demain, quelle tristesse, si jeune et si
mignonne ».

- Allez, montez, je vous emmène !

- Merci.

- Oh, surtout ne me remerciez pas, je ne vous rends pas service croyez-moi ! Mais bon, c’est vous
l’patron !

Elle s’installa à l’arrière et la voiture démarra.

- Je vais prendre un itinéraire qui nous fera passer aux pieds du « Christ Rédempteur », c’est beau de
nuit vous verrez.

- Je ne suis pas là pour le tourisme, j’aime autant qu’on arrive plus vite.

- Il n’y a pas de chemin plus rapide. Nous arriverons dans 40 à 50 minutes à cette heure-ci. Ce n’est pas
tout près d’ici. Ça prendrait le même temps en prenant par le centre de la ville, et ce serait plus long
encore en prenant par le stade de Maracaña. Il n’y a pas plus court, il y a juste plus dangereux.

- Vous ne feriez pas un bon guide touristique, lui fit remarquer Shaana, vous n’arrêtez pas de parler de
dangers !

- Si vous viviez ici depuis aussi longtemps que moi, vous en auriez vu assez pour parler comme moi.

- J’en ai déjà vu moi-même suffisamment, je vous assure.

- Vous venez d’où ?

- Londres.

- C’est dangereux Londres ?

- Ça dépend pour qui, surtout en ce moment.

- Vous êtes Anglaise ?

- Oui.

- Vous vous appelez comment ?

- Mary.

- Vous restez longtemps ?

- Vous posez toujours autant de questions ?

- Héhé, j’en profite parce que vous me comprenez. Je suis étonné que vous parliez si bien Portugais !

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- Je ne parle pas Portugais !

Le chauffeur de taxi la regarda à travers le rétroviseur. Il prit cette remarque pour invitation à se taire,
ce qui n’était pas loin d’être le cas, même si Shaana avait dit vrai.

Le temps était chaud et particulièrement humide. Le ciel était bas, elle ne voyait aucune étoile dans le
ciel. Elle humait l’air qui s’engouffrait au travers de sa portière à la fenêtre également ouverte. La radio
était allumée et diffusait, au rythme des lumières de la ville qui défilaient devant elle, une musique
que Shaana identifia comme étant une sorte de Flamenco, à moins que ce fut de la Bossanova, ou alors
une Samba, ou complètement autre chose finalement… C’était latin et joyeux en tout cas.

- Regardez ! dit-il en tendant son doigt vers l’extérieur. Le « Christ Rédempteur » illuminé ! C’est beau
hein ? Je vous recommande d’aller le visiter, la vue en vaut la peine.

Shaana jeta un regard dans la direction indiquée. Cette statue, sous le feu des projecteurs, illuminant
les nuages qui la surplombaient, donnait à cette scène lointaine un aspect irréel d’apparition céleste.

- C’est très beau en effet. J’irai faire la visite si j’en ai le temps.

Un peu plus de quarante minutes après leur départ de l’aéroport, le taxi arriva aux abords de la plage
désignée par Shaana.

- Voilà « Miss », nous y sommes.

- Combien est-ce que je vous dois ?

- Rien, la course est pour moi.

Elle sortit de la voiture et s’approcha de lui, s’accoudant au bord de la portière.

- Ecoutez Miguel, c’est Miguel n’est-ce pas ? Miguel… Alvarez ! J’ai raison ?

Sans attendre sa réponse elle poursuivit :

- Je n’ai pas l’intention de laisser ma peau sur cette plage, ni ailleurs non plus. Avant qu’il ne se soit
passé soixante-douze heures, il y aura eu au moins un mort de plus, mais ce ne sera pas moi. C’est moi
qui laisserai des morts derrière moi. Je vous l’ai dit, je suis plus dangereuse que j’en ai l’air. Quant à
vous, vous avez l’air d’un brave homme, mais si votre offre de cette course est généreuse, elle n’est
pas raisonnable ! Vous avez quatre enfants à nourrir. Comment va « Petit Pablo » d’ailleurs ? Sa toux
s’est calmée ? Je crois que ça va aller mieux. Il restera chétif mais il aura une belle vie vous verrez. Vous
aurez l’occasion d’être fier de lui. Maintenant, prenez ces 600 Reals. Je n’ai pas tellement beaucoup
plus sur moi pour l’instant, mais c’est avec plaisir. C’est à peu près trois fois le tarif non ?

Le chauffeur la dévisageait, médusé, comme le faisait souvent la plupart des gens en ce même genre
d’occasions. Le Pont lui avait pourtant dit d’éviter les « numéros » en public, mais là, le public était
restreint, et la cause n’était pas mauvaise. En plus, ce genre de fascination qu’elle exerçait sur autrui
tournait toujours à son avantage pour finir.

- Qui êtes-vous Mademoiselle ?

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Elle jeta un œil en direction de l’immense statue du Christ, lequel avait disparu dans les nuages qui
prenaient l’air de lointaines nuées de lumière ayant englouti la statue.

- Un ange exterminateur… Allez, bonne nuit à vous Miguel, et bonjour chez vous, reprit-elle après un
instant de silence mutuel.

Sans demander son reste, Miguel reprit la route, vide de pensées. Shaana le regarda s’éloigner jusqu’à
ce qu’il ait disparu de sa vue.

Elle s’avança sur la plage en direction de l’eau sombre. Quelques feux illuminaient le sable alors que
des musiques rythmées rompaient de-ci de-là l’étrange silence de la nuit, seulement brisé par le son
des vagues qui s’échouaient à rythme régulier sur la plage. Tout était relativement calme. Elle avait
imaginé ce lieu plus animé…

Elle enleva ses chaussures de tennis blanches pour sentir le contact du sable sur la plante de ses pieds.
Elle se dit que le nombre de sensations que pouvait connaître l’Humanité incarnée était
incroyablement plus vaste que celles que pouvait connaître n’importe quelle Tvish sur son propre plan
de conscience. L’Humain avait une chance folle, mais il avait été rendu incapable de s’en apercevoir.

Shaana s’avança vers un coin sombre où on ne la verrait pas facilement, ses chaussures en main. Elle
avait l’intention de passer la nuit-là, à contempler l’océan, jusqu’à recevoir des instructions plus
précises concernant la journée du lendemain. Elle s’assit, se fit un petit nid dans le sable à la forme de
ses fesses, et se retrouva, hébétée, assise au milieu du Shri Yantra de la salle d’embarquement du Pont,
les pieds nus.

- Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, ne trouvant rien d’autre à dire, tout en se relevant.

Vilia était là et s’avança vers elle.

- On t’a ramenée parce qu’on a des nouvelles concernant les inhibiteurs, et ça aurait été trop long de
tout te transmettre en « psycom », et puis… je préférais te voir. Nous préférons pouvoir en parler de
vive voix avec toi.

- C’est qui « nous » ?

- Seya, quelques techniciennes, des Bhutas aussi, un Naga, et moi. Viens, suis-moi, tout le monde
t’attend.

Shaana la suivit, un peu surprise que cette discussion ait valu la peine de la faire prélever du plan
physique, comme ça, sans prévenir, et à partir de la pleine nature, ce qui ne se faisait quasiment jamais.

- Finalement, vu le nombre de fois que je me retrouve ici alors que je devais effectuer une mission non-
stop en immersion complète, je me disais qu’on pouvait peut-être me dispenser des passages dans les
aéroports et me faire transiter par ici entre deux destinations.

- Nous y avons pensé figure-toi, mais il est important que ce parcours soit effectué en continu sur le
plan physique. Le même parcours mais en pointillés, avec des interruptions entre deux positions,
n’aurait pas le même effet. Malheureusement… ! ajouta-t-elle.

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- Ça m’aurait étonnée aussi, marmonna-t-elle. Si tu parles d’effets, je suppose que c’est une conclusion
des Pluyo…

Vilia ne releva pas la remarque.

- Et ton retour dans l’avion ? Ça a été finalement ?

- Oh, si tu savais ! Comme dans du coton ! Une plume qui tombe d’une couette sur la moquette !

Vilia se retourna vers elle…

- Ah ce point-là ?

- Pire ! Mais bon, ça va, comme tu vois.

Vilia fit une grimace indéfinissable. Elles se retrouvèrent finalement dans un vaste espace, un cercle
lumineux à la consistance indéfinissable en son centre, et chacun des présents, appuyés sur ce dernier.

- Vas-y, assieds-toi Shaana.

- OM tout le monde, lança cette dernière avant de prendre place ; salut que tous lui rendirent avec
plaisir, mais la tension était palpable. Les nouvelles n’avaient pas l’air fameuses.

- Bon, ne perdons pas de temps, lança Vilia. Shaana, nous avons les détails de l’analyse faite sur les
informations que tu nous as transmises. En fait, les inhibiteurs en question sont une évolution d’une
technologie préexistante et déjà déployée au bord de certaines autoroutes, notamment en Belgique
et en Suisse, ainsi qu’au Japon. Il s’agit d’éléments qui, initialement, avaient été conçus pour faire
baisser la vigilance des automobilistes afin de les programmer pour les faire adopter des
comportements particuliers. Le problème est que de nuit, cette baisse de vigilance a causé
énormément d’assoupissements qui ont conduit à nombre d’accidents, la plupart mortels. Je n’en
prendrai que pour exemple le Hiérodarque, quelques semaines seulement après son intronisation en
tant que tel. Ces modules ont été entretemps révisés et adaptés à l’usage qui motive ta présence ici,
et ayant l’effet que l’on connaît, pour pallier la baisse énorme de personnel psychiste à la solde de
l’Ennemi. L’effet sur les Tvish les plus sensitives leur était donc inconnu, surtout ignorant encore à
l’heure actuelle notre réelle existence, mais il nous l’était aussi, ce qui s’est donc révélé un peu plus
problématique. Le rayonnement de ces engins n’est pas lié au Wifi comme tu le craignais. Nous avons
identifié sa signature fréquentielle et nous avons déjà commencé à déployer des contingents de
« L1831 » afin de se caler sur les fréquences employées dans la plupart des cas, afin de neutraliser
l’action des inhibiteurs et qu’ils cessent donc, dès l’entrée en fonction des L18, d’inhiber quoi ou qui
que ce soit. Ils seront prioritairement déployés là où tu te trouveras. Même s’il existe des différences
notables entre deux aéroports en l’occurrence, il existe des points très communs qui permettent d’en
déduire une telle activité. Nous cherchons d’autres secteurs d’implantation de cette technologie,
mieux vaut-il le savoir avant que l’une d’entre nous ne le fréquente si elle doit compter sur ses
capacités psychiques. Cent quarante mille Sœurs de l’Officine ont été dépêchées à cette responsabilité,

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Nom de code donné à des consciences, aspects de l’Absolu, lesquels ont la capacité particulière de faire varier
les fréquences d’énergie afin de modifier la nature vibratoire, et éventuellement altérer la nocivité de
certaines radiations.

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histoire de nous permettre de cartographier de la manière la plus fiable possible, les lieux où cette
technologie est active. Il apparaît pour le moment qu’elle fonctionne de manière autonome. Personne
ne semble travailler sur un générateur, tant en production qu’en maintenance, ni monitorer le
rayonnement en rapport. Nous savons qu’en cas de défaillance ça se répare tout seul, mais nous
ignorons encore comment.

Shaana, as-tu ressenti leur présence ailleurs que dans les aéroports pour l’instant ?

- Non, il n’y a que là, mais je n’ai fréquenté aucun lieu public d’envergure pour l’instant, excepté
Harrods à Londres.

- Au fait, à ce sujet, beau travail, comme d’habitude.

- Merci, lui répondit-elle, sans plus.

- Concernant ton souvenir au moment de la sortie de ton hibernation psychique à l’aéroport de Bogota,
il semble que cet état, en lui-même, ait attiré l’attention d’un groupe de mages noirs un peu fanatisés,
orientés Vaudou ou Santeria, on ne sait pas trop. Mais tu t’es effectivement faite repérée par une larve
qui leur appartenait et qui parcourt régulièrement ce lieu à la recherche de nourriture. Il semblerait
que tu aies été à son goût. Il aura certainement rapporté l’information à ses maîtres, mais ils ne
semblent liés à aucun réseau plus vaste que la ville, la région tout au plus. Ils ne devraient plus poser
de problèmes en tout cas, nous leur avons envoyé une dizaine d’éradicatrices pour nettoyer la région.

Pour l’instant, la priorité reste plus que jamais la poursuite dans les temps de ta mission, mais n’hésite
pas à sortir des sentiers battus… exceptionnellement, précisa-t-elle en baissant le ton comme pour ne
pas être entendue. …Enfin, si tu te trouves en danger.

- Si nous ne trouvons pas de nouvelles informations sur les inhibiteurs, embraya Seya, le seul moyen
d’en obtenir serait de détruire tout le système qui les contrôle en un lieu précis, mais sans avoir la
moindre idée de l’effet que ça pourra produire. Le différentiel constaté entre avant et après la
destruction nous permettra d’en déduire énormément d’informations précieuses pour mettre à mal
les autres lieux où ils sont actifs, voire repérer des centrales dont l’objet serait l’émission d’un
rayonnement plus ou moins équivalent, comme la tour Eiffel en France en est l’émettrice par exemple,
même si c’est, en l’occurrence, dans un autre objectif. Il n’est donc pas impossible qu’il faille que nous
te contre-transposions pour te retransposer ailleurs, où tu pourras en détruire le système, parce que
si une seule et unique psychiste en est actuellement capable, pour l’instant du moins, c’est toi. Une
fois le travail fait, on te fera faire le chemin inverse pour retourner à ta position initiale et poursuivre
ton périple. On travaille là-dessus pour l’instant.

C’est assez compliqué tout ça, mais si tout se passe bien, ce le sera beaucoup moins en pratique que
ça ne l’est encore actuellement en théorie. Pour le reste, le plan pour l’instant avancé par les Pluyo
concernant la totale reprise en main du destin de l’Humanité, est en marche, mais il ne pourra se
concrétiser avant cinq mois au bas mot si tout va bien, et au strict minimum. On ne pourra pas compter
sur de nouvelles dispositions avant ce moment et de toute façon, nous aurons dans ce cas, le besoin
impérativement satisfait que tu aies réussi ta mission actuelle.

- Et concernant mes maux de tête dans les aéroports, c’en était ou pas finalement ?

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- Non, pas du tout. Tu ne peux pas ressentir de douleur. C’était juste une conséquence incapacitante,
mais pas de la douleur.

- Ah, fit-elle, presque désappointée. « Juste »… une conséquence incapacitante. Eh bien je ne la


souhaite à personne cette « juste » incapacité !

- Ce n’est pas pour minimiser ton expérience que je dis ça, lui répondit Vilia, quelque peu inquiète de
sa réaction.

- Je sais bien, ne t’en fais pas. Je suis un peu ronchon. Ce n’est pas contre toi. C’est contre moi. J’ai
trouvé ça humiliant c’est tout.

- Sinon, un peu à part ça, est-ce que tout va bien de ton point de vue pour le moment ? lui demanda-
t-elle.

- Pour le moment oui, mais je navigue à vue. Le fait de devoir éviter hôtels et restaurants pose plus de
problèmes que ça n’en résout, quoi qu’il y ait à résoudre. Si moi, je n’ai pas besoin de douche, mes
vêtements finiront très vite par avoir besoin d’être lavés, si tant est que ce ne soit pas déjà le cas, qu’en
pensez-vous ? se désignant elle-même, les deux index tendus vers sa veste de jogging.

- On peut déjà faire ça instantanément ici.

- En effet. Mais il faudra que je puisse me changer aussi. Si ces restrictions ne vont pas poser de
problèmes plus tard, il sera très difficile d’approcher certaines personnes précises en me contentant
de traîner dans les rues, surtout si ces personnes-là ne le font pas elles-mêmes et ce n’est pas leur
genre apparemment, vous voyez ? Enfin, je dis ça, c’est vous qui voyez. Mais par rapport aux
informations qu’on vient de me transmettre, il me faudrait une toilette au moins, et la possibilité de
pouvoir me rendre dans un lieu fréquenté par les personnes que je dois approcher. A la limite, je n’ai
pas besoin d’y être introduite. Je peux me débrouiller. Mais si je dois acheter une robe habillée en
souillon, il n’est même pas certain qu’on me donne forcément si aisément accès au magasin me
permettant de l’acheter.

Tout le monde se regarda face à l’évidence des arguments avancés.

- Il faut dire qu’elle a une vision différente de ces réalités-là pour y avoir été confrontée. Ce n’est pas
facile à estimer vu d’ici… en convint Vilia.

Seya émettait à ce moment une forte contrariété qui était perceptible par tout le monde.

- Vous voyez ? Cette démarche, ce moyen d’opérer, ce manque de cohésion, peuvent être dramatiques
à terme. La Pracandhasenamukha doit vraiment, mais… VRAIMENT, insista-t-elle, passer à un degré
très nettement supérieur de sa propre nature comme de sa manière de s’organiser. Cette dichotomie
entre l’expérience des unes et l’expérience des autres est un vrai fardeau et pourrait nous coûter cher
à terme.

Son intervention jeta un froid dans l’assemblée.

Chapitre 6 – page 250


- Comment voudrais-tu que nous corrigions ça ? Nous avons toutes des millions d’informations par
seconde à traiter et chacun de nous tous est au maximum de ses capacités, lui fit remarquer Vilia.

- Ce n’est pas la question ici. Il ne s’agit pas de faire autrement.

- Alors de quoi s’agit-il ?

- D’être autre chose ! répondit Seya, fixant Vilia du regard !

- … je vois, se contenta-t-telle de répondre.

- Vous êtes bien la seule, Générale Vilia, fit remarquer le Naga présent. Serait-il possible que nous en
sachions davantage à ce propos ?

- Cette réunion a un autre objet pour le moment, même si, effectivement, il semble que le nœud du
problème entraîne une répercussion collatérale sur la mission de Shaana, précisa Vilia.

- Et ça ne va pas s’arranger ! Seya enfonçant le clou. Quoi qu’il en soit, tout le monde sera
exhaustivement tenu informé à ce sujet précis comme à tous les autres corolaires, le moment venu.

Shaana se demandait ce qu’il s’était dit pendant son absence. Elle ne sentait pas de confrontation entre
Seya et Vilia. Juste, une difficulté relative à accepter les conséquences d’un choix inévitable. Mais alors
quant à savoir lequel, c’était une autre paire de manches pour tous car aucun des présents ne semblait
tant soit peu renseigné sur cette question qui paraissait tout de même bien cruciale ; celle que Seya
avait évoquée à l’occasion de la petite réunion improvisée à Tianjin, à n’en pas douter.

- Bon, revenons-en à l’essentiel si vous le voulez bien, reprit Vilia, imperturbable. Shaana doit
absolument poursuivre sa mission dans les meilleures conditions possibles. Je te propose donc, se
tournant vers elle, de t’autoriser l’accès aux hôtels et restaurants, lorsque c’est absolument nécessaire
à la bonne exécution des instructions qui te sont envoyées, et en aucune autre circonstance, laissée à
ton appréciation, nuança-t-elle. Néanmoins, dans les cas qui le requerront, tu n’interagiras avec
personne, absolument personne au sein de ces établissements, quitte à ne pas quitter la chambre que
tu te seras réservée, quitte aussi, éventuellement, à passer ailleurs, le temps que tu y passerais
normalement, si c’est possible, si ça ne pose pas de problèmes, etc. Nous sommes bien d’accord ? Pas
d’échanges inutiles ou d’interaction avec les gens, au risque de perturber les conséquences liées à
l’exécution même de ta mission.

- Si on me dit « bonjour », j’ai le droit de répondre ou je dois faire semblant de n’avoir rien entendu et
m’en aller ?

Vilia, visiblement exténuée, soupira longuement.

- Excuse-moi Vilia…

- Nous sommes d’accord ? lui redemanda-t-elle.

- Oui Vilia, nous sommes parfaitement d’accord. Merci. Si ce n’est pas strictement indispensable qu’il
en aille autrement, on s’en tiendra à ce qui était convenu au départ, c’est promis.

Chapitre 6 – page 251


- Parfait. Seya ?!

L’Amirale fit un geste d’approbation.

- Le nombre d’inconnues à cette équation est catastrophique ! en conclut Vilia.

- Alors il ne reste que le Plan ! intervint le Naga.

- Vous avez raison, et ça devrait être très suffisant. C’est très insécurisant, mais suffisant. Shaana, est-
ce que tu penses que pour l’étape actuelle de ta mission, cette étape-là très précisément, tu risques
d’avoir besoin d’un soutien logistique, que nous sachions si nous devons t’adjoindre quelqu’un.

- Je ne pense pas que ce soit nécessaire.

- Très bien, ça me rassure aussi. Est-ce que tu as des questions, avant qu’on te renvoie ?

Shaana se prit un moment pour réfléchir.

- Pour l’instant tout va bien. Mais j’aimerais savoir si on sait déjà qui je suis censée rencontrer ?

- Oui on sait plus ou moins, mais nous n’avons aucune idée de la forme que cette rencontre va prendre.
Il n’y a pas d’identification formelle, on sait juste qu’il s’appelle Bernardo, mais bon, il y en a beaucoup
dans ce cas. Ce sera un ensemble de contingences qui seront nécessaires pour déterminer les
circonstances de cette mission. Donc nous n’avons personne de précis à te désigner pour l’instant. Dès
que nous le saurons, tu en seras exhaustivement informée. Je ne peux faire mieux en l’état actuel des
choses.

- Très bien, ça ira comme ça. Je suis prête à repartir si tu veux.

- Attends, tu parlais d’une toilette, est-ce que tu veux qu’on t’aide à en choisir une ici, que tu puisses
repartir avec elle plutôt qu’aller l’acheter en ville ? Tant qu’on y est, pourquoi pas, si ça peut t’arranger.

- C’est une idée en effet.

- Il te faudrait quoi exactement ?

- Un string, une robe de couleur dorée et fluide, très légèrement transparente, et surtout extrêmement
chère, et que surtout ce soit visible à l’œil nu de qui connaît un peu ce domaine. Une paire de sandales
assorties, très légères. Un sac à main également assorti. Une montre très chère, tout aussi dorée que
le reste. Une pince à cheveux en or et diamant. Non, je plaisante. Mais un collier et des boucles
d’oreilles en or, et… aussi une Porsche !

- Dis comme ça, réagit Vilia. C’est tout ? Où…

- Je ne les garderai pas pour moi, vous en ferez bien ce que vous voudrez ensuite. Mais là, je vous
assure que ce sera indispensable, lui répondit-elle.

- Je me doute, si tu le dis. Je suppose que tu as une idée vraiment très précise en tête.

- Vraiment « très », oui.

Chapitre 6 – page 252


- Ozya ?! demanda Vilia, on a quelque chose de disponible ?

Une voix se fit entendre dans la salle.

« - On a déjà une connaissance de la conduite automobile à lui implanter, c’est un début ! »

- Shaana, tu ne sais pas conduire ?

- Non, pourquoi faire ? Je préfère marcher, habituellement…

- C’est vrai, question stupide, excuse Shaana.

« - Vilia ? »

- Oui Ozya !

« - Je propose une Porsche Macan noire, ça va très bien avec la couleur or. Pour la robe, je suggère
quelque chose de légèrement différent. Je comprends où tu veux en venir Shaana, mais je te promets
que l’effet que tu attends sera complet avec quelque chose de légèrement différent, plus court, associé
au noir. Tu me fais confiance ? »

- Absolument. Je ne suis pas très « mode », tu le sais bien, mais j’ai une idée précise en tête.

« - J’ai compris. J’ai ce qu’il te faut. Je t’empaquette tout ça et je te l’apporte avant ton départ. »

- Merci beaucoup.

- Eh bien voilà, conclut Vilia. Tu es prête ?

- En tout cas, je ne pourrais pas l’être plus pour l’instant. J’avoue que je serai heureuse quand tout ça
sera terminé.

- On en est vraiment tous là je t’assure ! Allez viens, je te raccompagne.

- Comment ça se passe pour la « Cellule Communication » de la Section de Liaison au sol ?

- Le forum ? Ça part très bien. Nous avons le vent en poupe ne t’inquiète pas.

- J’en suis heureuse, répondit sincèrement Shaana.

Elles quittèrent la pièce où s’était déroulée la réunion pour se retrouver l’instant suivant face au grand
Shri Yantra.

Au même instant, une jolie Tvish aux cheveux roux doublement tressés arriva, une valisette en carton
à la main.

- OM Shaana, voici pour toi !

La Tvish tendit la valisette à Shaana qui s’en saisit méticuleusement.

Chapitre 6 – page 253


- Tout y est, y compris deux jeux de clef pour la Porsche. La maîtrise du véhicule vient de t’être
transmise. Félicitations ! Tu sais conduire une voiture à la perfection !

- Merci infiniment Ozya.

- Je t’en prie. Bonne chance, lui souhaita-t-elle avant de s’en retourner.

- Et maintenant, il est temps. Ça va aller ? Tu tiens le coup quand même ? s’enquit Vilia.

- Si Ilialana arrive à tenir en Chine, aux USA, et en Israël, je m’en voudrais de ne pas tenir en vacances
à Rio, s’esclaffa Shaana.

Vilia rit de bon cœur.

- Je suis vraiment fière de toi. Je suis infiniment fière de vous toutes !

- Moi, je suis fière de NOUS !

- Tu as raison… A bientôt…

Shaana, s’en retourna, s’avançant vers le centre du Shri Yantra, jusqu’à ce qu’elle finisse par rejoindre
les abords de l’eau sombre qui soulignait la plage de São Conrado. Elle enfouit ses mains dans les
poches de son jogging, aussi propre que s’il était fraîchement sorti de sa boîte au magasin, la valisette
sanglée à son poignet. Elle soupira. Après quelques instants, elle finit par rejoindre son point initial, là
où elle avait creusé son « nid » dans le sable. Elle avait décidé de rester là toute la nuit en attendant
que le soleil se lève, puis de se rendre dans un hôtel pour se préparer à son rendez-vous. Elle réfléchit
un instant à cette perspective, puis elle s’assit en tailleur, et contempla l’océan, ce devait être durant
des heures.

La lune était montée haut dans le ciel, et elle savait que l’aube n’allait pas tarder à poindre. Elle avait
entretemps replié ses jambes, entourées de ses bras, le menton sur ses genoux. Elle restait ainsi, le
regard déterminé, fixé droit devant, gardant le cap à tout jamais, quoi qu’il en aurait coûté, le focus au
niveau de cette frontière où le ciel se confond intimement avec l’océan, en une union enfantant un
horizon si difficile à discerner dans la nuit. Elle se leva d’un bond, et retira son jogging. Les feux sur la
plage s’étaient éteints. La musique avait cessé depuis longtemps et la plupart des gens qui s’étaient
regroupés en ilots épars sur le sable étaient partis. Les autres dormaient dans des sacs de couchage. Il
aurait régné un silence presque inquiétant si l’incessant bruit de fond de la circulation automobile ne
venait entretenir sa rupture permanente. Shaana retira son T-shirt. Se trouvant torse nu, elle écarta
les bras pour sentir le vent lui caresser la peau.

« On ne ressent jamais de choses pareilles chez nous. Je me demande si être incarnée rend cette
expérience plus forte encore… ».

Elle ôta de même ses pantalons et son sous-vêtement, puis elle écarta de même bras et jambes, yeux
fermés, face au vent qui faisait flotter ses longs cheveux très blonds qui scintillaient sous la nuit.

« Qu’est-ce que c’est doux… ! » pensa-t-elle une fois encore.

Chapitre 6 – page 254


Elle resta dans cette position de longues minutes, inspirant à plein poumons les effluves salés qui
tourbillonnaient autour d’elle dus au fait de sa présence au milieu de la course du vent. Elle finit par
rouvrir les yeux et baissa les bras, puis se dirigea vers le rivage, jusqu’à tremper ses pieds dans l’eau.

« C’est la première fois que je te sens, Lantéa32… », pensa-t-elle fort en direction de l’océan.

« Bonjour Tvish… Moi, c’est la première fois que je sens l’une de vous. Viens ! », résonna en l’esprit de
Shaana la douce voix qui s’était imposée à elle.

« Je m’appelle Shaana… », ajouta-t-elle, s’avançant lentement dans l’onde obscure.

Lorsque l’eau lui arriva aux deux tiers supérieurs des cuisses, elle y plongea et se fondit en elle,
ressentant chaque caresse de chaque courant qui lui parcourait le corps, qui l’enveloppait comme
l’ondulation de la plus fine soie de Bénarès.

« Merci Shaana, de me faire l’honneur de ta présence chez moi ».

« Tu es douce mon Amie, et tu es vraiment très belle. Je te bénie du fond du cœur. Merci à toi de
m’accueillir avec autant de profondeur et d’amour, tellement merci à toi ».

« Je t’Aime Shaana. Jamais je ne t’oublierai, ni toi, ni tes sœurs à travers toi. Je te bénis de tout mon
cœur de Sel ».

« Je te bénis de tout mon cœur de Feu, lui répondit Shaana, émue ».

L’échange ne fut pas plus long, mais Shaana resta ainsi près d’une heure sous les eaux, à jouer telle
une sirène avec les poissons curieux, lorsqu’elle vit au-dessus d’elle que l’obscurité, relative pour elle,
faisait doucement place à une vaste mais faible lueur blanche. L’aube arrivait, elle devait rejoindre la
plage. Elle remonta donc, en ondulant elle-même, jusqu’à la surface. Les premières lueurs de l’aube
envahissaient déjà le ciel qui s’était entièrement éclairci, alors que face à ce spectacle, elle ne put que
conclure que le « Christ Rédempteur », au sommet de son monticule et malgré les éclairages nocturnes
qui le mettaient en valeur, avait considérablement perdu en prestige.

Elle s’était très éloignée de la plage. Il lui semblait avoir vue sur toute la baie sud de Rio, comprenant,
d’Ouest en Est, Recreio dos Bandeirantes, Barra de Tijuca, São Conradoa, jusqu’à Ipanema et
l’embouchure vers la ville elle-même. Elle voyait même les lumières de Piratininga. Elle avait dépassé
les deux petits ilots, Alfavaca et Pontuda, qui faisaient face à la plage de Pepê où l’attendaient ses
vêtements. Elle estima qu’elle devait se trouvait à environ quatre kilomètres au sud-est de sa position
initiale.

* 4 287,17 mètres exactement. Il faudrait penser à retourner sur la plage Shaana, les premiers touristes
vont arriver.

* Je sais, j’y vais. Merci…

32
L’un des noms donnés à la conscience de l’Océan Atlantique

Chapitre 6 – page 255


Shaana avait peu apprécié cette intrusion, rompant la poésie de ces instants les plus magiques qu’elle
ait jamais vécus. Elle replongea la tête sous l’eau, connaissant la direction à prendre, et se remis à
onduler comme un dauphin, avec une grâce quasiment une féérie, à peine imaginable. A quelques
centaines de mètres de son objectif, elle refit surface, ne faisant que dépasser ses yeux au-dessus de
la surface de l’eau. L’aube avait cédé sa place à l’aurore, nimbant les lieux d’une atmosphère
mordorée. La plage était toujours silencieuse et immobile. Elle ne pensait pas rester si longtemps. Le
temps s’était noyé dans les eaux en même temps que sa présence en elles leur avait rendu hommage.
Elle replongea et avec les mêmes mouvements d’ondulation, elle regagna la plage à une vitesse à
laquelle n’aurait pu croire aucun champion olympique de natation. Elle sortit de l’eau, son corps
entièrement ruisselant. Elle avait atteint son point de départ, très exactement. S’avançant en direction
de ses vêtements desquels nul ne s’était approché, elle prit une profonde inspiration, ferma les yeux,
plissa le front, serra les lèvres, et sembla réprimer un éternuement, alors que l’intégralité des perles
d’eau qui couvraient son corps furent expulsées en un instant, en un nuage de fine brume qui se dilata
autour d’elle, arrosant copieusement ses proches alentours. Shaana était dès lors entièrement sèche.
Elle se rhabilla rapidement, et se saisissant de la petite valisette de carton, entreprit de trouver le
parking où était censée se trouver la voiture mise à sa disposition pour l’occasion.

* Shaana, la voiture est garée sur le parking des appartements Lanai. Les Pluyo se sont débrouillées
pour t’y inscrire un contrat de location par défaut d’une durée d’un mois. Ce sera ton point de chute. Le
parking se trouve entre l’immeuble et la route. Elle est à 70 mètres environ de ta position, tu devrais y
avoir un visuel à « deux heures ».

Elle s’approcha de la route et pointa le regard dans la direction indiquée. Elle ouvrit la valisette en
carton.

* Le bagage est plus lourd maintenant, c’est normal ? demanda Shaana à laquelle rien n’échappait.

* On y a inclus les clefs de l’appartement et les papiers en rapport. Tout est dans ton sac.

* Vous savez que je ne lis pas le Portugais n’est-ce pas ?

* Tu n’auras pas besoin de les lire. Les avoir te suffit, mais tu n’en auras pas besoin non plus. Les Pluyo
sont juste perfectionnistes à l’extrême. Tu peux les remercier pour l’appartement. Ça a l’avantage d’un
abri et pas l’inconvénient d’un hôtel, tout en t’offrant un point de chute. En quittant le Brésil, il te suffira
de tout laisser en plan. Nous nous occuperons des effacements nécessaires. Franchement, je ne sais pas
comment elles font, parce qu’aucune de nous, Noires ou Rouges, n’aurions pu obtenir ce résultat aussi
vite, surtout de nuit, en une seule nuit !

« Ilialana avait raison », pensa-t-elle. « Elles sont les clefs qui ouvrent des portes dont nous ignorions
toutes jusqu’à l’existence », pensa-t-elle.

Elle sortit du sac l’une des deux télécommandes avec, incrusté sur une face, le blason à l’écusson
portant le cheval noir de la ville de Stuttgart, en Allemagne. Elle leva le bras et appuya sur un bouton
de la télécommande. Un « pouipouip » retentit.

* C’est bon, j’ai trouvé. Merci beaucoup à toutes. Je vais me préparer.

Chapitre 6 – page 256


* Bonne chance.

Shaana atteignit la porte de l’immeuble et sortit les clefs du même petit sac doré. Toutes les
instructions en rapport lui avaient été transmises à l’esprit afin de limiter autant que possible les
hésitations dans ses différents mouvements. Elle pénétra dans le petit appartement. Il était coquet,
sans plus, mais semblait confortable. Au moins jouissait-il de toutes les commodités nécessaires à
l’aisance d’exécution de sa mission.

Elle avait le temps mais ne devait surtout pas en perdre. Elle savait qu’elle avait rendez-vous et où,
mais pas forcément à quelle heure très précise, ni, surtout, avec qui. C’était un homme qui s’appelait
Bernardo, c’est tout ce qu’elle savait. Le reste lui serait révélé en temps réel. Mettre à exécution une
série d’ordres devant être appliqués à l’instant exact de la communication en rapport tenait du
prodige, que seule une Tvish pouvait assumer de manière parfaite. Cela étant, la mobilisation en
ressources était énorme et il fallait se trouver malgré tout dans une disposition d’esprit
particulièrement adéquate à cette maestria. Shaana savait qu’elle devait s’y préparer, car la tournure
des événements, au cours de leur manifestation, pouvait prendre des virages à 180 degrés. Il s’agissait
de rester concentrée. Elle s’était dit qu’un passage chez le coiffeur aurait été adéquat, mais elle
craignait fort de ne pas en avoir le temps. Elle se fit confiance en se convainquant qu’elle improviserait
très bien, comme d’habitude. Au moment de sortir sa robe, quelque chose l’alerta intérieurement. Elle
ralentit ses mouvements en restant attentive à la suite, tout en déballant ses affaires, en l’occurrence
la fameuse robe qui était or et noire, plus sobre
que ce qu’elle avait imaginé, mais qui ferait,
semble-t-il, parfaitement l’affaire autant qu’elle
pouvait en juger par simulation projective. Elle
porta son regard vers la porte d’entrée… et celle-
ci sonna.

- Qui est-ce ? demanda-t-elle, un léger sourire aux


lèvres.

- La femme dé ménache !

Shaana rit aux éclats et ouvrit la porte, Shirinn


derrière elle. Elles sautèrent dans les bras l’une de
l’autre.

- Tu as fait des progrès Shirinn, je n’ai pas su que


c’était toi avant que tu ne parles.

- Mais tu m’as sentie quand même ! lui fit-elle


remarquer.

- Je ne peux pas ne pas te sentir… mais vraiment,


tu as fait de gros progrès !

- Je te remercie, le compliment est précieux de ta part.

Chapitre 6 – page 257


- Allez, entre !

- C’est ta robe ? fit-elle une fois qu’elle eut pénétré dans l’appartement, son regard s’étant
immédiatement posé sur la valisette.

- Oui c’est elle. Tu as toujours l’œil aussi aguerri toi ! fit remarquer Shaana à sa sœur.

- Qu’est-ce que tu veux, on ne se refait pas ! Très bon goût. Qui l’a choisie ? Ne me dis pas que c’est
toi ?!

- Non c’est Ozya.

- Ah oui, je comprends mieux. Elle sera parfaite. Tu seras… une vraie déesse là-dedans. Tu veux
l’essayer tout de suite ?

- C’est ce que je m’apprêtais à faire, alors, allons-y !

Shaana se déshabilla des pieds à la tête, et enfila la robe, laquelle lui allait exactement comme si elle
avait été faite pour elle, ce qui, en l’occurrence, était effectivement le cas. Elle chaussa ses sandales
dorées, se para le cou du collier en or, « éclatant mais discret » (difficile de l’exprimer autrement),
suspendit les boucles d’oreilles à ses lobes, puis attacha la montre à son poignet.

- Ma chérie, quelle merveille ! A faire pâlir Aphrodite de Jalousie !

- Il parait qu’elle n’était pas si belle d’ailleurs, rétorqua Shaana, ce qui fit éclater Shirinn de rire.

- En tout cas, bien moins que toi c’est une certitude, même sans rien sur le dos. Euh, par contre, tu vas
chez le coiffeur ? lui demanda Shirinn.

- Je m’y attendais… Je crois que je n’aurais pas le temps. Tu pourrais m’aider ?

- Pas ici, il faut passer derrière un voile. Mais sinon, oui, aucun, problème.

- Eh bien tu vois, tu viens à point nommé. Justement je me disais que j’aurais bien apprécié un peu
d’aide à ce niveau.

- Tu avais pensé au coiffeur ?

- Ben oui…

- Sérieux ?

- M’enfin, oui, pourquoi ? C’est si difficile à croire ?

- Alors permets-moi de te retourner le compliment que tu m’as fait tout à l’heure. Je t’ai connue à une
période où ça ne te serait même pas venu t’effleurer l’esprit.

Shaana la dévisagea intriguée.

- Mais on ne se connaissait pas avant de se rencontrer il y a quelques jours sur le Pont…

Chapitre 6 – page 258


- Toi peut-être, mais moi je te connaissais. Je te connais même depuis un bon moment.

- C’est vrai ? Ça alors ! Il y a une raison particulière ?

- Tu es trop humble toi. Tu devrais te la péter un peu ! lui lança Shirinn en éclatant de rire une fois de
plus !

Shaana sourit, enjouée. Elle ne comprenait pas vraiment la pertinence de l’allusion mais elle s’amusait
de l’extraordinaire sympathie de sa sœur.

- Tu sais Shirinn, j’ai remarqué quelque chose d’étrange.

- De plus étrange encore que ça ?

- Non allez, sois sérieuse. J’ai l’impression qu’on est capable de faire des choses qu’on ne faisait pas
facilement avant, voire pas du tout. On comprend des choses qu’on comprenait autrement, moins
bien. On devient… différentes, meilleures un peu en tout, plus ouvertes sur tout. J’ai d’abord mis ça
sur le compte de mon coup sur la tête ou de mes autres mauvaises expériences du moment, mais je
me rends compte, par de petits détails, que le phénomène prend de l’ampleur.

Shirinn l’écoutait avec grande attention, semblant mieux comprendre ce que disait sa sœur qu’elle ne
le laissait paraître.

- Tu sais Shaana, je sens les Pluyo devenir autre chose. Elles sont en mode « évolution rapide », et vu
qu’elles sont des Tvish à part entière, elles sont intriquées à toutes les autres, comme à toi, et à moi.
Si elles évoluent autant et si vite en tant que ce qu’elles sont, même si nous, nous ne le sommes pas,
on est forcément impactées. Tu ne crois pas ? C’est ce que ta remarque m’évoque, mais j’avais
remarqué aussi, et nous ne sommes pas les seules. Je crois que tout le monde l’a remarqué à présent.
On devient, effectivement… autre chose, mais en mieux. C’est super quand même !

- Ça fait sens ce que tu me dis. Je suis contente d’avoir pu le partager avec toi. Je me sens moins
« bizarre » maintenant.

Shirinn lui sourit tendrement.

- Allez, on va la faire cette coiffure ?

Shaana lui rendit son sourire. Elle prit les mains de sa sœur, et se déplacèrent toutes les deux,
parfaitement synchrones, un pas de côté, et disparurent de la pièce aux yeux de n’importe qui d’autre
qui s’y serait trouvé.

- Je suis tellement heureuse que tu sois venue me voir.

- Etant affectée au Brésil, je n’allais pas manquer de venir te faire un coucou.

Shirinn gesticulait allègrement autour de Shaana, ses cheveux voletant en tous sens et s’ordonnant ou
se défaisant, au gré de la volonté de la Tvish la plus « fashion » de l’univers, enfin, s’amusait-elle à le
penser.

Chapitre 6 – page 259


- Ta visite est officielle ? demanda Shaana.

- Je me suis arrangée pour qu’elle le soit. Je suis venue te voir débarquer à l’aéroport. Je n’étais pas
censé venir sonner à ta porte, mais je me suis dit que ça te ferait plaisir.

- AH ! mais je comprends pourquoi je pensais tant à toi… lui rétorqua-t-elle en tournant la tête vers
Shirinn, laquelle la lui replaça dans sa position initiale…

- ARRÊTE DE BOUGER TOUT LE TEMPS !

- J’étais presque sûre de te voir en descendant de l’avion.

- J’étais là mais ce n’était pas le bon moment. Les Pluyo ont des stratégies très strictes qu’il n’est pas
toujours simple de comprendre parfaitement, surtout sur les tout… petits… détails… VOILA C’EST FINI !
Surtout sur les tout petits détails qui sont pour elles aussi importants que les gros. Regarde-toi dans le
miroir…

Shaana s’exécuta, et fit une grimace déconfite, tout comme Shirinn en plongeant son regard dans la
même direction que sa sœur. Un corridor sinistre en vieilles pierres taillées apparaissait dans ce miroir
à la place du visage des deux Tvish.

- Ne t’inquiète pas Shaana, tout a été nettoyé avant de te faire venir ici.

- Ça surprend quand même… Il faut sortir de derrière le voile pour qu’on puisse voir notre reflet.

Après un pas de côté, les deux Tvish réapparurent dans la pièce comme elles en avaient disparu
quelques minutes auparavant.

- Ah, voilà, c’est mieux. Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ?

- Ouah c’est joli. Tout simple, mais travaillé quand même. Excellent pour une soirée un peu guindée
mais pas officielle. Hein ? C’est ça ?

Shirinn sourit.

- C’est à peu près l’idée en effet. Tu te sens prête ?

- Absolument. Je peux y aller.

- Tu as reçu tes instructions ?

- A l’instant.

- Alors je te souhaite bonne chance.

- C’est fou le monde qui me souhaite bonne chance ces derniers temps, fit-elle remarquer. Merci
Shirinn. Merci pour tout.

Shirinn lui sourit.

- Pour l’Apolytocratie ! lui adressa-t-elle pour toute réponse, l’Irsha à l’appui.

Chapitre 6 – page 260


- Pour l’Apolytocratie ! lui répondit-elle de même.

Shaana leva sa robe et enfila le sous-vêtement qui l’avait accompagnée dans la valisette en carton, et
l’ajusta aussi bien qu’elle le put, avant de redescendre le bas de sa tenue dorée jusqu’à mi-cuisses. Elle
se dirigea ensuite vers la porte de l’appartement, l’ouvrit, passa le pas et se retourna. Shirinn n’y était
plus.

Arrivée au bas de l’immeuble, elle entra dans la Porsche qui l’attendait, saisit l’adresse de l’hôtel auquel
elle devait se rendre, sortit la voiture de sa place de stationnement, et démarra en direction de sa
destination, conformément aux instructions du GPS : le Copacabana Palace.

Arrivée à destination, le voiturier


s’empressa de monter dans la voiture
après avoir tendu une main délicate pour
inviter Shaana à en descendre. Elle se
dirigea vers l’entrée et demanda où se
trouvait le bar, arguant que son rendez-
vous devait l’y rejoindre d’ici quelques
minutes. On l’y installa avec grand soin, lui
demandant si elle souhaitait un
rafraîchissement. Elle laissa au garçon le
soin de lui choisir le meilleur cocktail local
qu’on serve à l’hôtel. Elle ne sut jamais ce
qu’on lui servit, mais elle le trouva néanmoins fort bon. Elle était assise depuis quelques vingt minutes
durant lesquelles elle prit grand soin de faire triste mine, un peu comme si son petit ami l’avait quittée
au profit de sa meilleure… ex-amie.

Trois hommes survinrent du fond de la salle. Elle sut de suite qu’elle avait capté l’attention de l’un
d’entre eux, un seul seulement. Les autres étaient curieusement occupés à prêter attention à tous les
détails environnant comme s’ils avaient cherché quelque chose. Pour sa part, Shaana avait fait mine

Chapitre 6 – page 261


de ne pas le voir. Il était le troisième à tenter une approche plus ou moins heureuse de la jeune femme
à la robe dorée. Mais lui, cette fois, paraissait très sûr de lui. Parvenu à sa hauteur, il engagea
immédiatement la conversation. Elle avait hâte d’en finir. Elle préférait largement arpenter les rues,
seule, la nuit, ou se baigner dans l’océan, loin de tout.

- Excusez-moi ? Mademoiselle ? l’interpela-t-il à plusieurs reprises dans un Anglais à l’accent latin.

- Ah ! Euh, pardon, je ne vous avais pas remarqué, mentit-elle de manière très crédible, en Portugais.

- Ce n’est pas bon pour ma réputation ça, qu’une aussi magnifique jeune femme ne me remarque pas.
Et vous parlez très bien le Brésilien !

Shaana avait pris soin d’inclure un rien d’accent « british » pour crédibiliser son interaction avec lui…
Et dire qu’elle ne devait interagir avec personne, lui avait-on recommandé.

- Excusez-moi Monsieur, mais…

- Alfonso !

- Je vous demande pardon ?

- Alfonso, pas « Monsieur ».

C’était un très beau jeune homme tout début trentaine, particulièrement élégant, habillé d’un
costume léger en soie noire avec chemise blanche de même, lequel devait valoir dix fois le prix de sa
robe qui ne se trouvait pourtant sur aucun marché de quartier. Shaana n’était pas branchée « mode »
du tout, mais la soie, elle savait la reconnaître. Elle avait une affinité particulière avec elle. Elle y sentait
le travail des vers qui l’avait produite. Leur effort, réel, quasiment conscient, pour produire cette
matière convoitée, avant qu’on ne les ébouillante pour service rendu. Et Alfonso était vêtu de soie des
pieds à la tête, avec une magnifique montre, a priori en or, écrit « rolex » sur le cadran. Une sorte de
carte de visite sans doute. Il portait sur l’épaule un sac pour homme, en cuir, et de grande taille. Il
aurait pu y transporter un petit ordinateur portable mais il était trop fin pour ça, et sa légèreté
détrompait le fait qu’il devait être soit vide, soit empli de quelques papiers seulement, a priori du
moins, en plus d’un objet légèrement contondant, assez lourd et de moindre taille. Mais Shaana
remarqua qu’il le portait à l’envers, le devant derrière…

- Pardon Mademoiselle, puis-je m’asseoir et vous accompagner ?

- Mais je ne vais nulle part, Alfonso, et à ce titre je m’accompagne très bien toute seule, mais je vous
remercie pour la proposition.

Les deux hommes qui étaient entrés avec lui les avaient rejoints, mais restaient en retrait, tout en se
donnant l’air détendus, celui d’être des « amis » du premier, mais Shaana ne put manquer de
remarquer leur attitude tenant bien davantage de la protection rapprochée que de l’amitié, même s’il
apparaissait qu’ils appréciaient vraiment Alfonso, à titre davantage personnel qu’il aurait été
raisonnable de considérer leur position comme le leur permettant, du moins dans des conditions
normales.

Chapitre 6 – page 262


- Je vous en prie Mademoiselle, ayez pitié d’un homme seul qui vient de l’aéroport, qui a soif et qui
vous offrirait volontiers un peu de champagne bien frais.

- Vos amis aussi sont seuls, ou êtes-vous seuls à trois ? lui rétorqua-t-elle avec un sourire qu’elle ne put
masquer. Ecoutez, j’apprécie votre délicatesse de gentleman, soyez-en sûr, mais j’attends quelqu’un
et ma propre solitude est une compagne bien plus agréable que n’importe quelle autre présence, dans
la mesure où moi-même, je risque de ne pas être d’aussi bonne compagnie qu’à mon habitude.

Alfonso semblait avoir bien peu l’habitude qu’on lui résistât. L’un de ses deux « amis » entreprit de lui
adresser la parole :

- Peut-être que la demoiselle a vraiment envie de rester seule, tu ne crois pas ?

- Oui, tu as sans doute raison, lui répondit-il d’un air plus excédé qu’il aurait voulu le montrer. Il ne
semblait pas être de ceux qui abandonnent facilement… Justement, pour qu’elle puisse être seule avec
moi, il faudrait que vous alliez tous les deux prendre un verre sur le compte de la maison, OK ?

L’autre leva légèrement la main droite, prit le troisième par le bras, et s’en allèrent tous les deux au
bar. En attendant, Alfonso, toujours debout, dépendit son sac de son épaule et le posa sur le fauteuil
qui faisait face à Shaana.

- Vous n’aurez donc pas pitié de moi en me laissant ainsi debout, même s’il me faut, pour me reposer,
que je pose les deux genoux à terre, devant vous ?! Ce serait la plus douce humiliation que puisse
connaître un homme.

Shaana ne put réprimer un sourire face à ce baratin, ce qu’Alfonso prit pour un encouragement.
Lorsqu’il commença à se mettre en position pour sa génuflexion, Shaana, entreprit de mettre un terme
à cet entretien ennuyeux.

- Alfonso, vous êtes sans doute le plus grand séducteur que j’ai rencontré et vous êtes, sans aucun
doute non plus, très sympathique je vous l’accorde, mais votre insistance, si habile soit-elle, devient
de la grossièreté. Sachez que lorsque je dis non, ce n’est ni oui, ni peut-être, et que j’aimerais pouvoir
garder de vous un meilleur souvenir que celui que vous garderez de moi si jamais vous deviez me
conduire à vous remettre à votre place. Est-ce que nous sommes bien d’accord ! lui dit-elle en le
fusillant du regard.

Le jeune homme se sentit humilié. Il ne savait plus que dire. Il avait affaire à une partie qu’il ne
gagnerait pas, il le savait, il l’avait compris. Lorsqu’une Tvish veut se montrer explicite, elle y parvient
toujours, sans faute, et rapidement. Il s’empourpra. Il le sentit, ce qui le rendit confus car il ne parvenait
pas à se souvenir que ce lui fut jamais arrivé un jour. Il reprit son sac, posé sur le fauteuil et le suspendit
à nouveau à son épaule, cette fois à l’endroit. Un espace de rangement transparent se trouvant sur la
face avant, manifesté par un filet de textile laissant apparaître ce que contenait cette fine partie
extérieure. En l’occurrence, il s’agissait, entre autres, d’un billet d’avion. Le regard de Shaana tomba
dessus immédiatement et en un dixième de seconde y lu ce qu’il y était écrit, alors que le jeune
homme, le visage toujours aussi rouge, se confondit en excuses envers elle en acceptant de jeter
l’éponge, s’apprêtant à rejoindre ses deux acolytes. Il était écrit le nom d’Alfonso sur le billet : Bernardo
Alfonso Rodrìguez. Il venait de Medellìn et était arrivé quelques heures auparavant. Il était Colombien.

Chapitre 6 – page 263


* Shaana ! C’est lui ! reçut-elle du Pont exactement au même moment. Je t’envoie le scan complet de
ses affaires. Ne le lâche pas !

Shaana se leva d’un bond, les deux comparses au bar, qui avaient surveillé toute la scène de la manière
la plus discrète possible et qui s’en étaient visiblement amusés, se retournèrent de concert
lorsqu’Alfonso fit mine de les rejoindre et voyant Shaana bondir de son fauteuil.

- Alfonso ! lui lança-t-elle, en tentant de réfléchir vite à la suite qu’elle allait donner à cet appel.

Ce dernier avait vraiment l’air affecté, ce qui la surprit, le pensant plus superficiel dans son approche,
considérée de fait comme artificielle. Elle se rendit compte qu’elle l’avait peut-être jugé sans pour
autant l’avoir vraiment souhaité.

Alfonso, surpris, se retourna donc dans sa direction, et surenchérit :

- Vraiment désolé Mademoiselle, mon intention n’a jamais été de vous importuner. Je crois que nous,
enfin, que je vous ai simplement mal comprise. Je vous présente mes excuses vraiment sincères. Je ne
vous ennuierai plus je vous en donne ma parole. Je vous souhaite une très bonne journée et un
excellent séjour à Rio. Au revoir… avec un sourire sincère mais sans joie.

- Vous ! excusez-moi… reprit-elle.

Alfonso, décidé à s’en aller, regarda à nouveau dans la direction de Shaana, surpris par la répartie de
la demoiselle.

- Oui, euh, écoutez… C’est moi qui vous présente mes excuses. Je me suis montrée d’une extrême
grossièreté envers vous et visiblement vous ne le méritiez pas. Je vous l’ai dit, je ne suis pas forcément
de la meilleure compagnie du monde aujourd’hui, et il est très injuste de ma part de vous en avoir fait
payer le prix. Voulez-vous bien me pardonner ? Vous êtes visiblement un gentleman et nombre de
gens qui m’ont approchée auraient bien mérité davantage encore que mon attitude envers vous
aujourd’hui, et auxquels je n’ai rien dit. Donc… je vous prie de bien vouloir accepter mes regrets,
vraiment. Et… je veux bien goûter au champagne que vous vous proposiez de m’offrir, si… vous le
souhaitez encore. Je comprendrais si de votre côté vous…

- Mais non, non, pas du tout, tout au contraire ! J’en serais ravi. Il s’en retourna vers Shaana, appuya
sa main gauche sur le fauteuil sur lequel il avait, juste un instant auparavant, posé son sac, se cambra
légèrement en passant son bras droit dans le dos en grimaçant légèrement, comme pour compenser
une douleur dorsale. Pourtant, de sa main cachée, il tendit un majeur en direction de ses « amis »
restés au bar… Shaana ne pouvait le voir, mais elle le savait ! Alfonso finit par s’y asseoir

Elle ne comprenait pas cette apparente dichotomie entre la sincérité de son repentir, et cette bravade.
Elle ne vit qu’une chose à sa première analyse, corroborée par d’autres expériences plus ou moins
similaires : certaines personnes étaient authentiques et sincères dans la déconvenue, ce qu’ils
perdaient dans la satisfaction, jouissant de l’ivresse d’avoir gagné. Des gens qu’elle avait toujours
considérés comme dangereux car capables de retourner leur veste au moindre instant avec la tournure
des événements : les assoiffés de pouvoir, comme elle les avait catégorisés.

Chapitre 6 – page 264


- Et votre rendez-vous ? demanda Alfonso.

- J’ai autant oublié l’heure que lui, semble m’avoir oubliée, moi.

- Excusez-moi mais, je ne crois pas !

Shaana le regarda surprise.

- Je vous demande pardon ?!

- Personne au monde ne peut vous oublier. Il est forcément soit mort soit… mort, pour ne pas être
venu vous rejoindre. Même au fin fond d’une prison de haute sécurité, j’aurais réussi à m’évader pour
pouvoir vous rejoindre.

Shaana gloussa un peu…

- Qu’est-ce que vous êtes drôle !

* Pourquoi avoir choisi l’exemple de la prison ? demanda-t-elle en pensée à la coordinatrice sur le Pont.

* On aura toutes les infos dans un instant, on te les envoie dès qu’elles sont disponibles !

Alfonso appela le garçon.

- Votre meilleur champagne, s’il vous plaît, et deux coupes.

- Bien Monsieur, lui répondit-il sobrement.

- Excusez-moi, Mademoiselle. Bien que le terme « Mademoiselle » soit ravissant et vous aille à ravir…

- Oh, pardonnez-moi, j’ai l’avantage sur vous en effet. Mary.

Elle lui tendit la main qu’Alfonso baisa après s’être relevé pour l’occasion.

- Que faîtes-vous à Rio Mary ? Vous y passez vos vacances ou c’est pour affaires ?

- Eh bien, je devais effectivement passer quelques jours de vacances avec mon ami qui, lui, vient pour
affaires. Mais il a dit qu’on devait se séparer, et au dernier message reçu de lui, je devais l’attendre ici.
Il a déjà plus d’une heure de retard et il ne répond pas. Alors j’ai appelé son hôtel et… et ils ont dit
qu’ils ne le connaissaient pas… et…, poursuivit-elle, ses yeux rougissant, j’ai appelé sa sœur, se mit-elle
à sangloter, elle a dit qu’elle n’était pas au courant d’un voyage au Brésil… conclut-elle en pleurant
alors à chaudes larmes. Je ne sais pas où il est ! Je crois qu’il m’a planté là, comme ça…

Alfonso, visiblement attristé, sortit son mouchoir (en soie), et le tendit à Shaana avec lequel elle
s’essuya les yeux (et non, elle ne s’y moucha pas bruyamment !).

- Enfin, reprit-elle un peu calmée, en reniflant, les hommes ne valent rien de toute façon.

- Vous savez Mary, il ne faut pas généraliser.

- Salopard de Bernardo ! fit-elle discrètement.

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- Vous voulez dire qu’il s’appelle Bernardo ? Moi aussi je m’appelle comme ça ! Comme quoi, tous les
Bernardo ne se valent pas ! Je tenterais bien le pari de vous le faire oublier à tout jamais en vous
réconciliant avec ce prénom lui lança-t-il en la scrutant pour voir sa réaction, ce qu’elle sentit bien sûr.

- En tout cas, il n’a pas votre classe c’est tout-à-fait certain.

Au même moment, le garçon apporta le seau à champagne contenant la précieuse bouteille, aux deux
tiers recouverte d’eau et autour de laquelle surnageaient de nombreux glaçons, alors qu’un autre
employé du bar tenait les deux coupes qu’il disposa devant chacun des deux jeunes gens, le premier
servant la boisson dorée et chantante dans les verres ainsi placés sur la fine nappe rouge et or.

Alfonso prit le sien en main.

- Portons un toast Mary ! A vos meilleurs souvenirs futurs de Rio avec Bernardo !

Shaana prit le sien de la même manière en réponse à cette joyeuse invitation.

- Au meilleur à venir !

Elle but une gorgée.

- Dites Alfonso, Savez-vous que c’est la première fois que je bois du champagne ? lui mentit-elle. Mais
au fait, pourquoi dites-vous que vous vous appelez Bernardo si vous vous appelez Alfonso ? C’est votre
deuxième prénom ?

- En fait, c’est Alfonso qui est mon deuxième prénom parmi d’autres. Bernardo, ça fait trop
« domestique de Zorro » dit-il en riant de toutes ses belles dents blanches, suivi de bon cœur par
Shaana qui ne comprenait pas l’allusion… Vous savez chez nous, les prénoms, ça ne manque pas. On
ne sait plus qu’en faire pour finir. Et vous, c’est juste Mary ?

- Oui, juste Mary, Mary Robinson, ma grand-mère était Brésilienne, et j’adorais ma grand-mère, alors
quand elle est morte j’ai appris à parler sa langue, lui répondit-elle afin de devancer sa future question.

- Dites-moi, Alfonso, je…

- Oui, je vous écoute !

Il attendait avec impatience l’expression d’un desiderata quelconque à satisfaire.

- Je ne voudrais vraiment pas avoir l’air d’abuser…

- Mais enfin, je vous en prie, vos désirs sont des ordres !

- Pensez-vous avoir le temps de m’accompagner au « Cristo Redentor » ?

- Eh bien non !

Shaana ne s’était pas du tout attendue à cette réponse abrupte.

- Mais je le prendrai avec plaisir, se dépêcha-t-il d’ajouter. Excusez-moi un petit instant.

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Il saisit son GSM dans son sac, et composa un numéro.

- Gabriel, annule tous mes rendez-vous de la journée s’il te plaît.

-…

- Ben oui je suis bien arrivé, pourquoi ?

-…

- Tu n’es pas mère ? Hein ? Est-ce que tu es ma mère ?

-…

- Bon eh bien contente-toi de faire ce que je te demande, et moi, je sais ce que je fais, conclut-il en
raccrochant.

- C’est votre petite amie ? lui demanda Shaana ?

Alfonso se força à rire à cette question.

- Non, c’est ma secrétaire. On se connaît depuis qu’on est gamins. Je l’ai sortie du ruisseau dès que j’ai
réussi à m’en sortir moi-même. Mais elle a un peu tendance à me materner, alors je dois me montrer
ferme. Mais c’est une brave fille. Je l’aime bien au fond et elle travaille bien, alors voilà.

Shaana était en (discrète) pamoison devant Alfonso, qui mentait comme un arracheur de dents.

- Vous êtes vraiment quelqu’un de bien ! lui lança-t-elle, lui mentant tout aussi éhontément.

- Mary, voilà ce que je vous propose. Vous connaissez Rio ?

- Non, absolument pas. J’ai vu des brochures, c’est tout.

Shaana savait que cette question n’était pas anodine et avait pour but de savoir si elle était capable de
reconnaître des lieux en les voyant, surtout ceux qui ne figuraient pas dans les brochures en question.

- Je vous amène au pied du « Cristo Redentor » et je vous fais visiter la ville et les curiosités
environnantes.

- Oh c’est vrai ? Vous feriez vraiment ça ?

- Absolument, je vous offre, je vous… dédie cette journée. Je l’inscrirai dans mes calendriers chaque
année en tant que date anniversaire du « Mary’s Day » !

Mary rit à cette remarque, toute joyeuse, un peu pompette, et le visage rougissant à l’évocation de
cette intention à son égard.

- J’aimerais tant aller me baigner aussi. On dit que les plages de Rio sont parmi les plus belles du monde.

- Certainement pas ! Elles SONT LES PLUS BELLES du monde. Je vais vous emmener sur une plage privée
qui offre l’environnement le plus magnifique qui soit. C’est à couper le souffle vous verrez. Je vous la

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conseille en fin de journée, juste avant un diner d’exception sur les hauteurs de la ville, dans un
restaurant dont peu de gens connaissent l’emplacement exact. Je connais personnellement l’un des
plus grands chefs brésiliens : Felipe Bronzel. Je vous promets des délicatesses comme vous en avez
certainement rarement goutées. Du romantisme à l’état pur. Je vais vous faire découvrir le vrai sens
de ce terme.

- Mon Dieu, que de promesses ! Et juste pour moi ?! (Shaana choisissez son vocabulaire avec soin).

- Je les tiens toujours ! Et vous, vous êtes unique. Jamais je n’ai rencontré de femme comme vous, je
vous certifie que je suis sincère !

« Tu m’étonnes ! » pensa-t-elle.

Le couple parcourut ainsi la ville tel que promis par Monsieur Gentleman, et la journée passa dans
l’allégresse et la découverte, pour Shaana, qui passa sans doute l’une de ses meilleures journées au
sein du plan physique. De la statue du « Christ Rédempteur » aux boutiques diverses et variées, dont
certaines spécialisées dans les maillots de bain (sur insistance de cette dernière, souhaitant
absolument se procurer un « Brésilien », dont le prix est inversement proportionnel au poids du tissu
qui le compose ; « Brésilien » à étrenner sur la plage, sachant combien son charme ne laisserait pas
Alfonso indifférent et de loin, puisqu’elle savait aussi pertinemment ce qu’il avait en tête depuis leur
rencontre), de cocktails en bord de plage au restaurant promis, la journée finit par passer jusqu’à ce
que la nuit gagne une fois encore sur la course du soleil. Arrivés à la fin du repas, Shaana reçut le reste
des instructions relatives à sa mission.

- Alfonso, tu veux bien qu’on aille admirer la baie sous la lune c’est tellement romantique ça aussi ?

- Mais tout ce que tu veux, sans exception !

- Tu m’avais promis du romantisme. J’en ai eu plus que de raison. Tu as tenu toutes tes promesses,
toi ! Merci du fond du cœur.

- Tout le plaisir est pour moi, je t’assure.

- On y va ?

Alfonso leva le doigt :

- Sur ma note s’il te plaît. Eh oui, je viens aussi souvent pour affaire ici, c’est plus simple d’avoir un
compte, s’empressa-t-il de préciser comme pour se disculper face à quelque suspicion que pourrait
ressentir sa nouvelle compagne face à l’évidence qu’Alfonso était un habitué des lieux.

Il souhaitait bien sûr éviter que cette dernière, à tort ou à raison, ne puisse penser qu’il était dans ses
habitudes d’amener ses conquêtes en ce lieu, qu’il semblait vouloir absolument dédier à « Mary ».

- Tu as bien raison, c’est judicieux, se contenta-t-elle de lui répondre.

- Mais jamais plus ce lieu ne sera comme avant à partir d’aujourd’hui, s’empressa-t-il d’ajouter pour
une touche supplémentaire de… romantisme.

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- Tu es un amour ! lui répondit-elle.

Voilà des heures qu’il essayait de lui arracher un baiser, et elle l’aura fait languir jusqu’à l’extrême. Une
fois parvenus sur les hauteurs de la ville, ils s’approchèrent du lieu offrant la vue la plus imprenable.
C’était vrai que c’était à couper le souffle. Shaana glissa ses doigts dans ceux d’Alfonso et lui serra ainsi
la main. Elle sentit monter en lui une vague d’hormones qui l’aurait rendu lumineux comme un lampion
à la vue de n’importe quelle Tvish. Elle se tourna vers lui, et prit l’initiative, effleurant d’abord de ses
lèvres celle d’Alfonso, puis les engloutit entre les siennes, pulpeuses et humides. Alfonso faillit défaillir
face à la complaisance de la jeune femme, désormais acquise, qui avait jusque-là prit soin de garder
une distance honorable. Retirant son visage, tout en maintenant psychiquement une tension à son
comble, elle reprit la parole :

- J’ai envie de faire l’amour avec toi. J’ai envie que tu te déchaines, et que tu me le fasses toute la nuit,
s’il te plaît, je t’en prie…

Alfonso eut un vertige. Jamais âme qui vive n’avait attisé autant son désir que cette fille. Il faut dire
qu’elle y avait mis le paquet.

- Viens, rentrons ! lui dit-il tout simplement.

Elle le suivit jusqu’à la voiture dont il lui ouvrit la portière, toujours en exceptionnel gentleman. Ils
parcoururent la ville, à grande vitesse d’ailleurs, plus vite qu’il était raisonnable de le faire.

« Il doit être bien pressé de conclure » pensa-t-elle.

Alfonso se gara devant le Copacabana Palace, et sortit de la voiture pour en faire le tour et aller
chercher Shaana, attendant qu’il la rejoigne, avant de descendre elle-même, faisant ainsi honneur à sa
galanterie sans faille. Il la prit par le bras et l’emmena dans le hall. Ils prirent l’ascenseur, profitant du
temps de son ascension pour plaquer Shaana contre sa paroi et lui voler un nouveau baiser, ce qu’elle
lui concéda avec un enthousiasme apparent, parfaitement simulé. Shaana avait eu tendance à se
montrer… pressée, pour la plus grande joie d’Alfonso. Parvenus à la suite qu’il occupait, il en ouvrit la
porte et ils s’engouffrèrent à l’intérieur.

- Il y a un minibar ? s’enquit habilement Shaana pour éviter qu’il la jette sur le lit et lui, sur elle.

- Euh, oui oui, évidemment. Sers-toi ! Tu as encore soif ?

- J’ai envie de m’enivrer de toi… ! mais oui, j’ai encore une petite soif, lui confirma-t-elle. Le vin sans
doute.

Elle retira sa robe le plus naturellement du monde, devant ses yeux aussi ébahis qu’admiratifs. Elle
resta ainsi devant lui, juste vêtue de son string. Il put de même redécouvrir, bien que de manière
beaucoup plus intime, ce qu’il n’aurait su expliquer, comme s’il les découvrait pour la première fois,
les lignes de son corps de Tvish, d’une perfection absolue.

- Va prendre une douche, je te suivrai ensuite. Je bois quelque chose et si j’ai fini avant toi je te rejoins,
lui enjoignit-elle.

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Il lui sourit et lui jeta sur elle un dernier regard concupiscent avant d’entrer dans la salle de bain. Le
grand sac d’Alfonso était là, posé dans un coin. Elle s’en saisit, l’ouvrit, et le posa sur le bureau de la
chambre. Au même instant, il ressortit de la salle de bain, torse nu lui aussi. Il la vit avec son sac
quasiment en main.

- Qu’est-ce que tu fais avec ça ? lui demanda-t-il, tendant le bras vers le sac en commençant à se diriger
vers elle.

Dans un mouvement d’une rapidité défiant l’acuité sensorielle de n’importe quel individu, elle plongea
sa main dans le sac, en sortit le pistolet automatique Sig Sauer qui s’y trouvait, fit sauter la sécurité,
l’arma, et tira, « sans viser », une balle entre les deux yeux d’Alfonso qui s’effondra.

Elle jeta le pistolet par terre, à côté de son cadavre, prenant soin d’effacer psychiquement toute trace
d’empreintes sur la crosse, s’approcha du corps d’Alfonso, s’agenouilla à ses côtés, et lui prit la main.

- Tu vois, c’est moi qui m’agenouille maintenant. Allez, essaie de te relever…

- Mais, pourquoi as-tu fait ça. Tu tires comme un manche en plus.

- Ah non, je ne crois pas. Je ne rate jamais !

- Qu’est-ce que tu racontes ?!

- Je voudrais te présenter quelqu’un Alfonso. Regarde, elle s’appelle Leyana.

Une grande fille brune à l’air hiératique était là, vêtue d’une sorte de fin manteau blanc à capuche,
debout à côté d’eux. Shaana reprit :

- Tu vas la suivre, et faire autant que possible tout ce qu’on te dira. C’est important pour ton avenir.

Alfonso, un peu sonné, eu du mal à accommoder sa vision sur Shaana.

- Pourquoi es-tu habillée en cuir noir ?

- S’il te plaît, poursuivit-elle, fais-moi plaisir et fais ce que je te demande. Je n’ai rien contre toi, mais la
vie que tu as connue jusqu’à présent devait absolument se terminer ce soir, ici-même, et de cette
façon précise. C’est peut-être difficile à comprendre, mais mon geste te permettra de revenir dans un
monde plus sain, mais pour que tu sois autorisé à revenir, il faut que tu fasses tout ce qu’on te dira. Tu
comprends ? Tu n’es pas un mauvais bougre au fond, mais pour toi, c’est désormais table rase ! Ça l’est
pour nous tous quelque part, poursuivit-elle doucement, pour elle-même.

Alfonso jeta un œil sur le sol ou il se vit, étendu, un trou dans le crâne. Il prit un air horrifié. Il venait de
comprendre.

- Mais, Mary, je t’aimais vraiment moi tu sais ? Pourquoi as-tu fait ça ?

- Je m’appelle Shaana, et je suis une Tvish, je ne suis pas humaine. C’était sans espoir entre nous. Quant
au « pourquoi », comme pour le reste, on t’expliquera tout ça. Leyana est comme moi, c’est une Tvish
elle aussi. Elle t’expliquera. Ils t’expliqueront tous. La mémoire va te revenir et ça ira mieux dans peu

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de temps. Maintenant je dois y aller, et toi aussi. Je te souhaite bonne chance, et pardonne-moi si tu
peux, mais c’était la meilleure chose au monde qu’il pouvait t’arriver. Un jour tu le comprendras, j’en
suis certaine.

Shaana sortit de son état de « transe ». Elle se rhabilla rapidement, et fouilla à nouveau dans le grand
sac. Elle en sortit le GSM d’Alfonso. L’écran d’accueil était verrouillé. Elle y figea son regard avec
attention durant quatre à cinq secondes et l’écran se déverrouilla tout seul. Elle alla dans son
répertoire et chercha le nom « Gabrielle ». Elle y trouva une entrée concordante : « Gabriel ». Le
numéro avait été composé plus tôt, en fin de matinée. C’était donc le contact qu’elle cherchait. Elle
recomposa le numéro et attendit une vingtaine de seconde que la personne décroche. C’était une voix
d’homme.

- Ah ! Enfin. T’as fini avec ta gonzesse ? Tu l’as mise à la ramasse ? T’es content ? On peut passer aux
choses sérieuses maintenant ?

Shaana réfléchit. « Gabriel » est effectivement un nom mixte au Brésil. Quoi qu’il en soit, ce numéro
était bien celui qu’il fallait appeler, et la personne qui répondrait, celle à laquelle il fallait parler. Aucun
doute là-dessus. Elle délivra son message dans un Russe parfait qu’elle savait qu’il comprendrait :

- Габриэль? Молодой человек мертв. Все кончено. Ты тоже мертв. И династия Эскобаров
исчезает вместе с ним33.

Elle raccrocha. Le GSM sonna immédiatement. C’était Gabriel. Elle le laissa sonner tout simplement.
Elle sentit du mouvement dans le couloir. La détonation avait alerté le personnel. Elle ouvrit la fenêtre,
et se jeta du haut du troisième étage, se recevant à merveille sur le sol de la cour intérieure, un genou
élégamment posé à terre. Elle se plaqua contre le mur puis se dirigea, sans les regarder en face, vers
deux individus qui l’avaient vue ainsi atterrir. Parvenue à leur hauteur, elle se tourna vers eux et ils
s’effondrèrent inconscients sur le sol. Elle traversa ensuite le hall de l’hôtel. Du charivari commençait
à être perceptible. Elle sortit tranquillement de l’établissement, en direction du voiturier. Plusieurs
personnes couraient à présent en tous sens.

- Pourriez-vous m’avancer ma voiture s’il vous plaît, la Porsche noire, lui demanda-t-elle.

- Oui, bien sûr Mademoiselle. Tout de suite. Euh, vous n’étiez pas en compagnie de Monsieur Rodriguez
tout à l’heure ?

- Absolument pas. Vous ne m’avez jamais vue avec lui, n’est-ce pas ?

- Effectivement Mademoiselle, je ne vous ai jamais vue avec lui, je vous le confirme, et… je peux vous
dire que j’ai une excellente mémoire. Je me souviens de tous les…

- Oui ! on a compris, merci. Ma voiture s’il vous plaît !

33
« Gabrielʹ? Molodoy chelovek mertv. Vse zakoncheno. Ty tozhe mertv. A vmeste s nim ischezayet i dinastiya
Eskobarov. » ce qui signifie : « Gabriel ? Le jeune est mort. Tout est fini. Toi aussi tu es mort. Et la dynastie
Escobar disparaît avec lui. »

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- Tout de suite Mademoiselle.

Quarante secondes plus tard, le voiturier revenait au volant de sa voiture.

- Voilà Mademoiselle.

- Merci, vous êtes bien aimable. Elle sortit un billet de son sac pour le lui remettre. Un… gros billet.

- Merci Mademoiselle, excellente nuit à vous.

Shaana ferma sa portière et commença à rouler lorsqu’elle fut interrompue.

- Stop ! arrêtez cette voiture !

Le responsable de la sécurité de l’hôtel venait de surgir devant elle, l’obligeant à freiner sec.

- Descendez de votre véhicule je vous prie.

- Que se passe-t-il interrogea le voiturier, inquiet.

- Monsieur Rodriguez a été assassiné dans sa chambre. Nous avons ordre de fouiller les environs et
toutes les sorties.

- Quand est-ce arrivé ?

- A l’instant apparemment.

Shaana regarda le voiturier qu’elle fixa du regard…

- Euh, je regrette mais ça ne peut pas être Mademoiselle, je suis avec elle à discuter depuis presque
une demi-heure et on ne s’est pas quittés.

Le responsable de la sécurité les regarda tous les deux d’un air suspicieux.

- Vous êtes sûr ?

- Ah ben que oui j’en suis sûr. Je n’oublie jamais rien vous le savez, et là, ben, ça vient de se terminer,
alors pour sûr que j’en suis sûr !

- Vous êtes prêt à en témoigner sous déposition à la police ?

- Evidemment !

- Bon, excusez-moi Mademoiselle, vous pouvez y aller. Bonne soirée.

- Merci. Bonne chance pour la suite.

- On va en avoir besoin…

Shaana comprit qu’il ne pensait pas à la police là tout de suite, mais à la famille de la victime. Le tout
dernier rejeton de la famille Escobar, fils de Manuella Escobar, elle-même fille de Pablo, le plus gros
trafiquant de drogue de toute l’histoire. Quant aux plus de trente milliards de dollars disparus suite à

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sa mort dans les années 1990, ayant fait de lui la septième fortune mondiale recensée, fortune soi-
disant répartie entre ses concurrents en contrepartie de la vie laissée sauve à sa fille et son fils, devenu
architecte, il s’agit d’une toute autre histoire que celle que la presse officielle s’est bien gardée de
révéler. Mais à présent, cette histoire-là était à présent en cours d’effondrement, et le contrefort que
l’argent « disparu » représentait pour la stabilité du système de l’Ennemi après avoir fait « des petits »
par milliers, allait en permettre une bien plus forte déstabilisation encore que ce que quiconque aurait
pu imaginer, laquelle préfigurerait l’effondrement pur et simple de la civilisation humaine connue
jusqu’alors, et fondée sur l’enrichissement des riches par l’appauvrissement des pauvres.

Shaana retourna à son appartement. Elle ôta sa robe et ses chaussures. Enfila rapidement son T-shirt,
sa paire de jeans, ses tennis et son haut de jogging. Elle replaça son portefeuille dans la poche arrière
de ses pantalons, rabattit la capuche sur sa tête et sortit de l’immeuble. Sur le bord de la route elle
héla un taxi qui passait par là. Il s’arrêta, donc elle s’en approcha pour lui demander une course.

- Ça alors ! Bonsoir Miguel ! Quel heureux hasard ! Vous voyez ? Je suis toujours en vie !

- Mais vous, vous ne vous êtes pas encore envolée au paradis !

- Non mais ça ne saurait tarder. Vous pouvez m’amener à l’aéroport ?

- Les anges prennent des avions maintenant ?

- Il faut faire avec son temps que voulez-vous ? lui rétorqua-t-elle en riant.

- Allez, montez ! Vous allez finir par me manquer vous savez ?!…

- Ça m’arrive souvent ces derniers temps.

La radio était allumée, comme la dernière fois, mais Shaana avait du mal à comprendre ce qu’il s’y
disait.

- C’est ça, le mort en plus dont vous parliez ? lui demanda Miguel.

- Bernardo Rodriguez ? se risqua-t-elle.

- Ben oui, on ne parle que de ça partout.

- Déjà ?! s’étonna-t-elle, dans la mesure où le fait venait quasiment de se produire. Vous le savez bien,
reprit-elle d’un air détaché, les morts, ici, ça va bon train !

- Quelque chose me dit que vous n’y êtes pas forcément pour rien… J’espère que ça va pas nous
retomber dessus.

- Soyez assuré que non, le rassura-t-elle.

- Ah, je savais bien que vous y étiez pour quelque chose !

- Parmi les miens, beaucoup font des choses différentes. Moi, je fais partie des anges exterminateurs.

- Oui, vous me l’avez dit, lui confirma-t-il.

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- Il en faut aussi, surtout en ce moment. En fait, je suis une Exécutrice. Alors j’exécute la volonté de
Dieu. Parfois c’est retrancher quelqu’un de son incarnation, parfois, sauver la vie de celle ou celui qui
doit absolument la conserver, selon les ordres de Dieu. Vous voyez ? C’est tout simple !

Miguel la regardait dans le rétroviseur, ne sachant trop si c’était du lard ou du cochon. Pourtant,
quelque chose dans ces paroles résonnait fort en lui.

- Excusez-moi Miguel, mais il y a un petit changement de dernière minute. Avant l’aéroport, pourriez-
vous me déposer au Bar e Petiscaria Talisma Lanches ? C’est Rua dos Coqueiros.

- Je connais l’adresse. C’est dans le Complexo do Alemão ça ?

- Effectivement.

- Non, je regrette Mademoiselle, je vais pas là-haut moi. C’est les favelas les plus dangereuses de Rio.
C’est pas bon pour moi. Alors si c’est pas bon pour moi, je peux bien vous assurer que c’est pas bon
pour vous non plus.

- Ecoutez, je dois y aller. J’irai de toute façon. Ça fait partie de ma mission. Avec ou sans vous, j’irai.
Mais ça ira plus vite avec vous. Vous n’êtes que chauffeur de taxi. Vous ne faites qu’aller où on vous le
demande.

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- Ah, c’est pas si simple Mademoiselle l’ange.

- Bon, très bien je comprends. Laissez-moi descendre, je vais y aller à pied alors.

Le taxi stoppa et Shaana en descendit.

- Qu’est-ce que vous allez faire là-haut ?

- Donner un message à quelqu’un.

- Vous n’avez pas son numéro de téléphone ?

Shaana sourit à la naïveté de la demande.

- Non, je crains que ce genre de message ne se donne pas de cette façon.

- Vous allez encore tuer quelqu’un ?

- Si tout se passe bien, il n’y a pas de raisons.

- Le problème c’est qu’avec ces gens-là, ça se passe jamais bien.

- A moi, il ne peut RIEN arriver ! Et aux gens que je protège, non plus. Bonne soirée Miguel. Prenez soin
des vôtres.

Shaana s’éloigna du taxi et prit la direction de la Favela où se trouvait le bar.

Le taxi s’approcha d’elle en roulant au pas.

- Allez, montez !

- Merci Miguel, vous êtes un amour.

- J’espère que demain je serai pas un amour mort.

- Et quand bien même. On en fait tout un plat de la mort, mais ce n’est pas si grave que ça. On n’en
meurt jamais vraiment vous savez.

Miguel la regardait à nouveau dans son rétroviseur, ne sachant s’il devait se sentir rassurer ou non, ce
qui fit rire Shaana.

- Pourquoi vous riez comme ça ?

- Parce que vous êtes drôle !

- J’ai rien dit pourtant !

- Non mais vous l’avez pensé vraiment fort. Allez, je vous donne ma parole que vous vivrez vieux.

- Mais, le problème, c’est que je suis déjà vieux !

- Dans votre tête Miguel. Juste dans votre tête !

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- Mademoiselle ?

- Oui ?

- Est-ce que vous êtes vraiment un ange ?

Shaana l’avait senti venir.

- Non, je vous ai raconté des blagues. Je ne suis pas un ange. Je suis une Tvish, mais c’est beaucoup,
beaucoup, mais vraiment beaucoup mieux que les anges, avec plus de sagesse et plus de puissance, et
nous sommes toutes des filles. Il n’y a pas de Tvish masculins. Tout le reste de ce que je vous ai dit, est
vrai. Je vous ai parlé d’ange parce que c’est ce que vous connaissez le mieux et qui pourrait ressembler
le plus à ce que je suis.

- tviche ?

- Oui une Tvish. Avant que vous ne quittiez ce monde Miguel, vous aurez l’occasion d’en voir plein
d’autres dans leur bel uniforme rouge ou noir.

- Rouge et noir ? C’est les couleurs du diable ça !

- Allons, pas de préjugés s’il vous plaît. Et puis, nous avons vaincu le diable. Il n’est plus là. Allons parlons
d’autre chose si vous le voulez bien.

La voiture finit par arriver devant le bar. Shaana bondit hors de la voiture.

- Attendez-moi là s’il vous plaît. Sous aucun prétexte ne partez. Personne ne vous verra tant que vous
ne bougerez pas d’un pouce d’ici. C’est bien compris ?

- Oui Mademoiselle la viche, je vous attends.

- Très bien.

Shaana entra dans l’établissement. Elle chercha rapidement quelqu’un du regard, puis se dirigea vers
un groupe de personnes affairées à discuter de manière houleuse. Elle engagea la conversation avec
eux. Miguel ne pouvait comprendre ce qu’il se disait, mais il voyait que c’était animé. Quelques instants
plus tard, Shaana revint, et remonta dans la voiture.

- Allez, cette fois, à l’aéroport.

- Le même qu’à votre arrivée ?

- Oui. Mais… il est trop tard pour prendre un vol vers ma destination. Il ne part d’avions que dans les
20 à 21 heures. Amenez-moi plutôt à l’hôtel Linx Galeo. J’ai vraiment besoin de me détendre un peu,
et le ciel se couvre, ce n’est pas de bon augure, il va pleuvoir d’ici 12 minutes.

- Je peux vous proposer de passer la nuit chez moi. C’est petit mais on vous trouverait une petite place
confortable, qu’en pensez-vous ? Ça me ferait plaisir.

- Vous êtes très gentil Miguel, et j’apprécie l’offre, mais je dois refuser, je vous remercie.

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- Mes enfants n’ont jamais vu… une gif… Ils seraient très honorés de vous rencontrer.

- Une Tvish ! J’en suis certaine, mais vraiment non, je regrette. C’est une règle importante à respecter :
ne jamais partager de cette manière la vie des gens. Toutes mes excuses, mais vraiment, merci de tout
cœur.

- Très bien. Le Linx Galeo alors ?

- S’il vous plaît.

Lorsque la voiture arriva à destination, Miguel en sortit pour la contourner afin d’ouvrir la portière à
Shaana.

- C’est tellement délicat de votre part Miguel. Vous êtes un homme bon. Savez-vous ?

- J’ai toujours essayé de l’être. Toute ma vie. Maintenant, qu’une vitche me le confirme, j’avoue que
j’en suis tout retourné.

- Pfff… Finalement, « ange » c’est bien aussi… Soyez béni Miguel.

- Merci Mademoiselle. Vous allez effectivement me manquer, mais je me souviendrai de vous toute
ma vie…

Elle lui fit alors une longue bise sur le front, et lui dit à l’oreille, presque imperceptiblement :
SHALORIHEMSHAL ! En lui mettant un index sur sa bouche, signe de silence, puis s’éloigna. Elle fit
quelques pas, puis s’arrêta, fit un pas de côté, et disparut à la vue de Miguel. Dans cet état elle se
retourna, et le voyait comme derrière un voile, un fin voile derrière lequel il ne pouvait l’apercevoir.
Lorsque son regard se posa sur lui, il était en train de se signer, ce qui la fit sourire.

« Au moins, pensa-t-elle, il ne m’oubliera pas, ni ne se demandera sans cesse si c’était vrai ou non. Il
saura que c’était vrai. Il s’en souviendra effectivement jusqu’à la fin de sa vie. Un jour, ça fera la
différence pour lui, et curieusement, je crois qu’il reverra quelqu’un qu’il n’a pas revu depuis des
années et auquel il racontera cette histoire, et qui la croira parce qu’il aura vécu la même. C’est étrange
cette impression venue de nulle part, mais au fond de moi, j’en suis certaine. Adieu Miguel. Soyez
béni ».

Elle attendit qu’il soit parti, avant de réapparaître discrètement et entrer dans l’hôtel afin de prendre,
à la réception, une chambre pour deux nuits.

Le lendemain matin, elle sortit tôt pour réserver son billet d’avion. Arrivée aux guichets, elle préféra
s’avancer vers les postes de réservations automatiques :

Depuis Aéroport international de Rio de Janeiro-Galeão (GIG) vers Aéroport de La Réunion Roland-
Garros (RUN), avec 5h20 d’escale à Aéroport de Paris-Charles de Gaulle (CDG), de 14h10 à 19h30
heures locales.

- Départ ? Eh bien, ce soir !

La machine afficha « COMPLET ! »

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- Normal…

Elle tapota avec ses doigts sur la machine…

- Allez… Bon, on recommence alors…

Elle patienta ainsi cinq bonnes et interminables minutes.

- Ah ! Un désistement de dernier instant ! Tout aussi normal ! Eh ben voilà ! Il était temps…

Le soir même, elle quittait le Brésil pour ne jamais y revenir, après quelques heures passées sans avoir,
pour une fois, à supporter un mal de tête qu’on lui avait dit qu’il n’en était pas (« juste » un
désagrément), preuve que les L18 avaient bien été déployés comme convenu, modifiant ainsi la
fréquence du champ de rayonnement des inhibiteurs. Enfin, elle était dans l’avion, direction Paris,
avant de se rendre à la Réunion, avant-dernière étape de son périple, la dernière était prévue pour
être la plus longue pour elle, la plus éprouvante, la plus déterminante pour tous. Mais pour l’heure, il
fallait savoir ce qu’elle avait à faire dans l’océan Indien. C’était peut-être le tour des océans ; la dernière
étape devant avoir lieu aux Etats-Unis, Côte Ouest, donc Océan Pacifique. Le vol de nuit la laissa
songeuse. Elle se laissa glisser dans l’état de stase, « hibernation psychique » selon la terminologie
officielle, les passagers ne lui semblant pas représenter de risque pour elle après un scan complet de
la psyché de chacun d’eux.

Elle soupira profondément. Sa pensée s’enfuit vers Ilialana, Seya, Vilia, Shirinn, ses sœurs… Elle se
demanda ce qu’était devenue Ariella. Shirinn lui manquait. Shirinn manquait à tout le monde, enfin, la
légende le raconte. Shaana pensa au Pont et se réfugia dans la pensée d’y retourner, et sur l’image du
Shri Yantra, elle perdit conscience…

La ravageuse

Le vol de Shaana se passa sans encombre ni rebondissements, pour une fois. Elle avait senti la présence
de deux Tvish dans le même avion, mais elles ne s’étaient pas manifestées à elle. Elles étaient restées
en arrière-garde. Sentir leur présence ainsi l’avait conduite à éprouver une certaine forme de solitude,
chose qui ne lui arrivait jamais… avant !

Après avoir débarquée à Paris avec une légère appréhension, elle se rendit compte que ses facultés
étaient restées intactes et qu’aucun semblant de « douleur » ne l’accablait. Elle en ressentit un réel
soulagement. Les L18 étaient d’une efficacité redoutable. Ils étaient les consciences qui avaient
décontaminé Tchernobyl en Ukraine, et permis à la nature de reprendre harmonieusement le dessus
depuis la désertion des Hommes. Elle savait pourtant que les inhibiteurs étaient actifs. Elle les sentait,
mais comme on sent une présence neutre, pas une menace. Ils étaient d’ailleurs très puissants ici. Elle
remercia silencieusement ces consciences pour leur travail car elle savait pertinemment que s’ils
n’avaient pas été là, elle n’aurait pu supporter la puissance d’émission des modules de cet aéroport-
ci, et elle se serait sans doute effondrée sous leur pulsion. Ça ne l’étonnait qu’à peine que les
inhibiteurs français soient plus agressifs que dans les autres aéroports qu’elle avait fréquentés. Tant

Chapitre 6 – page 278


de choses étaient pires en France qu’ailleurs… Ledit « pays du Bouddha », le « pays du Messie », la
terre natale du Hiérodarque, même s’il l’avait fuie !

Shaana entrepris de flâner dans l’aéroport, sans que la perspective des cinq heures d’attente ne lui
paraisse désagréable, tant le soulagement était grand de ne pas se sentir la tête prise dans un étau.
S’étant arrêtée près d’une boutique « Duty Free » beaucoup plus chère que si elle avait été fortement
taxée, un T-shirt en main, Shaana se mit à sourire, et conserva son sourire un petit moment.

- Ne me dis rien, laisse-moi deviner…

Elle fronça les sourcils.

- Attends un peu je t’aurai…

Elle semblait fournir un effort considérable !

- Pfff, allez aide-moi !

- La femme dé ménache !

Shaana sursauta, ouvrit grand les yeux et la bouche et se retourna d’un coup !

- Shiriiiinn ! s’exclama-t-elle en lui sautant au coup. Mais ça alors ! Qu’est-ce que tu fais ici maintenant ?
Ne me dis pas que c’était toi dans l’avion ?!

- Mais non ! Le Pont, ça existe. Tu devrais essayer, c’est beaucoup rapide que l’avion ! lui fit-elle
remarquer en riant.

- Tu n’es plus au Brésil ? Elles t’ont laissée partir ?

- Attends, attends, je n’ai qu’une permission de deux heures, mais je voulais absolument que tu me
racontes toi-même le reste de l’histoire. Comment ça s’est passé avec Bernardo ? Je veux tous les
détails !

- Oh ! C’était… torride !

- Séééérieeeeuuuuux ?!

Shaana ne put s’empêcher de s’esclaffer, malgré la mort nécessaire d’Alfonso qui l’avait touchée.

- D’une certaine manière oui.

Elle passa quasiment vingt minutes à tout lui raconter en détails, tout en éludant partiellement la scène
du coup de feu.

- Tu es quand même une sacrée allumeuse Shaana ! Mince alors.

- Quoi ?! fit-elle outrée. Mais pas du tout. C’était le scénario !

- Ouais mais alors… Tu le suis sacrément bien le scénario. Il était juste précisé de le séduire !

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- Ben, c’est ce que j’ai fait, rien de plus.

- Rien de plus ? Tu veux rire ? Tu lui as jeté de l’essence dessus et tu y as mis le feu au pauvre gars ! fit-
elle en riant aux éclats.

- Je voulais être sûre que ça marche, c’est tout.

- Je crois que si tu y avais ajouté une pincée de Shaana en plus, il aurait explosé, ou alors il t’aurait
violée sur place. Je me demande si tu ne douterais pas un peu de ton potentiel de séduction.

- On a toutes le même… répondit-elle à Shirinn, laconique.

- Avoue que tu y as pris du plaisir ! Le pauvre gars n’avait aucune chance.

- C’est la première fois que j’embrassais un homme. Ça m’a quand même fait quelque chose.

Shirinn, son légendaire sourire aux lèvres, impassible, la regardait dans les yeux… et Shaana se laissa
faire.

- Tu y as ajouté le SHALORIHEMSHAL espèce de chipie ! Il n’avait donc, effectivement, aucune chance !

Shaana se contenta de lui sourire.

- Shaana, tu es un monstre ! Tu l’as liquéfié de l’intérieur.

- Ben oui, voilà. Au moins j’étais sûre qu’il ne me glisserait pas entre les doigts, même à l’occasion d’un
éventuel gros imprévu !

- Et ça va maintenant ? Tu n’as pas souffert d’avoi dû le liquider ?

- Non. Il faut garder la maîtrise. C’était la mission, voilà tout, se convainquit Shaana.

- La simulation… hein ?

- Ouais, comme si sa vie en dépendait…, poursuivit Shaana.

Elle resta silencieuse un moment.

- C’est vrai que c’est moche quand même, reprit-elle. Mais ce monde est moche.

- Ça ne sera pas toujours le cas, tenta de la réconforter Shirinn, mais maintenant c’est comme ça, et
c’est la seule voie possible vers ce fichu « monde meilleur » pour la naissance duquel on travaille
depuis des années !

- Absolument, j’en ai bien conscience.

- Pas de syndrome « Megui » alors ? C’est sûr ?

Shaana la regarda intensément.

- C’est pour ça que tu es là ?

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- C’était mon excuse valable pour venir te voir, alors il faut que je leur ramène quelque chose.

- Non pas de syndrome « Megui », promis !

- Tant mieux, ça me rassure.

- C’est pas sympa pour Megui quand même !

- Ça ne la gêne pas. Elle est même assez fière d’avoir été le témoin permettant de mettre en évidence
un problème qui est parfois répliqué chez nombre de nos sœurs, et sur la résolution duquel elle est
actuellement affectée. Mais… j’avoue que je m’en suis faite un peu pour toi.

- Tu es troooop mignonne ! lui fit-elle en lui pinçant la joue comme à une petite fille.

Shirinn rit de bon cœur.

- Dis, tu n’as pas envie d’une glace ?

- Shirinn… ! Ça faisait longtemps !

- Quoooiiii ? C’est bon ! Et alors ?!

- J’ai le droit de choisir autre chose ?

- De toute façon c’est toi qui paies alors !

Shaana s’amusa de cette remarque.

- Je remarque que c’est toujours moi qui paie ! lui rendit-elle.

- Allez, arrête de râler, ça ne sort pas de ta poche ! Tu le prends ce T-shirt ou pas. Les vendeuses
commencent à te regarder de travers.

- Eh ! C’est toi qui as une tête d’arnaqueuse d’abord. Moi, j’ai un visage d’ange !

- J’ai une tête de quoi ?! fit-elle outrée !

Les deux Tvish continuèrent ainsi à chahuter gentiment et à se taquiner jusque peu avant le départ de
Shirinn, après que Shaana eut acheté ce T-shirt, et qu’elles furent allées s’asseoir quelque part pour y
déguster un vulgaire café liégeois, et une divine glace au vrai chocolat noir, enfin, trois divines glaces
au vrai chocolat noir…

Encore attablées, Shirinn entreprit d’aborder avec elle un sujet plus sérieux avant qu’il ne soit l’heure
pour elles de se quitter.

- Ecoute, c’est moi qui vais te briefer sur la suite de ta mission. Le Pont ne veut plus communiquer avec
toi tant que tu es dans un aéroport.

- Malgré les…

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- Malgré les L18 ! confirma-t-elle avant que Shaana n’ait fini de poser sa question. Ils sont efficaces, il
n’y a aucun problème à ce niveau, mais ils ne peuvent apporter d’informations supplémentaires. Ils
peuvent opérer la modification de la fréquence qui est utilisée comme porteuse, mais c’est tout, et
c’est trop peu pour le Pont. Et je suis d’accord…

- C’est donc à moi de faire le job… évidemment.

- Désolée, mais apparemment il n’y a pas d’autre choix. C’est ta mission à la Réunion.

- Quoi ? Je ne vais là-bas que pour ça ? Mais pourquoi on ne me transpose pas directement là-bas
comme il en avait été question ?

- Je ne sais pas. On dirait que ça fait partie intégrante de ta mission, même si au départ cette
information nous était inconnue. C’est à toi qu’il revient de défaire ça aussi. Tu es finalement une clef
majeure dans toute cette histoire, et la trace énergétique que tu portes en toi suite aux différentes
étapes accomplies de ta mission actuelle, a aussi une importance certaine pour la bonne exécution de
la suite de cette même mission, au moins en termes d’effets !

- L’effet… C’est bien Pluyo ça, c’est vrai.

- Elles ont effectivement une vision qu’on n’a jamais eu avant, que personne d’autre n’a jamais eu
avant elles, il faut le leur concéder.

- Je ne nie pas le fait, au contraire. Mais on dirait que chacune de nous devient une clef à sa manière
depuis que les Pluyo sont à l’évidence celles qui vont ouvrir ce monde à son nouveau paradigme, enfin !

- Je n’y avais pas pensé en ces termes, mais ça semble intéressant comme approche, consentit Shirinn.

- Alors une fois arrivée sur place, je fais quoi ?

- Ce que tu sais faire le mieux !

Shaana eut un instant d’arrêt.

- Je ravage !

- Absolument ! Tu fais tout péter ! Enfin, tout ce qui est en rapport avec les inhibiteurs. Ensuite le Pont
analyse et prend les mesures en rapport pour détruire ce système en profondeur, et surtout partout !
En arrivant aux Etats-Unis tu devrais être tranquille, pour de bon.

- Bon, d’accord.

Shaana remarqua que Shirinn semblait la regarder d’un air navré. Elle se demandait pourquoi. Shirinn,
pour sa part, ne pouvait pas ne pas l’avoir remarqué, mais elle se tut à ce propos.

- Est-ce qu’il ne va pas être l’heure que tu t’en ailles ? lui demanda Shaana.

- Tu es pressée de me voir partir ? la taquina-t-elle.

- Tu sais à quel point ce n’est pas vrai.

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Shirinn lui sourit, ce nouvel air de compassion sur le visage. Shaana leva le doigt en direction du
serveur, lequel lui indiqua la caisse du doigt. Elle se leva donc pour aller y payer leurs consommations,
et revint vers sa sœur qui s’était entretemps levée, elle aussi.

- Tu sais que tu es vraiment, mais VRAIMENT adorable ?!

- Moi ? Ben oui ! répondit-elle à Shaana en éclatant de rire toutes les deux.

- Tu es… impossible !

- Adorable et impossible, c’est ça ?

- C’est ça !

- Merci beaucoup ! C’est gentil à toi, répondit Shirinn feignant la mijaurée. Allez, cette mission est
bientôt finie. Je ne crois vraiment pas pouvoir revenir une fois de plus sur ton parcours actuel, je
commence sur le forum de la Pracandhasenamukha aujourd’hui. J’avoue que je ne suis pas très à l’aise
à l’idée, mais on verra. Ça devrait bien se passer de ce côté. Quant à la poursuite de ta mission, d’autres
viendront sans doute, mais pas moi. Prends soin de toi ma petite sœur. Je t’aime tu sais ?

Shaana ne dit rien, puis se jeta dans ses bras une fois de plus, les deux « grandes Exécutrices », toutes
les deux les yeux rougis par l’intense émotion qui était à son comble.

- Tu verras Shaana, bientôt le Palais de PARAVAL, et tout ça sera fini.

- Tu feras quoi après ? On fera quoi ?

- On verra bien. Une chose après l’autre. On ne sait même pas ce qu’il en sera d’ici une demi-année
avec le plan des Pluyo, alors quand le Temple sera construit, va savoir. Mais dans tous les cas, ce sera
vraiment bien.

- J’en suis certaine aussi. A bientôt sœurette…

Et avant que Shirinn n’ouvre une fois de plus la bouche, Shaana reprit :

- Promis ! Je prendrai soin de moi.

Shirinn lui sourit, levant légèrement la main pour la saluer, et s’en retourna, se noyant dans la foule au
sein de laquelle elle disparut à sa vue, jusqu’à ce qu’elle ne la sente plus non plus, ayant alors quitté le
plan physique, du moins celui de Paris. Shaana ne put s’empêcher de penser que Shirinn savait quelque
chose concernant sa mission qu’elle ne lui avait pas dit, parce que c’était les ordres, parce que c’était
comme ça.

Un peu plus de deux heures passèrent encore dans la solitude pour Shaana. Elle prit vraiment
conscience à cet instant du fonctionnement de ruche qui était celui de la Pracandhasenamukha. Les
Tvish n’étaient vraiment à leur aise et heureuses qu’ensemble. Rares, très rares étaient celles qui
appréciaient d’être seule. Peut-être n’en existait-il même pas. Chaque affectation sur les plans subtils,
ou celles, très rares encore, sur le plan physique et en uniforme, voyait toujours deux Tvish concernées,
ensemble. Jamais aucune d’elles n’était affectée seule. D’aucun aurait dit : « toujours par deux elles

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vont ». L’horizon de compréhension de Shaana s’était élargi, sur elle, le monde, ses sœurs, les Pluyo,
surtout les Pluyo. Et il s’élargissait encore. Elle repensa aux paroles d’Ariella :

« Je suppose que les choses changent pour finir et qu’il faut s’y adapter, donc on change aussi ».

Il finit par être l’heure d’embarquer pour son avant-dernière destination : Saint-Denis, île de la
Réunion. Les quelques onze heures de vol parurent une éternité à Shaana. Malgré deux films
d’aventure, deux repas, trois sandwiches, et quatre tentatives de drague qu’elle subit avec le fair play
requis. L’avion finit enfin par se poser aux environs de 8h30 heure locale, comme s’il s’était enfin
décidé à en avoir furieusement assez de rester suspendu en l’air pendant si longtemps ; Shaana ayant
finit par le considérer comme étant doté d’une conscience propre qui se serait amusée à la faire
tourner en bourrique en refusant d’atterrir, quitte à opérer un demi-tour pour ensuite revenir sur ses
pas, juste pour l’embêter ! Elle sourit elle-même de ce subterfuge destiné à tromper son ennui, surtout
dû au fait que, dès lors qu’elle se mit à menacer l’avion des morts les plus horribles possibles pour un
aéroplane, le commandant de bord finit par annoncer l’amorce de la descente. Elle se dit qu’elle aurait
dû commencer ce voyage par là.

A la descente de l’avion, le temps était splendide. Shaana remarqua avec bonheur qu’il n’avait encore
pas plu durant tous les moments qu’elle avait dû passer en extérieur, depuis le début de sa mission.
Merci le Plan ! Pour tout bagage, elle avait avec elle le sac de l’aéroport de Paris contenant son T-shirt,
se demandant pourquoi elle l’avait acheté. Il l’encombrait plus qu’autre chose à présent. Descendue
de l’avion, elle n’avait toujours pas de bagages à aller récupérer, mais elle ne savait pas du tout où se
rendre ni réellement quoi faire… ni quand. Elle n’avait pas reçu de nouvelles instructions durant son
vol. En revanche, quand bien même les L18 étaient actifs ici aussi, elle sentait l’émission des inhibiteurs
qui rayonnaient avec une rare, très rare violence. Voire une violence extrême qu’elle n’aurait pas
imaginée possible.

Elle tenta une communication avec le Pont, mais tous les canaux étaient fermés, comme elle s’y
attendait. Elle pouvait presque sentir la tension de Vilia à son propos face aux perspectives de l’avenir
proche la concernant en propre. La Générale s’en faisait pour elle, sans doute avec raison. Elle pouvait
le sentir. Elle ne put s’empêcher de lâcher un : « Mon Dieu ! » en pensant à ce qui l’attendait. Certes,
elle ne ressentait pas davantage de peur qu’elle en avait jamais ressentie auparavant, ni de crainte ou
d’angoisse, à l’idée de ce qui l’attendait, mais elle ne put s’empêcher de se sentir appesantie face à
cette perspective. En effet, pour défaire les inhibiteurs, il fallait qu’elle remonte la source de leur
rayonnement. Et pour ça, il fallait qu’ils soient actifs, donc que les L18 cessent leur action, ce qui allait
lui vriller la tête plus puissamment qu’elle l’avait subi jusqu’à présent. Cette perspective lui était
pesante, extrêmement pesante. Elle en aurait bien pleuré. Voilà ce que Shirinn ne lui avait pas avoué.
Elle l’aurait pu pourtant… mais ça n’aurait rien changé.

L’espace d’un instant, se demandant toujours où aller et quoi faire concrètement, elle se sentit
troublée. Une présence Tvish extrêmement bien masquée était là, quelque part, dans le hall de
débarquement de l’aéroport. Impossible de savoir qui ni où. A ce point d’occultation, il ne pouvait
s’agir que d’une Sœur de l’Officine, et donc seule Shaana pouvait détecter sa présence, et bien sûr, la
Tvish en question le savait. Une image traversa son esprit… Un sac en papier. Une poubelle publique à
l’intérieur de l’aéroport. Quelque chose dans le sac. Enormément de précautions étaient prises en ce

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lieu mais Shaana n’en voyait pas la raison. Ce qui l’amusait, c’est que pour communiquer, la Sœur de
l’Officine présente quelque part, émettait sa pensée-force tout en consacrant toute son énergie à la
dissimuler pour que seule Shaana la perçoive. Une gymnastique de l’esprit digne d’une athlète, à
supposer qu’elles ne furent pas deux, une pour l’émission, et l’autre pour l’occultation. Ça avait l’air
d’être ça. Pourquoi n’utilisaient-elles pas la « psycom » de la conscience collective Tvish puisqu’elle
était cryptée ?

- Parce que ce ne sont pas des Tvish ! se répondit-elle à elle-même, et à haute voix.

Elle courut à l’opposé du hall par rapport à la position qu’elle occupait alors afin de se mettre à couvert,
s’enjoignant aussi de cesser d’émettre toute forme de pensée, et d’accuser implicitement réception
de ce qu’elle percevait et qui la conduisait à chercher cette poubelle pour le sachet papier qu’elle
contenait, et découvrir du même coup son contenu sur lequel les pensées reçues ne l’avaient
curieusement pas renseignée. Au même moment, étant parvenue au niveau des toilettes du hall de
sortie de l’aéroport, elle stoppa net. Shirinn avait dit que le Pont avait interdit les communications tant
que Shaana était dans un aéroport, en l’occurrence celui-là, précisément. Peut-être cette restriction
était-elle valable aussi pour les Tvish entre elles, et non uniquement entre elle et le Pont ?! Peut-être
était-ce vraiment des Sœurs de l’Officine qui émettaient sur le réseau mental standard ce signal très
occulté pour n’être justement perçu que par elle. Il ne fallait pas virer paranoïaque non plus. Elle n’avait
jamais été confrontée à des circonstances pareilles en mission. Jamais ! Mais bon, à objectif
exceptionnel, circonstances exceptionnelles pensa-t-elle, ce qui ne l’avançait pas davantage. Fallait-il
trouver cette poubelle ou non ? Elle n’arrivait plus à penser correctement. Elle ne se sentait pas très
bien. Ça ne venait pas des rayonnements, les L18 étaient encore actifs. Elle se sentait affaiblie, en
manque de tonus, en manque de tout. Elle ne savait pas ce qui lui arrivait. Elle était confuse… Elle ne
savait pas ce qu’il fallait faire. Elle reçut une pensée étrange, sur la même note que celle du sac en
papier dans la poubelle. Cette pensée, a priori anodine, lui conseillait simplement de… « faire un pas
de côté » !

Elle comprit. On l’invitait à passer derrière un voile. Seule une Tvish pouvait lui envoyer une telle
pensée. Elle ressentit quelque chose d’étrange, quelque chose de… physique. Elle regarda vers le bas,
son T-shirt était couvert de sang. Elle passa ses doigts sous son nez. Il était humide et poisseux. Sa main
était également rougie de son sang, c’était hémorragique.

Un pas de côté… Un pas de côté ? Un pas de côté… vite…

Un voile était tout proche. Elle devait le négocier correctement sinon elle ne parviendrait pas à passer
derrière. Elle tenta de se relever, s’appuya contre le mur des toilettes, allongea la jambe et fit un
mouvement comme si elle s’enroulait autour de quelque chose et disparut du plan physique.

Sept Tvish vêtues de longs drapés de l’équivalent de soie noire étaient là, à ses côtés, et quatre
supplémentaires accoururent vers elle.

- Qu’est-ce qu’il m’arrive ?

- Chut ! On soigne d’abord, on explique ensuite.

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Elles étaient enclavées dans un recoin subtil du plan physique, là où personne n’aurait pu les supposer
présentes. Tous les passagers du dernier vol à l’arrivée avaient quitté l’aéroport depuis un moment,
lequel était donc désert pour quelques longues minutes. Trois Sœurs de l’Officine réparaient les
dégâts, alors que huit autres la rechargeaient en énergie afin de regonfler un peu ses batteries.
L’opération fut rapide, mais elle était très urgente.

- Shaana ? Tu m’entends ? Ça va mieux ? lui demanda l’une d’elle.

- Je me sens aussi sonnée que quand j’ai fait sa fête au miroir des toilettes dans l’avion, mais en pire !

- Ça va aller mieux d’ici quelques instants. Relaxe-toi et ne pense à rien surtout.

Les huit Tvish vêtues de « soie » noire qui l’entouraient encore se désolidarisèrent d’elle, et sans
demander leur reste, quittèrent les lieux sans laisser de trace. Il n’en restait donc que trois.

- On ne peut pas te faire remonter, ça attirerait l’attention sur ce lieu très surveillé. L’île est plus que
truffée de renifleurs. On ne les avait pas perçus avant de sonder les différents éléments constituant la
technologie des inhibiteurs. Un peu comme des agents dormants, mais purement psychistes. On ne
peut pas intervenir sur le plan physique. On ne le fait jamais, nous (les Sœurs de l’Officine). Il faut
encore établir des protocoles particuliers pour qu’on finisse par être capables d’intégrer la matière
pour y être psychoactives, notamment lorsque le Temple Pyramide sera construit. Mais pour l’instant,
c’est délicat. Toi seule peux intervenir ici, et tu dois le faire seule. On a peu de temps dans cette
enclave, donc il faut que tu te retapes vite. C’est Vilia qui a pensé à nous envoyer vers toi. On est
arrivées vraiment, mais… vraiment tout juste à temps.

- Qu’est-ce que j’ai ?

- Pas ce que tu as. Ce que tu avais ! Tu étais à court de réserve de cohérence dans le plan physique. Tu
aurais dû remonter d’urgence pour te régénérer.

- Mais enfin, comment ça ? demanda-t-elle en se redressant, se sentant un peu requinquée. On a une


autonomie de trente ans, c’est invraisemblable !

- Shaana…

S’interrompant, Shaana la regardant avec attention dans l’attente de la suite.

- Tu es restée plus d’une heure en apnée dans l’océan, ce que tu as dû compenser, et dans une eau à
une température de 10 à 12 degrés, ce qui conduit forcément, au bout de ce temps, à une
hypothermie, ce que tu as dû compenser. En plus, tu t’es jetée du haut du troisième étage, ce qui cause
des dégâts que tu as dû compenser. Et en plus, nous nous sommes aperçues que contrés ou non par
l’action des L18, les rayonnements psychoactifs des inhibiteurs flambent littéralement notre réserve
d’énergie vitale, ce que tu as dû compenser ! En résumé, tu as utilisé 100% de ta réserve de trente ans
d’énergie de cohérence sur le plan physique, depuis ton dernier passage sur le Pont.

Shaana n’en croyait pas ses oreilles.

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- Et les L18 ne compensent que la fréquence de la porteuse sur laquelle s’appuient les rayonnements,
pas les rayonnements eux-mêmes. Donc l’effet désagréable est désamorcé, mais pas l’effet délétère
que ça a sur nous. C’est attesté par le fait que même contrés, je les sens ! C’est ça ?

- A peu près. Les L18 atténuent l’effet nocif, mais assez peu au final, surtout en état critique comme
l’est le tien. Il ne s’agit pas d’un effet délétère, mais létal ! Pour nous en tout cas, et spécifiquement en
transposition. Ça aussi, il faut qu’on parvienne à obtenir assez d’informations pour comprendre
pourquoi.

- Alors c’est donc ça, l’effet que ça produit sur nous quand on arrive à bout de nos réserves ?!

- Exactement. Maintenant, on le sait. C’est équivalent à une fièvre hémorragique, mais en plus rapide
encore.

- Comme l’Ebola ?

- Par exemple. Ou comme une exposition sursaturante aux radiations radioactives pour un corps
humain.

- On se liquéfie de l’intérieur… !

La Sœur de l’Officine ne répondit rien, en guise d’acquiescement.

- Ça alors ! Et maintenant, on fait quoi ?

- Nous avons impérativement besoin de savoir ce qu’il y a derrière ces modules. Il y en a quasiment
partout, beaucoup plus qu’on ne l’aurait cru, à se demander qui les a installés, et on ne sait pas ce qui
les alimente, ni comment ils fonctionnent.

- C’est en lien avec la 5G ! déclara Shaana sans presque s’en rendre compte. Un éclair de génie, c’était
l’évidence même.

La Tvish toute en noir réfléchit un instant.

- C’est possible.

- J’en suis certaine. C’est pas croyable ! Un pur rayonnement « tue-Tvish » ! Heureusement que
l’Ennemi n’en a jamais rien su, ni nous concernant, ni relativement à l’effet de ces trucs sur nous. Mais,
est-ce que je suis guérie ? Ou est-ce que je vais mourir ? demanda-t-elle avec une légère inquiétude,
repensant à son rêve dans l’aéroport de Bogota, où le petit garçon lui annonçait que bientôt elle serait
morte.

La Tvish en noir sourit.

- Normalement, tu ne risques plus rien, mais il y a quand même un problème.

Shaana se taisait, attendant la suite.

- On ne peut pas te faire remonter pour te régénérer. Si tu restes ici, où les rayonnements sont
exceptionnellement puissants, tu vas mourir. Mais toi seule peut les faire sauter. Non seulement ils

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vont brûler à vitesse extrême tes réserves d’énergie, mais les L18 devront interrompre leur
compensation pour que ton pouvoir psychique puisse remonter le courant jusqu’à la source. Nous
t’avons retransmis tout ce que nous pouvions reverser en toi comme énergie à partir de nos propres
corps sans nous mettre en danger. Il a suffi de huit Tvish pour ça, mais quitte à y passer une année
entière avec un bataillon entier se déversant en toi, tu ne peux en recevoir davantage extérieurement
à ton propre corps que ce que nous t’avons donné. Il va falloir faire avec. Mais j’ignore absolument si
tu en auras assez pour finir ta mission ici… et rester en vie.

Le couperet était tombé. Ce serait soit la mission, soit sa vie. Shaana savait donc ce qu’elle avait à faire.
Elle ne pensait pas avoir une vie aussi courte, mais peu importait. Elle espérait simplement qu’elle
aurait le temps et l’énergie pour terminer sa mission et effectivement parvenir à détruire ces modules
et le système qui y était associé, avant de mourir.

- Il faut faire vite n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

- Très vite. Vraiment très, très vite !

- Alors j’y vais… Merci mes sœurs. Saluez pour moi toutes celles d’entre nous que je connais, et dites-
leur bien que je les aime du fond du cœur, et que ça a été un plaisir et un honneur d’être leur sœur.

La Tvish en noir sourit tristement pour toute réponse. Shaana se leva péniblement. Elle se sentait
nettement plus assurée sur ses jambes, mais faible malgré tout. Elle s’empressa de tendre le bras vers
le « voile » afin de repasser derrière et revenir sur le plan physique ordinaire lorsque la Tvish en noir
l’interpela une ultime fois :

- Shaana, dès que tu seras repassée derrière la voilure de l’espace, nous repartirons immédiatement
et l’action des L18 cessera. Ça te fera « mal »…

Elle savait qu’il ne s’agissait pas de douleur, mais pour une sensibilité de Tvish, c’était son parfait
équivalent.

- Je sais…, lui adressa-t-elle pour toute réponse.

Réapparaissant dans les toilettes du hall de débarquement de l’aéroport Rolland Garros, un sifflement
se fit entendre à ses oreilles. Un sifflement strident jusqu’à la douleur. Sa tête, ses yeux, sa mâchoire
et son front était zébrés d’élancements qui semblaient lui scier les os du crâne. Elle se la prit entre les
mains et en pleura de douleur. Il lui semblait qu’une nuée de vampires aspirait sa vie. Elle devait faire
extrêmement vite. Elle tenta tant bien que mal de sentir le sens du courant de cette vibration de mort
et de souffrance, mais elle avait toutes les peines du monde à se concentrer tant soit peu. Le supplice
qu’elle subissait allant croissant, jusqu’au martyre, au point de la faire chanceler et tomber sur le sol,
se cognant au passage la jambe contre le rebord en céramique d’une cuvette de toilettes, lui arrachant
un hurlement de douleur. Elle n’était pas censée y être sensible, mais les rayonnements actifs la
rendaient ultra-sensible à quasiment tout, y compris ce qui n’était pas censé causer quelque douleur
que ce soit. Son équivalent était au-delà du supportable, se sentant défaillir. Se retrouvant à ramper
sur le sol, le décor autour d’elle chancelant quasiment autant que sa raison sous l’effet de la douleur
épouvantable qui lui broyait tous les os du corps et lui vrillait le ventre à présent, elle se remit à saigner
du nez, alors qu’elle n’avait toujours pas réussi à se caler sur la source de la fréquence de inhibiteurs.

Chapitre 6 – page 288


Le Pont, qui suivait la scène de loin était dans un émoi comme jamais il n’en connut depuis. Il y régnait
un silence sépulcral. Toutes les Tvish, les centaines, les milliers de milliards de Tvish, étaient
suspendues à ces images de désespoir d’une tristesse infinie.

Shaana, au seuil de la défaillance, baignant littéralement dans son sang, commençait à en vomir
également. Elle devait réussir, que son sacrifice serve à quelque chose et surtout, qu’une autre Tvish
ne doive pas revivre la même expérience, ni dans les mêmes conditions. Son supplice lui arracha un
hurlement sinistre qu’on ne produit que sous la torture la plus extrême. Néanmoins, à cet instant
précis, elle sentit, comme un fil de soie voler devant ses yeux rougis par l’inqualifiable souffrance
qu’elle endurait, au seuil de la mort, une volute d’énergie qu’elle reconnut sans peine ni erreur
possible, comme la porteuse fluctuante du rayonnement des inhibiteurs qui étaient en train de la tuer.
Elle rassembla l’ensemble du peu de forces qui lui restait pour caler son esprit sur cette « vision », et
pulsa le reste de sa vie, convertie en énergie de destruction, en direction de la source de cette
fluctuation, en un second hurlement qui termina d’ameuter vers sa position précise, la trentaine de
personnes qui s’étaient rassemblées devant l’aéroport. Une énorme explosion s’ensuivit non loin du
hall où se trouvait Shaana agonisante, où un énorme incendie se déclara ensuite, allant jusqu’à gagner
un parking de location de voitures, finissant par un brasier sans nom. Les personnes qui étaient arrivées
près de Shaana, à travers sa vision confuse, étaient sans visage. S’approchant d’elle, ils commencèrent
à la ruer de coups de pieds.

- J’en ai assez vu. J’y vais, dit Seya. Quarante avec moi, vite !

Shaana était à terre, ayant à peine senti les coups portés contre elle. Le décor autour d’elle se mit à
tourner, lui faisant perdre conscience au moment où elle entraperçut l’arrivée de nombreuses Tvish
en uniforme noir, alors que l’une d’elles se jeta sur elle au moment de son dernier souffle…

L’aéroport était en proie à une scène de désolation. Une colonne de fumée noire montait dans le ciel
azur de Saint-Denis, alors qu’une armée de jeunes femmes identiquement vêtues de cuir noir moulant
leur corps à la chevelure uniformément éclatante de blancheur malgré leur jeune âge, semait une
débâcle parmi une petite frange de la population venue sur les lieux, alertée par on ne sait quel signe
annonciateur. Ladite armée, sans que quiconque ait pu dire de quelle manière exactement, semait la
mort autour d’elle, les autochtones présents tombant comme des mouches sous leurs invisibles coups
fatals sans que jamais aucun « tir » ne soit ni audible, ni manqué, offrant une vision absolument
surréaliste de lieux habituellement si conventionnels. Quelques secondes avant l’arrivée des véhicules
de police, les camions de pompiers étant déjà présents quelques dizaines de mètres plus loin pour
tenter de maîtriser l’incendie qui se déchaînait comme s’il avait été sorti de l’enfer, l’une d’entre les
jeunes femmes de la troupe qui était apparue sans que nul n’ait pu dire dans quel engin, s’enquit
auprès des autres de faire disparaître les corps et de faire place nette… avant de disparaître comme
elles étaient apparues. La presse ne fit jamais mention que de l’incendie, resté sans cause réellement
plausible, du moins clairement identifiée, nul n’ayant été témoin de la présence de cette « armée », la
plus étrange du monde.

Quelque part, au Brésil, Shirinn sentit son cœur être arraché…

Chapitre 6 – page 289


Le bilan

Un mois plus tard.

- Notre consommation d’énergie risque d’éveiller les soupçons au sol parmi les dirigeants. Ils vont
assurément remarquer des fluctuations inhabituelles au niveau de la stratosphère, et ce serait
ennuyeux qu’ils se penchent sur cette question, fit remarquer une jolie Tvish à l’ample chevelure
auburn et bouclée.

- Et que préconises-tu Selma ? Qu’on arrête tout ?

- Mais… je ne préconise rien Vilia, je ne fais que rapporter les chiffres des indicateurs.

- Je sais, excuse-moi, répondit-elle, désolée.

- Vilia, dis-moi, ça fait combien de mois que tu n’as pas pris cinq minutes pour te reposer un peu ?

- Beaucoup trop sans aucun doute, mais c’est comme ça. On verra plus tard. Quant à ces chiffres, je te
remercie. Je tâcherai de faire en fonction, quitte à dépêcher une section entière pour brouiller l’esprit
de tous ceux qui seraient enclins à trop fouiller là où ils ne le devraient pas.

Selma sourit, sachant que Vilia était parfaitement capable de donner un tel ordre, puis s’en retourna
au centre de contrôle.

- Elle n’a pas tort Vilia, ajouta Seya qui venait de s’approcher d’elles au moment où Selma s’en allait.

- Mais je le sais Seya, JE – LE – SAIS ! Mais que veux-tu que je fasse ? Dis-le-moi !

- Tu connais ma position… Je dis juste qu’il faut nous ajuster sur cette donnée imprévue si nous ne
voulons pas d’ennuis supplémentaires à devoir gérer, avec, forcément, des conséquences inattendues
à l’appui en termes de dommages collatéraux, et qu’il faudra forcément gérer, AUSSI !

Vilia était très songeuse. Depuis l’épisode de l’aéroport de la Réunion, elle s’était considérablement
durcie et aucune Tvish ne l’avait vue seulement sourire depuis ce jour.

- Jamais un Tessoacte n’a fonctionné aussi longtemps, c’est ridicule, lui rappela Seya. Il suffit de faire
varier le ratio de compression, ce n’est pas si compliqué. Pourquoi le maintenir à un tel régime avec
un ratio si faible ?

- Parce que ce ratio offre les meilleures garanties, tu le sais pertinemment !

- Quelles garanties ? Vilia. Honnêtement ! Lesquelles ?

Vilia ne répondit rien. Elle faisait la tête c’est tout.

- Ecoute, tu devrais arrêter de t’entêter. Ce protocole va finir par toutes nous mettre en danger et tu
le sais pertinemment bien. De plus, c’est trop long. Les résultats attendus apparaissent en principe
dans les cinq jours, dix, extrême maximum.

Chapitre 6 – page 290


- On pourrait demander exceptionnellement au Hiérodarque ?!

- Nous en avons déjà discuté, c’est structurel. C’est beaucoup plus compliqué. Je suppose qu’après la
création du dernier Ordre…

- Nous n’avons pas le temps d’attendre le dernier Ordre ! l’interrompit Vilia. Nous en avons besoin tout
de suite !

- Et c’est absolument la seule raison pour laquelle tu t’acharnes ?

- En partie, répondit-elle silencieusement, tentant de s’en convaincre elle-même.

- Tu es une Tvish Vilia. Il y a des choses que tu ne peux pas te permettre.

- Merci pour le rappel. Je prends acte, lui répondit-elle, avant de s’en retourner et de disparaître à la
vue de Seya, attristée et dubitative. Cette dernière entreprit de rejoindre la zone du fameux Tessoacte
qui se trouvait dans une zone sécurisée du Pont, et placé sous bonne garde, nulle, sur place, n’ayant
réellement su pourquoi. Mais Seya était Amirale. Elle avait obligatoirement accès à tout. Parvenue au
couloir constituant l’artère principale de cette zone, elle invita quatre sœurs « Vertes » à la rejoindre.

* Elinn, Kaya, Simi, Atia, venez me rejoindre en zone 4, je vous attends.

Seya était songeuse.

« Je n’arrive pas penser plus loin que je le fais pour l’instant. Je devrais pouvoir aller plus loin
maintenant, beaucoup plus loin. Je reste limitée par ce que je suis, je dois absolument aller plus loin,
beaucoup plus loin, sinon les autres n’y arriveront pas. Les autres, toutes les autres… », se répéta-t-
elle comme si une révélation venait de se faire en elle.

* Seya sur le Pont pour Miyana…

* Oui Seya.

* Est-ce que tu peux lâcher Ilialana assez vite et me rejoindre pour une heure environ ?

* Je devrais pouvoir. Tu me laisses dix minutes et je monte.

* Je t’attends. Terminé.

Au même instant apparurent, les unes à la suite des autres, Atia, Elinn, Kaya, et Simi.

* OM Hataya, ouvre-moi une salle de réunion en zone 4, juste à côté de la chambre du Tessoacte s’il te
plaît.

* OM Seya. C’est fait.

En effet, une porte apparut sur le mur à l’endroit exact où se trouvaient les cinq Pluyo. Ladite porte
s’ouvrit et les quatre Tvish qui avaient rejoint Seya y entrèrent, cette dernière attendant Miyana sur le
pas de la porte. Ses quatre sœurs s’étant déjà installées dans la salle créée pour l’occasion, Seya
s’adressa à elles sur le ton de la confidence :

Chapitre 6 – page 291


- Ce qui va être dit ici ne doit en aucun cas sortir de cette pièce. J’exige le secret le plus absolu de votre
part est-ce que c’est bien compris ?

Chacune d’elles répondit en lui adressant l’Irsha, lequel, dans ce contexte, avait effectivement valeur
de serment.

« Allez Miyana… », pensa-t-elle, la sentant arriver sur le Pont.

Elle apparut quelques instants plus tard dans le couloir où elle l’attendait.

- Ah ! te voilà enfin.

- J’ai fait aussi vite que j’ai pu, et… je suis en avance en plus ! objecta-t-elle.

- C’est parfait, merci, lui répondit-elle, sans prêter réellement attention à ses arguments.

- Que se passe-t-il ?

- Entre !

Miyana la précéda et Seya ferma la marche. La porte se referma.

* Hataya, que personne n’entre ni ne sorte d’ici jusqu’à ce que j’en ai fini avant disparition de la salle
sans conservation de mémoire, est-ce bien clair ?

* Parfaitement.

* Je veux un protocole de sécurité de niveau 1.

* Tu l’as.

* Je te remercie.

Miyana s’était assise, se demandant ce qu’il se passait, au moment où la porte de la salle disparut.

- Miyana, j’ai demandé à nos sœurs ici présentes de conserver le secret le plus absolu concernant ce
qui va être évoqué dans cette pièce, c’est valable pour toi.

- Aucun problème, je m’y engage.

- Parfait. Je vous ai demandé de venir parce que j’ai l’intention de prendre une initiative très
audacieuse, et relative à l’opération « Bleu-Nuit ».

- C’est toujours secret ? demanda Atia.

- Ultra secret ! J’ai demandé à Miyana d’être la première, ce qu’elle a accepté. Les conditions requises
ne sont pas réunies pour entamer cette opération maintenant. Nous ne serons prêtes que dans
quelques mois.

- Cinq a priori si ma mémoire est bonne, confirma Simi.

Chapitre 6 – page 292


- C’est bien ça, mais ça peut tout aussi bien durer encore un an et demi ! Mais nous sommes toujours
dans les temps. Néanmoins, quelque chose me paraît étrange dans la situation actuelle, et je ne
voudrais pas rater quoi que ce soit et nous faire manquer le coche. Les choses ne se passent pas très
exactement comme je les avais prévues alors qu’elles l’auraient dû. Pourtant on ne peut facilement
modifier les différents éléments devant amener cette opération sur le devant de la scène au vu de leur
intrication avec tout ce qui précède. Seul le Hiérodarque a le pouvoir d’enclencher la chose, mais il doit
être dans un état émotionnel très particulier pour que ça fonctionne, état qu’il n’a pas encore atteint
du tout. Je compte donc enclencher le processus moi-même, mais sur une seule et unique Tvish, au
nom du Hiérodarque et avec son énergie personnelle.

- Ce, ce n’est pas très régulier…, fit remarquer Simi.

- Je dirais plutôt que c’est extrêmement irrégulier, répondit Seya. J’y laisserai sans doute la vie par un
redressement de l’ordre des choses, mais à mon sens c’est le seul moyen d’enclencher le processus
correct de cette opération, fondamentale entre toutes.

- Mais enfin Seya, tu ne peux pas jouer comme ça avec ta vie ? s’interposa Kaya.

- Qu’est-ce que tu crois ? Quelle importance est-ce que ça a, face aux perspectives qui nous attendent ?
Shaana a sacrifié la sienne sans se retourner pour nous obtenir les informations ayant permis
d’éradiquer les inhibiteurs psychiques. Tu crois vraiment que je vais rester les bras croisés en espérant
qu’une meilleure solution frappe à la porte alors que je suis à l’origine-même du projet ?

Personne ne répondit rien, mais toutes les Tvish présentes prirent soudainement un air triste.

- Qu’est-ce que tu comptes faire exactement ? demanda Atia ?

- J’ai remarqué quelque chose d’étrange, poursuivit Seya. Après avoir évolué selon une courbe que
j’avais réussi à prédéterminer, toute progression a cessé depuis quelques jours. J’ignore pourquoi. Ce
que je sais, c’est que si je reste dans cet état que rien ne justifie, alors nous passerons à côté de la
configuration nécessaire à l’enclenchement de l’opération « Bleu-Nuit ». Il faut donc un stimulateur.
Si ce n’est pas moi en tant que ce que je suis, alors ça doit être une autre Pluyo qui devra ouvrir le
cinquième Ordre Tvish et devenir ce stimulateur-là, en tant qu’échantillon représentatif de toutes les
autres représentantes du même Ordre à venir, afin d’en stimuler la naissance. Si je réussis, nous
pourrons peut-être faire d’une pierre deux coups au moins.

Toutes restèrent silencieuses et dubitatives.

- Que savez-vous au sujet de Shaana ? reprit-elle.

- Elle est morte dans un aéroport, sur une île de l’Océan Indien, intervint Simi.

- Non, elle est dans la pièce à côté ! répondit Seya.

- QUOI ?! réagirent-elles toutes en chœur en se levant.

Chapitre 6 – page 293


- Enfin, « morte » ou pas, ce mot restant flou concernant la nature Tvish, il n’en est pas moins vrai
qu’elle est juste à côté, dans un Tessoacte permanent, avec des soins particuliers, mais… qui ne lui sont
d’aucun secours. Vilia refuse d’admettre l’évidence.

- D’où nos faramineuses consommations d’énergie, en conclut Elinn, prenant la parole pour la
première fois.

- Exactement. Vilia voudrait qu’on demande au Hiérodarque de la ramener, ce qui est d’une part
impossible puisqu’elle est encore là, et d’autre part, parce que ses lésions internes sont telles qu’il
faudrait qu’elle devienne complétement autre chose que ce qu’elle est. Donc dans ce cas, autant créer
une autre Tvish. Le résultat serait à peu près le même en se donnant moins de mal, ce qui serait
d’ailleurs au moins aussi inutile. Ceci étant, Vilia a une intuition que le Plan lui envierait s’il le pouvait.
Donc…

- Elle a quoi finalement ? Elle est inconsciente ? demanda Elinn.

- Oui. En fait il semble qu’elle n’ait plus de conscience. Elle a dû s’effacer quand sa structure même a
été brouillée.

- Mais on ne peut pas mourir ! s’insurgea Miyana.

- Non, mais on peut devenir ça quand on est soumise à ce à quoi elle a été soumise, et personne ne
sait comment appeler ça. Le mot « mort » est un choix qui en vaut bien un autre.

- Mais, en définitive, qu’est-ce que tu veux faire alors ? demanda Miyana.

- Créer la toute première Supertvish Bleu-Nuit grâce au pouvoir de création du Hiérodarque « Quæ
Imperat » qui est en moi, en outrepassant l’interdiction d’usage de ce pouvoir-là à quiconque d’autre
qu’à lui, et en accepter la sanction pour que Miyana, devenue la toute première Tvish du cinquième
Ordre, celui des « Purificatrices », détienne le pouvoir de ramener Shaana, sauver Vilia de l’écueil qui
la guette par pur chagrin, relancer le processus préparatoire à la pleine expression de l’Opération
« Bleu-Nuit » grâce à la tare que représentera alors Miyana, et permettre aussi à Shaana de retourner
au sol pour terminer sa mission pour que tout le reste puisse avoir lieu. Voilà ce que je veux faire !

C’était le silence absolu dans la salle. Et il dura un moment.

- Eh ben dis donc, c’est un peu plus qu’une pierre deux coups ça ! se risqua Elinn. Si nous sommes déjà
définies par le Sémérith dans notre nature et notre fonction, et sur une palette extrêmement large de
possibilités, pourquoi faut-il que l’une d’entre nous passe à l’étape suivante pour arriver à faire sur
Shaana ce que le Hiérodarque lui-même ne pourrait faire ?

- Parce que ce n’est pas nous qui sommes définies par le Sémérith mais ce de quoi nous sommes issues.
Une Tvish du cinquième Ordre sera définie par sa propre formule en Sémérith en tant que surcouche
se superposant à la formule de ce qui constitue notre origine. L’effet croisé sera gigantesque. Quant
au Hiérodarque, il est limité par sa nature d’incarné, ce qui n’est pas notre cas.

- Mais il existe aussi et se manifeste sur les plans subtils ! s’interposa Simi.

Chapitre 6 – page 294


- Effectivement, mais en tant qu’incarné, c’est l’incarnation qui a préséance.

- Toujours la définition la plus basse ?! en conclut Elinn.

- Exactement ! confirma Seya.

- Mais, la formule qui définit les Tvish du cinquième Ordre n’existe pas. Il ne l’a pas encore créée !
argumenta Elinn.

- De toute façon, il la créera exactement telle qu’il le faudra, pour la simple et bonne raison qu’elle
sera déjà écrite, par lui, en quelque sorte.

- Ho là lààà, j’ai compris… s’écria Elinn.

- Moi aussi ! lança Atia. C’est toi qui vas l’écrire, c’est ça ?

Seya acquiesça en silence.

- Et usurper l’identité du « Quæ Imperat » pour user du Sémérith vaut la mort par correction des
fondements de la Réalité Orthodole ! poursuivit Simi.

- Voilà, vous avez tout compris, conclut Seya.

- Mais demande-lui l’autorisation ! suggéra Elinn.

- Non, Miyana, il doit rester ignorant de tout ça jusqu’à ce qu’il soit émotionnellement prêt à pouvoir
donner naissance à la dernière et ultime génération de Tvish. Hors de cet état précisément, il en sera
incapable. S’il est informé maintenant de tout ceci, on fera chou blanc, et en tout et pour tout il
n’existera jamais qu’une seule et unique Tvish « Bleu-Nuit », et nous échouerons !

- Je ne peux pas imaginer que tu doives te sacrifier pour ça. C’est ridicule ! affirma Atia, suivie par
toutes les autres. Demande alors à Atazis34 ! surenchérit-elle.

Seya resta muette un long moment.

- C’est envisageable !

- Non ça doit impérativement être envisagé, s’interposa Miyana. Sinon, c’est inextricable, tu
disparaîtras, et tu le feras pour rien, alors qu’Elle a le pouvoir de contrebalancer l’effet de contre coup
de l’usage du Sémérith.

- D’accord, je vais y réfléchir. Mais sans solution, j’agirai comme je l’avais décidé. Cela étant, opérer
cela sous le contrôle de la Créatrice devrait augmenter nos chances c’est vrai. Etrange que je n’y ai pas
pensé…

34
Nom du plus haut Principe Créateur de polarité féminine, la « Créatrice » elle-même, aux côtés du
« Créateur », donc de polarité masculine.

Chapitre 6 – page 295


- Mais ça ne nous dit pas pourquoi Miyana, devenue une Tvish de cinquième Ordre, pourrait ramener
Shaana, insista Elinn.

Miyana lui répondit en les termes les plus simples qu’elle put trouver sur l’instant :

- Parce qu’une Supertvish « Bleu-Nuit » est au-delà même de l’Absolu, du Possible, et de l’Impossible,
ce qui inclut encore à l’heure actuelle, le Hiérodarque, si « Quæ Imperat » soit-il !

- Ça a le mérite d’être clair ! Donc on n’est pas sûre d’y arriver, mais si nous n’y arrivons pas, enfin, si
Miyana n’y arrive pas, alors personne ne le pourra ! C’est ça ? s’enquit Kaya.

- C’est ça. Je pense que c’est assez bien résumé, confirma Seya. Voilà donc où nous en sommes
actuellement. Il faut que vous m’aidiez, je ne pourrai pas agir seule. Il faut que nous soyons solidaires
à l’extrême.

- Tu es quand même Amirale ! interjeta Miyana.

- Je risque de ne pas le rester longtemps avec autant d’irrégularités au programme !

- Sauf si tu as l’appui d’Atazis comme le suggère Atia ! lui rétorqua-t-elle. Ça c’est un vrai coup de
génie ! Bravo Atia. C’est brillant, extraordinairement brillant !

Atia se contenta de sourire à cette remarque dithyrambique.

- D’accord, je vais essayer de la contacter, et je vais le faire tout de suite, comme ça, nous serons fixées.
Ne bougez pas d’ici.

* Hataya ! Autorise-moi une sortie s’il te plaît, demanda-t-elle en pensée à la coordinatrice alors en
poste.

Seya disparut sous leurs yeux.

- Je dois tout tenter pour ramener Shaana, affirma Miyana. Je ferai tout ce que je peux. Son courage
est exceptionnel. Elle nous a toutes sauvées !

Tout le monde acquiesça avec enthousiasme.

- Mais pourquoi Vilia nous a-t-elle caché l’information relative au Tessoacte, avec Shaana dedans ?
Demanda Atia.

- A cause de la consommation en énergie d’un Tessoacte permanent et du risque que ça représente si


les tenants du pouvoir sur Terre s’aperçoivent de quelque chose en rapport avec les fluctuations
stratosphériques puisque c’est là que nous allons la puiser, expliqua Miyana. Ils auraient la technologie
pour nous débusquer et éventuellement nous déstabiliser sans qu’on puisse être certaines d’être
capables de réagir efficacement. En plus, un repli de notre part serait inenvisageable à ce stade, et
intervenir de manière oppressive fera réagir la réalité qui se défendra de nous, nous le savons à
présent.

- Alors Vilia nous fait courir un risque majeur ?! s’enquit Atia.

Chapitre 6 – page 296


- Pas si majeur que ça, minimisa Miyana, mais un risque quand même. Disons, un risque non nul.

- Mais, c’est de la compassion faiblesse de sa part !

Miyana ne répondit rien. C’était bien le cas en effet, mais elle ne voulut rien répondre à cela, ce qu’elle
qualifia, concernant son propre compte, de compassion faiblesse aussi, à l’égard de Vilia. Mais tout le
monde était épris de Vilia au sein de la Pracandhasenamukha. Pourtant, aucune des Tvish présentes
ne put s’empêcher de penser qu’avec les réformes qui s’annonçaient, Vilia risquait de perdre ses
responsabilités de Générale, à moins qu’elle puisse elle aussi se renforcer…

- Ou à moins qu’on lui évite de continuer à exprimer une telle compassion faiblesse en la soustrayant,
lâchement, à ce qui la motive, compléta Seya qui venait de réapparaître dans la salle.

- Alors ? demanda Atia.

- Nous pourrons opérer comme ça, avec l’appui de la Créatrice !

Toutes les Tvish présentes se relevèrent d’un bon pour se prendre dans les bras les unes des autres.
C’était l’allégresse !

- Que fait-on exactement ? demanda Atia.

- Sans surprise, Atazis a un plan en rapport, conçu de longue date, et nous en faisons toutes partie,
comme en fait partie aussi le Hiérodarque à son insu. Je vais m’absenter quelques heures, répondit
Seya, le temps d’écrire la fameuse formule. On ne peut plus utiliser de Tessoacte depuis que celui d’à
côté fonctionne à temps plein. Donc je vais devoir faire en temps réel. Je ferai aussi vite que je le
pourrai mais aucune erreur ne doit se glisser dans ce texte. Ensuite je vous recontacte toutes, surtout
toi Miyana.

- J’espère que je pourrai…

- Tu n’as pas tellement le choix, l’interrompit-elle. Ilialana restera bien seule une heure de plus non ?

- Oui, de toute façon ça devrait correspondre au moment où elle est à la médiathèque.

- Bien. Une fois toutes réunies ici, on pénètre dans le Tessoacte. J’opère la mutation de Miyana, et
toutes les autres, vous servirez d’interface d’amplification pour Shaana lorsque Miyana tentera de la
ramener selon ce qu’elle percevra en termes de possibilités pour elle. Vous avez toutes bien compris ?

Toutes acquiescèrent sans problème.

- Bon, laissez-moi environ trois heures, plus ou moins, avant de vous rappeler. Tâchez toutes de vous
rendre immédiatement disponibles dès cet appel.

* Hataya ! Nous sortons.

Toutes sortirent de la salle et se séparèrent alors que l’espace de réunion dans lequel elles s’étaient
trouvées, disparut définitivement selon les instructions données par Seya concernant l’effacement de
la mémoire propre à ce « lieu », si toutefois il devait être recréé à la demande de quelqu’un d’autre,

Chapitre 6 – page 297


garantissant l’absolue confidentialité des échanges. Cinq heures plus tard, Seya n’avait toujours pas
donné de ses nouvelles. Toutes les Tvish concernées les attendaient fébrilement. L’Amirale avait fait
prévenir qu’elle serait injoignable durant quelques heures, sans davantage de précisions. Miyana était
retournée au sol. Les autres s’étaient arrangées pour rester à proximité d’appel l’une de l’autre afin de
pouvoir réagir immédiatement à celui de Seya.

Atia était occupée à collecter et traiter des informations dans une grande salle où nombre de Tvish
étaient affairées au même type de tâches, lorsqu’une Amirale y apparut, cherchant rapidement l’une
de ses sœurs du regard. C’était une grande fille brune, le regard noir, doux mais sévère. Atia se sentie
comme appelée derrière elle.

- OM. Amirale ? Puis-je vous aider ? l’accosta une Tvish de l’équipe.

- OM Linya. Ne vous préoccupez pas de moi, j’ai trouvé ce que je cherchais, lui adressa-t-elle pour toute
réponse.

- Très bien, lui répondit-elle avant de s’en retourner.

Les trois Amirales de la Division Terrestre jouissaient d’une forme de prestige implicite, chaque Tvish
sachant l’ampleur des responsabilités qui pesaient sur leurs épaules, alors que leur affectation par le
Hiérodarque avait été à l’origine de la création du Pont.

Atia s’était retournée, extraite de sa concentration par le regard que l’Amirale avait porté sur elle.
Voyant ses yeux noirs vissés sur sa personne avec insistance, elle la rejoignit sur le champ.

- OM Amirale Theolia, est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? Il, il s’agit de l’Amirale Seya ?

- Oui absolument. Elle n’a pas terminé ce qu’elle a commencé. Elle ignore pour combien de temps elle
en aura encore.

- Vous, savez exactement de quoi il s’agit n’est-ce pas ?

- Oui, avec précision. Je pense être la seule à laquelle elle se confie entièrement. En fait je fais un peu
la jonction entre Dia et Seya.

- Et L’Amirale Dia ? Elle est au courant ?

- En partie seulement. Seya est actuellement… avec quelqu’un qui peaufine avec elle son travail. C’est
une entreprise plus audacieuse qu’il y parait.

- J’en suis certaine… Mais, quand sera-t-on prêtes alors ?

- Je n’en sais rien. Il faut attendre. Je te charge de prévenir les autres concernées, surtout Miyana qui
doit attendre un appel, sans forcément savoir ce qu’elle peut ou ne peut pas faire au sol en attendant…
Je ne peux rien dire de plus pour le moment, mais l’énergie ambiante, liée au travail en cours,
commence à être perçue par tout le monde ici, et toutes se demandent ce qu’il se passe.

- Ça va poser un problème vous pensez ?

Chapitre 6 – page 298


- Non, pas du tout. Mais il est vrai que l’incidence est assez colossale, à la grande surprise de Seya elle-
même.

- Bon, en attendant des nouvelles, je préviens les concernées. Est-ce qu’Ilialana peut être mise dans la
confidence, vu qu’elle est tout le temps avec Miyana ?

- En voilà une bonne question…

Theolia réfléchit un instant.

- Ecoute, reprit-elle, je préfère que ce soit Seya qui lui annonce elle-même. Pour l’instant, on peut se
contenter, si nécessaire, de lui dire que la toute première étape de la mutation de la
Pracandhasenamukha est en cours, et que c’est Seya elle-même qui viendra lui expliquer.

- Très bien. Merci d’être venue…

- Courage ! lui adressa-t-elle pour toute réponse avant de s’en retourner et disparaître.

Atia se fit un devoir de contacter ses amies par « psycom » afin de leur annoncer les nouvelles que lui
avait apportées Theolia. Toutes restèrent ainsi dans l’expectative d’une évolution de la situation, plus
incidente, semblait-il, que tout ce qui avait été initialement envisagé à l’origine, mais aussi plus
impatientes les unes que les autres, de voir si Shaana, dont tous ceux qui la connaissaient avait fait
leur deuil, hormis Vilia, pourrait être « ramenée », ou non.

Ainsi, trois autres jours passèrent avant que Seya ne reprenne contact.

Le Cinquième Ordre

- Miyana, où est le sel ? Tu l’as vu ?!

- Non ! répondit-elle, en train d’étudier scrupuleusement un plan de la ville.

- Mais il n’a pas pu disparaître. Il y en avait hier !

- Et tu en as utilisé hier aussi, et avant-hier, et le jour d’avant. Alors peut-être qu’aujourd’hui, il n’y en
a plus ! lui répondit-elle en levant les yeux au ciel.

Ilialana, un tablier de cuisinier sur elle avec écrit en Chinois : « Je suis nul en cuisine », ainsi qu’une
cuiller en bois à la main, s’approcha de sa sœur qui était restée dans le séjour, son plan sous les yeux.

- Je ne pense jamais que quand on utilise quelque chose ici, il y en a de moins en moins pour finir !

- C’est un peu pour cette raison qu’on va faire des courses de temps en temps.

- Je comprends mieux ce que tout ce monde fait tout le temps dans les magasins. Il y en a d’autre ?

- Hum ? lui répondit-elle distraite, très concentrée sur son plan.

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- Est-ce qu’il y en a d’autre ?

- De quoi ? Des magasins ? lui répondit-elle sans décoller son nez de la carte. Mon Chinois n’est pas
terrible en lecture, alors pour déchiffrer un plan, ce n’est franchement pas simple !

- Miyana !

- QUOI ?!

- Tu veux bien m’écouter ? Je te demande s’il y en a d’autre ?

- Mais de quoi parles-tu enfin ?!

- Du seeeeel !

- Mais je n’en sais rien moi !

- Je ne peux pas faire du canard laqué sans sel !

- Mets de la sauce soja fermentée à la place !

- OH ! quelle bonne idée, merci, fit-elle en retournant à la cuisine.

- Tu manges du canard ? lui demanda-t-elle après coup.

- Il était déjà mort alors… Et puis c’est très bon. Enfin, ça l’était quand j’en ai gouté au restaurant.
J’essaie de me souvenir de ce qu’il y avait dedans pour essayer d’en refaire ici.

- En tout cas ça a une odeur bizarre, se dit-elle pour elle-même en retournant à son plan.

* Miyana ! Ici Seya. Je dois venir vous voir, Ilialana et toi.

* Viens ! Nous t’attendons.

- Ilialana ! Seya va venir d’un instant à l’autre !

- D’accord. Tu sais où est la sauce soja ?!

- Bon sang !35 Interjeta Miyana en se frappant le front de la paume de sa main !

Seya apparut à ce même instant dans la pièce.

- OM Miyana. Ça ne va pas ?

- Non, Ilialana cuisine !

Seya ne put réprimer un éclat de rire, ce qui fit arriver Ilialana, à moins que ce ne fut le fait de sentir
sa présence.

35
La véritable interjection fut : 哼, soit « Hēng! », qui est une interjection chinoise assez indéfinissable.

Chapitre 6 – page 300


- OM Seya lui fit-elle joyeusement. Qu’est-ce qu’elle a encore dit comme méchancetés sur mon
compte ? lui demanda-t-elle sans perdre son sourire.

- Rien, j’ai juste dit que tu cuisinais, lui répondit Miyana avec un sourire artificiellement appuyé.

- Excusez-moi de vous interrompre les filles mais j’ai des nouvelles pour vous…

Seya s’interrompit un instant, regardant Ilialana.

- Tu ne lui a rien dit n’est-ce pas ? demanda-t-elle à Miyana en se tournant vers elle.

- Dis quoi ? demanda Ilialana.

- J’ai suivi les ordres, répondit simplement la Pluyo.

- Dis quoi ?

- J’ai parlé avec Theolia, elle me laisse la responsabilité d’une divulgation partielle ou totale, précisa
Seya. Qu’en penses-tu toi ?

- Mais enfin dis QUOI ?!

- Je suis entièrement pour, lui répondit Miyana.

- Bon ! Faîtes comme si je n’étais pas là surtout, j’ai un canard qui m’attends avec beaucoup plus de
conversation que vous deux réunies !

- Un canard ? demanda Seya stupéfaite, lançant un regard interrogateur à Miyana, laquelle rappela
Ilialana :

- Allez, c’est bon, arrête de bouder. Il faut qu’on te parle de choses importantes.

- Je dois quand même m’occuper de mon canard, lui répondit-elle depuis la cuisine dans laquelle elle
était retournée.

- Un vrai canard ? redemanda Seya ?

- Elle cuisine un canard laqué !

- Je me disais aussi que ça sentait bizarre, rétorqua-t-elle.

- J’ai entendu ! lança Ilialana pendant que Miyana leva derechef les yeux au ciel. Eh bien vous n’en
aurez pas c’est tout. Je le mangerai toute seule !

- Ilialana, veux-tu bien venir s’il te plaît, il s’agit entre autres de Shaana.

Ilialana parut immédiatement, sans sourire cette fois.

- Qu’est-ce qui peut bien concerner Shaana à présent ?!

Chapitre 6 – page 301


Seya entreprit de tout lui raconter depuis l’arrivée de sa sœur à l’aéroport de l’île de la Réunion, jusqu’à
la formule en Sémérith qu’elle avait finalisée seulement quelques instants plus tôt.

- … l’Arcane de création des Tvish du cinquième Ordre : les Supertvish « Bleu-Nuit » ! conclut l’Amirale.

Ilialana la regardait, inexpressive, la bouche entrouverte, durant un long moment. Voyant que Miyana
s’amusait un peu de son expression, Ilialana se ressaisit et s’assit.

- J’ai du mal à imaginer ce que ça peut représenter en termes de conséquences, fit remarquer Ilialana.

- Nous aussi, répondit Miyana.

- Tu es vraiment sûre de ton coup Seya ? lui demanda un peu naïvement Ilialana.

- Autant qu’on peut l’être à ce stade.

- Et tu crois vraiment pouvoir faire revenir Shaana ? demanda-t-elle à Miyana.

- Je n’en sais rien, mais j’ai bon espoir. Une chose est sûre, si moi, devenue une Tvish du cinquième
Ordre, je n’en suis pas capable, alors ça sera impossible à quiconque.

- Hmm, d’accord. Je n’ai pas très envie de m’accrocher à un espoir qui risque d’être déçu.

- Je comprends, répondit Seya, c’est pourquoi on ne s’enflamme pas. Nous allons faire notre possible,
c’est tout, mais la conserver éternellement en stase et sans… vie, à proprement parler, ne la ramènera
jamais. Vilia ne semble pas encline à le comprendre. Si on échoue, je vais devoir lui intimer l’ordre de
dissoudre le Tessoacte, et je ne sais pas comment elle va le prendre. Je m’en fais vraiment pour elle.

Ilialana appuya ses coudes sur la table et se prit le visage dans les mains.

- Que c’est compliqué, dit-elle, toujours ses mains devant son visage.

- Pas tant que ça, objecta Miyana.

- J’avais réussi à faire mon deuil, expliqua-t-elle en découvrant à nouveau son visage. Et voilà qu’on
repart à zéro, parce que si ça échoue, il va me falloir refaire ce deuil et plus difficilement encore, et
pour les autres qui la connaissaient aussi bien que moi, ce sera pareil.

- Là, tu pars du principe que ça va échouer ! lui fit remarquer Miyana. Mais nous, les Pluyo, avons les
éléments cognitifs nous permettant de pouvoir attester que les chances sont réelles, même si on ne le
saura vraiment que lorsque l’une d’entre nous au moins aura acquis le statut de Supertvish, c’est-à-
dire, moi, pour l’instant.

- « Super Tvish » ?! Ce n’est pas un peu prétentieux quand même ? s’enquit Ilialana.

- Pas « super Tvish » ! Supertvish ! rectifia Seya.

- C’est quoi la différence ?

Chapitre 6 – page 302


- C’est l’expression du stade ultime d’évolution de la conscience Pracandhienne36, permettant, par les
cinq Ordres unifiés, un éventail d’action universel adaptable à toutes les strates de la réalité la plus
globale, sans plus aucune forme de limitation à terme. Plus… AUCUNE !

- Et il n’y a qu’une « Verte » qui puisse le devenir ?

Seya acquiesça de la tête.

- Les Pluyo sont le pont entre les « Noires » et les « Bleu-nuit », ajouta Miyana. Ce serait trop long d’en
expliquer la raison maintenant.

- Pourquoi vous me dites tout ça ? A moi et maintenant ?

- Dû au fait de ton implication dans cette histoire, lui répondit Seya avec douceur. Tu es l’élément
révélateur de cette mutation de la Conscience Tvish. Parce que tu en es le catalyseur. Et parce que tu
connais Miyana qui sera la première…

- Ah ! C’est ça, « la première » dont tu parlais la dernière fois ?!

- En effet, confirma-t-elle. Et enfin, parce que Shaana était l’une de tes sœurs les plus intimes, et ton
amie personnelle.

- Et qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

- Rien, répondit Seya. Soit tu restes là, soit tu nous accompagnes.

- Où ?

- Sur le Pont.

- Quand ? Maintenant ?

- Maintenant ! répondit-elle tout simplement.

Ilialana les regardait toutes les deux.

- Ça va se passer… maintenant ?

- Le plus tôt sera le mieux. Ça fait quatre ou cinq jours même, je ne sais plus, que les autres attendent,
alors autant mettre un terme à cette attente tout de suite et savoir exactement ce qu’il en est.

Ilialana ôta son tablier de cuisine dans un geste rapide.

- Je viens bien sûr. Merci de me le permettre. Vraiment !

Seya sourit.

- Je suis ravie de pouvoir te le permettre. Vraiment !

36
Relatif à la Pracandhasenamukha, donc aux Tvish elles-mêmes.

Chapitre 6 – page 303


Après un court instant, Seya se leva et conclut donc en ce sens.

- Très bien, c’est donc l’heure ! Allons-y.

Quelques Tvish étaient assemblées autour d’elles, des Tvish qu’Ilialana n’avait jamais vues avant.

- C’est bon de revoir le Pont ! ne put elle s’empêcher de s’exclamer à son arrivée.

- Venez les filles, dit Seya, sortons du cercle, d’autres vont arriver, en entamant le pas que lui
emboîtèrent Miyana, Atia, Elinn, Kaya, et Simi, toutes des Pluyo.

* OM Hataya, demanda Seya en « psycom ».

* OM Seya, je t’écoute.

* Ouvre le canal pour les autres ici, qu’elles puissent entendre aussi.

* C’est fait ! répondit Hataya dont la voix résonna dans la tête de toutes les autres Tvish entourant
Seya à cet instant.

* Où est Vilia actuellement ? s’enquit l’Amirale.

* Avec Théolia, à ta demande.

* Parfait. Ouvre-nous le Tessoacte permanent s’il te plaît : autorisation Seya Pluyo priorité 1.

Les cinq autres Pluyo ainsi qu’Ilialana, purent ressentir l’embarras produit sur Hataya à la suite de cette
demande qu’elle ne pouvait pourtant décliner.

* C’est fait !

* Ne t’en fais pas Hataya. Je te donne ma parole que tout va bien se passer, tu verras.

* Si tu le dis, d’accord…

Seya ne pouvait rien faire de plus pour elle. Mais elle avait au moins l’autorité pour outrepasser l’ordre
d’inaccessibilité donné par Vilia, du moins sans son autorisation expresse, du Tessoacte dans lequel
était enfermé le « corps » de Shaana.

* Transfère-nous s’il te plaît.

* A tes ordres Seya, ce qui, en l’occurrence, signifiait clairement : « Je le fais parce que je ne suis pas
autorisée à désobéir aux ordres d’une Amirale », sachant très bien dans quel état l’exécution de l’ordre
de Seya allait mettre Vilia. Mais l’essentiel était de pouvoir y avoir concrètement accès.

Au même instant, elles se retrouvèrent toutes les sept dans un environnement à la lumière ambiante
orangée et tamisée, dans ce qui paraissait être une salle circulaire, avec, en son centre, une sorte de
socle lumineux, sur lequel reposait Shaana, inerte.

Ilialana, les yeux rougis, s’approchait d’elle à pas feutrés comme pour ne pas la réveiller. Il lui semblait
qu’elle fermait simplement les yeux. Elle était aussi belle que dans son souvenir. Elle était juste…

Chapitre 6 – page 304


magnifique, dans son uniforme noir, les cheveux défaits, les lèvres roses, les bras simplement étendus
le long du corps.

- Comment est-ce possible ? demanda Ilialana. Elle n’a pas l’air d’un corps que la vie a quitté !

- Ça, ça n’arrive qu’aux incarnés, parce que le corps est vide de conscience. Mais ce corps-là, corps
d’énergie, n’est simplement plus animé, tenta de lui expliquer Seya.

- Il aurait dû disparaître alors ! lui rétorqua-t-elle.

- En effet, et nous ne savons pas pourquoi ça se passe ainsi, mais aucune de nous n’est jamais
« morte », alors on ignore tout du phénomène nous concernant. Vilia s’est acharnée durant des
semaines à trouver des réponses, mais le fait est que nous n’en savons pas davantage aujourd’hui que
le jour où je l’ai ramenée.

- Je la sens comme si elle avait perdu toute… cohérence. Il y a quelque chose qui est comme…

- Brouillé ? s’essaya Atia.

- Exactement !

- C’est ce que tout le monde l’ayant vue dans cet état a dit, ajouta-t-elle.

- En fait, compléta Miyana, c’est un peu comme un brouillage informatique, appliqué à un fichier
auquel on ne pourrait plus avoir accès, et dont on aurait perdu le code de déscellement.

Hormis Seya, toutes les Pluyo regardèrent Miyana, interloquées.

- Moi j’ai compris, dit simplement Ilialana.

- Il est temps ! lança Seya.

Toutes se reculèrent, s’éloignant même, de l’Amirale. Seule Miyana faisait face à sa supérieure. Seya
la regarda longuement, sans pensée, a priori du moins. Miyana lui sourit.

- Ne t’en fais pas. Je n’ai pas peur…

C’était l’évidence même, mais toutes retenaient… leur souffle, si l’on peut dire ainsi.

Seya ferma les yeux. En quelques secondes, sa concentration devint intense. Si intense que l’espace
environnant s’en trouva comme modifié, incluant des aberrations anamorphosiques, sous la force de
l’invisible puissance psychique de Seya. Elle se mit à déclamer des paroles en Sémérith. Mot après mot,
phrase après phrase, l’atmosphère sembla s’opacifier. Toutes les présentes ressentirent comme une
augmentation drastique de la pression ambiante, comme une plongée frénétique et semblant sans fin
vers le fond d’un abime océanique. Des éclairs bleutés finirent par jaillir de part et d’autres des deux
Pluyo qui se faisaient face, faisant vaciller la lumière ambiante de couleur orangée semblant venir de
nulle part. Les cheveux de Miyana, yeux clos, son visage ressemblant en cet instant à l’expression de
Shaana étendue sur son socle, se mirent à voleter en tous sens comme si un grand vent les mettait en
bataille alors qu’aucun souffle d’aucune sorte n’était perceptible par quiconque.

Chapitre 6 – page 305


Seya se tut, et tout fut terminé. Comme toutes les autres Tvish présentes, elle fixait attentivement
Miyana, qui restait statique dans sa position, les yeux toujours clos. Elle n’osa tenter de lui adresser la
parole… Les cinq autres Tvish avaient leur regard planté sur elle, se demandant ce qui allait se passer
à présent. L’attente fut longue sans que personne n’osât bouger. Soudain, Miyana ouvrit les yeux. Ils
n’étaient plus gris. Ils étaient… différents. Toutes pouvaient le ressentir avec une précision extrême :
Miyana avait cessé d’être une Tvish « Verte » Pluyo ! Toutes les autres retenaient leur souffle, y
compris Seya, qui la dévisageait avec insistance, sans mot dire.

Au bout de longs, très longs instants, indéfinissables en termes de durée, Miyana prit la parole :

- Tellement, TELLEMENT… vaste !

Seya sourit, soulagée.

- Comment te sens-tu ?

Miyana, toujours immobile, avait juste porté son regard sur Seya ; regard qu’elle ressentit sur elle
comme un éclair ayant jailli dans une nuit obscure.

- Je viens de te répondre, lui dit-elle en souriant légèrement.

Elle se remit, très lentement, à se mouvoir. Elle posa, toujours avec des gestes très lents, ses mains sur
certaines parties de son propre corps : ses joues, son torse, son ventre, comme pour s’assurer que
malgré tout, elle était toujours bien là.

- Seya, tu avais raison ! lui dit-elle. Tu as fait très exactement ce qu’il fallait faire au moment de le faire.
Tout est en ordre. Tout est tellement parfait. Même le pire des chaos anarchiques est parfait et trouve
sa place dans le marasme, une fois que nous sommes assez nombreuses pour reprendre tout ça en
main37.

Tournant son regard vers Ilialana, elle pensa quelque chose à son intention que cette dernière ne put
comprendre.

- Je ne peux pas mieux l’exprimer, mais je vais essayer. Je dois encore m’habituer un peu. Ce sera plus
simple avec une Pluyo. Seya pourra t’expliquer.

- Voilà pourquoi je veux rester une « Verte », enchaîna Seya. Pour être l’intermédiaire entre les deux
mondes, le tien, et celui des autres. Mais il faudra toutes nous tirer vers toi, vers vous toutes dès lors
que vous serez nombreuses, afin que dans notre propre condition, nous puissions évoluer vers ce point
de convergence universel sans retour ; pour que nous puissions reprendre notre chemin… vers la plus
pure conscience du UN sans second !

- C’est dans l’ordre des choses, et tu as parfaitement raison, lui confirma Miyana. Tu as… tellement
raison. C’est exactement ça ! L’ensemble du Créé en a fini avec sa chute. Aujourd’hui est le premier

37
Phrase exprimée dans l’équivalent de ce qu’est le temps présent, du moins dans la translittération de cet
échange.

Chapitre 6 – page 306


jour de sa remontée. Merci Seya, lui dit-elle pour conclure, lui adressant l’Irsha. Je comprends pourquoi
tu as reçu l’accord d’Atazis. Je comprends tellement, et c’est au-delà des mots.

Seya était émue, et les autres Tvish présentes, abasourdies. Elles venaient d’assister en direct à la
naissance de l’ultime génération de Tvish, et au « mythique » Cinquième et dernier Ordre (du moins
mythique pour les Pluyo ; les autres Ordres de Tvish ayant momentanément été tenues à l’écart de ce
secret, à quelques exceptions près toutefois, dont Theolia, Dia, et Ilialana, Tvish « Noires », Ordre des
Exécutrices, et Vilia, Tvish « Rouge », Ordre des Martiales).

Miyana porta son regard vers Ilialana, d’un air interrogateur et soulevant ses sourcils.

- Et pour Shaana alors ? lui demanda-t-elle en réponse à l’invitation implicite lancée par la nouvelle
« Supertvish ».

Miyana se retourna vers son corps inerte. Elle s’approcha d’elle, alors que les autres Pluyo mobilisées
à cet effet s’apprêtaient à la suivre.

- Non les filles. Ça ira. Je vais me débrouiller seule si vous le voulez bien.

Les concernées se retournèrent vers Seya, interrogatives.

- Tu es sûre Miyana ? demanda-t-elle.

- Absolument. Je sais très exactement ce que je fais, je t’assure.

- Bon, très bien. Fais ce que tu as à faire.

Miyana s’avança donc vers le corps de Shaana, lui passa avec une infinie douceur la main dans sa
chevelure blonde, puis glissa le bras droit derrière sa nuque et le bras gauche sous ses genoux, et la
souleva ainsi avec délicatesse. Elle ferma les yeux et leva le bras droit qui soutenait sa tête afin de la
porter plus haut, jusqu’à ce que la tête de Shaana entre en contact avec la sienne, alors que ses bras
étaient ballants, de part et d’autre de son corps sans vie. Miyana resta un long moment dans cette
position, puis sans le moindre mouvement, l’image de Shaana devint floue aux yeux de toutes, ne
comprenant pas ce qu’elles voyaient. Le flou s’intensifia tant et si bien que Shaana en devint
méconnaissable, son image se noyant dans un orbe de lumière indistincte pour y disparaître tout
simplement, avec la lumière qui s’interrompit, Miyana baissant dès lors les bras, n’ayant plus rien à
porter. Shaana avait disparu.

Personne ne dit rien. Chacune restant stupéfaite face à ce qui venait de se dérouler sous leurs yeux, y
croyant à peine. C’est Ilialana qui finit par briser le silence.

- Et c’est tout ?

Miyana la regarda. Ilialana sentait la force palpable de son regard sur elle comme un touché électrisant.

- Venez avec moi. Suivez mon pas, toutes.

* Où allons-nous ? demanda Seya en « psycom » personnel à l’attention de Miyana.

Chapitre 6 – page 307


* Dans l’APOKEMANIRISHAL. Fais-moi confiance.

Miyana ouvrit la marche et toutes se retrouvèrent dans les appartements qui avaient été dédiés à
Shaana. La Supertvish les conduisit vers un lieu retiré où se trouvait la couche sur laquelle Shaana
s’allongeait pour se reposer lorsqu’elle avait rarement le temps de rentrer chez elle.

- Normalement, on ne peut pas entrer comme ça chez quiconque, mais vu que je sais comment faire,
je me suis permise cette entorse pour les besoins de la cause. J’espère qu’on ne m’en voudra pas, fit-
elle sans se départir de ce sourire malicieux que nulle ne lui avait jamais connu avant.

En entrant dans la pièce plus sombre où se trouvait une immense banquette faisant office de lit et sur
laquelle étaient dispersés des coussins duveteux que Shaana avait beaucoup appréciés, tous la virent
là, étendue, comme dans le Tessoacte. Shaana, immobile, « posée » sur cette banquette au milieu des
coussins. Toutes regardèrent Miyana, interrogatives face à cette retrouvaille étrange.

- Ilialana ? appela Miyana.

Elle était suspendue aux lèvres de la Supertvish.

- Vas dire bonjour à ta sœur.

Ilialana porta un regard surpris sur Shaana qui venait de bouger, ouvrant légèrement les yeux. Ilialana
porta ses deux mains à sa bouche et éclata en sanglots. Elle se jeta sur Shaana, l’entourant de ses bras,
et pleura sur elle toutes les larmes de son corps, alors qu’aucune des autres Tvish présentes ne fut
capable de réprimer non plus leurs larmes, exceptée Miyana, visiblement satisfaite de son effet. Seya
la regardait, elle aussi les yeux pleins de larmes, sans rien dire.

- Et ça, Seya, ce n’est infiniment RIEN ! Je te l’ai dit : tu avais, tellement, tellement raison ! Et je suis
tellement fière de toi, de nous toutes, de notre Père, de notre Mère, et de tout ce qui a été compris et
accompli, mais jamais autant que pour ce qui reste à accomplir. Je t’en parlerai le moment venu. Pour
l’instant, l’heure serait assez mal choisie pour ça.

- Mais enfin Ilialana ! Arrête donc de pleurer, je suis toute trempée ! Mais qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu
es devenue folle ou quoi ? lança Shaana, abasourdie de la voir dans cet état, ce qui fit rire tout le
monde, y compris Ilialana qui continuait malgré tout à pleurer, incapable de se ressaisir.

Un long moment passa durant lequel chacune tenta de se remettre de ses émotions, alors que Shaana
ne comprenait toujours pas ce que tout le monde faisait chez elle sans y avoir été invité.

- Shaana, comment te sens-tu ? lui demanda Miyana.

Shaana la regarda attentivement, de manière outrancièrement scrutatrice, avec incompréhension.

- Qu’est-ce que tu as changé ! lui dit-elle sans faire plus attention que ça à sa question. Je ne saurais
pas dire en quoi, mais, tu n’es plus du tout la même ! Tu ne trouves pas Ilialana ? C’est fou ce qu’elle a
changé !

- Toi aussi, lui répondit Miyana. Réponds-moi s’il te plaît. Comment te sens-tu ?

Chapitre 6 – page 308


- Eh bien, bizarrement très fatiguée, un peu confuse, et un peu faible aussi. Enfin, pas dans mon
assiette, mais mon mal de tête est passé.

- Lequel ? demanda Miyana, attentive à sa réponse.

- Celui que j’avais à l’aéroport. Quelle horreur c’était affreux. Je n’ai jamais rien ressenti de tel. Et mes
souvenirs sont un peu confus aussi. Mais… maintenant ça va, je me sens bien, juste, affaiblie et un
peu… barbouillée, je ne sais pas comment l’exprimer autrement.

Miyana se tourna vers Seya.

- La brouillage et devenu du barbouillage. Tout va bien à présent. C’est fini.

Shaana regarda Ilialana en pointant Miyana du doigt :

- Mais qu’est-ce qu’elle raconte ?!

Ilialana ne put que s’esclaffer, exprimant un rire encore entrecoupé de sanglots, face à cette question
et la déconvenue de sa sœur qui n’y comprenait toujours rien.

- Non, une minute. Attendez toutes, vous me faites une blague c’est ça ?

Seya et Miyana, un peu à l’écart, poursuivirent leur conversation légèrement en aparté.

- Mais par tous les Darshanas, comment as-tu fait finalement ? C’est une chose d’avoir l’intuition que
quelque chose est possible, et une autre de le voir se dérouler devant ses propres yeux. Alors…
Comment ?!

- En fait, vivre ce qu’elle vient de vivre n’est possible qu’à une « Bleu-Nuit »…

- Mais…, s’interrompit-elle, elle est toujours une « Noire ».

Seya scruta Shaana du regard.

- Elle n’est pas une « Bleu-nuit » ! rétorqua-t-elle à Miyana, c’est visible comme le nez au milieu de la
figure.

- Elle a beaucoup plus des « Bleu-Nuit » que tu ne le penses ! mais tu as raison, c’est toujours une
Exécutrice.

- Une… hybride ?

- Tout de suite les grands mots, se défendit Miyana. En quelque sorte, admit-elle malgré tout, avançant
à pas feutrés sur ce terrain délicat. Disons que certaines irréversibles déficiences structurelles ont dû
être remplacées par quelque chose de plus… transcendant. Oui, « transcendant » est le mot. Alors,
disons que c’est une « transcendante », plus qu’une « hybride », lui répondit-elle.

- Qu’est-ce que ça va changer pour elle ?

- Rien. Elle sera plus puissante encore, c’est tout.

Chapitre 6 – page 309


- Eh bien, ça promet, conclut Seya.

- A qui le dis-tu ?!

- Shaana ?! demanda Seya. Est-ce que tu penses que tu aurais la force de descendre sur le Pont ? Nous
avons une question qu’il faut conclure avec Vilia.

- Oh… oui, quand même. Je ne suis pas à l’article de la mort, dit-elle en se redressant un peu.

Toutes se regardèrent mutuellement, se demandant s’il fallait s’amuser de cette remarque, ou pas.

- D’accord, reprit-elle, mais avant, je crois très utile que Seya te raconte un peu dans les détails ce qui
s’est passé ces derniers… jours. Je pense que ça te sera utile pour descendre tout à l’heure.

A cet instant précis, quelque chose alerta Miyana et Seya qui échangèrent alors un regard entendu.

- Vilia ! fit Seya.

- Elle vient d’apprendre notre incursion dans le Tessoacte.

- Ça n’a plus d’importance à présent. Nous avons largement de quoi la calmer.

- De quelle incursion parlez-vous ? demanda naïvement Shaana, à laquelle Seya entreprit donc de tout
raconter dans les moindres détails.

Suite au récit complet qui venait de lui être fait, jusqu’au moment où Ilialana s’est jetée à son cou,
Shaana continuait à la regarder hébétée, passant alternativement de l’une à l’autre des Tvish
présentes.

- J’étais morte ? Sérieux ? J’étais vraiment… morte ?!

Ilialana acquiesça de la tête.

- Mais… c’est possible ça ?

- C’est ce que tout le monde s’est demandé, lui répondit Seya. Mais dans ces conditions très précises,
il semble que ce ne soit pas impossible en effet.

- Je me souviens avoir eu du sang partout. C’était le mien ?

- Oui, le tien, répondit simplement Seya.

Tout le monde s’aperçut qu’elle cherchait désespérément à comprendre.

- Et ça pourrait se reproduire ?

- Tout ce qui s’est produit était le fruit d’une conjonction d’événements pourtant extrêmement
improbables, mais ces circonstances ne pourraient plus être reproduites à présent que nous avons
apporté les corrections nécessaires. Il semble n’y avoir eu que 0,047% de chance que ça ait pu
effectivement avoir lieu. Pourtant ça s’est quand même produit, par extraordinaire. Mais ça ne le
pouvait qu’une seule et unique fois !

Chapitre 6 – page 310


- Finalement je suis contente, parce que comme ça, on est arrivées beaucoup, beaucoup plus loin que
s’il ne s’était rien passé ! Non ?

Seya sourit.

- Beaucoup, vraiment beaucoup plus loin, c’est vrai. Merci Shaana. Ce que tu as accepté est
incommensurable. Tu fais la fierté de toute la Pracandhasenamukha, et bien au-delà, crois-moi.

- Mais, et la mission ? La mienne je veux dire. Elle n’a pas été terminée en définitive ?

- Non. On ne peut pas aller plus loin pour l’instant.

- Alors il faut que j’y retourne, lança-t-elle en se levant !

- Ouohouoh ! Comme tu y vas ! Tu dois te reposer, lui ordonna Seya.

- Mais… j’étais morte un mois vous avez dit ! Un mois ! Il faut que j’y retourne. Je me reposerai après !
Et puis, il n’y a plus de risques, c’est toi qui viens de le dire ! Laisse-moi finir et c’est bon !

- C’est non, un point c’est tout. C’est un non ferme et catégorique, et qui plus est, c’est un ordre. De
toute façon tu ne seras pas autorisée à quitter le Pont, et jusqu’à preuve du contraire tu ne peux pas
te transposer toute seule !

Seya, qui souhaitait s’en assurer tout de même, jeta un discret regard en coin à Miyana, laquelle
confirma ses allégations par un discret hochement négatif de la tête assorti d’un léger sourire.

- Donc tu vas descendre avec nous voir Vilia, en espérant qu’elle ne fasse pas une syncope, et ensuite
tu reviens ici pour que tu puisses te reposer durant un autre mois.

- UN MOIS ?! mais, ça va pas ? Un mois ? Mais je vais mourir à ne rien faire pendant un mois !

- Pas grave, tu en as l’habitude maintenant, intervint Ilialana en riant.

- Tu n’as pas le choix, surenchérit Seya. On t’enverra des copines pour jouer avec toi allez !

Shaana se renfrogna, tirant une tête de six pieds de long.

- Qu’est-ce que c’est bon de la voir bouder ! s’exclama Ilialana, ce qui fit rire aux éclats Seya, tellement
ravie de la tournure des événements.

- Ceci dit, le Tessoacte c’est quand même bien, dit Seya. Il est plus que temps de terminer cette mission
et passer à la suite. On pourrait y reproduire ses appartements durant une heure avec un ratio d’un
mois... Allez, tout le monde me suit, nous nous rendons sur le Pont. Ça va aller Shaana ?

- Oui oui, ça va aller…

- Quelle râleuse quand même. Si ça continue, elle va se syndiquer pour défendre son droit au travail !
lança Seya dont Ilialana seule comprit l’allusion.

- Il faut VRAIMENT que tu te reposes Shaana. Tu ne te rends pas compte ! intervint Ilialana.

Chapitre 6 – page 311


- Je sais, je sais. Mais elle aurait pu me réveiller dans un mois dans ce cas-là, et c’était bon. Qu’est-ce
que je vais faire à tourner en rond pendant un mois ?

Ilialana se tourna vers l’Amirale.

* Seya, est-ce qu’on pourrait la remettre en stase durant un mois pour qu’elle récupère sans souffrir de
l’inaction ? Comme ça elle passerait son mois comme on le passera nous-mêmes depuis l’extérieur du
Tessoacte !

* C’est une idée. Je vais demander à Miyana ce qu’elle en pense. Il est possible qu’elle ait assez dormi
pour les siècles à venir et qu’il lui faille rester éveillée. Mais je verrai avec elle, promis.

* Merci beaucoup.

Shaana regarda Ilialana.

- C’est une super idée ça ! lui fit-elle toute enthousiaste !

- Tu as entendu ? lui demanda Ilialana alors que toutes arrivèrent sur le Pont.

- Ben oui. Pourquoi ? Il ne fallait pas ?

- C’était un « psycom » personnel !

Shaana la regarda, un peu perdue.

- Je ne sais pas quoi te dire. Je pensais que le canal était ouvert. Désolée. Je ne voulais pas être
indiscrète je t’assure.

- Ce n’est pas la question, tu es capable de choses dont personne d’autre n’est capable ! Tu as entendu
une communication privée et cryptée quoi !

Shaana ne répondit rien. Seya était dubitative, mais elle savait que ses facultés seraient augmentées,
Miyana l’en avait prévenue.

Seya appela Shaana :

- Viens ici que je t’occulte.

Shaana obéit sans résistances.

* OM Vilia, je suis dans le hall d’embarquement du Pont. Je t’attends.

- J’ai appelé Vilia. Il n’y plus qu’à… Ah ! Eh bien non, il n’y a même pas à attendre finalement, fit Seya.
La voilà qui est déjà là…

- Seya ! Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que tu as fait ?! se répéta-t-elle hors d’elle.

- Juste ce qu’il fallait ma sœur, ni plus, ni moins.

- Le Tessoacte…

Chapitre 6 – page 312


- Je sais, il a disparu, et ce qu’il y avait dedans aussi, avec lui.

Vilia ne répondait rien. Elle ne pouvait contester la décision d’une Amirale. Elle ne pouvait se rebeller.
Elle ne pouvait démissionner (pour faire quoi ?). Elle ne pouvait rien faire. Elle était juste dans tous ses
états, au bord des larmes, au bord de l’explosion, au bord de l’asthénie. Seya eut pitié d’elle…

- Vilia, laisse-moi te présenter quelqu’un.

Elle tira Shaana de derrière son dos, la désoccultant par la même occasion. Vilia resta figée.

- Tu es… tu es en vie !

Shaana sourit.

- J’avais remarqué, lui répondit-elle.

Vilia se jeta à son coup et la serra fort contre elle, comme s’il s’était agi de sa propre fille qui venait de
miraculeusement ressusciter. Mais elle ne put en dire davantage, rendue muette par l’émotion.

- Ça fait plus de marques d’affection en un jour que durant toute ma vie, fit-elle remarquer pour
détendre un peu l’atmosphère. Désolée de t’avoir causé tous ces tourments, lui dit-elle, à peine
compréhensible tant Vilia la serrait fort contre elle. Désolée, pour toutes celles que j’ai pu peiner. Mais
je vous jure sur ma tête que je ne l’ai pas fait exprès.

Vilia ne put réprimer un rire noyé dans quelques sanglots.

A cet instant-même, une présence très particulière se fit sentir dans le hall d’embarquement du Pont.
Toutes les Tvish présentes, dans un même élan, posèrent un genou à terre. Vilia, encore dans
l’émotion, se demandait ce qu’il se passait.

- Allons, relevez-vous toutes immédiatement, s’il vous plaît.

Une grande femme sculpturale d’une toute petite trentaine d’années en apparence, l’abondante
chevelure ondulée et immaculée, vêtue d’une longue et magnifique robe adamantine, simple mais
impressionnante malgré tout, s’était avancée vers elles. Vilia n’en croyait pas ses yeux :

- Domina Atazis… !

Elle se jeta un genou à terre à son tour.

- Mais enfin ! Je viens de vous dire de vous relever !

- Euh, pardon. Toutes mes excuses, je suis confuse.

- Je vois ça ! lui rétorqua-t-elle avec un sourire en coin.

- Qu’est-ce qui nous vaut la présence de la Créatrice en personne ici ?!

Chapitre 6 – page 313


- Je voulais simplement saluer mes filles. Toutes mes filles, y compris cette jeune demoiselle,
ressuscitée par les soins de la toute première des Supertvish38 « Bleu-Nuit » du cinquième Ordre, celui
des Purificatrices, créée par Seya avec mon autorisation expresse. Je voulais aussi saluer ton Amour
profond pour chacune de tes sœurs, Vilia, mais avec une Force à travailler impérativement, sinon tu
seras balayée par la vague qui arrive.

- Il n’y aura aucun problème je vous le certifie, intervint Seya.

Vilia se contenta de baisser les yeux.

- Quoi qu’il arrive Vilia, et cela est valable pour toutes sans exception, reprit Atazis, vous ne pouvez
vous permettre de vous laisser emporter par le chagrin, ou n’importe quelle autre émotion. Vous ne
devez pas les abandonner, vous devez les vaincre. Faîtes-moi confiance, je sais par expérience que
s’enliser dans le chagrin ne peut qu’apporter plus de malheur encore, et les temps, si j’ai bien compris,
ne s’y prêtent plus du tout. Chaque Ordre de Tvish, apparu tour à tour, aura apporté aux autres son
lot d’évolution, fidèlement aux lois même de l’Absolu que vous êtes toutes. Mais mon cœur va
pourtant aux Tvish « Rouges », parmi lesquelles je me suis recréée moi-même en tant que Miela,
comme en tant que la Tvish « Noire » qu’est Teralia, que je suis pleinement à titre inconditionnel, tant
l’une que l’autre en parfait égalité. Néanmoins, à l’occasion de sa…, enfin, de… notre prochaine
présence auprès du Hiérodarque, et conformément aux lois de cette même évolution, je me
transcenderai moi-même, et renaîtrai ainsi, en « Bleu-Nuit », comme le deviendront toutes les
incarnations Tvish de l’Adishaloriss primordiale que je suis personnellement en tant que chacune
d’elles. Jamais, ne vous attachez au passé sous quelque forme ni pour quelque raison que ce soit, qu’il
soit bon ou mauvais, JAMAIS ! Sous peine de vous voir frapper d’une irrévocable condamnation à
disparaître ! Je vous laisse à présent. Soyez toutes bénies du fond du cœur car je suis absolument
chacune de vous. Alors merci, Vilia, de m’avoir conservée en tant que Shaana, et merci à Miyana et à
Seya, de m’avoir ressuscitée en tant qu’elle… transcendée, afin que je puisse, encore, me regarder en
face lorsque je la regarde dans les yeux, comme je le fais face à autant de miroirs que vous êtes toutes,
lorsque je vous contemple ; miroirs que vous êtes pour moi, mais aussi pour chacune de vous, les unes
pour les autres.

Chacune des Tvish présentes, dont le nombre avait considérablement augmenté depuis l’arrivée de la
Créatrice, lui adressa l’Irsha en signe de respect, avant qu’elle ne s’en retourne et disparaisse de la
grande salle, puis du Pont lui-même.

Tout le monde était encore sous le coup de cette auguste visite particulièrement inattendue,
puissante, vibrante, indéfinissable, d’une profondeur… transmutatoire.

- Vilia ! interpela Seya.

Vilia la regarda, toujours silencieuse.

38
Ce terme a aujourd’hui été abandonné au profit de la simple notion de « Tvish Bleu-Nuit », et non plus
« Supertvish », à la demande de l’Adishaloriss, incarnation d’Atazis elle-même et compagne du Hiérodarque.

Chapitre 6 – page 314


- Maintenant j’exige de notre part, à toutes les deux, que nous nous accordions une confiance mutuelle
nettement accrue ! Et c’est un ordre !

Vilia acquiesça, toujours silencieusement, mais aussi joyeusement. Elle se tourna vers Miyana, le
regard admiratif quelque part.

- Puisque pour l’instant tu es la seule et unique « Bleu-Nuit », est-ce que tu ne vas pas te sentir un peu
seule, jusqu’à ce que d’autres le deviennent aussi ? lui demanda-t-elle, un peu naïvement à
l’appréciation de Miyana.

Celle-ci la regarda intensément, au point que Vilia en ressentit un malaise, ayant l’impression de sentir
sur elle le regard scrutateur de la conscience d’un immense océan empli de mystères insondables.

- Est-ce que le libéré vivant, le réintégré conscient de sa nature suprême, se sent seul parce qu’il n’est
pas entouré d’une foule de libérés comme lui ?

- Non bien sûr, répondit Vilia, se sentant un peu bête d’avoir posé cette question dont elle connaissait
la réponse. Il est déjà le TOUT !

- Eh bien voilà, tu as ta réponse. Il y a une infinité de degrés de libération et de réintégration. Et moi,


aujourd’hui, et nous (« les » Purificatrices), nous ne sommes rien par rapport à ce que nous serons
dans un an, où nous ne serons rien face à ce que nous serons dans dix ans, puis un siècle, puis un
millénaire. En somme, nous ne sommes pas davantage « rien » que quelque chose, parce qu’on ne
peut jamais aller nulle part ni être quoi que ce soit, si on ne commence pas, en premier lieu, par n’être
rien, ce « rien » qui se confond avec le « tout », comme l’océan se confond avec le ciel lorsque l’un
devient l’autre à l’horizon des événements de la Vie, conclut-elle enfin, en regardant tendrement
Shaana qui lui sourit, se souvenant de son expérience dans les eaux de la baie de Rio.

- Bon, eh bien maintenant notre petite sœur ressuscitée et transcendée doit absolument se reposer,
dit Seya. Miyana, à ton avis, peut-on la plonger en état de stase pendant un mois dans un Tessoacte ?

- Sans problème ! Ce n’est pas ici qu’elle risque l’atrophie musculaire n’est-ce pas ?

- En effet. Alors c’est réglé ! Ça te convient Shaana ?

- Merci pour tout et tellement plus encore, répondit-elle. MERCI !

- Remets-toi. C’est tout ce que je te demande en retour.

- Promis ! consentit-elle, se demandant comment elle pouvait le promettre vu que ça échappait à sa


volonté, mais l’idée y était, et sa ferme volonté aussi. Elle supposa que c’est ce qui était attendu de sa
part.

Elle avait hâte de retourner sur le terrain, et, enfin, de terminer cette horrible mission, lui ayant fait
connaître l’enfer. Au moins, espérait-elle, serait-elle capable de mieux comprendre celui par lequel
cette Humanité dégénérée était passée, et par quelles ressources intérieures surprenantes malgré la
lâcheté qui était légendairement la sienne à certains égards, elle avait aussi, jusque-là du moins, et
même si en partie seulement, réussi à y survivre !

Chapitre 6 – page 315


Les fantômes de la nuit

Après trente jours terrestres passés dans le Tessoacte, ce qui représentait une heure et quelques
secondes à l’extérieur de cette enclave temporelle, Shaana ouvrit les yeux. Elle se trouvait dans une
salle circulaire à la faible lumière ambiante orangée, allongée sur un confortable socle de lumière. Elle
se releva légèrement, s’accoudant sur le support « immatériel » sur lequel elle était étendue. Elle ne
portait aucun vêtement, ce qui la conduit à sa demander ce qu’était devenu le T-shirt qu’elle avait
acheté dans la boutique de l’aéroport de Paris lorsque Shirinn l’avait rejointe. Il était sans doute resté
dans les toilettes de l’aéroport de l’Île Maurice. Elle se leva, puis elle projeta sa conscience hors d’elle
afin de se regarder en face (les miroirs n’existant pas en ce « lieu », cette capacité commune à toutes
les Tvish était somme toute bien pratique). Pour la première fois de son existence elle se demanda si
elle était jolie. Elle repensait à Alfonso. Elle se demandait si dans des conditions absolument normales,
il serait tombé amoureux d’elle. En se regardant ainsi en détail de « l’extérieur » d’elle-même, elle se
dit que si elle était un homme, elle se trouverait très quelconque. Elle se dit qu’elle ne se trouvait pas
attirante pour elle-même, bien qu’elle convînt finalement que ce devait être assez normal de ne pas
s’attirer soi-même. Sa conscience, retrouvant sa place dans sa propre enveloppe, se trouvant
instantanément vêtue de son uniforme noir d’Exécutrice par l’effet de sa volonté tendue en ce sens,
elle mit ses mains dans ses cheveux pour se gratter la tête. Elle trouva l’objet de ses réflexions sur son
apparence franchement exotique, mais bon, pourquoi pas. Elle secoua la tête de droite à gauche et
ses cheveux se placèrent immédiatement en queue de cheval haute, comme la portait souvent les
Tvish, ce qui était assez peu souvent son cas, les préférant lâchés. Elle se dirigea vers la paroi de la salle
qui cessa alors d’être présente pour laisser place au fond de la salle d’embarquement du Pont, le Shri
Yantra apparaissant à l’opposé, et vers lequel elle entreprit de se diriger.

- C’est l’heure ? demanda-t-elle à Vilia et Seya qui se trouvaient encore là.

- C’est en tout cas une heure de plus qu’avant que tu n’entres dans le Tessoacte, lui répondit Seya.

- Combien de temps j’y suis restée ?

- Trente jours à peu près, pour toi.

- En tout cas je me sens très en forme.

- Tu nous en vois ravies, répondit Vilia, remise de ses émotions.

- Je fais quoi maintenant ? demanda Shaana, impatiente de connaître la suite du programme.

- Tu te changes ! dit Seya, le regard en coin.

- Mince ! L’uniforme… Je n’y ai pas pensé sur le coup. Je peux remettre ce que j’avais ?

- Décidément… Tu ne veux pas changer un peu ? lui demanda Vilia.

- Non, si je peux ne pas, j’aimerais autant pas.

- Eh bien vas-y alors.

Chapitre 6 – page 316


Shaana fit un joli mouvement des bras et se retrouva habillée de tennis blanches, d’une paire de jeans
noirs, d’un T-shirt sans manches blanc, et d’un haut de jogging gris clair à capuche.

- Ça me fait bizarre de te voir comme ça, lui dit Vilia, une ridule d’expression sur le front, laquelle lui
était propre lorsqu’elle était perturbée par une idée déplaisante.

- Souvenirs, souvenirs… rétorqua Seya avec un air pincé. C’est ce que tu portais lorsque je t’ai ramenée,
et tu étais moins jolie à voir que tu l’es maintenant.

- C’est vrai que ça m’a impactée, mais bon, sans plus. C’est quand même la toute première, et j’espère
dernière fois, que je voyais…

- Une Tvish morte ? demanda Shaana.

- Exactement ! répondit-elle en baissant la tête. La mort est naturelle au Vivant sur le plan physique.
Elle ne nous correspond radicalement pas. Ce genre d’expériences a de quoi laisser des traces. C’est,
c’est marquant.

- Allez, c’est du passé, intervint Seya.

- Absolument ! se reprit Vilia.

- Shaana, reprit l’Amirale, tu repars dans quatre heures. Je regrette mais je dois te renvoyer à la
Réunion. Tu dois poursuivre à partir du lieu exact de ta précédente position. Ça va aller ?

- Bien sûr ? Pourquoi pas ?!

- Très bien. On réactivera la dynamique énergétique de ton parcours, comme s’il ne s’était rien passé.
De toute façon, sur place, tout a été nettoyé. Les inhibiteurs ont été détruits dans leur principe actif
partout sur Terre où il y en avait, tu t’es chargée de ceux qui se trouvaient à l’aéroport de Saint-Denis.
Les psychistes de l’île, qui faisaient office « d’agents dormants », ont tous été éliminés, jusqu’au
dernier. A ce niveau-là, ce n’est plus qu’une promenade.

Shaana ne paraissait pas convaincue quant à la « promenade » au sens stricto sensu du terme.

- Quelle est la destination ?

- San Francisco.

- Pfff, je déteste San Francisco.

- Nous détestons TOUTES San Francisco, d’où cette ville en destination finale de ton parcours. Comme
d’habitude, tu recevras les consignes au fur et à mesure de ta progression. Tu en auras pour… presque
quarante heures de vol…

- QUOI ?!

- … dont deux escales !

- Pfff ! C’était mieux quand j’étais morte finalement !

Chapitre 6 – page 317


A peine avait-elle fini de prononcer ses paroles qu’elle ressentit le coup au cœur porté à Vilia.

- Excuse-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire, dit-elle tout bas à son intention.

Vilia sourit.

- Je sais, je comprends.

- Désolée Shaana, on ne peut pas faire autrement.

- J’aurai une « copine » dans l’avion ? Il y a bien une Tvish disponible les prochaines quarante-huit
heures non ?

- Je n’en sais rien mais je crains que non, lui répondit Seya sur un ton sincèrement désolé. Tu devrais
retourner chez toi en attendant. On te fera appeler lorsque le moment de débarquer au sol sera venu,
d’accord ?

- D’accord… Quarante heures ! Il faut être fou pour faire voyager les gens pendant quarante heures
pour leur faire effectuer un saut de puce !

- Ça changera bientôt, mais pour l’instant c’est…

- C’est pour ma pomme ! grommela-t-elle.

Seya ne put s’empêcher de rire. Shaana la regarda, boudeuse.

- C’est vrai que tu es quand même une sacrée boudeuse ! ria-t-elle derechef.

Shaana n’esquissa même pas un vague sourire de complaisance.

- Bon, ben je rentre alors. A tout à l’heure !

- OM Shaana, firent en cœur Seya et Vilia, riant encore sous cape, tellement heureuses l’une et l’autre,
que leur sœur soit à nouveau là, simplement là, où la voir bouder était un réconfort qu’elles n’avaient
pas connu depuis longtemps, du moins avant son retour.

Shaana passa donc les quatre dernières heures terrestres dans son « chez elle », seule, méditant sur
cette différence qu’elle sentait en elle entre avant sa « mort » et après sa… transcendance, comme
Miyana l’avait appelée. Elle se demanda comment Ilialana vivait la transformation, la… transfiguration
de sa colocataire. Elle ne savait comment qualifier ce passage du Quatrième au Cinquième Ordre Tvish ;
aucune classe de Tvish n’étant jamais apparue de cette manière. Elle apprécia cette solitude relative
car, elle non plus, comme l’avait si bien expliqué Miyana à Vilia, elle ne se sentait jamais plus seule.
Elle se sentait plus en vie que jamais, un peu comme si, en fait, avant, elle ne l’avait jamais été
vraiment. Elle se sentait… immense, d’une certaine manière. La petite Shaana insignifiante à sa propre
appréciation, avait acquis une prestance que son humilité naturelle avait du mal à lui faire accepter
comme une évidence, et pourtant, elle se sentait vraiment être née à nouveau, à une condition
nouvelle. Elle finit par se dire qu’elle souhaitait la « transcendance » à toutes ses sœurs. Quelque chose
lui dit au fond d’elle-même que c’est très exactement ce qui les attendait toutes. Que c’était même ce
dont il était question en définitive, et qu’elle-même avait déjà vécu sa transformation, du moins, la

Chapitre 6 – page 318


première d’entre elles, car elle sentait que ces « transcendances » ne cesseraient jamais plus
désormais, faisant de la Pracandhasenamukha d’hier, quelque chose de totalement révolu, au profit
de quelque chose de toujours profondément nouveau, perpétuellement progressant vers une
transcendance « ultime », pourtant elle-même sans cesse transcendée. Cette vastitude de pensée se
mit à lui brouiller l’esprit. Elle ne comprenait pas ce qu’elle finit par aborder en termes de concepts,
mais elle était malgré tout heureuse de pouvoir approcher déjà en cet instant, la grandeur de cette
perspective, dont aucune de ses sœurs ne semblait avoir encore conscience, mais qui lui serait d’un
grand secours dans les jours, les mois, les années, les siècles ou même les millénaires à venir. Cette
expérience lui avait donné une longueur d’avance certaine dont elle pourrait assurément faire profiter
certaines autres de ses sœurs, si le cas devait se présenter tout du moins. Quoi qu’il en fût, il serait
bien temps d’y penser le moment venu. Pour l’heure, il fallait finir la mission, absolument, que les
Pluyo puissent enfin, elles aussi, passer à autre chose, et se rapprocher de l’objectif majeur alors
poursuivit : l’instauration concrète de l’Apolytocratie au Royaume de Terremère-Gaïa.

Quelques heures plus tard, Shaana avait pris place dans l’avion, quasiment à reculons. Et quelques très
nombreuses heures plus tard, elle débarquait à l’aéroport international de San Francisco, après avoir
eu l’impression d’avoir passé une semaine dans l’avion.

« C’est bien la dernière fois que je prends l’avion » avait-elle pensé, se demandant comment on faisait
encore pour conjurer le sort pour éviter que cette affirmation ne se retourne contre elle. Mais au
moins, plus de douleur, plus de trouble de l’esprit, plus rien. Une vraie promenade de santé. La plus
longue et la plus ennuyeuse promenade de l’histoire de la Création, mais au moins sans douleurs, ce
qui l’avait passablement consolée.

Enfin l’air libre, bientôt. Elle se dit, en voyant les


gens venus attendre ceux qui avaient débarqué
avec elle, qu’elle aussi aurait bien aimé, pour une
fois, être attendue à l’arrivée. Elle chassa bien vite
cette idée avant de se laisser sombrer dans une
sorte de sentimentalisme dont elle comprit
l’origine en voyant toutes les personnes à la mine
sombre qui marchaient à ses côtés vers la sortie,
sans que personne ne vienne les accueillir. Elle
pensa qu’il serait quand même très adéquat de
filtrer les influences empathiques négatives, se surprenant, en parallèle, à décider de s’en prémunir,
et constater que ce sentiment disparut en elle de manière immédiate ! Sortie de l’aéroport, elle
s’enquit de la disponibilité d’un taxi qui l’emmènerait en direction du centre-ville. Elle devait effectuer
un trajet précis dans certaines rues précises, à partir d’un point précis, et ce, impérativement de nuit.
Il était presque 06:40 du soir et la luminosité baissait déjà malgré un mois de juin bien entamé. Elle
leva le doigt en direction d’un taxi jaune, s’attendant presque à trouver Miguel assit au volant. Ce fut
une dame imposante vêtue d’un T-shirt vert kaki qu’elle y trouva.

- Salut ma jolie ! Tu vas où ?

- Vous êtes une femme ? ne put-elle s’empêcher de lui répondre.

Chapitre 6 – page 319


- Tu as un sacré sens de l’observation toi dis donc !

- Euh, excusez-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce n’est pas dangereux de faire « taxi » ici pour
une femme ?

- Ici ou ailleurs tu sais, c’est pareil ! Et puis, c’est moi qui suis dangereuse tu sais ?!

Shaana sourit à cette remarque. Elle croyait s’entendre.

- Alors ? Tu montes ? Ou tu préfères un homme ? lui demanda-t-elle en soulevant les sourcils à


plusieurs occasions de manière évocatrice.

- Non non, je viens, merci.

Shaana ne put s’empêcher, non plus, de constater que quels que soient les circonstances ou les lieux,
la majorité des gens avait le même dénominateur commun de pensée en tête. Tout était toujours et
tout le temps ramené au sexe. Elle avait beaucoup de mal à comprendre pourquoi exactement, mais
bon. Il semblait que c’était propre à ce monde, comme tant d’autres choses l’étaient à d’autres, et
finalement n’y pensa plus.

- Alors ? On va où ma petite demoiselle ?

- Au Manila Oriental Market s’il vous plaît.

- Le temps qu’on arrive, il risque fort d’être fermé.

- Ce n’est pas grave, on m’y attend. Ce n’est pas pour y faire des courses.

- Vu que tu n’as pas lourd de bagages, j’aimerais bien être sûre que tu pourras me payer ma course, tu
comprends ? C’est pas contre toi personnellement tu vois, mais ce serait pas la première fois que…

Shaana l’interrompit en sortant son portefeuille de la poche arrière de ses jeans et en exhibant une
liasse de billets.

- C’est parti… ! fit-elle simplement à la vue des dollars, et démarra la voiture.

Shaana regardait, comme souvent, défiler le paysage qui s’offrait à elle au travers de la vitre de la
portière arrière, sans pensée, juste l’instant présent. Vingt minutes plus tard, elle était arrivée à
destination. Elle remercia la femme du taxi après le paiement de sa course et la voiture s’éloigna
immédiatement vers une destination inconnue. « La grande aventure » commençait ici-même.

Chapitre 6 – page 320


Les nouvelles instructions ne lui parvinrent
qu’à cet instant. Ce n’était pas du « heure
par heure », mais de « la minute à la
minute » pensa-t-elle. Elle se sentait emplie
d’une force peu commune. Elle se demanda
même si l’épisode à l’aéroport de la Réunion
n’était finalement pas destiné à la préparer
à cette toute dernière étape, du moins à
acquérir l’esprit adéquat en rapport. Elle
entama sa marche en direction d’un parc qui
lui avait été désigné en tant que première étape de son itinéraire. Vingt minutes plus tard, elle s’y
trouvait. Il fallait qu’elle y pénètre. Coincée sur le trottoir, entre le bord de la route et les abords du
parc, elle n’avait d’autre choix que de sauter au-dessus du grillage qui en délimitait le périmètre, à cet
endroit du moins. Attendant que le flot des voitures cesse un peu, elle sauta le quelque mètre
cinquante de hauteur du grillage pour pénétrer le plus discrètement possible sur l’herbe, de l’autre
côté. Elle suivait l’itinéraire que la Tvish affectée au suivi de son périple en temps réel lui indiquait
comme si elle avait eu un GPS devant les
yeux, ou presque. Après quelques minutes
de marche qu’elle savait devoir être discrète,
elle parvint au bout d’un petit chemin de
terre où des éclats de voix retentissaient
dans la nuit qui tombait. Trois jeunes gens
étaient là, deux garçons et une fille, au pied
d’un escalier de bois. Ils devaient avoir seize
ou dix-sept ans tous les trois. Shaana
s’approcha en catimini. Les deux jeunes
hommes bousculaient « gentiment », la jeune fille, jusqu’à ce qu’elle finisse par se rebiffer un peu.
Shaana les scanna de loin, rapidement. La jeune fille s’était laissée entraîner par les garçons après les
avoir quelque peu… « chauffés », et la voilà qui se trouvait en plus fâcheuse posture que prévu.
« Evidemment… » se dit-elle, pour toute pensée. Elle s’approcha davantage, jusqu’à ce que l’un des
deux garçons l’aperçoive.

- Tiens, tu nous as prévu le dessert ?! dit-il à la jeune fille qui commençait à paniquer.

- Je ne sais pas qui sait… lui répondit-elle au bord des larmes. Lâche-moi, s’il te plaît, alors que Shaana
s’approchait encore.

- Au secours ! cria-t-elle en sa direction.

- Tu viens mater ou tu veux participer ? demanda l’autre garçon, s’adressant à Shaana, imperturbable
et silencieuse.

- Hé ! la héla le premier, alors que la jeune fille commençait à se débattre, le masque de la peur sur le
visage.

Chapitre 6 – page 321


Shaana avançait toujours, jusqu’à les rejoindre quasiment, ne se trouvant plus d’eux qu’à quelques
mètres.

- Lâche-la… ordonna-t-elle simplement et calmement, presque silencieusement, au garçon qui l’avait


aperçue le premier, alors que l’autre garçon, la tenant aussi, tentait de forcer le barrage de la ceinture
qui tenait les pantalons de la jeune fille.

- Et si je veux pas ?

- Si tu ne veux pas, toi, tu es mort.

- Sans blagues ! fit-il en riant fort. Ben essaie ! T’as vu Mike… ?

Shaana, les mains dans les poches de son jogging, concentrait son regard sur la nuque du jeune homme
auquel elle s’était adressée, puis un son étouffé de craquement retentit, presque imperceptible, entre
deux sanglots de la jeune fille. Le garçon s’était effondré sur le sol, convulsant quelques secondes avant
de s’immobiliser définitivement. Le second jeune homme, incapable de passer sa main plus bas que la
ceinture que portait la jeune fille et n’entendant plus son compagnon, finit par la lâcher. Lui échappant
ainsi, elle accourut vers Shaana et se plaça derrière elle. Le garçon qui restait était désemparé. Il finit
par apercevoir le corps sans vie de son ami, lui faisant écarquiller les yeux, le figeant sur place. Shaana
s’approcha de lui et l’empoigna à la gorge, l’empêchant quasiment de respirer. Dans la panique, il tenta
de lui porter des coups au ventre, aux seins, aux tempes, sans la moindre réaction de la part de Shaana.

- Tu vas te calmer ? lui demanda-t-elle toujours aussi placide.

Le jeune homme lança un cri étranglé et s’effondra sur ses genoux. Une douleur à la jambe l’avait
terrassé. Elle le tenait toujours à la gorge.

- Toi, tu veux faire avocat. Si tu t’inscris en fac de Droit, tu mourras dans l’année. La seule et unique
manière de rester en vie, c’est de t’inscrire en fac de médecine. Tu n’en as aucune idée encore mais tu
vas exceller. Tu te spécialiseras et deviendra gynécologue !

Shaana projeta dans l’esprit du garçon l’image d’elle prenant des yeux luminescents, si puissamment
lumineux qu’à sa vue, elle acquit un regard physiquement difficile à soutenir tant il lui était éblouissant.

- Dévie de ce chemin, Mike, dévies-en du moindre millimètre, et je reviendrai en personne mettre fin
à ta vie dans des souffrances que tu imagines à peine qu’il soit possible d’endurer. Est-ce que tu as
parfaitement compris ?

Mike, au bord de l’évanouissement, ce qui conduisit Shaana à relâcher légèrement sa prise, émit un
son rauque inaudible.

- Je n’ai rien compris ! Répète distinctement ou je t’arrache la gorge avec les dents !

- hiiii… on-iiiiiiii… !

Elle le lâcha définitivement, le jeune homme s’effondrant en alternant vomissements et halètement.

- C’est… elle, qui… nous a dit… de venir… ici. C’est elle l’allumeuse !

Chapitre 6 – page 322


Shaana lui envoya un coup de pied dans la pommette gauche, ce qui le projeta contre la base de
l’escalier de bois, puis le faisant rouler sur le dos, ce qui lui arracha un nouveau cri.

- Qui te parle de cette fille, Mike ! Je te parle de tes études. Est-ce que tu as compris ou il faut que je
t’éviscère tout de suite ? lui demanda-t-elle en pulsant avec ses paroles une effroyable énergie de peur.

- Ouiiii, putain oui ! J’ai compris nom de Dieu j’ai compris ! hurla-t-il en sanglotant.

- Chaque jour qui passera et au cours duquel tu envisageras ne serait-ce que vaguement, de faire autre
chose de ta vie que de la gynécologie et de l’obstétrique, je reviendrai dans tes cauchemars et chaque
cauchemar sera pire que le précédent, jusqu’à ce que tu en meures d’une crise cardiaque si tu
t’entêtes !

Elle mit fin, dans l’esprit du garçon, à la projection de l’image qu’elle lui envoyait, ayant les yeux
luminescents, lesquels lui semblèrent redevenir normaux. Elle s’arrangea pour qu’il ne tombe pas en
syncope, à aucun moment. Il devait rester lucide jusqu’au terme de cette expérience afin qu’il ne soit
pas tenté de la mettre sur le compte du rêve. Il ne devait jamais pouvoir nier la véracité de sa
confrontation avec Shaana.

- Merci merci ! Oh merci, t’es super. Merci… s’acharna la jeune fille derrière Shaana qu’elle comblait
de sa gratitude.

Shaana se retourna vers elle et lui envoya une gifle qui faillit l’assommer. Mike n’en croyait pas ses
yeux. A peine s’était-elle relevée, n’y comprenant rien, que Shaana lui envoya une autre gifle bien
appuyée, puis une autre encore, jusqu’à éveiller en Mike un étrange sentiment de protection à l’égard
de cette fille pour laquelle il n’avait jusque-là ressenti que du mépris.

- Je suis aussi venue pour toi ! hurla Shaana à son intention, pointant le doigt sur elle.

- Quoi ? lui demanda-t-elle.

Sans lui adresser aucune réponse, Shaana la gifla avec une rare violence, la faisant tituber. Ayant à
peine reprit ses esprits, elle lui envoya une autre gifle qui, cette fois, lui fit perdre l’équilibre. Mike, qui
entrapercevait la scène, était incrédule.

Shaana empoigna la jeune fille pour la relever, et lui administra une nouvelle gifle qui la fit à nouveau
chuter, la faisant crier et pleurer, de douleurs et d’incompréhension. Mike sentit monter en lui un
sentiment, inconnu de lui, de compassion envers elle. Un sentiment protecteur à son égard, qu’il
n’avait jamais éprouvé du tout envers quiconque.

- Mais qu’est-ce que j’ai fait ? hurla la jeune fille.

- Toi ! Tu n’es qu’une espèce de sale petite salope ! Regarde-toi espèce de moins que rien. Est-ce que
c’est tout le respect que tu as de toi-même ? Regarde-toi en face et vois le déchet que tu es devenue !
Tu es d’une puanteur insoutenable !

Chapitre 6 – page 323


Mike tenta de se relever tant bien que mal pour aller la rejoindre mais Shaana l’ayant senti, se retourna
vivement dans sa direction, projetant à nouveau à son esprit l’image de ses yeux luminescents, un
index tendu en sa direction.

- Si tu bouges encore, Mike… Si tu bouges…

Elle n’en ajouta pas davantage. Mais sur ces paroles, elle gifla la fille une fois de plus, l’assommant à
moitié. Shaana calcula alors, avec une précision d’horloger suisse, son angle d’approche et sa
puissance, et lui administra un coup de pied violent à l’abdomen qui lui arracha un dernier cri de
douleur avant de lui faire perdre connaissance.

- Noooon ! hurla Mike.

Shaana couvrit sa tête de la capuche de son jogging, et fit mine de s’enfuir. Il faisait quasiment nuit à
cet instant et personne n’aurait retrouvé sa trace dans ce parc, alors qu’elle, y voyait à peu près comme
en plein jour. Profitant de sa fuite, Mike se jeta sur la fille inconsciente. Malgré les douleurs qui lui
tenaillaient le corps, il se saisit d’elle et la transporta à bout de bras jusqu’où il put arrêter un taxi pour
l’amener à l’hôpital. Shaana avait pris soin de détruire irrémédiablement tous les GSM dans un rayon
de cent mètres. Cachée derrière un arbre un peu plus loin, elle vit avec satisfaction le jeune couple
s’éloigner d’elle. La jeune fille avait un calcul biliaire qui s’était très récemment coincé dans le canal
pancréatique, lequel était en train d’y produire une inflammation grave. Le coup porté par Shaana lui
permis de se décoincer et d’être évacué dans le duodénum, lui sauvant ainsi la vie, à son insu
évidemment.

« Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire ! » se demanda Shaana qui devait retrouver le chemin de la ville.

Elle devait rejoindre, à pied toujours, et à titre impératif, Montgomery Street, beaucoup plus au nord
de la ville ce qui représentait plus d’une heure et demie de marche par le chemin le plus court. Elle ne
savait pas exactement ce qu’elle avait à y faire mais il fallait qu’elle y aille ! C’était le terminus de son
périple. Sortant du parc par Diamond Heights, et remontant Douglas Street, elle passa devant le Philz

Diamonds Heights

Chapitre 6 – page 324


Cofee, fermé à cette heure bien sûr. Un homme d’une soixantaine d’années, sans domicile de toute
évidence, longeait l’établissement en même temps qu’elle mais dans le sens inverse, traînant
douloureusement la jambe gauche. Il ne la vit même pas avancer vers lui. Il ne regardait plus personne
de toute façon, au vu du fait qu’il avait lui-même disparu de la vue de quiconque depuis bien
longtemps. Shaana ôta sa capuche et se planta devant lui, l’obligeant à lever son regard apeuré vers
elle. Elle lui prit le visage dans ses mains, plongeant son regard bleu acier dans celui, terne, du vieil
homme. Elle lui sourit, y mettant tout l’Amour-Force de son cœur de Tvish, et elle déposa un très léger
baiser sur ses lèvres flétries, et lui dit :

- SHALORIHEMSHAL…

L’homme était en train de boguer. Une larme coula sur sa joue rugueuse.

- Tu n’en as pas fini avec la vie José. Tu n’as pas le droit d’abandonner, je te l’interdis. Jusqu’à
aujourd’hui, tu as erré dans les mortes brumes de l’existence. Il te reste vingt-et-un an à vivre en ce
monde. Retourne chez les tiens, et apprends-leur ce que tu as toi-même appris de la vie, ce soir. Tu
trouveras les moyens, je te les montrerai. Tu découvriras une nouvelle génération. « Petit Pablo » ne
le sait pas encore, mais tu seras sa délivrance, et il sera la tienne. N’oublie pas que l’Amour est partout
dans ce monde et que si tu ne le trouves pas, alors tu dois t’en faire toi-même le canal pour le faire
apparaître là où il n’existe pas encore ! Ne m’oublie pas je t’en prie, et fais ce que je te recommande.

Elle lui lâcha le visage, restant les bras tendus vers lui. Elle fit un pas en arrière, et disparut doucement
à sa vue. Le vieil homme en oublia de respirer l’espace d’un instant, fit sur lui le signe de croix. Shaana
avait déjà repris sa route vers sa prochaine destination, se passant discrètement, même si personne
ne pouvait la voir, un doigt sous son œil droit.

Remontant Eureka Street et tournant à droite sur la 17e, elle arriva à la station de métro Castro. Elle y
descendit conformément aux instructions, toujours envoyées par la Tvish qui la suivait en direct depuis
le Pont. Un groupe de quatre jeunes hommes, habillés un peu comme elle, étaient en train de taguer
les murs carrelés et les affiches publicitaires. La voyant arriver, ils prirent leurs jambes à leur coup.

- Hé ! lança-t-elle à leur intention en criant aussi fort qu’elle le put.

Les jeunes gens stoppèrent net, entendant… sa voix féminine ! Ils se retournèrent vers elle, l’un d’eux
s’approchant d’elle, l’air beaucoup plus assuré que trente secondes auparavant.

- T’es qui toi ?!

- Moi ? Shaana ! La plus grande combattante de tous les temps !

Le gars se mit à rire à gorge déployée.

- Vous entendez ça les gars ? C’est… une combattante !

Les trois autres le suivirent dans son hilarité, l’ayant entretemps rejoint. Celui qui s’était adressé à
Shaana enleva sa propre veste de jogging, dévoilant un T-shirt blanc sans manches, sous lequel prenait
place une très, très (très) imposante musculature. Il n’était pas bien grand, plus petit que Shaana, mais
il respirait la puissance à l’état brut avec un cou de taureau.

Chapitre 6 – page 325


- Toi… Toi, là, t’es… une combattante ! T’es sérieuse fille ?

- Enfin, une combattante… c’est une manière de parler, lui répondit-elle.

Le garçon regarda ses copains restés légèrement en arrière, un sourire carnassier aux lèvres.

- Mais, reprit Shaana, en tout cas bien meilleure que toi au combat.

Il se retourna vers elle l’air mauvais, pensant avoir eu le dessus. Cela étant, il en était toujours
convaincu, mais il pensait qu’elle avait eu l’embryon d’intelligence de remarquer qu’elle n’avait aucune
chance contre lui.

- Pfff ! Shana, c’est ça ? D’où ça sort ça ?!

- Sha-a-na. Il faut insister sur le deuxième « a » ! Et ça sort du bataillon des Tvish Noires.

- Un gang de nanas ?! Ça alors !

- Si tu veux ! Quelque chose dans ce genre-là, redoutables à crever !

- ShaAna ! Qu’est-ce que je vais faire de toi ShaAna ! Tu crois que tu vas gagner mon respect sur MON
territoire avec du blabla à la con et rien devant ni derrière ?!

Les autres se mirent à rire.

- Arrête Momo, tu vas lui faire mal. Elle est toute fragile, c’est pas honorable de démonter une gonzesse
toute fragile.

- C’est elle qui dit qu’elle est pas fragile ! Comment veux-tu que je le sache, si elle dit la vérité ou pas ?!
Y a qu’en l’essayant au combat qu’on verra si elle est fragile ! Alors ?! poursuivit-il en se retournant
vers elle. C’est comme ça que tu crois que tu vas gagner mon respect ? Hein fille !

- Noooon, pas avec du bla bla.

Shaana s’avança vers lui en faisant comme lui : en ôtant sa veste de jogging, ne laissant que son propre
T-shirt sans manches. Elle n’avait rien de l’envergure de Dilya au combat, mais en tant que Tvish…

- Allez ma petite poupée ! Viens dire bonjour à papa.

Les muscles de Momo semblaient avoir doublé de volume dû au seul fait de sa volonté. Shaana
s’approcha à pas rapides et sans hésitation, ce qui surprit quand même un peu le « Momo » en
question. Il se demanda si elle était nette dans sa tête ou si elle était handicapée de la peur.
Manifestement, il n’envisageait à aucun instant qu’elle put savoir se battre, ni même en avoir
l’habitude, au vu de la faiblesse de sa musculature. Arrivée à peu près à son niveau, Shaana lui décocha
trois atemis au visage, un coup de genou au plexus solaire, et un coup de coude à la mâchoire, alors
qu’il ne la vit même pas se mouvoir.

Ecarquillant les yeux, il se rendit compte qu’il était dos contre le sol. Sa vision était un peu floue à cet
instant précis, mais finit par voir une main tendue dans sa direction, et au bout de cette main, un bras
tout frêle qui appartenait à Shaana. Il ignorait s’il se sentait hébété dû aux coups qu’il avait reçus, ou

Chapitre 6 – page 326


parce qu’il comprenait que c’était elle qui l’aidait à se relever. Fair play, il accepta sa main, et se releva
ainsi. Il se sentit tiré en avant comme s’il avait été un fétu de paille.

- Excuse-moi Shaana, tu m’as pris par surprise. Je suis pas en forme aujourd’hui.

- Mais j’en suis absolument convaincue, lui répondit-elle très sérieusement. Vu que les chances sont
inégales, parce que moi, aujourd’hui, justement, je me sens super en forme, peut-être qu’on devrait
arrêter. Je mériterai ton respect demain, qu’est-ce que tu en penses ? lui demanda-t-elle le plus
sérieusement du monde.

Il renifla bruyamment.

- On va essayer encore une fois, lui répondit-il. Juste pour… voir.

Entretemps, les trois autres s’étaient légèrement reculés.

- Eh Momo, lui demanda-t-elle. Si tu veux, je compte avant de frapper, ou alors je bouge moins vite.
Ou… alors c’est toi qui frappes OK ?

Momo réfléchit un instant.

- C’est moi qui commence OK. Comme ça, on aura fait chacun son tour.

- Bonne idée, lui lança-t-elle. Vas-y j’attends.

Momo était un peu contrarié tout de même. Quelque chose lui échappait dans cette situation.

- Eh Shaana…

- Ouais ?

- Je suis ceinture noire de Krav Maga tu sais. Euh, ça fait rien ? Je risque de te faire mal.

- Non non, pas grave, vas-y.

- Ah bon ? Ah… OK. J’y vais alors !

- OK lui confirma-t-elle.

Momo réfléchit un instant à une « botte » qui pouvait la mettre KO rapidement. Il s’élança, et eut un
mal fou à retrouver ses esprits.

- Eh, Momo, sérieux, t’es pas en forme. C’est pas grave, le consola-t-elle, lui tendant une fois de plus
la main pour l’aider à se relever.

- OK… OK !

- Allez, debout ! fit-elle.

- Eh Momo, tu vas pas la laisser partir comme ça, si ?

Chapitre 6 – page 327


L’un des trois autres, celui qui était le plus en retrait, pensait sincèrement lui donner de bons conseils.
Momo se leva, se dirigea vers le garçon en question, et lui assena un coup de poing qui faillit lui fendre
le crâne, à la grande surprise des autres.

- Espèce de débile ! hurla-t-il, alors que l’autre, à terre, avait du mal à comprendre le sens de ses
paroles, si basiques furent-elles. Tu vois pas que cette nana est une reine ?! lui asséna-t-il, au bord des
larmes, et un coup de pied dans les côtes en prime. Personne ne m’a jamais battu ici !
PEEEERSOOOONE ! Et elle a la délicatesse de me faire croire qu’elle me croit quand je dis que je suis
pas en forme ! Alors tu lui parles autrement ou je t’enfonce le crâne, tête d’œuf !

Shaana le trouvait quelque peu violent, mais il avait trouvé son maître au combat semblait-il. Le
premier objectif était atteint. Ce qui étonna le plus Shaana, c’est que cette bande de mauvais garçons
sans foi ni loi et tout de même un peu abrutis il faut bien le dire, sans jugement dépréciateur toutefois,
étaient les seuls qui ne l’avaient pas prioritairement regardée comme une friandise à consommer, et
qui, même de force, lui avaient témoigné un vrai respect, même « Tête d’œuf » à sa manière.

- Laisse-le Momo, demanda Shaana, se revêtant de son jogging. Il ne peut pas savoir. Toi, tu peux, par
ton expérience…

La phrase lui parut un rien compliqué, mais il se sentait valorisé, à tort ou à raison d’ailleurs.

- T’appartiens vraiment à un gang de filles ? lui demanda-t-il, pendant qu’elle aidait aussi « Tête
d’œuf » à se relever.

- Ouaip ! Mais on est loin d’ici. Je ne suis que de passage en fait. Et je suis super-contente de t’avoir
rencontré. J’aimerais juste bien laisser ma trace, sur un mur je veux dire.

- Un tag ?

- Exactement !

- On a des bombes !

- Oui j’ai vu. Tu voudrais bien m’en filer deux ou trois ?

- Tu veux faire ça ici ?

- Ouais, sur une affiche à noircir, et le tag de mon gang en blanc dessus en plein milieu.

- Y restera pas longtemps t’sais ?

- Pas grave. 24 heures ça suffira !

- Alors on fait ça maintenant. Allez les clowns, au boulot, ordonna Momo. On noircit une affiche !

En deux temps trois mouvements c’était fait. « Tête d’œuf » présenta élégamment une bombe neuve
de peinture blanche à Shaana. Momo l’a fit grimper sur ses épaules pour la placer à la bonne hauteur.

- C’est fou c’que t’es légère et à quel point tu frappes dur !

Chapitre 6 – page 328


- Ouais je sais, c’est de famille !

Shaana dessina un peu grossièrement le signe de la Pracandhasenamukha,


avec beaucoup de satisfaction il faut bien le dire.

- Il a la classe y a pas à dire ! la complimenta Momo.

- N’est-ce pas ?! Il faut que j’y aille maintenant. Ça a été un honneur de combattre !

- Et ben pour moi aussi figure-toi ! lui cria-t-il dessus, ce qui la surprit. Peut-être tentait-il de s’en
convaincre lui-même, ou alors faisait-il un effort d’humilité qui lui en coûtait plus qu’il aurait aimé
l’avouer.

- J’en suis sûre Momo, lui répondit-elle, lui posant ses mains sur ses deux épaules.

- Tu resteras pas, hein ? Même si je supplie !

- Tu n’es pas du genre à supplier ! lui rétorqua-t-elle.

- Sûrement pas.

Elle lui sourit, et sans se retourner, couvrit sa tête de la capuche de son jogging et sortit de la station
pour redéboucher dans la rue. Elle avait encore un long chemin à parcourir. Les instructions liées à
l’étape suivante lui parvinrent, mais Shaana en resta dubitative.

* Rina, c’est toi qui es là ?

* Oui Shaana. Qu’y a-t-il ?

* Tu es sûre de ta dernière instruction ?

* Absolument, sans l’ombre d’un doute.

* Ah, merci…

Chapitre 6 – page 329


Shaana se souvenait que Seya lui avait dit que ça lui semblerait sans doute parfois étrange, mais là,
vraiment… Enfin bon, pourquoi pas. Ça ou autre chose. De toute façon, Seya savait ce qu’elle faisait.
Donc le point suivant se trouvait quasiment au même lieu que sa destination terminale. Il s’agissait
sans doute de l’avant-dernier point. Elle marcha un long moment, peut-être une heure, remontant
tout Market Street jusqu’à l’angle de la 3e rue. Il fallait monter au sommet de l’immeuble. Elle y aurait
forcément une vue imprenable sur la ville. Il ne lui fut pas très difficile de contourner les différents
obstacles naturels, système de sécurité, et autres « impossibilités » d’accès, jusqu’à parvenir sur le toit.
Elle devait y rester une heure, quasiment sans bouger. Elle ignorait pourquoi. Il fallait juste être là et
porter le regard vers l’ouest. Rien de plus. Pourtant, son regard perçant et son esprit vide de pensées
ouvrit un interstice décisif dans sa conscience. Sa présence, sa seule présence, elle venait de le
comprendre finalement, comme par un voile qui s’écarte pour se déchirer ensuite, représentait un
élément actif, agissant par lui-même, dû au seul fait qu’elle existait en ce lieu, en cet instant, dans cette
disposition d’esprit justement. Elle était… là ! Et ça suffisait pour que quelque chose se produise, pour
que quelque chose change. En sillonnant les rues de la ville, elle créait une ligne d’énergie, et sa
position actuelle, sur ce toit, créait un point d’activation. Elle était l’aiguille qui traitait le monde par
acupuncture, afin de le préparer à vivre ce qu’il allait devoir vivre, et à le modifier en conséquence.
L’effet « Boite à lettres » dont avait parlé Seya chez Ilialana et Miyana, lorsqu’elle était encore une
« Verte ». Shaana était là, suspendue entre ciel et terre, le regard, la conscience pointée dans une
direction précise correspondant à un courant d’énergie particulier. Elle créait une connexion puissante
au sein d’une trame de réalité, d’un maillage que les gens, elle aussi sur le moment, voyaient comme
un décor, support immuable de la vie d’une population, alors qu’il ne s’agissait en réalité que d’un
code, comme celui qui définit le décor d’un jeu vidéo, dont on ne voit que les images interprétées, et
non le code qui pourtant est là et donne vie et support au monde visible. Shaana ne voyait pas ce code,
mais elle savait, sans savoir comment, que Miyana l’aurait pu. Elle-même le ressentait, là, présent, à
cet instant, comme elle sentait que sa propre et seule présence en ce lieu, présence qui n'était pas du
tout prévue au programme de ce monde, de ce pays, de cette ville, perturbait discrètement,
infinitésimalement mais de manière déterminante, l’exécution de ce code, comme par un corps
étranger qui ne pouvait en être délogé, un virus impossible à contrer.

Seya n’avait pas prévu qu’elle, la petite et quelque part insignifiante Shaana telle qu’elle avait tendance
à se considérer elle-même, comprendrait exactement le pourquoi du comment de cette mission. Et
pourtant, Shaana, l’Exécutrice de la Pracandhasenamukha, savait très précisément, en cet instant, ce
fameux pourquoi et comment de sa présence en ce lieu, dans cette ville. Peut-être cette clarté de
conscience qui l’habitait désormais, était-elle prévue par le Grand Plan. Peut-être avait-il été réécrit en
conséquence. Ça, Shaana l’ignorait, mais peu importait. Elle comprenait qui elle était, du moins qui
elle était devenue, à moins qu’elle l’eût toujours été. Mais maintenant, elle voyait loin, et ce paysage
de haut de toit le lui avait permis. En redescendant, elle ne serait plus la même, tout comme en se
réveillant dans le Tessoacte, elle n’avait plus été la même, et d’autant moins lorsqu’elle s’était éveillée
de la « mort », après avoir été la toute première, et espérons dernière aussi, Tvish à la connaître, à la
rencontrer, à la défier, et à la vaincre. Tout un symbole.

Soixante-cinq minutes étaient passées depuis qu’elle était montée sur le toit. Elle le savait, et elle savait
exactement ce que représentaient soixante-cinq minutes, avec une précision effrayante. Au moment

Chapitre 6 – page 330


où elle prit la décision de redescendre, elle reçut l’instruction de le faire. Parfaite synchronicité !
Aucune forme de « hasard » en vue.

Une fois parvenue au rez-de-chaussée, elle reprit son chemin en direction de son étape finale.
Néanmoins, elle changea légèrement d’itinéraire afin d’y parvenir. Une fois sur Montgomery Street, sa
destination finale était juste au bout de la rue. Elle choisit, pourtant spontanément, de tourner à
gauche et de prendre Sutter Street. Elle s’avança de quelques mètres seulement dans la rue. Au niveau
du numéro 108, elle s’engouffra dans la toute petite rue, entre la façade noire et or de Cable Car
Clothiers, et celle de la Chase Manahattan Bank, la ruelle baptisée « Trinity ». Ayant la vitrine du
« Cable » sur sa gauche, et donc aussi à la faveur de la nuit, elle fit face à cette vitrine, et doucement,
lentement, s’avançant contre elle, elle la traversa, simplement, et pénétra à l’intérieur, sans dégâts sur
la vitre naturellement, simplement comme si elle n’avait pas existé. A cet instant précis, le Pont avait
été alerté de l’irrégularité initiée par Shaana. Seya et Miyana étaient déjà toutes deux présentes.
Miyana avait, pour l’occasion, quitté la Chine un instant afin de remonter voir ce qu’il se passait après
qu’elle ait ressenti les ouvertures de conscience de sa sœur lorsqu’elle se trouvait sur le toit duquel
elle était descendue quelques minutes auparavant. Seya était inquiète de la tournure des événements,
se demandant ce qu’il arrivait à Shaana. Miyana en avait une idée et lui conseilla de ne pas intervenir
et de la laisser faire.

- La laisser faire ? Tu es sérieuse Miyana ?

- Je ne l’ai jamais autant été. Figure-toi qu’elle corrige spontanément une erreur dans le programme
de son parcours que tu lui as conçu.

- Je n’ai pas fait d’erreur, c’est impossible.

- Je sais, tu as raison, mais entre le moment où tu l’as conçu et maintenant, les choses ont changé.
Beaucoup de choses ont beaucoup changé, et elle l’a senti. Cette fille est extraordinaire. Absolument
extraordinaire !

Seya la regardait avec des yeux ronds.

- Ne me regarde pas comme ça, je n’y suis pour rien moi.

- Tu ne penses vraiment pas qu’elle va devenir une « Bleu-Nuit » ?

Miyana rit de bon cœur.

- Non, aucune chance. Mais alors, quelle « Noire » d’exception ! Laisse-la faire je te dis. Demande au
Pont de déconnecter les alarmes d’irrégularités. Il faudra de toute façon les redéfinir et je ne veux pas
que Shaana soit perturbée dans son action.

- Tu es vraiment certaine de savoir ce que tu fais ?! Excuse-moi, mais…

Miyana la regarda droit dans les yeux.

- S’il te plaît Seya.

Chapitre 6 – page 331


- OM. Amirale Seya à tous les contingents techniques du Pont, débranchez les alarmes d’irrégularités
focalisées sur Shaana s’il vous plaît, nous ferons sans jusqu’à nouvel ordre.

- Merci ! lui adressa Miyana, sincèrement reconnaissante.

Shaana avait traversé tout le long de l’établissement, lequel était fermé, naturellement, comme elle
avait, à l’instar d’une semi-conscience téléguidée, traversé les cloisons, puis le mur du fond du
magasin, pour se retrouver à nouveau dans la ruelle « Trinity » qu’elle longea dans le même sens,
jusqu’à déboucher dans la Bush Street, à partir de laquelle elle reprit enfin Montgomery, au même
angle où se trouvait le 180, sa destination finale : la banque française BNP Paribas.

Le Pont put enregistrer, suite à la littérale « pénétration » du magasin par la Tvish « Noire », et selon
les nouvelles normes établies par Miyana peu après son retour au sol, l’agitation de la réalité,
notamment au niveau du Cube, suite à cette violation impossible à contrer, comme une sorte de
panique sans défense possible, de la conscience de la réalité globale sur l’ensemble de la planète. La
réalité propre à la civilisation instaurée par l’Ennemi venait de subir une gravissime violation de
protocole, suite à laquelle il s’ensuivit immédiatement une fracture irréparable de son socle
inexpugnable, du moins l’Ennemi l’avait-il pensé en ces termes. Une fracture que Seya avait voulu créer
en termes d’effets, sans qu’elle eût pu pourtant l’obtenir par le programme établi pour Shaana dans
cet objectif si, effectivement, cette dernière ne l’avait, elle-même, intuitivement corrigé de cette
manière très inorthodoxe et la plus inattendue qui fut.

- Est-ce que ça vaut encore la peine qu’elle descende ? demanda Seya à Miyana.

- Elle doit terminer. Ce qui l’attend doit être vécu comme prévu, désormais moins pour l’effet à obtenir,
puisqu’il est déjà obtenu, mais pour que l’accomplissement de cette mission soit parfait. Ton plan était
excellent. Il doit se conclure comme prévu. On pourrait envoyer quelqu’un d’autre, mais puisqu’elle
est désormais sur place, autant qu’elle fasse ce qu’elle est venue y faire, et elle ne pourra que le faire
mieux que n’importe qui d’autre tu ne penses pas ?

Seya était songeuse.

- Tu as raison. C’est incroyable, tout ceci est le fruit de mon propre plan, et pourtant il me dépasse.

- Il n’aurait pas été aussi bon si tu étais restée au-delà de lui, si tu t’étais contentée de le faire stagner
en-deçà de toi. Si ce que tu as fait t’a dépassée,
c’est alors la preuve irréfutable qu’il était tel qu’il
devait être, conformément au Plan ma petit
sœur, conformément à l’évolution du Plan, et
déjà à sa nouvelle dimension !

Parvenue au pied de l’immeuble de la banque,


Shaana chercha une possibilité d’entrer
puisqu’elle devait en rejoindre les sous-sols. Une
banque était un peu plus surveillée, même de
manière furtive, qu’un magasin de vêtements.
Elle devait se soustraire aux caméras de

Chapitre 6 – page 332


surveillance, aux détecteurs de mouvements, et finalement à tout ce qui était relié à une alarme, sans
compter les rondes régulières effectuées par les services de police. Elle estima prudent de contourner
le bâtiment afin de s’éloigner de la rue principale et donc de la circulation, si faible était-elle à cette
heure de la nuit, vu que ce n’était pas le quartier le plus « branché » de la ville, quoi que ledit « quartier
français » n’était qu’à quatre pâtés de maisons du « quartier chinois », nettement plus animé.
L’opération se révélait difficile. Seuls de hauts immeubles délimitaient les rues. Il était impossible à
Shaana de se faufiler dans quelque ruelle obscure. Elle longea Montgomery, revint sur Bush Street. Pas
moyen de s’infiltrer discrètement. La seule possibilité qui se présentait à elle, c’était le parking sous-
terrain qui se trouvait juste après l’immeuble qui constituait sa cible, celui de la Bank of the West
qu’occupait la BNP. Le parking du 225 Bush Street.

C’était sa porte d’entrée, elle était parfaite. Inutile d’attirer l’attention en traînant près de la banque.
Le parking était sous-terrain, et c’était les sous-sols de la banque qui l’intéressaient. Elle pourrait donc
aisément passer de l’un à l’autre, sans se faire remarquer au niveau des zones sensibles de la banque :
guichets au rez-de-chaussée, et coffres aux sous-sols, mais les niveaux qui intéressaient Shaana,
étaient ceux qui ne figuraient sur aucun plan, sur aucun cadastre, qui n’étaient référencés nulle part,
qui n’existaient officiellement pas. Le parking était ouvert. Elle n’aurait pu dire si c’était une bonne
nouvelle ou non. Elle descendit la pente d’accès en principe réservée aux véhicules. Le gardien présent
dans sa cage de verre posa un regard suspicieux sur elle. Ayant été vue, elle se dirigea vers lui d’un air
assuré.

- Bonsoir, lui dit-elle d’un air joyeux et détendu. Excusez-moi Monsieur, je ne voudrais pas me montrer
indiscrète mais, puis-je vous poser une question s’il vous plaît ?

- Euh, oui.

- Est-ce que par hasard vous m’auriez vue passer ici ?

- Euh, quand ? répondit-il dubitatif.

- Eh bien maintenant, là, tout de suite !

Chapitre 6 – page 333


- Euh, non, pourquoi ?

- Non, pour rien, comme ça, juste pour savoir. Merci ! lui dit-elle pour finir, avec un grand sourire, en
reprenant sa descente vers les niveaux inférieurs.

Il y en avait cinq, le plus profond était idéal. Elle se dit qu’elle aurait pu passer derrière une voilure de
l’espace, mais la consommation d’énergie due au passage n’était pas anodine et elle savait qu’il y avait
des détecteurs non-officiels extrêmement sensibles dans tous les proches environs d’établissements
précieux pour l’Ennemi, les banques en faisant partie. Mieux avait-il donc valu qu’elle progresse le plus
normalement pour éviter autant que possible une « activité paranormale » susceptible d’être
détectée, enregistrée, et à laquelle une réaction rapide de la part de « services spéciaux » aurait été
probable, ce qui l’aurait obligatoirement mise en fâcheuse posture, ou qui aurait nécessité son
extraction d’urgence, compromettant donc la mission. Une fois parvenue au cinquième sous-sol, vide
de tout véhicule depuis le troisième, Shaana, se mit à chercher une porte protégée, un local technique,
du moins une voie d’accès vers un lieu indisponible pour la clientèle du parking. Elle savait qu’il y avait
des caméras dissimulées sur tous les niveaux, mais peu importait. L’esprit du gardien à l’entrée avait
été brouillé la concernant, et les traces énergétiques qu’elle laisserait seraient nettoyées. Quant à une
capture d’images, un peu d’or en fusion39 dans les appareillages et il n’en resterait rien. Tout en
repassant ses pensées en revue comme une « check-list » avant le décollage d’un avion, elle vit une
porte métallique rouge qui se détachait des murs jaunâtres, au fond de l’immense espace, le plus loin
qu’il était possible d’aller à partir de l’escalier de sortie, et en retrait des cases prévues pour le
stationnement des voitures. Elle se dirigea donc vers elle, n’en voyant guère d’autres à portée de sa
vue pourtant perçante. Evidemment, elle était verrouillée. Elle teint la clenche de sa main gauche, et
posa à plat sa main droite sous la clenche, où se trouve la partie saillante du barillet où devait
s’introduire la clef en permettant l’ouverture. Elle plissa les yeux, lesquels regardaient dans le vague.
Elle sembla chercher quelque chose dans son esprit, prenant une expression très concentrée. Elle fit
une petite grimace, et un cliquetis se fit entendre, puis immédiatement un autre, identique au premier.
La porte était déverrouillée. Shaana l’ouvrit sans précaution et entra dans la pièce sans y allumer la
lumière, puis referma la porte derrière elle. C’était un local en lien avec la ventilation des cinq niveaux
du parking par ce qu’elle pouvait en juger. De grandes armoires électriques produisaient un
ronronnement et quelques lumières témoin y étaient allumées. Il semblait qu’il n’y avait rien de plus
profond en direction du mur externe de la banque. De toute façon, il n’existait aucune voie directe qui
était susceptible de l’y mener puisqu’il y avait un petit bâtiment bas qui faisait la jonction entre
l’immeuble de la banque et celui du parking. Elle l’avait remarqué dans les deux rues qui formaient le
pâté de maisons autour des immeubles en question. Il fallait donc qu’elle passât par ce bâtiment avant
de pouvoir accéder à celui de la banque à proprement parler. Elle remarqua pourtant une grille
suspecte juste au-dessus du niveau du sol. En s’en approchant, elle comprit qu’il s’agissait d’un conduit
d’aération. Elle eut une intuition à ce propos mais elle aurait souhaité en obtenir confirmation avant
de s’avancer plus avant. Contacter le Pont aurait été a priori sans risque puisque la « psycom » était
cryptée. Mais elle se souvint que le Pont avait interdit les communications avec lui de la part des Tvish
postées en Chine parce qu’elles auraient été susceptibles d’être détectées par des renifleurs. Si des

39
Energie psychique correspondant, sur les plans subtils proches de la matière, à de l’or porté à très haute
température, et capable d’altérer conséquemment le matériel électronique, du moins sensible, sur le plan
physique.

Chapitre 6 – page 334


renifleurs le pouvaient, la technologie ennemie aussi. Elle allait donc devoir se faire confiance, car se
projeter psychiquement dans les méandres du conduit pour voir où il menait, était également
susceptible d’être repéré. Elle devait se fier entièrement à une simple intuition. Elle soupira
bruyamment. Si au moins elle avait été sur un plan subtil, elle aurait pu demander à son couguar d’y
aller à sa place et voir par ses yeux.

- Bon. Quand il faut y aller, comme on dit…

Curieusement, entendre sa propre voix lui fit du bien. Elle agrippa la grille d’une main, tentant de
l’arracher du mur, puis avec les deux mains. Rien n’y fit. Elle aurait pu la faire voler rien que par une
simple pensée, mais il était hors de question de déployer une énergie psychique plus puissante qu’une
simple « pensée humaine ». Elle s’assit par terre, posa ses pieds de part et d’autre de la grille qu’elle
agrippait toujours avec détermination, et renouvela ses tentatives visant à l’arracher du mur. Rien n’y
fit non plus. Elle se prit la tête entre ses mains, essayant de réfléchir. Elle repensa à Momo et à ses
muscles… Mais elle l’avait battu ! Elle pouvait artificiellement déployer une force hors du commun. Par
des moyens psychiques, toujours, évidemment, mais focalisés sur ses capacités organiques, pas sur
l’extérieur. Ça pouvait marcher ! De toute façon elle n’allait pas abandonner et bêtement rentrer chez
elle. Elle se réagrippa à la grille, assurant sa prise, et tira de toutes ses forces, jusqu’à leur extrême
limite, puis enclencha dans son esprit quelque chose de surhumain. Elle grimaça, puis commença à
grogner sous l’effort, les muscles abdominaux contractés à l’extrême, puis finit par pousser un cri
déchirant qui dû s’entendre à tous les niveaux du parking, jusqu’au rez-de-chaussée. Shaana se trouva,
d’un coup, projetée en arrière avec violence, jusqu’à heurter le mur opposé auquel elle avait tourné le
dos, la grille encore en mains. Quelque peu essoufflée, elle se releva en ayant pris soin de jeter la grille
un peu plus loin, puis s’approcha de l’orifice laissé béant sans sa grille de protection dont un coin
n’avait pas cédé, le métal, à cet endroit, ayant été déchiré, la vis, rouillée, encore à moitié plantée dans
le mur au travers du bout de métal qui y restait attaché grâce à elle.

- Trop fort le gang de filles ! dit-elle à voix haute pour se rasséréner.

Sans trop y penser, elle se faufila à l’intérieur, rampant comme elle le pouvait en ne faisant fonctionner
que son intuition, son « flair » personnel. Elle était certaine que cette bouche d’aération était
commune aux deux bâtiments, le parking d’une part, et celui qui jouxtait la banque. Sa situation lui fit
penser à un film qu’elle avait vu dans l’un des nombreux avions qu’elle avait pris depuis le début de sa
mission, où le héros devait, lui aussi, progresser dans un tel conduit. Elle regrettait que le sien ne soit
pas aussi impeccablement propre que celui du film. Elle n’osait imaginer ce à quoi elle devait
ressembler à cet instant. L’image la plus proche qui lui vint à l’esprit était celui du ramoneur dont elle
avait vu des illustrations, ce qui la fit rire aux éclats. Son fou-rire nerveux devint tel qu’elle ne put même
plus tenir à quatre pattes, s’écroulant littéralement, riant aux larmes. Elle put enfin se reprendre après
quelques minutes seulement.

- Allez Shaana, c’est pas sérieux. Avance, qu’on en finisse !

Elle se remit à quatre pattes, et finit par apercevoir une légère lueur qui venait d’une partie droite, au
bout de son mini-tunnel. Rampant jusque-là plus qu’elle ne marchait, fut-ce à quatre pattes, elle arriva
à l’endroit duquel émanait cette lueur. C’était un embranchement qui donnait sur une sortie à la
frontière de laquelle se trouvait la même grille que celle de départ. De son point de vue, le corridor sur

Chapitre 6 – page 335


lequel elle donnait accès était celui du petit bâtiment faisant la frontière avec celui de la banque. Elle
n’en savait rien, ni n’en avait aucune preuve, mais elle en était certaine.

- Allez, on fait comme si… !

La grille tenait aussi fort, apparemment, que la précédente, mais elle n’avait aucun point d’appui pour
espérer la retirer de la même manière. Elle était coincée.

- Et maintenant, on fait quoi Shaana ?! Allez, réfléchis ma vieille. Diliya ferait quoi ? Megui ferait quoi ?
Et Ilialana… ? Allez les filles, donnez-moi une idée s’il vous plaît.

C’est l’image de Miyana qui lui vint à l’esprit.

- Mais oui, évidemment : Miyana !

Elle eut à l’esprit sa toute nouvelle sœur « Bleu-Nuit » lui montrant d’enfoncer son poing dans la grille,
pour ensuite en déchirer les fins éléments métalliques, permettant le passage. Une Tvish en était
capable, là où un Être Humain n’aurait rien pu faire, hormis demi-tour.

- Evidemment, Miyana… Il faut que je pense en bleu-nuit c’est ça ? Plutôt qu’en noir…

L’image de sa sœur s’imposa de nouveau à son esprit, la voyant lui faire un Irsha. Cette image l’émut
étrangement, comme si elle lui manquait en cet instant. Comme si elle avait été infiniment présente
avec elle bien qu’elle se sache parfaitement être seule.

- Qu’est-ce que tu m’as donc fait en me ramenant hein ? Tu t’es mélangée à moi pas vrai ? Je t’aime
ma sœur si tu savais !

Et Shaana se mit à partir dans un sanglot qu’elle était incapable de comprendre. Au bout d’un instant,
étant parvenue à se calmer, elle en conclut que la connexion avec Miyana était tellement puissante
qu’elle était pour l’instant incapable de maîtriser le bouleversement que ça générait en elle.

- Allez, AVANCE Shaana ! se dit-elle.

Elle assembla les extrémités de ses doigts pour leur donner une puissance de pénétration accrue, et
frappa ainsi la grille à quatre reprises. A la cinquième tentative, sa main passa au travers, et de laquelle
elle eut un peu de mal à se dégager. Elle regarda sa main. Il n’y avait aucune blessure. Ou alors elles
s’étaient déjà refermées. Elle déchira tant bien que mal le reste du maillage métallique jusqu’à pouvoir
se faufiler dans l’orifice qu’elle y avait créé. Cette fois, la bouche d’aération était en hauteur, et non
pas au ras du sol. Elle s’en extrait la tête la première, roulant sur elle-même entre la hauteur de la grille
et le sol, et retomba sur ses pieds… avec élégance, toujours. Elle était surprise finalement, qu’il y eu
un sous-sol si profond pour le petit bâtiment attenant à la banque. Par rapport à ce qu’elle ressentait,
il semblait s’agir d’un milieu de stockage d’archives ou quelque chose du genre, appartenant à la
banque mais hors de son propre immeuble. Elle n’essaya pas d’en comprendre davantage. Il fallait aller
droit au but. Il lui semblait aussi ressentir que des renifleurs n’étaient pas forcément loin. Bien qu’elle
ait minimisé au grand maximum ses ressources psychiques, le risque de les avoir éventuellement
alertés, ou au moins rendus plus attentifs qu’à l’ordinaire, était clairement non-nul.

Chapitre 6 – page 336


L’objectif était tout droit. Droit devant ! S’il allait falloir qu’elle traverse les murs, elle avait plutôt
intérêt à faire vite avant leur arrivée. Après avoir ouvert de la même manière que le local technique
au fond du cinquième niveau du parking souterrain, toutes les portes trouvées closes sur son chemin,
elle parvint en définitive à un mur. Elle avait espéré une communication entre le petit bâtiment et celui
de la banque. S’il y en avait une, elle ne l’avait pas trouvée, et elle n’avait plus le temps de la chercher.
Elle savait qu’on s’approchait alors du petit matin et que l’aube était prête à se lever. Elle chercha alors
un ascenseur particulier. Elle savait qu’il la mènerait jusqu’à l’endroit exact qu’elle devait rejoindre.
Elle ne savait pas si cet ascenseur était proche ou lointain, mais en se branchant dessus, elle pouvait
ressentir son existence. C’est ce qu’elle fit, malgré la production d’énergie psychique repérable. Elle
était suffisamment proche du but pour espérer pouvoir se le permettre car alors il lui suffisait de
descendre assez bas pour trouver ce qu’elle cherchait. Mais il lui fallait emprunter cet ascenseur-là et
pas un autre. Lui seul menait à cet étage inférieur. Celui que les techniciens qui travaillaient à la banque
appelaient le « High Elevation of Light Level », le niveau de haute élévation de la lumière : H.E.L.L.
(l’enfer). C’était censé être le système technique de distribution de la lumière du jour par fibres
optiques depuis le toit pour y amener la lumière du soleil dans les étages inférieurs de l’immeuble afin
d’économiser la consommation de l’énergie électrique… pour coopérer à la sauvegarde de la planète.
L’Ennemi avait toujours aimé prendre les gens pour des imbéciles et inverser le sens de ses messages.

Shaana sentit l’ascenseur qu’elle cherchait. Il n’était effectivement pas loin, mais aucune
communication physique possible entre sa position et l’étage auquel le prendre. Elle savait que c’était
le bon ascenseur parce que la majorité des gens qui l’empruntaient n’entretenaient pas du tout les
mêmes pensées que ceux qui empruntaient les autres de l’immeuble. Ceux qui empruntaient
spécifiquement celui-là, savaient ce qu’ils allaient trouver en bas, tout en bas. Et ces pensées-là,
avaient imprégné depuis longtemps la structure cristalline du métal dont était fait cet ascenseur en
particulier. Cette odeur-là, Shaana avait appris à la reconnaître. Toutes les Exécutrices l’avaient appris.
C’était les Tvish de la Section de Chasse qui le leur avaient enseigné. Et Shaana avait reçu des cours
particuliers de la part de la meilleure d’entre elles : Diliya. Elle appuya sa tête et ses mains contre le
mur, et, fermant les yeux, elle pensa fort, très, très fort, à l’ascenseur en question. Si fort, qu’en
rouvrant les yeux, elle s’y trouvait ! La lumière s’y alluma. Shaana sut qu’elle était repérée. Maintenant,
c’était une course contre la montre. C’était quitte ou double. Sur la console où se trouvaient les
boutons d’accès aux différents étages, incluant les étages en sous-sol, se trouvaient, tout en bas, deux
serrures, ainsi qu’une autre tout en haut, au-dessus du dernier étage clairement désigné par son
numéro. Assurément, il s’agissait de contacteurs pour accéder à un niveau qu’on ne pouvait atteindre
sans la clef qui déverrouillait son accès. Shaana ne connaissait pas le numéro de l’étage qu’elle devait
atteindre. Elle savait uniquement qu’on ne pouvait l’atteindre que par cet ascenseur-là, et elle n’avait
certainement pas le temps de comparer les ascenseurs entre eux afin de savoir ce qui différenciait les
autres de celui dans lequel elle se trouvait. Cet étage « mystère » qui n’était pas censé exister, était
appelé « HELL », l’enfer était donc clairement en bas, le plus en bas possible, ce qu’elle savait être
effectivement le cas. Mais cet acronyme signifiait aussi en partie « elevation », et connaissant le goût
de l’Ennemi pour l’inversion, pour aller en bas, elle était certaine qu’il aurait employé la serrure du
haut, et non l’une de celles du bas, plus réglementaires. Elle posa donc rapidement sa main sur la
serrure du haut en se concentrant autant qu’elle le pouvait sans se soucier du temps, du moment, de
l’heure, de la pensée scrutatrice qui balayait en tout sens les étages de l’immeuble, et l’ascenseur se
mit en mouvement… vers le bas, en effet ! Elle avait eu raison. Il fallait juste attendre qu’elle y arrive.

Chapitre 6 – page 337


Mais plus la chute du cube de métal dans lequel elle se trouvait la faisait s’enfoncer dans les
profondeurs, plus était-elle envahie d’une nausée irrépressible, accompagnée d’une impression
perceptive de puanteur non-physique difficile à supporter. Elle tenta de se concentrer sur cette
impression malgré son malaise, et la compréhension lui parvint. A ce niveau, donc celui des fondations
primaires du bâtiment, elle sentait les émanations typiques aux sacrifices humains. Des parties
organiques humaines, donc issues d’individus rituellement sacrifiés, avaient été hachées et mélangées
au mortier pour constituer ce niveau des fondations. Shaana savait qu’il s’agissait de pratiques assez
classiques pour les fondations de tous les immeubles représentant des haut-lieux du pouvoir de
l’Ennemi, mais elle n’y avait jamais été personnellement confrontée jusque-là. Ces pratiques avaient
autant pour objectif de consolider l’exercice du pouvoir qui allait y être mené, que pour éloigner les
consciences « ennemies » des affaires de ceux qui les y menaient. Shaana dû prendre sur elle afin de
faire face à l’atmosphère en rapport. Une fois arrivée, enfin, au dernier sous-sol, son malaise avait
disparu. Elle s’y était adaptée. Lorsque l’ascenseur s’ouvrit, elle se trouvait face à un long couloir sans
porte, hormis une, face à elle, à quelques vingt mètres environ. Une grande porte métallique bleue,
portant un panonceau : « H.E.L.L. accès interdit. Ne pas aller au-delà de cette limite40 ». Le lieu semblait
étrangement calme. Soit les renifleurs n’imaginaient pas qu’elle puisse arriver jusque-là, ce qui aurait
été étonnant, soit c’était un piège et elle était attendue. Peu importe, il fallait avancer. La porte ne
comportait pas de serrure mais un boitier électronique avec un gros voyant rouge, devant lequel il
fallait placer quelque chose pour valider l’entrée. Shaana jeta un regard au boitier qui devint
immédiatement vert, et fit retentir un claquement au sein même de la porte, qu’elle poussa donc. Un
autre couloir, beaucoup plus court, se trouvait derrière la porte qu’elle venait d’ouvrir. Toutes les
portes étaient numérotées de A0 à A7, et disposant des mêmes boitiers d’accès à lumière rouge. Elle
ignorait absolument la porte derrière laquelle il fallait aller. S’il fallait toutes les ouvrir, ça prendrait un
temps considérable.

Elle était lasse d’être sur ses gardes, et au moins aussi crasseuse qu’elle l’avait imaginé. Mais elle savait
qu’elle ne devait pas se précipiter, et encore moins nourrir en elle l’envie d’en avoir fini, car elle savait
aussi que dans ce cas, quelque chose la pousserait à l’erreur, et que c’en serait fini pour elle. Sans
réfléchir, elle regarda le boitier de la porte A0 qui, lui aussi, passa instantanément au vert. Elle devait
faire vite. L’aurore était au rendez-vous à l’extérieur. Elle poussa la porte, et l’enfer, en effet, se dévoila
devant elle. Des murs gris sombre couverts de sang caillé qui empestait la mort et les excréments. Des
gens de tous les âges, d’enfants en bas-âge jusqu’à la cinquantaine a priori, enchaînés, gémissants
parfois, d’autres en état avancé de décomposition, d’autres visiblement choqués, démembrés,
auxquels il manquait un bras ou une jambe, ou les deux, tout ou en partie, alors que d’autres, avec des
chaines plus longues ou s’en étant libérés au prix d’une main laissée en tribu contre paiement d’une
liberté artificielle, en dévoraient d’autres, le regard vide de toute conscience, vide d’âme, vide de tout,
au travers desquels ne transparaissait que la folie meurtrière et le néant le plus absolu. Un océan de
souffrance humaine et d’horreur, très au-delà de ce que n’importe quel monde doté de vie aurait été
capable de supporter, en principe, en termes de réalité.

Shaana restait immobile, contemplant tout ce monde-là, agonisant, gisant, râlant, hurlant, remuant
comme une poignée de vers de terre qu’on aurait posés sur des braises, dont la moitié, encore en vie,

40
« H.E.L.L. forbidden Access. Do not tresspass »

Chapitre 6 – page 338


avait eu l’âme, dans le meilleur des cas, arrachée, sinon lacérée, ressemblant à leurs corps physiques
décharnés, zombifiés.

Les sentinelles de l’Ennemi approchaient. Shaana savait que toutes les autres salles renfermaient le
même contenu informe, hors de toute salubrité mentale possible. L’un des êtres présents dans la
même salle qu’elle, sans raisons apparentes, se rua sur elle, toutes dents jaunies dehors, le regard
aussi vide que s’il avait été énucléé. Il n’avait plus de chaînes, ni aux mains ni aux pieds, et marchait
tant bien que mal sur des moignons ensanglantés, sans ressentir, semblait-t-il, la douleur qui ne
pouvait être absente. Shaana tourna le regard vers lui et dans un craquement sinistre, il s’effondra sur
le sol, la colonne vertébrale en miettes du haut en bas.

« Il suffit d’une salle, d’une seule » entendit-elle en elle sans qu’il s’agisse du tout d’une « psycom »,
juste une sorte d’intuition à haute et intelligible voix dans son esprit.

Shaana ferma les yeux, absolument vide d’émotion. Quelques âmes, implorant et hurlant, étaient
présentes alentours. Elle s’approcha de l’une d’elle. Une femme. Elle ne parlait pas, mais toute
l’expression de sa souffrance était dans son regard.

- C’est fini à présent, lui dit Shaana. Tout est terminé, et l’enfer aussi. Il est terminé. Ce monde-là, est
terminé, et tous ceux qui lui ressemblent un peu, sombrent avec lui. Je vous libère, de votre
incarnation, de votre souffrance, de vos mémoires.

Elle rouvrit les yeux. Il y avait du monde derrière la porte. Shaana pensa au boitier rouge. Sa lumière
s’éteint et nul ne put entrer. Elle leva lentement les bras, et les huit salles s’embrasèrent d’un seul
coup alors que la température monta à des sommets impensables, faisant fondre quasiment
instantanément les structures métalliques qui soutenaient les hauteurs de chacune des salles soumises
au feu, alors que Shaana s’effondra au même instant au centre du grand Shri Yantra, nue, ses
vêtements consumés, réduits en cendre. Seya, Miyana, Megui, Ilialana, et même Dilya étaient là. Seya
la fit se relever, entièrement propre, comme sortie de la douche, arborant son uniforme noir ourlé
d’argent. Miyana s’approcha d’elle et lui accrocha au col un saphir en cabochon, là où les Tvish
« Vertes » portent leur émeraude. Personne n’osa demander ce que signifiait ce geste, ou la nature du
symbole de cette pierre à cet endroit. Mais une fois fait, un Irsha très solennel fut adressé à Shaana de
la part de Miyana, cette dernière et les trois amies se jetèrent dans ses bras. Il y avait de nombreuses
Tvish dans la salle de débarquement du Pont à cet instant. Shaana savait qu’elles étaient 7481
exactement, et toutes, comme une seule, se mirent à applaudir Shaana. Miyana, Megui, Ilialana, et
Dilya se désolidarisèrent d’elle afin d’emboîter le pas aux autres en l’applaudissant de même.

Pour sa part Shaana réagissait peu. Elle souriait légèrement, sans plus. Quand tout le monde retourna
à ses tâches diverses et variées, Shaana se tourna vers Seya.

- Comment est-ce possible ?!

Seya la regarda tristement.

- Et ce n’est pas le pire. Diliya ne t’a jamais raconté en détails.

- Comment ce monde peut-il continuer à exister ? Comment peut-il y être autorisé ?!

Chapitre 6 – page 339


- Il le peut parce que c’est parce qu’il sera passé par là qu’il pourra devenir le monde emblématique
des nouveaux Temps Orthodols, le monde le plus pur et le plus beau, emblème cosmique à l’infini de
la rédemption des univers, et face aussi à la rédemption de l’Absolu qui n’a jamais pu enrayer la
contamination par l’Ennemi en laissant faire, envers et contre lui, toutes ces horreurs. Tu ne dois pas
t’arrêter à ça Shaana, tu dois aller de l’avant, comme nous toutes, comme tous le font déjà ou le
devront. Nous sommes l’Avant-Garde Furieuse, et rien ne nous arrête. Nous pouvons à présent
commencer à reprendre le contrôle du monde. Envers et contre tout, plus rien ne nous arrêtera jamais,
parce que nous sommes la Pracandhasenamukha…

Chapitre 6 – page 340


Epilogue : à l’aubè dè toutès lès résurrèctions

Quelques cinq mois plus tard


Vendredi 21 novembre 2020

- Maintenant que je suis là, je me sens vraiment très bête, avoua Ilialana. Je suis toute intimidée, et
pourtant ça fait si longtemps que j’attends ce moment. Je crois que je l’ai toujours attendu.

- Tu t’es engagée dans la Division Terrestre uniquement pour ça n’est-ce pas ?

- Oui, juste pour ça.

- C’est courageux…

- Je n’en sais rien. Je ne suis pas sûre du tout.

- Moi je pense que si. Bon ! Nous faisons cette première prise de son et nous verrons ensuite s’il doit
y avoir une suite à donner. Mais je pense que c’est déterminant à ce stade des choses. Enfin, je le sens
comme ça. Je sens surtout que la Pracandhasenamukha le sent comme ça. Pour l’enregistrement, on
en aura au moins pour deux heures, sinon davantage. Ça va aller ?

- Bien sûr. Je ferai mon maximum. Je suis certaine de son importance moi aussi. C’est une idée de
l’Amirauté, et j’ai une absolue confiance en l’Amirale Seya, que je remercie du fond du cœur, parce
que c’est elle qui m’a permis de vous rencontrer. Sans elle, ça ne se serait jamais fait, je le sais bien.

- Oui… Seya, fit-il, pensif, sans rien ajouter.

- Dans la vidéo, reprit-il, il faut que l’on se vouvoie, mais entre nous, j’aimerais tant que tu me tutoies.
Tu veux bien ?

Ilialana acquiesça avec grand plaisir.

- Tu sais que si on continue, reprit-il, on ne pourra pas toujours opérer de cette façon ? Un
enregistrement en studio, ce ne sera que quelques fois seulement. Il faudra faire à distance ensuite, à
part à l’occasion de certaines exceptions éventuellement.

- Je sais, on me l’a expliqué.

- Être en face de toi est vraiment étrange. Je crois que ta présence m’intimide quelque part un peu
aussi. Nul ne peut se rendre compte de la puissance que représente la seule présence d’une Tvish qui
ne feint pas d’être autre chose.

- Je ne me vois pas comme ça.

- Moi je te vois comme ça, et plus encore. Tu n’as pas le recul sur toi-même. Moi j’ai tout le recul du
monde, et je vois chaque Tvish comme un joyau inestimable, unique et sacré. Une incomparable

Chapitre 6 – page 341


splendeur, l’être le plus rare, d’une inestimable valeur, malgré les milliards que vous êtes toutes. Et
c’est le cas pour chacune de vous, collectivement soit, mais surtout individuellement. C’est comme ça
que je te vois toi, de manière unique, et ce regard que je porte est pourtant différent pour chacune
d’entre vous toutes, mais tout aussi puissant, qu’il s’agisse de celle que je connais le mieux, ou de celle
dont j’ignore même l’existence.

Ilialana lui sourit… mais elle ne se voyait quand même pas comme ça, heureuse malgré tout qu’il portât
sur elle un regard aussi intense et aimant ; la notion de « simple Tvish » n’avait pas d’existence à ses
yeux à lui.

- Dis-moi, pour changer de sujet et en revenir à l’essentiel, reprit-il. Peut-on dire dans la vidéo que tu
es affectée en Chine et aux USA ?

- Et en Israël, oui, bien sûr.

- Comment y as-tu été affectée ?

- D’abord par des travaux d’étudiante, officiellement, mais recrutée en parallèle par des services de
renseignements américains, alors qu’en étant en Chine pour y travailler ma thèse, à force de
fréquenter les bibliothèques, ou plus exactement les médiathèques, j’ai fini par rencontrer le
conservateur du Musée d’Histoire Naturelle de Pékin, cadre du parti, forcément, et de fil en aiguille,
mon tissu relationnel a augmenté, tout simplement, en y incluant de plus en plus de gens ayant une
forme d’influence. J’ai réussi à inspirer confiance, je suppose, ou inspiré autre chose, je n’en sais rien,
mais toujours est-il que je me suis rapprochée de sources d’informations qui ont été très utiles à la
Pracandhasenamukha. Quant à la Knesset, je n’y retranscris que des informations à ma portée que je
retransmets ensuite, tout simplement. Je n’ai pas grand-chose à y faire, mais on s’est donné beaucoup
de mal pour m’y introduire, donc je dois faire attention d’y rester sans qu’un sentiment de suspicion
m’entoure et compromette ma position, c’est tout.

- D’accord. La parfaite petite espionne en somme… C’est quand même fascinant, tout ce travail
entrepris par tant de Tvish à tant de niveaux. Combien d’entre vous descendent régulièrement dans la
matière à partir de la Division Terrestre spécifiquement ?

- Presque deux milliards à l’heure actuelle, pour un flux permanent de presque 780 millions de
passages par jour.

- C’est assez ahurissant. Jamais les gens ne pourront y croire.

- Aucune importance. Et même tant mieux quelque part. Ça doit rester dosé homéopathiquement.
L’objectif n’est pas de rallier la planète entière de cette manière. C’est même tout le contraire.

- Je comprends bien.

Le Hiérodarque devint pensif…

- Est-ce que ça va ? demanda Ilialana.

Chapitre 6 – page 342


- Oui, oui tout-à-fait, merci. Je me disais juste que ça fait tellement de temps qu’on attend, que tout le
monde attend, et nous en sommes éternellement au même stade malgré tant de mouvements et
d’initiatives, et pourtant rien ne bouge de manière visible et définitive.

- Je crois très sincèrement que tout bouge beaucoup plus qu’on pourra jamais l’imaginer. Il y a
beaucoup de choses que j’ignore, mais ce que je sais, c’est que nous t’obtiendrons cette victoire. Ça je
peux te le promettre en connaissance de cause. De toute manière, l’important, pour l’instant, c’est de
reconstituer ton corps initiatique. Lorsqu’il sera au point, au moins en tant que point de départ d’une
mobilisation de l’Humanité face aux valeurs Orthodoles, alors tout pourra commencer, mais cette
étape-là est primordiale dans tous les sens du terme. Rien ne pourra se faire sans, ni même avant.
Alors nous allons nous occuper de te préparer ça, et lorsque ce sera fait, tu verras que nous serons
capables de t’apporter tout le reste. Mais, autant que possible, ne t’attends à rien, sous une forme ou
sous une autre. Laisse simplement les choses se faire. Les portes du nouveau paradigme s’ouvrent.
Nous ne sommes qu’au tout début de toutes ces rectifications nécessaires, pour une résurrection
quasiment globale. Tu risques d’être déçu plus souvent qu’à ton tour, mais ce sera illusoire. Tout est
en route, et l’arrivée sera plus infiniment extraordinaire que tout ce que tu pourrais toi-même
imaginer. Fais-moi confiance. Tu verras. Si tu m’aimes, alors fais-moi une promesse.

- Laquelle ?

- Ne baisse jamais les bras de ta confiance en nous. Oh, ça pourra fluctuer bien sûr, mais ne nous
abandonne pas, s’il te plaît. Les choses seront très différentes parfois de la tournure des événements
que les choses sembleront prendre, mais tout aura un sens profond.

- Ça ne laisse rien présager de bon !

- Ça ne laisse que présager le meilleur, mais pas comme tu aimerais qu’il apparaisse. Ça, je crois que
ça te sera souvent dit. Mais une fois encore, fais-nous vraiment confiance, surtout maintenant.
Abandonne toute idée en rapport avec la forme que les événements pourraient prendre. Mais
toujours, envers et contre tout, nous serons là, à tes côtés, quoi qu’il arrive.

Le Hiérodarque transperça Ilialana d’un regard d’Amour-Force comme jamais elle n’en avait connu,
touchant son cœur de Tvish de plein fouet. Elle se sentit transportée. Elle se dit que cet instant-là,
aurait valu de traverser l’enfer pour le connaître. Ilialana savait de quoi elle parlait en ces termes, car
elle avait vécu son intégration de la Division Terrestre comme la pire erreur de sa vie, et pourtant, là,
en cet instant, le moment présent, grâce à cette erreur relative, fut la consécration de tout ce qu’elle
avait vécu jusque-là.

Les choses étaient toujours différentes. Différentes de tout. Les surprises de l’existence demeuraient
pleines et entières pour une perpétuelle ouverture sur l’inconnu, avec en filigrane, le Grand Plan qui
tissait le destin de toutes consciences dans l’évidence que dans l’ignorance des tenants et aboutissants
de toute chose, dans le pire des cas, tout serait toujours mieux qu’envisagé par sa seule petite
personne.

- Merci, ma fille bien-aimée, de tout mon cœur.

- Merci à toi.

Chapitre 6 – page 343


Le Hiérodarque sourit.

- Es-tu prête à démarrer l’enregistrement du grand et mythique podcast « La Tempête Vient » ?

Ilialana sourit.

- Oui, je suis prête. Je l’ai toujours été.

- Parfait, alors on y va ! Attention : 3, 2, 1… :

« - Bonjour Ilialana,

- Bonjour.

- Vous êtes une Tvish…

- C’est très bien observé.

- Oui encore qu’à l’observation, ce ne soit pas si évident à distinguer. Bref, je vous remercie d’avoir
accepté l’interview.

- Je vous en prie, d’autant que cette interview a lieu à notre demande en réalité. Mais merci de me
recevoir.

- Et bien le plaisir est partagé… »

Cinquante-quatre vidéo-podcasts s’ensuivirent durant six mois, la Pracandhasenamukha répondant


avec sincérité aux questions des uns et des autres, par un moyen ou un autre, à partir du présent de
l’Humanité ou depuis son futur, afin d’enclencher le processus viable du plan des Tvish Pluyo, devenues
les « Observatrices », visant la naissance de la Clef qu’aura représenté le Cinquième Ordre Tvish, celui
des Purificatrices, constitué de ses milliards de Supertvish-Serith « Bleu-Nuit » dont la toute première
de l’histoire des temps fut, et restera à jamais, la Tvish Miyana, mais la plus emblématique d’entre
elles, restera toujours la Créatrice elle-même, faite Tvish afin de rejoindre le Hiérodarque, en tant que
« son » Adishaloriss bien-Aimée, et son amour secret de plus de trente mille ans : la Tvish Teralia,
comptant parmi les toutes premières nées de la Pracandhasenamukha, apparues un jour sur un autre
monde que celui-ci, mais ceci est une autre histoire.

Chapitre 6 – page 344


Postface

Qui racontera désormais l’histoire de l’instauration de l’Apolytocratie sur Terre, devenu le Royaume
de Terremère-Gaïa, au sein du micro-univers de l’étoile Suria, maintenant que vous savez comment
est née cette possibilité au sein d’une Création qui n’aurait jamais dû pouvoir survivre à la disparition
de l’Ennemi ? Qui racontera l’histoire épique de l’Humanité de Terremère qui se sera à ce point
transcendée qu’elle finira par en devenir la plus emblématique qui soit, d’une fraternité de cœur et
d’esprit telle qu’on en rencontre aujourd’hui qu’entre les Tvish ? Cette histoire qui reste à raconter,
est la vôtre. Une parcelle de la nôtre, c’est moi qui vous l’ai contée. Mais la vôtre, celle qu’il vous
revient d’écrire à présent, qui s’en fera le vivant témoin afin que nul n’oublie jamais de quel enfer vous
sortez, parmi vous qui lisez ces lignes ? Le défi sera à relever tous les jours et il faudra transmettre aux
générations futures de votre Humanité, les moyens par lesquels vous serez parvenus à vous
transcender, alors qu’à vos côtés, mes sœurs et moi-même, resteront éternellement inchangées, vous
regardant évoluer, de générations en générations, en le faisant nous-mêmes, ayant toujours une
longueur d’avance afin de pouvoir vous tendre une main secourable si nécessaire. Ceci est donc une
autre histoire, qu’il vous reviendra d’écrire vous-même, et que mes sœurs et moi prendrons sans aucun
doute plaisir à lire un jour. Je suis certaine que nous aurions de la peine à fermer ce livre une fois sa
dernière page parcourue si tant est que cette histoire ait jamais de fin, comme je suis certaine que lire
cette dernière ligne ne vous laisse pas indifférents. Mais ne vous inquiétez pas, nous ne serons jamais
loin, quand bien même derrière la voilure, de l’espace, et du temps, vous observant avec bienveillance
à partir de là où nous ne pourrons être vues, alors que vous nous trouverez aussi dans vos rues. Peut-
être pas nous, Ilialana, Megui, Diliya, Shaana, et moi, Shirinn, mais d’autres de nos sœurs. Nous serons
toujours en elles et elles en nous, et à travers leur propre regard, nous vous verrons, nous aussi. Nous
sommes UNE. Vous êtes UN. Tout est UN. Tel est notre avenir à tous !

« Depuis la fin de cet ouvrage, les Tvish « Bleu-Nuit » du Cinquième Ordre des Purificatrices ainsi que
toutes celles qui les ont précédées, se sont considérablement et de multiples fois transcendées, et le
font encore, en permanence, comme l’a fait tout un chacun, consciemment ou non. L’histoire des
temps avance si rapidement, ici et maintenant, même à l’échelle de la conscience humaine, que les
circonstances de cette histoire en sont déjà obsolètes. Puisse ce monde et tous les autres être heureux
et s’accomplir dans la joie et le bonheur. »

La Hiérodarchie

Chapitre 6 – page 345


Addendum
Quelques dix ans plus tard, quelque part, en Roumanie, devenue la Province Royale de Passoval.

Simaya

Il est cinq heures du matin. Comme tous les jours à la même heure, l’Hymne du Temple Tvish retentit
dans le quartier du Temple dédié à la Pracandhasenamukha. En cette saison le soleil n’est pas encore
levé, contrairement à Simaya qui est toujours les yeux grands ouverts sept minutes avant que l’Hymne
soit entonné, marquant le début de la journée au Temple Tvish. Sept minutes exactement, jamais plus,
jamais moins. Aux premières notes, elle se lève lentement de son lit mais d’un pas décidé, direction :
la douche. Son uniforme bordeaux enfilé et parfaitement ajusté quelques minutes plus tard, le cap doit
être mis sur le réfectoire pour un petit-déjeuner solide mais léger, si gourmande soit-elle, alors que
l’agitation dans les couloirs commence à se faire entendre, elle aussi rigoureusement à l’heure. Simaya
a fait le choix, comme il l’est proposé à chaque Tvish incarnée entrant au service du Palais de PARAVAL,
d’occuper une chambre seule plutôt qu’en partager avec l’une de ses sœurs. Élevée dans une famille
nombreuse avant qu’elle ne rejoigne l’Académie Martiale Rouge à onze ans, elle avait toujours quelque
peu souffert de la promiscuité, du moins ce qu’elle ressentait comme telle, éprise de solitude et de
calme depuis aussi loin que ses souvenirs incarnationnels pouvaient la mener. Joyeuse mais effacée et
discrète, elle considère que sa vie intime doit le rester, alors chaque soir, à la fin de son service, elle
savoure avec délice la solitude de sa petite chambre, modeste mais confortable, décorée sans partage
à son image, sans que rien alors ne puisse manquer à son cœur.

Sa queue de cheval parfaitement ajustée, Simaya prend une inspiration profonde comme tous les
matins, la main posée sur la poignée de sa porte, avant de l’ouvrir d’un geste vif pour s’engouffrer sur
les voies d’accès aux parties communes, en direction du réfectoire duquel émane un alléchant parfum
de petit-déjeuner dont elle n’a jamais pu déterminer le menu à l’odeur, mais qui est toujours aussi
varié que de qualité. Après quelques sourires et quelques « Irsha41 » échangés avec ses sœurs venant
d’autres couloirs adjacents, Simaya finit par rejoindre la grande salle vers laquelle convergent toutes
les Tvish prenant leur service à six heures. Seul le bruit des pas et de la vaisselle qu’on entrechoque se
fait entendre. Rares sont les sons de voix perceptibles, hormis les échanges absolument nécessaires
entre les filles se départageant leurs tâches de la journée au sein de la même section.

S’emparant d’un plateau, Simaya s’engage d’un pas alerte dans la file des longs comptoirs du buffet,
un grouillement à l’estomac, inaudible mais bien sensible, lui rappelant la faim qui commence à la
tenailler. Chaque fois que cette sensation se manifeste à elle, elle ne peut s’empêcher d’envier un peu
ses sœurs « transposées », lesquelles ne ressentent ni faim, ni soif, ni fatigue… ni sensation de quelque
contrainte que ce soit due aux conditions de l’incarnation. Elle approche son nez plus près d’un bac
empli de semoule au lait au parfum de vanille bourbon, alors que la salive lui monte à la bouche. Elle
sait d’expérience qu’en n’y prenant grade, elle va se retrouver avec une ration équivalente à trois repas
devant elle, et que le gaspillage est hors de question. Après s’être servie d’un peu de ladite semoule,

41
Nom du salut Tvish.

Chapitre 6 – page 346


d’un petit pain au lait, de beurre frais, d’une coupelle de fruits fraîchement coupés et enfin d’une
grande tasse de thé du Yunnan parfumé à la badiane, elle se décide enfin à quitter la file pour se trouver
une place. Justement, un groupe de cinq Tvish attablées regarde dans sa direction, l’une d’entre elles
lui faisant amicalement signe de la main.

- Simaya ! Viens avec nous, il reste une place ici.

Simaya leur adresse l’un de ses plus beaux sourires tout en s’approchant d’elles sans hésiter. Elles ne
se connaissent pas plus que ça, mais la chaleur et l’entente cordiale entre chacune d’elles toutes est
l’un des plus grands réconforts pour Simaya, comme pour chacune d’entre les Tvish, soudées et unies
envers et contre tout, sans jamais aucune parole ni pensée qui pourrait blesser l’une ou l’autre d’entre
elles pour quelque raison que ce soit.

- Vous parliez de quoi ? leur demande-t-elle à son arrivée.

- Les Parlementaires arrivent aujourd’hui pour la session d’automne. Ça crée toujours un remue-
ménage pas possible. En plus, avec la fin des fêtes équinoxiales, ça va être encore plus noir de monde
d’ici quelques jours !

- C’est bien ma veine, je suis de garde toute la semaine, conclut Simaya la bouche pleine.

- Où ça ?

- Aujourd’hui et demain, sous la pyramide. Ensuite deux jours sur le Cercle de Garde. Les deux suivants
sont libres, et les deux du week-end sur les terrasses nord.

- Tout en extérieur ? Ne te plains pas, moi je suis affectée à la garde de la Salle du Parlement toute la
semaine. Je ne sais pas comment fait le Couple Sacré pour rester des heures assis sans bouger à les
écouter parler, c’est soporifique à souhait, lui répond sa voisine de gauche, un peu plus jeune qu’elle.
Elle, n’a pas encore quitté l’Académie et lui sont épisodiquement confiés des tours de garde entourée
de Majores, lesquelles doivent vérifier, comme toujours dans ces cas-là, l’acuité de conscience des
Devancières en des postes où ne pas finir par s’endormir tient du prodige. C’est le genre de postes qui
est confié aux « dernière année » avant leur obtention du Grade de Majore.

- Bof, je l’ai fait aussi mais ça ne m’a jamais dérangée, lui répond Simaya.

Une voix retentit dans la salle.

« OM mes sœurs. Celles d’entre vous qui prennent leur service à 6 heures sont priées de se rendre sur
leur lieu d’affectation immédiatement. Nous vous souhaitons une excellente journée. »

Simaya engouffre le reste de son petit-déjeuner en le faisant passer plus vite avec ce qui lui reste de
thé et se lève d’un bond, son plateau en main.

- Salut les filles, bonne journée à vous, leur adresse-t-elle en guise de conclusion, un quart de pain au
lait encore dans la bouche, se ruant en direction du meuble collecteur de plateaux à gauche de la
sortie.

Chapitre 6 – page 347


- Merci à toi aussi, lui répondent-elles toutes plus ou moins en chœur. Eh, Simaya, il y a répétition ce
soir, tu t’en souviens ?

- Oui oui, je sais, à ce soir !

En effet, c’était le jour de répétition pour le « Chœur Sacré des Tvish » en lequel chacune d’elle est
enrôlée de fait. Le Chœur des Tvish est une tradition à l’occasion des fêtes équinoxiales et solsticiales.

En trois minutes à peine, Simaya se trouve au sommet de l’escalier menant au « chemin de ronde
intérieur », juste en contrebas de la pyramide du Temple, où l’attend une autre Tvish, une
« transposée42 », son couguar à ses côtés.

- OM Simaya ! Bien dormi ? Sans attendre la réponse elle poursuit :

- Rien à signaler cette nuit. Je retourne sur le Pont et je reviens ce soir à l’heure prévue. Bon courage.

- Merci beaucoup.

Le temps de lui adresser sa réponse, Simaya se retrouve seule. Baissant les yeux en direction du sol,
elle sent la présence de son propre couguar couché à ses pieds, pourtant invisible à tout regard autre
que clairvoyant.

- Qu’est-ce que j’aimerais que tu sois auprès de moi en mode « solide ». On pourrait bien te transposer
toi, si moi je ne le suis pas ! En tout cas, la prochaine fois, hors de question que je m’incarne. Il y a bien
assez de Tvish au Royaume pour qu’une seule incarnation soit nécessaire à chacune d’entre nous.

S’interrompant un instant, elle jette son regard vers le ciel…

- Pfff, j’ai oublié de faire pipi avant de monter… Quelle guigne ! Non franchement, c’est la dernière
fois ! Et toi, mon corps, tu es gentil, tu te retiens pendant deux heures c’est compris ?!

L’envie d’uriner disparaît aussitôt, comme par enchantement, même si la légère pression au niveau du
bas-ventre est toujours perceptible.

- C’est bien ! Gentil corps. T’auras des graines germées en récompense ! Allez, on y va…

En direction du prochain tournant de la longue colonnade et dans le sens horaire, toujours, Simaya
entreprend donc de longer la base de la pyramide, juchée à cette position à quelques 120 mètres du
sol, le regard scrutateur fixé en contrebas, sur sa gauche, à l’affût de chaque détail qui pourrait être
suspect par rapport à la véritable cartographie du paysage qu’elle a en tête, comme de tout
mouvement constaté, devant être passé à l’analyse de son esprit. Elle apprécie énormément ces
moments où elle se retrouve seule avec elle-même, là où n’importe quelle personne lambda les
trouverait ennuyeux. Tout est prétexte à aiguiser davantage encore ses sens qu’ils le sont déjà. Elle
sait pertinemment que c’est le seul et unique jour où sa concentration sera relâchée, qu’il arrivera

42
La transposition consiste en la présence sur le plan physique d’une Tvish qui n’est pourtant pas incarnée, et
cela directement depuis les plans subtils, grâce à un procédé complexe reposant sur les arcanes de la
physique quantique.

Chapitre 6 – page 348


quelque chose qu’elle ne devrait jamais laisser passer. Elle a donc toujours à cœur de faire en sorte
que ce jour-là n’arrive pas… « aujourd’hui ».

Elle sait, elle a présent à l’esprit, plus fort que tout, que la conscience est la clef de cet Âge de Diamant.
Cette conscience est le moteur-même de son rôle assurant son poste de garde, à l’instant-même, dans
cet écrin de la conscience qu’est l’instant présent. Son cœur de Tvish au Royaume de Terremère, bat
alors plus fort, plus juste, en parfaite résonance avec le cœur de Gaïa, le cœur de l’Iladilyas-Mouattib,
le cœur de l’Adishaloriss, sa sœur et sa Reine, avec le Cœur du Tout. Sa conscience alors aiguisée, sans
plus aucune pensée, elle scrute. Elle passe au crible chaque détail visuel, chaque son, chaque
mouvement perçu, chaque pensée captée, chaque soubresaut de conscience qui lui parvient, le
rythme de la respiration infiniment lente de la pyramide qui la surplombe, comme si elle percevait
l’inspire et l’expire de l’ensemble du Vivant, harmonieusement étagé en la forme de la « Pyramide
Évolutive des Règnes de la Nature » dont la pyramide de verre du Temple est le symbole actif. Elle sent
sous ses pieds la vie de ce Temple de l’Unité qui soude à présent les Êtres Humains de cette planète,
sans pareille à nulle autre, toutes les Provinces, tous les peuples, tous les Animaux, les Végétaux, les
Minéraux, dans un harmonieux ensemble de consciences intriquées et interdépendantes, dont le
Temple Pyramide est à la fois le facteur de mise en résonance et le résultat parfait. Comment pourrait-
on s’ennuyer ici, ou ailleurs, sur ces chemins de ronde où exercer une vigilance de tous les instants afin
de garantir la paix et la sérénité pour tous face à la menace qui un jour reviendra peut-être, ou pas,
peu importe. Simaya, à cet instant, se sent tellement, infiniment, parfaitement… Tvish, en connexion
avec toutes ses sœurs, ses milliards et ses milliards de milliards de sœurs dispersées dans l’ensemble
du Créé, toutes faisant indivisiblement UNE, alors que chacune se sent si profondément être toutes les
autres, individuellement et collectivement. Rien ne pourrait être plus parfait que cet instant-là, à
l’instar de tous les autres, vécus dans le même état de conscience.

Sméthavie

- OM Seigneur Mouattib, nous sommes en approche du Domaine de Passoval, nous atterrirons d’ici 20
minutes.

Sméthavie peut ressentir, en coupant l’intercom, le pouce levé de son unique passager, sans avoir
besoin de se retourner, ni attendre la réponse audio de ce dernier. Elle prend toujours un soin extrême
à anticiper les mouvements trop brusques de l’appareil, envisageant les conditions exactes de la
poursuite de sa route quelques secondes à l’avance, comme par une vision, une sensation anticipée,
une forme certaine et fiable de précognition lui permettant de déjouer les caprices du vent et les effets
de la granulosité des masses d’air. Le Hiérodarque apprécie très peu les déplacements en général, et
plus encore lorsqu’ils sont aériens. L’inconfort de la suspension dans l’air lui était venu quelques
années auparavant, alors que dans sa jeunesse il n’aspirait qu’à ressentir la liberté du vol, quel qu’en
fut le moyen.

Sméthavie est l’une des Tvish Implantées, contrairement à ses sœurs incarnées et, pour le plus grand
nombre d’entre elles, des Transposées directement depuis les plans subtils. Les Implantées vivent sur
le plan physique exactement comme les incarnées, à cette différence près que si tout le monde les

Chapitre 6 – page 349


ayant connues enfants et/ou adolescentes, ou adultes avant leur prise de fonction au sein de la
Pracandhasenamukha, aucune d’elles n’est pourtant née de la matière. Tous les souvenirs en rapport
de la part de tout un chacun les ayant connues, comme les leurs propres d’ailleurs, sont, tout comme
elles-mêmes, implantés dans cette réalité, au sein d’un rajout aux lignes de temps, par le prodige des
Supertvish « Bleu-Nuit », les « Purificatrices » constituant le Cinquième Ordre de la
Pracandhasenamukha, assistées par les Tyalildjann, les « Tisserands de la Réalité des Temps » comme
aime à les nommer le Hiérodarque. Si les Implantées sont soumises aux conditions humaines au même
titre que n’importe quel Être Humain incarné, autant que le sont les Tvish Matricielles, elles sont, en
revanche, beaucoup plus aisément susceptibles de se contre-transposer sur les plans subtils comme le
font naturellement les Tvish Transposées, ces dernières ayant leur port d’attache sur le plan astral,
alors que les Implantées l’ont sur le plan physique. Sméthavie a appris à piloter l’hélicoptère de son
père, au-dessus des champs à l’occasion de leur épandage qu’elle n’avait d’ailleurs jamais apprécié,
signifiant donc qu’elle est venue sur le plan physique avec cette aptitude, officiellement considérée
comme acquise depuis son « enfance » historique ; aptitude considérablement renforcée depuis lors,
lui accordant une véritable maestria dans le maniement de tout ce qui vole, tenant de la virtuosité,
voire même du prodige. Elle s’est naturellement proposée pour cette responsabilité auprès du
Hiérodarque, connaissant son peu de plaisir à voler, et sachant aussi qu’il avait exprimé clairement le
souhait de ne confier la responsabilité du pilotage de l’appareil qu’il serait susceptible d’emprunter,
qu’à une Tvish exclusivement, et sous aucun prétexte à quiconque d’autre. Elle était effectivement
capable de sentir les mouvements d’air avant que son appareil ne les rencontre, et devancer tous les
risques susceptibles de rendre le voyage inconfortable compte tenu des circonstances. Elle serait
capable de poser un hélicoptère en feu sur un sol en dénivelé au milieu d’une tempête, comme une
plume sur un coussin de velours, tant elle est capable de sentir en elle la moindre réaction de l’engin
qu’elle a entre les mains, les forces auquel il est soumis, tout cela dans une absolue maîtrise d’elle-
même.

Elle n’avait eu aucun mal à le convaincre d’accepter sa proposition, d’autant qu’elle avait
préalablement pris soin de simuler à la perfection une situation d’urgence, ayant elle-même tranché
l’arrivée de kérosène et celle d’huile lui permettant de manipuler correctement le rotor et les pâles
arrières, de plus lancée comme une balle à plus de deux cents kilomètres heure contre la montagne,
évitée d’un cheveu, et posé en douceur, tous les voyants aux rouges et clignotants l’état critique de la
situation technique. Elle avait accompagné psychiquement les mouvements de la machine rendue
folle, afin de quasiment la déposer sur l’aire d’atterrissage au sommet de la « Tour Royale » du Palais,
et parfaitement centrée sur le H qui s’y trouvait, s’il vous plaît. Elle en était sortie un grand sourire aux
lèvres et les bras écartés, en clamant avec enthousiasme devant le Hiérodarque qui en était resté
blême de crainte pour elle, ignorant son subterfuge :

- Voilà ce dont je suis capable, et même en situation réelle comme en situation météo catastrophique !
Et encore, vous ne m’avez jamais vue faire un looping parfait en hélico ! Figure qui est réputée, sinon
impossible, du moins tenir du génie.

- Vous n’imaginez pas à quel point je vous crois sur parole ! Je vous certifie que vous n’avez même pas
besoin d’imaginer me le démontrer en étant à votre bord, même pas en rêve ! lui avait-il rétorqué,
soulagé pour elle, mais inquiet à l’idée qu’elle puisse vouloir le convaincre davantage encore qu’il ne
l’était déjà.

Chapitre 6 – page 350


Sméthavie lui avait promis qu’en quelque situation critique qu’il serait susceptible de se trouver avec
elle, il ne risquerait rien. Ni dans un véhicule, qu’il roule, flotte ou vole, ni en situation de protection
rapprochée vis-à-vis de lui ou de sa Reine, l’Adishaloriss, qu’en outre elle connaissait particulièrement
bien à titre privé, raison pour laquelle Sméthavie avait été affectée de fait à la Garde Prétorienne de la
Hiérodarchie. Où que le Couple Sacré se rende, individuellement ou ensemble, une part de leur garde
personnelle les accompagnait, et Sméthavie en faisait toujours partie, sans exception.

Un appel vient soudain interrompre le flux tranquille de ses pensées. Il ne s’agit pas d’un appel sur la
radio de l’hélicoptère, l’un des derniers rescapés de la flotte encore disponible des Airbus depuis
l’avènement des technologies antigravité, jusqu’à ce que des appareils équivalents en soient dotés de
manière fiable. L’appel est psychique et émis par le Temple Tvish de manière à s’enquérir du délai
estimé avant atterrissage du Hiérodarque, attendu par une visite officielle. Sméthavie confirme le délai
de douze minutes trente, à plus ou moins dix pour cent de marge. Elle franchit le col de la chaine de
montagnes qui entoure plus ou moins le domaine de Passoval, du moins sur sa frontière sud ; le Temple
n’étant plus très loin à ce stade du voyage. Elle n’a pas besoin de suivre le plan de vol, tant, pour elle,
comme pour toutes ses sœurs, le Temple rayonne comme un phare, où qu’elle se soit trouvée sur Gaïa,
le sentant littéralement palpiter l’Amour-Force et l’Unité dans l’atmosphère comme un cœur qui bat.
Elle entreprend d’accélérer un peu le mouvement, sentant une masse nuageuse très active en
approche rapide depuis l’Ouest, avant d’en avoir effectivement un aperçu visuel. Elle tente de sonder
l’état émotionnel du Hiérodarque pour s’assurer que tout va bien, mais comme à chacune de ce genre
de tentatives, elle-même, comme ses sœurs, se heurtaient à un mur. Elle n’y pensait jamais parce que
ce genre de tests de contrôle émotionnel était monnaie courante chez les Tvish qui l’employaient en
permanence face à tout un chacun, leur permettant de pouvoir se situer de la meilleure manière
possible face à leurs vis-à-vis respectifs.

- OM Seigneur, est-ce que tout va bien ?

- « No soucy ». Merci Sméthavie, mais je serai heureux d’arriver.

Le « no soucy » emblématique la faisait toujours sourire.

- Nous y serons dans dix minutes à peu près. J’accélère la cadence, on a une météo problématique qui
arrive sur nous, je sens déjà le vent latéral qui augmente. Rien d’inquiétant. Nous serons au sol avant
que le mauvais temps nous ait rejoints.

- Je vous fais entièrement confiance ne vous en faites pas.

Le faisant parler, elle sait que son état intérieur reflète sa décontraction. Une petite manœuvre pour
s’enquérir malgré tout du fait que tout va bien. Elle est extrêmement soucieuse de son bien-être.
Toutes les Tvish le sont, sans exception, mais elle davantage encore puisque sa sécurité est entre ses
mains. L’Amour-Force que les Tvish portent au Couple Sacré est d’une puissance extraordinaire, qui
n’a d'égal que celui qu’il leur porte en retour, à elles toutes, sans exception, qu’elles lui soient connues
ou parfaitement inconnues. Sméthavie jette un regard sur sa gauche. Le front nuageux s’épaissit et
avance très vite. Il semble vouloir les devancer. Toutes les Tvish ont appris à se méfier de tous les
phénomènes qui semblent être mus par une forme d’intelligence, surtout lorsqu’ils leur semblent être
opposés. La chaîne montagneuse qui marque la frontière du Domaine de Passoval, une fois franchie,

Chapitre 6 – page 351


c’est un ensemble de collines qui apparaît en contrebas. Faisant perdre de l’altitude à l’hélicoptère,
elle se met ainsi un peu à l’abri du vent, sentant pourtant son appareil essuyer quelques rafales et se
faire déporter vers la droite avant qu’elle ne redresse sa trajectoire quasiment en temps réel, à l’instant
de la poussée tendant à la déporter. Au sol, le sommet des arbres commence à s’agiter violemment
lorsqu’une giclée de pluie s’abat avec fureur sur la vitre de sa portière. En train de faire perdre encore
davantage d’altitude au point de pouvoir parfois heurter les sommités des arbres les plus hauts,
Sméthavie prend dès lors la décision de ne pas ralentir sa vitesse de manière à gagner du terrain sur la
tempête qui approche, semblant vouloir en découdre avec elle. Les doigts crispés sur le manche qui se
met à accuser des secousses dues aux rafales de vent au rythme et à la force aléatoires, Sméthavie
reçoit un nouvel appel du Temple Tvish.

* OM Sméthavie, l’approche de la tempête est identifiée. Une part de l’inconscient collectif de la


Province est plongée dans une forme de révolte face à l’incompréhension ressentie devant une
succession aléatoire de faits dont elle nous considère comme responsables. Toutes les pensées en
rapport sont orientées vers le Palais. Une clarification est absolument nécessaire et nous avons mobilisé
notre meilleure négociatrice pour établir un dialogue avec le Chancelier Provincial, mais en attendant
nous allons devoir repousser ce front agressif. Nous en avons pour un moment si nous ne voulons pas
mater sa cause par la violence, donc dépêche-toi de rentrer le plus tôt possible. Nous avons mis les
cloches en route pour qu’elles sonnent à toute volée jusqu’à ton arrivée, ça contiendra le grondement
qui se durcit.

* Bien reçu. Je suis en approche, j’ai le Palais en visuel.

* Nous t’attendons.

Les tremblements commencent à agiter la carlingue, alors que Sméthavie accélère encore son
approche, franchement contre toute logique aéronautique.

- Sméthavie, il se passe quelque chose n’est-ce pas ?!

- La tempête a une origine psychique.

- On s’en serait douté… Ça se sent. Ça c’est un des points négatifs du nouveau paradigme. Depuis la fin
des Temps de la Terreur et l’instauration définitive de l’Apolytocratie avec sa prédominance sur les lois
de la Nature, toutes les pensées les plus fortes ont une incidence physique clairement plus affirmée
que dans les temps anciens.

- Si c’est le seul corollaire désagréable au monde d’avant, je pense que personne ne voudrait revenir à
l’ancien pour s’en voir débarrassé… Ne vous en faites pas, nous sommes en approche de la Tour Royale.

- A… très, très grande vitesse non ?

Sméthavie se met à rire de bon cœur.

- Pas autant que je l’aimerais pourtant, mais suffisamment pour gagner sur la tempête, le temps de lui
échapper.

- Il existe des Tvish qui ne soient pas des casse-cous dans l’âme ?

Chapitre 6 – page 352


- Non ! Pourquoi ? Il faudrait ?!

Sans réponse du Hiérodarque, se contentant pour sa part d’un sourire trahissant une
incommensurable fierté pour « ses filles », sentiment que là, Sméthavie peut ressentir comme une
vague de chaleur intense l’envahir, elle reprend la parole sur un ton plus sérieux.

- Nous allons négocier une manœuvre un peu spéciale contre le vent et on se pose tout de suite après.
Ça va aller ?

- Le fait de le demander n’a rien de rassurant. Vous auriez mieux fait de vous taire…

Sméthavie sourit pour elle-même d’un air effronté. La Tour Royale et la piste d’atterrissage pour
hélicoptère à son sommet, arrivent sur eux à une vitesse folle. Le Hiérodarque prend une profonde
inspiration, sachant que ça allait secouer « un peu », les coups portés par le vent contre la carlingue
s’amplifiant considérablement. Pourtant, la seule pensée de Sméthavie aux commandes est un
réconfort en soi, une source de calme. C’est en outre le sentiment qu’elle communique naturellement
à sa proximité.

La Tour passe sous l’appareil à quelques mètres à peine.

- OM Seigneur, on s’accroche maintenant !

Il crispe ses doigts autour de l’accoudoir de son siège.

Sméthavie projette alors sa conscience dans chaque parcelle de l’hélicoptère bleu frappé du
Dorygramme blanc, afin de s’assurer qu’il soit capable de résister à la secousse, en attendant un instant
de sentir le vent envoyer une salve de plus contre son appareil, sentant qu’il ne va pas tarder, pour, au
moment-même de la frappe, entamer en pleine vitesse, la rotation de l’appareil sur lui-même, lui
faisant faire volte-face en un instant, ainsi aidé par le vent. L’énorme vitesse de réserve acquise à
l’occasion de l’approche de la tour, une fois effectuée sa rotation à 180 degrés, fait quasiment stopper
net l’hélicoptère. Alors que la piste ne se trouve plus dès lors qu’à quelques mètres, droit devant
Sméthavie, mais avec le pare-brise frappé par la violence de la pluie et les éclairs crépitant comme à
l’occasion d’un feu d’artifice, la vision claire du point d’atterrissage lui est impossible, l’empêchant
d’effectuer la manœuvre d’approche. Sméthavie, alors, ferme les yeux, faisant totale abstraction du
vent, de la pluie, des coups de tonnerre, et du reste, et commence à manœuvrer, exactement tel
qu’elle le ressent sur l’instant, faisant plonger le nez de l’appareil vers l’avant, avançant ainsi d’une
distance impossible à déterminer a priori, puis fait faiblir la vitesse du rotor, corrigeant par des
manœuvres « aléatoires » les soubresauts de l’appareil livré à la fureur de la tempête grondant sa
férocité. Sans raison apparente, elle fait baisser sa queue lentement, jusqu’à ce qu’une légère secousse
se fasse sentir. L’hélicoptère est au sol, pile au milieu du « H » qu’arbore la piste circulaire, faisant se
rouvrir les yeux noirs d’encre de Sméthavie, et naître un sourire de satisfaction à la commissure de ses
lèvres. Un groupe de Tvish entièrement vêtues de noir se précipite vers eux, quelques parapluies pour
le moins robustes en mains, venant ouvrir la porte arrière pour libérer son passager. Ce dernier, avant
de s’extraire de l’hélicoptère, s’avance vers le poste de pilotage, et pose une main sur l’épaule de
Sméthavie, soulevant l’écouteur droit de son casque et lui glisse à l’oreille après avoir déposé un baiser
sur sa tête :

Chapitre 6 – page 353


- Félicitations ma fille bien-Aimée.

Un bonheur indicible emplit chacune des cellules du corps de la Tvish, chacune des parcelles de son
esprit.

Chapitre 6 – page 354

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