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La France n’avait pas connu ça de- apparition à la radio luxembour- postes de télévision et consommait
puis la mort de François Mitterrand. geoise dans le jeu Qui perd gagne en sans complexe, sans crise économi-
Lundi 22 janvier, juste après le dé- 1952, au cours de laquelle il empo- que, l’abbé Pierre, qui, déjà, récon-
part de l’abbé Pierre pour ses « gran- che plus de 200 000 francs pour le ciliait la France de Voltaire et la
des vacances », à l’âge de 94 ans, les compte des chiffonniers d’Emmaüs, France chrétienne, piquait les
trompettes de la renommée se sont créés dans l’anonymat en 1949, il fi- consciences. Mais, dans les années
mises à sonner dans tout l’Hexago- ge la France entière dans le froid de 60 et 70, l’apparition du discours
ne. Un concert assourdissant, une l’hiver 1954. Histoire archiconnue, politique marxiste, qui veut emme-
grand-messe, un feu d’artifice mé- mille fois contée ces derniers jours. ner les damnés de la terre au paradis
diatique. Emissions spéciales, JT « Mes amis, au secours ! » Un mes- postrévolutionnaire, relègue le hé-
bouleversés... Toutes les chaînes de sage. Cinquante-cinq secondes. La ros de 1954 au rang de simple figure
télévision, toutes les radios, tous les pierre angulaire du mythe est posée. de la charité chrétienne.
éditorialistes ont loué la mémoire On connaît moins la suite. La santé En 1962, les médias ont perdu de
d’un homme d’exception ; sous le claudicante, les vingt-deux mois de vue le mythe. Dans l’émission Cinq
béret basque et l’épaisse paire de lu- clinique entre 1954 et 1958, six opé- colonnes à la une, Pierre Lazareff re-
nettes, une figure, une conscience, rations, la dépression. Et les trente vient sur un vestige oublié : « Après
un saint. Réaction normale. Eviden- ans de silence médiatique, tandis sept ans de silence, qu’est devenu
ce. Même mort, l’abbé Pierre reste qu’Emmaüs essaime partout en l’abbé Pierre ? Beaucoup d’entre vous
un mythe vivant. Une icône. France et dans le monde. Trente ans auront du mal à mettre un nom sur
Il n’en a pourtant pas toujours été de voyages, de travail silencieux son visage », dit le journaliste. Le 16
ainsi. A force de le voir trôner sur les auprès des cabossés de la terre. avril 1970, dans le journal Témoi-
cimes des sondages de popularité Trente ans pour faire taire Roland gnage chrétien, Gilbert Salachas
dans les années 90, on avait fini par Barthes et son texte nimbé d’ironie parle d’un « mythe des années 50 »,
croire que l’abbé Pierre avait tou- acide, publié dans ses Mythologies, une vieille gloire ; « les orphéons de
jours été l’abbé Pierre, qu’il était né en 1957 : « Le mythe de l’abbé Pierre la renommée se sont tus », écrit le
avec sa barbe, sa pèlerine, son béret dispose d’un atout précieux : la tête journaliste. En 1979, Bernard Pivot
et ses godillots, que le cri désespéré de l’abbé. C’est une belle tête, qui pré- le reçoit dans l’émission Apostro-
de 1954 l’avait propulsé d’un coup et sente clairement tous les signes de phes : « A côté de moi, un homme qui
pour toujours dans le cœur des l’apostolat : le regard bon, la coupe se nomme Henri Grouès »... L’abbé
Français. Erreur. Sa trajectoire vers franciscaine, la barbe missionnaire, Pierre n’a pas toujours été l’abbé
le Panthéon n’a pas été rectiligne. Si tout cela complété par la canadienne Pierre. En tout cas, pas avec la même
curieux que cela puisse paraître du prêtre ouvrier et la canne du pèle- évidence qu’aujourd’hui.
aujourd’hui, si l’abbé préféré des rin. Ainsi sont réunis tous les chiffres Il signe son retour en 1984. Une ré-
Français était parti vingt-cinq ans de la légende et de la modernité. [...] » surrection qui tient aussi en partie
plus tôt, sa mort n’aurait sans doute Désormais très loin de cette icône, du mythe. Un jour de 1983, dans les
pas provoqué une telle frénésie. loin des radios et des journaux, l’ab- rues de Namur, en Belgique, il croise
Après guerre, connu du seul gotha bé Pierre joue chaque jour de sa vie, une vieille dame qui l’interpelle :
politique pour ses faits de résistan- et sans un soir de relâche, le rôle de « Vous êtes l’abbé Pierre ? » « Oui »,
ce et ses années de députation au saint François d’Assise, son modèle. répond-il. Et la dame lui glisse
MRP, Henri Grouès, né d’une fa- Pendant les années 50, alors que la soixante-dix louis d’or dans les po-
mille de soyeux lyonnais, est incon- France prenait tranquillement du ches de son éternelle pèlerine. C’est
nu des Français. Après une première ventre, découvrait ses premiers en partie avec cet argent qu’il remplit

La cape
Silhouette immuable, charisme naturel :
l’abbé Pierre fut l’un des premiers héros
médiatiques. Au service d’une cause qu’il
n’a jamais perdue de vue, même quand les

et la rage
caméras se sont, un temps, détournées.

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l’Abbé pierre hommage

la grande salle du Palais des congrès Il entre dans le sondage de popula- Hiver 1954, tapage médiatique. Et quarante ans
à Saint-denis,
en novembre 1984, où il annonce la rité Ifop-Journal du dimanche. Dé- un chômeur après son premier appel, en 1994, il
création d’une banque alimentaire chargé des tâches de gestion à Em- salue l’abbé. récidive sur RTL. Cette fois, pas
française, qui inspirera à Coluche maüs, il devient une sorte de reine d’improvisation, il est reçu comme
les Restos du cœur (il officiera lors d’Angleterre, mais une reine qui va une star : « Réveillez-vous ! C’est la
des obsèques du comique). L’abbé au charbon et n’hésite pas à guerre ! » tonne sa voix désormais
flirte de nouveau avec la célébrité. mouiller la pèlerine. Sa renommée légendaire. La même année, pour la
Au cœur des années fric, alors que attire les escrocs : des démarcheurs première fois, il déloge l’insubmer-
Bernard Tapie parle aux gagnants, viennent le voir pour obtenir le la- sible commandant Cousteau de la
l’abbé écoute les perdants : les « nou- bel « abbé Pierre » afin de relancer tête du top 50 des personnalités
veaux pauvres ». Ils étaient 2 000 telle ou telle entreprise. Il est mê- chéries. Il ne quittera la première
couche-dehors en 1954 à Paris, ils me approché par une marque de place qu’en 2002, lorsque, à sa de-
sont 550 000 SDF en 1984 dans tou- champagne. mande, il est exclu du classement,
te la France. L’abbé s’agace. Les mé- En 1992, il est élevé au rang de Grand « pour laisser la place aux jeunes ».
dias salivent. Un Champs-Elysées Officier de la Légion d’honneur, Jusqu’à son dernier souffle, il est
spécial avec Michel Drucker, un qu’il refuse de porter par solidarité resté au firmament, planté dans le
Marc riboud

film, un premier livre avec Pierre avec « les plus souffrants ». Ecrit un paysage comme un chêne centenai-
Lunel, il est reçu à l’Elysée. Pierre livre d’entretien avec Bernard Kou- re. Même en 1996, après son désas-
Bourdieu le bombarde « prophète ». chner, son héritier en matière de treux soutien au livre du philosophe <

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l’Abbé pierre hommage

< négationniste Robert Garaudy, Les se servir d’eux. « Dès 1954, il avait jour, Frédéric Lenoir veut le pren-
Mythes fondateurs de la politique is- tout compris, raconte le photographe dre en photo. « Il m’a dit : “Non, at-
raélienne. L’abbé Pierre n’a pas lu le Marc Riboud. Il savait parler aux tends, je vais chercher ma cape et
livre. Mais Garaudy est un ami de médias, mais il ne jouait pas. C’était mon béret !” “Mais pourquoi ?”
cinquante ans. L’entourage de l’abbé naturel, chez lui, pas calculé. » Un “Parce que c’est le personnage !” »
se récrie. Le prêtre s’entête, s’enfon- charisme fou, mystique, qui irradiait répond l’abbé Pierre, comédien
ce, avant de retirer piteusement son sincère d’une vie entière. « Il avait
soutien, non sans avoir été exclu de la “Perdre la première place dans complètement conscience que ces
Licra (il en était membre d’honneur). objets étaient mythiques », ajoute
Tollé médiatique (L’Express titre « Ce le cœur des Français ? Si tu savais Frédéric Lenoir.
qui a fait chuter l’abbé Pierre »). comme je m’en fous ! Jésus va-t-il Les saintes reliques ont toutes été
« Même les références se cassent la me demander si je suis resté le léguées par testament. La canne. Le
gueule, dit Pierre Lunel, ami, biogra- béret. Le bréviaire. Et la pèlerine,
phe et président de l’université Paris- premier quand je serai devant donnée à l’abbé par un pompier
VIII. Fidélité, aveuglement, naïveté lui ?” L’abbé Pierre en 1996 voilà un demi-siècle, reviendra à un
peuvent expliquer cette erreur. » musée... de pompiers. « A Alfortville,
L’abbé Pierre sortira très marqué de tout ceux qui l’on rencontré : « Je n’ai raconte Pierre Lunel, à la fin de sa
cette affaire, aujourd’hui quasiment jamais été autant impressionné que vie, parfois, quand on lui tondait la
oubliée. « Tu sais ce qu’ils m’ont dit, par ce petit bout d’omme, il était in- barbe, il s’endormait, et si on le rasait
que j’allais perdre ma place dans le carnation du message de l’évangile trop, il se réveillait scandalisé. Si on
cœur des Français ! » dit-il à Pierre des béatitudes », relate Pierre Lunel. lui cirait trop ses chaussures, si on lui
Lunel. Mais il ajoute : « Si tu savais Selon Frédéric Lenoir, directeur de reprisait un trou dans un pull, il
comme je m’en fous ! Jésus va-t-il me la rédaction du Monde des religions, s’agaçait. Ce n’était pas un souci su-
demander si je suis resté le premier qui a écrit trois livres avec lui (1), perficiel, c’était sa seconde nature,
dans le cœur des Français quand je l’abbé Pierre n’était pas insensible à son image correspondait exactement
serai devant lui ? » La réplique, cin- sa célébrité, même si elle l’éreintait : à ce qu’il était. » Une image dont
glante, dénote à quel point sa propre « Dès qu’il voyait une caméra, un mi- Les Guignols faisaient leur miel :
popularité pesait sur les épaules de cro, il revivait, il aimait ça. C’était un « C’était une caricature parfaite pour
l’abbé à la fin de sa vie. Ses relations écorché vif qui avait un immense be- nous. Une voix, une tronche. Du tout
avec les médias étaient complexes. soin d’amour, de reconnaissance. cuit, du sur-mesure », dit l’un des
Ils lui étaient utiles. Etaient un mi- Mais c’était toujours dans un souci auteurs, Ahmed Hamidi.
roir de son combat. Né avec eux, il d’efficacité. Il n’avait pas besoin des Si l’abbé Pierre avait conscience
avait su, avant tout le monde, avant médias pour vivre. C’était d’abord un d’être un mythe vivant, l’idolâtrie
même les politiques, instinctivement saint qui se donne aux autres. » Un l’exaspérait. Selon Frédéric Lenoir,
1961, L’abbé c’est peut-être pour briser sa propre
pierre rend statue qu’il a fini par révéler, entre
visite à une
famille Dans
autres, la rupture de ses vœux de
un taudis. chasteté. Pour se libérer, aussi. Une
volonté d’humilité et de sincérité
telle qu’on peut se demander s’il
aurait apprécié le concert de louan-
ges qui a suivi son décès. Pour Rony
Brauman, président de Reporters
sans frontières, « la couverture mé-
diatique a collé à l’icône dont parlait
Roland Barthes. Une iconographie au
premier degré où l’amour de la justice
Thomas D. Mcavoy/time Life picture/getty images
tient lieu de justice ». Car, plus que
l’abbé Pierre, c’est bien la société
que raillait Roland Barthes dans son
texte de 1957, conclu par ces lignes :
« J’en viens à me demander si la bel-
le et touchante iconographie de l’abbé
Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne
partie de la nation s’autorise, une fois
de plus, pour substituer impunément
les signes de la charité à la réalité de
la justice. » p Nicolas Delesalle
(1) Mémoire d’un croyant, éd. Fayard, 1997 ;
Fraternité, éd. Fayard ; Mon Dieu…
Pourquoi ?, éd. Plon, 2005.

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