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L E S É C R I VA I N S DU BAC

MAURIAC
Prix Nobel 1952, écrivain et journaliste, François Mauriac est l’auteur d’une œuvre traversée par
les doutes de la foi catholique, écartelée entre l’enfer et le paradis. Ce peintre des mœurs de la bour-
geoisie s’est aussi engagé à travers ses écrits pour défendre la liberté.

ses propres yeux déjà, son homme qui se sont tour à tour exercés vain de son fils –, est tempérée par celle
œuvre romanesque semblait dans un sens et dans un autre. Com- du père, ou plutôt de son fantôme
appartenir à des temps ré- prendre Mauriac, l’homme et l’écrivain, puisque Jean-Paul Mauriac est mort alors
volus. Sorte d’entomolo- revient à voir comment il a surmonté ces que le petit dernier des Mauriac n’avait
giste de la vie provinciale antagonismes. pas deux ans : « Mon père, anticlérical
d’avant la Première L’ascendance n’explique pas tout, peut-être même antireligieux, cet absent
Guerre mondiale, l’au- peut-être même n’explique-t-elle rien du bien-aimé dut faire contrepoids, au-
teur de Thérèse Desqueyroux, Genitrix tout. Cependant Mauriac, qui pensait que dedans de moi, à tout ce qui m’était in-
ou du Nœud de vipères passe pour un « l’individu le plus singulier n’est que le culqué par ma mère et mes maîtres5. »
écrivain d’arrière-garde! Pourtant, évo- moment d’une race1 », doit beaucoup à La dévotion sévère, vétilleuse et for-
luant dans une atmosphère souvent son milieu qu’il peint sans indulgence maliste, aux accents jansénistes, de la
étouffante, les personnages de ses ro- forçant parfois le trait jusqu’à la carica- mère fut relayée par les Marianistes du
mans, torturés par la coexistence en eux ture. Né l’année où meurt Victor Hugo, collège de Grand-Lebrun où, dans une
d’aspirations contradictoires – pour le François appartient à une fa- « atmosphère céleste », se
dire dans les catégories chrétiennes de mille de la bourgeoisie ca- formaient non « pas des in-
ce catholique fervent, entre le péché et tholique bordelaise aisée, «Enfance telligences catholiques, mais
ses tentations et la grâce et ses bénédic- aux idées très conserva- entravée? des sensibilités catho-
tions –, transcendent le cadre restreint trices, et très hiérarchisée. liques6 ». L’abbé Péquignot,
de leur milieu d’origine. On doit y « tenir son rang »
Certainement, professeur de rhétorique à
Sa voix blessée, presque rauque, érail- et la religion y est d’autant mais les freins Grand-Lebrun, y a « éveillé
lée à la suite d’une trachéotomie – pei- plus prisée qu’elle a le dou- étaient autant [son] intelligence7 », lui fai-
nant à trouver son chemin depuis un ble intérêt d’assurer le salut internes sant « goûter Montaigne » et
cœur ardent que manifestait bien im- dans l’autre monde et l’or- qu’externes» « chérir Pascal ». L’enfant
parfaitement son visage émacié, angu- dre ici-bas. « J’étais le der- triste, « né fragile8 » et de fai-
leux, souffreteux –, savait aussi piquer nier fils d’une mère devenue ble constitution, était un lec-
au vif ce qu’il y a de bas dans l’homme. veuve très jeune, entrée dans le veuvage teur passionné qui ne cessait de griffon-
C’est ce Mauriac-là qui suscite aujourd’hui comme en religion, très scrupuleuse, et ner : journal, bouts-rimés, poèmes et
l’intérêt, l’admiration même : le combat- qui se considérait comme chargée à la même un premier roman.
tant du siècle, l’académicien résistant pu- lettre de notre destin éternel2. » C’est Enfance entravée ? Certainement,
bliant sous le pseudonyme de Forez le dans « ce monde d’avant Freud3 » que mais les freins étaient autant internes
fameux Cahier noir ou le «journaliste» Claire Mauriac, née Coiffard, fille de né- qu’externes. Enfance malheureuse ? Rien
du Bloc-Notes, prix Nobel de littérature gociants, éduqua ses enfants, animée par n’est moins sûr. Même si elle fut marquée
(1952), dénonçant les égarements des un idéal de pureté du cœur et du corps à par la mort – « quelle hécatombe autour
hiérarques de la IVe République. Une re- quoi se ramenait l’essentiel de la vertu de mes commencements » –, elle n’en
construction ex post de son itinéraire po- chrétienne. « J’ai eu une enfance très resta pas moins une sorte de paradis
litique pourrait donner l’impression d’une riche dans la mesure même où elle fut re- perdu dont Mauriac s’est toujours senti
évolution progressive qui l’aurait conduit foulée. Très riche, très dure aussi… 4 ». l’exilé. « Si je racontais mon enfance, j’en
des parages de l’Action française à la Mais l’influence de la mère, au demeu- pourrais donner à volonté une idée lu-
gauche mendésiste. rant femme intelligente et sensible – elle gubre ou radieuse : il suffit de régler
La réalité est plus complexe : sa tra- géra avec habileté les biens de la famille l’éclairage9. » En tout cas, Mauriac écri-
jectoire fut plutôt un chemin original ja- et, douée d’un sens littéraire certain, elle vain et poète n’a eu, de son propre aveu,
lonné par les jugements lucides d’un n’a en rien empêché la vocation d’écri- de cesse de la redécouvrir durant toute

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BIOGRAPHIE présentées par Jean Touzot, Bartillat,
11 octobre 1885 : Naissance à Bordeaux. 2008. Bloc-Notes (cinq volumes), pré-
1909 : Lesmains jointes. 1922 : Le bai- senté par J. Lacouture, Points-Seuil, 1993.
ser au lépreux. 1923 : Genitrix. 1927 : Journal, Mémoires politiques, présenté
Thérèse Desqueyroux. 1932 : Lenœud par Jean-Luc Barré, Robert Laffont, 2008.
de vipères. 1933 : Lemystère Frontenac. Lettres d’une vie 1904-1969, édition
Le romancier et ses personnages. Caroline Mauriac, Grasset, 1981.
«Election de maréchal» à l’Académie Nouvelles lettres d’une vie 1904-1970,
française. 1940 : Le sang d’Atys. 1943 : Grasset, 1989.
Lecahier noir paraît chez Minuit sous
le pseudonyme de Forez. 1952 : 6 no- Biographies :
vembre, prix Nobel de littérature. 1958 : Jean Lacouture, Mauriac, Seuil, 1980.
Bloc-Notes. 1959 : Mémoires intérieurs. Violaine Massenet, Mauriac, Flam-
1961 : Le nouveau Bloc-Notes. 1965 : marion, 2000. Jean-Luc Barré, Mauriac
Nouveaux mémoires intérieurs. 1967 : biographie intime (un volume paru),
Mémoires politiques. 1969 : Un ado- Fayard, 2009.
lescent d’autrefois. 1er septembre 1970 :
Mort à Paris. 1971 : Le dernier Bloc- Sur Mauriac :
Notes. 1972 : Maltaverne. Jean-Paul Sartre, Situations I, «M. Fran-
çois Mauriac et la liberté», 1939 : célè-
bre article dans lequel le jeune Sartre
BIBLIOGRAPHIE s’en prend au romancier. Pierre
Œuvres : La plupart des romans ont Henri Simon, Mauriac par lui-même,
été repris en collections de poche. Ecrivains de toujours, Seuil, 1958. Jean
Signalons le volume de La Pochothèque, Touzot, Mauriac avant Mauriac, Gras-
présenté par Jean Touzot, Le Livre de set, 1977, et Mauriac sous l’occupation,
poche, 1992. Les Œuvres complètes en LaManufacture, 1990. François Mauriac,
douze volumes, parues du vivant de Cahier de l’Herne, sous la direction de
l’auteur, préfacées par lui, et qui ne sont Jean Touzot, 1985, réédition 2000.
pas, absolument parlant, complètes.
On se référera aussi aux cinq volumes Audiovisuel :
de La Pléiade : Œuvres romanesques et Souvenirs retrouvés, entretiens avec
théâtrales complètes (1978-1985, quatre Jean Amrouche, I.N.A.; Un siècle d’écri-
volumes comprenant aussi des essais vains, François Mauriac, documentaire
et des préfaces) et l’essentiel des Œuvres d’Olivier Guiton; François Mauriac, un
autobiographiques, 1990. journaliste engagé, J. Touzot, J. Lacou-
La paix des cimes, Chroniques 1848- ture, réalisation G. Balavoine, DVD BCP.
1955, présenté Jean Touzot, Bartillat, Adaptation cinématographique de
1999, «On n’est jamais sûr de rien avec Thérèse Desqueyroux de Georges
la télévision», Chroniques 1959-1964, Franju (1962) avec Ph. Noiret et E. Riva.
KEYSTONE/GAMMA

sa vie : «Ecrire pour moi se ramena à re- fournissent l’observation des autres des deux, mais d’autres lettres le mon-
créer ce monde enchanté, pourtant si mé- hommes et la connaissance que nous trent plus sûr de son talent.
diocre, si pauvre, réduit à ses éléments avons de nous-mêmes. Les héros de ro- Quoi qu’il en soit, Mauriac démis-
et en comparaison de ce dont la vie de- mans naissent du mariage que le ro- sionne de l’Ecole des chartes afin de sui-
vait me combler10. » mancier contracte avec la réalité12. » vre sa vocation : écrire. Admirateur de
Proche en cela de Montaigne, un autre Proust et de Francis Jammes, Mauriac,
Chérubin de sacristie grand Bordelais auquel il est arrivé qu’on qui n’a rien d’un Rastignac littéraire, dut
le compare, Mauriac, dans ses écrits au- d’entrer dans la carrière au hasard d’une

P
aradoxe de l’écrivain qui est à lui- tobiographiques, nombreux et instruc- rencontre avec un jeune éditeur, un cer-
même sa propre matière, Mauriac tifs, comme dans ses romans, se défend tain Charles Caillard. Directeur de
sait combien il est vain de préten- de toute intention strictement descrip- La Revue du temps présent, il publia (aux
dre en saisir la vérité ultime. Ainsi, si l’en- tive : « Dans les fruits de cette union, il frais de Mauriac) un recueil de poèmes
fant qu’il fut « aura été comme le souf- est périlleux de prétendre délimiter ce Les mains jointes, « fade cantique » d’un
fleur dans sa trappe11 » et que Mauriac lui qui appartient en propre à l’écrivain, ce « chérubin de sacristie ». L’opération eut
doit peut-être ce qu’il a fait de meilleur, qu’il y retrouve de lui-même et ce que le double mérite de faire passer, aux yeux
cette restitution ne pouvait guère se faire l’extérieur lui a fourni13. » C’est un « ado- de la famille, la pilule de son renoncement
« en historien » – c’eût été de surcroît pé- lescent d’autrefois », rêveur et fonda- à la carrière d’archiviste paléographe et
cher contre le repos de ces morts en mentalement poète, qui finit par monter surtout de le faire remarquer, sinon adou-
compagnie desquels Mauriac a grandi. A à Paris afin d’entrer à l’Ecole des chartes. ber comme poète, par Maurice Barrès.
la base de la création de ses personnages, Mauriac, provincial un peu déraciné, Celui-ci, dont la voix alors comptait, en
on trouvera donc bien ces êtres de chair manque d’assurance : « Je m’y connais se fendant d’un articulet dans L’Echo de
que Mauriac a connus et dont il a imaginé assez, je suis assez compétent en littéra- Paris (21 mars 1910), attira l’attention du
en les transposant les secrets, les désirs ture pour savoir que je n’ai pas du tout monde littéraire sur le nom de ce jeune
inassouvis, les rancœurs aussi. « Nos pré- ce qu’il faut pour y réussir » (à sa mère, écrivain catholique qui se voulait d’abord
tendues créatures sont formées d’élé- 13 novembre 1907). Moment de doute ou poète : « Je sais bien quoi qu’on puisse en
ments pris au réel ; nous combinons, avec manière de rassurer une mère soucieuse penser aujourd’hui que Barrès ne s’était
plus ou moins d’adresse, ce que nous d’installer son fils dans la vie ? Un peu pas trompé et que je suis poète. »

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«Le tout Sodome et le tout rement anticléricaux, parvient à épouser désormais en place : stérilité des passions
Gomorrhe» Noémi d’Artiailh, dix-sept ans, au corps humaines, misère de la créature aban-
ramassé mais à la « tête brune et bouclée donnée à elle-même, observation des

L
a vie mondaine dans le Tout-Paris d’ange espagnol, […] Vierge de Raphaël replis de l’âme des personnages où les
d’avant la Grande Guerre n’est pas qui eût été ragote ». Pressée par sa famille, blessures passées se révèlent encore pu-
exempte d’écueils pour un jeune écri- la jeune fille, née pauvre, ne se dérobe pas rulentes. Cette dernière est en général
vain catholique encore dilettante et perçu à son devoir : « On ne refuse pas un servie par les divers procédés roma-
comme un disciple du nationalisme bar- Péloueyre15 ! » Cette union arrangée de la nesques de la rétrospection. Sur le mode
résien. L’âme de l’enfant « aux mains belle et de la bête est le point de départ de l’examen de conscience, du journal
jointes » et « chargé de chaî- d’un drame dans lequel les ou de la réflexion sur les événements de
nes », si prévenue contre les maumariés donnent lieu à leur vie passée, les principaux héros
dangers des plaisirs du «Des un étrange chassé-croisé éclairent ainsi le lecteur sur les aspects
monde, s’est muée en celle fréquentations affectif. Jean se rend vite les plus intimes de leur âme déchirée.
d’un jeune homme qu’intri- compte que Noémi ne peut Le désert de l’amour (1925) – un titre qui,
guent et fascinent un Lucien
qui accréditent trouver le bonheur auprès selon Mauriac lui-même, pourrait être
Daudet, un Maurice Ros- l’idée d’un jeune d’un être dont l’aspect phy- celui de « [son] œuvre entière » – pousse
tand, un Jean Cocteau sur- Mauriac sique lui inspire le dégoût. un peu plus loin l’idée que la passion
tout dont la réputation sent aux tendances Fuyant la tendresse feinte amoureuse est une impasse, puisque la
le soufre : « Tout Sodome, et homosexuelles» de Noémi, il part pour Paris. réciprocité ne suffit même pas à combler
tout Gomorrhe ! » Ces fré- La jeune femme paraît un l’abîme qu’elle ouvre : Maria Cross et
quentations, que déplorent temps refleurir au contact Raymond Courrèges font l’expérience de
ses amis catholiques, les fiançailles rom- d’un jeune médecin qui incarne la tenta- cette impénétrabilité des amants l’un à
pues avec la fille du compositeur Ernest tion bien naturelle de la chair. Sa « vertu » l’autre. Le roman obtient l’année même
Chausson, un certain nombre de formules la conduit à rappeler Jean auprès d’elle. le Grand Prix de l’Académie française.
ou d’allusions plus ou moins équivoques Mais, le « triste faune », qui a contracté
dans la correspondance ou dans les œu- volontairement la phtisie en soignant un Assoiffée d’amour et de pureté
vres autobiographiques accréditent l’idée tuberculeux, est décidé à se laisser mou-

D
d’un jeune Mauriac aux tendances ho- rir. Noémi, touchée profondément par ce ans Thérèse Desqueyroux (1927),
mosexuelles marquées, plus ou moins sacrifice, finit par aimer (spirituellement) Mauriac approfondit l’analyse des
bien refoulées. Le mariage avec Jeanne ce mari imposé et se consacre en veuve motivations psychologiques de son
Lafon, le 3 juin 1913, organisé de main de exemplaire à son beau-père malade. Le personnage principal, une femme révol-
maître par sa mère, la guerre qu’il fera récit est construit comme une tragédie tée – l’un des rares personnages révoltés
comme ambulancier, alors qu’il était ré- classique, même si les rebondissements chez Mauriac – et un esprit libre qu’au-
formé, la paternité, les exigences de sa ont un caractère mélodramatique un peu cune conversion ultime et rédemptrice
foi catholique et la conscience effrayée forcé. Il est rehaussé d’un style très heu- ne vient sauver. Le contexte romanesque
qu’il a pu avoir de cet aspect de sa per- reusement poétique qui, sans être affecté, en est l’adaptation d’un banal fait divers :
sonnalité pesèrent de tout leur poids pour est l’une des marques de fabrique du ro- une femme qui a tenté d’empoisonner
les refréner sinon les enfouir. Mais elles man mauriacien. son mari à l’arsenic. Le roman s’ouvre
aident peut-être mieux à comprendre Dans Genitrix, Mauriac met en scène alors qu’une ordonnance de non-lieu
pourquoi la plupart des personnages que une autre figure tourmentée : une mère vient d’être prononcée afin d’éviter que
Mauriac créa par la suite traversent une dominatrice qui, à la mort de sa bru, es- le scandale n’éclate. Thérèse, synthèse
épreuve où ils souffrent profondément de père reconquérir son fils totalement. Ce d’Emma Bovary et de Thérèse Raquin,
devoir renoncer à une part d’eux-mêmes. dernier comprend ce qu’aurait pu être est acquittée par la justice alors que tous
« Sentiment de n’avoir rien fait qui sa vie de couple si elle n’avait pas été dans son entourage la savent coupable.
vaille à trente-trois ans. Je ne suis rien en- empoisonnée par cette Genitrix. Les in- Un long monologue intérieur, presque la
core14. » C’est à plus de trente-sept ans et grédients des romans de Mauriac sont moitié du roman, qui est en fait une sorte
comme romancier, comme d’examen de conscience, fait
« diseur de riens » – la for- entrer le lecteur dans l’âme
mule serait de sa mère –, qu’il déchirée de Thérèse : elle se
trouve tardivement sa voie demande ce qu’elle va pou-
d’écrivain original. Le baiser voir dire à son mari, ce
au lépreux (1922) et Geni- Bernard Desqueyroux, pro-
trix (1923), deux courts ro- priétaire campagnard, in-
mans à l’atmosphère noire, suffisant à force de suffi-
assurent sa gloire. Dans le sances, qu’elle a épousé sans
premier, Jean Péloueyre, amour. Cette confession-
vingt-trois ans, riche héritier plaidoirie met en relief la vie
d’une famille landaise, mal- contrainte qui fut la sienne
RUE DES ARCHIVES/TAL

gré sa laideur et sur les offi- et dont l’empois l’a conduite


ces du curé qui veut éviter à devenir une meurtrière en
que la fortune des Péloueyre puissance. Thérèse s’ex-
n’aille aux Cazenave, notoi- plique et explique comment
Le jeune François Mauriac (un chapeau à la main)
avec sa mère, sa sœur et ses frères.
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elle est devenue un de ces « cœurs en- ou de son Feu sur la terre, Mauriac n’a humaine, mais sur une certaine manière
fouis » que l’indifférence a rendu peu à pas été le Tchekhov français. Œuvre à la- d’être chrétien dont témoigne Le cahier
peu monstrueux. Soustraite à la justice quelle il attachait un grand prix – « Le noir, l’un des sommets de la littérature
de l’Etat, elle sera soumise à la justice im- poème d’Atys qui demeure de tout ce que de la Résistance : « Se tenir au-dessus de
pitoyable du clan. j’ai écrit, ce qui me déçoit le moins19 » –, la mêlée ? Regarder de haut les multi-
C’est une vision non moins dure des Le sang d’Atys n’a pas non plus trouvé tudes torturées ? En tout cas, pas de plus
rapports humains qu’on retrouve dans l’accueil espéré. haut que la croix. Il faut demeurer à la
Le nœud de vipères (1931). Sous la forme hauteur du gibet, – et nous savons que
d’une sorte de confession-journal, c’est Mauriac journaliste celui où le Christ rendit l’esprit était très
l’histoire d’un Grandet mauriacien, celle bas puisque les chiens souvent dévo-

A
de Louis au « cœur dévoré par la haine et vrai dire, c’est dans ce qu’on pré- raient les pieds des esclaves crucifiés21. »
par l’avarice16 », vieillard de soixante-huit sente improprement comme une L’académicien sut prendre des risques
ans. Anticlérical, il a su gagner de l’argent deuxième carrière, celle de jour- pour sauver l’honneur d’une Académie
et voit dans ses proches, sa femme et ses naliste, que Mauriac a trouvé un regain dont l’un des membres était désormais
enfants, non une famille, mais autant de de gloire. Une notation, dans une version chef de l’Etat : « Mais nous avons fait
vipères qui attendent sa fin pour hériter non retenue des Maisons fugitives, notre choix ; nous parions contre
– conséquences (encore) d’un mauvais donne une clé de ce qui lie les deux Machiavel. Nous sommes de ceux qui
mariage ! Louis veut punir les siens en les Mauriac : « Jusqu’à cinquante ans, ma ré- croient que l’homme échappe à la loi de
déshéritant. Le destin veut que sa femme volte ne s’est manifestée qu’à travers des l’entre-dévorement, et non seulement
meure avant lui, ce qui le conduit à révi- personnages imaginaires. Ils sont nés à qu’il y échappe, mais que toute sa dignité
ser de manière déchirante la vision qu’il mon insu de cette résistance intérieure. » tient dans la Résistance qu’il lui oppose
avait de sa famille. A la différence de Désormais, il n’est plus seulement le de tout son cœur et de tout son esprit.
Thérèse, Louis se libère de lui-même. Il chroniqueur des mouvements intimes de Non, l’esprit humain ne s’abuse pas sur
finit par pressentir l’amour de Dieu et par ses personnages, mais le spectateur en- sa destinée. Non, il ne se trompe pas en
« s’avouer qu’il allait croire17 », lui qui gagé des déchirements du monde. Il sut protestant que la condition des termites
croyait n’aimer que l’argent. Il fait par- voir les dangers des fascismes et du ra- et des fourmis ne l’éclaire en rien sur la
tie de cette galerie de monstres mauria- cisme alors que nombreux dans son mi- sienne22. » C’est toujours à hauteur de gi-
ciens « qui cherchent Dieu en gémissant », lieu et au-delà en sous-estimèrent la no- bet que Mauriac protesta contre la poli-
plus estimables en fait que le troupeau civité. Dès l’intervention de Mussolini en tique coloniale de la IVe République et sut
non moins monstrueux des bien-pensants Abyssinie, dans un célèbre article de sep- en discerner les conséquences funestes.
qui s’accaparent le Christ sans être de Son tembre 1935 intitulé « Sur un dessin de Témoin, dès novembre 1954, cet appel
esprit. Sennep » et qui représentait prémonitoire : « Coûte que coûte, il faut
Avec Le nœud de vi- le Négus en singe, il s’in- empêcher la police de torturer23. » Fort
pères, par ailleurs véritable «Il sut voir digne contre cette civilisa- du prix Nobel de littérature, dans les édi-
réquisitoire contre la famille les dangers tion qui bombarde de pré- toriaux des Bloc-Notes principalement,
bourgeoise, Mauriac a at- du fascisme et tendus sauvages. Mauriac n’a eu cesse de répéter aux « gre-
teint « l’espèce de perfec- S’il met en 1936 un peu nouilles » – fussent-elles chrétiennes et
tion qui [lui] est propre18 ». du racisme alors de temps à se décider dans démocrates et surtout si elles l’étaient
Une crise spirituelle à la fin que nombreux la guerre civile espagnole, – qui n’ont d’autres ambitions que des
des années 1920, un cancer dans son milieu en comme il hésita un court ambitions de grenouilles que la « poli-
de la gorge, la mort de sa sous-estimèrent moment sur la nature du ré- tique n’échappe pas à la loi morale24 ».
mère, l’élection à l’Aca- la nocivité» gime de Vichy, Mauriac ne En tout cas, dans le silence de nos cœurs
démie française (1933), s’ils se trompe pas de combat et indifférents, l’écho de cette voix-là s’en-
ralentissent le rythme de sa sait se servir de sa plume tend encore. Jean Montenot
production, n’ont pas tari son imagina- avec tout le tranchant qu’exige la dureté
1. Vie de Racine. 2. Ce que je crois, dans Œuvres au-
tion de romancier. Avec Le mystère des temps. « La guerre civile espagnole tobiographiques. 3. Ibid. 4. Entretien avec Christine
Frontenac, roman autobiographique, il fut à la fois pour moi un aboutissement Garnier, 1955. 5. Préface des Mémoires politiques,
réhabilite la famille, durement traitée et un point de départ. J’étais en route dans Grasset, 1967. 6. Dieu et Mamon, Grasset, 1958. 7.
Commencements d’une vie, dans Œuvres autobiogra-
dans Le nœud de vipères. Il revient au cette direction depuis mon adolescence phiques. 8. Les maisons fugitives. 9. Nouveaux mé-
personnage de Thérèse dans Plongées, sillonniste. » Ces engagements n’ont pour- moires intérieurs, dans Œuvres autobiographiques.
10. Op. cit. 11. Bloc-Notes, 12 novembre 1969, Tome V,
où on la suit dans son exil chez le psy- tant rien d’une renonciation à l’écriture : Points Essais. 12. Le romancier et ses personnages,
chiatre ou à l’hôtel, et dans La fin de la « J’ai pris le journalisme au sérieux, c’est dans Œuvres romanesques et théâtrales complètes. 13.
nuit où, femme à son déclin, Thérèse re- pour moi le seul genre auquel convienne Ibid. 14. Journal d’un homme de trente ans, dans Œu-
vres autobiographiques. 15. Lebaiser au lépreux. 16.
vient mourir dans la solitude d’Argelouse. l’expression de littérature engagée. La va- Lenœud de vipères, avis au lecteur. 17. Entretien à
Les anges noirs (1936), La Pharisienne leur de l’engagement m’importe ici au Gringoire, 22 janvier 1932. 18. Préface au tome II des
Œuvres complètes. 19. Mémoires intérieurs, dans Œu-
(1941), Lesagouin (1951) et Maltaverne, même titre que la valeur littéraire, je ne vres autobiographiques. 20. Préface au tome XI des
demeuré inachevé, montrent que, sans les sépare pas20. » Œuvres complètes. 21. Le cahier noir, dans Journal,
avoir l’inépuisable richesse créatrice d’un Mauriac, journaliste engagé dans le Mémoires politiques, Robert Laffont. 22. Ibid. 23. Bloc-
Notes, I. 24. Op. cit.
Giono, Mauriac a su demeurer un ro- siècle, fait post mortem l’unanimité. Ses
mancier capable de se renouveler. S’il prises de parti ne sont pas comme celles LE MOIS PROCHAIN
s’est essayé au théâtre, malgré le succès de Sartre, fondées sur une métaphysique TOLSTOÏ
d’Asmodée et les qualités des Mal-aimés orgueilleuse et généreuse de la liberté

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