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Robert Doisneau

EEE Plus de cinq cents manifestations : les 22, 23 et 24 mai,


la photo fait la fête. Bon coude, bon œil, Robert Doisneau sort trois
albums. Impressions sans chichis ni clichés.

Objectif
tendresse
‘est au creux de l‘un de ces week—ends de TELERAMA : Comment avez—vous débuté ?
mai où la place de la Concorde est com— ROBERT DOISNEAU : Ça remonte au déluge. J‘avais
me une plage à marée basse. La capita— fait deux ans de cours complémentaire à Gen—
le a été abandonnée aux touristes. « /ls tilly. Mon père, qui travaillait dans une entreprise
sont peinards, le vrai Parisien est au moins parti de couverture et plomberie, voulait que j‘aie un
en Seine—et—Oise », lâche Robert Doisneau, en métier assis. Pour lui, c‘était la sécurité, l‘abri des
poussant la porte d‘un petit bistrot derrière le intempéries. J‘avais appris un métier complète—
Théâtre du Châtelet. Il retire sa casquette, salue ment dépassé à l‘école Estienne : graveur. Qui
les quelques habitués collés au zinc et prend des pouvait gagner sa croûte avec ça ?
nouvelles de la patronne.
Tout à l‘heure, après le déjeuner, il ira fureter TRA : Vous avez eu du mal à trouver du travail ?
chez les bouquinistes, tenté par une édition ori— R.D. : Non, l‘école m‘avait placé dans un ate—
ginale de Cendrars. Et puis il descendra dans le lier du Marais. Un truc croulant, mais alors
square en contrebas du quai de l‘Hôtel—de—Ville croulant... C‘était l‘été. Il faisait une chaleur à
faire quelques photos de repérage pour le court crever. C‘était lamentable, rempli d‘alcooliques
métrage qu‘il prépare : Les Visiteurs du square, qui jouaient aux courses. On imprimait des éti—
« une histoire rigolote, comme on en voit presque quettes de bouteille. L‘après—midi, ils foutaient
tous les jours dans Paris quand on prend le temps tous le camp à l‘hippodrome de Vincennes. Ils
de regarder. » rentraient le soir, complètement raides, puants
Robert Doisneau : Pour l‘instant, il consulte le menu et attaque la et fauchés. C‘était le désespoir. J‘avais 17 ans. Je
« Avec le Rolleiflex, bouteille, en faisant le compte de tous les recueils me disais : « Si la vie commence comme ça... »
quelle courtoisie, de ses photos qui viennent d‘être publiés : Por— Fallait voir la tronche des mecs qui répétaient
quelle humilité ! traits de Saint—Denis (Calmann—Levy, 1991), Les « oh petit, tu vas t‘y faire » ; moi aussi j‘y croyais...
On doit se courber Grandes Vacances, avec un texte de Daniel Pennac A la fin de l‘été, heureusement, j‘ai changé
pour regarder (Hoëbeke, 1991) et Rue Jacques Prévert (Hoëbeke, de boîte. Cette fois, j‘étais avec des types jeunes
dans le viseur, 1992). Pas vraiment étonné, plutôt rigolard de— et rigolos. On faisait des publicités pour les la—
comme par respect vant cette soudaine boulimie des éditeurs qui vient boratoires pharmaceutiques. Un beau jour, le
pour la personne de le cueillir pour ses 80 ans. « J‘ai travaillé pen— patron a eu l‘idée de mettre des photos dans
photographiée. dant des dizaines d‘années dans l‘indifférence gé— ses encarts. Un des gars de l‘atelier a installé
Ça change tout. » nérale. Maintenant, on pioche dans mes archives et un studio. Ça me plaisait bien. De fil en ai—
trouve que c‘est une mine. Moi, je m‘en fous com— guille, j‘ai pris la succession.
plètement. Tout vaut mieux que l‘oubli. »
TRA : Vous aviez déjà fait de la photo ?
R.D. : Oui, avec un appareil d‘emprunt, le di—
XAVIER KOCON

manche. Je cafouillais. Je bougeais trop, il n‘y


avait pas de mise au point sur mon machin. l—

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me

uoote EÀ 1
Le
»— TRA : Qu est—ce que vous avez commencé par mobilisation ? — Comment voulez—vous que je
photographier ? sache une chose pareille ? » On rappelait les 6, les
R.D. : Ma banlieue. La rue. Je n‘osais pas photo— 3, les 9... C‘était la guerre. On est remonté en
graphier les gens. J‘ai commencé plus tard, à l‘ap— auto à Paris. En arrivant, je regarde mes papiers
parition du Rolleiflex, parce qu‘avec le Rolleiflex, militaires. J‘étais bien un des gagnants de la lo—
on a la visée au—dessus de l‘appareil. C‘est un ins— terie. Je suis parti dans les premiers. Chasseur à
trument qui permet de ne pas regarder les gens en pied sur la ligne Maginot.
face. N‘importe quel dompteur de singes vous le
dira : il ne faut jamais regarder l‘animal dans les TRA : C‘est à la Libération que votre carrière a
yeux. Les gens, c‘est pareil. Si on les regarde en réellement commencé ?
face, c‘est comme une provocation. On crée un R.D. : J‘ai ressorti mon appareil. Je me suis baladé
rapport de force. Avec le Rolleiflex, quelle cour— dans les rues. Le bonheur. J‘avais fait très peu de
toisie, quelle humilité ! Comme l‘appareil se tient photos pendant l‘Occupation. J‘évitais de me faire
à la hauteur du nombril, on doit se courber pour remarquer. Je fabriquais des faux papiers. Je filais
regarder dans le viseur, comme par respect pour des coups de faux tampons sur des cartes bidons
la personne photographiée. Ça change tout. pour des copains juifs d‘Europe centrale. Finale—
ment, les cours de gravure avaient eu du bon. Life
TRA : Vous montriez vos photos ? a publié mes photos de la libération de Paris. J‘ai
R.D. : Pas du tout, je les faisais pour moi. Je conti— commencé à travailler pour l‘agence Rapho.
nuais mon bonhomme de chemin. J‘ai été opé—
rateur chez André Vigneau. Et puis, après mon TRA : Quel genre de photos faisiez—vous ?
service militaire, je suis entré chez Renault. Je R.D. : N‘importe quoi. J‘étais mercenaire : Com—
suis resté cinq ans. J‘ai appris la photo indus— ment changer son pneu de vélo avec une vieille
trielle. J‘étais jeune marié, très amoureux de ma chambre à air ou un tuyau d‘arrosage. Ou, pour le
femme. J‘avais un mal de chien à me lever le ma— magazine Claudine : « Madame, faites—vous un
tin. J‘ai fini par être foutu à la porte pour retards
répétés. Et puis je me suis lancé, je suis allé voir J‘ai mis quatre—vingts
à l‘agence Rapho. Et j‘ai fait mes faux débuts.
ans pour faire
TRA : Faux débuts ?
R.D. : Le patron m‘avait donné deux sujets : la
1 400 mètres, c‘est une
grotte des Eyzies et la descente de la Dordogne en bonne moyenne.
canoë. C‘était le début de l‘été. On est parti, avec
ma femme et des copains. Ça s‘est mal passé. Aujourd‘hui,
On s‘est fracassé dans un rapide un peu trop vio—
lent pour nous. J‘ai dû démonter l‘appareil, qui
être singulier,
avait passé la nuit dans l‘eau, avec un couteau c‘est être immobile.
de camping... Le bazar... Ensuite, on est allé aux
Eyzies. On campait devant la grotte. Le soir, tailleur dans le smoking de votre mari. » On ri—
quand les visiteurs étaient partis, je descendais golait bien. Ensuite, j‘ai eu ma période Vogue.
faire mes photos. J‘ai été photographe mondain pendant deux ans.
Et puis, un beau matin, la gardienne m‘a de—
mandé : « Quel est le numéro de votre fascicule de TRA : On vous voit mieux photographier les mar—
chands des quatre saisons...
R.D. : C‘était ça l‘idée de De Brunhoff, le patron
de Vogue : transposer ma vision du Paris popu—
laire dans les salons. Alors pendant deux ans,
robes, nénettes, beauté et tout et tout. C‘était un
peu rasoir.

TRA : Et puis vous avez fait cette série sur les


amoureux de Paris...
R.D. : C‘était encore une commande de Life.

TRA : Avec la fameuse photo des amoureux de


l‘Hôtel de Ville. Celle qui, chaque fois, ou presque,
qu‘elle est publiée, vaut des lettres disant : « C‘est
moi, sur la photo, avec ce garçon... »
R.D. : C‘est une histoire invraisemblable. Et elle
continue, plus de quarante ans plus tard. Il y a
même un couple d‘imprimeurs d‘Ivry qui fait pro—
fession d‘être les amoureux de l‘Hôtel de Ville.

TRA : Mais c‘était une photo posée ?


R.D. : Bien sûr ! Je n‘aurais jamais osé photogra—
phier des gens comme ça. Des amoureux qui se

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Les amoureux du monde entier se sont


reconnus dans ce « baiser de l‘Hôtel de Ville ».

bécotent dans la rue, ce sont rarement des couples


légitimes, croyez—moi. J‘ai fait des tas d‘autres
photos d‘amoureux dans Paris, posées également.
C‘est la seule qui ait cet impact—là.
PHOTOS ROBERT DOISNEAU / RAPHO

TRA : Pourquoi ?
R.D. : Si vous le savez, expliquez—moi. Il doit y
avoir une magie. Mais l‘histoire a peut—être trou—
vé son épilogue : il y a peut—être un mois et demi,
je reçois une lettre d‘une femme qui me dit :
« C‘est moi qui ai posé. J‘étais comédienne à
l‘époque. J‘ai encore une photo que vous m‘aviez
donné. » J‘ai été la voir, c‘est une vieille dame ra— Le « type qui a
vissante. le plus compté »
pour Doisneau,
TRA : Et c‘est elle ? l‘ami Prévert :
R.D. : Je le pense. « Tu connais la rue
des Cinq—Diamants ?
TRA : Sans prétendre être l‘un des amoureux de Et la rue du Dessous—
l‘Hôtel de Ville, il arrive souvent qu‘en regardant des—Berges ?
vos photos on ait l‘impression de reconnaître ses Toutes ces rues
propres souvenirs. Sur les photos de vacances, par qui ont de beaux
exemple, on se demande toujours un peu si le ga— noms et qui sont
min à l‘épuisette, là—bas, on ne le connait pas... les plus tristes. »
R.D. : Parce que ce sont des autoportraits déguisés.
C‘est moi l‘amoureux, là, devant l‘Hôtel de Ville.
C‘est moi le mec en vacances avec sa canne à
pêche. Dans les bistrots, dans les Halles, dans la
banlieue, mais oui, c‘est moi...

TRA : Vous n‘avez jamais fait de photos d‘actualités ?


R.D. : Non. C‘est un travail complètement diffé—
rent. Je n‘ai jamais fait de photo de sport non
plus. Je n‘ai même jamais couvert le Tour de
France. Est—ce que j‘aurais pu bien le faire ? Je ne
crois pas. Je suis trop émotif. TRA : Les photos ont été publiées ?
R.D. : Non, juste quelques—unes.
TRA : Vous préfèrez tenir une sorte de chronique de
la vie quotidienne ? TRA : Encore du pain sur la planche pour les édi—
R.D. : Peut—être. Mais attention, pas que des trucs teurs : Doisneau aux Halles.
à l‘eau de rose. La nuit avec les forts des Halles, R.D. : Non. Il ne faudrait pas que ça devienne un
c‘était raide. C‘était pas des tendres, mais ils étaient système, il va y avoir embouteillage, après Le Pa—
braves. J‘y suis allé une fois par semaine, pendant ris de Prévert.
un an, entre deux heures et huit heures du ma—
tin. Quand je passais la nuit là—bas, je laissais sou— TRA : C‘est un livre que vous aviez conçu ensemble ?
vent un de mes appareils dans un des bistrots. R.D. : Pas exactement. Certaines photos avaient
Personne n‘a jamais essayé de me le barboter. été faites avec lui. Les autres semblaient coller
« On touche pas, c‘est les outils du photographe. » avec l‘atmosphère de Prévert. l®

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»— TRA : Vous vous êtes beaucoup baladé avec le type qui a le plus compté pour moi. Il y a eu
lui dans Paris ? Cendrars, aussi, qui a été le premier à s‘intéresser
R.D. : Enormément. Ça a commencé comme un à mon travail. J‘étais allé le photographier à Aix—
T lévi si

jeu. Il me disait : « 7u connais la rue des Cinq— en—Provence, juste après la guerre. Autour d‘un
Diamants ? Et la rue du Dessous—des—Berges ? » bouteille de rhum, il m‘a raconté ses virées chez
Toutes ces rues qui ont de beaux noms et qui les Gitans de Villejuif et de Gentilly, avec Fer—
+
sont les rues les plus tristes... A force, on a fini par nand Léger. J‘étais remonté à Paris. Dix jours
aller faire un tour. On partait en expédition dans plus tard, je lui ai envoyé ses portraits et aussi
des endroits paumés C‘était un enrichissement des photos de ma banlieue. C‘est lui qui a eu
formidable, il trouvait des trucs... Il m‘a fait dé— l‘idée d‘en faire un livre.
couvrir le canal, de l‘Hôtel du Nord jusqu‘à la
porte de Pantin. Je l‘ai emmené vers la Bastille et TRA : Vous avez vécu toute votre vie en banlieue ?
le faubourg Saint—Antoine. R.D. : J‘ai écrémé les bords de la capitale : Gen—
Je me souviendrai toujours de cet après—midi tilly, Issy—les—Moulineaux et puis Montrouge. J‘ai
sur le bord du canal Saint—Martin. Je lui expli— mis quatre—vingts ans pour faire 1 400 mètres,
quais comment la vie devait être, pour être belle à c‘est une bonne moyenne. Aujourd‘hui, être sin—
mes yeux : ouverte au hasard et à l‘accident. Je lui gulier, c‘est être immobile. C‘est la course per—
disais : « Tu vois Jacques, je laisse mon pied dans manente. Ceux qui osent flâner sont des provo—
la porte pour laisser rentrer l‘imprévu. » Il m‘a cateurs. C‘est louche. Les flics les regardent. Il y
regardé avec ses gros yeux globuleux et il m‘a a des gens qui s‘escriment à aller photographier
dit : « Toi, c‘est toujours à l‘imparfait de l‘objectif des palmiers à l‘autre bout du monde. Moi, mon
que tu conjugues le verbe photographier. » Je suis truc, c‘est plutôt les platanes. Mes photos plai—
resté pantois. Il avait immédiatement trouvé le sent aux gens parce qu‘ils y reconnaissent ce qu‘ils
truc pour raconter ce que je ressentais. verraient s‘ils arrêtaient de cavaler. S‘ils prenaient
C‘est un deuil dont je ne me remets pas. C‘est le temps de savourer un peu cette ville.

TRA : Maintenant, tout le monde fait de la photo...

Photofolie, la fête R.D. : Oui. Ça donne de la plus—value à mon ac—


tivité, je ne vais pas m‘en plaindre. J‘apparais
comme un dessinateur de mammouths sur les ca—
Les 22, 23 et 24 mai, la France vivra à l‘heure de l‘instantané, du portrait vernes. Maintenant, on va inventer autre chose.
souvenir et de l‘émotion saisie au vol. Après la Fête de la musique, celle C‘est dépassé la photo.
du livre et celle du cinéma, voici Photofolie, la fête de la photo, créée à
l‘initiative du ministère de la Culture. Expo mobile sur les camions— TRA : Vous préparez un court métrage. Vous vous
bennes de Lille, appareil géant face à la tour Eiffel, album de la cité sur intéressez au cinéma ?
d‘immenses bâches à Niort, panoramiques scolaires à Saint—Brieuc, por— R.D. : Beaucoup, mais j‘y vais très peu. Si j‘entre
traits monumentaux d‘anonymes à Lyon, soit près de cinq cents mani— dans une salle quand il fait soleil, je suis culpabi—
festations dans toute la France. lisé. J‘ai l‘impression de trahir ma classe. Je ne
A LA TÊLE : Belle initiative d‘A2 et de l‘agence de presse Point du Jour : peux pas aller au cinéma tant que les sirènes des
durant les trois jours de Photofolie, certains reportages des JT de 13 h et usines Renault n‘ont pas sonné la fin du labeur.
20 h seront tout en photos (voir le détail des émissions spéciales dans nos J‘ai besoin d‘être mortifié par le travail, avant de
pages programmes). me distraire. Le plaisir qu‘on a en buvant du
A LA RADIO : De Brassaï à William Klein en passant par Abbas, France Cul— champagne vient aussi de cette petite lutte pour
ture donne la parole à la photo (voir page 164 et pages programmes). ouvrir la bouteille, l‘attente de la pression qui
monte avant que le bouchon ne saute.
Quand je faisais des photos, c‘était pareil. J‘y re—
trouvais le plaisir et la liberté, après avoir fait des
travaux qui me cassaient les pieds mais qui me fi—
laient à bouffer : photographier des usines de cas—
seroles, des maisons, de la ferraille, des fabriques
de sacs à main ou même des robes... Ça me fi—
chait en colère. C‘était trop bête de perdre sa vie
à la gagner. Je me levais certains matins décidé à
désobéir. Je fichais le camp. Et là, le bonheur.
Je crois que les gens devinent tout ça dans mes
photos. Cette école buissonnière. La liberté for—
midable que c‘est de jeter ce regard—là sur la vie.
C‘est peut—être une forme d‘égocentrisme. Je pho—
tographie toujours le même petit bonhomme,
avec beaucoup de tendresse, de sympathie et de
tolérance pour tous les défauts et les faiblesses
qu‘on peut avoir dans une ville. C‘est moi, je suis
comme ça. Et je ne photographie bien que les
gens qui me ressemblent. Je suis un prototype du
brave type e Propos recueillis par
Cécile Thibaud

Télérama N°2210 — 20 mai 1992

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