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DES SITUATIONNISTES
par Thierry Paquot
1
Philosophe de l’urbain, professeur des universités, éditeur de la revue Urbanisme
Est-ce qu’une carte donne à voir un paysage ? Est- d’Arroscia (Italie) le 28 juillet 1957, du regroupement
ce qu’un plan suffit pour suggérer une atmosphère ? de trois composantes, l’Internationale lettriste (fondée
Une carte est-elle objective ? Ou bien correspond-elle en juin 1952 par Serge Berna, Jean-Louis Brau, Guy-
à une certaine vision du monde ? Les militaires ont-ils Ernest Debord et Gil J. Volman en rupture avec le
le même usage de la carte que le géographe ou le Mouvement lettriste lancé en 1946 par Isidore Isou), le
simple touriste ? Loin de moi l’intention de répondre à Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste
ces questions que j’abandonne à d’autres auteurs plus (le M.I.B.I. est créé par Asger Jorn en 1953) et le
compétents2 ; par contre, elles me permettent de pré- Comité psychogéographique de Londres (qui n’a
senter et de commenter une réponse, pour le moins, qu’un seul membre, Ralph Rumney, son inventeur…).
originale et inattendue, celle de jeunes non-confor- L’IS, comme elle sera rapidement dénommée, n’est
mistes des années cinquante, dont le rayonnement se pas un mouvement de masse, mais plutôt un groupe
maintient avec une insolente constance, alors même élitiste, reposant sur la cooptation et l’exclusion.
qu’ils ne cherchaient aucunement la notoriété et se L’effectif ne dépassera jamais soixante-dix membres
moquaient de tout académisme. Leur nom ? Les situa- entre 1957 et 1972. Juste avant mai 68, il n’y en avait
tionnistes. Pourquoi cette appellation ? Parce qu’ils que six et lors de son autodissolution, plus que trois
s’évertuent à construire des « situations ». Une situa- (Guy Debord, Gianfranco Sanguinetti et J.-V. Martin)3.
tion construite représente un « moment de la vie, L’Internationale lettriste se préoccupe déjà de la ville,
concrètement et délibérément construit par l’organisa- prône une critique radicale de l’urbanisme moderne,
tion collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu fonctionnaliste, préconisé par Le Corbusier, invite à la
d’événements », selon la définition proposée dans le dérive et propose « le jeu psychogéographique de la
n° 1 du bulletin de l’Internationale situationniste (juin semaine » dans sa revue, Potlatch (1954-1957). Nous
1958), qui précise que le mot « situationnisme » est un avons là les trois éléments constitutifs de ce que l’IS
« vocable privé de sens […]. Il n’y a pas de situation- désignera par « urbanisme unitaire4 ». La revue
nisme, ce qui signifierait une doctrine d’interprétation l’Internationale situationniste n’hésitera pas à republier
des faits existants. La notion de situationnisme est évi- plusieurs textes, motions ou rapports, comme si les
demment conçue par les anti-situationnistes». positions du groupe n’avaient pas vraiment évolué en
une dizaine d’années, malgré l’apport de nouveaux
L’Internationale situationniste est née, à Cosio
1 Auteur de nombreux ouvrages, dont : La ville au cinéma, une encyclopédie (avec Thierry Jousse, Les Cahiers du ciné-
ma, 2005), Des corps urbains : sensibilités entre béton et bitume (Autrement, 2006), Terre urbaine : cinq défis pour le
devenir urbain de la planète (La Découverte, 2006), Petit Manifeste pour une écologie existentielle (Bourin-éditeur, 2007),
L’espace public (la Découverte, 2009), L’Urbanisme c’est notre affaire ! (l’Atalante, 2010).
2 « Subverting cartography : the situationists maps of the city », par D. Pinder, Environment and Planning A, 1996, vol.
28, p. 405-427, qui mentionne les contributions de J.B. Harley (« Maps, knowledge, and power », The Iconography of
Landscape : Essays on the Symbolic Representation, Design and Use of Past Environments, éd. par D. Cosgrove et S.
Daniel, Cambridge University Press, 1988), de J. Pickles (« Texts, hermeneutics and propaganda maps », Environment
and Planning D, 1994, vol. 12, p. 229-252), et de D. Wood (The Power of Maps, Londres, Routledge, 1993).
3 L’amère victoire du situationnisme : pour une histoire critique de l’Internationale situationniste (1957-1971), par
Gianfranco Marelli, Arles, Sulliver, 1998 ; Vie et mort de Guy Debord (1931-1994), par Christophe Bourseiller, Paris, Plon,
1999 ; Guy Debord : la révolution au service de la poésie, par Vincent Kaufmann, Paris, Fayard, 2001, et l’excellente thèse
de Patrick Marcolini, « Esthétique et politique du mouvement situationniste : pour une généalogie de ses pratiques et de
ses théories (1952-1972) », sous la dir. d’André Tosel, Université de Nice, janvier 2009. Concernant Patrick Staram, lire :
L’arpenteur de la ville : l’utopie urbaine situationniste et Patrick Straram, par Marc Vachon, Montréal, Triptyque, 2003.
4 « Une critique de l’urbanisme moderne », par Thierry Paquot, « Dossier Guy Debord », Magazine littéraire, n° 399, p.51-54.
5 Le grand jeu à venir, textes situationnistes sur la ville, par Libro Andreotti, les Éditions de la Villette, 2007. J’utiliserai ce
choix de textes, par commodité, même s’il semble préférable de lire les extraits dans leur publication d’origine et j’indi-
querai la pagination après chaque citation.
6 Constant : les trois espaces, par Jean-Clarence Lambert, Cercle d’art, 1992, et « New Babylon ou les antinomies de
l’utopie », par Hilde Heynen, traduction française dans La Part de l’œil, n°13, Bruxelles, 1997, p.53-67.
10 Paris et l’agglomération parisienne, sous la dir. de Paul-Henry Chombart de Lauwe, 2 t., PUF, 1952 . Dans Un anthro-
pologue dans le siècle, par Paul-Henry Chombart de Lauwe, entretiens avec Thierry Paquot, Descartes & Cie, 1996, l’au-
teur m’indiquait que les cartes avaient été réalisées par Serge Antoine et qu’à l’époque il ignorait que les situationnistes
le citaient avec respect.