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La nation

sans la religion ?
Le défi des ancrages au Québec
Page laissée blanche intentionnellement
La nation
sans la religion ?
Le défi des ancrages au Québec

Sous la direction de
Louis-André Richard

Les Presses de l’Université Laval


Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des
Arts du C­ anada et de la Société d’aide au développement des entreprises
culturelles du ­Québec une aide financière pour l’ensemble de leur pro-
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l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie
de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Mise en pages : In Situ inc.


Maquette de couverture : Hélène Saillant

Photographie : Étienne Grandmont, 2006.


Démolition du Patro Saint-Vincent-de-Paul, à Québec.

ISBN 978-2-7637-8848-7

© Les Presses de l’Université Laval 2009


Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 2e trimestre 2009

Les Presses de l’Université Laval


Bureau 3103
2305, rue de l’Université
Québec (Québec)
Canada G1V 0A6
www.pulaval.com
À la mémoire de Jean-Paul Desbiens
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Table des matières

Avant-propos.................................................................... 1
Louis-André Richard
Nation et raccommodement désirable.............................. 5
Louis-André Richard
La brutalité du changement.......................................... 7
La douceur derrière les changements............................. 14
Vers une culture du raccommodement désirable........... 20
L’idée de nation. Entrevue avec Pierre Manent................. 31
Louis-André Richard
La nation québécoise, le creuset méconnu........................ 63
Denis Vaugeois
Perte de mémoire, perte d’identité................................ 65
Canadiens, Canadiens français, puis Québécois............ 66
Le Québec, un creuset méconnu................................... 70
L’état de la question (à partir des débuts)....................... 70
L’apport amérindien................................................. 72
L’origine véritable des pionniers................................ 77
Le piège des patronymes........................................... 78
Une immigration méconnue : les captifs................... 80
Un bloc homogène et assimilateur............................ 83
L’assimilation des personnes et l’approbation
des traditions............................................................ 87
Quelques observations à partir du présent................ 89
Conclusion................................................................... 93
VIII La nation sans la religion ?

La nationalité québécoise et l’Islam.................................. 97


Sami Aoun
Témoignages musulmans : l’appartenance citoyenne
et les risques de la ghettoïsation..................................... 100
Perceptions des musulmans du modèle
québécois................................................................. 100
Typologie des demandes musulmanes à la
commission Bouchard-Taylor : l’épineuse question
de la double citoyenneté et la loyauté
face à un islam mondialisé........................................ 104
Réponses du rapport final de Bouchard-Taylor
aux demandes musulmanes : vers une réponse
musulmane propre au Québec.................................. 108
Typologie des approches des élites musulmanes
au Québec................................................................ 110
Les accommodements islamiques ou comment
l’islam réagit au nouveau et à l’innovation ?................... 113
Les possibilités juridiques d’adaptation en islam :
le droit des finalités de la Chari’a.............................. 113
Vers des nouvelles approches théologiques :
une nouvelle identité musulmane au sein de
l’identité québécoise menacée ou angoissée ?............. 115
Le concept de la laïcité « ouverte » est-il viable ?......... 119
Le Québec : une invitation à s’intégrer
« interculturellement »............................................... 122
Conclusion................................................................... 128
La nationalité québécoise et l’Église catholique................ 131
Louis Balthazar
L’Église dans notre histoire............................................ 132
La fondation du Canada........................................... 132
Absence de parasitisme............................................. 133
L’Acte de Québec et la survivance de l’identité.......... 133
Renouveau et conservatisme : Bourget...................... 134
Un soupçon de libéralisme : Taschereau et l’école
de Québec................................................................ 136
Le progressisme de Georges-Henri Lévesque
et l’influence du renouveau du christianisme
en France.................................................................. 136
Table des matières IX

Une Révolution tranquille toute chrétienne


dans le contexte de Vatican II................................... 138
Le grand rejet................................................................ 139
Une Église autoritaire, contraignante, incompatible
avec la modernité..................................................... 140
Les grands questionnements..................................... 143
Les intellectuels laïques prennent leur place.............. 144
Le ras-le-bol des baby-boomers.................................. 146
Que reste-t-il de cette tradition ? Un enracinement
identitaire ?................................................................... 147
La grande œuvre de l’éducation................................ 147
Des rites traditionnels............................................... 148
Un patrimoine remarquable..................................... 149
Présence de l’Église pour le présent et l’avenir............... 151
Une présence discrète dans la cité laïque et
une pastorale missionnaire........................................ 151
Un royaume qui n’est pas de ce monde
mais dans le monde.................................................. 152
Un équilibre délicat entre une présence historique
et une société pluraliste............................................. 153
L’idéologie multiculturaliste contre la nation
québécoise........................................................................ 155
Joseph Facal
Genèse et nature du multiculturalisme.......................... 156
Une pièce écrite d’avance.............................................. 169
Les élites multiculturalistes et le peuple......................... 176
Affirmer notre culture nationale.................................... 178
Nation et religion : la liberté de conscience
et le bien commun............................................................ 187
Thomas De Koninck
Rappels......................................................................... 187
La liberté la plus exigeante............................................ 195
Conséquences de la liberté des consciences................... 199
Le bien commun.......................................................... 201
Page laissée blanche intentionnellement
Avant-propos

Louis-André Richard

L
’idée d’entreprendre une réflexion sur le délicat pro-
blème de l’identité, de la communauté politique et
des accommodements nécessaires à la bonne marche
de la vie en société m’est venue à l’occasion d’un débat télé-
visé sur la question entre le maire de Saguenay et un anima-
teur de radio de Québec. Le premier avait présenté un mé-
moire à la Commission de consultation sur les pratiques
d’accommodements reliées aux différences culturelles
(commission Bouchard-Taylor), au nom de la ville de
Saguenay, où il défendait le catholicisme et sa place dans
l’espace public. Le second critiquait la position du maire en
invoquant avec véhémence la séparation du religieux et du
politique. Curieusement, ce soir-là, l’élément le plus sur-
prenant de la discussion avait peu à voir avec le contenu des
idées défendues. Le sujet grave et complexe, le format com-
primé de l’émission et le peu de temps alloué à la défense
des points de vue livraient une vue superficielle et un peu
caricaturale des positions de chacun. Non, le plus étonnant
ce soir-là résidait dans la façon de fonder les positions.
Monsieur le maire soutenait que le mémoire déposé
était l’expression de l’opinion d’une majorité de ses conci-

1
2 La nation sans la religion ?

toyens. De ce fait, il posait un geste représentatif de sa


­collectivité. Il en appelait de la loi du nombre pour justifier
son acte public, un acte cohérent avec son devoir d’élu. La
réaction de son vis-à-vis ne se fit pas attendre. Celui-ci,
d’une voix tonitruante, s’exclama : « Depuis quand la loi du
nombre peut-elle servir d’assise à la vérité ! » L’animateur
mettait en doute la voix de la majorité comme critère du
vrai ou, pour dire prudemment, comme seul critère du
vrai. À ce point, on avait l’impression d’être plongé dans un
dialogue de Platon, plus précisément celui ou Socrate dis-
cute avec le devin Euthyphron. Le problème y est débattu
sous la forme du rapport entre la piété et la justice, une
discussion sur la religion devant le Portique royal, sous
lequel étaient affichées les lois de la cité. Pour Socrate, il est
rationnellement périlleux de s’en remettre à l’assentiment
de tous pour établir la nature et surtout le prix du vrai, du
noble ou du juste. Ce n’est pas parce qu’une chose est aimée
de tous que cette chose doit, de ce seul fait, être considérée
comme la plus aimable entre toutes.
Entendue ainsi, la remarque de l’animateur de radio
ouvrait à la possibilité d’un dialogue sur la recherche d’une
mesure différente du fondement de l’opinion.
Malheureusement, la suite n’a pas pris cette direction.
Celui-là même qui avait refusé le recours à la loi du nombre
pour fonder le vrai s’en est réclamé sur un ton péremptoire
sans réaliser l’incohérence dans laquelle il se plaçait. En
effet, devant le refus du maire d’admettre son argument,
l’animateur s’est indigné en affirmant avec vigueur que la
question de la séparation du religieux et du politique était
une question bel et bien réglée au Québec. Pourquoi ? Parce
que les Québécois (entendons ici la très grande majorité
sauf quelques minorités isolées dont celle qui est représen-
tée par le maire) approuvent cette opinion. Du coup, on
imaginait presque Socrate à ses côtés : « Mais que dis-tu là
mon ami, la loi du nombre est bonne et mauvaise tout à la
Avant-propos 3

fois ! Bonne quand tu la réclames à ton profit et mauvaise


quand elle ne sert pas tes intérêts ! N’as-tu pas honte de te
trouver devant pareille contradiction ? »
Cette situation est révélatrice d’un certain désarroi
de la réflexion et d’un réel malaise de société. Depuis
Socrate, les choses n’ont pas tellement changé ; les disposi-
tions restent les mêmes et l’éveil à la complexité des problè-
mes demande une réactualisation constante. De plus, à
notre époque, le sentiment démocratique convainc d’une
sorte d’égalité des compétences et cela ajoute à la menace
de banalisation des enjeux du débat politique. Nous expri-
mons trop souvent des avis lapidaires, nous discernons peu
la valeur et l’autorité réelles des personnes qui les émettent.
La médiatisation offre un véhicule privilégié de diffusion
des idées, mais, en contrepartie, elle échappe difficilement à
la superficialité. De ce point de vue, la commission
Bouchard-Taylor a constitué un exercice fécond pour saisir
le malaise autour de la question de l’identité politique qué-
bécoise, mais le travail de fond reste à faire.
Contrairement à l’opinion émise par l’animateur de
radio, la question de la séparation entre religion et politique
n’est pas réglée. Une chose convenue est la séparation des
pouvoirs. Cela est acquis. Cependant, on endosse rapide-
ment l’idée d’une expression publique du politique en relé-
guant à la seule sphère privée l’expression du religieux.
Cette séparation dans l’expression des idées sclérose une
réflexion fructueuse sur l’identité nationale et sur les accom-
modements qui en découlent. Comment comprendre et
assurer notre identité, si nous négligeons l’intégration des
racines culturelles et cultuelles qui nous ont façonnés ?
Comment parler d’accommodements, si nous n’assumons
pas ce qui nous caractérise et nous différencie de ceux que
nous accueillons ? Au nom d’un légitime et louable désir
d’ouverture aux autres, ne fait-on pas trop facilement le
4 La nation sans la religion ?

sacrifice de notre identité propre et n’engendre-t-on pas


davantage de confusions que d’intégrations ?

*
Ce livre est une contribution à l’effort de réflexion
nécessaire pour définir l’identité et pour essayer de com-
prendre le problème des accommodements. C’est aussi
l’occasion de jeter un regard critique sur notre exercice de la
démocratie, sur les servitudes sournoises qui le menacent
constamment. « La démocratie ne va pas de soi et il faut se
battre pour elle tous les jours, sinon nous risquons de la
perdre » dit Paul Auster. Tous les auteurs impliqués dans
l’élaboration de cet ouvrage sont convaincus de cela. Nous
sommes aussi persuadés des vertus du dialogue, d’un
échange fondé sur la recherche du vrai en vue d’une
meilleure compréhension de ce que nous sommes comme
individu et comme citoyen.

Nation
et raccommodement désirable
Louis-André Richard

L
e Québec est moderne et il est libre. La Révolution
tranquille a opéré la formidable transition entre l’an-
cien et le nouveau. On dit formidable en tablant sur
les significations vieille et neuve. La première inspire la
crainte (formidare, craindre, redouter) ; la seconde, tournée
vers l’avenir, est pleine de promesses (fabuleux, fantastique
et sensationnel). L’évolution des significations du mot a té-
moigné d’une rupture avec un passé jugé oppressant. Dans
les esprits, il s’agissait d’en finir avec « la Grande Noirceur »
selon l’expression consacrée. Du coup, la révolution pro-
pulsait l’avènement d’une société ouverte, renouvelée et li-
bérée, où nous devenions « maîtres chez nous » et dont le
mot de Charles de Gaulle : « Vive le Québec libre ! » a ex-
primé brillamment l’état d’âme du moment et l’ampleur
des espoirs portés par les Québécois. Précisons qu’il s’agit
d’un phénomène universel allant bien au-delà des considé-
rations politiques partisanes. Ce vent de liberté est celui de
la modernité, son souffle affecte tout le monde. Il a été le
moteur de l’élan indépendantiste, mais aussi celui de l’idée
d’un fédéralisme renouvelé. Il est porteur de la nécessité du
changement peu importe la manière dont ce changement
s’exprime.

5
6 Louis-André Richard

Le phénomène en tant que tel n’a rien de bien nou-


veau ni d’original. La révolution québécoise succède tardi-
vement à celle des Français. Mais ce retard n’est pas sans
importance quand on veut saisir l’ampleur du problème
affectant la quête d’identité des Québécois et peut-être
même le problème d’identification actuel surgissant un peu
partout sur la planète. Chez nous, deux choses étonnantes
sautent aux yeux : la première tient à la rapidité des change-
ments et la seconde concerne la douceur de la révolution,
son aspect tranquille.
Dans les faits, le renouvellement de nos institutions
a profité et souffert de cette curieuse transition historique.
La séparation entre l’Église et l’État s’est opérée de manière
claire et nette. Il faut y voir un bienfait. La sphère politique
et la sphère religieuse ont acquis leur indépendance. Mais
voilà que cette séparation à l’amiable conduit tranquille-
ment à un isolement, à l’absence de l’actualité du rapport
réciproque. La possibilité d’un dialogue constant et fécond
entre les deux sphères semble avoir disparu. Contrairement
à la France par exemple, dont l’enracinement religieux est
étendu et puise à des origines lointaines, nous n’avons pas
d’ancrage solide. La nouveauté de notre nation rend fragile
notre relation aux repères religieux qui sont nôtres.
Au Québec, la séparation entre État et Église a con-
duit à une sorte d’effacement de l’identité religieuse. Tout
ce qui touche notre rapport à la religion et aux autres reli-
gions devient problématique. D’une part, notre méfiance
envers autrui n’a d’égale que notre incapacité à reconnaître
nos propres origines. D’autre part, notre ouverture aux
autres, souvent balourde1, n’a d’égale que notre impuis-
sance à intégrer nos différences.
1. Un citoyen canadien, européen d’origine, me racontait un jour ceci au
sujet de l’accueil des Québécois : « Ils ont toujours les bras ouverts et
on se sent tout de suite les bienvenus, mais ils ont de la difficulté à les
refermer et on ne se sent jamais complètement reconnu. »
Nation et raccommodement désirable 7

Dans nos démocraties, la séparation des pouvoirs


doit être contrebalancée par la libre expression des discours
dans le but d’éviter la tyrannie des idéologies et la stagna-
tion politique. Nous sommes peut-être en train de stagner
au Québec, un peu beaucoup en raison de notre rapport à
la religion. Si l’on a déjà pensé que la religion était une
idéologie tyrannique au Québec, il faut désormais se pré-
munir de la tyrannie d’une idéologie posant qu’un monde
sans religion est possible ou même souhaitable. Se prému-
nir des idéologies politiques est un défi permanent. Dans
les années à venir, comment relèverons-nous le défi de la
communauté politique ? Sur quoi allons-nous fonder notre
appartenance nationale ?
Le texte qui suit ne répond pas vraiment à ces ques-
tions, mais il propose une tentative de compréhension de
notre situation. Il voudrait aussi bousculer quelques lieux
communs. Il est surtout l’occasion d’amorcer une
réflexion.

La brutalité du changement
Par définition, toute révolution est brutale, parce
qu’elle est brusque. Mais habituellement les transforma-
tions engendrées sont intégrées plutôt lentement et c’est
seulement après plusieurs générations que les habitudes
changent vraiment. Le génie de Napoléon a peut-être été
de saisir cela. Il a discerné, au-delà de la soudaineté de la
proclamation des valeurs de liberté, d’égalité et de frater-
nité, la fidélité du peuple français à l’âme monarchique, sa
sensibilité à l’aristocratie et son aptitude à substituer un
empereur à un roi. Le passage de l’ancien au moderne s’est
opéré lentement et les traces de l’Ancien Régime ne sont
pas toutes effacées. Nietzsche, traduisant la sensibilité de
Beethoven face à ce phénomène, écrivait : « Beethoven est
8 Louis-André Richard

l’intermède entre une vieille âme mûre qui n’en finit pas de
se désagréger et une âme à venir encore verte qui n’en finit
pas d’arriver ; sa musique est teintée de ce demi-jour de dis-
parition éternelle et d’éternelle espérance extravagante, la
même lumière qui baigna l’Europe lorsqu’elle rêva avec
Rousseau, dansa autour de l’arbre de la liberté de la
Révolution et finalement tomba presque en adoration
devant Napoléon2. » La lenteur du tempo est une caractéris-
tique décisive du formidable mouvement amorcé par la
Révolution française.
Chez nous cependant, il ne semble pas en être ainsi.
Sur le plan des mœurs, on constate une mutation spectacu-
laire s’étalant sur une période d’à peine une quinzaine d’an-
nées. Bien entendu, on dira que les choses se préparaient de
plus longue date, c’est-à-dire à partir de la fin de la Seconde
Guerre mondiale, mais le fait est que cette transformation
des âmes a affecté les mœurs soudainement et de manière
générale. Du jour au lendemain, la société québécoise
tourne le dos à l’art de vivre découlant du catholicisme et
adopte le style de vie moderne. Dix ans à peine séparait
l’accueil triomphal du cardinal Léger comme pasteur et
prince3 de l’Église de Montréal et le premier vrai succès
populaire d’édition que furent Les insolences du frère Untel
dénonçant le caractère sclérosé de la religiosité québécoise.

2. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Paris, GF, 2000, p. 226.


3. Les titres de pasteur et de prince sont du cardinal Léger lui-même. Il
signifiait sa gratitude devant les gestes d’accueil posés par les
Montréalais lors de son retour de Rome en 1953. Il déclarait :
« Montréal, ô ma ville, tu as voulu te faire belle pour recevoir ton pas-
teur et ton prince. » Cette déclaration est tout de suite devenue célè-
bre. Fait étonnant, le titre de prince, décrié par plusieurs, n’était que
l’affirmation du statut légitime de la fonction cardinalice ; subitement,
il est devenu pour plusieurs l’emblème d’une institution vétuste, dont
l’ordre interne était dépassé.
Nation et raccommodement désirable 9

Juxtaposer ces deux événements si près l’un de l’autre per-


met de saisir la rapidité du mouvement. Ce sont les mêmes
personnes, ou peu s’en faut, qui acclament le cardinal et
qui tout de suite après vénèrent le petit frère mariste. En
moins de trois mois, les Éditions de l’Homme vendent
65 000 exemplaires des Insolences. Au total, plus de
130 000 exemplaires se retrouvent dans les mains de
­lecteurs québécois. Avec le recul, on a l’impression d’un
ressort trop tendu dont la rupture soudaine propulse l’es­
pérance extravagante, comme le soulignait Nietzsche précé-
demment, par-delà la désagrégation d’une âme apparem-
ment vieillie.
Ainsi, on a reproché à l’Église catholique son carac-
tère despotique ; un despotisme dont le principe, comme
un leitmotiv, était décliné sur des variations de « Tu ne dois
pas » : tu ne dois pas empêcher la famille ; tu ne dois pas te
plaindre ; tu ne dois pas sortir, danser, avoir trop de plaisir ;
tu ne dois surtout pas considérer plus graves péchés que
ceux de sexualité ; tu ne dois pas être riche ou rêver de pros-
périté ; bref, tu ne dois pas t’émanciper ni te réaliser. Cette
perception du pouvoir abusif d’une partie de l’autorité reli-
gieuse a été bien décrite par ce même Jean-Paul Desbiens.
Le frère Untel rappelait, dans une lettre adressée à André
Laurendeau4, la grande peur québécoise : une peur de
l’autorité. Il y a tout intérêt à lire ou à relire cette lettre et le
chapitre entier des Insolences sur la crise de la religion. On
reproche à l’autorité religieuse du temps sa rigidité, sa cris-
pation, son manque de dialogue, en somme, sa maladresse
à transmettre l’amour chrétien. Le Canadien français se
sentant déjà opprimé et soumis a souffert de ce « catholi-
cisme petitement et sécuritairement vécu5 ».

4. Jean-Paul Desbiens, Les insolences du frère Untel, Montréal, Les


Éditions de l’Homme, 1960, p. 66 à 74.
5. Ibid., p. 71.
10 Louis-André Richard

Mais distinction était faite entre ce qui était et ce qui


devait être ; contre un certain despotisme, Jean-Paul
Desbiens rappelait que la vraie religion n’est jamais écra-
sante et toujours libératrice. L’observateur attentif de cette
époque était à même de le constater malgré la tendance
lourde à l’oppression. Le principe libérateur inhérent au
christianisme avait beau être présent, la libération ne venait
pas. L’âme québécoise était désarmée, celle du peuple
comme celle des dirigeants. C’était le despotisme de l’inter-
dit dont le catholicisme était peut-être moins la cause que
l’occasion. Le frère Untel n’a jamais « démoiné6 », comme il
aimait à dire. Il était certain que la religion allait, comme le
reste, profiter de la chute des interdits.
Avec la Révolution tranquille, le « tu ne dois pas » a
cédé la place au « tu dois ». Tu dois te libérer, t’affranchir
des dogmes de toutes sortes ; tu dois briser les entraves de
l’oppression ; tu dois t’affirmer ; tu dois construire une
société nouvelle, tournée vers l’avenir où la liberté sera gar-
dienne de nouvelles institutions : liberté sexuelle, liberté
d’opinion et liberté d’expression. À l’encontre de l’ordre
ancien, incarné par un catholicisme déformé réduit à une
morale, et malheureusement souvent à une seule morale
sexuelle, l’ordre nouveau offrait un vent de fraîcheur à nul
autre pareil. Le vent a soufflé ; le Québec s’est éduqué et il a
prospéré. Nul ne remettra cela en question. Cependant,
d’un point de vue plus large, le malaise n’a pas disparu, il a
peut-être seulement muté. À certains égards, le despotisme
ressenti a cédé le pas à une sorte de totalitarisme consenti,
un totalitarisme à l’impératif. La nécessité du changement
s’est incarnée en une sorte de devoir exacerbé de changer :
un devoir exigeant, incessant et en définitive aliénant. Sur

6. Ce néologisme était courant dans les communautés religieuses. Il


exprimait l’idée de retourner à la vie séculière. C’est l’équivalent qué-
bécois de défroquer.
Nation et raccommodement désirable 11

le plan de l’identification, la Révolution tranquille s’est


caractérisée par une perte fulgurante des repères. C’est un
truisme. Tout devait changer, sans modération, coupant le
lien vital avec nos racines historiques par trop fragiles, parce
qu’elles sont si courtes. Nous avions cru être sans avenir,
nous sommes devenus sans passé.
Conséquemment, nous voilà sournoisement sous le
joug du « tu es ». « Tu es », c’est-à-dire tu existes ici et main-
tenant, sans trop savoir où tu vas, sans trop comprendre
d’où tu viens. Tu es libre à la manière des personnages de
Beckett attendant Godot mais asservi à la monotonie du
temps qui passe, du temps qui tue. Nos libertés nouvelles
nous exposent à de nouvelles servitudes. Comme le souli-
gnait déjà Platon : « Une liberté excessive peut se muer en
une servitude excessive, et cela aussi bien pour l’individu
que pour la cité7. » Les changements rapides survenus au
Québec nous ont exposés au risque de cette démesure. Plus
que jamais, il faut être vigilant, la démocratie est chose fra-
gile. Son exercice exige la mise en place et le maintien des
conditions favorisant le libre-échange des idées. Or notre
espace public est tronqué, parce qu’il n’offre pas un cadre
politique mettant en perspective tous les éléments contri-
buant à intégrer l’identité que nous cherchons tant bien
que mal à définir. S’il fut un temps où la religion abusait de
son influence sur la politique, cette époque est bel et bien
révolue. Il est maintenant temps, comme le souligne Pierre
Manent, de « réapprendre à parler politiquement de la reli-
gion8 ». Il en va de notre avenir comme nation, il en va
peut-être même de la survie d’un peuple.

7. Platon, La République, VIII, 564a.


8. Pierre Manent, La Raison des nations. Réflexions sur les démocraties en
Europe, coll. « L’Esprit de la cité », Gallimard, 2006, p. 66.
12 Louis-André Richard

La radicalité d’une transformation se paie générale-


ment par divers dommages. Celui qui ne prend pas le
temps de la convalescence risque de recouvrer la santé
beaucoup plus tardivement et peut-être même de subir des
séquelles permanentes. La crise d’identité que nous devons
affronter ressemble à un de ces dommages. Notre sensibilité
à la question des accommodements raisonnables est peut-
être le symptôme d’une insécurité maladive à l’égard
d’autrui. C’est la peur d’un caractère timoré sentant cons-
tamment la menace d’un vis-à-vis apparemment sûr de lui,
dont la confiance s’enracine dans la reconnaissance et la
fierté de ses origines. Je propose à la réflexion, pour offrir
comme miroir de mon propos et de notre condition, ce
témoignage éloquent d’une jeune immigrante vietna-
mienne :
Depuis mon départ du Vietnam, j’ai vécu quelques
années en Europe avant de m’installer au Québec. Je
pense m’y être bien intégrée. Mais à quel prix ! Il y a des
choses que j’ai beaucoup de difficulté à comprendre :
vous méprisez la seule histoire que vous avez en propre.
Vous avez décidé de recommencer à zéro. Dans mon
itinéraire d’immigrante, il ne me viendrait jamais à l’es-
prit de vouer au néant tout mon passé qui lui aussi fait
partie de mon identité. La psychanalyse nous a montré
le caractère illusoire et même mortifère de ce genre de
rupture. N’avons-nous pas tous à décanter nos propres
héritages dans ce qu’ils ont de bon, moins bon et pas
bon du tout ?
Une rivière a besoin d’un lit profond et de bonnes bali-
ses pour accueillir de nouveaux affluents, sinon elle est
inondée, ne sachant plus sa source, son tracé, son débou-
ché. À tort ou à raison, je me demande si ce n’est pas
votre cas. Ce n’est pas la xénophobie qui vous menace,
c’est être partout et nulle part. Ce qui me frappe parti-
culièrement dans le monde de l’éducation, c’est que
vous ne savez plus quoi transmettre. Pire encore, la
Nation et raccommodement désirable 13

moindre transmission d’un quelconque sens vous appa-


raît comme une imposition à l’autre, aux autres. Chacun
doit s’auto-enfanter, s’auto-éduquer, s’inventer sans
mémoire, sans conscience historique. S’agit-il du passé,
il ne reste que le ressentiment d’une grande noirceur
[...]. Ce qui incline certaines communautés culturelles
d’immigrants à se ghettoïser, sinon à se replier sur leur
identité collective d’origine, la seule disponible face à
une citoyenneté de plus en plus abstraite qui ne saurait
servir, tenir lieu de culture, de substitut aux profondes
symboliques religieuses. Je suis de tradition bouddhiste.
J’ai découvert les immenses ressources de la tradition
judéo-chrétienne multimillénaire enrichie des très nom-
breuses cultures de son histoire. Et je vous vois l’écarter
avec un simplisme navrant, désarmant, au point que
vous ne trouvez plus rien à transmettre aux générations
qui vous suivent. C’est à n’y rien comprendre9.
Brutalité de la révolution, radicalité d’une mutation
culturelle, notre lien vital avec les sources de notre identité
est affecté. Péguy disait : « Quand il s’agit d’histoire
ancienne, on ne peut pas faire d’histoire parce qu’on man-
que de références. Quand il s’agit d’histoire moderne, on
ne peut pas faire d’histoire, parce qu’on regorge de référen-
ces. » Notre histoire est récente mais les références man-
quent tout de même ; notre histoire est moderne, elle s’em-
pêtre dans des références qu’elle ne parvient pas à ordonner
et à intégrer. La révolution a permis une coupure avec une
forme d’autorité mal assumée et mal vécue, mais du coup
elle a opéré un rejet avec ce qui fonde et explique la cohé-
rence de nos origines.

9. Jacques Grand’Maison, Quand le jugement fout le camp, Éditions


Fides, 1999, p. 86 et 87.
14 Louis-André Richard

La douceur derrière les changements


Parler de « Révolution tranquille » tient de l’oxy-
more. Il y a contradiction dans les termes comme c’est le
cas pour la « servitude volontaire » chez Platon et Étienne
de la Boétie ou de la « science innée » proposée par Sophocle
dans sa tragédie Antigone. Or la question fascinante est celle
de l’origine de cette tranquillité, de la douceur des mœurs
permettant l’avènement d’une révolution sans violence
physique, sans coups ni blessures. À la brutalité d’un chan-
gement de cap justifiant le vocable de révolution, s’oppose
la douce tranquillité assurant le passage radical d’un mode
de vie à un autre. Le fait que nous parlions de Révolution
tranquille pour qualifier un ensemble d’événements récents
bouleversant notre histoire permet peut-être de mieux
apprécier la teneur d’un des grands mouvements anthropo-
logiques de l’esprit moderne : celui délaissant la vision tra-
gique de l’homme au profit d’une conception pragmatique
empreinte de douceur. Peut-être la Révolution tranquille
est-elle une forme aboutie de ce mouvement ?
Je n’ai pas l’intention d’explorer, comme cela le méri-
terait, toutes les causes expliquant et décrivant convenable-
ment ce phénomène, je me contenterai seulement d’abor-
der cette question par un exemple emprunté à Machiavel.
L’originalité du penseur florentin, donnant l’impulsion à
l’avènement de la modernité, tient dans une remarque jus-
tifiant sa contribution à la réflexion sur la condition
humaine. Au chapitre quinze du Prince, Machiavel, décla-
rant éviter toute forme de présomption, affirme sans détour
écrire des choses utiles destinées à des lecteurs bien dispo-
sés. Il dit suivre la voie de la vérité effective et il convient de
s’éloigner de la vérité imaginaire, cette dernière étant assi-
milée à la démarche des Anciens.
Au premier abord, le nouveau projet philosophique
semble apporter une simple nuance à l’ancien. En effet, il
Nation et raccommodement désirable 15

s’agit toujours de voir la philosophie comme une forme de


quête du vrai, mais il faudra désormais discerner, lorsqu’on
parle de vérité, entre le semblant (relevant de l’imaginaire)
et la véracité (relevant des faits avérés). Le semblant est ce
qui reste des lectures anciennes quand on s’y arrête un tant
soit peu. Ça semble vrai, mais c’est trop beau pour l’être,
c’est trop grand, c’est trop juste. On y rencontre des êtres
disproportionnés et décrits avec distorsion sous la plume
d’écrivains un tantinet complaisants.
Machiavel reproche à Platon d’imaginer des républi-
ques n’ayant jamais existé dans la réalité ; par là, il blâme la
philosophie ancienne de manquer de réalisme. Aux fictions
empreintes de beaux semblants et exposant les choses telles
qu’elles devraient être, il faut substituer des connaissances
véraces, dont le mérite est de porter un regard sincère, donc
plus réel, sur la condition humaine. Seulement en concen-
trant l’attention sur ce réalisme décapant, on peut envisager
des changements dans le comportement humain et une
amélioration de la vie en société. Pour illustrer son propos,
Machiavel suggère une relecture d’un des plus grands cas de
figure de l’Antiquité romaine, celui du viol de Lucrèce.
Lucrèce, dépeint par l’historien romain Tite-Live, est
violée par Sextus Tarquin. Il commet son crime en mena-
çant cette femme de salir sa réputation en plus de souiller
son corps. En effet, si elle ne s’abandonne pas à cet acte
abject, il la tuera et répandra la rumeur voulant qu’elle n’a
pu survivre à la honte d’un adultère consenti. Lucrèce est
donc violée sans mot dire ; Tarquin la quitte en l’abandon-
nant à son triste sort. Mais cette noble femme aux vertus
avérées ne laisse pas l’infamie sans réponse. Devant les
regards horrifiés de ses proches, Lucrèce, armée d’un poi-
gnard, s’enlève la vie. Elle désire, par ce suicide, rétablir son
honneur et manifester à tous la pureté de son âme. Dans le
sillon de cette mort tragique, on assiste au début de la libé-
16 Louis-André Richard

ration de Rome du joug de l’oppression des Tarquin. Tous


veulent venger l’héroïque Lucrèce. À la faveur du drame,
un cortège prend forme, le cadavre ensanglanté de l’épouse
est porté par son mari Lucius ouvrant la marche sur la route
de la cité de Collatie menant à Rome. Au fur et à mesure de
la progression de ce singulier défilé, on voit grossir la foule.
À destination, un essaim gigantesque entre dans Rome et
ce sera la fin du pouvoir tyrannique des Tarquin. La famille
sera bannie et la république, instaurée.
Voici décrite la grandiloquence de l’excès de noblesse
comme disait Gide ; c’est le choc terrible de la force brute et
de l’honneur vengé. Le regard de Machiavel invite à plus de
pragmatisme. Ce qui l’intéresse dans cette histoire n’est pas
tant la libération de Rome que le traitement réservé à l’his-
toire elle-même et surtout à la façon d’en dépeindre les
acteurs. Pourquoi agir par intérêt, en usant de force si
nécessaire, en risquant l’ire collective ? Pourquoi répondre à
l’injustice au nom de l’honneur en payant le prix de sa per-
sonne ? Tout cela est exagéré et caricatural. Dans la pièce de
théâtre du fonctionnaire florentin, le violeur devient un
séducteur dont la violence sera complètement dissimulée
par une ruse débordante de subterfuges. Sa victime incarne
une nouvelle Ève ne sacrifiant rien aux vertus romaines
mais profitant de son malheur pour propulser un mode de
vie dont le but est de tromper avant d’être trompé. C’est la
poursuite consciente de l’intérêt personnel par l’art de la
ruse. Un art de vivre moins noble mais tellement plus effec-
tif, car « la vie est brève et nombreuses sont les peines que
chacun endure à vivre et à se démener, poursuivons nos
désirs, passant et consumant les années, car celui qui se
soustrait au plaisir pour vivre dans les tourments et les tra-
cas ne connaît pas les tromperies du monde, ni quels maux
et quelles étranges péripéties accablent tous les mortels10 ».
10. Machiavel, La Mandragore, Québec, collection « Résurgences », 2004,
p. 2.
Nation et raccommodement désirable 17

Comment dire ? Le point ici est d’attirer l’attention


sur la conversion d’une femme dont l’exemple offre une
première forme de révolution tranquille. C’est un change-
ment brutal mais réalisé dans une douceur effective.
Lucrezia a été abusée jusqu’à offrir son corps sans violence
physique. L’acte a été consommé tout doucement avec la
possibilité d’un avenir où les amants se rencontreront
encore et encore dans un échange pleinement consenti.
Cette conversion morale de Lucrèce en Lucrezia est emblé-
matique de la rupture québécoise, de la conversion des
mœurs opérée avec la même douceur jusqu’à l’avènement
d’un mode de vie nouveau et diamétralement opposé au
précédent. C’est là le paradoxe de la Révolution tranquille.
Son aspect tranquille s’explique dans l’installation préalable
de la mentalité décrite par Machiavel, une mentalité traçant
la voie à une certaine indifférence à l’égard de la chose reli-
gieuse, une préférence marquée pour la gestion et une exal-
tation du divertissement. En 1960, nous vivions sous la loi
de Dieu, mais notre foi et notre espérance étaient déjà
ailleurs11.
Ainsi, comme je l’ai souligné, le frère Untel était cer-
tain que la religion allait profiter de la chute des interdits.
Les interdits sont tombés et la religion ne semble pas avoir
tellement tiré profit de cela au Québec. Au contraire, une

11. On me reprochera de passer sous silence tous les grands penseurs pos-
térieurs à Machiavel, qui ont façonné la mentalité de notre contempo-
ranéité. On pensera surtout à Rousseau. Le penseur genevois est sûre-
ment responsable au premier chef du déferlement de douceur
caractéristique de la position moderne. Outre le cadre de ce travail
dont le but n’implique pas une analyse serrée et systématique de l’évo-
lution des idées modernes, mon intention est d’attirer l’attention sur
l’idée que la pensée de Machiavel est tout entière le berceau du devenir
de la modernité. Plus précisément, elle contient en germe la douceur
de Rousseau et la fureur de Nietzsche. Elle explique la possibilité
d’une tranquille brutalité.
18 Louis-André Richard

certaine forme d’indolence s’est installée, incarnée dans un


moelleux agnosticisme, une position tout confort dont le
dérangement ne peut provenir que de la fluctuation des
marchés et dont la consolation se trouve dans un hédo-
nisme facile. Loin de moi l’idée de jouer la carte de la nos-
talgie, du regret ou du retour à un âge doré où les choses
allaient tellement mieux. Je ne suis pas partisan d’un pessi-
misme déprimant dont le credo s’inspire d’une fatalité où
tout s’en va à vau-l’eau.
Mon intention est de confronter notre situation
actuelle à ses impasses, ses paradoxes pour que nous discer-
nions les risques de nos choix, les dangers de dérives à éviter
ou à corriger. Par exemple, notre moelleux agnosticisme
nous place devant un paradoxe inquiétant. Au nom de la
bonne vie, de la raison pragmatique, de la maîtrise effective
du monde par le savoir technique, nous contrôlons la pro-
création et croyons gérer nos existences en planifiant tout.
La vie est courte, il faut en profiter et la recherche de con-
fort est le moyen d’y parvenir. Le ressort des conditions de
ce confort et de notre liberté nouvelle est cette maîtrise des
moyens permettant la mainmise sur nos environnements
tant privés que publics. Ainsi, nous offrons la possibilité de
procréation techniquement assistée, le recours aux mères
porteuses ; nous diversifions nos cadres familiaux en rom-
pant avec les modèles traditionnels. En endossant le mariage
entre personnes de même sexe, nous indiquons notre désir
d’en finir avec les références traditionnelles12 en matière de

12. On remarquera l’étonnante contradiction soulevée par cette revendi-


cation. La reconnaissance civile du mariage a toujours été reliée à
l’idée de procréation en vue du maintien et de la pérennité de la cité.
Or, ici, nous voulons faire toute chose nouvelle. Il s’agit de reconnaître
civilement l’union entre personnes de même sexe, mais nous récla-
mons cette innovation au nom d’une institution de tradition.
Pourquoi ce besoin de justification rétroactive ? Pourquoi ce besoin
d’assimilation par fusion avec une référence que l’on supprime ?
Nation et raccommodement désirable 19

famille et nous encourageons l’étendue du domaine fami-


lial à toujours plus de citoyens. Ce faisant, nous espérons,
plus ou moins consciemment, que la diversification des
possibilités compensera le manque à gagner actuel13. En
attendant, ou plutôt dans le même élan, nous favorisons
l’immigration le plus possible, conscients de notre incapa-
cité à fournir une relève suffisante au maintien de la nation.
Nous présentons l’immigration comme un enrichissement,
ce qu’elle est vraiment et a toujours été, mais nous l’appe-
lons maintenant sous le mode désespéré de la compensa-
tion. La cité, vénérée par les Grecs, était considérée comme
le véhicule de la pérennité en ce monde. Le tout se main-
tient alors que les parties passent en se renouvelant sans
cesse. Aujourd’hui, nous assistons à une inversion de ce
rapport. Nous assistons à la substitution de la primauté de
la pérennité du tout à celle de la longévité individuelle.
Conséquemment, nous voilà placés devant un paradoxe
inquiétant : nous assistons à l’effritement du tout et même
à la perspective de sa disparition alors que nos existences
s’allongent. La nation meurt sous l’œil perplexe de ses der-
niers survivants14 !
13. Lors de la campagne électorale provinciale de l’automne 2008, les
trois principaux partis en lice faisaient de l’accessibilité de la procréa-
tion assistée au régime de l’assurance maladie un enjeu important. Le
premier ministre sortant l’exprimait ainsi : « Sur le plan médical, c’est
une chose qu’on doit inclure comme étant un soin qu’on reçoit, a
affirmé M. Charest. On doit voir ça comme une situation qui requiert
un soin médical et nous devons encourager les Québécois à avoir des
enfants. C’est ce que l’on veut. » Simon Boivin, « Procréation assistée :
volte-face au PLQ », Le Soleil, édition du 17 novembre 2008.
14. Cette idée est remarquablement développée par Pierre Manent dans
son livre La Raison des nations : « Après tout, jusqu’ici, à la fugacité de
l’individu s’opposait l’immortalité du peuple, et voici que, tandis que
la vie de l’individu s’allonge, la vie du peuple se raccourcit, jusqu’à ce
que le peuple – quel phénomène humain extraordinaire – vieillisse et
aille vers la mort aussi vite et bientôt plus vite que l’individu. » Pierre
Manent, La Raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe,
Éditions Gallimard, L’esprit de la cité (2006), page 58.
20 Louis-André Richard

Réécrivons-nous la morale de la fable La cigale et la


fourmi ? La cigale semble actuellement avoir le dernier mot.
Nous sommes devant une précarité étonnante et nous voilà
fort dépourvus en face d’une population dont la longévité
ne cesse de progresser et dont le soutien humain et écono-
mique est de moins en moins assuré. Nous sentons bien la
fragilité de cela, nous craignons la bise et finalement nous
générons une insécurité très forte, précisément là où nous
cherchions la sécurité absolue. À vouloir être trop fourmi,
on redevient cigale et il nous faudra bien faire face à la
musique en ménageant nos pas de danse. Car comme le
disait Ovide : « Ce grand muet de temps nous vieillit en
silence, et des jours débridés précipite la danse. »

Vers une culture du raccommodement désirable


Ruptures brusques dans de moelleuses conditions,
bientôt cinquante ans après la Révolution tranquille, nous
sommes interpellés par de nouveaux défis. Du point de vue
politique, c’est-à-dire sous l’angle définissant, organisant et
favorisant les liens humains, nous avons acquis une autono-
mie grandissante axée sur la séparation des pouvoirs. Il faut
entendre une autonomie de gestion dont l’étendue permet
d’administrer les constituants divergents des liens humains
à l’intérieur de notre société. Cela instaure une zone de
neutralité nécessaire à la cohabitation des communautés
formées autour de telle ou telle religion, de telle culture ou
de telle langue. Il s’agit de gérer des communautés diverses
à l’intérieur d’une communauté globale, la société québé-
coise.
Ce modèle dont la souplesse et la capacité d’intégra-
tion sont avérées ne garantit cependant pas l’unité effective.
En fait, le ciment des liens humains formant la commu-
nauté politique représente notre véritable et principal défi.
Nation et raccommodement désirable 21

La question de l’unité nationale est un problème d’identifi-


cation au tout. Les accommodements raisonnables sont des
aménagements particuliers dont la mise en œuvre ne sau-
rait occulter la question du cadre de référence global inspi-
rant et guidant celle-ci. Ce cadre de référence est particulier
et juridique, mais il est aussi politique. Si ce dernier est la
pierre d’achoppement des tentatives d’intégration, il est la
pierre angulaire des espoirs d’unification. En d’autres mots,
notre défi est celui de la concorde et de l’amitié politique. Il
faut trouver les bonnes composantes et le bon dosage
­d’ingrédients afin d’assurer la qualité du lien. Aristote affir-
mait que les « gens honnêtes sont en accord à la fois avec
eux-mêmes et entre eux, du fait qu’ils ont les mêmes ancra-
ges [...]15 ». L’ancrage est la condition principale de la cohé-
sion de la communauté politique. Dans nos sociétés
pluralistes aux dimensions toujours plus grandes, il devient
impérieux d’inventer les moyens d’assurer cette cohésion.
Traditionnellement, c’est la religion qui assumait
cela et, s’il faut encore en discuter, c’est que la pensée du
politique ne se fait pas sans celle du théologique. Jugée
néfaste pour la gestion, elle demeure un atout déterminant
pour la réflexion et, du coup, elle se révèle une condition de
meilleure gestion. Cette assimilation du vocabulaire politi-
que au vocabulaire administratif est une conséquence
directe de l’influence machiavélienne décrite plus haut. À
l’heure de la realpolitik où l’efficience est la nouvelle vertu,
il incombe de réaffirmer le caractère périlleux du retranche-
ment de l’espace réflexif politique des références théologi-
ques, surtout celles fondant l’identité des peuples.
L’histoire récente est éloquente sur ce point. Il ne
faut jamais oublier que nazisme et stalinisme sont les ­formes

15. Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction de Richard Bodéüs, Paris,


GF Flammarion, 2004, p. 470.
22 Louis-André Richard

les plus criminogènes de systèmes politiques résolument


coupés du religieux. Le projet idéologique marxiste s’est
incarné, après la révolution bolchévique, dans un modus
vivendi où la suppression de la pratique et de la représenta-
tion du religieux était effective. Il en était de même pour le
projet nazi, dont une des réformes patentes consistait à éli-
miner les références traditionnelles chrétiennes pour y subs-
tituer une forme de christianisme positif16 conduisant à un
néo-paganisme, dont l’idéologie mortifère justifiait la
Shoah et instaurait l’eugénisme aryen. Cela pour rappeler
l’importance et l’urgence de toujours reconnaître l’anthro-
pologie chrétienne fondatrice de l’Europe et de l’Améri-
que.
C’est donc un raccommodement souhaitable de
raviver notre rapport à la religion et plus particulièrement
au catholicisme. Pour nous Québécois, c’est notre ancrage
et notre repère le plus avéré. C’est le berceau de nos origi-
nes et, comme disait Tocqueville, « l’homme est pour ainsi
dire tout entier dans les langes de son berceau17 ».
Mais, actuellement, parler politiquement de religion
bute sur un obstacle de taille. Le fait que la religion ait été
« petitement et sécuritairement vécue » laisse une percep-
tion du christianisme disposant mal au dialogue. En effet,
il nous manque cette oreille bienveillante nécessaire à toute
discussion.
Au Québec, l’Évangile est peu ou prou considéré
comme une force au service du bien de tous les hommes.
L’Église québécoise est perçue comme une institution

16. Dans les années 1920, le christianisme positif désignait un christia-


nisme conforme aux présupposés racistes de l’idéologie nazie.
17. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (I), Paris, Éditions
ML et frères, 1864, p. 41.
Nation et raccommodement désirable 23

vétuste, désormais vidée d’un contenu douteux et laissée


pour morte sur la place. Elle apparaît sous les traits d’une
sorte de cheval de Troie abandonné dans l’enceinte de la
nation. Elle a connu ses heures de gloire, mais elle nous a
laissé plus de maux que de biens et, même si on lui doit
tout en matière de santé et d’éducation, elle reste un sym-
bole de servitude, de manipulation et de dérapages moraux.
Bref, pour plusieurs, il s’agit d’un monument encombrant
et évoquant de mauvais souvenirs. C’est, pour une bonne
part de la génération des années 1960 et 1970, un cadeau
de Grec. Pour les autres, les plus jeunes, c’est devenu une
référence folklorique dont ils ignorent à peu près tout.
L’attitude des interlocuteurs est passée de la véhémence à
l’indifférence.
Pour assurer le raccommodement, il faut compren-
dre et amener à comprendre la vraie nature du christia-
nisme, dont la présence dans l’État est assimilable au sel
donnant saveur au plat 18. Quel est le parfum de cette
saveur ? Quelle est la nature de ce rôle, de ce service ? Elle
est de nature à favoriser les liens humains. Le christianisme
est et a toujours été un formidable catalyseur des liens
humains. C’est, quand on y regarde de près, un cadeau juif.
Il est tout le contraire d’un cheval de Troie, dont l’artifice
extérieur est spectaculaire et attirant, mais dont le contenu
engendre la déception et l’amertume pour qui le reçoit.
Au contraire, le christianisme n’offre rien de specta-
culaire d’entrée de jeu. C’est un cadeau mal emballé et à
l’aspect repoussant en superficie, mais le fait est que sa pré-
sence apporte un formidable pouvoir de liaison. La croix
détourne les regards, mais, paradoxalement, elle a toujours
favorisé les rapprochements. C’est le cas du lien de la com-
munauté chrétienne pour ses membres, mais surtout des

18. Voir Mt 5, 13 ; Marc 9, 50 ; Luc 14, 34-35.


24 Louis-André Richard

liens produits par la présence de cette communauté au sein


de la société. La cité de Dieu dans la société civile propulse
les alliances de toutes sortes et de manière parfois inusitée.
Ne lit-on pas qu’au jour de la crucifixion de Jésus : « Hérode
et Pilate devinrent deux amis, d’ennemis qu’ils étaient
auparavant19 » ? C’est le paradigme de l’effet Jésus sur la
politique. Au jour de sa mort, il a concilié les deux grandes
tensions au sein de l’empire romain, il a contribué à réduire
la pression des inimitiés nationales juive et romaine. On se
souviendra que Ponce Pilate et Hérode étaient des fonc-
tionnaires de l’empereur de Rome. Le premier représentait
l’intérêt direct de l’empereur. Son mandat visait à assurer la
pax romana dans un contexte où il fallait respecter la cul-
ture et ménager les susceptibilités du peuple occupé.
Hérode pour sa part était tétrarque de Galilée et, de ce fait,
il était également magistrat sous Tibère. Il cherchait à
défendre les intérêts de sa nation d’abord et avant tout,
mais sans provoquer l’ire de l’occupant. L’amitié politique
issue de leur entente sur le sacrifice du Christ est embléma-
tique des liens humains indirectement renforcis par la pré-
sence de l’esprit chrétien dans la vie politique. Le christia-
nisme deviendra par la suite l’agent principal de la
médiation dans la construction des États occidentaux, et
ce, jusqu’à nos jours.
Il faut considérer jusqu’à quel point des avancées
comme la Charte des droits et libertés, la valorisation de la
personne humaine et même la séparation des pouvoirs dans
l’État démocratique moderne sont tributaires de ce rôle
médiateur du christianisme. En d’autres mots, pour les
non-chrétiens, la présence des chrétiens reste très avanta-
geuse. Elle dérange, elle provoque, mais elle féconde la vie
politique et assure depuis toujours une culture d’accommo-
dements raisonnables.

19. Luc, 23, 12.


Nation et raccommodement désirable 25

Si nous regardions notre histoire et celle de l’Europe


et si nous faisions l’exercice de mettre dans la balance les
inconvénients et les avantages politiques de la présence du
christianisme dans nos collectivités, nous aurions la surprise
de constater un débalancement probant du bord des atouts.
Les pères Chaumonot de ce monde ont incarné au Québec
ce rapport vital entre le spirituel et le politique et le rôle de
médiateur entre la culture conquise et celle des conqué-
rants. En ravivant nos mémoires, nous nous souviendrons
comment ce jésuite français a respecté la culture huronne
au point de devenir un des leurs. Il rédigea même une
grammaire dans leur langue et « les Indiens eux-mêmes
avouaient qu’il la parlait mieux qu’eux, qui se piquaient la
plupart de bien parler20 ». On lui doit aussi beaucoup pour
l’installation des colons européens en Nouvelle-France,
entre autres en créant la confrérie de la Sainte-Famille. En
tout, il s’est révélé un diplomate talentueux. Français colo-
nisateur, il a pris parti pour les colonisés. Il a été, lui aussi,
un agent d’amitié politique entre l’occupant et l’occupé.
Le défi de l’amitié politique dans les termes des
recommandations de la commission Bouchard-Taylor est
celui de l’interculturalisme, où la culture d’accueil reçoit les
cultures étrangères et s’enrichit à leur contact pour produire
à la fin une nouvelle culture plus riche et plus unie. Dans ce
projet aux intentions fort louables, il ne faut pas perdre de
vue le préalable consistant à prétendre que la culture d’ac-
cueil est déjà ancrée dans ce qui l’a engendrée et formée. Or
il n’y a rien de moins évident. Quoi faire alors ? On peut
demander aux Québécois d’être plus ouverts, moins repliés
sur eux-mêmes. On peut leur proposer un programme
d’éducation nationale où ils apprendront toutes les cultures

20. André Surprenant, Dictionnaire biographique du Canada, édition élec-


tronique, volume 1, 1000-1700.
26 Louis-André Richard

religieuses existantes, dont la leur en lui concédant cepen-


dant plus de place dans le cursus. Mais, ce faisant, on remet
la religion dans les écoles alors qu’on voulait l’enlever et
cela ne garantit en rien une compréhension effective des
cultures religieuses existantes dans notre société pluraliste.
Que peut-on espérer d’autre ? Une éducation morale pro-
posant une sorte d’humanisme supra assimilateur dont les
vertus garantiraient la paix sociale ? Il me semble voir ici des
propositions dangereuses supprimant les conditions de réa-
lisation d’une vraie rencontre, d’un vrai dialogue. Les reli-
gions ne sont pas toutes semblables, elles ont leur principe
d’identification propre, leur ancrage propre et leur modus
vivendi propre. Vouloir les ranger sous les mêmes enseignes,
c’est une façon d’ouvrir les bras sans les refermer. Comme
chacun sait : « Qui trop embrasse mal étreint. » Tenter de
dégager une sorte de morale universelle émanant des simili-
tudes entre, par exemple, le judaïsme, le christianisme et
l’islam ; faire de cette morale universelle une sorte de morale
nationale est pour le moins étonnant. C’est pourtant le
projet d’établir des valeurs communes de consensus « par
recoupement » au nom de la neutralité de l’État21. La vérité
est que les valeurs comme l’égalité de tous les citoyens
devant la loi et les droits humains fondamentaux sont déjà
reconnus comme des valeurs clés22 assurant non pas la neu-
tralité, mais l’autonomie de l’État. L’État n’est pas neutre, il
se soumet à des valeurs et précisément à des valeurs large-
ment influencées par le christianisme.
S’il faut faire quelque chose à l’école, cela devrait
être ordonné à la transmission de l’héritage culturel chré-
tien en tant que fondateur de notre identité actuelle et en
tant que fondement de la rencontre avec l’autre dans ses

21. Rapport de la commission Bouchard-Taylor, p. 134.


22. Ibid.
Nation et raccommodement désirable 27

différences. D’un point de vue strictement pédagogique, il


y aurait de la matière pour les cycles du primaire et du
secondaire.
Si l’on ne fait rien à l’école pour protéger sa neutra-
lité, on laissera le soin de la transmission de l’enseignement
religieux aux familles et aux « Églises », mais il faudra tout
de même assurer une reconnaissance publique du christia-
nisme et particulièrement du catholicisme en tant que fon-
dation de notre identité culturelle. Il ne s’agit pas ici de
réclamer des privilèges pour les chrétiens sur les autres
croyants. Il s’agit de reconnaître la place du christianisme
dans la genèse et l’actualité de la nation québécoise.
Le dialogue entre politique et religion va son chemin
en tension perpétuelle et il faut constamment remettre ce
rapport en chantier. Il ne faut pas occulter la tension inévi-
table du rapport au religieux. En 1960 le frère Untel écri-
vait : « La majorité des Canadiens français en ont soupé,
paraît-il, des histoires de bavettes et de cornettes. Il faut
bien pourtant parler de religion. Il n’y a pas d’autre pro-
blème sérieux23. » En sommes-nous au même point ? En
avons-nous soupé de parler de religion ? Le fait est que nous
en parlons peu, peut-être par honte, celle de la pusillani-
mité ; peut-être par outrecuidance, celle du scepticisme
paresseux. Dans tous les cas, le problème nous rattrape tou-
jours. Cette fois-ci par l’intermédiaire de nos relations avec
les religions des autres et la question est : savons-nous saisir
l’occasion de la conversation politique sur la religion et
sommes-nous même capables de le faire ?
Dans les grandes villes du monde, Londres en tête et
jusqu’à Montréal, nous avons vu déambuler des autobus

23. Jean-Paul Desbiens, Les insolences du frère Untel, Montréal, Éditions


de l’Homme, 1960, p. 63.
28 Louis-André Richard

arborant la maxime : « Dieu n’existe probablement pas.


Alors, cessez de vous inquiéter et profitez de la vie. » C’est
un transport en commun d’idées communes sur Dieu et
sur la vie. En voilà une occasion de discuter ! C’est pour
dire que la question de Dieu est toujours actuelle.
Évidemment, si la discussion doit se faire par panneaux
publicitaires interposés, nous ne parviendrons pas à grand-
chose.
L’intéressant dans cette maxime est le modeste « pro-
bablement », dont on est en droit de déduire une ouverture
à la possibilité de l’existence de Dieu. Voilà le vrai pro-
blème. Dieu existe-t-il ? Si oui, puis-je le connaître et com-
ment ? Si non, comment puis-je être certain de son inexis-
tence ? Et surtout, quelle incidence la réponse à cette
question ou la tentative de réponse à cette interrogation
peut avoir sur mon existence en ce monde ? Si Dieu n’existe
probablement pas, je dois vivre dans la possibilité qu’il
existe et cela modifie mon rapport à la vie et à la mort.
Comme on dit au Québec, nous devrions nous « garder une
petite gêne » et ne pas trop se la couler douce, comme le
reste de la maxime le suggère. Ici, il faudra lire ou relire
Pascal et son fameux pari.
De fait, le reste de ce slogan est complètement sépa-
rable de sa prémisse. Le message à passer est : « Dont worry,
be happy ! » Cela ressemble à l’art de vivre suggéré par
Machiavel24. Ironiquement, profiter de la vie est peut-être
ce que nous faisons le mieux dans notre Québec contempo-
rain. Nous sommes chefs de file tous azimuts en matière de
divertissements. Encore aujourd’hui, notre industrie natio-
nale de loterie fait école dans le monde entier. Cette exper-
tise bien réelle témoigne à elle seule de notre attachement
collectif au rêve d’une vie facile donnée plutôt que con-
quise.
24. Voir la note 10.
Nation et raccommodement désirable 29

C’est amusant cette invitation à profiter de la vie en


postulant une probable inexistence de Dieu. Profiter de la
vie implique une saine gestion de nos loisirs. Or les hom-
mes honnêtes en accord avec eux-mêmes et les autres dans
la cité, dont parlait Aristote, étaient des hommes attachés
aux loisirs, mais, contrairement à nous, ce loisir ne consis-
tait pas seulement en une course folle à la distraction. Pour
eux, le temps du loisir est un temps d’élévation de l’âme,
un temps pour poser et réfléchir aux questions incontour-
nables : qui suis-je ? d’où venons-nous et où allons-nous ?
qu’est-ce que la justice ? Ce type de questions conduit
inexorablement à la question de Dieu et à celle du rapport
à la religion.
Profiter de la vie, c’est donc aussi se poser des ques-
tions sérieuses sur des sujets sérieux du genre : « Et si Dieu
existait... ? »
Page laissée blanche intentionnellement
L’idée de nation
Entrevue avec Pierre Manent*

Louis-André Richard

Louis-André Richard : Je voudrais vous entendre sur cette


notion qu’est la nation, ce qu’elle était et ce qu’elle est deve-
nue. On posera ensuite le problème actuel en lien avec cette
autre notion très importante qu’est l’identité ou l’identifi-
cation puisque vous semblez faire une distinction impor-
tante là-dessus. Commençons d’abord par interroger le
mot, pour ensuite essayer de comprendre la chose. Le mot
« nation » par ses origines renvoie à un genre qui tient au
lieu : les gens sont nés ici. De plus, au point de départ, on
peut distinguer les gens qui appartiennent au christianisme
chez les Latins et ceux qui n’en font pas partie, les nations
distinctes du peuple de Dieu. Et puis, arrive la modernité
et ce que cela apporte comme modifications.

Pierre Manent : C’est évidemment une question très vaste et


complexe. Le mot « nation » veut dire l’ensemble des gens
qui sont nés quelque part. C’est donc une nation qui, au
départ, n’a aucun lien politique. En effet, pendant très

* Cet entretien a eu lieu à Paris en octobre 2008.

31
32 Louis-André Richard

longtemps, puisque souvent les gouvernants, les rois ou les


princes venaient d’ailleurs, il n’y avait pas de rapport entre
le fait d’être né quelque part et l’institution politique qui
vous gouvernait. La nation qui nous intéresse est donc le
résultat d’une élaboration extrêmement lente conduisant à
la nation moderne. C’est la nation corps politique, qui
signifie que l’ensemble des gens étant nés quelque part se
gouvernent eux-mêmes. Voilà la grande innovation puis-
qu’il s’agit de la jonction entre naître quelque part et se
gouverner soi-même. Jonction qui avait déjà été faite dans
le cas de la cité grecque composée d’un corps de citoyens
extrêmement restreint. Aristote dit que la cité (polis) est
synoptique, c’est-à-dire qu’en quelque point de la cité on
voit l’ensemble de celle-ci et les citoyens peuvent d’une cer-
taine façon se rassembler sur la place publique. C’est donc
qu’il y a une correspondance entre les dimensions de la cité
et les capacités naturelles pour l’homme de connaître ses
semblables. Bien entendu, à travers une quantité de média-
tions historiques que nous laisserons de côté, la très grande
innovation de la nation est qu’elle va étendre la perspective
civique, le « se gouverner soi-même », à une étendue de ter-
ritoire et une quantité de population incomparablement
plus grandes que ce qui était le cas pour la cité ancienne.
C’est un phénomène extrêmement singulier puisque, jus-
qu’à la fin du XVIIIe siècle, la sagesse non pas des nations
mais la sagesse politique, c’était que la démocratie, le « se
gouverner soi-même », était propre à de petites cités. Les
petites dimensions entraînaient d’ailleurs ces conséquences
que sont les factions, les guerres civiles, les jalousies, les
rivalités ; pensez par exemple aux cités italiennes et aux cités
de la Grèce antique. La vie civique et démocratique était en
effet une grande chose, mais vraiment trop fragile et il fal-
lait la laisser dans sa gloire passée. Dès lors, les États moder-
nes, vu leurs dimensions, n’étaient pas aptes au gouverne-
ment de soi. Il a donc fallu ces grandes inventions du
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 33

XVIIIe siècle que sont le gouvernement représentatif avec


ses perfectionnements, la séparation des pouvoirs et la sépa-
ration de l’État et de la société pour construire des corps
politiques à la fois de vaste dimension et capables de se
gouverner eux-mêmes. Mais, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,
il manque en quelque sorte un liant à ce nouveau corps
politique. Et, comme le disaient les penseurs de cette révo-
lution, Montesquieu, Hume et Adam Smith, l’ordre nou-
veau est une certaine organisation de l’intérêt personnel,
c’est-à-dire qu’on gouverne les hommes en les laissant libres
de suivre leur intérêt personnel à la condition qu’ils obser-
vent certaines règles. Cependant, qu’est-ce qui distingue les
systèmes de gouvernement des intérêts et qu’est-ce qui dis-
tingue les appareils politiques ainsi définis ? C’est leur carac-
tère national. C’est très curieux de voir comment ce carac-
tère national commence à être pensé à la fin du XVIIIe
siècle et comment il va devenir un principe absolument
décisif après la Révolution française. On le voit déjà dans le
passage entre Montesquieu et Rousseau, même si ce dernier
vient avant la Révolution française. Avec Rousseau, le carac-
tère national, de descriptif qu’il était, devient fondateur.
Montesquieu est celui qui élabore déjà la notion de l’esprit
général d’une nation qui est le distillat, le résultat d’une
foule de paramètres dont il fait la liste. Il apparaît dans la
perspective d’une description et d’une analyse scientifiques
avec pour presque seule conséquence pratique que le légis-
lateur doit respecter l’esprit général d’une nation ; c’est un
principe de modération et de sagesse. Avec Rousseau, la
nation, de notion régulatrice, descriptive, passive presque,
qu’elle était, devient un principe actif. Elle devient finale-
ment le principe d’une fondation nouvelle qui, précisément
dans l’esprit de Rousseau, va échapper à la tyrannie de l’in-
térêt parce qu’elle va se définir par un territoire, par des
mœurs, par une éducation, par des vêtements.
34 Louis-André Richard

À ce moment-là, dans ce contexte, on voit se déve-


lopper toute la complexité du problème que vous soulevez.
Il faut prendre en compte ce développement de l’État
moderne et représentatif, qui est fondé sur la garantie don-
née aux intérêts de chacun. Un État en principe fondé sur
l’individualisme, mais qui ne s’est véritablement réalisé
dans l’histoire que dans une union très étroite avec un prin-
cipe d’association qu’on ne peut pas dire nouveau parce
que les nations sont anciennes, mais dans la forme qu’il
prend à ce moment-là, vraiment tout à fait nouveau. Nous
sommes donc le résultat combiné de cet État moderne
représentatif, libéral, fondé sur la gestion des intérêts et sur
ce nouveau principe d’association qu’est la nation. On parle
des intérêts toujours, mais on parle à la fois de l’identité
nationale.

Louis-André Richard : Est-ce juste, en pensant à Rousseau


par exemple, de dire que cette nouvelle conception de la
nation, cette conception moderne, se qualifie plutôt par un
sentiment d’appartenance que par le lieu où les gens sont
nés, comme à l’origine ?

Pierre Manent : C’est très difficile de cerner le sens humain


de la nation. Certainement, vous avez raison d’employer le
mot « sentiment ». D’abord, parce que la philosophie du
sentiment naît en même temps que la philosophie de la
nation et Rousseau a joué un rôle central dans le dévelop-
pement de ces idées. En même temps, il faut essayer de
décrire un peu plus précisément ce sentiment parce que le
sentiment national, celui d’être né quelque part, peut être
aussi un sentiment régional, local, un sentiment de quar-
tier. Pour le sentiment local, régional, c’est le sentiment
naturel de ce qui est autour de vous. Pour la nation, c’est
autre chose ; ce qui caractérise ce sentiment d’identifica-
tion, pour employer le terme de Rousseau, c’est qu’il s’étend
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 35

à un territoire et à un nombre de concitoyens d’une


ampleur inédite et, comme nous l’avons dit tout à l’heure,
la question des dimensions est absolument centrale.
Autrement dit, le propre du sentiment national, c’est qu’il
présuppose une extension de l’imagination, une extension
du processus d’identification qui est inédite dans l’histoire.
Les anciens Grecs formaient le peuple le plus attaché à leur
clocher, si on me permet l’expression, autrement dit, c’était
le peuple le plus « localiste » et territorial puisque leurs
dieux étaient les dieux de la cité, les dieux « municipaux ».
Donc, le sentiment national européen est quelque chose de
radicalement nouveau. Là encore, je crois que l’auteur le
plus profond pour nous, c’est Rousseau parce que toute sa
psychologie est en quelque sorte un effort pour repenser le
lien social et le lien politique à partir d’une identification
imaginaire ou à partir d’une imagination « identifiante ». Il
veut reconstituer le lien social. Il a le sentiment que la
société moderne, y compris sous la forme de l’Ancien
Régime français, est déjà une société de la vanité et de l’in-
térêt. À son avis, il n’y a pas tellement de différences entre
l’Ancien Régime français, absolutiste et catholique, et le
nouveau régime anglais, capitaliste et protestant. Bien sûr,
ce sont des versions différentes et concurrentes, mais toutes
deux des versions de l’intérêt et de la vanité. Il pense que,
dès lors que l’humanité est engagée sur cette pente, l’huma-
nité érode, fatigue ou use le ressort des plus grandes vertus,
ce que Rousseau appelle le patriotisme. Finalement, il essaie
de reconstituer le sens du patriotisme, mais il se trouve
dans cette situation où il est obligé de le fabriquer.
À Sparte, à laquelle Rousseau fait référence constam-
ment, les gens n’avaient pas, à proprement parler, à se poser
la question du patriotisme puisque la cité, bien qu’instituée
par le législateur, était déjà donnée dans ses dimensions.
Tandis que Rousseau a à se demander comment on recons-
36 Louis-André Richard

titue un peuple, comment on le forme à partir d’une condi-


tion où il n’y a pas de peuple. D’où ses efforts considérables
pour parvenir à une solution. Par exemple, dans Le Contrat
social, il commence par l’intérêt, puis il essaie d’aller vers
autre chose que l’intérêt.
Rousseau et ensuite ses disciples vont considérer la
nation comme une production d’une identification imagi-
naire, mais qui a des effets réels, comme il le dit par exem-
ple à propos des illusions de l’amour. Une identification
imaginaire, donc, qui produit des vrais citoyens et qui pro-
duit des grandes vertus. Je crois que dans la mesure où il y a
une pensée de la nation, elle s’ajuste à la conception « rous-
seauiste ». Je dis « dans la mesure » puisque, malgré le fait
qu’il y ait toutes sortes de mouvements nationalistes, de
revendications de nations particulières, l’idée de la nation
reste très peu interrogée. Il y a quelques années, j’avais eu
l’occasion d’étudier Fichte assez sérieusement sur cette
question et j’ai été très surpris de voir à quel point ses
Discours à la nation allemande, c’est du Rousseau.
Spontanément on se dit que Fichte, c’est le nationalisme
allemand, et Rousseau, la république française, mais en fait
c’est la même logique nationale, car en réalité la pensée de
Fichte est un prolongement très énergique, mais surtout
très fidèle de la pensée de Rousseau.

Louis-André Richard : À partir de Rousseau jusqu’à mainte-


nant, qu’est-ce qu’est devenu le problème de la nation ? En
d’autres mots, qui sont les penseurs actuels qui pensent le
projet de la nation ? Nous offrent-ils une nouvelle représen-
tation pour l’imagination ?

Pierre Manent : D’une certaine façon, parce qu’elle n’a pas


de définition naturelle, la nation est ce que j’appelle la
« forme politique » la plus difficile à penser. Par contre, il y a
une définition naturelle, dans certaines limites, de la cité.
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 37

Comme le dit très bien Leo Strauss à propos d’ailleurs de


Rousseau, la cité correspond au pouvoir naturel de connaî-
tre et d’aimer. La cité a donc une définition naturelle. Les
deux propositions d’Aristote sont synonymes : la cité est
naturelle ; l’homme est un animal politique.
L’empire est l’autre grande forme politique du
monde ancien et a aussi une définition naturelle. Par défi-
nition, il est un rassemblement le plus grand possible de
l’humanité sous un seul prince, selon un désir d’expansion
ou un mouvement de conquête. Là où il y a quelque chose
de naturel, on peut en penser ce qu’on veut, c’est dans le
désir d’expansion ou le mouvement de conquête qui appar-
tient clairement à la nature humaine. On a donc ces deux
formes politiques naturelles que sont la cité et l’empire et
que la philosophie peut penser de façon exhaustive. En
effet, s’agissant de la cité grecque, Aristote nous en donne
une description parfaitement satisfaisante. Pour l’empire,
Plutarque nous en donne une théorie lorsqu’il expose la
construction d’Alexandre ; il explique que cet empire est la
réalisation de la philosophie : Alexandre va rassembler dans
une même coupe toute la diversité humaine. Pour la nation,
ce serait bien difficile de trouver une définition aussi ­simple
et naturelle. C’est pour cette raison que la philosophie a été
peu capable de traiter de la nation. Je l’ai dit à propos de
Rousseau qui est à mon avis celui qui a le plus contribué à
une pensée de la nation. J’ai dit à l’instant que Fichte pro-
longeait Rousseau, mais il y a une différence. Pour sa part,
Rousseau parle la plupart du temps au nom de l’humanité
et pour l’humanité, par ­exemple, lorsqu’il parle pour les
Polonais, c’est en tant que non-Polonais, c’est-à-dire comme
un législateur extérieur. De son côté, Fichte, dès le début
des Discours à la nation allemande, dit : « Je parle en
Allemand pour les Allemands. » Donc, j’irais jusqu’à dire
qu’on sort de la philosophie parce que la philosophie vient
alors au service d’un projet politique national.
38 Louis-André Richard

Louis-André Richard : De la politique active...

Pierre Manent : Elle entre dans ce que Julien Benda a carac-


térisé de façon si amusante, si cruelle et si juste dans La
Trahison des clercs1 lorsqu’il dit que la philosophie, de vierge
impartiale qu’elle était du temps des Grecs (Minerve), est
devenue une mégère occupée à chanter la gloire de ses
enfants. À coup sûr, Fichte représente assez bien ce moment
où la philosophie devient mégère, mais ce n’est pas seule-
ment en Allemagne que cela s’est passé. La nation au
XIXe siècle sera donc pensée par les historiens et ce sera la
période des grandes œuvres nationales. Dans le cas de la
France, on a l’embarras du choix. En bref, l’histoire natio-
nale va devenir l’une des principales activités intellectuelles.
Autrement dit, l’effort de pensée va être de penser l’histoire
nationale et on peut dire que c’est ce qui va caractériser le
XIXe siècle. Alors, l’effort de réflexion politique ultime ne
coïncidera pas avec la construction d’une pensée univer-
selle, mais plutôt avec la présentation la plus complète pos-
sible du mouvement par lequel un peuple s’est constitué
comme tel. Bien qu’il y ait de très grandes œuvres dans tous
les pays européens, ce mouvement n’explique pas, comme
la philosophie politique, ancienne ou moderne le faisait,
comment un homme devient un bon citoyen ou accomplit
sa nature, mais il explique plutôt comment la France est
devenue ce qu’elle est ou comment l’Allemagne est devenue
ce qu’elle est. Alors, le télos2 cesse d’être l’universel pour

1. On trouvera l’intégral du livre de Julien Benda à l’adresse suivante :


http ://classiques.uqac.ca/classiques/benda_julien/trahison_des_
clercs/trahison_des_clercs.html.
2. Vient du grec telos, qui signifie l’ultime but, la fin à laquelle tend
quelque chose. Dans ce cas, la philosophie, qui tendait autrefois à
partir de l’universel pour aller vers le particulier, n’a plus cette fin ou
on ne lui donne plus ce but.
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 39

devenir le particulier et en ce sens, évidemment, c’est une


des raisons pour lesquelles la philosophie politique a péri-
clité au XIXe siècle. Se sont ensuite développées les sciences
sociales puisqu’en même temps que ce mouvement de
nationalisation il y avait un mouvement de socialisation,
c’est-à-dire de prise d’indépendance des groupes sociaux
par rapport à l’ordre politique des intérêts. Bref, le XIXe
siècle, c’est l’extension de la pensée de la société avec la
sociologie et l’extension de la pensée de la nation avec l’his-
toire, laissant dans l’errance une philosophie politique pro-
prement dite. Pour sa part, ce qui a caractérisé le XXe siècle,
c’est l’évidence croissante de l’impasse de cet enfermement
national et de cette passion nationale avec la Première
Guerre mondiale et ses suites. À ce moment-là, il faudrait y
revenir, mais il me semble que la pensée politique prend un
tour qu’on pourrait qualifier d’apocalyptique ou, autre-
ment dit, que la philosophie de l’histoire vient se substituer
à la philosophie politique. Cela vient du sentiment que les
tensions de la vie européenne sont en quelque sorte en train
de déboucher sur une révolution finale qui sera soit la révo-
lution bolchevique ou la révolution communiste, soit la
révolution fasciste ou la révolution nazie. En tout cas, les
tensions sont telles que l’on va vers un dénouement et la
pensée du XXe siècle est orientée par cet affect-là.
Les Allemands dans les années 1930 avaient une for-
mule très frappante : plutôt une fin terrible qu’une terreur
sans fin. Par cet exemple, on voit que la vie politique et la
pensée s’orientent sur le cas extrême, sur une révolution
finale. Ce qui fait que soit par négation de la nation dans
l’internationalisme prolétarien, soit au contraire par abso-
lutisation de la nation dans le nationalisme nazi, on perd de
vue une compréhension raisonnable de la nation. En bref,
le XIXe siècle est le siècle de l’histoire nationale et le XXe, le
siècle des histoires nationales qui se perdent et qui se
40 Louis-André Richard

t­ ransforment, et où l’homme européen ne parvient plus à


gouverner l’ordre européen des nations et cherche l’issue
dans deux folies symétriques que sont l’abolition bolchevi-
que des nations dans le mouvement social fondé sur la
classe et la folie hitlérienne où une nation particulière d’Eu-
rope veut établir un empire nouveau. Deux démarches qui
ont produit des résultats que l’on sait. Nous n’avons donc
pas véritablement des « classiques » de la réflexion sur la
nation. Certes, nous avons de très bons historiens des his-
toires nationales, nous avons toutes sortes de réflexions sur
les nations, mais nous n’avons pas de documents autorisés
ou de textes comme La Politique d’Aristote sur la cité, par
exemple. Pas même Rousseau parce qu’il pense sa nation
assez largement sur le modèle de la cité.

Louis-André Richard : Je vous arrête pour bien comprendre.


Tout à l’heure, vous disiez que l’intention de Rousseau était
de proposer une conception de l’imagination parce qu’on
assiste à l’avènement d’une nation où l’étendue dépasse en
quelque sorte la mesure humaine. Maintenant vous dites
que Rousseau revient à concevoir les choses à la dimension
de la cité ?

Pierre Manent : Non, c’est moi qui ai dit deux choses en


même temps. Le problème principal pour Rousseau est de
combattre l’émancipation des intérêts individuels qui sépa-
rent toujours les hommes. Il est contre la forme moderne
ou libérale de la socialisation par l’intérêt. Il pense alors que
les hommes ne peuvent être véritablement associés que par
cette identification imaginaire, que par les affects, par l’ima-
gination patriotique. Puis, ce que je disais, c’est que cette
identification par l’imagination ou cette identification ima-
ginaire, c’est celle à laquelle nous avons recouru ; sauf
qu’évidemment, dans les nations modernes, elle ne s’est pas
substituée à l’intérêt. Dans les faits, elle s’y est ajoutée
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 41

p­ uisque nos nations sont à la fois des nations de l’intérêt


économique et des nations d’identification nationale. Alors,
s’agissant de la question de l’extension, ce que je disais, c’est
que la nation suppose une extension de l’imagination iné-
dite. Alors Rousseau attire notre attention sur cette ques-
tion et nous aide à penser cette identification. Par contre,
c’est là que je dois me corriger, il faut immédiatement ajou-
ter que lui-même pensait qu’une extension trop vaste
conduisait à une dilution. Il avait donc une vue assez quan-
titative de l’extension. Si l’identification s’étend trop loin,
elle perd de sa force et de sa compréhension. D’une certaine
façon, il tendait à penser la nation sur le modèle de la cité.
D’où cette ambiguïté qui fait qu’aussi précieux soit-il on ne
peut pas dire simplement : « Rousseau, penseur de la
nation » parce que sa nation est encore une cité. Bref, c’est
assez compliqué.

Louis-André Richard : Certainement. L’étape subséquente


maintenant, vous avez écrit récemmemment le livre La
Raison des nations3. Vous étiez inquiet, si je ne me trompe
pas ?

Pierre Manent : Bien sûr. Si j’ai employé les termes La Raison


des nations, c’est qu’il était important pour moi de mettre le
mot « raison » à côté du mot « nation ». Nous sommes dans
une situation où les gens raisonnables ou qui se considèrent
comme raisonnables tendent à considérer que les nations
sont de vieilles choses purement affectives et qui ne peuvent
pas soutenir le regard de la raison. Alors, « affectives » peut
être pris en deux sens. Je crois qu’il y a un sens encore per-
mis par nos supérieurs : vous avez le droit d’aimer votre
nation, mais comme vous aimez votre région, c’est-à-dire

3. Pierre Manent, La Raison des nations, Gallimard, 2006.


42 Louis-André Richard

parce qu’on a des bons souvenirs et une familiarité. Au


contraire, un attachement passionné à la nation ou l’idée
que la nation est le cadre par excellence de la vie commune
et que c’est dans ce cadre que l’on fait ce que l’on a à faire,
que c’est par la langue nationale que l’on exprime ce que
l’on a à exprimer, c’est devenu très largement inaudible et
surtout condamné ; condamné par ce qu’il faut appeler la
doxa, pour employer le terme traditionnel ou, en d’autres
mots, l’opinion dominante. Face à cela, j’ai essayé de com-
mencer à dire que la nation que l’on considère aujourd’hui
de manière presque exclusive sous le registre du nationa-
lisme devait être considérée autrement. Il faut considérer le
nationalisme à partir de la nation et non pas la nation à
partir du nationalisme. Aujourd’hui, si vous prenez la plu-
part des livres qui ont eu du succès, il y a toujours le mot
« nationalisme » dans le titre. La nation est considérée
comme ce qui produit le nationalisme, alors qu’il faut plu-
tôt considérer le nationalisme comme une pathologie, en
quelque sorte, de la nation. J’ai alors essayé de réfléchir à la
nation comme une organisation rationnelle. C’est évidem-
ment là que je me sépare de Rousseau ou que je ne mets pas
l’accent où il le mettait. En fait, j’essaie d’expliquer tout ce
qu’accomplit la nation et comment elle est le liant, l’élé-
ment vital de choses que tout le monde considère comme
précieuses, comme la démocratie. En effet, historiquement,
c’est un fait que l’on n’a pas connu de démocratie moderne
en dehors d’un cadre national. Donc, il faut déjà que ceux
qui nous invitent à abandonner la nation se posent la ques-
tion, à savoir : est-ce que vraiment leur démocratie pure, la
démocratie sans territoire ou dont le territoire ne cesse de
s’étendre, est quelque chose de viable ? Mon premier propos
est antirousseauiste : pour Rousseau, la démocratie moderne
n’est pas vraiment une démocratie puisqu’elle est représen-
tative et, dès lors qu’il a des représentants, le peuple cesse
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 43

d’être libre. Par contre, l’autre argument est « pararous-


seauiste » ou proche de Rousseau : la société moderne vit de
l’émancipation exacerbée, si l’on peut dire, des intérêts.
Alors, si l’on n’a pas un principe d’association dans lequel
les intérêts de chacun seront poursuivis et qui est un prin-
cipe distinct, jusqu’où va aller ce principe de dissociation ?
Je ne veux pas du tout dire que j’ai annoncé la crise actuelle
de la mondialisation, mais j’ai toujours considéré que le
discours officiel sur la mondialisation était un discours
faux, c’est-à-dire que la mondialisation n’était pas du tout
ce qu’on disait. Autrement dit, ce n’était pas vrai qu’il y
avait un espace mondial sur lequel les acteurs étaient des
individus indépendants. J’ai toujours été sensible au fait
que les États, quoi qu’on en dise, jouaient encore un rôle
décisif. D’ailleurs, on voit bien que, quand tout semble
incompréhensible et que tout semble se défaire, le principe
d’association sur lequel tout le monde se rassemble immé-
diatement, c’est l’association nationale. Tout cela ne consti-
tue pas une pensée de la nation, mais nous conduit quand
même à regarder la nation avec des yeux moins sévères ou
même des yeux plus favorables ; c’est-à-dire regarder la
nation comme cadre de la démocratie, comme cadre du
gouvernement de soi et comme principe d’association qui
ne se confond pas avec les intérêts. Un point important : il
y a eu un phénomène d’oligarchisation très antipathique
dans l’Occident. Il y avait deux catégories d’hommes, deux
classes, deux castes. Il y avait ceux qui étaient capables de
tirer leur épingle de ce nouveau grand jeu de la mondialisa-
tion qui étaient un jour à Londres, l’autre à Singapour et
qui n’avaient pas de patrie. Ils vivaient dans l’espace mon-
dial, parlaient la langue mondiale et maîtrisaient les instru-
ments de la communication mondiale. Puis il y avait les
autres qui avaient de la peine à apprendre l’anglais ou qui
ne le parlaient pas, qui avaient de la peine à être friendly,
44 Louis-André Richard

qui voulaient plutôt rester dans leur pays que partir ailleurs
et qui avaient un certain attachement à leur communauté
nationale. En France, par exemple, au moment des débats
sur Maastricht4, lors des référendums européens, on sentait
très puissamment la différence et le mépris de classe de ceux
qui comprenaient le monde nouveau pour ceux qui étaient
prisonniers du monde ancien, incompétents et en proie à
des passions sinistres. Je pense qu’aujourd’hui, la crise
aidant, nous allons revenir vers une idée plus équilibrée des
conditions de l’ordre humain, si je puis dire, et nous allons
nous rendre compte que les nations jouent un rôle irrem-
plaçable pour la vie commune.
Le problème va être de se demander quelles nations
nous allons ré-habiter puisque nous avions envisagé de les
quitter. En effet, la perspective qui était présentée comme
irrésistible, c’était qu’on supposait que, bientôt ou un peu
plus tard, on allait s’endormir Français, Allemand, Italien et
se réveiller Européen. Maintenant on n’y croit plus, car on
sait que nous sommes destinés à demeurer Français, Italiens
ou Allemands, du moins à vue humaine. Vient donc la
nécessité de repenser la nation parce que précisément la
perspective n’est plus celle de son effacement irrésistible,
mais celle de sa durée continuelle. Alors, comme au
XIXe siècle, mais sur des bases nouvelles, il va y avoir une
réflexion sur la nation, un parcours historique refait, à nou-
veaux frais, sur les histoires nationales. Déjà, on voit bien
comment les nations refont ce parcours. Par exemple, les
Anglais sont obligés de repenser des choses qui paraissaient
réglées depuis longtemps, depuis au moins 1707 avec la
question de la différence entre l’Écosse, l’Angleterre et le

4. Le traité de Maastricht est en fait le traité constitutif de l’Union euro-


péenne. Il a été signé le 7 février 1992 et été modifié par la suite par le
traité d’Amsterdam et de Nice.
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 45

pays de Galles5. Nous-mêmes, pour prendre un nouvel


exemple, au moment du bicentenaire de la Révolution
française, le gouvernement de l’époque pensait qu’on allait
vers une célébration comparable à celle de 1889. Puis, en
grande partie grâce à l’œuvre de François Furet6, on a eu
une perspective différente. On a placé la Révolution dans
une histoire à laquelle il fallait se rapporter intellectuelle-
ment et non pas simplement de façon affective. Il fallait
penser la Révolution française dans l’histoire de la démo-
cratie ou des démocraties en Europe. Maintenant, à mon
avis, de même pour la république, son histoire doit quitter
ce registre héroïque pour un registre plus politique, ration-
nel, philosophique ou de philosophie politique. C’est là en
effet que la laïcité va être nécessairement reconsidérée de
même que la Révolution française a été reconsidérée. Elle
sera reconsidérée non plus comme la solution enfin trouvée
d’un problème qui est passé, mais comme une solution
provisoire d’un problème qui est toujours là. Va ensuite se
faire ou ne pas se faire le progrès intellectuel dans les années
qui viennent : est-ce que nous parviendrons à remettre les
développements historiques que nous avons connus dans le
bain de « problématicité » qui est le leur ? S’agissant de la
laïcité, de la religion, nous étions parvenus à une solution
d’une simplicité géométrique : séparer le public et le privé,
l’espace public et l’espace privé. C’est encore ce qui domine
et, d’une certaine façon, cela a quelque chose d’indépassa-
ble. Il faut, bien sûr, qu’il y ait une certaine séparation entre
le privé et le public. Personne n’envisage un retour à une

5. 1 er mai 1707 est la date où a été créé le Royaume de Grande-


Bretagne.
6. François Furet a marqué la réflexion politique française. Spécialiste du
XVIIIe siècle, Furet a influencé la pensée politique par son ouvrage La
Révolution française publié en 1965 et par le livre Penser la Révolution
française, publié en 1978.
46 Louis-André Richard

identification d’une communauté politique à une commu-


nauté religieuse. Tout de même, il est clair que la situation
des religions comme de la nation par rapport à celles-ci s’est
modifiée.
Il est donc clair aussi que la simple répétition des
principes de la laïcité à la française ne suffit pas. On l’a bien
vu lors du débat sur le voile ; on le voit avec le débat sur la
burka. Nous allons être obligés d’ajouter ou de compléter le
formalisme extrêmement abstrait de la solution laïque,
séparation du privé et du public, par une prise en compte
moins géométrique et plus prudentielle d’un certain nom-
bre de réalités religieuses. Je crois que l’on va nécessaire-
ment être obligé de considérer que nous devons trouver le
moyen ou des moyens de reconnaître que les religions sont
des parties de l’espace public.

Louis-André Richard : De quelles manières ?

Pierre Manent : C’est une question extrêmement difficile,


alors je formulerai les choses précisément. Comme j’ai dit
que nous allons nécessairement modifier la formule abs-
traite que la laïcité représentait ou représente, il faudrait
que j’évite d’être abstrait, donc, je vais plutôt donner des
exemples qui sautent aux yeux. Dans la dernière période,
nous avons vu, à l’évidence, que les religions s’imposent
dans l’espace public. Les Juifs, y compris en France, où l’on
peut dire qu’ils étaient les plus assimilés, multiplient les
signes de leurs particularités et de la présence légitime de
leur identité particulière dans l’espace public. Bien évidem-
ment, tout cela a un rapport essentiel avec la reconstitution
politique du peuple juif en Israël. Clermont-Tonnerre plai-
dant pour l’octroi de tous les droits civiques et politiques
aux Juifs disait : « Il faut refuser tout aux Juifs comme
nation, et accorder tout aux Juifs comme individus. »
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 47

Évidemment, on ne peut plus faire comme si nous étions


en 1789, puisqu’il apparaît aujourd’hui que les Juifs ne sont
pas des individus qui dans le privé seraient juifs et auraient
des croyances ou des pratiques privées, mais c’est un peuple
qui, présent en Israël et dans d’autres pays, en particulier
chrétiens, se fait reconnaître comme tel.

Louis-André Richard : ...une nation dans une nation.

Pierre Manent : S’agissant des musulmans, il est clair qu’ils


représentent une présence visible dans l’espace public, que
cette présence est destinée à croître et qu’elle s’exprime dans
des modifications des habitudes publiques de la nation. Les
vêtements sont différents, certains posent des problèmes
que nous savons ; les fêtes religieuses musulmanes tendent,
en quelque sorte, à devenir des fêtes nationales ou, en tout
cas, ne sont pas confinées dans l’espace privé ; le ramadan
ou certaines de ses conséquences sont des éléments de la vie
sociale, donc, aujourd’hui, on peut se justifier en disant :
« Je ne pourrai pas, c’est ramadan. » Les Juifs et les musul-
mans sont en train de faire reconnaître le caractère public
de leur religion. Alors, nécessairement, on ne peut pas
demander au christianisme d’être la seule religion qui se
calfeutre derrière le voile de la laïcité ou de la séparation
rigoureuse de l’espace public et de l’espace privé. Les Juifs
ont d’excellentes raisons de faire reconnaître leur caractère
de peuple et d’avoir du ressentiment pour une certaine assi-
milation. Les musulmans ont le droit naturel, si j’ose dire,
d’exercer leur religion où ils ont été reçus comme citoyens.
Alors, semblablement, les chrétiens, c’est là que les choses
deviennent difficiles, ont le droit de faire apparaître non
seulement leur présence dans l’espace social des nations,
mais aussi, si je puis dire, un sentiment de responsabilité
qui leur est propre pour l’ensemble national dont ils sont
48 Louis-André Richard

une partie. Il ne s’agit pas de revenir à une définition socio-


logique et synthétique du catholicisme, par exemple,
comme religion de la majorité des Français, surtout que ça
ne voudrait pas dire grand-chose aujourd’hui. Encore
moins s’agirait-il de revenir à une définition à la fois arro-
gante et frileuse du catholicisme comme religion la plus
proche de l’État ; mais il me semble qu’il y a, entre l’Église
et la nation, une relation si spécifique, si particulière et si
profonde quoique si complexe, qu’il est légitime et néces-
saire aujourd’hui que l’Église catholique en France, par
exemple, je ne dis pas revendique un droit particulier, mais
ose formuler de manière intelligente si possible son senti-
ment de responsabilité particulière pour la nation, c’est-à-
dire l’ensemble que nous constituons, avec les juifs et les
musulmans parmi nous. En ce sens, en effet, je suggère
quelque chose qui va au-delà de la neutralité. Dans cette
perspective, je ne place pas sur le même plan, les Juifs, les
musulmans et les chrétiens. Je souhaite que les uns et les
autres aient les mêmes droits et je ne réclame aucun droit
particulier pour les chrétiens, mais je réclame de la part de
ces derniers un devoir particulier : d’être responsables pour
le tout, ce qu’eux seuls peuvent être.

Louis-André Richard : Oui, parce qu’ils sont reliés à l’his-


toire.

Pierre Manent : Parce qu’eux seuls sont reliés à l’histoire de la


nation française dans sa continuité, eux seuls ont articulé et
peuvent articuler la relation et avec les Juifs, et avec les
musulmans.

Louis-André Richard :Je comprends que ce n’est pas l’objet


de votre réflexion, mais il y a une dimension théologique à
cette question. La nature même de la religion, qu’elle soit
musulmane, juive ou chrétienne, a des effets sur l’interac-
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 49

tion avec le politique. Je ne sais pas si je vois bien les choses,


mais le christianisme, par exemple, du moins, dans sa forme
actuelle, mais aussi quand on regarde les origines, a ten-
dance à se dissoudre dans le tissu social et politique. Cela
fait partie de la mission du christianisme tandis que, chez
les musulmans, on va avoir une représentation de la reli-
gion qui est beaucoup plus active, plus démonstrative.
Comprenez-vous ce que je veux dire ?

Pierre Manent : Oui. Il faudrait bien sûr entrer dans le détail


de ce que cela veut dire ; cette élaboration du rôle média-
teur du christianisme.

Louis-André Richard : Voilà.

Pierre Manent : Nous entrons dans un monde pluriel ; nous


ne retrouverons pas les homogénéités nationales ; la pré-
sence musulmane, la renaissance juive sont là pour durer. Il
ne s’agit donc pas de revenir à la religion de nos pères en
essayant de reconstituer un ordre catholique homogène, ce
qui d’ailleurs serait parfaitement vain. En revanche, il faut
reprendre conscience à la fois de l’histoire nationale et de la
façon dont la religion y joue un rôle décisif, pour reprendre
aussi conscience de cette étrange religion qu’est le christia-
nisme et de la façon dont elle s’articule à la liberté humaine
d’une manière unique ; c’est une tâche très difficile, mais
pas impossible. Vous le disiez, l’islam et le judaïsme sont
des religions de la loi et de la loi extérieure. Je ne dis pas
qu’il n’y a pas d’intériorité dans ces religions ; il y en a à
coup sûr dans le judaïsme puisque, après tout, les psaumes
qui sont communs au christianisme et au judaïsme sont
d’abord juifs. Néanmoins, on voit bien à quel point la piété
juive est formaliste. Au contraire, il y a dans le christia-
nisme quelque chose qui n’est qu’à lui et qui est ce que
50 Louis-André Richard

Péguy appelait l’opération chrétienne par excellence, c’est-


à-dire l’articulation de la grâce et de la liberté. Cette articu-
lation est propre au christianisme. Bien sûr, dans la prati-
que, les chrétiens ont pu être aussi intolérants ou plus que
les autres, le problème n’est pas là. Dans la structure intime
de leur religion, il y a un moment décisif de la liberté qui
leur est propre et qui pénètre, en quelque sorte, toutes les
dimensions de la vie chrétienne. C’est donc un des facteurs
principaux par lesquels le christianisme peut, à mon avis,
jouer ce rôle médiateur. J’ai parlé en termes très généraux,
mais il est évident qu’il y a des questions proprement théo-
logiques et extrêmement délicates dans le rapport du chris-
tianisme au judaïsme et dans le rapport du christianisme à
l’islam. L’islam considère que le christianisme falsifie les
écritures et le judaïsme ne reconnaît pas le Messie, la nature
divine de Jésus. Le christianisme peut jouer son rôle de
médiateur uniquement s’il a, sans provocation ni arrogance,
le souci d’affirmer nettement sa revendication d’accomplis-
sement, donc, de défendre la spécificité des écritures chré-
tiennes et le rapport très particulier de la parole à la com-
munauté ; tout comme le pape l’a fait avec une grande
subtilité et une grande force lorsqu’il est venu aux
Bernardins7 il y a quelques semaines. Finalement, c’est
parce qu’il y a ces rapports si particuliers entre la parole et
la communauté que le christianisme doit être le médiateur
de toutes les médiations. Puis, je ne veux pas parler, dans
un sens...

Louis-André Richard : ...eschatologique.

7. On fait référence ici au discours prononcé par Benoît XVI à Paris,


le 12 septembre 2008. On trouvera le texte intégral de ce discours
à l’adresse suivante : www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/­
speeches/2008/september/documents/hf_ben-xvi_20080912_parigi-
cultura_fr.html.
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 51

Pierre Manent : Eschatologique ou politique, je pense qu’ou


bien nous allons nous décomposer lentement, ou bien nous
nous reconnaîtrons nous-mêmes. Les nations d’Europe se
réfléchiront en replaçant à leur centre d’intelligibilité la
médiation chrétienne. Je dis « à leur centre d’intelligibilité »,
je ne parle pas d’une présence ostentatoire dans l’espace
public.

Louis-André Richard : Dans La Raison des nations, vous parlez


qu’il faut réapprendre à discuter politiquement de la reli-
gion. Depuis quelques minutes, je vous écoute et je com-
pare avec le Québec, puisque je suis Québécois. Vous êtes
Français. Vous avez donc des racines profondes par exemple
dans le christianisme à cause de la longueur de l’histoire.
Quand je regarde chez moi, pas dans l’espace public, mais
dans la réflexion philosophique et politique, on a donné
congé au christianisme. Je vous entends, mais j’ai de la dif-
ficulté à concevoir de quelle manière le projet que vous
décrivez, auquel je souscris tout à fait, peut se réaliser dans
l’entendement de bien de mes concitoyens.

Pierre Manent :
Il me semble, pour le peu que je sais sur le
Québec, que l’Église catholique a joué un rôle social et
politique démesuré en raison des circonstances.

Louis-André Richard : Absolument.

Pierre Manent : Elle était devenue massivement une institu-


tion politique et sociale qui a été évidemment frappée de
plein fouet par la révolution des mœurs des années 1960. À
la suite de cela, il y a eu un effondrement très rapide de la
religion. Je n’ai pas idée de l’entière histoire ultérieure du
Québec, mais il me semble que ce moment d’émancipation
y est très largement achevé. J’entends par là que les mœurs
sont aussi libres au Québec qu’ailleurs et que ­nécessairement
52 Louis-André Richard

vont revenir les questions : qui sommes-nous ? où allons-


nous ? d’où venons-nous ? ainsi que la question de la langue
et la question du corps collectif que représente le Québec.
Vous allez rencontrer aussi la question que nous rencon-
trons, c’est-à-dire se reconnaître, se rendre intelligible, bref,
se comprendre soi-même. À partir d’un certain moment
même, la question du Québec est venue faire ­partie de l’in-
terrogation française et, en ce sens, le discours du général
de Gaulle à Montréal n’est pas anecdotique. De même,
probablement, au Québec, il y aura des réflexions sur cette
histoire commune et pendant une si longue période occul-
tée. Alors, sans annoncer ce qui va se passer, je crois que
nous sommes devant des questions qui, pour être traitées,
exigent de replacer la religion au centre de la réflexion. En
ce sens, en effet, le dispositif français n’est pas si mauvais
pour reposer les problèmes et pour en repartir. Précisément,
depuis deux siècles, le catholicisme en France, même si
c’était la religion de la nation, n’a jamais été la religion
nationale comme il l’a été au Québec, en Angleterre ou en
Prusse. Il y a eu, en fait, un mélange très particulier de la
marque catholique et de l’indépendance de la nation par
rapport à cette marque ; une sorte de grand mélange et de
distance entre les deux communautés. En ce sens, l’expé-
rience française, à mon avis, est particulièrement intéres-
sante. Non pas parce qu’elle fournirait un modèle de laïcité,
mais parce que nous avons un mélange de ce que j’appelle
le sérieux chrétien et de la distance par rapport à ce qui
serait une religion sociale, nationale, instituée. Il y a donc
une liberté pour aller du politique au religieux en essayant
d’accorder à chacun son dû, ce qui est peut-être un atout
pour contribuer à éclairer ce que pourraient être des rela-
tions plus fécondes ou plus actives entre le politique et le
religieux.
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 53

Louis-André Richard : Cela favorise la condition de réalisa-


tion d’un dialogue éventuel ou d’une réappropriation du
discours religieux.

Pierre Manent : Le discours aux Bernardins8, puisqu’il était


du pape, était un discours théologique, c’est-à-dire du
magistère. En même temps, il s’adressait à tous : il parlait
du rôle des moines dans la formation de l’Europe. Or les
moines ne voulaient pas faire l’Europe ni préserver la
culture ; ils cherchaient Dieu.
De quelle manière cherchaient-ils Dieu ? Ils le cher-
chaient dans un contexte défini par le christianisme, c’est-
à-dire défini par une relation entre des écritures et une
communauté ainsi que dans la dialectique entre ces écritu-
res et une communauté qui se constitue dans le rapport aux
écritures de même que ces écritures se définissent dans l’in-
terprétation de la communauté. Il est clair que le pape offre
à ceux qui l’écoutent, chrétiens ou non, de quoi penser
beaucoup de choses sur les relations entre la langue et la
communauté ou sur la vie humaine tout simplement. Je
trouve que Benoît XVI nous a fourni un très bel exemple
de ce que j’appelle de mes vœux, c’est-à-dire que le christia-
nisme montre sa capacité d’éclairage, sa capacité média-
trice. De plus, en même temps qu’il souligne le propre du
christianisme, il le fait d’une façon qui peut éclairer tous les
hommes, pas d’une façon intimidante ou dominatrice,
mais d’une façon médiatrice.

Louis-André Richard : Je vous entraîne ailleurs. Dans le livre,


vous avez critiqué la superficialité de la communication et
vous l’avez mise en opposition avec la communauté. Vous
parlez de communauté d’excellence, de référence et

8. Voir la note de la page 50.


54 Louis-André Richard

d­ ’appartenance. Cette distinction et la notion de commu-


nauté sont constamment au centre de vos préoccupations.
Comment envisagez-vous la réappropriation de la commu-
nauté dans l’avenir ?

Pierre Manent : Votre question touche à la couche profonde


de la question politique. La question de la nation est une
question subsidiaire ou qui s’enracine dans la question de la
communauté. Qu’est-ce qui constitue une communauté ?
C’est une chose très mystérieuse. Qu’est-ce que l’amour ?
Qu’est-ce que l’amitié ? Qu’est-ce qu’une famille ? Qu’est-ce
qu’une nation ? Or, nous avons beaucoup de peine à penser
une communauté. Je suis frappé de voir comment la
réflexion politique s’est de plus en plus éloignée de la
réflexion sur la communauté. Si vous prenez Aristote,
comme il faut le faire tous les jours, dans le vocabulaire
qu’il emploie, il y a sans arrêt « commun », « communauté »,
et il y a des verbes actifs comme « fabriquer du commun »,
«  mettre en commun ». Donc, la pensée de la cité tourne
toujours autour de la notion du commun, elle est quelque
chose qui fabrique du commun. Alors, on peut dire que
cela est resté présent dans la tradition républicaine, mais
s’est progressivement estompé. Déjà à Rome, l’intensité du
commun s’effrite parce que Rome s’étend. Autrement dit,
au fur et à mesure que Rome s’étend, la communauté est
moins présente. Si vous comparez Cicéron à Aristote, vous
voyez que déjà Cicéron place au premier plan non pas la
communauté des citoyens mais le magistrat qui est porteur
de la personne de la cité. On note donc un mouvement
d’abstraction, de prise de distance par rapport à la commu-
nauté proprement dite. Plus tard, au moment de la révolu-
tion des droits de l’homme, on ne part plus du commun,
mais on part de l’individu pour ensuite fabriquer quelque
chose à partir de celui-ci, ce qui devient très difficile.
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 55

Comment pouvez-vous fabriquer du commun si vous


­partez de l’individu ? Conséquemment, dans le contexte
moderne, on ne sait pas comment se débrouiller avec cet
individu souverain qui doit devenir une partie du monde
commun. D’où les acrobaties de Rousseau dans Le Contrat
social où vous avez cet individu qui brusquement devient
un être tout à fait différent, qui par une transformation
miraculeuse devient partie du collectif. Donc, nous som-
mes tous devant les questions : qu’est-ce qui est commun et
comment fait-on du commun ? Et nous n’avons pas la
réponse. Évidemment, la doxa a une réponse qui est qu’il
n’y a pas de problème parce que nous sommes des indivi-
dus qui choisissent leurs identités. On a donc un porte-
feuille d’identités à portée de main. Si l’on présente les
choses comme ça, on a à la fois la souveraineté de l’individu
et les bonheurs de l’appartenance. On a une famille, une
région, une nation et puis on change. Les gens vous disent :
« Il n’y a aucune contradiction, je suis Breton, je suis
Français, je suis Européen. » Le problème se pose quand il
s’agit de savoir de quoi l’homme est vraiment une partie,
dans quoi il se gouverne lui-même et qu’est-ce qui lui
donne la loi ; qu’est-ce qui a autorité sur lui et quel est le
cadre dans lequel il s’accomplit ? Aujourd’hui, la question
devient très urgente parce que précisément le cadre d’iden-
tification immédiat de la nation s’est estompé. Je crois qu’il
est devenu clair que l’humanité n’est pas un cadre d’appar-
tenance suffisamment déterminé pour que l’on puisse dire
« je suis citoyen du monde », même si c’est une proposition
qui a son charme. On a alors à poser toujours de nouveau,
et dans une urgence particulière, la question de la chose
commune. Et là-dessus, je crois que le christianisme encore
a quelque chose de particulier à dire parce que l’Église plu-
tôt que le christianisme a la particularité de se présenter
comme la communauté la plus étendue, la plus intime et la
56 Louis-André Richard

plus profonde. C’est le propre du christianisme, c’est-à-dire


qu’à la fois il embrasse toute l’humanité et, suivant la for-
mule d’Augustin, il est plus « intime à chacun que lui-
même » ; Dieu est plus intime à chacun que lui-même. Je
crois que c’est donc dans une telle perspective que le travail
de reconstitution et de reconsidération des appartenances
peut être conduit de la façon la moins dangereuse et la plus
salutaire précisément parce que le christianisme, l’Église
offre le cadre le plus vaste. D’une certaine façon, les nations
européennes se sont constituées comme des images de
l’Église parce qu’elles ont prétendu être à la fois ce qui est
commun et ce qui est plus intime à chacun que lui-même,
c’est-à-dire la naissance, l’enfance, l’éducation et l’acte libre.
Les nations modernes ont, en quelque sorte, essayé de
nouer ensemble la production par un autre, une mère, un
père et l’acte libre. Tout cela d’une façon qui, je crois, est
propre aux nations chrétiennes. Ce qui fait qu’il y a une
affinité très profonde entre la forme politique nationale et
la forme ecclésiale. C’est pourquoi, dans une période où la
nation se repense, le dispositif chrétien me paraît médiateur
et explicateur.

Louis-André Richard : Pour traduire ce que vous dites, disons


que la société québécoise actuelle vit des subsides de ce que
le christianisme a apporté malgré son rôle politique très
contestable à une certaine époque. Ma question est un peu
la même : ces subsides réussiront-ils à redonner à ceux qui
pensent le goût de repenser le christianisme ? Chez nous, il
y a une ignorance des origines que je ne sens pas ici, mais
elle y est peut-être.

Pierre Manent : Elle y est certainement.

Louis-André Richard : Beaucoup d’intellectuels québécois par


exemple ont une ignorance consentie, si je peux me
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 57

p­ ermettre une expression aussi folle, parce qu’ils ont vécu


des subsides, ils ont connu un peu ce qu’est le christianisme
et ils l’ont oublié. Alors, je me demande de quelle manière
on peut, dans l’espace public ou dans la réflexion publique,
redonner la crédibilité au discours chrétien.

Pierre Manent : Il n’y a pas de réponse générale à cette ques-


tion. Ce qui motive mon optimisme relatif par opposition
au pessimisme massif de beaucoup de mes amis, c’est que
j’ai observé un processus curieux dans les trente ans qui ont
suivi le concile en France. On a eu d’abord le sentiment
d’une dissolution générale. Puis, à la fois hors de l’Église et
dans l’Église, il y a eu un renouveau de la réflexion sur la
religion. Une bonne partie de cette réflexion s’est faite en
dehors de l’Église et dans une perspective nullement apolo-
gétique. Mon collègue et ami Marcel Gauchet avec Le
Désenchantement du monde9, paru en 1985, en est un excel-
lent exemple. Parallèlement à ce développement, avec l’élec-
tion du pape Jean-Paul II, et avec Jean-Marie Lustiger
archevêque de Paris, il y a eu un effort de reconstitution
d’une éducation solide pour les prêtres, éducation moins
scolastique que biblique. Le résultat dans l’espace public
français aujourd’hui de ce double mouvement est une
quantité respectable d’ouvrages sérieux faits par des chré-
tiens ou non sur des choses religieuses, d’histoire théologi-
que, de spiritualité, de philosophie, de politique et d’his-
toire. Donc, il y a une activité intellectuelle autour de cela,
et je crois qu’elle répond à une nécessité. Si l’on ne pense
pas ces choses-là, c’est qu’on renonce entièrement à penser
parce qu’il faut bien faire face aux problèmes posés par la
définition de notre appartenance, de ce qui constitue l’être
collectif, de la façon dont nous sommes arrivés au point où

9. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique


de la religion, Gallimard, 1985.
58 Louis-André Richard

nous sommes. Je crois que d’une façon ou d’une autre, dans


les différents pays, on va vers cette réflexion. Je l’observe en
Italie où elle est extrêmement forte ; moins en Espagne
pour autant que je suis au courant parce que l’Espagne,
c’est un petit peu comme le Québec, elle a jeté avec volupté
le pouvoir de l’Église. Aujourd’hui en Espagne, la forme
d’action de l’Église est plus politique, plus défensive, plus
traditionnelle. Il me semble qu’elle défend ses positions,
plus qu’elle n’essaie de repenser sa situation. Les nations
européennes se sont constituées très largement par la façon
dont elles ont répondu à la proposition chrétienne. Il est
donc évident aujourd’hui que chaque nation va faire son
chemin toute seule. La réponse allemande ne sera pas la
réponse française. D’ailleurs, il y aura une réponse alle-
mande, mais aussi une bavaroise et une hanovrienne. En
Angleterre, qui est peut-être le pays le plus déchristianisé
d’Europe et où l’Église anglicane est une coquille de plus en
plus vide, il y a tout de même beaucoup de réflexion du
type de celles que j’appelle de mes vœux. Je ne sais pas
comment vous voyez les choses, mais tout le problème pour
le Québec sera probablement de s’articuler davantage sur la
réflexion européenne. Par la situation où vous vous trouvez,
vous êtes ce petit carré francophone dans cet immense
ensemble anglophone et vous savez fort bien tirer votre
épingle du jeu du point de vue économique et du point de
vue de la reconnaissance internationale. Autrement dit,
c’est une grande réussite le Québec. Par contre, vous avez
payé ce grand succès d’un oubli des subsides et des origines.
Pour ma part, j’imagine que cet oubli ne peut pas durer
toujours.

Louis-André Richard : Je termine avec une question concer-


nant le rôle du philosophe dans la cité actuellement. Vous
avez déjà une très belle page sur le rôle de Socrate dans la
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 59

cité grecque, sur le fait que les nations, en évoluant, ont


relégué la philosophie au service du politique. Comment
voyez-vous le rôle du philosophe aujourd’hui ? Comment
entrevoyez-vous votre rôle ou celui de quelqu’un qui s’ap-
proche de la chose philosophique ?

Pierre Manent : À mon avis, c’est toujours le même rôle,


c’est-à-dire que la tâche de la philosophie est d’aller de la
doxa vers l’épistémè, c’est-à-dire partir de l’opinion en
essayant d’aller vers la science. Bien entendu, cela suppose
que l’on commence par respecter l’opinion, ce que la philo-
sophie moderne souvent n’a pas fait. Il faut montrer com-
ment ce sont de vraies exigences qui s’expriment et se révè-
lent dans l’opinion et qu’il faut d’abord les éclairer et les
déployer pour ensuite, si possible, les conduire vers plus de
clarté et vers quelque chose qui ressemble à une science des
choses humaines. Dans le monde anglo-saxon, c’est-à-dire
un peu dans le monde entier, la philosophie est devenue
quelque chose de tout autre. Aujourd’hui, ce qu’on appelle
la philosophie analytique, c’est une sorte de grand jeu
d’échecs mondial où il s’agit de montrer qu’on est plus
malin que notre voisin sur la base d’exemples tout à fait
artificiels qui sont totalement éloignés de l’expérience
humaine. Je pense qu’il faut certainement que la philoso-
phie redevienne une philosophie, c’est-à-dire qu’elle oublie
la philosophie analytique qui considère que toutes les ques-
tions intéressantes n’ont pas de sens et qui, donc, ne pose
que des questions inintéressantes. Il faut revenir vers la phi-
losophie socratique, ce qui tout de même garde une cer-
taine légitimité. Par contre, cela suppose qu’il y ait au préa-
lable un certain rapport affectueux ou amical avec la cité,
c’est- à-dire qu’il faut que le philosophe ait... je ne dis pas
l’amour de la patrie, mais une certaine amitié pour sa cité.
Il faut d’abord commencer par prendre au sérieux ­comment
60 Louis-André Richard

les gens pensent et pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent.


Si vous êtes dans la partialité, vous n’êtes pas dans une dis-
position qui va conduire à la philosophie. Je parle d’être
soit dans la partialité du politiquement correct, soit, comme
certains de mes amis tendent à l’être, dans le mépris absolu
pour la démocratie moderne, le politiquement correct au
nom d’un moment sublime que l’on place soit dans le cœur
du Ve siècle av. J.-C., soit dans l’Europe chrétienne du XIIIe,
ou alors dans la France de Louis XIV. En ce sens, il y a un
segment commun important ou plus ou moins important
entre le bon citoyen et le bon philosophe. Il faut une cer-
taine amitié pour sa cité pour prendre suffisamment au
sérieux les opinions de celle-ci et pour éventuellement, dans
le meilleur des cas, les conduire vers plus de clarté. Donc,
en ce sens, je crois que, en effet, la philosophie doit redeve-
nir philosophie politique ; comme le dit très bien Strauss
lorsqu’il dit que la philosophie politique n’est pas un sec-
teur de la philosophie qui s’appliquerait à la politique, mais
que c’est la vraie philosophie première.

Louis-André Richard : Justement, j’ai gardé avec mes étu-


diants une pratique de Strauss que je trouve très intéres-
sante. Il demandait à ses étudiants de l’Université de
Chicago quel était le livre qu’ils apporteraient avec eux sur
une île déserte, le film qu’ils considèrent comme le meilleur
et qui était leur modèle ou leur héros. Que répondez-vous à
cela ?

Pierre Manent : Je ne saurais pas répondre à cette question.


Je suis trop catholique dans mes réflexions, c’est-à-dire que
je peux vous dire la Bible, mais je pourrais vous dire
Homère, L’Éthique à Nicomaque, ou encore L’Énéide. Je ne
peux pas répondre à votre question. Par contre, je peux
ajouter que ce qu’on observe aussi bien dans les universités
que dans les collèges, c’est que ces grandes œuvres ­classiques,
L’idée de nation – Entrevue avec Pierre Manent 61

contrairement à ce qu’a cru la psychopédagogie moderne,


plaisent aux enfants et aux jeunes. Une de mes anciennes
élèves qui enseigne en collège dans le 93, qui est une zone
difficile, raconte que, lorsqu’elle désire avoir un peu de
calme chez les élèves de quatrième, elle commence à leur
raconter Homère. Le récit homérique les tient attachés à
leur siège. Bien sûr, elle a un certain art du récit, mais c’est
tout de même Homère qui les captive, ce ne sont pas les
exercices stylistiques sur le journal d’aujourd’hui.

Louis-André Richard : C’est vrai. C’est mon expérience aussi.

Pierre Manent : C’est très consolant tout de même : ce sont


les grandes œuvres qui sont les plus intéressantes.

Louis-André Richard : ...et qui parlent à l’homme en révélant


son humanité. Merci beaucoup, Pierre Manent.


Page laissée blanche intentionnellement
La nation québécoise,
le creuset méconnu
Denis Vaugeois

L
e Québec est une extrémité de continent. Géographi-
quement, il débouche sur l’extérieur. Politiquement, il
a été enclavé. Totalement et minutieusement.
Historiquement, il appartient à l’Amérique du Nord.
On ne peut comprendre le Québec sans référence histo­
rique. On ne peut comprendre la présence de la langue
française sans le rappel de cette « grande aventure » qui fut
celle des Français en Amérique du Nord, depuis l’Acadie
jusqu’à l’embouchure du fleuve Columbia, depuis la baie
d’Hudson jusqu’au golfe du Mexique.
En 1492, deux vieux mondes entrent en contact. De
vieilles civilisations aussi. Les Amériques ont alors une
population égale à celle de l’Europe. C’est de cette rencon-
tre que sortira un vrai nouveau monde.
Après avoir pris pied dans la partie la plus inhospita-
lière de l’Amérique du Nord, avec un siècle de retard sur les
Espagnols et à peu près en même temps que les Anglais, les
Français établissent des alliances précieuses avec les Indiens
et se lancent dans de vastes explorations. Ils vont nommer
et cartographier l’Amérique du Nord.

63
64 Denis Vaugeois

Les alliances franco-indiennes ne suffisent pas pour


tenir tête à un exceptionnel mouvement d’immigration qui
donne naissance à treize colonies anglo-américaines.
La Nouvelle-France est démembrée en 1713 et
anéantie en 1763. Il reste des Canadiens qui refusent d’être
parqués dans la 14e colonie, cette « Province de Québec »
issue de la Conquête. Ils continuent de sillonner le conti-
nent et poursuivent un impor tant métissage.
Momentanément, en 1774, le conquérant rétablit une par-
tie des anciennes limites françaises. Détroit et Chicago sont
rattachés à la colonie de Québec. C’est une insupportable
provocation pour les Treize Colonies qui déclenchent un
formidable schisme anglo-saxon qui sépare l’Amérique du
Nord en portion républicaine et en portion loyaliste ou
britannique. Les Canadiens français, vestiges d’une coloni-
sation française qui a échoué, se retrouvent par chance dans
la partie la plus faible, le British North America, qui con-
naît rapidement de nouvelles séparations : la Nouvelle-
Écosse donne naissance au Nouveau-Brunswick et la
« Province de Québec » est partagée en Haut-Canada et
Bas-Canada.
Issus d’un tout petit nombre d’immigrants, qui ont
en commun la langue française, les anciens Canadiens for-
ment un noyau homogène qui intègre sans trop de difficul-
tés des gens de toute origine. Le Canadien soi-disant pure
laine est un mythe.
La survivance est une première étape, la volonté de
s’affirmer en découle naturellement. En 1792, Londres per-
met des élections et accepte l’existence d’une majorité par-
lementaire d’origine « canadienne » avant de reconnaître
son erreur. L’oligarchie britannique en place ne peut accep-
ter que cette majorité contrôle la totalité du budget et vote
à sa guise des lois. À partir de 1810, Londres cherche à cor-
riger l’erreur commise en 1791 avec la mise en place de
La nation québécoise, le creuset méconnu 65

l’Acte constitutionnel. Le gouverneur Craig commence par


bâillonner le journal Le Canadien, fait saisir ses presses et
jeter en prison ses journalistes, y compris le chef du Parti
canadien, Pierre Bédard, ni plus ni moins que le premier
ministre de l’époque. Le gouverneur s’explique auprès de
son ministre dans une lettre du 1er mai 1810 : « Leurs habi-
tudes, leur langue et leur religion sont restées aussi différen-
tes des nôtres qu’avant la Conquête. En vérité, il semble
que ce soit leur désir d’être considérés comme formant une
nation séparée. La Nation canadienne est leur expression
constante... » Comme solutions, Craig préconise une immi-
gration anglaise et, sans délai, l’union des deux Canadas de
façon à placer en minorité les députés canadiens. Son pro-
che conseiller, Jonathan Sewell, est clair : « Rien ne sera plus
efficace [...] que l’incorporation des provinces du Haut-
Canada et du Bas-Canada sous un gouverneur général et
avec une seule législature. [...] En ajoutant la représentation
du Haut-Canada à la législature de cette province, l’in-
fluence anglaise dans la Chambre d’Assemblée deviendra
beaucoup plus considérable, et cette influence sera prépon-
dérante si le nombre de représentants du Bas-Canada est
diminué, et celui du Haut-Canada augmenté. » Peu importe
les moyens !
Cet objectif est atteint en 1840 et la mise en subor-
dination politique des Canadiens français est consommée
en 1867. On admettra sans doute que le rapatriement de
1982 couronne le tout !

Perte de mémoire, perte d’identité


Aujourd’hui, les Canadiens français sont devenus
des Québécois. Ils se définissent dorénavant par le terri-
toire. Ils ont ainsi tourné le dos à leur histoire. Pourtant, le
Québec a un fondement historique, il ne peut se définir,
s’expliquer, se comprendre autrement.
66 Denis Vaugeois

Nationalisme ethnique, nationalisme civique, natio-


nalisme territorial sont des moments d’égarement. Le
Québec n’a de sens que dans sa dimension historique. Quel
que soit le prix à payer, il doit renouer avec son histoire
nord-américaine et atlantique. Ces dernières années, il y a
eu des hauts et des bas. Par exemple, un Secrétariat des peu-
ples francophones a été abandonné, un Service du Canada
français d’outre-frontière, aboli. Un réseau de bureaux et de
délégations qui rétablissait des liens avec l’Europe et l’Amé-
rique a été sacrifié ; on se demande encore pourquoi.
Boston, Chicago, Lafayette, Los Angeles jetaient des ponts
avec la diaspora canadienne-française.
Les repères que constituent les premières villes du
Québec ont été balayés... par distraction. Pourtant, les
modèles ne manquent pas pour moderniser des structures
municipales tout en respectant un patrimoine toponymi-
que. Il n’était pas nécessaire de rayer de la carte des noms de
lieux chargés d’histoire, tels Sillery, Beauport, Charlesbourg,
Sainte-Foy, Cap-Rouge, Chicoutimi, Jonquière, etc.
Au Québec, l’histoire fait peur. Oblitérer le passé ou
évacuer de l’enseignement de l’histoire des moments clés
est devenu une stratégie occulte.
Fêter 400 ans d’histoire, surtout sans dire ce qu’on
fête, est un véritable tour de force. Admettons que l’aspect
festif a été réussi. Le bon peuple a été gavé, mais il n’a pas
dit son dernier mot.
Les gens savent que perte de mémoire est rapide-
ment synonyme de perte d’identité.

Canadiens, Canadiens français, puis Québécois


L’histoire du Québec, c’est l’avenir du Québec. Si
l’on ne peut proposer à nos enfants aussi bien qu’aux immi-
grants un passé fait de combats et de victoires, de résistance
La nation québécoise, le creuset méconnu 67

et de réussites, de générosité et d’ouverture, il reste la


médiocrité, la résignation, la nonchalance, l’inertie.
Les Québécois se sont toujours distingués par une
joie de vivre, le goût des grands espaces, l’esprit de défi.
L’expérience québécoise est fondée autant sur le res-
pect des origines françaises que sur la diversité des apports
successifs. Voilà 150 ans que l’immigration vient enrichir
ce noyau dur, issu de 10 000 pionniers. Cette réalité a été
trop longtemps ignorée. En mode survivance, les élites plai-
daient pour l’homogénéité de la race, avant de se rendre
compte qu’elles défendaient plutôt une langue, à peu près
le seul héritage de la France avec la Coutume de Paris d’où
sont issues les fameuses lois françaises que le conquérant
juge plus simple de tolérer au lendemain de 1760. Assez
curieusement, et ce n’est pas sans importance, elles évolue-
ront avec le Code Napoléon avant de s’affirmer avec de
plus en plus d’originalité. Il en résulte un code civil particu-
lier.
En fait, il s’est produit avec les lois la même chose
que pour les divers aspects de la civilisation matérielle.
L’architecture des maisons s’adapte au climat, l’armoire
faite de pin remplace le coffre, les poêles en fer s’ajoutent
aux foyers. Sur le plan culturel, le Canadien, avant tout un
Français adapté à son nouveau pays, fait flèche de tout bois.
Il emprunte, il copie, il s’approprie tout ce qui lui convient.
Le Français s’adapte et s’intègre, le Canadien adopte et
intègre. Il réussit tellement bien qu’on en vient à l’identifier
à des emprunts, depuis la soupe aux pois jusqu’à la chaise
berçante. Sa musique traditionnelle est constituée de reels et
de gigues d’origines écossaise et irlandaise. Son sapin de
Noël vient des Allemands, comme ses marinades. Et le
méchoui avec lequel il célèbre la Saint-Jean-Baptiste, fête
païenne, n’a rien de bien français. Et que dire de la raquette,
de l’épluchette de blé d’Inde ou de la cabane à sucre !
68 Denis Vaugeois

Un siècle d’oubli fait dire à un Vigny malheureux et


contrit :
Comme un vaisseau qui laisse derrière lui toute une
famille, écrit-il de Londres le 17 mars 1839, dans une île
déserte, la France a jeté au Canada une population mal-
heureuse qui s’appela quelque temps la nation cana-
dienne et qui parle la langue que j’écris. Sur les bords du
fleuve Saint-Laurent s’allongent et se prolongent ses
habitations et ses villages comme une suite interminable
de la même rue. [...] Selon son ancien et prudent usage,
l’Angleterre a tout conservé à la population française
lorsque le Canada lui fut cédé en 1763. Elle était alors
de soixante mille âmes, les naissances seules, sans aucune
arrivée de leurs compatriotes, l’ont porté à plus de qua-
tre cent mille. [...] Le traité de 1763 que la voix publi-
que en France nomma « la paix honteuse » consacra les
droits d’une possession que l’insouciance du gouverne-
ment avaient abandonnée à l’ennemi et cela se nomma
cession quand il n’était plus temps en effet de faire autre
chose que de céder ce qui était pris.
Le débat qui se déroule sous ses yeux à la Chambre
des Lords, sur le sort de la nation canadienne, lui fait pren-
dre conscience « des abus dont a souffert ce malheureux
pays » : entrave à l’éducation, main basse sur les richesses et
« les emplois les plus richement rétribués ». Pendant ce
temps, la France ignorait tout, incapable « de voir ce qui se
passait au-delà », entretenant « ce dédain paresseux » pour
les peuples étrangers, « cette indifférence pour les contrées
où ne va la diligence en deux jours ». C’est dans ce
Parlement britannique que « se décrète après s’être préparé
avec lenteur l’étouffement infaillible d’une nation française
de six cent mille âmes ».
Les peuples ont la vie dure. Cette nation canadienne
dont parle Vigny est telle que la décrivait Craig 25 ans plus
tôt. À l’époque, les « Anglais » ne se considèrent pas
La nation québécoise, le creuset méconnu 69

Canadiens. Les Canadiens eux-mêmes composent avec des


gens de toutes origines. Les rébellions de 1837-1838 pla-
cent côte à côte Louis-Joseph Papineau et Edmund Burke
O’Callaghan, Jean-Olivier Chénier et Wolfred Nelson,
Ovide Perrault et Thomas Storrow Brown. La proclama-
tion d’indépendance est signée par Robert Nelson ! Ce
soulèvement est plus politique qu’ethnique. Il a d’ailleurs
son pendant au Haut-Canada.
Mais les recommandations de Craig et Sewell ont
été entendues. Elles n’ont jamais été oubliées. Les immi-
grants de langue anglaise se font de plus en plus nombreux.
Peu à peu, de British ils se disent Canadians ; les Canadiens
deviennent des French Canadians, des Canadiens français.
On peut s’appeler Burns, O’Neil, Johnson, Ryan, et se dire
Canadien français, c’est-à-dire Canadien de langue fran-
çaise.
« L’étouffement infaillible » annoncé par Vigny est
venu bien près de devenir réalité avec l’effet conjugué d’une
forte immigration de langue anglaise et le terrible exode, en
moins d’un siècle, de près d’un million de Canadiens fran-
çais vers les États-Unis. L’histoire a toutefois démontré qu’il
ne fallait pas sous-estimer cette vitalité remarquable fondée
sur le métissage d’abord avec les autochtones, puis avec des
gens de toutes origines.
Le texte qui suit, préparé en 1987, reste d’actualité.
En fait, il l’est peut-être plus que jamais. Ce qu’il ne dit pas,
c’est la force des alliances franco-indiennes qui ont ouvert
un continent à l’influence européenne. Ce qu’il ne dit pas
non plus ; c’est le drame des épidémies qu’on découvre
actuellement avec horreur.
On écrit l’histoire, on ne la réécrit pas. Selon le sou-
hait de Champlain, la rencontre d’hier a donné naissance à
un nouveau peuple.
70 Denis Vaugeois

Le Québec, un creuset méconnu1


Le titre de mon exposé est-il original ? Je ne le sais
pas vraiment ! Une chose est sûre : le sujet n’est pas nou-
veau. En effet, la question de la pureté de nos origines a été
maintes et maintes fois abordée. A-t-elle été tranchée ?
Peut-elle l’être ?
Il m’est évidemment impossible en moins d’une
heure de répondre à ces questions et, de toute façon, je n’en
aurais pas la compétence. Aussi bien en faire maintenant
l’aveu, surtout devant le groupe de spécialistes que vous
constituez.
Comme vous cependant, je m’intéresse aux origines
de la population québécoise. Pour l’historien comme pour
le généalogiste, la question reste la même : qu’est-ce qu’un
Québécois, une Québécoise ? Pourquoi tant de gens disent-
ils « nous et eux » ? Qui sont « les autres » ? Des Canadiens
pure laine, on a fait des Québécois pure laine ? Une série
d’émissions diffusée à Radio-Québec à l’automne 1987 et
intitulée L’étoffe d’un pays a relancé une forme de contro-
verse : c’est sans doute ce qui m’a valu d’être invité à vous
parler de la « composition ethnique de la population du
Québec ».

L’état de la question (à partir des débuts)


L’Amérique du Nord a connu plusieurs tentatives de
colonisation. L’une caractérisée par la diversité religieuse et
politique a donné « treize colonies », l’autre, officiellement
française et catholique, est à l’origine de la Nouvelle-
France.
1. Conférence prononcée à l’occasion du Congrès du 45e anniversaire de
la Société généalogique canadienne-française, le 8 octobre 1988 et
publiée dans Mémoires de la Société généalogique canadienne-française,
volume 39, no 4, hiver 1988, p. 277-290.
La nation québécoise, le creuset méconnu 71

À l’époque de la colonisation française – au XVIIe et


au XVIIIe siècle –, la France connaissait une stabilité politi-
que qui a été tout naturellement projetée en Amérique. La
situation est un peu différente sur le plan religieux et les
protestants français se sont montrés fort actifs jusqu’à ce
que la Compagnie des Cent-Associés annonce, en 1627,
leur exclusion de la Nouvelle-France.
L’historien Marc-André Bédard, sans doute à cause
de l’origine protestante des Bédard – laquelle est passée
sous silence par Mgr Tanguay –, a magnifiquement étudié la
question. Dans son étude intitulée Les protestants en
Nouvelle-France et publiée en 1978, il nous fait découvrir
l’importance des protestants en Nouvelle-France et le
« camouflage » dont ils furent longtemps l’objet.
Non seulement Mgr Tanguay, dans son important
Dictionnaire généalogique, a-t-il régulièrement omis de
mentionner bien des origines protestantes, mais plusieurs
historiens de l’époque attribuent à l’occasion des origines
catholiques à des protestants. Rappelons Benjamin Sulte
dans le cas de Jean Sicard, sieur de Carufel (BHR, vol. 20,
no 4 : 105-107), ou Pierre-Georges Roy qui fait de Thomas
Moore un Irlandais catholique alors que ce dernier était
protestant (BHR, vol. 30, n o 12 : 385-386). Le père
Archange Godbout a jadis souligné cette pudeur excessive
de certains de ses devanciers.
Ces cachotteries sont d’autant plus intéressantes
pour notre propos que, souvent, une origine protestante
cache une origine non française. Ainsi, les 256 actes d’abju-
ration, cités par Marc-André Bédard, révèlent 116 origines
françaises, trois origines inconnues et 137 de diverses autres
nationalités, dont 72 anglaises. Dans un autre tableau pré-
senté par Marc-André Bédard, à la page 46 de son ouvrage,
on trouve 542 protestants, dont 196 sont considérés
comme Français, les autres (c’est-à-dire 346) venant
72 Denis Vaugeois

d­ ’Angleterre (152), de Nouvelle-Angleterre (76), d’Irlande


(12), de Hollande (10), etc.
En outre, être « considéré comme Français » signifie-
t-il à coup sûr une origine française ? À ce sujet, il faut faire
deux remarques :
1. Comme les ports d’embarquement sont français, il
n’est pas impossible qu’on ait parfois confondu lieu
d’embarquement et origine. Ce fut le cas pour Pierre
Miville d’abord dit « de La Rochelle » qui était
« Suisse de nation », ou pour Abraham Martin,
réputé Français, mais plus probablement d’origine
écossaise. Vous aurez noté que je n’ai pas choisi deux
obscurs immigrants, mais bien deux « pionniers »
dont la descendance est fort importante. Nous y
reviendrons.
2. Marc-André Bédard a recherché les protestants et il
en a retracé des centaines. Mais personne, à ma con-
naissance, n’a recherché avec le même soin l’ensem-
ble des habitants de la Nouvelle-France qui pour-
raient avoir une origine autre que française.

L’apport amérindien
Avant tout, et avant tous les autres, il y a les autoch-
tones. Au début de la Nouvelle-France, ils vivent générale-
ment en dehors des établissements français, mais les
Français les fréquentent continuellement. Les jeunes
Amérindiennes sont accueillantes. « Avant le mariage, écrit
Hubert Charbonneau, la liberté sexuelle est totale », tandis
que les femmes d’origine européenne sont peu nombreuses.
Le recensement de 1666 donnait 719 célibataires masculins
(entre 16 et 40 ans) pour 45 filles célibataires. Et les
Français, comme le souligne le jésuite Charlevoix en mars
1721, ont un faible pour « les Sauvagesses » (V : 210).
La nation québécoise, le creuset méconnu 73

Il est bien connu qu’il y eut peu de mariages mixtes


en Nouvelle-France, mais on sait aussi que les unions libres
furent pratique courante : tellement que les experts s’accor-
dent à dire que les Amérindiens furent totalement métissés.
« Le métissage est en majeure partie illégitime », écrit Louise
Dechêne. Les mariages mixtes, rares à son avis, « sont le
plus souvent bénis dans la paroisse de la fille, en l’occur-
rence dans les missions, pour lesquelles nous n’avons pas de
registres ». À ce sujet, Hubert Charbonneau écrit (dans
Populations amérindienne et inuite au Canada, PUM,
1984) : « La disparition complète des Amérindiens a été
évitée de justesse [...] grâce à la lente prise de possession du
continent par les Blancs et à la faveur des unions mixtes qui
ont progressivement accru la résistance des indigènes à la
maladie ! » Le métissage a été très peu étudié. Et pour cause :
les matériaux font défaut.
À l’origine, le métissage repose donc surtout sur les
unions libres. Quand mariage il y a, où ont-ils été inscrits ?
Dans les précieux ouvrages de Mme Faribault-Beauregard,
on en trouve un grand nombre. Mais les registres de plu-
sieurs missions ont disparu. Évitons en outre de réduire
l’Amérique française aux dimensions territoriales du
Québec d’aujourd’hui.
Autre difficulté : les Amérindiens n’ont pas de patro-
nymes. Souvent les enfants nés d’unions libres adopteront
le nom de leur père ou le prénom de leur parrain, etc.
Depuis plus d’un siècle maintenant, le territoire
habité par les descendants (purs ou pas) des Européens a
complètement recouvert les régions réservées aux
Amérindiens. À trois ou quatre générations près, un nou-
veau contact important a eu lieu entre Amérindiens et
Blancs. C’est sans doute ce contact tardif qui faisait écrire à
René Lévesque, dans Attendez que je me rappelle (p. 307),
alors qu’il évoque une tournée politique au Saguenay–Lac-
74 Denis Vaugeois

Saint-Jean : « Des regards brillants comme des escarboucles


et ces hautes pommettes surtout trahissaient les fréquenta-
tions que s’étaient permises, avec les autochtones des envi-
rons, la poignée de familles blanches qui avaient “ouvert” la
région, il n’y a guère plus d’un siècle. Mélange remarqua-
blement réussi, qu’on peut mentionner sans risque mainte-
nant qu’à l’Assemblée nationale la “porte du Sauvage” est
devenue celle de l’Amérindien et que rien n’est plus chic
qu’un peu de peau rouge dans l’ascendance... Mélange
auquel j’étais d’autant plus sensible qu’un de ses plus splen-
dides résultats, une certaine Corinne [...] venait d’entrer
dans ma vie... »
Un savant comme Jacques Rousseau a souvent parlé
de sa conviction qu’une majorité de Québécois avaient du
sang indien. « Si vous secouez l’arbre généalogique d’un
Québécois, vous verrez tomber pas mal de plumes », disait-
il. En 1970, peu de temps avant sa mort, il rappelait que les
« 120 mariages officiels contractés entre Blancs et Indiennes
durant le Régime français avaient permis, selon ses calculs,
à plus de 40 % des Canadiens français d’avoir du sang
indien ». Il ajoutait : « Moi-même je ne suis pas peu fier de
compter parmi mes ancêtres le célèbre sorcier Étienne
Piragouiche qui passa sa vie à se convertir et se “déconver-
tir” au catholicisme avec une égale sincérité chaque fois. »
(À noter que M gr Tanguay évaluait à 95 le nombre de
mariages entre Blancs et Amérindiennes durant le Régime
français.)
Pour d’autres, l’expression « les Sauvages sont passés »
rappelle que la mère indienne rapportait souvent l’enfant
que lui avait fait un Blanc.
Peu après l’affaire Riel, un journal de Toronto insista
sur le « sang-mêlé » des Québécois. Il s’éleva dans la presse
québécoise un beau tollé de protestations.
La nation québécoise, le creuset méconnu 75

En réalité, lorsque nous avons tourné L’étoffe d’un


pays, nous avons été très étonnés par le grand nombre de
personnes qui nous ont affirmé avoir du sang indien. Bien
des anecdotes nous furent racontées. Elles s’ajoutaient à
celles que nous avions déjà notées. J’en retiens deux, dont
l’une est d’ailleurs plus ancienne.
L’une concerne Maurice Duplessis, l’autre le séna-
teur Arthur Tremblay.
Comme à l’origine notre émission devait être axée
sur la Mauricie, nous avions choisi d’examiner les cas de
métissage de personnages célèbres. Celui de Mgr Laflèche
était trop facile, trop bien établi, et nous avions choisi
d’examiner celui de Maurice Duplessis. Pour les uns, ce
dernier remonte jusqu’au duc de Richelieu, dit Du Plessis ;
pour d’autres, les traces de son ancêtre se perdent dans les
bras d’une belle Amérindienne. Raymond Douville, qui a
bien étudié le fait, s’en ouvrait avec précaution à
M. Duplessis. Dans un éclat de rire, celui-ci réplique : « J’ai
du sang écossais par ma grand-mère McCallum, c’est très
bien d’avoir aussi un peu de sang indien. D’ailleurs, mon
cher Douville, je vais te faire un aveu : je m’en suis toujours
douté. »
Le cas de Duplessis est très intéressant et méritait
qu’on s’y arrête. Il permettait de rappeler tous les efforts
faits bien souvent pour cacher l’origine amérindienne,
effort qui a parfois amené à corriger des documents, à les
falsifier, un peu comme on l’a fait plus tard pour des enfants
nés dans des crèches.
Le sénateur Tremblay a déjà coprésidé les commis-
sions franco-québécoises de coopération. À l’issue de l’une
d’elles, alors qu’il s’était révélé fort habile et rusé, son inter-
locuteur français, l’ambassadeur M. Basdevant, s’informe
de ses antécédents, de ses études. Arthur Tremblay, qui
76 Denis Vaugeois

avait fréquenté Harvard, blagua en se disant diplômé de


Chicoutimi ! Devant l’insistance de son interlocuteur au
sujet de ses origines, il eut cette réplique suave : « Ici, mon-
sieur l’ambassadeur, nous ne descendons pas, nous mon-
tons ! »
Après la rencontre, alors que j’étais seul avec lui et
que je lui rappelais son bon mot, il me confia l’œil pétillant :
« Tu sais j’ai un peu de sang indien. Je suis trop rusé pour
les Français ! » Et il me rappela que sa grand-mère fumait la
pipe en cachette et qu’un jour elle avait confié à son jeune
Arthur, qui la fournissait en tabac, l’origine de cette habi-
tude.
Ces anecdotes ne prouvent pas qu’une majorité de
Québécois ont du sang-mêlé ou sont des Bois-Brûlés. Que
Madeleine Ferron et Robert Cliche, dans Les Beaucerons ces
insoumis, racontent des cas précis ou que Jules Bélanger et
ses collègues, dans leur Histoire de la Gaspésie, rapportent
nombre de cas de métissages à Paspébiac (p. 148), tout ça
ne prouve rien.
En fait, la contribution incontestable des
Amérindiens n’est pas d’ordre génétique, elle est d’ordre
culturel. Ils ont d’abord et avant tout contribué à façonner
un caractère canadien différent du caractère français. Ils ont
facilité l’adaptation à un pays neuf. Ils ont donné aux
Blancs des moyens de transport, surtout le canot et la
raquette. Ils leur ont montré à survivre, parfois à se soigner.
Ils leur ont montré à se battre. Ils les ont accueillis, accom-
pagnés et réconciliés avec une nature parfois hostile. Ce
n’est pas l’effet du hasard si les Québécois gardent le goût
de l’aventure, l’amour des grands espaces et un petit faible
pour la forêt !
Par-dessus tout, l’Amérindien a contribué à dévelop-
per chez le Français « habitué » au Canada un esprit d’indé-
La nation québécoise, le creuset méconnu 77

pendance et de liberté qu’ont bien noté le père Charlevoix


et bien d’autres après lui.

L’origine véritable des pionniers


Ce qui est vrai pour l’apport amérindien l’est aussi
pour tous les autres groupes d’immigrants qui sont venus se
fondre dans le groupe français et catholique de la vallée du
Saint-Laurent.
Les auteurs de la série L’étoffe d’un pays n’ont jamais
nié l’homogénéité étonnante de la population québécoise.
Leur propos était plutôt de démontrer que ce petit
peuple toujours menacé d’assimilation selon le discours
officiel de nos leaders – y compris celui des péquistes – a
lui-même montré jusqu’à présent une grande capacité d’as-
similation.
Fort d’un taux de natalité exceptionnellement élevé,
parfaitement en harmonie avec son territoire, la population
établie le long du Saint-Laurent au XVIIe siècle s’est appro-
prié les coutumes et bien des caractères propres à des
­groupes, arrivés surtout après 1760 et qui sont totalement
fondus en elle. En janvier 1921, Benjamin Sulte écrivait :
« Sans aucun parti pris, je maintiens que les mots “mélanges
de races” ne s’appliquent nullement à la période du Régime
français. Ce qui a donné lieu à cette expression se rapporte
aux années écoulées depuis 1760 et vraiment il y a de quoi
puisque nous avons absorbé, en cinq ou six quarts de
­siècles, des masses d’Écossais, d’Anglais, d’Allemands, dont
la descendance est totalement de langue française et catho-
lique. »
Ces apports successifs ont-ils modifié de façon signi-
ficative la contribution génétique des pionniers ? À d’autres
de répondre. Pour nous l’intérêt était de montrer ces
apports successifs.
78 Denis Vaugeois

Or, s’ils s’intensifient avec la conquête anglaise, il


reste à examiner l’origine véritable des pionniers du XVIIe
siècle, puisque huit actes de baptême sur neuf feraient
défaut selon les auteurs de Naissance d’une population
(p. 30). Parmi les douze pionniers les plus prolifiques, il y a
Abraham Martin (6e rang), Noël Langlois (5e rang) et Pierre
Miville (7e rang).
Noël Langlois est apparemment d’origine normande,
mais son patronyme indique sans doute une origine anglaise
tandis que sa femme, Françoise Grenier, est d’origine
inconnue. Que dire de Françoise Langlois (9e rang) épouse
de Pierre Desportes (8e rang) ou de Marguerite Langlois
(5e rang) épouse d’Abraham Martin ? En fait, dans la liste
même des douze pionniers et des douze pionnières les plus
importants, il y a d’ores et déjà des origines diverses et des
alliances mixtes. Par exemple qu’arrive-t-il aux enfants de
Nicolas Pelletier (10e rang) et de Jeanne Vouzy (11e rang) ?
Jean, l’aîné, épouse Marie-Geneviève Manovely (d’origine
italienne) et Nicolas, le benjamin, se marie successivement
à trois Amérindiennes, dont la seconde, une Algonquine,
lui donnera 10 enfants. L’aîné de ce second mariage,
Charles, se marie deux fois à des Amérindiennes qui lui
donneront chacune trois enfants. Les deux aînés épouse-
ront des Amérindiennes, etc.
Quant à Miville et Martin, nous l’avons vu, l’un est
Suisse et l’autre sans doute Écossais.
Le poids des pionniers est tel que ces quelques
notions, rapidement soulevées, méritent un peu d’atten-
tion.

Le piège des patronymes


La Nouvelle-France se peuple lentement.
L’immigration est faible. En fait, chaque immigrant qui fait
La nation québécoise, le creuset méconnu 79

souche est important. Combien d’entre eux ont des origi-


nes (c’est-à-dire un lieu de naissance) bien établies ? Moins
de 10 % nous dit-on.
À ce sujet, Michel Brunet a déjà écrit : « Des soldats
allemands, polonais, italiens, irlandais et écossais de régi-
ments français venus en Nouvelle-France et des ouvriers et
artisans étrangers, engagés pour certains travaux spécialisés,
sont devenus, après avoir décidé de demeurer en Amérique
française, les fondateurs de nombreuses familles franco-
québécoises. » Quelle origine se cache derrière les Lafleur,
Latulippe, Larose, Laviolette – ce mystérieux fondateur de
Trois-Rivières – les Joli-Cœur, Bellehumeur, Sansouci,
Letendre, Généreux, Lajoie ou les Lebrun, Lenoir, Legros,
Legrand, Brunet, Malenfant, Petit, les Neveu, Legendre,
etc. Les noms de métier, l’origine, la fonction, un titre ont
donné des patronymes. Plus mystérieusement sont apparus
les Labbé, Lévesque, L’Archevêque et Cardinal ou encore
les Cauchon ou Cochon, Chèvrefils, Mouton, Poulin ou
Cheval. Pour vous dérider un peu, permettez-moi de vous
lire cet acte de sépulture qu’aimait citer le regretté Roland
Auger : « J’ai inhumé dans le cimetière de cette paroisse le
corps de Joseph Cheval... et cela en présence de Jacques
Cheval, Pierre Cheval et André Cheval, ses fils, de Joachim
Cheval, d’Arthur Cheval et de Louis Cheval, ses frères, de
Jean-Baptiste Cheval, d’Antoine Cheval et de François
Cheval, ses cousins... et de plusieurs autres Chevaux dont
les uns ont signé avec nous. »
Plusieurs patronymes sont apparus ici au Nouveau
Monde. Les Rivard, un cas souvent cité, vont donner les
Lavigne, Loranger, Feuilleverte, Préville, Bellefeuille et plu-
sieurs autres. L’origine est française. Très bien ! Mais qui
peut se douter que derrière un François Desrosiers se cache
un Claude Ambleton, bien identifié par le perspicace cher-
cheur qu’est Marc-André Bédard.
80 Denis Vaugeois

En réalité, derrière les surnoms et les sobriquets se


cachent des origines que nous connaissons mal. Chaque
régiment qui débarque compte un certain nombre d’étran-
gers invités à s’établir dans la mesure où ils acceptent de se
convertir au catholicisme. Un sommet aurait été atteint en
1747 avec l’arrivée du régiment de Karrer composé de sol-
dats allemands et anglais. Pour ma part, je ne suis pas cer-
tain que plusieurs de ces derniers aient fait souche ici. Quoi
qu’il en soit, la guerre n’amène pas que des soldats. Il y a
aussi les captifs.

Une immigration méconnue : les captifs


Vous connaissez et vous rencontrez régulièrement
des Américains à la recherche de leurs ancêtres. L’été, ils
sont nombreux dans nos archives. Comme nous connais-
sons l’importance de l’émigration canadienne-française vers
les États-Unis, nous n’en sommes pas trop étonnés. Même
chose pour les Acadiens de la Louisiane ou même les des-
cendants de Français de l’Illinois, etc.
Pour moi, les rencontres les plus émouvantes sont
celles d’Américains à la recherche non pas de leurs ancêtres
mais de descendants de captifs. Cette question est trou-
blante et tellement vaste que j’ose à peine l’évoquer ici.
Je rappellerai seulement qu’Emma Lewis Coleman,
qui fait autorité sur le sujet, affirme dans New England
Captives carried to Canada (tome I : 23) que bien des habi-
tants de Kahnawake sont des descendants de captifs. « There
is not [...] a single family of pure Indian blood. » « There are
many named Tarbell, Rice, Williams, Jacobs, Hill, Stacey,
etc. » « There must be more New England blood here than
in any other place in Canada and more lost captives. »
Les Abénaquis, qui avaient beaucoup souffert des
Anglais, firent eux aussi plusieurs raids, avec les Français en
La nation québécoise, le creuset méconnu 81

Nouvelle-Angleterre. Chez eux également, on trouve plu-


sieurs descendants de captifs, dont les fameux Gill.
C’est dans une liste de plus de 100 prisonniers dres-
sée en 1711 qu’on trouve un Matt Farnsworth. On sait que
les Farnsworth ont donné des Phaneuf, tandis que les
Dicker donnaient des Dicaire et les Rising, des Raizenne...
Dans d’autres listes de captifs, je remarque des Clark, Villis,
Warren, Sayer, Laha (Lahaye) et surtout Jean-Baptiste Otis
et Rose Otis, laquelle épousera Jean Poitevin : ils ont déjà
35 descendants en 1729.
Une pétition pour naturalisation, datée du 30 octo-
bre 1706, me donne des Price, Ouaren, Warren, French,
etc. Plus tard, je constaterai que la mère de Mgr Joseph-
Octave Plessis est une Mennard dont la propre mère était
Martha French, amenée comme captive. Sa sœur prénom-
mée Freedom devient Marie-Françoise et épouse Jean
Daveluy, ils auront une descendance nombreuse (le père
Thomas French et deux autres enfants sont retournés à
Deefield dès 1706).
Dans son importante étude, Mme Coleman donne la
liste suivante datée de mai 1710 :
Jean Laha + Marie-Madeleine Swarden (m. 1687) : 13
enfants.
Richard Naasson + French woman : (x) enfants.
Jean-Baptiste Otis + French woman : (x) enfants.
Marie-Madeleine Warren + Philippe Robitaille : 5
enfants.
Marguerite-Renée Kay + Charles-Michel Lhuillier dit
Chevalier : 4 enfants.
Marie-Françoise Storer + Jean Berger (m. 1706) : 2
enfants.
82 Denis Vaugeois

Anne Herd + Sébastien Cholet dit Laviolette (m. 1705) :


11 enfants.
Christiane Otis + Louis Le Beau.
Marie-Élisabeth Priser (Price) + André Stevens.
Marie-Élisabeth Priser (veuve) + Jean Fourneau dit
Brindamour : 7 enfants.
Marguerite Stebbens + Jean des Noyons.
Marie-Madeleine Stilson + Jean-Baptiste Cardinet dit
Chevalier (m. 1702) : 16 enfants.
Marie-Ursule Mistrot (Mery Adams) + Charles
Brisebois.
Marie-France Stevens + Jacques Paquet (m. 1697) : 13
enfants.
Marie-Madeleine Willis + ——————— Vildaigre.
Marie-Louise Pitman veuve d’Etienne Willis, deux filles,
l’une mariée à Jean Lecomte (3 enfants), l’autre à Charles
Arnaud (sans postérité).
Et 21 autres filles célibataires.
En 1713, une lettre semblable fait mention de
40 autres personnes, dont 3 femmes.
Or, ces deux listes données par Mme Coleman ne
sont pas complètes. Elles ne donnent pas les noms d’étran-
gers qui ne sont pas originaires de la Nouvelle-Angleterre.
Dans le fonds Verreau, conservé aux Archives du Séminaire
de Québec, j’ai découvert un extrait complet des registres
du Conseil supérieur de Québec. En tête de liste viennent
Jean Thomas, natif de Bristol, Abel Joseph Béard, natif de
Londres, Guillaume James (qui deviendra Jacques dit
Langlais) de la « Vieille Angleterre », etc. Tous trois sont
mariés à des « Françaises » et ont des enfants.
La nation québécoise, le creuset méconnu 83

D’autres listes mentionnent les noms de Joseph


Robert, Simon Lucas, Frs Abel et John Reed ou Jean Reid
qui aurait épousé Catherine Primeau.
En fait, il suffit de se pencher sur les documents
d’époque pour trouver partout des noms d’étrangers.
L’histoire des captifs et des captives nous ramène aux
récits des massacres et des scalps. Elle nous montre aussi
que les frontières ne sont pas étanches. Outre les prises de
guerre, il y a le commerce qui provoque une certaine circu-
lation. Mais il semble bien que les marchands étrangers
s’établissent rarement en Nouvelle-France.
Pourtant qui sont ces Scofen dit Lepine (Londres),
Thecle Aubry d’Irlande (7 enfants), Thimothé Sullivan dit
Sylvain d’Irlande (4 enfants), Cornelius Bean dit Onelle ou
O’Neil (12 enfants), André Spénard ou Spennert de
Mayence (Allemagne) (7 enfants), Pierre Villeday dit
Laviolette et Lespagnol d’Espagne (3 enfants), Jean Willet
ou Houlet d’Oxford en Angleterre (11 enfants), Jean-
Baptiste Riel dit Lirlande d’Irlande (14 enfants), André
Robidou dit L’Espagnol d’Espagne (5 enfants dont l’un,
Guillaume, qui à lui seul en aura 13, et un autre, Joseph,
qui en aura 11). En fait, André Robidou a déjà 89 descen-
dants en 1729. Il dépasse donc le célèbre Jean Rodrigue ou
Rodriguez (d’origine portugaise) qui compte 59 descen-
dants en 1729 ou Pierre Dasylva, de même origine, qui en
compte 75.

Un bloc homogène et assimilateur


Mais que représentent, dans la population cana-
dienne de 1760, ces immigrants de diverses origines quand
on songe que Jean Guyon, Zacharie Cloutier et Jacques
Archambault avaient à eux trois plus de 6 000 descendants
en 1729, donc quelque 12 000 en 1750. Autrement dit, il
84 Denis Vaugeois

n’est pas impossible qu’au moment du traité de Paris le


quart de la population canadienne ait pu compter parmi
ses ancêtres l’un de ces trois pionniers.
Bien sûr, même si la liste des non-Français catholi-
ques est longue et même si l’on rangeait tous ceux et toutes
celles qui sont d’origine inconnue du côté des non-Français,
sans doute que, génétiquement parlant, la population qui
passe sous domination britannique en 1763 reste massive-
ment – peut-être à 95 % – française et catholique. Tout de
même, force nous est de constater qu’au cours de ces 150
ans d’histoire elle a accueilli des étrangers, un par un ou
presque, et les a assimilés profondément. Elle le fait
d’ailleurs dans un français assez parisien – selon Louise
Dechêne – qui rallie, sous l’influence des femmes, non seu-
lement les étrangers, mais surtout les Français originaires de
diverses provinces.
La population française et catholique de la vallée du
Saint-Laurent est assez forte, son taux de natalité est assez
élevé et l’immigration reste assez faible pour que sa capacité
d’assimilation, d’absorption et d’intégration demeure. Aux
hommes qui immigrent après 1760 – Huguenots, Écossais,
Allemands –, la population canadienne-française cède ses
filles, un peu de sa terre et de son bâti. Mais elle continue
de les assimiler.

Les Allemands
Le temps joue pour les Canadiens. Je n’insisterai pas
sur les 1 000 ou 1 500 Allemands qui se marient avec des
Canadiennes au lendemain de la guerre de l’Indépendance
américaine. Les travaux de Jean-Pierre Wilhelmy à ce sujet
sont bien connus. Grâce à lui, nous savons mieux ce qu’ils
sont devenus. À côté des Glackmeyer, des Hoffmann, des
Wagner et des Wilhelmy, il y a des Besré, des Grothé, des
La nation québécoise, le creuset méconnu 85

Matte, des Pratte, des Hains ou Hinse, des Trestler, des


Rose, des Schmidt ; il y a aussi les Payeur pour Beyer, des
Loiseau pour Vogel, des Caux pour Koch ou Kich, etc.
Quelle est l’origine de nos Dallaire (Dahler),
Ebacher, Hébert (Herbert, Ebert), Gérard (Gerhardt),
Hamel (Hammell ou Haemel), Harbec (Herbeche), Hubert
(Huberth), Hunter (Jaeger), Jomphe (Schumpf ), Lamarre
(Lamar), Léonard (Leonhard), Maillé ou Meyer, Maheu
(Mayer, Maher), Miller (Müller), Pagé (Page), Pauzé
(Pfotzer), Piquette (Picket), Raymond (Raimond), Renal
(Reinhart), Roussel (Russel), etc. ?
Que dire des Alain, Ayotte (Hayot), Béchard, de
certains Bernard et Jacobi, des Faber, Forest, Malo (Mahlo),
Remi (Remy) ? Mentionnons encore, arrivés à diverses épo-
ques, les ancêtres de certains Adam, Ampleman, Clément,
Daigle, Dion, Duff, Felx, Gervais, Kaeble ou Keable, Piuze,
Scheider, Schiller, Shooner, Spénard, Vanfelson.

Les Écossais, les Scandinaves, les Jersiais et les


Guernésiais, les Belges, les Irlandais, etc.
Les Écossais, pour leur part, ont donné des
McKinnon, McLean, McNicoll, Murdock, Blackburn,
Ross, etc. Ceux qui se sont établis à Sainte-Croix vers 1603
puis à Port-Royal ont donné les Peter, Colleson, Paisley,
Kessey ou Quessy et les Mélançon. Le cas de ces derniers
est particulièrement intéressant. À l’origine, il s’agit sans
doute de Millan dont les fils sont des MacMillan ou des
Millanson. Pour les Français qui arrivent, les Millanson
deviendront des Mélançon.
Des Écossais, on en trouve un peu partout : à Sainte-
Anne-des-Plaines et dans la seigneurie de Blainville vers
1820. Dans la région de Rimouski, ce sont des Smith,
Campbell, Scott, Mathewson, Bovey, Burke et Wilson qui
86 Denis Vaugeois

côtoient des Brillant, Fortin, Lepage, Lebel, Bérubé, etc.


Sur la Côte-du-Sud, de nombreux Fraser.
Les Scandinaves, pour leur part, nous ont laissé des
Allison, Anderson, Dawson, Christoferson, Ellefsen,
Ferguson, Kronstrom, Paterson ou Pettersen, Olsen ou
Olson, Rasmussen, Samuelsen, Simpson.
Rappelons aussi des descendants de Jersiais comme
les Munger ou Mauger, Galienne, Rossignol, Henry, Le
Merusier, Le Breton, Lebouthillier, Sormany, Duval et
Gallichand ; des Jersiais ou Guernésiais comme les Fortier,
Lemoignan, Fallu, Delarosbil ou de la Rosbille, Thelland,
certains Renaud, Morin ou Dea, etc.
Pour les amateurs, je signale aussi quelques patrony-
mes qui peuvent cacher des origines belges : des Allard,
Beaudet, Beaubien, Bégin, Bernard, Bourgeois, Brisson,
Bureau, Chaput, David, Duhamel, Gilbert, Huart, Joubert,
Lambert, Ruel et Talbot.
Ou des noms qui annoncent clairement des origines
irlandaises : les Miller, Murphy, Nelligan, O’Brien,
O’Connor, O’Farrel, O’Grady, O’Bready, et bien sûr les
Ryan, les O’Neil et les Johnson, encore que ce dernier cas
des Johnson était à l’origine des Janson, comme des Harvey
étaient des Herve.
En réalité, il y a bien peu de Québécois actuellement
anglophones (ou non francophones) dont les ancêtres sont
arrivés avant 1900. La plupart des descendants des immi-
grants des XVIIIe et XIXe siècles ou bien se sont fixés au
Québec et se sont assimilés plus ou moins rapidement au
groupe francophone, ou bien sont repartis, vers l’Ouest ou
vers les États-Unis.
La nation québécoise, le creuset méconnu 87

L’assimilation des personnes et l’approbation des traditions


Les Québécois de « vieilles souches » gravement affec-
tés par la forte émigration vers les États-Unis2 – ne l’ou­
blions pas – ont attrapé au passage la tradition du sapin de
Noël, les marinades, la soupe aux pois, les fèves au lard, les
gigues, les reels, la berçante, les soirées funèbres et des mots
nouveaux, ou des sports comme le curling et les courses de
chevaux.
Bien peu de traditions dites québécoises remontent
au temps de la Nouvelle-France et, dans ce dernier cas, il
peut s’agir de coutumes empruntées aux Amérindiens,
comme les parties de sucre ou les épluchettes de blé d’Inde.
Cette population québécoise si homogène dans ses origines
– ce qui n’exclut pas des apports étrangers – a constitué un
bloc solide qui, non seulement a assimilé à qui mieux
mieux, mais s’est approprié plusieurs coutumes et modes
des nouveaux venus.
Quantitativement, la diversité du peuplement n’est
peut-être pas tellement significative, mais culturellement
elle l’est, à notre avis. Encore que la question a été peu étu-
diée. « À la vérité, écrivait Sylvie Taschereau de l’Université
du Québec à Montréal (UQAM), nous connaissons encore
fort mal l’impact et l’influence de l’immigration et du déve-
loppement des communautés culturelles sur les différents
aspects de la vie économique, sociale, politique et culturelle
du Québec : par exemple, sur son marché du travail, la
transformation de son espace urbain, la naissance et le
développement des partis politiques et des groupes de pres-
sion, etc. »
Il se trouve une bonne douzaine de communautés
« ethniques » représentées au Québec dont les ancêtres ont

2. Yves Roby évalue à 325 000 le nombre de Canadiens français émigrés


aux États-Unis entre 1860 et 1900 (RHAF, vol. 41, no 1).
88 Denis Vaugeois

immigré en plus grand nombre que les Français. Ce fut le


cas des loyalistes dès les années 1780, ce sera le cas des
Italiens, des Grecs, des Juifs sépharades, ashkénazes ou has-
sidiques, des Chinois même et d’à peu près tous les groupes
ethniques. Par ailleurs, combien de Français ont immigré
ici depuis 350 ans ?
Le cas des Irlandais est le plus spectaculaire. À partir
des années 1830, il en vient en une seule année autant et
parfois plus qu’il n’est venu de Français en 200 ou 250 ans.
Évidemment, cette immigration massive ne change pas la
composition génétique du groupe canadien-français mais,
sur le plan culturel, elle influence profondément.
Rien de ce qui existe au Québec aujourd’hui n’a
échappé à l’influence des immigrants. À cet égard, et
curieusement, c’est la langue qui a résisté le mieux.
Le découpage du territoire québécois est unique,
tout comme le code civil. Notre architecture depuis long-
temps coupée de la France a vécu des modes successives.
Notre alimentation a emprunté aux Allemands, aux Juifs,
aux Italiens, aux Anglais de la Nouvelle-Angleterre, etc.
Notre mode de vie, notre mentalité doit beaucoup au con-
tinent lui-même, à l’air qu’on y respire, comme disait
Charlevoix.
Jadis, Marie de l’Incarnation constatait qu’il était
plus facile de faire d’un Canadien un Sauvage, c’est-à-dire
un être indépendant, insoumis, épris de liberté, que de faire
d’un Sauvage un Canadien, c’est-à-dire un être marqué du
poids des civilisations européennes et de la connaissance de
Dieu.
Aujourd’hui il n’existe sans doute plus d’Amérin-
diens au sang pur, mais qu’en est-il des Québécois ?
Génétiquement parlant, Jacques Rousseau aurait-il eu tort ?
Peut-être ! Mais certes pas culturellement. Et c’est juste-
La nation québécoise, le creuset méconnu 89

ment parce qu’il y a eu – et très tôt – cette différence entre


Canadiens et Français, puis entre Canadiens et Américains,
et Anglais, et Allemands, et Irlandais, et Italiens, etc., qu’il
y a aujourd’hui un Québec différent et une population
québécoise avec ses institutions originales, ses traditions
propres, le tout regroupé en un ensemble unique.
Pour combien de temps encore ? Ni les collectivités
ni les individus ne sont éternels. Mais le Québec est préparé
à durer longtemps. L’historien Maurice Séguin disait les
Canadiens français coincés entre l’impossible indépendance
et l’impossible assimilation. La question est de savoir si les
Québécois se contenteront de durer, ou s’ils continueront
de se développer.
Évidemment, il y a au cœur de cette question notre
actuel taux de natalité. Ce n’est pas notre propos mais on
ne peut passer sous silence cet élément déterminant. En
effet, cet intérêt pour la diversité du peuplement m’est venu
de deux données présentes : notre taux de natalité et l’im-
migration actuelle.

Quelques observations à partir du présent


Depuis le début de cet exposé, j’ai examiné la ques-
tion à partir des origines. Vu sous cet angle, le poids des
pionniers est incontestable et il aurait fallu une immigra-
tion étrangère massive pour modifier leur importance dans
le peuplement du Québec.
Il n’en reste pas moins que l’observation du présent
provoque bien des interrogations. Le Québec et sa culture
ont eu jusqu’à maintenant un fort pouvoir d’attraction.
J’ai souvent été étonné par l’enthousiasme de cer-
tains Néo-Québécois à défendre le Québec et la langue
française. Rappelons Oscar Dunn, Arthur Buies, tous deux
nés de père écossais, Thomas Maguire, les O’Leary, Dostaler
90 Denis Vaugeois

et Walter, Jules-Paul Tardivel, né aux États-Unis dans le


Kentucky, et combien d’autres !
Que dire de ces journalistes qui s’appellent Pierre
Foglia, Nathalie Petrowski, Céline Galipeau, Michèle Viroly,
etc. ? Ce printemps, quatre Québécois « authentiques » pré-
sentaient Les Portes tournantes à Cannes : Miou-Miou,
Francis Mankiewicz, Monique Spaziani et Gabriel Arcand.
Je me souviens d’une arrestation que me racontait
mon fils Pierre. Un policier s’approche de leur voiture et
demande les noms des passagers : Cojocaru, Slobodrian,
Assad, Gesser et Vaugeois. Éberlué, le policier leur demande
leurs papiers. Il avait bien devant lui cinq authentiques
Québécois.
Un jour, au conseil des ministres, après avoir noté les
présences des Burns, O’Neill et Johnson, je m’arrêtai aux
noms des conjointes : Alice Poznanska (Jacques Parizeau),
Mary Lynch (Claude Morin), Judith Schlimgen (Jean
Garon), Carole Howard (Rodrigue Tremblay), Martine
Maisani (Jacques Léonard). Les enfants de certains leaders
péquistes ne seraient donc pas pure laine !
Le lendemain en chambre, je notai cette opposition
dirigée par Claude Ryan et Gérard D. Levesque dont le D.
est mis pour Dea, nom originaire des îles anglo-normandes,
etc.
À l’été 1979, le ministère des Affaires culturelles
ouvrit un comptoir généalogique à la place Royale. Pour 25
cents, on pouvait faire préparer son titre d’ascendance. Je les
signais, question de leur donner plus de valeur sans doute !
J’étais constamment frappé de trouver des patronymes
étrangers. Ainsi, René Lévesque avait une arrière-grand-
mère du nom de Pearson. Soit dit en passant, ce comptoir
connut un tel succès que nous avions plus de 2 000 deman-
des en suspens à la fin de l’été... et plus un sou de budget.
La nation québécoise, le creuset méconnu 91

Dans mon comté de Trois-Rivières j’ai eu comme


présidents du Parti québécois Carl McCourt et Jean
Cermakian. Au moment d’entrer en politique, j’ai confié
Boréal Express, une maison d’édition bien québécoise, aux
mains d’Antoine Del Busso et de Pascal Assathiany, le pre-
mier est d’origine italienne, le second d’origine géorgienne.
Del Busso, qui est né en Italie et dont la langue maternelle
est l’italien, corrige les textes de nos meilleurs écrivains.
À ma sortie de politique, en janvier 1985, j’ai donc
décidé d’examiner de plus près la question de nos origines.
Évidemment, je me suis vite constitué une bibliogra-
phie d’articles et d’ouvrages consacrés au sujet. Surtout, je
me suis mis à questionner les gens, non seulement sur le
plan généalogique mais sur tous les plans : les traditions, les
fêtes, la cuisine, les modes, les coutumes, la langue.
Comme le suggèrent les observations que je viens
d’évoquer, je suis d’abord parti tantôt du passé tantôt du
présent. Au hasard de mes activités, je questionnais les gens.
Ici, M. Adrien Lévis, quel nom bien français !, dont l’ancê-
tre est un Lewis, puis M. Léon Balcer, descendant des
Baltzer, M. Pierre Bettez, mon comptable descendant d’un
Bettex, Suisse protestant, M. François Mondelo, mon coif-
feur trifluvien, né en Italie, etc.
Chaque journée, chaque lecture m’apportait sa part
de découvertes. C’est ainsi qu’est né le projet de la série
télévisée L’étoffe d’un pays. Il nous était apparu, en effet,
qu’il existait très peu de Québécois (ou de Canadiens fran-
çais) pure laine. Au départ, notre recherche se concentra
sur la Mauricie et sur l’apport autochtone. Quelques mots :
pow wow, kayak ; des plantes : atoca, maïs, courge, haricot,
tabac ; des animaux : caribou, wapiti, carcajou, lynx, moose
(orignal), ouaouaron ; des poissons : maskinongé, achigan,
ouananiche, et surtout l’anguille et le marsouin et leurs
92 Denis Vaugeois

multiples usages ; des moyens de transport comme le canot,


la raquette et le mocassin, la traîne sauvage ; la médecine
grâce aux écorces, aux tisanes, à la gomme d’épinette, etc.
Au Québec, depuis déjà plusieurs années, beaucoup
d’historiens ont choisi d’étudier les tendances, les phéno-
mènes, les institutions, sans s’intéresser vraiment aux hom-
mes et aux femmes qui leur ont donné vie, qui les ont ani-
més. Ces historiens étudient les entreprises, mais bien peu
les entrepreneurs, les communautés, mais bien peu les
­individus.
Heureusement, il y a les généalogistes. Tenaces, ces
derniers peuvent débusquer les ancêtres les plus timides,
retracer les amants, reconnaître les étrangers, rétablir les
patronymes, décoder les omissions ou les ratures, trouver
les chaînons manquants.
La désinvolture ou la « capitulation » de trop d’histo-
riens, sans doute complexés par leurs confrères des sciences
sociales qui ne s’embarrassent ni de chronologie ni de bio-
graphies, ont été heureusement compensées par de nou-
veaux spécialistes venus des tréfonds des sciences humaines.
D’abord gens de chiffres et de pourcentage, certains d’entre
eux comme Hubert Charbonneau et Jacques Légaré, séduits
par une documentation unique et munis d’outils neufs, ont
entrepris de s’intéresser aux personnes. Qu’ils en soient
remerciés !
Que les démographes et les généalogistes se donnent
ici la main et nous serons peut-être le premier peuple sur
cette planète à connaître vraiment ses origines, son évolu-
tion, son adaptation, son histoire, son présent. Le premier
peuple, maître de son passé et conscient de son devenir.
Grâce à leur connaissance d’eux-mêmes, les Québécois
n’ont pas dit leur dernier mot !
(Fin de l’exposé intitulé « Le creuset méconnu »)
La nation québécoise, le creuset méconnu 93

Conclusion
« Celle ou celui qui habite le Québec et qui s’y trouve
bien ! » Voilà à peu près la réponse qui était venue à l’esprit
de René Lévesque. Il n’aimait pas beaucoup la question :
« Qui sont les Québécois ? », mais il jugea que sa réponse
était appropriée. Il la répéta souvent. Et on la répéta pour
lui.
Tourmenté par les excès possibles du nationalisme,
affolé par tout ce qui pouvait ressembler ou conduire à du
racisme, il lui répugnait par-dessus tout d’adopter ou de
cautionner une approche ethnique.
Qu’est-ce qu’un Québécois ? Lévesque évitait toute
référence aux origines et avait finalement adopté une appro-
che territoriale. Bien involontairement, il tournait ainsi le
dos à l’histoire, seul fondement véritable de son projet d’af-
firmation. Habiter le Québec, ce n’est pas seulement résider
sur ce territoire, c’est surtout partager le quotidien d’une
société bien réelle que l’histoire a façonnée.
Il avait hésité à accepter les termes « Parti québécois »
et aurait préféré des mots plus descriptifs. Il aimait sans
doute la formule « Mouvement souveraineté-association ».
Il était conscient que le choix du mot « québécois » consa-
crait une rupture avec le passé, avec le Canada français. Ce
n’est pas par hasard qu’il accordera autant d’attention au
Secrétariat des peuples francophones. Il avait vécu doulou-
reusement le schisme que déclencheront les États généraux
du Canada français à la fin des années 1960.
Les « Français habitués » au Canada étaient devenus
tout naturellement des Canadiens. Mes parents utilisaient
encore ce simple mot. Pour eux, le terme « Canadien » dési-
gnait une personne qui parlait français et était catholique.
Arrivés dans les années 1960, les Juifs sépharades, franco-
phones originaires d’Afrique du Nord, étaient qualifiés de
94 Denis Vaugeois

« Juifs catholiques ». Puis tout a basculé. Ce qui se préparait


depuis longtemps s’est manifesté plus clairement. « Il sem-
ble que ce soit leur désir d’être considérés comme formant
une nation séparée », murmure James Henry Craig à
l’oreille de Stephen Harper.
Une immigration soutenue et la centralisation des
pouvoirs alimentent le combat québécois. Pour l’instant,
l’historien Maurice Séguin continue d’avoir raison : ce
« nouveau peuple » souhaité par Champlain est coincé entre
deux solutions improbables, l’indépendance et l’assimila-
tion. Du temps de mes études universitaires, son collègue
Michel Brunet ajoutait : un peuple vaincu est irrémédiable-
ment voué à une vie collective diminuée. Les réactions ne
se faisaient pas attendre. Un jour, un étudiant lui avait
répondu avec une citation d’Arnod Toynbee : les Canadiens
français sont « the coming people in Americas » !
Ce Toynbee fait une belle carrière au Québec.
Pendant la campagne référendaire de 1980, les partisans du
Oui citèrent à satiété un passage tiré de Civilisation on trial
(1948) dans lequel Toynbee prédisait un avenir heureux
aux Chinois et aux Canadiens français. Il allait même jus-
qu’à dire : « Quel que soit l’avenir de l’Humanité en
Amérique du Nord, je suis sûr que ces Canadiens de langue
française, en tout état de cause, seront encore présents au
dénouement de l’aventure. » Bernard Landry aimait bien
cette citation de Toynbee et arrangea ce pronostic à diverses
sauces.
Le 9 mai 2007, le premier ministre Charest en don-
nait une variante tirée du numéro de mars 1949 de la revue
The World Review devant l’Assemblée nationale : « J’ai l’idée
que le peuple de l’avenir dans les Amériques pourrait bien
être les Canadiens français. Si l’humanité est destinée à
connaître enfin des jours heureux, alors je prédirais qu’il y a
La nation québécoise, le creuset méconnu 95

un avenir dans l’Amérique du Nord pour les Canadiens


français. Quoi qu’il arrive, je ne crains pas d’affirmer que
ces Canadiens de langue française seront là pour vivre les
dernières heures de l’humanité dans l’Amérique du Nord. »
Pour Toynbee, on ne peut s’épanouir qu’en réponse
à un défi. En vertu d’un tel principe, il est permis d’espé-
rer... si on se souvient.
Sillery, 30 janvier 2009.

Page laissée blanche intentionnellement
La nationalité québécoise
et l’Islam
Sami Aoun

L
’islam émerge en tant qu’héritage spirituel et culturel
considérable dans la culture québécoise. Il s’ajoute
aux autres héritages religieux bibliques se rapportant à
la famille abrahamique et à ceux des patrimoines des pre-
mières nations, ainsi qu’à d’autres non bibliques, tels l’hin-
douisme, le bouddhisme et le sikhisme.
Se poser la question sur les liens réels et souhaités ou
projetés entre l’islam et la nation québécoise mérite des
remarques préliminaires.
Premièrement : le terme islam a plusieurs usages ; s’il
signifie la Foi en un Dieu unique, c’est aussi et principale-
ment un ensemble de pratiques cultuelles, des coutumes et
des us. D’un autre côté, il y a un islam idéal et idéalisé, où
le concept de la Umma (communauté musulmane prise
dans son ensemble et où pratiquement tout musulman fait
partie de la Umma) fonde la relation entre les musulmans
et les non-musulmans; il y a enfin un autre islam, pluriel et
vécu selon des foyers culturels aux traditions diverses et des
pluralités linguistiques et ethniques. Le tout est réparti sur
les 57 pays de l’Organisation de la conférence islami-
que (OCI), aux régimes politiques multiples et divergents

97
98 Sami Aoun

dans la plupart des cas, ce qui fait de cette religion un vec-


teur identitaire qui se superpose sur les identités nationales
ou étatiques et régionales diversifiées et qui a une conti-
nuité dans les diasporas musulmanes en Occident.
Deuxièmement : l’islam comporte en lui une vision
du monde et une échelle de valeurs morales et comporte-
mentales.
Troisièmement : l’islam est une matrice juridique de
plusieurs domaines : le statut personnel, la loi successorale
appliquée largement et à différents niveaux dans son ber-
ceau où il est majoritaire et même déclaré religion d’État,
ce qui le rend source unique ou principale de la législation.
Quatrièmement : la modernité, comme elle est appli-
quée dans le modèle québécois, n’est pas encore expérimen-
tée dans les pays d’origine de la plupart des musulmans
québécois. Même, à l’instar de leur attitude à l’égard du
libéralisme et des idéaux de la démocratie, les fondements
du modèle québécois sont soit rejetés et réfutés soit forte-
ment critiqués par des mouvements nationalistes ou islamo-
nationalistes.
Sur un autre plan, la nation québécoise est une réa-
lité reconnue comme une composante fondatrice de l’État
québécois, souverain en plusieurs domaines tout en faisant
partie de l’État fédéral canadien. Il est bien commode de
parler d’une nation québécoise sans que l’État du Québec
soit indépendant. Il est aussi commode de parler d’un
modèle québécois et surtout d’un pacte social québécois
qui fonde la citoyenneté.
Cela étant dit, la question de la nation québécoise et
l’islam signifie, dans les limites de ce chapitre, une tentative
d’analyser les attitudes, en évolution, des élites musulmanes
vis-à-vis du contrat social québécois lors des délibérations
de la commission Taylor-Bouchard et les recommandations
de la laïcité ouverte et l’interculturalité.
La nation québécoise et l’Islam 99

Mais cette laïcité ouverte serait-elle une solution au


Québec ? La question se pose réellement quand on relie le
sondage du Pew Global Attitudes Project qui a révélé, en
2006, que 81 % des musulmans en Grande-Bretagne se
considéraient « avant tout comme musulmans » et seule-
ment 7 % parmi eux « avant tout comme citoyens d’Angle-
terre ». Pour les autres pays, les chiffres sont 69 % contre
3 % en Espagne, 66 % contre 13 % en Allemagne, tandis
qu’en France les chiffres se rapprochent : 46 % se considé-
raient « avant tout comme musulmans » contre 42 % « avant
tout comme citoyens français ». Il s’avère que, dans le pays
du multiculturalisme, l’identité religieuse est plus mise en
évidence. Alors qu’en France, pays de la laïcité « pure et
dure », l’écart est minime entre s’identifier « religieusement »
et s’identifier « comme citoyen ».
Encore faut-il mentionner que partant de la théorie
des Maqâsid (finalités sublimes de la Shari’a [loi islami-
que]), Youssef Al Qaradaoui, un des théologiens les plus
célèbres, rappelle dans une émission télévisée à la chaîne
satellitaire al jazeera que « le musulman humain doit se
sacrifier en premier lieu pour protéger sa religion (dîn),
puis vient la vie (nafs), ensuite la raison (‘aql), après les
biens matériels (mâl), la filiation et la descendance (nasl), et
enfin la dignité ou l’honneur (‘ird) ».
Alors qu’on retrouve certains penseurs islamistes qui
insistent même sur le danger que peut présenter la notion
de la nation sur celui de la communauté musulmane, la
Umma, d’autres estiment que la division des musulmans
sur la base des identités étatiques est une apostasie. Car la
patrie des musulmans est sa Shari’a, la loi religieuse islami-
que. D’autres encore considèrent qu’il n’y a pas de nationa-
lité pour le musulman, sauf sa foi. Le musulman n’est fier
ni de son genre ni de son pays ni de sa patrie.
100 Sami Aoun

Il est clair que le concept de la nation et celui de


l’appartenance à un État « westphalien » n’est nullement
considéré jusqu’à maintenant dans la pensée musulmane
traditionnelle.
Cela étant dit, il faut mentionner que le débat dans
la commission Taylor-Bouchard a été constructif, avec des
opinions diverses exposées, même si certains dérapages ont
entaché certaines séances, avec des propos frôlant le racisme
et le comique à la fois, attestant d’un climat d’incompré-
hension entre les protagonistes. Le rapport final, lui, malgré
quelques ambiguïtés, restera un document principal pour
toute réflexion approfondie et continue sur le pacte social
québécois.
Cette analyse, sans porter des jugements de valeurs,
soulignerait à la fois l’ambition de l’appartenance citoyenne
à la Nation et ses obstacles au sein des communautés
musulmanes québécoises. En même temps elle vise à son-
der les tentatives d’accommodement par l’État du Québec
et les forces vives de sa société civile.

Témoignages musulmans : l’appartenance citoyenne


et les risques de la ghettoïsation

Perceptions des musulmans du modèle québécois


Au Québec, les problèmes des musulmans issus de
l’immigration sont diversifiés, d’où leurs perceptions multi-
ples et contradictoires du modèle de vie québécois. Ces
perceptions dépendent, largement, de leur degré d’intégra-
tion sur le marché du travail, de leur maîtrise des outils de
la promotion sociale, de leur scolarisation et de leur situa-
tion financière. Sans nier les succès de l’intégration écono-
mique, qui diffèrent d’une communauté à une autre,
l’Amérique du Nord offre des possibilités de promotion
La nation québécoise et l’Islam 101

intéressantes pour ses immigrants. Toutefois, on peut dire


que le professeur Salah Basalamah de l’Université d’Ot-
tawa, dans un article récent, regroupe cette vision globale
en avançant :
[...] ce que nous trouvons bien souvent dans l’espace de
la doxa québécoise, ce sont non seulement les éternelles
appellations qui enferment les citoyen(ne)s dans l’un
des aspects les plus réduits de la multidimensionnalité
de leur être (immigrant, minorité, religion, ethnie,
nationalité d’origine, etc.), mais également la généralisa-
tion des préoccupations sociales concernant les « nou-
veaux arrivants » à l’ensemble des citoyens qui, d’une
manière ou d’une autre, sont représentés comme « étran-
gers », quel que soit la profondeur de leur appartenance
historique et culturelle au pays1.
Toujours est-il que le problème du chômage très
élevé dans les communautés immigrantes reste le principal
facteur d’intégration. À titre d’exemple, et selon Statistique
Canada 2007, il est à Montréal autour de 18,1 % chez les
immigrants, comparativement à 5,6 % chez les Québécois
de souche ou les Québécois d’origine canadienne-française,
selon les recommandations du rapport (p. 202). Dans la
communauté maghrébine, il a atteint les proportions alar-
mantes de 30 % « soit un taux quatre fois supérieur à celui
des Québécois natifs » (rapport Bouchard-Taylor, p. 234).
Au-delà de ce fait, une typologie ou une catégorisa-
tion des perceptions des musulmans vis-à-vis des Québécois,
de leur mode de vie et de leur système politique s’impose.
Premièrement, on peut dire qu’il existe une mou-
vance, soucieuse de son avenir et qui considère que l’inté-
gration passe par l’emploi. D’une manière réfléchie et vou-
lue ou non, les chartes canadienne et québécoise suffisent à

1. Salah Basalamah, « Identités et cultures : entre association et distinc-


tion », Bulletin du SODRUS, vol. 3, no 2, printemps 2008, p. 4.
102 Sami Aoun

cette catégorie de musulmans pour réclamer leurs droits.


Leur bien-être citoyen est déjà garanti par ce qui a fondé
l’attraction du modèle de vie dominant au Canada. Ils se
contentent de ce référentiel et ils recourent à ses volets pour
se prévaloir de leurs droits justement à l’instar des autres
citoyens.
Cette catégorie s’accommode plus avec les contrain-
tes et les directives du système en place et n’a pas de reven-
dications religieuses précises ; à titre d’illustration : la
demande de temps de prière accordé pendant les heures du
travail ou l’exigence qu’une femme médecin exerçant auprès
des patientes, etc. En d’autres termes, cette catégorie de
musulmans n’est pas concernée par le débat sur les accom-
modements. Ils ne sentent pas l’urgence d’un activisme
communautaire en ce sens.
À cette catégorie qui accepte les modalités idéo-juri-
diques et culturelles, s’ajoute une deuxième plus soucieuse
de son identité religieuse ou culturelle est plus vocale ? dans
ses demandes d’accommodements raisonnables. Celle-là est
représentée par une élite engagée dans les milieux commu-
nautaires, surtout des femmes voilées (le groupe de femmes
voilées qui sont allées à Hérouxville2, lors de la fameuse
crise en 2006, par exemple). Ce groupe social vit au
Québec, avec la hantise de perdre son identité cultuelle
originelle.

2. En janvier 2007, le conseil municipal du village québécois d’Hé-


rouxville a adopté un « code de conduite pour les immigrants » décri-
vant la manière dont ils doivent se comporter à Hérouxville. Par
exemple le code interdit la lapidation, l’excision. Le code a mis en
évidence le manque de communications entre les Québécois et les
immigrants (surtout les musulmans). Cela sera souligné d’ailleurs par
le rapport final de la Commission de consultation sur les pratiques
d’accommodements reliées aux différences culturelles.
La nation québécoise et l’Islam 103

Une troisième catégorie est, à notre avis, éloquente


par son silence et se sent aliénée : Mouhajiroun (émigrés
étrangers) au sens islamique. Elle n’a pas pris part aux
débats, car elle se dit non concernée par ce qui se passe ici
ou ailleurs en Occident.
Elle se perçoit en étrangers, qui sont de passage au
Québec et qui, tôt ou tard, retourneront dans leurs pays
d’origine. Que ce soit pour des motifs religieux, économi-
ques ou patriotiques ou autres, ces « passagers » évitent
toute situation de conflit ou d’affrontement avec les modes
de vie des québécois et leurs pratiques religieuses.
Ce sont principalement des travailleurs autonomes,
investisseurs, petits commerçants, des étudiants ou des
bénéficiaires d’aide sociale qui ne travaillent qu’occasion-
nellement, ou au noir3. Il est clair que l’emploi du temps
des gens de cette catégorie leur permet de vivre en concor-
dance avec leur foi, mais en marge de leur société d’accueil.
Cette catégorie ne trouve pas aberrant ou absurde de refu-
ser de vivre en parallèle ou tout simplement d’ignorer le
système québécois, tout en bénéficiant des avantages qu’il
offre à ses citoyens (allocations familiales, prêts et bourses
pour étudiants, nationalité canadienne, etc.)4.

3. Pour plus d’information, voir l’article de Mohamed Ourya, « La rhéto-


rique de victimisation au sein de la communauté arabo-musulmane
du Québec : déterminants et manifestations », dans Québécois et musul-
mans main dans la main pour la paix, collectif sous la direction de
Marie-Ève Martel, Montréal, Lanctôt éditeur, 2006, p. 154-160.
4. Pour plus d’information sur cette catégorie, voir l’article de Mohamed
Ourya, « Les élections entre le licite et l’illicite... ou schizophrénie
d’un immigrant normal ! », Sada Almashrek, no 183, 10 janvier 2006.
(Peut être téléchargé à l’adresse : http ://www.sadaalmashrek.ca/modu-
les.php ?issue=72&name=News&new_topic=5&newlang=arabic.)
104 Sami Aoun

Typologie des demandes musulmanes à la commission


Bouchard-Taylor : l’épineuse question de la double
citoyenneté et la loyauté face à un islam mondialisé
Par ailleurs, concernant des interventions lors des
audiences de la commission, celles-ci s’articulaient autour
des réclamations et des doléances se rapportant aux diplô-
mes non acceptés, à l’expérience canadienne exigée au préa-
lable, aux sous-emplois, aux difficultés sur le marché du
travail, au droit du port du hijab, etc.
Mais on peut procéder à une catégorisation, sur la
teneur des demandes, vu que cette catégorie tient solide-
ment à son intégration (un peu à sa manière) comme suit :
– Des demandes d’ordre professionnel qui n’ont rien à
voir avec la religion mais qui sont conséquentes avec
le droit à un traitement égal aux Québécois sur le
marché du travail. Le fait signalé et dénoncé est
qu’autant les Québécois sont accueillants, autant ils
tardent à offrir des occasions d’emploi aux immi-
grants. Le cas controversé des équivalences des diplô-
mes obtenus à l’étranger et leur validation par les
ordres professionnels québécois ont été plusieurs fois
soulevés. La discrimination à caractère raciale ou
ethnique – le cas fragrant de Kamal El Batal5 – a été
aussi mise en évidence. Pour ce groupe actif d’immi-
grants musulmans qui tente une percée dans sa

5. Kamal El Batal est un agronome d’origine marocaine à la recherche


d’un emploi ; il prétend avoir été victime de discrimination raciale au
Québec. Il a posé sa candidature le 29 octobre 2003 à la Coopérative
fédérée de Québec pour un poste de stagiaire à la gestion. Il n’a reçu
aucune réponse favorable. Le 11 novembre, il a eu l’idée d’envoyer un
autre curriculum vitae avec les mêmes qualifications, mais au nom de
Marc Tremblay. Le résultat a été surprenant, puisque Kamal (ou Marc)
a réussi à avoir une première entrevue téléphonique.
La nation québécoise et l’Islam 105

société d’accueil, seul l’avenir professionnel compte.


Cela ne veut pas dire que ces immigrants n’ont pas,
pour le moment au moins, des préoccupations iden-
titaires ou religieuses, mais leurs priorités actuelles
restent l’intégration professionnelle.
– Il faut dire aussi que ces demandes ont été les plus
pesantes. Taylor et Bouchard diront eux-mêmes dans
leur rapport final qu’« il faudra retenir de nos recom-
mandations que les gens issus des minorités ont
réclamé du travail bien plus que des accommode-
ments ».
À titre d’exemple, on cite le mémoire de Touhami
Rachid Raffa, soumis à la commission :
De larges secteurs d’activité étatiques et parapublics
demeurent en marge de la réalité plurielle du Québec
(échec de la fonction publique à recruter plus d’employés
issus des communautés culturelles), ce qui disqualifie quel-
que peu l’État dans ses tentatives – pourtant timides – de
promouvoir l’accès au marché du travail auprès du secteur
privé où la discrimination n’est pas un vain mot vis-à-vis
des segments les plus vulnérables de la société comme les
Noirs, les Arabes et les musulmans. Tant que la lutte à la
discrimination en emploi n’est pas une priorité prise en
charge à bras-le-corps, il ne faut pas s’étonner du succès des
sirènes du ghetto dans certains milieux ethno-religieux,
voire d’une multiplication des demandes d’AR (accommo-
dements raisonnables), même s’il est difficile d’établir clai-
rement un lien de cause à effet en la matière (p. 9).
– Des revendications identitaires ou religieuses : Cette
forme de doléances a dépassé le stade des revendica-
tions professionnelles. D’ailleurs cette sous-catégorie
est formée principalement des gens qui ont relative-
ment réussi dans leurs études (principalement ici et
106 Sami Aoun

en France ou ailleurs) ou sur le plan professionnel, et


des militants et des militantes de la seconde généra-
tion, qui insistent sur leur conviction religieuse et
affichent leur appartenance à l’islam (voile, habit
traditionnel, etc.). En fait, leurs revendications ont
été formulées en cohérence avec leur conviction que
l’islam est un vecteur identitaire et un marqueur cul-
turel par excellence. C’est ainsi que le voile a été
présenté par la totalité des intervenantes voilées
comme un symbole cultuel et comme un choix per-
sonnel, ce que retiendront les deux commissaires
dans leur rapport final. D’ailleurs, il est difficile de
croire que le voile est imposé à des femmes haute-
ment scolarisées (Ph.D., ingénieures, médecins,
etc.). Leur message est que le Québec n’a pas à avoir
peur des symboles religieux affichés par les musul-
mans dans l’espace public.
Dans cette perspective, dans son mémoire présenté à
la commission, le Conseil canadien des femmes musulma-
nes formule sa position comme suit :
[...] comment cette interdiction de symbole religieux
fonctionnerait-elle ? Pourquoi s’agit-il de chapeaux ?
Que dire des châles de prière ? Ou des casquettes Rasta ?
Ou d’une personne qui veut porter un chapeau dans
une institution publique pour des raisons autres que
religieuses ? Que tout ce débat ait lieu pendant que la
croix se trouve en place d’honneur à l’Assemblée natio-
nale suggère pour le moins un double standard et un
manque de recul (p. 11).
Le mémoire ne considère pas le port du voile comme
un acte discriminatoire et laisse la question au contexte de
la liberté « de s’habiller ». Il revendique ensuite que :
Le Conseil du statut de la femme du Québec, en tant
qu’organisme public, devrait concentrer ses efforts sur la
discrimination à laquelle font face les femmes : par
La nation québécoise et l’Islam 107

exemple, s’assurer que les femmes immigrantes ont accès


à des emplois, promouvoir l’embauche de plus de fem-
mes et de minorités dans la fonction publique et encou-
rager l’élection de plus de femmes à tous les niveaux
gouvernementaux. Voici quelques-uns de vrais enjeux
pour l’égalité des femmes (p. 12).
De son côté, le Forum musulman canadien, dans
son mémoire intitulé Société inclusive, citoyens épanouis, sti-
pule que le port du voile n’est pas un envahissement du
religieux sur la sphère publique. Il avance :
À ne pas confondre le geste d’une personne qui
porte un hidjab, une kippa ou un turban sur la tête ou une
petite croix sur le cou, avec le geste d’étaler un livre saint ou
toute autre manifestation ou symbole religieux à l’échelle
publique. Il est bien entendu que le premier relève du
domaine privé de la personne ; par contre le deuxième
engage toute l’institution et devient une affaire publique
(p. 9).
– Des demandes à apparence laïque, le cas de Présence
musulmane Montréal, un collectif qui vise, comme il
se définit lui-même, à promouvoir des valeurs univer-
selles et une citoyenneté participative nourrie d’une
compréhension contextualisée de l’islam et d’une iden-
tité ouverte et qui a présenté à la commission
Bouchard-Taylor un mémoire intitulé Plaidoyer pour
un Nous inclusif. Le groupe prône le recours aux
accommodements raisonnables, pour « un meilleur
vivre ensemble, une plus grande harmonie sociale,
une intégration plus aisée, le respect des droits
humains et le bien-être de tous » (p. 18). L’organisme
appelle entre autres à la construction d’une laïcité
respectant la neutralité de l’État face aux différentes
religions au Québec. Concernant l’espace public, il
doit être ouvert aux symboles religieux ostentatoires
sans être une exclusivité des tendances laïcistes.
108 Sami Aoun

– On ajoute dans cette catégorie la position de l’orga-


nisme Astrolabe, qui a présenté son mémoire en
confirmant son attachement profond aux libertés
fondamentales garanties au Québec et qui appelle à
la promotion des valeurs laïques aux porteurs des
signes religieux. Astrolabe voit dans l’interdiction de
ces signes un chemin vers la ghettoïsation. À ce sujet,
le mémoire de cette association stipule :
Aussi, au lieu d’interdire le port d’un voile ou d’un kir-
pan, quand ils ne constituent pas une menace à l’ordre
public, faisons plutôt la promotion des principes laïques
auprès de celles et de ceux qui les portent. Ne pas redé-
couvrir la passion et les moyens de promouvoir ces prin-
cipes, c’est risquer de pervertir le sens de la laïcité, fer-
mer les portes de la participation à certains citoyens et
pousser ceux et celles qui puisent le sens de leur vie dans
la pratique religieuse à s’enfermer davantage dans les
ghettos psychologiques de la victimisation et du repli
sur soi. C’est là où réside le véritable danger qui menace
aujourd’hui la laïcité ainsi que les libertés qu’elle est cen-
sée protéger et promouvoir. Les deux seules limites légi-
times à cette laïcité de la liberté et du vivre-ensemble
étant, comme nous l’avons déjà dit, le refus des droits
collectifs et le respect de l’ordre public (p. 23-24).

Réponses du rapport final de Bouchard-Taylor aux demandes


musulmanes : vers une réponse musulmane propre au
Québec
Les commissaires dans leur rapport final ont été plus
sensibles aux demandes et revendications des musulmans.
Ils ont soutenu (p. 234) que ce groupe minoritaire massive-
ment francophone et hautement scolarisé est le plus touché
par les diverses formes de discrimination, même s’il est très
attaché aux valeurs québécoises de la laïcité, de l’égalité
entre hommes et femmes, de citoyenneté, de démocratie et
surtout de non-violence.
La nation québécoise et l’Islam 109

Il faut noter que certaines interventions « musulma-


nes » devant la commission ont fait état d’un désaccord sur
la définition de la « nation québécoise » fondée sur la base
de trois valeurs : l’égalité entre homme et femme, la pri-
mauté du français et la séparation de l’État et de la reli-
gion.
À ce sujet, le mémoire du Centre communautaire
musulman de Montréal (Al Hidaya Association), sous le
titre Debating Reasonable Accommodations : Can a Progressive
Nation Overcome Racism ?, stipule :
[...] we tend to disagree that they [values] really define a
nation. They do not distinguish Quebec from so many
other nations or states. Many countries that gather
under the umbrella of the United Nations call for equa-
lity between men and women and try to implement it
[...]. On the other hand, the separation between religion
and the state is an administrative issue that does not rise
to the level of national identity [...]. The only issue that
might distinguish Quebec is, unfortunately, the way the
primacy of French is implemented, and not the concept
of the primacy itself... (p. 7).
Certes, il y a lieu ici de faire la distinction entre
identité, choix de société et contrat social. Cela a été
exprimé par un autre groupe qui affiche son attachement à
la nation québécoise. À titre d’exemple, on cite le mémoire
présenté à la commission de consultation par l’Association
des Marocaines et des Marocains de l’Estrie. À ce sujet,
l’Association s’exprime ainsi : « Le constat d’une société
plurielle où les identités se doivent d’être multiples et de
le demeurer pour exploiter l’apport ainsi que la contribu-
tion de tout un chacun dans le but du métissage culturel
garant du devenir de notre nation » (p. 6).
Cela étant, ce groupe minoritaire (les musulmans du
Québec), selon le rapport final de la commission, est dési-
110 Sami Aoun

reux de s’intégrer sans sacrifier ses croyances religieuses,


qu’il veut en harmonie avec les idéaux de la modernité
vécus par la culture québécoise. Après avoir écouté différen-
tes voix musulmanes, les deux commissaires, en fait, ont
essayé de dissiper, dans les deux pages 234-235, toutes les
incompréhensions et les peurs dans l’opinion publique au
Québec envers une communauté méconnue ! Et « le moyen
de surmonter l’islamophobie, c’est de se rapprocher des
musulmans et non pas de les fuir ».
Cette idée d’ouverture des Québécois envers les
musulmans a été exprimée par un autre mémoire, présenté
à la commission par l’Association des jeunes professionnels
marocains – qui a parlé aussi au nom du peuple québécois
(p. 6). Une des recommandations de ce mémoire est la sui-
tante :
Nous suggérons [...] que des cours soient offerts dans les
différents organismes publics comme les CLSC ou les
centres communautaires sur les différences culturelles et
les pratiques religieuses. Ces cours doivent être accessi-
bles à des coûts raisonnables à toute la population qué-
bécoise et principalement chez les personnes aînés qui
auraient eu moins la chance de côtoyer et de connaître
des gens de différentes cultures.
Il faut dire que les musulmans au Québec, au moins
ceux qui ont participé au Forum des discussions, ne pour-
raient qu’être satisfaits des recommandations du rapport,
qui est en fait une synthèse de leurs doléances pour les for-
muler aux Québécois.

Typologie des approches des élites musulmanes au Québec


Cela étant dit, on peut maintenant procéder à une
catégorisation des positions des élites musulmanes sur les
accommodements raisonnables, en général :
La nation québécoise et l’Islam 111

Approche laïque : l’appel au retrait de la religion de


l’espace public
Cette position est prise par une élite intellectuelle
musulmane laïque. Elle postule que les musulmans doivent
se soumettre complètement aux règles posées par le système
laïque québécois. Parmi ses tenants, on trouve le chercheur
et écrivain d’origine syrienne Hassan Jamali, qui invite les
musulmans à revoir leur rapport avec la religion et avec
Dieu, sur la base du fait que la religion est à Dieu et que la
nation est pour tout le monde (Ad-dino lillah wa al watan
lil jami’a), notamment dans des questions comme le port
du foulard qui, selon Jamali, n’est pas un fondement de la
religion, ou la prière qui peut être décalée à des heures plus
convenables et non contraignantes le soir, etc.6

Approche islamiste revendicative : le cul de sac


L’approche revendicative a été incarnée par l’imam
Saïd Jaziri (expulsé du Canada le 22 octobre 2007) dans ses
sorties spectaculaires et médiatisées. Certainement, Jaziri
représente un courant islamiste rigoriste, qu’on ne peut
quantifier ici au Québec tant qu’il ne sort pas de l’ombre.
De toute façon, on peut dire que ce courant n’est pas prêt à
faire des concessions à l’offre accordée par un Québec
ouvert.

Les non-participants au débat


Cette catégorie regroupe deux sous-ensembles :
• La majorité non concernée : insouciance, choix réfléchi
ou autres priorités

6. Voir plusieurs articles de Hassan Jamali dans le journal montréalais


arabophone Al Mustakbal. Les articles sont aussi disponibles sur le site
du journal : www.almustakbal.com.
112 Sami Aoun

La majorité non concernée ne se préoccupe pas du


débat intellectuel en cours (il y a même des gens qui n’ont
jamais entendu l’expression accommodement raisonna-
ble !). On peut dire que cette dernière est conséquente avec
ses choix. Elle sait pertinemment qu’elle est venue au
Québec non pas pour imposer ses valeurs ou ses coutumes,
mais pour améliorer son niveau de vie. Ne cherchant pas les
rapports conflictuels avec la majorité québécoise, plusieurs
d’entre eux sont prêts soit à repartir chez eux si le choix leur
devient difficile, soit carrément à faire ce qui leur est
demandé. Pour cette majorité, les lois établies au Québec
leur suffisent. Elle est déterminée à ouvrir les horizons de
succès pour elle et ses descendants, sous d’autres cieux !
• Citoyens temporaires ou de passage : l’engagement à la
carte
L’autre sous-catégorie est composée de ceux qui
rejettent les modes de vie et refusent la vie au Québec et en
Occident en général. Ils sont ici par contrainte et en attente
pour rentrer chez eux au moment opportun. Ils se conten-
tent de s’assurer un minimum de participation pour leur
bien être.

Apprivoiser la laïcité au nom de l’islam


Cette dernière catégorie est celle qui a applaudi le
rapport et l’a accueilli favorablement, puisqu’il est en arri-
mage avec ses demandes. Elle est composée des gens qui
ont choisi de vivre en Occident et même des Occidentaux
qui portent deux cultures et se disent fiers de croire en un
islam universel ou mondialisé et toujours en bonne entente
avec les valeurs dominantes. Ces gens ne demandent pas de
fatwas venus des ulémas de l’espace musulman, comme le
font les « passagers » du Québec. Ils se contentent des gran-
des directives de l’islam, pour harmoniser leur vision avec la
La nation québécoise et l’Islam 113

modernité telle qu’elle est vécue dans la société de leur


choix.
Ce dernier point nous ouvre la porte aux adéqua-
tions de l’islam, qui est de plus en plus sans frontière, face
aux situations nouvelles et aux modes de vie qui ne sont pas
propres à son espace naturel. C’est un test de taille pour les
musulmans qui croient à la différenciation qui s’impose
entre le culte et le culturel dans l’islam, entre la foi univer-
selle et les traditions relatives et circonstancielles.

Les accommodements islamiques


ou comment l’islam réagit au nouveau
et à l’innovation ?
Devant les exigences et les conditions de la vie
moderne, plusieurs ulémas font appel à l’ijtihâd – procédé
du fiqh (ou droit musulman) – donner un avis juridique en
l’absence d’une mention explicite et claire dans les textes
religieux de référence. Dans l’état actuel, cela revient à éla-
borer d’autres règles de la Chari’a, compatibles avec la
modernité. Certes, l’ijtihâd reste l’apanage des ulémas pour
l’islam sunnite ou celui du clergé hiérarchisé, pour l’islam
chiite. En Occident, libéralo-démocratique, les élites
musulmanes tentent, tant bien que mal, d’instaurer une
codification et une orientation, plus appropriées aux solli-
citations de la vie dans leur nouvelle terre d’accueil.

Les possibilités juridiques d’adaptation en islam :


le droit des finalités de la Chari’a
Cette ouverture du fiqh s’appuie principalement sur
la notion juridique des Maqâsid ou finalités sublimes de la
Chari’a, à savoir la protection de la religion, celle de la vie,
de la raison, des biens matériels, de la filiation et de la
114 Sami Aoun

d­ escendance, de la dignité ou de l’honneur. Ces buts sont


atteints grâce à divers moyens, appelés al-massâlih, ou à des
intérêts qui facilitent la réalisation de l’une des maqâsid. Ce
qu’il faut retenir, c’est que ces moyens sont de trois niveaux :
dharûriyyât ou nécessités absolues, hâjiyyât ou nécessités
secondaires et enfin kamâliyyât ou moyens complémen­
taires.
Cette structuration de ce qu’on appelle fiqh al
Maqâsid (le droit des finalités de la Chari’a) débouche sur
ce que doit retenir le musulman qui vit en Occident et ce
qu’il doit délaisser, ou ce que le poète syrien Adonis appelle
le constant et le variable (al-thabith wa al motahawel). À ce
sujet, Adonis dit :
L’Arabe ne peut effectuer un acte de création, sauf si la
structure traditionnelle qui prévaut dans la pensée arabe
n’est pas déconstruite, et tant qu’on ne s’est pas débar-
rassé des formes de pensée traditionnelle et imitatrice
(du passé).
Le dilemme posé par l’espace occidental, en tant
qu’espace libéral et démocratique, à l’élite musulmane ins-
tallée en Occident provient de la dualité entre, d’une part,
le poids de la tradition, ce qui inclut aussi et surtout les
références scripturaires de l’islam (Coran et tradition pro-
phétique), et d’autre part l’attrait de la modernité occiden-
tale. Alors, pour donner de la légitimité aux nouveaux
comportements des musulmans imposés par leur double
appartenance, à la tradition musulmane et à l’espace occi-
dental, la porte de l’ijtihâd a été rouverte, consciemment
ou non. Cela se passe à travers un droit des finalités, revisité
par les exigences de la modernité.
La possibilité d’adaptation a été soulevée dans un
mémoire présenté à la commission par Driss Boukhmissi.
Ce dernier avance avec grande conviction que :
La nation québécoise et l’Islam 115

[...] je prétends que les musulmans [...] sont capables de


vivre harmonieusement dans une société laïque sans
demander aucun accommodement. Le professeur qui
refuse qu’un étudiant musulman demande à s’absenter
[...] sous prétexte que l’heure de la prière est arrivée a
raison car il sait que l’islam permet qu’on fasse la prière
en dehors du moment de cette prière. Si l’on n’a pas les
moyens de réserver un local aux musulmans pour prier,
sachant que rien n’oblige un musulman à faire sa prière
dans une mosquée, on peut refuser. Et si un musulman
veut appliquer les règles de l’Islam en ce qui concerne
l’héritage [...], qui l’empêche de rédiger dans son testa-
ment cette règle dans le cadre de la loi au Canada, sans
demander à créer un tribunal musulman pour ce genre
de questions ? (p. 2-3)
L’auteur du mémoire ajoute aussi :
Je prétends que tout musulman peut vivre dans une
société laïque tout en pratiquant sans aucune difficulté
toutes les règles de l’islam. J’ai pu le faire et le fais encore
au Québec depuis 22 ans, et je ne me considère pas des-
tiné à l’enfer [...]. Je vis harmonieusement avec les
Québécoises et les Québécois et j’ai toujours refusé les
ghettos (p. 3).

Vers des nouvelles approches théologiques : une nouvelle


identité musulmane au sein de l’identité québécoise
menacée ou angoissée ?
Cette tendance à l’ouverture à l’égard de la moder-
nité, non sans déplaire aux islamistes rigoristes gardiens
prétendus de la tradition religieuse, a abouti à un rétrécisse-
ment de l’espace du sacré, non révisable et non critiquable.
Aussi elle a abouti à l’allégement du poids de l’interdit (al
mahzour), cela en fidélité au principe « nulle contrainte
dans la religion », ce qui signifie l’élargissement de l’étendue
116 Sami Aoun

du profane ou de l’historique relatif, circonstanciel et chan-


geable, donc modifiable. Alors le permis ou le ainsi que
(moubah occuperait plus de place dans l’échelle des valeurs
et dans le comportement. De nouveaux regards ont été
aussi portés sur la Sunna pour différencier entre ce qui y est
valable dans les temps modernes et ce qui ne l’est pas. La
dialectique entre le halal et le haram (le licite et l’illicite), le
culte et le culturel, a aussi subi une transformation dans les
esprits des musulmans.
Il faut dire que cette évolution imposée par l’inter-
culturalité muthâqafa a déjà été présente dans l’histoire de
l’islam, aux temps des conquêtes grâce à l’acculturation
tathâquf. Bien sûr, pour réussir cette interculturalité admet
des conditions préalables ; l’une d’elles, sinon la principale,
c’est la réhabilitation du spirituel – en délimitant les fonde-
ments (Arkan) et en les distinguant des traditions – au
détriment du joug de la coutume (‘ourf). L’histoire des cul-
tures musulmanes est fondée sur les accommodements sur
la base d’assurer le confort dans le quotidien des croyants.
L’adage proverbial : yassir wa la tou’assir (facilter est meilleur
qu’entraver).
Dans plusieurs de ses composantes, le discours isla-
mique contemporain, surtout celui des élites musulmanes
en Occident, appelle à un adoucissement de l’austérité prô-
née par certaines lectures rigoristes. Il propose d’intégrer
certaines dispositions occidentales relatives aux droits de
l’homme, par exemple en s’appuyant sur une interprétation
plus ouverte des textes sacrés de l’islam.
Une telle lecture va même jusqu’à considérer que
certaines dispositions de la Chari’a sont désuètes, comme
l’esclavage ou celles surtout qui concernent les Hûdud ou
châtiments corporels (qui sont des peines légales ordonnées
par Dieu et prescrites par le Coran ou la Sunna, et qui,
selon un large courant de la pensée islamiste, ne peuvent
La nation québécoise et l’Islam 117

être modulées ou ajustées, comme la lapidation, la peine de


mort, etc.), sans pour autant faire fi des prescriptions divi-
nes imposées par le dogme religieux.
Les hudûd ont toujours suscité la controverse et leur
application à la lettre n’était guère considérée. En 2005,
l’activiste et islamologue Tariq Ramadan (influent auprès
des milieux musulmans au Québec), dans un célèbre mora-
toire, a appelé à la suspension des châtiments corporels
pour être plus « fidèle au message de l’islam à l’époque con-
temporaine7 ». Ce moratoire rappelle les écrits et les décla-
rations de Gamal Al Banna8, frère de Hassan Al banna,
fondateur des Frères musulmans, qui est aussi le grand-père
de Tarik Ramadan.
Un autre exemple significatif est celui du voile de la
femme. La loi française sur l’interdiction du foulard islami-
que de mars 2004 a suscité de nombreux débats entre
­érudits arabo-musulmans, dont on peut distinguer quatre
tendances principales :
Le courant des intellectuels laïcisants, qui inscrit leur
point de vue dans le paradigme de la modernité
occidentale, dont la laïcité constitue le fondement.
Pour eux, la minorité musulmane en Occident est
tenue de respecter les lois du pays hôte et doit condi-
tionner ses convictions aux exigences de la moder-
nité en vigueur.

7. Tariq Ramadan, Appel international à un moratoire sur les châtiments


corporels, la lapidation et la peine de mort dans le monde musulman.
Disponible sur le lien : http ://www.tariqramadan.com/spip.
php ?article258.
8. Pour plus de détails sur les positions de Jamal ou Gamal Al Banna,
voir Sami Aoun, Aujourd’hui l’Islam : fractures, intégrisme et modernité,
Montréal, Éditions Médiapaul, 2007, p. 94-95 et 150.
118 Sami Aoun

Le courant islamiste rigoriste, qui considère que la


décision française s’inscrit dans le contexte de la
guerre menée par l’Occident chrétien contre l’islam.
Et enfin une mouvance islamique dissidente, basée sur
la fameuse règle du fiqh musulman « les contraintes
permettent d’enfreindre les interdits (addarourat
toubihou al mahdhourat) », et qui estime que, dans ce
contexte précis et toujours selon la Chari’a, le statut
d’une femme musulmane qui se conforme aux lois
d’un pays non musulman est celui d’une personne
contrainte.
Cela incite la réflexion sur la possibilité d’un néo-
islam déjuridisé qui sera en émergence dans les foyers occi-
dentaux. Faut-il tenir compte que l’intégration de l’islam et
de musulmans passe nécessairement par un islam déjuri-
disé, un islam seulement spirituel et moral ?
Dans cet état de choses, on peut affirmer que nous
sommes devant la restructuration d’une nouvelle identité
musulmane. L’islamiste et islamologue Tariq Ramadan9 la
définit comme suit dans son ouvrage Les musulmans d’Occi-
dent et l’avenir de l’islam (p. 139) :
Il faut [...] distinguer entre, d’une part, les éléments de
l’identité musulmane fondés sur les principes religieux
et qui donnent à cette dernière une qualité forcément
ouverte puisqu’elle doit permettre au fidèle de vivre dans
tous les environnements et, d’autre part, les cultures qui
sont une façon spécifique de vivre ces principes adaptés
aux diverses sociétés et pas plus légitimes les unes que les
autres dès lors qu’elles respectent les prescriptions reli-
gieuses.

9. On cite ici Tariq Ramadan, car il est considéré comme une référence
de plusieurs intellectuels et activistes musulmans au Québec, comme
Présence musulmane.
La nation québécoise et l’Islam 119

Ce qu’on peut retenir chez le principal réformiste islamique


des communautés musulmanes occidentales, c’est la notion
de la conjugaison de l’identité musulmane avec les autres
en proximité, notamment celle qui est dominante, comme
ici au Québec.
Mais alors, avec une tradition québécoise laïque,
quelles sont les concessions de la laïcité « rigide » ou intran-
sigeante envers cette nouvelle forme de convivialité ?

Le concept de la laïcité « ouverte » est-il viable ?


La réponse vient principalement du rapport final de
la commission Bouchard-Taylor, qui a ouvert un débat qui
durera sûrement longtemps, sur la notion de la laïcité, que
les deux commissaires veulent « ouverte ». À ce sujet, ils
avancent que le type de laïcité appliquée en France (allu-
sion à la loi contre le foulard islamique) est restrictive et
n’est pas appropriée pour le Québec, pour plusieurs raisons,
entre autres l’incompatibilité avec le principe de la neutra-
lité de l’État entre religion et non-religion, et que cela favo-
riserait plus « la mise en veilleuse des identités » que « les
échanges entre les citoyens », comme ils sont encouragés
par la philosophie de l’interculturalisme québécois (rapport
Bouchard-Taylor, p. 20).
Parmi les intellectuels, qui ont agi en faveur, mais
avec modération, du concept de la laïcité ouverte, le philo-
sophe Daniel Marc Weinstock est digne de mention. Il
avance que ce concept, diagonalement opposé à une laïcité
« à la française », pourrait constituer « un projet de société
véritablement rassembleur », tout en insistant sur le carac-
tère laïque des institutions. Il est judicieux de penser que la
notion de la laïcité ouverte défendue par Daniel Weinstock
n’est pas étanche à sa préférence du multiculturalisme à la
canadienne et non pas au principe de l’interculturalisme.
120 Sami Aoun

Cette laïcité ouverte a été applaudie par certains


intellectuels musulmans actifs au Québec (voir par exemple
Najat Mustapha, Sada al Mashrek, no 241 du 3 juin 2008).
Elle a été même demandée par le Forum musulman cana-
dien, dans son mémoire déjà cité qui a évoqué cette ques-
tion de laïcité ouverte : « La société québécoise [...] société
laïque qui se démarque par [...] sa volonté, à l’inclusion et à
rejeter le racisme sous toutes ses formes et ses expressions »
(p. 14).
Le Forum ajoute que :
la laïcité doit être reconnue comme valeur fondamentale
dans la culture québécoise en particulier et canadienne
en général. [...]. C’est en vertu de celle-ci que chacun
dispose du droit de pratiquer librement sa religion, sans
contrainte ni pression. C’est en vertu de celle-ci que nul
n’a le droit d’obliger l’autre à subir sa religion [...].
Cependant, il ne faut pas que la laïcité sombre dans une
position radicale et se transforme en une religion pour
combattre les religions.
Aussi, il faut nuancer les attitudes et les comportements
qui concernent les individus en tant que personnes phy-
siques, de ceux qui engagent les personnes morales des
institutions. [...]. Ainsi, accommoder vient permettre
à la minorité de vivre et de participer avec la ­majorité.
Mais que la minorité n’exige pas la généralisation ou
l’imposition de son mode à la majorité (p. 8-9).
De l’autre côté, parmi les détracteurs de la notion de
la laïcité ouverte, on trouve par exemple l’écrivain chroni-
queur réputé Pierre Foglia, connu pour ses écrits satiriques.
Foglia, qui se veut un intégriste laïque dans un article paru
dans La Presse, a laissé entendre qu’il est d’accord avec le
rapport Bouchard-Taylor, sauf dans cette question de laïcité
ouverte. Autrement dit, la laïcité n’est ni ouverte ni fer-
mée, mais elle est ! (pour emprunter le langage philoso­
phique).
La nation québécoise et l’Islam 121

En fait, il y a un désaccord total entre les deux


visions : celle des commissaires, qui s’est alliée à la position
des élites musulmanes demandeuses de plus de visibilité des
signes ostentatoires dans l’espace civique, et celle de Foglia
entre autres. Cette dernière donne la priorité à l’école publi-
que (car c’est l’institution structurante de la société, selon
les termes mêmes de Foglia) avant les institutions étatiques.
Pour les tenants de cette position aussi, le port des signes
religieux ostentatoires constitue un retour du religieux dans
l’espace civique.
Dans la même perspective, l’essayiste québécoise
d’origine égyptienne Yolande Geadah, qui se positionne
dans le juste milieu, tout en affirmant la gestion laïque de
l’espace institutionnel québécois, loin de tout empiétement
du religieux, soutient qu’il faut éviter l’attitude raciste et le
relativisme culturel, c’est-à-dire éviter à la fois de ne rien
donner et « satisfaire toutes leurs revendications pour ne pas
les stigmatiser10 ».
De son côté, Simon Couillard, en parlant au nom
d’une majorité « terrorisée », se dit contre une minorité
capable de « se soustraire de la loi commune », et de « gagner
une exception réglementaire illégitime ».
Il est clair que, sauf chez certains juristes, le débat
qui a suivi la sortie du rapport de la commission Bouchard-
Taylor a omis, volontairement ou non, le rôle du juriste
dans les accommodements raisonnables. Ces derniers sont,
comme on l’a signalé au début, tolérés par la loi.

10. Pour plus de détails, voir Yolande Geadah, Accommodements raisonna-


bles. Droit à la différence et différence des droits, Montréal, VLB éditeur,
2007, et aussi son article : « Commission Bouchard-Taylor : un rapport
insensible à l’égalité des sexes », Le Devoir, édition du lundi 16 juin
2008.
122 Sami Aoun

C’est ainsi qu’on peut affirmer que le concept de la


laïcité « ouverte » peut être viable si et seulement si celle-ci
est garantie par le droit et les valeurs communes. Le cas
échéant, tout débordement du religieux dans les espaces
publics et civiques serait inoffensif et sans effet sur la laïcité
et ses fondements. Sinon, la laïcité ouverte serait synonyme
du multiculturalisme : une idéologie que le Québec rejette
et considère propre et appropriée au Canada anglais, fondé
sur la Common Law !

Le Québec : une invitation à s’intégrer « interculturellement »


Après ces développements, le besoin est senti de se
poser la question sur la possibilité de l’émergence, ou d’es-
pérer de le voir, d’un Islam rénové, dépolitisé et déjuridisé
(ou sans qadi et sans émir) dans un Québec laïc et intercul-
turel. Un islam interprété sans sa dimension idéologique
militante ou sans épée. Même un islam sans une idéologie
du pouvoir (à l’instar de celle de wilayet al faquih), dans un
Québec francophone et qui est un État-nation se fondant
sur les idéaux de la modernité !
Ce qui revient à se poser cette question : Est-ce que
l’islam est soluble dans la laïcité ? Ou celle plus existentielle :
Est-ce que les musulmans et les musulmanes se trouveront
en contradiction avec l’enseignement de leur foi s’ils optent
pour la laïcité en tant que gestion de l’espace publique et
étatique ?
Pour répondre à ces questions, il faut envisager deux
propositions. Premièrement, que les musulmans au Québec
intègrent totalement le paradigme moderniste et acceptent
la laïcité dans sa forme initiale, sans égard à son ouverture
ou à sa fermeture. Le cas échéant, ils vont vivre leur islam
dans leur sphère personnelle, selon l’idée qui fut exprimée
par le penseur réformiste Mohamed Abdou (1849-1905) :
La nation québécoise et l’Islam 123

« Pas de religion en politique, et pas de politique en reli-


gion. » On retrouve la même conception chez Saad
Zaghloul (1859-1927) : « La religion est à Dieu et la nation
est pour tout le monde. » Et le débat est ainsi clos.
Deuxièmement, les musulmans continueront à vivre
leur islam comme ils l’ont fait chez eux, avec une récupéra-
tion des traditions vestimentaires et même les apparences
(la barbe par exemple considérée comme imitation aux
manières de vivre du prophète). Dans ce cas, ils vont revi-
vre tous les débats sur la possibilité de laïciser l’islam ou,
pour certains, islamiser la laïcité. Cela se fera dans un espace
occidental qui a dépassé ce débat depuis des siècles, ou un
espace québécois depuis des décennies sans qu’il soit fini
dans l’espace musulman.
Dans ce sillage, il ne faut pas se lasser de souligner ce
constat : le Québec a fait ses choix fondamentaux. Son con-
trat social est fondé sur les principes suivants : une liberté
individuelle fondatrice prioritaire et dominante et l’égalité
entre hommes et femmes. Tous les Québécois sont des
citoyens en parts égales selon un nationalisme civique et
appartenant à un État-providence.
En outre, le Québec a choisi d’intégrer les immi-
grants par un processus d’interculturalisme. Les commissai-
res Bouchard et Taylor eux-mêmes définissent ce dernier
comme « politique ou modèle préconisant des rapports har-
monieux entre cultures, fondés sur l’échange intensif et
axés sur un mode d’intégration qui ne cherche pas à abolir
les différences, tout en favorisant la formation d’une iden-
tité commune » (rapport final, p. 287).
Cet interculturalisme favorise donc une culture
­ ormative qui est celle de la majorité des Québécois de
n
souche.
124 Sami Aoun

Le multiculturalisme canadien, que les commissaires


définissent comme :
[...] système axé sur le respect et la promotion de la
diversité ethnique dans une société, peut conduire à
l’idée que l’identité commune d’une société se définit
exclusivement par référence à des principes politiques
plutôt qu’à une culture, une ethnicité ou une histoire
(rapport final, p. 288).
Il est rejeté par plusieurs intellectuels et politiciens québé-
cois – notamment parce qu’il a omis de mettre en évidence
le français comme pilier de la société québécoise – : Pauline
Marois du Parti québécois, Mario Dumont, autrefois de
l’Action démocratique du Québec et par des hommes poli-
tiques québécois tels Jacques Parizeau et Bernard Landry.
Ce dernier promouvait ce qu’on appelle dans un Québec
interculturel « la migration culturelle », à la manière d’un
René Lévesque qui disait : « Il y a cent et une manière d’être
Québécois. »
On trouve aussi, parmi ceux qui ont refusé le rap-
port, les indépendantistes souverainistes ; leur conviction se
résume à l’idée que la solution se fonde sur la création d’un
État français indépendant politiquement et juridiquement.
Un des intellectuels de renom, le sociologue Guy Rocher, a
manifesté des craintes dans les milieux de la majorité qué-
bécoise :
Mais, au total, je dois bien dire que « l’impression »
générale qui m’envahit à la lecture du rapport, c’est, en
tant que francophone québécois, d’avoir été trop sou-
vent ramené en arrière, en même temps qu’on nous
invite à participer à un projet d’avenir. Et je constate
n’être pas le seul à avoir ce sentiment, et pas seulement
chez les indépendantistes11.

11. Voir son article : « Une majorité trop minoritaire ? », dans Le Devoir
(opinions), 12 juin 2008.
La nation québécoise et l’Islam 125

Le rapport final, tout en omettant de signaler l’adhé-


sion à la culture dominante dans l’interculturalisme, souli-
gne que ce dernier « est la version québécoise de la philoso-
phie pluraliste, tout comme le multiculturalisme en est la
version canadienne ». Cette distinction, même convain-
cante sur le plan théorique, est juste une question sémanti-
que, pas plus.
Les critiques de Yolande Geadah ne manquent pas
de pertinence. En effet, dans un appel à mettre en évidence
le principe de l’égalité entre homme et femme au sein des
communautés culturelles – pour adhérer (ou migrer) à la
culture de la majorité –, l’essayiste avance :
Il est regrettable qu’aucune recommandation du rapport
ne préconise des efforts accrus visant à faire partager le
principe d’égalité des sexes par le plus grand nombre, au
sein des diverses communautés culturelles, et pour assu-
rer le respect des droits des femmes immigrantes, trop
souvent niés par des coutumes traditionnelles12.
Il faut signaler aussi que cet interculturalisme n’a pas été
mis en application par le Québec selon la vision de Présence
musulmane. En effet, dans son mémoire déjà cité, l’orga-
nisme avance :
[...] bien que le document de consultation de la
Commission affirme que le Québec a privilégié le
modèle de l’interculturalisme depuis les dernières décen-
nies, le message véhiculé de plus en plus aux citoyens
issus de l’immigration est davantage un appel à leur assi-
milation par laquelle ils accéderont à leur pleine recon-
naissance par la société (p. 15).
Donc, selon cette approche musulmane, l’interculturalisme
devrait être un frein à l’assimilation. Alors la demande for-
mulée est une intégration sans assimilation !
12. Yolande Geadah, « Commission Bouchard-Taylor : un rapport insensi-
ble à l’égalité des sexes », Le Devoir, édition du lundi 16 juin 2008.
126 Sami Aoun

Cette intégration voulue exige en préalable que les


musulmans québécois soient tenus, de leur part, de faire la
différence entre leurs discours divers et multiples sur leur
religion et la religion elle-même. Le fait indéniable reste
que le phénomène religieux, transculturel et transfrontalier,
est toujours plus riche, dans ses sens profonds et cachés,
que les interprétations véhiculées pour le saisir et le com-
prendre. Aussi, une autre fois, les musulmans devraient
tracer les lignes de démarcation entre leur foi, d’une part, et
les manifestations circonstancielles et historiques et chan-
geantes sans cesse de leur conscience identitaire, d’autre
part.
En effet, le débat intermusulman sur la laïcité est
partagé entre deux approches : d’une part, celle du rejet
total de cette notion considérée comme radicale, antireli-
gieuse, athée et exclusive, et produite par la culture occi-
dentale chrétienne spécifiquement, donc non universelle.
D’autre part, celle qui considère la laïcité comme non
exclusive de la religion et respectueuse de celle-ci. La laïcité
est areligieuse.
Le genre de laïcité dont certaines tendances musul-
manes font la promotion se limite à la neutralité de l’État à
l’égard de la religion. C’est une laïcité qui a pour but de
favoriser la cohabitation de plusieurs religions et confes-
sions et celle des adeptes de différentes croyances. À vrai
dire les musulmans anti-laïques du Québec craignent que
cette laïcité devienne un référent universel au détriment de
la religion islamique. En leur sens, la laïcité est une forme
de la sécularisation qui a fait perdre à la religion sa domina-
tion en Occident. Du même souffle, ces musulmans redou-
tent que leur religion subisse le même sort du christia-
nisme : la sortie de l’espace étatique et public.
Par contre, ceux qui appellent à l’adoption de la laï-
cité dans la gestion de l’espace public et étatique la considè-
La nation québécoise et l’Islam 127

rent comme un moyen pour favoriser le débat public sur le


statut de la religion. Du même coup, préserver le religieux
en tant que vecteur identitaire individuel et communau-
taire tout en acceptant le retrait de la religion de l’espace
étatique.
Ce débat intermusulman au Québec est d’une
importance ultime. D’un côté, il est primordial, pour la
culture québécoise, que la « chasse » aux musulmans laïcs ou
laïcisants dans leurs propres pays, qui a eu pour résultat
l’éclipse du réformisme islamique avant-gardiste, ne prenne
pas racine au Québec. La pensée et le discours salafistes,
surtout jihadistes et fortement politisés, seraient antinomi-
ques à la vie en commun au Québec.
Tant que les musulmans québécois considèrent la
laïcité comme un phénomène propre à l’espace culturel
occidental foncièrement judéo-chrétien, ils la percevront
comme une réalité imposée et qui n’est pas pertinente et
utile, voire une menace pour l’identité musulmane. Cette
laïcité, ouverte ou pas, reste l’indice d’une sécularisation
menaçante, car elle préconise le recul de l’emprise de l’islam
sur les esprits de ses adeptes et de leurs manières de vivre.
Toutefois, il faut signaler qu’une laïcité qui sera
imposée par la force provoquera, sûrement, dans les milieux
activistes musulmans une hostilité à son égard.
Cela pose actuellement un problème pour le droit de
la minorité culturelle de demander et même d’œuvrer pour
les changements dans le pacte social, mais aussi d’accepter
et de cautionner la volonté de la majorité et ses valeurs con-
sensuelles, sachant toutefois que la société accueillante se
veut un pays d’immigration. L’attraction du Québec réside
justement dans sa fierté francophone dans l’Amérique du
Nord et aussi dans son modèle de vie érigé sur la démocra-
tie libérale et le nationalisme civique.
128 Sami Aoun

Conclusion
En guise de conclusion, il est permis de voir dans le
débat intermusulman ou interquébécois des indices d’un
débat plus large. L’islam est toujours en phase d’arrimage
avec la pression lui venant de la sécularisation, de la capita-
lisation, de la modernisation. Ses réponses sont multiples et
parfois cacophoniques. Aucun groupe réussit à avoir le
monopole de l’interprétation sur l’adoption des idéaux de
la modernité. Du côté de l’Occident libéral, et de ses foyers
divers en Europe et en Amérique du Nord, le Québec lui
aussi tente un accommodement qui préserve ses valeurs
communes par des concessions et des adaptations qui susci-
tent le débat. Il est bien évident que les deux référentiels,
l’idéal libéral et l’idéal islamique, ont leurs propres forces
d’attraction. C’est pour quoi la réflexion n’est pas décisive.
L’embarras de tous est manifeste.
Au-delà des perceptions fantasmagoriques d’un islam
virtuel ou d’une laïcité imposée, il y a place pour une
réflexion islamo-laïque sur la discrimination, l’exagération
des différences identitaires, la marginalisation de certaines
catégories sociales (femmes, homosexuels, etc.). L’appel à
mettre fin à l’hostilité et au rejet mutuel entre islam et laï-
cité au profit d’une réflexion conjointe pourrait amener à
mettre fin à la tension sentie au Québec actuellement. La
laïcité pourrait aussi être un pare-choc permettant d’éviter
les dérives de la religion vers le fanatisme, ou de l’instru-
mentalisation de la religion à des fins de violence et autres.
En d’autres mots, confiner la religion musulmane
dans l’espace privé dans un État québécois non religieux ou
areligieux, sans toutefois être anti-religieux, serait, pour le
moins, salutaire pour la spiritualité musulmane elle-même.
Le cas échéant, les musulmans aideront sans aucun doute
au renforcement de l’État québécois. Cela fera échec aux
appréhensions, qui circulent dans certains milieux, que les
La nation québécoise et l’Islam 129

musulmans, toutes tendances confondues, couvent un pro-


jet intégriste qui s’active pour l’affaiblissement ou la désta-
bilisation, sinon l’effondrement, de l’idéal de la liberté.
Cela étant, il faut signaler le manque d’originalité de
la réflexion islamique au Québec et surtout le retrait des
esprits critiques musulmans du débat. Ajoutons ce suivisme
inexplicable de la majorité des intellectuels musulmans
québécois : ils reprennent, sans originalité, des propos des
intellectuels musulmans européens ou ceux des pays musul-
mans. Il y a une répétition des idées formées et formulées
dans un espace autre et foncièrement différent de celui du
Québec. Cela n’est pas une critique en soi, mais plutôt une
invitation à montrer plus d’indépendance intellectuelle
pour répondre aux spécificités culturelles québécoises, cana-
diennes et nord-américaines.
L’avenir de l’islam en Occident dépend largement
du dialogue profond entre les musulmans eux-mêmes et de
la mise en relief des potentialités des accommodements au
sein de leur religion et entre leurs propres courants. Cet
avenir dépendrait du dialogue avec la modernité telle qu’elle
est incarnée au Québec. En ce sens, l’exigence de l’intégra-
tion citoyenne est un préalable pour que l’interculturalité
ne soit pas un assemblage de ghettos sans symbiose ni
métissage. Que la laïcité ouverte ne soit pas un alibi pour
un remodelage des identités religieuses ou ethno-confes-
sionnelles qui affaiblira, sans doute, la cohésion sociale.

Page laissée blanche intentionnellement
La nationalité québécoise
et l’Église catholique
Louis Balthazar

L
’Église catholique a été intimement liée à l’identité
québécoise pour la majeure partie de nos quatre cents
ans d’histoire. Il est évident que cela n’est plus le cas
aujourd’hui, alors que nos institutions ont été résolument
laïcisées dans un contexte pluraliste, tout particulièrement
en matière de religion, tandis que la pratique religieuse s’est
réduite comme peau de chagrin au cours des quelque trente
dernières années. Faut-il en conclure que les Québécois ont
effacé toute trace du christianisme de leur identité ? Trois
cent soixante-dix années d’histoire sont-elles devenues ob-
solètes et sans rapport avec notre culture contemporaine ?
Pour répondre à cette question, il importe de poser le re-
gard sur le rôle joué par l’Église au cours de l’histoire du
Québec, de comprendre les mutations culturelles qui ont
suivi la Deuxième Guerre mondiale, notamment au mo-
ment de la Révolution tranquille des années 1960, pour
ensuite examiner ce que nous avons gardé de notre héritage
chrétien et de quelle façon l’Église peut demeurer présente
et agissante dans le Québec d’aujourd’hui et de demain.

131
132 Louis Balthazar

L’Église dans notre histoire

La fondation du Canada
Le Canada est fondé, de toute évidence, sous des
auspices religieux. La mission de Champlain est autorisée
par le royaume très catholique de France. Il est vrai qu’en
1608 le roi de France, Henri IV, est un protestant converti
qui a institué la tolérance religieuse par l’édit de Nantes.
Sans doute quelques Huguenots ont-ils participé à la fon-
dation de la Nouvelle-France, mais leur présence a été bien-
tôt occultée. Il est significatif, par exemple, que le protes-
tant Dugua de Mons n’ait pas accompagné Champlain au
moment de son installation à Québec. Par la suite, le rôle
prééminent de Mgr de Laval, des Jésuites, des Récollets ainsi
que des religieuses comme Marie de l’Incarnation et
Catherine de Saint-Augustin, atteste de la forte présence de
l’Église dès les origines. Quand Montréal est fondée en
1642, elle se présente sous le nom de Ville-Marie, comme
un véritable projet religieux. La Nouvelle-France se veut un
prolongement des institutions monarchiques et catholiques
de la métropole française. Il est vrai que la colonie se donne
assez tôt le nom de Canada pour prendre ses distances par
rapport à la France, en raison du contexte totalement diffé-
rent du Nouveau Monde. Il n’empêche que la structure de
la petite société canadienne est imprégnée par une idéologie
tout européenne et un catholicisme plus fervent et plus
solide encore que celui de la France.
Contrairement à ce qui se passait dans les colonies
britanniques, le long des côtes de l’Atlantique, la colonisa-
tion française n’a pas constitué une véritable rupture. Chez
les colons de Nouvelle-Angleterre, en effet, la ferveur reli-
gieuse de l’entreprise s’exprimait en porte-à-faux par rap-
port à l’Église d’Angleterre. L’épopée du Mayflower, deve-
nue un mythe fondateur, se traduit comme un exil, comme
La nation québécoise et l’Église catholique 133

un rejet des institutions européennes, notamment de la


hiérarchie anglicane. Déjà, chez les futurs citoyens des
États-Unis, l’idée de liberté accompagne la pratique reli-
gieuse d’une certaine façon, en dépit d’un puritanisme
d’abord passablement rigide et intolérant. Les colons bri-
tanniques sont religieux tout en se démarquant de la métro-
pole et de l’Europe.

Absence de parasitisme
Si les Canadiens se sont distingués de la France, ce
n’est certes pas par opposition à l’Église de France. Bien au
contraire, on pourrait dire que les colons ont prolongé la
culture religieuse de la métropole en l’intensifiant et en la
purifiant. En raison des circonstances difficiles de la coloni-
sation, il n’y a pas eu de place au Canada pour le parasi-
tisme qui sévissait en Europe. On trouve fort peu de nobles
oisifs et désœuvrés au Canada et les bénéfices ecclésiasti-
ques arbitraires sont absents de la colonie. Cette dernière
est donc dépourvue des objets de scandale qui allaient en
France provoquer la Révolution. Dans l’ensemble, et cela
demeurera vrai jusqu’au XXe siècle, les membres du clergé
et des communautés religieuses ont fait preuve d’une
grande fidélité à leurs engagements. La structure de l’Église
n’en est pas moins demeurée fortement hiérarchique et les
clercs n’ont pas manqué de se prévaloir de leur autorité,
souvent de façon abusive.

L’Acte de Québec et la survivance de l’identité


L’Acte de Québec de 1774 a été considéré comme
un moment clé de la préservation de l’identité québécoise.
Le statut de la « Province of Quebec » était demeuré plutôt
précaire et incertain dans les premières années qui ont suivi
la conquête du Canada par les Britanniques. Londres avait
d’abord caressé l’objectif d’assimiler la petite population
134 Louis Balthazar

des 70 000 colons d’origine française qui s’appelaient alors


Canadiens. Dans le contexte de rébellion des colonies du
Sud, les autorités britanniques en vinrent à croire qu’il
valait mieux conserver cette « oasis d’ancien régime » que
constituait le Québec. Elles accordèrent donc à la nouvelle
colonie la reconnaissance de ses vieilles lois civiles françaises
issues de la coutume de Paris et la dispense du serment du
test qui obligeait toute personne devant occuper un emploi
dans la fonction publique abjurer à la foi catholique. Ainsi
les Canadiens allaient demeurer francophones (leurs lois
étant rédigées en français) et libres de pratiquer la religion
catholique. Cela fut reçu comme une victoire par les sei-
gneurs qui conservaient leurs privilèges et par le clergé qui
maintenait son autorité. Aussi autorités religieuses et sei-
gneurs ont-ils fermement refusé l’offre que leur faisait, en
1776, une délégation menée par le célèbre Benjamin
Franklin de joindre la Révolution américaine.
Le clergé catholique demeurait cependant affaibli
par la Conquête. Son autorité se vit bientôt contestée par le
Parti canadien patriote qui s’est formé au tournant du
XIXe siècle dans la foulée de l’organisation d’un embryon
de système représentatif dans le Bas-Canada. L’évêque de
Montréal, Mgr Lartigue, n’est pas parvenu à empêcher les
rébellions de 1837-1838 mais il les a vertement condam-
nées du haut de la chaire, allant jusqu’à refuser l’inhuma-
tion aux patriotes combattants. L’échec de la rébellion
montre bien que la population n’était pas prête à souscrire à
une idéologie réprouvée par l’Église. D’ailleurs seule la
région de Montréal avait été touchée.

Renouveau et conservatisme : Bourget


Le successeur de Lartigue, Mgr Ignace Bourget, pro-
fite de la déconfiture du Parti patriote pour réorganiser les
effectifs de l’Église de son diocèse et, par voie de consé-
La nation québécoise et l’Église catholique 135

quence, de l’ensemble du Québec. On peut voir en lui le


grand architecte de la domination cléricale de toute la
société québécoise, de la confessionnalisation de ses struc-
tures de bas en haut. Grâce à la venue de nombreuses com-
munautés religieuses de France (notamment, entre autres,
les jésuites, dominicains, clercs de Sainte-Croix, clercs
Saint-Viateur, frères des Écoles chrétienne, frères de l’Ins-
truction chrétienne ainsi que moult congrégations fémini-
nes) et la création de plusieurs autres sur le sol québécois,
tous les secteurs de la vie des Québécois ont été marqués de
l’empreinte de la religion. L’éducation à tous les niveaux,
l’assistance sociale et hospitalière, les loisirs et à peu près
tous les services ont été dominés par l’Église et les institu-
tions religieuses.
Certes, des voix se sont élevées pour contester cette
autorité. Des groupes se sont formés, comme l’Institut
canadien de Montréal et le Parti rouge, au sein desquels
circulaient des idées proscrites par l’Église, mais, en défini-
tive, ces idées ne se sont pas imposées. La société québé-
coise est demeurée durant plus de cent ans (de 1840 à 1960
environ) toute encadrée par des institutions confession­
nelles. Un Canadien français qui ne se montrait pas fidèle,
du moins en apparence, aux consignes de l’Église était voué
à la marginalité. En raison du système britannique, une
séparation formelle a été maintenue entre l’Église et l’État.
En pratique cependant, le gouvernement de la province de
Québec se comportait comme un gouvernement catholi-
que. Il était impensable qu’un dirigeant politique ne fasse
pas profession de foi catholique.
De plus, l’idéologie qui animait ce catholicisme était
conforme aux consignes les plus conservatrices venues de
Rome et des milieux traditionalistes européens. Les reli-
gieux français qui sont venus conforter les structures reli-
gieuses du Québec étaient pour la plupart animés par
136 Louis Balthazar

l’idéologie dite ultramontaine. L’ultramontanisme se bra-


quait contre le libéralisme et le républicanisme qui devaient
peu à peu s’imposer en Europe. C’est ce qui explique la
force d’une conception toute rigide et traditionaliste de la
pratique chrétienne dans la plupart des régions du Québec.
Encore au cours des années 1930, des dictateurs comme
Franco et Salazar étaient considérés comme des modèles !
Et juqu’aux années 1960, les professeurs d’université étaient
invités à prêter le serment antimoderniste à l’occasion de la
messe du Saint-Esprit, au début de l’année académique.

Un soupçon de libéralisme : Taschereau et l’école de Québec


Il s’est trouvé cependant un épiscopat pour résister
quelque peu à cette vague obscurantiste. L’archevêque de
Québec, Elzéar Alexandre Taschereau, sous l’influence d’un
libéralisme d’inspiration anglo-saxonne, a su s’opposer au
fanatisme ultramontain qui faisait rage à Trois-Rivières,
avec Mgr Laflèche et, dans une moindre mesure, à Montréal.
Le Parti libéral de Wilfrid Laurier en était d’ailleurs venu à
gagner l’adhésion d’une majorité de Canadiens français en
établissant la distinction entre un libéralisme dépourvu de
tout anticléricalisme et le libéralisme militant qui sévissait
en Europe continentale. L’Église de Québec, dans la tradi-
tion soi-disant libérale de M gr Taschereau, n’en est pas
moins demeurée fort conservatrice.

Le progressisme de Georges-Henri Lévesque et l’influence du


renouveau du christianisme en France
C’est peut-être de ce libéralisme, tout timide qu’il
fût, qu’est issue une école de pensée plus progressiste au
cours des années 1930. Le père Georges-Henri Lévesque,
fondateur de la Faculté des sciences sociales de l’Université
Laval, en est le témoin le plus illustre. À ses yeux, la liberté
se situait au cœur du christianisme.
La nation québécoise et l’Église catholique 137

Beaucoup de catholiques québécois, des jeunes sur-


tout, se sont alimentés, au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale, à des mouvements français issus du
Sillon, de Marc Sangnier et du personnalisme d’Emmanuel
Mounier. Les jeunesses étudiantes et ouvrières catholiques
des années 1940 et 1950 ont transmis une conception
audacieuse du christianisme au point d’en inquiéter plu-
sieurs évêques. Nombre de Québécois se sont nourris de
Péguy, Claudel, Mauriac et autres auteurs français chrétiens
qui leur faisaient interpréter leur foi en termes nouveaux et
modernes. Le père Émile Legault fonda sa troupe de théâ-
tre, les Compagnons, d’abord au collège Saint-Laurent puis
ailleurs, selon une mystique qui s’alimentait au nouveau
théâtre français tout imprégné d’un nouvel élan chrétien.
La structure de l’Église du Québec demeurait toutefois très
conservatrice et l’Église officielle professait toujours une
doctrine passablement rigide et contraignante. Il fallait
beaucoup de courage à certains clercs pour publier des
livres critiques d’une tradition catholique québécoise tout à
fait stérile et dépassée. Deux exemples remarquables entre
autres, L’Homme d’ici, du jésuite Ernest Gagnon, en 19521,
les articles du frère Jean-Paul Desbiens publiés dans le jour-
nal Le Devoir à compter de 1958 sous le pseudonyme de
frère Untel, qui ont donné lieu à un livre célèbre en 19602.
Le mouvement syndical de cette époque s’est aussi
situé dans une mouvance de gauche. À la Confédération
des travailleurs catholiques du Canada (CTCC), tout parti-
culièrement, de nouvelles idées socialistes ou sociale-démo-
crates faisaient surface. Des aumôniers comme le chanoine
Henri Pichette et l’abbé Jean-Guy Hamelin (devenu évêque

1. Ernest Gagnon, L’homme d’ici, préface de Robert Élie, Montréal,


L’Institut littéraire, 1952.
2. Les insolences du frère Untel, Montréal, Éditions de l’Homme, 1960.
138 Louis Balthazar

par la suite), des universitaires sympathisants, comme les


abbés Gérard Dion et Louis O’Neill, osèrent se dresser
­contre le régime cléricaliste de Duplessis que plusieurs évê-
ques appuyaient ou voyaient d’un bon œil. La publication
de l’ouvrage Le chrétien et les élections3, sous la plume de ces
deux abbés, faisait suite à un article d’une revue destinée
aux prêtres, Ad usum sacerdotum, qui dénonçait, en 1956,
au nom de la morale chrétienne, le patronage pratiqué par
le parti de l’Union nationale, au pouvoir à Québec depuis
1944.

Une Révolution tranquille toute chrétienne dans le contexte


de Vatican II
À compter du décès du premier ministre Duplessis
en 1959 et surtout avec l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle
équipe libérale en 1960, toutes les remises en question qui
couvaient plus ou moins depuis la fin de la Deuxième
Guerre mondiale se sont exprimées dans les milieux du
pouvoir. Ainsi, dès le début des années 1960, un pro-
gramme d’assurance hospitalisation a été lancé, une grande
commission de réforme du système d’éducation a été mise
sur pied, sous la présidence d’un clerc, Mgr Alphonse-Marie
Parent. On assistera bientôt à la création d’un ministère de
l’Éducation, avec l’aval des autorités ecclésiastiques, à la
déconfessionnalisation de la centrale syndicale catholique,
la CTCC, qui devint la Confédération des syndicats natio-
naux (CSN), à la déconfessionnalisation des hôpitaux, puis
des universités. Ces transformations ont suscité des opposi-
tions à l’intérieur de l’Église, mais, dans tous les cas, il s’est
trouvé nombre de clercs, de religieux et de chrétiens laïques
engagés pour appuyer ce grand mouvement de laïcisation

3. Gérard Dion et Louis O’Neill, Le chrétien et les élections, Montréal,


Éditions de l’Homme, 1960.
La nation québécoise et l’Église catholique 139

des institutions québécoises. La nouvelle atmosphère créée


par le concile Vatican II contribuait à une grande libéralisa-
tion des esprits et à une entreprise de dépouillement et de
spiritualisation des institutions ecclésiastiques. Ainsi, con-
trairement aux grands affrontements qui avaient déchiré la
France au début du XXe siècle, la guerre de religion qu’on
aurait pu craindre au début de la décennie de la Révolution
tranquille n’a pas eu lieu. Quelques escarmouches tout au
plus entre traditionalistes et progressistes ont marqué cette
période qui s’est terminée par une laïcisation quasi totale
des institutions publiques du Québec. On peut même aller
jusqu’à dire que ce sont des chrétiens qui ont fait la
Révolution tranquille.
L’Église catholique du Québec s’est aussi remise en
question. Dans l’ensemble, elle a accepté de bonne grâce le
mouvement de laïcisation. Elle a renouvelé son visage, pro-
cédé à la réforme liturgique avec ardeur, elle s’est faite plus
ouverte à la participation des laïcs, plus évangélique, plus
près des pauvres et des démunis. Ici ou là, on a pu même
observer des transformations radicales de la pastorale et des
idées sociales. Pensons seulement à la revue Relations
publiée par les jésuites qui, durant les années 1960, se fai-
sait encore plutôt traditionaliste, à l’encontre de l’esprit de
renouveau qui animait la revue Maintenant, dirigée par les
dominicains. Relations est devenue, au cours des années
1970, un organe progressiste, inspiré par une pensée sociale
résolument à gauche.

Le grand rejet
Pourtant la Révolution tranquille a donné lieu à une
déchristianisation progressive du Québec. Les Québé­cois
ont peu à peu abandonné la pratique religieuse et l’intérêt
pour les institutions ecclésiastiques. Il y a lieu de se
140 Louis Balthazar

d­ emander pourquoi cela s’est produit. Fallait-il que le rejet


soit aussi radical et rapide ? Le caractère particulier de
l’Église du Québec y est sans doute pour quelque chose.

Une Église autoritaire, contraignante, incompatible avec la


modernité
Mais pourquoi donc l’Église d’ici est-elle demeurée
si longtemps animée par une pensée fortement conserva-
trice, à saveur d’ancien régime ? D’abord est-il bien vrai
qu’il en a été ainsi ? Certains historiens et sociologues vou-
draient nier ce fait en mettant en évidence une pensée libé-
rale qui n’a jamais cessé de s’exprimer dans l’histoire du
Québec depuis le Régime français, alors que Voltaire et
autres philosophes des lumières étaient lus en Nouvelle-
France, en passant par Louis-Joseph Papineau qui s’affichait
ouvertement comme libre-penseur, par tous les adeptes de
l’Institut canadien au XIXe siècle, nombre d’intellectuels
libéraux au XXe, comme Jean-Charles Harvey et même des
politiciens comme T.D. Bouchard. Plusieurs productions
contemporaines, romans, films, séries de télévision se plai-
sent à nous peindre un Québec d’autrefois dans lequel nos
ancêtres se faisaient fort de se démarquer des enseignements
de l’Église, quand ils ne se posaient pas en frondeurs.
Pourtant il faut bien admettre que la révolution n’a
pas eu lieu dans le Canada français. Ni la révolution sociale
ni la révolution politique. Dans l’ensemble, les autorités
ecclésiastiques ont été entendues, respectées, suivies. Les
églises du Québec ont été remplies à toutes les étapes de
notre histoire et la foi catholique a été professée ouverte-
ment et à grands renforts de manifestations liturgiques. S’il
est vrai que les lumières ont fait des percées en Nouvelle-
France, il faut bien constater qu’il n’y avait alors aucune
presse, libre ou non, que l’enseignement était totalement
La nation québécoise et l’Église catholique 141

entre les mains du clergé et des communautés religieuses et


que la dissidence ne s’exprimait à peu près pas.
Dans la foulée de la Conquête, les institutions ecclé-
siastiques ont été menacées mais bientôt protégées par
l’Acte de Québec et la nouvelle classe de bourgeois libéraux
n’est jamais parvenu à créer une école qu’elle aurait contrô-
lée. Les patriotes ont pu manifester quelque résistance aux
consignes des évêques, mais il semble bien que l’ensemble
de la population soit demeurée tout à fait fidèle à la foi
catholique. Papineau lui-même, tout libre-penseur qu’il
fût, ne remettait pas en cause le rôle essentiel de l’Église
dans la société du Bas-Canada. Par la suite, c’est bien Ignace
Bourget, en établissant une mainmise sur la population,
qui a triomphé. Le catholicisme n’a pas été sérieusement
remis en question au Québec avant la Deuxième Guerre
mondiale. Tous ces intellectuels libéraux et rebelles n’ont
été, au cours de notre histoire, que l’exception qui confirme
la règle.
On pourrait même affirmer que les Québécois ont
été catholiques parce qu’il ne pouvait pas en être autrement.
En effet, c’est un fragment d’ancien régime qui a été trans-
planté au Québec, dans une terre vierge, pour ainsi dire4.
Même si les autochtones ont exercé une certaine influence
sur les colons français, c’est bien plutôt l’inverse qui est
vrai. Au surplus, ce fragment d’ancien régime était comme
purifié de tout ce qui le souillait en Europe, tous ces élé-
ments de décadence que constituaient le parasitisme, la
dégénérescence des mœurs et l’infidélité aux racines évan-
géliques. Le catholicisme transplanté en terre canadienne
avait donc tout pour demeurer fort dans cette société imbue
d’une idéologie d’ancien régime qui ne fut pas sérieusement

4. Voir à ce sujet Louis Hartz et al., Les enfants de l’Europe, Paris, Seuil,
1968 et André J. Bélanger, L’apolitisme des idéologies québécoises,
Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1974.
142 Louis Balthazar

remise en question avant le milieu du XXe siècle. En


somme, ce catholicisme était à la fois traditionnel, conser-
vateur et fort vivable, alors qu’il le devenait de moins en
moins en Europe. Le seul élément susceptible de le contes-
ter en Amérique, c’était la religion du conquérant britanni-
que. Mais la fidélité à la vieille idéologie implantée par la
France a eu raison de la menace que représentait la
Conquête. On l’a assez dit, nos ancêtres ont résisté à l’assi-
milation en associant intimement leur langue, leur culture
et leur foi. Les clercs et les religieux ont ici joué un rôle
incontestable en présidant à toutes nos institutions d’ensei-
gnement, de culture et de loisirs, en alimentant toute la
tradition canadienne-française.
Le conservatisme religieux qui a prévalu n’a pas été
remis en question parce qu’il était séparé de la dialectique
européenne qui aurait été susceptible de le remettre en
question et de le faire évoluer et surtout parce qu’il a été
admirablement préservé de corruption morale. Certes les
clercs et les religieux du Québec n’ont pas été sans défaut.
Ils ont souvent abusé de leur autorité, ils sont intervenus
dans la trame de la société temporelle à temps et à contre-
temps. Mais ils sont demeurés, dans l’ensemble, assez près
de la population qu’ils desservaient. Le curé de paroisse
s’arrogeait un pouvoir énorme, mais il ne se démarquait pas
de ses ouailles de par ses origines. Il était souvent issu d’une
famille humble ou du moins bien vue dans la paroisse. Son
comportement demeurait plutôt correct. Pas toujours
exemplaire, mais rarement immoral et scandaleux.
Voilà donc pourquoi cette société d’ancien régime a
pu se reproduire pendant aussi longtemps au point où elle
faisait l’admiration et l’envie de tous les conservateurs euro-
péens, de tous ces catholiques ultramontains, souvent
monarchistes et nostalgiques de l’époque qui avait précédé
la révolution. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs trouvé
La nation québécoise et l’Église catholique 143

refuge au Québec, ce pays où, au dire de Maria Chapdelaine,


rien ne devait changer.
Il aura fallu qu’une part importante de cette société
renoue avec l’Europe pour que l’idéologie d’ancien régime
soit vraiment remise en question. C’est en regardant la
France, en y vivant, en lisant sa littérature contemporaine
que des intellectuels québécois ont amorcé la fin de ce
qu’on a appelé « la grande noirceur », qui n’en était pas une
mais dont il faut bien admettre qu’elle comportait une
bonne dose d’obscurantisme.

Les grands questionnements


Il faut aussi souligner la faiblesse doctrinale du
catholicisme qui était transmis ici. Autant ce catholicisme
était viable et porteur d’une morale qui cadrait assez bien
avec les us et coutumes d’une société rurale, autant son
contenu théologique était déficient. Il est notable que le
Québec ait produit bien peu de grands théologiens au
cours d’une histoire tout entière marquée par le catholi-
cisme. Nous ne comptons pas non plus de grands mysti-
ques dans notre littérature, si l’on fait exception de Marie
de l’Incarnation, née en France. Il fut donc assez facile à
une nouvelle intelligentsia durant la période de l’après-
guerre de contester plusieurs éléments de l’enseignement
religieux, des consignes épiscopales et d’un pratique reli-
gieuse plus ou moins aveugle et traditionaliste. Car il faut
bien dire que la foi, telle qu’elle était vécue et transmise au
Québec, était surtout sociologique. On croyait, on priait,
on pratiquait, pour une bonne part, parce que tout le
monde le faisait. Parce que nos saisons étaient ponctuées de
rites et de cérémonies religieuses incontournables. Il ne fal-
lait pas un grand acte de foi pour faire baptiser les nouveau-
nés, pour aller à la messe le dimanche, pour se marier dans
l’Église et pour y recevoir les derniers sacrements.
144 Louis Balthazar

Les questionnements ont donc foisonné chez les


intellectuels qui devenaient de plus en plus nombreux en
raison du boom économique de l’après-guerre et des facili-
tés nouvelles d’accéder à l’éducation. Ces questionnements
ont parfois donné lieu à une rupture avec l’Église, mais le
plus souvent ils prenaient place dans le contexte d’une fidé-
lité à la foi chrétienne, d’autant plus qu’on s’y est adonné
dans les milieux cléricaux et religieux eux-mêmes. L’auteur
de ces lignes pourrait en témoigner abondamment, ayant
vécu la Révolution tranquille à l’intérieur de la Compagnie
de Jésus.
À cet égard, il faut souligner aussi le caractère forte-
ment sociologique des vocations religieuses et sacerdotales.
Encore en 1950, quand on prenait la décision de joindre
un ordre religieux et de devenir prêtre, on le faisait, à bon
ou à mauvais escient, dans un contexte social où les mem-
bres du clergé et des communautés religieuses jouissaient
d’un prestige incontestable. On pouvait fort bien, cons-
ciemment ou non, être motivé par le désir de faire une belle
carrière aussi bien que par des idéaux spirituels. Voilà qui
peut rendre compte des départs massifs de la fin des années
1960 et tout au long des années 1970. On ordonnait encore
des centaines de prêtres par année au Québec vers 1970.
Les ordinations se comptent aujourd’hui sur les doigts
d’une seule main. De toute évidence, les jeunes qui aspirent
à jouer un rôle important dans le Québec d’aujourd’hui ne
s’arrêtent pas une seconde à envisager une vocation reli-
gieuse.

Les intellectuels laïques prennent leur place


Au cœur du grand questionnement de la période de
l’après-guerre, s’est situé le malaise croissant d’une classe
intellectuelle qui ne trouvait pas sa place dans les institu-
La nation québécoise et l’Église catholique 145

tions québécoises, notamment dans le système d’éducation.


Au niveau culturel, la Société Radio-Canada, créée en
1936, est devenue, dans les faits, la première grande institu-
tion neutre du Québec puisqu’elle relevait du pouvoir fédé-
ral, tout en se révélant, dans son réseau français, essentielle-
ment québécoise par la force des choses. La radiophonie,
dans un premier temps, et la télévision, à compter de 1952,
ont constitué des tribunes, des laboratoires d’idées pour les
intellectuels et les artistes québécois, par ailleurs étouffés
dans les structures cléricales et conservatrices de l’époque.
On a pu dire que la Révolution tranquille s’est préparée à
Radio-Canada. Mais c’est surtout à l’intérieur du système
d’éducation que des intellectuels laïques ont vécu une péni-
ble aliénation. Enseigner au Québec à quelque niveau que
ce soit, cela équivalait presque à une vocation religieuse.
Car tout l’enseignement avait été conçu dans un cadre
étroitement confessionnel. Au primaire, les laïcs étaient
nombreux, mais tous conscrits à la profession de foi. Au
secondaire, dans les collèges classiques surtout, le clergé
omniprésent contrôlait tout. Y faire carrière pour un laïc
voulait dire se contenter d’un salaire minime et des tâches
les moins convoitées et moins prestigieuses. Dans les uni-
versités, les laïcs ont occupé un champ de plus en plus
large, d’abord dans les écoles professionnelles puis peu à
peu dans les nouvelles sciences humaines. Mais, encore là,
ils devaient apparaître comme de bons catholiques et se
contenter de rémunérations misérables. On peut donc
comprendre que les intellectuels, en nombre croissant,
aient revendiqué avec une vigueur toute nouvelle, au cours
des années 1950, leur place au soleil dans le système d’édu-
cation qu’ils ont cherché à laïciser progressivement. On
peut comprendre aussi qu’ils soient devenus anticléricaux,
surtout si l’on entend par là une opposition au cléricalisme,
c’est-à-dire à un rôle démesuré de l’Église dans l’ordre tem-
porel.
146 Louis Balthazar

Le ras-le-bol des baby-boomers


La Révolution tranquille, en accordant de nouvelles
structures à une génération qui accédait de plus en plus à
l’éducation, a permis à cette génération de remettre tout en
question, de « casser la baraque », comme on a dit, pour
faire éclater un univers d’obligations morales, sociales et
religieuses abusives. Assez ironiquement, au moment même
où l’Église elle-même se renouvelait, où des chrétiens ani-
maient la Révolution tranquille dans une fidélité repensée à
leur foi évangélique, des jeunes se détachaient tout à fait de
l’Église et d’une pratique religieuse qui se voulait pourtant
vitalisée par la réforme liturgique.
C’est au cours des années 1960 et 1970 qu’il est
devenu de bon ton de critiquer vertement l’Église et tout ce
qu’elle avait entraîné sur son passage, de faire de bonnes
blagues sur les curés, les frères et les bonnes sœurs tout en
leur attribuant des fonctions malfaisantes et répressives
bien au-delà de ce qu’avait été la réalité. Ils sont encore
nombreux ceux qui reprochent aux clercs et aux religieux
de les avoir contraints, étouffés, torturés, d’avoir abusé de
leur conscience, de les avoir entretenus dans la peur et l’an-
goisse. Ces histoires s’enracinent toutes dans un fond de
vérité, mais elles prennent facilement une allure simplifica-
trice, caricaturale et souvent injuste. Il faut y voir l’expres-
sion d’un ras-le-bol collectif à l’endroit d’une pratique reli-
gieuse fort contraignante et imposée d’une manière
autoritaire. Pour la majorité des Québécois, il semble
encore étrange d’associer le mot liberté au mot religion.
Tant il est vrai que la liberté, pourtant essentielle à l’acte de
foi, avait été évacuée de l’enseignement d’une Église d’an-
cien régime.
Mais on pourrait se demander si le temps n’est pas
venu (s’il n’est pas survenu plus tôt) de dépasser la réaction
primaire de ce défoulement collectif et de faire la part des
La nation québécoise et l’Église catholique 147

choses un peu comme ceci. Oui, la religion chrétienne a été


enseignée ici, pour une grande part dans une atmosphère
qui étouffait la liberté. Oui, il était normal que nous réagis-
sions fortement pour affirmer les droits et libertés, pour
reconnaître le pluralisme et la diversité des options religieu-
ses dans une société moderne. Il était encore normal que
nos institutions sociales soient laïcisées. Mais ne serait-il
pas temps de reconnaître que le pouvoir du clergé, si abusif
qu’il ait pu être autrefois, ne venait pas à la cheville du pou-
voir qu’exercent aujourd’hui sur nous les médias et les
grandes agences de publicité de notre société de consom-
mation ? Ne serait-il pas temps de reconnaître aussi que
l’Église du Québec s’est amendée depuis plusieurs décen-
nies pour dispenser son enseignement et sa pastorale dans
un contexte de libération, de respect des personnes et de
justice sociale ?

Que reste-t-il de cette tradition ? Un enracinement


identitaire ?

La grande œuvre de l’éducation


Il est grandement temps aussi que nous reconnais-
sions tout ce qu’il y a de positif dans le rôle que l’Église a
joué au cours de notre histoire. Les clercs et les communau-
tés religieuses ont occupé dans la société québécoise une
fonction subsidiaire. À une époque où un petit peuple con-
quis ne disposait pas des moyens de dynamiser sa culture,
comment reprocher à des clercs issus de l’ancien régime
d’avoir organisé un système d’éducation qui, d’une généra-
tion à l’autre, a rendu possible la préservation d’une langue,
d’une littérature, d’un folklore et de nombre de traditions ?
Ce clergé autoritaire et conservateur aura tout de même
permis à plusieurs de s’instruire et de trouver les moyens de
reconquérir leurs libertés. Les abus d’autoritarisme qu’on
148 Louis Balthazar

peut constater dans l’histoire du Québec paraissent bien


bénins en comparaison des affres des totalitarismes laïques
au XXe siècle. Les mandements de nos évêques ont pu nous
aliéner mais jamais nous conditionner comme l’ont fait les
despotes européens sans foi ni loi.
Il est vrai que les séminaires et les collèges classiques
visaient, pour une large part, à renouveler les effectifs du
clergé, mais des laïcs en sont sortis avec un niveau d’ins-
truction et de culture qui se comparait bien à celui des éli-
tes d’ailleurs. Ces institutions ne s’adressaient cependant
qu’à une minorité. Encore durant les années 1950, à peine
un peu plus de deux pour cent des Québécois y avaient
accès. Et que dire des femmes qui n’y sont venues que tar-
divement et en nombre encore plus restreint ? Malgré tout,
les collèges classiques ont transmis, de génération en géné-
ration, le flambeau d’une culture humaniste fondée sur la
grandeur de la personne humaine. Ils auront transmis
encore avec une remarquable fidélité le trésor de la langue
française dans une Amérique du Nord qui lui était fermée,
pour ne pas dire hostile.
Cette œuvre d’éducation a été poursuivie inlassable-
ment à des coûts minimes pour la société par des clercs et
des religieux qui s’y sont dévoués, pour la plupart, avec fer-
veur.

Des rites traditionnels


De plus, pour l’ensemble de la population, l’Église a
maintenu un ensemble de rites et de pratiques suivant les
saisons qui avaient pour effet sans doute de rappeler les
fidèles à leur appartenance religieuse et à leurs obligations.
Mais, en même temps, cette liturgie quasi incessante accen-
tuait le sentiment d’appartenance à la nation, la solidarité
citoyenne et l’identité collective. Surtout dans les campa-
gnes, c’est l’église paroissiale qui rassemblait et jouait le rôle
La nation québécoise et l’Église catholique 149

de place publique, alors que la population se retrouvait aux


messes du dimanche, aux Quatre-Temps, aux Rogations, à
la Fête-Dieu et à nombre d’autres de rites qui ponctuaient
les années et les vies. Certains de ces rites ont été conservés
et laïcisés, jouant encore un rôle de relais, tels les fêtes de
Pâques et de Noël.
Il est vrai qu’elles ont été considérablement vidées de
leur sens, même souvent pour les chrétiens, mais elles appa-
raissent toujours indispensables aux rythmes des saisons.

Un patrimoine remarquable
L’Église a aussi laissé au Québec un patrimoine
remarquable. La plupart de nos monuments sont marqués
du sceau de la foi catholique. D’abord les sanctuaires et les
lieux de culte dont plusieurs méritent d’être préservés à
jamais en vertu de leur qualité architecturale et patrimo-
niale, puis nombre d’édifices cléricaux ou religieux. Pensons
seulement au magnifique ensemble architectural du sémi-
naire de Québec qui constitue un joyau dans la capitale et
sans doute le plus imposant héritage historique du Québec
toujours inscrit dans les vieilles pierres. Même la topony-
mie de nos villes et villages, sans doute excessivement inon-
dée d’une litanie peu imaginative, témoigne de la prédomi-
nance du catholicisme dans notre histoire. On aura beau
modifier quelques appellations redondantes de saints, il en
restera toujours plusieurs, comme c’est d’ailleurs le cas en
France, pour rappeler les dévotions de nos ancêtres.
Il importe, à cet égard, que nos enfants soient ins-
truits de la signification de ce patrimoine religieux, sans
que cela constitue le moins du monde quelque endoctrine-
ment que ce soit. Même dans une société désormais plura-
liste, laïque et ouverte aux autres religions, ce patrimoine
peut être décrit, préservé et célébré sans porter atteinte à
150 Louis Balthazar

une liberté de religion qui ne devrait jamais être remise en


question.
Un autre héritage issu de notre catholicisme, c’est
une certaine ouverture au monde par l’entremise du grand
mouvement missionnaire qui faisait partie intégrante de
l’œuvre de l’Église. Un grand nombre de membres du
clergé et des communautés religieuses sont allés servir,
répandre la foi et souvent simplement témoigner d’une
charité vivante et concrète dans plusieurs pays, notamment
dans des régions en développement. La plupart de ces mis-
sionnaires ont eu un comportement exemplaire et contri-
bué à créer une conscience internationale, si inadéquate
fût-elle, dans la population québécoise. Ils ont laissé l’héri-
tage d’une expertise québécoise dans plusieurs régions du
globe, un héritage qui se traduit aujourd’hui par quantité
d’organismes de coopération internationale et une nouvelle
présence internationale du Québec.
Il ressort donc de ce qui précède que le catholicisme
a contribué à former notre identité. Reconnaître ce fait
incontournable, cette réalité historique qui nous condi-
tionne encore, ne devrait pas entraver l’évolution irréversi-
ble de notre identité. Cette identité est devenue laïque et
pluraliste. Elle n’est plus liée au catholicisme comme tel.
Elle hérite des meilleurs valeurs du christianisme, la solida-
rité sociale, la liberté de conscience, le respect de l’autre,
l’éminente dignité de la personne humaine, sujette de droits
et de devoirs. Mais, précisément en raison de ces valeurs,
elle est dénuée d’étiquette religieuse.
Quel est le rôle de l’Église dans une telle société ?
La nation québécoise et l’Église catholique 151

Présence de l’Église pour le présent


et l’avenir

Une présence discrète dans la cité laïque et une pastorale


missionnaire
On dénommait déjà la France, au milieu du XXe
siècle, comme un pays de mission. Il ne fait aucun doute
que c’est bien le cas au Québec, en ce début de XXIe siècle.
Moins de 10 % des Québécois fréquentent les églises. Ils
sont plus nombreux à y venir pour les baptêmes, les maria-
ges et les funérailles, de même que pour les grandes céré-
monies de Noël et de Pâques. Mais, pour l’essentiel, la foi
chrétienne, telle que nous l’avons connue, est absente des
préoccupations d’une grande majorité de citoyens du
Québec contemporain.
L’Église ne peut donc que se faire discrète et mis-
sionnaire. Cela suppose une transformation radicale de la
pastorale chrétienne par rapport aux pratiques du passé où
l’on considérait comme acquise pour la très grande majo-
rité des adultes une connaissance de base des données de la
Révélation. Ce n’est plus le cas. On exagère à peine en
disant qu’il faut désormais présenter Jésus-Christ comme
un inconnu, les paroles de l’Évangile comme des textes éso-
tériques et la tradition chrétienne comme une histoire
oubliée. Certes, il n’en va pas ainsi des quelques fidèles,
pour la plupart très âgés, qui fréquentent régulièrement les
églises. Mais, pour les moments où les lieux de culte
accueillent de grandes foules pour toutes sortes de raison, la
pastorale doit tenir compte de la déchristianisation de notre
société.
L’Église doit se faire discrète. Elle n’en a guère le
choix, mais, même si elle l’avait, que gagnerait-elle à une
présence ostentatoire ? On a eu trop souvent l’impression
que l’Église cherchait à se sauver elle-même plutôt qu’à
152 Louis Balthazar

s­ auver ses fidèles et l’ensemble de l’humanité. Le message


de l’Église devrait être assez prégnant et puissant pour qu’il
ne soit pas nécessairement accompagné de la signature de
l’institution. Il ne faut donc pas regretter une époque où le
message ecclésial apparaissait spontanément comme une
norme sociale où la liberté n’allait pas de soi. Que l’Église
ne se présente plus comme un pouvoir politique, c’est là
sans doute un grand progrès au regard de l’Évangile.

Un royaume qui n’est pas de ce monde mais dans le monde


Dans une société pluraliste et respectueuse de la
liberté des consciences, le chrétien est souvent appelé à se
faire incognito. D’ailleurs Jésus-Christ lui-même parlait en
ce sens quand il déclarait : « Ce que vous faites au plus petit
d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites. » Un geste
d’amour ou de sollicitude n’est certes pas plus chrétien
pour être posé explicitement « au nom de Jésus-Christ ».
Dans notre société québécoise, il se trouve un nom-
bre considérable d’apôtres chrétiens qui opèrent ainsi des
merveilles de dévouement et de présence dans un contexte
de laïcité et de pluralisme. Nombreux aussi sont les chré-
tiens qui s’ignorent. Le christianisme est toujours agissant
dans un Québec qui n’est plus officiellement chrétien.
Mais, si le royaume annoncé par Jésus « n’est pas de
ce monde », selon ses propres paroles, ce royaume n’en est
pas moins, encore selon les mots de l’Évangile, « dans le
monde », agissant parmi nous. À ce titre, il ne peut être
relégué à la sphère du strict privé. La plupart des religions
ont un message social et revendiquent une présence sur la
place publique. De leur reconnaître et de leur accorder
cette présence, cela ne devrait en rien affecter la laïcité
d’une société, surtout s’il s’agit d’une laïcité dite ouverte. La
neutralité en matière de religion affecte d’abord et avant
tout les institutions publiques, notamment celles qui sont
La nation québécoise et l’Église catholique 153

régies par l’État. Mais elle ne devrait pas empêcher les reli-
gions de se manifester en public dans la mesure, bien
entendu, où elles ne nuisent pas à l’ordre social et respec-
tent les libertés de tous. Pourquoi d’ailleurs les citoyens
auraient-ils le droit de parler de tout et de rien sur la place
publique, de porter toutes sortes de signes distinctifs de
leurs affiliations sans que ce droit soit étendu aux associa-
tions de nature religieuse ? À cet égard, les manifestations et
les signes des catholiques ont leur place au Québec aussi
bien, et sans doute davantage en raison de leur histoire, que
ceux de toutes les religions qui sont pratiquées ici.

Un équilibre délicat entre une présence historique et une


société pluraliste
Certes, c’est au maintien d’un équilibre délicat que
nous sommes appelés comme Québécois, notamment
comme chrétiens. D’une part, il faut reconnaître le rôle
essentiel joué par le catholicisme dans la fondation et la
perpétuation de cette société durant près de 400 ans.
D’autre part, il faut reconnaître également que cette société
a évolué, subi de profondes mutations, sans cesser d’être
elle-même, sans cesser de demeurer enracinée dans son
passé. Le meilleur de ce passé l’a amené à se faire respec-
tueuse de la diversité. On ne saurait nier cependant que les
Québécois ont rompu avec leur passé religieux en accédant
à modernité. Cela n’était pas nécessaire en soi, mais l’était
peut-être dans le contexte d’une tradition trop contrai-
gnante. De plus, les Québécois, abandonnant la politique
de revanche des berceaux, en sont venus à accueillir plus
explicitement et en plus grand nombre les immigrants. Ils
ont voulu les intégrer à la majorité francophone tout en
reconnaissant leurs droits. Les deux grandes chartes du
Québec moderne s’équilibrent et annoncent un nouveau
type de société, une identité québécoise marquée au coin
d’une laïcité ouverte. La Charte des droits et libertés de la
154 Louis Balthazar

personne de 1975 reconnaît sans détour les droits des per-


sonnes issues de cultures diverses et de traditions religieuses
qui nous étaient étrangères. La Charte de la langue fran-
çaise invite toutes ces personnes à s’intégrer à la réalité lin-
guistique québécoise en faisant du français la langue publi-
que commune.
C’est un grand défi que de devoir reconnaître les
droits et libertés de nouveaux venus tout en les invitant
non seulement à parler français mais aussi à connaître notre
histoire et nos traditions. Pour relever ce défi, il ne nous
suffit pas d’imposer des obligations, il faut aussi commen-
cer par accueillir ceux qui veulent bien se joindre à nous. Il
n’est pas sûr que nous l’ayons toujours bien fait. Peut-être
une meilleure conscience chrétienne nous invite-t-elle à
aménager cet accueil généreux, respectueux, positif et effi-
cace. Ensuite, il importe sans aucun doute de rappeler aux
immigrants que nous avons une histoire, qu’elle nous est
précieuse et qu’elle conditionne encore nos valeurs et nos
pratiques.
Parmi les meilleurs éléments de cette histoire reli-
gieuse, on trouve un sens tout particulier de la solidarité
sociale et du rôle des institutions publiques encore présent
dans le Québec contemporain. On trouve aussi une cer-
taine catholicité entendue dans son sens premier qui com-
porte une ouverture à l’universel et à la diversité de l’huma-
nité. Ce sont là deux traits du Québec contemporain qui
équilibrent notre identité, le premier soulignant nos valeurs
collectives, le second élargissant nos horizons à l’ensemble
du monde. Cet équilibre devrait nous guider dans la diffi-
cile tâche, sans doute très chrétienne, d’« accommoder rai-
sonnablement » sans jamais renoncer à nos valeurs fonda-
mentales et à ce qui préside à l’existence d’une nation
québécoise distincte en Amérique du Nord.

L’idéologie multiculturaliste
contre la nation québécoise
Joseph Facal

J
’avancerai ici deux idées centrales. La première est qu’il
faut voir le multiculturalisme pour ce qu’il est vrai-
ment : une idéologie au service d’un projet politique,
dont on saisit habituellement mal la nature radicale et auto-
ritaire, et dont il faut savoir démonter le modus operandi.
La seconde est que, dans sa version canadienne, qui
est particulièrement extrême et dont on veut souvent nous
faire croire qu’elle est la meilleure ou même la seule façon
adéquate de gérer la diversité culturelle, le multicultura-
lisme est funeste si l’on se soucie de l’intégration réussie des
nouveaux arrivants, de la cohésion sociale et de l’identité
nationale du Québec.
Je donne ici du mot idéologie la définition proposée
par Guy Rocher :
un système d’idées et de jugements, explicite et généra-
lement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter
ou justifier la situation d’un groupe ou d’une collectivité
et qui, s’inspirant généralement de valeurs, propose une
orientation précise à l’action historique de ce groupe ou
de cette collectivité1.

1. G. Rocher, Introduction à la sociologie générale, tome 1 : L’action sociale,
Paris, Seuil, 1970, p. 127.

155
156 Joseph Facal

Genèse et nature du multiculturalisme


Sous l’influence du marxisme, les sociétés capitalistes
et libérales ont longtemps été analysées à travers le prisme
des classes sociales. Le passage du temps rendit cependant
évident que la classe ouvrière n’avait aucune vocation révo-
lutionnaire particulière. Le prolétaire ne voulait pas liqui-
der le bourgeois, mais en devenir un. Le capitalisme traver-
sait les crises, se réinventait continuellement et récupérait
ceux qui voulaient l’abattre en les transformant en profes-
seurs d’université ou en dirigeants syndicaux.
Parallèlement, tout au long du XXe siècle, mais plus
particulièrement à partir des années 1960, de nouveaux
mouvements sociaux – principalement celui des Noirs aux
États-Unis et celui des femmes partout en Occident – s’im-
posèrent progressivement comme nouveaux sujets politi-
ques. À la différence de la contestation ouvrière de jadis, ils
faisaient valoir que c’était leur identité noire ou féminine
qui était la cause première des injustices dont ils étaient les
victimes, plutôt que leur position dans le processus de pro-
duction capitaliste. Pour faire vite, disons que cela ouvrit
une brèche par laquelle allaient ensuite s’engouffrer des
groupes de toutes sortes, qui revendiqueraient dès lors la
reconnaissance de leur « différence » et la réparation des
torts qu’ils alléguaient avoir subis en raison de celle-ci.
Une mutation subtile mais fondamentale accompa-
gna toutefois cette déferlante. Alors que le libéralisme clas-
sique proposait comme idéal l’égalité juridique de tous,
l’important serait désormais d’atteindre l’égalité « réelle ».
Les premières revendications identitaires visaient en effet à
ce que sa « différence » n’empêche pas quelqu’un d’être un
citoyen à part entière – les Noirs américains des années
1960 demandaient la possibilité de voter comme les Blancs
ou de s’asseoir où ils voulaient dans un restaurant.
Rapidement, on vit plutôt se multiplier les luttes pour
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 157

obtenir la reconnaissance légale de telle ou telle différence,


pour obtenir aussi des espaces et des moyens pour qu’elle
s’épanouisse, de façon à élargir en quelque sorte la citoyen-
neté afin qu’elle accueille ces différences.
Partout en Occident, des intellectuels souvent issus
de la mouvance marxiste traditionnelle – pensons par
exemple à un Jean-Marc Piotte ici au Québec – presseront
la gauche de se détacher de sa fixation sur une classe
ouvrière qui les a déçus, mais pour laquelle on gardera une
pensée attendrie, et d’appuyer désormais les revendications
des mouvements sociaux issus de la contre-culture des
années 1960. C’est aussi à ce moment que se multiplieront,
surtout dans les universités nord-américaines, les cours, les
programmes d’études et même les départements entiers
consacrés à ces questions, au sein desquels la science et
l’idéologie entretiennent depuis le début des rapports parti-
culièrement enchevêtrés.
Pour justifier ces revendications, l’histoire de l’Occi-
dent ne serait dorénavant plus lue comme une évolution
graduelle et fondamentalement positive vers une forme
supérieure de civilisation, mais comme le catalogue des
méfaits commis par des sociétés blanches, mâles et hétéro-
sexuelles, donc racistes, misogynes, impérialistes, aliénantes
et oppressantes. D’accord ou pas sur le fond, cette lecture
radicalement négative de ce que nous sommes imprégna
profondément l’air du temps et même la manière de penser
de gens qui se percevaient comme globalement modérés2,
et elle perdure à ce jour.

2. La littérature sur ce thème est infinie. En langue française, l’un des


ouvrages qui décortique le mieux ce phénomène de culpabilisation
massive des sociétés occidentales est évidemment l’ouvrage de Pascal
Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine
de soi, Paris, Seuil, 1983.
158 Joseph Facal

On constate en tout cas sans peine que, dans ce que


nous avons maintenant pris l’habitude d’appeler la « société
civile », une part importante et peut-être majoritaire de la
revendication politique est désormais le fait d’« une multi-
tude d’associations avançant leurs demandes sous le pavillon
d’une identité particulière3 » : minorités sexuelles, minorités
religieuses, minorités visibles, et on en passe. Il y a de tout
là-dedans et l’on trouvera chaque cause juste ou non en
fonction de notre propre regard, mais le phénomène géné-
ral lui-même est indiscutable : l’opprimé est désormais celui
dont la différence, qui s’exprime sur le registre d’une iden-
tité entravée ou bafouée, est la cause de son malheur.
Comme le notent Beauchemin et Bock-Côté, alors que
[...] dans la société dont la classe représente le principe
de stratification, les luttes sociales visent la répartition
plus juste du produit du travail social, on peut dire que
dans la société des identités, ce sont les luttes en faveur
de la reconnaissance qui tendent à s’imposer. C’est la
raison pour laquelle la question de la citoyenneté a pris
tant d’importance depuis une vingtaine d’années4. 
Parce qu’elle n’a pas aboutie, l’espérance révolutionnaire
d’hier s’est donc progressivement muée en volonté contem-
poraine d’« approfondir » la démocratie. Comme il n’y a
plus de grand soir à espérer, la contestation deviendra
désormais permanente et revêtira les habits neufs du plura-
lisme identitaire.
C’est dans ce terreau intellectuel et politique qu’est
née l’idéologie multiculturaliste. Les bons sentiments dans
lesquels elle se drape rendent difficile de faire réaliser que
c’est le radicalisme d’hier, issu à l’origine du marxisme, puis
3. J. Beauchemin et M. Bock-Côté, « Présentation », dans J. Beauchemin
et M. Bock-Côté (dir.), La cité identitaire, Montréal, Éditions Athéna,
2007, p. 10.
4. Ibid.
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 159

reconfiguré au sein du mouvement contre-culturel des


années 1960, qui est devenu la norme d’aujourd’hui dans
les milieux intellectuels, et c’est précisément parce qu’il y
est devenu l’idéologie dominante de nos élites universitaires
que sa critique est si malaisée, voire risquée.
Ce n’est sûrement pas en tout cas en raison de sa
solidité intellectuelle. Le noyau dur de la doctrine multicul-
turaliste est en effet un relativisme qui soutient que les
idées, les valeurs et les pratiques issues d’une culture parti-
culière ne sauraient être posées comme supérieures aux
idées, valeurs et pratiques issues d’une autre culture. Il en
découle logiquement qu’on ne peut plus, ou très malaisé-
ment, poser comme fondements éthiques et culturels domi-
nants d’une société les idées, valeurs et pratiques issues de
son histoire et de ses traditions. Par défaut, ne restent plus
alors comme valeurs proposées à tous que la reconnaissance
juridique des différences issues de la culture d’origine de
chacun et des principes de droit visant à protéger les parti-
cularismes individuels de la tyrannie potentielle de la majo-
rité.
Deux difficultés sautent d’emblée aux yeux. D’abord,
si l’on choisit de poser la relative équivalence de toutes les
cultures, jusqu’où exactement la poser ? Un cas de figure
extrême serait par exemple de s’interdire de condamner des
pratiques comme les mutilations génitales des femmes sous
prétexte de ne pas vouloir poser la supériorité d’une culture
sur une autre. Doit-on donner son aval à l’introduction de
tribunaux islamiques pour certains types de litiges, comme
on l’envisagea un moment en Ontario ? Laisse-t-on l’Afgha-
nistan retomber sous la coupe des talibans, dont on sait la
conception qu’ils ont des femmes ?
Si le multiculturaliste relativiste répond non à l’une
ou l’autre de ces questions, il doit bien tracer une ligne de
démarcation entre ce qu’il accepte et ce qu’il n’accepte pas.
160 Joseph Facal

Il s’enfonce dès lors dans des sables mouvants dont il cher-


che à s’extraire en se cramponnant à un juridisme histori-
quement et culturellement désincarné.
Ensuite, il suffit de parcourir ce qu’écrivent de nom-
breux tenants de l’idéologie multiculturaliste pour y voir ce
que j’évoquais il y a un instant. Leur relativisme culturel
fait bel et bien place à une exception de taille : nous-mêmes.
Un type de société est en effet au banc des accusés : la
société occidentale d’origine européenne et de tradition
judéo-chrétienne, la nôtre donc, systématiquement
dépeinte comme foncièrement oppressive, intolérante,
raciste, sexiste, colonisatrice, impérialiste et ainsi de suite.
L’idéologie multiculturaliste divise le monde et chaque
société en dominants et dominés, en oppresseurs et oppri-
més, reproduisant ainsi les postulats de base du marxisme
d’antan, avec pour seule différence fondamentale de nou-
velles représentations de la figure de la victime.
Et, pour faire taire ceux qui voudraient être tentés
d’exprimer leur désaccord, un sophisme massif : le multi-
culturalisme vise à promouvoir l’égalité ; on ne peut être
contre l’égalité, donc, on ne peut être contre le multicultu-
ralisme... à moins d’être contre l’égalité.
Petit problème cependant : comme on peut le voir
tous les jours, en dehors de cette nébuleuse regroupant des
universitaires, des journalistes, des fonctionnaires et des
activistes politiques et communautaires, on sent que la
majorité de la population, celle qu’on a pris l’habitude
d’appeler au Québec le « vrai monde », reste attachée à une
représentation moins éthérée, plus concrète et plus tradi-
tionnelle d’elle-même, de sa nation, de sa société. C’est
évidemment, expliqueront les idéologues multiculturalis-
tes, parce qu’elle empêtrée dans ses préjugés et son igno-
rance, parce qu’elle n’est pas assez « ouverte », pas assez sen-
sible aux vertus de ce qu’on lui propose.
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 161

Mais faire la morale au peuple ne leur suffit pas.


C’est précisément le propre des idéologies que de vouloir
plier le réel, quitte à le refaçonner, pour le faire entrer dans
le moule théorique. Pour changer le peuple en profondeur,
il faut donc le déprogrammer pour ensuite le rééduquer. Et
comme c’est une tâche titanesque et de longue haleine,
c’est tout l’appareil de l’État qui doit s’y mettre et c’est dès
l’école que tout doit commencer.
D’où ces refontes périodiques – certaines, pas toutes
évidemment – des programmes scolaires pour éduquer
« correctement » nos enfants, et les campagnes de « sensibili-
sation » pour que les parents comprennent que c’est pour
notre bien à tous qu’on fait cela. Par exemple, dans le
désormais célèbre rapport qui porte leurs noms et auquel
nous viendrons dans un instant, Gérard Bouchard et
Charles Taylor avancent que
[...] c’est là, dès les premières années du primaire, que
doit se former la sensibilité aux différences, aux inégali-
tés, aux droits et aux rapports sociaux, ce qu’on résume
en général par la notion de citoyenneté5.
On dira que personne ne peut sérieusement souhai-
ter une population insensible aux différences et aux inégali-
tés. Évidemment. Mais si, pour tous ceux qui s’inscrivent
dans ce registre idéologique, il faut pratiquer la rééducation
à grande échelle, c’est surtout parce que le peuple n’est pas
encore assez sensible à celles-ci, ni surtout sensible de la
même manière qu’eux. En fait, le peuple ne sera suffisam-
ment « sensible » que le jour où il pensera exactement comme
eux. Jamais, a noté Huntington, l’intelligentsia pluraliste ne
s’interroge ni ne semble troublée par le fait qu’elle est seule

5. G. Bouchard et Ch. Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation,


rapport final de la Commission de consultation sur les pratiques d’ac-
commodements reliées aux différences culturelles, gouvernement du
Québec, 2008, p. 237.
162 Joseph Facal

à considérer comme absolument nécessaire cette vaste


entreprise de resocialisation du peuple6.
On dira sans doute de ma position qu’elle sent le
conservatisme hostile à la modernité. Pas du tout. Elle est
plutôt celle d’un moderne inquiet des excès de la modernité
et des fantasmes de ces ingénieurs du social qui confondent
les sociétés humaines et les éprouvettes de laboratoire.
Prenons l’exemple du nouveau programme Éthique
et culture religieuse introduit au Québec en 2008. Bien sûr,
on ne saurait raisonnablement s’opposer à ce que les enfants
connaissent mieux les différentes religions. Il est vrai aussi
que la situation qui existait jusque-là était insatisfaisante à
bien des égards. Et le lobby des parents ultra-catholiques
qui a déclaré la guerre à ce programme – disons les choses
comme elles sont – accepte surtout très mal que le Québec
ne reviendra plus jamais à ce que Mgr Ouellet voudrait.
Mais voyons plus précisément ce que dit un des
principaux concepteurs du programme du genre d’éduca-
tion qu’il faudra désormais promouvoir. Revenant sur le
jugement de mars 2006 de la Cour suprême du Canada sur
le port du kirpan à l’école, Georges Leroux plaide pour une
éducation
[...] où les droits qui légitiment la décision de la Cour
suprême, tout autant que la culture religieuse qui en
exprime la requête, sont compris de tous et font partie
de leur conception de la vie en commun. Car ces droits
sont la base de notre démocratie, et l’enjeu actuel est
d’en faire le fondement d’une éthique sociale fondée sur
la reconnaissance et la mutualité7.

6. S. Huntington, Who are we ?, New York, Simon and Schuster, 2004.
7. G. Leroux, Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un
programme, Montréal, Fides, 2007, p. 45-46.
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 163

On a bien lu : il ne s’agit pas seulement de connaître


et de comprendre, mais il faut aussi accepter... au nom de la
démocratie. Autrement dit, comprendre, pour ensuite reje-
ter en toute connaissance de cause n’est pas concevable... si
l’on est un vrai démocrate ! Que neuf Québécois sur dix
aient été profondément heurtés par cette décision ne peut,
selon ce point de vue, s’expliquer que par une déficience de
leur éthique sociale. Que l’ex-juge de la Cour suprême du
Canada, Claire L’Heureux-Dubé, ait admis l’erreur du plus
haut tribunal du pays dans cette affaire compte aussi pour
bien peu quand on est convaincu du juste et du vrai8.
Il faut dire que l’intelligentsia multiculturaliste a les
moyens de ses ambitions. Elle a largement imposé son
idéologie aux trois acteurs le plus puissants de notre société :
les tribunaux, qui en ont fait rien de moins que l’armature
philosophique et interprétative de tout notre appareil légal,
le gouvernement du Canada, et celui du Québec, dont on
peine à voir en quoi il s’éloigne vraiment de l’approche
canadienne, hormis pour la question linguistique.
Elle s’est aussi imposée dans notre système éducatif,
du primaire jusqu’aux universités. Dans ces dernières, elle
subventionne lourdement chaires et autres postes-clés où
l’on construit la rhétorique qui la justifie. Elle soutient éga-
lement d’innombrables organisations non gouvernementa-
les qui diffusent son idéologie dans tous les recoins de notre
société et traquent les pensées déviantes. Elle a enfin de
puissants relais dans un univers médiatique qui est notre
principale source d’information et de diffusion des modèles
de comportement de notre époque. C’est à se demander
pourquoi et comment le peuple fait pour s’entêter encore à
ne pas penser comme on voudrait qu’il pense.

8. H. Buzzetti, « La Cour suprême s’est trompée », Le Devoir, 9 novem-


bre 2007.
164 Joseph Facal

Chose sûre, cela permet à l’intelligentsia multicultu-


raliste d’imposer ce qui prend parfois l’allure d’une vérita-
ble novlangue orwellienne. On plaide en effet pour toutes
les formes ou presque de diversité, sauf pour la diversité
intellectuelle, car la foudre s’abat vite sur ceux qui osent
penser autrement. On prône la sensibilité, mais on consi-
dère comme des espèces de demeurés ceux qui, par exem-
ple, affichent une foi catholique plus traditionnelle. On
prône la tolérance, mais voyez l’intolérance fréquente à l’en-
droit de celui qui ose dire que toutes les victimes autopro-
clamées ne le sont peut-être pas, ou qui avance que les
sociétés occidentales, pour imparfaites qu’elles soient, ne
méritent pas le procès ininterrompu qu’on leur fait subir.
Le fond de l’air est si profondément imprégné de
cette idéologie que se multiplient les incidents dont on se
demande s’il faut en rire ou en pleurer. On se rappellera par
exemple de Jean Charest et d’André Boisclair refusant de
faire référence à Noël au moment d’adresser leurs vœux à la
population, ou encore de la directive administrative du
gouvernement fédéral décrétant que Noël serait désormais
remplacé par la célébration d’un solstice d’hiver sans déno-
mination religieuse, identitaire ou historique particulière9.
Et quel est évidemment, de tous les cadres de réfé-
rence traditionnels donnant un sens à la trajectoire histori-
que d’une communauté, celui qui est le plus mis à mal par
l’idéologie multiculturaliste, celui que l’intelligentsia du
pluralisme identitaire veut déconstruire avec le plus d’achar-
nement ? Celui, évidemment, de l’État-nation traditionnel,
puisqu’il est celui qui repose le plus explicitement sur le fait
qu’il existe, au cœur de la nation, un groupe majoritaire
avec des traits propres forgés par l’histoire. L’hostilité d’une

9. Voir L. Gagnon, « Noël, un mot tabou ? », La Presse, 16 novembre


2006 et A. Robitaille, « Jean Charest et André Boisclair évitent le mot
Noël », Le Devoir, 15 décembre 2006.
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 165

bonne partie de l’intelligentsia multiculturaliste envers le


nationalisme québécois n’est en effet même pas dissimulée,
et ne trouve grâce à ses yeux que ceux qui se réclament de
cette mièvrerie insignifiante qu’est ce pseudo-nationalisme
intégralement civique.
Comprenons-nous : il y a certes des définitions du
« nous » plus élastiques que d’autres. Mais on ne dira jamais
assez à quel point la notion même d’un « nous » totalement
inclusif pour désigner un peuple, donc un « nous » sans un
« eux » quelconque, est absurde. Elle ne peut, par définition,
servir de premier critère de référence pour définir qui fait
partie d’un peuple, puisque c’est l’identité qui distingue
fondamentalement les peuples les uns des autres et qu’avoir
une identité propre, c’est forcément ne pas avoir celle de
quelqu’un d’autre... à moins de vouloir être tout pour tous,
donc de n’être rien.
Dans la version la plus tranchée de cette volonté de
miner le fait national et l’engagement nationaliste, surtout
quand ce dernier aspire à la pleine souveraineté politique
comme le souhaitent beaucoup de Québécois, on laissera
planer le lourd soupçon du totalitarisme. C’est le cas d’un
Daniel Weinstock par exemple10. Dans la version plus
­souple, chez une Geneviève Nootens par exemple, on
reprochera à l’État-nation de « ne pas rendre compte de ces
autres communautés auxquelles nous appartenons11 ». On
veut ici dissoudre par élargissement.
Si le nationalisme canadien, lui, trouve si souvent
grâce à leurs yeux, c’est parce qu’il est devenu ­consubstantiel

10. D. Weinstock, « Les “identités” sont-elles dangereuses ? », dans J.


Maclure et Alain-G. Gagnon (dir.), Repères en mutation. Identité et
citoyenneté dans le Québec contemporain, Montréal, Québec Amérique,
2001, p. 236.
11. G. Nootens, « Chronique d’une mort annoncée », Argument, vol. 8,
no 1, automne 2005-hiver 2006, p. 113.
166 Joseph Facal

au multiculturalisme, Mais quand ce nationalisme est celui


d’une petite nation minoritaire comme le Québec, il ne
saurait être rien d’autre, écrit par exemple un Michael
Ignatieff, qu’un « miroir déformant dans lequel les partisans
voient leurs simples attributs ethniques, religieux ou terri-
toriaux transformés en attributs et qualités chargés de
gloire12 ».
Le Canada est assurément un des pays occidentaux
qui a poussé le plus loin l’expérience multiculturelle de
cohabitation de presque toutes les différences avec les objec-
tifs d’intégration les moins contraignants. Les idéologues
du multiculturalisme canadien, surtout au Canada anglais,
le proposent même en exemple moral pour l’humanité
entière et le vantent avec une ferveur qui prend une tonalité
presque messianique13. Et quand le peuple québécois rechi-
gne à penser comme eux, on se désole, comme un Français
Crépeau, de ce que nous (le Québec) ayons « trente ans de
retard sur le reste du Canada dans notre réflexion collective
sur l’immigration14 ».
Ce messianisme canadien, cette conviction d’être un
phare de vertu qui doit éclairer le monde entier en matière
de gestion de la diversité culturelle, remonte évidemment à

12. M. Ignatieff, L’Honneur du guerrier. Guerres ethniques et conscience


moderne, Québec et Paris, PUL et La Découverte, 2000, p. 50-51. Cet
homme a d’ailleurs écrit sur les Québécois des choses qui laissent pan-
tois. Voir par exemple Blood and Belonging, New York, Farrar, Strauss
and Giroux, 1993.
13. John Holmes voyait jadis dans le Canada une « nation immaculée ».
Voir P. Russell, Nationalism in Canada, Toronto, McGraw-Hill, 1966,
p. 369. Pour des enthousiasmes du même acabit mais plus récents,
voir J. Ibbitson, The Polite Revolution. Perfecting the Canadian Dream,
Toronto, M & S, 2005.
14. K. Gagnon, « Le discours de Dumont séduit », La Presse, 27 août
2007.
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 167

Pierre Elliott Trudeau15. On le retrouve dès ces premiers


textes des années 1950 dans Cité libre, mais il l’exprimera
encore plus clairement par la suite.
Prenant la parole devant le Congrès américain quel-
ques mois après la victoire électorale de 1976 du Parti qué-
bécois, il dira :
J’ose dire que l’échec de l’expérience sociale canadienne,
toujours variée, souvent admirable, répandrait la cons-
ternation parmi tous ceux dans le monde qui font leur
le sentiment qu’une des plus nobles entreprises de l’es-
prit, c’est la création de sociétés où des personnes d’ori-
gine diverses peuvent vivre, aimer et prospérer ensem-
ble16.
Puis, lors des célébrations entourant le rapatriement
unilatéral de la constitution en 1982, il ajoutera : « Ce
Canada de la rencontre des ethnies, de la liberté des per-
sonnes et du partage économique est un véritable défi
lancé à l’histoire de l’humanité. Il n’est donc pas éton-
nant qu’il se heurte en nous à de vieux réflexes de peur
et de repli sur soi17. »
On le voit, toute la rhétorique multiculturaliste
d’aujourd’hui est déjà là : l’utopisme grandiloquent, le
moralisme très appuyé, la vocation universaliste du Canada,
la peur et la frilosité comme seules explications possibles

15. C’est l’historien Éric Bédard qui, le premier, attira mon attention sur
cette notalité messianique du discours trudeauiste, qu’on retrouve
aujourd’hui dans le discours multiculturaliste.
16. P.E. Trudeau, « Des révisions se feront, mais l’unité du Canada ne sera
pas rompue », Le Devoir, 23 février 1977. Le titre est de la rédaction
du journal.
17. Idem, « Allocution lors de la cérémonie de proclamation », 17 avril
1982, cité par A. Burelle, Pierre Elliott Trudeau. L’intellectuel et le poli-
tique, Montréal, Fides, 2005, p. 51.
168 Joseph Facal

d’un désaccord, et l’autoritarisme politico-juridique pour


parvenir aux fins visées.
On comprend dès lors la collision philosophique et
politique proprement frontale entre ce multiculturalisme
canadien – qui légitime au passage le nationalisme panca-
nadien en le posant aussi comme d’une essence morale
supérieure – et un nationalisme québécois ancré dans la
culture et l’histoire de la majorité francophone du Québec,
qui voudrait intégrer les immigrants à cette majorité, mais
qui est toujours suspecté par le premier d’être au bord de la
dérive xénophobique et d’entretenir des rapports compli-
qués avec la démocratie.
Collision à double détente, pourrait-on dire.
En effet, d’une part, la politique fédérale sur le mul-
ticulturalisme encourage explicitement les immigrants à
conserver et à valoriser leurs cultures d’origine. Cette pré-
servation n’est plus une décision individuelle au sens strict,
mais elle est officialisée, institutionnalisée et financée par
l’État canadien. La différence culturelle est posée comme
quelque chose de central et de permanent, et non comme
quelque chose qui tendra à s’estomper avec les années.
Logiquement, l’immigrant l’interprète donc comme
un encouragement à rester presque intégralement tel qu’il
est à son arrivée. L’esprit de la loi est en effet que chaque
Canadien, tel qu’il est, a droit à ce que soit éliminé tout obs-
tacle qui restreindrait sa participation à la vie publique tel
qu’il est. D’où, par exemple, les revendications pour des
statuts d’exception au nom d’une religion, ou le combat
contre l’obligation de fréquenter l’école française au
Québec, perçue comme une entrave au désir, voire au
« droit » d’être et de faire comme on veut.
En face de cela, le Québec, encastré dans ce système
politico-légal et lui-même englué dans une considérable
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 169

confusion intellectuelle, s’échine à essayer d’intégrer les


immigrants au fait français au nom de la protection du
patrimoine linguistique et culturel d’un groupe majoritaire
au Québec, mais minoritaire au Canada, à qui l’ordre juri-
dique québécois reconnaît des droits collectifs, mais dont
l’ordre juridique canadien ne reconnaît même pas l’exis-
tence. Confondant, vous dites ?
Et, comme si ce n’était pas assez, le gouvernement
du Québec dit au nouvel arrivant que la langue officielle ici
est le français, alors que celui du Canada lui dit plutôt que
le Canada est un pays bilingue. D’où cette désagréable
impression ressentie par les immigrants d’être les otages
d’un bras de fer entre Québec et Ottawa.
De plus, à partir du moment où l’adoption de la Loi
sur le multiculturalisme canadien en 1971 marquait la mise
à mort législative et juridique du Canada comme entité
biculturelle, la spécificité québécoise devenait celle d’une
minorité culturelle au même titre que celle des Italo-
Canadiens de Toronto ou des sino-Canadiens de Vancouver.
Est-ce de la « fermeture » si un des deux peuples fondateurs
du Canada y voit un déclassement collectif doublé d’une
profonde injustice ?

Une pièce écrite d’avance


La commission Bouchard-Taylor fut à cet égard une
illustration à la puissance mille de tout ce qui vient d’être
dit18.

18. Dans cette section, je reprends des pans importants de points de vue
que j’ai exposés dans de nombreux courts textes d’opinion parus sous
forme de chroniques hebdomadaires dans le Journal de Montréal tout
au long des années 2007 et 2008. On retrouvera ceux-ci sur le site
Internet Canoë et dans mon blogue dont l’adresse est http ://www.
josephfacal.org/.
170 Joseph Facal

Il est vrai qu’une confusion s’était installée. On


amalgamait à tort certaines revendications complètement
déraisonnables, auxquelles des directions d’établissements
déboussolées consentirent sans y être obligées, et la notion
juridique d’accommodement raisonnable, qui oblige une
organisation à chercher un compromis dans les seuls cas où
des droits fondamentaux sont compromis. Mais, très rapi-
dement, une controverse que certains croyaient pouvoir
circonscrire déboucha sur les questions autrement plus
lourdes de l’identité nationale et des fondements du vivre-
ensemble à l’ère du pluralisme identitaire.
Avant et après le dépôt du rapport final, deux princi-
pales réactions circulaient dans les milieux favorablement
disposés à l’idéologie multiculturaliste à propos des contro-
verses qui conduisirent à la tenue même de cet exercice.
Pour les uns, il s’agissait d’une tempête dans un verre
d’eau, largement fabriquée autour d’événements isolés
montés en épingle. Il n’y avait pas de vrai problème ou si
peu. Pour les autres, la réaction des francophones de souche
s’expliquait par leur manque d’ouverture, leurs préjugés,
leur ignorance. C’était parfois dit plus subtilement, mais
cela revenait à ça.
Quand le rapport voit finalement le jour, les seuls ou
presque qui le louangent d’entrée de jeu sont la formation
d’extrême-gauche Québec solidaire, qui se dit féministe,
mais qui accepterait une enseignante voilée devant nos
enfants, quelques journalistes basés à Montréal qui célè-
brent déjà à temps plein le pluralisme identitaire et des
porte-parole de regroupements ethnoculturels. L’accueil est
infiniment plus froid de la part de cette majorité franco-
phone qui s’obstine à ne pas penser comme ses élites.
Si l’on fait un effort pour rescaper ce qui peut l’être
de ce rapport, on notera d’abord que les auteurs rappellent
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 171

que le nombre d’immigrants que nous laissons entrer doit


correspondre à notre capacité d’accueil, et que le Québec
est déjà, depuis les années 1940, l’une des sociétés au
monde qui reçoit le plus d’immigrants par habitant, ce qui
n’est pas précisément un indice de fermeture.
Ensuite, expliquent-ils, on ne peut raisonnablement
demander aux Québécois francophones de se comporter
comme une majorité confiante, alors qu’ils sont, dans les
faits, une minorité au Canada, dont l’histoire est jalonnée
d’épisodes douloureux.
Enfin, les deux commissaires soulignent pourquoi le
multiculturalisme à la canadienne est inadapté, selon eux, à
la réalité québécoise : essentiellement parce qu’on trouve
ici, contrairement au reste du Canada, un groupe franco-
phone très majoritaire qui se soucie légitimement de l’ave-
nir de sa langue et de sa culture.
On cerna toutefois très rapidement les causes du
profond malaise que l’on ressentait à la lecture d’un docu-
ment dont on sentait pourtant que chaque ligne avait été
pesée. Il y en avait trois essentiellement.
D’abord, leur « explication » de la crise était essen-
tiellement psychologique. La tourmente découlait surtout
d’un dérapage médiatique, disaient-ils. Notre inquiétude
n’était pas justifiée par les faits. Comme l’a joliment noté
Jean-François Lisée, nous étions tous des « malades imagi-
naires19 ».
Ensuite, leur conception des rôles de chacun dans le
processus d’intégration ne manqua pas non plus d’étonner.
L’immigrant arrive chez nous. Il veut se faire une place. La
question est alors : qui doit changer le plus pour que son

19. J.-F. Lisée, « Les malades imaginaires », La Presse, 27 mai 2008.


172 Joseph Facal

intégration se fasse ? Lui ou la société d’accueil ? C’est à la


majorité qui le reçoit de faire le gros du chemin, nous dit le
rapport, dans un renversement complet du devoir d’inté-
gration tel qu’il est compris depuis des générations.
Plutôt que de poser d’entrée de jeu qu’il y a ici une
majorité forgée par 400 ans d’histoire, qui doit être le tronc
d’un arbre que les immigrants viennent irriguer et enrichir
de leurs apports, le rapport soutient que c’est cette majo-
rité, fautive d’être comme elle est, qui est le principal obsta-
cle à l’intégration des immigrants. Le rapport fait en effet
reposer l’entière responsabilité de l’intégration sur les épau-
les de la majorité. Combien, parmi les 37 recommanda-
tions concrètes, demandent quelque chose de plus à l’im-
migrant ? Aucune.
Il est vrai que, théoriquement, c’est la majorité qui
fixe les règles de la vie collective. Mais il aurait fallu affir-
mer avec force que s’établir dans un nouveau pays, c’est
accepter de laisser à l’entrée la partie de son bagage culturel
la moins compatible avec les valeurs et coutumes de la
société d’accueil ou, à tout le moins, ne pas s’attendre à ce
que cette dernière se décentre pour l’accommoder. L’affaire
du kirpan et plusieurs autres ont aussi montré les limites de
la capacité de la majorité francophone du Québec à fixer les
règles en droit canadien.
Il faut dire que, quelques semaines auparavant, lors
de l’une des audiences publiques de la commission, devant
un homme plaidant très raisonnablement pour que les
immigrants adoptent à terme nos us et coutumes, Gérard
Bouchard s’était écrié : « S’adapter à nos us et coutumes,
dites-vous ? Qu’est-ce qui va leur rester à eux comme cul-
ture qui va les différencier de la société d’accueil20 ? »

20. Cité par T.-I. Saulnier dans « Un devoir à refaire », L’Action nationale,
septembre 2008, p. 80.
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 173

Dans ce rapport, la culture du groupe francophone


majoritaire n’est certes pas niée, mais elle n’est jamais posée
comme le creuset d’une convergence fondamentale qui doit
advenir. Elle n’est jamais non plus explicitement rattachée à
cette tradition occidentale dont elle issue et qui est systé-
matiquement dénigrée depuis des décennies par de larges
franges des milieux multiculturalistes.
Les seuls points d’ancrage proposés sont les chartes
de droits, celle sur la langue française, et les divers énoncés
de principes contre le racisme et la discrimination adoptés
depuis une trentaine d’années par l’Assemblée nationale du
Québec, comme si des documents de nature exclusivement
juridique pouvaient être les seules balises d’une intégration
authentique.
Bref, pour le dire autrement, après avoir critiqué le
multiculturalisme à la canadienne, les auteurs proposaient
de lui substituer un « interculturalisme » dont on saisit mal
en quoi il est autre chose qu’une mouture un tantinet plus
québécoise de multiculturalime « trudeauiste », hormis pour
le rappel que le français devait être la langue commune au
Québec.
Quelques jours après le dépôt du rapport, alors que
les critiques acerbes fusaient de toutes parts, un des mem-
bres du comité-conseil de la commission, monsieur Daniel
Weinstock, confirma qu’effectivement cet interculturalisme
n’était rien d’autre que le multiculturalisme canadien addi-
tionné de la Charte de la langue française (communément
appelée loi 101). Les critiques adressées au rapport n’étaient,
disait-il, que les crispations identitaires de ceux dont la
vision du multiculturalisme canadien était « caricaturale » et
qui ne faisaient « pas suffisamment confiance au pouvoir
d’intégration » des institutions québécoises21.
21. D. Weinstock, « Bouchard aurait dû s’y attendre », La Presse, 11 juin
2008.
174 Joseph Facal

Comme le note fort justement Benoît Dubreuil,


dans une telle perspective,
les critiques des politiques d’intégration ne sont jamais
des critiques des politiques d’intégration, mais toujours
l’expression d’une attitude de peur et de repli, elle-même
enracinée dans une incapacité à saisir la vertu et l’utilité
des principes d’ouverture et de métissage22 .
Du coup, cela permet de faire semblant de répondre
à la question qui vient spontanément : mais comment dia-
ble un modèle d’intégration si positif peut-il générer autant
d’incompréhension et de mésentente ?
Plusieurs firent remarquer à ce moment qu’il fallait
avoir une bien courte mémoire pour s’étonner de la teneur
générale d’un rapport dont les conclusions semblaient avoir
été trouvées de longue date.
Dès le début de sa démarche, Gérard Bouchard avait,
rappelaient-ils, loué la « maturité » d’un groupe de jeunes
réuni par l’Institut du Nouveau Monde qui ne voyait aucun
problème à « accommoder » n’importe qui et n’importe
quoi23. Fallait-il en comprendre que nous étions « immatu-
res » si nous pensions autrement ? À cette époque, Gérard
Bouchard se reprochait même de ne pas avoir assez contri-
bué à « bâtir l’argumentaire24 » pour vaincre les résistances
de ces « gens qui ne sont pas des intellectuels mais qui
regardent les nouvelles à TVA ou à TQS, dans le meilleur
des cas au Téléjournal25 ».

22. B. Dubreuil, « Pourquoi en savons-nous toujours si peu ? », L’Action


nationale, octobre 2008, p. 40.
23. Cité par K. Gagnon, dans « Charest devrait rappeler Bouchard à l’or-
dre », La Presse, 25 août 2007.
24. Cité par A. Robitaille, dans « Bouchard à court d’arguments pro-
diversité », Le Devoir, 17 août 2007.
25. Ibid., p. A1.
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 175

On se chargea aussi de nous remémorer la désormais


célèbre page 177 de son Dialogue sur les pays neufs, publié
conjointement avec Michel Lacombe en 1999, dans lequel
il disait se représenter la « nation québécoise comme un
assemblage de groupes ethniques : les Canadiens français
ou Franco-Québécois, les autochtones, les Anglo-
Québécois, toutes les communautés culturelles26 », ce qui
revenait, d’une part, à se représenter cette nation comme
une mosaïque de groupes ethniques, ce qui est l’essence
profonde du multiculturalisme canadien, et, d’autre part, à
y relativiser nécessairement l’importance de ceux qui font
que cette nation a des traits qui lui sont propres.
Assurément, aucun peuple n’est parfait, et bien des
choses au Québec pourraient certainement être mieux fai-
tes ou faites autrement. Mais tout le rapport dégageait une
odeur très claire : la majorité n’est pas assez ouverte. Injuste,
faux et blessant. Faut-il donc s’étonner ou même se plain-
dre de ce qu’un rapport entièrement construit sur un acte
d’accusation à la fois subtil et radical à l’endroit de la majo-
rité ait été si mal accueilli ?
Dans Le Devoir du 10 juin 2008, alors que les coups
pleuvaient sur son rapport, Gérard Bouchard voulut ripos-
ter à ses détracteurs :
En définitive, la question est la suivante : si on rejette
l’interculturalisme comme modèle de gestion des rap-
ports interethniques au Québec, quelle formule démo-
cratique reste-t-il pour assurer à la fois l’avenir de la fran-
cophonie québécoise et le respect de la diversité ? Où sont
les contre-propositions réalistes et acceptables au regard
du droit, de l’éthique publique et de nos traditions27 ?

26. G. Bouchard et M. Lacombe, Dialogue sur les pays neufs, Montréal,


Boréal, 1999, p. 177.
27. L’article de Gérard Bouchard est paru dans Le Devoir du 10 juin 2008
sous le titre : « Gérard Bouchard répond à ses détracteurs ».
176 Joseph Facal

Faisant encore une fois passer ce clone du multicul-


turalisme canadien qu’est son interculturalisme pour une
nécessité, voire une fatalité, il soutenait au fond que la voie
privilégiée spontanément par l’immense majorité de la
population – c’est-à-dire l’affirmation décomplexée de sa
culture à elle comme culture de convergence – est inaccep-
table et irréaliste. Il se refusait donc à faire le noble pari que
celle-ci est assez forte, belle et riche pour attirer et rassem-
bler. La messe était dite.
Au fond, les deux aspects les plus positifs de la com-
mission Bouchard-Taylor et de toute la discussion avant,
pendant et après elle, furent de permettre à cette intelli-
gentsia multiculturaliste de mesurer à quel point elle était
totalement déconnectée d’un peuple qui ne pense pas du
tout comme elle, en plus de nous faire voir l’ampleur du
travail idéologique (et donc politique) auquel elle veut se
livrer pour convertir le peuple à ses propres vues, qu’elle
nous présente comme un progrès doublé d’une inévitabi-
lité.

Les élites multiculturalistes et le peuple


J’entends d’ici une objection. Est-ce à dire que les
égarements, les démissions de la mémoire ou les volontés
démiurgiques de l’intelligentsia pluraliste de « guérir » le
peuple de sa fermeture en le rééduquant signifient forcé-
ment que tout ce qui sort de la bouche de ce dernier en
matière de diversité culturelle est forcément juste ?
Évidemment que non.
Revenons un court instant à cette commission
Bouchard-Taylor. Évidemment que des dérapages sont iné-
vitables quand on donne la parole à quiconque veut la
prendre. Mais, pendant les audiences publiques, les propos
carrément racistes et totalement inacceptables y furent très
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 177

minoritaires. Cela n’empêcha pas les propagandistes du


multiculturalisme à la canadienne de jouer les vierges offen-
sées. Quelques propos déplacés firent dire à ces arbitres de
la pensée correcte qu’il n’aurait pas fallu « ouvrir cette boîte
de Pandore », qu’ils ne reconnaissent plus « leur » Québec,
ou alors ils prenaient un air grave pour nous dire leur
« inquiétude ».
On échappe difficilement à l’impression que ce qui
les heurtait vraiment, ce n’était pas seulement que le peuple
ne disait pas ce qu’ils voulaient entendre, même quand son
propos n’avait rien de raciste. C’était le fait même que le
peuple prenne la parole, même s’ils ne l’avoueront jamais.
C’est que le peuple, par définition, ne pouvait rien avoir à
dire de vraiment intéressant sur ces questions qu’ils ne
sachent déjà, et que ces graves et délicates questions devai-
ent être laissées aux sages qui s’y connaissent vraiment.
Eux-mêmes.
Eux seuls détiennent le monopole de la parole auto-
risée. Eux seuls peuvent vraiment parler. Ce n’est donc pas
seulement que le peuple a tort. C’est qu’il est futile, voire
dangereux de le laisser s’exprimer autrement qu’en votant
aux quatre ans. Il devrait se taire ou ne parler que pour se
dire d’accord avec eux.
L’épisode du « code de vie » d’Hérouxville, qui faisait
effectivement sourire, fut fabuleusement révélateur à cet
égard. Au fond, nos élites multiculturalistes furent à la fois
confortées et choquées par Hérouxville. Confortées, parce
qu’elles y virent un symbole de ce Québec « profond » qu’el-
les méprisaient d’avance et qui les conforta dans leurs con-
victions. Choquées, parce que le peuple refusait le rôle
qu’on lui réserve habituellement : se taire ou ne parler que
pour endosser. Impardonnable crime de lèse-majesté intel-
lectuel.
178 Joseph Facal

Il faut dire que, dans la réalité, ici comme ailleurs, le


multiculturalisme se divise en deux univers qui ne se fré-
quentent pas.
D’un côté, le multiculturalisme des privilégiés : les
restaurants ethniques, les beaux voyages dans des contrées
exotiques, et la fréquentation du distingué médecin libanais
et de l’intéressant sociologue chilien. Bref, le multicultura-
lisme de ceux qui ont les moyens de n’en voir que les bons
côtés.
D’un autre côté, le multiculturalisme des pauvres
des centres urbains : ceux qui n’ont pas les moyens de choi-
sir leur lieu de résidence, qui côtoient la violence, la misère,
les horizons bouchés, et qui ont le sentiment d’être peu à
peu dépossédés du quartier où ils ont grandi.
Un troisième univers social, un peu en retrait, est
celui de la population de l’extérieur des grandes zones
métropolitaines, demeurée généralement plus homogène
sur le plan culturel, qui sent bien qu’une bonne part de
l’élite intellectuelle la regarde de haut parce qu’elle ne par-
tage pas son enthousiasme devant des mutations auxquelles
elle doit obtempérer sans mot dire.
Devinez qui fait toujours la morale à qui ?

Affirmer notre culture nationale


On s’attendrait pourtant à des arguments plus convain-
cants de la part de gens dont le métier est de nous éclairer.
Par exemple, vouloir contrer le vieillissement du
Québec par l’immigration est une insulte à l’intelligence
tant il faudrait augmenter le nombre d’entrées pour que
cela ralentisse vraiment la progression de l’âge moyen. Si le
redressement démographique est le but visé, faire des
enfants est la seule vraie manière d’y arriver.
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 179

Contrer le dépeuplement des régions par l’immigra-


tion, autre bêtise fréquemment entendue, c’est s’imaginer
que les immigrants – hormis bien sûr ceux qui viennent y
occuper des emplois extrêmement spécialisés – auront un
comportement différent de celui des francophones qui
émigrent vers les pôles urbains parce que c’est là que se
trouvent les occasions économiques.
Ce n’est pas non plus diviser les immigrants en bons
ou mauvais que de dire que les immigrants qui venaient
jadis d’Europe ou d’Amérique latine provenaient de pays
dont les us et coutumes avaient beaucoup en commun avec
le Québec. Ces bassins de recrutement se sont taris mainte-
nant que ces pays offrent aux leurs des raisons de rester
chez eux.
Le Québec reçoit aujourd’hui des immigrants qui
viennent de pays où règnent des croyances religieuses et des
valeurs, notamment sur la place de la femme, très éloignées
de celles des Québécois. Des politiques d’intégration qui
fonctionnaient jadis pour certaines communautés fonc-
tionnent aujourd’hui beaucoup moins pour d’autres, dont
certaines sont d’ailleurs infiltrées par des intégristes qui
misent sur notre tolérance naïve et nos propres lois pour
avancer un programme politico-religieux qui, lui, n’a rien
de tolérant.
Un épisode me revient en mémoire à propos de la
question précise de l’intégrisme religieux. À l’été 2008,
j’écrivis deux articles pour saluer la décision d’un tribunal
français de refuser la citoyenneté française à une jeune
Marocaine qui avait épousé au Maroc un Français d’origine
maghrébine28. Une fois installée en France, à la demande de

28. Voir J. Facal, « La France debout », Journal de Montréal, 23 juillet


2008, et « L’assimilation », Journal de Montréal, 30 juillet 2008.
180 Joseph Facal

son mari, la jeune femme se mit à porter le voile islamique


intégral, en plus de vivre dans une réclusion à peu près
complète. Comprenez bien : elle ne le portait pas au
Maroc.
Le jugement invoqua son mode de vie « incompati-
ble avec les valeurs essentielles » de la France. La citoyenneté
lui avait déjà été refusée en 2004 pour « défaut d’assimila-
tion ». La gauche et la droite se dirent d’accord avec le juge-
ment. Les musulmans modérés également. Affaire classée.
Une telle démonstration de lucidité et de respect de
soi, notais-je, serait impensable au Canada. Non seulement
nos lois interdiraient à nos tribunaux d’aller dans cette
direction, mais l’intelligentsia multiculturaliste se charge-
rait également de nous dire tout le mal qu’il faut penser des
« frileux » qui oseraient suggérer une telle chose chez nous,
ou plaiderait plus subtilement pour la « compréhension ».
Et tous ceux qui, dans leur for intérieur, l’estiment raison-
nable se tairaient.
Dans une superbe illustration du mode de raisonne-
ment de l’idéologie multiculturaliste, on me fit valoir qu’il
était bon que le Canada n’emprunte pas cette voie car cette
attitude des pouvoirs publics nuisait à l’intégration au lieu
de la favoriser.
Or, le port du voile est lui-même un message qui
dit : je refuse de me joindre à vous. Il est une façon de nous
dire que les valeurs pour lesquelles nos ancêtres ont com-
battu sont mauvaises et que l’intégriste entend les combat-
tre après que nous lui eussions ouvert notre porte.
Qu’est-ce que cela m’enlève à moi ?, me demanda-t-
on aussi. Justement la possibilité d’interagir avec cette
femme, donc littéralement de faire société.
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 181

Voyez d’ailleurs la perversité de l’argument selon


lequel ce genre de fermeté de la part du législateur main-
tiendrait cette femme dans l’isolement. La vérité est que
plus il y aura des femmes en burqa qui seront socialement
« acceptées », plus les pressions seront fortes sur les femmes
musulmanes qui la refusent pour qu’elles rentrent dans le
rang. La plus belle illustration des visées politiques derrière
la burqa est que la jeune femme ne s’est mise à la porter
qu’une fois arrivée en France.
La diabolisation du modèle français d’intégration,
dont je ne prétends pas qu’il soit parfait, mais dont la
manière qu’il a de traiter les questions religieuses n’a rien à
voir avec les problèmes économiques et sociaux des ban-
lieues françaises, est d’ailleurs un leitmotiv de l’idéologie
multiculturaliste canadienne.
Au passage, on comprend aussi mieux l’hostilité avec
laquelle furent reçus, dans le monde intellectuel, les travaux
d’un Charles Tilly ou d’un Robert Putnam, qui mettent en
lumière que la coopération sociale nécessite la confiance
réciproque, et que celles-ci sont évidemment minées quand
l’isolement et la non-intégration fragmentent l’espace
public et judiciarisent la vie politique, comme c’est particu-
lièrement le cas au Canada29.
Une autre opinion fort répandue au sein de l’intelli-
gentsia multiculturaliste est aussi que les identités nationa-
les sont aujourd’hui en régression ou, si elles ne le sont pas,
qu’il serait bon qu’elles le soient. La mondialisation, les
progrès de l’éducation, une meilleure connaissance de ceux
qui ne sont pas comme nous, le fait que chacun d’entre
nous puisse être porteur d’identités multiples, tout cela,
dit-on, construit un monde constitué de grands ensembles
29. Voir notamment R. Putnam, Making Democracy Work, Princeton,
Princeton University Press, 1993, et Ch. Tilly, Identities, Boundaries
and Social Ties, Boulder (Colorado), Paradigm Press, 2005.
182 Joseph Facal

régionaux et des sociétés où l’on devra tabler, pour repren-


dre le cliché, « sur-ce-qui-nous-unit-et-non-ce-qui-nous-
distingue ».
Ce n’est pas entièrement faux. Quand on regarde la
planète, il est cependant difficile de conclure à un recul des
identités nationales. Les forces qui valorisent ce qui distin-
gue les peuples les uns des autres sont au moins aussi fortes
que celles qui les poussent à la convergence.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il y
avait 23 pays en Europe. Il y en a aujourd’hui 50. Et après
les Kosovars qui n’avaient aucune envie d’être Serbes, voici
que les Ossètes et les Abkhazes n’ont aucune intention de
rester Géorgiens. Les Basques, les Catalans, les Écossais, les
Wallons, les Flamands et des dizaines d’autres dans l’ex-
URSS, sur d’autres continents aussi, s’obstinent à vouloir
rester eux-mêmes, voire à penser qu’avoir leur propre État
n’est pas du tout une idée dépassée.
Le sentiment national demeure increvable et sera à
l’évidence, que cela plaise ou non, l’une des forces motrices
du monde de demain. Et c’est quand on force la cohabita-
tion de gens qui ne se sentent rien en commun qu’on
s’achète de graves troubles sociaux.
L’Union européenne, qui a du bon et du moins bon,
est souvent citée à titre d’exemple le plus avancé de cette
évolution vers un monde où les identités nationales seront
moins importantes. Mais il est fascinant de voir à quel
point elle est, pour l’essentiel, un dada des politiciens, des
fonctionnaires, des journalistes et des intellectuels. Eux
sont évidemment persuadés de savoir ce qui est bon pour le
peuple qui, lui, se sent plus profondément Français, Suisse
ou Italien que jamais.
Ce n’est pourtant pas faute d’efforts pour le conver-
tir : on me faisait remarquer que l’Europe est partout tapis-
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 183

sée de drapeaux européens que personne ne salue et s’est


dotée d’un hymne que personne ne fredonne. Ironie
suprême, la capitale européenne, Bruxelles, est en plein
cœur d’un pays, la Belgique, au bord de l’éclatement.
Certes, le sentiment national évolue et se transforme.
Une nation n’est jamais figée. Être Québécois ne signifie
pas la même chose aujourd’hui que jadis et signifiera autre
chose dans le futur, et personne dans le Québec
d’aujourd’hui ne propose sérieusement d’arrêter le temps.
La vitalité d’une nation ne réside pas dans la protection fri-
leuse d’une fausse pureté originale, mais dans sa capacité
d’intégration autour de valeurs communes.
Mais, pour être fortes, ces valeurs doivent être
ancrées dans l’histoire et la culture de la société d’accueil,
dans son passé, son présent et l’avenir qu’elle souhaite se
dessiner. Si on veut sérieusement faire ce pont entre la tra-
dition et la modernité, il est parfaitement utopique de pen-
ser que des principes juridiques abstraits et qui font la part
belle aux droits individuels suffiront à cimenter un vivre-
ensemble fraternel et une authentique communauté natio-
nale.
Toute cette confusion est aussi en partie l’une des
conséquences de l’ignorance abyssale de notre propre his-
toire dans laquelle s’enfonce peu à peu toute la société qué-
bécoise. Non seulement on s’enlève alors notre principale
raison d’être fiers de ce que nous sommes, mais on se prive
aussi des seuls points de repère qui permettent à une société
de déterminer à partir de quoi et jusqu’où s’ouvrir à la
diversité. Les immigrants eux-mêmes ne savent plus dès
lors à quoi ils sont invités à se joindre et ils restent repliés
sur leurs droits individuels et leurs communautés d’ori-
gine.
184 Joseph Facal

Évidemment, nous examinons tous ces questions à


travers le prisme de nos propres valeurs et de nos expérien-
ces passées. Je nous revois encore – mon père, ma mère et
moi – arrivant au Québec en 1970. Mes parents savaient
que rien ne serait facile. Qu’on me pardonne de rappeler
tout simplement que personne ne les obligeait à venir ici. Il
ne leur serait même pas venu l’idée de demander à la société
qui les accueillait de changer pour les accommoder. Il allait
de soi que c’était à eux de le faire. Mais, évidemment,
c’était avant que les sociétés occidentales soient rongées de
l’intérieur par le sentiment de culpabilité, la mauvaise cons-
cience, le relativisme et la sacralisation des droits indivi-
duels.
La vérité est que, partout en Occident, le modèle
multiculturaliste de gestion de la diversité est en crise. Les
Québécois sont évidemment loin d’être parfaits, mais, si
l’on regarde les abominables dérapages survenus ailleurs, ils
n’ont pas, globalement, à avoir honte d’eux-mêmes ni à
accepter de recevoir de quiconque de continuelles leçons
d’ouverture et de tolérance. Il y a certes de la xénophobie et
du racisme au Québec, mais j’attends encore qu’on me
montre une société ouverte à l’immigration où il y en a
moins qu’ici.
Depuis quatre cents ans, les francophones du
Québec accueillent avec une admirable générosité des
étrangers et acceptent aussi que des communautés établies
ici depuis longtemps, comme les juifs hassidiques, puissent
préserver certaines coutumes ancestrales. Ce n’est pas la
diversité ethnique en soi qui est un problème dans le
Québec d’aujourd’hui. C’est d’abord notre réticence à
­affirmer qu’il est parfaitement normal que les Québécois
soient attachés à leurs traditions et à leurs valeurs, et qu’ils
fixent clairement les règles du jeu. Encore faut-il que ces
derniers s’affranchissent d’un certain nombre d’équivoques,
L’idéologie multiculturaliste contre la nation québécoise 185

affirment intégralement leur identité nationale et se respec-


tent eux-mêmes afin d’être respectés par autrui.
Et s’il ne faut pas inventer de toutes pièces une nou-
velle culture publique, c’est parce que nous en avons déjà
une, issue d’une communauté d’histoire et de mémoire,
qu’elle vaut la peine d’être défendue, qu’elle n’est pas figée
et se renouvelle d’elle-même continuellement, et que c’est
plutôt aux nouveaux arrivants et aux nouvelles générations
de s’y joindre en nous assurant qu’elle est connue, protégée
et transmise correctement.
Page laissée blanche intentionnellement
Nation et religion : la liberté
de conscience et le bien commun
Thomas De Koninck

L
a liberté de religion est un des aspects essentiels de la
liberté de conscience, qui est le fait de toute personne
et la pierre angulaire des droits humains. C’est ce que
je voudrais explorer succinctement dans les lignes qui
­suivent.

Rappels
Selon Dante, « le plus grand don que Dieu dans sa
largesse fit en créant, le plus conforme à sa bonté, celui
auquel il accorde le plus de prix, fut la liberté de la volonté :
les créatures intelligentes, toutes et elles seules, en furent et
en sont dotées1. » La liberté, en bref, résumerait l’essentiel
en ce qui nous concerne, ses deux composantes principales
étant l’intelligence et la volonté, toutes deux immenses,
comme nous le révèle d’ailleurs l’expérience interne de pen-
ser et de vouloir.

1. Dante, La Divine comédie. Le Paradis, chant V, 19-24 (trad. Alexandre


Masseron), Paris, Albin Michel, 1950.

187
188 Thomas De Koninck

On retrouve ces deux composantes, à toutes fins uti-


les, dans la définition qui « domine toute l’histoire de la
notion de personne » (Paul Ladrière), celle de Boèce (envi-
ron 480 à 525 de notre ère) : « substance individuelle de
nature raisonnable2 ».
La manière à la fois la plus simple et la plus accessi-
ble de voir ce lien entre les notions de personne et de
liberté, c’est la notion de causalité telle qu’elle est reflétée
dans le langage ordinaire d’abord. Le mot grec aitia,
« cause », a pour premier sens celui de « responsabilité »,
d’« imputation » comme dans une accusation ; le mot latin
causa connaît une évolution analogue et désigne d’emblée
un procès : les mots accuser, excuser, récuser en portent
encore les traces. Si je vous traîne en justice pour vous faire
un procès, c’est que je vous juge responsable de (ayant à
« répondre de ») quelque chose ; je vous reconnais ipso facto
comme personne : on ne saurait faire un procès à un être
qui ne peut d’aucune façon répondre de ses actes.
« [...] Traiter un individu comme une personne, c’est le
considérer comme responsable de ses actes devant les tribu-
naux, au sens littéral ou figuré, de la loi ou de la morale –
ou même, pour certains, devant les tribunaux du jugement
divin » (Alan Montefiore). John Locke n’aura donc pas tort,
à cet égard, de voir dans le terme « personne » un « terme de
tribunal » (forensic)3.
La perception de l’inhumain n’est possible qu’à par-
tir du vif sentiment de son opposé, de ce qu’on a appelé le
sens de l’humain. Quand je reconnais l’humanité d’autrui,

2. Naturae rationabilis individua substantia (Contra Eutychen et Nestorium,


c. III, PL 64, 1343). Cf. Paul Ladrière, La notion de personne, héritière
d’une longue tradition, dans Biomédecine et devenir de la personne,
Simone Novaes (dir.), Paris, Seuil, 1991, p. 27-85, 49 ; cf. 47-51.
3. Cf. Alan Montefiore, dans Dictionnaire d’éthique et de philosophie
morale, Monique Canto-Sperber (dir.), Paris, PUF, 1996, p. 691 a.
La liberté de conscience et le bien commun 189

je le fais grâce à une connaissance antérieure de cette huma-


nité qui ne peut être au bout du compte que celle que j’ai
de ma propre humanité. Le mot latin persona signifie en
premier lieu « masque de théâtre », le mot grec correspon-
dant, prosôpon, signifie premièrement la « face », le « visage »,
ce qui est donné au regard de l’autre, puis aussi « masque ».
Viendront ensuite naturellement d’autres sens, désignant le
personnage, le rôle qu’il joue et l’acteur qui joue ce rôle.
Ces mots ne désigneront que plus tard celui ou celle qui
parle, pour ainsi dire, derrière le masque, la personne au
sens qui nous est familier. Cette évolution de sens est tout à
fait naturelle car nous ne voyons jamais de nos yeux corpo-
rels la personne, mais toujours un masque, un visage
demeurant du reste souvent énigmatique, que chacune ou
chacun compose plus ou moins délibérément. Mais alors,
comment parvient-on à la personne au sens plus profond ?
Lorsqu’il est conscient, l’esprit humain est immédia-
tement présent à soi. Mais je ne puis être présent à autrui
de la même manière qu’à moi-même. Comme le déclarait
Fichte, « je ne peux pas du tout être immédiatement cons-
cient d’une liberté en dehors de moi ». La question est à
vrai dire : « Comment l’être humain en vient-il à assumer et
à reconnaître qu’il existe des êtres rationnels semblables à
lui en dehors de lui, puisque de tels êtres ne sont pas immé-
diatement ou directement donnés ou présents en sa pure
conscience de soi ? » S’agissant de liberté, Fichte faisait
observer en outre que la conscience de ma propre liberté
n’appartient pas à la sphère de la conscience immédiate
mais bien plutôt à celle de la clarification de la conscience
complète. Elle n’est d’abord qu’implicite, et s’explicite par
la médiation intersubjective : essentiellement dans la prise
de conscience du fait que ma liberté limite celle d’autrui et
réciproquement.
190 Thomas De Koninck

Bref, j’en viens à connaître autrui en le reconnaissant


et en le traitant avec le respect dû à sa liberté, c’est-à-dire en
reconnaissant que sa liberté limite la mienne. La question
de l’autre se confond presque avec celle du droit4. Comme
l’écrit Walter Schulz, « une des intuitions les plus profondes
de Fichte est d’avoir su expliquer que, d’un point de vue
théorique et abstrait, autrui peut, au même titre que le
monde des objets, être nié par moi en tant que sujet cons-
cient de soi, et que seul l’aspect moral m’en empêche en
m’invitant (auffordert) à me limiter par rapport à autrui et
ainsi à le reconnaître5 ».
Il reste que ce n’est initialement que grâce à l’accès
intérieur à moi-même que je le reconnais. On dit bien, et
pour cause, re-connaître. Une personne est un être qui
pense, sent, aime, comme nous. Nous savons par consé-
quent tous on ne peut mieux ce qu’est une personne, par
l’expérience que nous avons de vivre la vie de personnes.
Nous voilà au cœur même de l’éthique, la connaissance de
soi. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien
dans ta personne que dans la personne de tout autre tou-
jours en même temps comme fin, et jamais simplement
comme moyen », déclare avec justesse l’impératif kantien.
Barbare est ainsi avant tout celui ou celle qui est pervers au
point de méconnaître autant sa propre humanité que celle
des autres. Tout le problème est qu’il ne sait pas qu’il
l’ignore. « En quoi consiste la barbarie, demandait Goethe,

4. J. G. Fichte, Über die Bestimmung des Gelehrten (1794), dans Werke, I.


H. Fichte (ed.), Berlin, Walter de Gruyter, 1971 (réimpression de
l’édition de 1845-1846), VI, 305 et 302. Sur tout ceci voir l’excellente
étude de Robert R. Williams, Recognition. Fichte and Hegel on the
Other, New York, SUNY Press, 1992, p. 49 sq.
5. Walter Schulz, Philosophie in der veränderten Welt, Stuttgart, Klett-
Cotta, 1972, p. 725.
La liberté de conscience et le bien commun 191

sinon précisément en ce qu’elle méconnaît ce qui


excelle6 ? »
Le sens de l’humain est dès lors donné par la cons-
cience morale, par cette exigence de nous-mêmes à l’égard
de nous-mêmes qui nous fait pressentir qu’en causant injus-
tement un tort à autrui c’est immédiatement à nous-mêmes
que nous faisons du tort. C’était là la portée de la thèse
défendue par Socrate (dans le Gorgias de Platon) selon
laquelle il vaut mieux subir une injustice qu’en commettre
une. Il est aisé de voir que droit implique devoir, puisqu’ils
sont comme l’envers et l’endroit d’une même réalité. Si une
chose vous est due, il s’ensuit que c’est pour d’autres un
devoir, une obligation de vous la rendre ; de même que pour
vous-même ce qui est dû à d’autres. Voici qu’apparaît clai-
rement la relation à autrui. Nous voilà en fait déjà au cœur
de la justice, qui se distingue de l’amitié par le fait que,
dans la justice, l’autre est en quelque sorte séparé ; si
j’éprouve pour vous de l’amitié, voire simplement une sym-
pathie naturelle, les gestes qui en résulteront ne seront pas
le fait de la justice comme telle. La justice se vérifie plutôt
dans la reconnaissance d’une dette, d’un dû, à l’égard de
l’autre comme autre. Sa grandeur se vérifie le plus claire-
ment dans les cas où l’altérité est la plus prononcée : plus
l’autre est loin de moi, moins j’ai d’affinité avec lui, plus le
devoir à son endroit relèvera de la justice proprement dite.
Toutes les manières d’éliminer pratiquement autrui parti­
cipent de l’injustice : ainsi les multiples formes d’intolé-
rance et de discrimination : racisme, sexisme, fanatisme
prétendument religieux, etc. ; il en est de subtiles, telles la

6. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p.


295 (AK IV, 429) ; et Goethes Gespräche mit Eckermann, II, 22 März
1831, Wiesbaden, Insel-Verlag, 1955, p. 455 ; trad. Jean Chuzeville,
Paris, Gallimard, 1949, p. 345.
192 Thomas De Koninck

calomnie, la médisance, le « meurtre civil » (détruire sa


réputation), et le reste7.
Telle est aussi bien la signification de la règle univer-
selle, dite d’or : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne vou-
drais pas qu’on te fasse » (Entretiens de Confucius, XV, 23) ;
« Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent »
(Matthieu, 7, 12). Il y a là une expression de la solidarité
humaine la plus fondamentale. Or le sol de cette solidarité
est précisément la conscience, par laquelle « l’homme lui-
même, l’individu humain, devient l’universel, devient une
totalité de sens ». Car, comme l’explique lumineusement
Robert Spaemann, « parler de la conscience revient à parler
de la dignité de l’homme. Cela revient à parler de ce que
l’homme n’est pas un cas d’une entité universelle, un exem-
plaire au sein d’une espèce, mais que chaque individu est
lui-même, en tant qu’individu, une totalité, qu’il est lui-
même déjà “l’universel”8. »
Le développement de la conscience a cependant
besoin de l’aide d’autrui. On voit très distinctement chez
les enfants qu’il y a en tout être humain une disposition de
la conscience, une capacité de discerner entre le bien et le
mal. Comme le rappelle Spaemann, « ils ont un sens très
développé de la justice. Ils sont indignés lorsqu’ils voient
que la justice n’est pas respectée. Ils possèdent un sens de ce
que sont les notes justes et les notes fausses, la bonté et la
sincérité ; mais, s’ils ne voient pas ces valeurs incarnées dans
une autorité, cet organe s’atrophie. » Les mots, les paroles
sont pour eux le médium de la transparence et de la vérité.

7. Sur « l’invention du sujet de droit » et sur la position de Leibniz en


particulier qui fait reposer sa théorie du droit sur l’amour, voir Yves
Charles Zarka, L’autre voie de la subjectivité, Paris, Beauchesne, 2000.
8. Robert Spaemann, Notions fondamentales de morale, trad. Stéphane
Robillard, Paris, Flammarion, 1999, p. 92 et 90.
La liberté de conscience et le bien commun 193

Mais pour peu qu’ils découvrent l’utilité de mentir, voire le


mensonge chez les adultes, cet éclat disparaît petit à petit et
des formes atrophiées de la conscience se développent. Ici
encore les médias aggravent la situation. Huxley conseillait
avec humour et profondeur à la fois qu’il faudrait leur
enseigner « l’art de la dissociation », afin de les prémunir
contre les amalgames publicitaires et les fausses associations
du politiquement correct ; leur faire voir, par exemple, qu’il
n’y a guère de rapport entre une jolie femme et les mérites
d’un dentifrice, puis, à des niveaux plus profonds, aucun
lien nécessaire non plus entre la grandeur de la politique ou
de la religion et la guerre. C’est une autre manière de redire
combien est essentiel le développement du sens critique, du
jugement, le mieux servi ici sans doute par les disciplines
qui contribuent à aiguiser l’esprit, à lui donner de la préci-
sion, de la clarté, en enseignant à « abstraire, comparer,
analyser, diviser, définir, et raisonner, correctement 9 »
(Newman) ?
Le recours au dialogue présuppose la liberté des
interlocuteurs, la capacité d’infléchir le jugement d’autrui,
comme celle de laisser infléchir le sien, en vue du bien
commun. Il y a pathologie politique lorsque des régimes
suscitent des fatalismes défaitistes, invitant à une accepta-
tion résignée d’un destin qu’on ne saurait mettre en cause
– autre trait classique des tyrannies relevé plus haut.
Comme l’a fait observer John R. Saul, il n’y a pas de démo-
cratie, pas de vote, pas de choix, pas de citoyens, si tout est
contrôlé par des forces économiques inéluctables, si le
monde est vu comme constitué d’individus atomiques, de
plus en plus détachés de toute collectivité, esclaves de la
rapacité de quelques-uns. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner

9. Ibid., p. 98 ; Aldous Huxley, Ends and Means, London, Chatto &
Windus, 1937, p. 217 sq. ; John Henry Newman, The Idea of a
University (ed. I. T. Ker), Oxford, 1976, p. 272-273.
194 Thomas De Koninck

de la coïncidence curieuse, constatée par Habermas, d’un


sentiment d’impuissance politique avec le soi-disant triom-
phe planétaire de la démocratie. À quoi s’ajoute le paradoxe
suivant, que rapporte Federico Mayor : « Plus le monde se
globalise et plus il s’individualise et se fragmente. En réalité,
c’est justement parce qu’il se mondialise qu’il s’atomise à
vue d’œil : car dans un marché qui devient global, la frag-
mentation, loin de comporter des sanctions, est profitable,
et les institutions médiatrices qui fondaient le lien social –
la nation, le travail, la famille et l’école – sont en proie à un
processus de dissociation10. »
« Deviens ce que tu es », le précepte dérivé de Pindare,
veut dire qu’on est appelé à constituer soi-même son propre
« séjour » (êthos), son propre être en ce sens, qui revêt ainsi
la dignité d’une fin qu’on est invité à se donner, à la hau-
teur des trésors reçus en héritage. La vertu est une « force »
(virtus), une « excellence » (aretê), telle ou telle virtualité
portée à son sommet. Dans le flux de la vie, la vertu donne
un être, une identité ferme, qu’incarne bien la vertu de
force ou de courage. L’acquisition de la vertu, d’un « sens
des valeurs », peut dès lors se décrire comme une naissance
continuelle à soi : « elle est le résultat d’un choix libre, et
nous sommes ainsi en un sens nos propres parents »
(Grégoire de Nysse) ; Aristote parlait de l’homme comme
« principe et générateur de ses actions11 ».
Qui peut plus peut moins – virtus ultimum poten-
tiae –, dit la maxime, la vertu est l’extrême, le point culmi-
nant de la potentialité, qui par conséquent révèle le mieux
cette dernière. Les Jeux olympiques nous permettent d’éva-
10. Jürgen Habermas, Après l’État-nation, Fayard, 2000, p. 77 ; John Saul,
dans http ://www.abc.net.au/specials/saul/fulltext.htm ; Federico
Mayor, Un monde nouveau, Paris, Unesco, Éditions Odile Jacob,
1999, p. 453.
11. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, II, 3 ; Aristote, Éthique à Nicomaque,
III, 7, 1113 b 18.
La liberté de conscience et le bien commun 195

luer la pleine mesure des capacités humaines au niveau du


corps principalement. Les défis moraux de même, mais en
ce qui concerne cette fois davantage l’être humain comme
tel. En ce sens, on peut donner raison à Kant d’avoir insisté
qu’il y a dignité humaine quand il y a vertu. Il n’empêche
que cette excellence manifeste une capacité sans laquelle
elle ne pourrait jamais être réalisée : rien ne vient de rien ;
c’est l’humaine nature qui est ainsi portée à un achèvement
et manifestée.
Une autre excellente manière de décrire la cons-
cience est d’évoquer la nécessité d’un accord avec soi. Ainsi
que l’a bien marqué Hannah Arendt, « ce principe d’accord
avec soi-même est très ancien. Il fut, en fait, découvert par
Socrate, dont la doctrine centrale, telle qu’elle fut formulée
par Platon, est contenue dans la phrase : “Comme je suis
un, il vaut mieux pour moi être en désaccord avec le monde
entier qu’être en désaccord avec moi-même” [Gorgias,
482 c]. » Cet accord, c’est l’accord avec la conscience. La
« totalité de sens » dont je viens de parler en citant Robert
Spaemann ressort bien à nouveau du fait que, comme
l’écrit encore Hannah Arendt, « le voleur, par exemple, est
en fait en contradiction avec lui-même, car il ne peut vou-
loir que le principe de son action, voler ce qui appartient à
autrui, devienne une loi générale ; une telle loi le priverait
instantanément de sa propre acquisition12 ».

La liberté la plus exigeante


Or tout cela présuppose la liberté.
Il est facile, au niveau du discours, de nier jusqu’à
l’existence de la liberté, la qualifiant de leurre, d’illusion et
le reste, faisant état, par exemple, des multiples formes de
12. Hannah Arendt, La crise de la culture, trad. sous la direction de Patrick
Lévy, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 281.
196 Thomas De Koninck

déterminismes auxquels nous somme sujets, pulsions


inconscientes, conditionnements sociaux, biologiques, etc.,
à l’instar de ceux que Paul Ricœur a le premier appelés les
« maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud. Ces
déterminismes sont indéniables et réduisent sans aucun
doute l’espace de liberté dont nous disposons.
Et pourtant, songez un instant à ce que vous per-
driez si on vous enlevait tout d’un coup votre liberté per-
sonnelle. Nous sentons bien tous, en réalité, combien
ardemment, farouchement même, nous pouvons tenir à
notre propre liberté.
La question de la liberté soulève d’emblée celle de
ses contraires : esclavages et servitudes diverses, contraintes
externes ou internes, nécessité, destin, contingence, vio-
lence. Elle est en même temps au cœur de l’éthique, comme
nous venons de l’entrevoir : action, volonté, pouvoir du
bien et du mal, vertus et vices, droit ; justice, amitié, bon-
heur humain, dignité de la personne, angoisse, tout cela n’a
pas de sens sans elle. Elle est au cœur du politique pour les
mêmes raisons, mais aussi parce qu’elle définit, positive-
ment ou négativement, les rapports entre l’individu et
l’État. Cependant que les sciences mettent à nu des déter-
minismes insoupçonnés – tels « l’inconscient psychanalyti-
que », « l’inconscient linguistique » et « l’inconscient socio-
logique », par exemple, la pensée politique contemporaine
s’emploie à établir les libertés fondamentales et à les préci-
ser. Parmi ces dernières, la plus fondamentale de toutes,
c’est la liberté religieuse, puisqu’il s’agit alors du droit
d’obéir aux options reconnues par chacune et chacun en
son for intérieur comme les plus fondamentales.
Ce que je voudrais esquisser à présent, c’est à quel
point cette liberté est toutefois exigeante.
La liberté de conscience et le bien commun 197

Certes la liberté proprement dite est toujours exi-


geante. Elle implique en effet qu’on s’appartienne, et s’op-
pose dès lors à toutes les servitudes, non la moindre d’entre
lesquelles est l’ignorance. Le mot de Condorcet est juste :
« Il n’y a pas de liberté pour l’ignorant. » La pire des igno-
rances étant, faut-il l’ajouter, l’ignorance de soi, si bien
représentée dès l’Antiquité par la figure d’Œdipe, entre
autres. Les grands tragiques grecs, surtout Euripide, mais
déjà Homère avant eux – « Patience, mon cœur », déclare
Ulysse (Odyssée, XX, début) – ont admirablement dépeint
l’esclavage auquel peuvent réduire les passions, et toute la
portée dès lors d’une juste connaissance de soi.
Être libre, dit-on, c’est pouvoir faire ce qu’on veut.
Mais que veut-on au juste ? Qu’est-ce que la « vie bonne » ?
Qu’est-ce que la « vie bonne » pour moi ? Qui suis-je ?
À moins d’être endormis en plein jour – comme le
sont la plupart des humains selon le grand Héraclite – ou
d’être « doublement ignorants », selon la juste formule de
Platon, nous nous découvrons ainsi comme des questions
pour nous-mêmes, comme des réalités à être, non toutes
faites, dont nous portons la responsabilité. La problémati-
que éthique vient du désir profond d’une réalisation pro-
fonde de soi qu’on a en charge d’assumer par soi-même,
dans son action ou, si l’on veut, du sens de la responsabilité
de l’être qu’on se donne en agissant, comme nous le disions.
Elle vient du poids de la liberté.
Il n’empêche que la médiation la plus significative, la
plus décisive, la plus chargée de potentialités mais aussi de
périls, c’est, pour chaque liberté, celle des autres libertés. Le
domaine des relations humaines est, par excellence, quoi-
que non de façon exclusive, le lieu de l’éthique. Comment
surmonter tout ce qui s’oppose à l’émergence des libertés ?
La médiation du droit est ce qui donne ici à l’éthique sa
figure concrète au sein du politique.
198 Thomas De Koninck

C’est ainsi que s’impose, on le voit, s’agissant de


liberté religieuse, le principe de la laïcité de l’État. Car jus-
tement il appartient à l’État de veiller à ce que la liberté des
consciences soit respectée par tous les citoyens. La laïcité de
l’État est ce qui garantit ma liberté religieuse à l’endroit de
l’État lui-même et de ses citoyens.
Ce principe est essentiel afin que soit pleinement
respectée la liberté de tous en ce qu’elle a de plus fonda-
mental, les options premières de toute vie humaine, que
Husserl appelait « les questions les plus brûlantes », à savoir
« les questions qui portent sur le sens ou l’absence de sens
de toute cette existence humaine13 ».
Le mot si juste de Condorcet, que je viens de citer –
« il n’y a pas de liberté pour l’ignorant » – s’applique à neuf,
on ne peut mieux, ici encore. Ce serait se moquer de la
liberté humaine au plus profond d’elle-même, par consé-
quent, que d’exclure l’interrogation constante eu égard aux
questions ultimes.
La perspective de cette authentique réalisation de soi
qui vient du poids de la liberté, comme nous le disions,
entraîne en somme une exigence de vérité, de la part de
toutes et tous, que l’on se considère athée, agnostique ou
croyant. Elle implique qu’on peut toujours renoncer à une
position et en adopter une autre, en fonction de ce que l’on
juge vrai.
La liberté doit, en bref, demeurer ouverte en perma-
nence au questionnement. Il me semble que c’est dans cette
perspective dynamique d’une tâche que les exigences du
présent ne cessent de convoquer qu’il faut désormais voir
de plus en plus nettement la place de la liberté, et plus spé-
cifiquement de la liberté religieuse, en nos sociétés.

13. Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie


transcendantale, trad. Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 10.
La liberté de conscience et le bien commun 199

Conséquences de la liberté des consciences


Qui d’autre que la société civile pourrait protéger la
liberté des consciences ? À qui revient-il, par exemple, d’ac-
corder publiquement et pratiquement la priorité du droit
des parents en matière d’éducation ? Le pluralisme, qui est
une rançon de la liberté, est intimement lié à la priorité de
ce droit. La société civile ne peut méconnaître ni ce droit ni
sa priorité sans détruire la famille, sans faire violence à la
liberté des consciences d’où découle en pratique la diversité
des croyances. Le respect de cette liberté, et par conséquent
des diversités confessionnelles et non confessionnelles, est
le signe d’une légitime et saine laïcité qui, pour les chrétiens
dont je suis, est un principe. Il revient, en effet, à l’État de
voir à ce que ceux qui s’opposent en matière de religion le
fassent non à l’intérieur de la vie politique mais au niveau
de la religion.
D’aucuns sont tentés de protester que la laïcité de
l’État implique une attitude négative envers la religion.
Comment prétendre cela quand l’État y est obligé en vue
du bien commun, de la paix et pour sauvegarder la libre
pratique de la religion ? Le respect de la liberté des cons-
ciences – vraies ou fausses – n’est pas un nivellement de
toutes les consciences ; il est simplement l’égard dû même à
la personne dont la conscience serait à nos yeux erronée.
L’aberration sans nom des guerres de religion de jadis illus-
tre bien, a contrario, ce dont je parle. On croyait pouvoir
imposer, de force, certaines convictions aux autres, au nom
de la vérité, comme si la liberté de l’être humain ne faisait
pas partie, justement, de cette vérité. J’entends la liberté au
sens du droit de l’être humain de décider de son propre
destin librement, selon sa propre conscience. De cette
liberté naît le devoir et le droit de l’être humain de suivre,
justement, sa propre conscience, auxquels correspondent le
200 Thomas De Koninck

devoir de l’individu et de la société de respecter cette liberté


et cette décision personnelle.
Pour les tenants de ces guerres insensées, l’erreur
n’avait pas le droit d’exister. Or l’erreur est quelque chose
d’abstrait et de ce fait n’est pas sujet de droit, cependant
que l’être humain, même s’il se trompe, est, lui, sujet de
droit. Il a le devoir et le droit de suivre sa conscience et, par
suite, le droit à ce que cette indépendance soit respectée par
tous les humains.
L’attitude de l’État envers le pluralisme serait néga-
tive si en ces matières l’État accordait des privilèges à un
groupe à l’exclusion des autres ; il manquerait alors à la légi-
time et saine laïcité. En agissant conformément à cette laï-
cité, l’État se découvre, de fait, en accord avec la parole du
Christ : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui
est à Dieu » (cf. Matthieu, 22, 15-21). Le Christ répondait
ainsi à des personnes qui se faisaient de la communauté
civile une conception théocratique. Il est remarquable et
significatif que, dans les Évangiles synoptiques, qui tous les
trois rapportent cette parole, César soit nommé en premier.
Le fait est que, si la distinction que cette parole énonce
n’est pas d’abord observée dans l’ordre temporel, le bien
transcendant de la religion sera compromis.
Il reste que la meilleure façon de prévenir les aberra-
tions du type de celles des guerres de religion, sous quelque
forme qu’on puisse imaginer, c’est l’amitié véritable. Car
l’amitié authentique permet de se mettre effectivement
« dans la peau de l’autre », de vivre son point de vue en
même temps que le sien, de chercher à voir ce qu’il pense,
de comprendre sa pensée et de faire comprendre la sienne
propre, en recourant au besoin à de nouveaux termes, de
nouvelles comparaisons, de nouvelles idées. L’ami véritable
est un « autre soi » (allos autos), disait avec raison Aristote.
Dans ce qu’elle a de meilleur, précisait-il, l’amitié est par-
La liberté de conscience et le bien commun 201

tage de ce que la conscience d’exister de l’autre a également


de meilleur (cf. Éthique à Nicomaque, 1170 b 2-8 ; b 10-
12) – ce qui implique évidemment, au premier chef, tout
ce qui concerne le sens ultime de la vie humaine, dans un
souci partagé et réciproque de vérité. On le voit ici encore,
amitié et vérité vont de pair.
Le rapport à autrui, à l’époque moderne, devient du
reste proprement constitutif dans la théorie du droit.
Leibniz corrige Locke sur ce point fondamental dans les
Nouveaux Essais sur l’entendement humain : « La conscience
n’est pas le seul moyen de constituer l’identité personnelle,
et le rapport d’autrui ou même d’autres marques peuvent y
suppléer. » Le droit repose entièrement chez Leibniz sur
une théorie de l’amour, défini magnifiquement dans les
termes suivants : « Aimer ou estimer, c’est se plaire dans la
félicité d’un autre ou, ce qui revient au même, c’est faire de
la félicité d’un autre notre propre félicité » (Codex juris gen-
tium diplomaticus, éd. Dutens, IV, p. 295)14. La découverte
de la place d’autrui est directement liée à cette définition de
l’amour mise ici à la source du droit naturel et de ses trois
degrés, le droit strict, l’équité et la piété. Elle se confirme
dans la Méditation sur la notion commune de la justice, où
pour passer du jus strictum à l’équité il faut passer du prin-
cipe : « Mettez-vous à la place d’autrui [...] », au principe :
« Mettez-vous à la place de tous [...] » (éd. Mollat, II, p. 62-
63).

Le bien commun
L’idée plus que jamais réaliste, en pareil contexte, est
dès lors celle du bien commun et le meilleur moyen d’assu-
rer ce dernier demeure la démocratie véritable. Les travaux

14. Cf. Yves Charles Zarka, L’autre voie de la subjectivité, Paris, Beauchesne,
2000, p. 28, 88, 93, 106.
202 Thomas De Koninck

remarquables d’Amartya Sen, Prix Nobel d’économie en


1998, ne laissent pas de le faire voir, de même qu’ils ont su
démontrer comment des peuples différents, aux cultures
différentes, peuvent partager des valeurs et des engagements
communs, autour de la primauté de la liberté et de l’uni-
versalité des droits humains, par exemple15. La démocratie
véritable est cependant extrêmement concrète et complexe,
elle implique le dynamisme constant de recherches, de
découvertes, de développements, de choix en vue du bien
commun, qu’on s’efforce sans cesse de réaliser de manière
pratique. Elle suppose une éducation aidant chacune et
chacun à se forger, de façon critique, une culture propre.
Seule une telle culture pourrait sauver l’expert de son exper-
tise, le technicien de sa technique, les sociétés humaines de
la mondialisation de l’ignorance.
Le discours du scientifique, de l’économiste, du poli-
tique, de tout citoyen à vrai dire, ressortit à la culture et ne
saurait faire l’économie de l’éthique. (Celui de l’écono-
miste, par exemple, ne saurait ignorer le fait massif de la
pauvreté, sous peine de commettre lui aussi, en tant que
citoyen ou être humain tout court, ce que Whitehead appe-
lait le paralogisme du concret mal placé.) Le langage qui
nous est propre, à nous humains, fait en effet référence
d’emblée au juste et à l’injuste, au bien et au mal. Quand
d’ailleurs les mots de cet ordre ont perdu leur sens, la bar-
barie n’est pas loin ; seul le logos, la parole, offre une solu-
tion de rechange à la violence. Dans sa célèbre Conférence
sur l’éthique, Wittgenstein allait jusqu’à qualifier l’éthique

15. Voir, par exemple, Amartya Sen, Development as Freedom, New York,
Alfred A. Knopf, 1999, spécialement les chapitres 6, « The Importance
of Democracy », p. 146-159, et 10, « Culture and Human Rights », p.
227-248. Cf., en outre, Christine M. Koggel, Perspectives on Equality.
Constructing a Relational Theory, New York, Rowman & Littlefield
Publishers, Inc., 1998 ; et Christine Koggel (ed.), Moral Issues in
Global Perspective, Peterborough, Broadview Press, 1999.
La liberté de conscience et le bien commun 203

de « surnaturelle », et son langage de « non naturel » : on y


affronte « les bornes du langage », écrivait-il. « Dans la
mesure où l’éthique naît du désir de dire quelque chose de
la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a
une valeur absolue, l’éthique ne peut pas être science. » Le
lieu de vérification de ce que l’on avance en éthique est en
effet bien différent des chaises et des tables, puisqu’on y fait
appel à la conscience. De là la pertinence particulière du
témoignage en éthique. On ne peut communiquer, argu-
menter, à propos du juste et de l’injuste, du bien et du mal,
sans des mots et sans les concepts universels auxquels ces
mots renvoient16.
Le dénominateur commun de la vie de chacun des
peuples du monde est ainsi leur culture, l’expression fonda-
mentale et unificatrice de leur existence. Dire « culture »,
c’est alors exprimer l’identité nationale qui constitue l’âme
des peuples et survit aux épreuves de tout genre. En fonc-
tion de sa culture, chaque peuple se distingue de l’autre,
qu’il peut compléter par son propre apport particulier.
Maints pays pauvres en biens matériels, mais riches en cul-
ture, peuvent puissamment aider les autres à cet égard.
Expression par excellence de l’esprit des peuples, la culture
ne saurait être séparée de tous les autres problèmes de l’exis-
tence humaine – la paix, la liberté, la faim, l’emploi, par
exemple. Leur solution dépend en effet d’elle, puisque c’est
elle qui permet de les comprendre, de les situer dans la vie,
d’y trouver remèdes ou de les prévenir. C’est encore elle,
entendue dans le même sens large, qui garantit la croissance
des peuples et préserve leur intégrité.

16. Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations suivies de Conférence sur


l’éthique, trad. Jacques Fauve, Paris, Gallimard, Idées, 1971, p. 155 ;
Tractatus Logico-philosophicus, 6. 421 : « Die Ethik ist transzendental ».
Cf. Aristote, Politique, I, 2, 1253 a 9–1253 a 12.
204 Thomas De Koninck

Ce qu’on appelle la crise économique est un effet


patent de la crise éthique, voire, plus radicalement encore,
de la crise culturelle que nous traversons. Séparer l’éthique
de la culture donne les résultats accablants du siècle dernier,
Auschwitz en tête17. Il y a avant tout une crise. Le fléau de
la pauvreté qui croît chaque jour de manière exponentielle
est en réalité le fait de la fausse culture de l’économisme,
c’est-à-dire de la théorie selon laquelle le socle des sociétés
humaines serait l’économie. En résultent les immenses
ravages de la pauvreté, dont les causes premières sont la
rapacité et l’égoïsme. On n’a jamais été aussi riche en biens
matériels qu’aujourd’hui, depuis qu’on a mis la spéculation
au-dessus de la production et qu’on a réalisé, de surcroît, à
quel point sont lucratives les armes de mort. Jamais biens et
argents n’ont-ils été répartis de manière aussi inégale. La
« main invisible » des seules lois du marché opère sauvage-
ment, créant ces gouffres toujours plus grands et combien
visibles, eux, entre riches et pauvres, d’une nation à l’autre,
ou à l’intérieur de chacune. Tiers-monde et quart-monde
s’ensuivent.
Bien avant l’économie, il y a l’humain, un mot
appelé à rendre un son étrange et dépassé à des oreilles bar-
bares comme celles des responsables de ces guerres insen-
sées dans lesquelles n’a pas tardé à s’enliser le siècle qui
débute. Malgré qu’on en ait, il faut répéter que ce qui doit
être mis au centre des sociétés humaines, c’est bien plutôt le
sens de l’humain, de la dignité humaine. Une autre manière
de dire la même chose est d’affirmer, toujours à neuf, la
priorité de la culture, entendue comme ce qui a du sens,
permet de vivre vraiment en société humaine. Si l’on pou-

17. Nul n’a mieux articulé ces liens que George Steiner, à notre connais-
sance ; voir entre autres Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une
redéfinition de la culture [1971], trad. Lucienne Lotringer, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 1986.
La liberté de conscience et le bien commun 205

vait le reconnaître enfin dans les faits, l’économie même y


gagnerait vite au-delà de tout ce qu’on peut croire, car on
cesserait de mettre au premier rang les lois de la convoitise.
Nous possédons tous, disions-nous, un accès privilé-
gié à la personne humaine. Car nous savons toutes et tous,
grâce à l’expérience ordinaire, ce que c’est que de percevoir,
sentir, désirer, penser, vouloir, aimer, et le reste, toutes réali-
tés qui ne sont jamais accessibles, en tant que telles, aux
sens externes. L’activité vivante de penser ne peut jamais
être séparée, alors que nous pouvons – et nous le faisons
parfois – séparer certaines opérations de pensée (les pro-
grammant dans un ordinateur, par exemple). Seuls ceux
qui n’ont jamais aimé ne savent pas ce qu’est l’amour. Alors
que nous ne voyons jamais ni notre conscience, ni notre
pensée, ni notre amour, ni l’immense étendue de nos per-
ceptions, émotions, imaginations, rêves, désirs, goûts et
dégoûts, vices et vertus, aspirations, intentions, convic-
tions, et ainsi de suite, tout cela constitue pourtant la subs-
tance de nos vies et de nos expériences en tant que person-
nes. Elles nous sont plus connues en ce sens-là – et sont à
vrai dire ce qui compte le plus pour nous. De là vient qu’il
soit vrai de dire que notre seul accès à l’autre personne en
tant que personne est notre accès à nous-mêmes. Il est tout
à fait légitime que nous exigions des définitions et des
explications afin de clarifier toujours davantage notre com-
préhension de nous-mêmes et de notre comportement.
Mais il reste que la condition essentielle afin de pouvoir
juger de l’exactitude des réponses avancées – les définitions
de la personne humaine incluses – n’est évidemment pas
quelque connaissance de pointe relevant de domaines aussi
précis et bien définis que la physique, les mathématiques, la
biologie ou la psychologie. La condition essentielle, c’est
l’expérience humaine tout entière.
206 Thomas De Koninck

Il faut en outre, comme l’a admirablement marqué


Amin Maalouf, que « personne ne se sente exclu de la civili-
sation commune qui est en train de naître, que chacun
puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles
de sa culture propre ». Mais « chacun devrait pouvoir
inclure, dans ce qu’il estime être son identité, une compo-
sante nouvelle, appelée à prendre de plus en plus d’impor-
tance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le
sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine18 ».
La pierre de touche demeure, en un mot, le monde
de notre responsabilité personnelle. Comme l’a rappelé
avec une vigueur singulière Vaclav Havel, « des notions tel-
les que la justice, l’honneur, la trahison, l’amitié, l’infidé-
lité, le courage ou la compassion possèdent dans ce monde
un contenu tout à fait concret, par rapport à des personnes
concrètes, un contenu très important pour la vie concrète ;
bref, elles ont encore du poids ». Rien n’est plus décadent et
une invite certaine aux pires violences qu’une « époque qui
nie la signification contraignante de l’expérience person-
nelle – y compris celle du mystère et de l’absolu – et qui
substitue, à l’absolu personnellement expérimenté comme
mesure du monde, un absolu nouveau, créé par les hom-
mes et qui n’a plus rien de mystérieux, un absolu libéré des
“caprices” de la subjectivité, et, partant, l’absolu imperson-
nel et inhumain de la soi-disant “objectivité”, de la connais-
sance rationnelle objective du projet scientifique sur le
monde19 ».
C’est la vie la plus « ordinaire » (si une telle chose
existe) qui sollicite ainsi la première l’éveil de la conscience
à un niveau profond. Il faudrait être singulièrement anes-

18. Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Le Livre de poche,


2001, p. 187-188.
19. Vaclav Havel, « La politique et la conscience », dans Essais politiques,
Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 223-247.
La liberté de conscience et le bien commun 207

thésié pour ne point voir la vie, ne point voir l’esprit dans le


regard d’autrui, dans un geste ou une parole, pour être
fermé à l’émotion, la bonté, la joie, l’angoisse, la colère,
l’admiration, la tendresse, la compréhension sur un visage.
L’esprit n’a rien à voir avec le fantôme qu’ont inventé les
dualismes sommaires. Rien n’est en réalité plus concret,
plus vivant, plus manifeste que l’esprit ; nous l’éprouvons
dans l’expérience d’aimer ou celle de penser, nous le saisis-
sons (et pouvons le contempler) chaque jour dans l’expres-
sion réelle du corps humain. Ainsi, selon les mots de Proust,
chez nos « humbles frères » même lorsqu’ils sont peu ins-
truits, « dans la lueur impossible à méconnaître de leurs
yeux où pourtant elle ne s’applique à rien20 ». Pour le nier, il
faudrait faire fi de la vie humaine à son niveau le plus élé-
mentaire. Fernand Dumont parlait, avec justesse, d’« une
abolition de la transcendance », du « brouillage de figures
tangibles susceptibles de rallier de haut l’accord des
esprits »21. Or la « figure tangible » par excellence, c’est l’être
humain. La reconnaissance de son unique dignité est, elle,
susceptible de rallier les esprits.

20. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur, dans À la recherche du
temps perdu, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1987, vol. 1,
p. 539.
21. Fernand Dumont, L’avenir de la mémoire, Québec, Nuit Blanche
Éditeur, 1995, p. 49.

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