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Marc Angenot

RHÉTORIQUE
de
L’ANTI-SOCIALISME
Essai d’histoire discursive

1830-1917

LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL


Rhétorique de l’anti-socialisme
ESSAI D’HISTOIRE DISCURSIVE

1830-1917
Marc Angenot

Rhétorique de l’anti-socialisme
ESSAI D’HISTOIRE DISCURSIVE

1830-1917

LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL


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Table des matières
I Problématique .................................................................. 1
La rhétorique de la réaction .................................................. 3
Qui est réactionnaire ? ........................................................... 11
L’argument de la pente fatale et de l’enchaînement .......... 13
II Historique ......................................................................... 19
Sous la Monarchie de Juillet, 1830-1848 ............................... 19
La Deuxième République, 1848-1851 ................................... 22
Les économistes libéraux ....................................................... 28
Les polémiques intra-socialistes ............................................ 30
Le roman-feuilleton accusé ................................................... 35
Invention du roman dystopique ............................................ 36
Le Second Empire, 1852-1870 ............................................... 41
L’après-Commune, 1871-1879 ............................................... 44
La Troisième République, 1880-1917 ................................... 46
Les secteurs de l’anti-socialisme après 1880 :
les catholiques ..................................................................... 51
Le catholicisme social ............................................................ 53
Les économistes libéraux ....................................................... 55
Le darwinisme social .............................................................. 59
Les « socialistes professoraux » .............................................. 60
Quelques « compagnons de route » ..................................... 64
III Argumentaire .................................................................... 67
Argumenter, légitimer et convaincre .................................... 67
Concéder le mal ..................................................................... 71
Disqualification ....................................................................... 72
1. Des alcooliques ................................................................... 79
2. Des fous ............................................................................... 80
3. Des criminels ...................................................................... 83
Trois moyens de délégitimation ............................................ 83
Le socialisme comme verbiage .............................................. 84
Le socialisme comme utopie ................................................. 86
Les « révisionnistes » .............................................................. 92
Le socialisme comme religion ............................................... 97
Réfutation des présupposés : bonté et égalité de l’homme . 104
Malheur, misère et responsabilité individuelle .................... 123
Le socialisme contre le progrès ............................................. 126
Argumentation par les échecs ............................................... 128
Réfutation des concepts et démentis des prévisions ............ 129
Les polémiques intra-socialistes et leur usage (suite) .......... 132
IV Prophéties ......................................................................... 137
Les Cassandres de l’utopie socialiste ..................................... 137
Le Régime collectiviste........................................................... 139
Effets pervers généralisés ....................................................... 149
L’État et la classe bureaucratique .......................................... 151
Les anarchistes contre le collectivisme ................................. 160
Contre l’anarchie ................................................................... 163
V Extension du Mal ............................................................. 169
Socialisme, démocratie, étatisme .......................................... 169
Le mal social : causes et extension ........................................ 170
Le souvenir de la Révolution bourgeoise ............................. 173
La thèse contre-révolutionnaire ............................................ 174
— La République, c’est le mal ............................................... 178
— Le socialisme, fils de la Révolution française ................... 182
— La démocratie, c’est le mal ............................................... 185
— La question sociale et le « socialisme d’État » ................. 189
— Dangers de l’ » étatisme » ................................................. 192
VI Polémiques sociales et divergences cognitives ................... 199
Pourquoi argumente-t-on ? .................................................... 199
Le socialisme invulnérable .................................................... 201
Fondations : la ou les natures humaines ............................... 204
Deux camps : la pensée manichéenne .................................. 205
Une position nouvelle : le sociologue au-dessus
de la mêlée ........................................................................... 219
Divergences cognitives : l’idéologie socialiste
comme sophistique ............................................................. 222
Sophismes de l’espérance. Raisonnement et utopie ............ 226
Le problème du mal et sa dialectique ................................... 233
Bibliographie .......................................................................... 255
Du même auteur ..................................................................... 273
Remerciements
Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada qui a subventionné les travaux préparatoires de cet essai et
d’autres recherches sur « Le mal social et ses remèdes, 1800-1989».
I
Problématique
Bien loin de partager vos opinions, je pense au
contraire que le pays où l’on aurait établi la
communauté des biens serait le plus misérable
de tous les pays.
Thomas More, Utopia

Le communisme ne durera pas.


Le système de Fourier étudié dans ses
propres écrits1

J’étudie dans ce livre un siècle de polémiques et d’attaques


contre le socialisme, de réfutation de ses doctrines et de dénoncia-
tion de ses actions. La polémique anti-socialiste a été sans contredit,
dans la modernité politique, parmi les plus soutenues, les plus
âpres, les plus opiniâtres. D’une génération à l’autre, elle a mobilisé
continûment une coalition de réfutateurs de divers bords. Je me
propose de faire apparaître cependant, dans la longue durée histo-
rique, l’éternel retour d’un nombre fini de tactiques, de thèses et
d’arguments, formant une sorte d’arsenal où puisèrent les généra-
tions successives de polémistes. Ces arguments ne sont pas tout à
fait usés aujourd’hui, on peut du moins en relever les ultimes
avatars dans les essais d’adversaires d’un socialisme qui, du moins
sous sa forme doctrinaire, appartient au passé. Dès qu’apparurent
les premières écoles qu’un néologisme (daté de 1832) allait dési-
gner comme « socialistes » — et si contradictoires que pouvaient
être les systèmes de Fourier, d’Owen, de Saint-Simon et autres
« prophètes » romantiques — une partie de l’opinion s’est dressée
contre des doctrines et des programmes qui promettaient de met-
tre un terme aux maux dont souffre la société, mais qu’elle a jugés

1. Paris : Delay, 1842.

1
2 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

absurdes, chimériques aussi bien qu’impies, dangereux, scélérats,


et dont des hordes d’essayistes se sont employé à démontrer au
public la fausseté et la nocivité.
Sans doute pourrait-on remonter plus haut dans le temps,
déchiffrer les arguments des anti-rousseauïstes (comme Swift), les
réfutations conservatrices et cléricales de la critique sociale des
Lumières, élargir l’enquête aux ennemis de l’esprit d’utopie et de
son rationalisme optimiste, du romantisme aux philosophies de
l’absurde2. Sans doute pourrait-on encore aborder les théories
mêmes de l’économie politique, d’Adam Smith à Ricardo, Malthus,
Say comme réactions au rationalisme humanitaire. On pourrait
encore convoquer les penseurs contre-révolutionnaires comme
Joseph de Maistre, Louis de Bonald, P.-J. Ballanche, les sociologues
conservateurs du XIXe siècle, Frédéric Le Play au premier chef,
tous les penseurs des bienfaits de la Tradition et de la continuité
sociale contre l’esprit de réforme et de révolution.
Tout ceci formerait une autre étude que celle que je propose,
qui est plus circonscrite : il s’agit de saisir en continuité les écrits de
tous bords qui s’en sont pris à cette vaste production idéologique
qui a prétendu offrir un remède radical aux maux dont souffre la
société, depuis les « sectes » groupées autour de Fourier, Saint-
Simon, Cabet, Leroux, Colins et autres réformateurs sociaux appa-
rus sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, jusqu’aux partis
et syndicats de l’Internationale socialiste, deuxième du nom — et
qui prétendirent démontrer que c’était cette idéologie et ces mou-
vements qui, loin de délivrer du mal comme ils le promettaient,
étaient un mal absolu et un danger mortel pour la Civilisation.
J’arrête mon enquête en 1917, la Révolution bolchevique chan-
geant radicalement les données puisque désormais les dénoncia-
tions et les polémiques ne porteront plus essentiellement sur un
socialisme-sur-papier, mais sur un régime révolutionnaire, celui du
« Pays où naît l’avenir » comme lyriquement l’URSS était désignée
par ses admirateurs.
Je ne crois pas qu’il y ait lieu de justifier longuement dans son
principe mon entreprise. Le matériau est abondant, très varié et

2. Cet aspect est abordé par J. Shklar, After Utopia : The Decline of Political Faith.
Princeton, NJ : Princeton University Press, 1957.
I PROBLÉMATIQUE 3

cependant très répétitif. Il n’a jamais été considéré de près ni dans


son ensemble. La bibliographie qui complète ce livre relève quel-
que deux cent cinquante ouvrages ; y cohabitent des noms fameux
d’économistes, de politiciens, de publicistes de jadis, et de parfaits
oubliés. Il y a quelque chose à apprendre dans le fait que des esprits
très divers se réclamant de doctrines politiques contradictoires se
sont repassé, dans un interminable débat d’une génération à l’autre
et dans des conjonctures changeantes, un nombre fini de raisonne-
ments, de moyens de réfutation et d’objections. L’inventivité rhéto-
rique apparaît pour ce qu’elle est : non le produit des circonstances
et du « talent », mais un fait historique et social de longue durée.
Rien n’est plus historique que le probable, que les arguments qui
persuadent et puis cessent de persuader. Ces polémiques oubliées,
du romantisme à la triste « Belle » Époque, éclairent en outre à leur
façon les conflits et malheurs du « court XXe siècle » et certains
aveuglements comme certaines perspicacités de jadis retrouvent de
l’intérêt à la lumière du temps présent. Il est enfin possible, par les
analyses auxquelles ce vaste corpus se prête et par le constat du
perpétuel dialogue de sourds que fut l’affrontement entre les socialis-
tes et leurs adversaires, d’aboutir à des considérations sur la logique
des Grandes espérances et la ou plutôt les rationalités à l’œuvre
dans les débats politiques modernes.

LA RHÉTORIQUE DE LA RÉACTION
L’étude que j’entreprends trouve notamment son origine, du
point de vue de la méthode, dans le désir de mener une discussion
sur pièces d’un paradigme critique fameux, celui de l’économiste
et politologue de Harvard, Albert O. Hirschman. Étudiant ce qu’il
appelle la « rhétorique réactionnaire », The Rhetoric of Reaction, en
en construisant l’idéal-type moderne, Hirschman a prétendu rame-
ner toute l’argumentation anti-progressiste pendant deux siècles —
de Burke écrivant contre la Révolution française en en prophéti-
sant les échecs et les catastrophes, à nos jours du côté de la droite
américaine contre les « libéraux », leur féminisme, leur « discrimi-
nation positive » et leurs programmes sociaux —, à trois seules
formes d’objections récurrentes adressées en d’innombrables ava-
tars, mais toujours coulés dans le même schéma, aux réformateurs
4 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

de tous les temps : Innocuity, Jeopardy, Perversity, ce sont les argu-


ments de l’innocuité, de la mise en péril et de l’effet pervers.
J’aurai des réserves à faire et des amendements à proposer,
mais il me faut d’abord rendre à Albert Hirschman un juste hom-
mage : il a donné un grand livre avec un puissant sens de la syn-
thèse. Il a montre brillamment l’éternel retour des trois topoï, de
1789 à toute les étapes de l’évolution démocratique, aux mesures
sociales successives de l’État-Providence (si on peut parler d’une
telle chose aux États-Unis). Il est un pionnier de la réflexion sur
l’historicité de la persuasion contre les rhétoriques intemporelles,
mortes en taxinomisant des figures et des tropes, transiit classificando.
L’objectif de l’analyse du discours (qui est le genre de méthode que
je pratique) est de cerner, de faire apparaître l’historicité et la
socialité des récits et des débats publics, et non de traiter les narra-
tions et les façons de raisonner comme des faits intemporels. Si
certains débats passionnés de jadis se sont éloignés de nous dans la
durée idéologique au point de paraître unilatéraux, absurdes ou
sophistiques, le chercheur ne prend pas fait et cause et il ne pré-
tend surtout pas faire du temps présent, choqué dans ses provisoi-
res certitudes, le juge de l’histoire des idées passées. Ce chercheur
dégage des logiques qui s’affrontèrent et il reconstitue et s’efforce de
faire sentir des forces de convictions devenues en grande partie
obsolètes.

***
Il est à propos de rappeler au lecteur avant de poursuivre les
trois catégories argumentatives d’Albert Hirschman : je propose de
les illustrer par des exemples tirés des pamphlets anti-socialistes
dont je viens de parler. J’exposerai tout de suite, tant qu’à faire,
certaines réserves et proposerai des variantes et corrections au
paradigme hirschmanien.
A. Je pense qu’on doit, avant d’aborder les trois topoï, consti-
tuer une catégorie zéro en quelque sorte, celle de l’innocuité radi-
cale, celle de l’inanité, de l’impraticabilité totale, celle qui dit sans
plus que la réforme proposée est « chimérique », qu’elle n’est qu’une
rhapsodie d’oxymores et de billevesées, une suite de vains mots,
qu’elle n’est même pas objet de discussion. Ainsi de la « gratuité du
crédit », proposition de Proudhon ou « formule » fameuse vers 1845
I PROBLÉMATIQUE 5

du penseur bisontin qui apparaissait aux économistes libéraux aussi


inintelligible que « roue carrée »3.
Il faut placer ici les arguments qui firent du socialisme une
pure chimère. Face aux sectes saint-simonienne, phalanstérienne,
icarienne et autres qui ont attiré l’attention goguenarde et répro-
batrice de l’opinion pendant le règne du roi-citoyen, les petits
journaux et les grands esprits de l’époque n’ont eu d’abord qu’un
mot : « utopies » — « funestes utopies », précisèrent-ils bientôt sur
un ton grondeur. « Utopies » ou, synonymes polémiques de ce
terme, « rêveries » et « chimères ». Nous reviendrons longuement
sur ces caractérisations.
B. J’en viens au premier Argument selon la Rhetoric of Reaction,
celui de l’Innocuité. La réforme proposée est vaine parce qu’elle ne
changera pas la nature des choses, que les choses reviendront, quoi
qu’on fasse, à ce qu’elles sont de nature. Vous ne pouvez pas changer
le cours des astres, modifier le mouvement des saisons... Ça a été
l’argument par excellence contre les réformateurs de la « nature
humaine » et contre les rousseauïstes. Herbert Spencer disait : « ce
qui est imparfait, c’est l’homme. L’État ne peut l’améliorer par dé-
cret »4. Pour les darwinistes sociaux, les humains étant naturellement
inégaux en vigueur et en intelligence, et la survie du plus apte étant
une loi de nature, toute mesure socialiste, si elle vient contrecarrer
égalitairement cette loi, se voue à l’inefficacité et à l’échec. L’argu-
ment de l’innocuité se prête à des preuves tirées de l’histoire où des
changements de régime, des révolutions du passé, ont peu à peu tout
laissé ou remis en place. Exemple tiré d’un pamphlet de Joseph
Reinach contre les « socialistes scientifiques » : qu’allez-vous vraiment
changer ? « Salariés dans le système actuel, fonctionnaires dans le
système de Karl Marx, en quoi les ouvriers seront-ils plus heureux ?
En quoi le labeur des mineurs sera-t-il moins pénible ? » Etc.5
C’est dans ce topos que se coule la thèse d’Émile Faguet dans
son Socialisme en 1907, ouvrage qui témoigne de la perspicacité
occasionnelle des réactionnaires puisque son essai s’évertue à dé-
montrer qu’après la révolution prolétarienne, en suivant les plans

3. Benard, Th.-N. Le socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui. Pour la plupart des notes,
on trouvera la référence complète dans la bibliographie de cet ouvrage.
4. Cité par Paul Boilley, Les trois socialismes, p. 52.
5. Joseph Reinach. Démagogues et socialistes, p. 6.
6 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

mêmes des idéologues officiels de l’Internationale, il se récréera


fatalement une classe exploiteuse, une nouvelle bourgeoisie d’État
qui exploitera le peuple6. Pas la peine assurément de changer de
gouvernement...
Il convient de mettre à part le cas où l’argument Innocuity
revient à dire : votre projet est vain, non par ce que ce que vous
proposez va à l’encontre de la nature, mais parce que ce que vous
proposez existe déjà — et même mieux. Ceci a tout de suite servi
contre les saint-simoniens, prétendus émancipateurs de la femme :
« elle tient le sceptre dans notre société ; elle est reine, nous som-
mes à ses genoux et vous voulez la réhabiliter ? Que lui manque-t-
il ?7 » Qu’en termes galants...
L’argument de l’innocuité a servi et resservi au niveau le plus
axiomatique des idées socialistes, c’est-à-dire contre le projet même
de chercher remède aux maux sociaux. « Il y aura toujours des
douleurs, des souffrances morales, écrit Lamennais ; point d’illu-
sion plus vaine et plus dangereuse que le bonheur : le bonheur n’est
pas de ce monde ! 8 » Les essayistes catholiques ont usé et abusé contre
les « rouges » de cette vérité d’évangile, mais il n’était nul besoin
d’être chrétien pour se souvenir à propos, face aux progrès du
mouvement ouvrier, de l’enseignement de l’Église. C’est ici, sur cet
axiome de la fatalité d’un certain degré inéliminable de mal social,
que passe depuis toujours la coupure entre les tenants des Grands
récits socialistes et la classe régnante, fût-elle progressiste et répu-
blicaine. Proudhon en 1849 invective Le National, journal républi-
cain modéré. Qu’il dise, s’exclame-t-il, « s’il n’a pas toujours cru, s’il
ne croit pas encore que le paupérisme dans la civilisation est éter-
nel ; que l’asservissement d’une partie de l’humanité est nécessaire
à la gloire de l’autre, que ceux qui prétendent le contraire sont de
dangereux rêveurs qui méritent d’être fusillés9 ? »
C. Le second argument se nomme Perversity. C’est sûrement le
type le plus abondant et le plus facile à débusquer. La première
difficulté qui se rencontre est que cet argument, réactionnaire ou
pas, a très souvent les faits pour lui — contre les projets linéaires qui

6. Paris : Société française d’imprimerie et de librairie, 1907.


7. De Lépine. Le Dieu malgré lui, ou : Le club sous un clocher. Histoire de Saint-Simon, p. 67.
8. Théodore Dézamy. Monsieur Lamennais réfuté par lui-même, p. 5.
9. Proudhon, Les malthusiens, p. 5.
I PROBLÉMATIQUE 7

disent : A remédie à B qui est un mal — donc il convient d’appli-


quer A massivement jusqu’à éradication totale et logique de B. Or,
la mesure destinée à faire progresser la société ou à éliminer un
mal, la fera effectivement bouger, montre-t-on, mais dans le sens
contraire. En raison de l’interférence d’un processus inverseur im-
manent à l’application de la mesure proposée. S’il est bien soutenu,
l’argument est frappant et dévastateur. Un économiste en donne
une illustration, devenue classique au XIXe siècle, contre les projets
philanthropiques de jadis et d’aujourd’hui : « Ainsi en instituant la
taxe des pauvres pour soulager les misérables, l’État [anglais] n’a
réussi qu’à en augmenter le nombre, parce qu’à la suite de cette
taxe, les salaires se sont abaissés.10 »
L’argument de l’effet pervers peut s’inscrire entre les princi-
pes proclamés et le passage à l’acte qui les mue en leur contraire,
qui mue les bonnes intentions en crimes. Ce contraste a été mis en
valeur par tous les critiques de 1789 : il servait à dissuader de
recommencer, par sottise philanthropique ou par ressentiment éga-
litaire, la sorte de processus révolutionnaire où les massacres les
plus féroces se font au nom de la Sainte fraternité. Charles Fourier
lui-même, critique vigoureux des Lumières, s’exclamait :
« Aujourd’hui, c’est pour l’honneur de la raison qu’on surpasse
tous les massacres dont l’histoire ait transmis le souvenir. C’est pour
la douce égalité, la tendre fraternité qu’on immole trois millions de
victimes »11.
Pour les Grandes espérances socialistes, quand le polémiste va
se mettre à scruter la société qui était censée sortir de la Révolution,
ou plutôt les livres qui, sous la Deuxième Internationale, la décri-
vaient en détail pour l’édification militante, l’argument destruc-
teur de l’effet contraire sera central, on le verra plus loin (chapitre
IV) : le socialisme, s’il doit s’établir jamais, anéantira toute liberté,
il va sans dire ; il détruira aussi l’imparfaite égalité actuelle en
mettant au pouvoir une despotique oligarchie bureaucratique ; en
prétendant aller dans le sens du progrès, il fera retourner l’huma-
nité à la barbarie etc.

10. Paul Boilley. Les trois socialismes, p. 49.


11. Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. Paris : Librairie sociétaire,
1846. = Éd. Anthropos, 1966, I, p. 316.
8 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Ce topos regroupe donc tous les arguments qui montrent que


le résultat obtenu sera inévitablement le contraire de l’effet recher-
ché par le réformateur. Je ne puis que rappeler au passage que
l’argument de l’effet pervers, qui a toujours un côté comique puis-
que l’adversaire s’évertue à obtenir sans s’en douter le contraire du
résultat qu’il croit viser, ressemble beaucoup au grand argument
déterministe de Marx : le capitalisme, Zauberlehrling, apprenti sor-
cier, dans sa rage d’accumulation et de concentration, travaille à
son insu pour le collectivisme, son adversaire et successeur inévita-
ble. Le système capitaliste, suivant sa pente ou sa fuite en avant,
aggrave fatalement son exploitation et l’étend, mais par là il rend
sa chute inévitable. La logique décrite dans le Capital est celle d’une
suite d’effets pervers corrigés par une fuite en avant vers la crise
finale : le capitalisme surproduit, ceci entraîne la baisse continue
du taux de profit, pour corriger ceci, il surproduit derechef etc. Ce
rapprochement avec les conjectures de Marx suggère d’emblée que
les raisonnements qui diagnostiquent l’effet pervers ne sauraient
être le propre des réactionnaires et qu’ici gît la grande ambiguïté de
l’analyse hirschmanienne.
D. Jeopardy ou Mise en péril. À cet argument, correspondent
des exemples moins fréquents et moins nets, du moins dans le
corpus que j’ai choisi d’analyser. Il consiste à dire que la réforme
envisagée mettra en péril certains avantages acquis, qu’elle entraî-
nera des « coûts » auxquels le réformateur par ailleurs ne devrait
pas vouloir consentir et ce, pour un résultat incertain. Ceci ressem-
ble à la logique gnomique qui dit qu’Un tiens vaut mieux que deux tu
l’auras. On vient de le voir plus haut : le révolutionnaire, au nom
d’une chimérique Égalité absolue, semble toujours prêt à sacrifier
l’égalité et la liberté imparfaites qui existent dans les sociétés libé-
rales : est-ce bien cela qu’il veut et est-ce prudent ? C’est l’argu-
ment-type des « modérés » de jadis et naguère : les temps ne sont
pas mûr, profitons de ce que nous avons, tirons-en tout le parti
possible avant d’aller plus loin, n’allons pas trop vite en besogne, ne
mettons pas en péril ce que nous avons acquis, ne préférons pas
l’ombre à la proie... On rencontre ici, variante bien connue, le topos
du prématuré.
Je vois une variante inverse de Jeopardy dans l’argument qui
dit : résignez-vous à ce que vous jugez un mal immédiat, partiel et
I PROBLÉMATIQUE 9

relatif, pour en éviter un pire que ce mal peut exorciser ou écarter.


Jean Jaurès invitait les bourgeois à se réjouir (en quelque sorte) de
l’efficacité même de la propagande du Parti socialiste et de ses
progrès avant la révolution. Comme si le Parti faisait tout son pos-
sible pour n’être pas contraint d’instaurer une dictature du prolé-
tariat le Grand soir venu et s’empresserait d’y renoncer si, sûr de sa
victoire, les circonstances et la résignation de la ci-devant classe
dominante le lui permettaient : « Par leur propagande de tous les
jours plus active et plus étendue, qui s’adresse à la fois à la classe
ouvrière, aux paysans et à la bourgeoisie intellectuelle, les socialis-
tes diminuent sans cesse la force de résistance de la société
d’aujourd’hui ; ils diminuent par là même les chances de “ dicta-
ture ” prolétarienne »12. On ne peut douter de la bonne foi de
Jaurès, mais, si on se place du point de vue de ses adversaires, c’était
tout de même un peu culotté !
Je poursuis ma critique. Ce qui caractérise les trois arguments
relevés par Albert O. Hirschman, c’est qu’ils sont à la fois conjectu-
raux et ad hominem. Ils ne disent pas : renoncez à votre réforme, à
votre projet parce qu’ils me déplaisent ou parce que cela va à
l’encontre de la volonté de Dieu, de la Nature, des Lois de l’histoire
ou encore que cela choque des valeurs admises par tous, mais
renoncez-y parce que, de votre point de vue même, en me mettant à
votre place et en admettant les buts que vous poursuivez, cela ne
marchera pas et cela aboutira à des résultats non escomptés par
vous.
Ce sont des argumentations destinées à « faire réfléchir » l’ad-
versaire et non pas faites pour le désigner à l’indignation des hon-
nêtes gens. Elles mettent l’adversaire progressiste sur la défensive
car c’est lui qui a charge de prouver la bienfaisance des mesures
qu’il propose et qui devrait avoir envisagé la possibilité des « perver-
sions » qu’on y décèle. S’il semble dire qu’il va fatalement faire le
bonheur de l’humanité et que tout baignera dans l’huile, une
objection un peu forte le fera passer pour un aveugle et un impré-
voyant13. Ces argumentations ad hominem supposent une conces-

12. Œuvres, Paris : Rieder, 1932, VI, p. 102.


13. De fait, il y a dans les écrits socialistes, des passages d’un irréalisme tel que les
« réactionnaires » avaient beau jeu. Le vieux leader du POSR, Jean Allemane se
fait demander par un journaliste s’il ne craint pas de difficultés à établir le régime
10 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

sion préalable : vos idées, comme idéal et en principe, je n’en


discute pas ou je renonce à les attaquer directement : c’est dans
leur application que cela va inévitablement rater et ce, de votre
point de vue, non du mien puisque vous savez que je ne les ap-
prouve pas et que je m’y attends de toutes façons. Si la dialectique
persuasive est dialogique, si elle instaure ou impose un dialogue,
c’est la seule stratégie prometteuse pour persuader (ou feindre de
chercher à persuader) l’adversaire : que l’État-providence coûte
cher aux classes aisées ne peut désoler un social-démocrate, mais si
on parvient à lui démontrer que certaines politiques « sociales »
appauvriront les classes laborieuses...
Un problème de l’argument ad hominem est cependant qu’il
suppose qu’il y a un débat possible, c’est-à-dire que mon adversaire
raisonne comme moi, qu’il relève de la même épistémologie ou de
la même « mentalité ». J’y reviendrai au chapitre III et ailleurs car
c’est ici un problème essentiel14. Les arguments ad hominem ne
forment en tout cas qu’une partie déterminée des argumentations
anti-socialistes, celles qui se placent sur le terrain de l’adversaire au
lieu de le condamner, comme on le fait aussi et abondamment il va
sans dire, au nom des « faits » omis ou écartés, des Valeurs fonda-
mentales bafouées ou de sujets de crainte collectifs.
Ce qui les caractérise encore, ces argumentations, c’est qu’el-
les sont fondés sur la fallacie des Deux-camps. Il y a ce que vous
voulez — qui est le contraire de ce que je veux puisque, générale-
ment, je souhaite que rien ne change. Je me place alors sur votre
terrain, tertium non datur, car il n’y a pas de troisième voie, ni de
compromis, ni de solution intermédiaire. Puis je vous démontre
que cela ne marchera pas et, implicitement, je vous invite à renon-
cer à une logique aussi « perverse » et aveugle que la vôtre et, faute
d’alternative et d’échappatoire, à accepter la mienne.

socialiste et à socialiser la propriété, à quoi il répond en haussant les épaules :


« pourquoi prévoir les obstacles ? La force des choses nous pousse... tout s’arran-
gera ! » In : Ad. Brisson, Les prophètes. Paris : Tallandier, 1903, p. 65.
14. C’est le sujet de mon livre Dialogues de sourds. Doxa et coupures cognitives. Montréal :
« Discours social », 2001.
I PROBLÉMATIQUE 11

QUI EST RÉACTIONNAIRE ?


On doit objecter avant tout que les trois sortes d’argumenta-
tions que synthétise Hirschman ne sont pas et ne furent jamais
propres au secteur idéologique « réactionnaire », au sens ordinaire
de ce mot (à moins que l’on ne le ramène au seul fait de réagir),
l’argument de « l’effet pervers » étant par exemple constitutif de la
pensée sociologique, étant même une conquête de la raison empi-
rique contre ces « rêveurs » humanitaires, réformateurs qui appli-
quent à la vie sociale des rationalités linéaires et « livresques » où,
si une théorie est bonne en soi, son application en tout et partout
sera nécessairement excellente. Conquête-clé de la pensée sociolo-
gique — à moins de prétendre inclure cette pensée, en commen-
çant il est vrai par Auguste Comte et Herbert Spencer, progressistes
discutés et discutables, dans la Rhetoric of Reaction ! Hirschman voit
bien du reste le rôle de Spencer dans la mise de l’effet pervers au
cœur du raisonnement sociologique et Spencer est un réaction-
naire au sens courant et pertinent du terme, mais en dépit de cette
paternité, le raisonnement de la Perversity est tellement essentiel
aux sciences sociales que ce fait mériterait longue considération15.
À mon sens en tout cas, la grande faiblesse et l’équivoque du
travail de Hirschman est en effet dans la catégorie réactionnaire. Qui
est réactionnaire ? S’il s’agit de désigner toute argumentation qui
réagit à un projet quelconque, la catégorie perd tout intérêt politi-
que et historique. S’il s’agit au contraire de désigner en gros les
« réactionnaires » de chaque époque par opposition à ceux qui ont
été vus dans la modernité comme des « progressistes » et de décla-
rer que les trois arguments leur seraient propres, alors il est aisé
d’objecter que, par exemple, à l’extrême-gauche, la polémique non
moins inlassable des anarchistes et libertaires contre leurs frères-
ennemis, les socialistes « autoritaires » se coule aisément pendant
plus d’un siècle dans les trois types argumentatifs de Hirschman. Je
pense que la démonstration qui va suivre illustrera amplement ce
15. On verra sur ce point la synthèse sociologique de Raymond Boudon, Effets pervers
et ordre social. Paris : PUF, 1993. Il y a des variantes positives de l’effet pervers, la
logique de la boule de neige, effets d’enchaînement positifs dont je dis quelques
mots plus loin. Il y a encore le cas ou le paradigme de la self-fulfilling prophecy, la
prédiction autoréalisatrice où le seul fait déclaratoire, le seul fait, bien connu des
boursiers, de dire publiquement redouter certaines conséquences entraîne la
panique et les réalise.
12 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

point. J’ai du reste publié naguère un petit livre sur ce sujet qui,
entre 1880 et 1914, suit les Anarchistes et socialistes, en leurs trente-cinq
ans de dialogue de sourds16. Or, effets pervers et innocuité sont les
schémas de toute l’argumentation libertaire contre les projets col-
lectivistes.
Le collectivisme dans lequel les partis « autoritaires » avaient
mis leur espérance, au contraire de la libre communauté anar-
chiste, formait aux yeux des compagnons un projet monstrueux et
per vers, asser vissant l’homme plus que jamais au lieu de
l’« émanciper » comme on le promettait. Le régime collectiviste
prôné par l’Internationale socialiste serait la fin de toute liberté,
effet per vers pour une idéologie qui n’avait que ce mot
d’« émancipation » à la bouche. La société d’après leur révolution
avec ses dictateurs prolétariens serait « un système d’organisation
que personne n’aura à discuter et que l’on imposera à tous au
lendemain de la révolution », prédisaient en chœur les compa-
gnons anarchistes17. Les chefs socialistes s’y préparaient une place
de choix aux dépens des masses bernées. Ce qu’ils voulaient, c’était
« remplacer l’État bourgeois par l’État ouvrier, c’est-à-dire se met-
tre à la place des bourgeois » : c’est l’argument de l’Innocuité qui
apparaît cette fois18. « Les marxistes sont ou des roublards ou des
imbéciles. Peut-être l’un et l’autre. Des malins parce que, par inté-
rêt, ils veulent s’emparer des pouvoirs publics, succédant ainsi aux
bourgeois — Déplacement d’autorité et non refonte de la société
capitaliste »19.
Les compagnons anarchistes en France redoutaient spéciale-
ment un régime dont les marxistes-guesdistes, qui voulaient leurs
peaux et le leur faisaient savoir, auraient eu le contrôle, les
« guesdistes dont le tempérament et aussi la doctrine nous promet-
tent une de ces petites républiques sociales auprès de qui le jacobi-
nisme de Robespierre paraîtra un jeu d’enfant »20.

16. Montréal : Discours social, 2001. On pourrait ajouter que la polémique interne au
socialisme, et Dieu sait si elle fut abondante et coriace, entre réformistes et
révolutionnaristes et autres -istes, se compose aussi de chapelets de prédictions
d’effets pervers et de mise en péril.
17. Jean Grave, La Société au lendemain de la Révolution, p. 14.
18. Le Drapeau noir (Bruxelles), 29 août 1889, p. 1.
19. Le Libertaire, 15 mai 1898, p. 2.
20. Les Temps nouveaux, 28 octobre 1911, p. 1.
I PROBLÉMATIQUE 13

L’argumentation anarchiste contre le « socialisme électoral »


est, elle aussi, celle de l’inanité — le « brave ouvrier votard », même
quand il vote pour un candidat du Parti, se « choisit des maîtres »
et voilà tout — et celle de la perversité. Pour les anarchistes, le
suffrage universel — « la foire électorale » — était une « fumisterie
gigantesque » ; les partis socialistes en donnant dans cette farce
bourgeoise tout en prétendant piteusement préparer la Révolu-
tion, faisaient la preuve de leur duplicité et asservissaient en l’abru-
tissant ce prolétariat qu’ils prétendaient servir. Le Parti socialiste
« ne tient le peuple sous sa tutelle que par le mensonge du suffrage
universel »21. L’ouvrier votard, dindon de cette farce, était aussi
méprisable que le politicien arriviste, parasite vivant aux dépens de
l’électeur, le « bouffe-galette de l’Aquarium » dans la phraséologie
argotique du Père Peinard. « Le vote ne fait que contribuer à l’ava-
chissement des travailleurs. [...] Il abdique toute activité, toute
initiative, il tombe fatalement dans la veulerie »22. Ainsi, le socia-
lisme électoral qui prétend « émanciper » le prolétaire n’aboutit
qu’à l’« avachir », inversion de résultat qui juge du caractère per-
vers de la stratégie.
Je conclus de cette brève illustration qu’en effet les trois sché-
mas retenus par Hischman, sans nul doute fréquents chez les « réac-
tionnaires », ne leur sont aucunement propres et que, si l’on veut
chercher dans l’histoire discursive des manières divergentes de
déchiffrer le cours du monde et de justifier ou d’écarter de préten-
dues « solutions » aux problèmes sociaux, il faut, sans négliger la
récurrence et la distribution de cette topique, chercher aussi ailleurs.
Ce que je tenterai de faire et qui me conduira aux conclusions du
chapitre VI où j’approfondis les notions de dialogues de sourds et
de divergences cognitives.

L’ARGUMENT DE LA PENTE FATALE ET DE L’ENCHAÎNEMENT


J’ajoute enfin que le paradigme de Hirschman est incomplet
et qu’il ne rend pas compte de toutes les stratégies les plus récur-
rentes de l’argumentation anti-progressiste, « réactionnaire » en ce
sens historique précis, nommément de l’argumentation anti-socia-

21. L’Anarchie, 28 mai 1908, p. 1.


22. Le Cri de Saône-et-Loire (syndic.-révol.), juin 1908, p. 1.
14 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

liste. Je me sens forcé de rajouter au paradigme hirschmanien une


quatrième catégorie qui est tout aussi distincte que les trois précé-
dentes et non moins importante et fréquente dans les réfutations
du socialisme notamment. Hirschman confond dans la catégorie 3,
Mise en péril, Jeopardy, et ailleurs, un argument tout autre, que
j’appellerai celui de l’engrenage, de l’enchaînement, ou de la pente
savonneuse. Il pourrait aussi être vu comme une variante partielle
de Perversity, celle de l’effet ultime indésirable et non effet directe-
ment contraire au but recherché.
Son schéma est le suivant : vous voulez A (qui me déplaît, mais
je me garde de vous le dire d’emblée), vous voulez peut-être B qui
s’ensuit fatalement, mais vous ne voulez sûrement pas C qui est
aussi fatal à terme ; je vois, moi, cet enchaînement, je vous le
montre et je démontre que, puisque ni vous ni moi ne voulons du
résultat ultime C, il faut que vous renonciez à prôner A parce que
des conséquences automatiques entraînent vers C à moyen terme.
C’est l’argument fréquent de nos jours contre les mariages « gays » ;
vous voulez que les homosexuels se marient, fort bien ; vous devez
donc vouloir qu’ils et elles adoptent des enfants, bien encore, du
moins selon vous ; qu’ils et elles élèvent des enfants dans la « nor-
malité » de la vie homosexuelle et son apologie... Ah ! Ici vous
hésitez : renoncez donc à prôner la première étape d’un enchaîne-
ment fatal. L’effet ultime prédit est censé réconcilier dans l’horreur
et le refus l’argumentateur et son adversaire.
Cet argument par enchaînement a servi dès 1848 à mettre en
garde le public qui pouvait avoir des faiblesses pour les idées socia-
lisantes. On commence par critiquer la propriété, puis on attentera
à la famille et enfin on fera la guerre à Dieu ! Ou bien et surtout, en
sens inverse et en remontant au passé où on situe la première étape
qui entraîne vers un avenir fatal et désolant : les déistes du XVIIIe
siècle en niant et blasphémant la religion révélée ont pavé la voie
aux communistes, destructeurs de la propriété et de la famille.
Voltaire prépare Babeuf... La thèse réactionnaire, celle des pam-
phlétaires catholiques spécialement, est qu’il ne faut pas s’arrêter,
qu’il est impossible de s’arrêter en si mauvais chemin, mais qu’il
faut revenir en arrière toute, annuler la première étape de la glissade
commencée vers la désolation et revenir au Bien : « Hors de la
religion révélée, il ne peut y avoir que le joug de l’homme sur
I PROBLÉMATIQUE 15

l’homme, dissolution de tous les liens [...], anéantissement de tous


les droits, de tous les devoirs »23. À cet égard, ce schéma est le seul
qui soit, par structure, ré-actionnaire : il n’invite pas seulement à ne
pas changer les choses, il démontre qu’il faut retourner en arrière
et corriger le présent et sa « mauvaise pente » commencée au nom
du passé répudié. L’argument de l’enchaînement ou de l’engre-
nage est fait pour conclure à une alternative, à un choix sans inter-
médiaire entre le Bien intégral perdu et le Mal en progrès.
Cet argument de l’engrenage a l’avantage de rappeler à l’ad-
versaire qu’il ne domine pas tout l’enchaînement des conséquen-
ces probables des mesures qu’il prône. L’argument est celui du
perspicace à l’adresse de l’aveugle ou plutôt du myope. Et juste-
ment parce que ce myope va se trouver désolé devant les résultats
déjà imprévus de ses premières mesures, il sera entraîné à corriger
ceux-ci par d’autres mesures du même tonneau ; c’est dire qu’on
lui prédit qu’il va activement participer à la perversion par engre-
nage de son propre projet, monstre qui le dévorera.
Variante à l’adresse des modérés des partis du mouvement,
supposés naïfs : vous ne voulez pas aller trop loin, vous voulez des
mesures prudentes, mais vous n’êtes pas seuls dans votre camp et
vous serez entraînés. « Dans le parti républicain, raisonne Émile
Littré, on est plus ou moins avancé. Celui qui l’est le moins est
poussé par celui qui l’est le plus après lui, celui-là par le suivant et
ainsi de suite jusqu’à la queue, avec laquelle personne ne veut
rompre et qui, par conséquent, pousse tout le monde »24. Les mi-
norités extrémistes ont toujours le dernier mot parce que leurs
alliés ne parviennent pas à s’en désolidariser et sont entraînés. Tout
projet socialiste réformateur a été ainsi décrit comme préparant,
même s’il le répudiait, le « communisme de caserne », la mort de
toute liberté. Louis Blanc en 1848 veut que l’État « organise » le
travail. Il conviendra de lui montrer, et les libéraux s’y emploient,
que « l’organisation du travail mène à la communauté des biens »
et de là à la « barbarie »25.

23. [Nicolas Deschamps ?] Un éclair avant la foudre, p. 30.


24. In Revue positive, mars-avril 1880.
25. Cherbuliez, Le socialisme, c’est la barbarie. Examen des questions sociales qu’a soulevées
la révolution du 24 février 1848, p. 34.
16 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Par ailleurs, le « progressiste » maîtrise encore moins que ses


propres difficultés mal entrevues les réactions de ses adversaires :
c’est l’argument de la spirale cette fois, — comme on dit de nos
jours « spirale de la violence ». Vous vous allez vous permettre cette
illégalité, cette légère entorse aux règles, mais vos adversaires en
prendront prétexte pour aller plus loin et cela finira dans un bain
de sang. Le topos qui dit que celui qui commence est le plus coupa-
ble conclut prudemment qu’il ne faut pas commencer dans l’er-
reur même mineure et vénielle.
Les socialistes, il est vrai, utilisaient aussi l’argument de l’en-
chaînement, mais enchaînement positif cette fois, pour soutenir
leur cause, pour montrer notamment que, sous le capitalisme même,
des institutions sociales, des services publics gratuits se dévelop-
paient qui préfiguraient le futur collectivisme et formaient en quel-
que sorte l’intersigne, le signe prémonitoire de sa fatalité à moyen
terme. Le présent qui résume le passé, contient le « germe » de
l’avenir, c’est une thèse de Leibniz. Les tendances et les institutions
que l’on présente comme des germes de quelque chose qui s’épa-
nouira dans la société future démontrent, sont censées démontrer
dans le monde empirique que cette floraison se réalisera. Or ici, les
réfutateurs se mettaient en devoir de nier l’enchaînement en affir-
mant une différence de nature entre ce qui existe et ce qui est
prédit qui sera : les services publics ? mais « ce sont des institutions
liées au régime capitaliste, où l’on ne saurait voir les organes rudi-
mentaires d’une société collectiviste »26.
De façon générale, la logique de la boule de neige, de l’en-
chaînement positif est à l’œuvre dans toute pensée du progrès. Le
paradigme du progrès est un dispositif gigogne : les progrès ne sont
jamais ponctuels ni strictement sectoriels, ils convergent, s’emboî-
tent, se renforcent les uns les autres en poussant tous dans le bon
sens. Les progrès s’étendent, les progrès matériels induisent des
progrès spirituels – tandis que le raisonnement démonstratif des pro-
gressistes va des secteurs les plus évidents de progressions consta-
tées, ceux des progrès scientifiques et techniques, aux plus

26. Maurice Bourguin. « Nouvel essai sur le régime socialiste », Revue politique et par-
lementaire, Paris, 1908, p. 378.
I PROBLÉMATIQUE 17

discutables et aux plus diversement compris et souhaités, ceux des


progrès « moraux » – où la limite, aussitôt atteinte par la conjecture
des optimistes, ne peut être que l’éradication prochaine de tous les
maux sociaux et le règne définitif de la justice.

***
18 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
II
Historique

SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET, 1830-1848


Ce sont d’abord les saint-simoniens (Saint-Simon est mort en
1825) qui, au début de la Monarchie orléaniste, ont suscité quel-
ques premiers pamphlets indignés, en même temps que leurs extra-
vagances attiraient l’attention des gazettes et des feuilles satiriques.
L’abolition de l’héritage, la libération des femmes, la prétention de
fonder une religion nouvelle, les doctrines sexuelles du Père Enfan-
tin (« la réhabilitation de la chair »), autant de matières à scandale
autant que la curieuse organisation monastique de Ménilmontant
et les procès qui mirent fin à la première vie de la Religion saint-
simonienne1.
Ces tout premiers pamphlets anti-socialistes donnent le ton :
ce ton consiste à faire alterner le ridicule — puisque, assure-t-on, il
tue en France — et l’indignation. F. Joua publie en 1831 des Entre-
tien sur les saint-simoniens et le saint-simonisme, ou : Les oreilles d’âne de
Saint-Simon. Des idées anti-sociales et subversives ont été muées par
les disciples du maître disparu en une religion grotesque dont les
zélateurs sont tenus de dire : « notre chemise, notre culotte » ... Un
M. de Lépine fait paraître en 1832 Le Dieu malgré lui, ou : Le club sous
un clocher. Histoire de Saint-Simon.2 Saint-Simon était un fou, un
banqueroutier et un débauché. Ses disciples, encore plus pervers

1. Essai contre les saint-simoniens. Metz : Collignon, 1831. En 1832, Bazard et Enfantin
établissent le culte st-simonien à Ménilmontant. Bazard, suivi de Leroux, de Pe-
reire, rompra pourtant à grand fracas avec le Père Enfantin lorsque le st-simonisme
deviendra trop « sexuel ». Enfantin et ses disciples sont poursuivis et condamnés
en août 1832 pour attentat à la morale publique. Enfantin partira pour l’Égypte.
2. Histoire des saint-simoniens. Saint-simonisme réfuté par lui-même. Brignoles : Perrymond-
Dufort, 1832.
19
20 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

que lui, ont en outre trahi la doctrine de leur maître qu’ils ont
divinisé. Des théologiens catholiques3 qui, eux, n’étaient pas portés
à l’humour, se mettent en devoir à la même époque de réfuter la
nouvelle « hérésie » au nom de l’apologétique et en celui de la
Conscience humaine révoltée.
L’École sociétaire (le journal le Phalanstère commence à paraî-
tre en juin 1832) et les théories de Charles Fourier n’ont pas moins
indigné — si elles ont parfois amusé les gens d’esprit. Il suffisait de
puiser dans les écrits de Fourier pour y trouver l’archibras4, les océans
de limonade, les anti-baleines et les anti-phoques, les six lunes, l’homme
actif en amour à 120 ans, et mettre sous les yeux du public louis-
philippard ébahi ces « folies », ces « inexplicables bizarreries » qui
passaient, aux yeux d’une secte démente, pour la nouvelle « science
sociale »5. Les écrits de Fourier fournissent matière à des antholo-
gies burlesques qui suffisent à édifier le lecteur sans commentaire.
Non moins que ceux de Saint-Simon, ces écrits témoignent, assure-
t-on, d’une « imagination malade »6. Le sens commun accueille la
doctrine nouvelle avec un seul qualificatif qui permet de tirer
l’échelle : folie pure7. « Fou de génie », « génie fou », cela restera un
lieu commun de tout le siècle que se repassent pieusement les
essayistes qui se sont contentés de feuilleter l’auteur de la Théorie des
quatre mouvements et des destinées générales.
Mais plus encore que Saint-Simon et que le Père Enfantin,
Fourier a révolté par son immoralité, son impudicité. « Vous tous
qui avez une mère, une femme, une sœur, une fille, lisez et jugez ! »
accusent les moralistes8. La description du futur phalanstère est
faite de tableaux de beuveries, de mangeaille et de grossières volup-
tés, quel idéal révoltant ! Fourier y admet et accueille toutes les
passions, même les plus infâmes. La plus immonde promiscuité

3. Dont Ozanam.
4. « Il finira par nous pousser au bas de l’échine une queue avec un œil au bout. Si
tout cela n’était pas imprimé et dans de gros volumes »... – Bonjean, Socialisme et
sens commun, p. 30. Flaubert dans L’Éducation sentimentale, III, iv, se souviendra des
plaisanteries sur la queue phalanstérienne.
5. Le Système de Fourier étudié dans ses propres écrits, 1842.
6. J.-J. Thonissen. Le socialisme et ses promesses, s.d. [1849], I 25.
7. Et ses variations innombrables : extravagance, crétinisme, grotesque délire, dé-
mence ignominieuse... : Le Système de Fourier étudié dans ses propres écrits.
8. Gouraud, Le socialisme dévoilé. Simple discours, 1849, p. 9.
II HISTORIQUE 21

sexuelle, voilà l’idéal de la vie sociétaire ! Toute femme pourra


avoir un époux, un géniteur, un favori, plus de simples possesseurs :
diable, voilà une morale qui n’est pas gênante, s’exclament les gens
d’esprit ! Il est vrai que plusieurs socialistes pudibonds, dont Proud-
hon, ne répudiaient pas avec moins de vigueur cette « littérature
fangeuse ».
Le seul livre socialiste qui a vraiment parcouru avant 1848 les
ateliers parisiens, plus que les étranges publications sociétaires ou
les coûteux ouvrages de Buchez, Leroux, Vidal, Colins, Pecqueur et
autres réformateurs radicaux, est le Voyage en Icarie d’Étienne Ca-
bet9. Cabet y dépeint sous forme romancée une société rigoureuse-
ment communiste. Un groupe d’ouvriers parisiens part au Texas
fonder Icarie en 1848. Cabet qui est resté à Paris sera la cible de la
haine des honnêtes gens qui viennent de découvrir ses idées et ses
projets10. Cependant, avant la révolution de février, l’opinion bour-
geoise ignore les sociétés icariennes et néo-babouvistes qui tra-
vaillent le peuple parisien et « sapent les bases » de la société en
déclamant contre la propriété privée. Si le spectre communiste,
Gespenst des Communismus, commence à hanter l’Europe, il n’est pas
vrai qu’avant 1848 beaucoup de publicistes cherchent à l’exorciser.
Il n’y aurait pas grand chose de plus en effet à signaler avant
la chute de la Monarchie orléaniste si n’était paru en 1841 un
ouvrage érudit dont l’influence sera immense. Louis Reybaud, jour-
naliste libéral, a fourni la principale contribution à la connaissance
chez les lettrés des théories nouvelles avec ses Études sur les réforma-
teurs socialistes modernes, ouvrage issu d’articles qui avaient paru dès
1837 dans la Revue des Deux Mondes. À ce titre, Reybaud doit être
salué comme le tout premier auteur d’un ouvrage informé sur la
question ; il lance dans le public ce mot « socialisme » en l’atta-
chant aux sectes réformatrices apparues à la fin de la Restauration,
dont il expose sans acrimonie systématique les projets. Retitré en
1849 Études sur les réformateurs contemporains, l’ouvrage, en deux
volumes désormais, constamment révisé et grossi, nettoyé de sym-
pathies de jeunesse à l’égard des théories socialistes qui « enta-
chaient » la version de 1841, connaîtra de multiples rééditions
jusque tard dans le siècle. Il vaudra à Louis Reybaud un siège à

9. Voyage en Icarie. Roman philosophique et social. Deuxième édition. Paris : Mallet, 1842.
10. Il fonde en 1849 la colonie de Nauvoo en Illinois, expérience qui tournera mal.
22 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

l’Académie des sciences morales en 1850. Au faîte de la gloire, dans


la réédition de 1864, Reybaud se prétendra l’inventeur du mot
« socialisme »11 !
Je suggère au passage que si Reybaud n’a pas inventé le mot
socialisme, on peut peut-être créditer sa mémoire d’un néologisme
de sens aussi historiquement important. Reybaud infléchit dans son
sens moderne un terme oublié de Destutt de Tracy, idéologie et lui
donne le sens de système ou programme politique spéculatif : « ...les
idéologies pures, les théories métaphysiques, politiques ou religieu-
ses... »12

LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE, 1848-1851


Quelques livres sous la Monarchie de Juillet avaient ainsi attiré
l’attention sur les doctrines nouvelles. C’est pourtant le trauma-
tisme du 24 février 1848 qui suscite une soudaine floraison d’essais
par dizaines, études savantes, pamphlets, brochures à deux sous,
émanant de toute la « société », catholiques et libéraux, réaction-
naires et républicains mêlés et fort provisoirement unis en une
réaction de défense. On avait plutôt ri sous Louis-Philippe de ces
rêveurs philanthropiques, de ces théories absurdes vaguement en-
trevues, mais « on s’est réveillé au bruit du tocsin de février »13. Dur
réveil ! L’irruption soudaine dans la rue des « doctrines subversi-
ves » socialistes, le « torrent » de la démagogie ont « semé l’épou-
vante parmi les classes propriétaires »14.
Les réactions vont en de très nombreux sens. Pour la première
fois par exemple, va se faire sentir le besoin d’écrire pour les illettrés,
et ce n’est pas sans peine que les « classes éclairées » cherchent en
hâte à se mettre à leur niveau. A. Lamarque-Plaisance expose, en
préface à son pédagogiquement et pédestrement comique Club de

11. Pierre Leroux lui contestait la paternité du mot ; voir La grève de Samarez, 1863, 255
et 365. Ils ont, bien entendu, tort tous deux. Le mot « social-isme » a été créé, peu
après 1830, comme l’antonyme manquant de cet « individual-isme », représenté
alors par beaucoup de publicistes comme le défaut moral de toute l’époque.
Autrement dit, au départ, le social-isme, ce n’est pas un programme politique, une
vision du monde, c’est une vertu civique, peu répandue.
12. Études, I 43.
13. Grün, Le vrai et le faux socialisme, 1849, p. 8.
14. Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, p. 1.
II HISTORIQUE 23

village, la difficulté de la tâche : « J’ai tâché de mettre mes ré-


flexions à la portée de toutes les intelligences, de celles principale-
ment qui, privées des bienfaits de l’éducation, ne peuvent pas
reconnaître le côté faible et le danger d’un raisonnement spé-
cieux »15. Témoins des « ravages » produits dans l’imagination des
ouvriers par les prédications socialistes, d’autres personnalités sen-
tent le besoin d’emboîter le pas dans cette œuvre de salubrité16.
Même le très vieux Chateaubriand dans un chapitre final des Mé-
moires d’outre-tombe se met en devoir de réfuter les théories apparues
au grand jour en 1848.
Sans doute, les prêtres qui fulminent contre des doctrines
« sataniques » et les légitimistes qui montrent les « apôtres du car-
nage » comme les dignes rejetons des idées républicaines, n’ont
guère en commun avec les économistes libéraux s’efforçant de
corriger rationnellement les erreurs et contresens socialistes, ni
avec les journalistes officieux décrivant les « saturnales » du Luxem-
bourg ou rédigeant en style patoisant des brochures et almanachs
contre les « partageux » à l’adresse du peuple des campagnes. Il
nous faut donc ordonner ces attaques contre ceux que la peur
bourgeoise va étiqueter comme « les rouges » — le « Spectre
rouge »17 — et nous y retrouver dans leur brouhaha indigné.
Les livres d’actualité abondent, qui traitent de l’agitation so-
ciale et des idées nouvelles qui circulent. Beaucoup de publicistes
content leurs visites aux clubs qui ont fleuri à l’hiver et au printemps
de 1848 et transcrivent les théories abominables qui s’y débitent,
particulièrement — horresco referens — dans les « clubs de femmes »
avec leurs mégères échevelées, rappelant les tricoteuses de la Con-
vention et déclamant dans une langue poissarde d’affreuses immo-
ralités. On n’avait pas tant d’occasions de rire, mais les idées
féministes au moins ont été la cible des plaisanteries et caricatures
du Charivari, du Journal pour rire. D’autres journalistes tracent le
portrait peu flatteur des députés, corrompus, débauchés, perdus de
dettes, de la Montagne. On leur prête de brillants équipages, de l’or,
des orgies, des maîtresses ... D’autres encore narrent leur visite à la
Commission du Luxembourg, présidée par Louis Blanc. Perdreaux

15. Lamarque-Plaisance, Le club de village, 1849.


16. Bonjean, Socialisme et sens commun, 1849, p. 3.
17. Voir le titre de Romieu, Le spectre rouge de 1852, 1851.
24 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

truffés, vins du meilleur crû, théories inintelligibles. Les feuilles


satiriques s’efforcent de s’esclaffer à toutes ces folies. Le Journal
pour rire publie en 1850 un Bêtisorama, ou : le socialisme, le commu-
nisme, le fouriérisme et les autres folies de notre époque. Mais en général,
le cœur n’y est plus.
Des prêtres, des théologiens vont tonner, en de gros et austè-
res ouvrages, contre le socialisme — tout de suite présenté par eux
comme l’anti-christianisme. Il faut rappeler en effet que le pape
avait pris de l’avance sur le siècle : la première dénonciation pon-
tificale du socialisme (il y en aura d’autres) est fulminée par Pie IX
dans l’encyclique Qui pluribus de novembre 1846. Ce système, ful-
mine le Pontife, est « abominable, absolument contraire au droit
naturel, subversif de tous les droits et des fondements mêmes de la
société humaine ».
Un grand nombre de compilations érudites voient le jour où
le lointain passé sert à éclairer un peu l’horreur du présent : des
Esséniens, de Platon à Thomas Münzer, More et Campanella, à
Owen et Babeuf, les idées communistes de jadis et naguère sont
scrutées comme une sorte d’hérésie sociale vieille comme le monde.
Le plus complet de ces historiques et le plus réédité alors, est
l’Histoire du communisme d’un jeune avocat, Alfred Sudre qui re-
monte à Sparte, à la Crête, puis aux pères de l’Église pour pour-
chasser dans le passé la thèse communiste, éternelle ennemie du
progrès.
Louis Reybaud qui remanie et réédite en 1849 ses Études sur les
réformateurs contemporains, est aussi l’auteur de deux récits satiriques
très fameux en leur temps et modèles directs, on ne l’a pas dit je
crois, de Bouvard et Pécuchet. Au lieu des deux expéditionnaires à la
retraite, Reybaud n’a qu’un seul héros, petit bourgeois naïf qui
parcourt méthodiquement, allant de déconvenue en déconvenue,
les milieux politiques et les systèmes idéologiques de la fin du règne
du Roi-citoyen et ceux de la Seconde République, Jérôme Paturot à
la recherche d’une position sociale et Jérôme Paturot à la recherche de la
meilleure des républiques, paru en 1848. On peut relire les Jérôme
Paturot qui ont à tout le moins le mérite d’aborder avec humour la
floraison idéologique quarante-huitarde et de peindre, avec un
mépris teinté de bonhomie et non sous des couleurs dantesques, la
vie des ateliers nationaux et des clubs.
II HISTORIQUE 25

Que sont ces socialistes que tant d’ouvrages peignent mena-


çant la survie même de la société ? La tendance des pamphlets de
1848 est de les mettre tous dans le même sac, le pacifique Considerant
et le violent Blanqui, l’étatiste Louis Blanc et l’anarchiste Proud-
hon. Les socialistes sont divisés en plusieurs « sectes », mais tous
« sapent la société dans sa base » car tous touchent à la propriété,
à la famille et à la religion, cette trinité sacrée. Les Pécuchet de
l’anti-socialisme fournissent sans peine alors la matière d’un gros
dictionnaire des idées reçues. Les travaux érudits procèdent avec
plus de méthode, un chapitre sur les saint-simoniens, un autre sur
les phalanstérien etc., jusqu’à Proudhon, le doctrinaire de « la
propriété, c’est le vol ! » méritant d’ordinaire un chapitre à lui tout
seul. Dans beaucoup des brochures parues sous la Seconde Répu-
blique apparaît une autre théorie infâme, prêtée aux socialistes en
bloc et en détail et qui complète leur attentat contre la propriété :
la « communauté des femmes » — après quoi il ne restait qu’à tirer
l’échelle18.
Plus sagace (mais fausse puisqu’excluant les sociétaires et
Proudhon) est la définition du socialisme comme une théorie qui
charge l’État d’organiser la production et la distribution des riches-
ses. La seule définition d’époque qui, au fond, va au cœur du
phénomène et convient à tous les prophètes sociaux romantiques
et leurs écoles est celle qui reconnaît que toutes ces « écoles »
diffèrent du blanc au noir, mais qu’elles ont une logique com-
mune : le socialisme veut délivrer la société du mal, il prétend en
avoir trouvé la cause ultime et le remède, il veut remplacer la
société présente avec ses tares et ses injustices par une société
nouvelle d’où les maux sociaux auront disparu. « Encore un petit
effort, disent [les socialistes], et la vieille société va disparaître et
l’aube de la nouvelle société va se lever à l’horizon de l’huma-
nité »19.
De tels efforts de compréhension et de synthèse n’étaient pas
à la portée de publicistes terrorisés et d’un public bourgeois qui

18. Seul un groupuscule babouviste avait avancé cette « théorie ». Les communistes de
L’Humanitaire (dont la position sera adoptée par un inconnu nommé Karl Marx)
tiraient de l’abolition de la propriété, « l’abolition du mariage et de la famille ».
19. Delaroa, Vue générale sur le socialisme, 1850, p. 19.
26 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

réclamait non des analyses, mais des anathèmes face à un « fléau »


social, face à des « ennemis de la société » et « des hommes qui ont
jeté autour d’eux tant d’épouvante »20. Les socialistes en de nom-
breux pamphlets sont dépeints au naturel : mus par une « insatia-
ble » ardeur de jouissance, par le désir de satisfaire de « grossiers »
appétits et travaillés par de « mauvaises passions », ils forment « une
poignée de gueux sans foi ni loi »21, clabaudeurs de cabarets, piliers
de marchands de vin, malfaiteurs, malandrins, brutes, chenapans,
cannibales. Les femmes sont des mégères, des saphos... Le socia-
lisme, s’exalte-t-on, est la « conspiration flagrante du mal pour le
mal »22. Le communisme, sa variante extrême, est « la philosophie
du néant et de la mort »23. Les clubs sont des « cavernes infernales
vomissant, pour l’épouvante de l’humanité, ces exécrables figures
qu’on ne rencontre qu’en de certains jours qui sont des journées »24.
On voit le style ! La vision conspiratoire, chère à l’abbé Barruel
dans l’Émigration, reprend du service : « l’existence d’une classe à
part d’individus mystérieusement ligués pour le mal et contre le
bien depuis plusieurs générations est incontestable »25.
Fauteur des théories les plus odieuses, qui inspirent aux gens
de bien une « répulsion unanime », le secteur des communistes,
divisés en « icariens », admirateurs de Cabet et dont certains étaient
partis fonder Icarie au Texas, et en néo-babouvistes de diverses
colorations, abolit d’un trait de plume toute propriété privée et
établit la Communauté. Adolphe Thiers, historien déjà fameux, qui
lui aussi monte à la barricade pour défendre la société, prend pour
cible cette doctrine extrême dans un gros livre, Du communisme26 .
Il choisit de faire voir le lugubre idéal icarien, le tableau, l’hypotypose
devant suffire à édifier :
On jouirait en commun, à des tables communes, où l’on mangerait
et boirait suivant ses besoins, ni plus ni moins ; et on serait vêtu d’un

20. Breynat, Les socialistes depuis février [1848], 1850, p. 10.


21. Chenu, Les chevaliers de la république rouge, 1851, p. 19.
22. Lacombe, Études sur les socialistes. Le socialisme dans le passé. Le socialisme dans le
présent. Le socialisme dans l’avenir, 1850, p. 16.
23. Avril, La communauté, c’est l’esclavage et le vol, ou : Théorie de l’égalité et du droit, 1848,
p. 30.
24. Lacombe, p. 17.
25. Lacombe, p. 20.
26. Paris : Paulin et Lheureux, 1848.
II HISTORIQUE 27

habillement uniforme, pris dans le magasin général, ce qui prévien-


drait les accumulations secrètes, véritable vol fait à la communauté27.
« Le danger des théories blasphématoires, immorales et sacri-
lèges » de Proudhon n’est pas moins dénoncé à grands cris, Proud-
hon, l’anarchiste, l’athée, le nihiliste, la figure la plus détestée de
la cohorte socialiste, l’adversaire acharné de la propriété, l’ennemi
audacieux de la religion, prend dans bien des brochures une di-
mension diabolique : c’est l’esprit des ténébres qui ne se complaît
orgueilleusement que dans la destruction de tout, qui renverse et
n’édifie pas. Il est le seul des quarante-huitards auquel des livres
entiers d’anathèmes sont consacrés. « Il met la main sur tout ce qui
a vie dans l’humanité et l’étouffe en poussant un rire satanique »28.
On connaît la proposition du jeune Proudhon, jetée en 1840
— elle a fait autant pour sa célébrité que ses œuvres complètes
ultérieures : « La propriété, c’est le vol »29. Cette proposition pour-
tant était vieille comme le monde : il n’est pas difficile de dégager
derrière elle une continuité séculaire ; des érudits l’ont trouvée
verbatim chez le « petit personnel » des Lumières, chez Brissot de
Warville, chez Morelly, chez l’abbé Mably qui eux-mêmes l’avaient
rencontrée chez les Pères de l’Église par l’entremise du Contrat
social, — « le premier qui ayant enclos s’avisa de dire : ceci est à
moi »... — par l’entremise aussi de certains jusnaturalistes, critiques
du concept romain du Ius utendi et abutendi. Il faut encore rappeler
que Proudhon, réformateur petit-bourgeois plein de contradic-
tions, ne croit pas lui-même à sa Formule ou ne la soutient pas
jusqu’au bout et loin s’en faut, ayant du reste de la méfiance à
l’égard des systèmes : « La propriété, écrit-il plus tard, si on la saisit
à l’origine, est un principe vicieux en soi et anti-social, mais destiné

27. Page 7.
28. P.-J. Marchal, Proudhon et Pierre Leroux, 1850, p. 6.
29. Qu’est-ce que la propriété ? 1841. [dépouillé in Œuvres IV]. Il la complète un peu plus
tard par « Dieu c’est le mal », mettant la preuve sur la somme de son absurdité
maléfique. Proudhon, proche de Blanqui, de Dézamy et de quelques autres néga-
teurs révolutionnaires, tranchait par ses « blasphèmes » sur la rhétorique socialo-
religieuse de 1830, il faisait entrevoir l’évolution prochaine des propagandes
révolutionnaires : « Dieu imbécile, ton règne est fini ; cherche parmi les bêtes
d’autres victimes [...] car Dieu, c’est sottise et lâcheté ; Dieu, c’est hypocrisie et
mensonge ; Dieu, c’est tyrannie et misère ; Dieu, c’est le mal. [...] Il n’y a pour
l’homme qu’un seul devoir, une seule religion, c’est de renier Dieu ».
28 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres


institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social »30.
Il n’empêche : qui ne l’a pas lu, connaît de lui cette phrase provo-
cante, « si incroyable qu’elle touch[e] aux limites mêmes de la
folie »31.
L’objet de ce livre n’est certes pas de raconter les barricades
de février, les journaux rouges et les clubs, les émeutes de juin et
leur féroce répression, l’échec des Ateliers nationaux. Mais pour les
publicistes de 1848-1850, tout se mêle, les doctrines abominables de
Cabet, Proudhon, Blanc, Considerant qu’on n’avait pas prises suf-
fisamment au tragique avant février, et les émeutes, les pillages, les
barricades... Le traumatisme des classes privilégiées, dont témoigne
la vaste bibliographie que je parcours, c’est la rencontre inattendue
d’idées absurdes et de masses ignares, c’est l’absurdité adoptée
comme une foi nouvelle par les barbares au milieu de la civilisation
et armant leur courage, ce sont les « rêves » d’hier mués en « cau-
chemar » social. Alexis de Tocqueville évoque avec horreur dans ses
Souvenirs les journées de juin et « ce mélange de désirs cupides et
de théories fausses qui rendit cette insurrection si formidable »32.
Les idéologues de gauche, qui protestent mais un peu tard qu’ils
n’ont pas voulu cela, sont solennellement mis face à leurs responsa-
bilités et bien des brochures exigent leur mise en accusation. « En
vain [Louis Blanc] repousse-t-il avec horreur le sang de Juin, en
vain proteste-t-il de son innocence »...33 En juin 1848 naît le topos
du socialisme jugé par ses crimes.

LES ÉCONOMISTES LIBÉRAUX


« Appelée à la défense de la société menacée »34 et soucieuse
de défendre une science calomniée par les critiques sociaux, toute
l’économie politique se dresse contre les « rouges », Jean-Baptiste
Say, Frédéric Bastiat, Michel Chevalier (qui vient du Globe saint-
simonien) multiplient les brochures et les articles dans le Journal des

30. Théorie de la propriété, édition de Paris : Lacroix & Verboeckhoven, 1866, p. 208.
31. Breynat, Les socialistes modernes, 1849, p. 97.
32. Souvenirs, Gallimard, 1978, p. 213.
33. Breynat, Les socialistes depuis février [1848], p. 249.
34. Chevalier, L’économie politique et le socialisme. Discours prononcé au Collège de France le
28 février, pour l’ouverture du cours d’économie politique, 1849, p. 1.
II HISTORIQUE 29

économistes. Il leur appartient de renverser l’axiologie socialiste : la


propriété privée si calomniée est un bien fondamental, « elle est,
enseigne Bastiat, la vérité et la justice mêmes, [...] le principe du
progrès et de la vie », elle est « essentiellement démocratique » et
tout ce qui la nie est fondamentalement aristocratique et anarchi-
que35. « Les misères et les iniquités dont l’humanité n’a cessé de
souffrir [...] viennent d’infractions commises au principe de pro-
priété »36. En août 1848, l’Académie des sciences morales et politi-
ques, à l’invitation du Général Cavaignac, décide de « combattre les
doctrines socialistes » par la publication de petits traités en faveur
de la propriété et de la famille. De nombreux économistes libéraux
contribueront à cette tâche salutaire.
La critique de Louis Blanc, grande figure réformatrice des
années qui précèdent 1848, dénonce la « concurrence » comme le
premier des maux à éliminer : immoralité du chacun pour soi,
absurdité économique, cause de la surproduction et des crises,
source de maux immenses, non seulement pour les exploités ré-
duits par la baisse des salaires et le chômage à la misère, remplacés
par des machines, ou par des femmes et des enfants, mais pour les
industriels eux-mêmes constamment dans l’angoisse d’être écrasés
par de plus gros. « La concurrence illimitée [...] est l’ennemie la
plus cruelle du travailleur [...] ; elle tend à ramener la nation à un
état de misère, de désordre et d’asservissement pire mille fois que
l’esclavage antique »37. Pour mettre fin à cette anarchie, il prône
dans un essai fameux, l’« Organisation du travail », projet qui sé-
duira les révolutionnaires de février. Il y démontre « 1. Que la
concurrence est pour le peuple un système d’extermination ; 2.
Que la concurrence est pour la bourgeoisie une cause sans cesse
agissante d’appauvrissement et de ruine »38. C’est dès lors Louis
Blanc qui est l’ennemi par excellence du libéralisme économique
et la cible de M. Chevalier qui lui assène une série de lettres ouver-
tes39. Les ateliers nationaux, chéris de Louis Blanc, expérience qui
tourne à l’échec immédiat, fournissent aux libéraux la preuve im-

35. Propriété et spoliation, 1850, p. 5.


36. Molinari, Les soirées de la rue Saint-Lazare, 1849, p. 26.
37. Boyer, De l’état des ouvriers et de son amélioration par l’organisation du travail, 1841, 13.
38. Organisation du travail. Neuvième édition refondue et augmentée, 1850, p. 24.
39. Lettres sur l’organisation du travail, ou Études sur les principales causes de la misère, 1848.
30 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

manente de la fausseté d’un système qui supprime l’intérêt à pro-


duire vite et bien.

LES POLÉMIQUES INTRA-SOCIALISTES


Une autre voie très prometteuse de la polémique anti-socia-
liste s’ouvre en 1848 : la « preuve » de l’insanité des théories par la
mésentente entre les socialistes mêmes, preuve immanente de l’auto-
déconstruction des systèmes et mauvais augure pour l’harmonie
définitive promise à l’humanité. « On découvre avec étonnement
une lutte acharnée parmi cette multitude de publicistes qui se
vantent tous d’avoir trouvé le secret de ramener le bonheur et la
paix sur la terre désolées », ironise J.-J. Thonissen dans Le socialisme
et ses promesses40. Les sectes socialistes « se font les unes aux autres
une guerre des plus violentes quand elles sont fatiguées de poursui-
vre de leurs outrages l’ennemi commun »41. Les excommunications
réciproques qui se fulminaient donnaient des armes aux ennemis
des « démoc-soc ». En 1849, paraît une anthologie sans commen-
taire, Les Rouges jugés par eux-mêmes : Considerant y traîne Proudhon
dans la boue, Leroux de même, Proudhon règle ses comptes avec
Louis Blanc, Cabet et les autres communistes se prennent aux
cheveux (beaucoup de néo-babouvistes détestaient la personnalité
de Cabet, son autoritarisme, son paternalisme), Raspail invective
Ledru-Rollin et Barbès, Blanqui... Tout ceci procure une vive satis-
faction aux contempteurs des socialistes : « Ils ne sont vrais que
dans ces moments lucides pendant lesquels chaque socialiste s’aper-
çoit que les autres socialistes sont fous »42.
Charles Fourier même avait, de son vivant, fait paraître une
brochure dénonçant les Pièges et charlatanisme des sectes de Saint-Simon
et d’Owen. Dans son Socialisme devant le vieux monde, ou : Le vivant
devant le mort, le chef des fouriéristes, Victor Considerant passe en
revue en 1848 toutes les sectes concurrentes et en démontre
allègrement la fausseté et la nocivité : système coopératif d’Owen,
p. 32, communisme icarien, p. 33, saint-simonisme, p. 34, commu-
nisme buchézien, p. 69, organisation du travail de Louis Blanc,
p. 87, socialisme religieux de Pierre Leroux, p. 95, anarchisme de
40. Thonissen, Le socialisme et ses promesses, s.d. [1849], I 11.
41. Beugnot, Réflexions sur les doctrines antisociales et sur leurs conséquences, 1849, p. 20.
42. P.-J. Marchal, Proudhon et Pierre Leroux, p. 7.
II HISTORIQUE 31

Proudhon, p. 99...43 Les aménités personnelles ne manquent pas.


Considerant traite Proudhon de grenouille qui veut se faire plus
grosse que le bœuf, mais Proudhon traitait Fourier d’halluciné et
Considerant d’intrigant ; il traitait aussi Louis Blanc, verbatim,
d’« ombre rabougrie de Robespierre ». Pierre Leroux détestait les
fouriéristes et ironisait sur l’« océan de limonade » et autres pro-
phéties harmoniques de Fourier44. Lamennais avec son socialisme
évangélique s’indignait des théories communistes des néo-
babouvistes. C’est aussitôt la figure de l’État totalitaire qui lui appa-
raît : « Que veut-il [le communisme] ? Le travail forcé, rétribué au
gré de l’État qui l’impose. [...] Chez les anciens l’esclave pouvait
être affranchi et l’était souvent ; ici, point d’affranchissement pos-
sible »45. Ledru-Rollin déclare aux juges des Assises d’Angers : « Je
hais les communistes, je les hais plus que vous-mêmes car on nous
jette trop souvent à la face leurs absurdes opinions »46.
Dans le groupusculaire secteur desdits communistes, des par-
tisans de l’abolition pure et simple de la propriété privée, les quatre
ou cinq revues qui, vers 1840, défendent cette « solution » se dé-
nonçaient à qui mieux mieux les unes les autres. Mais écoutons
Étienne Cabet lui-même, navré, exposer la situation : « L’Humani-
taire combat tous les autres journaux communistes. Le Communau-
taire déclare la guerre à L’Humanitaire. La Fraternité attaque Le
Populaire, L’Atelier et L’Humanitaire. Le Populaire désapprouve tous
ces journaux »47.
Bien que la critique de la propriété, les « blasphèmes » contre
la religion indignent, ce sont les théories nouvelles sur l’union
sexuelle qui suscitent les plus véhémentes dénonciations. Les idées
de Fourier sur le sexe phalanstérien, censurées par Victor Considerant
bien conscient que le monde n’était pas prêt pour de telles audaces,
avaient cependant filtré dans la publication des inédits. Les visions
de Fourier sur l’avenir sociétaire où les deux tiers des femmes et des
hommes, autant par affinités passionnelles que par dévouement
social, se livrent à la galanterie et à la courtisanerie avaient suscité

43. Paris : Libr. Phalanstérienne, 1848.


44. Revue sociale, 3 : 1845, p. 35.
45. Question du travail, 1848, p. 11.
46. Cité dans : Chenu, Les chevaliers de la république rouge, 1851, p. 15.
47. Étienne Cabet, Ma ligne droite, 1841, p. 35.
32 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

vers 1848 des brochures scandalisées : c’était donc cela, l’idéal socia-
liste, faire de la société « un immense lupanar »48. Les disciples de
Fourier gardaient un silence embarrassé et les autres écoles sociali-
santes faisaient chorus aux indignations bourgeoises. Il faudra un
siècle et demi pour que les doctrines du Nouveau monde amoureux
trouvent des lecteurs bien disposés49. De fait, nulle part autant que
sur la vie amoureuse, les désaccords ne furent plus extrêmes entre
socialistes. Le bien des uns y est le mal des autres. Le mariage
monogame est une institution contraire aux vœux de la nature ; la
fidélité perpétuelle en amour est contraire à la nature humaine
dont les passion doivent être régulée par l’attraction : telle est
l’amorce de la critique de Fourier. Les deux institutions bourgeoises
complémentaires, mariage et prostitution, l’un « sacré », l’autre in-
fâme selon la casuistique bourgeoise, n’en font qu’une : le mariage
n’est qu’une « prostitution légale » : l’expression apparaît en 1830
chez les saint-simoniens et se répétera ne varietur chez tous les par-
tisans de l’Union libre50. Mais Pierre Leroux que les idées de Fourier
et de Saint-Simon indignent, voit au contraire dans la monogamie
perpétuelle et obligatoire la juste solution future au malheur sexuel
des humains. Leroux dénonce l’immoralité des projets phalansté-
riens, la pédérastie et le tribadisme étant au centre « pivotal » de
l’organisation sociale future51. (Cette dernière critique prouve du
reste que l’hostilité rend perspicace et que Leroux avait bien lu
Fourier — au contraire de beaucoup de modernes.)
Les partisans d’Étienne Cabet, les « communistes icariens »,
abolissant d’un trait de plume la propriété privée, mais, dans leur
culture ouvrière louis-philipparde, fort peu portés au libertinage,
se font déborder par les communistes de L’Humanitaire (dont la
position sera adoptée par un inconnu nommé Karl Marx au Manifest
der kommunistischen Partei) qui tirent de l’abolition de la propriété,
« l’abolition du mariage et de la famille ». Étienne Cabet, indigné
et sidéré d’une telle perversité, tonne contre eux52. Il les hait car ils

48. Le Système de Fourier étudié dans ses propres écrits, 1842, p. 32.
49. Fourier, Le nouveau monde amoureux. Éd. S. Debout-Oleszkiewicz. Paris : Champion
et Genève : Slatkine, 1978.
50. Bazard, Religion saint-simonienne. Lettre à M. le Président de la Chambre des députés.
Paris, 1830, p. 7.
51. Revue sociale, no 3, 1845, pp. 35. Même chose, II, 7, 1847.
52. Voir Le Populaire, toute l’année 1841.
II HISTORIQUE 33

desservent la cause. « Les Ultra-Communistes qui parlent d’aboli-


tion de la famille, font infiniment de mal sans faire aucun bien
parce qu’ils irritent et divisent.53 »
De toutes les personnalités de l’extrême gauche, Proudhon,
par tempérament anarchiste et conservateur, a eu le don de se
mettre tout le monde à dos en attaquant toutes les écoles concur-
rentes une à une avec une perspicacité informée. Il suffisait de le
lire pour trouver des arguments à foison contre les diverses « sec-
tes » et c’est ce que les anti-socialistes finirent par faire avec profit.
Proudhon définissait La démocratie pacifique fouriériste comme « une
sorte de déversoir de toutes les folles absurdités et impuretés de
l’esprit humain »54. Il ne voyait dans le projet communiste que
liberté détruite, conscience anéantie, égalité de la misère ; encore
le déclarait-il, de toute façon, irréalisable. « L’organisation du tra-
vail » de Louis Blanc lui paraissait une recette infaillible de « léthar-
gie » sociale. De tempérament pudibond, il haïssait les
« saint-simoniens, les fouriéristes et autres « prostitués » pour leurs
visions de libération sexuelle : « Triste illusion d’un socialisme ab-
ject, dernier rêve de la crapule en délire »55. Quant à la commu-
nauté des femmes : « loin de moi, communistes ! Votre présence
m’est une puanteur et votre vue me dégoûte !56 »
Mais surtout, ce prétendu « rouge » de Proudhon allait plus
loin que quiconque et avec plus de talent dans la démolition des
socialismes de tous bords. Proudhon, dès 1846, était parvenu à
conclure en termes beaucoup plus durs que le plus acharné des
ennemis des doctrines nouvelles et à désavouer le socialisme dans
son principe. « En fait et en droit le socialisme, protestant éternelle-
ment contre la raison et la pratique sociale, ne peut être rien, n’est
rien. [...] Il n’y a point d’heure marquée pour lui, il est un perpé-
tuel ajournement »57. Son Système des contradictions économiques, ou
Philosophie de la misère de 1846 est la réfutation de tout socialisme
possible, absurde dans ses présupposés, irréaliste et obstacle au
progrès : « Le socialisme, à le bien prendre, est la communauté du
mal, l’imputation faite à la société des fautes individuelles, la soli-
53. Cabet, Ma ligne droite, op. cit., p. 37.
54. Cité par l’Anti-rouge, p. 106.
55. Système des contradictions économiques, ou philosophie de la misère, 1846, I 355.
56. Système, I 277.
57. Système, ch. XII, par. I.
34 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

darité entre tous des délits de chacun »58. Que pouvait-on deman-
der de mieux ? Les anti-socialistes, ayant fini, dis-je, par le lire, se
sont réjoui de cet allié inattendu : « On s’est habitué à faire de M.
Proudhon une des colonnes du socialisme, tandis qu’il en est l’en-
nemi le plus ardent, le critique le plus impitoyable »59. Les gens
d’Action française qui salueront en Proudhon « un maître de la
contre-révolution » (Louis Dimier) voyaient juste.
Si les rivalités totales et les polémiques irréconciliables nais-
sent ainsi avec les socialismes mêmes, c’est qu’au delà des questions
de personnes, quelque chose d’absolument fondamental s’est mis
à agir que la bonne volonté et l’esprit de bonne entente occasion-
nel ne parviendront jamais à brider : la recherche même de la vérité
historique — et la certitude corrélative de l’avoir trouvée. Il est peut-
être vrai que les socialistes romantiques forment l’enfance de la
modernité, c’est pourquoi, à la façon des enfants, seuls ils ont dit
les choses de façon naïve et directe : « Il est impossible de travailler
à l’édification des doctrines que l’on croit vraies sans sentir le
besoin d’anéantir celles que l’on croit fausses », écrit Pierre Leroux
dans la préface de sa Réfutation de l’éclectisme.
Il faut donc faire place dans ce livre à la polémique intra-
socialiste non seulement parce que les conflits intérieurs et règle-
ments de comptes vont réjouir les adversaires du socialisme et que
les fractions en lutte de l’extrême gauche leur procureront des
arguments auxquels ils n’auraient pas pensé, mais parce que ceux-
ci subodoreront à bon droit dans ces conflits intransigeants quel-
que chose qui tient à la nature même des Grandes espérances. Il se
fait que, dès lors qu’une conviction politique et historique totale va
s’énoncer dans les temps modernes et convaincre quelques parti-
sans, il va s’énoncer contigûment et avec la même intensité de conviction,
un projet, un programme qui sera le contraire, l’antagoniste du précédent
(pour un état de culture donné). Il est parfaitement exact, du point
de vue fouriériste, que le système saint-simonien, erroné à la base,
veut changer la nature humaine, alors que Fourier prétend partir
d’elle et l’émanciper de l’absurdité « civilisée » (sauf pour nous,

58. Système des contradictions économiques, ou philosophie de la misère, II 297. Marx ne s’y
est pas trompé en attauqnt Proudhon à fond, mais ceux qui ont lu sa Misère de la
philosophie n’ont en général pas lu l’ouvrage réfuté.
59. Breynat, Les socialistes depuis février [1848].
II HISTORIQUE 35

posant aux sceptiques, à renvoyer les deux plaideurs en arguant


qu’ils ne savaient ni l’un ni l’autre ce qu’est la « nature humaine »).
Il est tout aussi exact que, pour les mêmes fouriéristes, « l’associa-
tion est le contraire de la communauté », c’est-à-dire que si la
science sociétaire est juste, les théories communistes sont une er-
reur absolue. De même qu’il est exact, pour passer à la fin du siècle
que le projet « collectiviste » tel qu’il s’exprime entre 1880 et 1914
était, terme pour terme et dans tous les détails, le contraire du
projet « anarchiste ».
Les luttes à mort entre programmes antagonistes sont con-
substantielles aux Grands militantismes. Les grandes vérités politi-
ques, ces vérités « utopiques » au sens de Karl Mannheim qui ne
prétendaient pas seulement connaître le monde mais le transfor-
mer, furent, à tout moment, antinomiques, polarisées en variantes
contradictoires, acharnées à leur destruction réciproque. Les « com-
munautés idéologiques » sont enserrées dans des nœuds gordiens
de contradictions objectivement ingérables, ni la coexistence éclec-
tique ni l’orthodoxie imposée n’étant des solutions à terme, suscep-
tibles de dépasser ou liquider le problème.

LE ROMAN-FEUILLETON ACCUSÉ
Le roman-feuilleton des journaux (pur produit, disons-le en
passant, de la révolution capitaliste qui atteint la presse après 1830)
est aussi dans le collimateur des défenseurs de la société. Il est
présenté comme la courroie de transmission des mauvaises doctri-
nes ; il a causé, accuse-t-on, par ses déclamations anti-sociales des
« ravages » dans le moral du peuple, ravages dont on voit en 1848
le terrible résultat. Dès l’apparition du feuilleton, des moralistes,
Valconseil, Frégier, Menche de Loisne, Alfred Nettement, ont dé-
noncé avec ensemble les dangers de cette « invention déplorable »,
ils ont ricané avec dégoût sur ses forçats innocents et ses prostituées
vertueuses60. C’est Eugène Sue, l’auteur des Mystères de Paris, con-
verti au fouriérisme et élu député de la gauche en 1848, contraint
à l’exil en Savoie en 1852, qui figure au premier rang des accusés.

60. H.A. Frégier, Des classes dangereuses de la population, 2 vols. (Paris : J.B. Baillière
1840) ; Ch. Menche de Loisne, Influence de la littérature française de 1830 à 1850 sur
l’esprit public et les mœurs (Paris : Garnier 1852) ; Alfred Nettement, Études critiques
sur le feuilleton-roman, 2 vol. (Paris : Perrodil 1845-1846).
36 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Les anti-socialistes dénoncent « ces longues fictions où l’on voyait


toujours l’individu victime des torts de la société, où toutes les
institutions sociales étaient prises à partie, où le pauvre avait toutes
les vertus et le riches tous les vices, où les puissants étaient toujours
infâmes et les faibles, héroïques »61. Louis Reybaud prend aussi les
feuilletonistes à parti : tous ces romanciers populaires ont bien
sujet de flétrir la société qui a fait leur fortune62. Il faut lire encore
l’ouvrage de Menche de Loisne, Influence de la littérature de 1830 à
1850 sur l’esprit public et les mœurs (1852), qui se pose en défenseur
de l’Ordre et en protecteur des classes éclairées. Dénonçant en
termes apocalyptiques les effets de la diffusion du roman-feuille-
ton, il écrit : « Les différents âges, les différentes positions sociales
y [trouvèrent] un encouragement au mal, la démoralisation fut
générale ; elle relâcha tout à la fois les liens religieux, les liens
moraux et les liens de famille. À cette œuvre de désorganisation
sociale, tous nos plus célèbres romanciers prirent part »63.
Eugène Sue, métamorphosé par son succès, se lance à la fin du
règne de Louis-Philippe dans la propagande socialiste explicite,
d’inspiration fouriériste avec Les Sept péchés capitaux, sous une forme
expressément insurrectionnelle avec son dernier roman-fleuve, Les
Mystères du Peuple (1848-1857). Ce dernier roman fut interdit par un
tribunal impérial en 1857, « attendu qu’Eugène Sue n’a entrepris
cet ouvrage [...] qu’en haine des institutions et du gouvernement
de son pays ». Sue mourut en exil en Savoie au royaume de Pié-
mont.

INVENTION DU ROMAN DYSTOPIQUE


La réaction contre les Grands récits socialistes a engendré
l’apparition d’un genre littéraire nouveau, chose qui n’est pas fré-
quente : le genre de la dystopie. Les premiers romans dystopiques
(on dit aussi : anti-utopies) extrapolent des doctrines nouvelles le
tableau de sociétés futures abominables et inhumaines. L’un des
premiers mais médiocre exemple du genre est le Voyage de M.
Mayeux en Icarie, mince brochure satirisant le communisme icarien

61. Grün, op. cit., p. 6.


62. Études sur les réformateurs contemporains. Sixième édition. Paris : Guillaumin, 1849,
II, p. 52.
63. Menche de Loisne, op. cit., p. 215-216
II HISTORIQUE 37

de Cabet64. Le genre de l’anti-utopie ou dystopie est en tout cas


apparu un bon siècle avant Orwell et son Nineteen Eighty Four (1948) ;
de façon datable en français avec une œuvre marquante, celle de
Souvestre en 1846, c’est-à-dire, deux ans avant la vague de révolu-
tions démocratiques en Europe.
L’anti-utopie ne se définit pas comme un retournement de l’axio-
matique de l’utopie littéraire où, à la peinture d’une société idéa-
lement meilleure que la société de l’auteur, se substituerait
simplement celle d’une société à tous égards pire que celle-ci.
L’anti-utopie s’offre dès l’origine comme une contrepartie polémi-
que au genre même de l’utopie et aux conceptions utopiques (au
sens de Karl Mannheim), c’est-à-dire, à la fois, à la conception
bourgeoise du Progrès, laquelle prétend mettre en parallèle la
marche positive du progrès scientifique et technique et du progrès
des mœurs, et à la conception socialiste d’une évolution vers un état
de société égalitaire, organisé en vue d’une plus grande justice et
rationalité des rapports sociaux. Face à ces deux utopismes, l’anti-
utopie se présente comme une protestation réactionnaire qui, d’une
part disjoint radicalement l’idée du progrès scientifique et indus-
triel de celle de progrès moral ; d’autre part montre comme anta-
gonistes les besoins d’épanouissement et d’autonomie de l’individu
et les principes, quels qu’ils soient, d’une rationalité collective. Son
axiome narratif est celui d’une extrapolation asymptotique qui
inscrit les doctrines de progrès dans l’histoire future pour en mon-
trer le caractère ultimement despotique, immoral et inhumain.
L’anti-utopie présente toute volonté de révolutionner l’ordre so-
cial, au nom de doctrines politiques censément rationnelles ou en
raison du développement accéléré des moyens de production et
des moyens techniques, comme tyrannique, oppressive, destruc-
trice de ce qui caractérise la nature de l’homme. L’anti-utopie se
construit autour de l’image de la ruche ou de la termitière comme
métaphores d’une rationalité d’État qui subordonne l’individu à
des fins qui lui sont étrangères, qui entraîne une déshumanisation
progressive, qui aliène l’humain sous le fallacieux prétexte d’en
améliorer la condition et d’en accroître l’efficacité.
L’anti-utopie ou dystopie apparaît donc en 1846 avec un ro-
man qui ne passa pas inaperçu : Le Monde tel qu’il sera d’Émile
64. Paris : Bonaventure [vers 1848].
38 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Souvestre65, conteur et moraliste catholique d’origine bretonne


jouissant d’une certaine notoriété. « Émile Souvestre, écrit l’histo-
rien de l’utopie Alexandre Cioranescu, voit la société de l’an 3000
sous des couleurs ressemblant à celles de Huxley ». Cioranescu a
raison : l’axiomatique du genre s’impose tout d’un bloc en 1846
sous des formes qui resteront constantes durant plus d’un siècle.
Un jeune couple, Marthe et Maurice, épris des idées de Saint-
Simon et de Fourier, est endormi par M. John Progress, et réveillé
en l’an 3000 alors que la Terre entière est devenue la « République
des Intérêts Unis ». « Tourmentés par la vue de tant de douleurs
sans consolation, de tant de misères sans espoir, [Maurice] en était
venu à rêver le bonheur des hommes. [...] Maurice étudia les socia-
listes, Robert Owen, Fourier, Swedenborg ! À les entendre chacun
possédait la contre-partie de la boîte de Pandore : il suffisait de
l’ouvrir pour que toutes les joies prissent leur volée parmi les hom-
mes. » Son voyage dans l’avenir lui fera voir le hideux résultat
concret de ses rêves naïfs ! John Progress qui s’offre comme leur
cicerone pour ce voyage leur apparaît comme « un petit homme en
paletot de caoutchouc, coiffé d’un gibus mécanique et chaussé de
guêtres en drap anglais ». Il les emporte dans l’avenir. Le paysage
urbain de l’an 3000 aussitôt les frappe d’horreur : « cent cheminées
vomissaient des torrents de fumée qui se réunissaient et formaient
au-dessus de la colline, une sorte de dôme flottant.... » Au milieu
des usines apparaissent des constructions que les protagonistes ne
savent pas encore dénommer des gratte-ciel :
C’était un vaste parallélogramme blanchi et percé d’étroites fenêtres
qui rappelait assez bien par la forme, une cage à poules de grande
dimension [...] « Nos architectes sont arrivés au beau idéal du sys-
tème rectangulaire »66.
Les jeunes gens découvrent, au lieu de la société idéale dont
ils rêvaient naïvement, une société inhumaine, cynique, scientiste,
soumise à la logique capitalo-socialiste de l’efficacité à tout prix et
de l’organisation du travail, où les deux amoureux sont contraints
de reconnaître l’incarnation concrète hideuse de leurs rêves pro-
gressistes. Tout se paie, tout se met en sociétés et en actions, tout
est bureaucratisé, barnumisé, mécanisé, tout se ramène à profit et

65. É. Souvestre, Le Monde tel qu’il sera, Paris, Michel Lévy, 1859, p. 246
66. Page 49.
II HISTORIQUE 39

intérêt. Ce n’est pas encore l’équation Marx=Goulag, c’est déjà


l’équation Saint-Simon=République des Intérêts Unis avec sa devise
prosaïque « Tout à la vapeur ». Souvestre montre un avenir indus-
trialisé, rationalisé jusqu’aux tréfonds, où la nature même est déna-
turée, forcée au sens biologique : ainsi de l’allée d’artichauts
gigantesques dite « Avenue du Mariage » où les filles à marier se
promènent en portant en écharpe leur adresse et le chiffre de leur
dot. À la poésie de l’amour, s’est substituée la machine bureaucra-
tique d’une « Agence matrimoniale » universelle qui organise ra-
tionnellement le choix des couples. L’éducation des enfants est
confiée à des machines enseignantes : « Ici comme partout, nous
avons substitué la machine à l’homme, se félicite Mr Progress. Le
nouveau-né est mis au collège dès son entrée au monde, et nous
revient dix-huit ans après tout élevé ». Autre composante obligée
de l’abomination future, le triomphe du féminisme. La loi le dé-
crète :
Art 1er. Dieu sera désormais du genre féminin vu sa toute puissance
et sa perfection.
« Fabriquer l’homme à l’instar du calicot » : telle est la grande
formule que Souvestre prête à l’idéologie de l’avenir. Contre la
morale kantienne qui enseigne de traiter l’homme comme fin de
toute action, l’anti-morale futurologique se sert de l’homme comme
d’un matériau à façonner et à mettre au service de l’industrie et de
l’argent (« Cash Payment as the sole nexus », dit Carlyle67) en l’assu-
rant, par surcroît d’imposture, que ces manipulations servent son
intérêt bien compris et lui apporteront le bonheur. Le roman de
Souvestre va passer en revue tous les aspects de la vie future et faire
apparaître avec une sorte de perspicacité réactionnaire, par un
constant raisonnement par autophagie, la logique aliénante qui
gouverne toute prétention à accélérer l’évolution sociale ou à réfor-
mer les rapports sociaux en les adaptant au progrès des sciences et
aux besoins de l’industrie. Car on le voit, le « socialisme » futur
n’est qu’une composante d’une marche fatale vers une société
industrialisée et déshumanisée. « Marthe et Maurice demeurèrent
le cœur navré. Tous deux pleuraient sur ce monde où l’homme
était devenu l’esclave de la machine, l’intérêt, le remplaçant de
l’amour. »

67. Cité dans le Manifeste communiste.


40 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Je passerai sur diverses satires dystopiques qui accompagnent


de leurs sarcasmes les bouleversements urbanistiques d’Haussmann
et l’affairisme du Second Empire (Paris futur de Joseph Méry68 ;
Paris nouveau, Paris futur69 de Victor Fournel). J’en arrive, antici-
pant de quelques années sur mon historique, à un deuxième récit
d’un intérêt aigu, La Cité nouvelle, ouvrage anonyme attribué à
Fernand Giraudeau70. Désormais, mais ceci apparaît déjà avec
Souvestre, c’est une certaine image des États-Unis qui sert — dura-
blement — en France d’anti-modèle de société impitoyablement
industrialisée, démocratisée, socialisée, anonymisée, bureaucrati-
sée, confondant sous le nom de démocratie l’anonymat et le cy-
nisme du capitalisme industriel et le règne de la plèbe socialiste
sous un Big Brother quelconque. Giraudeau dépeint une Société-
fourmilière qui a eu raison de ses ennemis — la libre-entreprise, la
morale religieuse et l’individualisme — et que visite un témoin
effaré, honnête voyageur temporel, venu du XIXe siècle qui, guidé
par le démon Asmodée, voit le triomphe conjoint des trusts et des
syndicats, la tyrannie anonyme des appareils d’État, la persécution
de l’Église (séparée de l’État en 1950), une médecine « sociale »
bureaucratique et incompétente, l’avortement libre bénéficiant de
publicité dans les journaux, le mariage englouti dans une société
prostitutionnelle, l’hégémonie d’une « littérature de bagne » con-
tant en argot d’illettré de monotones scènes de violence (« ...can 15
ariva au setième cadavre pourrit il s’açit desus pour gobloté... »), les villes-
casernes tirées au cordeau, la numérotation bureaucratique des
individus, la carte d’identité obligatoire (« tout citoyen est tenu
d’avoir son nom et son adresse sur son chapeau »71), la circulation
automobile effrénée avec des véhicules de marque Smash-All — on
écrase parfois des enfants, mais il n’y a pas lieu de s’arrêter — le
règne cynique de l’argent combiné au règne tout-puissant d’un
syndicalisme corporatiste. La langue française même est devenue,
en 130 ans (nous sommes en 1985), un sabir pidginisé :
« Aujourd’hui enfin, ouvrier content. Ouvrier travaille à peine, [...]
peu travail, beaucoup salaire72 ». On enferme les « anti-utilitaires »

68. J. Méry, Paris Futur.


69. V. Fournel, Paris nouveau, Paris futur, Paris, Jacques Lecoffre, 1865.
70. [F. Giraudeau ?], La Cité nouvelle, Paris, Amyot, 1868.
71. Ibid., p. 16.
72. Ibid., p. 35.
II HISTORIQUE 41

et autres dissidents dans des camps73. La publicité tonitruante tient


lieu de culture et de littérature. La corruption des journaux a fait
s’évanouir tout principe d’objectivité et de critique. Le témoin
venu du passé conclut dans un élan d’anti-américanisme : « Vous
êtes le plein développement de ce qu’était la société des États-Unis.
Vous êtes le paroxysme d’une démagogie effrénée, sans génie, sans
principes, sans talents, sans esprit »74.
L’anti-utopie en tant que genre littéraire propose au lecteur,
ai-je dit, sous forme de fiction, un raisonnement par autophagie qui
démontre qu’un principe est mauvais, si bon qu’il puisse se présen-
ter en soi, dont les conséquences ultimes probables sont détesta-
bles. L’idée de société totalitaire telle qu’elle se développera dans un
climat propice dans les années 1940-1950, est parfaitement figurée,
avant la lettre, dans les fictions un peu désuètes de Souvestre et de
Giraudeau. Mais aussi, tant chez Souvestre que chez Giraudeau, la
dystopie extrapole une société future qui est autant hyper-capita-
liste, productiviste, technocratique qu’elle est socialiste, répressive
et démagogique. Cette convergence, en haine réactionnaire de
l’avenir redouté, des deux figures opposées de la modernité est ce
qui soutient l’intérêt des dystopies du XIXe siècle.

LE SECOND EMPIRE, 1852-1870


En 1852, les gens de bien respirent. Le socialisme est mort
déconsidéré. « Où sont aujourd’hui ces systèmes qui naguère sem-
blaient si menaçants ?75 » Louis Reybaud proclame du haut de son
autorité de premier spécialiste de la question : « le socialisme est
fini, il faut en effacer les derniers vestiges ». L’ordre est revenu.
Seuls quelques cassandres vaticinent : méfiez-vous, le socialisme
dans l’ombre continue à se propager... Le prolétariat parisien est
écrasé, mais le mouvement ouvrier va connaître en effet une lente
maturation et réorganisation politiques jusqu’en 1870. Les ancien-
nes « utopies » qui avaient tant fait peur en 1848, certes, sont oubliées
ou mourantes. Poseurs de rails et perceurs d’isthmes, tous les an-
ciens saint-simoniens se sont ralliés à l’Empire. Le nom de Fourier

73. Ibid., p. 58.


74. Ibid., p. 89.
75. C. Périn. « Du socialisme dans les écrits des économistes ». Le correspondant, 1850,
p. 705.
42 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

semble à peine connu de la génération de 1860, celui de Louis


Blanc guère plus, si Proudhon et Blanqui conservent quelques
disciples76. Dans le dernier tiers du siècle, rien n’est plus profondé-
ment englouti dans l’oubli que les théories de Cabet, de Leroux, de
Pecqueur — et seuls des groupuscules en marge du mouvement
ouvrier entretiendront jusqu’en 1914 le souvenir de l’École socié-
taire et celui du « socialisme-rationnel » de Colins.
Ceci est vrai dans les faits apparents. Si on cherche à saisir la
circulation sous-jacente des idées, des contreprojets, des arguments
de critique sociale, il n’est pas vrai que les « idées » parues sous la
Monarchie de juillet aient disparu. Au contraire, l’influence clan-
destine de Proudhon, de Louis Blanc, de Blanqui fait son chemin,
et dans le monde ouvrier et auprès de quelques jeunes bourgeois
en quête de vérité sociale, mais aussi on voit la résurgence de toutes
sortes de formules et de thèses apparues chez les saint-simoniens,
chez les fouriéristes, et même venues des très oubliés Sismondi,
Vidal, Buchez qui se retrouveront un jour et parfois verbatim après
1870 comme si une sorte de mémoire militante les avait préservées,
devenues anonymes, et qui s’intégreront au syncrétisme idéologi-
que de la Deuxième Internationale.
Le Second Empire, rassuré, ne voit pas paraître d’abord beau-
coup d’ouvrages anti-socialistes. Je ne signalerai parmi une poignée
d’autres, en 1859, que l’Histoire et réfutation du socialisme depuis l’An-
tiquité jusqu’à nos jours de Charles de Bussy, gros livre d’un conser-
vateur qui démontre que toute doctrine qui s’éloigne de
l’enseignement de l’Église est pernicieuse. Les pages les plus polé-
miques visent Proudhon, toujours vivant et toujours contradictoire
et qui ne semble, dit Bussy, avoir une plume que « pour écrire
systématiquement le contraire de la vérité »77.
L’Internationale créée à Londres à la faveur de l’Exposition
de 1862 inquiète quelques observateurs attentifs de la scène euro-
péenne, de ceux qui informent les classes lettrées dans la Revue des
Deux Mondes et dans le Correspondant78. On y prête volontiers à l’AIT,

76. Ce que constate Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, p.
9.
77. Bussy, p. 17.
78. Par exemple J.G. Courcelle-Seneuil, Liberté et socialisme, ou Discussion des principes de
l’organisation du travail industriel. Paris : Guillaumin, 1868.
II HISTORIQUE 43

l’Association internationale des travailleurs une puissance occulte


mondiale formidable qui prépare le retour de la barbarie socialiste,
mais ces angoisses n’atteignent pas le grand public qui dort sur ses
lauriers. On rappellera ces prédictions malheureusement
inentendues du public et des autorités après 1871.
Pendant dix-huit longues années en France, le silence s’était
fait. Ce n’est qu’avec l’Empire libéral que le rétablissement de la
liberté de réunion en août 1868, permet la renaissance d’une flo-
raison de « clubs » dans le Paris ouvrier et montre que le danger est
revenu et se rapproche, que rien n’est réglé. Gustave de Molinari,
le libéral rédacteur du Journal des Débats est l’observateur alarmé de
cette renaissance79. Il prend sur lui de fréquenter les clubs populai-
res de 1868 et y retrouve le « carnaval révolutionnaire », les « satur-
nales intellectuelles » de vingt ans auparavant, « ces mêlées confuses
où des orateurs improvisés déclament des tirades ampoulées contre
la proprété, le capital, le mariage, où l’on maudit la machine au
nom du progrès »80. exactement au point où il les avait laissées le
Deux Décembre81. Le mutualiste Denis Poulot, dans un livre qui est
du reste une mine d’observations précises, le Sublime (1872),
décrira, à la fin de l’Empire, le type du mauvais ouvrier, paresseux,
bambocheur, agitateur habile pourvu d’un vernis de formules ron-
flantes, dont il fait le porte-parole des idées extrêmes82. Désormais
— allant vers Cesare Lombroso et Gustave Le Bon — l’attention
passe des doctrines à des « types » socio-psychologiques, glissement
qui marquera le discours de l’anti-socialisme jusqu’en 1914.
Économiste réputé, Molinari est navré de l’ignorance des
nouveaux orateurs socialistes qui « discutent les questions écono-
miques et se font même gloire de les discuter, sans avoir jamais
ouvert un livre d’économie politique »83. C’est bien à cette docte
ignorance du mouvement ouvrier français renaissant, trop facile
cible des bourgeois, que, vers 1875, la découverte de Marx et du

79. Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870. Paris : Garnier, 1872.
80. Page 2.
81. Pages 2-3. Autre ouvrage informé et alarmé sur ce retour du refoulé socialiste :
Benard, Le socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui. Paris : Guillaumin, 1870 [= 1869].
82. [Denis Poulot] Question sociale. Le sublime, ou le travailleur comme il est en 1870 et ce
qu’il peut être. Paris, Bruxelles : Lacroix & Verboeckhoven, 1872.
83. Page 47.
44 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Capital et la légitimation de l’idéologie révolutionnaire par le « so-


cialisme scientifique » seront censés venir remédier.

L’APRÈS-COMMUNE, 1871-1879
Je ne referai pas l’histoire de la Commune vue par la bourgeoi-
sie terrorisée. Encore moins celle de la répression militaire et judi-
ciaire qui suivit sa défaite. Les historiens ont largement épuisé le
sujet et les travaux abondent. Je me contenterai de parcourir les
livres anti-communards par dizaines, qui réactivent, avec quelle
horreur, la polémique anti-socialiste en déshérence.
Le ton a radicalement changé. La France a été mise à deux
doigts de sa perte par des monstres dépravés, animés par la haine
et l’envie84. Les diatribes qui s’étalent sur des milliers de pages
échappent largement à la logique de ce livre : celui-ci porte sur les
polémiques d’idées et « la Commune n’avait pas d’idées »85, il n’y
a donc pas matière à débattre avec elle : elle n’a été qu’une curée
de folie sanguinaire, pillages, incendies et meurtres, un attentat
contre la civilisation, contre la patrie, ajoutant aux horreurs de la
défaite l’horreur de la guerre civile. On avait discuté, ratiociné
contre les démoc-socs en 1848 ; en 1871, on ne discute plus, on
rejette les communards hors de la commune humanité. On peut,
aliéniste bénévole, analyser les pathologies de cette orgie de folie
criminelle, de ce carnaval de sauvages, mais non s’intéresser à ses
délires, à ses divagations. Tel est le principe de tous les ouvrages
parus dans la décennie qui suit 1871. L’incurable incapacité des
communards perce dans tous leurs actes, leur criminalité est redou-
blée par leur sottise et leur délire.
La médicalisation psychiatrique de la Commune est un trait
du discours réactif : la Commune a été un phénomène de « patho-
logie mentale collective » et beaucoup de livres qui paraissent sont
une galerie de portraits de psychopathes : « Félix Pyat et Rochefort,
histrions sataniquement pervers, Gustave Flourens, malheureux
halluciné de démagogie, Cluseret, aventurier perdu de dettes,
Vermersch, Vallès et Vésinier, bouffons sinistres, lettrés du monde
84. Beaumont-Vassy, Vicomte de. Histoire authentique de la Commune de Paris en 1871. Ses
origines, son règne, sa chute. Paris : Garnier, 1871. ( Nouvelle édition illustrée : 1872).
85. Arnault, Le Socialisme et la Commune, insurrection du 18 mars 1871, étudiée au point de
vue du droit et de l’économie politique, 1875, p. 3.
II HISTORIQUE 45

de la fange »...86 Jamais le style distingué ne s’est mis avec autant


d’alacrité au service de la haine : « hideux spectacle, sombres cupi-
dités, grondantes ignominies, perversité populaire, écume d’une
plèbe impure, furies révolutionnaires, vase immonde, envie farou-
che, acharnement sanguinaire » etc...87 Quelques livres s’efforcent
de comprendre les antécédents, le passé et les mœurs des commu-
nards en se bouchant le nez : écrire leur histoire clinique, c’est « se
vouer à une asphyxie morale tant le bourbier où grouillaient ces
êtres immondes était lourd de vapeurs pestilentielles »88. On com-
prend dans ce contexte que leurs idées n’occupent guère de place.
Un seul thème émerge et caricature l’amorce d’une analyse
de ce qui s’est passé : celui de la Main de l’Internationale. Pour
beaucoup, la chose est sûre : l’AIT a ourdi de bout en bout le crime
communard, la Commune est la « fille de cette terrible société
secrète »89. C’est l’AIT qui, de Londres, « a aggloméré, qui a sciem-
ment disposé les instruments de cette levée en masse du prolétariat,
c’est son organisme puissant qui a donné la force d’impulsion à ce
mouvement inouï dans les annales de l’humanité »90. À la tête de
l’AIT, il y a, apprend-on, un nommé Karl Marx, « jeune homme
condamné à mort par les tribunaux prussiens, imbu des doctrines
de Diebneck, de Jacobi propagées par un Russe nommé
Touatchine »91. Ces quatre noms exotiques signalent la conspira-
tion cosmopolite (et ultimement prussienne) contre la France. La
causalité conspiratoire connaît ainsi de nouveaux beaux jours. On
prête à l’AIT une formidable puissance et des progrès prodigieux
accomplis en quelques années. Son but : établir par les moyens les
plus brutaux le communisme mondial. « C’est le Babouvisme res-
suscité ! !92 »
Une exigence découlait de cette découverte : il fallait mettre
l’AIT au ban de l’humanité avant que les atrocités qu’elle préparait

86. Villedieu, La Commune de Paris. Les scélérats de la révolution, 1871, p. 17.


87. Villedieu, p. 5 et 6.
88. Morel, Le pilori des communeux. Biographie des membres de la Commune. Leurs antécé-
dents — leurs mœurs — leur caractère. Révélations, 1871.
89. Beaumont, p. 7.
90. Villedieu, p. 34.
91. Beaumont, p. 10.
92. Jannet, L’Internationale et la question sociale. Paris : Durand, 1871, 10. Les ! ! sont
dans le texte.
46 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

ne détruisent la civilisation. « Pour cela, il faut une entente établie


entre tous les gouvernements. Ce sera l’alliance de la religion, du
droit, de la raison, de la justice et de la civilisation contre des
instincts sauvages et criminels qui cherchent à nous plonger dans
la barbarie »93.
La Commune servira jusqu’en 1914 comme avertissement
prémonitoire : le « spectacle lamentable » de 1871 montrera aux
gens de bien de quoi le socialisme est capable et les avertira du
retour possible de cette « odieuse folie ». Le souvenir de 1871, ce
fait de pathologie mentale collective, avec ses égorgeurs, ses canni-
bales et ses incendiaires reste bien présent à la mémoire des classes
aisées. L’image des chefs de la Commune est fixée, invariable :
« deux douzaines de fruits secs, de déclassés, de ratés [...] une
petite armée de piliers de taverne, des repris de justice, de soute-
neurs de filles »94.

LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE, 1880-1917


Ce n’est qu’à la toute fin des années 1870 que le mouvement
ouvrier se réorganise en France après la déroute de la Commune
et la saignée de la répression versaillaise. Entre 1880 et la Guerre
mondiale, naissent les partis de masse et les syndicats d’un socia-
lisme moderne, oublieux des utopies romantiques, appuyés sur une
science de l’histoire, sur le « socialisme scientifique ».
Une des figures de proue de ce socialisme renouvelé est Jules
Guesde, « introducteur du marxisme » en France. Guesde a tiré de
l’expérience désastreuse de la Commune une critique des faiblesses
d’un mouvement révolutionnaire sans doctrine unifiée, sans ana-
lyse réaliste de la situation, sans direction, sans organisation disci-
plinée, affaibli par les chicanes alors qu’il luttait contre un adversaire
formidable. Il s’agit pour Guesde de s’y prendre autrement, de
créer un parti « de classe », un parti ouvrier, discipliné, séparé de
l’extrême-gauche du radicalisme « bourgeois », répudiant toute al-
liance avec une fraction quelconque de la classe ennemie. Ce parti
sera le fer de lance de la Révolution. Il s’agit de donner à ce parti

93. Favre, Histoire de l’Internationale et du socialisme. Suivi de l’histoire politique de la France


en 1877, p. xxxviii.
94. Les Cailloux du Petit Poucet (broch. droite) s.l., vers 1889, p. 26.
II HISTORIQUE 47

un but unique, écartant les illusions électorales, les réformes par-


tielles comme les aventures blanquistes et les coups de force. Le
travail du Parti ouvrier qu’il crée reviendra à mener une propagande
inlassable et à s’organiser puissamment en vue de monter, le jour
venu, à l’assaut du régime bourgeois et d’opérer la « socialisation
des moyens de production et d’échange » à l’issue d’une révolution
que la « science de l’histoire » montre fatale et prochaine. La ren-
contre de Guesde à Londres, en mai 1880, avec Karl Marx (avec qui
Paul Lafargue, le gendre de l’auteur du Capital, l’avait mis en
contact) et Friedrich Engels fixe la doctrine de Guesde qui dira un
jour avec un naïf aplomb avoir été « marxiste » avant de rien savoir
de Marx.95 Marx et Engels amendent et cautionnent au cours d’une
soirée « historique » le Programme minimum du Parti Ouvrier en
gestation. Ce programme est officiellement approuvé par un grand
nombre de groupes, cercles d’étude et syndicats au Congrès du
Havre (14-22 novembre 1880).
Dès 1880, fort de la bénédiction de Karl Marx, Jules Guesde
s’établit le gardien intransigeant du « socialisme scientifique » dou-
blé d’une stratégie qu’il s’est donné mandat d’imposer aux organi-
sations ouvrières sans jamais varier d’un iota — tandis que, dans
l’indiscipline prévisible, les excommunications et les dissensions, le
Parti Ouvrier, à peine fondé, voit partir les mutuellistes et les coo-
pérateurs, puis les « possibilistes » rassemblés autour du Dr Paul
Brousse (1882 — ils vont fonder un parti concurrent, le POSR/
FTSF96) et tandis que les blanquistes du Comité Révolutionnaire
Central, divers groupuscules communalistes et « socialistes-révolu-
tionnaires » et les anarchistes bien entendu (car la haine que Marx
portait à l’anarchie s’est transmise intégralement à Jules Guesde),
irréconciliables d’emblée avec les socialistes « autoritaires », restent
à l’écart. Au milieu de ces scissions, Guesde ne varie pas et ne se
laisse pas fléchir : il s’agit pour le Parti Ouvrier non de former une
fédération éclectique, ni de faire preuve de tolérance, mais au

95. Propos confié à G. Diamandy et cité par M. Dommanget dans son Introduction du
marxisme en France, p. 155.
96. Parti ouvrier socialiste révolutionnaire / Fédération des travailleurs socialistes de
France. D’autres individualités se sépareront de Guesde plus tard encore. Eugène
Fournière et G. Rouanet quittent ainsi le P.O. en 1883. Gabriel Deville, auteur du
résumé du Capital et le seul qui avait quelque idée de l’économie politique, quitte
en 1889 etc.
48 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

contraire « d’accentuer le centralisme, condition sine qua non d’une


discipline indispensable »97.
Prenons un instantané, traçons un état de la topographie
socialiste à l’orée de la Seconde Internationale, Internationale cen-
sée reconstituée à l’occasion des congrès ouvriers tenus en 1889 à
la faveur de l’Exposition internationale de Paris (cette date relève
au moins en partie d’un mythe, accepté à tort par les historiens)98.
Au cœur de cette topographie, on trouve trois organisations politi-
ques en concurrence pour la tenure exclusive des qualificatifs de
Parti « ouvrier », « socialiste » et « révolutionnaire ». Ce sont la Fé-
dération des travailleurs socialistes de France - Parti ouvrier socia-
liste révolutionnaire, la FTSF — POSR, c’est-à-dire les « possibilistes »,
qui vont éclater au Congrès de Châtellerault (octobre 1890) en
« broussistes » et « allemanistes », les uns suivant le Dr Paul Brousse
et les autres son challenger, Jean Allemane99. C’est ensuite le Parti
ouvrier de Jules Guesde : on les appelle les « guesdistes » ou « marxis-
tes orthodoxes ». C’est enfin le Comité révolutionnaire central
blanquiste qui éclate en août 1889 en un groupe minoritaire autour
d’Édouard Vaillant, désigné comme les « vaillantistes », et un Co-
mité central socialiste révolutionnaire, qui, avec Granger et Planteau,
va s’allier au boulangisme.
Une poussière de groupes hostiles aux appareils, à
l’exclusivisme des grands partis et à la personnalité de leurs « pon-
tifes », se présente à la gauche de ces organisations. Ils prônent
l’action révolutionnaire immédiate, rêvent à la Grève générale (cette
thématique est déjà présente) et s’autodésignent comme « socialis-
tes-révolutionnaires ». La principale entité de ce secteur mouvant
est, en 1889-1890, la Ligue socialiste révolutionnaire, dirigée par un
entrepreneur bohème, Jules Roques qui s’exprime dans le quoti-
dien parisien L’Égalité.
À l’écart des antagonismes partisans, établis à une certaine
hauteur irénique, se situent les rares lieux de philosophie et de

97. Ainsi que le spécifie son biographe, A. Compère-Morel, à propos des visées qu’avait
Guesde en 1881 : Jules Guesde, le socialisme fait homme (Paris : Quillet, 1937), p. 190.
Voir aussi mon livre, Jules Guesde, ou : Le marxisme orthodoxe, 2003.
98. Je renvoie ici à mon autre livre, Topographie du socialisme français, 1889-1890.
Deuxième édition, revue et corrigée, Montréal : Discours social, 1991.
99. Dans ce divorce, l’un emporte le sigle FTSF et l’autre le sigle POSR !
II HISTORIQUE 49

théorie du socialisme, au premier chef la Revue socialiste d’où Benoît


Malon médite une grande doctrine qu’il se dispose à offrir au
mouvement ouvrier français comme antidote au matérialisme un
peu court de l’allemand Karl Marx : « le socialisme intégral ». Enfin
à la périphérie, ou établies sur « la montagne », subsistent des
sectes à système total — les colinsiens ou socialistes-rationnels avec
leur revue parisienne, La Philosophie de l’avenir, les « sociétaires » ou
fouriéristes de La Rénovation, les partisans du familistère de Jean-
Baptiste Godin — sectes qui ont pu fournir des « idées » au mou-
vement ouvrier, mais qui se trouvent repliées sur leur propre
exclusivisme et sur la certitude de posséder la vérité historique.
Hostiles aux partis du « socialisme autoritaire », les anarchistes
sont regroupés alors autour de quelques revues, plus ou moins
clandestines, dont les divergences (et les polémiques entre elles)
objectivent des types de croyances politiques nettement marqués. La
Révolte, organe communiste anarchiste, créée à Genève en 1879 par
Pierre Kropotkine (sous le titre Le Révolté), est publiée à Paris dans
un grenier de la rue Mouffetard par Jean Grave. Kropotkine (1842-
1912) publie des brochures, Les Prisons, Le Salariat : dans cette der-
nière, il trace un tableau de la société communiste-anarchiste future,
l’opposé en tout du collectivisme d’État rêvé par les guesdistes.
L’Attaque, organe socialiste-révolutionnaire puis organe anarchiste, d’Ernest
Gégout, attire les collaborations de Sébastien Faure, Charles Malato,
Georges Darien, Lucien Weil. Le « ton » du journal, véhément,
argotique, le distingue de La Révolte. Anti-autoritaire, anti-parlemen-
taire, partisane de l’union libre, L’Attaque pousse à la « propagande
par le fait » et investit ses espoirs dans la Grève générale. Émile
Pouget (1860-1931) crée en février 1889 Le Père Peinard, réflecs hebdo-
madaires d’un gniaff [réflexions d’un cordonnier], qui préfigure l’évo-
lution de l’auteur de l’anarchisme au syndicalisme d’action directe.
L’auteur imaginaire du brûlot lancé par Pouget est un simple
« gniaff », que Pouget esquisse chez le troquet buvant une chope et
disant les choses sans taf aux bons bougres. Peinard n’est pas ins-
truit, mais il a quelque chose dans la caboche. Cette pose est la
contre-figure des « pontifes » du socialisme autoritaire qui usent
d’une phraséologie ampoulée bonne à tromper le populo. Conçu
comme alternative aux « canards capitalistes », le journal de Pouget
atteindra le grand public ouvrier. Il prétend parler son langage et de
50 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

ses objets d’intérêt quotidiens. D’un côté, le populo, les bons bou-
gres, le turbin, les aminches, les zigues, la dèche, la mouise, la
mistoufle ; de l’autre, les grinches, les singes, les contre-coups, la
rosserie des patrons, les proprios, les flickards, les bouffe-galette de
l’Aquarium, les enjuponnés du Palais d’injustice.
Plus que les autres secteurs, les anarchistes ont recours à la
propagande par la parole, aux tournées de conférence dans la
province : dès les années quatre-vingt des propagandistes profes-
sionnels ou « trimardeurs » se sont mis en route. Certains d’entre
eux ont laissé fort peu d’écrits au bout d’une inlassable activité de
meetings, de conférences « contradictoires » qui, tournant parfois
à l’émeute, les ont conduits régulièrement sur les bancs de la cor-
rectionnelle ou des assises.
S’il y a un point de rupture dans la « famille » anarchiste, c’est
celui qui sépare les « illégalistes » des anarchistes-communistes. Les
illégalistes publient une feuille irrégulière à Londres, L’Internatio-
nal à quoi ils joignent une brochure, L’Indicateur anarchiste où on
trouve tous les renseignements sur la manipulation de la nitrogly-
cérine, du fulminate de mercure etc. Une revue de Paris, le Ça ira,
dirigée par Léon Baudelot, revue qui est poursuivie et disparaît en
janvier 1889, fait systématiquement l’apologie de la bombe — « à
défaut de bombe, il est bon de se munir d’un couteau ou d’un
revolver »100. Son discours à la classe ouvrière n’est qu’un appel à
la violence : « Le devoir des grévistes est de piller et de prendre ce
qui est nécessaire pour eux et leurs familles. Brûler, pendre et
piller. Tel sera le programme des grèves futures (....) Et ce sera le
salut, la vraie voie de la Révolution. La Révolution doit être l’accou-
cheuse du monde nouveau et la Révolution est faite de sang et de
larmes, de colères et de douleurs »101.
La désunion des socialistes en trois ou quatre partis concur-
rents perdurera jusqu’au Congrès de la Salle du Globe qui consti-
tuera en avril 1905 le Parti S.F.I.O. Si, après 1905, le socialisme
français semble ainsi unifié, il faut constater que ledit Parti socia-
liste unifié — Section française de l’Internationale ouvrière demeu-
rera toujours composé de « tendances » éperdument hostiles l’une
à l’autre, où on retrouve la plupart des lignes de partage établies
100. Ça ira (anarchiste, Paris), 13 janvier 1889.
101. Ibid., 16 septembre 1888.
II HISTORIQUE 51

quinze ans auparavant : « broussistes » (à la limite de l’exclusion


par leur sympathie obstinée pour les socialistes indépendants et les
radicaux-socialistes), « jaurésistes », « allemanistes », « guesdistes »
(marxistes), « vaillantistes » (blanquistes), « syndicalistes révolution-
naires » ou « d’action directe », « hervéistes » et autres antipatriotes
et antimilitaristes. Réformistes et révolutionnaires, démocrates et
antidémocrates s’affrontent à tous les congrès. (La polémique pour
ou contre la démocratie, pour ou contre l’exercice du suffrage
universel et la démocratie représentative, a été, dans le cours des
deux siècles modernes, au centre des débats et elle a décidé des
lignes de clivage dans les Grands récits et leurs militantismes.) Le
Socialisme, journal guesdiste, dénonce régulièrement cette multipli-
cation de tendances102, mais il ne s’inclut pas dans la dénonciation
car, lui, est l’organe du « socialisme scientifique » et possède de ce
chef la vérité historique. Hors de la S.F.I.O., subsistent d’ailleurs un
« Parti socialiste de France » non rallié et divers « socialistes indé-
pendants », d’une part ; de l’autre, d’innombrables groupes et re-
vues anarchistes, — eux-mêmes aigrement séparés en « libertaires
individualistes » et « anarchistes-communistes », en « illégalistes »
et tolstoïens non-violents.

LES SECTEURS DE L’ANTI-SOCIALISME APRÈS 1880 :


LES CATHOLIQUES
Enfermé dans la citadelle du Syllabus, considérant comme
peccamineuses toutes les idées modernes, les institutions et les
mœurs nées de 1789, le contre-discours des catholiques est, en son
centre, un pur dispositif de résistance et d’anathèmes adressés à
tout ce qui est sorti de la Révolution, « l’idole de la Révolution où
réside Lucifer », irréligion, démocratie, science, « modernisme ».
Chez les publicistes de ce catholicisme qui se fait gloire d’un obs-
curantisme soigneusement entretenu, d’une non-contemporanéité
combative, le socialisme est le mal absolu, c’est une « confusion de
théories impies et absurdes ». Mais loin de s’opposer à leurs yeux
aux idées libérales, à l’ordre (ou au désordre) républicain, le socia-
lisme est un monstre engendré par l’esprit révolutionnaire103. Le

102. « Tendances », Le Socialisme, 23-30 août 1908.


103. Ces idées libérales et républicaine mêmes remontaient à l’Erreur première des
temps modernes, le protestantisme, œuvre d’un moine apostat poussé par l’orgueil.
52 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

« programme de la secte ignoble » (périphrase qui désigne les


Immortels Principes) trouve son hideux aboutissement dans les
théories socialistes.
Le catholique se voit comme le seul rempart contre le mal
envahissant : comment la science sans Dieu des républicains pour-
rait-elle servir de défense à la civilisation, elle qui a enfanté le
socialisme même ? Les libéraux prétendent lutter contre le socia-
lisme et se distinguer de lui ; c’est une imposture : le socialisme
« est le fils légitime du libéralisme qui lui-même a été engendré par
le rationalisme »104. C’est un point essentiel dont je garde l’analyse
pour plus tard (chapitre V) : dans les rangs bigarrés de l’anti-
socialisme, les conflits latents ou ouverts tiennent aux causes et aux
enchaînements qu’on assigne au péril social.
L’édition pieuse multiplie les livres qui, dans un discours apo-
calyptique, montrent le socialisme comme un anti-christianisme,
comme une « hérésie » et qui font voir allant de pair « la négation
de Dieu qui est le secret de la révolution et la destruction univer-
selle qui est son but »105. Pour le catholique, nul doute : le socia-
lisme n’est pas une forme radicale ou violente de critique sociale,
il est une religion concurrente, fût-elle blasphématoire et négatrice.
Le peuple qui a dans le sang des siècles d’atavisme religieux n’a pu
délaisser la vraie foi sans se donner à une autre religion, inspirée
par Satan. « Le socialisme nie Dieu et la vie future comme jamais on
ne les a niés ; il blasphème comme jamais on n’a blasphémé »106.
Karl Marx « remplit sur la terre le rôle d’un Pape du mensonge, du
Vicaire du diable »107.
Pour la droite catholique (le syntagme est tautologique), l’en-
nemi est partout dans la République sans Dieu ; cette « hérésie », le
socialisme, est le fruit venimeux de 1789, « Égalité de la misère,
fraternité de la mort, liberté de la débauche : voilà le véritable et
dernier mot du socialisme »108. La démocratie qui met sur le même
104. Onclair, Les Causes et les remèdes du socialisme, 1896, i.
105. Lourdoueix, Le dernier mot de la révolution. M. Proudhon réfuté. Exposé critique du
fouriérisme, 1852, p. 206.
106. Winterer, Abbé, Le danger social, ou : Deux années de socialisme en Europe et en Améri-
que, 1885, p. 2.
107. Ceinmar, p. 23.
108. L’Avenir scientifique et littéraire, année 1889, 79 ; do, 80 : « c’est l’esprit de Satan
s’adressant à chacune des convoitises de l’homme... »
II HISTORIQUE 53

plan l’incapable, le fainéant et le bon ouvrier récolte ce qu’elle a


semé. C’est la république qui ne veut pas d’« un ouvrier conserva-
teur », qui le dépouille de toute espérance surnaturelle et le con-
sole avec de l’absinthe.

LE CATHOLICISME SOCIAL
Ces discours d’anathèmes ne mèneraient pas loin et ils se-
raient restés stériles si quelques grands bourgeois catholiques
n’avaient décidé d’une tout autre démarche : contourner la bour-
geoisie républicaine athée pour « aller au peuple » et offrir au
travailleur, égaré et exploité, une contreproposition chrétienne à sa
révolte et son ressentiment. « Allons au peuple, Messieurs ! » avait
intimé le comte Albert de Mun. Il est ainsi apparu dans les années
1880 un mouvement qui se désigne comme « catholicisme social »,
« corporation », « œuvre des cercles catholiques », mais que la presse
laïque appelle non sans malice « le socialisme chrétien », « le socia-
lisme d’Eglise » ou le « socialisme de sacristie ». Ce catholicisme
social se développe à partir d’une narration qui construit le capita-
lisme, anti-évangélique, exploiteur, comme le produit même de la
Révolution, de l’esprit voltairien, de l’« individualisme » athée,
oublieux de la charité. Le peuple ouvrier est la grande victime de
la bourgeoisie déchristianisée. Les catholiques ont un devoir vis-à-
vis de lui. La seule religion des bourgeois républicains, c’est le Veau
d’or et les ouvriers socialistes qui rejettent le « dogme » bourgeois
de la sainte Propriété sont peut-être récupérables par une doctrine
sociale catholique si on peut les détourner de l’erreur matérialiste
et athée. Les masses discernent mal ce qui pourrait vraiment amé-
liorer leur sort et se donnent à de fausses doctrines : il appartient
à l’élite catholique de les aider à sortir de l’erreur. La question
religieuse et la question sociale sont inséparables. La France est
encore catholique dans l’âme alors que les travailleurs sont les
victimes du matérialisme des classes dirigeantes : il y avait ici, pour
les « catholiques sociaux » une voie prometteuse.
À partir de ces principes, le comte de Mun, l’Abbé Garnier,
Léon Harmel, La Tour-du-Pin-Chambly lancent « l’Œuvre des Cer-
cles catholiques » et « l’Association catholique de la jeunesse fran-
çaise » d’où sortira « le Sillon » après 1894. Les collectivistes et les
anarchistes ironisent sur les menées des « calotins socialistes » ; les
54 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

libéraux, les républicains s’inquiètent de ce « socialisme chrétien »


hostile aux « idées de progrès » et à l’« initiative individuelle ».
Le Pape Léon XIII va fixer dans son encyclique Rerum Novarum
(15 mai 1891) une doctrine sociale qui doit beaucoup aux ré-
flexions de « l’Œuvre des cercles d’ouvriers », doctrine dont il for-
mule les éléments devant une délégation française en 1889 : « la
religion ennoblit le travail ». L’Église a trouvé un remède aux mi-
sères sociales, elle recommande de faire « revivre sous des formes
nouvelles les antiques corporations de métiers qui sous l’inspira-
tion de l’Eglise pourvoient aux soins matériels et religieux, ap-
puient les ouvriers dans leurs justes revendications ». Les catholiques
sociaux disposent en France d’abondantes revues où la condition
ouvrière est analysée à la lumière de l’enseignement de l’Église. Ce
sont à la fin du XIXe siècle, L’Association catholique, revue des questions
sociales et ouvrières (1876-1908) dirigée par de Mun et La Tour du
Pin-Chambly, La Corporation, journal de l’Œuvres des Cercles catho-
liques d’ouvriers, rédigée par G. Levasnier, La Politique sociale109.
Les corporatistes trouvent un appui scientifique et une masse
d’informations dans la sociologie de Frédéric Le Play, fondateur
d’une « science sociale » à sa façon, basée sur la « méthode d’obser-
vation ». Son successeur, le chef de l’École de la paix sociale, est
Edmond Demolins. Les « autorités naturelles », la « famille-sou-
che », la restauration de la société traditionnelle soumise au Déca-
logue, le retour aux Coutumes nationales et à la tradition des
ancêtres, la répudiation à la fois des idées libérales et du dévelop-
pement excessif de l’étatisme et de la bureaucratie, telles sont les
grandes idées de cette science sociale ultra-conservatrice. La revue
des « leplayistes », La Réforme sociale, développe un programme,
fondé en doctrine, de réaction antilibérale et antidémocratique et
de reconstruction de la « famille industrielle » sur des bases chré-
tiennes. Alarmée par l’antagonisme des classes engendré par la
société industrielle et par la démoralisation des travailleurs, la Ré-
forme sociale appuie l’action du « patronat chrétien » dirigée par
Léon Harmel, et examine approbativement les formules du pater-
nalisme patronal.

109. Je ne retrace pas ici l’historique du catholicisme social qui remonte en fait au
premier tiers du siècle, à Villeneuve-Bargemont et Armand de Melun.
II HISTORIQUE 55

Si la classe ouvrière fut la grande victime de la Révolution, si


les ouvriers ont fourni un fort contingent au martyrologe des excès
révolutionnaires, si 1789 en brisant les corporations est venu mettre
les pauvres et les faibles à la discrétion des riches et des forts, si les
voltairiens, les francs-maçons et les Juifs se sont emparés du pouvoir
pour assurer ensemble l’exploitation des pauvres, une doctrine
sociale fondée sur l’Evangile peut naître de ces constats et l’Église
reprendra pied grâce à elle dans le monde du travail. La critique du
socialisme et de l’action des partis ouvriers se développe à partir de
cette doctrine sociale de l’Église.
Parmi les disciples de Le Play, un économiste catholique,
Claudio Jannet, sera le spécialiste de l’étude du socialisme, y com-
pris de celle du « socialisme d’État », c’est-à-dire des interventions
du naissant État-Providence qu’il répudie avec force. (Jannet est
atypique dans son milieu puisqu’il est libéral et non dirigiste comme
le sont les autres penseurs du corporatisme.)

LES ÉCONOMISTES LIBÉRAUX


C’est l’« École libérale » qui a fourni le plus grand nombre
d’adversaires systématiques du socialisme et de réfutateurs des théo-
ries collectivistes. Plusieurs économistes — Alphonse Courtois,
Maurice Block, G. de Molinari, les deux Leroy-Beaulieu, Yves Guyot,
Léon Say, Eugène d’Eichthal — les ont poursuivis au cours de leurs
carrières des foudres de plusieurs articles et ouvrages successifs et
ils ont été en quelque sorte reconnus des chefs et propagandistes
socialistes comme leurs adversaires officiels dans les rangs de la
« bourgeoisie aux abois ». Les socialistes se faisaient un plaisir de
leur répliquer avec dédain du haut du socialisme scientifique.
C’est que pour les économistes libéraux, attaquer l’anti-scien-
tifique socialisme, c’était aussi défendre leur science bafouée et
ceci leur conférait un mandat évident devant l’opinion. Le socia-
liste affirme, invective, pontifie ; l’économiste étudie patiemment
et expérimente : tel est l’avantageux contraste qu’ils travaillent dans
leurs écrits. Les essais des économistes ont généralement pour fin
avouée non seulement de combattre le socialisme imposteur, mais
de blâmer, en défendant « l’initiative individuelle », toute interven-
tion accrue de l’État, qui conduirait à un « socialisme d’État »
56 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

presque aussi dangereux que les chimères révolutionnaires des


militants ouvriers.
Paul Leroy-Beaulieu, fondateur de L’Économiste français, titu-
laire de la chaire d’économie politique au Collège de France, doc-
trinaire le plus en vue des théories libérales, procure le grand traité
anti-socialiste de la fin du siècle, Le collectivisme : examen critique du
nouveau socialisme110. Il passe à la moulinette et réfute Marx, Las-
salle, Colins, Henry George... On rencontre dans son livre l’une des
premières discussions systématiques du Capital, notamment du
concept de plus-value qu’il tient pour « nul »111. Un de ses curieux
reproches au marxisme est de n’avoir pas développé avec suffisam-
ment de précision sa partie utopique : « aucun écrivain purement
socialiste de la seconde partie du XIXe siècle, et Marx moins que
tout autre, écrit-il, n’a essayé de formuler le mode de fonctionne-
ment du système social dont il attend le bonheur du genre hu-
main »112.
Son frère, Anatole Leroy-Beaulieu combat également avec
énergie le socialisme sous toutes ses formes comme du reste, en
d’autres ouvrages, l’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléri-
calisme qu’il regroupe sous la catégorie des « doctrines de haine ».
En subsumant anticléricalisme, antisémitisme et antiprotestantisme
sous la catégorie des « doctrines de haine », en les montrant s’ex-
citer mutuellement, tout en partageant les mêmes paradigmes et
les mêmes sophismes soupçonneux, antisémitisme et anticlérica-
lisme étant présentés comme « la contrepartie et comme le pen-
dant l’un de l’autre » 113 , Leroy-Beaulieu ne pouvait que
profondément déplaire aux deux grands camps politiques, gauche
et droite, à la fois. D’autant que l’économiste faisait porter la faute
la plus lourde de la « guerre civile morale » où la France était
plongée à la plus anciennement apparue des trois idéologies et la
seule soutenue par l’appareil d’État, allant jusqu’à écrire : « Sans
l’anticléricalisme, nous n’aurions peut-être pas eu d’antisémitisme,
et encore moins d’antiprotestantisme.114 »
110. Paris : Guillaumin, 1884 et multiples rééditions.
111. Éd. 1909, p. 460. Avec celle d’Émile de Laveleye dont je parle plus loin.
112. Éd. 1909, p. 457.
113. Leroy-B., p. 47. Il ajoute : « l’anticlérical raisonne tout comme l’antisémite ; il voit,
lui aussi, partout des influences occultes et des moteurs secrets » (p. 51).
114. Page 19.
II HISTORIQUE 57

Yves Guyot, républicain, libre-échangiste, député, souvent


ministre, directeur du Siècle, rédacteur en chef du Journal des écono-
mistes, membre du comité directeur de la Ligue des droits de
l’homme, « l’un des meilleurs économistes de son époque », a été
effrayé par les progrès du socialisme et ses livres, dans les trente
année qui précèdent la Guerre, sont des cris d’alarme successifs. Le
guesdiste Henri Brissac le désigne comme le « professionnel » par
excellence de la haine bourgeoise ; Brissac ne sera pas le seul à
l’extrême gauche à répliquer à ses « calomnies »115.
Eugène d’Eichthal était le fils de Gustave, figure du saint-
simonisme. Économiste encore, membre de l’Académie des scien-
ces morales, directeur de l’École libre des sciences politiques116, il
a aussi à son actif une demi-douzaine de livres contre le socialisme,
cette « métaphysique » réfutée par tous les faits.
À cette cohorte d’économistes, il faut joindre d’autres défen-
seurs du libéralisme et autres « professionnels » de l’anti-socialisme :
Joseph Reinach, grande figure de l’Affaire Dreyfus, Maurice
Bourguin, Alfred Fouillée, philosophe, membre de l’Institut, Émile
Faguet enfin, critique littéraire, professeur à la Sorbonne, mais
auteur du livre le plus brillamment destructeur des projets socialis-
tes et le plus perspicace à sa façon, Le socialisme en 1907.
C’est pourtant un politicien libéral allemand qui procurera la
machine de guerre la plus dévastatrice contre le socialisme avec un
livre qui fut traduit dans toutes les langues après avoir connu en
Allemagne un succès fulgurant. Le succès européen des
Sozialdemokratische Zukunftsbilder d’Eugen Richter (1891), membre
éminent du Reichstag, est dû au fait que ce petit roman dystopique
extrapole point par point des doctrines de Bebel et de Kautsky et
du programme d’Erfurt de la Sozialdemokratie, le tableau « réaliste »
d’une société répressive, odieuse et misérable qui n’a rien à envier
à ceux de Zamiatyn, de Huxley et d’Orwell, — Richter constituant,
avec quelques anti-utopistes du XIXe siècle (comme Souvestre et
Giraudeau dont j’ai parlé antérieurement), le modèle et la source
indubitables de ces ouvrages fameux.

115. Brissac, Henri. Leurs arguments anticollectivistes. Paris : Librairie de la revue socia-
liste, 1896.
116. Il succède à Anatole Leroy-Beaulieu.
58 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Paul Leroy-Beaulieu fait traduire ce roman dystopique et le


préface en France « d’après le 225ème mille » de l’original117. Où
mène le socialisme ?, tel est le titre français. Le roman est le journal
fictif d’un ouvrier relieur, d’abord enthousiasmé par la prise de
pouvoir des social-démocrates allemands (à la faveur du reste d’une
élection générale accompagnée de quelques épisodes un peu agi-
tés), mais bientôt poussé au désenchantement, à l’angoisse, au
doute et au désespoir à mesure que le nouveau régime s’organise
selon ses principes, puis dérape.
La monotonie de la vie nouvelle, la servitude physique et
mentale, l’impossibilité de toute amélioration personnelle et de
toute initiative, le favoritisme, la décomposition de la vie familiale
dépriment vite le narrateur. Les bourgeois allemands qui l’ont pu
à temps, ont fui en Angleterre. Plusieurs artistes et écrivains ont
suivi. Le régime a évidemment pris des lois contre les émigrés et
leurs familles. La production chute à la verticale, le « coulage » est
généralisé, les produits de première nécessité viennent rapidement
à manquer, le trafic des « bons du travail » engendre une délin-
quance rampante118, la dénonciation du travail au noir est encou-
ragée par la police tandis que le régime se maintient par des mesures
de plus en plus autoritaires. On ne joue sur les théâtres que des
pièces de propagande rappelant le souvenir honni des ci-devant
exploiteurs et exaltant les luttes du prolétariat. Les partis d’oppo-
sition, privés de locaux, d’imprimerie, cessent peu à peu de fonc-
tionner — et du reste il y a peu de candidats assez courageux pour
affronter les vexations au travail, les déplacements arbitraires. Une
milice nationale est crée pour assurer l’ordre et surtout pour répri-
mer la paysannerie mécontente de son assignation obligatoire à des
fermes collectives.
Le récit se termine par des mesures de rationnement mal
accueillies, des grèves que l’État collectiviste réprime durement,
une agression militaire française et russe concertée contre l’Alle-
magne socialiste, le massacre des miliciens haïs du peuple, l’anar-
chie complète. Le narrateur meurt dans les combats, désespéré ;
l’un de ses fils parvient à fuir aux États-Unis, l’autre qui rédige les

117. Plusieurs autres traductions ou plutôt adaptations au contexte français seront


diffusées jusqu’au début du XXe siècle.
118. Ils sont remplacés par des certificats nominatifs pour empêcher les trafics.
II HISTORIQUE 59

dernières lignes du récit espère déjouer les garde-frontière et pas-


ser en Hollande.
Les socialistes se sont déclaré touchés par ce roman « diffama-
toire » et « ridicule » et exaspérés par son succès. Les tableaux du
socialisme futur que j’ai étudiés dans mon Utopie collectiviste (PUF,
1992) sont pleins de rétorsions et réfutations des prédictions fâ-
cheuses faites par Eugen Richter, mais aussi par les Fouillée, les
Faguet, prédictions qui faisaient hausser les épaules, mais invitaient
à démontrer aussi qu’elles étaient non seulement tirées par les
cheveux, mais totalement impossibles selon les principes socialistes
mêmes.

LE DARWINISME SOCIAL
Dans la seconde moitié du siècle, la sociologie évolutionniste
et organiciste de Herbert Spencer, avocat du laissez-faire économi-
que et de la compétition sociale, a eu une influence déterminante
sur l’évolution des idées libérales dans le monde anglo-saxon et
leur a imprimé une direction nettement antidémocratique. Spen-
cer donnait du libéralisme une version de combat centrée sur la
concurrence vitale et la survie du plus apte, version nouvelle, néces-
saire à un libéralisme sur la brèche, dépouillé de ses rares faiblesses
humanitaires de jadis et fondé sur un positivisme « scientifique-
ment » étranger à toute préoccupation éthique. Spencer est aussi
un intransigeant critique des idéologies civiques de tout le siècle,
de l’étatisme, de la bureaucratie — et du socialisme certes, mais
comme de toute idée égalitaire et de tout activisme philanthropi-
que qui prétendent sentimentalement corriger les lois naturelles et
la bénéfique sélection sociale.
Ce darwinisme social a eu ses disciples en France, ses thèses se
sont insinuées dans le discours des économistes et de politiciens
libéraux à la recherche de moyens de lutte contre les militantismes
d’extrême gauche. Mais il posait de graves difficultés aux démocra-
tes et aux républicains car selon sa logique, les Immortels principes,
la démocratie, l’État-providence n’était pas moins condamnés par
la »science » que les projets collectivistes qui n’en étaient qu’une
variante extrême et à laquelle, étant donné la mauvaise pente suivie
et l’aveuglement de la classe dirigeante, l’avenir était peut-être
réservé.
60 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

C’est Gustave Le Bon qui, dans sa Psychologie du socialisme (1898)


représente le type accompli de cette critique qui fait du socialisme
un pas en avant de l’« étatisme » démocratique en progrès et le
triomphe annoncé de la bureaucratie, cette plaie de l’État mo-
derne. En tout ceci, il est un disciple direct de Spencer. Le Bon est
un pessimiste comme son maître et il croit à l’atavisme et aux
« races » : le socialisme est une dangereuse absurdité, mais il tient
à une « organisation mentale héréditaire des peuples » et tout in-
dique qu’il parviendra à ses fins du moins chez les « peuples latins »
génétiquement portés à prendre des vessies pour des lanternes119.
Son livre a représenté pour les socialistes le condensé de la haine
réactionnaire, c’était « un lourd, long et plat pamphlet sous un
masque scientifique ».

LES « SOCIALISTES PROFESSORAUX »


Il y a, dans le monde universitaire francophone vers 1880,
quelques professeurs que, par un calque de l’allemand, on dé-
nomme parfois des « socialistes de la chaire », des Kathedersozialisten.
Ce sont des penseurs anti-libéraux cette fois, qui réclament des
réformes législatives étendues pour atténuer la misère, sauver la
démocratie et éviter le collectivisme. Il faut « subordonner l’écono-
mie politique à la morale », pensent et proclament ces sociologues
et économistes que sont Charles Gide, Hector Denis, Guillaume De
Greef, Émile de Laveleye. Certains de ces universitaires, lointains
héritiers de Sismondi, de Villeneuve-Bargemont et autres dénon-
ciateurs romantiques du paupérisme, hostiles aux doctrines écono-
miques dominantes, au « laissez faire, laissez passer », analystes
informés des conditions pénibles de la vie ouvrière, capables de
faire apparaître la relativité historique des notions de propriété et
de droits individuels, désireux de s’informer avec équanimité des
doctrines socialistes plutôt que de les honnir, ont été assez loin dans
la critique sociale pour susciter la sympathie des leaders ouvriers ou
pour tenir du moins le rôle du Savant, au-dessus des intérêts de
classe, capable de légitimer la critique de l’ordre capitaliste, de lui
donner l’aval de la « science » — sympathie non dépourvue de
malentendus qui n’impliquait aucune alliance réelle, ni aucune
119. Le Bon, Psychologie du socialisme. Paris : Alcan, 1898. Dépouillé sur la 7e édition,
Paris : Alcan, 1912, p. 26.
II HISTORIQUE 61

prise en considération des critiques non moins sévères adressées


aux théories « collectivistes » et aux projets révolutionnaires par ces
universitaires réformateurs.
Le Kathedersozialismus dans les pays francophones me semble
surtout représenté à la fin du XIXe siècle par trois sociologues
belges réputés : Emile de Laveleye (de Liège), Hector Denis et
Guillaume de Greef (de Bruxelles). Émile de Laveleye dans les
années 1880 a lu Karl Marx attentivement, mieux que quiconque
dans les universités francophones. Il en rejette les théories qu’il
juge trop « spéculatives ». Dans son Socialisme contemporain, ouvrage
érudit mainte fois réédité, il accorde autant de place et d’intérêt à
Lassalle, à Colins, à Schäffle dont il n’endosse pas plus du reste les
théories120. Ce n’est qu’à Bakounine, « apôtre de la destruction
universelle », que Laveleye oppose un non possumus horrifié. Il est
très au courant du « socialisme professoral » allemand, auquel ce-
pendant il ne s’identifie pas non plus personnellement. Il cite
Nasse, Schmoller, Brentano, Schönberg, Rössler, Dühring, Wagner,
Schäffle, Cohn, von Schehl, Samter : leur pensée trouve sa source
dans « le désir de voir régner plus d’égalité parmi les hommes et la
conviction que cet idéal ne peut être réalisé que par l’intervention
du législateur »121. De fait, ces universitaires ont procuré les argu-
ments théoriques en faveur d’une extension indéfinie de l’État-
providence et, hostiles au socialisme révolutionnaire, ils n’ont guère
été appréciés des libéraux de pure doctrine122.
L’intérêt que Laveleye témoigne aux socialismes est loin de
l’approbation, mais il est sans malveillance. Il apporte au mouve-
ment ouvrier deux cautions essentielles : 1. la reconnaissance de la
légitimité de principe de l’idée socialiste et la certitude de son fatal
développement dans la dynamique démocratique : « le mouvement
socialiste sort des sources mêmes de notre civilisation [...] ; il est la
conséquence inévitable de l’organisation actuelle du travail, d’une
part, et du progrès de la démocratie, de l’autre [...] Il n’en est qu’à
ses débuts et [ira] croissant en étendue et en profondeur. » 2. Une

120. Émile de Laveleye. Le socialisme contemporain. Bruxelles : Muquardt et La Haye :


Belinfante, 1881. Vu aussi la 9e édition augmentée de deux chapitres, Paris :
Alcan, 1894.
121. Op. cit., p. 311.
122. Voir par ex. Maurice Block. La quintessence du socialisme de la chaire. 1878.
62 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

histoire des régimes de propriété qui montre la relativité historique


de la propriété capitaliste et rend « défendables » dans la science
officielle certaines thèses collectivistes (voir son autre livre, De la
propriété et de ses formes primitives, 1873).
Guillaume de Greef, autre sociologue, prototype de l’intellec-
tuel académique de gauche, admiré par les socialistes belges, était
une preuve vivante pour eux que « le » socialisme pénétrait la
science bourgeoise. Son collègue Hector Denis se réclame aussi de
la naissante sociologie dont il fait un moyen d’intégrer le fait éco-
nomique, de ne pas l’isoler de l’ensemble des faits sociaux et d’exi-
ger ainsi que l’économie politique se « subordonne » à la morale
civique. En définissant ses thèses comme « socialistes », ce cher-
cheur, recteur de l’Université de Bruxelles à la fin des années 1880,
définit le socialisme comme « un ordre social nous rapprochant de
l’égalité », un programme « de justice positive » destiné à contre-
carrer le jeu aveugle des « lois » du marché.
Les « opinions avancés » de Denis et de De Greef ne les empê-
chent pas de poursuivre une brillante carrière académique. Venus
du proudhonisme de la Première internationale, ils acclimatent
dans le monde intellectuel belge une certaine idée du socialisme —
dangereux dans ses programmes mais légitime dans son principe.
Mais ils sont très critique du collectivisme « marxiste », fait de « so-
phismes » et dont le succès ne se réaliserait, prophétisent-ils, que
dans le sang et la barbarie. Leur espoir commun est dans un éta-
tisme réformateur, un « socialisme d’État » compatible avec le main-
tien de la démocratie et avec une évolution pacifique.
La France n’offre pas à ma connaissance un groupe d’univer-
sitaires aussi en vue pour soutenir des thèses socialisantes. Je ne
peux guère citer que trois chercheurs connus, dont deux (ce ne
saurait être un hasard) sont d’origine protestante : l’économiste
anti-libéral Charles Gide, grand promoteur de la « coopération » (il
enseigne à la Faculté de droit de Montpellier) et le philosophe
Charles Secrétan. Charles Secrétan, idéaliste de bonne foi, fondait
ses Études sociales sur l’aveu de la réalité des injustices et de la
justesse de certaines revendications : ce n’est pas l’envie, ce n’est
pas la soif de jouir qui suggèrent les réclamations socialistes et
enrôle les travailleurs dans les partis révolutionnaires, affirmait-il,
« c’est la réalité de la souffrance et du besoin [...]. Ici-bas, le prolé-
II HISTORIQUE 63

taire n’a point d’intérêt et point d’espérance »123. Cependant, au


bout de ces reproches, Secrétan, comme Laveleye, reste un réfor-
mateur prudent qui juge fausses, nocives, porteuses de despotisme
et de barbarie les théories révolutionnaires et la collectivisation de
la propriété. Il ne s’étonne pas que dans le monde ouvrier « comme
il arrive naturellement dans les mouvements passionnés, ce sont les
plus violents qui l’emportent ». Mais, prenant au sérieux les pro-
grammes socialistes, il voit dans le collectivisme un régime qui ne
s’établirait que dans le sang et ne subsisterait que dans le violence
et la misère : une « expropriation générale entraînerait dans la
transition d’inévitables désastres et ne subsisterait, prédit-il, que par
la coercition ».
Cette organisation [collectiviste] implique un tel despotisme, elle
diminue à tel point l’initiative et la responsabilité de l’individu [...]
qu’elle entraînerait infailliblement la dégradation de l’humanité.
Avant de mourir de faim, le collectivisme aurait recours au grand
moyen, le travail forcé, si toutefois il ne se trouvait pas réduit au
travail forcé dès le jour de son avènement124 .
Un autre « socialiste de la chaire » est Charles Letourneau
avec son Évolution de la propriété (1889), sévère pour la civilisation
moderne « mercantile » et concluant en termes moraux : « Il est
urgent d’idéaliser le droit de propriété en remplaçant l’égoïste
droit de propriété individuelle et abusivement libre par une orga-
nisation altruiste [...] raisonnée, scientifique.125 »
Ces penseurs réformateurs, « respectés » à des degrés divers,
mais loin d’occuper une position prépondérante dans les sciences
académiques, ne furent pas non plus adoptés comme alliés par les
idéologues du mouvement ouvrier. Si loin qu’ils allassent dans la
critique du capitalisme, leur rejet des idées révolutionnaires, leur
critique radicale du projet collectiviste, leur souci de paix sociale et
leurs projets d’évolution lente et de réformes par voie législative
n’en faisaient pas des alliés mêmes lointains des doctrinaires du
mouvement ouvrier.
D’autres penseurs dont il faudrait recenser les idées à la fin du
XIXe siècle, les thèses et les suggestions, tout aussi hostiles aux

123. Ch. Secrétan, Études sociales, 24 et 32.


124. Études sociales, 81.
125. C.R. de l’ouvrage, Revue critique, 1889, p. 237.
64 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

partis révolutionnaires, ne voyaient également le salut que dans


une intervention massive de l’État en faveur des travailleurs. Divers
publicistes réclament dès les années 1880, l’expression est déjà
attestée, une « législation antitrust »126, ou bien l’instauration de
caisses de retraite, d’institutions de prévoyance obligatoires et, pro-
jet qui rejoint des revendications du mouvement socialiste, l’instau-
ration de l’impôt sur le revenu et, par ce biais, une large
redistribution sociale de la richesse. Ce faisceau d’exigences qui
métamorphose le rôle traditionnel de l’État, suscite de la part des
économistes libéraux une levée de boucliers. Le « socialisme d’État »,
par quoi on désigne du côté des libéraux l’ensemble de ces thèses
et propositions, leur apparaît certes comme un « moyen de préve-
nir la victoire des socialistes », et encore, mais un moyen périlleux
et contre-nature. Les publicistes dont je parle y voient au contraire
un moindre mal et une voie prudente et bien avisée. C’est qu’ils
pensent en effet que ce seront de telles réformes ou bien l’explosion
sociale. Ils refusent d’ailleurs l’étiquette de « socialisme d’État »
qu’ils jugent trompeuse, malveillante, péjorative puisqu’ils ne veu-
lent que réformer la société et non la bouleverser. « C’est un socia-
lisme mitigé, pratique, laissant subsister les bases de l’ordre social127 ».
Les économistes dénonçaient au contraire à qui mieux mieux ces
réformateurs qu’ils voyaient comme les « alliés et précurseurs » du
socialisme ouvrier et de la révolution128.

QUELQUES « COMPAGNONS DE ROUTE »


Pendant la fin du siècle et au début du XXe, un certain nom-
bre d’idéologues progressistes et réformistes de la bourgeoisie vont
chercher à entrer en dialogue avec le socialisme (censément) ouvrier
et, sans s’affilier au parti, en conservant leurs distances, en en
critiquant au contraire selon les cas le « matérialisme », l’exclusivisme
de classe, les tactiques violentes, les thèses collectivistes et la voie
révolutionnaire, ils vont s’instituer des sortes de « compagnons de
route » bienveillants du socialisme organisé.
Alfred Naquet qui sort en 1890 d’une participation à l’équipée
boulangiste où il a perdu bien du crédit, est un bon exemple de ces
126. Nouvelle Revue, I, 1889, p. 140.
127. Annales de l’Ecole libre sc. politiques, 1889, p. 597.
128. Leroy-Beaulieu, Collectivisme, p. xiv.
II HISTORIQUE 65

socialistes in partibus qui acquerront et conserveront une sympathie


soutenue dans le monde du travail sans adhérer à un parti ouvrier.
Certains hommes de lettres, de J.-H. Rosny aîné et Lucien Descaves
à Anatole France, tiendront aussi à acquérir ce statut de « compa-
gnons de route », position idéologique dont l’histoire serait à faire.
Je ne retiens ici que ceux qui, en dépit de ces sympathies affichées,
ont publié des articles et des livres critiquant les doctrines officielles
et les projets révolutionnaires. Ainsi Naquet publie en 1890 un livre,
Socialisme collectiviste et socialisme libéral qui est avant tout une réfuta-
tion du marxisme guesdiste129. Mais réfutation implique prise en
considération, prise au sérieux par un notable appartenant aux
sphères de légitimité universitaire et parlementaire, Naquet est sé-
nateur — et ceci seul lui vaut la sympathie des idéologues ouvriers,
assoiffés de considération. Les socialistes veulent bien accepter pour
interlocuteur ce bourgeois cultivé, cet homme de science, cet an-
cien ministre républicain qui confesse dans son livre : « Je suis pour
ma part profondément socialiste ». Naquet réfute néanmoins le
« collectivisme » de Marx, faux dans ses analyses économiques et
« désastreux » s’il était mis en pratique. Il prône un « socialisme
libéral » contre le marxisme. Le collectivisme serait, à son avis, un
faible générateur de richesse, il serait oppresseur et bureaucratique,
tyrannique pour les produits de l’esprit.
L’État maître de la production pourra supprimer toute consomma-
tion qui ne lui conviendra pas. L’État unique imprimeur, unique
fondeur de caractères, unique fabricant de papier, quelle censure
vaut cela130 ?
Naquet est convaincu que l’économie politique démontre
amplement la fausseté de la loi de concentration du capital et de la
paupérisation croissante, base dogmatique du guesdisme : « L’er-
reur fondamentale peut-être de l’école marxiste a été de croire que
le capital s’accumule dans un nombre de mains chaque jour plus
restreint, tandis qu’au contraire, il a une tendance marquée à se
démocratiser, à se répandre.131 »
Un autre compagnon de route dont le livre intelligent est à
signaler est l’essayiste réformiste Noël Blache qui distingue deux

129. Paris : Dentu, 1890.


130. Page 144.
131. Page 195.
66 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

formes de socialismes dans son essai, Le Socialisme, méthode et chimère


(1907). D’un côté, du côté de l’esprit de réforme, la rigueur et
l’expérience, et du côté de ce qu’il désigne comme le
« révolutionnarisme », la chimère, l’absurdité, l’ignorance obstinée
des faits économiques et sociaux — le tout, drapé dans de la fausse
science. Cette coupure reflétait à son sentiment les différences de
classes dans l’hétérogène parti SFIO qui venait de naître : d’un
côté, « dans le réformisme, les plus nobles intelligences ouvrières,
aux prises, dans le révolutionnarisme, avec des fruits secs de la
bourgeoisie ou des ambitieux.132 » Son essai est aussi en grande
partie une réfutation des théories collectivistes officielles et notam-
ment de la notion, venue de Marx, de dictature du prolétariat qui déjà
embarrassait les plus démocrates de la SFIO. Noël Blache prétend
prendre la doctrine au mot :
Si les choses doivent se passer ainsi ; si le prolétariat, après s’être
érigé en parti de classe, doit devenir à son tour la seule classe domi-
natrice par la suppression et l’anéantissement de toutes les autres
classes, il faut reconnaître que la société, après avoir, durant des
siècles, gémi sur ses souffrances passées, n’a pas encore fini de pleu-
rer sur ses misères à venir. L’orientation de ses souffrances, de ses
misères aura seule changé. Maigre résultat, il faut bien en convenir,
pour l’avènement du bonheur universel. Cette phase révolution-
naire des destinées futures de l’humanité, assurant par les suites d’un
antagonisme brutal le pouvoir despotique de « classe dirigeante » au
prolétariat, et cela à l’encontre des autres classes devenues alors des
« classes opprimées », ne ressemble-t-elle pas à un tour de main, à un
« ôte-toi de là que je m’y mette »133 ?

132. Op. cit., p. 11. ***


133. Blache, 1907, p. 309. C’est en effet du monde socialiste lui-même qu’étaient
venues à la fin du XIXe siècle des dénonciations et des mises en garde contre ce
« dogme » officiel. Édouard Bernstein le premier avait qualifié la formule marxienne
de « dépassée », il avait dit redouter que cette dictature de classe ne soit dans la
réalité que celle des clubs, des leaders et des tribuns. Georges Sorel, approuvant
Bernstein, affirmait qu’une dictature, prolétarienne tant qu’on voudrait, ne con-
duirait jamais qu’à la restauration des iniquités sociales. La thèse lui semblait non
seulement redoutable si elle devait trouver un jour une application, mais aussi
typique de ce qu’occasionnellement il y avait d’obscur et de chimérique dans le
discours marxien : « On nous dit que le prolétariat exercera une dictature, fera
des lois et abdiquera ensuite ! Tout cela est purement utopique non seulement par
le fond, mais encore par la forme ».
III
Argumentaire
ARGUMENTER, LÉGITIMER ET CONVAINCRE
L’historique que nous venons de parcourir le montre : les
présupposés fondamentaux, les visions du monde et les valeurs
civiques des polémistes mobilisés contre le socialisme varient du
tout au tout, si cependant beaucoup d’argumentations convergent.
L’anti-socialisme ne forme pas un camp (même si la peur a soudé
en 1848 et 1871 tous les partis de la bourgeoisie), mais une sorte de
coalition de visions politiques contradictoires où la réfutation des
méchantes doctrines permettait de régler des comptes entre fac-
tions de la classe dominante. Il est important de souligner d’emblée
que les argumentations que je vais synthétiser ont ainsi souvent deux
cibles et je montrerai les polarisations que tracent les arguments
divergents et les intentions sous-jacentes. Dans la cohorte bigarrée
des anti-socialistes, il y a, on l’a vu, des libéraux de pure doctrine qui
posent en axiome que la société ne doit rien à ses membres ; il y a
des social-darwinistes qui ne conçoivent pas le progrès sans lutte et
sans survie du plus apte et qui condamnent les valeurs démocrati-
ques tout d’un tenant avec l’idéologie socialiste ; il y a ceux pour
qui la République incarne tout progrès et est à jamais le seul cadre
légitime des revendications populaires ; il y a des immobilistes dont
le réalisme consiste à opposer invinciblement ce qui est à ce qui
pourrait être ; il y a les catholiques qui voient d’emblée dans le
socialisme, avec un certain degré de perspicacité, une « religion »
concurrente de la leur et le présentent comme le descendant hi-
deusement légitime des idées impies et anti-chrétiennes de 1789,
englobant ainsi dans les suppôts du mal les socialistes et un grand
nombre de leurs adversaires.
Le socialisme est pour tous le mal par excellence et le danger,
mais l’extension du mal et les causes qu’on lui assignent divisent

67
68 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

radicalement les adversaires des Grands récits : c’est ce que j’exami-


nerai au chapitre V.
Je me propose de prendre en un premier temps, dans ce
chapitre, en bloc les attaques et les moyens mis en œuvre avant de
mesurer l’étendue de la polémique larvée ou ouverte entre les
hérauts de l’anti-socialisme. Il m’importe de ramener d’abord les
argumentations antagonistes (mais entre lesquelles les arguments-
clés s’échangent) à un nombre déterminé de schémas et de tacti-
ques qui forme ce que j’ai appelé l’arsenal rhétorique du long XIXe
siècle face à l’ennemi commun.
La pragmatique de cette rhétorique de combat pose un pro-
blème qui est en fait celui, général, de toute polémique publique :
quel en est le destinataire réel, qui prétend-on persuader ? Veut-on
ébranler l’adversaire ? C’est l’apparence puisque c’est à lui que
s’adressent les réfutations et à lui qu’il est intimé d’y répondre. Mais
le polémiste admet qu’il n’y compte guère. « Comment raisonner
avec celui qui nie la lumière quand il a les deux yeux ouverts, alors
que le soleil inonde la terre de ses rayons ? [...] Si donc nous
prenons la plume c’est moins pour convaincre nos adversaires que
pour mettre les masses en défiance contre eux1. » Veut-on convain-
cre le public du danger socialiste et de la fausseté de ses principes ?
Mais cela revient en général à persuader des convaincus... Toute
polémique se place ainsi entre deux apories pragmatiques, la per-
suasion impossible et la persuasion inutile.
Une autre question, non moindre, découle de ce débat jugé
à priori impossible avec « celui qui nie la lumière » et qui est pour-
tant mené avec acharnement. Le problème qui est celui du dialogue
de sourds dans la doxa peut s’exprimer dans les termes suivants : les
langages publics qui coexistent dans un état de société, se distin-
guent-ils – au delà de la divergence des points de vue, de la discor-
dance des données retenues, de la disparité des intentions et des
fins, de même que de celle des intérêts qui les meuvent – par des
caractères cognitifs et notamment argumentatifs incompossibles de sorte
qu’il leur serait souvent impossible de se faire entendre l’un de
l’autre2 ? Les adversaires, dira-t-on, ne semblent pas appartenir au

1. Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859, p. 7-
8.
III ARGUMENTAIRE 69

même « univers mental », ils ne semblent pas s’opposer par leurs


choix d’arguments seuls ou par leur hiérarchie des valeurs, mais
par leur façon même de déchiffrer le monde, par la « logique » de
leurs raisonnements. Ma question revient à distinguer de la catégo-
rie, constitutive de la rhétorique de l’argumentation dans sa longue
histoire philosophique, des divergences susceptibles d’être arbi-
trées par la discussion, une catégorie de désaccords insurmontables
du fait que les règles mêmes de l’argumentable et les présupposés
fondamentaux quant à ce qui est « rationnel », « évident » ou « dé–
montrable » ne forment plus un terrain commun, situation où les
adversaires d’idées finissent par se percevoir les uns les autres comme
des fous. Saint Jérôme écrit, parlant en un tout autre temps des
polémiques entre chrétiens et païens (mais le rapprochement à
une certaine pertinence puisque de bons esprits ont prétendu iden-
tifier au XXe siècle des « religions politiques ») : « Nous nous ju-
geons réciproquement de même : les uns et les autres, nous nous
paraissons des fous3. » Jérôme avait raison : les polémistes païens
quand ils parlent des chrétiens les réfutent au nom de la raison
philosophique, certes, mais sans imaginer un instant pouvoir se
faire comprendre de ces gens absurdes, fanatiques, haineux de la
vie et que les dieux avaient privés de bon sens.
Entre les socialistes de tous acabits et les divers champions de
l’ordre social, il y a, par hypothèse, autre chose que l’opposition
d’intérêts et de programmes. C’est quelque chose qui va se dégager
de ce chapitre puisque l’unanimité des adversaires, alors même qu’ils
ne s’entendent pas entre eux, se fait pour taxer le discours honni de
« folie », d’« utopie », de « dogme » ou de « croyance religieuse »
c’est à dire, tout en continuant à le combattre rationnellement, pour le
situer de différentes façons hors de la raison, hors du sens commun.
Les socialistes n’ont pas tort, à leurs yeux, ils se placent largement
avec leurs théories en dehors de l’argumentable. C’est à cette cou-
pure cognitive entre raison immanente et Principe espérance —
mais d’autres singularités cognitives seront à relever qui rendent les
objections inaudibles — que je consacrerai le chapitre VI.

2. J’entends par doxa le répertoire topique et les règles rhétoriques et narratives qui,
dans un état donné de société, organisent hégémoniquement les langages de la
« sphère publique » (au sens de Habermas).
3. « Lettre XLV », Correspondance. Paris : Belles Lettres, 1951-1982. 8 vol.
70 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Je n’ai pas dit que les dialogues de sourds politiques ou sociaux sont
nécessairement dûs à des « coupures cognitives » qui ne permet-
traient pas véritablement de comprendre ce que l’autre camp veut dire
ni quelle valeur accorder à ses arguments – me souvenant de l’adage,
tout à fait sociologique, qui pose qu’ « il n’est pire sourd que celui
qui ne veut pas entendre » ! Dès qu’on devine les conclusions aux-
quelles tend l’adversaire, conclusions auxquelles on est pour sa part
résolu à ne pas adhérer, la surdité est une échappatoire commode.
Un autre caractère fondamental de la polémique anti-socia-
liste, caractère qui nous met sans doute sur la piste des divergences
cognitives dont j’ai fait l’hypothèse, est que l’argumentation s’en
divise en deux catégories ontologiques si je puis dire : des arguments
in præsentia sur les valeurs, les principes et sur les faits et les données
opposables ; d’autre part, des conjectures sur l’avenir, c’est-à-dire
sur des mondes possibles. Attaquant un projet de société qui pré-
tend avoir pour lui l’avenir inévitable, le polémiste, mué en Cassan-
dre, va s’efforcer de démontrer que ce programme ne se réalisera
pas ou que sa nocivité latente déploiera tous ses effets. Les trois topoï
retenus par Albert O. Hirschman, je le rappelle, ne portent pas sur
les données et les faits présents, ils sont les schémas de spéculations
et de conjectures qui concluent ad hominem : votre projet ne peut
aboutir qu’à autre chose que le but que vous vous donnez. Si
l’argumentation a essayé de démontrer, pas des données tirées du
passé et du présent, que les critiques de la société étaient infondées,
que les faits réfutaient les doctrines, ou — ad personam — que les
doctrinaires devaient être disqualifiés moralement ou leurs thèses
dé-légitimées par quelque invalidité préjudicielle, la polémique
« réactionnaire » s’est laissé entraîner à spéculer avec les Grands
espérances militantes et mon chapitre IV analysera ce passage de
l’argumentation hic et nunc à l’argumentation « prophétique ». Sans
doute, tout débat politique, « délibératif » comme le classe l’an-
cienne rhétorique, porte largement sur l’avenir (et non comme le
genre judiciaire ou l’éloge ou « épidictique », sur le passé), mais il
s’agit ici d’un caractère marqué et constitutif : les Grands récits ont
actionné pour se légitimer une preuve par l’avenir que leurs adversai-
res ont abondamment réfutée.
III ARGUMENTAIRE 71

CONCÉDER LE MAL
C’est une tactique élémentaire de la rhétorique éristique : il
faut concéder d’abord pour mieux attaquer parce que la conces-
sion est un moyen de défense renforcée et vous protège contre les
répliques adverses. L’anti-socialiste ne manque pas de concéder
avant l’attaque que la société « n’est pas parfaite », que bien des
abus sont malheureusement constatés, qu’il y a beaucoup à faire
pour améliorer la condition des masses laborieuses, que de « larges
réformes » sont nécessaires. Mais les imperfections reconnues de
l’ordre existant n’affaiblissent pas l’attaquant et ne lui concèdent
pas le terrain — au contraire. « La société est malade, les socialistes
veulent la tuer !4 » Même Adolphe Thiers, farouche défenseur de la
Propriété en 1848, verse une larme préalable : « Je ne nie pas le mal
qui existe dans la société actuelle comme dans toutes les autres ; je
le connais et il me navre le cœur5. » Ces aveux déblaient le terrain.
Tous les secteurs idéologiques avouent donc, avec force ou du
bout des lèvres, c’est selon, que non seulement il y a bien des
misères, mais que la société est partiellement à blâmer, que les
classes supérieures ont manqué soit d’autorité, soit de générosité,
de sollicitude, de sens des responsabilités. Le péril met les méde-
cins sociaux face à leurs insuffisances passées et à des fautes que
chacun renvoie à l’adversaire. Les républicains, les laïcs, les libres
penseurs voient dans l’obscurantisme des autorités traditionnelles
l’une des causes du mal ; les traditionalistes et les économistes
libéraux voient au contraire un grand problème dans les inconsé-
quences de la classe au pouvoir, dans toutes les législations de
l’ « État-providence » (l’expression est attestée dès les années 1880),
destructrices de l’ordre économique, du « principe sacré » de la
propriété, de la liberté d’entreprise — après quoi comment s’éton-
ner que les classes laborieuses « s’agitent » et que des meneurs leur
suggèrent de folles et criminelles espérances ?
Il y avait dans la propagande socialiste un axiome implicite qui
est mis à plat comme sophisme avant toute discussion : c’était
l’axiome (Tertium non datur) que toute critique conséquente de la
société bourgeoise doit conduire nécessairement à adhérer à la
« solution » socialiste. Les objecteurs vont s’employer à montrer
4. Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, p. 4.
5. Thiers, De la propriété, 1848, p. 210.
72 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

que la reconnaissance des torts relatifs de la société présente ne


démontre pas que le collectivisme les supprimera ou les atténuera,
ni que ce soit le seul moyen de les supprimer ou de les atténuer ;
au contraire, ils pensent tous qu’il les aggravera immensément. Les
esprits les plus portés à « réformer » actionnent le topos des « deux
abîmes » : placés entre les « cruautés » de l’économie de marché et
le « cauchemar » du collectivisme, ils prétendent n’avoir pas à dé-
sirer le maintien inchangé de celle-là pour pouvoir dénoncer celui-
ci. Les progressistes prudents consentent à lutter contre la misère,
à réprimer les « excès » du capitalisme, mais leur réalisme leur
interdit de tout renverser, tout niveler, tout détruire. Dans tous les
cas, il y a une concession préalable qui coûte peu (il y a des excès,
de la misère, des injustices), avant la réfutation systématique.

DISQUALIFICATION
« L’idée doit être combattue par l’idée. Qu’on s’adresse à
l’intelligence du peuple ; qu’on lui fasse comprendre que les doc-
trines qu’il accueille produiraient la misère, l’abrutissement, le
despotisme et la barbarie6. » C’est ici un principe honorable de
débat face à face, le débat qui justement accepte de se situer sur le
plan des idées et d’y rester ... mais on le sait, il y a d’autres moyens
plus expédients de détruire l’adversaire que le dialogue de pair à
pair. En réalité, deux stratégies polémiques ont alterné ou coexisté
dans l’anti-socialisme : ou bien argumenter contre les théories et
les programmes et les démolir s’il se pouvait, ou bien démontrer
qu’il n’y avait pas matière à discussion, qu’il importait seulement de
disqualifier l’adversaire. Je regroupe dans la catégorie « disqualifica-
tion », tous les moyens qui permettent de faire l’économie d’un débat.
On peut discuter contre cela, on peut le satiriser, s’efforcer de dé-
truire avec des mots ce système insensé, mais il est vain de discuter
avec un tel adversaire. Il est impossible de trouver un terrain pour
amorcer la discussion puisque ce terrain ne pourrait être que celui
de l’argumentation rationnelle et que l’adversaire se trouve ailleurs.
On ne peut négliger de commencer par les arguments ad
personam où les socialistes sont dénoncés comme hommes de con-
voitise, ambitieux, corrompus, esprits malsains, illuminés, démago-

6. Thonissen, Le socialisme et ses promesses, s.d. [1849], I 6.


III ARGUMENTAIRE 73

gues, mauvais bergers, ratés, fruits secs, etc. Les calomnies contre
les « ripailles » de Louis Blanc, contre les arrangements financiers
et les « magouilles » de Jaurès ont fait partie de tout temps de
l’arsenal anti-socialiste, et même si le niveau anecdotique de la
diffamation est sans intérêt, elles ont été reçues comme vérités
d’évangile dans le camp adverse et dans une partie de l’opinion.
Les chefs socialistes sont avant tout présentés comme des
ambitieux qui abusent de la crédulité du peuple dans un but d’avan-
cement personnel. « Il n’y a point de chimère folle ou d’utopie
saugrenue à laquelle ils ne soient prêts à souscrire [...] pour empor-
ter un siège de député7. » Le socialisme n’est qu’ « un système de
surenchère électorale entre les mains d’hommes à la recherche de
la puissance politique8. » Dès que les partis socialistes vers 1890 se
laissent entraîner dans les luttes électorales tout en prétendant
maintenir le cap « révolutionnaire », cette discordance, dénoncée
par les gauchistes du parti, fournit matière aux adversaires du
socialisme : les leaders de l’extrême gauche parlent de changer le
monde et en attendant se font une jolie place dans cette société
bourgeoise qu’ils dénoncent aux électeurs populaires jobards. Ce
qu’ils veulent pour eux, c’est « l’assiette au beurre » ! C’est l’avan-
tage éminent de la manœuvre de disqualification : face à des déma-
gogues, il est inutile de discuter des théories. Si le socialisme n’est
qu’une stratégie électorale, à quoi bon en en réfuter des doctrines
auxquelles les « ambitieux » ne croient pas plus que leurs adversai-
res ?
Un des avantages tactiques de cette dénonciation des parle-
mentaires « ambitieux » est qu’elle rejoignait les accusations de
trahison de la cause qui, dans le parti, fusaient des rangs gauchistes
et anarcho-syndicalistes et qu’elle enfonçait le coin entre les parle-
mentaires et ces activistes. « Trafiquants de l’apostolat socialiste »,
les parlementaires SFIO au début du siècle sont traités en renégats
par la gauche de l’extrême gauche. Les « socialos députés » dénon-
çaient encore routinièrement l’exploitation capitaliste, mais ils ne
s’étaient pas regardés exploiter démagogiquement le peuple. « Les
députés sont comme les curés et les capitalistes, accuse l’extrême
7. Reinach, Démagogues et socialistes, 1896, p. 6.
8. Eichthal, Socialisme, communisme et collectivisme, 1901, p. vii. (« Deuxième édition
revue » ; l’édition originale, moins développée, date de 1871, même éditeur.)
74 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

gauche ; ils sont des parasites, des inutiles qui vivent depuis trop
longtemps aux dépens des ouvriers9. »
Une distinction paternaliste entre les meneurs et les masses
s’interpose dans la topique ad personam. Le socialisme est le « fléau
intérieur », la « barbarie de l’intérieur », certes, mais il faut distin-
guer : il y a les meneurs qui sont des fripouilles arrivistes et qui
trompent les travailleurs, et il y a « les braves et candides ouvriers
qui se jettent à fond de train dans ces utopies10. » Ces derniers, il
faut les plaindre plutôt que les blâmer. « Les malheureux ouvriers
ne voient pas qu’ils sont les dupes des Pataud, des Griffuelhes, des
Yvetot [leaders de la CGT] [...] dont l’orgueil n’a d’égal que l’ha-
bileté à les exploiter11. » Voici donc enfin les vrais exploiteurs dé-
masqués ! Car ce sont eux, les « exploiteurs éhontés de la misère et
de la douleur12. » Le peuple est un grand enfant qui se laisse mener
par qui veut le prendre par le sentiment et la flatterie et qui subit
l’influence désastreuse des « tribuns et sophistes qui [l’]exploitent ».
Les chefs collectivistes qui vivent de la naïveté des autres, sont des
intrigants, des exploiteurs, des parasites, des oisifs, et souvent, ajou-
tent les patriotes et nationalistes, « quelque bon Teuton, reptile
espionnant13. » Le pauvre ouvrier « respire avec délice cet encens
grossier » de propagande mensongère qu’on agite sous ses narines.
Il en est « intoxiqué »14.
Cette thématique de l’ambitieux se fonde sur une discordance
sociologique qui fut exploitée à fond. À la tête des partis « ouvriers »,
il n’y eut jamais ou presque, faut-il le rappeler, que des leaders
d’origine bourgeoise : Brousse, Guesde, Vaillant, Jaurès...15 Même
les leaders de la CGT vers 1905 ne sont pas d’origine ouvrière. Il y
avait un grand argument à tirer de cette discordance de classe —
argument d’autant plus efficace, une fois encore, que dans les
rangs du parti, une rancune ouvriériste portait la suspicion sur
l’origine sociale de ces « pontifes » et ces « bonzes » qui s’étaient

9. Action syndicale, 8.1.1907, p. 2.


10. Le Gaulois, 18.10.1889, p. 1. « Tribuns... » : Feugère, Révolution, p. 4.
11. Jacq, L’Erreur syndicaliste, 1909, p. 19.
12. Charles de Bussy [pseud. Charles Marchal]. Histoire et réfutation du socialisme depuis
l’Antiquité jusqu’à nos jours. Paris : Delahays, 1859, p. 2.
13. La Silhouette (républ.), 24.2.1889, p. 3.
14. Delafosse, op. cit., p. 22 et 17.
15. Il n’y a guère qu’Allemane, ancien ouvrier typographe, qui fasse exception.
III ARGUMENTAIRE 75

mis à la tête du mouvement. Les leaders bourgeois ne pouvaient


être que des imposteurs. Toute argumentation éristique est un
raccourci et c’est le cas par excellence ici. Le premier député du
Parti ouvrier français (1890), Christophe Thivrier qui, comme il
l’avait promis à ses commettants, siégeait au parlement « en blouse »,
mais qui, au dire de ses détracteurs, portait une redingote sous sa
blouse, a illustré cette « imposture » et d’une certaine manière,
l’argument de l’origine bourgeoise était imparable ; il a donc été
utilisé jusqu’à la corde.
Il y avait deux cas de figure. S’ils étaient pourvus de rentes (cas
de Vaillant, de Jaurès), la fortune personnelle des leaders et le
confort de leur existence prouvaient directement leur imposture ;
le polémiste anti-socialiste avait même le front de se poser en cham-
pion des travailleurs bernés :
Pourquoi M. Jaurès ne porte-t-il pas la blouse comme les camarades ?
Pourquoi vit-il dans un hôtel à Passy et dans son château de Bessoulet
au lieu de vivre la vie d’un ouvrier16 ?
Au reste, Jaurès s’était enrichi, assurait-on en s’adressant cette
fois à la bourgeoisie indignée, « à précher l’expropriation »17 ! Le
polémiste anti-socialiste, « modeste salarié » comme assure l’être
l’économiste Yves Guyot, rappelle au public que certains doctrinai-
res révolutionnaires en vue sont des patrons, des capitalistes cossus
(il vise notamment le blanquiste Édouard Vaillant) : « Je n’ai point
gagné des millions en exploitant un monopole comme une charge
d’agent de change. Je ne bénéficie point du “ surtravail des ouvriers ”
comme untel parmi les plus ardents socialistes révolutionnaires...18 »
L’autre cas de figure conduisait par d’autres voies aux mêmes
sortes de conclusions d’imposture intéressée. S’ils n’étaient pas
riches, ces bourgeois qui s’étaient placés à la tête du prolétariat,
c’étaient alors des « ratés », des « aigris » sans scrupule, « avocats
sans cause, médecins sans clientèle, hommes de lettres sans édi-
teurs », qui vengeaient leurs échecs personnels en prenant la tête
de mouvements extrémistes et rêvaient de renverser une société où
ils faisaient mauvaise figure19. À la fin du XIXe siècle, toute une
16. Fédération des Jaunes de France. Cahiers des travailleurs, 1905, p. 7.
17. Biétry, Le socialisme et les Jaunes, 1906, p. 54.
18. Guyot, La comédie socialiste, 1897, p. 1.
19. Lucas, Les clubs et les clubistes. Histoire complète, critique et anecdotique des clubs et des
comités électoraux fondés à Paris depuis la révolution de 1848, 1851, p. 1.
76 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

littérature para-sociologique prétend étudier les « déclassés » qui


pullulent, les « inadaptés » et le rôle néfaste que ces ratés, impro-
pres à une carrière utile, n’ayant de la vie qu’une connaissance
« livresque », guidés par le ressentiment, affamés de revanche so-
ciale, jouaient dans la vie publique. Gustave Le Bon, le plus acharné
des ennemis de l’extrême gauche, prétendait montrer que « le
problème fondamental du socialisme » était que ce parti censé-
ment ouvrier était envahi et dirigé par des « inadaptés » d’origine
bourgeoise20 et il signalait dans les rangs de la SFIO la « cohue des
demi-savants et notamment celle des licenciés et bacheliers sans
emploi [...], déclassés, incompris, avocats sans cause, écrivains sans
lecteur, pharmaciens et médecins sans clients » : c’est toujours la
même énumération21. Le X sans Y de ces énumérations est censé
dire la transmutation de l’échec et du ressentiment personnel en
revendications chimériques et en haines sociales. Il dit que derrière
l’engagement à gauche, il y a la rancœur de celui qui ne consent pas
à attribuer son échec à lui-même et « en veut » à la société. Il opère
à sa manière le renversement de perspective qui est l’opération par
excellence de la critique idéologique, celle qui dévoile des intérêts
et des rancunes sous les prétendues convictions.
Plus généralement, la discordance, attestée du reste, entre le
discours « prolétarien » et la réalité du recrutement d’un parti
comme la SFIO, largement composé de petits fonctionnaires et
salariés, n’appelait pas l’analyse sociologique, il va de soi, mais, une
fois encore, la dénonciation d’une imposture. Le parti socialiste, il
est vrai, ne tenait pas non plus à s’appesantir sur cette discordance
qui contredisait sa vision du Prolétaire dans l’imagerie propagan-
diste, comme un être musclé, tragique, have, héroïque et pathéti-
que appelé à « briser ses chaînes ».
Au reste, le topos d’un socialisme attirant non les « vrais » ouvriers,
mais les demi-instruits de la classe moyenne — strate dominée d’une
classe intermédiaire — remonte aux origines de la polémique ; l’ex-
plication de psychologie sociale par l’échec personnel, le défilé des
types d’« insatisfaits » et la suggestion d’imposture sont toutes prêtes
chez Louis Reybaud, observant les groupes quarante-huitards, un
demi-siècle avant Le Bon, et la phraséologie est la même :

20. Psychologie du socialisme, p. 343.


21. Psychologie du socialisme, p. 60.
III ARGUMENTAIRE 77

La secte des socialistes [...] se recrute surtout dans la classe moyenne,


parmi ces hommes qui ont plus d’orgueil que de connaissances,
clercs d’huissiers et d’avoués, industriels en faillite, chirurgiens et
médecins de village, ingénieurs sans emploi, artistes sans talent,
professeurs manqués, écrivains incompris. Ne se croyant pas à leur
place, ces génie méconnus se gardent bien de s’en prendre à eux-
mêmes : ils font un procès à la société22.
Quelques romans satiriques de bas étage, à la Belle Époque,
ont mis en scène le raté démagogue de gauche. Jean Drault, pilier
de l’extrême droite littéraire, peint Alcide Chanteau, instituteur ré-
voqué, primaire aigri, député socialiste au service de la franc-ma-
çonnerie et de la juiverie...23
La diffamation pure et simple contre les leaders socialistes a sa
place dans l’histoire si elle n’a guère d’intérêt en analyse rhétori-
que. C’est la calomnie systématiquement entretenue et nourrie
pendant des années qui a armé l’assassin de Jaurès. Au printemps
de 1914, Urbain Gohier publie un livre contre Jaurès qui est simple-
ment un appel au meurtre24. Gohier est le type du proto-fasciste,
droite et gauche mêlés ; homme de ressentiment et de haine, venu
de l’anarchie, réclamant un Chef pour la France, antiparlemen-
taire, patriote, raciste, antisémite, populiste, féministe aussi tant
qu’à faire, Gohier, acharné contre les « jésuites rouges », a sorti
quelques semaines avant l’attentat de Sarajevo un pamphlet, La
sociale, avec en couverture un portrait de Jaurès en casque à pointe.
Le libelle dénonce « la bande qui s’intitule Parti socialiste [...]
appuyée sur L’Allemagne et sur les Juifs [...]. Les meneurs de la
troupe sont des scélérats capables et coupables des pires crimes de
droit commun »25. L’Humanité est une entreprise de chantage et de
meurtre, Jaurès est un agent stipendié de Berlin : « Frappez à la tête
ou vous serez lâche et vous ne ferez qu’une vaine besogne. [...] S’il
y a un chef en France qui soit un homme, M. Jaurès sera “ collé au
mur ” en même temps que les affiches de mobilisation »26. Urbain

22. Études, II, p. 106. C’est ici le modèle des personnages de quarante-huitards dans
l’Éducation sentimentale.
23. Drault, Alcide Chanteau, socialiste. Roman. Paris : Gautier, [1902].
24. Gohier, La sociale. Paris : 11 rue du Palais, 1914.
25. Pages 8-9. « Tous les efforts actuels du Parti socialiste tendent à désarmer la France
pour la livrer sans défense à l’Allemagne » ; p. 56.
26. Pages 10 et 25.
78 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Gohier a été exaucé fin juillet — et Charles Maurras dans un autre


secteur politique, qui écrivait à peu près les mêmes choses mais
avec plus de style et d’atticisme dans L’Action française.
Passons à d’autre moyens de disqualification et d’économie
du débat. L’un d’eux appartient surtout aux « temps primitifs » de
l’anti-socialisme. Quelques polémistes de 1848 avaient trouvé expé-
dient de disqualifier les idées nouvelles en invoquant seulement le
« sentiment unanime d’horreur inspiré par les projets des démo-
crates socialistes »27. C’était un peu court ! Les premiers pamphlé-
taires ont affiché face aux nouvelles doctrines et à leurs partisans la
réaction d’idéalistes écœurés : le socialisme ne mérite pas le discus-
sion, il est bas, grossier, trop grossier pour que l’on s’abaisse à
discuter avec lui. Le type socialiste est un être vicieux, agité par les
plus basses passions, « l’envie est son inspiration et la médiocrité
son idéal »28. Le socialisme est la conséquence du relâchement des
mœurs, il « éveille les mauvais instincts », il promet la satisfaction
immodérée des appétits sensuels, il ne s’appuie que sur les princi-
pes les plus vulgaires de la nature humaine, il divinise la turpitude.
Le communisme rêve d’un monde « d’où seront exilées toutes les
nobles aspirations qui élèvent l’homme au-dessus de la brute »29.
un monde livré uniquement aux « appétits grossiers de la matière ».
Les socialistes n’ont d’autre motivations que l’envie, ce sont « des
paresseux, des débauchés, des ivrognes, gens querelleurs et féroces,
sans éducation ni dignité, race crapuleuse, misérables abrutis par
les passions viles, par le matérialisme le plus immonde »30. Les
causes des progrès du socialisme sont donc à chercher dans la
« perte de l’idéal ». Avant tout dans l’« appétit de jouissances »,
dans le « matérialisme » des classes inférieures, leur goût du luxe,
du confort, qui sont les péchés capitaux de la plèbe moderne
laquelle ne connaît plus la vertu de résignation. « Un nombre
d’hommes de plus en plus considérable n’acceptent plus leur po-
sition dans la société, parce que des doctrines nouvelles ont ramené
toutes leurs préoccupations aux jouissances matérielles de ce

27. Fourteau, Le socialisme ou communisme et la jacquerie du XVIe siècle imitée par les
socialistes de 1851, avec un Aperçu sur le droit au travail, 1852, p. 183.
28. Secrétan, Études sociales, p. 103.
29. Breynat, Les socialistes depuis février [1848]. Paris : Dentu, 1850, p. 172.
30. Bussy, op. cit., p. 97.
III ARGUMENTAIRE 79

monde »31. Le peuple est devenu « envieux » et cette envie est


attisée par une presse démagogique dont le malheureux ouvrier se
grise ingénument. La question sociale se compose surtout de « mau-
vaises passions ».
Cette étiologie est idéaliste au sens strict : les causes des progrès
du socialisme sont « d’ordre moral », elles tiennent à une déchéance
morale. Pour les catholiques, elles se ramènent à une cause unique,
la perte de la foi : « Le socialisme, l’anarchisme ou, d’une manière
plus générale, l’esprit révolutionnaire est le fils aîné de l’incroyance.
Les utopies de la terre remplacent la foi au ciel... Le socialisme
révolutionnaire prend chez elles [les masses populaires] la place de
la religion. Le sentiment religieux disparu, les luttes de classes
deviennent fatales »32.
Passé l’ambitieux imposteur et l’homme sans idéal, la disqua-
lification radicale se synthétise somme toute en trois qualifications
inusables : l’adversaire socialiste est un alcoolique, un dément ou
un criminel. Lorsque l’ennemi idéologique est exclu de la com-
mune humanité, qu’il est présenté comme un monstre, cette qua-
lification offre l’avantage de clore aussitôt le débat. On ne discute
pas avec un fou furieux. On le diagnostique et on l’enferme s’il se
peut, ou on l’empêche de nuire.

1. DES ALCOOLIQUES
L’explication des progrès de l’Internationale par la multipli-
cation des débits de boisson33, celle de la diffusion des idées socia-
listes par le « sublimisme », mélange, chez le mauvais ouvrier, de
paresse, de déchéance crapuleuse, de cabotinage et d’alcoolisme,
trouble décelé chez ceux que Denis Poulot (en 1872) qualifie de
« sublimes »34, a fait partie de l’arsenal de haine méprisante des
années qui suivent le traumatisme de la Commune.
L’explication des idéologies extrémistes par l’alcoolisme et la
vie de cabaret connaîtra de nouveaux beaux jours aux temps de la
peur anarchiste. Elle avait l’avantage de conjoindre les deux sujets
31. Cl. Jannet, Le socialisme d’État et la réforme sociale, 1889, p. 6.
32. Leroy-Beaulieu, L’Empire des Tsars, 3 :3-4.
33. Jannet, L’Internationale et la question sociale. Paris : Durand, 1871.
34. [Denis Poulot] Question sociale. Le sublime, ou le travailleur comme il est en 1870 et ce
qu’il peut être. Paris, Bruxelles : Lacroix & Verboeckhoven, 1872.
80 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

de préoccupation des classes éclairées face au peuple : la première


des « plaies sociales », c’est l’alcoolisme, le socialisme en découle. Les
« ravages de l’alcoolisme » font dégénérer la classe ouvrière. Ils
influent sur le taux de mortalité, sur la santé publique, sur la
criminalité. C’est un fléau toujours croissant, nocif pour l’individu
« dont il diminue la moralité, l’intelligence, la santé, la puissance
procréatrice et la longévité », pour la famille « dans laquelle il
provoque la discorde, la misère », pour l’espèce enfin, dénonce le
Dr Gallavardin et une cohorte de médecins35. L’alcoolisme ouvrier
présentait aussi l’avantage d’une explication disculpatrice des pro-
blèmes sociaux : « une des causes principales de la misère ouvrière,
l’alcoolisme » qui est le fait des seules classes laborieuses à ce qu’il
semble, prouve qu’elles contribuent volontairement à leur propre
malheur36. Les salaires seraient insuffisants ? Non, mais « les deux
tiers des salaires ouvriers passent annuellement aux mains des dé-
bitants de boisson37 » et c’est à l’estaminet que s’élaborent les doc-
trines révolutionnaires.

2. DES FOUS
Les tout premiers pamphlets, contre Saint-Simon et Fourier,
avaient un jugement en commun contre ces deux prophètes so-
ciaux si différents l’un de l’autre : c’étaient des fous et leurs doctri-
nes témoignaient de leur dérangement mental et de celui de leurs
disciples. Le discours de la folie accompagne à partir de là l’histoire
des idéologies socialistes ; j’ai suggéré plus haut que cette facile
disqualification peut être aussi le symptôme de certaines coupures
cognitives qui traversent la modernité. Les gens de sens rassis se
réveillent en 1848 entourés de fous furieux à qui appartient la rue.
Louis Veuillot porte la main à ses tempes : « Ils sont fous ! Fous ! »,
gémit-il38. Thiers exprime son aversion pour leur « déraison or-
gueilleuse, stérile et perturbatrice »39. Le socialisme comme toute
classe de vésanie a, expliquent les doctes, ses sous-catégories patho-

35. Alcoolisme et criminalité, où il approuve les mesures de prohibition en marche aux


États-Unis.
36. Dr Gérard, La Grande névrose, p. 405.
37. Noailles, Cent ans, 2 :341.i
38. Veuillot, Le lendemain de la victoire, 1850, p. 67.
39. Thiers, De la propriété, 1848, p. 338.
III ARGUMENTAIRE 81

logiques : « Ce qu’on nomme les socialistes est un genre immense de


rêveurs, d’insensés et de malades, divisé en familles de saint-simoniens,
de fouriéristes, de communistes, de babouvistes »...40 Le Voyage en
Icarie « pourrait passer pour l’œuvre d’un fou »41. Pierre Leroux est
un « cerveau abandonné sans ressource par les médecins », c’est
« le beau idéal de la folie »42. Pour Proudhon, le cas est encore plus
clair, citations à l’appui, « il faudrait l’envoyer dans une maison de
fous »43, etc.
Dans les cas de coupure cognitive, l’adversaire, réduit à quia
et sentant le terrain commun se soutraire, se sent obligé de remon-
ter aux vérités élémentaires pour s’assurer que le « fou » auquel il
s’adresse les partage bien avec lui :
Nous demandons simplement à M. Proudhon s’il admet que 2 et 2
fassent quatre ; que la ligne droite soit la plus courte ; que le tout soit
plus grand qu’une de ses parties...44
Le diagnostic de folie ne relève pas du premier choc des idées
nouvelles ; il continue à peser sur les socialistes à la fin du siècle. Les
socialistes, ces « énergumènes qui partent en guerre contre la so-
ciété » forment une armée du désordre composée de démagogues
ambitieux, certes, mais aussi de « fous furieux », de gens qui nour-
rissent des « projets criminels » et à qui « l’équilibre intellectuel et
moral fait absolument défaut »45.
Gustave Le Bon au tournant du siècle, dans ses gros ouvrages
de « psychologie sociale » sur les foules et sur le socialisme, donne
simplement et tardivement un vernis scientifique à l’intuition réac-
tionnaire par excellence : l’adversaire socialiste n’appelle pas le
débat, mais la camisole de force. Le seul fait de concevoir des
projets de réorganisation sociale décèle, pour le psychologue des
foules, l’« esprit malade ». Le socialisme est un phénomène reli-
gieux, c’est la thèse de Le Bon et de quelques autres à laquelle je
viens plus loin, mais les chefs socialistes, à l’instar des antiques

40. L’Anti-rouge. Almanach anti-socialiste, anti-communiste, 1852, p. 63.


41. Chenu, Les conspirateurs, les sociétés secrètes, la préfecture de police sous Caussidière, 1850,
p. 27.
42. Bussy, p. 72.
43. L’Anti-rouge, p. 44.
44. Lourdoueix, Henri de. Le dernier mot de la révolution. M. Proudhon réfuté. Exposé
critique du fouriérisme. 1852, p. 34.
45. Revue du Monde latin, 17- 1889, p. 222.
82 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

prophètes et chefs de sectes, sont des « inadaptés par dégénéres-


cence », des « dégénérés » et « des demi-hallucinés dont l’étude
relèverait surtout de la pathologie mentale, mais qui ont toujours
joué un rôle immense dans l’histoire » 46.
Avant 1890, le diagnostic de folie venait d’amateurs ; après, les
professionnels se mettent au travail ; on travaille les prédispositions
héréditaires nerveuses qui poussent au socialisme, on repère des
atavismes et des tares qui y font adhérer. Max Nordau à Berlin, le
fameux spécialiste de la dégénérescence, confirme les criminolo-
gues Cesare Lombroso et Scipio Sighele en Italie et Gustave Le Bon
à Paris. Lombroso examine l’anarchiste-type et diagnostique sa
fêlure : « altruisme exagéré, sensibilité morbide à la douleur des
autres »...47 Il le classe dans la vaste catégorie des « mattoïdes » car
pour cette science positiviste, les catégories cliniques s’étendent à
une large part de la population moderne. Gabriel Tarde contribue
aussi à la psychiatrisation de l’anarchie et y distingue savamment
« de véritables fous, des mystiques, des malfaiteurs de droit com-
mun ». D’autres médecins, comme le Dr Cabanès, se lancent dans
la psychiatrie historique et vont diagnostiquer post-mortem Robes-
pierre et les jacobins, précurseurs de la pathologie socialiste.
Le sentiment de vivre parmi des fous : c’est un sujet à approfondir
de l’histoire des mentalités modernes ! Les œuvres des grands psy-
chiatres du siècle passé comporte toutes des pages qui exposent ce
sentiment d’être entouré de mattoïdes, bien au-delà des asiles dont ils
avaient la garde. Cesare Lombroso à Turin, fondateur de la crimino-
logie, et Max Nordau à Berlin, étiologiste de la dégénérescence,
seraient à relire de ce point de vue. Lisez Max Nordau, ce sont les
conclusions de son grand et fameux ouvrage Entartung, Dégénéres-
cence : « Notre longue et douloureuse migration à travers l’hôpital
pour lequel nous avons reconnu sinon toute l’humanité civilisée du
moins la couche supérieure des populations des grandes villes, est
terminée...48 »

46. Le Bon, Psychologie du socialisme. Paris : Alcan, 1898. Dépouillé sur la 7e édition,
Paris : Alcan, 1912, 352 et 99.
47. Lombroso, Les anarchistes. Paris : Flammarion, [1920]. [trad. de la 2e édition de
1896], p. 133.
48. Dégénérescence, II, p. 523
III ARGUMENTAIRE 83

3. DES CRIMINELS
Chez le fameux criminologue italien Cesare Lombroso, l’agi-
tateur socialiste et le compagnon anarchiste sont aussi diagnosti-
qués comme des variantes modernes d’un type de dégénéré, le
« criminel-né », Uomo delinquente, produit d’une régression atavique
contraire à l’évolution progressive de l’espèce. La criminologie
darwinienne de Lombroso permet éminemment cette économie du
débat dont je parlais : les idées révolutionnaires sont des symptômes
pathologique et le criminologue s’intéresse plus au prognathisme
et aux bosses occipitales du sujet qu’aux idées exprimées par ces
dégénérés.
Ici aussi, l’idée que le socialisme est une forme de criminalité
n’était pas neuve. Les communards étaient des buveurs de sang et
les socialistes de la Belle Époque qui glorifient les incendiaires et les
pétroleuses de 1871 avaient de qui tenir.

TROIS MOYENS DE DÉLÉGITIMATION


Les systèmes socialistes ont cherché à asseoir leur critique
radicale de la société et leur contreproposition sur les plus hautes
légitimations. Un discours holomorphe qui dit la vérité de l’Homme,
révèle ses destinées, diagnostique le mal social, en trouve la cause,
formule le remède, et indique la mission des justes dans l’histoire,
qui se donne pour mandat « la recherche incessante des conditions
de la vérité intégrale, de la justice indéfectible »49, ne disposait, à
l’orée de la modernité, que de deux grands statuts légitimateurs
possibles, statuts dont le conflit marque le siècle passé : se procla-
mer une religion nouvelle ou se poser comme une science naissante.
Ces deux légitimations antagoniste furent d’abord — jusqu’au milieu
du siècle — senties comme combinables et complémentaires : les
« religions de l’humanité » sous les habits desquelles se présente-
ront les premiers systèmes totaux seront toutes déclarées former
aussi, tout d’un tenant, des « religions scientifiques » ou « ration-
nelles », des religions englobant et sacralisant une « science so-
ciale » nouvellement découverte.
À ces prétentions à une légitimité transcendante, les adversai-
res des Grands systèmes ont opéré une dévaluation qui se classe
49. La Rénovation, 24.4.1890, p. 217.
84 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

sous trois hyperlexèmes : verbiage, utopie et (reprenant en la déva-


luant la catégorie de religion nouvelle qui avait été celle de Saint-
Simon, de Leroux ou de Colins) croyance religieuse.

LE SOCIALISME COMME VERBIAGE


Déclamations fumeuses, verbiage, logomachie : ces qualifica-
tifs ont d’abord accueilli les écrits des réformateurs romantiques.
On cherche à les lire, on n’y comprend goutte : « M. Pierre Leroux
s’embrouille dans des énigmes, dans une phraséologie nébuleuse,
dans des hiéroglyphes indéchiffrables etc. »50.Pour discuter, pour
réfuter, encore faudrait-il trouver du sens dans leur galimatias.
« Tous les utopistes et socialistes de 1848 ont un air de famille : ils
sont obscurs, déclamatoires, croient aux mots vides et sonores,
méprisent les faits »51. J’en viens dans un instant au second terme-
clé de la dévaluation des Grands récits : « utopies ».
Plus tard, ce sera Karl Marx dont les théories seront jugés
inintelligibles par des lecteurs un peu hâtifs, mais qui avaient le
mérite de réfuter le Capital en deux lignes : « Essayer de concevoir
la production sans le concours du capital, c’est se perdre dans la
conception d’un carré négatif en algèbre. L’esprit ne trouve rien52. »
Reprocher à une doctrine adverse de n’être qu’un galimatias
n’a rien de très inattendu. Mais il y avait autre chose dans l’exaspé-
ration des anti-socialistes à l’égard du discours des réunions popu-
laires, quelque chose qui tenait au préjugé de classe, quelque chose
de propre au contact inopiné entre le bourgeois et la parole ouvrière,
au mal-entendu, au sentiment d’imposture que suscite une mauvaise
maîtrise de la rhétorique, à l’idée que le mauvais style trahit la
mauvaise foi, à une incapacité lettrée d’entendre, au delà de l’em-
phase et de l’amphigouri, à tout le moins l’écho d’une expérience
de vie et d’une souffrance. On a vu plus haut G. de Molinari blâmer
en 1868 ces « mêlées confuses où des orateurs improvisés décla-
ment des tirades ampoulées contre la propriété, le capital, le ma-
riage, où l’on maudit la machine au nom du progrès53 », et dont il
reconnaissait avec consternation la phraséologie et les formules.
50. Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859, p. 65.
51. Guyot, Sophismes socialistes et faits économiques, 1908, p. 77.
52. Bernard, Nouvelle revue, 1- 1889, p. 138.
53. Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, p. 2.
III ARGUMENTAIRE 85

Pour l’observateur bourgeois, le beau parleur de meeting, de club


et d’estaminet se reconnaît à un style grandiloquent et creux char-
riant des formules abstraites et confuses, qui l’exaspère d’autant
plus que ce style grotesque semble impressionner l’ouvrier ordi-
naire. « Les réformateurs se perdent parmi les considérations théo-
riques qui prêtent à la déclamation et au sentiment et oublient de
descendre aux faits, aux preuves, aux détails matériels54 ».
En octobre 1890, un journaliste du Temps, quotidien officieux
de la classe régnante, fait connaître avec condescendance à ses
lecteurs bourgeois les constantes de la propagande socialiste telles
qu’il a pu les noter en fréquentant les meetings :
Un discours socialiste révolutionnaire se compose en effet d’une
série d’antithèses : capital, travail ; employeur, employés, patrons,
salariés ; bourgeois, prolétaires ; exploiteurs, exploités ; voleurs, vo-
lés ; on oppose les uns aux autres en changeant les épithètes de
minute en minute : on compare l’atelier bas, humide, malsain au
palais où se vautrent les oisifs du patronat ; le taudis où règne la
misère prolétarienne aux riches appartements de l’oligarchie bour-
geoise. Les ouvriers que les théories révolutionnaires ne séduisent
pas sont des « vendus ». Les contremaîtres sont des domestiques, des
« singes » qui vivent de la sueur du peuple. Puis le vocabulaire com-
prend les expressions simples : « bourgeoisie cupide, classe capita-
liste, classe des affameurs », ou les phrases plus compliquées : « tenir
haut et ferme le drapeau du prolétariat », « saluer les délégués du
monde du travail au véritable parlement ouvrier ». Puis des jeux de
mot à effet : l’ouvrier a des durillons aux mains, le patron a des
durillons au cœur. Enfin, pour terminer vient l’invocation à la Révo-
lution sociale et à l’émancipation des travailleurs par les travailleurs
eux-mêmes55.
Or, cet article, s’il est malveillant, n’est pas vraiment menson-
ger : le journaliste a bien repéré au vol des traits typiques de cette
propagande orale qui empruntait aux formes les plus hyperboli-
ques de la rhétorique jacobine, du roman à la Eugène Sue, de
l’éloquence de la chaire et du barreau. Là où le journaliste bour-
geois n’entendait qu’emphase maladroite, mauvais pathos, clichés
extravagants, le militant ouvrier a entendu un langage d’action,
juste et persuasif. C’est le paradoxe des Fleurs de Tarbes : vérité pour

54. Garin, L’Anarchie et les anarchistes, 1895, p. 162.


55. 23 sept. 1890, p. 3.
86 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

les uns, rhétorique pour les autres. Si l’on s’en tient au critère du
mauvais goût, indice supposé de la mauvaise foi, il est certain que la
métaphore du patron, vampire ou sangsue qui « s’engraisse de la
sueur et des larmes » du prolétariat, était une image qui fait plus
que friser le ridicule. Or, elle n’est pas l’invention d’un publiciste
réactionnaire pour se gausser des socialistes. Elle a été reproduite
par les porte-parole des « damnés de la Terre » avec un bonheur
toujours renouvelé. Elle voulait dire quelque chose et dans sa logi-
que, dans son logos, elle était pertinente, efficace, évocatrice, elle
sonnait juste. Pour tout autre destinataire que le militant ouvrier
d’autrefois, elle sonne faux ; elle est déjà un élément de ce réper-
toire d’hyperboles polémiques qui se figeront un jour en des « lan-
gages de bois ».
Les comptes rendus de meetings dans la presse bourgeoise
relèvent volontiers les « perles », les « fumisteries » des révolution-
naires. Une part du succès du chansonnier montmartrois Aristide
Bruant à la Belle Époque vient de ce qu’il prétend faire parler les
socialos, avec une grande « vérité » réaliste qui effare les lettrés
pourtant sensibles à la « poésie » qui se dégage de cette primaire
brutalité :
« Le Socialiste »
D’abord, moi, j’ai pas l’rond, j’suis meule,
Aussi rich’s, nobl’ eq cætera,
I’faut leur-z-y casser la gueule...
Et pis après... on partag’ra !
« Gréviste »
...El’ travail... C’est ça qui nous crève,
Mêm’ les ceux qu’est les mieux bâtis,
V’la porquoi que j’m’ai mis en grève
Respec’ aux abattis56 .

LE SOCIALISME COMME UTOPIE


C’est dans les temps louis-philippards que le sens d’« utopie »
a changé : l’utopie, ce n’est plus une conjecture philosophique de
distanciation cognitive, Verfremdung, c’est ce qui est rejeté par les
56. Deux poèmes tirés du recueil d’Aristide Bruant Dans les rues, 1889.
III ARGUMENTAIRE 87

esprits pondérés hors du possible, présent ou futur. Le « socia-


lisme », toutes écoles confondues, est à ce titre montré utopique
dans son essence. Il est plus utopique que les vieux romans de More
et de Campanella qui ne se présentaient que comme des spécula-
tions et non des systèmes positifs et des programmes à réaliser.
Au début de la révolution de 1848, le parti des souffrants, des
misérables, des mécontents sait qu’il lui manque quelque chose
dans la lutte qui s’exacerbe entre lui et les satisfaits et les repus. Il
réclame une chose salvatrice : la « Science sociale » qui doit le guider
vers des lendemains heureux. Les révolutionnaires de février exi-
gent qu’on livre cette science au peuple. « Sans la science, ce parti ne
fera qu’un parti d’aveugles ; et, à un moment donné peut-être
qu’un immense flot de barbarie »57. Or, les réformateurs l’avaient
découverte, à les en croire, cette science salvatrice. « La science
sociale est fondée sur la science des besoins, des facultés et des
manières d’être de l’homme », écrit Constantin Pecqueur avant la
Révolution de février58. Proudhon lui même avait dit avec les autres
au cours de ces années-là : « Il doit exister une science de la société,
absolue, rigoureuse, basée sur la nature de l’homme et de ses
facultés, et sur leurs rapports, science qu’il ne faut pas inventer, mais
découvrir59. » S’il est une prétention que le romantisme léguera à
toutes les écoles socialistes modernes, c’est l’idée que « la » science
sociale va se reconnaître au fait qu’elle légitime et démontre vraies et
réalisables les aspirations des exploités vers une société à venir qui
aura « changé de base ». « Le communisme est l’avenir de la so-
ciété », écrit Auguste Blanqui qui ajoute : « la preuve de cette vérité
se fera par la méthode expérimentale, la seule valable aujourd’hui
parce qu’elle a fondé la science60 ».
La caractérisation des doctrines nouvelles par les journalistes
louis-philippards comme « utopies » et « chimères », au sens de
billevesées, de projets irréalisables, cherchait à leur faire subir une
délégitimation radicale face à ces invocations obsédante de la Science
sociale nouvellement découverte61. Ce sont « les chimères d’un
57. V. Considérant, Le Socialisme devant le vieux monde, p. 184.
58. C. Pecqueur, Théorie nouvelle d’économie sociale (1842), p. 207.
59. Proudhon, Célébration du dimanche, p. 89.
60. Blanqui, Critique sociale, I, p. 173.
61. S’il est un trait qui caractérise les prétendues écoles socialistes utopiques, c’est
d’avoir rejeté avec indignation l’accusation de donner le moins du monde dans
88 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

certain socialisme », comme s’exprime Victor Hugo à la tribune de


la législative en 184962. « Utopie et impossible. On sait tout en
France quand on sait par cœur ces deux paroles sacramentelles de
l’obscurantisme », avait répété Charles Fourier en de multiples
diatribes écœurées contre l’esprit routinier et obtus des Français63.
Mais, ajoutait-il, quand le christianisme parlait de fraternité entre
les hommes et d’abolition de l’esclavage, que ressassaient les bons
esprits de l’Antiquité païenne sinon, en leur latin, « utopie » et
« chimère »64 ?
Le « Socialisme utopique », cela a donc été d’abord la tarte à la
crème de tous les petits journaux louis-philippards face aux sectes
extravagantes de Saint-Simon et de Fourier — avant qu’Engels en
1877 ne récupère la formule pour écarter les anciennes doctrines
et mettre en valeur le travail « scientifique » de son ami Karl Marx.
Louis Reybaud, ai-je rappelé plus haut, a procuré aux gens
cultivés un panorama qui fit autorité pendant plus d’un demi-
siècle, les Études sur les réformateurs et socialistes modernes65. « Utopie »
est partout dans son livre, en concurrence avec « rêve », « rêve-
ries », « mirages » et « chimère » pour qualifier les doctrines de
ceux que Reybaud regroupe comme les « socialistes modernes » —
en concurrence aussi avec « roman », ici encore dans le sens de
fantaisie pure, de fiction en dehors du réel. « Quel dommage que
tout ceci ne soit et ne puisse être qu’un roman ! », écrit de son côté
l’économiste M. Chevalier dans ses Lettres sur l’organisation du tra-
vail, dans un passage contre les théories fouriéristes66. Sur le traité
De l’Humanité de Pierre Leroux, Louis Reybaud commente :

l’utopie. « Certains d’être considérés d’abord comme des rêveurs », les réforma-
teurs romantiques étaient néanmoins convaincus que le temps travaillait rapide-
ment pour eux et que l’avenir prochain montrerait le réalisme de leurs programmes
et démentirait « les esprits routiniers, ceux qui prennent l’horizon de leurs idées
pour les bornes du monde », ces « impossibles gens » dont la « science tout entière
consiste dans le seul mot Impossible » : « ce mot est leur goddam », s’exclame
Fourier.
62. Ass. législ., 9.7.1849, discours repris dans Avant l’exil.
63. Fourier, texte inédit in Le Phalanstère, 1834, p. 406.
64. Ce raisonnement par double distanciation est dans l’Almanach icarien 1844, p. 174.
65. J’ai dépouillé trois éditions de cet ouvrage, Bruxelles : Wouters, 1843, Paris :
Guillaumin, 1848 et Paris, 1864.
66. Paris : Capelle, 1848, p. 211.
III ARGUMENTAIRE 89

Il est facile de se convaincre que l’écrivain qui a pu gravement tracer


un pareil programme est placé hors de toute réalité, et vit dans un
autre monde que le nôtre, celui de ses rêves...67
Mais, enchaîne Reybaud, revenu de ses faiblesses de jeunesse
pour les humanitaires, que ce soit un tissu de projets irréalistes, de
tableaux oniriques, passe ; hélas, « toutes ces erreurs ont eu des
adhérents, les plus petites comme les plus grandes, et ces dernières
ne sont pas celles qui ont obtenu le moins de succès. [...] L’utopie
nous a surpris dans une heure de trouble quand, éprouvés par deux
révolutions, nous sentions le sol fléchir sous nos pas et ne savions
pas où rattacher nos croyances. [...] Projets ridicules, dira-t-on,
rêves insensés ! Oui, ridicules, insensés, mais funestes68 ! » Du rejet
dédaigneux du socialisme follement chimérique avant 1848, les
esprits pondérés, voyant ces rêves s’emparer des masses misérables,
sont vite passés du « rêve » au « cauchemar » bien réel si je puis
dire. Après la Révolution de février, dans les dizaines de brochures
qui dénoncent à grand renfort les « utopistes », en raison de la
terreur des gens en place, la connotation du mot varie encore :
c’est désormais, le sème de « funeste » qui prédomine. Les mauvais
bergers de février et de juin 1848 sont « des terroristes..., des idéo-
logues..., des discoureurs incorrigibles..., des pédagogues insolents...,
des séducteurs qui flattent les passions les plus basses..., des charla-
tans..., des utopistes qui nous crient qu’ils ont à la disposition de tous
une immense machine à félicité publique qui fonctionnera inces-
samment »69. Victor Duruy sous l’Empire évoquera avec un frisson
rétroactif les « utopies sanglantes de 1848 »70.
Lorsqu’après 1880, le mouvement ouvrier, répudiant les an-
ciennes utopies, se déclare pourvu derechef d’une « science » décou-
verte par Karl Marx, s’être mué en un « socialisme scientifique »,
les adversaires du mouvement ne se laissent pas fléchir, il n’y a rien
de changé — en dépit du « prestige d’un appareil d’aspect scienti-

67. Dans l’édition de 1864, II, p. 251. Un topos adjacent, aimé de Reybaud et de ses
pareils, était que les « utopies » de 1830 n’avaient même « pas le mérite de la
nouveauté », « elles comportent toutes une longue suite d’auteurs et de copistes »,
II, p. 101.
68. II, p. 251 et 361-364.
69. Delaroa, Vue générale sur le socialisme, 1850, p. 20. Deux mots, en fait, se péjorent
simultanément dans cet écrit : « idéologue » et « utopiste ».
70. Cité par Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, p. 46.
90 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

fique », le projet socialiste est et demeure un rêve, une utopie, et en


outre il est une imposture à proportion de sa prétention à être
scientifique71. Le caractère « scientifique » du socialisme moderne
a joué un rôle important dans la propagande des partis et dans la
légitimation de l’idéologie, c’est ce statut qui est la cible d’écono-
mistes qui se savent, eux, possesseurs d’une science authentique.
« L’utopie collectiviste », telle est la qualification préférée du grand
spécialiste de l’anti-socialisme au tournant du siècle, Eugène
d’Eichthal72. Le socialisme, vieux comme les vains rêves de bonheur
de l’humanité, est l’« éternelle utopie » selon le titre d’un essai
fameux d’A. von Kirchenheim73. Son discours imposteur, étranger
à la science, fallacieusement consolateur, n’est fait que de ces « chan-
sons vagues dont [les socialistes] bercent la crédulité humaine »74.
Le système des réfutations anti-socialistes se divise en effet en
deux branches : celles qui concluent que le socialisme, le collecti-
visme est une utopie et celles qui veulent montrer qu’il serait un
cauchemar — ce sera l’objet du chapitre IV. Les objecteurs placent
doublement le socialisme dans l’onirique : « pur rêve » en tant que
spéculation intellectuelle, mais « cauchemar » dans le cas d’une
tentative fatalement pervertie et catastrophique de l’appliquer. C’est
pourquoi beaucoup d’anti-socialistes concluaient, avec un certain
optimisme de leur point de vue, que le collectivisme, loin d’être le
terme fatal de l’histoire, ne s’établirait jamais, ou si par malheur il
devait le faire, ce ne serait que pour « quelques mois » de désordre
et de gabegie, juste le temps nécessaire à démontrer en pratique
son impossibilité : « Il est non seulement utopique mais uchronique.
Il est en dehors de la réalité et du possible. La seule forme du
socialisme qui soit rationnelle, à savoir le collectivisme, a contre elle
qu’elle est irréelle »75. Cette conclusion pouvait clore la discussion.
On ne discute pas d’un « rêve » et il est impossible de lui donner
tort. Clemenceau reprochait simplement à Jean Jaurès d’occuper
du récit de ses rêves les séances du parlement :

71. Eichthal, Socialisme et problèmes sociaux, 1899, p. 46.


72. P. ex. Socialisme et problèmes sociaux, 1899, p. 32.
73. Chazaud des Granges, L’éternelle utopie d’A[rthur] von Kirchenheim. Paris : Le Soudier,
1897.
74. Reinach, Démagogues et socialistes, 1896, p. 30
75. Faguet, Le Socialisme en 1907, 1907, p. 261.
III ARGUMENTAIRE 91

Qui de nous n’a rêvé de sociétés futures ! Je suis prêt à en rêver avec
vous, mais il n’est pas démontré que ces rêves soient en état d’occu-
per les moments d’une assemblée délibérante76 !
Un rêve ne peut s’apprécier que sur le plan esthétique ou
émotif. Concéder que ce rêve est « beau » ne conduit pas à lui
reconnaître une valeur pratique : « la grandeur du but rêvé n’a
jamais que je sache préservé un système théorique de l’absurdité »77.
Le collectivisme est un « rêve » parce qu’il ne se situe pas dans le
temps de l’histoire, laquelle évolue lentement : il veut d’abord
« brûler les étapes », pour instaurer ensuite un système immuable
et parfait qui ne serait plus susceptible d’évolution. Il est aussi
chimérique parce que contraire à la « nature humaine » comme on
le verra plus loin. Il ne pourrait fonctionner qu’avec des hommes
différents, altruistes, désintéressés, ne vivant que pour le devoir et
la solidarité, répudiant tout mobile personnel. Il présuppose non
seulement une certaine amélioration morale des hommes, mais
une « perfectibilité » indéfinie.
Les socialistes répondaient à cet argument par deux rétor-
sions contradictoires : l’une que leur système ne comptait aucune-
ment « changer l’humanité » ni supprimer les « mauvais instincts » ;
l’autre selon quoi le fait de changer du tout au tout les rapports
sociaux permettrait dans une certaine mesure d’éradiquer certai-
nes conduites vicieuses et égoïstes. Les anti-socialistes, rétorquaient-
ils, imputaient à la « nature humaine » des vices nés d’un régime
social d’exploitation et d’injustice. Dans tout les cas, on admettait
que les « mentalités » ne pourraient être changées que lentement,
que la révolution se prolongerait par une longue transformation
morale, mais que, les hommes ayant les mêmes mobiles fondamen-
taux aujourd’hui et demain, le collectivisme développerait un « égo-
ïsme de groupe », qu’il inspirerait « plus de désintéressement ».
Sur la thèse de l’utopie et du rêve social, Vilfredo Pareto avait
une position plus complexe : le socialisme est une utopie compen-
satrice qui tourne le dos au réel — les socialistes « se forgent un
monde imaginaire tel que le désirent leurs sentiments78 » — mais

76. Clemenceau in Jaurès, L’Organisation socialiste de l’avenir. Gand : Volksdrukkerij,


1906, p. 34.
77. Blache, Le Socialisme : méthode et chimère. Paris : Cornély, 1907, p. 313.
78. Pareto, Les systèmes socialistes. 1902-1903, II 146.
92 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

il se pouvait, concède-t-il, que l’absence de ces sentiments, de ces


aspirations et de ces projets oniriques ne serait pas un bien, qu’ils
sont nécessaires à la vie sociale.

LES « RÉVISIONNISTES »
À la fin du XIXe siècle, une crise majeure divise et secoue
l’Internationale : la mise en cause du statut « scientifique » des
théories socialistes, le soupçon d’utopie, de rémanences utopiques
dans le socialisme va venir de figures respectées du mouvement
ouvrier et non plus de ces « économistes bourgeois » dont on trai-
tait les réfutations intéressées avec dédain.
Il faut pour mesurer l’ampleur de la crise remonter un peu en
arrière dans le temps et comprendre comment la légitimation scien-
tifique était devenue la thèse première du « socialisme moderne »,
son assise et son palladium79. C’est, assure-t-on, Friedrich Engels
dans l’Anti-Dühring — 1878 — qui a accrédité le paradigme de la
coupure épistémologique entre le « socialisme utopique » d’autre-
fois et le « socialisme scientifique de Marx ». Ceci est inexact. Dès
la fin du Second Empire, tous les courants de l’Internationale ont
rejeté les anciennes sectes et les doctrines dépassées (l’Empire et
ses proscriptions ayant contribué à l’élimination ou à la
marginalisation des « vieilles barbes » quarante-huitardes) et se sont
placés derechef sous l’invocation de la « science ». Dans les années
1870, la thèse selon laquelle le socialisme, né utopique vers 1820,
serait récemment « devenu scientifique » est le lieu commun de tout
le monde à l’extrême gauche. L’échec de 1848 était dû au fait que la
théorie n’était pas encore au point, désormais le mouvement ouvrier
allais disposé d’un autre socialisme, guide inexpugnable puisque
« scientifique ». Cette thèse, on la trouve par exemple exposée, on
ne peut plus explicitement, dans un article anonyme du Bulletin de
la Fédération jurassienne en 1874, bulletin où s’exprimait la tendance
anarchisante opposée à Marx :
À ses débuts, le socialisme a d’abord été l’idée personnelle de quel-
ques rêveurs [...] Ensuite il est devenu une affaire de sectes jus-
qu’après la révolution de 1848. Maintenant [...], il a cessé d’être

79. Je renvoie ici à mon livre Les Grands récits militants des XIXe et XXe siècles : Religions
de l’humanité et Sciences de l’histoire. Paris : L’Harmattan, 2000. Collection « L’Ouver-
ture philosophique » dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot.
III ARGUMENTAIRE 93

l’affaire d’un homme ou d’une secte pour devenir celle du proléta-


riat tout entier : il n’est plus un dogme, une doctrine toute faite
arbitrairement élaborée par un penseur isolé ; il est devenu une
science expérimentale et progressive au même titre que la physique
et la biologie80.
Texte intéressant par sa date et par la motivation qu’il expli-
cite : du « dogme » arbitraire à la « science expérimentale », le
socialisme a évolué aussi de la petite secte formée autour d’un
homme isolé, à un mouvement de masse. C’est parce que le socia-
lisme, arrivé à maturité, mobilise les grandes masses exploitées qu’il
se fait science, expérimentale et démontrable au même titre que les
sciences naturelles, et non plus croyance groupusculaire en une
doctrine spéculative. Cette science, par définition anonyme et uni-
verselle, ne porte pas (elle ne doit plus porter) le nom d’un pen-
seur déterminé, mais elle se désigne par le mot même de
« socialisme » ; on rencontre aussi à cette époque le syntagme « éco-
nomie sociale ».
Quand Engels publie son pamphlet contre le Sieur Eugen
Dühring et son prétendu « bouleversement de la science », il re-
prend donc une thèse qui est devenue le lieu commun des revues
post-communardes et il se borne à capter au profit du seul système
de Marx la qualité de « socialisme scientifique », succédant aux
vieux utopistes sentimentaux et dévaluant leurs doctrines.
Dans le mouvement ouvrier entre les années 1880 et la Guerre,
le socialisme sera désigné et exalté avant tout comme une science,
une science qui expliquait le présent et démontrait le chemin fatal
que suivait l’histoire. C’est la proposition-clé des brochures militan-
tes que de rappeler que la théorie que Marx et Engels ont léguée
et qui guide le parti est le « socialisme scientifique ». Il fallait répé-
ter ceci aux militants pour leur donner foi dans une doctrine ardue
mais qui montrait la voie de l’avenir : « Le socialisme est une science
qui a pour objet l’étude des lois qui président à l’évolution sociale
de l’humanité. [...] À Karl Marx et à Fr. Engels revient l’honneur
d’avoir apporté, avec l’explication des phénomènes sociaux, les lois
qui les régissent81. » Les journaux de parti narraient la métamor-
phose ontologique opérée par Marx du socialisme utopique au

80. Numéro du 11.10.1874, p. 2.


81. X., Le cri du travailleur, 9.2.1890, p. 2.
94 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

socialisme scientifique. « Après des siècles d’études, l’utopie socia-


liste devenait la science socialiste82 ». L’œuvre de Marx était censée
rendre les partis socialistes invulnérables au doute comme aux
objections extérieures en leur garantissant scientifiquement l’avè-
nement du collectivisme. Cette œuvre, assurait-on, « a résisté victo-
rieusement aux critiques des économistes et des politiciens
bourgeois83 ». (Cette assertion ne peut évidemment se soutenir
littéralement : la loi de la valeur, la plus-value, le déterminisme
historique et autres thèses de Marx ont été, comme on verra, large-
ment et à grands frais réfutées par bien des économistes bourgeois,
mais on pouvait toujours dire qu’elles avaient « résisté » à ces as-
sauts).
Or, comme je le rappelais plus haut, le doute sur le statut ou
le caractère scientifiques du marxisme est venu en 1899 des rangs
mêmes du socialisme, de même que le soupçon qu’il y avait de
l’utopie chez Marx. La première et décisive mise en cause du carac-
tère scientifique de l’œuvre de Marx a été le fait d’une personnalité
notoire du socialisme européen, Eduard Bernstein, exécuteur tes-
tamentaire du maître disparu. Bernstein publie Die Voraussetzungen
des Sozialismus und die Aufgabe der Sozialdemokratie — Les présupposés
du socialisme et les tâches de la social-démocratie84. Il persiste et
signe deux ans plus tard dans une brochure, Wie ist wissenschaftlicher
Sozialismus möglich ? — Comment un socialisme scientifique est-il
possible85 ?
L’argumentation de Bernstein peut se ramener à ceci : des
notions scientifiques, qu’elles portent sur la nature ou sur l’his-
toire, seraient « des notions dont la solidité est prouvée par des
démonstrations objectives basées exclusivement sur l’expérience et
la logique86 ». À partir de cette définition, il lui est impossible de
soutenir que l’œuvre de Marx est scientifique de bout en bout, « la
science y est plus solide que chez les autres, mais cependant, pas

82. H. Ghesquière, Le Socialiste, 24.11.1907, p. 1.


83. L’Humanité, 14.3.1908, p. 1.
84. Stuttgart : Dietz, 1899. Traduction française : Socialisme théorique et socialdémocratie
pratique. Paris : Stock, 1900.
85. Berlin : Sozialistische Monatshefte, 1901. Trad. Socialisme et science. Paris : Giard &
Brière, 1902.
86. Socialisme théorique..., p. 2.
III ARGUMENTAIRE 95

plus que chez eux, la science n’est tout87 ». Entre les anciens « so-
cialistes utopiques » et Marx, résume-t-il, il y a une différence de
degré plutôt que de nature. Bernstein va plus loin, il dissocie, ou,
comme le dira Sorel, il « décompose » le discours de Marx et en
met à nu l’hétérogénéité constitutive : il y a chez Marx du « scientifi-
que » et du « socialiste » — mais rien de ce qu’on peut y qualifier
de scientifique ne justifie le socialisme ni ne garantit encore moins
un avenir socialiste à l’humanité. Il y a, d’autre part, un très sincère
« socialisme » de Marx, mais rien de ce qui est « scientifique » dans
ses travaux ne vient vraiment l’étayer ni ne s’y fond intimement. Ce
socialisme forme un cadre à priori où Marx a forcé des observations
scientifiques en les dénaturant. Bernstein ajoutait à son rejet du
déterminisme scientiste du prétendu « socialisme scientifique » que,
de toute façon, le socialisme, au sens générique, comporte à sa base
des intérêts, qu’il exprime un désir d’améliorer la société et pro-
pose aux hommes un projet — c’est-à-dire en tout ceci, qu’il est le
contraire d’une science. « Non une connaissance, mais un vou-
loir », formulait-il. Il s’agissait à son avis pour le socialisme d’appli-
quer une « éthique » à des conditions sociales et historiques qu’il
lui convenait évidemment de connaître aussi « scientifiquement »
que possible avec les limites et contradictions inhérentes qu’elles
comportent. Cette dernière proposition n’est pas du tout une con-
cession à la scientificité du socialisme puisque le rôle de la science
y est inversé. La science ici, étrangère aux espérances et au vouloir
des exploités, loin de les fonder ou de les garantir, vient en montrer
les limites dans le possible de la conjoncture.
L’année où parut le premier essai de Bernstein, Georges So-
rel, rallié au socialisme, se demandait dans la Revue de métaphysique
et de morale, « Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme88 ? » La nécessité
d’un tri dans l’héritage de Marx était dans l’air et les premiers
articles de Bernstein avaient poussé les moins conformistes au doute
critique. Bernstein, dit Sorel qui l’approuve, « invite les socialistes
à jeter par dessus bord les formules, pour observer le monde, pour
y pénétrer et surtout pour y jouer un rôle vraiment efficace89. » « Si
87. Socialisme et science, p. 39.
88. « Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme ? » Revue de métaphysique et de morale, mars
1899, p. 166 et suivantes.
89. Polémiques pour l’interprétation du marxisme. Bernstein et Kautsky. Paris : Giard, 1900,
p. 4.
96 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

la social-démocratie, ajoute-t-il, était composée d’homme suffisam-


ment émancipés des superstitions, il n’est pas douteux que M.
Bernstein ne groupât autour de lui la grande majorité ; son livre
serait accueilli comme une délivrance90. » En ce qui touche à la
chute prochaine annoncée du mode de production capitaliste et à
la révolution fatale (et triomphante), Sorel fait la même réponse
que Bernstein et dans les mêmes termes : « Plus on marche, plus
aussi la conception d’une catastrophe sociale paraît inconcevable :
c’est une vue purement utopique ». Sorel cherche aussi à comprendre
quel a été le rôle d’Engels dans la transformation des écrits de Marx
en une fallacieuse « science » socialiste. Il y voit, si on me permet
l’anachronisme, une tant soit peu roublarde affaire de marketing.
Engels connaissait parfaitement les manies de ses compatriotes [al-
lemands] quand il enseignait que le marxisme est la quintessence de
la science moderne ; il avait été longtemps dans les affaires et avait
fait une belle fortune dans le coton ; il savait quelle est la grande
importance des étiquettes et des réclames91.
À la même époque, un autre compagnon de route du socia-
lisme français, Alfred Naquet, conclut sans hésiter : « La théorie
collectiviste est donc une utopie pure. Elle est irréalisable92 ». Tout
au long de sa Sociocratie (parue un peu plus tard, 1910) enfin,
Eugène Fournière, grande figure intellectuelle de la SFIO, devenu,
sur le tard de sa vie, suspicieux à l’égard des dogmes révolutionnai-
res, examine le programme des partis socialistes et le juge chimé-
riques de bout en bout et pleins d’aveuglement et de dangers : « Ici
encore il faut faire appel au miracle93 »...
Le socialisme qui réagissait en camp retranché et avait fort à
faire pour lutter contre ses adversaires bourgeois pouvait difficile-
ment consentir à ouvrir le débat avec ces dissidents. Le « révision-
nisme » de Bernstein et de sa séquelle fut un brutal traumatisme,
il fut ressenti par les dogmatiques comme une trahison de la Cause.

90. Page 45.


91. Ibid., p. 3.
92. Alfred Naquet, Temps futurs : socialisme, anarchie, Stock, 1900, 231. La thèse du
marxisme comme utopie sera reprise dans les années 1920 par H. De Man dans
son Au delà du marxisme : « Le marxisme [...] est lui-même utopique en ce qu’il
fonde sa critique du présent sur une vision d’avenir qu’il souhaite d’après des
principes juridiques et moraux ». Réédition de 1974, Seuil, p. 159.
93. Op. cit., 58.
III ARGUMENTAIRE 97

Rosa Luxemburg ne s’y trompa pas et réagit avec la plus grande


véhémence : le révisionnisme de Bernstein sapait l’essentiel de ce
qui, pour elle, constituait le marxisme. Bernstein risquait de sé-
duire certains militants, il fallait dénoncer ce qui était inacceptable
chez lui, ce qui était un reniement caractérisé : l’effondrement
prochain du capitalisme était la « clé de voûte du socialisme scien-
tifique », Bernstein renonçait à la « conception matérialiste de l’his-
toire » en le mettant en doute. Bernstein avait donc « abjuré »
(selon ses termes) et, comme la science forme un tout, de proche
en proche il avait renoncé, selon Luxemburg, à tout le socialisme.
Le tour religieux de l’indignation du marxiste-en-chef allemand,
Karl Kautsky, n’était pas moins évident : la camarade Bernstein,
dénonce-t-il en parlant comme Saint Rémy à Clovis, « brûle solen-
nellement ce qu’il a adoré et adore ce qu’il a brûlé94. » Kautsky
ajoute, par un paralogisme qui a un bel avenir dans la littérature de
parti, que la presse bourgeoise applaudit à ses thèses ce qui démon-
tre son erreur et la perversité de son méfait. Kautsky réaffirme que
Marx est scientifique dans la mesure où il a démontré l’effondrement
prochain du capitalisme, élevant ainsi l’histoire « à la hauteur d’une
science95 ». De fait, les polémistes libéraux exploitèrent à outrance
cette brèche dans le camp ennemi.

LE SOCIALISME COMME RELIGION


Mais qu’est-ce enfin qu’un système politique, jugé chimérique
et irrationnel, censé expliquer le passé, le présent et l’avenir, qui
s’empare des masses, dicte des dévouements immenses (et parfois
des fanatismes aveugles) en réclamant la plus haute légitimation
pour soutenir des doctrines inexpugnables et intangibles ? Un seul
mot semblait pouvoir s’appliquer à cet ensemble de caractères :
celui de religion96. « Convenons, écrit Alfred Fouillée en 1896, que
le socialisme actuel, au lieu d’être une “science” est une religion.

94. Le marxisme et son critique Bernstein, Paris : Stock, 1900, p. 1. Si Bernstein n’aban-
donne pas le socialisme, « c’est là l’idée que la presse bourgeoise se fait de son
livre, qu’elle exploite et dont elle ne se lasse pas de se réjouir », admoneste Kautsky
usant du sophisme de l’approbateur, p. 2.
95. Page 21.
96. Voir mon livre dont je retravaille ici quelques passages, Les Grands récits militants des
XIXe et XXe siècles : Religions de l’humanité et Sciences de l’histoire.
98 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Comme toutes les religions, il a ses éléments de vérité et ses effets


en partie heureux, en partie malheureux97 ». Manœuvre de disqua-
lification décisive et celle qui a inspiré le plus grand nombre d’ana-
lystes. Les adversaires du socialisme le dé-légitimaient en faisant
preuve d’une sorte largeur de vue tout à leur avantage : imposture
comme science, le socialisme pouvait s’apprécier ou à tout le moins
se comprendre comme une croyance collective nouvelle, peut-être
utile à la vie sociale moderne, l’avatar peut-être d’un phénomène
religieux pérenne.
« Religions séculières » : c’est un oxymore en termes rhétori-
ques, un syntagme où l’adjectif semble contredire l’essence séman-
tique du substantif, et c’est un concept-scandale depuis son
émergence. Il revient à dire, à suggérer du moins quelque chose de
dérangeant sur la modernité. Il vient contredire l’image, la vision, si
vous voulez « positiviste », entretenue depuis la Restauration, celle
d’une modernité post-religieuse, d’une modernité caractérisée par
le reflux inexorable des religions révélées et la perte de leur emprise
sur la vie sociale et sur la pensée, par les progrès concomitants de la
pensée rationnelle, scientifique, mais du même coup la notion est en
porte-à-faux par rapport aux deux fétiches de cette modernité (qui
ont peut-être bien un vernis de religiosité !), la Science, guide du
progrès humain, et la Liberté d’opinion et d’expression, base de la
vie démocratique. La plupart des penseurs de l’« évolution » de la
civilisation moderne, depuis 1830 environ, ont inscrit leur réflexion
dans une alternative binaire qui est encore, parmi d’autres, celle de
Sigmund Freud dans les années 1920 : ou bien l’illusion névrotique
religieuse, ou bien, en dépit des angoisses du désenchantement et
des résistances psychiques de l’humanité, la raison et l’esprit scienti-
fique pour seuls guides. C’est ce paradigme que vient troubler l’émer-
gence alléguée d’un tiers terme. Pis encore cette entité émergente
est un imposteur par sa nature hybride : les siècles modernes, loin
d’être une marche en avant vers la pleine « sécularisation » et le
« désenchantement du monde », seraient simplement le théâtre de
l’émergence de nouvelles « religions laïques » (Dom Besse), dissimu-
lant des « croyances irrationnelles inconscientes » (Le Bon) sous un
« vernis » d’argumentations fallacieusement scientifiques (Pareto) ;
de telles conceptions viennent tout bouleverser.
97. Fouillée, Le socialisme et la sociologie réformiste, 1909, p. 48.
III ARGUMENTAIRE 99

Il y a du reste une histoire à faire de cette caractérisation des


grands militantismes des XIXe et XXe siècles comme de religions
politiques, — histoire qui devrait aller des penseurs réactionnaires
de la Restauration aux Eric Vœgelin, Karl Löwith, Raymond Aron,
Jules Monnerot de notre après-guerre et à Marcel Gauchet, Régis
Debray dans notre modernité tardive en passant par tous les socio-
logues du tournant du siècle, Pareto, Durkheim, Roberto Michels,
Gustave Le Bon etc.98
Ces sociologues reprennent sans le dire ce qui était depuis
toujours la thèse des catholiques face au socialisme, tout de suite
identifié comme une « religion » concurrente de la leur, et ils trans-
posent ou aménagent le présupposé de ceux-ci : l’homme ne peut
se passer de religion, sur la ruine des religions révélées, naissent
alors des religions politiques. Dom Besse, analyste des religions laï-
ques, en faisait son axiome et il héritait ce faisant, en la modernisant
au contact de la sociologie, d’une longue tradition polémique des
gens d’Église contre les idées du siècle : « il n’est pas possible de
supprimer radicalement chez l’homme l’instinct religieux. Contra-
rié d’un côté, il pousse de l’autre99. »
Pour taxer d’imposture la légitimation « scientifique » du so-
cialisme, tout en prétendant chercher à comprendre le rôle et la
fonction sociaux des militantismes de l’extrême gauche et l’inten-
sité des convictions militantes, les sociologues du tournant du siècle
retrouvent d’autre part ce qui avait été la première forme de légi-
timation des Grands récits, entre Saint-Simon et Auguste Comte :
des religions de l’humanité. Ce n’est pas par hasard que le seul cours
publié qu’Émile Durkheim consacra au socialisme porte en fait sur
Saint-Simon et sur la religion saint-simonienne, remontée aux ori-
gines censée mettre en lumière le caractère essentiellement reli-
gieux du phénomène et conforter par là les théories de Durkheim
sur le sacré et le social100. Dans la naissante sociologie, attentive à

98. L’auteur de ce livre termine un autre ouvrage sur cette notion : Les « Religions
séculières » : un concept à travers le XXe siècle. Montréal : Discours social, pour paraître
en 2005.
99. Besse, Les religions laïques, un romantisme religieux, 1913, p. 2.
100. Le socialisme, sa définition, ses débuts, la doctrine saint-simoniènne. Introduction de
Marcel Mauss, préface de Pierre Birnbaum. Paris : PUF, 1971. [Voir aussi avec une
préface d’Annie Kriegel : Paris : Retz, 1978, rééd. de Paris, 1928.] On se réfèrera
à la définition de la religion dans Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris :
100 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

se légitimer en rendant raison des phénomènes nouveaux de l’ère


des masses, la thèse du socialisme comme religion moderne qui vient
se substituer aux anciennes croyances, fait l’unanimité au tournant
de ce siècle — quoique le détail des analyses des uns et des autres
diverge considérablement. Cette thèse à géométrie variable a le
défaut d’ouvrir plus de question qu’elle n’en résout et d’osciller
entre l’idée banale qu’il y a de la « religiosité » dans les militantis-
mes, de la « remise de soi » dans toute adhésion politique, et la
thèse forte, mais insoutenable comme métaphore transhistorique,
que ces mouvements sont, à la lettre près, des Églises semblables à
celles du passé, leur militantisme, des actes cultuels, et leurs doctri-
nes, tout travestissement scientifique ôté, des millénarismes et des
eschatologies.
Certains sociologues et économistes (ceux qui ne posaient pas
en axiome que la religion est un fait anthropologique éternel) vont
s’efforcer de tirer de la caractérisation la conclusion que le mouve-
ment socialiste, religieux dans son essence, n’est donc ni authenti-
quement moderne ni inscrit sur le vecteur du progrès, qu’il est une
« régression religieuse » dans un monde où progresse la science, –
et notamment la science de l’économie politique. La prétendue
« critique de l’économie politique » de Marx étant fondée sur un
« dogme » déterministe et sur une « métaphysique » de la valeur
(antérieure aux prix, aux crédits et aux salaires et ultimement in-
calculable) et ayant aussitôt engendré dans les masses une foi et
une orthodoxie, est elle-même, de facto, dévaluée et écartée.
L’équation socialisme = religion permettait des assertions tran-
chantes et des ironies polémiques à l’égard de systèmes soutenus
par de prétendus athées et anticléricaux : « Le socialisme est une
religion. C’est là ce qui lui donne sa grandeur et sa puissance
d’attraction sur les masses. C’est là aussi sa faiblesse. [...] La religion
socialiste comme les autres a son paradis que nous pouvons décrire
très exactement sur la foi de ceux qui en ont rêvé », écrit H. Mon-
nier101. Quant à Gustave Le Bon pour qui la crédulité des foules

Alcan, 1912, p. 65 : « Une religion est un système solidaire de croyances et de


pratiques relatives à des choses sacrées, c’est à dire séparées, interdites, croyances
et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous
ceux qui y adhérent ».
101. Monnier, Henri. Le paradis socialiste et le ciel. Paris : Fischbacher, 1907.
III ARGUMENTAIRE 101

était article de foi scientiste : « Les vieux credo religieux qui asser-
vissaient jadis la foule sont remplacés par des credo socialistes ou
anarchistes aussi impérieux et aussi peu rationnels, mais qui ne
dominent pas moins les âmes102 ». Les socialistes qui renient les
vieux dogmes chrétiens et s’en croient à mille lieues, ne sont pas
moins des esprits religieux. Ce n’était simplement plus au nom de
la Révélation apostasiée, mais en celui de la Rationalité bafouée
que les modernes sociologues et philosophes récusaient les croyan-
ces irrationnelles et les asservissements religieux des multitudes.
Lorsque Karl Kautsky, chef et théoricien de la social-démocra-
tie allemande, publie en 1904 Am Tage nach der sozialen Revolution,
description « scientifique » de la société qui allait sortir de la révo-
lution prolétarienne103, l’économiste Eugène d’Eichthal réplique
par tout un livre pour démontrer que cet ouvrage n’est pas de la
science mais de la pure « mystique », une mystique étrange parce
que parée des plumes de la scientificité :
Ici nous sommes dans le domaine de la poésie ou du mysticisme, et
non plus sur le terrain des réalités sociales. Mais jusqu’à ce jour
aucune religion poétique ou mystique propre à transformer la na-
ture humaine [...] n’est partie d’une « conception matérialiste » de
l’existence, comme celle qui, depuis Karl Marx, sert de base à toutes
les déductions collectivistes104.
Une conséquence pratique résultait en tout cas de cette qua-
lification religieuse : « l’inutilité de toute discussion avec les défen-
seurs du nouveau dogme105 ». Constater, comme prétend le faire Le
Bon, qu’une croyance repose sur des bases psychologiques très
fortes est une chose, discuter de ses dogmes et les soumettre à
l’épreuve de la réalité en est une autre. C’est le fait même que le
« dogme » est étranger à l’expérience et au raisonnement qui fait
son succès, ce n’est donc pas par le raisonnement qu’on pourra le
combattre : « le socialisme est destiné à grandir encore et aucun

102. Henri Monnier, Le paradis socialiste et le ciel, 1907, p. 5-6 et Gustave Le Bon, Les
opinions et les croyances, Flammarion, 1911, p. 8. Ou encore chez P. Leroy-Beaulieu,
dans La question ouvrière au XIXe siècle. 2e éd. rev., Paris : Charpentier, 1881, 16 [1re
éd. : 1872] : « ...ce caractère pour ainsi dire religieux des croyances socialistes ».
103. Am Tage nach der sozialen Revolution. Berlin : Vorwärts, 1902. Trad. fr. : « Le Lende-
main de la Révolution sociale », Le Mouvement social, 1.2.1903-1.3.1903.
104. Eug. d’Eichthal, Le lendemain de la Révolution sociale. Paris : Chaix, 1903.
105. Le Bon, Psychologie du socialisme, p. 4.
102 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

argument tiré de la raison ne saurait prévaloir contre lui106 ». La


« science » économique avait essayé non de discuter, mais de réfu-
ter à grands frais les systèmes socialistes comme contraires aux
résultats des recherches positives ; en vain ! C’est de cet échec que
naît la conclusion que le socialisme, en tant que religion ou croyance,
n’est finalement pas de l’ordre du réfutable. « On ne triomphe pas
d’une doctrine en montrant ses côtés chimériques. Ce n’est pas
avec des arguments que l’on combat des rêves107 ». Le Bon intro-
duit ici une distinction entre le moi affectif et le moi intellectuel (dis-
tinction qui en soi n’explique rien — sauf la déconvenue de ceux
qui pensaient qu’une réfutation en règle aurait raison de l’en-
nemi). L’argumentation est inutile avec les socialistes parce que
leur « moi affectif » persiste à croire, qu’il persiste et persistera dans
un acte de foi « d’origine inconsciente », quelque preuve qu’on lui
oppose et que le « besoin de croire constitue un élément psycholo-
gique aussi irréductible que le plaisir ou la douleur108 ». Finale-
ment, ce sont les rêves qui mènent le monde, non les raisons ni les
preuves ; les sociétés se fondent sur des sentiments, des émotions,
des besoins et non sur des savoirs : telle est la vision pessimiste de
la psycho-sociologie de Le Bon qui établit le savant sur une sorte de
hauteur positiviste regardant de haut l’irrationalité éternelle des
multitudes crédules.
Vilfredo Pareto qui consacre au tournant du siècle deux gros
volumes — composés aussi, assure l’incipit, dans un but « exclusi-
vement scientifique » — à décomposer les incohérences et sophis-
mes qu’il décelait dans les divers Systèmes socialistes, formule la position
qui finira par prendre le pas : si le socialisme relève en effet de la
croyance religieuse et aucunement de la science, ceci ne le réduit
pas à n’être qu’une imposture crypto-cléricale dépassée : une forme
de religion demeure indispensable aux sociétés, aujourd’hui comme
aux temps reculés. Le socialisme, comme religion nouvelle, partiel-
lement sécularisée, vient alors, en quelque sorte à bon droit ou du
moins utilement et inévitablement, se substituer aux révélations
obsolètes et aux lois données aux guides des peuples sur les Sinaï.

106. Ibid., p. 461.


107. Le Bon, Psychologie du socialisme, p. 4.
108. Les opinions et la croyance, p. 8.
III ARGUMENTAIRE 103

Le sociologue, prétendant constater cette permanence de


fonction transhistorique, va établir un parallèle entre les anciens
panthéons et les modernes idéologies et légitimer avec hauteur les
idéologies-religions comme des impostures utiles. « La religion, con-
clut Pareto, est bien réellement le ciment indispensable de toute
société. Il importe peu d’ailleurs sous certains rapports [...] que
l’on sacrifie à Juppiter Optimus Maximus ou que l’on remplace ces
dieux par des abstractions telles que “l’Humanité” ou le “Progrès
socialiste”109 ». Pour un Pareto comme pour beaucoup de penseurs
ultérieurs, la religion est un besoin psychologique et social éternel
et non, comme elle l’était pour Marx, le simulacre sentimental
d’un monde sans cœur, c’est-à-dire une illusion, un artifice com-
pensateur que l’avenir de justice et d’abondance rendra inutile.
Je rapprocherai à plusieurs reprises dans la suite de cet ouvrage
les polémiques « bourgeoises » anti-socialistes des attaques menées
inlassablement, de leur côté, par les compagnons anarchistes con-
tre ce qu’ils désignaient comme le « socialisme autoritaire ». Les
anarchistes, convaincus, non sans quelque raison peut-être, d’être
les seuls à gauche à avoir fait l’effort d’athéisme complet, diront la
situation comme ils la voyaient : « Aujourd’hui, la franc-maçonne-
rie est une religion, la libre-pensée en est une autre ; le matéria-
lisme a ses rites tout comme le déisme110 ». Le républicain
libre-penseur de la Belle Époque est quelqu’un qui se proclame
athée et ennemi des Églises, mais qui ne se reconnaît pas incrédule,
quelqu’un qui a remplacé la foi de son enfance par quelques va-
leurs modernes et progressistes qu’il « vénère » à leur tour. Tant les
réactionnaires que les libertaires ricaneront sur ces « religions laï-
ques » d’athées peureux.
D’autres compagnons répéteront, au grand déplaisir des par-
tis ouvriers, que le socialisme « autoritaire », et nommément le
marxisme guesdiste, étaient devenus les « religions nouvelles » des
ouvriers jobards. Ils mèneront surtout la polémique dès 1880 con-
tre l’intolérante « secte marxiste » qui ne les ménageait pas. Parmi
les religions dont les compagnons anarchistes promettaient en tout
cas de libérer l’humanité après la Révolution, figurait en bonne
place la « religion marxiste ». Jules Guesde, ironisaient-ils, s’était

109. Systèmes socialistes, édition originale, I, p. 302.


110. Charles Malato, Philosophie de l’anarchie, réédition de Paris : Stock, 1897, p. 140.
104 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

couronné en 1880 « Pape du marxisme » et il défendait bec et


ongles sa tiare et son pouvoir d’excommunication. Le sème récur-
rent dans toutes les attaques libertaires contre Guesde est en effet
celui de chef de secte religieuse. Rien ne pouvait être plus désagréable
aux oreilles de « matérialistes ». Que l’on ait entretenu parmi les
fidèles du Parti ouvrier français un culte de Jules Guesde, c’est ce qui
ne faisait pas de doute pour ses adversaires : « Il a forgé des dogmes
et quels dogmes ! Chacun doit être un croyant. Pour certains, Guesde
a remplacé Dieu. Le Travailleur du Périgord nous dit que là-bas on a
un “ culte ” réel pour lui111 ! » C’est l’épithète de « pontife rouge »
qui revient quand L’Action syndicale (de la C.G.T.) dénonce en 1907
« le système qu’il [Guesde] a conçu à l’instar des papes bâtissant
leur Église112 ». Encore en 1911 : « le Pape a parlé et l’encyclique de
la Sociale est tombée de ses lèvres sacrées113... » À travers le « secta-
risme » de Guesde et de la « chapelle marxiste », c’est le « marxisme »
qui est dénoncé entre 1880 et 1914 comme un catéchisme ânonné
et immuable qui se dérobe à l’examen rationnel. « Devant le ci-
toyen Guesde, seul propriétaire des saines doctrines héritées de
Karl Marx, il faut s’incliner, courber sa raison, faire taire l’esprit
d’examen », écrit le journaliste anarchisant Flax en 1908114. Il fait
écho à ce que satirisait vingt ans auparavant un autre « anar »,
Eugène Gégout qualifiant la première revue de théorie marxiste
lancée par Guesde, L’Idée nouvelle, de « catéchisme à l’usage des
jeunes et même des vieilles gens qui se préparent à la communion
guesdiste115 ».

RÉFUTATION DES PRÉSUPPOSÉS : BONTÉ ET ÉGALITÉ DE


L’HOMME
Les Grandes espérances se fondent sur des présupposés quant
à la nature humaine et il me faut d’abord montrer en quoi ces
présupposés, qu’on les proclame ou les dissimule, lui sont indispen-
sables pour fonder toute critique sociale possible : cette critique ne
peut se déployer qu’en posant une discordance entre une mauvaise

111. L’Action syndicale, 4.8.1907, p. 1.


112. L’Action syndicale, 4.8.1907, p. 1.
113. Simplice, Temps nouveaux, 5. 8. 1911, p. 2.
114. Flax, Les Hommes du jour, no 8 : 1908.
115. L’Attaque (anarchiste, Paris) 18.1.1890, p. 2.
III ARGUMENTAIRE 105

organisation sociale et la nature humaine. Il faut partir de la déné-


gation que comporte l’amorce de la réflexion moderne sur les
maux sociaux. Le mal ne vient pas de la nature (« de Dieu », écrit-
on vers 1830), il n’est donc pas tel qu’il doive réapparaître fatale-
ment, quelque réforme que l’on instaure.
Une fondation anthropologique, des prémisses indéniables
sur la nature de l’homme, et, au sens large, quelles que soient les
phraséologies changeantes, sur la bonté native de l’homme et sa
vocation à vivre dans une harmonie égalitaire et solidaire, forment
ainsi la base de la critique sociale et de l’argumentation par l’his-
toire. Les adversaires des idéologies radicales ont, bien entendu,
perçu et dénoncé l’archaïsme de cette foi rousseauïste censée fon-
der une politique moderne et la fausseté de départ d’un axiome
qui peint l’homme comme on désire qu’il soit et ne cherche pas à
savoir comment il est. « Il nous faut envisager les hommes comme
ils sont et non comme ils devraient être116 » : c’est le point de
départ qu’ils opposent tous aux « illusions » philanthropiques. Le
vieux philosophe Alfred Fouillée, l’un des ennemis coriaces du
socialisme de la Belle Époque, ne manque pas de relever ce fonde-
ment hautement pré-scientifique du « socialisme scientifique » :
La plupart des socialistes de notre époque ont encore les préjugés
antiscientifiques du XVIIIe siècle sur la bonté naturelle de l’homme,
sur la toute-puissance qu’aurait la raison humaine. [...] Ils sont por-
tés à croire que tous nos maux viennent de la mauvaise organisation
de l’État, que cette organisation elle-même est l’œuvre du mauvais
vouloir des possédants117.
On ne peut démontrer en effet que le mal social est contin-
gent et éliminable que s’il se ramène à des « formes sociales fausses,
discordantes avec la nature de l’homme118 ». On opposera à la
société présente la Loi naturelle, la nature humaine et on montrera
qu’une société conforme à cette Loi naturelle est possible — ou
plutôt il n’y a aura pas lieu de le montrer puisque ceci découlera de
sa définition même. C’est au contraire la perpétuation d’un sys-
tème social contraire à la nature qui devient inexplicable. La nature
de l’univers et la nature humaine fournissent alors les prémisses

116. Merson, Du communisme. Réfutation de l’utopie icarienne. 1848, p. 267.


117. Le socialisme et la sociologie réformiste, 1909, p. 53
118. Considerant, Victor. Considérations sociales sur l’architectonique. Paris, 1834, xix.
106 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

inébranlables qu permettent de déduire un contre-projet social


aussitôt justifié. Proudhon avait bien décelé la difficulté ou plutôt la
contradiction inhérente dans les prémisses mêmes du socialisme :
l’homme est bon, met-on en axiome, ... mais il faudra « le désinté-
resser du mal pour qu’il s’en abstienne », il faut l’intéresser au bien
pour qu’il le pratique119 ».
Pour les progressistes romantiques, l’indignation tient lieu de
réfutation de l’autre branche de l’alternative : si le mal était inhé-
rent à l’humanité, à la « nature » humaine, on ne pourrait songer
à l’éradiquer, donc cela n’est pas, cela ne peut pas être car la nature
est bonne. Si la société présente était mauvaise comme toutes les
sociétés passées parce que les homme sont iniques et mauvais, si
l’esprit humain était impuissant pour le bien, aucune société future
délivrée du mal ne pourrait se concevoir ni se préparer. Après avoir
dressé un tableau des maux sociaux sous Louis-Philippe d’Orléans,
le communiste Pillot enchaîne en écartant d’abord la méchante
hypothèse : « Devons-nous en accuser l’imperfection de la nature ?
[...] Dans tous les âges, il se trouva des hommes assez pervers pour
s’empresser de répondre affirmativement à cette question120 ». Il
ne cherche même pas à réfuter : il prête cette opinion à des scélé-
rats.
La confiance dans la bonté de l’homme n’est pas autre chose
qu’un sophisme par les conséquences. Si les humains n’étaient pas
naturellement dotés, une fois qu’ils seront délivrés du délétère
esprit individualiste et concurrentiel, d’un « instinct de solidarité »
et de sacrifice au collectif, si les appétits de lucre et de profit
personnel étaient profondément enracinés en leurs âmes, alors le
collectivisme sera impossible sans répression et coercition. Il fallait
donc que l’homme soit bon (ou que le milieu soit tout, qu’un
milieu optimal engendre automatiquement un homme meilleur et
que seuls des réfractaires scélérats posent alors un problème, à
résoudre avec philanthropie), pour que le progrès socialiste « mar-
che » et s’installe pour l’éternité. La volonté de croire à une muta-
tion psychique de l’humanité a donc beaucoup eu à voir avec le fait

119. Systéme... Œuvres, I, 1, p. 360.


120. Pillot, Jean-Jacques. Histoire des Égaux. Paris : Aux bureaux de la « Tribune du
Peuple », 1840, p. 7.
III ARGUMENTAIRE 107

qu’à défaut de cette croyance, le mode de production collectiviste


n’allait pouvoir subsister que par la contrainte.
Il convient dans ce contexte de faire une place particulière au fou-
riérisme dont l’axiome n’est pas que l’homme est bon, mais que sont
potentiellement bénéfiques ce que la religion et la morale condam-
nent comme des passions et des vices, que ces prétendus vices con-
courront à l’« harmonie ». Pour Fourier, il n’y a pas de mal en soi
chez l’homme, il n’y a que des manières adéquates ou malavisées de
donner cours aux passions humaines dans un cadre social. « Tous les
vices dont se plaint la civilisation ne sont que des passions dévelop-
pées à contre-sens, en essor contrarié121. » En étudiant la loi natu-
relle, « l’ordre régulier et constant des faits par lequel Dieu régit
l’univers122 », Fourier dégage, par contraste, le modèle d’une société
qui ne reniera plus cet ordre et qui guidera les hommes avec toutes
leurs passions vers l’harmonie et le bonheur commun. Il y a un pari
de Fourier, analogue au pari pascalien : il faut, dit-il, « opter entre
deux opinions : ou la malfaisance de Dieu, ou la malfaisance de la
civilisation123 », — autre alternative du mode tollendo ponens dont tout
part car comment ne pas choisir la moins désolante branche de
l’alternative ? Et « Dieu » même sera satisfait lorsque la société scé-
lérate se sera effondrée, car « rien n’est plus conforme à la volonté
de Dieu et à la destinée humaine que la réalisation d’une société de
paix, de fraternité et d’harmonie124. » « Convaincu que Dieu ne
pouvait avoir imposé fatalement et à jamais la perpétration du Mal
à sa créature, expose un disciple, Fourier s’est proposé de découvrir
des conditions sociales telles que l’homme, libre de faire le mal, ne
fît jamais le mal n’ayant plus dans ces conditions le moindre intérêt
à le faire125. »
Au contraire du présupposé rousseauïste, l’invocation d’une
nature humaine ni bonne ni altruiste est la prémisse de l’argument
de l’innocuité qui unanimise les anti-socialistes. Ils raisonnent donc
eux aussi en remontant à une fondation naturelle. L’ignorance du
« cœur humain » était à leurs yeux le trait commun à tous les

121. Le Phalanstère, 20 : 1832, p. 171.


122. Constantin Volney, François de Chassebœuf, comte de. La loi naturelle, ou catéchisme
du citoyen français. Paris : Sallior, 1793, p. i.
123. Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. Paris : Librairie sociétaire,
1846. [prem. éd. Leipzig [=Lyon], 1808.], p. 18.
124. Pompery, Édouard de. Despotisme ou socialisme. Paris : Librairie phalanstérienne,
1849, p. 8-9.
125. Préface 1846 à Fourier, Théorie..., p. XIII.
108 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

humanitaires et réformateurs et cette ignorance voulue et obstinée


de voir l’homme comme il est condamnait à elle seule le socialisme
à l’échec. Les socialistes s’imaginent qu’on peut construire une
société délivrée du mal d’après telle convention qu’il leur plaît
d’adopter et pour ce faire, ils présupposent, c’est le lieu commun,
un homme « angélique ». « Au fond de leur système, il y a toujours
cette prétention de changer l’espèce humaine et de l’élever à la
hauteur des anges126. » Ils décident que les hommes sont, seront
bons, dévoués, égalitaires, solidaires parce que cela leur convient et
que si cela n’était pas, leur système ne marchera pas. Ils préfèrent
méconnaître les vérités d’expérience les plus élémentaires sur
l’homme et la vie sociale plutôt que de renoncer à bâtir de vaines
utopies. Le prôton pseudos, le mensonge fondateur du socialisme est
de vouloir des hommes tellement « bons » qu’ils répudient tout
mobile personnel pour se dévouer au collectif. Au contraire,
l’homme est égoïste et il faut vaille que vaille mettre son égoïsme
au service de fins collectives bénéfiques. « Tel est l’homme. Il faut
bien l’accepter avec ses vices et ses passions ; la science, que nos
utopistes le sachent, la science peut tout changer excepté
l’homme127. » Qui veut faire l’ange, fait la bête...
Ce n’est pas donc que les anti-socialistes n’aient pas eu re-
cours, eux aussi, à une nature humaine immuable — au contraire,
elle leur était indispensable pour ôter au socialisme ses fonde-
ments, mais il y mettaient de tout autres choses : pour le catholique,
l’homme déchu, était sous l’emprise du péché ; pour les esprits
laïques, l’intérêt individuel, l’instinct de propriété, l’esprit de fa-
mille, le patriotisme étaient « innés » dans l’homme. L’égoïsme
inné mène les humains et les peuples et qui plus est, bien dirigé, il
est facteur de progrès. Autrement dit, ils remettent dans la « nature
humaine », tous les « vices » dont les socialistes promettaient de
débarrasser l’humanité future, une humanité désintéressée.
L’homme n’est pas bon, cela fait un, les hommes ne naissent
pas égaux, c’est l’autre contre-axiome. L’égalité socialiste répugne

126. Chevalier, Lettres sur l’organisation du travail, ou Études sur les principales causes de la
misère, 1848, p. 85.
127. Hamon, Études sur le socialisme, premières considérations ou l’on expose et réfute les
principes des différentes sectes socialistes, des saint-simoniens, des fouriéristes, des communis-
tes, de MM. Louis Blanc et Proudhon etc., etc., 1849, I 20.
III ARGUMENTAIRE 109

à « notre nature », car la nature a fait les hommes inégaux en force,


en talent, en beauté et ils mettent toute leur énergie à tirer avan-
tage personnel de ces inégalités natives — de quoi on conclut que
découle nécessairement l’inégalité des conditions et que cela la
justifie et la sanctionne, notamment que « les inégalités sociales
dérivent des inégalités intellectuelles128 ». Une société égalitaire
serait dès lors irréalisable (c’est l’argument de l’inanité), « les réfor-
mes sociales ne feront pas que tous les hommes naissent avec la
même intelligence, la même activité, la même sagesse129 ».
C’était bel et bien attaquer la valeur-clé des Grands récits, la
valeur-base des idées de progrès social, l’égalité. Le mot d’égalité est
au cœur de plusieurs des doctrines qui cherchèrent sous la Monar-
chie de juillet à mettre un terme aux maux dont souffre la société,
à réorganiser celle-ci sur de nouvelles bases, ce mot fait vibrer les
réformateurs et figure à leurs yeux la dynamique même de l’his-
toire humaine, le motif de toutes les actions bénéfiques des hu-
mains du passé et ipso facto, le but ultime à atteindre : « Égalité,
s’exclame Pierre Leroux, ce mot résume tous les progrès antérieurs
accomplis jusqu’ici par l’humanité ; il résume toute la vie passée de
l’humanité en ce sens qu’il représente le résultat, le but et la cause
finale de toute la carrière déjà parcourue130 ». Cette loi du passé
permet d’extrapoler ce que doit être l’avenir car tel est le raisonne-
ment du progrès : « La terre est promise à la justice et à l’éga-
lité131 ».
Plusieurs doctrines, mais nullement toutes pourtant. Seul des
systèmes socialistes romantiques, le fouriérisme, la « théorie socié-
taire » n’est pas égalitaire du tout et elle le proclame hautement, ce
qui sans doute en fait encore la force : le goût du luxe, l’émulation
sont de grands ressorts de l’attraction passionnelle, les « séries pas-
sionnées » sont fondées sur l’inégalité. « La graduation, l’engre-
nage et le libre jeu des Inégalités, voilà, avec l’attraction pour force
motrice, tout le secret de l’Harmonie sociale132 ». Les phalansté-
riens seront inégaux mais heureux... Le saint-simonisme non plus

128. Merson, Du communisme. Réfutation de l’utopie icarienne, 1848, p. 123.


129. Bugeaud d’Isly, Les socialistes et le travail en commun. Lyon : Chanoine, 1849, p. 4.
130. De l’égalité. Boussac : Leroux, 1848, p. 270.
131. Leroux in Revue sociale, 2 :1845, p. 20.
132. Considérant, Destinées sociales. Paris : Librairie phalanstérienne, 1847, II 411.
110 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

n’est pas vraiment égalitaire, qui affirme, contre le règne des « pa-
rasites », les droits du « talent », de la « capacité », des producteurs,
s’il nie les droits de la force et de la naissance, et dont le slogan « À
chaque capacité selon ses œuvres » légitime, à partir de l’égalité des
chances, une justice future inégalitaire. Le positivisme de Comte
traite l’égalité, « cette innommable aberration de la philosophie
révolutionnaire133 », en chimère « métaphysique ». Pour Proudhon,
l’égalité sociale est une formule non seulement absurde, mais
odieuse et despotique, un attentat contre la liberté et le principe
d’une forme nouvelle d’exploitation. Autrement dit, plusieurs éco-
les socialisantes aboutissent, à partir de l’égalité des chances don-
née au départ, à partir du juste épanouissement de facultés inégales
et de la satisfaction légitime de besoins inégaux, à établir et perpé-
tuer de justes inégalités : « tous les hommes ont un droit égal à
l’expansion de leur être, à l’exercice de leurs facultés134. » Les anti-
socialistes auraient pu tirer parti de cette répudiation multiple de
l’égalité absolue ; il leur a paru plus expédient de traiter « le »
socialisme comme une doctrine égalitaire et de montrer à partir de
là sa fausseté à la base et sa nocivité.
L’égalité absolue comme but social ultime n’est le fait, vers
1848, que d’un certain nombre de blanquistes, icariens, communis-
tes et babouvistes, mais ce sont leurs idées qui ont pénétré dans le
monde ouvrier et c’est pour elles que sont morts les insurgés de
juin. À la fin du siècle, le socialisme de la Seconde Internationale
dont j’ai étudié les projets d’avenir dans mon Utopie collectiviste
(1992) hésite en des formules bancales entre égalisation et promo-
tion des « aptitudes », du mérite et du talent. Les leaders promet-
tent, dans les meetings, ils exigent « sur la terre, l’égalité de condition
entre les hommes135 ». Cette égalité ne sera pas la fallacieuse « éga-
lité civique » du droit bourgeois. Elle sera d’abord l’« égalité écono-
mique ». Cependant si la « justice sociale » réclame « la suppression
de tous les privilèges » et la « fin des iniquités sociales », l’une des
difficultés de la pensée utopico-socialiste a résidé dans la question
de savoir quelles sortes d’inégalités acceptables subsisteront dès

133. Cours de philosophie positive, V 522.


134. Écrit le fouriériste E. de Pompery, Blanquisme et opportunisme. La question sociale.
Paris : Ghio, 1879, p. 22.
135 G. Renard, Paroles d’avenir, Paris : Bellais, 1904, 11.
III ARGUMENTAIRE 111

lors que chacun aura un droit égal au produit social et un devoir


égal à supporter « selon ses moyens » les charges collectives. À
chaque étape et spécifiquement sur les questions de division du
travail, sur la rémunération, sur l’éducation, la doctrine collecti-
viste de la Seconde Internationale se fabrique diverses règles qui,
attribuant à l’individu des besoins et des facultés divers et à la
société une organisation disciplinée, une économie planifiée et des
fins auxquelles sont associés les citoyens solidaires, ne revient ja-
mais à établir l’égalité de tous les humains en termes stricts.
Il n’empêche. Entre les « progressistes » et ceux qui partent
de l’axiome contraire, que les hommes naissent et demeurent dé-
pendants et inégaux, passe la coupure la plus rigoureuse de la
modernité. La logique anti-socialiste procède comme suit. Puisque
les hommes naissent inégaux en talent et en énergie, l’égalité con-
tre-nature que, prétendent-ils, réclament et préparent les socialistes
serait le « nivellement par le bas », ils rêvent d’étendre l’humanité
— grande formule toute faite — sur « un lit de Procuste ». Le
socialisme serait l’égalité oui, dans la médiocrité, la servitude, la
misère et l’ignorance. Les communistes veulent faire revenir les
modernes au « brouet noir des Spartiates » etc. Cette égalité factice
et despotiquement imposée serait une injustice à l’égard des
meilleurs. « Ce serait l’oppression des natures d’élite par les natu-
res communes ; des hommes actifs, intelligents et dévoués, par les
égoïstes, les sots et les fainéants136. »
La liberté est incompatible avec l’imposition de l’égalité la-
quelle est elle-même contre-nature. Un régime égalitaire ne pour-
rait s’établir qu’en abolissant toute liberté. C’est la seconde thèse
des « anti ». En démocratie même, c’est une des questions que se
pose Tocqueville et à laquelle il hésite à répondre, il est bien diffi-
cile de concilier la tendance à l’égalisation et le respect de la
liberté. Les doctrines socialistes, elles, de l’avis de leurs adversaires,
ne visent qu’à « étouffer la liberté » et ce serait pour imposer « l’éga-
lité de la misère137 ».

136 Chevalier, Lettres sur l’organisation du travail, ou Études sur les principales causes de la
misère, 1848, p. 33. Particulièrement, l’égalité de rétribution serait à la fois une
injustice extrême et un facteur de léthargie sociale.
137. Ce que dit p. ex. Gouraud, Le socialisme dévoilé. Simple discours, 1849, p. 21.
112 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Les socialistes qui connaissaient bien cet argument


« liberticide » rétorquaient avec amertume : les bourgeois n’ont
que la liberté à la bouche, ils prétendent que 1789 a apporté à tous
la liberté, ils reprochent aux quarante-huitards de vouloir « abolir
la liberté » en prônant un « socialisme de caserne », mais pour eux,
liberté signifie laissez-faire, concurrence, somme toute elle signifie
le libre droit d’exploiter les travailleurs ! Les économistes chantent
en effet à l’unisson les « bienfaits » de la concurrence, cette « figure
industrielle de la liberté », ce « stimulant énergique et nécessaire
de la production et régulateur, merveilleusement simple et effi-
cace, de la distribution de la richesse138 ». Ils cherchent même à
convaincre les ouvriers que la bienfaisante concurrence qui réduit
les frais de production, fait le bon marché des produits, apporte
l’émulation et l’abondance, propage les perfectionnements, est un
grand bien même pour les pauvres. Ils avaient fort à faire et le
dialogue de sourds est absolu. Le « dogme de la liberté du travail »
permet au travailleur de librement accepter un salaire de famine et
il légitime la plus épouvantable exploitation : « Le patron, libre
d’exploiter, oui. L’ouvrier, libre de quitter le bagne et de mourir de
faim, oui139 ».
Auguste Blanqui prétendait voir pourquoi la classe régnante
fait si grand cas de la liberté et pourquoi elle reproche avec tant de
colère aux révolutionnaires de vouloir y attenter : « la liberté qui
plaide contre le communisme nous la connaissons, c’est la liberté
d’asservir, la liberté d’exploiter à merci, la liberté des grandes
existences comme dit Renan, avec les multitudes pour marche-
pied140 ». Il ne s’agissait pas de récuser la liberté en soi, mais de
dénoncer un exercice et une conception pervers de celle-ci. La
liberté certes nous, communistes, la chérissons aussi, proteste Ca-
bet, mais « pas celle du malthusien, laissez faire, laissez passer141 ! »
Non seulement l’inégalité est un fait de nature, non seule-
ment va-t-elle de pair avec la liberté, mais l’inégalité est un bien pour
la société dans son ensemble, pour sa dynamique, ses progrès car
elle est émulatrice : « l’inégalité est le grand ressort du progrès
138. Molinari, L’évolution économique au XIXe siècle : théorie du progrès. Paris : Reinwald,
1880, p. v.
139. L’aurore sociale, 16.4.1889, p. 1.
140. In : Ni Dieu ni maître, 20.5.1881, p. 1.
141. Cabet, Système de fraternité. Paris : « Le Populaire », 1849, p. 16.
III ARGUMENTAIRE 113

humain142. » Inégalités ou léthargie et décadence ! « L’inégalité,


écrit Renan, est légitime toutes les fois que l’inégalité est nécessaire
au bien de l’humanité143. »
Quant à la science des darwiniens sociaux comme Gustave Le
Bon, elle ne proclame pas liberté, égalité, fraternité, mais tout au
contraire déterminisme, inégalités, lutte pour la vie, rejetant du même
coup comme anti-scientifiques toutes les idées politiques du siècle,
les idées démocratiques et humanitaires, les valeurs libérales comme
les socialistes. L’atavisme, l’hérédité, les différences d’aptitudes entre
les « races » et les individus, la concurrence vitale sont à la base de
sa morale sélectionniste. L’égalité n’est ni un bien ni un mal pour
Le Bon, elle est simplement une absurdité anti-scientifique. Les
militantismes socialistes se sont heurtés avec indignation à ces réfu-
tations d’une « science officielle » qu’ils voyaient au service de
l’ordre social inique. Les socialistes dénoncent ces savants darwi-
niens comme Ernst Haeckel qui prétendent démontrer « que l’éga-
lité des individus est une impossibilité, qu’elle est, cette égalité
chimérique, en contradiction absolue avec l’inégalité nécessaire et
existant partout en fait, des individus144 ». De Huxley à Virchow, à
Haeckel, tous les évolutionnistes ont jugé risible le « dogme » de
l’égalité et contraire à l’enseignement de la science toute revendi-
cation d’égalité sociale. « Les Haeckel, les Herbert Spencer du
darwinisme qui, pour mériter les bonnes grâces des capitalistes ont
voulu rabaisser la science au niveau d’une religion glorifiant les
inégalités sociales, n’ont que prouvé ce que les socialistes savaient
déjà, qu’en fait de servilisme, les savants valent les prêtres145 ».
À l’examen, les réfutations des deux grands présupposés du
socialisme, reposent sur quatre conceptions bien différentes, incom-
patibles, de la nature humaine, entre lesquelles se répartissent les
polémistes : la catholique, la libérale, la darwiniste et la nietzs-
chéenne.
A. Pour le catholique (le « vrai » catholique, il n’en est peut-
être plus de cette sorte), la condition morale de l’homme s’expli-

142. Préface de Paul Leroy-Beaulieu, in Richter, Eugen. Où mène le socialisme ? 1892, p.


viii.
143. Renan, L’avenir de la science. Paris : Calmann-Lévy, 1890, p. 378.
144. Émile Gautier, Le darwinisme social, Paris : Dervaux, 1880, p. 5.
145. Le Socialiste, 20.2.1886.
114 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

que par la Chute, il est « déchu » ; sous l’emprise du péché originel,


esclave de ses passions, il faut le tenir en bride, c’est l’affaire de la
société, avec ses bagnes et ses échafauds, et non laisser libre cours
à sa prétendue « bonté » naturelle. L’homme est enclin au mal et
la terre est un séjour d’expiation. On ne peut y faire régner un
certain ordre que par l’autorité et par la force et le travail est et doit
être un châtiment146.
Le mensonge fondateur du socialisme est alors dans le dépla-
cement qu’il opère : au lieu de reconnaître que le mal est dans
l’homme, que la souffrance est inhérente à l’homme, il ne veut les
voir que dans et par la société et il imagine une société délivrée du
mal — idée en elle-même peccamineuse autant qu’absurde. « Le
mal n’est pas dans la société, il est dans l’homme. Chacun de nous
le porte en soi147. » Et dans cette voie de l’erreur, le socialiste en
vient naturellement à ce blasphème, à ce défi à Dieu : le paradis sur
terre, la rédemption ici-bas ! Or, par suite de la chute originelle, il
y a dans l’humanité une certaine somme de souffrances qu’aucun
progrès ne fera disparaître. L’homme est malheureux parce qu’il
est coupable, il doit le demeurer. Il n’existe pas de remède pour
venir à bout de la misère (et souvent la misère est le fruit du péché,
de l’inconduite et sa punition immanente), c’est ce que tous les
essayistes catholiques répètent au XIXe siècle tant à l’adresse des
socialistes qu’à celle des pacifistes et des philanthropes (et peut-
être que, si cela ne se dit plus nulle part aujourd’hui, c’est qu’il n’y
a plus de vrais catholiques !)
En 1848, le communiste Dézamy reproche à Lamennais d’avoir
écrit — c’était le retour du refoulé chez ce prêtre catholique apos-

146. Que ce monde soit un enfer, ceci doit s’entendre littéralement pour certains
réformateurs romantiques comme Ballanche ou Colins qui développent une doc-
trine de l’expiation et de la métempsycose. Avant que l’humanité régénérée ne
connaisse quelque jour le paradis socialiste sur terre, ce monde ici-bas n’est qu’un
enfer expiatoire ou un purgatoire perpétuel. Donc tout est bien. Le mal demeure
provisoirement omniprésent, mais le scandale du mal est effacé : « Tout est bien
dans l’ordre d’éternité, rien d’INJUSTE ne se produit, parce qu’il y a éternelle justice,
harmonie absolue entre les actes des vies passées et leurs conséquences dans celles-
ci. » Tout est pour le mieux dans le meilleur — qui est aussi le pire — des mondes
possibles ; le plus abominable des despotismes n’est pas un mal si un peuple
opprimé est un peuple qui expie.
147. Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859,
p. 197.
III ARGUMENTAIRE 115

tat — ceci, qui antagonisait tous les raisonnements socialistes : « il


y aura toujours des douleurs, des souffrances morales ; point d’illu-
sion plus vaine et plus dangereuse que le bonheur : le bonheur n’est
pas de ce monde148 ! » Le mal est donc une nécessité, c’est Dieu qui
le veut ? N’est-ce pas là un blasphème, ô ci-devant abbé de Lamen-
nais, une impiété ? Non, telle est en son fondement la pensée
chrétienne — Pauperes semper habebitis vobiscum, a dit la Divine vic-
time : il y aura toujours des pauvres parmi vous — c’est l’idée d’une
société délivrée du mal et du malheur qui est téméraire et blasphé-
matoire.
Je considère que la pensée de Thomas Malthus, haï des socia-
listes de toutes les écoles, sur le Principe de population est un avatar
scientificisé du dogme chrétien : la croissance asymptotique de la
population et la misère qui en découle sont un mal transcendant
l’ordre juridique et économique, un mal qu’on peut réduire (par
la moral restraint, la chasteté), mais qu’on ne peut éliminer, qui tient
à la condition humaine, esclave de la discordance perpétuelle entre
croissance démographique et croissance productive. La population
tend à s’accroître en progression gémétrique tandis que les subs-
tances ne croissent qu’en raison arithmétique. La loi de Malthus
démontrant que « le débordement rapide de la population ne s’ar-
rête jamais qu’au point où le manque d’aliments oppose une bar-
rière infranchissable149 », la fatalité de la misère en était le corrélat
et aucun système social ne pourrait jamais la conjurer.
B. Pour l’économiste libéral, l’intérêt, le « stimulant de l’inté-
rêt personnel » — ce que les socialistes désignaient comme l’égo-
ïsme, l’individualisme, ce vice capitaliste — est la base même du
progrès et le socialisme en sacrifiant le principe de l’initiative indi-
viduelle renonce à ce qui est le « moteur principal de notre civili-
sation » et condamne la société à la stagnation et à la ruine150.
Ici encore, antagonisme frontal avec les premiers communis-
tes. Pour les réformateurs romantiques, la notion benthamienne
d’harmonie des intérêts individuels est vide de sens, elle est le

148. Théodore Dézamy. Monsieur Lamennais réfuté par lui-même. Paris : l’auteur, 1841,
p. 5.
149. J.A. Rey, Théorie et pratique de la science sociale. Paris : Renouard, 1842, I 178.
150. Eichthal, Socialisme, communisme et collectivisme. Aperçu de l’histoire et des doctrines,
1901, p. 5.
116 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

sophisme d’ « économistes sans entrailles » et rien d’autre. « La


mort de la société, c’est l’égoïsme et la source de l’égoïsme, c’est
l’esprit de propriété151. » « Quel est le principe de la Société ac-
tuelle ? C’est l’Inégalité ou l’Individualisme, ou l’Égoïsme d’après le-
quel chacun ne pense qu’à soi ou ne travaille que pour soi152 » :
pour Étienne Cabet, inégalité et égoïsme sont de quasi-synonymes.
On n’a pas souligné le fait que le mot « social-isme » a été créé, peu
après 1830, comme l’antonyme manquant de cet « individual-isme »,
représenté alors comme le défaut moral « dont les ravages s’accrois-
sent chaque jour » de toute l’époque153. Autre expression, morale,
du Mal à la source de tous les maux, un mal contre-nature et qu’il
faudra extirper pour les faire cesser : « Toute les sociétés actuelles
sont basées sur l’individualisme ou l’égoïsme d’après la maxime cha-
cun chez soi, chacun pour soi. De là résultent nécessairement tous les
maux, toutes les discordes, tous les désordres et tous les crimes154. »
L’antagonisme se déporte sur la source alléguée de l’égoïsme,
la propriété. La propriété, c’est l’imposture originelle, énonce Rous-
seau ; « l’impitoyable propriété » est la « mère de tous les crimes »,
démontre Morelly, l’un des « précurseurs » du XVIIIe siècle que se
reconnaît le socialisme155. Car vol dans son origine, la propriété est
le mal dans ses conséquences et ses effets. L’Abbé Mably amalgame
Rousseau, Basile-le-Grand et autres pères de l’Église avec les raison-
nements de l’Utopie de More : « Je vous défie de remonter jusqu’à
la première source de ce désordre [général] & de ne la pas trouver
dans la propriété foncière156. » Si la propriété privée est la source
de tous les maux et de tous les vices, l’abolir, ce sera faire le bon-
heur des hommes. Robert Owen relaie le raisonnement du petit
personnel des Lumières et passe à l’acte, il tire les conséquences

151. Constant, Doctrines religieuses et sociales. Paris : Le Gallois, 1841, p. 23.


152. Cabet in Almanach icarien 1847, p. 167.
153. Rodrigues, Eugène. Lettres sur la religion et sur la politique, 1829 [...]. Paris : « L’Or-
ganisateur », 1831, V. Voir ce titre de P. Leroux, Revue sociale, 2 : 1845 : « de
l’individualisme et du socialisme ».
154. Almanach icarien 1845, p. 138. Cf. « Notre âge d’égoïsme et d’isolement... »,
Lahautière, Richard. De la loi sociale. Paris : Prévot, 1841, p. 32.
155. Code de la nature, ou : le véritable esprit de ses loix de tout temps négligé ou méconnu.
Partout, chez le vrai Sage, 1755, I, p. 5.
156. Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés
politiques. Paris : Nyon, 1768, p. 13. Et Morelly dans son Code de la nature : « vous
n’avez point coupé racine à la propriété, vous n’avez rien fait. »
III ARGUMENTAIRE 117

pratiques et ouvre sa manufacture humanitaire au bout d’un rai-


sonnement de cette sorte : « La propriété est actuellement un mal
absolu, avait-il conclu, la seule cause de la pauvreté et de mille
crimes et souffrances, d’égoïsme et de prostitution, orgueil, injus-
tice, oppression, déception, lutte et discorde157. » Dans toutes les
publications socialistes avant 1914, la répudiation de la propriété
individuelle, c’est l’axiome de l’enseignement militant et le pre-
mier paragraphe des manuels : « Le socialisme comme doctrine a
pour point de départ la critique de la propriété privée. Il y découvre la
source première de presque toutes les misères158. »
Il n’y avait de coupure chez les réformateurs romantiques, et
il n’en subsistera au-delà, qu’entre ceux (comme les fouriéristes, les
saint-simoniens, mais aussi comme Proudhon) qui admettaient une
portion de propriété légitime — celle des fruits personnels du
travail et du talent — et les communistes absolus fixés sur un
principe de répartition qui efface toute appropriation privée dans
une grande fraternité égalitaire : « De chacun selon ses forces à
chacun selon ses besoins ». (Sans parler des anarchistes pour qui
l’idée même de propriété, et non moins celle d’un futur État col-
lectiviste qu’ils exècrent d’avance, est rejetée et bannie.)
La propriété privée est au contraire pour les « bourgeois » un
grand bien, et surtout un droit fondamental, inhérent à la nature
humaine, un principe né avec la famille, l’équité, le droit, la mo-
rale. « La propriété, énonce Bastiat, est une conséquence néces-
saire de la constitution de l’homme159. » Dans la nature humaine
selon les libéraux, la propriété, c’est l’« instinct » fondamental160.
Les soudains contempteurs de la propriété, cette « base » essen-
tielle de l’ordre social, ce fondement sur lequel toute société re-
pose, plongèrent d’abord les essayistes de 1848 dans la stupéfaction :
« Qui a pu faire que la propriété, instinct naturel de l’homme, de
l’enfant, de l’animal, but unique, récompense indispensable du

157. Robert Owen, Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel basé
sur les lois de la nature humaine. Trad. et abrégé par T.W. Thornton. Paris : Paulin,
1847, p. 64.
158. Lorris, Jean (dir.), Encyclopédie socialiste. Paris : Quillet, 1912-1914. 10 volumes, vol.
I, p. 4.
159. Œuvres complètes, Paris : Guillaumin, 1884. Vol. V, p. 277.
160. « Fondée sur les instincts les plus vifs de l’âme humaine... » ; Morin, Propriété et
communisme, 1848, p. 26.
118 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

travail, fût mise en question ? Qui a pu nous conduire à cette


aberration dont on n’a vu d’exemples dans aucun temps ? », s’ex-
clame Thiers161.
Une horde de publicistes vole en 1848 au secours de ce « droit
sacré » attaqué par l’envie et le vice et composent des hymnes à la
Sainte propriété. Ils ne cessent de répéter avec des tremolos qu’elle
a « pour origine le travail ». Il était facile de répliquer qu’à ce titre,
il y avait bien des propriétés mal acquises. La liberté a pour expres-
sion économique la propriété qui en est la « condition matérielle » ?
— soit, mais facile encore de répliquer que la majorité des Français
n’ayant aucune propriété ne jouissaient alors non plus d’aucune
liberté. « C’est une des conditions mêmes sans lesquelles la liberté
n’est que nominale162 » ? Je ne vous le fais pas dire... La propriété
et la famille sont indissociablement unies ? Il eût fallu alors que les
vertueux défenseurs de la famille s’assurent de la préserver par la
propriété offerte et garantie à tous... Les publicistes qui s’attendris-
sent sur « le paysan qui peine tout le jour et qui épargne sous par
sou pour arrondir un champ163 » font mine d’ignorer le « gros »
capitaliste exploiteur qui était dans le collimateur des socialistes. La
panique des premiers temps a fait se raccrocher à des arguments
bien faibles !
Plus tard dans le siècle, l’éloge de la propriété se fera moins
lyrique et plus circonspect. La propriété n’est pas un bien en soi,
son principe est contestable, admet-on, mais ce n’est pas de morale
qu’il s’agit, mais de prospérité et de progrès ; si elle n’est pas d’une
morale sublime, elle est féconde, utile et bénéfique à toute la
société, elle est la source stimulante de l’émulation, « l’aiguillon »
des activités individuelles, de l’effort et du progrès général : « la
propriété est le résultat douteux, contestable, attaquable, en partie
mauvais, écrit Émile Faguet, d’un instinct qui est excellent et d’un
effort qui est si utile que sans lui il n’y aurait rien, si ce n’est un
marais stagnant164. »
C’est que les libéraux ne se refusaient pas à remédier aux
maux sociaux, mais pour eux, le remède viendrait peu à peu avec

161. Thiers, De la propriété, 1848, p. 9.


162. M. Chevalier, Lettres, op. cit., p. 435.
163. Seilhac, L’utopie socialiste. Paris : Bloud, 1908, p. 9.
164. Le socialisme en 1907, 1907, p. 219.
III ARGUMENTAIRE 119

l’abondance alors que le prétendu remède socialiste était une re-


cette infaillible de pénurie. L’accroissement des richesses apporte-
rait peu à peu l’égalité parce que, dans une société libre, le désir
même d’égalité engendrait l’émulation, « quand le besoin de li-
berté et d’égalité se développe au milieu d’une société bien orga-
nisée où la richese brille aux yeux de tous les travailleurs comme le
bien le plus désirable [...] l’action pressante de ces mobiles fait
marcher l’humanité à grands pas dans la carrière de son perfec-
tionnement165. »
Arrêtons-nous sur ce point. S’il est un seul présupposé com-
mun entre le libéralisme et le socialisme, au-delà de quelques com-
munistes austères de 1848, c’est celui que le remède au mal social
passe en tout cas par l’accroissement indéfini de la richesse publique. Le
projet socialiste de la Deuxième Internationale n’est pas spartiate,
au contraire : c’est un productivisme, il repose sur le principe que le
bonheur collectif, la capacité de garantir aux hommes l’égalité et
la liberté tiennent à la possibilité de faire croître de façon asymp-
totique, sans limite, la production des biens matériels. Le collecti-
visme envisagé est l’antithèse d’un roman pastoral. Son but premier
« doit être d’augmenter la production » et on s’acharne à démon-
trer que cela lui sera facile. Cet axiome productiviste qui fait des
progrès matériels quantitatifs le moyen des progrès éthiques, jus-
tice et émancipation, court à travers l’histoire du socialisme. Il se
trouve chez Marx, mais avant chez Saint-Simon, chez Louis Blanc.
En finir avec l’exploitation des prolétaires ne revient pas à mettre
en cause le but apparent du capitalisme, la production, la croissance,
mais au contraire à dégager ce but des contradictions, des injusti-
ces, des crises et des routines, à pousser à fond, le salariat une fois
éliminé, la tâche de développement asymptotique entreprise par
les ci-devant exploiteurs. Si le collectivisme est « en germe » dans le
capitalisme, c’est que ce régime de production évolue vers la con-
centration, la haute productivité, l’invention technique cumulée,
l’élimination des archaïsmes, mais qu’il n’y parvient que trop len-
tement, de crise en crise et à un coût humain condamnable. Le
collectivisme héritera de toute l’évolution économique millénaire,
du régime latifondiaire-esclavagiste au féodalisme, au mode de

165. Cherbuliez, Le socialisme, c’est la barbarie. Examen des questions sociales qu’a soulevées
la révolution du 24 février 1848, 1848, p. 10.
120 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

production marchand, au capitalisme ; il en reçoit le legs au mo-


ment où l’asymptote tend à la verticale et il lui échoit donc d’accé-
lérer le mouvement.
Le socialisme scientifique croyait démontrer que cette crois-
sance accélérée, le mode de production capitaliste n’était plus
capable de l’assurer et de la soutenir. C’est ce qui légitimait son
mandat « historique » : il gérerait le capital productif à la place de
la bourgeoisie parce qu’il le ferait mieux qu’elle. Ainsi les hommes
exploiteraient enfin la nature sans avoir à exploiter d’autres hom-
mes. En quelque sorte, le « capitalisme » continuerait, sans capital
privé ni exploitation de l’homme par l’homme, sans l’éthique de la
compétition, mais avec un dynamisme accru. La forme première
du productivisme futur est dans la « grande loi » civique du travail
obligatoire, seul devoir qui s’imposera à tous les citoyens de l’ave-
nir. Pour que cette règle soit rationnelle, il faut que la communauté
ait l’emploi optimal de tous les bras et de tous les cerveaux, que le
plein emploi entraîne la pleine production et la pleine consomma-
tion. Certes, la limite de cette croissance est la « satisfaction des
besoins », mais l’anthropologie des besoins est le domaine où le
socialisme de jadis est le plus plat, le moins inventif. Il entrevoit
cependant une prénotion du consumérisme : la production pourra
être exponentielle parce que désormais tous les besoins seront
solvables, y compris ceux qui ne se sont pas encore exprimés. Les
besoins croissent culturellement : l’idée qu’il faudra donner plus
de pain, de meilleurs vêtements, une « petite aisance » à tous, était
une vision timide de cette intuition. Il n’y a pas de maximum vital...
C. Les darwinistes sociaux opposaient, je viens de le rappeler,
au projet socialiste comme à la démocratie égalitaire « la loi natu-
relle de la concurrence vitale », loi qui à leurs yeux gouverne aussi
l’activité humaine, qui justifie la concurrence, la domination des
forts, l’élimination des inaptes, et qu’il suffit de « laisser faire »
pour que tout soit bien. La morale sélectionniste d’un Vacher de
Lapouges s’oppose aux valeurs « de gauche » comme la science au
rêve, mais elle aussi prétend vouloir le bien collectif : « Aux fictions
de Justice, d’Égalité, de Fraternité, la politique scientifique préfère
la réalité des Forces, des Lois, des Races, de l’Évolution. Malheur
aux peuples qui s’attarderont dans les rêves166 ! »
166. Vacher de Lapouges, Georges. L’Aryen : son rôle social. Cours libre. Paris : Fontemoing, 1899, p. ix.
III ARGUMENTAIRE 121

Cohérent avec ce principe du survival of the fittest, Gustave Le


Bon préconise la suppression de « la funeste race des philanthro-
pes » dont les initiatives charitables contrecarrent la sélection natu-
relle167. Lombroso démontre concurremment que la philanthropie
est une forme de névrose qui réclame des soins168. Tous sont des
descendants de Malthus qui condamnait l’exercice irréfléchi de la
charité, de la bienfaisance laquelle, bien loin de soulager le mal,
l’aggrave en encourageant l’imprévoyance et qui recommandait de
fermer les asiles, les orphelinats, de laisser faire la nature. Spencer
a aussi de nombreuses pages déblatérant contre « la sotte philanth-
ropie ». Molinari blâmait sur le développement imprudent de la
charité publique la « reproduction déréglée de la classe la plus
nombreuse », croissance démographique qui, à son tour, engen-
drait l’avilissement des salaires, l’augmentation de la durée du
travail et « la mortalité excessive des enfants, l’abréviation de la
durée de la vie dans les couches les plus basses de la population ».
C’était donc pour le bien des misérables que l’économie politique
exigeait qu’on mît un terme à une bienfaisance inconsidérée169.
Toute assistance aux pauvres est anti-sélectionniste, donc anti-scien-
tifique, donc socialement inopportune, démontrait encore Vacher
de Lapouges. « Les assistés sont, en règle, des héréditaires de la
paresse et de la débauche, parfois du crime [...], des primitifs
soustraits par le parasitisme à la sélection naturelle170 ». Il sera
politiquement rationnel pour un État scientifique qu’il appelait de
ses vœux d’éliminer ces groupes racialement médiocres par la cas-
tration, par la relégation ou en utilisant les « déchets humains »
pour les « travaux meurtriers ». Lui aussi, Vacher de Lapouges,
dans le calme de son cabinet de travail de Montpellier, préparait le
XXe siècle.
D. La morale des esclaves, avec son idéal de mépris de la vie,
lui tourne le dos par ressentiment. La vie selon Nietzsche et sa
descendance philosophique n’est pas bonne ou mauvaise, mais elle
est cruelle et tragique et la prétendue justice en est absente. Les

167. Psychologie, 464.


168. Anarchistes, xii.
169. Esquisse de l’organisation politique et économique de la société future. Paris : Guillaumin,
1899, p. 159.
170. Les Sélections sociales, 1890, p. 317.
122 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

présupposés égalitaires et rousseauïstes découlent de cette morale


dénégatrice qu’il nomme morale des esclaves. La morale du ressen-
timent raisonne contre la vie, elle s’appuie sur quelques paralogis-
mes : que la supériorité acquise dans ce monde est un indice de
bassesse « morale », que les valeurs que les dominants reconnais-
sent sont dévaluées, qu’elles sont méprisables et que toute situation
subordonnée ou infériorisée donne droit au statut de victime, —
que tout échec, toute impuissance à prendre l’avantage dans ce
monde se transmue en mérite et se légitime en griefs permettant
une dénégation de responsabilité. Au cœur de la construction idéo-
logique du ressentiment, on trouve donc une axiologie invertie ou
renversée, retournée : la bassesse et l’échec sont indices du mérite
et la supériorité séculière sont condamnables au regard de quelque
transcendance morale que le ressentiment se construit. Cette
transvaluation, cette inversion des valeurs, Umwertung aller Werte171
au cœur du ressentiment est d’origine chrétienne pour Nietzsche,
comme négation ou déclassement de ce monde terraqué, — distor-
sion du rapport du sujet à ce monde par l’invocation d’un Autre Monde,
d’un autre ordre des choses plus vrai que le cours des choses,
dépouillant le monde empirique du seul caractère absolu qui est le
sien : qu’on ne peut que le vouloir, et le vouloir tel quel. Le modèle
et la source historiques de la pensée du ressentiment — comme l’a
marqué Nietzsche dans sa Généalogie de la morale — sont dans le
christianisme172. « Les premiers seront les derniers... »
E. On doit ajouter un cinquième type de renversement des
présupposés humanitaires, le cas de ceux qui nient tout uniment la
catégorie de nature humaine — et par là les prétendus droits de
l’homme et autres billevesées démocratiques. Joseph de Maistre
niait en effet non pas la bonté ou la rationalité de l’homme, mais

171. Voir l’ouvrage fameux de Max Scheler, Vom Umsturz der Werte. Le premier à faire
du ressentiment un objet de philosophie morale, c’est Kierkegaard, c’est par ce
mot français que son traducteur anglais rendra une expression danoise dans son
livret de 1848, The Present Age.
172. Max Scheler, mentionné plus haut, rejette et s’efforce de réfuter subtilement
(mais de façon que je ne puis trouver convaincante) la thèse nietzschéenne qui fait
de la morale chrétienne « la fine fleur du ressentiment ». V. Vom Umsturz, ch. III.
Scheler s’efforce bien de montrer que le personnage de Jésus dans les Évangiles
n’est pas un être du ressentiment, mais il ne prouve pas que la logique du renver-
sement des valeurs n’imprègne pas beaucoup d’épisodes et ne séduise pas « l’es-
clave et la prostituée ».
III ARGUMENTAIRE 123

l’idée même d’« homme » et il est à l’origine d’une autre ligne


réfutative des idées de gauche, celle qui leur oppose
indépassablement le génie particulier des peuples et des races, les
traditions et les mœurs : « Il n’y a point d’homme dans le monde,
écrit de Maistre en une phrase fameuse ; j’ai vu dans ma vie des
Français, des Italiens, des Russes etc. ; je sais même grâce à Montes-
quieu qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne
l’avoir rencontré de ma vie173. »
Différents, certes, dans leur démarche des traditionalistes
contre-révolutionnaires, les darwiniens mettaient aussi l’atavisme
des races et des peuples à l’avant-plan des réalités insurmontables
avec lesquelles il fallait compter pour gouverner avec réalisme. Si,
selon Le Bon, inspiré par Taine, les peuples latins avaient des
tendances innées au verbalisme et au mysticisme qui en faisaient
des victimes prédisposées des chimères socialistes, il y avait en fait
chez tous les « peuples » des traditions enracinées, des traits de
psychologie atavique que le socialisme ne prenait jamais en compte
mais qu’il chercherait vainement à éradiquer.

MALHEUR, MISÈRE ET RESPONSABILITÉ INDIVIDUELLE


Le socialisme prétend « alléger la responsabilité individuelle
de tous les torts que l’on impute au régime social174. » C’est ce qui
le rend à la fois absurde dans sa démarche et immoral dans ses
prémisses. Il y aura toujours des économes et des prodigues, des
énergiques et des paresseux, le socialisme veut effacer ces différen-
ces morales. La société rêvée pour l’avenir est une société d’irrespon-
sables, elle donne des droits et non des devoirs et elle se garde
sentimentalement de récompenser le talent comme de punir l’im-
productif et l’incapable. « Naguère, on admettait que l’homme
doit porter la peine de ses fautes ; on veut aujourd’hui que ce soit
la société. » Empêchez le triomphe des plus énergiques et vous tuez
le progrès : on verra plus loin que le collectivisme est dépeint
comme une société nécessairement stagnante, sans émulation, lé-
thargique et devenant fatalement ainsi de plus en plus misérable.
La cause de la misère, du paupérisme, ce ne sont pas le développe-

173. Considérations sur la France. Londres, 1797, p. 81.


174. Reybaud, Études sur les réformateurs socialistes modernes. Rééd. Revue : Études sur les
réformateurs contemporains. 6e éd. Paris : Guillaumin, 1849, II 2.
124 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

ment industriel, l’« exploitation », le « machinisme », le manque


d’« organisation du travail », c’est l’imprévoyance, la paresse, la
débauche, le vice. À tout cela, la société ne peut rien et elle n’a pas
à y remédier. Le malheur d’une partie de la classe laborieuse tenait
aux vicieuses mœurs populaires.
Il faut un peu chercher, mais on trouve des économistes au
milieu du XIXe siècle, inspirés par Malthus, se livrant à une vibrante
apologie de la misère : « il est bon, écrit Charles Dunoyer, qu’il y ait
dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les
familles qui se conduisent mal. [...] La misère est ce redoutable
enfer. C’est un abîme inévitable, placé à côté des fous, des
dissipateurs, des débauchés, de toutes les espèces d’hommes vi-
cieux, pour les contenir s’il est possible, pour les recevoir et les
châtier s’ils n’ont pas su se contenir175. »
On pouvait accuser la nature humaine en son essence de ne
pas se prêter aux rêves des socialistes, et catholiques comme libé-
raux ne s’en privaient pas. Mais il était en effet une autre façon
pour les gens en place de dégager les responsabilités de la société
et de rejeter les « récriminations » socialistes : faire retomber toute
la responsabilité des souffrances sociales sur les individus, sur leurs
défauts, leurs erreurs ou du moins sur leur « imprévoyance », comme
répéteront un siècle durant les spécialistes de la Question sociale
parmi les privilégiés — d’où les projets mutualistes et coopérateurs
qu’ils ont approuvés, destinés à susciter un esprit de prévoyance
dans les classes laborieuses.
Les théories socialistes reposaient en tout cas, une fois encore,
sur un axiome absurde qu’il suffisait de dégager. « Les socialistes
font abstraction des qualités et des défauts de l’individu, et attri-
buent tout le mal à l’organisation sociale176 ». Tel était aussi, pour
les doctrinaires libéraux, la sotte raison de leur fallacieux succès
auprès des médiocres : qui ne voudrait voir, surtout parmi les ratés
et les incapables, alléger sa responsabilité en imputant tous ses
problèmes au régime social ? De fait, Étienne Cabet sert ici de
modèle du raisonnement socialiste romantique, qui procède comme
il est dit ci-dessus, par une dénégation indignée :

175. Texte de l’économiste Charles Dunoyer cité par : M. Lansac, Les conceptions métho-
dologiques et sociales de Charles Fourier — Leur influence. Paris : Vorin, 1926, p. 96.
176. Block, La quintessence du socialisme de la chaire, 1878, p. 5.
III ARGUMENTAIRE 125

Je suis convaincu que la misère des ouvriers vient du vice de l’orga-


nisation sociale bien plus que de leur faute ; je suis convaincu même
que leurs défauts et leurs vices sont l’inévitable résultat de cette
vicieuse organisation sociale177.
Si la société est le mal parce qu’elle va mal, si la Nature est
exonérée, il va en effet de soi que la responsabilité individuelle l’est
aussi. C’est le syndrome du socialisme sentimental à la Eugène Sue :
le forçat innocent et la prostituée vertueuse accusent la Société injuste
qui les condamne hypocritement alors qu’ils en sont les innocentes
victimes178. Tous sont victimes, forçats, prostituées, alcooliques, jeu-
nes voyous etc. Tout dominé est en droit de reprocher au dominant
les vices dont celui-ci l’accuse. Ce sera aussi le raisonnement des
premières féministes ; sans doute reproche-t-on communément au
beau sexe certains défauts, et tout n’est pas faux dans les diatribes
misogynes, concèdent-elles, mais « leurs faiblesses et leurs malheurs
sont généralement la faute et le crime des hommes et d’une détes-
table organisation sociale179. »
Nul ne naît méchant, débauché, criminel, et cependant cer-
tains le deviennent ; la société est donc responsable de ceux qui le
sont devenus. Qu’on ne les accuse pas, ces malheureux, de ce qu’ils
sont puisque dans une société mieux conçue, ils eussent été tout
autres ! C’est le raisonnement ad verecundiam qui s’interjecte pour
exorciser l’hypothèse contraire. Qui oserait affirmer que ces mal-
heureux seraient ce qu’ils sont s’ils eussent été placés en d’autres
circonstances, si la société ne leur avait été une marâtre ? Le baron
d’Holbach raisonnait déjà ainsi et il lègue ce raisonnement phi-
lanthropique à tout le siècle suivant : « Le plus grand scélérat auroit
pu devenir un homme de bien, si le sort l’eût fait naître de parens
vertueux sous un gouvernement sage180. » Quand on décrira la
société future, ce sera pour la (dé)montrer délivrée tout naturelle-
ment et sans efforts de maux qui, rétrospectivement, seront ainsi
convaincus d’avoir été contingents et artificiels et ne comportant
plus aucun de ces misérables et scélérats qui n’étaient que le pro-
duit involontaire d’une société mauvaise.

177. Etienne Cabet. L’ouvrier. Paris : « Le Populaire », 1848, p. 5.


178. Les Mystères de Paris (1838).
179. [Étienne Cabet]. La femme, son malheureux sort dans la société actuelle, son bonheur dans
la communauté. 7e éd. Paris : Bureau du populaire, 1848, p. 10.
180. Système de la nature, I, p. 13.
126 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

LE SOCIALISME CONTRE LE PROGRÈS


Un mode de délégitimation de l’idéologie adverse consiste à
faire voir le socialisme comme une antique recette rétrograde,
contraire à la marche du progrès. Le socialisme « moderne » se
borne à donner un vernis scientifique à des spéculations vieilles
comme le monde, aucune de ses idées n’a le mérite de la nou-
veauté : c’est à quoi les nombreuses histoires de l’idée communiste,
entre 1848 et 1914, invitent à conclure. Tous les utopistes ont rêvé
d’un monde où il n’y aurait ni injustice ni douleur. Et tous ont
inventé des sociétés despotiques et inquisitoriales où l’individu est
soumis à l’État et lui doit tout. Le communisme, c’est Sparte et son
« brouet », c’est Lycurgue, Platon, ce sont les théocraties antiques,
c’est l’idéal monastique médiéval, ce sont les Albigeois, les Frères
moraves, les Turlupins, ce sont les anabaptistes de Münzer181, c’est
le Münster de Jean de Leyde, c’est tout ce qu’on veut sauf une idée
neuve. Les socialistes sont les descendants attardés des Pastoureaux
du XIIIe siècle, des Jacques du XIVe , des Paysans du XVIe. Voulez-
vous des sociétés communistes, vous en trouverez en Orient, en
Afrique, chez tous les peuples « primitifs »...
Pour les social-darwinistes comme Le Bon qu’il importe
d’autant plus de citer que son influence fut considérable, c’étaient,
je l’ai dit, la philanthropie, les idées humanitaires et démocrati-
ques, « la pitié, la charité » qui, en bloc, étaient des vieilleries, des
survivances sentimentales d’un passé mourant, socialement inop-
portunes, désavouées par la froide science et contrecarrant les lois
de l’évolution182.
Le Paraguay des « Réductions » gérées autrefois par les jésui-
tes jusqu’à la ruine inclusivement a servi d’exemple le plus souvent
allégué à cette thèse en même temps que de preuve historique de
l’échec inévitable de cette recette dépassée et, littéralement, réac-
tionnaire : « Au nom du progrès, les socialistes veulent appliquer à
la société française du XIXe siècle une organisation que les jésuites
avaient jugée propre à civiliser des anthropophages183 ». Ce raison-
181. Dès 1848, les érudits narrent avec force détails et une bonne connaissance des faits
l’épisode anabaptiste.
182. Le Bon, Psychologie du socialisme, p. 412.
183. Hamon, Études sur le socialisme, premières considérations ou l’on expose et réfute les
principes des différentes sectes socialistes, des saint-simoniens, des fouriéristes, des communis-
tes, de MM. Louis Blanc et Proudhon etc., 1849, I 29.
III ARGUMENTAIRE 127

nement est une variante du topos de l’effet pervers : en prétendant


avoir trouvé la formule de la société de l’avenir, les socialistes se
bornent à vouloir faire retourner les hommes à l’Antiquité, sinon
aux premiers âges de l’humanité, en tout cas à la « barbarie », à
l’« état sauvage ». Le socialisme ? « C’est un progrès en arrière qui
nous ramènerait au pèle-mèle des brutes184 »... Car le progrès moral
essentiel de l’humanité était, pour les libéraux, celui de l’individua-
lité, de l’individualisme, ce « vice capitaliste » dont les réformateurs
romantiques avaient promis de débarrasser la société. « N’avons-
nous tant souffert à dégager l’individualité humaine de la commu-
nauté orientale que pour l’étouffer dans la société pneumatique
d’Icarie185 ? »
L’argument du progrès invoqué par tous les socialismes pour se
projeter dans l’avenir sert donc ici contre eux, ce qui revient à dire
que l’idée de progrès au XIX e siècle s’impose en effet
hégémoniquement et permet de raisonner dans un sens et dans le
sens contraire. Le communisme, disent les libéraux, ramène l’hu-
manité à ses origines primitives, il va donc contre la grande Loi du
progrès. Plus l’homme se développe, moins il est propre à vivre en
communauté. Pour légitimer le communisme, Cabet se réfère sou-
vent à l’exemple du christianisme primitif : il admet, concluent ses
adversaires, qu’il tourne donc le dos à la science et au progrès.
Au contraire pour les communistes, la marche en avant de
l’humanité était orientée depuis toujours par un but ultime et
parfaitement déchiffrable, l’égalité que seule l’abolition de la pro-
priété privée procurerait dans sa plénitude. « L’égalité absolue a
été l’objet des constants efforts de l’humanité, quoiqu’elle ne l’ait
jamais, avant notre époque, ni comprise, ni formulée », écrit Pierre
Leroux. Louis Reybaud, dans la seconde édition de son fameux
livre, avait prétendu faire la différence entre les « humanitaires »,
ces songe-creux dont les rêves se muaient en cauchemars en s’em-
parant de l’imagination aigrie des mécontents, et les « philanthro-
pes », esprits généreux et pratiques qui, en créant des crèches, des
salles d’asile, des dispensaires, des écoles d’apprentissage, des colo-

184. [Nicolas Deschamps ?] Un éclair avant la foudre, ou : le Communisme et ses causes,


1848-1849, p. 19.
185. Avril, La communauté, c’est l’esclavage et le vol, ou : Théorie de l’égalité et du droit, 1848,
p. 25.
128 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

nies pour l’« enfance coupable », en patronnant les habitations


ouvrières, les cités-jardins, les sociétés de secours mutuel, les caisses
d’épargne, les sociétés de tempérance, renforçaient la Société et lui
permettait de « progresser » au lieu de la miner186. Distinguo polé-
mique, mais aussi sociologiquement essentiel. La même foi dans le
progrès de l’humanité anime ceux qui, selon la devise de Comte,
veulent à la fois l’Ordre et le Progrès — surtout l’ordre — et les
révolutionnaires des classes dominées, qui pensent que les « lois »
de l’évolution historique, aidées par une juste violence, doivent
entraîner la ruine de l’ordre social inique et la naissance d’une
société nouvelle fondée sur la justice.

ARGUMENTATION PAR LES ÉCHECS


Un autre argument a été opposé durant tout le XIXe siècle au
collectivisme : celui des précédents historiques, peu nombreux mais
peu encourageants. L’échec de Condé-sur-Vesgre et des autres es-
sais de phalanstère, les difficultés d’Owen à New-Harmony, l’échec
américain de l’Icarie de Cabet, la liquidation de la Banque du
peuple créée par Proudhon, et, si on remontait plus haut dans le
passé, l’effondrement sanglant du Münster anabaptiste « dont la
courte histoire offre d’étranges ressemblances avec celle de la
Commune de Paris187 », la décomposition du Paraguay des « réduc-
tions » jésuitiques dont je viens de faire état, tous ces épisodes ont
été rappelés tout au long. Robert Owen avait créé en 1800 New
Lanark, puis New Harmony aux États-Unis, communautés laborieu-
ses et fraternelles libérées du vil argent, « invariablement, il a offert
le même spectacle, celui d’ouvriers laborieux victimes d’ouvriers
fainéants, d’hommes intelligents exploités par des hommes incapa-
bles ; toujours il a présenté le même résultat, celui d’un anéantis-
sement graduel de la production188.» L’Icarie au Texas avait tourné
à la catastrophe en très peu de temps, « de ceux qui n’ont pas laissé
leurs os dans cette fausse Terre promise, quelques-uns sont revenus
exténués, couverts de haillons, redemandant en vain leur argent, et
réduits à la consolation d’une plainte en escroquerie » contre

186. L. Reybaud, Études sur les réformateurs socialistes modernes. 1856 (6ème), II, ch. V.
187. Villetard, Histoire de l’Internationale, 1872, p. 3.
188. Reybaud, Études sur les réformateurs contemporains. 6e éd. 1849, II 107.
III ARGUMENTAIRE 129

Étienne Cabet189. Tous ces exemples laissaient indifférents les adhé-


rents au « socialisme scientifique » : ces « vieilles histoires » n’avaient
rien à voir avec le socialisme moderne, les temps n’étaient pas les
mêmes et les lois de l’histoire servaient désormais de guides.
D’autres données plus récentes, contemporaines, pouvaient
être plus embarrassantes au début du XXe siècle : les municipalités
socialistes avec leurs services communaux offraient divers exemples
de mauvaise gestion, de népotisme et d’échecs, de faillites ; de
nombreuses coopératives avaient connu l’insuccès. À ces repro-
ches, la réponse des socialistes était toujours pareille : le « milieu
capitaliste », défavorable, expliquait ces échecs partiels alors que le
collectivisme au pouvoir pourrait s’organiser globalement et ra-
tionnellement.

RÉFUTATION DES CONCEPTS ET DÉMENTIS DES PRÉVISIONS


Ce qui exaspérait les anti-socialistes, c’est que les objections,
les réfutations en bonne et due forme ne servaient de rien, que
l’idéologie ennemie était une sorte de phénix qui renaissait depuis
1830 des cendres de ses échecs, du démenti de ses prévisions, de ses
mécomptes et de ses réfutations. « Depuis soixante-quinze ans en
France, le socialisme [...] va de faillite en faillite. À chaque banque-
route, il essaie d’un nouvel avatar », constate Eugène d’Eichthal,
économiste de renom, un des coriaces adversaires des théories
socialistes au début du XXe siècle, désolé de ne pas pouvoir en venir
à bout une fois pour toutes.
Or justement, le discours socialiste était en grande partie pré-
dictif, il aurait donc dû être falsifiable. Le journalisme des partis de
gauche sous la Deuxième Internationale a formé un discours des
intersignes : tel mouvement social, telle grève, telle faillite, telle crise
économique confirmaient les prévisions et les lois historiques, ils
indiquaient que « l’heure allait sonner » de la chute du capitalisme
et de la liquidation sociale. D’où l’axiome du déterminisme historique
qui forme la base légitimatrice de l’Internationale ouvrière avant
1914 : « Le socialisme moderne n’est pas une formule sortie du
cerveau de quelqu’un, c’est une nécessité économique impérieuse

189. Muret, La vérité. Aux ouvriers. Aux paysans. Aux soldats. Simples paroles, 1849, p. 13.
Cabet sera condamné en 1849 pour escroquerie après l’échec du Texas.
130 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

à laquelle rien ne peut résister190 ». Or, les économistes préten-


daient qu’en ses successives prévisions, celles du moins qui por-
taient sur la conjoncture présente, le socialisme s’était jusqu’ici
trompé à tout coup. « Des faillites de prophétie, c’est ainsi qu’on
pourrait définir l’histoire du socialisme doctrinal depuis trois quart
de siècle », et pourtant ce socialisme, constamment réfuté par les
faits, faisait de nouveaux adeptes191.
Un de ses derniers avatars, le prétendu socialisme scientifique
« à son tour s’est effondré sous le néant de ces formules », assurait
d’Eichthal. Le thème de ses livres successifs est en effet Marx est
mort192. De nombreux universitaires avant lui, comme Émile de
Laveleye, Paul Leroy-Beaulieu, ont consacré plusieurs livres à réfu-
ter dans le détail le Capital, le concept de plus-value, la définition de
la marchandise comme « travail cristallisé », l’évaluation même du
travail, qu’il soit musculaire ou intellectuel, en termes de durée193,
et surtout la thèse de l’aggravation constante des crises économi-
ques conduisant à la chute ultime du système. Amédée Villard
analyse en 1889 Le Socialisme moderne, « cette doctrine menaçante
pour la sécurité des États et de la civilisation » ; il a étudié Karl
Marx, ses « postulats aussi obscurs que prétentieux », et réfute en
peu de pages la théorie de la plus-value qui est une « aberration
colossale ». Yves Guyot, autre économiste, refait tous les calculs du
Capital et prétend les montrer faux et souvent absurdes194. Le
marxisme « se démolit lui-même par les mains de ceux qui veulent
l’expliquer ou l’interpréter195 ». Et d’Eichthal de citer à son avan-
tage les « révisionnistes » du tournant du siècle, Bernstein, Merlino,
Sorel, qui de l’intérieur de la doctrine avaient récusé le détermi-
nisme économique... mais il lui faut en convenir quelques années
plus tard que, décidément, le mouvement socialiste est toujours
bien vivant et qu’il progresse.
190. Almanach de la question sociale 1896, p. 1.
191. Eichthal, Pages sociales. Paris : Alcan, 1909, p. vi.
192. « ...le revirement qui s’est produit contre le marxisme et qui paraît bien défini-
tif... », Pages sociales. Paris : Alcan, 1909, p. 74.
193. « L’évaluation du travail intellectuel en heures de travail matériel est l’insurmon-
table écueil du matérialisme économique », affirme Alfred Fouillée, « Le Travail
mental et le collectivisme matérialiste », Revue des Deux Mondes, 1.5.1900, p. 113,
qui part de la thèse de la prépondérance progressive du travail mental.
194. Guyot, Sophismes socialistes et faits économiques, 1908.
195. Eichthal, Socialisme et problèmes sociaux. 1899.
III ARGUMENTAIRE 131

Le principal argument anti-marxiste visait la thèse de la « pau-


périsation croissante », thèse précise et qui paraissait aisément
falsifiable puisque chiffrable et censée s’apprécier en temps réel.
Cette thèse était au cœur de l’orthodoxie marxiste. Le système
capitaliste, suivant sa pente ou sa fuite en avant, aggrave son exploi-
tation et l’étend. Expropriation des travailleurs indépendants, des
petits paysans et des petits capitalistes, concentration industrielle et
prolétarisation concomitantes, monopoles, cartels et trusts mon-
diaux, crises économiques de plus en plus formidables et au bout
de tout ceci, crise ultime, effondrement — et appropriation collec-
tive des moyens de production. Sans doute les marxistes de la
Seconde Internationale ont-ils lu Karl Marx de façon un peu som-
maire, mais ils n’ont pas inventé la thèse de la « concentration »
capitaliste augmentant inflexiblement la misère générale : « À
mesure, écrit Marx, que diminue le nombre des potentats du capi-
tal [...] s’accroît la misère, l’oppression, l’esclavage, la dégradation,
l’exploitation196 ». Les socialistes se sont bornés à confirmer cette
thèse de la prolétarisation absolue, à répéter que « le peuple fran-
çais souffre d’une misère croissante197 ». « La situation misérable
des travailleurs s’aggrave de plus en plus, car les effets pernicieux
du capitalisme augmentent » : voilà ce que répètent entre 1880 et
1914 les journaux socialistes et cette thèse est leur Méthode Coué198.
(La doctrine de la misère croissante a surtout servi aux leaders pour
désavouer les réformes « partielles » — et les camarades qui pou-
vaient s’y laisser prendre. Les meilleures réformes « laisseront en
l’état le salariat199 ». Les réformes partielles de même que les aug-
mentations des salaires, toujours dépassées par l’augmentation des
produits, si elles doivent se faire « dans le cadre des institutions
existantes », seront inévitablement annulées ou dénaturées.) Les
« révisionnistes » de l’Internationale qui comme Bernstein, comme
Fournière osaient déclarer inexacte dans les faits la thèse de la
paupérisation croissante des salariés ont été aussitôt taxés par les
orthodoxes de trahison de la cause — avec raison puisqu’ils rejoi-
gnaient les conclusions de ses adversaires.

196. Marx, Karl. Le Capital. Trad. [Roy] révisée par l’auteur. Paris : Librairie du progrès,
s.d., p. 342.
197. L’Égalité, 5. 4. 1889, p. 1.
198. Almanach de la question sociale 1899, p. 13.
199. Le travailleur d’Eure-et-L., 26. 9. 1908, p. 1.
132 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Les polémistes libéraux croyaient en tout cas être sur un ter-


rain ferme où les faits, les statistiques démentaient incessamment la
thèse de la paupérisation, « l’amélioration incessante du sort de
tous, triomphent-ils, prouve que c’est le contraire qui est la vé-
rité200 ». La thèse de la concentration capitaliste ne résistait pas non
plus aux statistiques. « Marx est parti de fausses prémisses. Il croyait
que la propriété allait se concentrer en quelques mains, il se trouve
qu’elle s’éparpille entre toutes201. » Entre la Commune et la Grande
Guerre, ils ont accumulé les chiffres pour démontrer que la pros-
périté générale augmentait, que les travailleurs en bénéficiaient,
que l’enrichissement loin de se concentrer s’étendait à de nouvel-
les « couches » sociales, que les salaires augmentaient, que les heu-
res de travail avaient diminué. Vilfredo Pareto, Paul Leroy-Beaulieu
s’efforceront de montrer avec des statistiques que c’est le capita-
lisme qui tend « naturellement » à plus d’égalité économique. Ces
analyses ont suscité des batailles de chiffres sans que les positions
des uns et des autres fussent ébranlées. « Ce serait bien mal connaî-
tre son monde, si l’on s’imaginait que ces nombreuses réfutations
ont une prise sérieuse sur la partie militante de la classe ouvrière.
La vérité est qu’elle n’en ont aucune202. » Cet aveu n’est pas éton-
nant, mais il appelle la réflexion ; il faudra revenir en conclusion de
ce livre sur cette immense argumentation qui fut incapable d’ébran-
ler une seule fois ou de convaincre l’adversaire et qui semble don-
ner raison aux Le Bon de ce monde qui concluent qu’on
n’argumente pas contre un « dogme » et que le débat est inutile.

LES POLÉMIQUES INTRA-SOCIALISTES ET LEUR USAGE (SUITE)


J’ai montré dans la partie historique le parti que les anti-
socialistes de 1848 ont tiré des incessantes polémiques entre sectes
et écoles. Après la Commune, la condamnation tous azimuts des
communards évoque toujours les conflits et chicanes qui ont mar-
qué les mois du Siège : « ils se sont déchirés entre eux et le bruit de
leurs discordes a couvert à certains moments le bruit de la canon-
nade203 ».

200. Benard, Le socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui, 1870 [= 1869], p. 94.


201. Seilhac, L’utopie socialiste, 1908, p. 4.
202. Dufeuille, Sur la pente du collectivisme, 1909, p. 3-4.
203. Villetard, Histoire de l’Internationale, 1872, p. 277.
III ARGUMENTAIRE 133

Lorsque l’Internationale se réorganise et que naissent les


grands partis et syndicats de la fin du siècle, les querelles entre
tendances reprennent de plus belle. « Les diverses écoles socialistes
se sont combattues jusqu’ici entre elles, souvent avec passion, tou-
jours avec une opiniâtreté infatigable », se désole un socialiste-
révolutionnaire bruxellois en 1890. Il ajoute cette prédiction
désabusée : « Cela durera évidemment longtemps encore, malheu-
reusement204 ». Un publiciste bourgeois observe ironiquement quel-
ques années plus tard que « ceux qui prêchent à leurs partisans la
lutte des classes ardente, implacable, pratiquent entre eux la guerre
des sectes sans trêve et sans merci205 ». Des militants « révolutionnai-
res » soucieux de bonne entente regrettent fréquemment, conster-
nés et navrés, l’absurdité de ces polémiques amères, parfois
haineuses, toujours renaissantes, qui éclatent et perdurent entre
camarades, alors qu’ajoutent-ils naïvement, « notre but est pour-
tant le même ! » Ils avertissent les camarades que « les bourgeois
rient de nos querelles » (ce qui est vrai) et appellent à l’union de
l’« armée prolétarienne » face à un ennemi formidable. Rien n’y
fait ! Gustave Le Bon mettait les rivalités intra-socialistes au centre
de son diagnostic de la Psychologie du socialisme, « croyance reli-
gieuse » avec ses chicanes de théologiens, « les socialistes détestent
la société actuelle, mais ils se détestent beaucoup plus âprement
entre eux206. »
Au début du XXe siècle, un journaliste fameux révèle au grand
public les conflits haineux entre socialistes de la SFIO et syndicalis-
tes-révolutionnaires de la CGT : Mermeix publie Le syndicalisme
contre le socialisme, qui n’est qu’un des nombreux livres qui feront
connaître au public « bourgeois » les haines fratricides de l’ex-
trême gauche de la « Belle époque207 ». La source principale de

204. La Réforme sociale, 10 mai 1890, p. 1.


205. Article de J. Bourdeau dans la Revue parlementaire, août 1897.
206. Paris : Alcan, 1898. Dépouillé sur la 7e édition, Paris : Alcan, 1912, p. 464.
207. Le syndicalisme contre le socialisme. Origine et développement de la Confédération générale
du travail. Paris : Société d’éditions littéraires et artistiques — Ollendorff, 1907.
Autre enquête journalistique sur les rivalités de la SFIO/CGT : Louis Gaillard. Le
royaume socialiste. Choses vues. Paris : Daragon, 1902. Un catholique belge démolit
en 1914 le POB en tirant largement parti de Georges Sorel et de Henrik De Man
(déjà !) pour montrer et dénoncer l’« embourgeoisement » du Parti ouvrier belge,
magouilleur et clientéliste et devenu une opération « purement capitaliste » avec
ses puissantes et riches coopératives et sa crainte des grèves qui leur ferait perdre
134 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

clivages a porté sur la voie démocratique. La gauche de l’extrême


gauche a décelé, fort justement du point de vue qui est le sien, dès
la fin des années 1890 et avec une colère croissante, une évolution
du parti entraîné peu à peu dans « l’illusion électorale ». « Le par-
lementarisme ne devait être, pour le socialisme, qu’une tactique.
Mais cette tactique est devenue le centre et l’âme du parti qui
l’adopta de bonne foi. [...] La Révolution sociale fut ainsi conçue
sous le point de vue de l’offre bourgeoise, elle fut conçue comme
un développement de la société bourgeoise elle-même par la léga-
lité. [...] Là où vous envoyez des mandataires pour faire votre œuvre,
la bourgeoisie trouve le moyen de faire la sienne contre vous, à
travers eux. À de rares exceptions près, l’élu socialiste n’est bientôt
plus qu’un bourgeois avantagé et le parti un comité électoral208 ».
Ce socialisme électoral qui de tactique est devenu la raison d’être
du parti « n’est qu’une caricature du socialisme. Le socialisme sera
révolutionnaire ou ne sera pas », écrit Gustave Hervé209. L’alterna-
tive est trouvée vers 1905. L’action directe ouvrière se théorise
contre la démocratie, le « démocratisme » qui sert à étouffer les
minorités conscientes et résolues210. Contre le socialisme parlemen-
taire et électoral, contre la « Social-Lucullus », se dresse le syndica-
lisme.
Dans le parti SFIO, Jules Guesde, qui s’est institué vers 1880
propriétaire du socialisme scientifique c’est-à-dire du marxisme, et
le courant guesdiste représentent l’orthodoxie vigilante et répli-
quent aux syndicalistes d’action directe en les excommuniant comme
« déviationnistes ». Le guesdisme poursuit jusqu’à la guerre de ses
condamnations « la déviation syndicaliste211 », « déviation démago-
gique » qui fait pendant à « la déviation réformiste » à sa droite212.
Ces déviations sont souvent qualifiées de « maladies ». Leurs agents

de l’argent : F. Daumont, L’Évolution du socialisme belge. Bruxelles : Libr. de l’Action


catholique, Paris : Lecoffre, Rome : Desclées.
208. Charles-Albert et Jean Duchêne. Le socialisme révolutionnaire, son terrain, son action
et son but. Paris : Éditions de « La guerre sociale », 1912, 33-4-6-9.
209. La guerre sociale, 13. 5. 1908, p. 1.
210. Em. Pouget, Le Parti du travail, p. 23.
211. Titre, Le Socialiste, 125 : 22-29.9.1907. Voir L’Action syndicale (CGT), 4. 8. 1907, 2 sur
l’usage par Guesde du mot « déviation ».
212. « L’excès de droite ayant amené l’excès de gauche », Ghesquière, Le Travailleur
(Lille) 17.08.07 ; 1.
III ARGUMENTAIRE 135

sont des « bacilles » entrés dans le corps autrement sain du Parti


socialiste : « L’action directe et l’antimilitarisme, ce sont des mala-
dies dont le parti se libèrera comme il s’est guéri des autres213 ». Et
un mot revient — mot que les guesdiste notamment chérissent —
« Épuration ». « On épure à Paris », titre L’Action syndicale, cégétiste
se réjoussant de l’exclusion par la SFIO du réformiste Paul Brousse.
Mais quand l’épuration touche les siens, le même journal pousse
des cris d’orfraie : « C’est le procès de tendance, c’est le crime d’opi-
nion établi dans les organisations ouvrières. On vous “purge” parce
que vous avez des idées qui déplaisent. » Combien c’était vrai214 ! Il
n’y a guère de doute en tout cas que toutes ces haines et ces mises
à mort réjouissaient les « bourgeois ».
La haine des majoritaires pour les partisans de l’Action directe ira
un jour à sa conclusion logique : le marxiste Charles Rappoport est
censé avoir prononcé dans une interview donnée, au milieu des
violentes grèves de 1908, au Petit Niçois cette phrase, qu’il démentira :
« Il faut fusiller les meneurs de la C.G.T.215 ! » Propos faussement
rapporté ? Mais en 1896, le guesdiste Chauvin, envisageant les tâches
du parti au lendemain de la révolution prolétarienne, avait déjà
sereinement indiqué que « le premier soin des socialistes au pouvoir
sera[it] de faire fusiller les anarchistes216. » Charles Rappoport, pressé
d’en finir, semblait confier ce soin au provisoire pouvoir bourgeois !

***

213. Guesde, Le Combat, 19.5.1907, p. 2.


214. Loc. cit., 4 octobre 1908, titre en p. 1 et 19 mai 1907, p. 1 sur l’« épuration » de la
C.G.T. de l’ « élément libertaire » auquel vont les sympathies du journal de Lens.
215. Incident relaté par Le Libertaire, 6 septembre 1908, p. 1.
216. Commenté par Le Libertaire du 28 mars 1896, qui commente, gouailleur : « je me
permettrai toutefois de faire observer au scientifique Chauvin qu’il est dangereux
de vendre la peau de l’anarchiste avant de l’avoir tué », p. 1.
136 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
IV
Prophéties
LES CASSANDRES DE L’UTOPIE SOCIALISTE
Des arguments contre les hommes, les présupposés, les thèses,
l’anti-socialisme passe insensiblement aux sombres prophéties. Là
où le socialisme annonçait à l’humanité un avenir radieux, ils ont
joué les Cassandres promettant les massacres, la misère et la ruine.
Tous les penseurs, tous les publicistes, les journalistes, de la
Restauration à la Troisième République se sont fait peur en s’accor-
dant sur une prédiction invariable : que l’insoluble et menaçante
« question sociale » conduisait l’Europe, incapable de la résoudre,
à une conflagration civile à côté de laquelle 1789 et puis 1871
auraient été des amusettes. Agathon de Potter dans une série de
numéros de La Philosophie de l’avenir en 1886, a publié une antho-
logie de ces philosophes, juristes, économistes qui prédisaient une
« révolution sociale » imminente, pour s’en alarmer évidemment et
non s’en réjouir1. Ce ne sont pas seulement les révolutionnaires qui
ont montré la société bourgeoise comme courant à l’abîme, ce sont
les bourgeois eux-mêmes de tous les partis, les réactionnaires, les
libéraux, les philanthropes, les progressistes mêmes. Ils ont réclamé
des réformes radicales, ou, selon leur degré d’effroi et de panique,
souhaité une répression préventive féroce. Après 1871, la Com-
mune de Paris a servi d’unité de mesure aux prédictions de plus en
plus alarmistes : la prochaine guerre sociale serait « dix fois », « cent
fois » plus effroyable que la Commune. « Les socialistes nous mena-
cent d’une nouvelle Commune ; l’illusion est impossible à cet
égard2. » Les anti-socialistes se sont volontiers délecté de visions
d’horreur, ils ont halluciné « nos capitales ravagées par la dynamite

1. « La Révolution sociale prédite », Philosophie de l’avenir, juillet, août et septembre


1886.
2. Naudier, Le socialisme et la Révolution sociale. Étude historique et philosophique, 1894,
114.
137
138 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

et le pétrole d’une façon plus sauvage et surtout plus systématique


que Paris ne l’a été en 18713. »
À la fin du XIXe siècle, après avoir tant montré que le projet
socialiste était absurde et irréalisable, les adversaires idéologiques,
témoins des progrès irrésistibles du mouvement ouvrier internatio-
nal, ont fini par se convaincre qu’on ne l’éviterait pas, qu’un ré-
gime socialiste s’établirait quelque part un jour prochain pour le
malheur du pays où les socialistes prendraient le pouvoir et pour
l’édification de l’humanité. « Et pourtant, s’exclame Gustave Le
Bon, toujours pessimiste, il semble inévitable, l’épouvantable ré-
gime4 ! » Lui aussi dit s’attendre à « des bouleversements dont l’épo-
que de la Terreur et de la Commune ne peuvent donner qu’une
pâle idée5 ».
Si le socialisme romantique avait été « utopique », il avait été
aussi plutôt pacifique dans ses doctrines, quelle que soit la terreur
que les « rouges » inspiraient à la bourgeoisie. La « science de
l’histoire » marxiste au contraire démontrait la nécessité et la fata-
lité d’une révolution violente, accoucheuse du régime collectiviste et
c’est ce « marxisme » qui forme l’armature des programmes de la
Deuxième Internationale. « Ainsi la période utopique du socia-
lisme fut pacifique. La période scientifique adopte la tactique révo-
lutionnaire », écrit le marxiste Charles Rappoport6.
La vision d’horreur de la révolution prochaine fait partie de
l’arsenal des anti-socialistes et certains s’y délectent. Ce n’était guère
la peine de débattre de la possibilité d’une économie étatisée, des
apories de l’« égalitarisme » ou du fonctionnement du système col-
lectiviste si la révolution prolétarienne devait apporter immédiate-
ment la terreur et la ruine. « C’est alors que [la société] verra ses
villes incendiées, vaticine encore Le Bon, l’anarchie furieuse, l’in-
vasion, le démembrement, la botte de fer des despotes libérateurs
et la définitive décadence7... »

3. Laveleye, Le socialisme contemporain. Paris : Alcan, 1894, p. 437.


4. Gustave Le Bon. Psychologie du socialisme. Dépouillé sur la 7e édition, Paris : Alcan,
1912, p. 465.
5. Ibid., 463.
6. P.J. Proudhon et le socialisme scientifique. Paris, 1909, p. 16.
7. Psychologie du socialisme, 467.
IV PROPHÉTIES 139

On pouvait le prendre moins au tragique. Le fait même que


les socialistes prétendissent établir le bonheur sur terre au terme
d’une révolution sanglante prêtait à l’ironie. « Quand le rouge
drapeau aura flotté au-dessus d’un nombre indéterminé de massa-
cres et d’incendies, M. Lafargue et ses amis promettent à tous les
survivants une tranquille Bétique où le premier des droits sera le
droit à la paresse. Préparés par cette série d’égorgements, les vain-
queurs seront doux, tranquilles, bienveillants et n’auront que des
sentiments de dévouement et de fraternité », ironise Yves Guyot8.

LE RÉGIME COLLECTIVISTE
Curieusement, les adversaires du collectivisme, sans s’arrêter
beaucoup à l’épisode révolutionnaire, ont choisi de réfuter
prophétiquement, à d’innombrables reprises et en long et en large,
le projet de l’Arbeitstaat. Les mauvaises prophéties ont commencé
en 1848. Les doctrines nouvelles n’étaient pas seulement détesta-
bles moralement et civiquement : si elles devaient être mises en
pratique, elles conduiraient à la fin de toute civilisation, à la barba-
rie, vaticinaient les Cassandres. Le communisme ne serait pas le
règne de l’égalité, il serait l’esclavage d’abord, la misère et la fa-
mine. « L’esclavage communiste est improductif parce qu’il est la
négation de la liberté, qui est la raison de la production. Le socia-
lisme conduit donc à la famine après avoir déshonoré l’homme9 ».
On peut ramener encore à un séquence d’arguments corrélés,
toutes les objections accumulées contre le projet collectiviste entre
la Commune et la Guerre. Dans un livre de 1992, L’Utopie collectiviste
(PUF), j’ai cherché à répondre à quelques questions négligées :
comment le mouvement ouvrier socialiste, ses idéologues reconnus
et ses militants se sont-ils représenté la société qui devait sortir de
la révolution sociale ? Comment cette société allait-elle résoudre
pour le bien et la justice tous les problèmes économiques et so-
ciaux ? Le mouvement socialiste était, certes, censé avoir renoncé
à l’élaboration de tableaux d’une société idéale, bons pour les
« utopistes » romantiques. Tirer des plans sur l’avenir n’était pas

8. Yves Guyot, in Paul Lafargue. La propriété, origine et évolution. Thèse communiste par
Paul Lafargue. Réfutation par Yves Guyot. Paris : Delagrave, 1894, p. 280.
9. Avril, op. cit., p. 111.
140 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

conforme à la prétention d’œuvrer avec une « science de l’his-


toire » qui n’a que faire d’anticipations spéculatives. Cette remar-
que semble juste et pourtant les faits la démentent. Le socialisme
des années 1880-1914, a abondamment produit des tableaux dé-
taillés, des programmes fouillés de ce que deviendrait la société au
lendemain de la révolution prolétarienne. Ces tableaux, d’une part,
apparaissent dans le contexte de la propagande qui accompagne
les luttes sociales, dans les éditoriaux et dans les brochures des
partis. On ne peut vouer aux gémonies les horreurs du capitalisme,
on ne peut montrer ce régime comme la cause de la misère, de
l’alcoolisme, de la prostitution sans dire pourquoi et comment la
révolution viendra naturellement à bout de ces fléaux. On rencon-
tre donc, d’une part, d’innombrables esquisses partielles disper-
sées, en contraste avec la peinture de l’oppression bourgeoise. On
a d’autre part un grand nombre d’ouvrages — brochures ou gros
volumes — qui se présentent exclusivement comme des tableaux
raisonnés du collectivisme futur. Ces écrits, œuvres des leaders et
des doctrinaires officiels et nullement de littérateurs, ont abondé
en Europe et plusieurs étaient des réponses aux sombres prophé-
ties qu’accumulaient les ennemis du socialisme. Je reprends ici et
réélabore entièrement les analyses que j’ai faites naguère des pro-
phéties dystopiques opposées au projet socialiste dont les livres
dont je viens de parler développaient dans le moindre détail l’orga-
nisation et le succès.
Au départ, ironisent les anti-socialistes, on a un « rêve » utopi-
que, comique et naïf : « Le mot de socialisme évoque l’image d’une
sorte de paradis où des hommes égaux, justes et bons, et devenus
tous fonctionnaires, jouiront sous la protection de l’État, d’une
félicité idéale10 ». Mais que serait-ce (et pour ceux qui croyaient à
la fatalité de certains entraînements historiques, que sera-ce) si ce
projet collectiviste doit un jour être appliqué en Europe ? Beau-
coup souhaitaient que le socialisme demeure un rêve, cela valait
mieux pour la « civilisation » et, ils ne voulaient pas être cruels, cela
valait mieux pour les naïfs socialistes ! « Vous ne la verrez pas cette
société, et c’est heureux pour vous. Vous mourrez avec votre chi-
mère qui embellira vos derniers moments. S’il vous était donné de
la voir, vous auriez vite perdu vos illusions et vous mourriez déses-

10. Le Bon, Les lois psychologiques de l’évolution des peuples, Alcan, 1894, p. 129.
IV PROPHÉTIES 141

péré », écrit en 1895 le sénateur radical Alfred Naquet au marxiste


Henri Brissac, son ami d’enfance11.
Toutes les positions polémiques se retrouvent sur un schéma
de raisonnement constant : le collectivisme propose pour remède
à des maux sociaux (que l’on évalue bien diversement du catholi-
que appuyé sur le Syllabus au républicain réformiste, « compagnon
de route » de la SFIO) des maux infiniment plus grands, un système
qui ne tiendra aucune de ses promesses, qui ne peut les tenir, et qui
recèle dans son principe même des contradictions insurmontables.
Le topos récurrent dont je traiterai plus loin, variante de l’argu-
ment de la mise en péril et de l’effet pervers, est donc que le collecti-
visme sera « pire que le mal ». « Sous des apparences de justice et
d’égalité, [il] prépare, il est inutile de le dire, un état de boulever-
sement, de désordre et d’anarchie qui serait la misère du plus
grand nombre et la ruine publique12 ». On concède généralement
certains des maux capitalistes, pour montrer le mal collectiviste
comme pire, fatalement, et pourtant de même nature que ce que
les socialistes dénoncent dans le capitalisme : plus liberticide, plus
inégalitaire, tyrannique et ruineux. Si divers que soient les critiques
du collectivisme, ils n’ont fait que broder sur un petit nombre
d’objections et de prédictions qui suivent quelques lignes logiques.
Leur position de Cassandres du socialisme et la récurrence des
mêmes objections aboutissent à l’image d’un régime collectiviste
engendrant la tyrannie, la gabegie et la ruine et faisant naître aussi
une « nouvelle classe » bureaucratique qui exploitera les travailleurs.
Au bout de cette déchéance, ils ne voient que la société descendant
les derniers degrés de la misère et la famine. « Le régime collecti-
viste sera l’indigence permanente traversée par de fréquentes crises
de famine13 ». Je reviendrai dans les conclusions de cet ouvrage sur
cette bataille de prophéties opposées car le statut cognitif de l’argu-
mentation par prophétie ne va pas de soi.
Les leaders socialistes ont entretenu un dialogue polémique
permanent avec ces « oiseaux de mauvais augure14 ». Ils tenaient
11. Alfred Naquet, lettre à Henri Brissac, La société collectiviste. Préf. de Jean Jaurès.
Paris : Petite république, 1895, p. 16.
12. L’Univers, 8.2.1889, p. 1.
13. Faguet, op. cit., 1907, p. 248.
14. Kautsky, « Le Lendemain de la Révolution sociale », Le Mouvement social,
1.2.1903-1.3.1903, p. 326.
142 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

leur conjecture pour mal informée, absurde, partiale, malveillante,


extravagante, mais ils les ont réfutés abondamment. Jules Guesde,
« vulgarisateur » du marxisme en France, a beaucoup ri, il s’est
beaucoup gaussé des économistes bourgeois qui exprimaient des
doutes sur la réussite du système collectiviste. « Sans se laisser arrê-
ter par la peur d’un immense éclat de rire », écrit-il par exemple,
M. Paul Leroy-Beaulieu, ce fameux économiste libéral, prévoit « une
diminution abracadabrante de la production » sous le prétexte que
disparaîtra l’initiative individuelle. Guesde s’amusait de ces craintes
pharisaïques et illogiques : ainsi donc, « les ouvriers seraient d’autant
moins ardents à travailler qu’au lieu de produire pour un maître,
ils produiraient pour eux-mêmes » ? C’était une « gageure15 » ! Du
reste, Guesde ne s’est pas fait faute d’exposer dans le détail le
fonctionnement harmonieux du collectivisme à la tribune de la
Chambre des députés, à l’exaspération des députés bourgeois pré-
sents en séance16.
Une partie de la stratégie réfutative a consisté à poser des
questions aux socialistes, à leur intimer l’ordre de sortir des formu-
les générales, des réponses vagues. « Répondre comme on le fait
parfois que le Parti socialiste “ saura se débrouiller ”, c’est ajouter
à l’aveu de l’ignorance actuelle, une assurance de présomption
pour l’avenir qui est bien de tous les gages possibles, le moins
rassurant17 ». Il fallait que les collectivistes, puisque c’est eux qui
avaient la charge de la preuve, disent précisément comment ils
allaient s’y prendre pour établir l’État du Travail ! Ces questions ont
considérablement stimulé l’ardeur imaginative des publicistes so-
cialistes. On leur demandait « que ferez-vous, comment sortirez-vous
de telle difficulté ? » — ils n’allaient pas se dérober puisque de
graves économistes prenaient leur programme au sérieux. Les ta-
bleaux du collectivisme entre 1880 et 1914 sont largement conçus
comme des réponses détaillées à ces demandes de « précisions » :
Le cultivateur indépendant aura-t-il la faculté d’embaucher des sala-
riés, soit de façon permanente, soit au moment de la récolte et de la
vendange ? Aura-t-il le droit de cultiver à sa guise, ou devra-t-il se

15. Guesde, Le collectivisme, p. 14-15.


16. Guesde occupe deux heures de la Chambre à exposer la « solution collectiviste »
le 24 juin 1896, le texte est dans Quatre ans, vol. II.
17. Dufeuille, Sur la pente du collectivisme. Paris : Calmann-Lévy, 1909, p. 11.
IV PROPHÉTIES 143

soumettre à des directives administratives ? [...] Devra-t-il livrer ses


produits aux magasins publics18 ?
Il va de soi que les réponses, abondamment fournies, n’ont
pas satisfait les adversaires du mouvement ouvrier. Elles étaient
précises pour le coup, mais elles ouvraient sur de nouvelles difficul-
tés, d’un ordre pratique cette fois, or c’était sur ce terrain du
concret que les polémistes soupçonneux avaient d’abord voulu
attirer les représentants autorisés du mouvement. Les demandes de
précisions, faussement candides, cherchaient à entraîner le socia-
liste, soit à renier ses principes en les tempérant, à mettre un peu
de libéralisme et d’initiative privée dans le vin du collectivisme
« pur », soit à faire preuve d’une rigidité grosse de tyrannie immé-
diate et de ruine économique.
Paul Leroy-Beaulieu avait fait dans les années 1880 une objec-
tion fameuse, reprise mille fois, celle de l’« aiguille à coudre » :
laisserez-vous à la ménagère le dé et l’aiguille avec lesquels elle
s’avisera peut-être de rendre quelque service rémunéré à ses voi-
sins ? Cette aiguille sera-t-elle considérée au contraire comme moyen
de production et réglementée19 ? Les socialistes avaient quelques
raisons de soupçonner la bonne foi et l’innocence de ce genre de
casuistique. Les pamphlétaires réactionnaires en 1848 avaient fait
peur aux gens en prédisant que les rouges allaient venir socialiser
jusqu’aux chemises et aux vases de nuits. À l’extrême gauche, on
n’a cessé de rappeler que nul ne songeait à toucher aux moyens
immédiats d’existence : « Aucun socialiste contemporain n’est as-
sez imbécile ni assez fou pour faire condamner l’appropriation
privée et le libre emploi des moyens d’existence, tels que vête-
ments, mobiliers, livres, etc.20 »

18. Bourguin, Nouvel essai sur le régime socialiste, 1908, p. 23.


19. Jaurès exaspéré se moquait de cette objection puérile : « Hé non ! ô économistes,
on ne nationalisera pas l’aiguille ; ravaudera son linge à domicile qui voudra et
même, si on veut donner quelques points à l’habit du voisin, le socialisme ne s’y
opposera point ; il ne verbalisera pas contre Jeannette rapiéçant la culotte de
l’ingrat amoureux. Il y a entre le petit travail domestique ou l’infiniment petite
industrie, qui n’est encore que du travail domestique, et la production indus-
trielle, telle que l’ont faite le machinisme et les associations de capitaux, un tel
abîme que dans la nationalisation de l’industrie le départ se fera de lui-même. »
20. Le Réveil social (Vénissieux), 23.3.1907, p. 1.
144 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

L’appropriation « sociale » de la propriété privée des « moyens


de production et d’échange », premier article du programme col-
lectiviste, posait cependant, dès lors qu’on sortait du principe géné-
ral, bon nombre de questions plus concrètes et moins subtiles : la
révolution ayant triomphé, la « socialisation » de la propriété
serait-elle immédiate, totale et irréversible ? Jusqu’à quoi
s’étendrait-elle ? Se ferait-elle par une confiscation sans indemnité
ou sera-ce une sorte d’expropriation qui rachèterait, à tel taux à
déterminer, les entreprises aux capitalistes ? Devant ces trois ques-
tions, les projets et programmes de l’Internationale au tournant du
siècle se contredisent. Pour beaucoup, la mainmise de « l’État
ouvrier » devait être immédiate et générale. « Quelques mois, une
année au plus devront suffire... » Il y a en effet « incompatibilité »
entre le principe individualiste et le principe collectiviste : on ne
pouvait concevoir un système mixte, fût-il transitoire. Paul Lafargue
exigeait l’expropriation sans indemnité. C’était la position des
marxistes guesdistes : « expropriation pure et simple. » C’était sans
doute aussi l’opinion spontanée des militants : est-ce qu’on indem-
nise des « voleurs », des « forbans » ? La vraie indemnité pour le
ci-devant capitaliste consisterait pour lui à être généreusement ac-
cueilli dans la communauté du travail, à renoncer à la décadente
« oisiveté », à bénéficier comme tout le monde de l’aisance collec-
tiviste, sans plus avoir à redouter les bilans et les faillites21 !
Une partie des réponses aux objections venues du dehors a
consisté pour les socialistes en rétorsions ou apodioxis (figure qui
consiste à renvoyer l’objection à la partie adverse). Objecte-t-on
que le régime collectiviste sera d’une « effroyable complication » ?
Et le capitalisme alors ! rétorque-t-on. Les fainéants, dans la société
collectiviste ? Et les fainéants aujourd’hui, tous nos « parasites »,
nos « jouisseurs », nos exploiteurs ! La propriété privée, qui serait
la condition et la base des libertés civiques ? Mais la majorité des
citoyens actuels n’a aucune propriété privée...

21. Et pourtant, tous les théoriciens socialistes importants vers 1900 avaient opté pour
une forme d’indemnisation. L’ex-capitaliste recevrait une pension viagère, pro-
portionnelle au revenu des biens socialisés, mais évidemment il ne pourrait plus
capitaliser ni exploiter quiconque avec cette rente que lui verserait le régime
collectiviste. Le collectivisme se montrerait bon prince. Disposant de ressources
« presque illimitées », il ne serait pas en peine d’assurer « largement » aux anciens
bourgeois un « revenu égal » à celui qu’ils avaient au moment de la Révolution.
IV PROPHÉTIES 145

Quittant le terrain de l’« utopie », on aborde donc l’argumen-


tation la plus fournie, celle du « cauchemar ». Mis en pratique, le
collectivisme ne sera pas ce qu’il dit vouloir être, il n’apportera pas
le bonheur collectif, soit parce qu’il néglige des facteurs essentiels
de prospérité et de liberté, soit parce qu’il dissimule dans ses prin-
cipes des contradictions qu’il ne parvient pas à résoudre. Voyons
d’abord en quoi les principes ne peuvent que faire tort à la société
et la ruiner. Ils reprennent et projettent dans l’avenir certains argu-
ments opposés aux présupposés du socialisme.
Le collectivisme supprime l’intérêt individuel ; par là il éteint
tout « esprit d’initiative », toute ardeur pour le travail. La propriété
privée est l’expression et la sanction de cet intérêt personnel sans
lequel il n’y a ni progrès ni civilisation, ni du reste productivité. Qui
voudra se donner la peine et la fatigue du travail si l’on ne possède
rien ? Le « principe individualiste » n’est peut-être pas d’une mo-
rale très haute, mais il est fécond. L’« instinct de propriété » est
attaquable, mais il se justifie par ce qu’il crée. En s’en privant, le
collectivisme se voue à la stagnation.
Ce travail merveilleux que l’on doit voir sortir de la société nouvelle,
pensez-vous que, dégagé du stimulant de la possession individuelle,
il sera supérieur à celui d’aujourd’hui ? [...] Oui, c’est de l’égoïsme ;
mais les hommes sont-ils donc des anges que vous refusiez de leur
passer cet égoïsme-là22 ?
Il supprime aussi l’initiative individuelle qui est le principal
ressort de l’amélioration des techniques et de la croissance écono-
mique. Garantie de stagnation encore !
La concurrence même est un précieux ressort d’initiatives et
d’audace dont le collectivisme « se prive » encore. Les socialistes
voyaient dans la concurrence un facteur de gaspillage et d’irratio-
nalité économique sur le dos des exploités alors que la « lutte pour
la vie » qui fait horreur aux socialistes était appréciée des « darwinis-
tes » sociaux comme moteur du progrès. On voit aussi des « révi-
sionnistes » se laisser pénétrer par cet axiome et, dès les années
1910, rejetant le modèle marxiste, combiner un État « socialiste »,
une économie « mixte », partiellement socialisée, et le maintien de
la concurrence, de l’offre et la demande, des échelles de salaire ; ils
conduisent, par la critique du collectivisme, à un modèle alternatif
22. Lavergne, Le Socialisme collectiviste, 1894, p. 9
146 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

qui sera, dans les années 1930, celui du « socialisme fasciste ». On


verra à cet égard l’ouvrage oublié d’André Robert, les Limites du
collectivisme (1911).
L’égalité des conditions est contre-nature car les humains ne
sont égaux ni en force physique ni intellectuellement. Le collecti-
visme devra mettre en œuvre des moyens mesquins et tyranniques
pour coucher chacun sur son « lit de Procuste ». Le collectivisme
sera le « nivellement par le bas » : par égalitarisme, il ramènera le
sort de tous les hommes à celui des plus pauvres et des plus ignares.
Mais du même souffle et avec une apparente incohérence, les
anticollectivistes prédisent que la Révolution n’apportera pas, dans
les faits, cette égalité antiphysique dont rêve le socialisme : il s’y
essayera sans doute, mais, plus tyrannique, le collectivisme serait
aussi plus partial dans la pratique, plus injuste qu’aucun autre
régime, plus porté au favoritisme et à la corruption.
La polémique devient précise lorsque le principe de rémuné-
ration est mis en cause. Les ennemis du socialisme n’ont pas eu de
peine à montrer que les différents leaders socialistes avaient, sur ce
point à vrai dire essentiel, des doctrines bien diverses et que la
plupart d’entre eux avaient renoncé au principe d’une rémunéra-
tion strictement égale, la voyant eux-même comme irréalisable et
nuisible. La rémunération sur la base, indifférenciée, de l’heure de
travail productif est dénoncée comme une idée ouvriériste pri-
maire : c’est la « force intellectuelle » qui se développe dans le
monde moderne ; la mesurer, comme le travail du maçon ou du
manœuvre, en « heures de travail social » serait absurde. « Paiera-
t-on par un même bon social l’heure de travail d’un architecte,
d’un maçon, d’un manœuvre, d’un juge, d’un chiffonnier23 ? »
Comment évaluer la valeur horaire d’une invention scientifique,
d’une statue, d’un tableau ? Cette question de la rémunération
calculée par l’État était un point très faible de la propagande socia-
liste : peu d’idéologues socialistes (quelques-uns tout de même)
trouvaient praticable, suffisamment émulateur ou même simple-
ment juste un système où l’heure de l’architecte équivaut à l’heure
du manœuvre. Faute de pouvoir appliquer le principe à la lettre, ils
recréaient des échelles de rémunérations qui, censées répondre à

23. Jean O. Causeries ouvrières. La solution collectiviste, 1912, p. 27.


IV PROPHÉTIES 147

l’utilité sociale, semblaient concéder au moins que l’égalité des


conditions leur paraissait, à eux aussi, inapplicable. Les
anticollectivistes de toutes obédiences n’eurent pas de peine à ex-
ploiter les apories qui se multipliaient en ce secteur de la réflexion.
« À chacun selon ses œuvres », comprises comme rémunération des
« heures travaillées », toutes de même utilité sociale ? C’est créer le
marasme social, prédisait-on, sans même supprimer toute émula-
tion ni le bénéfice d’inégalités naturelles : l’ouvrier qui aura plus de
force, d’énergie ou plus de volonté sera un privilégié ; il n’aura pas
à se montrer plus intelligent, plus ingénieux puisque de telles
qualités ne seront pas rémunérées, mais il pourra, grâce à son
énergie, travailler plus longtemps, obtenir des primes, « il y aura
encore une aristocratie du travail24 ». Voyons alors la formule « De
chacun selon ses forces à chacun selon ses besoins ». Ici plus de
rémunération puisqu’il n’y a plus de lien entre le travail fourni et
les avantages réclamés à la Communauté. C’est la seule peut-être
absolument juste, « or, avec ce système, je dis que toute la nation
tombe immédiatement en léthargie et que vous ne pouvez pas l’en
réveiller », et dès lors la production chutera à la verticale25. Prenons
encore la formule « À chacun selon ses œuvres » en distinguant
cette fois, comme le faisaient la plupart des leaders socialistes,
travail ordinaire et travail qualifié. Les anti-socialistes feignent de
s’inquiéter alors pour l’égalité. « Voilà encore le capitalisme qui
revient26 ». Des supériorités se recréeront et, présage-t-on, des pri-
vilèges s’extorqueront peu à peu avec toute une part de favori-
tisme : ce ne seront pas les plus méritants, mais les « amis des
bureaucrates » qui se partageront les primes salariales. Les raison-
nements contre le socialisme égalitaire aboutissent à un dilemme :
ou la stagnation et la ruine ou le retour à une sorte de capitalisme
corrompu, pas la peine une fois de plus de changer de gouverne-
ment.
Incapable d’assurer une véritable égalité dans la prospérité, le
collectivisme ne pourrait chercher à accomplir son programme
qu’en lui sacrifiant toute liberté. « Le collectivisme détruit absolu-

24. Faguet, 1907, p. 225.


25. Ibid., 227-228. C’est exactement ce que prédit déjà M. Chevalier, Lettres sur l’orga-
nisation du travail, ou Études sur les principales causes de la misère, 1848, p. 50.
26. Ibid., 223.
148 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

ment toute liberté dans un pays. Il le reconnaît lui-même et ce n’est


jamais sur le terrain de la liberté qu’il se place, mais sur celui de
l’égalité », assure Émile Faguet, — mais pas du tout, il ne reconnais-
sait pas cela, les programmes des partis promettaient qu’après la
révolution, on assisterait à une « généralisation des libertés sous le
régime collectiviste27 ». Engels n’avait-il pas caractérisé la fin de
l’histoire comme le « Règne de la liberté » ? Autre débat aporétique
et dialogue de sourds interminable. Les libéraux prétendaient avoir
démontré avec force que la propriété individuelle est la condition
de la liberté et de l’exercice des droits civiques. Les socialistes
répliquaient avec non moins de conviction que, la grande majorité
des citoyens travailleurs n’ayant aucune propriété, le principe de
propriété dans son abstraction ne leur garantissait aucun des droits
dont on prétendait se soucier. Les libéraux et les socialistes se sont
joué la fable du chien et du loup. Les socialistes n’ont pas eu assez
d’ironie amère devant les apologies du « libre contrat » entre em-
ployeur et exploité. Vraiment, il serait libre, ce contrat ? Jaurès le
disait avec force : dire que la condition des libertés politique et
intellectuelle, c’est la propriété privée revient à prétendre que c’est
« le servage économique de la classe ouvrière » qui est condition de
« la » liberté. Le « dogme de la liberté du travail » permet au tra-
vailleur de « librement » accepter un salaire de famine et légitime
la plus épouvantable exploitation : « Le patron, libre d’exploiter,
oui. L’ouvrier, libre de quitter le bagne et de mourir de faim,
oui28 ». Partout où le mot liberté apparaît dans le discours bour-
geois, le socialiste décèle le mal social et les sophismes qui le ca-
chent. « Tous les crimes de la bourgeoisie ont toujours été perpétrés
au nom de la liberté de ceci ou de cela », résume le marxiste Jules
Guesde29 . La réplique socialiste aux objections liberticides est dou-
ble et contradictoire : la situation du travailleur ne saurait être pire,

27. Lucien Deslinières. L’application du système collectiviste. Préf. de J. Jaurès. Paris :


Revue socialiste, 1899, p. 404.
28. L’aurore sociale, 16.4.1889, p. 1.
29. Le cri du travailleur, 1.11.1890, p. 1. Auguste Blanqui, bien avant Guesde, prétendait
bien savoir pourquoi la classe régnante fait si grand cas de la liberté et pourquoi
elle reproche avec tant de colère aux révolutionnaires de vouloir y attenter : « La
liberté qui plaide contre le communisme nous la connaissons, c’est la liberté
d’asservir, la liberté d’exploiter à merci, la liberté des grandes existences comme
dit Renan, avec les multitudes pour marchepied ».
IV PROPHÉTIES 149

dans tous les cas, que dans le « bagne capitaliste » et le socialisme


sera le seul régime qui assurera vraiment, distributivement, le maxi-
mum de libertés possibles en leur donnant pour base l’indépen-
dance économique avec la « propriété sociale » qui sera la propriété
de tous. C’est sur cette formule de la « propriété sociale » comme
propriété effectivement collective, tache aveugle de la propagande
social-démocrate, que vient buter le débat sur l’épanouissement ou
l’étouffement des libertés.
Les programmes socialistes d’avant la Grande Guerre ne pré-
voient jamais mettre d’entraves, après la Révolution, aux libertés ci-
devant bourgeoises, même celles incompatibles avec les mœurs
d’une société émancipée — mais ils en supputent la disparition
rapide néanmoins. Le « reflet religieux s’évanouira », se réjouit-on,
les cultes religieux disparaîtront d’eux-mêmes, mais il n’est guère
question d’encourager dans leurs superstitions les derniers croyants.
« On éliminera de l’enseignement public l’instruction religieuse
pour l’édifier tout entier sur la base de la science positive30. » On
n’utilisera pas contre les religions agonisantes de moyens coercitifs,
promettent tous les programmes. Le budget des cultes sera sup-
primé, mais les prêtres seront libres de dire gratis messes et prières.
Pour la liberté de la presse, August Bebel la garantit en termes
irréprochables en confirmant que la société de l’avenir sera la
démocratie authentiquement réalisée avec toutes les libertés à la
clef : « une société basée sur la démocratie la plus complète ne
connaît ni ne souffre l’oppression31 ». Tout de même quelques
compagnons de route avaient leurs doutes : que deviendra-t-elle,
cette liberté, le jour où l’État sera « le seul et unique imprimeur, le
seul et unique éditeur32 » ? On leur répondait qu’il y aurait des
« commissions élues » chargées de délivrer le bon-à-tirer...

EFFETS PERVERS GÉNÉRALISÉS


Des quatre ensembles d’objections faites à l’application des
principes mêmes, la polémique passe insensiblement à des prédic-

30. Anton Menger. L’État socialiste. Trad. Edgard Milhaud ; Introd. de Charles Andler.
Paris : Bellais, 1904, p. 307.
31. August Bebel. La femme et le socialisme. Gand : Volksdrukkerij, 1911, p. 649. [Trad.
revue sur la 50e éd. allem.]
32. Alfred Naquet. Temps futurs. Socialisme, anarchie. Paris : Stock, 1900, 189.
150 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

tions qui les prolongent, qui prennent appui sur les contradictions
qu’on a prétendu mettre en lumière. Opposer aux plans tirés par
le socialisme des conjectures dystopiques, elles-mêmes formées de
chaînes de raisonnements conjecturaux, implique que dans les
deux camps on quitte décidément le terrain des valeurs immanen-
tes et des observations empiriques.
Le futur régime socialiste sera fatalement conduit à faire le
contraire de ce qu’il prétend vouloir, à chercher à aboutir à ses fins
par des moyens qu’il réprouve et il aboutira tout aussi fatalement
aux résultats contraires de ceux qu’il promet ; le projet collectiviste
est ouvert à des dévoiements hautement probables et n’offre aucun
garde-fou pour empêcher son inévitable perversion. Tout se ra-
mène donc à l’argument de l’effet pervers. Aboutissant à la ruine, à
la démoralisation, à la famine et non à la prospérité, le collectivisme
n’arrivera à ce fatal résultat qu’après l’avoir conjuré pendant un
temps par la coercition, le travail forcé, par le recul de la culture,
par la création d’une classe de privilégiés, par l’élimination de tout
contrôle démocratique33. Dès 1848, toutes les prédictions se confor-
ment à cet argument du résultat inverse inévitable : « Un principe
de répartition basé sur l’égalité est en gestation de la tyrannie, de
la paresse et de l’inégalité34... » Dans ses deux volumes de 1849, Le
socialisme et ses promesses, J.-J. Thonissen se propose « de prouver que
l’application de ces doctrines sociales auraient pour conséquence
immédiate et fatale un résultat dont personne ne veut : le despo-
tisme, la barbarie, la misère universelle35. » Ce sera, dit-il, comme ce
fut dans le Münster de Jean de Leyde : on commence par promettre
justice, vertu et égalité — et on a la dictature fanatique, la terreur,
la débauche et la famine. Le socialisme voulait faire le bonheur de
l’ouvrier ? « C’est lui qui portera le poids de l’erreur commise [...]
en descendant rapidement les échelons de l’appauvrissement jus-
qu’au dernier degré de la misère36. »

33. Voir Reinach, Démagogues et socialistes, 1896, p. 9 et Jean, Causeries ouvrières. La


Solution collectiviste. Paris : La Maison bleue, 1912, p. 16.
34. Avril, La communauté, c’est l’esclavage et le vol, ou : Théorie de l’égalité et du droit, 1848,
p. 87.
35. Le socialisme et ses promesses. Bruxelles : Société pour l’émancipation intellectuelle,
Jamar, s.d. [1849], I, p. 7.
36. Benard, Le socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui, 1870 [= 1869], p. 58.
IV PROPHÉTIES 151

L’argument de l’effet pervers pouvait se moduler en dilemme :


ou le régime collectiviste sera la dictature et le travail forcé, ou ce
sera l’anarchie et l’effondrement immédiat de la productivité37. Et
tant qu’à faire, ce sera tout aussi probablement un mélange des
deux, « système esclavagiste et léthargie nationale 38 ». Les
anti-collectivistes tombent d’accord sur les mêmes prophéties : dis-
cipline de fer, autoritarisme, fonctionnarisme, népotisme. Le socia-
lisme peut bien aujourd’hui dénoncer le « servage », l’« esclavage »
ouvriers et promettre l’« émancipation » de l’humanité. La situa-
tion des travailleurs vis-à-vis de l’État tout puissant qu’ils veulent ne
deviendra-t-elle pas, cette fois sans figure ni hyperbole, légalement
comparable à l’esclavage antique39 ? Le socialisme devra rapide-
ment rétablir l’esclavage et ce faisant, par ce crime même, il n’abou-
tira pourtant qu’à l’échec : « le travail esclave donnera ce qu’il
donne toujours : le minimum de rendement sous un maximum de
rigueur40 ».
Cet argument de l’effet pervers se complète parfois de l’argu-
ment de l’innocuité : ce sera la même chose que sous le capitalisme,
mais en pire. « Le travailleur ne posséderait pas plus qu’aujourd’hui
les outils et les machines nécessaires à sa tâche ; il ne dirigerait pas
plus qu’aujourd’hui les entreprises. [...] Le collectivisme générali-
serait ce qu’il considère comme un mal, la séparation de l’homme
et des instruments de travail41. » Quant aux fonctionnaires, ils « ne
différeront pas sensiblement de ceux d’aujourd’hui sauf qu’ils se-
ront plus impertinents et plus autoritaires42. » Nous en venons ainsi
à la bureaucratie, objet-clé des prophéties dystopiques jetées aux
collectivistes pendant les quarante années qui précèdent la Guerre.

L’ÉTAT ET LA CLASSE BUREAUCRATIQUE


Ce qui intéresse surtout rétrospectivement dans ces abondan-
tes argumentations par prophétie, c’est qu’elles mettent toutes au
centre de leurs prédictions une figuration anticipée de l’État socia-
37. Eichthal, Pages sociales, 1909, p. 42.
38. Faguet, Le socialisme en 1907, 1907, p. 220.
39. Jean, op. cit., 1912, p. 22.
40. Ibid., 214.
41. Leroy-Beaulieu, Paul. Le collectivisme : examen critique du nouveau socialisme, 1884, p.
30. Rééditions, 1893, 1903, 1909.
42. Seilhac, L’utopie socialiste. 1908, p. 8.
152 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

liste comme pléthorique et totalitaire — ce n’est pas un anachro-


nisme d’interpoler ce terme comme on va voir. En attaquant sur ce
point, ils rejoignent les objections obstinées des libertaires, de Bakou-
nine à Jean Grave et à Kropotkine. Polémistes bourgeois et contra-
dicteurs anarchistes touchent au maillon le plus faible du programme
collectiviste. Qu’en serait-il de cet État, auto-dissout, assurait-on, en
une simple et technique « administration des choses », mais tout de
même État producteur, planificateur, répartiteur, gestionnaire de
tout l’économique pour toute la société ? À couvert de quelques
thèses de principes, c’est ici que des conceptions antagonistes se
sont le plus vivement affrontées dans le socialisme même, à la
faveur de formules convenues et de solutions sommaires apportées
à des difficultés obscurément entrevues.
Cet État futur, disent les réfutateurs, sera une chose inconnue
et redoutable, « une autorité centrale consciente, omnisciente et
toute puissante, dominant d’assez haut l’économie nationale pour
en apercevoir l’ensemble » ; le collectivisme « investit l’État d’un
immense pouvoir qui embrasse tous les domaines de l’activité indi-
viduelle43 ». « Le socialisme est un étatisme effréné qui ne veut à
l’État ni limitation ni contrepoids » : les socialistes se récriaient à
cette assertion d’Émile Faguet44, que partagent tous les critiques
bourgeois. Ils rejetaient comme malveillante et absurde l’image
despotique de l’État producteur unique et patron universel. L’État
du travail, l’État populaire, « inséparable » du peuple, ne serait plus
un État du tout : il n’aura aucune fonction autoritaire à remplir,
n’ayant aucune classe privilégiée dont il lui faille maintenir la do-
mination. Ce sera une simple « administration des choses », for-
mule saint-simonienne passée par Marx. Faguet répliquait que les
mots importaient peu, cela « ne s’appellera peut-être pas l’État et
cela m’est bien égal, mais ce sera une tyrannie et une tyrannie
plongeant le pays dans l’inertie et dans le coma45 ». Jaurès répli-
quait à ces sortes de critiques avec stupeur, « il n’y aura plus d’in-
térêts de classe à servir dans l’ordre socialiste : qui donc pourrait
tyranniser les citoyens46 ? » Ces répliques abstraites laissaient plus

43. Bourguin, Les systèmes socialistes et l’évolution économique, 1904, p. 46 et 68.


44. Faguet, p. 203.
45. Page 243.
46. Texte de 1898, Œuvres, vol. VI, p. 102.
IV PROPHÉTIES 153

que sceptiques les anti-socialistes, mais leurs objections se divisent


ici en deux branches.
Pour les uns, l’État sera rapidement inefficace et corrompu en
raison du souci omniprésent de contenter le suffrage universel. La
servilité sera le lot d’administrateurs et de magistrats élus, désireux
de ne pas déplaire47. L’État démocratique écrasera les minorités
parce que régi par des majorités ignares et intolérantes : « Malheur
aux amis du bon vin qui habiteraient un pays où les partisans de la
tempérance auraient la majorité48 ! »
Pour les autres cependant, pour la majorité des objecteurs, ce
n’est pas cette démagogie universelle qui menaçait. L’État collecti-
viste par sa nature et par les fonctions qu’on lui attribue est incom-
patible avec un quelconque contrôle démocratique. Il doit à la fois
commander et être subordonné à ceux à qui il commande. Il doit
faire travailler des gens qu’il s’aliénera s’il insiste trop. Ce sont des
paradoxes pratiques dont il ne pourra sortir que d’une seule fa-
çon : le collectivisme sacrifiera fatalement sa démocratie encom-
brante à la rationalité productiviste qu’il promet d’assurer. Il le fera
d’autant plus fatalement que la démocratie de masse face à un
appareil aussi énorme est une chimère, qu’elle ne peut fonction-
ner. La masse qui commande ? « Ce n’est que la masse comman-
dant à quelques-uns de la commander ». Émile Faguet réplique au
marxiste Gabriel Deville :
Où a-t-il vu que jamais l’autorité de la masse sur les individualités fût
autre chose, en dernière analyse et en pratique, que l’autorité de
quelques individualités sur la masse49 ?
Eugéne d’Eichthal s’était emparé en 1903 d’un curieux ouvrage
du leader allemand Karl Kautsky, traduit en français sou le titre Le
lendemain de la Révolution50. Le théoricien marxiste y décrivait dans
le détail la mise en place du collectivisme. Il justifiait cette entre-
prise éminemment utopique par la nécessité de fixer au parti la
voie à suivre pour un événement qui « peut nous ménager bien des

47. Blache, op. cit., p. 387.


48. Alfred Naquet, in H. Brissac, La Société collectiviste. Préf. de Jean Jaurès. Paris :
« Petite République », 1895, p. 15.
49. Page 200.
50. Karl Kautsky. « Le lendemain de la Révolution sociale », Mouvement social, 1 fév.1903-
1 mars 1903. [trad. de Am Tage nach der sozialen Revolution. Berlin, 1902].
154 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

surprises51. » Or d’Eichthal qui consacre tout un livre à démolir


Kautsky, montre une contradiction centrale entre les protestations
de démocratie maintenue et le plan colossal de collectivisation et de
centralisation que les socialistes se promettaient de réaliser en un
tournemain. « Il oublie une chose : c’est d’établir qui osera et
pourra tenir le manche du balai dans cette opération gigantesque
destinée à bouleverser la vie sociale et économique de toute une
nation laborieuse, à transplanter des milliers et des millions d’indi-
vidus, à les faire changer de métier et d’habitudes, opération gigan-
tesque que n’oserait pas tenter un Gengis Khan ou un César
industriel. » La collectivisation, telle que décrite par le chef du
principal parti ouvrier européen, lui paraissait incompatible avec le
maintien du suffrage universel et des droits de l’homme. « Reste à
savoir, ironise-t-il, si ceux qui pourraient s’en charger seront élus
par ces millions de futurs déplacés ou éliminés52... » Poser la ques-
tion, c’était y répondre.
Au delà même de la question du contrôle démocratique d’un
État omnipotent et chargé de changer la société du tout au tout, au
delà même du fait que les dirigeants ne pourraient souffrir que le
suffrage universel vienne contrecarrer leurs immenses projets, se
posait une question plus élémentaire : comment imaginer confier
à des hommes un tel pouvoir sans qu’ils en abusent ?
Dès 1840, Lamennais oppose cette objections aux projets
étatistes de Louis Blanc et autres doctrinaires : « de bonne foi, croit-
on que des êtres humains, en possession d’un pareil pouvoir qui
leur livre tout, personnes et choses, n’en useront que suivant la
justice, s’oubliant eux-mêmes pour ne songer qu’au bien de tous53 ? »
Même de l’intérieur du camp réformateur, c’est toujours le repro-
che d’angélisme rousseauïste qui fuse devant des projets qui
présupposent l’homme vertueux, présupposé indispensable
pour soutenir le projet. (Angélisme abstrait, c’est peu dire quand
on voit Louis Blanc justement, fondateur romantique du socialisme
étatiste, définir en ces termes sidérants l’État organisateur central
qu’il appelait de ses vœux : « c’est, écrit-il dans Le catéchisme des

51. Page 204.


52. « Le lendemain de la Révolution sociale ». Paris : Chaix, 1903, p. 11.
53. Lamennais, Hugues Félicité de. Du passé et de l’avenir du peuple. Paris : Pagnerre,
1841, 152-154.
IV PROPHÉTIES 155

socialistes54 , une réunion de gens de bien, choisis par leurs égaux


pour guider la marche de tous dans la voie de la liberté ».)
Autre voie de la critique conjecturale : le gaspillage inévitable
d’une économie d’État. Le collectivisme veut remplacer le marché
par un État planificateur, l’œil fixé sur ses statistiques, « et tout cela
pour éviter la surproduction ! Mais évidemment on retrouverait la
surproduction sous une autre forme, à savoir sous forme de “ cou-
lage ”. Quel intérêt à la stricte économie auraient tous ces bureau-
crates55 ? » Gaspilleur et incontrôlable, l’État collectiviste engendrera
la chute de production, l’inertie, la paresse inconsciente ou calcu-
lée. Aucun intérêt à ne pas fatiguer la machinerie, à ne pas gaspiller
la matière première. « Une société fondée sur un système qui n’in-
téresse pas les producteurs à l’emploi des instruments perfection-
nés et à l’économie des moyens est condamnée à la stagnation, au
coulage, à l’affaiblissement de la production et finalement à la
médiocrité, sinon à la disette générale56 ». L’abondance de services
gratuits, le spectacle de la gabegie étatique, l’absence d’intérêt
direct à l’effort entraîneront le marasme, la « léthargie » avait pré-
dit Proudhon, critique suspicieux de tous les projets autres que le
sien, et c’est un mot que tous se repassent, « l’engourdissement
dans l’esclavage », promet Émile Faguet.
Il est non moins évident que cet État bureaucratique univer-
salisera les mauvais services. Déjà en France, les monopoles d’État
(tabacs, allumettes, téléphone) se caractérisaient par le mépris de
l’usager, l’inefficacité, le favoritisme, la médiocrité du produit, le
gaspillage et l’irresponsabilité. À cet exemplum immédiat, les socia-
listes répliquaient que c’est justement parce qu’il s’agit de l’État
bourgeois, et qu’il n’est pas organisé pour produire : « l’État socia-
liste dont la production sera le principal but, montrera une supé-
riorité dont on ne peut douter57 ».
Les empiètements de cet État futur, tyrannique et conduit
fatalement à peser sur le libre choix des professions, sur la liberté
de circulation et de domicile, ne se limiteront pas à la suppression
du contrôle démocratique qu’il ne pourra souffrir. Toutes les liber-

54. Paris : « Nouveau monde », 1849.


55. Faguet, Le socialisme en 1907, 1907, p. 211.
56. Bourguin, Les systèmes socialistes et l’évolution économique, 1904, p. 28.
57. « L’Application du système collectiviste », Revue socialiste, 28 : 1898, p. 697.
156 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

tés démocratiques seront abolies l’une après l’autre parce qu’elles


gêneront la planification. L’ouvrier n’aura pas même le choix que
lui donne le capitalisme entre plusieurs patrons ; il n’en aura qu’un
à jamais et il « ne pourra quitter soit sa profession, soit sa résidence
sans une permission58 ». Ce sera « la caserne », disait-on ; Gustave
Le Bon préfère l’image du couvent : le pays ne sera « qu’une sorte
d’immense couvent soumis à une sévère discipline maintenue par
une armée de fonctionnaires59 ». Les socialistes promettaient au
contraire le « règne de la liberté » et niaient que le travailleur ait la
moindre liberté en régime bourgeois : la liberté dans l’antago-
nisme des classes n’existe pas, elle se ramène à la liberté de faire le
mal, au droit du plus fort d’écraser le plus faible. Elle est un vain
mot pour le peuple asservi car la pauvreté, la misère, c’est l’escla-
vage ; est-on libre quand on manque de pain ? Le prolétaire n’est
pas un libre citoyen, c’est, littéralement, un esclave, le salariat est « la
dernière forme de l’esclavage » ; l’ouvrier est « l’esclave du capita-
lisme », il est « l’esclave moderne » ; il est « fatigué d’être esclave » ;
sa condition est « inférieure à celle de l’esclave ancien » car il peut
« crever », ses maîtres s’en moquent etc. C’est cet esclave dont les
socialistes réclament « l’affranchissement », dont ils préparent
« l’émancipation ». Or, tous les anti-socialistes s’accordaient sur
une prédiction : celle de l’« esclavagisme collectiviste si évident », le
socialisme serait, sans hyperbole, dans ses lois et sa pratique, escla-
vagiste60. Ici encore, le prophétisme a sa source chez le très pessi-
miste Spencer qui dans The Man versus the State, 1884, consacre un
chapitre entier à « L’esclavage futur ».
Les plus faibles signes d’initiative individuelle seront en tout
cas réprouvés, peut-être réprimés. L’individu perdra toute identité,
il sera sacrifié à la société dont il sera un « rouage » anonyme, un
« numéro » comme au bagne. Ce sera la « ruche », la « fourmi-
lière »... Les opposants au socialisme voient autre chose qu’une
égalité des chances et une égalisation des conditions économiques :
la désindividuation, le déni de toute différence, la répression de
ceux qui refuseront l’uniformité docile exigée. Ce fut ici un topos

58. Leroy-Beaulieu, Le collectivisme : examen critique du nouveau socialisme, 1884, 28.


Rééditions, 1893, 1903, 1909.
59. Le Bon , Psychologie du socialisme, p. 33.
60. Faguet, 194.
IV PROPHÉTIES 157

de débat populaire autant que de « haute » philosophie sociale : on


entendait dans les meetings cette protestation de quelques mauvais
esprits : « on ne sera plus qu’un numéro », ce sera la « monotonie
universelle ». Dans sa dystopie anticollectiviste, Eugen Richter avait
prédit l’imposition du vêtement uniforme. Les collectivistes répli-
quaient avec feu que l’égalité sociale favoriserait la diversité et
donnerait libre carrière aux « vraies » supériorités...
Autre vision cataclysmique : la tyrannie de l’État s’étendra
bientôt au contrôle des productions intellectuelles ; il n’y aura pas
besoin de censure si l’État est le seul imprimeur et le seul libraire.
Parmi les prophéties de l’anti-socialisme, et ce, depuis 1848, figurait
en bonne place l’argument de la Mort-de-l’art : les arts « disparaî-
traient immédiatement d’une société pareille61 », le collectivisme
verrait le triomphe du « matérialisme le plus grossier ». La tyrannie
de l’État socialiste s’étendrait fatalement jusqu’aux consciences,
aux idées. La création artistique sera soumise au contrôle du ré-
gime. On ne jouera sur tous les théâtres, avait prédit Eugen Richter
dans ses Sozialdemokratischen Zukunftsbilder, que des pièces glorifiant
la révolution sociale et renouvelant le « souvenir de l’infâmie des
exploiteurs et des capitalistes62. » L’art ne sera plus qu’un mono-
tone instrument d’endoctrinement et de propagande.
Les mœurs se dégraderont, la famille se décomposera, le
mariage sera déserté et avec la famille disparaîtront « les plus no-
bles sentiments de l’âme humaine », l’union libre, la promiscuité et
la prostitution tiendront lieu de morale sexuelle. L’infanticide d’État
— déjà prôné par Platon — sera le moyen de contrôler la crois-
sance de la population63. La communauté s’occupera des enfants et
l’homme, le besoin satisfait, s’éloignera de sa compagne occasion-
nelle. « L’union libre aboutira au harem national dans lequel le
mâle collectiviste ne viendrait chercher qu’un exutoire à ses lassi-
tudes sociales64 . »

61. Le Bon, Psychologie du socialisme, p. 33.


62. Richter, Eugen. Où mène le socialisme ? Préface de Paul Leroy-Beaulieu. 1892. Adap-
tation française de : Sozialdemokratischen Zukunftsbilder. Frei nach Bebel. Berlin :
« Fortschritt » A.G., 1891.
63. Avril, op. cit., p. 129.
64. Noël Blache. Le socialisme - méthode et chimère. Paris : Cornély, 1907, p. 390.
158 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Au bout du compte, le communisme, surexploiteur et


inégalitaire, supprimera « la conscience morale de l’homme pour
mettre à sa place la toute-puissance, la tyrannie collective et néces-
sairement indispensable de l’État », souverain arbitre des devoirs
des uns et des autres et souverain dispensateur des avantages. Ces
lignes qui préfigurent la définition du totalitarisme sont de 1871...65
Mais surtout, l’État socialiste n’abolira pas les classes, comme
c’est son premier but claironné et la raison de son succès chez les
salariés. Au contraire, il engendrera une nouvelle classe ou plutôt il
développera immensément une classe qui est apparue dans toutes
les sociétés modernes et il lui donnera une prépondérance accrue :
la « bureaucratie ». L’idée et la thèse viennent encore de la socio-
logie de Herbert Spencer : la croissance bureaucratique accompa-
gnait l’évolution des États modernes et le socialisme n’était qu’une
version hyperbolique de cette tendance et comportait probable-
ment une juste vision de l’avenir. Alors que le socialisme se flattait
de supprimer les « parasites » improductifs, commerçants, avocats,
prêtres, prostituées et rentiers, on lui voit développer une « plé-
thore bureaucratique », parasitique d’abord, ensuite irresponsable
et inefficace, enfin privilégiée et exploiteuse. Il faudra bien faire
surveiller et organiser le travail, « cela suppose une armée d’inspec-
teurs qui doublerait [l’]armée de bureaucrates ». « On est effrayé,
ironise Edmond Faguet, du nombre d’agents improductifs qu’exi-
gerait un régime inventé pour augmenter le nombre des produc-
teurs et diminuer le nombre des parasites66. » L’idée n’était pas
nouvelle. Je vois le thème de la pléthore bureaucratique faire irrup-
tion dans les visions d’horreur des premiers pamphlets de 1848 :
Puis qu’on se figure, si on le peut, cette armée d’administrateurs, de
directeurs, de surveillants, de percepteurs, de commis de tous genres
et de tous grades qui seraient nécessaires pour régler et distribuer le
travail agricole et industriel. [...] La moitié de la nation serait em-
ployée à régenter l’autre67.
Les visions de la bureaucratie future exploitent les thèmes de
la pléthore, du favoritisme, de l’indolence, de l’impéritie, de la

65. Franck, Le communisme jugé par l’histoire depuis son origine jusqu’en 1871. 1871, 7. (3e
éd.)
66. Faguet, op. cit., p. 221.
67. Bonjean, Socialisme et sens commun. Paris : Le Normant, 1849, 23-4.
IV PROPHÉTIES 159

déperdition des initiatives dans d’interminables filières décision-


nelles. Cependant les polémistes voient aussi dans la bureaucratie
non seulement le produit parasitique et obèse d’un État tout puis-
sant, mais une nouvelle strate ou caste qui, dans une société égali-
taire, saura bien se tailler des avantages et se perpétuer, se
transformer peu à peu en classe dominante. Ce seront les « capita-
listes de demain », prédit le radical Alfred Naquet68. Ces « gestion-
naires », ceux que pudiquement la propagande socialiste nommait
ainsi, resteront-ils des producteurs ? Cela paraît « à peu près impos-
sible ». Inamovible et privilégiée, « voilà donc une nouvelle classe
bourgeoise, et la plus inacceptable, reconstituée sur le dos de la
collectivité », prophétise le réformiste Noël Blache en 190769. Cette
classe de fonctionnaires aura concrètement tous les pouvoirs, ce
seront « des despotes à un degré que jamais l’humanité n’a jus-
qu’ici connu70 ». « Exécrés et sûrement exécrables », prédit-il en-
core. Kautsky, Jaurès, Vandervelde avaient inventé d’ingénieuses
spéculations pour montrer que de tels développements fâcheux
étaient exclus par hypothèse. Blache n’est pas convaincu : « ces
objections sont formidables. Mieux encore, elles restent sans ré-
ponse71 ».
C’est Émile Faguet, homme de lettres conservateur, rien moins
que politique ou économiste qui, la même année, a le plus brillam-
ment développé contre le socialisme cette vision d’une classe domi-
nante nouvelle : « les députés et le gouvernement seront le décor ;
la réalité sera la bureaucratie72 ».
[Le collectivisme] prétend supprimer l’inégalité, l’anarchie indus-
trielle et la misère. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Et il me semble que
je vois tout cela renaître dans son système et sous son régime.
Voyez-vous bien l’égalité collectiviste ? Je vois un peuple de fonction-
naires ; et au-dessus de lui, dirigeant le travail, une classe énorme,
qu’on ne saurait évaluer, mais que pour mon compte j’estime devoir
être le tiers ou au moins le quart de la nation, composée des statis-
ticiens, des bureaucrates, des chefs de travail, des surveillants de
travail, des inspecteurs de travail, des contrôleurs de travail. Mais la

68. In Brissac, op. cit., p. 9.


69. Page 196.
70. Leroy-Beaulieu, Paul. Le collectivisme : examen critique du nouveau socialisme, p. 28.
71. Faguet, p. 137.
72. Page 196.
160 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

voilà, l’aristocratie ! Elle renaît ; et elle est un peu plus désagréable


à considérer que la classe des privilégiés actuels. C’est une caste, et
une caste qui ne pourra guère manquer, outre qu’elle sera oppres-
sive, d’être insolente. Elle ne sera pas possédante ; elle ne sera pas
plus payée, de quelque façon qu’on le soit à cette époque, elle ne
sera pas plus munie que la classe travailleuse. Soit. Mais, en tant que
loisirs qu’elle pourra se ménager, en tant qu’avantages qu’elle pourra
se faire donner par les travailleurs en les bien traitant, en tant que
facilité de vie, en tant que puissance, influence, prépondérance, en
tant que consommation de produits dont elle aura en mains la
distribution et répartition et dont il est assez probable qu’elle se
réservera quelque peu plus qu’elle ne donnera aux autres, en vertu
de la charité bien ordonnée, elle sera incomparablement plus heu-
reuse, plus jouissante, du moins, que la classe inférieure. Tranchons
donc le mot, puisque la chose est évidente, cette classe exploitera la
nation, tout simplement73.
Certains voyaient encore, au-dessus de cette classe nouvelle,
s’établir un Dictateur absolu dont les bureaucrates seront les exé-
cuteurs de basses œuvres. « Pouvoir souverain d’un seul, obéissance
passive de tous ; autocratie arbitraire d’un côté, asservissement
ignomineux de l’autre74 ! »
Quant à la fin, à l’effondrement inévitable du régime, il n’est
qu’une image qui revient : au bout d’une misère croissante et d’une
démoralisation générale, ce sera la famine, « la hideuse famine75 ».
Et Charles de Bussy d’ironiser sombrement : « Nous aurions bien
véritablement alors l’égalité absolue, la cruelle et barbare égalité de
la faim, du mal, du désespoir76. »

LES ANARCHISTES CONTRE LE COLLECTIVISME


Les libertaires de leur côté n’ont jamais coupé à la thèse
socialiste officielle de l’État futur, réduit à une simple « administra-
tion des choses » surveillée par une démocratie étendue. Ils y ont
dénoncé d’avance un hyper-capitalisme qui serait inévitablement
plus exploiteur que jamais. « Le collectivisme est l’expression même
de l’étatisme, accuse L’Anarchie, il remplace une tyrannie par une

73. Faguet, p. 243.


74. Merson, Du communisme. Réfutation de l’utopie icarienne. 1848, p. 196.
75. Guérin, La faillite du socialisme, 1902, p. 83.
76. Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859, p. 211.
IV PROPHÉTIES 161

tyrannie77 ». En accusant les collectivistes de vouloir se faire les


chefs tout puissants d’un « capitalisme d’État », ils les faisaient hurler
d’indignation. Mais les anarchistes n’ont jamais abandonné leur
soupçon : « Quand nous leur disons que c’est cela qu’ils veulent, ils
se fâchent ; mais ils ne précisent pas quelle autre forme d’organi-
sation ils entendent établir78 ».
Les objections « bourgeoises » contre le projet collectiviste
rencontrent terme pour terme les objections accumulées en qua-
rante ans de polémique contre leurs frères ennemis par les compa-
gnons anarchistes79. Le collectivisme dans lequel les « partis
autoritaires » avaient mis leur espérance, au contraire de la libre
communauté anarchiste, formait à leurs yeux un projet monstrueux
et pervers, asservissant l’homme plus que jamais. Son instauration
serait la pire des choses qui pourrait arriver à l’humanité. Ce sera
« le fonctionnariat, c’est-à-dire le peuple travaillant au compte de
l’État, rétribué par l’État80 », « le communisme de couvent ou de
caserne81 ». « Cette forme nouvelle de gouvernement qu’on pro-
pose sournoisement à l’aveugle crédulité des foules sous le nom
varié d’État ouvrier, d’État Socialiste, d’État du peuple (Volkstaat) ne
nous inspire pas plus de confiance [que l’État bourgeois]82 . » Les
prophéties sont semblables à celles auxquelles les bourgeois libé-
raux se livraient : le citoyen se devra tout entier à l’État, prédisent
les libertaires, il sera tenu de répondre à toute réquisition. Cet État
créera une immense armée de fonctionnaires tout en supprimant
toute initiative privée. Loin d’abolir les classes, l’appareil socialiste
parvenu au pouvoir constituera bientôt une nouvelle bourgeoisie,
ce qu’il brûle de devenir. Ce sera simplement Ôte-toi de là que je m’y
mette ! Pour les idées nouvelles, en tous temps forcées de lutter
contre les idées prépondérantes, ce sera l’écrasement complet. Plus
de liberté d’expression donc, les masses abruties, l’art écrasé. Le
77. 21 août 1908, p. 1. D’où la guerre entre anars et autoritaires : « la Révolution doit
déclarer la guerre, la guerre sans trève ni merci, non seulement au pouvoir actuel,
mais à tous ceux qui chercheraient, après l’avoir renversé, à le faire passer en de
nouvelles mains. » — La révolution sociale, 1.9.1880, p. 1.
78. P. Kropotkine, Communisme et anarchie, Paris, Temps nouveaux, 1903, p. 12.
79. Voir mon livre Anarchistes et socialistes : 35 ans de dialogue de sourds. Montréal :
« Discours social », 2002.
80. L’Attaque, 15 février 1890, p. 1.
81. Kropotkine, L’Anarchie dans l’évolution socialiste, Paris, La Révolte, 1887, p. 12.
82. La révolution sociale, 12.9.1880, p. 1.
162 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

régime du moindre effort, le dégoût du travail entraîneront la


misère... Toutes ces « prophéties » ne sont pas le fait de fugaces
moments de lucidité : elles ont été répétées par les anarchistes,
invariablement et sur tous les tons de 1880 à 1914, je dirais même
qu’ils n’ont écrit que cela. « Que serait-ce donc d’un État patron et
propriétaire à la fois ? D’un État omnipotent disposant à son gré de
toute la fortune sociale et la répartissant au mieux de ses intérêts ?
On recule effrayé devant une pareille autorité disposant de si puis-
sants moyens d’action », s’exclame Jean Grave83.
Les anarchistes qui voulaient « une société sans dieu, ni maître
ni garde-champêtre84 », réclamaient non pas l’abolition de l’État
bourgeois, mais « l’abolition de tous les gouvernements présents
ou futurs, sans exception d’étiquette, car tout gouvernement est la
négation de la liberté. »85 — Ils avaient, eux, un projet d’avenir
d’une éclatante simplicité : « Plus de parlement ! Plus de loi ! Plus
d’État86 ! » L’État socialiste, cet État qui « organiserait la produc-
tion, réglementerait la consommation et supprimerait, cela va sans
dire, ceux qui ne seraient pas de son avis87 », serait pire que l’État
bourgeois. Les collectivistes parlaient d’une forme de société « su-
périeure » : oui, « supérieure, dites-vous ? En tyrannie, je n’en dis-
conviens pas ! [...] Dans cette société supérieure, le travailleur sera
considéré comme une bête de somme88. »
Les anarchistes n’ont pas été les seuls à crier casse-cou. Des
rangs du socialisme organisé, quelques voix marginales se sont éle-
vées mettant en accusation l’obscurité suspecte des thèses et conjec-
tures sur l’État futur. L’État socialiste sera un « despote souverain et
intangible », « créant et universalisant la bureaucratie
fonctionnariste89 ». Édouard Berth, disciple de Sorel, répudie dans
le marxisme de Jules Guesde, éminence grise du parti SFIO, « un
étatisme absolu90 ». Les objections de ces « dissidents » mettaient
donc le doigt sur l’État-Moloch qui se profilait derrière les protesta-

83. La société au lendemain de la Révolution, op.cit., p. 13.


84. La Révolte, no 48, 1889, p. 1.
85. Un anarchiste, lettre à L’Égalité, 7 mai 1889, p. 2.
86. S. Faure, Le libertaire, 7.3.1896, p. 1.
87. Jean Grave, La société au lendemain de la Révolution, op. cit., p. 7.
88. Sartoris, Le Libertaire, 21 août 1898, p. 3.
89. Blache, Méthodes, 1907, p. 137.
90. Derniers, p. 35.
IV PROPHÉTIES 163

tions de contrôle populaire et démocratique et de garantie des


droits fondamentaux et, à eux, on ne pouvait reprocher d’ignorer
les textes et les programmes. Pour Georges Sorel, la notion
d’« administration des choses », livresquement séparée de celle de
gouvernement des hommes, est une idée floue et fallacieuse, « une
formule abstraite comme celle dont il est question ici, est dénuée de
tout sens précis, tant qu’on ne la complète pas en faisant connaître
les principes directeurs de la pensée91 ». Le programme socialiste
était pour lui résolument inconséquent : « Mais puisque l’État a
toujours été un agent d’oppression, pourquoi cessera-t-il de l’être92 ? »
Dans le Parti SFIO même au début du XXe siècle, la gauche
anarcho-syndicaliste refusait d’envisager une société post-révolu-
tionnaire conservant une organisation autoritaire de la nature de
l’État. « Comment concevrions-nous qu’il puisse exister jamais un
peuple de producteurs libres, sans autre loi que l’obligation du
travail, sans autre contrainte que la discipline volontaire de l’atelier,
si cette monstrueuse excroissance qui s’appelle l’État ne disparais-
sait pas pour permettre à la société de respirer enfin », écrit H.
Lagardelle93. Pour ce secteur gauchiste, « disparition de l’État »,
cela s’entendait littéralement, tout de suite après la Révolution et
sans acrobaties sophistiques.
L’amour de l’État total était indubitablement au cœur de
l’idéologie collectiviste. C’est contre cet amour que les périphéries
réformistes, anarchistes et syndicalistes du mouvement ouvrier ne
cessent de s’insurger, trouvant finalement chez Nietzsche la for-
mule qu’elles ne trouvent pas chez Marx : « L’État, c’est le plus
froid de tous les monstres froids. Il ment et voici le mensonge qui
rampe de sa bouche : Moi, l’État, je suis le Peuple94 ».

CONTRE L’ANARCHIE
L’anarchie n’est pas portée sur les développements théori-
ques. « Crève donc Société ! » Tout est dit ou le principal. Cepen-

91. G. Sorel, Matériaux d’une théorie du prolétariat, Paris, Rivière, 1921, p. 85.
92. G. Sorel, « Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme », Revue de métaphysique & de morale,
mars 1899, p. 172.
93. Hubert Lagardelle, dans S.F.I.O. Congrès de [...] Toulouse, 1908, p. 252.
94. Formule mise en exergue du Travailleur du bâtiment (synd.-révol., CGT), 1er février
1908.
164 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

dant, et ceci eût pu tenter les « oiseaux de mauvais augure », une


bonne part de la production imprimée anarchiste est composée
d’une littérature conjecturale décrivant une société future idylli-
que, sans État ni autorité où la libre entente entre les individus fait
régner l’harmonie. Pas d’argent dans la future anarchie, chacun va
« prendre au tas » ce dont il a besoin. L’anarchiste veut le « commu-
nisme » (c’est un mot qu’avant 1914, il est seul à utiliser), débar-
rassé de toute trace d’autorité, un communisme où la coopération
spontanée dans le travail n’amoindrira pas l’autonomie de l’indi-
vidu. Et où bien entendu l’État a disparu. Jean Grave, Pierre Kro-
potkine, Charles Malato, Sébastien Faure et bien d’autres ont
multiplié les brochures et les livres qui montrent la beauté de
l’idéal anarchiste contrasté à la hideur du socialisme autoritaire et
démontrent ou plutôt affirment « qu’une société peut fort bien
s’organiser sans aucun pouvoir, aucune autorité si elle est basée sur
la vraie justice et la vraie égalité sociale95 ». Cet aboutissement anar-
chiste de l’histoire était fatal, il l’était pour les anars non moins que
l’État collectiviste pour les socialistes scientifiques : « que cela pa-
raisse ou non réalisable à nos esprits limités, cela est possible, parce
que cela sera, parce que cela ne peut pas ne pas être, parce que cela
est l’aboutissement, l’épanouissement nécessaire de tout le gran-
diose mouvement intellectuel, moral et économique des deux der-
niers siècles96 ».
Au début du XXe siècle, des colonies communistes, des « mi-
lieux libres » se sont créés un peu partout en Europe : un groupe
de compagnons achetait une vieille ferme et se promettait d’y vivre
d’ores et déjà les joies de la communauté anarchiste. Les expérien-
ces de Vaux (Aisne), d’Aiglemont (Ardennes), de Saint-Germain-
en-Laye, de Stockel (Bruxelles), de Pina Canale (Corse) ont suscité
un immense intérêt : elles étaient censées montrer l’excellence de
l’Idée. Toutes ces tentatives ont été catastrophiques, la bisbille a
rapidement dispersé les compagnons, mais les « milieux libres »,
censés fournir les preuves de la praticabilité du mode de vie liber-
taire, ont beaucoup occupé les esprits malgré les insuccès répétés.

95. Exemple de fonctionnement de la société anarchiste. Agen : Groupe anarchiste


d’Agen,1891, p. 6.
96. André Girard. Anarchistes et bandits. Paris : Temps nouveaux, 1914, p. 11-22.
IV PROPHÉTIES 165

Une explication était toute prête après chaque désillusion : « les


hommes actuels, êtres atrophiés » expliquaient les échecs97.
Les livres des gens en place et des « autorités sociales » abon-
dent dès la fin des années 1880 sur l’anarchie, mais à vrai dire, sur
le plan de la polémique d’idées, il n’y a guère à en tirer. La peur de
« la bombe » dissuade de discuter des théories. Les réfuter ? « À vrai
dire, les doctrines anarchistes ne méritent pas cet excès d’hon-
neur98 ». On réfute d’aventure les socialistes, on engage le débat
avec eux ; aux anarchistes, il y a lieu d’appliquer « la méthode
psychiatro-anthropologique99 ». On a vu que Lombroso les classe
en bloc parmi les « mattoïdes », les demi-fous criminels. Leur ab-
sence de sens moral est due à une hérédité morbide. En d’autres
temps, ces ataviques seraient devenus brigands, pirates. L’anarchiste
n’a pas une pensée, mais une physiologie anormales. « Pour mon
compte, écrit le psychiatre Spingardi, je n’ai jamais vu un anar-
chiste qui ne fût signalé comme boîteux, bossu, ou à face asymétri-
que100. » « Sur 41 anarchistes que j’ai étudiés à l’office de la police
de Paris chez Bertillon, la proportion du type criminel était de
31%...101 » Ravachol et Pini « présentent le type le plus complet du
criminel-né et cela non seulement par la physionomie, mais encore
par le penchant naturel au crime, par le manque complet de sens
moral102. »
De Proudhon, Stirner et Bakounine aux années 1890, l’anar-
chie progresse et fait parler d’elle, mais ce n’est qu’avec la bombe
que les anarchistes font irruption dans le discours social et cette
irruption est suffisamment bruyante pour offusquer les idées qu’agi-
tait une multitude de petites revues plus ou moins clandestines. Les
attentats des années 1890 mettent, on le sait, la police sur les dents
et engagent une répression massive. Il faut juger l’arbre à ses fruits.
L’écrit anarchiste n’est pas affaire de discussion philosophique, il
est affaire de correctionnelle ou de cour d’assises. La loi de juillet

97. L’Ère nouvelle, 1906, p. 29.


98. Garin, L’Anarchie et les anarchistes, 1895, p. 157.
99. Lombroso, Études de sociologie. Les anarchistes. Paris : Flammarion, 1896. Traduction
sur la 2e édition de Gli anarchici. Torino, 1894.
100. Cit. Lombroso, p. 42.
101. Boilley, Les trois socialismes : anarchisme, collectivisme, réformisme, 1895, p. 97.
102. Lombroso, p. 49.
166 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

1894 réprime la « propagande anarchiste » et en fait un délit si elle


a incité à commettre un vol, meurtre, pillage, incendie.
Au reste, les doctrinaires socialistes ne daignaient pas non plus
discuter des théories, ils pensaient le même mal et écrivaient les
même sortes de choses sur les encombrants et hostiles compagnons
anars — à la nuance près qu’ils en faisaient des alliés « objectifs »
de la bourgeoisie. L’anarchisme n’est pas seulement une « doctrine
néfaste », pour les journaux socialistes, il est l’« enfant chéri et
ingrat du capitalisme ». Les anarchistes, loin de camper à l’extrême
extrême-gauche, sont « les réactionnaires de la révolution103 ». Les
attentats de Ravachol, de Vaillant ont permis à la bourgeoisie de
légiférer les « lois scélérates » dont les socialistes font les frais. Les
« insulteurs anarchistes » sont donc des capitalistes masqués, des
traîtres à la Sociale et ils le sont objectivement. Dans une brochure
fameuse et appréciée des guesdistes qui l’ont aussitôt fait traduire,
le marxiste russe G. Plekhanov avait montré que les anarchistes
n’étaient que des « bourgeois décadents104 ». Compère-Morel, l’un
des grands théoriciens guesdistes, écrit : « Si je croyais avoir demain
une révolution victorieuse avec les anarchistes en tête, immédiate-
ment je deviendrais un féroce conservateur, ne voulant pas me
soustraire à la domination de l’argent pour tomber sous celle de la
brute105 ». Malades, fous ou criminels, les anarchistes et les anarcho-
syndicalistes étaient finalement exclus par le socialisme organisé de
l’espèce humaine : « L’anarchisme flatte leurs instincts de bêtes
humaines106 ».
Évidemment les adversaires de l’anarchie, convaincus d’avoir affaire
à des énergumènes criminels ont raté des conceptions sociales neu-
ves, des critiques perspicaces, des formes de pensées « alternatives »
qui méritaient l’intérêt et que nous pouvons lire avec plus de séré-
nité. Il y a eu un intense bonheur de la pensée et de l’écriture anar-
chistes. L’anarchiste est quelqu’un qui prétend penser seul, révolté
et conscient, contre « le troupeau ». Quelqu’un qui a fait son lit des
préjugés de tous, qui s’est débarrassé des lieux communs répétés, qui
« n’y coupe plus » et s’enorgueillit de la rupture que son effort de
conscience a opérée. On rencontre dans les revues de la Belle Épo-

103. Deville, Gabriel. L’anarchisme. Paris : Librairie du parti ouvrier, 1887, p. 3-4.
104. Anarchisme et socialisme.
105. La Défense (Troyes), 25.10.1907, p. 1
106. Cri du Travailleur (Lille), 13.9.1890, p. 2.
IV PROPHÉTIES 167

que la thèse, avant la lettre, d’une coupure épistémique dont le monde


libertaire serait favorisé : l’anarchiste s’est « défait des préjugés » de
tout le monde, et il pense juste parce qu’il pense autrement que tous.
Un socialiste au contraire, ajoutaient les compagnons, si révolution-
naire qu’il s’imagine être, est quelqu’un qui continue — peu diffé-
rent du bourgeois — à penser l’avenir dans le cadre « autoritaire »,
dans les catégories mêmes de la vieille société qu’il croit rejeter. Le
penseur anarchiste, lui, a commencé par porter « la hache dans cette
forêt de préjugés autoritaires qui nous obsèdent107. » L’intérêt, très
réel, de l’écrit anarchiste, entre les 1880’s et les années trente, est
qu’il permettrait de mesurer objectivement les limites du pensable
dans un état de société. Un travail dans cette perspective n’a été
jusqu’ici qu’esquissé.

107. P. Kropotkine, L’Anarchie, Paris, Stock, 1896, p. 40.


168 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
V
Extension du Mal
SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME
Jusqu’ici, ainsi que je l’ai exposé au début du chapitre III, j’ai
présenté en bloc le répertoire rhétorique d’un siècle de polémiques
anti-socialistes tout en montrant au passage les divergences et les
conflits latents entre les assaillants. Il est temps de compliquer les
choses en posant la question de l’objet et de l’extension du mal
socialiste selon la topographie des positionnements polémiques.
Les « réactionnaires » de diverses obédiences s’entendent pour ex-
communier le socialisme dans la mesure où ils ne s’entendent sur
rien d’autre. Si le lecteur a pu trouver certaines attaques bien
dirigées et certaines prophéties perspicaces avec le recul du temps
(quoique les régimes socialistes « totalitaires » ont été bien pires que
les Cassandre ne les avaient « prophétisés », que justement le tota-
litarisme a été une chose nouvelle dans l’histoire humaine, une
chose dont les publicistes d’avant 1914 n’ont pu que vaguement
entrevoir la logique), il lui faut maintenant découvrir que la même
argumentation, catholique, libérale etc., a englobé et déclaré mor-
telles pour la société bien autres choses que les doctrines socialistes.
Les mêmes schémas argumentatifs qui servent à condamner
les programmes socialistes et l’action du mouvement ouvrier ser-
vent à condamner, en des schématisations antagonistes, tous ou un
certain nombre des principes démocratiques et des changements
« sociaux » modernes. À l’extrême droite catholique et légitimiste,
ce qui est dit du socialisme menaçant et impie articule les mêmes
arguments que ceux qui jugent la Révolution française et ses sé-
quelles. 1789 et ses crimes permettent d’augurer des crimes futurs
du collectivisme car l’avenir menaçant naît d’un passé scélérat et de
l’aveuglement ou de l’hypocrisie présents des « démocrates » qui
disent redouter ceux-ci tout en approuvant ou absolvant ceux-là.

169
170 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

LE MAL SOCIAL : CAUSES ET EXTENSION


J’ai décrit dans mon introduction l’argument de l’enchaînement
ou de la pente. Si le socialisme est le mal, à quoi se rattache-t-il, d’où
provient-il, de quelle logique historique relève-t-il s’il n’est pas seu-
lement un fait sui generis? À ceci les purs réactionnaires ont apporté
une réponse grandiose.
Dans l’historiosophie de Mgr Joseph Gaume, grande figure de
la réaction catholique et auteur en 1856, en douze volumes grand
in 4o, de La Révolution. Recherches historiques sur l’origine et la propaga-
tion du mal en Europe, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, l’enchaî-
nement fatal explique toute l’histoire peccamineuse moderne en
trois étapes commencées à la Renaissance : I. protestantisme,
II. Révolution française et, pour l’avenir, couronnement de l’abo-
mination annoncé, III. socialisme. Déisme, démocratie, droits de
l’homme1, jacobinisme, matérialisme, communisme, barbarie s’en-
chaînent et une abomination ouvre la voie, elle conduit à l’autre.
Si les Français ne veulent pas revenir à la vraie religion et renoncer
aux erreurs du siècle, alors le communisme est seul logique et il
triomphera. Aux bourgeois effrayés par les troubles de 1848, plu-
sieurs brochures catholiques servaient déjà cet avertissement inté-
griste. Mgr Gaume, après la Commune, prédit que le socialisme,
ayant répudié, comme les bourgeois laïcs l’ont fait avant lui, la vraie
foi, réinstaurera les sacrifices humains, « l’immolation d’une per-
sonne à une Idole quelconque », — au fond il n’est pas loin des
théoriciens modernes des Religions politiques2. Repentez-vous,
républicains et agnostiques, car vous avez préparé la voie à ceux qui
vont vous détruire et détruire la civilisation!
Dans les essais d’Eugène d’Eichthal, économiste politique,
libre-échangiste, fils d’un des fondateurs protestants de l’École

1. Cette impie et inepte déclaration de guerre aux droits de Dieu !


2. Gaume, Mort au cléricalisme, ou : Résurrection du sacrifice humain. Paris : Gaume,
1877, p. 281. Je pense évidemment aux théories d’Eric Voegelin ici. Vœgelin est
un penseur atypique dans le XXe siècle : toute pensée militante « intramondaine »,
rébellion « gnostique » contre la condition humaine, relève pour lui d’une mala-
die de l’âme. La perte de l’ouverture sur la transcendance et la prétention de
trouver une vérité dans l’immanence du monde sont, pour ce penseur à contre-
courant, tout d’un tenant une erreur et un mal, le vrai mal. Dans tout projet
humain, prométhéen, de connaître de part en part le monde et/ou de le changer
radicalement, Vœgelin ne voit qu’hybris et vaine révolte.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 171

saint-simonienne, au contraire, si le socialisme est le mal et l’erreur


absolus, la Réforme fut un bien et un progrès de la raison, 1789 a
libéré la France de l’Ancien régime et supprimé les privilèges, les
droits de l’homme sont la base de la vie civique, le XIXe siècle a été
un grand siècle, le siècle de la démocratie et des progrès de la
science émancipatrice. Autrement dit, tout ce qui est dans la co-
lonne du mal chez le savant évêque est dans celle du bien chez
l’économiste. Ils ne s’entendent pour condamner le socialisme et
redouter ses progrès que dans la mesure où ils ne s’entendent sur
rien d’autre.
C’est en raison du fait que toute logique polémique tient à ce
genre d’argument par lequel un mal une fois identifié et avéré est
rattaché par analogie ou par causalité à d’autres phénomènes for-
mant série, que j’ai défini au début de cet ouvrage, en complément
des trois arguments retenus par Hirschman, le topos primordial de
l’engrenage ou de la pente fatale qui accompagne le topos des insépa-
rables (aristotélicien) : si deux phénomènes sont inséparables, ce
que tu dis de l’un, tu dois le dire de l’autre. Si A entraîne B et que
B est un mal avéré, A l’est aussi — du moins à quelque degré dont
on pourra discuter, mais il est impossible en tout cas de disjoindre
A/B et d’exonérer, de disculper intégralement A s’il est montré à
la fois la cause, la condition de B et le prototype, le précurseur du
mal qui est en lui. C’est sur l’étendue des enchaînements que les anti-
socialistes s’affrontent. Ce qui les divise irrémédiablement, c’est la
façon dont le mal social est construit avec ses origines et son extension.
C’est en quoi, comme c’est le cas dans toute coalition polémique,
leurs attaques contre le socialisme se déconstruisent réciproque-
ment. Dans leurs rangs, si on peut parler de bataille rangée, le
véritable adversaire n’est pas toujours celui qu’on pense : une polémi-
que latente ou ouverte les divise sur les causes et les antécédents du
mal que l’on redoute et sur les reproches que l’on peut faire aux
différentes factions de la classe privilégiée — or, il faut nécessaire-
ment remonter aux causes pour conjurer le péril.
Pour les cléricaux, comme (d’autre façon) pour les disciples
de Spencer et autres social-darwinistes, le mal commence avec les
idées égalitaires et démocratiques et leurs progrès depuis le XVIIIe
siècle. Ce principe politique mauvais a engendré un autre mal
croissant, le développement de l’État bureaucratique, de
172 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

l’« étatisme » dont les projets collectivistes ne sont que le dévelop-


pement hyperbolique et l’aboutissement. De sorte que le mal estdéjà
à l’œuvre et qu’il faut scruter la société présente et l’en éliminer au
lieu de ne redouter que l’avenir.
Pour les libéraux, le « socialisme d’État », les législations socia-
les, loin de préserver la société du socialisme révolutionnaire, sont
englobés dans ce mal dont il faut préserver la société car, désas-
treux en soi, ils pavent le chemin, ils préparent le terrain aux
socialistes.
Pour les disciples de Comte et de Taine, les abus de l’Ancien
Régime sont attestés et leur suppression a été bonne; ce régime
était décadent, néfaste et condamné et la Révolution marque un
stade nécessaire du progrès de l’Humanité, — mais cette approba-
tion n’absout pas l’ « esprit jacobin », les crimes qu’il a permis et
couverts et cet « esprit » continue à jouer un rôle démagogique
délétère dans la France moderne, un rôle contre lequel ceux qui
veulent l’Ordre dans le Progrès doivent réagir en abolissant notam-
ment le « parlementarisme » non moins qu’en dénonçant les chi-
mères révolutionnaires. Le mépris du parlementarisme traverse le
long XIXe siècle et c’est un lieu commun des publicistes de la classe
bourgeoise qui n’avaient pas besoin des socialistes pour réprouver
des mœurs et un système souvent jugés répugnants. « Il faut renon-
cer à décrire l’ensemble des procédés louches, des maquignonna-
ges déshonnêtes, des trafics honteux » qui souillent la vie
parlementaire. « L’intérêt supérieur du pays est oublié3 ».
Dans la logique de l’enchaînement où A entraîne B qui en-
traîne C, seuls les vrais réactionnaires se sentent conséquents. Il faut
juger l’arbre à ses fruits, le barbare socialisme n’est jamais que le
fruit empoisonné de la société moderne, destructrice des Tradi-
tions.
La topique de l’enchaînement sert souvent à construire un
concept dans l’histoire; ceci demeure vrai jusqu’à nos jours : les
historiens qui font remonter le « totalitarisme » à certaines idées de
Rousseau et certains projets de Saint-Simon4 ne disent pas, en une

3. Paul Bureau. La crise morale des temps nouveaux. Préf. A. Croiset. Paris : Bloud, 1907,
p. 90.
4. Par exemple Jacob Leib Talmon. The Origins of Totalitarian Democracy. London :
Secker & Warburg, 1952.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 173

polémique sommaire, Rousseau = Goulag — mais l’idéal-type « to-


talitarisme » prétend retracer de proche en proche une origine et
il transfère le soupçon à l’origine. Sans avoir à poser de causalité
linéaire ni affirmer la fatalité mécanique des conséquences, l’en-
chaînement interdit les protestations d’innocence, il construit une
histoire qui ne saurait être ni innocente ni aléatoire à aucune de ses
étapes.
Dans ce contexte, je distingue quatre manières d’englober le
socialisme dans un mal moderne plus général : — celui des catho-
liques pour qui le mal a nom « Révolution », — celui des positivis-
tes, Comte et Taine notamment, critiques de l’anarchie
démocratique, — celui des libéraux hostiles à l’État-Providence et
— celui des disciples de Spencer, c’est-à-dire de la sociologie « évo-
lutionniste » englobant le socialisme dans ses deux idéaltypes du
mal moderne, l’étatisme et l’égalitarisme.

LE SOUVENIR DE LA RÉVOLUTION BOURGEOISE


Il y avait, pour qui cherchait des arguments à opposer aux
programmes révolutionnaires, dans les contradictions, les crimes,
les effets pervers et les échecs des révolutions du passé, le cas
éminent de la Révolution française et les exemples abondants qu’elle
pouvait procurer. Cas embarrassant pour les bourgeois républi-
cains car hautement évoqué contre eux non moins que contre les
socialistes par tous les réactionnaires qui amalgament dans une
même horreur la Terreur et la Commune, les jacobins et les com-
munards, leurs dignes élèves.
En février et juin 1848, le souvenir des comités et de la Terreur
est au cœur des angoisses bourgeoises. Les « clubs » qui naissent en
février rappellent aux observateurs effrayés ceux de 1792. On s’at-
tend à voir les « rouges » promener des têtes sur des piques et
remplir les prisons. Quatre-vingt-treize était pour bien des bour-
geois le souvenir affreux que ravivait le Spectre rouge. Si le socia-
lisme devait triompher, prédisait-on en frissonnant, « on verrait se
renouveler plus sanglantes les proscriptions de 1793. Les comités
de salut public, le partage des biens, la guillotine en permanence,
le règne de la Terreur5. »

5. Chenu, Conspirateurs, p. 50.


174 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Plus tard dans le siècle, la « psychopathologie » des commu-


nards et socialistes sera reportée par l’historiographie conservatrice
sur le personnel de 1789. Des médecins-historiens vont scruter les
névroses du personnel jacobin, diagnostiquer les hystéries des clubs
et des assemblées, ils vont faire défiler une galerie de cas patholo-
giques, Danton, Saint-Just, Robespierre, Marat en faisant constam-
ment le parallèle avec les leaders socialistes et les compagnons
anarchistes6.

LA THÈSE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE
Qui dit réaction jusqu’en 1914, dit Église catholique car c’est
autour d’elle et autour de valeurs chrétiennes que se déploie le
Grand récit réactionnaire. Pour le réactionnaire conséquent, tout
part de 1789 et le socialisme n’est que la continuation de l’abomi-
nation commencée au siècle précédent. 1789, c’est le combat pour
la liberté et la fraternité débouchant sur la terreur et le carnage; il
n’était que de transposer ce grand paradigme de l’effet pervers. La
liberté-prison et la fraternité-guillotine ont assez nourri l’ironie de
l’historiographie conservatrice. C’est ici un modèle de renverse-
ment des Grandes espérances en grandes horreurs illustré par tous
les historiens des mouvements sociaux, jusqu’à la Révolution bol-
chevique inclusivement. Contre les espérances progressistes et leurs
dénégations, le chiffrage des crimes commis au nom de la fraternité
commence avec l’écrit contre-révolutionnaire. L’abbé Barruel dé-
nonce « ces hommes qui encore aujourd’hui se consolent de trois
ou quatre cent mille assassinats, de ces millions de victimes que la
guerre, la famine, la guillotine, les angoisses révolutionnaires ont
coûtées à la France [...], sous prétexte que toutes ces horreurs
amèneront enfin un meilleur ordre des choses7 ».
1789 était aussi, pour ceux des historiens « républicains » qui
voulaient faire la part du feu tout en concédant des « excès » (les plus
jacobins des historiens se refusaient à cette concession), l’exemplum-
type de l’effet pervers, de résultats fâcheux, d’enchaînements mal-
heureux, contraires aux buts proclamés, — même si on pouvait se

6. Ex. Dr Augustin Cabanès et Dr L. Nass. La névrose révolutionnaire. Paris : SFIL, 1906.


7. Mémoires, I, p. xj-xij.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 175

réjouir, sur le long terme, de la France moderne qui était sortie de ces
années sanglantes et si l’on pouvait, si l’on devait décider, face à la
coalition de ses adversaires, de traiter la Révolution comme un
« bloc » où les effets bénéfiques à long terme absolvaient les erreurs
et les crimes — sans qu’il fût toujours possible de les montrer
inévitables ni de les blâmer sans mettre en cause de quelque ma-
nière les principes qui guidaient ses acteurs ou leur aveuglement.
La discordance entre les principes proclamés et l’entraîne-
ment de conséquences imprévues et atroces illustrait une concep-
tion moderne de l’histoire échappant toujours aux convictions
généreuses de ses acteurs et aux « bonnes » intentions. « Les apôtre
sincères de la Révolution française ne croyaient-ils pas qu’elle serait
le point de départ d’une ère de liberté, d’égalité et de fraternité8 ? »
Certes! Tout est de savoir quelles conséquences on acceptait de
tirer de cette contradiction. Pour les historiens « progressistes », la
fatalité historique de 1789 servait à prendre le recul nécessaire pour
absoudre ou passer aux profits et pertes ses crimes contingents
devant le Tribunal de l’histoire. L’histoire fait raconter au passé
l’avenir fatal de l’humanité et elle démontre la moralité immanente
des entreprises humaines légitimes en même temps qu’elle con-
damne et défait les entreprises réactionnaires. Comprenons ainsi
ce propos de Renan qui était loin d’être un mystique historiciste
pourtant et bien plus loin encore d’être un jacobin inconditionnel :
« la Révolution française n’est pas légitime parce qu’elle s’est ac-
complie : mais elle s’est accomplie parce qu’elle était légitime9 ».
Les philosophies des hautes nécessités historiques furent des moyens
de prendre du recul à l’égard d’une Révolution pleine d’épisodes
sanguinaires, mais absoute par les siècles et par l’avenir. C’est,
rappelons-le-nous, ce qu’enseigne le conventionnel G., en mou-
rant, à Mgr Myriel, évêque de Digne :
— 93. J’attendais ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant quinze
cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procès
au coup de tonnerre10.
Mgr Myriel est un prêtre de roman. Victor Hugo n’eut pas
ébranlé l’Abbé Barruel, fondateur de l’historiographie conspiratoire

8. Sighele, Psychologie des sectes. Trad. de l’ital. Paris : Giard & Brière, 1898, p. 180.
9. L’avenir de la science. Paris, 1890, p. 381.
10. Les misérables, I, première partie, ch. 10.
176 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

contre-révolutionnaire qui pose au contraire la véritable thèse réac-


tionnaire, il n’y a eu aucun effet pervers ni aucun dérapage : le mal
était dans les principes, apparemment fraternels et philanthropiques,
mais en réalité impies, peccamineux et absurdes, et le passage à
l’acte n’a fait qu’en déployer la scélératesse. Dans ses Mémoires pour
servir à l’histoire du jacobinisme, 1798-99, Barruel présentait ainsi le
problème : « Sous le nom désastreux de Jacobins, une secte a paru
dans les premiers jours de la Révolution Françoise, enseignant que
les hommes sont tous égaux et libres. Qu’est-ce donc que ces hommes,
sortis pour ainsi dire tout à coup des entrailles de la Terre, avec
leurs dogmes et leurs foudres, avec tous leurs projets, tous leurs
moyens et toute la résolution de leur férocité? » (I, 6). Après avoir
démontré que la Révolution avait été ourdie de bout en bout par
les sociétés secrètes illuministes, il concluait : « Tout le mal qu’elle
a fait, elle devait le faire; tous ses forfaits et toutes ses atrocités ne
sont qu’une suite nécessaire de ses principes et de ses systèmes11 ».
L’absurdité de ses principes se reflète simplement dans l’atrocité de
ses moyens. Pas d’effet pervers chez Barruel, la Révolution a été
parfaitement cohérente avec elle-même et l’Abbé prouve alors par
son atrocité la monstruosité des principes mêmes.
Avec 1789 apparaît dans l’histoire le mal absolu pour le grand
penseur de la contre-révolution, Joseph de Maistre. « Ce qui distin-
gue la Révolution françoise et qui en fait un événement unique
dans l’histoire, écrit-il, c’est qu’elle est mauvaise radicalement; aucun
élément de bien n’y soulage l’œil de l’observateur : c’est le plus
haut degré de corruption connu; c’est la pure impureté12. »
Les cléricaux du XIXe siècle ont un concept synthétique qui
résulte de leur vision de l’enchaînement fatal, il se nomme « la
Révolution » car ce mot, dans leurs écrits, englobe les prétendues
Lumières, 1789, 1793, la République, la démocratie, la laïcité et la
menace socialiste. Et la domination maçonnique et la prépondé-
rance juive. « La substitution en toutes choses de la souveraineté de
l’homme à la souveraineté de Dieu [...] voilà ce que nous appelons
la Révolution, voilà tout le mal13. » Pie IX dans son encyclique de
décembre 1849 le proclame : « la Révolution est inspirée par Satan
lui-même. » Car le catholique d’il y a cent ans et plus n’hésite pas
11. I, p. xii.
12. Œuvres, I, p. 51.
13. Gaume, Révolution, p. 7.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 177

à évoquer le diable et le « Caractère satanique de la Révolution »


fait l’objet de livres abondants et de démonstrations en forme14.
Quand les catholiques écrivent « la Révolution », ils englobent donc
toutes les ruptures par quoi la société moderne s’est faite, les droits
de l’homme comme l’industrialisation, la démocratie parlemen-
taire comme la « mauvaise presse », les laïcisations comme les pro-
grès du mouvement ouvrier. Cependant, tout ce mal diffus a sa
source dans l’événement de 1789. Les États généraux voulaient
faire triompher la désobéissance et l’impiété : ils aboutirent à la
ruine. La déclaration des Droits « ne fut en réalité qu’une impu-
dente et inepte déclaration de guerre à Dieu et à son Christ : adversus
Dominum et adversus Christum ejus (Ps. II, 2) »15. L’idée d’égalité
civique était démoniaque en son principe : « Tous les hommes
naissent dépendants et inégaux »; la hiérarchie est la base de toute
société. Pour les sociologues leplayistes de La Réforme sociale, il y a
sous-jacents à la menaçante question sociale et aux revendications
socialistes les « sophismes de 1789 », les faux dogmes de l’égalité
qui ont créé cette « envie démocratique qui divise irrémédiable-
ment les différentes classes » et portent atteinte au principe d’auto-
rité16. 1789 a promu ainsi une « doctrine qui est l’antithèse absolue
du christianisme ». « Qu’est-ce donc que la Révolution?... Elle est
une doctrine radicale, destructive du christianisme, substituant la
souveraineté de l’homme à la souveraineté de Dieu17 ».
Pendant tout le XIXe siècle, le dialogue de sourds entre nova-
teur et conservateur s’établit et se scelle sur la preuve par les crimes
de la Révolution. Cette preuve par les crimes est revenue hanter tout
les débats y compris et éminemment ceux sur le péril social et ses
causes. Ainsi dans un dialogue saint-simonien, disputent le Nova-
teur et le Conservateur :
Le novateur : — Connaissez-vous les droits de l’homme et du citoyen
proclamés par les démocrates de 89?
Le conservateur : — Je connais les excès de 93 et cela me suffit18.

14. Delassus, Mgr Henri. La conjuration antichrétienne. Le temple maçonnique. Lille :


Desclée, 1910, p. 43.
15. Annales catholiques, vol. 1889, p. 335.
16. Réforme sociale, 2, p. 473.
17. Bibliogr. cathol., vol. 79, p. 286.
18. Jean Terson. Dialogues populaires sur la politique, la religion et la morale. Paris : Prévot,
1840, p. 70.
178 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Tout le mal de la société moderne, pour le réactionnaire qui


n’a aucune peine à avouer ce mal dont il ne se sent pas coupable,
est issu de 1789, criminel dans ses actes et dans ses principes.
« Grâce à la Révolution, le mal social est affreux, déchirant, incon-
testable19. » C’est ce qui permettra aux catholiques sociaux, vers
1880, de faire de l’impie capitalisme l’œuvre d’une bourgeoisie
déchristianisée et d’« aller au peuple » en lui offrant sa critique
réactionnaire et la promesse d’un État corporatiste qui reviendra
aux saines Traditions. Cette rencontre avec le « peuple » leur était
facile en son principe puisque pour eux comme pour les socialistes,
la société « bourgeoise » était mauvaise de bout en bout. Ils ne
faisaient aucune difficulté à admettre que « le mal existe au sein des
sociétés modernes et même qu’il existe dans des proportions ef-
frayantes » — car la société moderne, ce n’était pas leur œuvre20!

— LA RÉPUBLIQUE, C’EST LE MAL


Le catholicisme perd du terrain dans les institutions, les pra-
tiques, les consciences depuis le début du siècle XIXe . Selon l’ana-
lyse des historiens, la déchristianisation s’accélère à la fin de l’Empire.
L’image sociale du prêtre se dégrade dans les classes paysanne et
ouvrière. Dans plusieurs départements aux alentours de 1880, on
est en pleine désertion des autels. Le recul de la foi est certes plus
ancien, mais l’indifférence religieuse « visible » est alors relative-
ment nouvelle. Le discours catholique, sous sa forme centrale,
typée, radicale, celle dont le Syllabus de Pie IX est le cœur, revient
en grande partie à nier cette déchristianisation, à attribuer du
moins les difficultés de l’Église au malheur des temps et à l’action,
tolérée par la Providence, des « sectes impies ». Une promesse
eschatologique de règne imminent du « Sacré-Cœur de Jésus » vient
garantir la défaite prochaine de la France maçonnique, juive et
athée, le retour à la France chrétienne.
L’essentiel du discours catholique est consacré à fulminer
contre tout ce que le siècle admet, approuve et révère. Il est cons-
tamment occupé à dénoncer, condamner, excommunier tout ce

19. Bussy, Histoire, p. 1.


20. Gaume, Révolution, I, p. 1.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 179

qui n’est pas soumis à l’Église et à la doctrine chrétienne, y compris


les catholiques tièdes, les libéraux, les gens qui cherchent des ac-
commodements avec le modernisme et ne répudient pas la « fausse
science » positiviste. La condamnation de ce qui est sorti de 1789,
celle du monde moderne, du libéralisme, du rationalisme, de la
Déclaration des droits, de la République, de la maçonnerie, des
réformés, des Juifs, de la science athée, de la mauvaise presse, du
libertinage des mœurs, de l’école sans Dieu, des laïcisations, des
doctrines socialistes forment bloc. Ce qui frappe dans le contre-
discours catholique au tournant du siècle passé c’est que sa théma-
tique est entièrement construite sur une abomination de tout ce
qui lui est extérieur, que son objet est ce monde extérieur, ses valeurs
et ses principes, en bloc et en détail, dont le discours s’empare dans
un geste englobant de réprobation pour en construire la logique
mauvaise comme émanant d’une source unique, explicitement « sa-
tanique ». La finalité du discours catholique est de réunir en fais-
ceau ces maux et méchancetés diverses, de montrer que l’Ennemi
n’a « qu’une seule tête ». Discours de combat, appuyé sur des cer-
titudes immuables, le catholicisme est enfermé dans cette logique-
là, colmatant sans cesse toute fissure par laquelle des énoncés, des
valeurs extérieurs pourraient le contaminer. Il n’argumente pas, à
moins qu’on ne nomme arguments des énoncés qui supposent
l’acceptation préalable de son système dogmatique; il fulmine. Il
préfère rejeter les tièdes, les hésitants, ceux qui sont gagnés par
l’Erreur ou ne peuvent y renoncer totalement, dans les Ténèbres
extérieures.
De 1789 est sorti la République, en d’autres mots, le « règne
de Satan ». On n’écrit pas : « les républicains », mais « les sectai-
res » ou « les révolutionnaires ». La République est la forme politi-
que d’une dissolution, d’une corruption générales, sociales,
spirituelles que les catholiques désignent, après Pie IX, comme le
« monde moderne », fondamentalement antichrétien. La France a
péché en 1789 et ne cesse de pécher. Le chrétien inlassablement
supplie le Créateur bafoué par les sectaires : « Dieu pardonne à la
France! » Le Ralliement, recommandé par Rome en 1890 va tom-
ber comme un coup de massue sur cette France cléricale. Sans
doute, la République est-elle condamnable parce qu’elle persécute
les honnêtes gens, qu’elle blasphème, qu’elle met au pouvoir les
180 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

libres penseurs, les hérétiques et les Juifs. Mais elle est aussi mau-
vaise dans son principe, qui est celui du suffrage universel ( « que Pie
IX appelait si bien “le mensonge universel” »), le « faux principe »
de la souveraineté du nombre, contraire à la doctrine chrétienne21.
Omnis potestas a deo!
Le socialisme n’est qu’une composante du mal moderne. « Sous
l’inspiration de Satan, ennemi de Dieu et de l’homme, les impies
et les méchants se sont ligués contre le Seigneur et son Christ,
contre son Église et son Vicaire. [...] Les agents du démon [...] sont
nombreux aujourd’hui : les mauvais journaux, les cabarets, les So-
ciétés d’amusement qui, le dimanche, détournent de l’église, les
commis-voyageurs impies et, dans les villes surtout, la Franc-maçon-
nerie et le Socialisme22. »
La croisade antimaçonnique forme un sous-ensemble de pro-
pagande catholique qui a eu ses spécialistes, sa presse, ses institu-
tions. Au départ, la franc-maçonnerie est perçue comme une grande
force militante de la République laïque, comme une ennemie de
l’Église ayant pour but de promouvoir le « rationalisme » impie, ce
qui certes n’est pas faux. Mais on en parle avec des frémissements
d’horreur, on hésite à la nommer, on évoque les « sectes impies »,
les « sectes perverses », les « sociétés secrètes », les « loges », les
« Frères trois-points ». On imprime toujours « le F Untel », on
:.

désigne les enterrements civils comme les « Enfouissements maç ».


:.

La presse catholique l’enseigne : « la franc-maçonnerie est la


plus dangereuse ennemie des sociétés modernes »23. « C’est l’esprit
de Satan qui y règne »24. La maçonnerie ne poursuit d’autre but
que d’« abolir tout gouvernement [...] toutes les religions [...], la
propriété »25. Face à ce satanisme nihiliste, le monde catholique est
officiellement mobilisé à partir de 1880. Le pape — confirmant la
condamnation déjà fulminée par Clément XII en 1738 — a dé-

21. « Mensonge universel » : Annales cathol. I : 1889, 13 ; « faux principe » : ibid., III,
p. 79 et aussi Berseaux, Liberté et libéralisme, p. 332.
22. Père Marin de Boylesve. Mois du Sacré Cœur de Jésus. Croisade pour le triomphe de
l’Église et de la France. Paris : Poussielgue, 1875 et Le régne du Sacré Cœur, février 1892,
p. 58
23. Daymonaz, Le Décalogue, p. 8.
24. Bibl. catholique, vol. 1889, p. 190.
25. No 1 : 5.12.1889.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 181

noncé la secte dans l’encyclique Humanum Genus (1881) et a con-


firmé dans plusieurs brefs et bulles que la lutte contre les Loges
était la priorité de l’Église; il s’est fondé à Rome en 1893 une Union
antimaçonnique universelle et dans les départements français les
ligues locales, sous le patronage du Sacré Cœur ou de St Michel
Archange, pullulent. Le clergé français s’est lancé à corps perdu
dans cette « croisade » qui vise la République. Les catholiques par-
lent en effet officiellement de « Croisade anti-maçonnique » et se
rassemblent au cri de « Dieu le veut! ». De nombreux publicistes
religieux compilent de gros livres contre la maçonnerie26. Plusieurs
prélats ont mis leur érudition au service de l’étude des sectes im-
pies — ainsi Mgr Fava, de Grenoble et Mgr Meurin, évêque de Port-
Louis (Maurice), grand spécialiste dans le monde catholique de ce
qu’il désigne, comme beaucoup de prêtres le font, comme la « Sy-
nagogue de Satan ». D’abondantes revues populaires dénoncent la
« République maçonnique » dont La France chrétienne (1889-1940)
qui prendra ultérieurement pour sous-titre, fort adéquat à ses ci-
bles, Revue hebdomadaire antimaçonnique et antisémite. La revue se
donne mandat de démasquer la maçonnerie comme « la grande
puissance infernale du siècle27 ». Vers 1910, Copin Albancelli, pro-
pagateur obsédé et abondant, publie aussi une revue, La France
d’hier et la France de demain dont le slogan retourne le mot d’ordre
de Gambetta : « La société secrète, voilà l’ennemie! » La Revue in-
ternationale de sociétés secrètes publiera à partir de 1912 d’énormes
livraisons érudites pour démontrer l’existence d’une stratégie mon-
diale « judéo-maçonnique » contre la Foi.
La dénonciation des Loges se centre une fois de plus sur le
mythe du Complot scélérat et tout puissant. La maçonnerie forme,
révèle à ses ouailles Mgr Fava en frémissant, « une société vaste
comme l’Univers dont les membres nombreux à l’infini occupent
tous les rangs de la société, [...] une association dont la tête se cache
comme celle du serpent tandis que ses longs anneaux se déroulent
au loin à tous les yeux; [...] par la conscience du mal qu’elle fait et

26. Paul Rosen. Satan et cie. Association universelle pour la destruction de l’ordre social.
Révélations complètes et définitives de tous les secrets de la Fran-Maçonnerie. Tournai :
Casterman, 1888.
27. Par exemple D. Sarda y Salvany [ptre], Maçonnisme et catholicisme. Lethielleux, 1889
[trad. de l’espagnol].
182 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

qu’elle veut faire encore et toujours, cette association est visible-


ment marquée du signe de la haine28. » C’est qu’il fallait aux catho-
liques, pour expliquer le malheur des temps et les reculs de l’Église,
une explication totale et la conspiration ourdie par une secte entou-
rée de ténèbres (ou par un chef d’orchestre invisible) est cette
explication — que valide Léon XIII dans son encyclique : « Son
action peut seule expliquer la marche de la Révolution et les évé-
nements contemporains29. » « Est-ce une illusion de voir l’action
des Loges dans tout le détail de nos révolutions et de nos boulever-
sements politiques? » Non certes! Elles règnent en maîtresses sou-
veraines sur la France30. Mais il n’y a pas que la France. Le Vatican
convoque en 1896 le Congrès de Trente qui répond abondamment
et positivement à la question : « Y a-t-il une organisation internatio-
nale des francs-maçons sous un chef suprême dont le pouvoir a une
influence sur toute l’action politique sur le globe31? »

— LE SOCIALISME, FILS DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


La thèse de l’enchaînement fatal est, ai-je dit, au cœur de tous
les écrits de la droite cléricale, toutes ses démonstrations s’y confor-
ment. Le socialisme n’est jamais jugé en lui-même mais comme le
produit abominable d’un mal plus ancien. Les nouveaux « apôtres
du carnage » sont les dignes rejetons des idées républicaines : cette
thèse allait de soi à droite et en dénonçant le péril socialiste, on y
réglait ses comptes avec la classe régnante. La conspiration qui avait
commencé en 1789 à détruire la France était toujours en cours
n’étant pas encore parvenue à ses fins et le torrent allait emporter
la bourgeoisie républicaine, apprenti-sorcier dépassé par les forces
scélérates qu’elle a déchaînées. Les socialistes, apologistes des for-
faits de la Terreur, n’étaient que les dignes héritiers des Jacobins
dans cette œuvre de destruction en cours et eux, du moins, ne
faisaient pas de difficulté à le reconnaître. « Le socialisme, pose
l’économiste catholique Cl. Jannet avec tous les polémistes de son
camp, est né logiquement et historiquement du mouvement révo-

28. Franc-maçonnerie démasquée, 1 : 1884, p. 3.


29. Cartier, Lumière, op. cit., p. 34.
30. Les maçons juifs et l’avenir, ou la tolérance moderne. Louvain : Fonteyn, 1884, p. 3.
31. Actes du 1er congrès antimaçonnique international, 26-30 septembre 1896, Rome. Tour-
nai : Desclée, 1897-1899. 2 vol in 4°.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 183

lutionnaire commencé au milieu du siècle dernier32. » Le 2 novem-


bre 1790, lorsque l’Assemblée décréta la mise à la disposition de la
Nation des biens ecclésiastiques, « ce jour-là naquit le socialisme33 ».
Il y a eu trois phases dans la chute de la France dans l’erreur
démagogique et la décadence, « ces trois phases sont le voltairia-
nisme, le panthéisme et le socialisme34 ». En examinant les absurdes
théories socialistes, on voit « où peut mener l’idée d’égalité telle
que la comprend la Révolution. [...] Les conclusions votées le 31
octobre 1879 [au congrès ouvrier de Marseille] ne sont que les
conséquences du principe posé le 3 septembre 1791 [Déclaration
des droits de l’homme] et le 25 avril 1869 [Programme républicain
de Belleville présenté par Gambetta]35 ».
Pour les polémistes catholiques surtout, le camp du mal est
présenté comme une vaste conspiration de l’ombre et cette pensée
conspiratoire sera appliquée aux progrès du Mouvement ouvrier.
La pensée conspiratoire anime les réquisitoires catholiques parce
que le mal ne peut qu’être venu d’ailleurs, du dehors d’une société
jadis saine. Léon Poliakov a caractérisé comme la « causalité diabo-
lique » la forme d’explication dans laquelle le monde est menacé
par des forces occultes, par une coalition scélérate qui agit dans les
ténèbres et met en œuvre systématiquement un plan néfaste de
conquête du monde qui n’est pas loin de triompher et qui explique
tous les maux qu’on signale et dont on ignorait jusque là la cause,
qui renvoie tous ces maux à des Autres, purifiant notre monde de
toute culpabilité et de toute faute. Découvrir la vérité dans les
idéologies conspiratoires revient, les yeux soudain dessillés, à voir
toutes choses sous un jour nouveau et simplifié : là où je souffrais de
constater des maux divers, je découvre qu’il n’y avait qu’un fauteur
ultime de tous les maux, d’une scélératesse sans borne : « Tout a été
prévu, médité, résolu, statué36. » La conspiration maçonnique qui
avait fomenté la Révolution, expliquait aussi clairement les redou-
tables progrès du socialisme : « l’Internationale n’est qu’une bran-
che détachée ou non de la franc-maçonnerie qui elle-même a été

32. Socialisme d’État, p. 20.


33. Gaume, La Révolution, I, p. 122-123.
34. Lourdoueix, p. 205.
35. Ceinmar, Les doctrines des congrès ouvriers en France, p. 27.
36. Abbé Barruel, op. cit., I, p. x.
184 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

organisée par la juiverie pour bouleverser les nations chrétien-


nes37. »
Concurremment, le socialisme remplit tout naturellement le
rôle du conspirateur scélérat voué à détruire le bien : « le socia-
lisme est plus qu’une idée, plus qu’une passion, c’est une conspira-
tion. C’est la conspiration universelle, permanente et inexorable;
c’est la conspiration de mort contre la société vivante. [...] Ou le
socialisme sera tué dans les âmes, ou la société sera tuée par le
socialisme38 ».
Les polémistes républicains construisaient bien entendu l’his-
toire moderne de façon toute opposée. La Révolution française
était le contraire du projet socialiste. 1789 a supprimé les privilèges
et fondé la société sur le droit, la république qui est la justice et la
stabilité n’a rien à voir avec les contempteurs de la propriété privée!
Au contraire, c’est 1789 qui a établi sur « les bases les plus solides
et les plus fortes le principe de la propriété individuelle39 ». La
Déclaration des droits avec les garanties données à la propriété, à
la liberté des citoyens, à l’égalité devant la loi était un ferme rem-
part contre les revendications socialistes. « La propriété est un co-
rollaire de la liberté; et c’est avec raison que la Déclaration la place
immédiatement après40. »
À la fin du siècle, la thèse contre-révolutionnaire de la démo-
cratie républicaine, mère du socialisme, qui n’avait été pendant
cent ans que le propre de la réaction cléricale — et de quelques
positivistes, il est vrai — est réactivée par des gens qui s’expriment
désormais au nom de la science évolutionniste, figure du progrès,
aux noms des théories mêmes que les catholiques avaient dénon-
cées comme le produit de la déchristianisation. Gustave Le Bon
consacre le livre V de sa Psychologie du socialisme à montrer les
affinités entre « idées démocratiques et aspirations socialistes ». J’y
viens maintenant.

37. Debauge, op. cit., p. 9.


38. R. P. Félix, Christianisme et socialisme, I.
39. Janet, Origines, p. vi.
40. Guyot, Principes, p. 161.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 185

— LA DÉMOCRATIE, C’EST LE MAL


À droite, la démocratie, incarnant le cours peccamineux pris
par l’histoire en 1789, sapant les Traditions qui font la grandeur
d’un pays, écartant les « élites naturelles », règne des médiocres et
des incapables, est facteur de décadence nationale, de désordre et
d’anarchie, de même que les idées égalitaires et humanitaires sont
des formes de pathologie inspirées par le ressentiment. La démo-
cratie en son principe est un dogme insensé et, ajoute Louis de
Bonald, « impie » : les hommes naissent dépendants et inégaux.
Mon livre, La démocratie, c’est le mal, un siècle d’argumentation
anti-démocratique à l’extrême gauche (Presses de l’Univ. Laval, 2004) a
exploré la connexion qui s’est faite entre cette répudiation réac-
tionnaire et certains secteurs du socialisme. Il faut rappeler d’abord
que l’anti-démocratisme a eu au XIXe siècle une version laïque et
censément progressiste qui forme la base des critiques ultérieures
des Taine et des Le Bon : le positivisme. Auguste Comte avait ré-
clamé l’établissement d’une « dictature républicaine » qui devrait
avoir raison de l’anarchie démocratique et parlementaire issue de
la « Grande crise » de 1789 et remettre l’ordre dans le progrès,
Ordem e Progresso. La confiance dans les progrès de la raison se
complétait chez les encyclopédistes, chez Voltaire déjà du dédain
de l’opinion publique, versatile et superstitieuse, et du mépris du
peuple, ignare et irrationnel. Pour Auguste Comte, la démocratie,
le suffrage universel, la fiction de la « volonté générale » sont des
dogmes propres à l’âge métaphysique (je ne rappellerai pas le para-
digme des Trois âges, paradigme-clé de l’historiosophie comtienne).
Dogmes qui ont été utiles, concède-t-il, pour détruire l’Ancien
régime, mais « aucun vrai philosophe ne saurait méconnaître
aujourd’hui la fatale tendance anarchique d’une telle conception
métaphysique [qui] condamne indéfiniment tous les supérieurs à
une arbitraire dépendance envers la multitude de leurs inférieurs,
par une sorte de transport aux peuples du droit divin tant reproché
aux rois41 ». On voit que Comte rejette du même mouvement la
souveraineté du peuple et le dogme de l’égalité. L’avènement des
saines doctrines positivistes exigera l’instauration d’une « dicta-
ture » dont la première tâche sera de « hâter l’extinction du parle-

41. Comte, Cours de philosoph. posit., IV, p. 52.


186 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

mentarisme 42 ». Un clergé social gouvernera l’opinion et


l’« avènement social de la philosophie positive » aura raison de
l’anarchique libre examen. Car la liberté d’opinion, la liberté de
bafouer la science au nom d’une subjectivité anarchique, choque
aussi l’auteur du Catéchisme positiviste. Dans la Sociocratie, aura
disparu l’absurde « liberté permanente laissée à chacun, sans le
préalable accomplissement d’aucune condition rationnelle, de re-
mettre chaque jour en discussion indéfinie les bases mêmes de la
société43 ». Quand la politique scientifique est au pouvoir, « il ne
s’agit plus de vouloir, soit en vertu de Dieu, soit en vertu du nom-
bre; il s’agit de connaître44 ».
L’Action française, au début du XXe siècle, condense en France
cette critique de droite laïcisée et elle doit beaucoup à Comte : la
République, la démocratie n’incarnent que le néant et le mal45. La
France, c’est la conviction de Charles Maurras, sera rayée bientôt
de la carte si un sursaut anti-démocratique ne se produit pas. Dans
le style brutal de la polémique de l’AF, on ne dit pas « démocratie »,
mais « voyoucratie » et « crapularchie ».
Or, la rencontre s’est faite entre syndicalistes d’action directe
et monarchistes contre la démocratie à laquelle les syndicalistes
opposaient la doctrine des minorités agissantes. La minorité agis-
sante exalte sa supériorité virile et héroïque « en regard de la
multitude qui croupit dans une désolante passivité46 ». Le contraste
entre cette minorité et la « masse amorphe » est développé de fa-
çon extraordinairement méprisante par Émile Pouget, principal
idéologue de la CGT « Si infime que ce soit la minorité militante »,
elle seule compte socialement et historiquement, pose-t-il. « La
masse amorphe » n’est rien. Elle ne se compose que des « incons-
cients que les militants n’ont guère considéré que comme des zéros
humains ». Dans la lutte des classes, « le branle est donné par les
minorités conscientes » qui guident et parfois entraînent « la
masse47 ».

42. Dr Audiffrent, Circulaire exceptionnelle, p. 24.


43. Cours..., IV, p. 47.
44. Lonchampt, Joseph. Précis de la vie et des écrits d’Auguste Comte. Paris, 1889, p. 23.
45. « La démocratie, c’est le mal. La démocratie, c’est la mort. » Gazette de France,
14.9.1905.
46. E. Pouget, La CGT, p. 34-35.
47. Jean Grave, L’Anarchie (Paris, 1899), p. 42.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 187

Il est arrivé alors à la droite monarchiste d’attirer des hommes


venus de la gauche, « écœurés » par le système parlementaire comme
le syndicaliste Georges Valois. Rallié au principe monarchiste, il
écrit : « C’est en vain que les républicains triomphent par leurs
ruses, leurs mensonges, leur corruption et la protection de l’étran-
ger : la société sur laquelle ils règnent rejette leurs principes et
s’organise selon les modes traditionnels48. »
L’anti-démocratisme de l’extrême-gauche fait, au début du
XX siècle, sa connexion avec l’extrême-droite et c’est un paradoxe
e

qui fut remarqué avec surprise par quelques essayistes vers 1910 :
« les philosophies anti-démocratiques sont d’autant plus curieuses
qu’elles viennent des extrémités les plus opposées de l’horizon
politique [...], de la plus extrême-droite et de la plus extrême-
gauche49 » — de Maurras et l’Action française, du syndicalisme
révolutionnaire dans la CGT et de Georges Sorel, de Georges
Deherme et certains positivistes enfin (fidèles du reste à leur maître
qui voyait aussi dans la démocratie un principe condamné, issu de
la pensée « métaphysique »). C’est la convergence entre Sorel, théo-
ricien de l’action directe, et Charles Maurras, doctrinaire du natio-
nalisme intégral, qu’analyse spécialement Georges Guy-Grand dans
un perspicace essai, Le procès de la démocratie (1911)50.
Édouard Berth, jeune disciple de Sorel, n’y va pas de main
morte contre le marxisme orthodoxe, alors prédominant dans la
SFIO, dans ses Nouveaux aspects du socialisme : « fatalisme social »,
« effort ouvrier minimum, action par délégation; révolution auto-
matique et paresseuse par l’intermédiaire des pouvoirs publics » et
enfin embourgeoisement dans l’avachissement démocratique : « son
socialisme [à Jules Guesde] a fini par se noyer dans la démocratie
la plus bourgeoise ». Or, ajoute Berth, et c’est la proposition-clé de
ce qui s’est dénommé la Nouvelle école, « entre le socialisme et la
démocratie, il y a un antagonisme essentiel51 ».

48. Georges Valois. La monarchie et la classe ouvrière. Paris : Nouv. libr. nationale, 1909,
p. 3.
49. Georges Guy-Grand. Le procès de la démocratie. Paris : Colin, 1911, p. 9.
50. Voir aussi sur ce sujet, du même auteur : La philosophie nationaliste. Paris : Grasset,
1911.
51. Op. cit., 20, 12 et 15.
188 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Georges Sorel, intellectuel autonome, vivant de sa retraite


d’ingénieur, auteur de quelques grands livres, L’avenir socialiste des
syndicats, La décomposition du marxisme, Réflexions sur la violence adhére
à la ligne syndicaliste-révolutionnaire, il en a intériorisé du moins
les grands principes : action directe et libre des organisations ouvriè-
res contre la molle démagogie des politicards socialistes. Il donne
de cette ligne une version théorique qui dénote une puissante
intelligence — au service d’une véritable haine intellectualisée de
la démocratie.
Quels sont les termes du réquisitoire sorélien? La démocratie
est absurde, on retrouve la thèse de Comte. « Les dogmes de la
souveraineté populaire, de la rectitude de la Volonté générale, de
la délégation parlementaire » sont purement métaphysiques52. La
démocratie est le règne de la médiocrité, c’est un régime fondé sur
la confusion des classes, dominé par les bavards, les avocassiers, les
non-producteurs; on croit cette fois entendre comme un écho des
critiques de Saint-Simon. « La démocratie est une école de servilité,
de délation, de démoralisation53 ». La démocratie est et demeure
une mystification organisée par la classe bourgeoise et qui profite
au statu-quo. Elle est encore un instrument de démolition des
traditions nationales — et voici qui rapproche Sorel de Maurras.
Les termes du réquisitoire convergent en un faisceau. En 1918, le
vieux Sorel, favorable aux bolcheviks, écrira à un ami : « C’est à
cause de cette haine des démocraties que j’ai beaucoup de sympa-
thie pour Lénine et ses compagnons54 ».
Enthousiasme des gens d’Action française, qui vont le choyer,
pour ce penseur socialiste — l’un des trois ou quatre intellectuels
autonomes situés dans la mouvance du Parti — dont l’exécration
de la République bourgeoise se rapproche singulièrement de la
leur. Georges Valois voit le parti que la droite peut tirer d’une
alliance avec le théoricien de l’action directe : « l’œuvre tout en-
tière de M. Georges Sorel est un réquisitoire impitoyable contre la
démocratie55 ». Ce n’est pas Sorel seul qui intéresse l’Action fran-

52. Sorel, Matériaux d’une théorie du prolétariat. Paris : Rivière, 1921, p. 362.
53. Sorel, Les illusions du progrès. Paris : Rivière, 1908, p. 273.
54. Lettre du 18.8.1918, in Georges Sorel (L’Herne), p. 127.
55. Georges Valois. La monarchie et la classe ouvrière. Paris : Nouv. libr. nationale, 1909,
p. 67.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 189

çaise. Au delà de l’auteur des Réflexions sur la violence, une conver-


gence à la base, extrême droite-extrême gauche, est apparue, que
Valois salue avec joie : « Deux organisations jeunes mais qui sont
bien l’expression de l’expérience séculaire de notre peuple, pour-
suivent une action parallèle par un même instinct et tendant au
même but : la destruction du régime républicain et démocratique.
C’est l’Action française et c’est la Confédération générale du travail56 ».
C’est dans une petite revue, les Cahiers du cercle Proudhon (Pa-
ris, 1912 — janv.-févr. 1914) que s’exprime juste avant la Grande
Guerre l’idéologie en gestation d’une droite révolutionnaire, anti-
capitaliste, antiparlementaire et autoritaire, — figure française du
pré-fascisme :
La démocratie, y lit-on, est la plus grande erreur du siècle passé. [...]
Il est absolument nécessaire de détruire les institutions démocrati-
ques. [...] La démocratie a permis, dans l’économie et dans la poli-
tique, l’établissement du régime capitaliste qui détruit dans la cité ce
que les idées démocratiques dissolvent dans l’esprit, c’est-à-dire la
nation, la famille, les mœurs en substituant la loi de l’or à la loi du
sang57.

— LA QUESTION SOCIALE ET LE « SOCIALISME D’ÉTAT »


La « question sociale » : c’est une expression qui s’impose vers
1880. La question sociale forme alors un sociogramme complexe
où se distinguent et se confrontent une grande variété de diagnos-
tics et de solutions, ensemble qui semble construit pour éviter que
ne se laissent formuler et débattre certains diagnostics et certaines
solutions — ceux-là même que le discours attribue aux collectivistes
et dont la dangereuse absurdité fait qu’ils font partie intégrante du
« péril social » et non certes, de ses « solutions » rationnelles.
Le débat sur la question sociale, une fois de plus polarisé entre
divers camps, catholiques et républicains, conservateurs et progres-
sistes, partisans de l’État et libéraux qui attendent tout de l’initia-
tive privée, réformateurs modérés et plus radicaux, s’organise de
telle manière que les antagonistes aient au moins en partage une
dénégation de ce qu’il ne faut pas envisager, quelques présupposés

56. Ibid., p. 4.
57. Vol. 1912, p. 1-2.
190 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

communs et une position pragmatique qui relève aussi de l’évi-


dence : le droit acquis au savant, au lettré, aux « classes éclairées »
de formuler la question, dans les termes qui (lui) conviennent, et dès
lors le mandat de la résoudre selon ses termes. Lors même que l’on
affirme que les « vrais ouvriers », hors de l’emprise des meneurs,
ont « trop de bon sens » pour ne pas vouloir des solutions pacifica-
trices et des réformes raisonnables qu’on propose à leur avantage,
on implique qu’ils ne doivent former qu’un chœur antique à l’ar-
rière-plan de la scène où les protagonistes, sociologues, moralistes,
médecins, économistes, publicistes, s’évertuent en leur nom à nom-
mer le mal et à fournir le remède. De sorte que le débat sur « le
péril social » se déroule entre des esprits qui partagent de mêmes
inquiétudes, ont un mandat commun et le souci de préserver quel-
ques valeurs intangibles, si divers que soient leurs diagnostics et
leurs attitudes.
La manière de poser les éléments du problème, d’en rechercher
les causes, de tirer de cette analyse causale des solutions adéquates et
de faire en sorte que ces solutions éliminent aussi le problème
concomitant de la « montée du socialisme », varie du tout au tout,
des disciples de Frédéric Le Play, pour qui tout le mal vient de 1789
aux idéologues républicains pour qui les « progrès de la démocra-
tie » sont la solution qui reste à approfondir, et non l’une des causes
des antagonismes sociaux aggravés!
« Il n’y a pas de question sociale », avait dit Gambetta vers
1875. Il nuançait finement : « il y a des questions sociales... » Ce
pluriel pouvait rassurer et les discours officiels y ont longtemps
recours : « Le gouvernement de la République porte un trop vif
intérêt à toutes les questions sociales pour ne pas accueillir etc.58 »
Cette esquive ne marche cependant plus quelques années plus
tard : on reconnaît finalement qu’il y a une question sociale, et
menaçante. C’est « un mot nouveau qui répond à une situation
nouvelle et à un état d’esprit inconnu à la génération précédente ».
Il n’y a au fond pas d’autre question, « la mission essentielle de la
politique consiste de nos jours à en faciliter la solution59 ». La
Monarchie de juillet avait connu le « paupérisme », ce mot a dis-
paru. La « question sociale » est vers 1880 une idée nouvelle en

58. Spuller, min. aff. étr., Chambre, J. Officiel, année 1889, p. 996.
59. « Mot nouveau » : Cl. Jannet, Le Socialisme d’État, p. 5.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 191

Europe. Elle oblige à concéder qu’il existe un antagonisme entre le


capital et le travail, ou par euphémisme « des antipathies qui sépa-
rent malheureusement ces deux classes de producteurs60 ».
Charles Secrétan, philosophe protestant, est assez intrépide
en 1888 pour dire les choses telles qu’il les voit (et il se rapproche
dangeureusement des énoncés qu’on reproche à la propagande
socialiste) : » l’antagonisme est complet entre la classe qui tire ex-
clusivement sa nourriture du travail manuel fait pour le compte
d’autrui et la classe qui tire de ce travail les moyens d’une existence
large et facile61 ». Secrétan tout en souhaitant de larges réformes
montre dans la suite de son ouvrage qu’il faut songer surtout à
sauver la « civilisation » et qu’on doit se garder d’alimenter la « haine
des classes ». Il faut trouver la formule de la « pacification sociale ».
Un premier train de solutions est d’ordre moral. Jules Simon
l’avait dit : « il faut sauver l’ouvrier de lui-même », tendre une main
secourable aux « intéressants », réprimer les « incorrigibles ». La
question sociale pour les âmes idéalistes est d’abord morale. Les
vrais ouvriers savent que c’est le travail qui efface les inégalités, non
la politique d’estaminet. Qu’ils travaillent, qu’ils se pénètrent des
« intérêts communs » qui les lient aux autres classes de la société et
qu’ils concourent selon leurs modestes moyens à la vie générale.
Qu’ils reconnaissent aussi les « autorités sociales », ajoutent les dis-
ciples de Le Play, qu’ils retrouvent « l’esprit de famille » et que les
« classes riches » accomplissent envers eux leur devoir de « patro-
nage » (le patron doit prendre en charge morale le sort de l’ouvrier).
Que l’on développe l’assistance, la bienfaisance, la charité
privées, proposent les libéraux qui redoutent que l’État ne s’en
mêle, et qu’on fasse campagne contre l’alcoolisme, la mauvaise
hygiène, les taudis, qu’on favorise l’épargne et les institutions de
prévoyance. D’autres prônent l’épargne. La Caisse d’épargne, fon-
dée en 1818, est en plein essor à la fin du siècle. Des philanthropes
se regroupent pour développer les « habitations ouvrières » qui
donneront à l’ouvrier des habitudes de sédentarité et le goût de la
propriété. D’autres organisent des « Congrès de la participation
aux bénéfices », serpent de mer du réformisme bourgeois et solu-
tion de l’antagonisme capital-travail. D’autres philanthropes en-
60. Monit. synd. ouvriers, 276 (1889), p. 1.
61. Secrétan, La Civilisation et la Croyance, Alcan, 1888, p. 11.
192 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

core veillent à l’hygiène des masses, aux habitations ouvrières, aux


cités-jardins, à la sécurité du travail. Tous ceux qu’inquiètent l’État
législateur, mettent leurs espoirs dans les sociétés mutuelles et les
coopératives, panacées puisqu’il s’agit d’associations libres, qui fe-
ront des ouvriers leurs propres patrons, les associera à l’entreprise
qu’ils géreront et les intégrera pacifiquement au corps social.
Qui ne veut trouver de solution? On regrette seulement que
la question sociale, qui est si réelle, soit « agitée trop souvent par
des utopistes et des ambitieux ». Les réformes se feront, mais il ne
faut pas « essayer d’aller trop vite ».62 Un premier mouvement de
concession vertueuse permet de résister aux suggestions « hâti-
ves ». Oui, il y a des problèmes, mais raison de plus pour ne pas
céder à tout :
Nous ne prétendons pas que l’état social actuel soit parfait [...] nous
reconnaissons même qu’il y a des abus dont la prompte suppression
est désirable, mais il est inadmissible que quelques meneurs s’arro-
gent le droit de remettre un ultimatum aux représentants des pou-
voirs publics63.

— DANGERS DE L’« ÉTATISME »


Les purs libéraux redoutaient non que le remède législatif soit
inefficace, mais qu’il soit pire que le mal socialiste ou du moins égal
à ce mal. Que pour détourner les masses du socialisme on n’en
vienne par des législations et réglementations continuelles à mettre
en place un « socialisme d’État » qui portera atteinte, ni plus ni
moins que l’autre, à l’ordre, aux libertés et à la propriété. Une telle
politique de gribouille consistait à vouloir « guérir le mal par le
mal64 ». Les premiers grands économistes, Say, Dunoyer, Bastiat,
avaient déclaré l’État un « mal nécessaire », mais encore, c’était
tant qu’il n’excédait pas ses compétences et laissait faire les lois du
marché. Les économistes ont une conception unanime de l’État :
ils définissent tous l’État par ce qu’il ne doit pas être. « L’État n’a pas
pour mission et ne doit pas entreprendre d’assurer aux citoyens
leur subsistance. [...] L’État ne doit pas entreprendre de répartir la
richesse entre les familles ni de diriger les industries soit par lui-

62. Chaudordy, La France de 1889, p. 69-70.


63. Le Matin, 24.2 ;3.
64. Félix, Christianisme, p. xi.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 193

même, soit par l’intermédiaire de corps constitués. »65 Or, l’État


depuis le Second Empire jusqu’en 1914 ne cesse d’excéder les
compétences qu’ils lui assignent, il ne cesse de « s’immiscer », de
réglementer le temps de travail, de protéger les enfants mineurs, de
donner une reconnaissance limitée au syndicalisme (loi de 1884)...
Une partie de la classe politique (la gauche républicaine mais aussi,
selon d’autres principes, les catholiques sociaux) réclame constam-
ment plus de réglementation et les obtient : il faut veiller à la
salubrité des entreprises, imposer le repos dominical, protéger les
ouvrières, leur interdire le travail de nuit, pensionner les accidentés
du travail, instaurer des retraites, imposer des assurances obligatoi-
res, tous « empiétements pleins de périls dans le régime du tra-
vail ».66 Pour les vrais libéraux, tout ceci est une « hérésie »
anti-économique et une dangereuse démagogie qui consiste à « leur-
rer par des promesses irréalisables toute une classe d’électeurs plus
accessibles que d’autres aux espérances chimériques. [...] C’est la
plus fausse et la plus immorale des politiques ». Tout ce qui sent le
socialisme d’État est couvert de brocards par le Journal des économis-
tes et l’Économiste français, organes du libéralisme. La fixation d’un
minimum de salaire est « chimérique ». La semaine de travail de
quarante-huit heures porterait préjudice à la « situation physique et
morale de l’ouvrier », toujours la première victime de ces mesures
démagogiques. La limitation de la durée du travail est une idée née
de l’incompétence « d’esprits naïfs » qui ne voient pas quel chô-
mage accru en découlerait. « Le socialisme d’État est
antiscientifique » : le « sentimentalisme seul » guide ses promo-
teurs. En 1888, le Reichstag a voté un train de législations sociales.
Il n’en faut pas plus pour dire que ce socialisme d’État (caisse
d’assurance-maladie et pension de vieillesse) est une « invention de
Bismarck » et doit répugner à ce titre « dans notre pays de li-
berté67 ».
Pourtant, hors les libéraux de pure doctrine qui n’attendent
ainsi le salut que de la libre entreprise et d’initiatives individuelles
charitables, beaucoup d’autres débatteurs dans les « classes éclai-
65. Jannet, Socialisme d’État, p. 4-5.
66. Jannet, Socialisme d’État, p. 2.
67. Moniteur des syndicats ouvriers (anti-socialiste), 289 (1889) :1 et J. Officiel, Chambre
1889, 1086 : M. le Cour (droite) : « Vous voulez donc le socialisme d’État de M. de
Bismarck ? Je vous en fais mon compliment ! »
194 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

rées » admettent l’urgence de réformes qui, à un degré ou à un


autre, passeront par l’État, par de la législation « sociale ». Mais une
angoisse pointe souvent chez eux également : ces réformes n’en-
traîneront-elles pas trop loin, ne porteront-elles pas atteinte aux
valeurs mêmes qu’on entend préserver et l’ouvrier, pour qui on est
près à consentir de si grands sacrifices, sera-t-il réellement guéri de
son mal, n’en voudra-t-il pas toujours plus? Pris entre un diagnostic
d’urgence et le risque de perdre le contrôle de la machine, le
discours établi, en ses divers secteurs, s’épuise en prudences réfor-
mistes alors que les hordes collectivistes et anarchistes campent aux
portes de la ville.
Pour les vrais libéraux autant que pour les conservateurs de
tous acabits, le combat contre le socialisme d’ « en bas » devait se
doubler d’une dénonciation non moins vigoureuse des « théories
occultes du socialisme par en haut sur lesquelles sont basées tant de
nos lois et de nos institutions68 ». Leur vigilance a été éveillée dès
les premiers pas, les premières mesures de ce que nous voyons
aujourd’hui comme le développement en longue durée de l’État-
providence. Tant qu’à combattre le socialisme, il fallait le combat-
tre « sous toutes ses formes », disaient-ils. Dès le Second Empire,
beaucoup de libéraux ont présenté le développement irrésistible
de l’État interventionniste se mêlant d’une foule de choses où « il
n’a rien à faire » comme un péril plus redoutable que l’agitation de
la plèbe — et un péril immédiat. « Établi par les classes instruites,
écrit Bénard en 1869, le socialisme est plus dangereux que quand
il vient des classes moins éclairées parce qu’il s’assied plus aisément,
qu’il fonctionne assez facilement, qu’il pervertit toutes les notions
de droit et d’équité là où elles devraient toujours dominer69. »
Ils ont unanimement pensé que le socialisme d’État ne détour-
nerait pas du régime collectiviste, mais au contraire en pavait la
voie. De telles législations, attentoires à la liberté, aux « lois du
marché », aux responsabilités des patrons, ruineuses face à la con-
currence internationale, bureaucratiques, ne sont pas un moyen
d’empêcher la victoire du socialisme, protestent les économistes,
mais au contraire elles encouragent la subversion et affaiblissent le
pays. Eugène Dufeuille publie en 1909 un essai dont le titre montre

68. Bénard, Socialisme, p. 12.


69. Bénard, p. 115.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 195

la thèse : Sur la pente du collectivisme. « La France est sur le chemin


qui, par la pente plus ou moins rapide du socialisme d’État, mène
au collectivisme70. » Gustave Le Bon tirait aussi des progrès de
l’État-providence la conclusion pessimiste que le socialisme avait
déjà gagné la partie et qu’il se développerait inexorablement avec
l’État bureaucratique, son idole, jusqu’à la ruine de la société. Ce
n’était plus la peine de lutter contre le socialisme, il était déjà trop
tard — du moins pour les « races latines » (opposées aux « races »
anglo-saxonnes), chez qui l’étatisme était une pulsion héréditaire71.
Aucune révolution ne serait nécessaire, le processus était en mar-
che et il entraînait les sociétés latines jusqu’à la ruine finale. « La
société de l’avenir, rêvée par les collectivistes, se réalise depuis
longtemps et de plus en plus chez les peuples latins. Le socialisme
d’État est en effet la conclusion nécessaire de leur passé, l’étape
finale qui les conduira à la décadence72. »
Quels sont les reproches faits à l’État moderne? L’État est par
essence inefficace et gaspilleur dès que, sortant de ses attributions,
il se mêle de la production. « Partout où l’État se mêle de fabriquer,
d’exploiter et de vendre, il vend, il exploite et il fabrique moins
bien et plus cher que n’importe quel industriel ou quel groupe
d’exploitant73 . » Les arsenaux coûtent en France deux fois plus
cher qu’un établissement privé et demandent deux fois plus de
temps à construire. Sans l’aiguillon de la concurrence, les monopo-
les d’État se caractérisent par la gabegie, le mépris de l’usager et la
médiocrité du produit. Les fonctionnaires que n’anime pas un
intérêt personnel et que domine la crainte des responsabilités font
des gestionnaires inefficaces quand ils ne sont pas corrompus ou
désignés par favoritisme et incompétents. L’État monopoliste, auto-
ritaire et bureaucratique, est, aux yeux des libéraux, un facteur de
stagnation économique; il « préfigure » ce que serait le cauchemar
collectiviste.
Passons à l’État charitable, à l’organisation de l’assistance publi-
que : son immoralité est criante, c’est vouloir imposer aux citoyens

70. Page 17.


71. Le tout-à-l’État, dit-il, est « le concept le plus caractéristique des races latines ».
72. Psychologie, l. III, ch 6, par. 3.
73. Dufeuille, Sur la pente, p. 18.
196 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

la « charité légale » tout en poussant les pauvres vers « l’impré-


voyance et le vice74 ». En se mêlant d’imposer légalement la charité
et de gérer l’assistance aux démunis, l’État était parvenu au résultat
contraire de ses intentions philanthropiques, il n’avait pas réduit la
misère ni déterminé les assistés à sortir de leur condition malheu-
reuse, mais il était arrivé à en augmenter le nombre et à entretenir
le « paupérisme à l’état héréditaire », bel exemple de l’effet pervers75.
Tous les réactionnaires, des conservateurs aux libéraux de
pure doctrine, aux social-darwinistes disciples de Spencer, ont ainsi
dénoncé, de façon perspicace du point de vue qui était le leur, une
dynamique continue d’expansion et d’« empiétement » de l’État
moderne, porté à la « réglementation à outrance », s’immisçant
dans les relations et les contrats de la société civile, s’arrogeant des
compétences économiques et « faussant » les lois du marché. Ils ont
vu ce qu’on nomme aujourd’hui la société civile peu à peu écrasée
par quatre dynamiques perverses à l’œuvre et convergeant. L’État
législateur se sentant appelé à réglementer les conditions de travail,
à imposer des assurances et des protections à l’ouvrier, à établir des
régimes de retraite obligatoires, à fixer la responsabilité patronale
en matière d’accidents industriels notamment, à fixer le minimum
des salaires en faussant la « liberté du travail » — en attendant que
par l’impôt progressif sur le revenu, projet redouté des libéraux
depuis le milieu du XIXe siècle, l’État ne se fasse spoliateur76. Cet
État législateur ne cessant d’attenter à la propriété privée, à quoi
bon redouter l’avènement du socialisme : il accomplit son œuvre
destructrice avec la complicité de la classe régnante. Vient ensuite,
l’État administrateur qui prend en main la prévoyance, comme il
s’est déjà arrogé déjà le monopole de l’instruction et de divers
services publics. L’État arbitre qui se prétend chargé de contrebalan-
cer les effets des « lois naturelles » du marché en intervenant dans
la répartition et la redistribution des ressources et des biens. Enfin
l’État producteur monopoliste de certains biens et services — quatre
expansions de l’État dont l’État-Moloch rêvé par les collectivistes

74. Charité légale : Économiste français, 16.10.1889, p. 599. Imprévoyance : ibid., p. 663.
75. Paul Leroy-Beaulieu. L’État moderne et ses fonctions. Paris : Guillaumin, 1890, p. 305.
76. « C’est le vol organisé par l’État » - Bussy, Histoire, 228.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 197

serait en quelque sorte le développement, l’épanouissement logi-


que.
Cet État en expansion est la bête noire de Herbert Spencer,
qui le fustige dans chacun de ses livres au nom des droits bafoués
de l’Individu. Beaucoup de libéraux de la fin du siècle, sinon tous,
adhèrent à ses conclusions et font chorus. Le grand ouvrage doctri-
nal du libéralisme français est L’État moderne et ses fonctions (1890) de
Paul Leroy-Beaulieu, « l’État moderne, pose-t-il pour thèse, dé-
borde dans toutes les sphères de l’activité de l’homme. Il menace
la personne humaine tout entière77. » Tout est dit dans ce classique
de l’argumentation libérale et aujourd’hui encore, il n’y a pas un
mot à y changer.
Dans la critique libérale entre un élément de stupéfaction. Il y
a un mystère de cet État moderne à l’appétit illimité. « Qu’est-ce
que l’État? Qu’est-ce que cet être impersonnel auquel toute science
est infuse, tout doit être accordé, toute puissance est dévolue ? »78
Contre les salutaires principes de l’économie politique, contre les
libertés civiques, voici que se dresse et s’étend une entité nouvelle,
« l’État impersonnel, l’État pieuvre aux quatre mille suçoirs79 ».
Cette extension irrépressible a plongé dans une indignation stupé-
faite d’autant que rien ne parvenait à la freiner et qu’elle semblait
échapper à la puissance humaine. On avait peine à distinguer à
quoi rimait cette mutation progressive de l’État et vers quoi entraî-
naient les « usurpations » successives auxquelles il se livrait, les
« entraves mises à l’initiative individuelle » alors que son rôle natu-
rel était de la protéger80. D’où venait cette perversion par quoi
l’État se substitue à la famille, s’immisce dans les contrats, se charge
d’imposer la prévoyance aux uns et la sollicitude aux autres? Au
delà de son inefficacité dénoncée et de ses ingérences perverses, il
paraissait à bien des observateurs que la croissance continue de
l’État moderne et son appétit d’extension ne tenait pas à un proces-

77. Page 2.
78. Jules Lermina. Histoire de la misère. Paris : Décembre-Alonnier, 1869, p. 275.
79. Verspeyen, Le Centenaire de 1789, 9. L’État ne doit que « favoriser la charité privée...
en facilitant l’accroissement de la richesse publique », Villes et Campagnes, 12.2,
année 1889, p. 1.
80. « Usurpation » : Revel, Le Testament d’un moderne, 1889, 200. « Entrave... » : L.
Deffès, La responsabilité des patrons, p. 120.
198 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

sus rationnel, mais à une dévorante passion inaccessible aux objec-


tions, à une sorte de religion nouvelle, une « Statolâtrie »81, dit
l’abbé Martinet, un culte de l’« omnipotence de l’État » dont le
programme collectiviste n’était alors que l’expression accomplie —
d’autant plus redoutable qu’il avait pour lui une dynamique pleine-
ment à l’œuvre à laquelle les classes éclairées prêtaient la main. Dès
1848, la question est posée de la nature de ce « culte » moderne, de
cette « nouvelle Idole » : « Sur quoi, demande l’auteur de la
Statolâtrie, repose le culte de l’État, divinité abstraite, aussi insaisis-
sable dans son essence qu’insatiable dans ses appétits82 ? »
Le socialisme n’est que la forme accomplie de l’État moderne
tel que déjà il excède son rôle : telle est donc la thèse libérale. Une
fois encore, la topographie des Grands remèdes n’est pas si simple :
il n’était pas vrai du tout que « le » socialisme fût uni dans un désir
d’État omnipotent. Au contraire, les grandes divisions et dissiden-
ces dans le camp des Grandes espérances passent par la critique de
l’État, présent ou futur, et le rejet par plusieurs doctrinaires de
« l’étatisme ». De Proudhon aux anarchistes, mais aussi à des socia-
listes dissidents comme Eugène Fournière au début du XXe siècle83,
l’omnipotence de l’État futur, le désir collectiviste d’absorber la
société civile dans un État tout puissant ont été dénoncés comme
promettant une tyrannie non moindre que l’exploitation bour-
geoise. Proudhon, réfutant l’Organisation du travail de Louis Blanc,
écrivait : « il n’y a rien, absolument rien dans l’État qui ne soit abus
à réformer, parasitisme à supprimer, instrument de tyrannie à dé-
truire84. »

81. Abbé Antoine Martinet. Statolâtrie, ou Le communisme légal. Paris : Lecoffre, 1848.
82. Martinet, p. 24.
83. Fournière, L’individu, l’association et l’État. Paris : Alcan, 1907.
84. Mélanges, II, p. 19.
VI
Polémiques sociales et
divergences cognitives
Comment douter que ces espoirs ne finissent
par inonder le monde, jusqu’à ce que les
hommes soient enfin les possesseurs véritables
de ce globe ?
Paul Nizan1.

POURQUOI ARGUMENTE-T-ON ?
La littérature anti-socialiste, ai-je remarqué au début de ce
livre, constitue une des plus durables, des plus continues et une des
plus pugnaces, des plus répétitives aussi des traditions polémiques
de la modernité. Toutefois, un siècle et plus de polémiques inces-
santes n’est pas parvenu à ébranler le « camp » socialiste. Les pro-
phéties sur l’échec fatal du projet collectiviste n’ont pas « fait
réfléchir », comme on se flattait qu’elles le feraient, les idéologues
militants. Si ces polémiques ont persuadé, elles ont seulement per-
suadé des lecteurs convaincus d’avance. Ce que nous avons décrit,
dans la mesure du moins ou beaucoup de pamphlets prennent les
socialistes à parti, prétendent leur objecter de bonne foi et les
somment de s’expliquer, c’est un interminable dialogue de sourds.
Tout ceci va de soi, mais je partirai de cette évidence pour conclure.
Pourquoi argumente-t-on ? La rhétorique de l’argumentation
persiste à considérer comme sa norme le débat entre gens qui par-
tagent ultimement la même rationalité et la même disposition à
soumettre leurs idées à la raison, gens dont – si l’on est rationnel-
lement optimiste et surtout patient – les divergences les plus âpres

1. L’Humanité, 4.3.1937, p. 8.

199
200 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

relèvent non de la « surdité » cognitive, mais du mal-entendu. C’est


sans doute que la rhétorique présuppose un axiome qu’elle n’inter-
roge jamais tant il lui semble aller de soi : axiome qui est que les
humains argumentent et disputent pour se persuader réciproque-
ment, pour amener l’adversaire à abandonner ou à modifier ses
convictions – et non seulement pour persuader à la cantonade des
tiers de l’erreur de votre adversaire et de la justesse de vos argu-
ments. Ce n’est pas être porté au paradoxe que de dire que cet
axiome est insoutenable et que toutes sortes de distorsions décou-
lent de cette base fallacieuse. Il est contredit par toute l’observation
empirique : si je n’argumentais que face à des gens que je crois
avoir des chances de convaincre ou d’ébranler, j’aurais de la peine
à expliquer l’abondance de discours argumentés – de la polémique
politique à la querelle de ménage – là où les chances de persuader
l’interlocuteur sont pratiquement nulles et où la seule conclusion
est celle, dépitée, de ladite querelle de ménage : « You just don’t
understand ! » Dans les termes les plus généraux, les humains argu-
mentent pour deux motifs, logiquement antérieurs à l’espoir, rai-
sonnable ou mince, de persuader l’interlocuteur ou de l’ébranler :
ils argumentent pour se justifier, pour se procurer face au monde
une justification (au sens des théologiens comme au sens sociologi-
que de Luc Boltanski et Patrick Thévenot) inséparable d’un avoir-
raison – et ils argumentent pour se situer par rapport aux raisons des
autres en testant la sorte de cohérence et de force qu’ils imputent
à leur position, pour se positionner (avec les siens éventuellement)
et, selon la métaphore polémique, maintenir leurs positions et se
préparer à la résistance. La pragmatique argumentative semble
chercher un effet perlocutoire immédiat, « convaincre », mais il s’agit
dans bien des circonstances d’une feinte ou d’une convention,
d’un moyen formel de l’effet justificatoire. Justification et positionne-
ment sont au contraire des visées psychologiques immanentes. Lo-
gique affective et justification de soi vont ensemble. Même en
dormant nous argumentons ! Les rêves analysés par Freud (et rêvés
par lui souvent – voir celui de l’« Injection faite à Irma ») sont des
argumentations, extravagantes sans doute, mises au service d’une
dénégation de responsabilité, d’une disculpation, d’une justifica-
tion de soi.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 201

La polémique anti-socialiste est l’occasion de poser une autre


question que j’ai abordée dans un petit essai paru en 2001, Dialo-
gues de sourds : doxa et coupures cognitives. Les langages publics (que
j’oppose dans le présent contexte aux discours ésotériques, savants,
disciplinaires, régulés par une communauté restreinte fixant des
règles explicites d’acceptabilité des énoncés) qui coexistent dans
un état de société, se distinguent-ils – au delà de la divergence des
points de vue, de la discordance des données retenues et alléguées,
de la disparité des intentions et des fins, de même que de celle des
intérêts qui les meuvent – par des caractères cognitifs et notamment
argumentatifs incompossibles et qui les rendent d’aventure in-compré-
hensibles les uns aux autres. C’est la question sur laquelle je reviens
dans ces conclusions. Ma proposition est donc de renverser la démar-
che heuristique des études rhétoriques, des études sur la doxa et les
opinions publiques. De ne pas leur donner comme point de départ,
pour les contredire dans le cours des analyses, les paradigmes de
rationalité topique légitime, du débat bien réglé, des litiges suscep-
tibles de dépassement rationnel. Je propose comme une tâche
primordiale de la rhétorique l’étude des coupures gnoséologiques
et argumentatives dans leur diversité. Je crois en effet que ce n’est
pas ici une question purement « philosophique » (spéculative), mais
un problème qui réclame une multitude d’études de terrain et des
évaluations empiriques des écarts plus ou moins décisifs et des
degrés de mal-entendus.

LE SOCIALISME INVULNÉRABLE
Les Grands récits socialistes on été construits pour être invul-
nérables aux « attaques » extérieures. La propagande socialiste qui
dénonce tous azimuts ce qui vient de la bourgeoisie, ne laisse pas
passer les « calomnies » qu’on « déverse » sur la doctrine, les « at-
taques » contre les leaders, les « concerts de mensonges » sur l’ac-
tion du parti, « les volcans de boue et de fange assaillant le socialisme
et ses partisans2 ». La « presse reptilienne » calomnie les martyrs de
la Commune, elle « bafoue » les grands fondateurs, Marx et Engels,
elle traite les socialistes d’énergumènes ou, comme aux beaux jours

2. Le travailleur, Lille, 20.6.1908, p. 1.


202 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

de 1848, de « partageux ». « Rien ne nous arrêtera », réplique le


socialiste impavide, le socialisme fait des progrès immenses malgré
la calomnie, il prévaudra ! Ce topos est aussi vieux que le socialisme
même. Je lis dans La Fraternité de décembre 1841 :
Plus que jamais le Communisme est en butte aux attaques de tout
genre. Les sarcasmes, les injures, les paroles de haine pleuvent sur lui
de toutes parts. Que prouve contre la doctrine ce flot de paroles
passionnées ? Rien, absolument rien.
Après 1870, la légitimation scientifique du socialisme moderne
a servi de palladium au mouvement ouvrier. Le « socialisme scienti-
fique », c’était avant tout une formule qui rendait l’idéologie inac-
cessible aux « attaques » bourgeoises. Le mérite premier de Marx
réside dans l’effet-science : il est, comme l’avait signalé la brochure de
Paul Lafargue (1880) tirée de l’Anti-Dühring d’Engels, d’avoir fait
passer le socialisme von der Utopie zur Wissenschaft, de l’utopie à la
science, d’avoir donné par sa « dialectique précise », « une forme,
une consistance à l’idéal communiste jusque là indécis3 ». À l’en-
contre des socialistes scientifiques, les prétendus savants, les écono-
mistes bourgeois, « aveuglés par leurs intérêts de classe », sont
incapables de rien comprendre aux lois économiques et histori-
ques4. Ils sont dès lors « dépourvus d’arguments sérieux à opposer
à nos théories scientifiques5 ». Au contraire, tout prolétaire, par son
expérience de classe, possède, sinon la science, du moins l’intuition
infuse du marxisme : « C’est l’étonnement des bourgeois [...] Vous
ne nous ferez pas croire que l’ouvrier comprenne les théories du
Capital [...] qui échappent à notre intelligence », geignent-ils. Ils ne
voient pas que l’ouvrier a des lumières spéciales qu’il tire de son
expérience : « la plus-value dont se nourrit le capitalisme, il la crée
chaque jour de ses mains ; la lutte de classe, il la vit du début au
terme de son existence. [...] La théorie double son instinct de la
conscience », écrira le guesdiste Bracke6.
Ce que l’on répète dans le Mouvement ouvrier jusqu’en 1914,
c’est que — quoi que Marx ait pu démontrer — « la réalité a justifié

3. Félix, Le Socialiste, 19. 1.1908, p. 1.


4. Paul Lafargue, Le Socialiste, 23.11.1890, p. 1.
5. Le Cri du Travailleur (Lille), 3.8.1889, p. 3.
6. Le Socialisme, 15.3.1908, p. 1.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 203

les conclusions du théoricien ». Marx, génie scientifique, est l’auteur


de travaux prédictifs, de travaux que l’histoire ultérieure confirme à
100% : « Il n’est pas un événement qui ne justifie les prévisions de
l’illustre penseur allemand7 ». D’où on tire que, confirmé jusqu’ici
point par point dans les prédictions précises qu’il est censé avoir
faites, Marx verra aussi confirmée sous peu cette Révolution prolé-
tarienne et ce triomphe du collectivisme qu’il a également « pré-
dits8 ».
Les « attaques » contre le socialisme ont suscité des répliques
passionnées mais surtout indignées — et ce qui a indigné surtout
c’est que le public puisse ajouter foi à des diffamations grotesques
et des objections ignares. « C’est avec une bien grande mauvaise foi
que, la plupart du temps, nous sommes combattus ; on dénature
nos intentions et nos doctrines et on nous présente au public sous
un jour aussi fantaisiste que défavorable9. » À la fin du XIXe siècle,
la petite dystopie d’Eugen Richter, les Sozialdemokratischen
Zukunftsbilder, connaît un succès immédiat, on en vend en Allema-
gne 250 000 exemplaires en quatre mois avant qu’elle soit traduite
dans toutes les langues européennes. Certains socialistes se senti-
rent forcés de la réfuter et de montrer surtout « combien est peu
fondée cette affirmation de Richter qui consiste à dire que l’État
socialiste sera tyrannique au suprême degré10. » Mais en général,
on ne réfute pas les critiques, les objections et les fâcheuses prophé-
ties des adversaires du mouvement ouvrier, leurs élucubrations sont
trop ridicules pour qu’on daigne s’y arrêter, on ne peut que se
demander « comment il pouvait se trouver des hommes d’un cer-
tain renom pour se livrer à la rédaction de pareilles inepties11. » Car

7. L’Égalitaire, 18.3.1908.
8. « Qu’on veuille transformer l’admiration pour Marx en adoration, faire de lui une
sorte de pape infaillible et de sa doctrine un bloc intangible, cela nous paraît un
retour de fétichisme pour le moins singulier », observe Georges Renard, grand
personnage universitaire du socialisme au tournant du siècle (il fut nommé pro-
fesseur au Collège de France en 1907), — le seul au Parti SFIO avec Jaurès et avec
Eugène Fournière qui fût légitimé par l’appartenance aux grandes écoles bour-
geoises — dans son Socialisme intégral.
9. X... « L’Application du système collectiviste », Revue socialiste, 28 : 1898, p. 696.
10. Rienzi, Socialisme et liberté. Paris : Giard & et Brière, 1898, p. 2.
11. Sur Richter encore : Argyriadès, Almanach de la question sociale 1893, 20. Et citations
suivantes : Almanach de la question sociale 1894, p. 17.
204 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

si les libéraux ne cachent pas que les doctrinaires socialistes sont,


à leurs yeux, des déséquilibrés, les socialistes sont surpris de l’inep-
tie de leurs adversaires, ineptie intéressée, il est vrai. Tout critique
du projet socialiste est au service du capitalisme, l’explication est
toute prête, qui dispense de le réfuter. Eugen Richter entasse ainsi
« sophismes sur sophismes pour soutenir le régime abject qui nous
régit. » Ses peintures dystopiques de la société future ont cepen-
dant blessé les leaders socialistes, elles salissaient leur lumineuse
vision d’avenir. Émile Vandervelde, secrétaire de l’Internationale,
s’efforce de montrer le complet ridicule des spéculations de Rich-
ter et ses pareils :
Des gens graves nous montrent sans rire les infortunés citoyens du
Zukunftstaat condamnés exclusivement à lire des journaux officiels,
à se loger toute leur vie dans le même appartement [...]et à se
nourrir de la même cuisine que tous les autres habitants de leur
quartier [...] On nous peint la situation du travailleur chassé des
ateliers collectifs, frappé, pour des motifs inavouables peut-être, de
l’excommunication industrielle et battant le pavé sans parvenir à
trouver du travail nulle part12.
Vandervelde ne réfute pas, comment du reste pourrait-il s’y
prendre ? Il se borne à rire de ce chapelet d’absurdités malveillan-
tes. De fait, la rencontre d’une conviction utopique et d’une dystopie
ne peut donner lieu à débat. Deux visions s’opposent et chaque
visionnaire est enfermé dans son image de for intérieur.

FONDATIONS : LA OU LES NATURES HUMAINES


Les adversaires du socialisme et les socialistes mêmes pensent
dans le cadre hégémonique des disputes d’idées et des polémiques
modernes ; avant de considérer les divergences cognitives qui scel-
lent leur dialogue de sourds, il convient de montrer que les deux
camps ont recours à des manœuvres argumentatives semblables et
semblablement fallacieuses ou spécieuses : présupposition de la
« nature humaine », alternatives binaires, ou bien-ou bien, déter-
minisme historique.
Premier trait commun et première forme de paralogisme qui
sert de base aux affrontements interminables mêmes, la référence

12. Le Collectivisme et l’évolution industrielle. Paris : Bellais, 1900, p. 253 et 256.


VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 205

contradictoire à une immuable « nature humaine » dont les carac-


tères sont censés permettre de distinguer des idées et projets so-
ciaux pertinents et réalisables ou bien chimériques et voués à
l’innocuité. Cette axiomatique a aujourd’hui beaucoup perdu de
son innocente évidence qui en rendait jadis, dans des temps plus
« métaphysiques » de la modernité, l’évocation aisée. Quelque chose
s’est soustrait dans les soubassements du discours social — quelque
chose que dans un système philosophique on nomme une fonda-
tion. Le mal diagnostiqué dans le monde empirique n’est pas une
intuition sentimentale chez un Louis Blanc ou chez un Auguste
Comte : il était démontrable selon eux dans une anthropologie
fondée en raison ; la société allait mal parce qu’elle contrecarrait la
« nature humaine » et ses besoins. Le long XIXe siècle possède des
axiomes sur la nature humaine et il conçoit à partir d’eux la dénon-
ciation du mal et le remède salvateur.
Les Grandes espérances historiques se caractérisent comme
des fondationalismes. Partant d’un doute radical sur le monde empi-
rique et sur sa légitimité, passant au soupçon qu’il y a un principe
vicieux sous-jacent au mal omniprésent, ils partent à la recherche
d’une vérité des choses qui transcende ce monde mauvais et établis-
sent d’éclatantes certitudes sur la nature de l’homme et sur le
déchiffrement de sa destinée, desquels ils vont déduire le souverain
bien social et prophétiser l’imminence d’un changement ultime
qui sera un retour à la nature des choses. Mais les anti-socialistes,
réfutant les prémisses sur la bonté de l’homme, son sens natif de la
solidarité et sur l’égalité « naturelle », se croient contraints de bri-
coler par renversement axiologique une nature humaine moins
« angélique » où l’intérêt égoïste peut être montré socialement bon
par les bienfaits généraux et les progrès qu’il apporte.

DEUX CAMPS : LA PENSÉE MANICHÉENNE


Le second trait commun et le second type de paralogismes
auxquels je voudrais m’attarder, c’est tout ce qui relève de la pensée
manichéenne et des raisonnements par alternative. Le binarisme
de la pensée s’applique à la critique sociale, au contraste avec
l’avenir promis, aux dilemmes de la conjoncture : « croître ou dis-
paraître », « socialisme ou barbarie »... Il s’étend aussi à l’action, au
manichéisme de l’action, tout programme politique et social ayant
206 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

pour effet de répartir les humains en alliés et en opposants, en élus


et réprouvés, en défenseurs du droit et suppôts de l’iniquité.
La doctrine socialiste sur la longue durée raisonne essentiel-
lement par alternatives et ces alternatives ont été à la source d’er-
reurs constantes d’insight historique. Ayant séparé de leur présent
par une coupure absolue, « conséquence nécessaire de la seule
victoire prolétarienne », certaines transformations que les sociétés
capitalistes avancées ont réalisées (le développement massif de l’en-
seignement secondaire et universitaire, l’extension et la prépondé-
rance des professions intellectuelles, la diminution de la durée du
travail, l’émancipation des femmes, les allocations familiales, l’assu-
rance maladie-invalidité universelle etc.), les doctrinaires socialistes
d’avant 1914 ont de fait réfléchi sur l’avenir avec une erreur cons-
tante de sagacité historique qui tenait à la gnoséologie binaire,
antithétique que je vais décrire. Capitalisme et collectivisme s’ex-
cluent logiquement, ils s’excluent dès lors dans la réalité concrète.
« Le capitalisme est un système ; le collectivisme en est un aussi.
Tous les deux peuvent servir de base à une société ; mais est-il
possible de concevoir un système mixte, dans lequel fonctionne-
raient côte à côte des organes empruntés aux deux autres ? Un
moment de réflexion démontre l’impossibilité de cette combinai-
son13 ». Ce n’est pas l’analyse économique ou sociologique qui
conduit à ces conclusions, c’est, en effet, le « bon sens » binaire.
« Le bon sens crie que les deux principes s’excluent, sont incompa-
tibles, s’entre-exterminent14 ».
Mais les anti-socialistes n’ont pas moins versé dans les paralo-
gismes de l’alternative et ont prétendu démontrer par exemple à
grand frais que l’État-providence pavait la voie au collectivisme
« rouge » et était incompatible avec le régime libéral et l’économie
de marché. Le chapitre V a servi à rappeler au lecteur, tenté, je
crois, de trouver perspicaces certaines conjectures libérales oppo-
sées au collectivisme-sur-papier, que les mêmes objections, les mêmes
visions cataclysmiques, les mêmes arguments d’impossibilité ont
été opposées par eux au type de société, démocratie « avancée »

13. « L’application du système collectiviste », Revue socialiste, vol. 1898, p. 703.


14. Lucien Deslinières, L’application du système collectiviste, Paris, 1899, p. 456.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 207

régie par un État-providence, qui est celui où nous vivons en Occi-


dent. C’est donc la logique binaire commune aux deux camps et
leurs raisonnements d’incompatibilité, leurs « ou bien - ou bien »,
qu’il faut d’abord mettre en question.
Les sociomachies — qu’elles soient socialistes ou républicai-
nes, anticléricales, catholiques, antisémites, libérales — aboutissent
à représenter la société comme l’affrontement de deux camps, et à
répartir derechef le monde, les valeurs et les idées en un mani-
chéisme de combat. Ce manichéisme est un caractère constitutif
des Grands récits, même si la logique des débats publics a entraîné
les adversaires idéologiques dans les mêmes schématisations binai-
res et les mêmes intimations d’avoir à choisir son camp et de ne pas
pactiser avec le mal. Tout Grand récit — bien au delà donc du seul
socialisme révolutionaire — forme une sociomachie, il narre la lutte
perpétuelle entre deux principes, un bon et un mauvais : « Il y a
plus de cent ans qu’elle dure, cette lutte, car il y a plus de cent ans
que la Révolution et la Contre-révolution sont aux prises avec des
fortunes diverses », écriront par exemple les « républicains15 » —
lutte qui ne doit se terminer que par la victoire totale et sans
quartier du bon camp. La lutte en cours est, simplement, celle du
Bien contre le Mal : « Les hostilités sont ouvertes entre le men-
songe et la vérité, l’iniquité et la justice, la folie et le bon sens,
l’ignorance et le savoir, le mal et le bien, le passé et l’avenir16. »
Certains adversaires sceptiques des Grandes espérances, dési-
reux de suggérer que ces doctrines n’avaient rien de très moderne,
n’eurent pas de peine à replaquer sur ce schéma binaire des termes
archaïques et chargés de religiosité, Anges et Démons, Élus et
Damnés, Ormuzd et Ahriman, Jérusalem et Babylone, descendance
d’Abel et descendance de Caïn — paradigme qui se rencontre chez
le mystique calabrais Joachim de Flore au XIIe siècle, mais que les
premiers socialistes récupèrent ou réactivent d’abord sans gène.
Plus tard, il faudra gratter le palimpseste où s’écrivait le moderne
conflit des Prolétaires et des Capitalistes, mais du temps des
prophètes romantiques, la source demeure lisible. Ainsi parle le

15. Urbain Gohier, L’armée contre la nation. Paris : Revue blanche, 1899, p. vii.
16. Manifeste An-archiste, Marseille, 1892, p. 1.
208 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

communiste Étienne Cabet vers 1840 pour illustrer justement la


thèse de l’éternité des luttes sociales, jusqu’à la Lutte finale :
Selon la tradition biblique, énonce Cabet, les hommes se sont divisés
dès le commencement en deux camps : celui des Abels ou des justes
[...] Et celui des Caïns ou des assassins qui en vertu de leur force ou
de leur ruse sont devenus maîtres et possesseurs de tout. [...] Le Père
éternel maudit ces individualistes et ces assassins qui reconnurent
d’ailleurs avoir mérité d’être exterminés17.
Nul besoin pourtant de remonter à la Bible : si les premiers
socialistes voient le monde divisé en deux camps, c’est qu’ils trans-
posent le modèle que leur lègue la bourgeoisie au pouvoir, modèle
qui fut l’instrument de légitimation des luttes de 1789. Jules Le-
roux, frère de Pierre, fixe à la fois la transposition qu’il faut opérer
et les termes de l’homologie et ce, au milieu de la Révolution de
février : « En 1792, il y avait les prêtres, les nobles et le roi d’un
côté ; de l’autre, la bourgeoisie derrière laquelle disparaissait comme
un appendice les ouvriers, les prolétaires ; en 1848, il y a la bour-
geoisie d’un côté, de l’autre, les prolétaires derrière lesquels appa-
raissent les mendiants, les indigents18. »
De fait, tout au long du XIXe siècle, les bourgeois radicaux ne
sont pas moins manichéens dans leur vision politique que les plé-
béiens les plus ‘rouges’ — simplement leur division en deux camps
de la société française ne sera pas du tout la même et jusque dans
les années 1890, ils se flatteront, étant établis à demeure dans le bon
camp républicain, d’y rallier encore toutes les forces de « progrès »,
des opportunistes aux socialistes : « D’un côté, les ennemis de la
liberté, de la Révolution, de la République. De l’autre, le Parti
républicain uni19. »
C’est une singularité française que cette partie marchante de
la classe dominante qui ne cesse de se légitimer en se référant à une
lutte grandiose entre le bien et le mal, « Dieu et le roi d’un côté ;
la République et l’Humanité de l’autre », ainsi que l’écrit Émile
Littré, doctrinaire du positivisme (lequel forma pour quelques

17. Étienne Cabet. Système de fraternité. Paris : « Le Populaire », 1849, p. 3.


18. Qu’est-ce que la République ? Paris : Sandré, 1849, p. 5.
19. La Marseillaise, 4.1.1889, p. 1.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 209

générations la version « bourgeoise » des Grands récits20). Michelet


disait cette sociomachie en termes plus métaphysiques encore : « Il
n’y a plus que deux partis, comme il n’y a que deux esprits : l’esprit
de vie et l’esprit de mort. » La lutte où il se voit engagé contre « la
réaction » anti-démocratique et cléricale génère ainsi, chez l’es-
sayiste le plus bourgeois de mœurs et de vie, une rhétorique sans
quartier dont la véhémence n’a rien à envier aux brochures révo-
lutionnaires. Eugène Pelletan s’adressant à un éminent prédicateur
sous l’Empire et vigoureux adversaire du socialisme, nous l’avons
vu, le R. P. Félix, lui promet en ces termes une lutte sans fin :
Vous le voyez, mon Révérend Père, il n’y a entre vous, fils d’Ignace
de Loyola, et nous, fils de la Révolution française, aucune transac-
tion, aucune entente possible. [...] Le même sol ne saurait nous
porter ; suivons donc de part et d’autre notre destinée, vous vers le
passé, nous vers l’avenir. À vous, la mort, à nous, la vie ! À vous, la
nuit, à nous, la lumière21 !
Ce passage indique que la lutte entre deux camps est thématisée
— et du même coup, que le bon camp est légitimé — comme lutte
entre le Passé et l’Avenir, lutte inscrite sur le vecteur du progrès de
l’humanité. Je lis dans un journal de 1848 ceci, qui articule expres-
sément pensée du progrès et sociomachie à deux camps : « Le
progrès est engendré de la lutte éternelle entre ce qui est et ce qui
devient, entre le génie du bien et le génie du mal. »22 Cinquante ans
plus tard, l’instauration du socialisme se définira comme la très
prochaine issue de « la lutte du monde de demain contre le vieux
monde23. »
Le récit anticlérical, celui de la lutte séculaire mais qui va
bientôt se conclure entre la religion et la science est une autre des
grandes sociomachies à deux « camps » du XIXe siècle, qui se narre
et se re-narre et donne aux « hommes de progrès » un mandat de
vie avec un ennemi à détester et à abattre :

20. Émile Littré. Conservation, révolution et positivisme. Paris : Ladrange, 1852, p. 289.
21. Eugène Pelletan. Le monde marche. Lettres à Lamartine, Paris : Pagnerre, 1857, p. 357.
22. Le salut du peuple, 5 : 1850, p. 3 et l’éditorialiste ajoute — si nous n’avions pas
compris : « la loi en est assez exactement symbolisée dans la religion de Zoroastre
par l’antagonisme des ténèbres et de la lumière, d’Ahriman et D’Ormuzd. »
23. Réveil des mineurs, St Étienne, 22.11.1890, p. 2.
210 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Tant que l’esprit religieux a dominé le monde, la pensée est restée


impuissante, et la Liberté a dû attendre que son heure sonnât.
Aujourd’hui la superstition tend à disparaître [...] Le moment d’en-
gager au nom du Progrès, de la Science et de la Raison, la lutte
contre les exploiteurs de la crédulité humaine est arrivé. Au dogme,
nous opposerons la logique et l’expérience. Au mystère, nous répon-
drons par le bon sens [...], à l’ignorance enfin dont les fauteurs de
religion se sont fait la plus redoutable des armes, substituons l’ins-
truction qui sera notre moyen d’affranchissement24.
1789 est la coupure dans l’histoire qui divise le pays entre une
France du passé et une France de l’avenir et qui force chacun à
choisir son camp. Cela s’intime aux Français sous Louis-Philippe :
« Il faut donc choisir entre la donnée sociale de Grégoire VII et le
dogme nouveau ; cela est dur, je le sais, on aimerait mieux attendre,
mais il le faut. Voici la formule : Spiritualisme, catholicisme, Église et
Papauté, — ou bien panthéisme [= matérialisme], socialisme, humanité,
liberté25. » « Socialisme », mot tout neuf et un peu flou, mais que
l’essayiste oppose ici à « catholicisme »... il y a deux camps et ils
forment bloc, on ne peut panacher les éléments de l’un et de
l’autre, il faut choisir tout l’un ou tout l’autre, voici le message aux
réticents. Un demi-siècle plus tard, le vieux politicien radical Alfred
Naquet, rejoignant au cours de l’Affaire Dreyfus le Parti socialiste,
rempart contre la réaction clérico-nationaliste, explique à son tour
qu’il le fait parce qu’il n’y a décidément plus que deux camps et,
dès lors, deux voies divergentes à suivre — et qu’il veut continuer
à marcher vers l’avenir : « Le socialisme, argumente-t-il, est l’en-
nemi vers lequel convergent toutes les forces du passé. Donc il doit
être l’ami vers lequel convergent toutes les forces de l’avenir26. »
C’est qu’avec l’Affaire, plus que jamais, la sociomachie fran-
çaise a perçu le pays comme l’affrontement de deux « foules »,
celles des scélérats et des élus — bien entendu l’autre camp avait
loisir d’inverser cette axiologie avantageuse :

24. Libre pensée, 4.7.1880, p. 1. Sociomachie manichéenne qui est la proposition-base


de la propagande anticléricale : « Nous sommes pour les conquêtes de la Révolu-
tion contre tout retour en arrière. Nous sommes pour la Déclaration des droits de
l’homme contre le Syllabus. Etc » La France anticléricale, 21.2.1892, p. 1.
25. Flotte, Paul Louis François René, vicomte de. La souveraineté du peuple. Essais sur
l’esprit de la révolution. Paris : Pagnerre, 1851, p. 270.
26. Naquet, Alfred. Temps futurs. Socialisme, anarchie. Paris : Stock, 1900, p. 333.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 211

À la tête de l’une d’elles opéraient une poignée de scélérats qui


poussaient leurs séides aux crimes les plus exécrables ; à la tête de
l’autre, se plaçaient des penseurs, des hommes de bien et quelques
vrais héros qui assumèrent la charge de découvrir les infamies perpé-
trées par leurs adversaires27.
Au bout du compte, le discours partisan retrouve la conclu-
sion pratique des antiques fanatismes et sans vergogne lui em-
prunte ses mots auxquels il croit donner un sens « moderne » :
« Hors de l’Internationale point de salut. Tout ce qui n’est pas AVEC
nous est CONTRE nous ! ! !28 »
La société une fois partagée en deux camps, on voit se dé-
ployer le récit de l’affrontement, on va montrer et contraster les
deux champions éthiques, un Sujet et un Anti-Sujet, un Agent
mandaté par l’histoire pour faire advenir ou pour défendre le bien
et un Suppôt du mal. Un suppôt du mal persécutant l’agent du bien
à qui est promise cependant la victoire au cours d’une lutte finale.
Le Sujet est légitimé par sa vision de l’avenir, elle le possède littérale-
ment ; elle le rend invulnérable et il est guidé par elle dans les
tribulations. Ce sont des socialistes, matérialistes proclamés (très
condescendants à l’égard des vieilles barbes idéalistes de 1848) qui
rediront aux leurs cette métamorphose spirituelle qu’ils ont subie :
« Les hommes qui ont compris, qui ont senti toute la beauté de cet
âge d’or, de cet Eden dont l’éclat illumine notre avenir, ne peuvent
pas ne pas consacrer toutes les forces de leur être à en hâter
l’avènement29. »
Il faut, dans chaque camp, redire qu’il n’y a pas de zone grise,
et surtout pas de troisième voie. Face à l’Agent lumineux du pro-
grès, il n’y a que les sombres suppôts d’un passé maléfique, « tou-
jours disposés à faire la nuit sur l’humanité, à regarder la science
comme une hérésie, à maudire toute découverte, à répondre non
à toute vérité, à mettre le bâillon à la pensée, à donner le bras au
bourreau, à ramener le peuple à l’esclavage. [...] La doctrine de
négation ne porte que des fruits de mort, tandis que la doctrine de
progrès ne porte que des fruits de vie. » Le grand bourgeois répu-
blicain et laïc qu’était E. Pelletan n’était décidément pas moins

27. A. Lorulot & Naquet. Le socialisme marxiste. Éd, société nouvelle, 1911, p. 18.
28. Bulletin Fédération jurassienne, 3.7.1875, p. 1.
29. André Girard. Anarchistes et bandits. Paris : Temps nouveaux, 1914, p. 22.
212 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

manichéen en ses convictions que le militant plébéien pouvait


l’être30.
Dans le Récit socialiste-révolutionnaire, conforme au modèle
que je viens de synthétiser, il n’est que deux classes qui s’affrontent.
Qu’il y ait deux classes et seulement deux dans la société capitaliste,
c’est la thèse que l’accord universel des différentes écoles socialistes
a conduit le militant à recevoir avec la foi du charbonnier. C’est une
thèse que l’on voit redite, réexposée un siècle et demi durant avec
le plus grand nombre de variations, mais avec le plus de constance
pour l’essentiel :
Bourgeoisie et Prolétariat : ce sont deux classes antagonistes, oppo-
sées d’intérêts aussi bien moraux que matériels31.
La propriété [...] divise l’humanité en deux camps bien distincts : les
exploiteurs et les exploités32.
La société actuelle est formée de deux catégories représentant deux
forces possédant chacune dès maintenant leur organisation : ces
deux forces sont le Capital et le Travail. Le Capital, assoiffé de vol,
s’est accaparé la machine gouvernementale. C’est lui qui fait les lois.
[...] Le Travail cependant s’est mis à l’œuvre33 [...].
Deux classes que tout oppose ; entre elles, aucune entente
possible. « Deux camps ennemis », disait la propagande de 1848. La
thèse des deux classes est concomitante de la naissance même des
Grands récits. Il y a très peu de choses qui se rajouteront ou seule-
ment se corrigeront plus tard. Dès les premiers écrits saint-simoniens,
elle est là, toute déployée : « La société se divise en deux classes
bien distinctes, enseigne l’Exposition de la religion saint-simonienne : la
première est celle des hommes qui naissent riches et qui, par droit
d’héritage ont, en venant au monde, le privilège de consommer
non les fruits de la terre [...] mais les fruits des labeurs d’autres
hommes. La seconde classe [...] qu’on désigne sous le nom de
prolétaires, est la plus nombreuse. Dans cette classe, les hommes
naissent pour travailler, uniquement pour cela. C’est à cette classe

30. Eugène Pelletan. Le monde marche. Lettres à Lamartine, Paris : Pagnerre, 1857, p. 71
et 73.
31. Le Cri du Travailleur (guesdiste, Lille), 11.5.1890, p. 2.
32. La Voix du Peuple (communaliste), 24.2.1889, p. 3.
33. Le Travailleur du bâtiment (CGT), 15.2.1908, p. 1.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 213

qu’appartiennent les ouvriers, les ingénieurs, les savans, les méde-


cins, les artistes etc34. »
Du XIXe au XXe siècle, l’endoctrinement militant répète cette
thèse avec ses contrastes : ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien,
ceux qui exploitent et ceux qui sont dépouillés, ceux qui
fainéantisent et ceux qui travaillent, ceux qui vivent d’un revenu
volé et ceux qui vivent des fruits de leur « sueur » ... Ce qui était
dogme de la religion saint-simonienne devient plus tard démons-
tration scientifique : « Les forces productives modernes, ont, en se
développant dans certaines conditions historiques, opéré une divi-
sion de la société en deux seules classes, les capitalistes et le prolé-
tariat etc.35 » Mais les deux classes, c’est aussi le petit nombre des
privilégiés contre le grand nombre. Le contraste entre l’iniquité de
cette situation et le petit nombre de ses bénéficiaires enclenchait la
prédiction de la défaite prochaine de ceux-ci. La thèse des deux-
classes est un axiome qui figure, comme chez Augustin Hamon et
Bachot dans leur Agonie d’une société, au premier paragraphe de
toute critique sociale qui va conclure quelques pages plus loin à
l’effondrement inévitable du système : « La société actuelle se di-
vise en deux groupes bien distincts : la classe dirigeante et la classe
dirigée ; c’est-à-dire les riches et les pauvres, les exploiteurs et les
exploités36... »
Une autre proposition constitutive des Grands récits, attestée
dans le Manifeste communiste, confirmée par ce que le XIXe siècle a
cru comprendre de Darwin était que les luttes actuelles n’étaient
qu’une étape, mais finale, d’une lutte commencée depuis toujours.
Étienne Cabet le dit, qui répète ce qui se dit partout en 1848 et que
dit en son préambule l’obscur pamphlet paru à Londres au même
moment : « Depuis le commencement de son existence, l’Huma-
nité est divisée en deux classes, en oppresseurs et opprimés, en
exploiteurs et exploités37. » Le socialisme organisé re-narrera ce
combat éternel, « duel entre l’égalité et le privilège, entre la liberté
et le despotisme, duel qui dure depuis les débuts de l’humanité38. »
34. P. Curie, Exposition de la religion Saint-simonienne, p. 6.
35. Gabriel Deville. Cours d’économie sociale. L’évolution du capital. Paris : Oriol, [1884],
V, p. 9.
36. Savine, 1889, p. 2.
37. Système de fraternité, I, p. 5.
38. Le parti ouvrier, 2.1.1889, p. 1.
214 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Il y avait une contradiction latente entre la thèse de la lutte perpé-


tuelle et la certitude que, cette fois-ci, l’issue ne sera pas douteuse
et que toute lutte cesserait bientôt faute d’antagoniste. La lutte
cessera avec la « disparition » de la classe exploiteuse, et son écra-
sement est garanti par les lois de l’histoire ; « alors il n’y aura plus
de classes, ni d’antagonismes de classes39 ».
Le manichéisme militant ne fut aucunement le fait de ce
qu’on classe ordinairement à gauche — quoique la gauche « bour-
geoise » ou socialiste l’ait beaucoup pratiqué. Les réactionnaires,
puisant aux mêmes sources archaïques, avaient aussi leurs deux
camps comme instrument immuable d’herméneutique sociale.
C’étaient l’Ordre et l’Esprit de désordre, l’Église et la Révolution.
Rien n’était plus aisé pour un prêtre réprouvant, à la suite du
Syllabus de Pie IX, le « modernisme » et la démocratie que de
reprendre les termes d’une lutte métaphysique :
Il y a dans le monde deux cités : la Cité de Dieu et de son Christ ; là
règnent l’amour, la vérité, la justice ; et la Cité de Satan, séjour maudit
du mal, du mensonge, de la haine. Entre les deux cités, il y a lutte
sans trève40.
Théocratie ou démonocratie ; les canons du Vatican ou le canon des
barricades ; l’eau bénite ou le pétrole ; Jésus-Christ ou Bélial41.
Pour les catholiques, il y a d’une part « l’Armée de Dieu », « la
Patrie chrétienne », de l’autre ceux qui veulent abattre la Croix, qui
font la guerre à Dieu, le parti de « l’incrédulité, l’athéisme, et la
juiverie révolutionnaire42 ». Cette lutte dépasse les frontières du
pays. « À l’heure qu’il est, la haine de Dieu s’organise en conspira-
tion internationale. » La victoire reviendra totalement au camp du
bien et La Croix vers 1890 s’occupe à promettre l’imminence de
l’Armageddon :
Les voleurs, les laïcisateurs, les persécuteurs, les francs-maçons, les
Juifs et les Prussiens courbent maintenant la tête devant les honnêtes
gens, les catholiques et les Français43.

39. Guesde, État, politique et morale de classe. Giard & Brière, 1901, p. vii.
40. Léon Noël [abbé ]. La judéo-maçonnerie et le socialisme, 1896, p. 6.
41. Gaume. Mort au cléricalisme, ou : Résurrection du sacrifice humain, 1877, p. 35.
42. La Croix, 3.7.1889, p. 1 et cit. suivante : Vaudon, L’Évangile du Sacré-Cœur, p. 335.
43. 11.8.1889, p. 1.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 215

Les proto-fascistes — la citation suivante qui est de 1888, don-


nera quelque pertinence à cette catégorie parfois controversée —
en déplaçant la lutte de deux classes vers la guerre de deux races
combinèrent sans effort le vieux manichéisme et les nouvelles
sociomachies en substituant aux exploités et exploiteurs, les Aryens
et Sémites (Maurras plus tard conjoindra les « Quatre états confé-
dérés » qui tiennent le haut du pavé et écrasent les vrais Français —
juifs, protestants, maçons, métèques) :
Je définis le boulangisme le réveil de la race, du sens français, le
dégoût du Juif sous toutes ses formes. (....) Le boulangisme n’est pas
une question de politique, c’est une question de nationalité, de
race ; le boulangisme, c’est le réveil du Français autochtone et pro-
ducteur contre le Juif naturalisé et parasite44.
Ce genre de propos permettait de se dire « socialiste » —
puisque le mot avait pris dans les masses. Au moment de la défaite
du parti du Brav’ Général aux législatives d’octobre 1889, on ne
cache plus sa haine de l’autre camp, celui du Mal social et on
panache lutte de classe et lutte raciale :
À nos vainqueurs !
Vous êtes la réaction bourgeoise capitaliste, juive, parlementaire.
Déjà derrière vous les pas cadencés de la revanche socialiste réson-
nent. Ecoutez45 !
Face à cette sociomachie, à cette lutte à deux et à ce dilemme,
ce choix imposé, il y eut toujours ici et là des chercheurs de Troi-
sième voie, des gens qui sentaient que les hérauts des deux camps se
haïssaient mais s’entendaient sur un paradigme truqué, qu’il y avait
moyen de sortir du dilemme et de recomposer la situation autre-
ment, de formuler une tierce position. On pourrait espérer trouver
parfois chez les « tiers exclus » des contre-propositions prometteu-
ses si, par une règle à peu près fatale de l’histoire politique mo-
derne, dans leur rejet simultané des deux camps en présence, les
troisième-voie n’avaient toujours choisi la voie du pire — ou avaient
été poussés vers elle par la dynamique même qu’ils dénonçaient. Il
n’est pas besoin pour faire ce constat d’attendre les planistes et
autres idéologues des années 1930 à qui répugnaient à la fois la

44. La vérité sur le boulangisme, Paris, 1889, p. 57.


45. La République (de Vergoin), 8.10.1889, p. 1
216 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

gabegie capitaliste et la terreur stalinienne. Les blanquistes de 1899,


refusant d’entrer dans la polarisation dreyfusards-antidreyfusards,
partirent les premiers à la recherche d’une formule transcendante,
d’un « socialisme national » dont le XXe siècle trouvera la formule :
« Les réacteurs habiles ont posé la question Dreyfus de telle sorte
qu’elle semble ne pouvoir se dénouer que par le triomphe de la
juiverie ou par celui du cléricalisme, constataient-ils avec leur voca-
bulaire suspect, l’une ou l’autre solution serait également fatale à
l’avenir du socialisme46. »
Je l’ai montré, les polémistes anti-socialistes sont enfermés
dans un manichéisme inverse de celui de leurs adversaires. J’ai
retracé l’histoire des réfutations systématiques et des dénonciations
publiques du socialisme comme un mal, de ses idées et de son
action comme le seul mal réel qui hante la société et comme un
ferment de mort sociale. « Le socialisme est lui-même le mal qu’il
prétend guérir47. » « Qu’est-ce qui nous guérira, non superficielle-
ment, mais radicalement, de ce mal social qui se nomme le socia-
lisme ? » exclame le R. P. Félix48. Le socialisme prétend débarrasser
la société de tous ses maux, mais c’est lui, le Mal, « le mal social est
là : il vit, il grandit, menaçant de donner la mort à cette société qui
le porte dans son sein49 ! » Un demi-siècle plus tard, le syndicaliste
« jaune » Pierre Biétry diagnostique (la métaphore médicale était
répandue dans ce contexte) un même mal envahissant :
Le socialisme n’est pas un système philosophique, ou une inclination
humanitaire, ni une science, ni une politique. C’est un microbe. Il ne
contient pas davantage l’avenir que le présent. Il ne crée pas, il
désagrège50.

46. Ni Dieu, ni Maître, CCSR, 1.6.1899, p. 2. Ces « socialistes-collectivistes » ont com-


mencé leur dérive en 1889, ils se jettent alors dans les bras de Boulanger et
proposent comme slogan du premier Premier mai — 1890 : « Vive la République
nationale ! » C’est la haine de la « juiverie cosmopolite » qui assure leur passage
au « socialisme national ». Haine aussi des politiciens républicains bourgeois dont
J. Reinach, « cette pustule d’Israël ».
47. Garnier, Le problème social. Paris : Bloud, 1913, p. 17.
48. Christianisme et socialisme, ou le Remède au mal social par la charité chrétienne. Conférences
prêchées au Mans en 1879, 1879, p. viii.
49. Félix, Le charlatanisme social, 1884, p. vi.
50. Le socialisme et les Jaunes. Paris : Plon-Nourrit, 1906, p. 1.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 217

La rhétorique qui conclut que le socialisme, c’est le mal, elle aussi


trace la ligne métaphysique entre deux camps, Anges et Démons,
Élus et Damnés, — de la même façon que le socialisme en ses
discours s’institue comme le camp du bien et de l’avenir. Entre les
deux camps, il y a une lutte inexorable où le polémiste se voit le
champion du bien et met le lecteur devant l’alternative. « Entre
Dieu et l’athéisme, entre le bien et le mal, entre la liberté et la
servitude, entre le catholicisme et le socialisme, il faut choisir51 ».
Du fait que la société se divise en deux camps, il résulte qu’il
y a aussi deux sciences qui s’opposent comme l’imposture et l’erreur
à la vérité. Pour Pecqueur, Leroux, Vidal, pour tous les essayistes
socialisants de 1830, la fausse science, la criminelle, c’est l’écono-
mie politique qui ne recherche pas l’extinction du paupérisme,
mais s’en accommode et qui laisse faire et laisse passer. « Les éco-
nomistes [...] inscrivent sur leur drapeau laissez faire, laissez passer.
Oui laissez passer le vol, l’agiotage, la banqueroute, laissez piller,
laissez détruire, laissez ruiner, laissez spolier le corps social tout
entier », s’indigne le leader fouriériste Victor Considerant52. La
critique de cette économie politique occupée de la seule « richesse
des nations », indifférente au malheur des pauvres et des exploités
et n’ayant aucun remède à leur proposer, trouve sa première ex-
pression chez Simonde de Sismondi. « Nous croyons, écrit François
Vidal, que loin de trouver un remède efficace à la misère, au désor-
dre, à tous les maux qui rongent au cœur de nos sociétés, loin
d’améliorer le sort de tous les hommes, elle ne peut que nous
pousser fatalement à la guerre sociale53. » Les réformateurs roman-
tiques opposeront à l’imposture des économistes, une vraie science,
qu’ils appellent tous la Science sociale.
Un demi-siècle plus tard, c’est le nom de Marx qui désormais
et pour longtemps vient désigner la science véridique. Mais l’anar-
chie aussi, la grande doctrine concurrente du collectivisme, s’est
constamment déclarée « scientifique ». Pierre Kropotkine s’est
acharné à démontrer que sa théorie était scientifique de bout en

51. Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, p. 3.
52. Destinées sociales, Libr. phalanstér., 1847, I, p. 61.
53. Fr. Vidal, De la répartition des richesses, ou : de la justice distributive en économie sociale,
Paris : Capelle, 1846, p. 12.
218 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

bout, y compris dans ses tableaux de l’Anarchie future, inévitable et


prochaine : « Il serait faux d’appliquer le mot ‘utopie’ à des prévi-
sions appuyées, comme le sont celles de l’Anarchie, sur l’étude des
tendances qui se manifestent déjà dans l’évolution de la société 54. » [Itali-
ques de lui] L’anarchisme est « scientifique dans le sens de trouver
son fondement dans la science naturaliste [sic] de l’époque et d’en
devenir une des divisions ». Toutes les idéologies révolutionnaires,
même étrangères au marxisme, continueront à faire de l’économie
politique une « pseudo-science » au service du Capital, un tissu de
« sophismes enseignés pour confirmer les exploiteurs dans leurs
droits », dénonce par exemple Pierre Kropotkine55. Il n’est donc
nul besoin de chercher des brochures staliniennes sur Idéologie
bourgeoise et Science prolétarienne pour rencontrer cette thèse des Deux
sciences qui naît bien avant Engels.
Le camp adverse, encore un coup, n’a pas raisonné autre-
ment. Pour les économistes libéraux, il suffisait de renverser les
termes du paradigme. « Le socialisme, c’est l’envers de l’économie
politique, l’opposé des vérités de cette science, l’erreur en un mot56. »
Les économistes savaient qu’ils n’étaient pas populaires, mais ils
acceptaient stoïquement leur lot par amour de l’austère science :
« ils ont la faiblesse de représenter la science contre le préjugé et
le charlatanisme, l’intérêt général contre des intérêts privés57. »
Les économistes ne verront pas de plus grand danger pour la
pureté de leur science que l’apparition dans les facultés d’Europe,
après 1880, des Kathedersocialisten, de socialistes de la chaire qui ne
voulaient plus se contenter d’étudier les « faits observables », mais
prétendaient abusivement disserter de réformes économiques et
sociales. Le conflit entre les deux conceptions du discours scienti-
fique forme ici un autre dialogue de sourds où aucune compréhen-
sion des démarches des uns et des autres n’apparaît.
Cependant, ce schéma binaire, porteur de polémiques sans
quartier ni concession possible, avec les distorsions et les aveugle-
ments qu’il recèle, n’est pas le fait de tout le monde, même si rares

54. La science moderne et l’anarchie, Stock, 1913, p. 57 et 53.


55. L’anarchie dans l’évolution socialiste, Paris : La Révolte, 1887, rééd. 1892, p. 20.
56. Courtois, Anarchisme théorique et collectivisme pratique, p. ix.
57. Guyot, Les principes de 89 et le socialisme, 1894, p. xix.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 219

sont les penseurs d’un camp ou de l’autre qui échappent à sa


séduction facile. Dans le contexte de la polémique socialiste, je
n’en vois guère que deux pour avoir dit que certaines alternatives
intransigeantes qui nourrissaient la polémique étaient arbitraires et
livresques. Saverio Merlino, socialiste anarchisant italien, auteur de
Formes et essence du socialisme, 1898, soutient dans cet essai perspicace
et sceptique que « les principes collectivistes et communistes ne
sont pas exclusifs l’un de l’autre et que tous les deux sont appelés
à se rencontrer dans la société capitaliste », qu’au contraire, la
succession de modes de production contrastés l’un à l’autre – capi-
taliste, collectiviste et enfin communiste – était une simple vue de
l’esprit. Pour beaucoup de militants, une telle proposition était à la
fois scandaleuse et inintelligible.
Albert Schäffle de son côté, économiste autrichien, dans son
Die Aussichtlosigkeit der Socialdemokratie (1885 ; non traduit) déclare
à la fois que le socialisme collectiviste ne pourra réaliser aucune de
ses promesses, qu’il ne pourra être qu’un régime anti-démocrati-
que et misérable, mais il prédit qu’à la fin du XXe siècle, par une
cumulation de réformes, de services publics, de lois sociales beau-
coup des revendications socialistes se seront implantées dans les
sociétés libérales.
Je pense que ces deux « dissidents » illustrent bien la notion
d’hégémonie : des schémas cognitifs s’imposent aux camps en pré-
sence et alimentent leur querelle — en chiens de faïence symétri-
quement semblables. Mais cependant, dans les marges, des ruptures
critiques s’expriment qui échappent soudain à l’emprise de la logi-
que prépondérante. Il est vrai que ces dissidents, répudiés qu’ils
sont par leur propre « camp » sans devenir acceptables à l’autre,
restent normalement à l’écart, suspects et incompris.

UNE POSITION NOUVELLE : LE SOCIOLOGUE AU-DESSUS


DE LA MÊLÉE
Face aux polarisations des débats publics, et à la faveur même
de la réflexion sur le socialisme en progrès, on assiste à l’invention
à la fin du XIXe siècle d’un positionnement cognitif nouveau, celui
de la sociologie empirique ou positive, issue par décantation des
sociologies partisanes et philosophies historiques des Spencer, Comte
220 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

et Le Play. Il s’agit d’un positionnement qui a de bonnes raisons


méthodologiques tout en étant suspect de fiction civique, et qui est
de regarder le social et ses luttes « au-dessus de la mêlée », de
décrire les intérêts qui divisent la société d’un point de vue qui
serait désintéressé et de chercher à comprendre et analyser les
croyances, les espoirs, les craintes et les indignations des uns et des
autres sans les partager ni les prendre à parti.
De l’explication sociologique des phénomènes religieux (Ri-
bot, Durkheim), les sociologues du tournant du siècle transposent
les concepts à une sociologie du socialisme et des mouvements de
masse modernes. Dans la naissante sociologie, attentive à se légiti-
mer en rendant raison des phénomènes nouveaux de l’ère des
masses, la thèse du socialisme comme religion moderne fait l’unani-
mité au tournant de ce siècle — quoique le détail des analyses
diverge considérablement.
Le premier sociologue des partis politiques et analyste du
culte des chefs socialistes, Roberto Michels dans son ouvrage clas-
sique du début de ce siècle sur la dynamique oligarchique des
mouvements démocratiques, Zur Soziologie der Parteiwesens (Traduit
comme Les Partis politiques, Flammarion, 1971) attire l’attention sur
le phénomène du « culte de la personnalité » avant la lettre en
prenant pour exemple-clé « l’idolâtrie dont la personne du pro-
phète marxiste Jules Guesde est l’objet dans le Nord58 ». Pour
Michels, le culte des chefs socialistes va de pair avec la « composi-
tion autocratique des partis59 », avec la concentration des pouvoirs
en quelques mains, concentration qui aboutit naturellement à l’abus
de pouvoir et à la suppression des débats de doctrine au nom d’un
Chef infaillible. Michels ne dénonce pas, il conclut à un processus
inévitable de la vie démocratique, « il n’y a aucun indice permet-
tant de dire que cette force de l’oligarchie des chefs de parti pourra
un jour être brisée. L’indépendance des chefs croît en raison di-
recte de leur nécessité60. »
Vilfredo Pareto étudie les Systèmes socialistes dont il prétend
montrer le côté sophistique mis au service d’une croyance quasi-

58. Page 61 de la trad.


59. Dans le Mouvement socialiste, 227, janvier 1911.
60. Ibid.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 221

religieuse ou néo-religieuse. La position « sociologique » qu’illus-


tre Pareto consiste à prendre distance tant à l’égard de doctrines
militantes, « objectivement » reconnues irrationnelles, que des ana-
thèmes de ceux qu’elles menacent. Le sociologue, tel que Pareto
s’efforce de l’incarner, contre les traditions de prise de parti, de
diagnostic impérieux et de prescriptions autoritaires qui avaient été
celles des naissantes sciences sociales, s’établit en un point d’obser-
vation au-dessus de la mêlée où les conflits idéologiques sont à décrire,
à expliquer par des intérêts en conflit sans avoir justement à pren-
dre parti, à blâmer ou à approuver. Les anti-socialistes dénonçaient
des « cupidités » et des « absurdités ». Le sociologue ne voit que des
conflits naturellement explicables dont il prend acte, et il renvoie dos
à dos les plaideurs. « Il est naturel, écrit sereinement Pareto, que les
classes qui possèdent moins désirent s’approprier les biens des
classes qui possèdent plus et de tous temps elles ont tâché de
trouver des raisonnements, bons ou mauvais, pour justifier leur
conduite61. » En analysant en deux gros volumes les paralogismes
de l’idéologie collectiviste et les inconséquences de ses tactiques,
Pareto ne prétend qu’à faire un travail « scientifique » et non dé-
noncer un mouvement qui, tout au plus, légitime sophistiquement
des intérêts parfaitement compréhensibles.
La disjonction méthodologique que la sociologie positive pré-
tend avoir conquise est celle des faits, des processus et des idées ; le
sociologue traite « les faits sociaux comme des choses », il analyse
patiemment des faits sociaux, puis il analyse les idées que les uns et
les autres en ont, mais il ne confond pas ces deux ordres et ne voit
dans les « idées » et les valeurs invoquées que des modes de légiti-
mation ou de désaveu, des épiphénomènes qu’il est facile de rappor-
ter à des intérêts concrets. Ni approuver, ni s’indigner, mais analyser
et comprendre, tel est son principe. Le probable, le souhaitable ne
sont pas l’affaire de l’empirisme scientifique et n’entrent pas dans
son discours. Établi dans le monde empirique présent, le sociolo-
gue se refuse, lui, à jouer aux Cassandres. Un régime socialiste
s’établira-t-il un jour ? Les conjectures sur l’avenir échappent à la
science, « la prévision, si elle est facile quand elle regarde une

61. Les systèmes socialistes, 1902-1903, I, p. 352.


222 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

période très courte de temps, est impossible quand elle nous amène
à un avenir très éloigné62. » Le sociologue dit les raisons concrètes
des actions collectives présentes et ces raisons transforment en
illusions ou en impostures les motifs allégués par les acteurs so-
ciaux, leurs craintes ou leurs espérances et leurs grandes théories.
Ou bien il décrit les processus sociaux et montre l’aveuglement de
ceux qui participent à ces processus en se donnant des raisons
d’agir que les résultats de ces processus désavoueront. Le sociolo-
gue sait, les humains ordinaires vient et agissent dans l’illusion, ils
ne « savent pas ce qu’ils font ».

DIVERGENCES COGNITIVES : L’IDÉOLOGIE SOCIALISTE COMME


SOPHISTIQUE
Revenons-en au dialogue de sourds. Au delà du manichéisme
des camps en présence et des terreurs bien réelles que les socialistes
inspiraient aux nantis, il semble à propos de mesurer un certain
écart cognitif dans la façon de raisonner sur le monde. Si on peut
repérer et isoler, à travers les deux siècles de la modernité, une
certaine manière constante de narrer et d’argumenter la société
comme étant ce qui « va mal » et ce qui « ne peut plus durer » que
je désignerai comme une logique, celle-ci a évolué en un conflit
permanent et insurmontable avec d’autres axiomatiques émergen-
tes de la connaissance discursive. On ne peut la décrire que dans le
contexte de cette coexistence conflictuelle qui présente les caractè-
res d’une non-contemporanéité (Ungleichzeitigkeit 63), avec tous les
heurts de mentalités que cette situation comporte.
Pour moi, il existe, avec toute la force persuasive qu’il a pos-
sédé dans la modernité, un mode de raisonnement utopico-mili-
tant, tout à fait contraire au positivisme empiriste certes, lequel a

62. Cosentini, La société future, individualisme ou collectivisme, 1905, p. 1


63. Ernst Bloch, L’Héritage de ce temps, Erbschaft dieser Zeit. Cette notion s’applique à ce
qu’il percevait comme « anachronique », comme pulsions précapitalistes dans les
idéologies et les attitudes mentales des Nazis : « Tous [les discours] ne sont pas
présents dans le même temps présent. Ils n’y sont qu’extérieurement. [...] Ils
portent avec eux un passé qui s’immisce. [...] Des temps plus anciens que ceux
d’aujourd’hui continuent à vivre dans des couches plus anciennes ». Bloch défend
la thèse que l’Ungleichzeitigkeit du national-socialisme sert à transposer la
contemporanéité tout à fait brûlante de la contradiction capitalisme-prolétariat.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 223

aussi ses œillères, mais non dépourvu de pénétration occasionnelle


et dont la force de conviction s’appuyait sur de « bonnes raisons ».
Pour plusieurs polémistes hostiles, l’idéologie socialiste n’était
pas seulement un compendium de théories extravagantes et scélé-
rates, un arlequin de « récriminations » et de « chimères », mais
elle était fondée sur des raisonnements constamment faux, sur une
manière de raisonner à travers une enfilade de paralogismes et
d’absurdités pratiques. Les grands systèmes sociaux ne sont qu’un
tissu de « sophismes » : ceci s’est dit et redit dès Louis-Philippe. Ce
mot dénonçait une tromperie intentionnelle. Le simple raisonne-
ment allait faire justice des « sophismes grossiers64 » dont le dis-
cours socialiste était parsemé ; si on ne parvenait pas à toucher les
âmes simples (ou envieuses) qui s’y laissaient prendre, il importait
du moins de dénoncer publiquement « des sophismes qui excitent
la pitié et révoltent le simple bon sens65 ». Il s’est trouvé alors des
« réactionnaires » pour décortiquer la sophistique des progressistes
et y voir une manière de penser sui generis où il fallait être dedans
ou dehors et qui, du dehors, était simplement étrangère à la logi-
que. Concurremment, le camp socialiste dénonçait avec mépris et
non moins de conviction les ineptes « raisonnements bourgeois »
et autres « sophismes réactionnaires » de leurs adversaires.
Cependant, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’une poignée
de penseurs, certains dans la mouvance ou à la marge du mouve-
ment socialiste, vont essayer de dégager, de ce qu’ils jugent faux ou
absurde dans la doctrine et les programmes, des erreurs de raison-
nement constitutives, des paralogismes, des façons inadéquates de
raisonner sur le monde concret. Deux sortes de critiques « épisté-
mologiques » sont apparues. La première sorte de reproches faits
aux doctrinaires de la Deuxième Internationale est celle d’un intel-
lectualisme qu’on peut qualifier de « livresque ». Georges Sorel qui
était à un haut degré doté de l’esprit de contradiction, a cherché
à caractériser cette sorte d’épistémologie des théoriciens de parti,
qui était particulièrement inapte à ses yeux à comprendre le mou-
vement de l’histoire réelle et particulièrement éloignée de toute
tournure d’esprit « matérialiste ». Il qualifie la démarche

64. Par exemple Courtois, Anarchisme théorique et collectivisme pratique, 1885, p. 1.


65. Fourteau, Le socialisme ou communisme et la jacquerie du XVI e siècle imitée par les
socialistes de 1851, avec un Aperçu sur le droit au travail, p. 196.
224 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

d’« hypothèse intellectualiste » : tout ce qui est rationnel y devient


réel et tout ce qui est souhaitable y paraît réalisable ! Cet intellec-
tualisme transforme des concepts (souverain bien, unité du genre
humain, égalité sociale, droit au bonheur) en buts à atteindre. Inver-
sement, ce qui est logiquement inutile doit et va « s’évanouir » et
telle est, selon Sorel, la dynamique naïve des tableaux du socialisme
réalisé :
La classe bourgeoise est devenue inutile, elle disparaît ; la distinction
des classes est un anachronisme, on la supprime ; l’autorité politique
de l’État n’a plus sa raison d’être, elle s’évanouit ; l’organisation
sociale de la production suivant un plan déterminé devient possible
et désirable, on la réalise etc. Ainsi parlent les disciples d’Engels66.
Un tel intellectualisme aboutit à la pétition de principe qui, de
fait, n’est pas difficile à déceler dans les écrits des penseurs mili-
tants. En voici un exemple patent :
L’insuffisance d’un produit est inadmissible sous la société collecti-
viste. Ce régime, en effet, n’a de raison d’être que s’il tire un meilleur
parti que le régime actuel des moyens de production qui lui seront
confiés67.
Vilfredo Pareto dégage dans ses analyses des écrits socialistes
une autre sophistique, qu’il rapporte à la pensée binaire. Il met au
cœur de sa critique des Systèmes socialistes une manière de raisonner
sur le social par alternatives et antithèses. Je dirais que cette « dia-
lectique »-là est typiquement aristotélicienne, et nullement hégelo-
marxienne ! « L’erreur de beaucoup de socialistes, écrit Pareto,
c’est qu’ils raisonnent, sans s’en apercevoir, par antithèses. Ayant
démontré que d’une institution actuelle dérivent des maux et des
injustices, ils sautent à la conséquence qu’il faut l’abolir et mettre
à sa place une institution fondée sur le principe diamétralement
opposé ». Cette façon de raisonner n’est pas propre au socialisme
moderne et Pareto n’a pas tort de la voir fonctionner déjà chez
Thomas More, à la réserve près, ajouterais-je, que l’humaniste an-
glais ne développe qu’une expérience mentale, Denkexperiment, et
non un programme positif. « Le raisonnement que fait plus ou
moins sciemment More, ainsi d’ailleurs que la plupart des réforma-

66. In Le Devenir social, octobre 1897, p. 885.


67. Ibidem, p. 397.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 225

teurs, paraît être le suivant : A produit B, qui est nuisible, C est le


contraire de A, donc en remplaçant A par C nous ferons disparaître
B et les maux qui affligent la société cesseront68 ».
De fait au cœur des Grands programmes sociaux se rencontre
inévitablement l’énoncé condensé du mal, de sa cause ultime, de
son caractère contingent, et du remède tiré par renversement du
constat du mal, et prouvé a contrario. Ainsi, typiquement, dans le
programme des communistes icariens vers 1848 :
Tout le mal vient, partout, de ce que la société est mal organisée ; et
le vice principal de l’organisation sociale et politique partout, c’est
que cette organisation a pour principe l’individualisme ou l’égoïsme.
[...] Le remède est donc dans le principe contraire, dans le Commu-
nisme, ou dans l’intérêt commun et public, c’est-à-dire dans la Com-
munauté 69.
Ce schéma persiste dans le socialisme « scientifique » du tour-
nant du siècle et forme le canevas des discours de meetings : « Après
avoir indiqué le mal, sa cause et ses effets, [Jules] Guesde a prouvé
que le remède est dans la socialisation des moyens de produc-
tion70... » Les publicistes libéraux et les « modérés » ont dénoncé,
faisant ainsi la preuve aux yeux des esprits humanitaires de leur
scélératesse innée, dès le règne de Louis-Philippe et ils continuent
d’ailleurs aujourd’hui, le paralogisme décrit par Pareto, qui tire le
remède du constat du mal et de l’attribution à ce mal d’une cause
sous-jacente unique à éliminer : il y a de la misère avec la propriété
individuelle donc il faut la supprimer et la remplacer par son con-
traire, la propriété collective ; il y a des gens qui manquent de
travail donc l’État peut et doit fournir du travail à tout le monde...
Dans la critique « sociale », dénoncer les vices d’un système semble
impliquer la capacité actuelle de les éliminer.
Plus les maux sociaux lui apparaissent omniprésents, mieux la
pensée militante conclut à la possibilité d’un changement à vue. Le
raisonnement qui va du tableau de maux atroces à la découverte
de leur cause profonde et à l’évidence d’une solution à portée de

68. Vilfredo Pareto, Les systèmes socialistes, Giard & Brière, 1902, II, p. 261.
69. Prospectus. Grande émigration au Texas en Amérique pour réaliser la Communauté d’Icarie.
Paris, [1849], p. 1.
70. L’Ère nouvelle, 1894, p. 120.
226 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

main, structure toutes les idéologies « sociales » modernes, des


premiers réformateurs romantiques aux socialistes et aux commu-
nistes. Rien n’indigne plus les esprits militants que le « résignez-
vous ! » des conservateurs qui répètent qu’on ne peut supprimer
toute souffrance en ce monde.
L’explication rhétorique est complétée chez Pareto par une
autre évaluation : la pensée binaire-militante est facile, facile à pro-
duire pour les idéologues de parti et facile à comprendre et agréa-
ble à adopter pour les foules ignorantes et pleines de ressentiment,
s’opposant ainsi à la pensée scientifique-expérimentale à laquelle
Pareto prétend se soumettre. Les raisonnements des socialistes,
écrit-il, « sont plus faciles et plus simples que ceux qui ont pour
points de départ les faits et l’expérience. [...] Ils sont plus complets,
paraissent ne rien laisser de douteux et présentent un ensemble
plus harmonique. [...] Enfin ils s’allient fort bien avec les préjugés
et les croyances de leur auteur71 ». La pensée militante satisferait
non une volonté de savoir, mais un besoin de méconnaître (y compris de
ne pas consentir à reconnaître l’inconnaissable comme inconnais-
sable), besoin indissociable d’un besoin de sécurité psychologique
et existentielle, lié au besoin d’espérer pour agir, un besoin de se
débarrasser du doute et de l’incertitude que le travail scientifique,
lui, ne procure pas.

SOPHISMES DE L’ESPÉRANCE. RAISONNEMENT ET UTOPIE


François Vidal dans sa Répartition des richesses, ouvrage des plus
positifs et concrets « pour l’époque », 1840, fait ce grand reproche
à l’économie politique ... d’être dépourvue d’une eschatologie !
L’homme a une destinée quelconque à accomplir sur la terre. C’est
là une vérité d’intuition, une vérité évidente par elle-même. Elle n’a

71. Op. cit, II, p. 120. Je rapprocherais ce développement de l’analyse perspicace et


féroce que Renan fait en 1866 en préfaçant la réédition du Livre du peuple. Du passé
et de l’avenir du peuple de Lamennais, l’autre Breton défroqué dont, « sceptique
aimable » comme le qualifiait la Revue des Deux mondes, Renan détestait la pensée
évangélico-socialiste. « La vérité dans les questions sociales ne résulte point de la
logique abstraite, mais de la pénétration, de la flexibilité, de la culture variée de
l’esprit. [...] Autant vaudrait essayer d’atteindre un insecte ailé avec une massue
que de prétendre avec les serres pesantes du syllogisme trouver le vrai en des
matières aussi délicates ». Paris : Lévy, 1866, p. 57.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 227

pas besoin d’être démontrée, car sérieusement, on ne saurait la


contester72.
On voit se creuser un abîme cognitif entre l’évidence ressentie
par Vidal — qui relève de l’épistémé des Grands récits — et, on
peut le gager, le fait que cette évidence n’était pas partagée par un
Jean-Baptiste Say ni tout autre économiste « positif », sans que du
reste ceux-ci aient été des nihilistes conséquents. Les deux siècles
modernes ont terriblement peiné à la tâche, toujours inaccomplie,
du désenchantement, et il ont renâclé à admettre l’étendue de
l’inconnaissable. Dans la polémique vers 1899 entre le « révision-
niste » Bernstein et l’appareil idéologique de l’Internationale, c’est
la catégorie de l’inconnaissable qui fait la coupure entre lui et eux.
Il ne saurait y avoir et on ne peut se réclamer d’une « science de
l’histoire » car l’histoire est strictement impensable. L’histoire, dit
Bernstein, « forme un mélange hétérogène dépendant de circons-
tances infiniment complexes : ce mélange est donné et il nous est
impossible de le penser autrement qu’il n’est donné73. » L’histoire
des hommes ne se laisse aucunement prévoir, elle est la résultante
de forces diverses en nombre impossible à maîtriser74. La « théorie
catastrophique de Marx » est alors au cœur de ce qu’il subsiste chez
lui « d’utopie ». Les « matérialistes » pleins d’espérance révolution-
naire et armés de connaissances fatales de l’avenir rejoignent les
savants de la Belle Époque qui faisaient tourner les tables (quoi de
plus gnostique que l’évocation des morts ?), les positivistes sacrifiant
à Clotilde de Vaux, dans la logique d’une résistance à la perspective
d’un monde pleinement désenchanté et d’un regard sobre porté sur
lui et sur l’incertitude de l’avenir — résistances ou encore replis sur
des « formations de compromis » comme disent les freudiens, ainsi
du fétichisme de la Science promettant le bonheur à l’humanité.

72. De la répartition des richesses, Paris : Capelle, 1846, p. 19.


73. Sorel, Décomposition du marxisme, p. 61.
74. S’il y a en effet une sorte de coupure « épistémologique » dans l’histoire des
doctrines socialistes, elle se situe non pas entre les utopistes de 1848 et Marx lequel
serait devenu pleinement « scientifique », mais bien entre un Bernstein et un
Sorel et tous les avatars des socialismes dotrinaires, de Saint-Simon à Kautsky et à
Lénine. C’est en tout cas toujours la catégorie de l’inconnaissable qui fait la cou-
pure ; voir Eugène de Roberty, L’inconnaissable. Alcan, 1889.
228 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Si la pensée par alternatives et par enchaînements, avec ses ou


A ou ~A, cette pensée aristotélicienne avec ses raisonnement ipso facto
— la cause supprimée, les effets disparaissent, — avec la découverte
de la cause première des maux sociaux selon le sophistique topos
post hoc ergo propter hoc, relève d’une épistémologie mécanique
éminemment inadéquate face aux complexités et aux dynamiques
sociales75, et si les polémistes libéraux ont souvent décelé cette
logique linéaire dans les projets socialistes, il me semble que la
divergence cognitive essentielle qui scelle le dialogue de sourds
tient à une manière d’articuler critique sociale et contreproposi-
tion, critique et certitude historique que je propose de nommer
sophismes de l’espérance.
Tout raisonnement de critique sociale portant sur le présent
et le passé débouche sur une conjecture, sur le tableau projeté dans
l’avenir d’une alternative et d’un pas-encore, sur la certitude d’un
ordre des choses prochain qui sera axiomatiquement différent et
meilleur. Tout raisonnement « social » finit ainsi par appuyer ses
démonstrations empiriques sur des chimères ou du moins des con-
jectures, — c’est du reste, on a pu le voir, ce que répètent aux
réformateurs depuis deux siècles les esprits positifs et les scepti-
ques.
Entraînés par cette logique conjecturale de leurs adversaires,
si certains raisonnements des anti-socialistes portent sur le présent,
beaucoup procèdent par prophétie ou plutôt contre-prophétie :
voilà ce qui arrivera si votre projet est mis en œuvre et c’est tout le
contraire de ce que vous en espérez. La plupart des discussions et
mises en garde, si elles ne se ramènent pas à une excommunication
à priori de la doctrine honnie aux nom de valeurs bafouées, Éco-
nomie, Religion, Famille, Patrie, dévident de tels raisonnements.
On hait les socialistes dans le présent, mais on redoute surtout

75. Supprimez le capitalisme, vous supprimez ipso facto à jamais non seulement les
banqueroutes, les crises économiques, mais la paresse, l’alcoolisme, la prostitu-
tion, les falsifications alimentaires... Ceci a été écrit cent fois et par les meilleurs
esprits. Dans une société égalitaire où tous travailleront, « quel intérêt » une
femme aurait-elle à se vendre ? Pourquoi l’alcoolisme subsisterait-il quand tous les
travailleurs seront heureux ? Pourquoi et comment des paresseux et des tire-au-
flanc, dans une société bien organisée, où le travail sera « facile » et justement
rémunéré ?
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 229

l’avenir qu’ils préparent. Or, il y a quelque chose de très singulier


à des débats d’idées qui quittent régulièrement le terrain du
falsifiable empirique et opèrent dans le vide, dans l’inconnaissable
de l’avenir et pourtant de tels raisonnements sont courants et indis-
pensables à la vie en société qui doit chercher à voir où conduisent
des projets à court, moyen et long terme. Si l’argumentation « réac-
tionnaire » se centre sur les trois types de réfutations décrits par
Albert Hirschman, qui sont des réfutations conjecturales, c’est qu’elle
se trouve à déconstruire une gnoséologie « progressiste » qui tire
de la critique sociale une contreproposition située dans l’avenir et
puis conclut de cet avenir inéluctable et démontre la moralité imma-
nente des entreprises humaines légitimes en même temps qu’elle
condamne et défait les entreprises condamnables puisque réaction-
naires.
Toute critique globale du monde présent, dans la modernité
(post-religieuse), s’est faite au nom d’un autre monde, d’un avenir
prédit — et, de Saint-Simon aux « socialistes scientifiques », d’un
avenir scientifiquement démontré inévitable, ce qui ne pouvait qu’en-
courager ceux qui assumaient le mandat reçu de cet avenir meilleur.
Une des formes de la rationalité moderne, celle des grands maux
et des grands remèdes, se fonde ultimement sur de la fiction, sur de la
conjecture, sur une foi en l’avenir ; elle oppose cette logique fidéiste
à l’autre rationalité, positive, qui oppose invinciblement ce qui est
(qui seul à son gré relève de l’argumentable et de la preuve) à ce
qui pourrait être (qui échappe au connaissable et tombe rapide-
ment dans l’absurde).
Les raisonnements des Grands récits sont ainsi des raisonne-
ments d’un type bien particulier où l’avenir sert de preuve au pré-
sent. La critique sociale démontre par l’avenir prévu que le monde
empirique n’est pas bon et qu’il est d’autant plus mauvais qu’il
pourrait être tout autre et qu’il ne dépendrait que des hommes de
l’organiser autrement. Le présent qui résume le passé, est censé
contenir le « germe » de l’avenir. Les tendances et les institutions
que l’on présente comme des germes de quelque chose qui s’épa-
nouira dans la société future suggèrent dans le présent empirique
que cette floraison se réalisera.
230 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Le progrès (« la révolution », figure accélérée du progrès)


était ainsi une démonstration circulaire : il était une démonstration de
l’avenir inévitable par l’étude du passé — et le moyen de distinguer,
par le test de l’avenir, ce qui était prometteur et bon, et ce qui était
condamné et donc mauvais dans le présent. Émile Littré, fort loin
du socialisme mais pénétré de la vérité du système positiviste et de
la « Religion de l’humanité » découverte par Comte, synthétise ce
raisonnement en termes limpides : « C’est justement parce que le
dogme nouveau a une pleine intelligence du passé qu’il est apte à
nous éclairer sur nos destinées futures76 ». Savoir c’est prévoir dit la
sagesse populaire ; ici « prévoir, c’est savoir ». C’est ici l’élément
décisif de la crédibilité des grands systèmes historiques : « À l’aide
de la formule de M. Comte, on explique le passé [...] et l’on prévoit
l’avenir du moins dans ses caractères essentiels77. » C’est parce que
le Grand récit rend pleinement raison (parce qu’il est censé rendre
raison) pour la première fois de la succession des événements
passés qu’on doit lui faire confiance dans ce qu’il annonce de
l’avenir et c’est parce que l’avenir est certain et son aboutissement
inévitable qu’il projette ses certitudes sur le présent, permet d’y
« voir clair » et de distinguer le bien et le mal qui se confondent
désormais avec l’émergent et le condamné-à-disparaître. Cette sorte
d’épistémologie trouve sa première expression dans l’Esquisse de
Condorcet dont l’incipit de la « Dixième Époque » pose que
l’homme « peut d’après l’expérience du passé, prévoir avec une
grande probabilité les événemens de l’avenir ». Condorcet se met
alors en devoir à ce point de son livre de « tracer avec quelque
vraisemblance le tableau des destinées futures de l’espèce humaine
d’après les résultats de son histoire78 ».
Le militant fait aussi de la preuve par l’événement une justifi-
cation de ses choix existentiels, il s’assure que les faits lui ont donné
raison. Nelly Roussel confirmant en 1919 son engagement de
toute une vie comme féministe, libre-penseuse, pacifiste et néo-
malthusienne, exprime cette certitude que le cours des choses est

76. Conservation, révolution et positivisme. Paris : Ladrange, 1852, p. xxix.


77. Littré, Application de la philosophie sociale au gouvernement des sociétés [...]. Paris :
Ladrange, 1850, p. 10.
78. Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’Esprit humain. Paris, 1822, p. 255.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 231

venu la confirmer et lui permet de persister dans la confession


imperturbable de ses choix idéologiques :
Les faits sur ces divers points, m’ont donné assez clairement raison
pour que je demeure fidèle à mon idéal et que je ne change pas de
camp dans la bataille des idées79.
Les horreurs de la guerre mondiale confirment le pacifisme,
le peu de progrès de la cause des femmes justifie le féminisme : on
voit ce qui peut paraître étrange dans ces raisonnements où les
démentis infligés par le monde renforcent la conviction de toujours
et « donnent raison ».
Il est bien permis d’être sensible au caractère quasi-religieux,
eschatologique, des prophéties d’agonie sociale et d’effondrement
de la vieille société qui traversent les décennies modernes, mais ces
prédictions étaient issues non de révélations, mais de raisonne-
ments censés basés sur une accumulation de faits. Raisonnements
bizarres car ils relèvent d’une preuve par le « pas encore » (le Noch-
nicht d’Ernst Bloch) : il manque quelque chose à la société — la
justice, l’égalité, la civilisation, la raison — et cette société est jugée
à l’aune de cet élément salvateur mais encore absent. « M. Arago
[...] prétend que la souveraineté de la raison est irréalisable ; et,
quant à présent, je pense comme lui », admet le colinsien Louis de
Potter80. La civilisation n’est « pas encore » et la barbarie présente
est évaluée à l’horizon de son absence, si je puis dire.
Cet avenir « fatal » qui sert de pierre de touche à la critique de
ce qui ne va pas dans le présent n’est, pour le positiviste anti-
socialiste, qu’un mundus inversus, un monde à l’envers, un pays de
Cocagne planté au milieu d’une argumentation, la vaine pars
construens d’une rhétorique critique qui ne persuade qu’en quittant
la raison empirique et le connaissable — et qui transfigure ou
projette, sans l’avouer, son mécontentement à l’égard du monde et sa
mauvaise conscience en l’utopie d’un avenir radicalement autre.
Qui fait d’un état d’esprit une réalité promise.

79. Paroles de combat et d’espoir. Discours choisis. [1903-1914]. Épône : « L’Avenir social »,
1919.
80. L. de Potter, in Études sociales, 17 et 16.
232 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Tout ceci nous amène à la question incontournable sur la


culture politique des XIXe et XXe siècles : pourquoi la promesse
eschatologique d’un Monde nouveau a paru à beaucoup de moder-
nes la précondition pour raisonner et agir dans ce monde immé-
diat, — et pour simplement parvenir à le regarder en face. Sans
doute ce qui était jadis taxé d’utopie est devenu parfois un principe
accepté et une institution établie du monde empirique « démocra-
tique ». Les « utopistes » de 1830 n’avaient pas tort de prendre à
témoins les hommes de l’avenir face aux hauts cris des bourgeois
louis-philippards qui opposaient à tout projet « humanitaire » le
mot impossible : « Instruction pour tous ! Bien-être pour tous ! Mais
ce sont-là des utopies irréalisables ! mais nous ne pouvons, cela est
impossible ! », gémit l’objecteur bourgeois face au socialiste81. Con-
tre la plupart des polémistes conservateurs attachés à un positi-
visme immanent, je reconnais volontiers pour ma part que l’utopie
est non seulement un moyen de lutte pour les groupes dominés
(un « mythe » mobilisateur), mais, combinant Mannheim et Bloch,
qu’elle est un instrument de connaissance. La gnoséologie des
Grands remèdes a un mérite que tous les philosophes de l’espé-
rance et toutes les kritische Theorien ont souligné : devant le scandale
du monde, devant le malheur du monde, elle dit It ain’t necessarily
so82 et jusqu’ici, elle a raison, d’une raison qui est indispensable à la
vie sociale et qui empêche que l’histoire ne soit qu’une chute dans
une logique économico-dominatrice de plus en plus dégradée.
Les conjectures utopiques d’autrefois ont eu parfois le mérite
de voir loin quant au possible et à ce titre, le mérite de raisonner
juste contre l’être-là du présent et contre le mauvais vouloir des
réactionnaires et des nantis. La société telle que nous la connais-
sons aujourd’hui est le produit d’une suite de poussées de justice
sociale où les « idées » venues des utopies socialistes de jadis — y
compris les allocations familiales (Fourier), le contrôle des naissan-
ces (les néo-malthusiens) et la co-éducation scolaire (idée anar-
chiste tenue en son temps pour une perversité par les esprits
pondérés) — prédominent et pullulent. C’est ce qu’on peut dire de

81. Paul Louis vicomte de Flotte, La souveraineté du peuple. Essais sur l’esprit de la
révolution. Paris : Pagnerre, 1851, p. 168.
82. Comme on le chante dans Porgy and Bess.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 233

plus équitable à la gloire des « sectes » d’autrefois et des « minorités


agissantes » de jadis : leurs Grands remèdes étaient une illusion
sans avenir, mais elles ont non seulement inventé, adopté, mais fait
avancer et imposé au bout du compte ces idées, surmonté à l’ori-
gine d’énormes résistances et sans elles, la démocratie, ce que nous
connaissons aujourd’hui sous ce nom, ne serait simplement pas.
Les grands programmes critico-utopiques, avec leurs aveugle-
ments et leurs paralogismes du Prinzip Hoffnung, ont été aussi des
instruments d’émancipation de l’esprit, de résistance au cours du
monde, de refus d’en accepter passivement l’injustice inhérente.
Leur décomposition, si elle s’avère irréversible, ne promet rien à
ces égards, rien qui vaille. Car enfin, il n’est pas question de faire
à notre tour des raisonnements binaires en concluant qu’une logi-
que qui recélait un potentiel élevé de perversion ne peut que céder
le pas à une logique (plus) juste. Mais ils étaient de très mauvais
instruments de conjecture sur l’histoire, l’histoire « concrète »
comme on disait naguère, et de passage de la critique sociale à une
contreproposition réaliste — cette constatation ne revenant pas à
suggérer que la volonté de changer le monde soit vaine et que le
scandale face au cours des choses n’exige pas de se transformer en
un programme d’action. Ce qui la caractérise pourtant, cette gno-
séologie de l’espérance, est qu’elle n’est justement pas historique parce
que l’histoire ne fonctionne pas comme ça — selon des « lois » et
suivant des stades déterminés, comme une eschatologie, à coup
d’alternatives séparant le bien du mal.

LE PROBLÈME DU MAL ET SA DIALECTIQUE


On l’aura perçu tout au long de ce livre : le problème du mal est
au cœur des affrontements entre les socialistes et les hérauts des
divers camps de la politique moderne, au cœur des conflits, des
contrepropositions, des dénégations et des apories. C’est par des
réflexions sur la problématique du mal social que je terminerai cet
ouvrage. C’est, remarquons-le d’abord, le problème philosophique
sous-jacent au paradigme hirschmanien dont je suis parti : l’effet
pervers, c’est le mal qui découle de bonnes intentions ; l’innocuité,
c’est un mal inhérent à la nature des choses et dont aucune mesure
corrective ne viendra à bout ; la mise en péril, c’est le risque de
234 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

perdre un bien relatif pour un mieux improbable ; l’argument de


l’enchaînement, sur lequel j’ai insisté, consiste à démontrer mauvai-
ses des réformes dont la conséquence ultime est détestable, si les
effets immédiats peuvent en être souhaités.
De Fourier, Owen et Saint-Simon à la propagande de la S.F.I.O.
avant la Grande Guerre, du socialisme romantique au socialisme
« scientifique », le long dix-neuvième siècle apparaît comme un
vaste marché de diagnostics des maux sociaux et de formules de
leurs remèdes. À la fin du siècle, une topographie militante peut se
parcourir qui offre un état des « solutions » trouvées : mutualisme,
socialisme, anarchisme, féminisme, pacifisme, espérantisme, aboli-
tionnismes divers (de la peine de mort, de la police des mœurs...),
anti-esclavagisme, anticléricalisme, que sais-je encore, – ce n’est pas
le lieu de détailler une à une les logiques de ces doctrines qui vont
toutes d’une critique sociale à une panacée, d’une question sociale
à sa solution, du mal constaté au remède définitif. La misère, l’ex-
ploitation des travailleurs, l’oppression des femmes, l’esclavage, la
peine de mort, le militarisme et les guerres, les entreprises colonia-
les, l’obscurantisme religieux, mais aussi le mariage indissoluble, la
prostitution réglementée par l’État, l’alcoolisme, la falsification des
aliments, ou encore le tabagisme sont apparus comme des maux
sociaux (et non éternels ou ontologiques) et ces maux ont paru tout
à la fois scandaleux, intolérables, mais aussi remédiables, éradicables
à des esprits philanthropiques et à des groupes d’individus révoltés
contre l’ordre établi.
C’est qu’en effet, ceci caractérise la pensée moderne et mar-
que la coupure avec l’ancien régime moral, le mal non-social, le
mal « naturel », n’est plus perçu comme un véritable mal — dans
le sens qu’il n’indigne plus et n’occupe plus les esprits. Tout a
changé depuis Voltaire : le tremblement de terre de Lisbonne ne
donne plus à méditer et à douter de la Providence, mais la misère,
l’exploitation et le paupérisme indignent. Il n’est plus de mal que
social. La propriété, la famille, la cité, écrit expressément Pierre
Leroux, « en dehors des maux qui nous arrivent par ces trois sour-
ces, il n’y a pas de mal pour nous ; car il n’y a pas de mal réellement
humain hors de ces trois sources83 ». Il n’y a de mal que là où une
responsabilité humaine peut être mise en cause, la nature n’est pas
83. Leroux, Malthus, p. 291.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 235

imputable, alors même que la transgression de certaines de ses


« lois » se diagnostique dans tous les maux sociaux. La maladie (si
du moins on ne parvient pas à lui assigner une cause sociale), la
mort : ces maux naturels (si on peut encore les tenir pour un mal
puisqu’ils sont dans l’ordre des choses) perdureront éternellement
bien sûr, mais, le jour où la société sera devenue bonne, ils seront
« réduits » à un malheur sans auteur, incompressible, qui laissera
serein. Or, « il est possible, affirme Robert Owen, d’arriver à ce
qu’il n’y ait plus d’autres malheurs que les accidents naturels, les
maladies, la mort, et à ce que ces malheurs-là même soient réduits
à leur minimum84. » Une coupure s’est accomplie dans le problème
du mal de la philosophie pérenne : les maux inhérents à notre
condition terrestre sont acceptés sans révolte et ils cessent d’intéres-
ser ; mais ceux qui viennent de la société, non les moindres, doivent
disparaître — et les supprimer, tel est le mandat qui échoit aux
Justes.
Toutes les idéologies de critique sociale radicale partent non
de maux sociaux diffus, mais de la thèse du triomphe absolu d’un
mal omniprésent. La civilisation, prononce Fourier, élève tous les
vices hérités de l’âge barbare du simple au « mode composé ».
Cette herméneutique du présent comme culmination du mal sécu-
laire, voici qui rattache Fourier à tous les autres critiques sociaux.
Le monde actuel est le pire des mondes possibles, il est pire (au
décri du « progrès ») que toutes les sociétés passées. Le mal y triom-
phe, les méchants et les « parasites » y tiennent le haut du pavé, ses
victimes sont innombrables. Abyssus abyssum invocat, dit le Psaume :
la pierre va au tas, le mal engendre le mal. « Une corruption
universelle naissant d’un antagonisme universel, un immense dé-
sordre moral couvé par un désordre matériel immense », ainsi
Louis Blanc dépeint la France de Louis-Philippe85. Où que le réfor-
mateur se tourne, le mal frappe son regard, « partout la misère, la
maladie, le vice, l’ignorance, le mensonge86... » Et Pierre Leroux,
sombrement, après avoir dépeint la société contemporaine, con-
clut : « Ce qui règne, c’est la mort87 ».
84. Courte exposition d’un système social rationnel. Paris : Marc-Aurel, [1848], p. 1.
85. Revue du progrès, 15.1.1839, « Introd. »
86. Le Phalanstère, I : 1832, p. 3.
87. Leroux, Pierre. La grève de Samarez. Poème philosophique. Paris : Dentu, 1863, I,
p. 108.
236 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

« L’enfer est sur votre terre, écrit Victor Considerant à l’adresse


des catholiques, si hostiles aux idées nouvelles, cessez de l’aller
chercher ailleurs ; et il y sera tant que vous courberez vos fronts sous
ces dogmes insensés qui vous viennent des hommes88. » La société
moderne, le régime industriel, rediront plus tard les socialistes
scientifiques, est « l’enfer réel ». C’est l’enfer capitaliste — à la fois
hyperbole et détournement de l’idéologie religieuse, celle des dam-
nés de la Terre. Les prolétaires sont « ceux qu’on a justement appe-
lés les damnés de l’enfer social89 ». Les capitalistes, les patrons sont les
satans de cet enfer terrestre : « Ils ont dans la réalisation de leur
enfer, dépassé le Dante et trouvé des tortures que l’imagination du
poète italien n’aurait pas osées90 »...
Que ce monde soit un enfer, ceci devait s’entendre littérale-
ment pour certains réformateurs romantiques comme Ballanche
ou Colins qui développent une doctrine de l’expiation et de la mé-
tempsycose. Elle est une solution fragile mais ingénieuse au pro-
blème du mal. Avant que l’humanité régénérée ne connaisse quelque
jour le paradis socialiste sur terre, ce monde ici-bas n’est qu’un
enfer expiatoire ou si vous voulez un purgatoire perpétuel. Donc
tout est bien. Le mal demeure provisoirement omniprésent, mais le
scandale du mal est effacé : « Tout est bien dans l’ordre d’éternité,
rien d’injuste ne se produit, parce qu’il y a éternelle justice, harmonie
absolue entre les actes des vies passées et leurs conséquences dans
celles-ci91. » Tout est pour le mieux dans le meilleur – qui est aussi
le pire – des mondes possibles. Le plus abominable des despotismes
n’est pas un mal si un peuple opprimé est un peuple qui expie.
Voici une première manière de raisonner pour se délivrer du mal,
mais ces idéologies romantiques de l’Expiation ont fait long feu et
les Systèmes socialistes ont cherché dans l’avenir la solution au
problème, passant aux profits et pertes les misères qui, un jour,
auront été celles du passé.
Les ultra-réactionnaires n’ont pas raisonné leur diagnostic de
la société impie de façon moins radicale, mais il s’agissait pour eux

88. Considerant, Victor. Considérations sociales sur l’architectonique. Paris, 1834, p. xxii.
89. Le Réveil des mineurs (St-Étienne), 25.10.1890, p. 1.
90. Dr Meslier, Le Combat (SFIO, Allier), 20.1.1907, p. 1.
91. R. du socialisme rationnel, mai 1910, p. 589.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 237

de démontrer que l’avenir restaurerait le passé. Les désastres de la


religion et la dépravation des mœurs ont dépassé toute limite.
L’abbé Chabauty, mystique antisémite, après la Commune, attend
la fin des temps : « L’Église est humiliée et persécutée dans l’ancien
et le nouveau monde. La puissance du mal se soulève partout
contre elle92. » Pour un prêtre, la vision eschatologique est en quel-
que sorte naturelle ; il lui suffit de paraphraser le Tempus Antechristi
jam instat. Le triomphe des méchants est momentané, une inter-
vention divine permettra la victoire de l’Église et délivrera les gens
de bien des tribulations et des épreuves. Félicité de Lamennais
passant du dogme catholique à la foi socialiste n’a pas eu à changer
de ton ni de phraséologie : « Satan est le roi de ce monde, écrit-il
aux Paroles d’un croyant, un grand combat sera livré, et l’ange de la
justice et l’ange de l’amour combattront avec ceux qui se seront
armés pour rétablir parmi les hommes le règne de la justice et le
règne de l’amour93. »
Les premiers polémistes anti-socialistes se sont simplement
étonnés de voir la société où ils se trouvaient, quant à eux, si bien,
vouée soudain aux gémonies par des « mécontents ». « Depuis quel-
que temps, il s’élève contre la société un concert de récriminations
et d’anathèmes94 ». Récriminations, non pas, mais certitude d’abor-
der prochainement à un monde délivré du mal et critique de la
société fondée sur cette certitude.
Dans les idéologie socialistes prises en bloc, d’un point de vue
rhétorique, la critique sociale n’est que la pars destruens d’un sys-
tème qui oppose à cette critique un contreprojet d’où les maux
constatés auront disparu. Pars construens et pars destruens se font
face : pour convaincre qu’il « faut jeter bas l’état social actuel95 », il
faut avoir dans sa poche un contreprojet tout prêt et ses décrets
d’application. « L’exposition élémentaire d’une doctrine sociale
sérieuse se présente naturellement sous deux faces : la critique de
la société ancienne et le développement des institutions nouvelles.

92. Chabauty, Emmanuel Augustin. Lettres sur les prophéties modernes et concordance de
toutes les prédictions jusqu’au règne d’Henri V inclusivement. Poitiers : Oudin, 1871, p.
61.
93. Lamennais, Hugues Félicité de. Paroles d’un croyant. Paris : Renduel, 1834, p. 26.
94. Louis Reybaud. Études sur les réformateurs contemporains. Genève : Slatkine, 1979
[reproduction anast. de l’éd. de Paris, 1864], II, chap. 1.
95. L’Égalité, 16.5.1889, 2 c. 3.
238 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

[...] Il convient de connaître le mal, pour déterminer le remède »,


écrit le fouriériste Victor Considerant qui enchaîne avec aisance :
« Construisons donc par la pensée (....) une société dans laquelle
les causes sociales du mal n’existeraient pas96. »
Dans l’enfance romantique de la modernité, les raisonne-
ments humanitaires s’expriment sans détour dans leur naïveté. Aux
grands maux, les grands remèdes. « Pénétré des maux infinis de
notre organisation sociale, je veux rechercher s’il ne serait pas
possible d’en imaginer une autre où tous les hommes pussent être
heureux, ou du moins parvenir au degré de bonheur que la nature
leur permet97 » C’est dans cet esprit d’éradication du mal que
Proudhon avait compris, de façon bien simpliste, la dialectique
hégélienne : « Il est temps, expose-t-il, que le public sache que la
négation en philosophie, en politique, en théologie, en histoire, est
la condition préalable de l’affirmation. Tout progrès commence
par une abolition, toute réforme s’appuie sur la dénonciation d’un
abus98. »
Tous les réformateurs romantiques, après avoir dénoncé les
maux, ont donc prétendu « aller à la recherche du remède so-
cial99 ». La société étant profondément malade, « seuls [...] les sa-
vants [étaient] à même, proclamaient-ils, d’établir le diagnostic et
d’indiquer le remède moral et économique qui rendra la santé à
l’organisme social100. » Voici la grande métaphore médicale, qui va du
diagnostic à un remède, posant que la société est un organisme qu’on
peut guérir et que la science socialiste doit être une « médecine » du
corps social. Et, qui cherche trouve, ils ont bientôt découvert le Re-
mède qui délivrerait définitivement les hommes du mal social :
D. — Qu’entendez-vous par socialisme ?
R. — La doctrine [...] qui veut, par la mise en pratique de la loi
humanitaire, faire disparaître de la société les maux qui la déchi-
rent101.

96. Considérant, Destinées sociales. Paris : Librairie phalanstérienne, 1847. 3 vol. [1ère
édition 1837-1844], volume I, p. 29.
97. D***, Achille. Sur la communauté de biens sociale. Paris, 1834, n.p.
98. Proudhon, Œuvre, II, p. 178.
99. Études sociales, 4
100. Société nouvelle, vol. 1. 1884. Je souligne.
101. Greppo. Catéchisme social, ou exposé succinct de la doctrine de la solidarité. Paris :
Propagande démocratique et socialiste, 1848, p. 5.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 239

Ou encore lisons un fouriériste convaincu : « — Qu’est-ce que


le système de Fourier ? — C’est l’exposé mathématique des moyens
qu’il faut employer pour éteindre partout les misères humaines et
assurer à chacun des membres de la grande famille [humaine] des
garanties de bien-être, de tranquillité, de bonheur102. »
L’axiome éthique fondateur de la critique socialiste, et son
aporie première, parfois ultérieurement dénié ou maquillé, est
celui d’une éradication possible du mal, de chaque mal social et de
tout mal. « Tant qu’il y aura du mal sur la terre, écrit un socialiste
“ utopique ”, ne fût-ce que pour un seul homme, la loi morale ne
pourra dire, la société ne pourra souffrir que tous les autres jouis-
sent sans considération de ses souffrances103 ». C’est une idée ver-
tueuse – et terriblement dangereuse.
Mais dès cette amorce de la critique socialisante, quelle est la
nature du mal ? La société n’est pas le mal en soi, elle n’est pas,
ultimement, le produit des scélérats qui y dominent, elle est quel-
que chose qui va mal, et c’est ce mal-fonctionnement qui rend
méchants les méchants, qui permet la domination des méchants
comme il engendre le malheur des justes. Elle va mal parce qu’elle
est, en son principe, mal organisée. Ceci acquis, les réformateurs
soupçonnent que sous cette désorganisation, il faut chercher une
cause première qu’il « suffira » alors d’éliminer. Le mal radical, le
mal ontologique est dissout en une question d’organisation ration-
nelle. Le mal radical se constate, se médite ; le mal organisationnel
se raisonne et se corrige. Il est possible de trouver, de changer le
principe mauvais, et de le remplacer par son contraire.
Le mal tient, dit Cabet (et tous autres), à « une mauvaise
organisation sociale » – c’est dire qu’il suffirait de réorganiser la
société sur de saines et justes bases pour que les vices sociaux
« disparaissent », et c’est présupposer qu’à tout mal social, il y a un
remède à portée de la volonté bonne.

102. St. Aucaigne, Espérance et bonheur, Cluny, Lyon, 1841, p. 75.


103. Constantin Pecqueur. Théorie nouvelle d’économie sociale et politique, ou étude sur
l’organisation des sociétés. Paris : Capelle, 1842 [aussi éd. anastalt. New York : Burt
Franklin, 1971], I, p. 202. La romancière étatsunienne de science-fiction, Ursula
K. LeGuin, a écrit sur ce thème une superbe nouvelle, et perspicace : The One Who
Walked Way From Omelas.
240 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Dans cette société refaite sur un principe contraire, les mé-


chants cesseront de l’être (il faudra peut être les « rééduquer »,
mais soit !) L’utopie révolutionnaire tourne autour de l’homme nou-
veau, un homme produit de circonstances nouvelles, inouïes, et
donc régénéré. L’utopie des Grands récits révèle son ultime projet :
changer les hommes. Les romantiques les premiers ont rêvé une
humanité future régénérée au physique et au moral. L’imagination
de Fourier a été jusqu’à prédire des mutations génétiques au stade
harmonien. L’archibras a surtout fait rire les petites gazettes et les
caricaturistes du temps de Louis-Philippe, « il finira par nous pous-
ser au bas de l’échine une queue avec un œil au bout. Si tout cela
n’était pas imprimé et dans de gros volumes... », s’esclaffaient les
esprits rassis104. La mystique joachimite perce chez d’autres sous
l’annonce de « la venue de l’Esprit d’intelligence qui [...] fera de
l’humanité une famille de prophètes », sous la vision de « l’huma-
nité ressuscitée [qui] aura la grâce de l’enfance, la vigueur de la
jeunesse et la sagesse de l’âge mûr105 ». Tous rêvent un homme
nouveau sur une terre transformée et dans une société délivrée du
mal. Tous, finalement, ne réforment la société que pour faire dis-
paraître du cœur humain tous les vices. « Plus d’ivrognes, plus de
paresseux, plus de débauchés, plus de voleurs ! » s’exalte Cabet106.
Mais cet homme vertueux sera aussi plus beau grâce aux progrès de
l’hygiène, à l’éducation ; en Icarie, « ce qu’il faut admirer le plus,
c’est l’amélioration dans la pureté du sang, dans l’éclat du teint,
dans la beauté des formes107 ».
Un demi-siècle plus tard, le socialisme organisé a refoulé les
poétiques visions fouriéristes et l’eschatologie de premiers temps,
mais cependant, l’homme mutant est toujours à l’ordre du jour. Le
socialisme scientifique se contente de rationaliser les rêves de régé-
nération physique et morale. Il ne s’agit plus de prédire une révo-
lution morale et une régénération physiologique de l’humanité

104. Bonjean, Socialisme et sens commun, p. 30. Flaubert dans L’Éducation sentimentale, III,
p. iv, se souvient des plaisanteries sur la queue phalanstérienne.
105. Alphonse-Louis Constant. La bible de la liberté. Paris : Le Gallois, 1841, p. 92.
106. Étienne Cabet. Douze lettres d’un communiste à un réformiste sur la communauté. Paris :
Prévot, 1841, p. 6.
107. Voyage en Icarie, p. 121.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 241

émancipée, mais de montrer comme probable cette mutation an-


thropologique, étant donnée la transformation du milieu social,
des conditions de travail et des rapports économiques. Une fois
encore, c’est le raisonnement qui conduit à une vision : des hom-
mes délivrés de l’ignorance comme préservés de la misère, garantis
contre le malheur, seront différents des hommes actuels. Ceci n’est
pas une prophétie mais une déduction. Des conditions meilleures et
des lois justes engendreront forcément une amélioration morale de
l’humanité. La disparition de la propriété privée anéantit la cupi-
dité et l’envie comme la suppression des taudis élimine les scrofules
et la tuberculose. Ajoutez les progrès immenses de l’éducation
publique, la diffusion des sciences et des lettres, la multiplication
des loisirs instructifs. Que des mentalités nouvelles et des mœurs
épurées doivent sortir de tels bouleversements ne fait de doute
pour personne. Changement à vue du reste : c’est aussitôt après la
révolution que les esprits changeront. Le « dédain de l’esprit de
lucre se manifest[era] dès les premiers instants108 ». Les ci-devant
« parasites » seront invités à se régénérer par le travail et la société
collectiviste leur ouvrira les bras.
C’est de cette conviction, de cette logique qui change les
règles sociales pour rendre l’homme à sa nature que partent les
Grands remèdes. « La découverte que la société a jusqu’ici été
basée sur l’erreur, écrit Owen, est une des plus grandes qu’on ait
jamais faite109. »
Le mal partout dans la société et pas de coupables ? Il est vrai
et c’est ce qui permet à la fois un diagnostic totalement négatif et
un espoir globalement positif. Du moins doit-on dire que « la grande
coupable, c’est l’organisation que les sociétés humaines civilisées se
sont données — ou mieux, ajoute le leader belge Jean Volders,
hésitant entre les deux principes explicatifs (celui où le mal est dû
à des méchants et celui où les méchants sont engendrés par une

108. Émile Pataud et Émile Pouget. Comment nous ferons la révolution. Paris : Tallandier,
1909, p. 153.
109. Robert Owen. Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel basé
sur les lois de la nature humaine. Trad. & abrégé par T.W. Thornton. Paris : Paulin,
1847, p. 70.
242 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

société mal organisée), que quelques-uns leur ont imposée et qui


écrase sans cesse les humbles110. »
On peut trouver – en raisonnant par les conséquences au XXe siècle
– des angles inquiétants à cette utopie de la rééducation morale et
de la manufacture d’un « homme nouveau ». Mais elle est d’une
autre nature – et elle est moins immédiatement atroce – que la vision
des suppôts du mal entretenue par les idéologies de droite. Car pour
celles-ci la société allait, avait été parfaitement bien jusqu’au jour où
elle avait subi l’invasion et l’action délétère d’ennemis congénitaux
du peuple, de la nation, de l’ordre et de la vérité. L’idée d’un mal
structurel (je tiens à cette expression anachronique car elle reflète un
raisonnement central et neuf chez les socialistes romantiques) leur
échappe comme leur échappe l’idée de méchants-par-position et
non par nature : ce sont en effet des idées, des paradigmes cognitifs
modernes. Que ce soient les sectes illuministes coupables de la Ré-
volution et de ses crimes pour les avoir prémédités de longue main
ou les Juifs poursuivant leur plan de conquête du monde, l’Ennemi
de la droite est le mal par essence ou par naissance et les doctrinaires
catholiques le montrent « vomi par l’Enfer » pour détruire la société.
Il n’est pas le produit ni même le complice d’un mal historique
(éradicable), il est la méchanceté en soi. La peur des modernisations
qui est à la source des pensées réactionnaires de tous acabits, contre-
révolutionnaires, cléricales, nationalistes et puis fascistes s’obnubile
sur un Ennemi diabolique et le seul programme rationnel à son
égard ne peut être que son élimination « physique ».
La problématique du remède social se présente donc à l’ori-
gine comme une argumentation de substitution du bien au mal. Elle
repose sur une dénégation ou un rejet de l’alternative pessimiste à
la Schopenhauer qui enseignait, lui, qu’il faut voir dans les cruautés
de l’ordre social les conséquences d’une volonté radicalement
mauvaise et qui le restera tant que le « suicide cosmique » n’aura
pas été accompli.
Une partie des anti-socialistes opposera à tous les réformismes
radicaux, non le nihilisme d’un Schopenhauer, mais l’axiome, d’ori-
gine chrétienne, d’un certain degré de mal inéradicable. Bien des
brochures contre les insurgés de 1848 et contre les socialistes d’avant
1914, leur ressasse un siècle durant de se résigner, chrétiennement,
à l’éternité du mal. Le socialisme est « une entreprise vaine, insen-

110. J. Volders, Le Peuple, 16.3.1889, p. 1.


VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 243

sée, chimérique, tonnent les publicistes jusqu’avant la Grande


guerre, une entreprise en opposition flagrante avec le divin oracle :
Il y aura toujours des pauvres111. » Au contraire, la critique sociale
radicale exonère d’abord la nature et, cette dénégation acquise
sans démonstration, elle va chercher ailleurs. Le fameux Voyage en
Icarie de Cabet s’ouvre sur le raisonnement même dont je parle :
Mais si ces vices et ces malheurs ne sont pas l’effet de la volonté de
la Nature, il faut donc en chercher la cause ailleurs. Cette cause n’est-
elle pas dans la Mauvaise organisation de la Société ? Et le vice radical
de cette organisation n’est-il pas l’Inégalité qui lui sert de base112 ?
Il faut partir de la dénégation que comporte ce point de départ
constant de toute critique sociale moderne. C’est « l’oubli de la loi
naturelle » par une société perverse, la révolte contre la loi natu-
relle qu’il faut accuser. Certains vices sociaux répandus et dénon-
cés, individualisme, égoïsme, sont simplement engendrés par une
société mal faite et contraire à la nature, qui est égalitaire et frater-
nelle, de l’homme. Ce sont des vices anti-physiques. La nature
punit les sociétés qui transgressent ses lois et elle les voue à la
déchéance. Or, « la civilisation corrompue dont nous subissons
l’empire, a obscurci les lois de la nature et créé une foule de besoins
factices, de goûts dépravés, de vains désirs113... » Elle est donc con-
damnée à terme et on voit ici comment le jugement moral entraîne
l’esprit vers le déterminisme historique. En étudiant la loi natu-
relle, « l’ordre régulier et constant des faits par lequel Dieu régit
l’univers114 », on dégagera, en contraste, le modèle d’une société
qui ne reniera plus cet ordre et qui guidera les hommes vers l’har-
monie et le bonheur. Si scandaleux que soit le mal social, la concep-
tion qu’on en offre libère l’esprit d’un scandale plus désolant et
plus irrémédiable – que le mal serait au cœur de l’homme et
indissociable de ce monde terraqué. La coupure entre les socialis-
tes et leurs adversaires de tout bord se fait ici.

111. Émile Garnier. Le problème social. Paris : Bloud, 1913, p. 14.


112. Cabet, Voyage en Icarie, p. i.
113. Louis Blanc. Le catéchisme des socialistes. Paris : « Nouveau monde », 1849, p. 7.
114. Constantin Volney, François de Chassebœuf (comte de). La loi naturelle, ou caté-
chisme du citoyen français. Paris : Sallior, 1793, p. i.
244 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

Jusqu’ici, dans ce que je dégage comme ses fondements, l’idéo-


logie socialiste fonctionne sur une logique binaire où bien et mal
s’opposent. Cependant, elle s’ouvre également à certains paradig-
mes plus dialectiques où le bien se change en mal et le mal en bien.
Mais elle ne les accueille qu’avec des réticences et dans la mesure
où elles servent ses fins. Le XIXe siècle, raisonnant justement désor-
mais non sur le mal ontologique ou le péché, mais sur des dynami-
ques sociales multi-causales et sur des « évolutions », et comparant
des sociétés diverses dans le temps et l’espace, découvre deux idées
susceptibles d’interprétations radicales, deux idées très menaçan-
tes autant pour les morales religieuses que pour les certitudes réfor-
mistes : la relativité du bien et du mal et l’inextricabilité du bien et du
mal.
« Non seulement le mal et le bien varient et se transforment
l’un en l’autre, selon les caractères et les dispositions des hommes,
mais nous voyons partout le mal naître du bien et le bien du
mal115. » Ce propos d’un essayiste libéral s’oppose aux pensées par
enchaînement linéaire où une idée bonne ne peut en s’appliquant
qu’avoir de bons effets, où si une chose est bonne, le plus de cette
chose est meilleur (si la socialisation des moyens de production est
souhaitable, il sera nécessaire et excellent de l’étendre en tout et
partout), où si b est propre à A, ce qui est dit de A peut être dit de
b (si la démocratie parlementaire est propre au capitalisme, alors,
comme lui, elle est mauvaise et à supprimer), où si les conséquen-
ces d’une chose sont généralement mauvaises, cette chose est mau-
vaise (la concurrence produit des ruines et des catastrophes donc
la concurrence est un mal en soi : c’est le raisonnement de Louis
Blanc et Frédéric Bastiat cherchera en vain à lui faire aborder le
problème du marché autrement), où finalement si une chose — le
système capitaliste — est mauvaise, elle est irréformable et donc à
détruire de bout en bout pour y substituer son exact opposé.
Le plus puissant esprit parmi les réformateurs romantiques,
Charles Fourier, avait fondé la théorie de l’Attraction passionnée
sur la relativité du bien et du mal et ses successeurs n’ont évidem-
ment pu accepter sa pensée dans sa radicalité. « Assassinat, larcin,
adultère, pédérastie, tout ce que nous appelons crime, constate

115. Th. Funck-Brentano. La civilisation et ses lois. Morale sociale. Paris : Plon, 1876, p. 13.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 245

Fourier, a été chez quelques nations vertu religieuse116 ». Il avait


basé le système sociétaire sur un renversement général des posi-
tions du prétendu bien et du prétendu mal, déclarant au passage
que « tous les moralistes sont des canailles », proposition nietzs-
chéenne avant la lettre. Là où le christianisme met les sept péchés
capitaux, Fourier met l’« Attraction passionnée » et le droit au
bonheur.
Ce relativisme sapait toute certitude réformatrice et tout projet
historique qui a besoin de se convaincre qu’il va imperturbable-
ment dans le bon sens — s’il est vrai que la relativité du bien et du
mal sociaux est illustrée de façon éclatante par les conflits intermi-
nables entre réformateurs de jadis et de naguère. La « passion
papillonne » de Fourier est clouée au pilori par de plus austères
socialistes comme une forme de « libre-échange » prostitutionnel,
un mal d’inspiration capitaliste somme toute !... Adam Smith ana-
lyse et vante la « richesse des nations », Villeneuve-Bargemont,
Simonde de Sismondi y déchiffrent le « paupérisme » croissant.
Pour Louis Blanc, la concurrence est le mal fondamental dont il
faut débarrasser la société, mais pour les fouriéristes au contraire,
l’émulation, la rivalité sont sources de bienfaits et seront encoura-
gées au phalanstère. Il va de soi que Frédéric Bastiat et les écono-
mistes libéraux chantaient de leur côté à l’unisson les « bienfaits »
de la concurrence, « stimulant énergique et nécessaire de la pro-
duction et régulateur, merveilleusement simple et efficace, de la
distribution de la richesse117 ». Pour Louis Blanc encore, le remède
aux maux sociaux passe par plus d’État, un État « organisateur du
travail » ; pour Michel Chevalier, cette organisation du travail serait
synonyme de misère accrue118 ; pour Proudhon, l’intervention de

116. De l’esprit irréligieux des modernes et dernières analogies. Paris : Librairie phalansté-
rienne, 1850, p. 9. Voir aussi les exemples qu’il cite dans Égarement de la raison
démontré par les ridicules des sciences incertaines et Fragments. Paris : Bureau de la
Phalange, 1847, p. 28-29, en concluant « ...voyez combien il est heureux que Dieu
se rie de vos idées de crime et de vertus »...
117. Molinari, L’évolution économique au XIXe siècle : théorie du progrès. Paris : Reinwald,
1880, p. v.
118. « Avec cette organisation du travail, la production se ralentirait sensiblement. Il y
aurait beaucoup moins de produits à répartir, beaucoup plus de misère par con-
séquent », écrit M. Chevalier, Question des travailleurs. Paris : Guillaumin, 1848.
Nouvel exemple de l’argument de l’effet pervers, promettant à l’adversaire socialiste
le contraire de l’effet recherché.
246 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

l’État est un mal et le remède social est dans l’anarchie. Pour le


philanthrope, l’assistance aux faibles est un devoir social, mais pour
Herbert Spencer, la détresse des imprudents, l’élimination des
paresseux est un juste et souhaitable fait de sélection naturelle...
Non seulement les antinomies axiologiques et éthiques se
renouvellent-elles sans cesse dans l’histoire moderne, mais ces an-
tinomies sont intolérables aux uns et aux autres parce que tous sont
dévoués à une « tâche haute, noble, généreuse119 » et engagés dans
une lutte obscure et incertaine qu’éclaire justement seule la certi-
tude d’aller vers le Bien. Nous qui luttons pour « le plus noble idéal
que l’Histoire ait jamais connu120 », comme le pensent et disent
tous les militants de toutes les écoles, comment supporter la pré-
sence à nos côtés – et non pas dans le camp des défenseurs attitrés
du mal social – comment supporter la présence de gens qui, au
nom des mêmes principes et du même scandale « social », défen-
dent un programme exactement contraire et tiennent notre « idéal »
pour chimérique ou odieux121 ?
La seule dialectique axiologique que les systèmes de critique
sociale perçoivent bien et endossent est celle du bien potentiel et du
mal actuel, car elle illustre la scélératesse de la société critiquée. Cet
enchaînement structure la critique romantique du nouveau paupé-
risme. La misère ouvrière était d’autant plus scandaleuse qu’elle
s’accroissait au milieu du progrès économique – que dis-je, que
c’était ce progrès même qui l’engendrait : « La pauvreté naît en
civilisation de l’abondance même », cette proposition frappante de
Charles Fourier, admirée de Marx et Engels, est une des premières
formulations de la thèse de l’Effet pervers. Car en effet, disons-le,
l’effet pervers, avant d’être une arme contre les idées socialistes, a
été la grande et profonde découverte des Sismondi, Villeneuve-
Bargemont, Buret et autres critiques sociaux face à la révolution
industrielle. Les progrès mécaniques de la grande industrie, em-

119. Georges Renard qualifiant le militantisme socialiste, dans Paroles d’avenir, Paris,
Bellais, 1904, p. 12.
120. Rienzi, Socialisme et liberté, Paris, Giard & Brière, 1898, p. 252.
121. Ce phénomène invite le militant « modéré » à naviguer « à vue » du côté de
réformes jugées possibles, en évitant d’approfondir (et d’irriter par là) les certi-
tudes de siens – en fermant les yeux sur les effets pervers possibles de ces réformes
mêmes, effets que les courants adverses ne cessent de lui prédire, et très souvent
avec justesse.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 247

ployant de moins en moins de bras, étaient la cause première de


l’extension du paupérisme. Ces progrès de l’industrie emplissaient
les caisses des capitalistes en acculant le travailleur à la plus noire
misère. L’Angleterre, pays renommé par son industrie et son com-
merce florissants, était aussi le pays où les miséreux pullulaient.
Progress and Poverty titrera l’Américain Henry George. « Plus les
travailleurs produisent de richesses, plus ils rendent leur situation
misérable122 ».
Mais à cette découverte, la logique utopique apportait une
trop facile solution, celle d’une inversion. Après la révolution, le
collectivisme, capitalismus inversus, supprimera ce gâchis et remettra
le monde à l’endroit : « Ce n’est que dans une société bâtie à
l’envers, dans un gâchis comme notre société de libre concurrence
que l’abondance peut engendrer la misère ; en régime collectiviste,
l’abondance engendrera le bien être pour tous123 ». Le socialisme,
dans ce contexte, c’est l’invention d’une société où le bien n’en-
gendrera plus le mal. Selon Engels en effet, l’effet pervers était l’es-
sence même du capitalisme et on ne peut mieux définir la notion
qu’il ne le fait : « la civilisation, lit-on dans Socialisme utopique et
socialisme scientifique, se meut dans un cercle vicieux, dans des con-
tradictions qu’elle reproduit sans cesse sans pouvoir les résoudre,
de sorte qu’elle atteint toujours le contraire de ce qu’elle cherchait
ou prétendait chercher124 ».
Les philanthropes « bourgeois » qui se sont penchés sur la
misère industrielle vers 1830-1840 ont tous montré l’effet destruc-
teur pour la classe laborieuse du machinisme, incarnation concrète
du progrès et figure-type de l’effet pervers issu du bien technique
potentiel : une seule machine conduite par un adulte, faisait désor-
mais le travail de trois cents fileurs réduits au chômage et à la
mendicité dans les grands centres du Nord125. « Le machinisme n’a
pas seulement pour effet d’éliminer le travail des ouvriers adultes,
mais celui aussi de pouvoir les remplacer par des femmes et des
enfants, en aggravant ainsi la situation économique déplorable des

122. Almanach de la question sociale 1899, p. 13.


123. Gustave Hervé. Le remède socialiste. Paris : Guerre sociale, 1908, p. 18.
124. Trad. par Paul Lafargue. Paris : Jacques [1902], p. 15.
125. Cf par exemple Villermé, Louis-René. Tableau de l’état physique et moral des employés
dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Paris : Renouard, 1840, 2 vol.
248 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

prolétaires, sans compter que les sources de la vie se trouveront


menacées car on n’ignore pas l’influence funeste que l’industrie
textile exerce sur la santé si frêle et si délicate des femmes et des
enfants126 ». L’effet pervers des inventions nouvelles avait frappé
tous les esprits :
Qui de nous n’a pas vu des ouvriers par centaines dans l’impossibilité
de nourrir leurs familles et réduits à l’humiliante aumône, par suite
de l’invention d’une machine nouvelle127.
La machine augmente aussi l’arrogance du capitaliste qui sait
qu’il peut aisément remplacer la main d’œuvre et met le salarié
plus que jamais à sa merci. Proudhon ironise : « la mécanique a
délivré le capital de l’oppression du travail128 ! » Une fois de plus, le
futur collectivisme est opposé à ce mal et présenté comme un régime
où du bien ne sortira que le bien.
Or, le progrès a un coût, les grandes inventions font des rava-
ges. « Le progrès qui devrait se produire à l’acclamation joyeuse de
tous et se constater par des cérémonies religieuses, s’est toujours
accompli jusqu’ici par la douleur au milieu du deuil général »,
constate Célestin Pecqueur129. Le travail qui pourrait et donc de-
vrait être un bonheur est une « malédiction » dans la société civili-
sée ; la civilisation même accroît la misère du plus grand nombre ;
plus les travailleurs produisent, plus ils rendent leur situation misé-
rable ; la misère naît de la surabondance, démontre Fourier130 ;
tous les perfectionnements techniques ne servent qu’à empirer la
situation des travailleurs. Les progressistes constatent ainsi que le
bien est inséparable du mal, ils décrivent un régime social où le
bien s’achète par le mal, mais c’est ce qui leur est insupportable. Le
socialisme, et c’est exactement en quoi il paraîtra à ses adversaires
illogique et dangereux, est cette idéologie qui part de l’idée qu’il

126. Almanach de la question sociale 1897, p. 21.


127. Mathieu Briancourt. L’organisation du travail et l’association. Paris : Duverger, 1846,
p. 12.
128. Système des contradictions économiques, ou philosophie de la misère. Paris : Guillaumin,
1846, I, p. 152. 2 vol. [dép. in Œuvres I].
129. Le salut du peuple, 5 : 1850, p. 3.
130. « On commence à s’étonner que la pauvreté naisse en civilisation de l’abondance
même », écrit Fourier dans Le nouveau monde industriel et sociétaire, éd. 1845, p. 35.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 249

est intolérable que du bien potentiel sorte le mal, que ceci juge et
condamne un « système » caractérisé par ce genre de processus.
Au contraire, dans l’autre camp, l’acceptation du mal reconnu
au nom de ses effets ultimement bénéfiques est de règle. Qu’est ce
qu’un économiste libéral au siècle industriel ? C’est essentielle-
ment quelqu’un que les effets pervers du progrès ne dérangent pas,
non qu’il « manque de compassion » — cette accusation des huma-
nitaires sentimentaux le fait bondir — mais parce qu’il les juge
inévitables. Le progrès productiviste est bénéfique à long terme
même si c’est un char de Jaggernaut qui passe, indifférent, sur les
humains ordinaires et les écrase, empruntant tous ses droits à la
nécessité historique. Lui aussi raisonne suivant le progrès — et le
progrès économique est l’alpha et l’omega de sa morale positive,
une morale comptable basée sur la balance des inconvénients :
Les chemins de fer sont inventés, et voilà que les routes auxquelles
ils font une concurrence inégale sont désertées, les relais sont aban-
donnés, les maîtres de poste et les aubergistes ruinés. [...] Qui vou-
drait arrêter le progrès pour mettre un terme aux perturbations qu’il
provoque131 ?
Sans doute ne comprend-il pas du tout le progrès comme ces
philanthropes, ces socialistes qu’il qualifie avec mépris de « rê-
veurs » et qui voudraient un progrès doux aux faibles, mais lui aussi,
lui autant que quiconque, raisonne selon la logique d’une marche
fatale, bénéfique quel que soit le prix à payer en chemin — et dès
lors d’une morale immanente, d’une nécessité plus forte que la
compassion de s’y plier, nécessité en dehors de laquelle il n’est que
« rêveries » qui, en s’emparant de l’imagination des mécontents,
deviennent des « cauchemars » sociaux. Le socialisme est à cet
égard non seulement une doctrine barbare, absurde aux yeux de la
« science », mais c’est une doctrine qui veut « résister au progrès »
car le progrès est le bien quels que soient les maux qu’il engendre
— et cette résistance la condamne sans autre forme de procès.
L’économiste raisonne à partir d’ici à l’inverse du socialiste. Si
on y songe, toute la pensée économique repose sur la thèse de
l’engendrement du bien civique par le mal individuel, qui se trouve

131. Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, p. X.


250 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

déjà chez Mandeville : les vices privés font les vertus publiques.
L’égoïsme de chacun fait la richesse collective. La « main invisible »
d’Adam Smith, l’« harmonie des intérêts » ce sont des formules
qui, à l’inverse de l’effet pervers où les bonnes intentions débou-
chent sur de mauvais effets, montrent l’individualisme des intérêts
privés et leur concurrence agissant au service du bien commun et
nient ainsi d’une autre façon l’enchaînement moral linéaire du mal
au mal et du bien au bien. L’économie politique est « immorale »
reprochent en chœur les réformateurs romantiques : ils ont raison.
La « froide » économie politique, imposture scientifique au service
des exploiteurs, qui, « loin de trouver un remède efficace à la
misère, au désordre, à tous les maux qui rongent au cœur de nos
sociétés, loin d’améliorer le sort de tous les hommes132 », accepte
ces misères et prétend n’avoir d’autre objectif que « le profit » et les
« richesses », à quoi ces misères concourent, l’économie qui re-
nonce à réformer les mœurs, à panser les plaies et se vante d’être
indifférente à la morale pour observer, scandalise les réformateurs.
C’est bien par cette « renonciation » à désintriquer le bien et le
mal, à confondre la loi morale et les mécanisme de la vie sociale que
les économistes prétendaient faire œuvre scientifique.
Les idéologies socialistes font grand usage d’un autre enchaî-
nement éthique, inverse du précédent (où le bien engendre le
mal), qui sera, lui, jugé par leurs adversaires tenir du rêve eschato-
logique plus que du raisonnement et de l’observation : De l’excès de
mal sortira nécessairement le bien. On peut formuler ainsi le topos qui
métamorphose en espérance militante les diagnostics désespérants.
« C’est l’excès de mal, causé par l’anarchie qui oblige la société à
chercher les lois éternelles de la raison ; et à s’y soumettre », vati-
cine Colins de Ham, inventeur du « socialisme rationnel133». Le
bonheur de l’humanité ne pourra se faire que « quand l’excès
d’anarchie a forcé de reconnaître la nécessité du droit réel ; a forcé
de le chercher, de le trouver et de l’établir134 ». Le spectacle de
l’ignorance, de la misère, de la prostitution indigne et désole, mais

132. Fr. Vidal, De la répartition des richesses, ou : de la justice distributive en économie sociale,
Paris : Capelle, 1846, p. 12.
133. Colins, De la Souveraineté, I, p. 29.
134. A. Hugentobler, Extinction du paupérisme, p. 13.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 251

il invite à conclure que « tout ordre social dans lequel persistent ces
signes hideux est fatalement condamnée à périr135 ». Il faut prépa-
rer « un ordre nouveau136 » non parce qu’une société mauvaise
mérite d’être détruite, non parce que le mal scandalise la conscience
humaine, mais parce que ce mal croissant annonce l’effondrement
prochain d’un système fondamentalement inviable. Ainsi se des-
sine le renversement axiologique qui rappelle le topos de la Felix
culpa : le bien définitif sortira nécessairement de l’excès du mal
comme la révolte sortira de l’exploitation aggravée. Dès lors, le
spectacle du mal capitaliste est finalement roboratif pour le mili-
tant conscient : « La Révolution viendra quand ce désordre ainsi
que l’oppression politique et économique et la misère seront deve-
nus intolérables137 ».
L’idéologie socialiste dans sa diversité et son unité idéal-typi-
que part ainsi d’une indignation qui rejette loin de la vue de l’esprit
deux hypothèses intolérables et leurs conséquences logiques, elle
part en écartant d’abord ces idées qu’elle ne peut ni ne veut regarder
en face : que certains maux sont incurables ; que les prétendus remè-
des seront pires que le mal. L’hypothèse du mal incurable, tous les
réformateurs la font une fois ... mais c’est pour aussitôt la refouler
avec une horreur dénégatrice. « Non l’espèce humaine n’a point
été condamnée au malheur à tout jamais ; non, la terre n’a pas été
maudite et frappée de stérilité ; non, il n’y aura pas toujours des
pauvres et des déshérités parmi nous : j’en atteste la bonté et la
puissance de Dieu ! La cause du mal, c’est l’ignorance et non pas
la science ; c’est la science au contraire qui mettra fin au règne du
mal et des ténèbres et qui fera de nous, je ne dis pas des dieux, mais
des hommes », écrit le réformateur romantique François Vidal138.
Au contraire, qu’ils soient catholiques, libéraux, « progressis-
tes » ou conservateurs, tous les adversaires du socialisme admet-
tent, et c’est un de leurs rares traits communs, la pérennité du mal,
la persistance et le retour de choses qu’ils reconnaissent comme

135. Flotte, Paul Louis François René (vicomte de). La souveraineté du peuple. Essais sur
l’esprit de la révolution. Paris : Pagnerre, 1851, p. 177.
136. François Vidal. Vivre en travaillant. Projets, moyens et voies de réformes sociales. Paris :
Capelle, 1848, p. 23.
137. Bordeaux Misère (anarch.), 1-1889, p. 4.
138. Vivre en travaillant. 1848, p. 280.
252 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME

mauvaises, et dans la « nature » de l’homme et dans la dynamique


des sociétés.
Pour le polémiste catholique, toute pensée socialisante, rébel-
lion contre Dieu et contre la condition humaine, relève d’une
maladie de l’âme, la perte de la transcendance et la prétention de
trouver le souverain bien dans l’immanence du monde sont tout
d’un tenant une erreur et un mal, le vrai mal.
Les libéraux ne reprochent pas aux socialistes de vouloir une
société bonne, ou plutôt si, ils le leur reprochent mais en les accu-
sant de préparer inévitablement une société pire, même si elle sera
pavée de bonnes intentions — et d’une certaine manière l’horreur
que leur inspire le projet collectiviste les console de vivre dans une
société inique mais qui a ses bons côtés et où tout n’est pas perdu !
Il y a pour eux un modus vivendi raisonnable à trouver avec un
monde reconnu par bien des côtés malfaisant et injuste dont il leur
faut admettre rationnellement qu’il n’a simplement pas d’alterna-
tive et qu’il faut s’en contenter en y changeant prudemment les
choses. Tous, en disant la naïveté du socialisme, autant que sa noci-
vité, aboutissent à une position censément stoïque, mais au fond ni
plus ni moins intenable que les Sophismes de l’espérance, et qui est
qu’il faut résolument brider la volonté de justice et regarder d’un
regard sobre une société en grande partie irrémédiable.
Hannah Arendt a écrit, il y a bientôt cinquante ans, que nous,
modernes tardifs, allions devoir finalement apprendre à vivre « in
the bitter realization that nothing has been promised to us, no
Messianic Age, no classless society, no paradise after death139 ». Tout
est ici : nous devrions apprendre... L’idée que poursuit Arendt est
celle de la sécularisation désillusionnée, du désenchantement
comme nécessité éthique et comme processus historique entamé
avec la Réforme, avec le scepticisme libertin et philosophique à
l’égard des religions révélées et qui devra, quoi qu’on en ait, s’ac-
complir jusqu’au bout. Opposée au sociologue conservateur qu’était
Pareto avec sa doctrine des religions, antiques ou modernes, chré-
tiennes ou socialistes, comme impostures utiles, Hannah Arendt sou-
tient la thèse stoïque d’une dés-illusion ultime de l’homme moderne,

139. The Origins of Totalitarianism. 3rd Edition. New York : Harcourt Brace Jovanovitch,
1968 [éd. orig. : 1951], p. 436.
II HISTORIQUE 253

sobre et raisonnable, mais dépourvue de promesse de bonheur et


tenue de regarder sans ciller un monde par bien des côtés insup-
portable. Mais nul n’a démontré que les humains peuvent se passer
d’illusions, de contrepropositions et d’espérances et nul n’a dé-
montré que la volonté de justice qui animait les « religions du second
type »n’est pas aussi irrépressible que la sobre volonté de savoir qui
se marie au désenchantement.
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Sozialdemokratischen Zukunftsbilder. Frei nach Bebel. Berlin :
« Fortschritt » A.G., 1891. _ Autres adaptations françaises, voir
Marbaix et voir Verly. — On verra aussi la traduction anglaise :
Pictures of the Socialistic Future (freely adapted from Bebel). London :
Swan Sonnenschein, 1893, 1894 ; rééd. 1907. Autres ouvrages,
non traduits, de Richter à la fin de cette bibliographie.
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Roguenant, A. Esquisses sociales. Le grand soir. Paris : Dentu, 1894.
Romain, Georges. Cléricaux et anticléricaux. Paris : Bloud & Barral, 1893.
Romieu, Auguste. Le spectre rouge de 1852. Paris : Ledoyen, 1851.
Romulle [pseud. Henri Leroy de Kéraniou ?] La peste rouge, ou les
Saturnales révolutionnaires. Paris : Dumineray, Jeanne, 1851.
Rosny aîné, J.-H. La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires. Les
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à propos de sa prétendue réponse au R.-P. Félix. Paris : Dentu, 1858.
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aussi l’édition définitive, Le monde tel qu’il sera. Paris : Lévy, 1859.
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industrielles, vol. 5, ch. XXII notamment. Paris : Guillaumin, 1898.
Traduit des Principles of Sociology. New York, NY : Appleton, 1877.
* On verra aussi The Man versus the State 1884, — par exemple
dans la réédition Caldwell : Caxton, 1969 ou dans Baltimore :
Penguin, 1969.
Stiegler, G. « L’école collectiviste », in Quatre écoles d’économie sociale.
Conférences données à l’aula de l’université de Genève. Genève :
Stapelmohr, Paris : Fischbacher, 1890.
Sudre, Alfred. Histoire du communisme, ou Réfutation historique des utopies
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Paris : Lavauzelle, 1912.
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Testut, Oscar. L’Internationale : son rôle depuis le 4 septembre. Lyon : Rossiter,
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Testut, Oscar. L’Internationale et le jacobinisme au ban de l’Europe. Paris :
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Thiers, Adolphe. Du communisme. Paris : Paulin et Lheureux, 1848.
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1885.
Gregorovius, Emil. Der Himmel auf Erden in den Jahren 1901 bis 1912.
Leipzig : Grünow, 1902.
Hirsch, Max. Democracy versus Socialism. London, New York : Macmillan,
1901.
Richter, Eugen. Richter gegen Bebel. Zwei Reichtagsreden über den
sozialdemokratischen Zukunftstaat gehalten am 4. und 6. Februar 1893.
Berlin : « Forschritt », 1893. Voir aussi les livres traduits en fran-
çais de Richter.
Richter, Eugen. Wie kam es doch ? Ein von Eugen Richter vergessenes Kapitel.
Leipzig : Grünow, 1892.
Sargant, William Lucas. Social Innovators and Their Schemes. London :
Smith, Elder & Co, 1858.
Schäffle, Albert. Die Aussichtlosigkeit der Socialdemokratie : drei Briefe an
einen Staatsmann. Tübingen : Laupp, 1891. Traduction anglaise :
The Impossibility of Social Democracy. Preface by Bernard Bosanquet.
London : Swan, Sonnenschein, et New York : Scribner’s, 1892.
Un autre ouvrage d’A. Schäffle — quoique critique du socialisme
mais se bornant essentiellement à en décrire les théories — a été
traduit par Benoît Malon et diffusé comme brochure de propa-
gande, avec un certain malentendu sur les intentions réelles de
l’auteur, par le mouvement ouvrier français dans les années 1880
et ultérieurement : La quintessence du socialisme. Paris : Bellais,
1904.
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Social Utopias. Edinburgh : Chambers, 1850.


Watlock, W.A. The Next ‘Ninety Three. London : Field & Tuer, 1886.

Ouvrages critiquant le programme révolutionnaire


et collectiviste de l’intérieur du mouvement ouvrier

Blache, Noël. Le socialisme – méthode et chimère. Paris : Cornély, 1907.


Fournière, Eugène. Chez nos petits-fils. Paris : Fasquelle, 1900.
Fournière, Eugène. La crise socialiste. Paris : Bibliothèque-Charpentier,
Fasquelle, 1908.
Fournière, Eugène. La sociocratie. Essai de politique positive. Paris : Giard
& Brière, 1910.
Merlino, Saverio. Formes et essence du socialisme. Trad. de l’ital.; préf.
Georges Sorel. Paris : Giard & Brière, 1898.
Millerand, Alexandre. Le socialisme réformiste français. Paris : G. Bellais,
1903.
Millerand, Alexandre. Travail et travailleurs. Paris : Fasquelle, 1908.
Naquet, Alfred. L’anarchie et le collectivisme. Paris : E. Sansot, 1904.
Naquet, Alfred. Socialisme collectiviste et socialisme libéral. Paris : Dentu,
1890.
Naquet, Alfred. Temps futurs. Socialisme, anarchie. Paris : Stock, 1900.
Perrot, Joseph. Nos utopies politiques et socialistes devant le sens commun.
Paris : Ghio, 1889.
Robert, André. Les limites du collectivisme. Paris : Grasset, 1911.
Sorel, Georges. La décomposition du marxisme. Paris : Rivière/Bibliothè-
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Paris : Jacques, 1903. — deuxième édition, Rivière, 1922.)
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Du même auteur
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« Discours social », 2002.
L’antimilitarisme: idéologie et utopie. Québec: Les Presses de l’Université
Laval, 2003.
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Le Centenaire de la Révolution. Paris: La Documentation française, 1989.
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Madeleine Rebérioux. Paris, Saint-Denis: Presses de l’Université
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Les Champions des femmes. Examen du discours sur la supériorité des femmes,
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La chute du Mur de Berlin dans les idéologies. Actes du colloque de Paris,
mai 2001, sous la direction de Marc Angenot et Régine Robin.
Montréal: « Discours social », 2002.
Colins et le socialisme rationnel. Montréal: Presses de l’Université de
Montréal, 1999.
Critique de la raison sémiotique. Fragment avec pin up. Montréal: Presses de
l’Université de Montréal, 1985. Traduit en américain.
La critique au service de la révolution. Louvain: Peeters et Paris: Vrin, 2000.
Coll. « Accents ».
Le Cru et le Faisandé: sexe, discours social et littérature à la Belle Époque.
Bruxelles: Labor, 1986. « Archives du futur ».
La démocratie, c’est le mal. Québec: Les Presses de l’Université Laval,
2004.
Dialogues de sourds. Doxa et coupures cognitives. Montréal: « Discours so-
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D’où venons-nous? Où allons-nous? La décomposition de l’idée de progrès.
Montréal: Trait d’union, 2001. Coll. « Spirale ».
L’ennemi du peuple. La représentation du bourgeois dans le discours socialiste.
Montréal: « Discours social », 2001.
Glossaire pratique de la critique contemporaine. Montréal: Hurtubise, 1979.
Traduit en portugais.
Les Grands récits militants des XIXe et XXe siècles. Religions de l’humanité et
sciences de l’histoire. Paris: L’Harmattan, 2000. Collection « L’Ouver-
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Les Idéologies du ressentiment. Montréal: XYZ Éditeur, 1995. Réédité au
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Interdiscursividades. De hegemonìas y disidencias. Córdoba: Editorial
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Interventions critiques I, II, III, IV. Montréal: « Discours social », 2002-
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Jules Guesde, ou: Le marxisme orthodoxe. Montréal: « Discours social »,
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Mil huit cent quatre-vingt-neuf: un état du discours social. Longueuil: Éd. du
Préambule, 1989. « L’Univers des discours ».
L’Œuvre poétique du Savon du Congo. Paris: Éditions des Cendres, 1992.
On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Et autres essais.
Montréal: « Discours social », 2001.
La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes.
Paris: Payot, 1982. Réédité en 1995 et en 2004.
La Propagande socialiste. Six essais d’analyse du discours. Montréal: Édi-
tions Balzac, 1997. Collection « L’Univers des discours ».
Représenter le XXe siècle. Actes du colloque de Montréal, 2003. Sous la
direction de Marc Angenot et Régine Robin. Montréal: « Dis-
cours social », 2004.
Le Roman populaire. Recherches en paralittérature. Montréal: Presses de
l’Université du Québec, 1975. « Genres & Discours ».
Théorie littéraire, problèmes et perspectives, sous la dir. de Marc Angenot,
Jean Bessière, Douwe Fokkema et Eva Kushner. Paris: Presses
Universitaires de France, 1989. Traduit en chinois, en arabe, en
espagnol et en portugais.
Topographie du socialisme français, 1889-1890. Montréal: « Discours so-
cial », 1991.
Un Juif trahira: l’espionnage militaire dans la propagande antisémitique,
1886-1894. Montréal: Ciadest, 1994. Rééd. Discours social, 2003.
L’Utopie collectiviste. Le Grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale.
Paris: Presses Universitaires de France, 1993. « Pratique théorique ».
275
RHÉTORIQUE
de
L’ANTI-SOCIALISME
Essai d’histoire discursive

1830-1917
La polémique contre le socialisme a été, dans la modernité
politique, parmi les plus soutenues, les plus âpres, les plus
opiniâtres. De 1830 à 1917 et de 1917 jusqu’à nous, elle a
mobilisé continûment une coalition de réfutateurs de divers
bords. Cependant, dans la longue durée historique, ce qui
apparaît, c’est l’éternel retour d’un nombre fini de tactiques, de
thèses, d’arguments formant une sorte d’arsenal où puisèrent
les générations successives de polémistes. On peut aujourd’hui
encore relever les ultimes avatars de cette argumentation dans
les essais d’adversaires d’un socialisme qui, du moins sous sa
forme doctrinaire, appartient au passé. Dès qu’apparurent les
premières écoles qu’un néologisme (daté de 1832) allait
désigner comme « socialistes » – et si contradictoires que pou-
vaient être les systèmes de Fourier, d’Owen, de Saint-Simon et
autres « prophètes » romantiques – une partie de l’opinion s’est
dressée contre des doctrines et des programmes qui promet-
taient de mettre un terme aux maux dont souffre la société,
mais qu’elle a jugés absurdes, chimériques aussi bien qu’im-
pies, dangereux, scélérats, et dont des hordes d’essayistes se
sont employé à démontrer au public la fausseté et la nocivité.
L’auteur analyse dans cet ouvrage près d’un siècle de
polémiques et d’attaques contre le socialisme, de réfutation de
ses doctrines et de dénonciation de ses actions. Ses analyses
débouchent sur une réflexion sur certains conflits cognitifs pro-
pres à la modernité.

MARC ANGENOT est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages d’histoire des


idées politiques, d’analyse du discours et de théorie de la littérature. Il
occupe la chaire James McGill d’étude du discours social à l’Université
McGill et il est vice-président de l’Académie des lettres et des sciences
humaines (Société Royale du Canada).

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