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RHÉTORIQUE
de
L’ANTI-SOCIALISME
Essai d’histoire discursive
◆
1830-1917
1830-1917
Marc Angenot
Rhétorique de l’anti-socialisme
ESSAI D’HISTOIRE DISCURSIVE
1830-1917
1
2 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
2. Cet aspect est abordé par J. Shklar, After Utopia : The Decline of Political Faith.
Princeton, NJ : Princeton University Press, 1957.
I PROBLÉMATIQUE 3
LA RHÉTORIQUE DE LA RÉACTION
L’étude que j’entreprends trouve notamment son origine, du
point de vue de la méthode, dans le désir de mener une discussion
sur pièces d’un paradigme critique fameux, celui de l’économiste
et politologue de Harvard, Albert O. Hirschman. Étudiant ce qu’il
appelle la « rhétorique réactionnaire », The Rhetoric of Reaction, en
en construisant l’idéal-type moderne, Hirschman a prétendu rame-
ner toute l’argumentation anti-progressiste pendant deux siècles —
de Burke écrivant contre la Révolution française en en prophéti-
sant les échecs et les catastrophes, à nos jours du côté de la droite
américaine contre les « libéraux », leur féminisme, leur « discrimi-
nation positive » et leurs programmes sociaux —, à trois seules
formes d’objections récurrentes adressées en d’innombrables ava-
tars, mais toujours coulés dans le même schéma, aux réformateurs
4 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
***
Il est à propos de rappeler au lecteur avant de poursuivre les
trois catégories argumentatives d’Albert Hirschman : je propose de
les illustrer par des exemples tirés des pamphlets anti-socialistes
dont je viens de parler. J’exposerai tout de suite, tant qu’à faire,
certaines réserves et proposerai des variantes et corrections au
paradigme hirschmanien.
A. Je pense qu’on doit, avant d’aborder les trois topoï, consti-
tuer une catégorie zéro en quelque sorte, celle de l’innocuité radi-
cale, celle de l’inanité, de l’impraticabilité totale, celle qui dit sans
plus que la réforme proposée est « chimérique », qu’elle n’est qu’une
rhapsodie d’oxymores et de billevesées, une suite de vains mots,
qu’elle n’est même pas objet de discussion. Ainsi de la « gratuité du
crédit », proposition de Proudhon ou « formule » fameuse vers 1845
I PROBLÉMATIQUE 5
3. Benard, Th.-N. Le socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui. Pour la plupart des notes,
on trouvera la référence complète dans la bibliographie de cet ouvrage.
4. Cité par Paul Boilley, Les trois socialismes, p. 52.
5. Joseph Reinach. Démagogues et socialistes, p. 6.
6 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
point. J’ai du reste publié naguère un petit livre sur ce sujet qui,
entre 1880 et 1914, suit les Anarchistes et socialistes, en leurs trente-cinq
ans de dialogue de sourds16. Or, effets pervers et innocuité sont les
schémas de toute l’argumentation libertaire contre les projets col-
lectivistes.
Le collectivisme dans lequel les partis « autoritaires » avaient
mis leur espérance, au contraire de la libre communauté anar-
chiste, formait aux yeux des compagnons un projet monstrueux et
per vers, asser vissant l’homme plus que jamais au lieu de
l’« émanciper » comme on le promettait. Le régime collectiviste
prôné par l’Internationale socialiste serait la fin de toute liberté,
effet per vers pour une idéologie qui n’avait que ce mot
d’« émancipation » à la bouche. La société d’après leur révolution
avec ses dictateurs prolétariens serait « un système d’organisation
que personne n’aura à discuter et que l’on imposera à tous au
lendemain de la révolution », prédisaient en chœur les compa-
gnons anarchistes17. Les chefs socialistes s’y préparaient une place
de choix aux dépens des masses bernées. Ce qu’ils voulaient, c’était
« remplacer l’État bourgeois par l’État ouvrier, c’est-à-dire se met-
tre à la place des bourgeois » : c’est l’argument de l’Innocuité qui
apparaît cette fois18. « Les marxistes sont ou des roublards ou des
imbéciles. Peut-être l’un et l’autre. Des malins parce que, par inté-
rêt, ils veulent s’emparer des pouvoirs publics, succédant ainsi aux
bourgeois — Déplacement d’autorité et non refonte de la société
capitaliste »19.
Les compagnons anarchistes en France redoutaient spéciale-
ment un régime dont les marxistes-guesdistes, qui voulaient leurs
peaux et le leur faisaient savoir, auraient eu le contrôle, les
« guesdistes dont le tempérament et aussi la doctrine nous promet-
tent une de ces petites républiques sociales auprès de qui le jacobi-
nisme de Robespierre paraîtra un jeu d’enfant »20.
16. Montréal : Discours social, 2001. On pourrait ajouter que la polémique interne au
socialisme, et Dieu sait si elle fut abondante et coriace, entre réformistes et
révolutionnaristes et autres -istes, se compose aussi de chapelets de prédictions
d’effets pervers et de mise en péril.
17. Jean Grave, La Société au lendemain de la Révolution, p. 14.
18. Le Drapeau noir (Bruxelles), 29 août 1889, p. 1.
19. Le Libertaire, 15 mai 1898, p. 2.
20. Les Temps nouveaux, 28 octobre 1911, p. 1.
I PROBLÉMATIQUE 13
26. Maurice Bourguin. « Nouvel essai sur le régime socialiste », Revue politique et par-
lementaire, Paris, 1908, p. 378.
I PROBLÉMATIQUE 17
***
18 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
II
Historique
1. Essai contre les saint-simoniens. Metz : Collignon, 1831. En 1832, Bazard et Enfantin
établissent le culte st-simonien à Ménilmontant. Bazard, suivi de Leroux, de Pe-
reire, rompra pourtant à grand fracas avec le Père Enfantin lorsque le st-simonisme
deviendra trop « sexuel ». Enfantin et ses disciples sont poursuivis et condamnés
en août 1832 pour attentat à la morale publique. Enfantin partira pour l’Égypte.
2. Histoire des saint-simoniens. Saint-simonisme réfuté par lui-même. Brignoles : Perrymond-
Dufort, 1832.
19
20 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
que lui, ont en outre trahi la doctrine de leur maître qu’ils ont
divinisé. Des théologiens catholiques3 qui, eux, n’étaient pas portés
à l’humour, se mettent en devoir à la même époque de réfuter la
nouvelle « hérésie » au nom de l’apologétique et en celui de la
Conscience humaine révoltée.
L’École sociétaire (le journal le Phalanstère commence à paraî-
tre en juin 1832) et les théories de Charles Fourier n’ont pas moins
indigné — si elles ont parfois amusé les gens d’esprit. Il suffisait de
puiser dans les écrits de Fourier pour y trouver l’archibras4, les océans
de limonade, les anti-baleines et les anti-phoques, les six lunes, l’homme
actif en amour à 120 ans, et mettre sous les yeux du public louis-
philippard ébahi ces « folies », ces « inexplicables bizarreries » qui
passaient, aux yeux d’une secte démente, pour la nouvelle « science
sociale »5. Les écrits de Fourier fournissent matière à des antholo-
gies burlesques qui suffisent à édifier le lecteur sans commentaire.
Non moins que ceux de Saint-Simon, ces écrits témoignent, assure-
t-on, d’une « imagination malade »6. Le sens commun accueille la
doctrine nouvelle avec un seul qualificatif qui permet de tirer
l’échelle : folie pure7. « Fou de génie », « génie fou », cela restera un
lieu commun de tout le siècle que se repassent pieusement les
essayistes qui se sont contentés de feuilleter l’auteur de la Théorie des
quatre mouvements et des destinées générales.
Mais plus encore que Saint-Simon et que le Père Enfantin,
Fourier a révolté par son immoralité, son impudicité. « Vous tous
qui avez une mère, une femme, une sœur, une fille, lisez et jugez ! »
accusent les moralistes8. La description du futur phalanstère est
faite de tableaux de beuveries, de mangeaille et de grossières volup-
tés, quel idéal révoltant ! Fourier y admet et accueille toutes les
passions, même les plus infâmes. La plus immonde promiscuité
3. Dont Ozanam.
4. « Il finira par nous pousser au bas de l’échine une queue avec un œil au bout. Si
tout cela n’était pas imprimé et dans de gros volumes »... – Bonjean, Socialisme et
sens commun, p. 30. Flaubert dans L’Éducation sentimentale, III, iv, se souviendra des
plaisanteries sur la queue phalanstérienne.
5. Le Système de Fourier étudié dans ses propres écrits, 1842.
6. J.-J. Thonissen. Le socialisme et ses promesses, s.d. [1849], I 25.
7. Et ses variations innombrables : extravagance, crétinisme, grotesque délire, dé-
mence ignominieuse... : Le Système de Fourier étudié dans ses propres écrits.
8. Gouraud, Le socialisme dévoilé. Simple discours, 1849, p. 9.
II HISTORIQUE 21
9. Voyage en Icarie. Roman philosophique et social. Deuxième édition. Paris : Mallet, 1842.
10. Il fonde en 1849 la colonie de Nauvoo en Illinois, expérience qui tournera mal.
22 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
11. Pierre Leroux lui contestait la paternité du mot ; voir La grève de Samarez, 1863, 255
et 365. Ils ont, bien entendu, tort tous deux. Le mot « social-isme » a été créé, peu
après 1830, comme l’antonyme manquant de cet « individual-isme », représenté
alors par beaucoup de publicistes comme le défaut moral de toute l’époque.
Autrement dit, au départ, le social-isme, ce n’est pas un programme politique, une
vision du monde, c’est une vertu civique, peu répandue.
12. Études, I 43.
13. Grün, Le vrai et le faux socialisme, 1849, p. 8.
14. Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, p. 1.
II HISTORIQUE 23
18. Seul un groupuscule babouviste avait avancé cette « théorie ». Les communistes de
L’Humanitaire (dont la position sera adoptée par un inconnu nommé Karl Marx)
tiraient de l’abolition de la propriété, « l’abolition du mariage et de la famille ».
19. Delaroa, Vue générale sur le socialisme, 1850, p. 19.
26 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
27. Page 7.
28. P.-J. Marchal, Proudhon et Pierre Leroux, 1850, p. 6.
29. Qu’est-ce que la propriété ? 1841. [dépouillé in Œuvres IV]. Il la complète un peu plus
tard par « Dieu c’est le mal », mettant la preuve sur la somme de son absurdité
maléfique. Proudhon, proche de Blanqui, de Dézamy et de quelques autres néga-
teurs révolutionnaires, tranchait par ses « blasphèmes » sur la rhétorique socialo-
religieuse de 1830, il faisait entrevoir l’évolution prochaine des propagandes
révolutionnaires : « Dieu imbécile, ton règne est fini ; cherche parmi les bêtes
d’autres victimes [...] car Dieu, c’est sottise et lâcheté ; Dieu, c’est hypocrisie et
mensonge ; Dieu, c’est tyrannie et misère ; Dieu, c’est le mal. [...] Il n’y a pour
l’homme qu’un seul devoir, une seule religion, c’est de renier Dieu ».
28 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
30. Théorie de la propriété, édition de Paris : Lacroix & Verboeckhoven, 1866, p. 208.
31. Breynat, Les socialistes modernes, 1849, p. 97.
32. Souvenirs, Gallimard, 1978, p. 213.
33. Breynat, Les socialistes depuis février [1848], p. 249.
34. Chevalier, L’économie politique et le socialisme. Discours prononcé au Collège de France le
28 février, pour l’ouverture du cours d’économie politique, 1849, p. 1.
II HISTORIQUE 29
vers 1848 des brochures scandalisées : c’était donc cela, l’idéal socia-
liste, faire de la société « un immense lupanar »48. Les disciples de
Fourier gardaient un silence embarrassé et les autres écoles sociali-
santes faisaient chorus aux indignations bourgeoises. Il faudra un
siècle et demi pour que les doctrines du Nouveau monde amoureux
trouvent des lecteurs bien disposés49. De fait, nulle part autant que
sur la vie amoureuse, les désaccords ne furent plus extrêmes entre
socialistes. Le bien des uns y est le mal des autres. Le mariage
monogame est une institution contraire aux vœux de la nature ; la
fidélité perpétuelle en amour est contraire à la nature humaine
dont les passion doivent être régulée par l’attraction : telle est
l’amorce de la critique de Fourier. Les deux institutions bourgeoises
complémentaires, mariage et prostitution, l’un « sacré », l’autre in-
fâme selon la casuistique bourgeoise, n’en font qu’une : le mariage
n’est qu’une « prostitution légale » : l’expression apparaît en 1830
chez les saint-simoniens et se répétera ne varietur chez tous les par-
tisans de l’Union libre50. Mais Pierre Leroux que les idées de Fourier
et de Saint-Simon indignent, voit au contraire dans la monogamie
perpétuelle et obligatoire la juste solution future au malheur sexuel
des humains. Leroux dénonce l’immoralité des projets phalansté-
riens, la pédérastie et le tribadisme étant au centre « pivotal » de
l’organisation sociale future51. (Cette dernière critique prouve du
reste que l’hostilité rend perspicace et que Leroux avait bien lu
Fourier — au contraire de beaucoup de modernes.)
Les partisans d’Étienne Cabet, les « communistes icariens »,
abolissant d’un trait de plume la propriété privée, mais, dans leur
culture ouvrière louis-philipparde, fort peu portés au libertinage,
se font déborder par les communistes de L’Humanitaire (dont la
position sera adoptée par un inconnu nommé Karl Marx au Manifest
der kommunistischen Partei) qui tirent de l’abolition de la propriété,
« l’abolition du mariage et de la famille ». Étienne Cabet, indigné
et sidéré d’une telle perversité, tonne contre eux52. Il les hait car ils
48. Le Système de Fourier étudié dans ses propres écrits, 1842, p. 32.
49. Fourier, Le nouveau monde amoureux. Éd. S. Debout-Oleszkiewicz. Paris : Champion
et Genève : Slatkine, 1978.
50. Bazard, Religion saint-simonienne. Lettre à M. le Président de la Chambre des députés.
Paris, 1830, p. 7.
51. Revue sociale, no 3, 1845, pp. 35. Même chose, II, 7, 1847.
52. Voir Le Populaire, toute l’année 1841.
II HISTORIQUE 33
darité entre tous des délits de chacun »58. Que pouvait-on deman-
der de mieux ? Les anti-socialistes, ayant fini, dis-je, par le lire, se
sont réjoui de cet allié inattendu : « On s’est habitué à faire de M.
Proudhon une des colonnes du socialisme, tandis qu’il en est l’en-
nemi le plus ardent, le critique le plus impitoyable »59. Les gens
d’Action française qui salueront en Proudhon « un maître de la
contre-révolution » (Louis Dimier) voyaient juste.
Si les rivalités totales et les polémiques irréconciliables nais-
sent ainsi avec les socialismes mêmes, c’est qu’au delà des questions
de personnes, quelque chose d’absolument fondamental s’est mis
à agir que la bonne volonté et l’esprit de bonne entente occasion-
nel ne parviendront jamais à brider : la recherche même de la vérité
historique — et la certitude corrélative de l’avoir trouvée. Il est peut-
être vrai que les socialistes romantiques forment l’enfance de la
modernité, c’est pourquoi, à la façon des enfants, seuls ils ont dit
les choses de façon naïve et directe : « Il est impossible de travailler
à l’édification des doctrines que l’on croit vraies sans sentir le
besoin d’anéantir celles que l’on croit fausses », écrit Pierre Leroux
dans la préface de sa Réfutation de l’éclectisme.
Il faut donc faire place dans ce livre à la polémique intra-
socialiste non seulement parce que les conflits intérieurs et règle-
ments de comptes vont réjouir les adversaires du socialisme et que
les fractions en lutte de l’extrême gauche leur procureront des
arguments auxquels ils n’auraient pas pensé, mais parce que ceux-
ci subodoreront à bon droit dans ces conflits intransigeants quel-
que chose qui tient à la nature même des Grandes espérances. Il se
fait que, dès lors qu’une conviction politique et historique totale va
s’énoncer dans les temps modernes et convaincre quelques parti-
sans, il va s’énoncer contigûment et avec la même intensité de conviction,
un projet, un programme qui sera le contraire, l’antagoniste du précédent
(pour un état de culture donné). Il est parfaitement exact, du point
de vue fouriériste, que le système saint-simonien, erroné à la base,
veut changer la nature humaine, alors que Fourier prétend partir
d’elle et l’émanciper de l’absurdité « civilisée » (sauf pour nous,
58. Système des contradictions économiques, ou philosophie de la misère, II 297. Marx ne s’y
est pas trompé en attauqnt Proudhon à fond, mais ceux qui ont lu sa Misère de la
philosophie n’ont en général pas lu l’ouvrage réfuté.
59. Breynat, Les socialistes depuis février [1848].
II HISTORIQUE 35
LE ROMAN-FEUILLETON ACCUSÉ
Le roman-feuilleton des journaux (pur produit, disons-le en
passant, de la révolution capitaliste qui atteint la presse après 1830)
est aussi dans le collimateur des défenseurs de la société. Il est
présenté comme la courroie de transmission des mauvaises doctri-
nes ; il a causé, accuse-t-on, par ses déclamations anti-sociales des
« ravages » dans le moral du peuple, ravages dont on voit en 1848
le terrible résultat. Dès l’apparition du feuilleton, des moralistes,
Valconseil, Frégier, Menche de Loisne, Alfred Nettement, ont dé-
noncé avec ensemble les dangers de cette « invention déplorable »,
ils ont ricané avec dégoût sur ses forçats innocents et ses prostituées
vertueuses60. C’est Eugène Sue, l’auteur des Mystères de Paris, con-
verti au fouriérisme et élu député de la gauche en 1848, contraint
à l’exil en Savoie en 1852, qui figure au premier rang des accusés.
60. H.A. Frégier, Des classes dangereuses de la population, 2 vols. (Paris : J.B. Baillière
1840) ; Ch. Menche de Loisne, Influence de la littérature française de 1830 à 1850 sur
l’esprit public et les mœurs (Paris : Garnier 1852) ; Alfred Nettement, Études critiques
sur le feuilleton-roman, 2 vol. (Paris : Perrodil 1845-1846).
36 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
65. É. Souvestre, Le Monde tel qu’il sera, Paris, Michel Lévy, 1859, p. 246
66. Page 49.
II HISTORIQUE 39
76. Ce que constate Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, p.
9.
77. Bussy, p. 17.
78. Par exemple J.G. Courcelle-Seneuil, Liberté et socialisme, ou Discussion des principes de
l’organisation du travail industriel. Paris : Guillaumin, 1868.
II HISTORIQUE 43
79. Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870. Paris : Garnier, 1872.
80. Page 2.
81. Pages 2-3. Autre ouvrage informé et alarmé sur ce retour du refoulé socialiste :
Benard, Le socialisme d’hier et celui d’aujourd’hui. Paris : Guillaumin, 1870 [= 1869].
82. [Denis Poulot] Question sociale. Le sublime, ou le travailleur comme il est en 1870 et ce
qu’il peut être. Paris, Bruxelles : Lacroix & Verboeckhoven, 1872.
83. Page 47.
44 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
L’APRÈS-COMMUNE, 1871-1879
Je ne referai pas l’histoire de la Commune vue par la bourgeoi-
sie terrorisée. Encore moins celle de la répression militaire et judi-
ciaire qui suivit sa défaite. Les historiens ont largement épuisé le
sujet et les travaux abondent. Je me contenterai de parcourir les
livres anti-communards par dizaines, qui réactivent, avec quelle
horreur, la polémique anti-socialiste en déshérence.
Le ton a radicalement changé. La France a été mise à deux
doigts de sa perte par des monstres dépravés, animés par la haine
et l’envie84. Les diatribes qui s’étalent sur des milliers de pages
échappent largement à la logique de ce livre : celui-ci porte sur les
polémiques d’idées et « la Commune n’avait pas d’idées »85, il n’y
a donc pas matière à débattre avec elle : elle n’a été qu’une curée
de folie sanguinaire, pillages, incendies et meurtres, un attentat
contre la civilisation, contre la patrie, ajoutant aux horreurs de la
défaite l’horreur de la guerre civile. On avait discuté, ratiociné
contre les démoc-socs en 1848 ; en 1871, on ne discute plus, on
rejette les communards hors de la commune humanité. On peut,
aliéniste bénévole, analyser les pathologies de cette orgie de folie
criminelle, de ce carnaval de sauvages, mais non s’intéresser à ses
délires, à ses divagations. Tel est le principe de tous les ouvrages
parus dans la décennie qui suit 1871. L’incurable incapacité des
communards perce dans tous leurs actes, leur criminalité est redou-
blée par leur sottise et leur délire.
La médicalisation psychiatrique de la Commune est un trait
du discours réactif : la Commune a été un phénomène de « patho-
logie mentale collective » et beaucoup de livres qui paraissent sont
une galerie de portraits de psychopathes : « Félix Pyat et Rochefort,
histrions sataniquement pervers, Gustave Flourens, malheureux
halluciné de démagogie, Cluseret, aventurier perdu de dettes,
Vermersch, Vallès et Vésinier, bouffons sinistres, lettrés du monde
84. Beaumont-Vassy, Vicomte de. Histoire authentique de la Commune de Paris en 1871. Ses
origines, son règne, sa chute. Paris : Garnier, 1871. ( Nouvelle édition illustrée : 1872).
85. Arnault, Le Socialisme et la Commune, insurrection du 18 mars 1871, étudiée au point de
vue du droit et de l’économie politique, 1875, p. 3.
II HISTORIQUE 45
95. Propos confié à G. Diamandy et cité par M. Dommanget dans son Introduction du
marxisme en France, p. 155.
96. Parti ouvrier socialiste révolutionnaire / Fédération des travailleurs socialistes de
France. D’autres individualités se sépareront de Guesde plus tard encore. Eugène
Fournière et G. Rouanet quittent ainsi le P.O. en 1883. Gabriel Deville, auteur du
résumé du Capital et le seul qui avait quelque idée de l’économie politique, quitte
en 1889 etc.
48 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
97. Ainsi que le spécifie son biographe, A. Compère-Morel, à propos des visées qu’avait
Guesde en 1881 : Jules Guesde, le socialisme fait homme (Paris : Quillet, 1937), p. 190.
Voir aussi mon livre, Jules Guesde, ou : Le marxisme orthodoxe, 2003.
98. Je renvoie ici à mon autre livre, Topographie du socialisme français, 1889-1890.
Deuxième édition, revue et corrigée, Montréal : Discours social, 1991.
99. Dans ce divorce, l’un emporte le sigle FTSF et l’autre le sigle POSR !
II HISTORIQUE 49
ses objets d’intérêt quotidiens. D’un côté, le populo, les bons bou-
gres, le turbin, les aminches, les zigues, la dèche, la mouise, la
mistoufle ; de l’autre, les grinches, les singes, les contre-coups, la
rosserie des patrons, les proprios, les flickards, les bouffe-galette de
l’Aquarium, les enjuponnés du Palais d’injustice.
Plus que les autres secteurs, les anarchistes ont recours à la
propagande par la parole, aux tournées de conférence dans la
province : dès les années quatre-vingt des propagandistes profes-
sionnels ou « trimardeurs » se sont mis en route. Certains d’entre
eux ont laissé fort peu d’écrits au bout d’une inlassable activité de
meetings, de conférences « contradictoires » qui, tournant parfois
à l’émeute, les ont conduits régulièrement sur les bancs de la cor-
rectionnelle ou des assises.
S’il y a un point de rupture dans la « famille » anarchiste, c’est
celui qui sépare les « illégalistes » des anarchistes-communistes. Les
illégalistes publient une feuille irrégulière à Londres, L’Internatio-
nal à quoi ils joignent une brochure, L’Indicateur anarchiste où on
trouve tous les renseignements sur la manipulation de la nitrogly-
cérine, du fulminate de mercure etc. Une revue de Paris, le Ça ira,
dirigée par Léon Baudelot, revue qui est poursuivie et disparaît en
janvier 1889, fait systématiquement l’apologie de la bombe — « à
défaut de bombe, il est bon de se munir d’un couteau ou d’un
revolver »100. Son discours à la classe ouvrière n’est qu’un appel à
la violence : « Le devoir des grévistes est de piller et de prendre ce
qui est nécessaire pour eux et leurs familles. Brûler, pendre et
piller. Tel sera le programme des grèves futures (....) Et ce sera le
salut, la vraie voie de la Révolution. La Révolution doit être l’accou-
cheuse du monde nouveau et la Révolution est faite de sang et de
larmes, de colères et de douleurs »101.
La désunion des socialistes en trois ou quatre partis concur-
rents perdurera jusqu’au Congrès de la Salle du Globe qui consti-
tuera en avril 1905 le Parti S.F.I.O. Si, après 1905, le socialisme
français semble ainsi unifié, il faut constater que ledit Parti socia-
liste unifié — Section française de l’Internationale ouvrière demeu-
rera toujours composé de « tendances » éperdument hostiles l’une
à l’autre, où on retrouve la plupart des lignes de partage établies
100. Ça ira (anarchiste, Paris), 13 janvier 1889.
101. Ibid., 16 septembre 1888.
II HISTORIQUE 51
LE CATHOLICISME SOCIAL
Ces discours d’anathèmes ne mèneraient pas loin et ils se-
raient restés stériles si quelques grands bourgeois catholiques
n’avaient décidé d’une tout autre démarche : contourner la bour-
geoisie républicaine athée pour « aller au peuple » et offrir au
travailleur, égaré et exploité, une contreproposition chrétienne à sa
révolte et son ressentiment. « Allons au peuple, Messieurs ! » avait
intimé le comte Albert de Mun. Il est ainsi apparu dans les années
1880 un mouvement qui se désigne comme « catholicisme social »,
« corporation », « œuvre des cercles catholiques », mais que la presse
laïque appelle non sans malice « le socialisme chrétien », « le socia-
lisme d’Eglise » ou le « socialisme de sacristie ». Ce catholicisme
social se développe à partir d’une narration qui construit le capita-
lisme, anti-évangélique, exploiteur, comme le produit même de la
Révolution, de l’esprit voltairien, de l’« individualisme » athée,
oublieux de la charité. Le peuple ouvrier est la grande victime de
la bourgeoisie déchristianisée. Les catholiques ont un devoir vis-à-
vis de lui. La seule religion des bourgeois républicains, c’est le Veau
d’or et les ouvriers socialistes qui rejettent le « dogme » bourgeois
de la sainte Propriété sont peut-être récupérables par une doctrine
sociale catholique si on peut les détourner de l’erreur matérialiste
et athée. Les masses discernent mal ce qui pourrait vraiment amé-
liorer leur sort et se donnent à de fausses doctrines : il appartient
à l’élite catholique de les aider à sortir de l’erreur. La question
religieuse et la question sociale sont inséparables. La France est
encore catholique dans l’âme alors que les travailleurs sont les
victimes du matérialisme des classes dirigeantes : il y avait ici, pour
les « catholiques sociaux » une voie prometteuse.
À partir de ces principes, le comte de Mun, l’Abbé Garnier,
Léon Harmel, La Tour-du-Pin-Chambly lancent « l’Œuvre des Cer-
cles catholiques » et « l’Association catholique de la jeunesse fran-
çaise » d’où sortira « le Sillon » après 1894. Les collectivistes et les
anarchistes ironisent sur les menées des « calotins socialistes » ; les
54 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
109. Je ne retrace pas ici l’historique du catholicisme social qui remonte en fait au
premier tiers du siècle, à Villeneuve-Bargemont et Armand de Melun.
II HISTORIQUE 55
115. Brissac, Henri. Leurs arguments anticollectivistes. Paris : Librairie de la revue socia-
liste, 1896.
116. Il succède à Anatole Leroy-Beaulieu.
58 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
LE DARWINISME SOCIAL
Dans la seconde moitié du siècle, la sociologie évolutionniste
et organiciste de Herbert Spencer, avocat du laissez-faire économi-
que et de la compétition sociale, a eu une influence déterminante
sur l’évolution des idées libérales dans le monde anglo-saxon et
leur a imprimé une direction nettement antidémocratique. Spen-
cer donnait du libéralisme une version de combat centrée sur la
concurrence vitale et la survie du plus apte, version nouvelle, néces-
saire à un libéralisme sur la brèche, dépouillé de ses rares faiblesses
humanitaires de jadis et fondé sur un positivisme « scientifique-
ment » étranger à toute préoccupation éthique. Spencer est aussi
un intransigeant critique des idéologies civiques de tout le siècle,
de l’étatisme, de la bureaucratie — et du socialisme certes, mais
comme de toute idée égalitaire et de tout activisme philanthropi-
que qui prétendent sentimentalement corriger les lois naturelles et
la bénéfique sélection sociale.
Ce darwinisme social a eu ses disciples en France, ses thèses se
sont insinuées dans le discours des économistes et de politiciens
libéraux à la recherche de moyens de lutte contre les militantismes
d’extrême gauche. Mais il posait de graves difficultés aux démocra-
tes et aux républicains car selon sa logique, les Immortels principes,
la démocratie, l’État-providence n’était pas moins condamnés par
la »science » que les projets collectivistes qui n’en étaient qu’une
variante extrême et à laquelle, étant donné la mauvaise pente suivie
et l’aveuglement de la classe dirigeante, l’avenir était peut-être
réservé.
60 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
67
68 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
1. Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859, p. 7-
8.
III ARGUMENTAIRE 69
2. J’entends par doxa le répertoire topique et les règles rhétoriques et narratives qui,
dans un état donné de société, organisent hégémoniquement les langages de la
« sphère publique » (au sens de Habermas).
3. « Lettre XLV », Correspondance. Paris : Belles Lettres, 1951-1982. 8 vol.
70 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
Je n’ai pas dit que les dialogues de sourds politiques ou sociaux sont
nécessairement dûs à des « coupures cognitives » qui ne permet-
traient pas véritablement de comprendre ce que l’autre camp veut dire
ni quelle valeur accorder à ses arguments – me souvenant de l’adage,
tout à fait sociologique, qui pose qu’ « il n’est pire sourd que celui
qui ne veut pas entendre » ! Dès qu’on devine les conclusions aux-
quelles tend l’adversaire, conclusions auxquelles on est pour sa part
résolu à ne pas adhérer, la surdité est une échappatoire commode.
Un autre caractère fondamental de la polémique anti-socia-
liste, caractère qui nous met sans doute sur la piste des divergences
cognitives dont j’ai fait l’hypothèse, est que l’argumentation s’en
divise en deux catégories ontologiques si je puis dire : des arguments
in præsentia sur les valeurs, les principes et sur les faits et les données
opposables ; d’autre part, des conjectures sur l’avenir, c’est-à-dire
sur des mondes possibles. Attaquant un projet de société qui pré-
tend avoir pour lui l’avenir inévitable, le polémiste, mué en Cassan-
dre, va s’efforcer de démontrer que ce programme ne se réalisera
pas ou que sa nocivité latente déploiera tous ses effets. Les trois topoï
retenus par Albert O. Hirschman, je le rappelle, ne portent pas sur
les données et les faits présents, ils sont les schémas de spéculations
et de conjectures qui concluent ad hominem : votre projet ne peut
aboutir qu’à autre chose que le but que vous vous donnez. Si
l’argumentation a essayé de démontrer, pas des données tirées du
passé et du présent, que les critiques de la société étaient infondées,
que les faits réfutaient les doctrines, ou — ad personam — que les
doctrinaires devaient être disqualifiés moralement ou leurs thèses
dé-légitimées par quelque invalidité préjudicielle, la polémique
« réactionnaire » s’est laissé entraîner à spéculer avec les Grands
espérances militantes et mon chapitre IV analysera ce passage de
l’argumentation hic et nunc à l’argumentation « prophétique ». Sans
doute, tout débat politique, « délibératif » comme le classe l’an-
cienne rhétorique, porte largement sur l’avenir (et non comme le
genre judiciaire ou l’éloge ou « épidictique », sur le passé), mais il
s’agit ici d’un caractère marqué et constitutif : les Grands récits ont
actionné pour se légitimer une preuve par l’avenir que leurs adversai-
res ont abondamment réfutée.
III ARGUMENTAIRE 71
CONCÉDER LE MAL
C’est une tactique élémentaire de la rhétorique éristique : il
faut concéder d’abord pour mieux attaquer parce que la conces-
sion est un moyen de défense renforcée et vous protège contre les
répliques adverses. L’anti-socialiste ne manque pas de concéder
avant l’attaque que la société « n’est pas parfaite », que bien des
abus sont malheureusement constatés, qu’il y a beaucoup à faire
pour améliorer la condition des masses laborieuses, que de « larges
réformes » sont nécessaires. Mais les imperfections reconnues de
l’ordre existant n’affaiblissent pas l’attaquant et ne lui concèdent
pas le terrain — au contraire. « La société est malade, les socialistes
veulent la tuer !4 » Même Adolphe Thiers, farouche défenseur de la
Propriété en 1848, verse une larme préalable : « Je ne nie pas le mal
qui existe dans la société actuelle comme dans toutes les autres ; je
le connais et il me navre le cœur5. » Ces aveux déblaient le terrain.
Tous les secteurs idéologiques avouent donc, avec force ou du
bout des lèvres, c’est selon, que non seulement il y a bien des
misères, mais que la société est partiellement à blâmer, que les
classes supérieures ont manqué soit d’autorité, soit de générosité,
de sollicitude, de sens des responsabilités. Le péril met les méde-
cins sociaux face à leurs insuffisances passées et à des fautes que
chacun renvoie à l’adversaire. Les républicains, les laïcs, les libres
penseurs voient dans l’obscurantisme des autorités traditionnelles
l’une des causes du mal ; les traditionalistes et les économistes
libéraux voient au contraire un grand problème dans les inconsé-
quences de la classe au pouvoir, dans toutes les législations de
l’ « État-providence » (l’expression est attestée dès les années 1880),
destructrices de l’ordre économique, du « principe sacré » de la
propriété, de la liberté d’entreprise — après quoi comment s’éton-
ner que les classes laborieuses « s’agitent » et que des meneurs leur
suggèrent de folles et criminelles espérances ?
Il y avait dans la propagande socialiste un axiome implicite qui
est mis à plat comme sophisme avant toute discussion : c’était
l’axiome (Tertium non datur) que toute critique conséquente de la
société bourgeoise doit conduire nécessairement à adhérer à la
« solution » socialiste. Les objecteurs vont s’employer à montrer
4. Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, p. 4.
5. Thiers, De la propriété, 1848, p. 210.
72 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
DISQUALIFICATION
« L’idée doit être combattue par l’idée. Qu’on s’adresse à
l’intelligence du peuple ; qu’on lui fasse comprendre que les doc-
trines qu’il accueille produiraient la misère, l’abrutissement, le
despotisme et la barbarie6. » C’est ici un principe honorable de
débat face à face, le débat qui justement accepte de se situer sur le
plan des idées et d’y rester ... mais on le sait, il y a d’autres moyens
plus expédients de détruire l’adversaire que le dialogue de pair à
pair. En réalité, deux stratégies polémiques ont alterné ou coexisté
dans l’anti-socialisme : ou bien argumenter contre les théories et
les programmes et les démolir s’il se pouvait, ou bien démontrer
qu’il n’y avait pas matière à discussion, qu’il importait seulement de
disqualifier l’adversaire. Je regroupe dans la catégorie « disqualifica-
tion », tous les moyens qui permettent de faire l’économie d’un débat.
On peut discuter contre cela, on peut le satiriser, s’efforcer de dé-
truire avec des mots ce système insensé, mais il est vain de discuter
avec un tel adversaire. Il est impossible de trouver un terrain pour
amorcer la discussion puisque ce terrain ne pourrait être que celui
de l’argumentation rationnelle et que l’adversaire se trouve ailleurs.
On ne peut négliger de commencer par les arguments ad
personam où les socialistes sont dénoncés comme hommes de con-
voitise, ambitieux, corrompus, esprits malsains, illuminés, démago-
gues, mauvais bergers, ratés, fruits secs, etc. Les calomnies contre
les « ripailles » de Louis Blanc, contre les arrangements financiers
et les « magouilles » de Jaurès ont fait partie de tout temps de
l’arsenal anti-socialiste, et même si le niveau anecdotique de la
diffamation est sans intérêt, elles ont été reçues comme vérités
d’évangile dans le camp adverse et dans une partie de l’opinion.
Les chefs socialistes sont avant tout présentés comme des
ambitieux qui abusent de la crédulité du peuple dans un but d’avan-
cement personnel. « Il n’y a point de chimère folle ou d’utopie
saugrenue à laquelle ils ne soient prêts à souscrire [...] pour empor-
ter un siège de député7. » Le socialisme n’est qu’ « un système de
surenchère électorale entre les mains d’hommes à la recherche de
la puissance politique8. » Dès que les partis socialistes vers 1890 se
laissent entraîner dans les luttes électorales tout en prétendant
maintenir le cap « révolutionnaire », cette discordance, dénoncée
par les gauchistes du parti, fournit matière aux adversaires du
socialisme : les leaders de l’extrême gauche parlent de changer le
monde et en attendant se font une jolie place dans cette société
bourgeoise qu’ils dénoncent aux électeurs populaires jobards. Ce
qu’ils veulent pour eux, c’est « l’assiette au beurre » ! C’est l’avan-
tage éminent de la manœuvre de disqualification : face à des déma-
gogues, il est inutile de discuter des théories. Si le socialisme n’est
qu’une stratégie électorale, à quoi bon en en réfuter des doctrines
auxquelles les « ambitieux » ne croient pas plus que leurs adversai-
res ?
Un des avantages tactiques de cette dénonciation des parle-
mentaires « ambitieux » est qu’elle rejoignait les accusations de
trahison de la cause qui, dans le parti, fusaient des rangs gauchistes
et anarcho-syndicalistes et qu’elle enfonçait le coin entre les parle-
mentaires et ces activistes. « Trafiquants de l’apostolat socialiste »,
les parlementaires SFIO au début du siècle sont traités en renégats
par la gauche de l’extrême gauche. Les « socialos députés » dénon-
çaient encore routinièrement l’exploitation capitaliste, mais ils ne
s’étaient pas regardés exploiter démagogiquement le peuple. « Les
députés sont comme les curés et les capitalistes, accuse l’extrême
7. Reinach, Démagogues et socialistes, 1896, p. 6.
8. Eichthal, Socialisme, communisme et collectivisme, 1901, p. vii. (« Deuxième édition
revue » ; l’édition originale, moins développée, date de 1871, même éditeur.)
74 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
gauche ; ils sont des parasites, des inutiles qui vivent depuis trop
longtemps aux dépens des ouvriers9. »
Une distinction paternaliste entre les meneurs et les masses
s’interpose dans la topique ad personam. Le socialisme est le « fléau
intérieur », la « barbarie de l’intérieur », certes, mais il faut distin-
guer : il y a les meneurs qui sont des fripouilles arrivistes et qui
trompent les travailleurs, et il y a « les braves et candides ouvriers
qui se jettent à fond de train dans ces utopies10. » Ces derniers, il
faut les plaindre plutôt que les blâmer. « Les malheureux ouvriers
ne voient pas qu’ils sont les dupes des Pataud, des Griffuelhes, des
Yvetot [leaders de la CGT] [...] dont l’orgueil n’a d’égal que l’ha-
bileté à les exploiter11. » Voici donc enfin les vrais exploiteurs dé-
masqués ! Car ce sont eux, les « exploiteurs éhontés de la misère et
de la douleur12. » Le peuple est un grand enfant qui se laisse mener
par qui veut le prendre par le sentiment et la flatterie et qui subit
l’influence désastreuse des « tribuns et sophistes qui [l’]exploitent ».
Les chefs collectivistes qui vivent de la naïveté des autres, sont des
intrigants, des exploiteurs, des parasites, des oisifs, et souvent, ajou-
tent les patriotes et nationalistes, « quelque bon Teuton, reptile
espionnant13. » Le pauvre ouvrier « respire avec délice cet encens
grossier » de propagande mensongère qu’on agite sous ses narines.
Il en est « intoxiqué »14.
Cette thématique de l’ambitieux se fonde sur une discordance
sociologique qui fut exploitée à fond. À la tête des partis « ouvriers »,
il n’y eut jamais ou presque, faut-il le rappeler, que des leaders
d’origine bourgeoise : Brousse, Guesde, Vaillant, Jaurès...15 Même
les leaders de la CGT vers 1905 ne sont pas d’origine ouvrière. Il y
avait un grand argument à tirer de cette discordance de classe —
argument d’autant plus efficace, une fois encore, que dans les
rangs du parti, une rancune ouvriériste portait la suspicion sur
l’origine sociale de ces « pontifes » et ces « bonzes » qui s’étaient
22. Études, II, p. 106. C’est ici le modèle des personnages de quarante-huitards dans
l’Éducation sentimentale.
23. Drault, Alcide Chanteau, socialiste. Roman. Paris : Gautier, [1902].
24. Gohier, La sociale. Paris : 11 rue du Palais, 1914.
25. Pages 8-9. « Tous les efforts actuels du Parti socialiste tendent à désarmer la France
pour la livrer sans défense à l’Allemagne » ; p. 56.
26. Pages 10 et 25.
78 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
27. Fourteau, Le socialisme ou communisme et la jacquerie du XVIe siècle imitée par les
socialistes de 1851, avec un Aperçu sur le droit au travail, 1852, p. 183.
28. Secrétan, Études sociales, p. 103.
29. Breynat, Les socialistes depuis février [1848]. Paris : Dentu, 1850, p. 172.
30. Bussy, op. cit., p. 97.
III ARGUMENTAIRE 79
1. DES ALCOOLIQUES
L’explication des progrès de l’Internationale par la multipli-
cation des débits de boisson33, celle de la diffusion des idées socia-
listes par le « sublimisme », mélange, chez le mauvais ouvrier, de
paresse, de déchéance crapuleuse, de cabotinage et d’alcoolisme,
trouble décelé chez ceux que Denis Poulot (en 1872) qualifie de
« sublimes »34, a fait partie de l’arsenal de haine méprisante des
années qui suivent le traumatisme de la Commune.
L’explication des idéologies extrémistes par l’alcoolisme et la
vie de cabaret connaîtra de nouveaux beaux jours aux temps de la
peur anarchiste. Elle avait l’avantage de conjoindre les deux sujets
31. Cl. Jannet, Le socialisme d’État et la réforme sociale, 1889, p. 6.
32. Leroy-Beaulieu, L’Empire des Tsars, 3 :3-4.
33. Jannet, L’Internationale et la question sociale. Paris : Durand, 1871.
34. [Denis Poulot] Question sociale. Le sublime, ou le travailleur comme il est en 1870 et ce
qu’il peut être. Paris, Bruxelles : Lacroix & Verboeckhoven, 1872.
80 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
2. DES FOUS
Les tout premiers pamphlets, contre Saint-Simon et Fourier,
avaient un jugement en commun contre ces deux prophètes so-
ciaux si différents l’un de l’autre : c’étaient des fous et leurs doctri-
nes témoignaient de leur dérangement mental et de celui de leurs
disciples. Le discours de la folie accompagne à partir de là l’histoire
des idéologies socialistes ; j’ai suggéré plus haut que cette facile
disqualification peut être aussi le symptôme de certaines coupures
cognitives qui traversent la modernité. Les gens de sens rassis se
réveillent en 1848 entourés de fous furieux à qui appartient la rue.
Louis Veuillot porte la main à ses tempes : « Ils sont fous ! Fous ! »,
gémit-il38. Thiers exprime son aversion pour leur « déraison or-
gueilleuse, stérile et perturbatrice »39. Le socialisme comme toute
classe de vésanie a, expliquent les doctes, ses sous-catégories patho-
46. Le Bon, Psychologie du socialisme. Paris : Alcan, 1898. Dépouillé sur la 7e édition,
Paris : Alcan, 1912, 352 et 99.
47. Lombroso, Les anarchistes. Paris : Flammarion, [1920]. [trad. de la 2e édition de
1896], p. 133.
48. Dégénérescence, II, p. 523
III ARGUMENTAIRE 83
3. DES CRIMINELS
Chez le fameux criminologue italien Cesare Lombroso, l’agi-
tateur socialiste et le compagnon anarchiste sont aussi diagnosti-
qués comme des variantes modernes d’un type de dégénéré, le
« criminel-né », Uomo delinquente, produit d’une régression atavique
contraire à l’évolution progressive de l’espèce. La criminologie
darwinienne de Lombroso permet éminemment cette économie du
débat dont je parlais : les idées révolutionnaires sont des symptômes
pathologique et le criminologue s’intéresse plus au prognathisme
et aux bosses occipitales du sujet qu’aux idées exprimées par ces
dégénérés.
Ici aussi, l’idée que le socialisme est une forme de criminalité
n’était pas neuve. Les communards étaient des buveurs de sang et
les socialistes de la Belle Époque qui glorifient les incendiaires et les
pétroleuses de 1871 avaient de qui tenir.
les uns, rhétorique pour les autres. Si l’on s’en tient au critère du
mauvais goût, indice supposé de la mauvaise foi, il est certain que la
métaphore du patron, vampire ou sangsue qui « s’engraisse de la
sueur et des larmes » du prolétariat, était une image qui fait plus
que friser le ridicule. Or, elle n’est pas l’invention d’un publiciste
réactionnaire pour se gausser des socialistes. Elle a été reproduite
par les porte-parole des « damnés de la Terre » avec un bonheur
toujours renouvelé. Elle voulait dire quelque chose et dans sa logi-
que, dans son logos, elle était pertinente, efficace, évocatrice, elle
sonnait juste. Pour tout autre destinataire que le militant ouvrier
d’autrefois, elle sonne faux ; elle est déjà un élément de ce réper-
toire d’hyperboles polémiques qui se figeront un jour en des « lan-
gages de bois ».
Les comptes rendus de meetings dans la presse bourgeoise
relèvent volontiers les « perles », les « fumisteries » des révolution-
naires. Une part du succès du chansonnier montmartrois Aristide
Bruant à la Belle Époque vient de ce qu’il prétend faire parler les
socialos, avec une grande « vérité » réaliste qui effare les lettrés
pourtant sensibles à la « poésie » qui se dégage de cette primaire
brutalité :
« Le Socialiste »
D’abord, moi, j’ai pas l’rond, j’suis meule,
Aussi rich’s, nobl’ eq cætera,
I’faut leur-z-y casser la gueule...
Et pis après... on partag’ra !
« Gréviste »
...El’ travail... C’est ça qui nous crève,
Mêm’ les ceux qu’est les mieux bâtis,
V’la porquoi que j’m’ai mis en grève
Respec’ aux abattis56 .
l’utopie. « Certains d’être considérés d’abord comme des rêveurs », les réforma-
teurs romantiques étaient néanmoins convaincus que le temps travaillait rapide-
ment pour eux et que l’avenir prochain montrerait le réalisme de leurs programmes
et démentirait « les esprits routiniers, ceux qui prennent l’horizon de leurs idées
pour les bornes du monde », ces « impossibles gens » dont la « science tout entière
consiste dans le seul mot Impossible » : « ce mot est leur goddam », s’exclame
Fourier.
62. Ass. législ., 9.7.1849, discours repris dans Avant l’exil.
63. Fourier, texte inédit in Le Phalanstère, 1834, p. 406.
64. Ce raisonnement par double distanciation est dans l’Almanach icarien 1844, p. 174.
65. J’ai dépouillé trois éditions de cet ouvrage, Bruxelles : Wouters, 1843, Paris :
Guillaumin, 1848 et Paris, 1864.
66. Paris : Capelle, 1848, p. 211.
III ARGUMENTAIRE 89
67. Dans l’édition de 1864, II, p. 251. Un topos adjacent, aimé de Reybaud et de ses
pareils, était que les « utopies » de 1830 n’avaient même « pas le mérite de la
nouveauté », « elles comportent toutes une longue suite d’auteurs et de copistes »,
II, p. 101.
68. II, p. 251 et 361-364.
69. Delaroa, Vue générale sur le socialisme, 1850, p. 20. Deux mots, en fait, se péjorent
simultanément dans cet écrit : « idéologue » et « utopiste ».
70. Cité par Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, p. 46.
90 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
Qui de nous n’a rêvé de sociétés futures ! Je suis prêt à en rêver avec
vous, mais il n’est pas démontré que ces rêves soient en état d’occu-
per les moments d’une assemblée délibérante76 !
Un rêve ne peut s’apprécier que sur le plan esthétique ou
émotif. Concéder que ce rêve est « beau » ne conduit pas à lui
reconnaître une valeur pratique : « la grandeur du but rêvé n’a
jamais que je sache préservé un système théorique de l’absurdité »77.
Le collectivisme est un « rêve » parce qu’il ne se situe pas dans le
temps de l’histoire, laquelle évolue lentement : il veut d’abord
« brûler les étapes », pour instaurer ensuite un système immuable
et parfait qui ne serait plus susceptible d’évolution. Il est aussi
chimérique parce que contraire à la « nature humaine » comme on
le verra plus loin. Il ne pourrait fonctionner qu’avec des hommes
différents, altruistes, désintéressés, ne vivant que pour le devoir et
la solidarité, répudiant tout mobile personnel. Il présuppose non
seulement une certaine amélioration morale des hommes, mais
une « perfectibilité » indéfinie.
Les socialistes répondaient à cet argument par deux rétor-
sions contradictoires : l’une que leur système ne comptait aucune-
ment « changer l’humanité » ni supprimer les « mauvais instincts » ;
l’autre selon quoi le fait de changer du tout au tout les rapports
sociaux permettrait dans une certaine mesure d’éradiquer certai-
nes conduites vicieuses et égoïstes. Les anti-socialistes, rétorquaient-
ils, imputaient à la « nature humaine » des vices nés d’un régime
social d’exploitation et d’injustice. Dans tout les cas, on admettait
que les « mentalités » ne pourraient être changées que lentement,
que la révolution se prolongerait par une longue transformation
morale, mais que, les hommes ayant les mêmes mobiles fondamen-
taux aujourd’hui et demain, le collectivisme développerait un « égo-
ïsme de groupe », qu’il inspirerait « plus de désintéressement ».
Sur la thèse de l’utopie et du rêve social, Vilfredo Pareto avait
une position plus complexe : le socialisme est une utopie compen-
satrice qui tourne le dos au réel — les socialistes « se forgent un
monde imaginaire tel que le désirent leurs sentiments78 » — mais
LES « RÉVISIONNISTES »
À la fin du XIXe siècle, une crise majeure divise et secoue
l’Internationale : la mise en cause du statut « scientifique » des
théories socialistes, le soupçon d’utopie, de rémanences utopiques
dans le socialisme va venir de figures respectées du mouvement
ouvrier et non plus de ces « économistes bourgeois » dont on trai-
tait les réfutations intéressées avec dédain.
Il faut pour mesurer l’ampleur de la crise remonter un peu en
arrière dans le temps et comprendre comment la légitimation scien-
tifique était devenue la thèse première du « socialisme moderne »,
son assise et son palladium79. C’est, assure-t-on, Friedrich Engels
dans l’Anti-Dühring — 1878 — qui a accrédité le paradigme de la
coupure épistémologique entre le « socialisme utopique » d’autre-
fois et le « socialisme scientifique de Marx ». Ceci est inexact. Dès
la fin du Second Empire, tous les courants de l’Internationale ont
rejeté les anciennes sectes et les doctrines dépassées (l’Empire et
ses proscriptions ayant contribué à l’élimination ou à la
marginalisation des « vieilles barbes » quarante-huitardes) et se sont
placés derechef sous l’invocation de la « science ». Dans les années
1870, la thèse selon laquelle le socialisme, né utopique vers 1820,
serait récemment « devenu scientifique » est le lieu commun de tout
le monde à l’extrême gauche. L’échec de 1848 était dû au fait que la
théorie n’était pas encore au point, désormais le mouvement ouvrier
allais disposé d’un autre socialisme, guide inexpugnable puisque
« scientifique ». Cette thèse, on la trouve par exemple exposée, on
ne peut plus explicitement, dans un article anonyme du Bulletin de
la Fédération jurassienne en 1874, bulletin où s’exprimait la tendance
anarchisante opposée à Marx :
À ses débuts, le socialisme a d’abord été l’idée personnelle de quel-
ques rêveurs [...] Ensuite il est devenu une affaire de sectes jus-
qu’après la révolution de 1848. Maintenant [...], il a cessé d’être
79. Je renvoie ici à mon livre Les Grands récits militants des XIXe et XXe siècles : Religions
de l’humanité et Sciences de l’histoire. Paris : L’Harmattan, 2000. Collection « L’Ouver-
ture philosophique » dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot.
III ARGUMENTAIRE 93
plus que chez eux, la science n’est tout87 ». Entre les anciens « so-
cialistes utopiques » et Marx, résume-t-il, il y a une différence de
degré plutôt que de nature. Bernstein va plus loin, il dissocie, ou,
comme le dira Sorel, il « décompose » le discours de Marx et en
met à nu l’hétérogénéité constitutive : il y a chez Marx du « scientifi-
que » et du « socialiste » — mais rien de ce qu’on peut y qualifier
de scientifique ne justifie le socialisme ni ne garantit encore moins
un avenir socialiste à l’humanité. Il y a, d’autre part, un très sincère
« socialisme » de Marx, mais rien de ce qui est « scientifique » dans
ses travaux ne vient vraiment l’étayer ni ne s’y fond intimement. Ce
socialisme forme un cadre à priori où Marx a forcé des observations
scientifiques en les dénaturant. Bernstein ajoutait à son rejet du
déterminisme scientiste du prétendu « socialisme scientifique » que,
de toute façon, le socialisme, au sens générique, comporte à sa base
des intérêts, qu’il exprime un désir d’améliorer la société et pro-
pose aux hommes un projet — c’est-à-dire en tout ceci, qu’il est le
contraire d’une science. « Non une connaissance, mais un vou-
loir », formulait-il. Il s’agissait à son avis pour le socialisme d’appli-
quer une « éthique » à des conditions sociales et historiques qu’il
lui convenait évidemment de connaître aussi « scientifiquement »
que possible avec les limites et contradictions inhérentes qu’elles
comportent. Cette dernière proposition n’est pas du tout une con-
cession à la scientificité du socialisme puisque le rôle de la science
y est inversé. La science ici, étrangère aux espérances et au vouloir
des exploités, loin de les fonder ou de les garantir, vient en montrer
les limites dans le possible de la conjoncture.
L’année où parut le premier essai de Bernstein, Georges So-
rel, rallié au socialisme, se demandait dans la Revue de métaphysique
et de morale, « Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme88 ? » La nécessité
d’un tri dans l’héritage de Marx était dans l’air et les premiers
articles de Bernstein avaient poussé les moins conformistes au doute
critique. Bernstein, dit Sorel qui l’approuve, « invite les socialistes
à jeter par dessus bord les formules, pour observer le monde, pour
y pénétrer et surtout pour y jouer un rôle vraiment efficace89. » « Si
87. Socialisme et science, p. 39.
88. « Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme ? » Revue de métaphysique et de morale, mars
1899, p. 166 et suivantes.
89. Polémiques pour l’interprétation du marxisme. Bernstein et Kautsky. Paris : Giard, 1900,
p. 4.
96 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
94. Le marxisme et son critique Bernstein, Paris : Stock, 1900, p. 1. Si Bernstein n’aban-
donne pas le socialisme, « c’est là l’idée que la presse bourgeoise se fait de son
livre, qu’elle exploite et dont elle ne se lasse pas de se réjouir », admoneste Kautsky
usant du sophisme de l’approbateur, p. 2.
95. Page 21.
96. Voir mon livre dont je retravaille ici quelques passages, Les Grands récits militants des
XIXe et XXe siècles : Religions de l’humanité et Sciences de l’histoire.
98 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
98. L’auteur de ce livre termine un autre ouvrage sur cette notion : Les « Religions
séculières » : un concept à travers le XXe siècle. Montréal : Discours social, pour paraître
en 2005.
99. Besse, Les religions laïques, un romantisme religieux, 1913, p. 2.
100. Le socialisme, sa définition, ses débuts, la doctrine saint-simoniènne. Introduction de
Marcel Mauss, préface de Pierre Birnbaum. Paris : PUF, 1971. [Voir aussi avec une
préface d’Annie Kriegel : Paris : Retz, 1978, rééd. de Paris, 1928.] On se réfèrera
à la définition de la religion dans Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris :
100 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
était article de foi scientiste : « Les vieux credo religieux qui asser-
vissaient jadis la foule sont remplacés par des credo socialistes ou
anarchistes aussi impérieux et aussi peu rationnels, mais qui ne
dominent pas moins les âmes102 ». Les socialistes qui renient les
vieux dogmes chrétiens et s’en croient à mille lieues, ne sont pas
moins des esprits religieux. Ce n’était simplement plus au nom de
la Révélation apostasiée, mais en celui de la Rationalité bafouée
que les modernes sociologues et philosophes récusaient les croyan-
ces irrationnelles et les asservissements religieux des multitudes.
Lorsque Karl Kautsky, chef et théoricien de la social-démocra-
tie allemande, publie en 1904 Am Tage nach der sozialen Revolution,
description « scientifique » de la société qui allait sortir de la révo-
lution prolétarienne103, l’économiste Eugène d’Eichthal réplique
par tout un livre pour démontrer que cet ouvrage n’est pas de la
science mais de la pure « mystique », une mystique étrange parce
que parée des plumes de la scientificité :
Ici nous sommes dans le domaine de la poésie ou du mysticisme, et
non plus sur le terrain des réalités sociales. Mais jusqu’à ce jour
aucune religion poétique ou mystique propre à transformer la na-
ture humaine [...] n’est partie d’une « conception matérialiste » de
l’existence, comme celle qui, depuis Karl Marx, sert de base à toutes
les déductions collectivistes104.
Une conséquence pratique résultait en tout cas de cette qua-
lification religieuse : « l’inutilité de toute discussion avec les défen-
seurs du nouveau dogme105 ». Constater, comme prétend le faire Le
Bon, qu’une croyance repose sur des bases psychologiques très
fortes est une chose, discuter de ses dogmes et les soumettre à
l’épreuve de la réalité en est une autre. C’est le fait même que le
« dogme » est étranger à l’expérience et au raisonnement qui fait
son succès, ce n’est donc pas par le raisonnement qu’on pourra le
combattre : « le socialisme est destiné à grandir encore et aucun
102. Henri Monnier, Le paradis socialiste et le ciel, 1907, p. 5-6 et Gustave Le Bon, Les
opinions et les croyances, Flammarion, 1911, p. 8. Ou encore chez P. Leroy-Beaulieu,
dans La question ouvrière au XIXe siècle. 2e éd. rev., Paris : Charpentier, 1881, 16 [1re
éd. : 1872] : « ...ce caractère pour ainsi dire religieux des croyances socialistes ».
103. Am Tage nach der sozialen Revolution. Berlin : Vorwärts, 1902. Trad. fr. : « Le Lende-
main de la Révolution sociale », Le Mouvement social, 1.2.1903-1.3.1903.
104. Eug. d’Eichthal, Le lendemain de la Révolution sociale. Paris : Chaix, 1903.
105. Le Bon, Psychologie du socialisme, p. 4.
102 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
126. Chevalier, Lettres sur l’organisation du travail, ou Études sur les principales causes de la
misère, 1848, p. 85.
127. Hamon, Études sur le socialisme, premières considérations ou l’on expose et réfute les
principes des différentes sectes socialistes, des saint-simoniens, des fouriéristes, des communis-
tes, de MM. Louis Blanc et Proudhon etc., etc., 1849, I 20.
III ARGUMENTAIRE 109
n’est pas vraiment égalitaire, qui affirme, contre le règne des « pa-
rasites », les droits du « talent », de la « capacité », des producteurs,
s’il nie les droits de la force et de la naissance, et dont le slogan « À
chaque capacité selon ses œuvres » légitime, à partir de l’égalité des
chances, une justice future inégalitaire. Le positivisme de Comte
traite l’égalité, « cette innommable aberration de la philosophie
révolutionnaire133 », en chimère « métaphysique ». Pour Proudhon,
l’égalité sociale est une formule non seulement absurde, mais
odieuse et despotique, un attentat contre la liberté et le principe
d’une forme nouvelle d’exploitation. Autrement dit, plusieurs éco-
les socialisantes aboutissent, à partir de l’égalité des chances don-
née au départ, à partir du juste épanouissement de facultés inégales
et de la satisfaction légitime de besoins inégaux, à établir et perpé-
tuer de justes inégalités : « tous les hommes ont un droit égal à
l’expansion de leur être, à l’exercice de leurs facultés134. » Les anti-
socialistes auraient pu tirer parti de cette répudiation multiple de
l’égalité absolue ; il leur a paru plus expédient de traiter « le »
socialisme comme une doctrine égalitaire et de montrer à partir de
là sa fausseté à la base et sa nocivité.
L’égalité absolue comme but social ultime n’est le fait, vers
1848, que d’un certain nombre de blanquistes, icariens, communis-
tes et babouvistes, mais ce sont leurs idées qui ont pénétré dans le
monde ouvrier et c’est pour elles que sont morts les insurgés de
juin. À la fin du siècle, le socialisme de la Seconde Internationale
dont j’ai étudié les projets d’avenir dans mon Utopie collectiviste
(1992) hésite en des formules bancales entre égalisation et promo-
tion des « aptitudes », du mérite et du talent. Les leaders promet-
tent, dans les meetings, ils exigent « sur la terre, l’égalité de condition
entre les hommes135 ». Cette égalité ne sera pas la fallacieuse « éga-
lité civique » du droit bourgeois. Elle sera d’abord l’« égalité écono-
mique ». Cependant si la « justice sociale » réclame « la suppression
de tous les privilèges » et la « fin des iniquités sociales », l’une des
difficultés de la pensée utopico-socialiste a résidé dans la question
de savoir quelles sortes d’inégalités acceptables subsisteront dès
136 Chevalier, Lettres sur l’organisation du travail, ou Études sur les principales causes de la
misère, 1848, p. 33. Particulièrement, l’égalité de rétribution serait à la fois une
injustice extrême et un facteur de léthargie sociale.
137. Ce que dit p. ex. Gouraud, Le socialisme dévoilé. Simple discours, 1849, p. 21.
112 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
146. Que ce monde soit un enfer, ceci doit s’entendre littéralement pour certains
réformateurs romantiques comme Ballanche ou Colins qui développent une doc-
trine de l’expiation et de la métempsycose. Avant que l’humanité régénérée ne
connaisse quelque jour le paradis socialiste sur terre, ce monde ici-bas n’est qu’un
enfer expiatoire ou un purgatoire perpétuel. Donc tout est bien. Le mal demeure
provisoirement omniprésent, mais le scandale du mal est effacé : « Tout est bien
dans l’ordre d’éternité, rien d’INJUSTE ne se produit, parce qu’il y a éternelle justice,
harmonie absolue entre les actes des vies passées et leurs conséquences dans celles-
ci. » Tout est pour le mieux dans le meilleur — qui est aussi le pire — des mondes
possibles ; le plus abominable des despotismes n’est pas un mal si un peuple
opprimé est un peuple qui expie.
147. Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859,
p. 197.
III ARGUMENTAIRE 115
148. Théodore Dézamy. Monsieur Lamennais réfuté par lui-même. Paris : l’auteur, 1841,
p. 5.
149. J.A. Rey, Théorie et pratique de la science sociale. Paris : Renouard, 1842, I 178.
150. Eichthal, Socialisme, communisme et collectivisme. Aperçu de l’histoire et des doctrines,
1901, p. 5.
116 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
157. Robert Owen, Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel basé
sur les lois de la nature humaine. Trad. et abrégé par T.W. Thornton. Paris : Paulin,
1847, p. 64.
158. Lorris, Jean (dir.), Encyclopédie socialiste. Paris : Quillet, 1912-1914. 10 volumes, vol.
I, p. 4.
159. Œuvres complètes, Paris : Guillaumin, 1884. Vol. V, p. 277.
160. « Fondée sur les instincts les plus vifs de l’âme humaine... » ; Morin, Propriété et
communisme, 1848, p. 26.
118 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
165. Cherbuliez, Le socialisme, c’est la barbarie. Examen des questions sociales qu’a soulevées
la révolution du 24 février 1848, 1848, p. 10.
120 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
171. Voir l’ouvrage fameux de Max Scheler, Vom Umsturz der Werte. Le premier à faire
du ressentiment un objet de philosophie morale, c’est Kierkegaard, c’est par ce
mot français que son traducteur anglais rendra une expression danoise dans son
livret de 1848, The Present Age.
172. Max Scheler, mentionné plus haut, rejette et s’efforce de réfuter subtilement
(mais de façon que je ne puis trouver convaincante) la thèse nietzschéenne qui fait
de la morale chrétienne « la fine fleur du ressentiment ». V. Vom Umsturz, ch. III.
Scheler s’efforce bien de montrer que le personnage de Jésus dans les Évangiles
n’est pas un être du ressentiment, mais il ne prouve pas que la logique du renver-
sement des valeurs n’imprègne pas beaucoup d’épisodes et ne séduise pas « l’es-
clave et la prostituée ».
III ARGUMENTAIRE 123
175. Texte de l’économiste Charles Dunoyer cité par : M. Lansac, Les conceptions métho-
dologiques et sociales de Charles Fourier — Leur influence. Paris : Vorin, 1926, p. 96.
176. Block, La quintessence du socialisme de la chaire, 1878, p. 5.
III ARGUMENTAIRE 125
186. L. Reybaud, Études sur les réformateurs socialistes modernes. 1856 (6ème), II, ch. V.
187. Villetard, Histoire de l’Internationale, 1872, p. 3.
188. Reybaud, Études sur les réformateurs contemporains. 6e éd. 1849, II 107.
III ARGUMENTAIRE 129
189. Muret, La vérité. Aux ouvriers. Aux paysans. Aux soldats. Simples paroles, 1849, p. 13.
Cabet sera condamné en 1849 pour escroquerie après l’échec du Texas.
130 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
196. Marx, Karl. Le Capital. Trad. [Roy] révisée par l’auteur. Paris : Librairie du progrès,
s.d., p. 342.
197. L’Égalité, 5. 4. 1889, p. 1.
198. Almanach de la question sociale 1899, p. 13.
199. Le travailleur d’Eure-et-L., 26. 9. 1908, p. 1.
132 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
***
LE RÉGIME COLLECTIVISTE
Curieusement, les adversaires du collectivisme, sans s’arrêter
beaucoup à l’épisode révolutionnaire, ont choisi de réfuter
prophétiquement, à d’innombrables reprises et en long et en large,
le projet de l’Arbeitstaat. Les mauvaises prophéties ont commencé
en 1848. Les doctrines nouvelles n’étaient pas seulement détesta-
bles moralement et civiquement : si elles devaient être mises en
pratique, elles conduiraient à la fin de toute civilisation, à la barba-
rie, vaticinaient les Cassandres. Le communisme ne serait pas le
règne de l’égalité, il serait l’esclavage d’abord, la misère et la fa-
mine. « L’esclavage communiste est improductif parce qu’il est la
négation de la liberté, qui est la raison de la production. Le socia-
lisme conduit donc à la famine après avoir déshonoré l’homme9 ».
On peut ramener encore à un séquence d’arguments corrélés,
toutes les objections accumulées contre le projet collectiviste entre
la Commune et la Guerre. Dans un livre de 1992, L’Utopie collectiviste
(PUF), j’ai cherché à répondre à quelques questions négligées :
comment le mouvement ouvrier socialiste, ses idéologues reconnus
et ses militants se sont-ils représenté la société qui devait sortir de
la révolution sociale ? Comment cette société allait-elle résoudre
pour le bien et la justice tous les problèmes économiques et so-
ciaux ? Le mouvement socialiste était, certes, censé avoir renoncé
à l’élaboration de tableaux d’une société idéale, bons pour les
« utopistes » romantiques. Tirer des plans sur l’avenir n’était pas
8. Yves Guyot, in Paul Lafargue. La propriété, origine et évolution. Thèse communiste par
Paul Lafargue. Réfutation par Yves Guyot. Paris : Delagrave, 1894, p. 280.
9. Avril, op. cit., p. 111.
140 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
10. Le Bon, Les lois psychologiques de l’évolution des peuples, Alcan, 1894, p. 129.
IV PROPHÉTIES 141
21. Et pourtant, tous les théoriciens socialistes importants vers 1900 avaient opté pour
une forme d’indemnisation. L’ex-capitaliste recevrait une pension viagère, pro-
portionnelle au revenu des biens socialisés, mais évidemment il ne pourrait plus
capitaliser ni exploiter quiconque avec cette rente que lui verserait le régime
collectiviste. Le collectivisme se montrerait bon prince. Disposant de ressources
« presque illimitées », il ne serait pas en peine d’assurer « largement » aux anciens
bourgeois un « revenu égal » à celui qu’ils avaient au moment de la Révolution.
IV PROPHÉTIES 145
30. Anton Menger. L’État socialiste. Trad. Edgard Milhaud ; Introd. de Charles Andler.
Paris : Bellais, 1904, p. 307.
31. August Bebel. La femme et le socialisme. Gand : Volksdrukkerij, 1911, p. 649. [Trad.
revue sur la 50e éd. allem.]
32. Alfred Naquet. Temps futurs. Socialisme, anarchie. Paris : Stock, 1900, 189.
150 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
tions qui les prolongent, qui prennent appui sur les contradictions
qu’on a prétendu mettre en lumière. Opposer aux plans tirés par
le socialisme des conjectures dystopiques, elles-mêmes formées de
chaînes de raisonnements conjecturaux, implique que dans les
deux camps on quitte décidément le terrain des valeurs immanen-
tes et des observations empiriques.
Le futur régime socialiste sera fatalement conduit à faire le
contraire de ce qu’il prétend vouloir, à chercher à aboutir à ses fins
par des moyens qu’il réprouve et il aboutira tout aussi fatalement
aux résultats contraires de ceux qu’il promet ; le projet collectiviste
est ouvert à des dévoiements hautement probables et n’offre aucun
garde-fou pour empêcher son inévitable perversion. Tout se ra-
mène donc à l’argument de l’effet pervers. Aboutissant à la ruine, à
la démoralisation, à la famine et non à la prospérité, le collectivisme
n’arrivera à ce fatal résultat qu’après l’avoir conjuré pendant un
temps par la coercition, le travail forcé, par le recul de la culture,
par la création d’une classe de privilégiés, par l’élimination de tout
contrôle démocratique33. Dès 1848, toutes les prédictions se confor-
ment à cet argument du résultat inverse inévitable : « Un principe
de répartition basé sur l’égalité est en gestation de la tyrannie, de
la paresse et de l’inégalité34... » Dans ses deux volumes de 1849, Le
socialisme et ses promesses, J.-J. Thonissen se propose « de prouver que
l’application de ces doctrines sociales auraient pour conséquence
immédiate et fatale un résultat dont personne ne veut : le despo-
tisme, la barbarie, la misère universelle35. » Ce sera, dit-il, comme ce
fut dans le Münster de Jean de Leyde : on commence par promettre
justice, vertu et égalité — et on a la dictature fanatique, la terreur,
la débauche et la famine. Le socialisme voulait faire le bonheur de
l’ouvrier ? « C’est lui qui portera le poids de l’erreur commise [...]
en descendant rapidement les échelons de l’appauvrissement jus-
qu’au dernier degré de la misère36. »
65. Franck, Le communisme jugé par l’histoire depuis son origine jusqu’en 1871. 1871, 7. (3e
éd.)
66. Faguet, op. cit., p. 221.
67. Bonjean, Socialisme et sens commun. Paris : Le Normant, 1849, 23-4.
IV PROPHÉTIES 159
CONTRE L’ANARCHIE
L’anarchie n’est pas portée sur les développements théori-
ques. « Crève donc Société ! » Tout est dit ou le principal. Cepen-
91. G. Sorel, Matériaux d’une théorie du prolétariat, Paris, Rivière, 1921, p. 85.
92. G. Sorel, « Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme », Revue de métaphysique & de morale,
mars 1899, p. 172.
93. Hubert Lagardelle, dans S.F.I.O. Congrès de [...] Toulouse, 1908, p. 252.
94. Formule mise en exergue du Travailleur du bâtiment (synd.-révol., CGT), 1er février
1908.
164 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
103. Deville, Gabriel. L’anarchisme. Paris : Librairie du parti ouvrier, 1887, p. 3-4.
104. Anarchisme et socialisme.
105. La Défense (Troyes), 25.10.1907, p. 1
106. Cri du Travailleur (Lille), 13.9.1890, p. 2.
IV PROPHÉTIES 167
169
170 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
3. Paul Bureau. La crise morale des temps nouveaux. Préf. A. Croiset. Paris : Bloud, 1907,
p. 90.
4. Par exemple Jacob Leib Talmon. The Origins of Totalitarian Democracy. London :
Secker & Warburg, 1952.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 173
LA THÈSE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE
Qui dit réaction jusqu’en 1914, dit Église catholique car c’est
autour d’elle et autour de valeurs chrétiennes que se déploie le
Grand récit réactionnaire. Pour le réactionnaire conséquent, tout
part de 1789 et le socialisme n’est que la continuation de l’abomi-
nation commencée au siècle précédent. 1789, c’est le combat pour
la liberté et la fraternité débouchant sur la terreur et le carnage; il
n’était que de transposer ce grand paradigme de l’effet pervers. La
liberté-prison et la fraternité-guillotine ont assez nourri l’ironie de
l’historiographie conservatrice. C’est ici un modèle de renverse-
ment des Grandes espérances en grandes horreurs illustré par tous
les historiens des mouvements sociaux, jusqu’à la Révolution bol-
chevique inclusivement. Contre les espérances progressistes et leurs
dénégations, le chiffrage des crimes commis au nom de la fraternité
commence avec l’écrit contre-révolutionnaire. L’abbé Barruel dé-
nonce « ces hommes qui encore aujourd’hui se consolent de trois
ou quatre cent mille assassinats, de ces millions de victimes que la
guerre, la famine, la guillotine, les angoisses révolutionnaires ont
coûtées à la France [...], sous prétexte que toutes ces horreurs
amèneront enfin un meilleur ordre des choses7 ».
1789 était aussi, pour ceux des historiens « républicains » qui
voulaient faire la part du feu tout en concédant des « excès » (les plus
jacobins des historiens se refusaient à cette concession), l’exemplum-
type de l’effet pervers, de résultats fâcheux, d’enchaînements mal-
heureux, contraires aux buts proclamés, — même si on pouvait se
réjouir, sur le long terme, de la France moderne qui était sortie de ces
années sanglantes et si l’on pouvait, si l’on devait décider, face à la
coalition de ses adversaires, de traiter la Révolution comme un
« bloc » où les effets bénéfiques à long terme absolvaient les erreurs
et les crimes — sans qu’il fût toujours possible de les montrer
inévitables ni de les blâmer sans mettre en cause de quelque ma-
nière les principes qui guidaient ses acteurs ou leur aveuglement.
La discordance entre les principes proclamés et l’entraîne-
ment de conséquences imprévues et atroces illustrait une concep-
tion moderne de l’histoire échappant toujours aux convictions
généreuses de ses acteurs et aux « bonnes » intentions. « Les apôtre
sincères de la Révolution française ne croyaient-ils pas qu’elle serait
le point de départ d’une ère de liberté, d’égalité et de fraternité8 ? »
Certes! Tout est de savoir quelles conséquences on acceptait de
tirer de cette contradiction. Pour les historiens « progressistes », la
fatalité historique de 1789 servait à prendre le recul nécessaire pour
absoudre ou passer aux profits et pertes ses crimes contingents
devant le Tribunal de l’histoire. L’histoire fait raconter au passé
l’avenir fatal de l’humanité et elle démontre la moralité immanente
des entreprises humaines légitimes en même temps qu’elle con-
damne et défait les entreprises réactionnaires. Comprenons ainsi
ce propos de Renan qui était loin d’être un mystique historiciste
pourtant et bien plus loin encore d’être un jacobin inconditionnel :
« la Révolution française n’est pas légitime parce qu’elle s’est ac-
complie : mais elle s’est accomplie parce qu’elle était légitime9 ».
Les philosophies des hautes nécessités historiques furent des moyens
de prendre du recul à l’égard d’une Révolution pleine d’épisodes
sanguinaires, mais absoute par les siècles et par l’avenir. C’est,
rappelons-le-nous, ce qu’enseigne le conventionnel G., en mou-
rant, à Mgr Myriel, évêque de Digne :
— 93. J’attendais ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant quinze
cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procès
au coup de tonnerre10.
Mgr Myriel est un prêtre de roman. Victor Hugo n’eut pas
ébranlé l’Abbé Barruel, fondateur de l’historiographie conspiratoire
8. Sighele, Psychologie des sectes. Trad. de l’ital. Paris : Giard & Brière, 1898, p. 180.
9. L’avenir de la science. Paris, 1890, p. 381.
10. Les misérables, I, première partie, ch. 10.
176 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
libres penseurs, les hérétiques et les Juifs. Mais elle est aussi mau-
vaise dans son principe, qui est celui du suffrage universel ( « que Pie
IX appelait si bien “le mensonge universel” »), le « faux principe »
de la souveraineté du nombre, contraire à la doctrine chrétienne21.
Omnis potestas a deo!
Le socialisme n’est qu’une composante du mal moderne. « Sous
l’inspiration de Satan, ennemi de Dieu et de l’homme, les impies
et les méchants se sont ligués contre le Seigneur et son Christ,
contre son Église et son Vicaire. [...] Les agents du démon [...] sont
nombreux aujourd’hui : les mauvais journaux, les cabarets, les So-
ciétés d’amusement qui, le dimanche, détournent de l’église, les
commis-voyageurs impies et, dans les villes surtout, la Franc-maçon-
nerie et le Socialisme22. »
La croisade antimaçonnique forme un sous-ensemble de pro-
pagande catholique qui a eu ses spécialistes, sa presse, ses institu-
tions. Au départ, la franc-maçonnerie est perçue comme une grande
force militante de la République laïque, comme une ennemie de
l’Église ayant pour but de promouvoir le « rationalisme » impie, ce
qui certes n’est pas faux. Mais on en parle avec des frémissements
d’horreur, on hésite à la nommer, on évoque les « sectes impies »,
les « sectes perverses », les « sociétés secrètes », les « loges », les
« Frères trois-points ». On imprime toujours « le F Untel », on
:.
21. « Mensonge universel » : Annales cathol. I : 1889, 13 ; « faux principe » : ibid., III,
p. 79 et aussi Berseaux, Liberté et libéralisme, p. 332.
22. Père Marin de Boylesve. Mois du Sacré Cœur de Jésus. Croisade pour le triomphe de
l’Église et de la France. Paris : Poussielgue, 1875 et Le régne du Sacré Cœur, février 1892,
p. 58
23. Daymonaz, Le Décalogue, p. 8.
24. Bibl. catholique, vol. 1889, p. 190.
25. No 1 : 5.12.1889.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 181
26. Paul Rosen. Satan et cie. Association universelle pour la destruction de l’ordre social.
Révélations complètes et définitives de tous les secrets de la Fran-Maçonnerie. Tournai :
Casterman, 1888.
27. Par exemple D. Sarda y Salvany [ptre], Maçonnisme et catholicisme. Lethielleux, 1889
[trad. de l’espagnol].
182 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
qui fut remarqué avec surprise par quelques essayistes vers 1910 :
« les philosophies anti-démocratiques sont d’autant plus curieuses
qu’elles viennent des extrémités les plus opposées de l’horizon
politique [...], de la plus extrême-droite et de la plus extrême-
gauche49 » — de Maurras et l’Action française, du syndicalisme
révolutionnaire dans la CGT et de Georges Sorel, de Georges
Deherme et certains positivistes enfin (fidèles du reste à leur maître
qui voyait aussi dans la démocratie un principe condamné, issu de
la pensée « métaphysique »). C’est la convergence entre Sorel, théo-
ricien de l’action directe, et Charles Maurras, doctrinaire du natio-
nalisme intégral, qu’analyse spécialement Georges Guy-Grand dans
un perspicace essai, Le procès de la démocratie (1911)50.
Édouard Berth, jeune disciple de Sorel, n’y va pas de main
morte contre le marxisme orthodoxe, alors prédominant dans la
SFIO, dans ses Nouveaux aspects du socialisme : « fatalisme social »,
« effort ouvrier minimum, action par délégation; révolution auto-
matique et paresseuse par l’intermédiaire des pouvoirs publics » et
enfin embourgeoisement dans l’avachissement démocratique : « son
socialisme [à Jules Guesde] a fini par se noyer dans la démocratie
la plus bourgeoise ». Or, ajoute Berth, et c’est la proposition-clé de
ce qui s’est dénommé la Nouvelle école, « entre le socialisme et la
démocratie, il y a un antagonisme essentiel51 ».
48. Georges Valois. La monarchie et la classe ouvrière. Paris : Nouv. libr. nationale, 1909,
p. 3.
49. Georges Guy-Grand. Le procès de la démocratie. Paris : Colin, 1911, p. 9.
50. Voir aussi sur ce sujet, du même auteur : La philosophie nationaliste. Paris : Grasset,
1911.
51. Op. cit., 20, 12 et 15.
188 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
52. Sorel, Matériaux d’une théorie du prolétariat. Paris : Rivière, 1921, p. 362.
53. Sorel, Les illusions du progrès. Paris : Rivière, 1908, p. 273.
54. Lettre du 18.8.1918, in Georges Sorel (L’Herne), p. 127.
55. Georges Valois. La monarchie et la classe ouvrière. Paris : Nouv. libr. nationale, 1909,
p. 67.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 189
56. Ibid., p. 4.
57. Vol. 1912, p. 1-2.
190 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
58. Spuller, min. aff. étr., Chambre, J. Officiel, année 1889, p. 996.
59. « Mot nouveau » : Cl. Jannet, Le Socialisme d’État, p. 5.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 191
74. Charité légale : Économiste français, 16.10.1889, p. 599. Imprévoyance : ibid., p. 663.
75. Paul Leroy-Beaulieu. L’État moderne et ses fonctions. Paris : Guillaumin, 1890, p. 305.
76. « C’est le vol organisé par l’État » - Bussy, Histoire, 228.
V EXTENSION DU MAL : SOCIALISME, DÉMOCRATIE, ÉTATISME 197
77. Page 2.
78. Jules Lermina. Histoire de la misère. Paris : Décembre-Alonnier, 1869, p. 275.
79. Verspeyen, Le Centenaire de 1789, 9. L’État ne doit que « favoriser la charité privée...
en facilitant l’accroissement de la richesse publique », Villes et Campagnes, 12.2,
année 1889, p. 1.
80. « Usurpation » : Revel, Le Testament d’un moderne, 1889, 200. « Entrave... » : L.
Deffès, La responsabilité des patrons, p. 120.
198 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
81. Abbé Antoine Martinet. Statolâtrie, ou Le communisme légal. Paris : Lecoffre, 1848.
82. Martinet, p. 24.
83. Fournière, L’individu, l’association et l’État. Paris : Alcan, 1907.
84. Mélanges, II, p. 19.
VI
Polémiques sociales et
divergences cognitives
Comment douter que ces espoirs ne finissent
par inonder le monde, jusqu’à ce que les
hommes soient enfin les possesseurs véritables
de ce globe ?
Paul Nizan1.
POURQUOI ARGUMENTE-T-ON ?
La littérature anti-socialiste, ai-je remarqué au début de ce
livre, constitue une des plus durables, des plus continues et une des
plus pugnaces, des plus répétitives aussi des traditions polémiques
de la modernité. Toutefois, un siècle et plus de polémiques inces-
santes n’est pas parvenu à ébranler le « camp » socialiste. Les pro-
phéties sur l’échec fatal du projet collectiviste n’ont pas « fait
réfléchir », comme on se flattait qu’elles le feraient, les idéologues
militants. Si ces polémiques ont persuadé, elles ont seulement per-
suadé des lecteurs convaincus d’avance. Ce que nous avons décrit,
dans la mesure du moins ou beaucoup de pamphlets prennent les
socialistes à parti, prétendent leur objecter de bonne foi et les
somment de s’expliquer, c’est un interminable dialogue de sourds.
Tout ceci va de soi, mais je partirai de cette évidence pour conclure.
Pourquoi argumente-t-on ? La rhétorique de l’argumentation
persiste à considérer comme sa norme le débat entre gens qui par-
tagent ultimement la même rationalité et la même disposition à
soumettre leurs idées à la raison, gens dont – si l’on est rationnel-
lement optimiste et surtout patient – les divergences les plus âpres
1. L’Humanité, 4.3.1937, p. 8.
199
200 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
LE SOCIALISME INVULNÉRABLE
Les Grands récits socialistes on été construits pour être invul-
nérables aux « attaques » extérieures. La propagande socialiste qui
dénonce tous azimuts ce qui vient de la bourgeoisie, ne laisse pas
passer les « calomnies » qu’on « déverse » sur la doctrine, les « at-
taques » contre les leaders, les « concerts de mensonges » sur l’ac-
tion du parti, « les volcans de boue et de fange assaillant le socialisme
et ses partisans2 ». La « presse reptilienne » calomnie les martyrs de
la Commune, elle « bafoue » les grands fondateurs, Marx et Engels,
elle traite les socialistes d’énergumènes ou, comme aux beaux jours
7. L’Égalitaire, 18.3.1908.
8. « Qu’on veuille transformer l’admiration pour Marx en adoration, faire de lui une
sorte de pape infaillible et de sa doctrine un bloc intangible, cela nous paraît un
retour de fétichisme pour le moins singulier », observe Georges Renard, grand
personnage universitaire du socialisme au tournant du siècle (il fut nommé pro-
fesseur au Collège de France en 1907), — le seul au Parti SFIO avec Jaurès et avec
Eugène Fournière qui fût légitimé par l’appartenance aux grandes écoles bour-
geoises — dans son Socialisme intégral.
9. X... « L’Application du système collectiviste », Revue socialiste, 28 : 1898, p. 696.
10. Rienzi, Socialisme et liberté. Paris : Giard & et Brière, 1898, p. 2.
11. Sur Richter encore : Argyriadès, Almanach de la question sociale 1893, 20. Et citations
suivantes : Almanach de la question sociale 1894, p. 17.
204 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
15. Urbain Gohier, L’armée contre la nation. Paris : Revue blanche, 1899, p. vii.
16. Manifeste An-archiste, Marseille, 1892, p. 1.
208 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
20. Émile Littré. Conservation, révolution et positivisme. Paris : Ladrange, 1852, p. 289.
21. Eugène Pelletan. Le monde marche. Lettres à Lamartine, Paris : Pagnerre, 1857, p. 357.
22. Le salut du peuple, 5 : 1850, p. 3 et l’éditorialiste ajoute — si nous n’avions pas
compris : « la loi en est assez exactement symbolisée dans la religion de Zoroastre
par l’antagonisme des ténèbres et de la lumière, d’Ahriman et D’Ormuzd. »
23. Réveil des mineurs, St Étienne, 22.11.1890, p. 2.
210 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
27. A. Lorulot & Naquet. Le socialisme marxiste. Éd, société nouvelle, 1911, p. 18.
28. Bulletin Fédération jurassienne, 3.7.1875, p. 1.
29. André Girard. Anarchistes et bandits. Paris : Temps nouveaux, 1914, p. 22.
212 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
30. Eugène Pelletan. Le monde marche. Lettres à Lamartine, Paris : Pagnerre, 1857, p. 71
et 73.
31. Le Cri du Travailleur (guesdiste, Lille), 11.5.1890, p. 2.
32. La Voix du Peuple (communaliste), 24.2.1889, p. 3.
33. Le Travailleur du bâtiment (CGT), 15.2.1908, p. 1.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 213
39. Guesde, État, politique et morale de classe. Giard & Brière, 1901, p. vii.
40. Léon Noël [abbé ]. La judéo-maçonnerie et le socialisme, 1896, p. 6.
41. Gaume. Mort au cléricalisme, ou : Résurrection du sacrifice humain, 1877, p. 35.
42. La Croix, 3.7.1889, p. 1 et cit. suivante : Vaudon, L’Évangile du Sacré-Cœur, p. 335.
43. 11.8.1889, p. 1.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 215
51. Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, p. 3.
52. Destinées sociales, Libr. phalanstér., 1847, I, p. 61.
53. Fr. Vidal, De la répartition des richesses, ou : de la justice distributive en économie sociale,
Paris : Capelle, 1846, p. 12.
218 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
période très courte de temps, est impossible quand elle nous amène
à un avenir très éloigné62. » Le sociologue dit les raisons concrètes
des actions collectives présentes et ces raisons transforment en
illusions ou en impostures les motifs allégués par les acteurs so-
ciaux, leurs craintes ou leurs espérances et leurs grandes théories.
Ou bien il décrit les processus sociaux et montre l’aveuglement de
ceux qui participent à ces processus en se donnant des raisons
d’agir que les résultats de ces processus désavoueront. Le sociolo-
gue sait, les humains ordinaires vient et agissent dans l’illusion, ils
ne « savent pas ce qu’ils font ».
68. Vilfredo Pareto, Les systèmes socialistes, Giard & Brière, 1902, II, p. 261.
69. Prospectus. Grande émigration au Texas en Amérique pour réaliser la Communauté d’Icarie.
Paris, [1849], p. 1.
70. L’Ère nouvelle, 1894, p. 120.
226 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
75. Supprimez le capitalisme, vous supprimez ipso facto à jamais non seulement les
banqueroutes, les crises économiques, mais la paresse, l’alcoolisme, la prostitu-
tion, les falsifications alimentaires... Ceci a été écrit cent fois et par les meilleurs
esprits. Dans une société égalitaire où tous travailleront, « quel intérêt » une
femme aurait-elle à se vendre ? Pourquoi l’alcoolisme subsisterait-il quand tous les
travailleurs seront heureux ? Pourquoi et comment des paresseux et des tire-au-
flanc, dans une société bien organisée, où le travail sera « facile » et justement
rémunéré ?
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 229
79. Paroles de combat et d’espoir. Discours choisis. [1903-1914]. Épône : « L’Avenir social »,
1919.
80. L. de Potter, in Études sociales, 17 et 16.
232 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
81. Paul Louis vicomte de Flotte, La souveraineté du peuple. Essais sur l’esprit de la
révolution. Paris : Pagnerre, 1851, p. 168.
82. Comme on le chante dans Porgy and Bess.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 233
88. Considerant, Victor. Considérations sociales sur l’architectonique. Paris, 1834, p. xxii.
89. Le Réveil des mineurs (St-Étienne), 25.10.1890, p. 1.
90. Dr Meslier, Le Combat (SFIO, Allier), 20.1.1907, p. 1.
91. R. du socialisme rationnel, mai 1910, p. 589.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 237
92. Chabauty, Emmanuel Augustin. Lettres sur les prophéties modernes et concordance de
toutes les prédictions jusqu’au règne d’Henri V inclusivement. Poitiers : Oudin, 1871, p.
61.
93. Lamennais, Hugues Félicité de. Paroles d’un croyant. Paris : Renduel, 1834, p. 26.
94. Louis Reybaud. Études sur les réformateurs contemporains. Genève : Slatkine, 1979
[reproduction anast. de l’éd. de Paris, 1864], II, chap. 1.
95. L’Égalité, 16.5.1889, 2 c. 3.
238 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
96. Considérant, Destinées sociales. Paris : Librairie phalanstérienne, 1847. 3 vol. [1ère
édition 1837-1844], volume I, p. 29.
97. D***, Achille. Sur la communauté de biens sociale. Paris, 1834, n.p.
98. Proudhon, Œuvre, II, p. 178.
99. Études sociales, 4
100. Société nouvelle, vol. 1. 1884. Je souligne.
101. Greppo. Catéchisme social, ou exposé succinct de la doctrine de la solidarité. Paris :
Propagande démocratique et socialiste, 1848, p. 5.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 239
104. Bonjean, Socialisme et sens commun, p. 30. Flaubert dans L’Éducation sentimentale, III,
p. iv, se souvient des plaisanteries sur la queue phalanstérienne.
105. Alphonse-Louis Constant. La bible de la liberté. Paris : Le Gallois, 1841, p. 92.
106. Étienne Cabet. Douze lettres d’un communiste à un réformiste sur la communauté. Paris :
Prévot, 1841, p. 6.
107. Voyage en Icarie, p. 121.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 241
108. Émile Pataud et Émile Pouget. Comment nous ferons la révolution. Paris : Tallandier,
1909, p. 153.
109. Robert Owen. Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel basé
sur les lois de la nature humaine. Trad. & abrégé par T.W. Thornton. Paris : Paulin,
1847, p. 70.
242 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
115. Th. Funck-Brentano. La civilisation et ses lois. Morale sociale. Paris : Plon, 1876, p. 13.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 245
116. De l’esprit irréligieux des modernes et dernières analogies. Paris : Librairie phalansté-
rienne, 1850, p. 9. Voir aussi les exemples qu’il cite dans Égarement de la raison
démontré par les ridicules des sciences incertaines et Fragments. Paris : Bureau de la
Phalange, 1847, p. 28-29, en concluant « ...voyez combien il est heureux que Dieu
se rie de vos idées de crime et de vertus »...
117. Molinari, L’évolution économique au XIXe siècle : théorie du progrès. Paris : Reinwald,
1880, p. v.
118. « Avec cette organisation du travail, la production se ralentirait sensiblement. Il y
aurait beaucoup moins de produits à répartir, beaucoup plus de misère par con-
séquent », écrit M. Chevalier, Question des travailleurs. Paris : Guillaumin, 1848.
Nouvel exemple de l’argument de l’effet pervers, promettant à l’adversaire socialiste
le contraire de l’effet recherché.
246 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
119. Georges Renard qualifiant le militantisme socialiste, dans Paroles d’avenir, Paris,
Bellais, 1904, p. 12.
120. Rienzi, Socialisme et liberté, Paris, Giard & Brière, 1898, p. 252.
121. Ce phénomène invite le militant « modéré » à naviguer « à vue » du côté de
réformes jugées possibles, en évitant d’approfondir (et d’irriter par là) les certi-
tudes de siens – en fermant les yeux sur les effets pervers possibles de ces réformes
mêmes, effets que les courants adverses ne cessent de lui prédire, et très souvent
avec justesse.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 247
est intolérable que du bien potentiel sorte le mal, que ceci juge et
condamne un « système » caractérisé par ce genre de processus.
Au contraire, dans l’autre camp, l’acceptation du mal reconnu
au nom de ses effets ultimement bénéfiques est de règle. Qu’est ce
qu’un économiste libéral au siècle industriel ? C’est essentielle-
ment quelqu’un que les effets pervers du progrès ne dérangent pas,
non qu’il « manque de compassion » — cette accusation des huma-
nitaires sentimentaux le fait bondir — mais parce qu’il les juge
inévitables. Le progrès productiviste est bénéfique à long terme
même si c’est un char de Jaggernaut qui passe, indifférent, sur les
humains ordinaires et les écrase, empruntant tous ses droits à la
nécessité historique. Lui aussi raisonne suivant le progrès — et le
progrès économique est l’alpha et l’omega de sa morale positive,
une morale comptable basée sur la balance des inconvénients :
Les chemins de fer sont inventés, et voilà que les routes auxquelles
ils font une concurrence inégale sont désertées, les relais sont aban-
donnés, les maîtres de poste et les aubergistes ruinés. [...] Qui vou-
drait arrêter le progrès pour mettre un terme aux perturbations qu’il
provoque131 ?
Sans doute ne comprend-il pas du tout le progrès comme ces
philanthropes, ces socialistes qu’il qualifie avec mépris de « rê-
veurs » et qui voudraient un progrès doux aux faibles, mais lui aussi,
lui autant que quiconque, raisonne selon la logique d’une marche
fatale, bénéfique quel que soit le prix à payer en chemin — et dès
lors d’une morale immanente, d’une nécessité plus forte que la
compassion de s’y plier, nécessité en dehors de laquelle il n’est que
« rêveries » qui, en s’emparant de l’imagination des mécontents,
deviennent des « cauchemars » sociaux. Le socialisme est à cet
égard non seulement une doctrine barbare, absurde aux yeux de la
« science », mais c’est une doctrine qui veut « résister au progrès »
car le progrès est le bien quels que soient les maux qu’il engendre
— et cette résistance la condamne sans autre forme de procès.
L’économiste raisonne à partir d’ici à l’inverse du socialiste. Si
on y songe, toute la pensée économique repose sur la thèse de
l’engendrement du bien civique par le mal individuel, qui se trouve
déjà chez Mandeville : les vices privés font les vertus publiques.
L’égoïsme de chacun fait la richesse collective. La « main invisible »
d’Adam Smith, l’« harmonie des intérêts » ce sont des formules
qui, à l’inverse de l’effet pervers où les bonnes intentions débou-
chent sur de mauvais effets, montrent l’individualisme des intérêts
privés et leur concurrence agissant au service du bien commun et
nient ainsi d’une autre façon l’enchaînement moral linéaire du mal
au mal et du bien au bien. L’économie politique est « immorale »
reprochent en chœur les réformateurs romantiques : ils ont raison.
La « froide » économie politique, imposture scientifique au service
des exploiteurs, qui, « loin de trouver un remède efficace à la
misère, au désordre, à tous les maux qui rongent au cœur de nos
sociétés, loin d’améliorer le sort de tous les hommes132 », accepte
ces misères et prétend n’avoir d’autre objectif que « le profit » et les
« richesses », à quoi ces misères concourent, l’économie qui re-
nonce à réformer les mœurs, à panser les plaies et se vante d’être
indifférente à la morale pour observer, scandalise les réformateurs.
C’est bien par cette « renonciation » à désintriquer le bien et le
mal, à confondre la loi morale et les mécanisme de la vie sociale que
les économistes prétendaient faire œuvre scientifique.
Les idéologies socialistes font grand usage d’un autre enchaî-
nement éthique, inverse du précédent (où le bien engendre le
mal), qui sera, lui, jugé par leurs adversaires tenir du rêve eschato-
logique plus que du raisonnement et de l’observation : De l’excès de
mal sortira nécessairement le bien. On peut formuler ainsi le topos qui
métamorphose en espérance militante les diagnostics désespérants.
« C’est l’excès de mal, causé par l’anarchie qui oblige la société à
chercher les lois éternelles de la raison ; et à s’y soumettre », vati-
cine Colins de Ham, inventeur du « socialisme rationnel133». Le
bonheur de l’humanité ne pourra se faire que « quand l’excès
d’anarchie a forcé de reconnaître la nécessité du droit réel ; a forcé
de le chercher, de le trouver et de l’établir134 ». Le spectacle de
l’ignorance, de la misère, de la prostitution indigne et désole, mais
132. Fr. Vidal, De la répartition des richesses, ou : de la justice distributive en économie sociale,
Paris : Capelle, 1846, p. 12.
133. Colins, De la Souveraineté, I, p. 29.
134. A. Hugentobler, Extinction du paupérisme, p. 13.
VI POLÉMIQUES SOCIALES ET DIVERGENCES COGNITIVES 251
il invite à conclure que « tout ordre social dans lequel persistent ces
signes hideux est fatalement condamnée à périr135 ». Il faut prépa-
rer « un ordre nouveau136 » non parce qu’une société mauvaise
mérite d’être détruite, non parce que le mal scandalise la conscience
humaine, mais parce que ce mal croissant annonce l’effondrement
prochain d’un système fondamentalement inviable. Ainsi se des-
sine le renversement axiologique qui rappelle le topos de la Felix
culpa : le bien définitif sortira nécessairement de l’excès du mal
comme la révolte sortira de l’exploitation aggravée. Dès lors, le
spectacle du mal capitaliste est finalement roboratif pour le mili-
tant conscient : « La Révolution viendra quand ce désordre ainsi
que l’oppression politique et économique et la misère seront deve-
nus intolérables137 ».
L’idéologie socialiste dans sa diversité et son unité idéal-typi-
que part ainsi d’une indignation qui rejette loin de la vue de l’esprit
deux hypothèses intolérables et leurs conséquences logiques, elle
part en écartant d’abord ces idées qu’elle ne peut ni ne veut regarder
en face : que certains maux sont incurables ; que les prétendus remè-
des seront pires que le mal. L’hypothèse du mal incurable, tous les
réformateurs la font une fois ... mais c’est pour aussitôt la refouler
avec une horreur dénégatrice. « Non l’espèce humaine n’a point
été condamnée au malheur à tout jamais ; non, la terre n’a pas été
maudite et frappée de stérilité ; non, il n’y aura pas toujours des
pauvres et des déshérités parmi nous : j’en atteste la bonté et la
puissance de Dieu ! La cause du mal, c’est l’ignorance et non pas
la science ; c’est la science au contraire qui mettra fin au règne du
mal et des ténèbres et qui fera de nous, je ne dis pas des dieux, mais
des hommes », écrit le réformateur romantique François Vidal138.
Au contraire, qu’ils soient catholiques, libéraux, « progressis-
tes » ou conservateurs, tous les adversaires du socialisme admet-
tent, et c’est un de leurs rares traits communs, la pérennité du mal,
la persistance et le retour de choses qu’ils reconnaissent comme
135. Flotte, Paul Louis François René (vicomte de). La souveraineté du peuple. Essais sur
l’esprit de la révolution. Paris : Pagnerre, 1851, p. 177.
136. François Vidal. Vivre en travaillant. Projets, moyens et voies de réformes sociales. Paris :
Capelle, 1848, p. 23.
137. Bordeaux Misère (anarch.), 1-1889, p. 4.
138. Vivre en travaillant. 1848, p. 280.
252 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
139. The Origins of Totalitarianism. 3rd Edition. New York : Harcourt Brace Jovanovitch,
1968 [éd. orig. : 1951], p. 436.
II HISTORIQUE 253
255
256 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME
Delory, abbé Max. Essai sur le socialisme à l’adresse du peuple français. Suivi
d’un essai sur le radicalisme. Lille : Impr. de Vanackere, 1856.
Delory, abbé Max. La Solution de la question sociale. Paris : Charles, 1892.
Demolins, Edmond. Le socialisme devant la science sociale. Paris : Firmin-
Didot, 1892.
Denais, Joseph Rémi. Le parti de la liquidation sociale, son but, son orga-
nisation, ses progrès depuis la Commune de Paris. Voir : J. Hairdet,
pseudon.
Denayrouze, Louis. Le Socialisme de la science. Essai d’économie politique
positive. Paris : Guillaumin, 1881.
Denis (de Châteaugiron). L’Anti-Proudhon. Rennes : Oberthur, 1860.
[Déoux, A.] Les saint-simoniens dévoilés. [Marseille :] Requier, 1832 ?
[Deschamps, Nicolas. ?] Un éclair avant la foudre, ou : le Communisme et
ses causes. Avignon : Seguin, 1848-1849. 2 vol.
Devillez, Adolphe. Considérations sur les doctrines socialistes et sur l’Associa-
tion internationale des travailleurs. Mons : Manceaux, 1872.
Doez, Jacques. Le même problème. Roman. Paris : Vic & Amat, 1904.
Drault, Jean. Alcide Chanteau, socialiste. Roman. Paris : Gautier, [1902].
Driant : voir Danrit.
Drouilhet de Sigalas, Paul. Questions sociales. De la propriété et du socia-
lisme. Paris : Vaton, 1849.
Dru, Gaston. La Révolution qui vient. Enquête sur le syndicalisme révolution-
naire. Paris : L’Écho de Paris, [1906 ?]
Dubois, Félix. Le Péril anarchiste. L’organisation secrète du parti anarchiste.
Origine et historique. La propagande anarchiste sous toutes ses formes.
Paris : Flammarion, 1894.
Dubuc, Édouard. Socialisme et liberté. Préface de Maurice Barrès. Paris :
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Du Camp, Maxime. Les convulsions de Paris. Paris : Hachette, 1878-1879.
4 vol.
Dufeuille, Eugène. Sur la pente du collectivisme. Paris : Calmann-Lévy,
1909.
Eichthal, Eugène d’. L’État socialiste et la propriété. Paris : Guillaumin,
1905.
260 RHÉTORIQUE DE L’ANTI-SOCIALISME