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Serge-Christophe Kolm
2007/1 - n° 1
pages 37 à 50
ISSN 1956-7413
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Quelle fiscalité pour quels objectifs ? 37
Interview
cale. Cette opposition prend de nombreuses formes et s’accompagne de
justifications théoriques multiples. Commençons par les théories les plus
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Non. Ces théories ne sont pas des théories morales, et considèrent que la jus-
tice n’existe pas. Seuls existent les intérêts des individus. Il ne faut donc pas
les confondre avec la tradition anarchiste traditionnelle de gauche qui, tout en
gardant une opposition forte vis-à-vis de toute intervention étatique, a une toute
autre conception des relations sociales et de l’état de nature, que l’on pourrait
dire plus optimiste.
puisqu’il est convaincu que le libre jeu des forces économiques doit conduire à
un enrichissement de tous. Le marché est, pour lui, le meilleur moyen d’allouer
les ressources de façon efficace, et de créer les bonnes incitations. Ainsi, en lais-
sant faire le marché, on devrait voir la société s’enrichir, et cette richesse devrait
ensuite « ruisseler » (trickle down) vers les classes plus défavorisées. Cette posi-
tion suppose que la perfection des marchés permet un enrichissement des plus
pauvres, mais il est de fait parfaitement possible qu’il en découle une misère
importante.
Le cœur des courants libéraux est l’idée de liberté, mais comment est-elle pensée ?
Celle-ci est conçue comme liberté négative, c’est-à-dire comme limite entre les
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Un impôt pour permettre le maintien de la liberté sociale est accepté par les
libéraux. Un Etat minimal - une « Minarchie » - reste tolérable, puisqu’il s’agit
d’une nécessité pour maintenir une certaine paix civile. Certains libéraux ac-
ceptent aussi que l’Etat puisse corriger certaines défaillances du marché, et
donc fournir certains biens publics. Mais en dehors de cette nécessité, tout autre
prélèvement constitue pour les libéraux une violation de ma personne.
A partir de là, toute redistribution est considérée comme intrinsèquement in-
juste. Supposons que les gens n’aient que leur travail, pas d’héritage : si l’Etat leur
prend 100 € pour les redistribuer, c’est comme s’il les forçait à travailler pour
lui. Nozick est particulièrement clair sur ce point, lorsqu’il dit que le prélève-
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Ainsi, si on reprend les fonctions de l’Etat établies par Musgrave, l’Etat est accepté dans
sa fonction d’allocation, mais refusé dans sa fonction de redistribution. Cela veut-il dire que
toute redistribution, si elle existe, ne peut être que volontaire ?
Exactement. Cette position est soutenue, par exemple, par Milton Friedman. Une
situation de transfert ne peut être morale que si ces transferts sont volontaires. La
seule redistribution possible est donc la charité volontaire. Si les personnes ne veulent
pas donner, il n’y a rien qui puisse justifier moralement qu’on les y oblige, puisque
cela constituerait une enfreinte à la liberté telle qu’ils la pensent. Les impôts doivent
exclusivement servir à donner les moyens à l’Etat d’assurer ses fonctions régaliennes,
ou à fournir certains biens publics, mais certainement pas à réduire les inégalités, ni
même à éviter que certaines personnes ne meurent à cause d’une trop grande misère.
Que certaines personnes pensent que cela est injuste est possible, mais ils ne peuvent
contraindre quelqu’un à participer à un tel système de redistribution s’il le refuse.
C’est la position d’auteurs comme, Friedman, Nozick ou Hayek.
Quelle fiscalité pour quels objectifs ? 41
Non en effet, cette propriété absolue peut aussi se justifier par un argument de
droit naturel. C’est un a priori, mais qui peut être relié à une notion de respect de
soi, d’intégrité de soi. Ainsi, nous aurions tous un droit naturel à la propriété de
soi. Dans ce cadre, la fiscalité est perçue comme la négation du droit que j’ai de
disposer de ma personne et de ce qui s’y rattache, et donc comme une violation
de ma personne.
J’ai l’impression que dans l’histoire, on a plus ou moins insisté sur un aspect
plutôt que sur l’autre. Locke semble plutôt insister sur le droit naturel, mais à
la fin du XVIIIe siècle, on a plutôt insisté sur la liberté, notamment lors des dé-
bats autour des textes des révolutions américaine et française. De nos jours, les
libéraux préfèrent insister sur la liberté, le droit naturel faisant probablement
trop ancien, mais je pense qu’ils se trompent, puisqu’ils ne regardent pas d’assez
près ce qu’est cette liberté.
Que la propriété se justifie par un droit naturel ou par la liberté, la question de l’origine
de la propriété est centrale…
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L’idée même de propriété, qui implique la liberté sociale, implique aussi la possi-
bilité d’échanger. Prenons la chose de façon intertemporelle avec une vision libérale,
à travers un exemple. Supposons que quelqu’un ait travaillé dur et ait épargné pour
acheter une petite machine, et se soit ensuite beaucoup enrichi. Il a ensuite le droit de
transférer cette richesse, et personne n’a à interférer avec la liberté qu’il a de transférer
ce qu’il a légitimement acquis. De nos jours, les propriétaires de grandes fortunes
sont souvent riches grâce à un héritage qu’ils ont reçu. Ce sont rarement des gens qui
sont partis de rien. Mais si l’on considère que cette fortune a été constituée de façon
légitime, alors la taxation de l’héritage ou de ses fruits est refusée par les libéraux. A
l’inverse, si une famille riche actuelle tient historiquement sa richesse de l’esclavage,
ceci lui enlève toute légitimité (au XVIIIe siècle, le meilleur endroit où placer son
argent était dans les sociétés esclavagistes, ce que Voltaire et Locke ont fait).
Le cas des biens sans propriétaire que je m’approprie pose la question de
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l’appropriation des ressources naturelles. C’est un vieux débat qui a déjà occupé
les Grecs anciens, et pour lequel il y a plusieurs critères de justification. Le droit
du premier occupant a été appliqué pour la colonisation de certains territoires
de l’Arizona, ce qui revient à accepter les inégalités dues à ceux qui courent plus
vite, ont un meilleur cheval, etc. A l’opposé, les libertariens de gauche sont favo-
rables à une redistribution totale des ressources naturelles nationales.
Mais de nos jours, en dehors des grandes fortunes, la très grande majorité des ressources
est issue des activités humaines et donc du travail. Pourquoi taxer alors les fruits du travail,
puisque cela revient à prélever une part de ce que j’ai légitimement acquis par mon effort ?
N’est-ce pas contraire à la liberté sociale ?
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L’argument selon lequel la fiscalité diminue la liberté sociale de celui qui en est sujet
ne tient donc pas. Pourtant, un prélèvement conduit de fait à une diminution de la liberté
réelle, puisqu’il y a certaines choses que je pourrais faire avec l’argent prélevé par l’impôt
qui me sont désormais inaccessibles si je ne travaille pas plus. En quoi la prise en compte de
ces deux types de liberté (sociale et réelle) modifie-t-elle la perspective sur la fiscalité ?
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N’est-ce pas dans la nature des libertés à égaliser que se trouve la différence entre les perspec-
tives égalitaristes et celles libérales, lorsqu’on se place à l’horizon de la justice sociale ?
Comme nous l’avons vu, il y a des différences de ressources entre individus et parmi ces
ressources, il y a aussi les capacités des individus. Si on retrouve des différences de capacités
individuelles, celles-ci ne sont généralement pas dues à des choix : elles leur sont données et
leur sont attachées. Comment cela intervient-il dans la redistribution ?
Il existe sur cette question deux avis opposés auxquels les gens tiennent ferme-
ment. Toutefois, on les retrouve parfois souvent au sein d’une même personne et
presque toujours au sein d’une même politique.
D’une part, on trouve la position qui consiste à dire que les gens ne sont pas
responsables de leurs capacités, ni de tout ce qui vient de leur famille, et donc
dans une certaine mesure d’une grande partie de ce qu’ils sont (leur éducation,
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Il s’agirait donc de maximiser les droits de base (aussi appelés libertés de base) de chacun ?
Non, puisque cela conduirait à de grandes inefficacités, et cela n’est pas néces-
saire dans une théorie de la liberté sociale. Il faut en effet penser l’égalité des
libertés, tout en tenant compte des limitations des ressources et des inefficacités
possibles. Les égalitaristes en parlent, et le prennent parfois en compte, mais ils
sous-estiment ce problème à mon avis. Si l’on considère qu’il faut que les gens
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aient des libertés de base dans un grand domaine et pour chaque droit, il faut
donner les moyens de transformer la liberté formelle en liberté réelle. On pour-
rait alors arriver à de grandes inefficacités, au détriment de tous, puisqu’il n’y a
pas de limite dans l’allocation qu’il faut réaliser. Prenons par exemple le droit de
se déplacer, le droit d’expression ou le droit de culte. Si je voulais maximiser les
libertés de base et les moyens de l’accomplir, je pourrais dire qu’il faudrait que
chacun ait un jet privé pour réaliser sa liberté de mouvement, que chacun ait une
chaîne privée pour la liberté de communication, ou que chacun puisse construire
son lieu de culte. Il est nécessaire de raisonner sous contrainte de ressources, en
incluant les problèmes d’inefficacité liés aux transferts. Poser le problème en
termes de liberté sociale évite ce type de problèmes : une fois que l’on a défini
les libertés sociales, on cherche à trouver une distribution visant à égaliser les
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Quel a été selon vous l’apport des écrits de Rawls dans ce débat ?
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(1) Le welfarisme est une forme de conséquentialisme. Ceci signifie que le seul critère d’évaluation des actions ou
des politiques est celui de leurs conséquences, et ici de leurs conséquences sur le bien-être. Est juste une mesure qui
augmente le bien-être des individus. Le welfarisme est généralement perçu de manière économique à travers l’idée
d’utilité, la différence principale avec l’utilitarisme classique étant que pour les welfaristes l’utilité individuelle n’est
pas toujours mesurable ou accessible à l’Etat.
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D’une part selon Rawls, une théorie de la justice sociale ne peut se fonder
sur la notion de mérite, car celui-ci dépend en réalité des « hasards, des dons
naturels et des contingences sociales ». Les inégalités sociales (origine ethnique,
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L’autre argument est défini à partir d’une théorie du contrat social. Chacun
doit imaginer se placer derrière un « voile d’ignorance », derrière lequel il ne
connaît aucune de ses caractéristiques concrètes (homme ou femme, intelli-
gent ou non, riche ou pauvre, etc.). Derrière le voile d’ignorance, les individus
s’accordent sur les principes de justice qui vont organiser la société. La seule
stratégie pertinente, selon Rawls, est alors de maximiser ce que l’on pourrait
obtenir si l’on était dans la situation la plus défavorable, car elle pourrait être
la nôtre. Une société est juste si chacun est libre au maximum de poursuivre sa
propre conception du bien. C’est pour cela que l’accès égal aux moyens pour
réaliser sa propre conception de la liberté est essentiel. La fiscalité, loin de
limiter les libertés, vise donc plutôt à une redistribution des moyens d’exercer
le droit à choisir sa vie.
A.M.
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Rawls sous-estime ensuite la possibilité d’asseoir les impôts sur des variables
moins élastiques. Enfin, sa compréhension des libertés de base, tout en étant très
classique, ne tient pas sur le plan logique comme je l’ai montré dans certains de
mes ouvrages (Modern Theories of Justice par exemple). Il n’est pas impossible de
dire que la théorie ELIE dont on a parlé est ce que Rawls souhaiterait s’il avait
vu tous ces points. En d’autres termes, je dirais, comme le philosophe Lukacs à
propos de Marx, que l’on peut être rawlsien dans l’ensemble, tout en étant en
désaccord avec Rawls sur tous les points particuliers.