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Enfance

Les étapes de la reconnaissance de soi devant le miroir.


Geneviève Boulanger-Balleyguier

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Boulanger-Balleyguier Geneviève. Les étapes de la reconnaissance de soi devant le miroir.. In: Enfance, tome 20, n°1, 1967.
pp. 91-116;

doi : https://doi.org/10.3406/enfan.1967.2410

https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1967_num_20_1_2410

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Les étapes de la reconnaissance de soi

devant le miroir

par
G. BOULANGER-BALLEYGUIER

Notre image dans le miroir ne nous est jamais indifférente. Nous


projetons sur elle une bonne partie des sentiments que nous avons envers nous-
rnême, nous lui sourions au passage ; c'est comme un ami intime et
silencieux.
Pourtant, si nous y réfléchissons, nous ne trouvons dans notre image
qu'un aspect très extérieur de nous-même, presque étranger à notre moi.
Le miroir nous découvre surtout la façon dont les autres appréhendent notre
personne, un aspect qui justement nous est caché et ne peut nous être
dévoilé que par un tel truchement. Le miroir nous permet de nous mettre à la
place d'autrui et de nous observer de son point de vue ; d'où son intérêt qui
ne faiblit pas pendant toute la vie humaine. Cependant le hiatus entre ce
point de vue d'autrui et notre sentiment de nous-même peut être si grand
que nous refusons de nous projeter dans l'image. Ainsi une dame de 90 ans,
qui avait été fort belle dans sa jeunesse et était devenue voûtée et ridée, nous
disait qu'elle n'aimait pas se regarder dans la glace parce qu'elle ne pouvait
se reconnaître dans ce vieux singe en face d'elle. Mais généralement, nous
acceptons ce jugement plus objectif de nous-même, nous reconnaissons
dans notre image l'aspect extérieur de notre moi, et projetons ainsi nos
sentiments sur ce reflet. Le jugement des autres modèle et dirige jusqu'à l'idée
que nous nous faisons de nous-même.
Cette projection de soi dans l'image du miroir est-elle donnée dès le
départ ? Les mères ont tendance à le croire lorsque, voyant sourire leur
nourrisson devant la glace, elles disent qu'il se trouve « beau ». Elles acceptent
d'emblée qu'il y voie un bébé, lui-même, et qu'il ait envers cette image des
sentiments d'affection ; elles lui disent de l'embrasser, interprètent en baiser
le fait de lécher la surface.
Or les études de psychologie enfantine ont montré que la conscience
de soi se construit peu à peu, et que la connaissance de soi est plus tardive
que celle d'autrui. Bien que d'autres auteurs (Preyer, Baldwin, G. Mead) y
aient déjà fait allusion, c'est surtout Wallon qui a insisté sur le fait que cette
prise de conscience objective de soi-même se forme progressivement. La
notion du corps propre, le schéma corporel, s'acquiert pendant la première
année, à la suite des expériences de l'enfant sur son corps (il commence dès
4 mois à regarder ses mains en les faisant bouger, ensuite il suce ses pieds)
(i) Les données sur lesquelles portent cette étude ont pu être recueillies grâce
à la patience, la bienveillance et la compréhension des parents des enfants observés.
Qua ce travail leur soit dédié, en remerciement pour leur inestimable coopération.
92 G. BOULANGER-BALLEYGUIER

£t de la comparaison entre autrui (les parties de son visage, qu'il regarde et


touche) et lui-même. Ainsi, le fait d'avoir une sensibilité répandue dans toutes les
parties de son corps ne lui donne pas d'emblée la conscience de soi comme d'un
être unique et différent des autres. Il n'arrivera à cette synthèse de lui-même
que par la représentation de soi, la possibilité de s'appréhender comme un objet
situé par référence aux autres dans un monde déjà organisé. « Entre
l'expérience immédiate et la représentation des choses, il faut nécessairement
qu'intervienne une dissociation, qui détache les qualités de l'existence propres à
l'objet lui-même des impressions et des actions où il est initialement impliqué,
en lui attribuant, entre autres caractères essentiels, ceux de l'extériorité. Il n'y
a de représentation possible qu'à ce prix. Celle du corps propre... doit
nécessairement répondre à cette condition. » (16, p. 172). La conscience objective
de soi est donc l'aboutissement de tout un travail qui consiste à s'appréhender
soi-même comme un objet. Ce processus n'est pas seulement valable pour
soi-même. Tout les êtres qui entourent l'enfant — depuis la mère jusqu'aux
jouets — doivent être ainsi objectivité. « Le développement de l'enfant fait
voir par quels degrés l'expérience immédiate, les impressions indifférenciées,
dispersées et momentanées de la sensibilité brute ont dû se dissocier, se fixer
en images d'abord concrètes et comme coextensibles à leur objet, puis donner
lieu aux transmutations symboliques de la représentation pure et stable. »
(16, p. 179.)
De son côté, Piaget a étudié en détail la formation de la notion d'objet,
à partir d'expérimentations sur des jouets. Il montre ainsi comment l'enfant
ne semble réagir au début qu'à des tableaux multisensoriels qui se
coordonnent d'abord entre eux, puis acquièrent une stabilité dans le temps ; à partir
de ce moment, l'objet existe même en son absence ; c'est le principe d'identité,
selon lequel deux objets ne peuvent coexister en même temps à deux endroits
différents. L'objet devient ainsi « un complexe polysensoriel, donc qu'on peut
simultanément voir, entendre, toucher, etc., mais complexe polysensoriel qui,
aux yeux du sujet, continue d'exister de façon durable en dehors de tout
contact perceptif. » (11, p. 59)-
Si la notion d'objet est longue à se constituer, elle ne dépend pas
seulement de la maturation, mais aussi d'un grand nombre d'expériences ; cr les
personnes ou les choses ne se prêtent pas aussi facilement les unes que les
autres à ces expériences, d'où un certain décalage dans la constitution des
différents objets. D'une façon très générale, Piaget souligne l'existence de ces
« décalages horizontaux », mais il n'étudie pas quels sont les contenus de
l'expérience qui sont objectivés en premier. Gouin-Decarié souligne
seulement que « dans le contexte de la théorie de Piaget, la personne humaine
et la chose inanimée n'atteignent pas nécessairement au même moment le
statut d'objet ». (6, p. 164).
Or Wallon a bien insisté sur le fait que la personne d'autrui est d'abord
mieux objectivée que le corps propre. D'après lui, ce serait même grâce à
la conscience d'autrui, et par comparaison avec les différentes parties de soi-
même, que l'enfant arriverait à l'objectivation de son corps. « Les organes
sont d'abord mieux identifiés par l'enfant chez autrui que sur lui-même ».

(i) « Les décalages caractérisent la répétition ou la reproduction du m^me


processus formateur à des âges différents. Nous distinguerons les décalages horizontaux
et les décalages verticaux. Nous parlerons de décalages horizontaux quand une mêm?
opération s'applique à des contenus différents » (12, p. 36).
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 93

(16, p. 164). La notion d'objet la plus tardive serait donc celle de soi-
rnême, puisqu'elle devrait d'abord passer par celle d'autrui pour se constituer.
Sur le notion d'objet, ces deux auteurs semblent donc se rencontrer,
puisque tous les deux insistent d'abord sur la coordination nécessaire entre les
différentes sensations, ensuite sur l'apparition tardive du principe d'identité.
L'enfant parvient à ces étapes grâce à une progressive construction mentale,
qui utilise d'abord l'image, puis le symbole et finalement le signe. Ce début
de représentation lui permet de dépasser l'expérience sensorielle, de la
coordonner et de la structurer selon des cadres représentatifs qui assureront
l'identité et la permanence de l'objet. Piaget a peut-être davantage insisté
— et expérimenté — sur la conservation temporelle de l'objet, dont
l'existence arrivera à ne plus être effacée par son absence, tandis que Wallon
a mieux montré qu'auparavant un cadre spatial doit exister pour coordonner
les différentes sensations et les rattacher au même objet malgré les apparences
changeantes. Wallon s'est aussi davantage intéressé à la prise de conscience
objective de soi, tandis que Piaget n'a étudié la notion d'objet que sur des
choses.
C'est le problème de la connaissance de soi qui nous intéresse ici.
Dans la double perspective que nous venons de rappeler, le miroir constitue
un moyen privilégié d'expériences. En effet, l'aspect visuel est
artificiellement séparé des autres constituants sensoriels et vient appartenir à un objet
dont les qualités perçues sont différentes. A quel aspect l'enfant réagira-t-il
davantage ? Comment arrivera-t-il à différencier ces aspects et à attribuer
l'image visuelle à l'être qui est réfléchi, montrant par là qu'il commence à
le construire mentalement, ce qui lui permet de dépasser la contradiction
des expériences perçues ? Enfin, y a-t-il un décalage du moment de cette
construction suivant la personne dont il s'agit, comme l'affirme Wallon ?
Le moi est-il plus difficile à reconnaître que l'autre ?

Technique
La technique utilisée a été décrite dans un précédent article, où l'on a
analysé les réactions devant le miroir pendant les six premiers mois, en les
comparant aux réactions obtenues dans d'autres situations (devant une image,
une poupée, etc.). Il s'agit d'une étude longitudinale portant ici sur les deux
premières années. On a montré le miroir une fois par mois aux enfants
en le leur laissant manipuler dès qu'ils le pouvaient. Leurs différentes
réactions ont été immédiatement notées, ainsi que la durée de leur
attention au miroir. L'analyse porte donc sur l'ensemble du comportement
décomposé suivant le type d'action observé (jase, regarde le dos, etc.) dont nous
avons relevé 34 sortes (voir liste). Les enfants ont généralement été vus dans
leur famille où ils sont élevés ; exceptionnellement, ils ont été observés à la
crèche (1) où leur mère les laisse dans la journée (deux enfants seulement y
sont élevés de l'âge de deux mois à deux ans, quelques autres y ont fait de
plus courts séjours). Sur 38 enfants suivis au départ, un certain nombre a dû
être abandonné en cours de route, ou n'a pas atteint l'âge étudié. De plus,
l'observation n'a pas toujours été possible, et lorsqu'elle l'a été, les différentes
situations qui se sont révélées intéressantes (changement de -position, ques-
(r) Je remercie vivement Mme Aubrv, directrice d° la crèche mun'cipale de
Btlois, et les berceuses qui m'ont facilité la poursuite de mes observations dans l?ur
établissement.
9A G. BOULANGER-BALLEYGUIER

tions, etc.) n'ont pas toujours été observées. C'est pourquoi le nombre d'enfants
sur lesquels portent les résultats est variable d'un âge à l'autre et d'une
situation à l'autre. Nous donnerons donc toujours le nombre d'enfants
observés, et les résultats en pourcentage de ce nombre, afin de les rendre
comparables.
L'évolution de ces pourcentages et leur importance relative nous a
permis de distinguer plusieurs étapes correspondant à des attitudes
différentes devant le miroir, et marquant chaque fois un progrès vers la
reconnaissance finale de sa propre image.
Liste des Principales Réactions Devant le Miroir
1. S'intéresse au miroir, ne le repousse pas.
2. Se regarde et fait des mouvements de succion.
3. Se met à crier.
4. Se regarde et grimace, bouge la tête.
5. Se regarde et tire la langue.
6. Se regarde un moment sérieux : immobile et silencieux.
7. Se regarde et s'agite (bouge les bras ou les jambes).
8. Jase.
9. Se regarde et sourit.
10. Touche le miroir, le caresse, le tape.
11. Rit, pousse des cris de joie.
12. Prend le miroir, tient le cadre.
13. Touche son image.
14. Secoue la glace en regardant les images, s'approche et se recule.
15. Met la tête contre la surface.
lC. Regarde sa mère (ne la voit pas dans la glace).
17. Regarde l'examinateur (ne le voit pas dans la glace).
18. Intimidé, n'ose pas prendre le miroir, reste immobile, l'air inquiet, au
moins au début.
19. Regarde plutôt les autres images que la sienne, peu intéressé par son ims^e.
20. Illusion de la profondeur : se tape, et se recule, l'air étonné ; met la
mam loin derrière le miroir, cherche quelquefois à saisir ; essaye de
prendre une image du miroir.
21. Hésite à toucher la surface ; la touche et enlève vite la main.
22. Met ses doigts devant la surface ou contre elle, les regarde et leur image.
23. Se retourne vers un objet vu dans la glace.
24. Le manipule comme une chose sans s'intéresser aux images : le fait tourner
sur le dos, le jette, marche dessus, le tape contre quelque chose, l'emmène
sans le regarder.
25. Regarde le dos du miroir ; passe derrière, regarde le dos ; le touche en le
regardant.
16. Tape la face avec un objet.
27. Se regarde et touche sa tête, une partie de son corps ou ses habits, suce
son pouce, mange quelque chose en se regardant.
28. Embrasse le miroir, donne à manger à son image.
29. Le met contre son carps, sa tête (pas sa figure).
30. Dit «bébé» ou un mot équivalent en se regardant.
31. Nomme les choses qu'il voit dans la glace.
32. Se regarde et baisse la tête, l'air gêné.
33. Dit son nom en se regardant.
34. Met la face vers quelqu'un, le dos vers lui.
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 9^

Première Année •

k — premières réactions a l'image


(Quatre premiers mois, position couchée).
Ces réactions ont été analysées dans l'article cité, où l'on trouve les
tableaux concernant les six premiers mois. Rappelons-en les principaux
résultats.
L'enfant réagit dès l'âge d'un mois à la vue de son image dans le
miroir, lorsque certaines conditions (position couchée, proximité, vue de
son seul visage) sont respectées. D'abord immobile et sérieux, il fixe son
image, puis, progressivement réagit de toutes les manières suscitées par la
vue d'un visage humain : il s'agite, grimace, tire la langue, jase, sourit,
s'arrête de crier (1). Ces réactions sont plus fréquentes à 2 et 3 mois ; en
outre, l'attention portée au miroir devient très soutenue et peut durer sans
discontinuer jusqu'à 5 minutes.
Pendant cette première période, le comportement de l'enfant est très
influencé par la position du corps. Le bébé est généralement couché ; ses
premières habitudes visuelles se sont donc formées dans un cadre vu à
partir de la position horizontale. Lorsqu'on le met en position verticale,
l'enfant perd ses réactions nouvellement acquises et présente plutôt des réactions
d'orientation dans un monde qui est pour lui complètement different.
Observation n° 1 : Pierre, 0 ;0,25 (couché, se vo.t seul) : se regarde,
mouvement de succion en sortant la langue, jase un peu, remue ses bras,
touche en passant le miroir, puis reste très tranquille en fixant le miroir ; attention
ininterrompue : 2'39".
(Debout, tenu par sa mère, se voit seul) ; tourne la tête comme pour
regarder autour de lui, mais ne fixe pas le miroir.
Encore à 5 mois, un certain nombre d'enfants ne s'intéressent pas au
miroir lorsqu'ils sont assis (se voyant seuls), alors que, couchés, ils y
réagissent toujours.
Observation n° 2 : Isabelle 0 ;5,9, (assise, se voit seule) ; ne s'intéresse pa3
au miroir, ne fixe pas.
(Couchée, se voit seule) : se regarde, sourit, agite vivement les jambes ;
attention ininterrompue : 9".
La différence entre les deux positions est très nette, soit lorsqu'elle est
observée le même jour chez le même enfant (exemples donnés plus haut),
soit lorsqu'on compare les pourcentages d'enfants qui réagissent de
différentes manières (généralement, les enfants ont été observés dans l'une ou
l'autre position). Ainsi, en position verticale, les enfants fixent moins
longtemps le miroir, ils sourient et jasent moins souvent, et ils crient plus sou-'
vent. Remarquons que ce sont surtout les réactions relationnelles qui, bien
qu'étant les premières à apparaître devant le miroir, diminuent dans cette
nouvelle position.
Bien que l'enfant touche quelquefois le miroir, il réagit surtout à sen
(i) Spitz a montré que ces réactions sont provoquées à cet âge par la vu»
d'un visage en mouvement ; on peut donc s'étonner que l'enfant réagisse de la
même manière à la seule vue de son visage, assez immobile. Mais, Wolff a montré que,
dès l'âge d'un mois (25-28 jours) l'enfant cherche surtout les yeux ; ce « contact œil
à œil » déclenche le sourire, tandis que le reste de la musculature s'immobilise. La
même réaction semble exister, d'après nos observations, devant le miroir : à ce!
âge, l'enfant regarde juste en face de lui, donc l 'image de ses yeux, et
s'immobilise, sérieux avant de sourire.
96 G. BOULANGER-B/.LLEYGUIER

aspect visuel puisque c'est l'image qui attire son attention et qui provoque
les mêmes réactions que la vue de toute figure humaine, même inanimée
(masque, poupée).
II. — PRÉHENSION ET MANIPULATION
(A partir de quatre mois, position assise).
Tandis qu'auparavant l'enfant semblait toucher par hasard le miroir,
à partir de quatre mois, il le touche de façon plus systématique et commence
à le prendre à cinq mois. A ces âges, d'ailleurs, il est plus souvent assis ; la
position verticale le déroute donc moins et facilite au contraire la
manipulation du miroir, qui est plus fréquente lorsque l'enfant est assis que couché.
Cette exploration tactile du miroir se généralise à la quasi-totalité des enfants
a partir de six mois : ils tiennent le cadre, touchent, tapent du caressent la
surface, certains y appuyent leur tête, la lèchent, mordent le bord, d'autres
grattent le dos, d'ailleurs sans le regarder. Ces réactions sont semblables à
celles qui sont provoquées par d'autres objets, dans un contexte d'excitation
joyeuse. Elles durent jusqu'à deux ans et au-delà.
Bien qu'il s'intéresse maintenant à chacun de ces aspects — visuel et
tactile — , leur contradiction ne semble pas remarquée par l'enfant de cet
âge. Chaque aspect est intéressant pour lui-même, et provoque des réactions
adaptées à lui seul.
Cette incapacité à mettre en relation deux aspects de la même situation
se remarque également lorsque l'enfant voit deux visages — le sien et celui
de la mère ou de l'observateur — dans le miroir. Il fixe alors généralement
une seule image, celle du visage qui lui est le plus familier : sa mère, puis
lui-même (il est quelquefois placé devant la glace entre les visites), et enfin
celui de l'observateur. Cette préférence pour le visage du familier sur le sien
ce remarque encore, quoique de façon moins nette, jusqu'à 9 mois, et pour
sa propre image, sur celle de l'examinateur jusqu'à 8 mois. Cependant, elle
est de plus en plus difficile à établir parce que l'enfant commence à
regarder les deux visages lorsqu'ils lui sont familiers et se met à les comparer.
III. — COMPARAISON ET ILLUSION (6-8 mois)
A partir de 6 mois, l'enfant commence à mettre en relation ces deux
aspects qui l'intéressent : il ne touche plus indifféremment n'importe quelle
partie de la glace, mais explore particulièrement son propre reflet (le
font : à 5 mois, 6 % des enfants ; à 6 mois : 34 %) (voir tableau I).
D'autres auteurs l'ont noté : pour Gesell, à 24 semaines (6 mois 1/2), à 7 mois
pour Brunet et Lézine, la plus grande partie des enfants caresse son image.
Remarquons cependant que l'évolution est la même pour un dessin
d'enfant : mis en présence de la représentation colorée d'une poupée (image du
test Brunet-Lézine), l'enfant touche aussi de préférence le personnage et très
peu l'espace environnant. Enfin, il ne s'agit pas de l'attention exclusive
qu'il portera à son image, après deux ans. Il s'intéresse aussi aux autres
.reflets, les fait varier en agitant la glace, l'approche, la recule pour voir
l'effet produit.
En même temps qu'il fait varier son image, il la compare avec les
autres visages vus en reflet ou en réalité. Certains enfants se mettent à
Tableau I
Enfant en position verticale, se voit seul Voir pages 112 et 113
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 97

regarder alternativement leur image et la figure de leur mère ou de


l'examinateur lorsque ceux-ci sont à côté de la glace. Ils regardent d'ailleurs
plus souvent l'examinateur, soit parce que c'est lui qui tient généralement
le miroir, soit parce que son visage leur est peu connu, comme leur propre
reflet. Cette comparaison avec le visage de l'examinateur persistera
jusqu'à 23 mois, alors qu'elle cessera à 17 mois pour la mère.
Observation n° 3 : Marie 0;6,l (assise, se voit seule, miroir tenu par l'Ex.) :
se regarde mais regarde l'Ex. toutes les 3-4" et revient à la glace, air inquiet ;
puis, pendant 28", se regarde, air content, sans sourire ; puis de nouveau se
regarde et l'Ex. en alternant.
(Assise, se voit seule, miroir tenu par un enfant qu'elle voit tous les jours,
sa sœur est à côté du miroir) : regard qui alterne entre son image et la vue
des deux enfants, chacun d'un côté du miroir.
S'il se voit avec un famililer (tableau II) (généralement la mère) ou
avec l'examinateur (tableau III), l'enfant de 6 mois regarde encore de
préférence le visage le plus connu. Mais il ne le regarde jamais exclusivement :
son regard va de l'un à l'autre, et il commence déjà à se retourner pour
comparer le reflet avec la réalité. Ce retournement se fait plus précocement
si on touche l'enfant, ou si on fait du bruit (l'enfant se retourne ainsi
environ un mois plus tôt). Avant d'arriver à ce stade, certains enfants ne font
que se tourner légèrement dans la direction de l'autre, sans arriver à le voir ;
quelques-uns remarquent l'image de l'habit, du bras de l'autre qui tient la
glace et suivent ainsi l'objet, sans aller jusqu'à regarder le visage. Ce
retournement est plus précoce pour la figure du familier que pour celle de
l'étranger (l'examinateur), mais ensuite il est plus constant pour ce dernier.
Observation n° 4 : Mylène 0 ;6,20 (assise, voit sa sœur), aperçoit l'image
de sa sœur se retourne vers elle, puis se regarde elle-même, agite la tête
(« non ») en s'observant en silence.
(Assise, se voit avec l'Ex.) : regarde un peu l'image de l'Ex., puis
surtout la sienne, la tape, s'excite.
Tous les auteurs qui ont étudié les réactions devant le miroir
s'accordent pour donner au retournement une grande importance : c'est le premier
signe montrant que l'enfant établit un lien entre l'image et l'objet qui lui
correspond. Mais cette image n'est probablement pas encore le simple reflet
de l'objet, seul réel ; l'enfant remarque seulement une ressemblance entre
les deux, ce qui ne l'empêche pas de chercher à saisir le reflet.
En s'exerçant à manipuler des objets, l'enfant a appris à ajuster son geste
au relief et à la profondeur. Or c'est à partir de 6 mois que certains enfants
semblent pris par l'illusion de la profondeur que donne le miroir et à
laquelle même les adultes sont dupes dans certaines circonstances (grande
glace murale, par exemple). Sous différentes formes, cette illusion se
continuera pendant presque toute la deuxième année. Au début, l'enfant se tape
par accident dans le miroir et se recule, l'air étonné. Plus systématiquement,
d'autres cherchent à saisir ce qu'ils voient dans la glace en passant leur
main à une certaine distance derrière le miroir.
Observation n° 5 : Marie-Claude, 0;7,0 (assise, se voit avec sa sœur),
se regarde surtout elle-même, puis voit l'image de sa sœur, se retourne vers
elle, regarde de nouveau le miroir, passe sa main loin derrière, cris d'excitation.
D'après ces observations, il semble que l'image puisse renvoyer à un
objet différent, localisé derrière le miroir, malgré la ressemblance constatée
avec la personne qui se trouve à côté de l'enfant.
98 G. BOULANGER-BALLEYGUIER

Tableau IL — L'ENFANT, ASSIS, SE VOIT AVEC SA MERE


la lui pegarde le plusfl*) se touche la dit
regardesourit retourne image touche maman
mère lui-même
5 m» 3 100 33 67 0 0 0 0 0
6 m. 6 100 33 12 33 50 0 0 0
7 m. 12 100 33 33 14 42 0 8 0
40'
8 m. 15 93 13 20 CO 6 0 0
9 m. 20 95 25 25 35 65 10 5 0
10 m. 16 93 0 25 50 68 25 0 0
11 m. 20 75 15 20 35 70 15 5 0
12 m. H 78 21 0 28 57 7 0 7
13 m. 15 0 40 73 0 0 6
14 m. 17 5 17 88 12 5 0
15 m. 8 0 12 75 0 0 0
1 6 m» 5 0 20 80 0 0 0
17 n. 10 0 10 70 0 0 20
18 m. 12 8 H 50 8 8 8
19 m. 8 0 12 62 12 0 50
20 m. 3 0 33 0 0 0 33
21 m. 7 0 0 43 28 0 43
22 m. 8 0 0 50 0 12 25
23 m. 6 0 H 50 0 14 66
24 m. 4 0 0 0 25 0 75


(l) laL'enfant
préférence
regarde
entresouvent
son image
autreet chose
celle (objet,
de sa mère
doigts,
n'est
autres
pas nette.
images^

IV. — EXPÉRIMENTATION ACTIVE (9-12 mois)


Plus l'enfant grandit, plus il est intrigué par le jeu des images dans le
miroir, objet si différent des autres. Il continue à le manipuler très
activement, à le toucher, à le lécher, il l'agite et regarde l'effet dans la glace.
La comparaison entre les images et la réalité devient non seulement
visuelle mais aussi manuelle : il touche l'image de la personne qui est à
côté de lui, et touche aussi quelquefois la personne elle-même lorsqu'il se
retourne.
Observation n° 6 : Thierry, 0;8,27 (se voit avec l'Ex.) : se regarde surtout
au début puis aperçoit l'image de l'Ex., se retourne vers lui, lui caresse le
visage, jase, puis regarde le miroir, tape l'image de l'Ex. et ensuite la
sienne propre.
Alors que la comparaison visuelle lui montre une ressemblance entre
l'image et le visage, la comparaison tactile lui en indique les différences;
mais pour l'instant il ne sait pas encore surmonter cette contradiction, il
essaye de comparer le reflet avec les aspects visuel et tactile qu'il a observés
sur la personne.
A cet âge, le retournement commence à se généraliser aux objets.
Cependant, cette réaction n'ayant pas été suscitée expérimentalement, elle
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 99

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n'apparaît qu'épisodiquement dans nos observations, lorque l'enfant


remarque l'image d'un objet dans la glace et se retourne. Gesell l'a
photographié à 44 semaines (10 mois 1/2). Il est probable qu'elle est facilitée par
certaines conditions : le mouvement de l'objet, ainsi que sa proximité.
Observation n° 7 : Daniel, 0 :3,3 (assis, se voit seul"), tape son image des
deux mains, aperçoit l'image du radiateur, se retourne et le touche ; regarde
de nouveau le miroir, rit en le caressant, le tape sur son front, le lèche.
Jusque-là, l'enfant n'avait pas l'initiative de cette comparaison : il
ne faisait que suivre la suggestion de l'image. Mais à partir de 7 mois,
certains enfants commencent à mettre intentionnellement leur main devant ou
contre la glace, et à l'agiter en regardant l'effet produit. De même que la
main est la première partie de son corps que l'enfant étudie, elle est aussi
celle dont il remarque en premier la concordance avec son image.
Observation n° 8 : Christian, 0;6,25 (assis, se voit avec l'Ex.\ se
retourne vers l'Ex. puis se regarde surtout, regarde le cadre, regarde sa main
dont il agite les doigts plus ou moins loin de la glace en observant le reflet.
Cette observation de la main est pratiquement terminée à 15 mois.
Par contre, il ne semble pas que, pendant la première année, l'enfant
cherche la concordance entre l'image et d'autres parties de son corps. S'il lui
arrive de faire certains gestes (tirer la langue, sucer son pouce, faire des « brr »
avec projection de salive) il semble que ce soit sous l'effet de l'excitation
provoquée par le miroir, ou accidentellement, ou comme réaction à une
figure humaine : la petite Mylène qui faisait « non » à la vue de son image
(obs. 4) le faisait aussi lorsqu'elle regardait quelqu'un comme sa mère ou
l'expérimentateur. A cet âge, l'enfant s'intéresse à ce résultat, mais ne
semble pas le recommencer intentionnellement ; les grimaces systématiques
devant le miroir seront plus tardives.
Malgré ce début de concordance entre sa propre image et une partie
de son corps, l'illusion de la réalité, qui se manifeste par la recherche
tactile de l'objet derrière ou contre le miroir, est toujours tenace. Deux
nouveaux signes s'ajoutent à ceux que nous avons déjà remarqués :
— certains enfants essayent de prendre les images dans le miroir (surtout
à partir de 10 mois).
Observation n° 9 : Paul, 0;9,2 (assis, se voit seul), se regarde beaucoup,
rit, jase, tape des deux mains, met son front et son nez contre la surface, puis
essaye d'attraper entre le pouce et l'index son image et ensuite d'autres images.
— a partir de 8 mois, quelques enfants commencent à regarder derrière
le miroir, à le retourner et à gratter le dos. Cette réaction est loin d'être
fortuite ou le résultat d'une déception devant le caractère factice de l'image ;
lorsque l'enfant ne veut plus du miroir, il le repousse, gémit, s'en détourne.
L'exploration du dos du miroir est au contraire de plus en plus systématique,
excessivement durable, puisqu'elle se continue pendant toute la deuxième
année et au-delà, et consiste en une exploration du miroir en vue de
retrouver l'image qui semble localisée derrière ou dans le dos du miroir.
Observation n° 10 : Jacques, 0;10,1 (assis, se voit d'abord seul), regarde
le miroir, jase fort, met sa bouche contre la surface, bave, gratte le dos
sans le regarder, met sa main loin derrière et la rapproche jusqu'à toucher
le dos, prend le miroir, mord le bord, regarde le dos, puis la face, aperçoit
l'image de sa sœur, se retourne vers elle.
Cependant, cette expérimentation est quelquefois freinée, au moins au
début de l'expérience, par des signes de timidité. Ces signes commencent
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 101

déjà à 4 mois, mais deviennent beaucoup plus fréquents vers la fin de la


première année. Ils s'expliquent en majeure partie par l'anxiété que
provoque la présence de l'examinateur, comparable à la peur de l'étranger
observée par Spitz à 8 mois, et le fait qu'elle se généralise aux objets tendus ou
simplement appartenant à l'examinateur.
Observation n° 11 : Brigitte, 0;10,9 (assise, se voit seule, l'Ex. tient le
miroir), regarde en fronçant les sourcils, regarde l'Ex., se îegarde,
silencieuse, halète, soupire, touche le bas du cadre, regarde sa gran^-mère (à côté)
eft lui sourit.
Mais le caractère inhabituel des expériences faites sur le miroir, en
particulier le fait que la main y paraisse dédoublée, explique aussi une
certaine hésitation à le toucher. Il est intéressant de remarquer que cette
hésitation commence un mois après l'observation de la main dans le miroir, et
se termine à peu près à la même époque (15-16 mois).
Observation n° 12 : Jocelyne, 0;10,22 (assise, se voit seule), prend le
miroir à deux mains, passe une main derrière, baisse la glace et regarde sa
mère (qui se trouve derrière), regarde de nouveau le miroir, le tape, le gratte,
puis enlève vite sa main comme si elle avait peur en voyant son image dans
la glace, dit « ah, ah ».
Il me semble donc que l'image de la main une fois remarquée,
comparée avec son modèle, inquiète l'enfant à cause de ce dédoublement d'un
objet bien connu ; ensuite, cette image deviendra inintéressante, sa propriété
de reflet de la main étant suffisamment comprise. Nous retrouverons un peu
la même hésitation à la fin de la deuxième année lorsque l'enfant reconnaîtra
son visage.

Deuxième année
v. — concordance entre le corps propre et l'image
A partir d'un an, la relation entre l'image et le corps propre semble se
généraliser sous l'effet d'expérimentations systématiques. Alors que certains
enfants commencent seulement à regarder leurs doigts dans la glace, d'autres
ont déjà dépassé cette expérience (qui n'en intéresse plus guère après 16 mois)
et font intentionnellement des grimaces, sucent leurs doigts ou mangent
quelque chose en se regardant, touchent et agitent leurs habits en observant le
reflet.
Observation n° 13 : Christine, 1 ;2,7 (se voit seule, miroir tenu) : se
regarde peu, se détourne, puis se regarde beaucoup, le prend à deux mains
dit «maman» (ne la voit pas, se regarde elle-même), tape sur son image, rit,
tire la langue, met le doigt sur sa langue en se regardant, puis met la tête
contre la surface.
De même, un peu plus tard (à partir de 15-16 mois) l'enfant enlève un
chapeau qu'on vient de lui mettre devant le miroir; cependant il ne cherchera à
le remettre en se regardant que vers 18 mois. Cette expérimentation de la
ressemblance entre le corps propre et l'image se continue pendant la plus grande
partie de la deuxième année ; elle devient moins fréquente à partir de 23 mois,
et reprend pendant la troisième année, en se localisant alors surtout au
visage.
On pourrait croire qu'à partir de cette période l'enfant se reconnaît
dans la glace, c'est-à-dire cherche sur lui le correspondant tactile de l'image.
Or d'autres observations montrent que cette reconnaissance est loin d'être
102 G. BOULANGER-BALLEYGUIER

parfaite. Malgré la ressemblance observée, certains enfants réagissent


toujours à leur image comme à la vue d'une personne familière. Entre 12 et
14 mois, quelques-uns disent « maman » ou « papa » devant leur image
(voir obs. 12). Ce nom, bien qu'encore lié à certaines situations, est pourtant
adressé habituellement au parent en question ; Christine ne dit « maman »
qu'à sa mère, et la différencie par exemple d'une tante qu'elle appelle « tata ».
 cette même époque, on remarque devant la glace des gestes qui sont des
réactions à la vue d'un familier : tendre les bras pour être pris, répéter des
imitations que l'adulte lui a appris : marionnettes, au revoir, etc.
Observation n° 14 : Paul, 1 ;1,7 (se voit seul), regarde, lève les deux
bras et les tient un mo -Tient en l'air comme il fait quand il veut être pris
par sa mère, puis baisse les bras et touche le miroir ; se regarde peu, regarde
très souvent à côté ; approche sa tête jusqu'à toucher la surface.
Cependant cette espèce d'illusion d'un familier est maintenant rare et
va complètement disparaître (15 mois) car elle entre en conflit avec toutes
les observations que l'enfant peut faire dans ses expériences avec le miroir.
La concordance n'est d'ailleurs pas recherchée uniquement entre son
image et son propre corps ; l'enfant l'expérimente aussi avec des objets.
Jusque-là, il se contentait de taper la surface avec un objet qu'il tenait déjà
dans sa main, sans s'intéresser spécialement à l'effet produit ; un peu plus
plus tard, nous avions remarqué qu'il se retournait vers l'objet dont l'image
l'avait frappé ; maintenant, il prend un jouet, le met contre ou devant le
miroir, l'agite et regarde le reflet ; un stade intermédiaire est constitué par
Je fait de regarder en réalité et dans la glace un objet qu'il tenait déjà
auparavant. Cette comparaison entre l'objet et son image se multipliera
pendant la deuxième année et continuera même après.
Observation n° 14 : Corinne 1 ; 2,1 (se voit seule) : se regarde, sérieuse,
mais s'intéresse peu à elle-même, regarde surtout en alternant la poupée qu'elle
tient et son image ians la glace.
VI. — RÉIF1CAT1ON DU MIROIR
Pendant la première moitié de la deuxième année se trouve un
changement d'équilibre entre les deux sortes de réactions que nous avons vu se
développer dès les premiers mois. Nous avions remarqué que l'enfant
réagissait dès le début comme à la vue de personnes familières ; encore à
16 mois, certaines réactions pouvaient être interprétées dans ce sens.
Cependant, elles étaient déjà rares, et sont maintenant supplantées par la
manipulation du miroir comme d'une chose dont la matière est plus importante
que la signification du reflet.
Différents signes nous montrent que l'image du familier est ramenée
à sa réalité extérieure et n'est plus confondue avec celle de l'enfant :
— d'une part il ne sert à rien — et l'enfant ne le fait plus à partir de
16 mois — de comparer sa propre image avec sa mère à côté du miroir :
ces deux visages n'ont plus rien de commun. Par contre, le visage de
l'examinateur est encore regardé : ce sont deux figures non familières qu'il
compare toujours.
— ensuite l'enfant ne recherche plus quelque chose derrière le miroir
lorsqu'il voit l'image de sa mère ou d'un familier. Il est intéressant de
constater que cette recherche évolue plus ou moins lentement suivant la personne
considérée. Ainsi, à cet âge, lorsqu'il voit l'image de sa mère, non seulement
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 103

l'enfant ne regarde plus derrière le miroir, mais encore il ne se retourne


pas toujours vers elle, comme s'il savait maintenant qu'elle est à côté de
lui et que cela ne valait plus la peine de se retourner ou de rechercher
ailleurs. Remarquons aussi que cette image, qui était si vivement préférée à
la sienne à 5 mois, a progressivement perdu de son intérêt ; à partir de
1 1 mois, elle est très peu regardée ; l'enfant s'attache plutôt à sa propre
image ou à celle des objets. Par contre, avec un étranger (examinateur),
l'enfant regarde encore derrière la glace après avoir vu l'image de l'autre et
bien qu'il sache se retourner vers lui ; cette réaction ne disparaîtra
complètement qu'après 22 mois, en même temps que la comparaison entre le
visage de l'examinateur et son image propre. Enfin, lorsqu'il se regarde lui-
même, il cherche souvent derrière la glace, et près de la moitié des enfants
le font encore à 2 ans. C'est donc pour sa propre image que cette illusion de
la réalité, qui se trouverait derrière le miroir, est la plus difficile à vaincre.
On comprend aisément, d'ailleurs, que plus il a vu le visage de la personne
avec son reflet, plus tôt l'image renvoie uniquement à la réalité. Or il ne
peut voir son propre visage, tandis qu'il connaît bien. celui de sa mère. Un
exemple illustre ce décalage des réactions suivant la personne considérée.
Observation n° 15 : Florence, 1 ;8,8 (se voit avec sa mère et on lui
pose la question : « où est maman ? ») regarde l'Ex. puis aperçoit sa mère
dans la glace, dit « maman », met sa tête contre la surface.
(Se voit avec l'Ex.) l'aperçoit dans la glace, se retourne, puis se regarde
elle-même, va voir derrière la glace et baisse la tête, silencieuse.
Ici, l'enfant ne se retourne pas vers sa mère et la nomme, réaction peut-
être suggérée par la question mais cependant nouvelle et qui n'apparaît
d'abord que pour les personnes familières ; par contre elle se retourne vers
l'examinateur, et cherche derrière le miroir quand elle voit sa propre image.
La différenciation entre son image et celle du familier est la première
étape pour dépasser l'illusion de la réalité. Elle permet de ramener tous les
aspects de cette personne à un seul objet, situé dans un endroit unique de
l'espace ; son image ne devient donc plus qu'un reflet, dont l'intérêt
diminue ainsi pour l'enfant. C'est pourquoi nous remarquons à cet âge que la
manipulation l'emporte, et que l'enfant considère le miroir beaucoup plus
comme une chose dont les images, ayant perdu une partie de leur
signification, ont moins d'importance à ses yeux.
C'est ainsi qu'il le traite de plus en plus comme un objet ordinaire :
il le jette, le tape contre autre chose, marche dessus, le traîne avec lui sans
le regarder. Ces réactions sont à leur apogée à 17 mois, et diminuent
ensuite lorsque l'image de l'enfant acquiert de nouvelles significations. Un
signe montre bien cette évolution : la glace ne recèle plus de dangers, on
peut la toucher et la prendre sans hésiter.
Une nouvelle réaction devient possible grâce à cette réification : le
miroir est utilisé comme un obstacle à la vue de quelqu'un d'autre. C'est le
jeu de cache-cache, certainement appris de l'entourage, mais maintenant
utilisé spontanément parce que l'image a perdu de sa réalité et n'est plus
qu'un trait particulier du miroir ; ce jeu se rencontre surtout entre 14 et
20 mois.
Observation n° 16 : Eric, 1 ;5,27 (se voit seul), prend le miroir, ss regarde,
bouche ouverte, le tape sur sa tête, l'agite beaucoup en regardant dedans et en
104 G. BOULANGER-BALLEYGUIER

disant « dada gla », le lèche, le pose ; le reprend, met sa tête dessus,


puis regarde sa mère et dit « coucou ».
Cependant, les images mouvantes du miroir intriguent toujours
l'enfant qui expérimente en l'agitant, et qui recherche toujours leur concordance
avec les objets ou son propre corps. Ainsi, il se met à marcher en se regardant,
ou pose la glace sur sa tête et regarde l'effet produit.

VII. — DÉBUT DU LANGAGE

A partir de 17 mois, le langage, qui se développe depuis le début de la


deuxième année, commence à être utilisé devant le miroir ; il nous donne un
nouveau moyen de comprendre comment l'enfant interprète ce qu'il voit.
1) Compréhension : Nous avons posé différentes questions afin de susciter
les réactions de l'enfant, le miroir étant placé devant l'enfant et quelqu'un
d'autre.

Tableau IV. — QUESTION : « OU EST (SON NOM) ? »


POURCENTAGE DES REPONSES'

1 2 3 4 5 6
Age II pas de cherche se montre cherche se
réact. regarde image derrière montre
H m. 4 100 0 0 0 0 0
15 m. 9 67 11 22 0 0 0
16 m. 15 60 7 33 0 0 0
17 m. 10 50 10 30 10 0 0
18 m. 17 71 6 6 17 12 0
19 m. 16 44 0 44 12 6 0
20 m. 11 55 18 18 9 9 0
21 m. 11 27 18 46 9 0 0
22 m. 19 27 21 32 10 5 10
23 m. 22 54 4 17 17 0 8
24 m. 20 25 0 35 30 10 10

1 - Pas de réaction appropriée: ne réagit pas, montre quelque chose ou


quelqu'un.
2 - Cherche des yeux dans la pièce.
3 - Regarde son image.
4 - Montre son image du doigt.
5 - Après s'être regardé, ou avoir montré son image, il se penche pour
voir le^dos; se regarde et met la main loin derrière le miroir.
Cette réaction a toujours lieu lorsque l'enfant se regarde; il faut
donc ne pas en tenir compte pour trouver le total 100 fo à chaque âge.
6 - lement
Se regarde
en disant
et se touche
"là". la poitrine en réponse à la question,
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 105

« Où est (son nom?) » (voir tableau IV). Ce n'est qu'à partir de 15 mois
que nous avons obtenu une réaction spécifique à cette question. Certains
enfants regardent leur image, d'autres cherchent du regard dans la pièce ;
il semble que cette dernière réaction soit une phase intermédiaire entre la
non-réaction et le fait de se regarder ; elle disparaît complètement à 23 mois.
Observation n° 17 : Sylvie, 1 ; 2,28 (se voit seule), se regarde, sérieuse,
mains à la bouche (« où est Sylvie? ») regarde à côté, dans la pièce, puis
regarde derrière le miroir, le met contre son front, sourit, veut l'emmener
(sa mère lui enlève).
Le fait de se regarder augmente naturellement en fréquence avec l'âge,
mais il est très variable suivant les enfants dont un certain nombre (25 %)
ne réagissent pas encore à cette question à 2 ans.
A partir de 17' mois, certains enfants montrent leur image en réponse à
la question ce qui ne les empêche pas d'en chercher quelquefois le
correspondant derrière le miroir ou au dos. Enfin, à partir de 22 mois, nous trouvons
quelques enfants qui se montrent eux-mêmes en se regardant dans la glace,
en réponse à la question. Le fait de se montrer soi-même semble surtout
conditionné par la question : mais c'est déjà un progrès d'associer son nom d'une
part à soi-même en se montrant, d'autre part à son image. Pourtant ces deux
réalités ne concordent pas encore forcément puisque dans une autre
situation, lorsque l'enfant veut toucher le correspondant de son image, il
cherche encore souvent derrière la glace.
Observation n° 18 : Hélène, 1 ;9,27 (miroir tendu), vient le prendre, l'apporte
à sa mère qui lui tient, le prend elle-même, jase, le montre à sa mère.
(« où est Hélène ? ») pointe son index sur elle, dit « là », met l'index sur la

Tableau V. — QUESTION : « OU EST MAM1AN ? »


POURCENTAGE DES REPONSES

Age N pas de la regarde . 4 va la voir sans


réact. dans le miro

14 m. 5 100 0 0 0
15 m. 8 50 50 0 0
1 6 m. 9 56 44 0 0
17 m. 9 56 44 0 0
18 m. 17 47 35 12 6
19 m. 13 31 62 0 7
20 m. 10 30 60 0 10
21 m. 11 27 55 9 9
22 m. 15 0 67 20 13
23 m. 16 32 18 32 18
24 m. 8 12 50 12 26

(1) A partir de 16 mois, se retourne souvent après avoir regardé dans le


miroir.
106 G. BOULANGER-BALLEYGUIER

glace (ne se voit pas à ce monent-là), dit « si » (aussi) (l'Ex. lui met un livre
en tissu sur sa tête), se regarde, essaye d'attraper l'image en mettant la main
loin derrière la glace, puis passe longtemps la main dans le dos en se
regardant, ensuite touche son image, reste silencieuse (« enlève le chapeau,
donne-le à maman ») l'enlève et le donne à sa mère.
« Où est maman?» (voir tableau V). C'est aussi à partir de 15 mois que
nous trouvons, plus fréquemment que pour soi-même, le fait de regarder
l'image de la personne nommée. Cependant, à partir de 16 mois, certains
enfants se retournent alors, la regardent en réalité, et vont même la toucher.
Quelques enfants commencent à 18 mois à montrer son image en réponse à
ia question ; cette réaction n'est pourtant fréquente qu'à partir de 22 mois.
Enfin, aussi à partir de cet âge, quelques enfants vont directement à leur
mère sans s'inquiéter de l'image : entre ces deux réalités qui portent le
même nom, la personne est maintenant le centre réel dont le reflet n'est
plus qu'une émanation ; c'est donc à la personne que renvoie le nom.
« Où est la dame ? » (nom généralement donné à l'examinateur par les
mères). A 19 mois seulement nous trouvons certains enfants qui nous
regardent dans la ^glace, et cette réaction n'est vraiment fréquente qu'à partir
de 22 mois ; enfin, un seul enfant a montré notre image à 24 mois. Nous
trouvons donc un certain retard dans la compréhension de la question
lorsqu'il s'agit de l'examinateur, ce qui s'explique par le fait qu'il v a très
souvent apprentissage de ces réactions avec les familiers en dehors des visites.
La compréhension du nom de la personne vue dans la glace se
remarque à peu près au même moment pour la mère et pour l'enfant, qu'il s'agisse
de regarder l'image ou de la montrer du doigt. Par contre, le fait de lui
attribuer son correspondant tactile (toucher la personne elle-même) est retardé
de 6 mois environ pour l'image propre. L'utilisation spontanée du langage
va nous montrer par quelles difficultés passe l'enfant avant de se
reconnaître lui-même.
2) Utilisation spontanée du langage : Ce n'est qu'à partir de la deuxième
moitié de la seconde année que l'enfant nomme spontanément des images
vues dans le miroir (voir tableau I, II et III).
Familier : La première personne qu'il nomme est sa mère, ou un familier.
Cette réaction se rencontre déjà quelquefois à 12 et 13 mois, mais nous
avons vu qu'elle peut aussi bien s'adresser à sa propre image. Au contraire,
à partir de 17 mois, il n'y a plus de confusion, et un certain nombre
d'enfants (20 %) nomment leur mère lorsqu'ils aperçoivent son image et qu'on
leur pose la question : « Où est maman ? ». A partir de 19 mois, certains
disent spontanément le nom du familier lorsqu'ils le voient dans la glace
Oservation n° 19 : Brigitte, 1 ;7,8 (sa grand'mère lui teni le miroir), le
prend, regarde, aperçoit l'image de sa grand-mère, dit « même ».

Bébé : En même temps qu'ils commencent à nommer leur mère vue dans la
glace, quelques enfants se mettent à nommer leur propre image. A première
vue, il semble donc qu'il n'y ait pas de retard pour l'identification de son
image, alors que pour d'autres réactions nous avions constaté un grand
retard lorsqu'il s'agit de soi-même.
En réalité, l'enfant de cet âge ne sait généralement pas utiliser son
nom, même s'il le répète quelquefois, alors qu'il connaît bien le nom de
tous ses familiers. Mais, pendant un certain temps, il s'appelle « bébé » (ou
KECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 107

un mot équivalent) et c'est ce mot qu'il utilise lorsqu'il voit son image dans
ia glace. Cependant, il ne lui est pas réservé : c'est un nom commun, qui
désigne aussi tous les enfants, même plus grands que lui, naturellement les
bébés et ce qui leur appartient (une voiture d'enfant vide, par exemple),
les poupées et les images d'enfant. On pourrait croire que ceci est dû à la
façon dont les adultes nomment l'enfant. L'exemple suivant montre que
c'est plutôt un stade nécessaire, même si l'enfant utilise une déformation de
son propre nom. ,
Observation n° 20 : Brigitte, 1 ;7,28, est une enfant unique, élevée par sa
grand-mère. On l'appelle toujours Brigitte. Elle dit spontanément « titi »
quand on lui tend une poupée, quand elle voit des enfants, ou une voiture
d'enfant vide, quand elle veut avoir une glace. d'Ex, lui tend le miroir)
la prend, dit « titi » en montrant du doigt la glace. (« où est Brigitte ? »),
montre la glace du doigt, regarde son image, met la main loin derrière
le miroir, air étonné.
Lorsqu'il dit « bébé » devant son image, il ne semble donc pas que
l'enfant se reconnaisse dans la glace, mais plutôt qu'il y voie un enfant, et
qu'il se situe probablement comme enfant. Un autre exemple le montre
assez clairement.
Observation n° 21 : Pierre, 2 ;1,24, sait répéter son nom, et il le dit
quelquefois en réponse à certaines questions (Qui c'est ? Pour qui ?). Il appelle
« bébé » les enfants et les poupées, mais il réclame aussi « bébé » lorqu'il
veut se voir dans le miroir.
On montre des diapositives prises pendant les vacances d'été. Première
photo (Pierre sur la plage) : toute la famille s'exclame « Pierre ! », il dit à
son tour : « Pierre ». Deuxième photo (un bateau sur la plage), il s'exclame :
« Pierre ! » Après plusieurs photos vues en silence, de nouveau Pierre sur la
plage ; l'enfant s'exclame : « bébé ! ».
Cet enfant auquel l'image de soi renvoie est quelquefois traité comme
un autre enfant. Ainsi, quand il embrasse la glace, comme il commence à
le faire spontanément, il ne semble pas que ce soit un signe d'amour pour
soi-même, mais plutôt d'amitié envers un visage enfantin qui l'attire parce
qu'il se sent une certaine communauté avec lui, de même qu'il est
généralement attiré vers les enfants qu'il rencontre.
Observation n° 22 : Nicole, 1 ;5,0, prend le miroir à deux mains, dit
« bébé » en se regardant, puis se retourne pour regarder derrière elle.
(« Où est maman ? ») la regarde dans le miroir, puis va la toucher.
(« Où est bébé? ») va prenlre une poupée.
(« Où est Nicole ? ») répète « coco » sans se regarder.
Elle n'utilise pas encore de mot pour parler d'elle-même.
Dans cet exemple, l'image appelée « bébé » semble renvoyer à
quelqu'un d'autre, situé du même côté de la glace que l'enfant.
Il semble donc que, à ce stade, l'image soit encore indépendante du
sujet lui-même ; elle n'en est pas la simple réflexion. Ou elle appartient au
miroir comme un dessin sur un carton ; c'est ainsi qu'il s'amuse à mettre de
Ja nourriture dans la bouche de son image comme il ferait avec une poupée ;
il appelle la glace « bébé », même quand il ne se voit pas dedans, comme si
son image en faisait toujours partie. Ou elle renvoie à quelqu'un d'autre,
que l'enfant essaye de situer derrière le miroir ou à côté de lui, et à qui il
fait encore quelquefois ces gestes appris qui s'adressent à une personne
familière : marionnettes, envoyer des baisers, etc.
108 G. BOULANGER-BALLEYGUIER

Nom propre : A partir de 21 mois certains enfants commencent à dire un


nom qui leur est propre en se regardant dans le miroir. Cette réaction est
cependant rare jusqu'à deux ans.
Observation n° 23 : Nicole, 1 ;9,5, prend le miroir, se regarde, dit
« cocole ». Elle réclame « bébé » quand elle veut une poupée. Elle dit son
nom quand on montre une de ses affaires et qu'on demande «à qui c'est?».
Cependant, pendant un certain temps, le mot « bébé » et le nom
propre sont utilisés dans des situations différentes pour se désigner soi-même.
Observation n° 24 : Ainsi Nicole à 1 ;10,l, dit « cocole » quand elle
joue à cache-cache et on demande où elle est, ou dit « à cocole » quand
elle voit ses affaires. Par contre, lorsque nous lui demandons devant le miroir
où elle se voit : « Qui c'est? », elle répond «bébé» ; mais elle montre
son image à la question : « Où est Nicole ? ».
Ce n'est que le mois suivant (l;ll,0) qu'elle distingue nettement «bébé»
(poupées, enfants, images d'enfants) et « cocole » (elle-même).
C'est donc en apprenant à se singulariser parmi d'autres « petits
humains » que l'enfant arrive à s'attribuer un nom qui lui est propre, et ainsi
recherche le correspondant tactile de son image uniquement sur lui-même.
Cette évolution semble facilitée lorsqu'il y a plusieurs enfants dans la
famille : les 7 enfants qui disent leur nom avant 2 ans en se regardant dans
le miroir ont tous des frères et sœurs.
Choses : Enfin, c'est aussi à partir de 21 mois que quelques enfants
nomment les choses qu'ils voient dans la glace. Cette pratique aurait peut-être
été plus fréquente si elle avait été provoquée par l'examinateur, comme pour
les personnes. En tout cas, nous remarquons que l'enfant ne nomme son
image qu'après celle de sa mère, et en même temps que celle d'objets
inanimés.
VIII. — FIN DE LA DEUXIÈME ANNÉE
Pour la plupart des enfants, la fin de la deuxième année amorce un
tournant dans leur compréhension des images du miroir. Plusieurs réactions,
commencées pendant la première année, sont maintenant terminées.
L'enfant ne compare plus son image et celle d'autrui. Nous avons vu
que c'est très tôt pour la mère (16 mois), plus tard pour l'examinateur
(23 mois) que cette réaction disparaît. Le visage que le miroir lui renvoie
est maintenant bien différencié de tous ceux qui l'entourent.
L'illusion de la profondeur n'existe plus à partir de 23 mois ; à
cet âge, l'enfant cesse de passer la main à une certaine distance derrière le
miroir. L'image colle donc maintenant à la surface, ou renvoie à quelque
chose situé du même côté que l'enfant. Cependant, il reste un résidu de
cette illusion dans le fait qu'il cherche le correspondant de l'image (surtout
de la sienne propre) aussi dans le dos du miroir ; de là ces retournements
encore très fréquents. Certaines réflexions montrent qu'il s'attend à trouver
la même image collée à la face aveugle ; d'ailleurs, pour ces enfants, elle
doit encore apparaître lorsque le modèle n'est plus devant la glace.
Observation n° 25 : Laurent, 1 ;11,27, dit « maman » et « même » quand
il les aperçoit dans la glaoe, regarde le dos et dit : « maman non ».
Cependant, certains enfants arrivent à comprendre que l'image
n'appartient pas au miroir et n'est qu'un phénomène de réflexion. Ceci exige
un effort de décentration qui est encore difficile à cet âge : il faut imaginer
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 109

le miroir dépourvu de sa propre image et ne réfléchissant que ce vers


quoi il est tourné. Ce stade est franchi lorque l'enfant met la face vers
quelqu'un d'autre, le dos tourné vers lui, pour que cette personne se
regarde. Nous trouvons cette réaction (peut-être due au hasard) à partir de
17 mois, mais elle commence à être fréquente (21 % des enfants) à 24 mois.
Observation n° 26 : Pascal, 2;0,6, dit « non » quand l'Ex. lui tend le
miroir, le prend quani sa mère insiste, le lui apports, face vers elle, dit
« maman » le reprend, face vers lui, met la figure contre d'Ex, lui demande :
« qui c'est ? ») il répond « Pascalou ».
Dans la mesure où il comprend de mieux en mieux que l'image est
le reflet de ce qui l'entoure et peut-être aussi de lui-même, il traite moins le
miroir comme une chose et s'intéresse davantage à son image. A partir de
20 mois, déjà, les enfants cessent pratiquement de taper le miroir avec un
objet, car ils cherchent surtout à regarder le reflet de ces objets en le
comparant avec la réalité. Le fait, d'ailleurs, de taper la glace avec les mains
diminue fortement pendant la deuxième année (44 % des enfants le font à
13 mois contre 12 % à 24 mois).
Bien que leur image les intrigue déjà depuis la première année (un
grand nombre l'explore déjà à 6 mois), leur intérêt n'était pas centré sur
elle, et beaucoup d'enfants semblaient, pendant la deuxième année,
s'intéresser davantage aux différentes images qu'ils faisaient varier dans la glace
qu'à la leur. Cependant, après cette « réification » du miroir, les exercices
de concordance entre les parties de leur corps et leur reflet, et surtout la
signification de plus en plus approchée de soi-même (bébé, puis son nom)
accordée à l'image lui donne un intérêt nouveau. Enfin, à 2 ans, ces exercices
sont moins nombreux (ils disparaissent dans nos observations à 23 mois) car
la concordance semble être établie entre les parties du corps vues par
l'enfant et leur image ; elle ne suppose d'ailleurs pas forcément la
reconnaissance de soi. C'est par la nomination de soi-même, et en comprenant le
caractère uniquement réfléchissant du miroir, que l'enfant arrive à ramener cette
image à lui-même. A partir de ce moment-là, il se regarde beaucoup plus
souvent en silence car la réaction interpersonnelle entre lui et son image :
lui parler, lui sourire, n'a plus de sens ; lorsqu'il parle, c'est pour nommer les
images qu'il reconnaît dans la glace.
Observation n° 27 : Hélène, 1 ;11,7, prend le miroir, rit, voit l'image
de sa sœur Geneviève, montre du doigt l'image puis sa sœur et dit « yéyé ».
(« Où est maman ? ») montre son image dans la glace, dit «maman».
(« Où est Hélène ? ») se montre elle-même du doigt et dit « là » en se regardant,
regarde pour voir des choses qu'elle a vues en images, gratte le dos,
suce le bord.
Cependant, la reconnaissance est loin d'être achevée pour tous les
enfants à 2 ans. Si aucun ne cherche plus des yeux dans la pièce lorsqu'on
lui demande où il est, s'ils ont généralement une réaction appropriée (se
regarder dans la glace, montrer leur image, dire « là » en se touchant), leur
manipulation montre pourtant que cette image qu'on leur attribue et à
laquelle on leur fait donner le même nom qu'à eux reste encore très
extérieure à eux-mêmes, dans la mesure où leur moi se constitue comme un
centre d'actions et de sensations proprioceptives. Ils cherchent souvent
encore dans le dos de la glace, et se collent le miroir contre leur corps ou leur
visage, comme s'ils voulaient faire coïncider ces deux réalités qui sont
nommées de la même façon par l'entourage.
110 G. BOULANGER-BALLEYGUIER

Timidité : Pendant la deuxième année, les manifestations de timidité


envers le miroir diminuent, tandis que celles envers l'étranger augmentent. En
devenant de plus en plus une chose qu'il tient lui-même et qu'il manipule
à sa guise, l'enfant sépare le miroir de l'examinateur, ce qui diminue les
réactions anxieuses généralisées de l'un à l'autre. On peut quelquefois
constater, par exemple, qu'il refuse de se regarder, repousse le miroir ou s'en
va si l'examinateur ou même la mère tiennent la glace, tandis que si on la
pose sur un meuble, l'enfant la prend, l'emmène, et s'intéresse vivement à
son image. Le refus de la glace n'est donc pas forcément un signe de crainte-
devant le miroir, mais plutôt l'indice d'une opposition à ce qu'on lui
demande, le début d'un désir d'autonomie.
Par contre, une réaction de timidité particulière au miroir apparaît chez
quelques enfants dans la dernière moitié de la deuxième année : après s'être
regardé, l'enfant baisse la tète, l'air gêné ; nous n'avons jamais constaté qu'il
rougissait. Cette réaction — qui a été signalée un peu plus tard par Zazzo —
semble se situer au moment où l'enfant hésite entre l'appellation « bébé » et
son nom propre.
Observation n° 28 : Pierre, 1 ;10,2 (se voit avec l'Ex), se regarde, se balance.
air gêné, sourit, regarde alternativement l'image de l'Ex. et la sienne.
(« Où est Pierre ? ») se regarde, pas très nettement, sourit, air gêné.
(« Où est la dame ? ») regarde l'image de l'Ex.
(« Où est bébé ? ») se regarde, sourit, air gêné, tire la langue, se frotte les
mains à ses habits.
L'enfant doit se trouver au moment — probablement assez fugitif et
donc difficile à mettre en évidence — où la signification « bébé » de son
image se rétrécit et commence à s'appliquer à lui-même, qu'il apprend à
individualiser en utilisant son nom propre. Ici, la gêne semble être due à une
hésitation quant à la signification de sa propre image.

Discussion
A l'âge de 2 ans, où nous nous arrêtons un peu arbitrairement, le
processus de la reconnaissance de soi n'est qu'armorcé, et par quelques sujets,
seulement. C'est pendant la troisième année que l'enfant prendra une
conscience affermie de lui-même, qu'il se reconnaîtra sans hésitation, qu'il cessera
de se chercher derrière le miroir, et qu'il commencera à projeter ses
sentiments sur son image. Les différences individuelles, lors de cette évolution,
sont considérables, et il serait intéressant — mais ce n'est pas ici notre objet —
d'étudier ce qui peut en être la cause.
Non seulement tous les enfants ne présentent pas en même temps les
mêmes réactions, mais encore les étapes que nous avons essayé de distinguer
en établissant l'apparition de nouvelles réactions s'enchevêtrent constamment.
Pour arriver à dépasser chaque moment de l'évolution, l'enfant a besoin
d'expérimenter un très grand nombre de fois l'effet produit ; il n'y a pas de
compréhension subite, mais une expérience renouvelée pendant plusieurs
mois avant d'être assimilée.
Mais une fois la réaction suffisamment répétée, l'étape dépassée et le
problème, qui semblait se poser à ce moment-là, résolu ou du moins avancé
dans sa solution, la réaction tant de fois expérimentée disparaît
progressivement. C'est ainsi que l'enfant cesse de comparer son visage avec celui d'un
familier, puis de l'examinateur, ou de rechercher le reflet de ses doigts. Nous
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 111

ne nous trouvons donc pas en présence de réactions qui s'additionnent


simplement comme celles que l'on étudie dans les tests d'intelligence (si on
réussit les épreuves de 8 ans, celles de 4 ans seront obligatoirement passées) ;
il s'agit plutôt d'un comportement qui se structure différemment suivant
les étapes de la compréhension de cette situation.
A l'aide de toutes ces observations, nous pouvons distinguer
théoriquement trois étapes d'une évolution qui va depuis l'illusion de la réalité jusqu'à
la reconnaissance de soi, et depuis la confusion avec autrui jusqu'à la
conscience de son identité.
a) Illusion 'de la réalité : Les premières réactions montrent que l'enfant ne
différencie pas son image de celle des autres ; le bébé s'excite, sourit et jase
en regardant son reflet comme il le fait à la vue de toute figure humaine. Le
seul aspect qui semble les différencier est le fait qu'ils soient vus plus ou
moins fréquemment ; mais le genre de réactions et le même pour toutes les
images lorsqu'elles attirent l'intérêt de l'enfant. >
En même temps, le très jeune enfant est victime de l'illusion de la
réalité. Celle-ci se manifeste d'abord par des réactions interpersonnelles
(sourire, jasement) puis par des réactions motrices (illusion de la profondeur).
Cependant, on a objecté à cette interprétation qu'il ne peut y avoir
d'illusion de la réalité à un âge où l'objet n'est pas encore constitué. Pour
répondre à cette objection, définissons d'abord ce que nous entendons par illusion
de la réalité : c'est le fait de réagir à l'image d'un être comme à la vue de
cet être lui-même. Ceci n'implique pas que l'enfant attribue à la vue de
cet être ce qui en fait un objet pour l'adulte : un complexe de sensations
nécessairement liées entre elles et ne pouvant exister qu'en un seul endroit
li la fois. Pour en donner un exemple concret, nous ne pensons pas qu'en
voyant l'image de sa mère l'enfant s'attende à l'entendre parler et à toucher
un visage doux et chaud. C'est justement parce que l'objet n'est pas encore
constitué que l'enfant reste si longtemps victime de l'illusion : il réagit à
ia vue de son visage comme à celle d'un être humain et, dès que la
préhension s'est développée, adapte ses gestes à la forme du miroir comme il le
ferait envers un objet de bois sans paraître surpris par la contradiction
entre ses données sensorielles. Cette contradiction — qui nous semble
évidente — n'existe pas encore pour lui ; les sensations coexistent ou se
succèdent sans lien nécessaire entre elles. C'est peu à peu que, sous l'influence
de la maturation et d'expériences répétées, il apprendra leur logique, il
structurera cet ensemble incoordonné en objets multisensoriels évoluant dans un
espace et un temps régis par le principe de l'identité. Pendant cette première
étape devant le miroir, nous observons que chaque réaction est une réponse
directe à un seul aspect de la situation, sans que les autres aspects
interfèrent pour modifier cette réaction.
b) Comparaison et concordance entre les différentes sensations : La
deuxième étape marque l'avènement de la contradiction entre les différents aspects
du miroir, parce que l'enfant cherche à coordonner ses différentes réactions.
Ainsi il essaye de prendre derrière le miroir ce visage, auquel il sourit
toujours, et qui lui semble à une certaine distance de la surface. En même temps,
il dépasse la simple réaction au stimulant et compare entre elles deux
stimulations qui se ressemblent : le visage à côté du miroir et celui qu'il voit
dedans ; un peu après, il se retourne pour observer la ressemblance entre
la personne et son image. De cette comparaison naît une meilleure diffé-
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RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR U3

Pourcentage d'enfants présentant les différentes réactions (1).

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deux réactions différentes : grimaces spontanées accompagnant l'agitation,
■oduit pendant la deuxième année.
114 G. BOULAN GER-BALLEY GUIER

renciation des visages, ce qui permet de rattacher à un seul objet deux


images identiques vues à des endroits différents (le visage réel de la mère et
son reflet), et aussi de donner des significations différentes aux visages vus
dans le miroir. Dlin ensemble confus de visages mal différenciés, celui de
la mère paraît être le premier à se distinguer, et à renvoyer à la personne
correspondante, tandis que l'exploration continue pour les autres visages,
dont la signification ne semble pas encore très différenciée.
Le fait de remarquer une ressemblance entre le réel et l'image, par
exemple de se retourner, n'exclut pas à cette étape un certain degré d'illu-
lusion : l'image semble coller au miroir, l'enfant en recherche le double au
dos. L'objet n'est pas encore régi par le principe de l'identité : le même
visage peut apparaître à deux endroits différents, correspondre à des
sensations tactiles elles aussi différentes, et pourtant ce visage est bien distingué
des autres, la ressemblance étant établie entre une image et un visage.
^) Constitution de V objet : La troisième étape se caractérise au contraire par
une prépondérance de la personne vis-à-vis de l'image, qui lui est
strictement dépendante et n'existe que dans certaines conditions : la personne
doit être devant la face du miroir pour que son aspect visuel s'y réfléchisse.
C'est grâce à la constitution de l'objet, tel que nous l'avons défini plus haut,
que l'illusion de la réalité est dépassée ; ainsi l'image n'est plus qu'un reflet
de l'objet ou, comme le dit Wallon : « Pour que la personne ne soit
qu'en un seul endroit il faut que l'image devienne factice et la réalité puisse
être non sensorielle » (16 p. 172).
Cependant, suivant que l'objet en question est plus ou moins familier,
ou facile à regarder, cette constitution apparaît plus ou moins tôt, de sorte
que l'illusion de la réalité est plus tenace pour certains objets que pour
d'autres ; ceci s'explique bien par la notion de « décalage horizontal »
de Piaget.
C'est pour la mère, ou un personnage familier, qu'elle disparaît la
première. Nous avons vu que l'enfant se retourne d'abord vers sa mère ;
mais ensuite il cesse, plus tôt que pour l'examinateur, de comparer ce visage
avec le sien propre ; il cesse aussi plus tôt de se retourner vers elle lorsqu'il
\ok son image. Elle est la première personne dont le nom spécifique, n'étant
attribué à personne d'autre, est dit lorsqu'il voit son image ; enfin, c'est
d'abord pour elle que le nom ou l'image se rapportent immédiatement à la
personne, au point que ce n'est même plus un jeu de regarder son reflet ;
ces aspects sont maintenant inséparables d'elle-même.
Parmi les parties de son corps, ce sont ses doigts dont l'image est
d'abord observée, pour lesquels la double apparition devient une
contradiction (l'enfant n'ose pas toucher le miroir, ou enlève sa main, l'air effrayé,
lorsqu'il remarie leur reflet) et qui, très tôt, ne pose plus de problème,
sur lesquels il ; _*périmente plus, alors qu'il commence à étudier la
concordance entre d'autres parties de son corps et leur reflet.
Après les doigts, ce sont donc ces parties visibles par l'enfant qu'il
compare à leur image : jambes, bras, vêtements, etc. Cette concordance a
besoin de toute la deuxième année pour être établie, mais ensuite, elle ne
semble plus préoccuper l'enfant ; s'il remarque l'image d'un objet insolite
sur lui, il touche sans hésitation l'objet lui-même ; autrement, il n'accorde
plus d'attention à ces parties. Par contre, les expériences avec la figure
durent plus longtemps : dès la première année, il s'intéresse à ces mimiques
RECONNAISSANCE DE SOI DEVANT LE MIROIR 115

qui naissent spontanément sur son visage ; pendant la deuxième année,


•1 cherche à les recommencer, il explore du doigt son visage pendant qu'il
6t regarde, mais cette exploration est loin d'être terminée à deux ans, elle
se continuera pendant la troisième année. Le visage est donc la dernière
partie dont l'image ne pose plus de problème ; c'est aussi celle dont l'aspect
visuel renvoie le plus longtemps à quelque chose qui se situerait derrière le
miroir : tout en sachant se nommer, en se touchant devant la glace, l'enfant
recherche encore souvent dans le dos du miroir le correspondant de cette
image qu'il ne peut comparer à rien d'autre.

La reconnaissance qui semble donc la plus difficile est bien celle de sa


propre personne, comme plusieurs auteurs l'ont déjà remarqué. S'il paraît
se nommer assez précocement — en même temps que sa mère, plus tôt
que l'examinateur — c'est en attribuant à son image un nom commun qui
peut désigner aussi bien un autre enfant que lui-même. A ce stade, il ne
paraît pas différencier son image visuelle de celle des autres enfants ; son
attirance vers eux et la confusion dans son langage entre lui-même et
les autres montre qu'il se distingue encore mal de ce groupe de « petits
humains », qui est, par contre, déjà séparé de celui des adultes. Cette
confusion entretient l'illusion, qui est particulièrement tenace lorsqu'il s'agit de
:a propre image : la nommant « bébé », il va tout de même regarder
derrière le miroir, ou se retourner pour chercher quelqu'un à côté de lui. C'est
quand il arrive à s'attribuer un nom personnel, imitant en cela son
entourage, mais aussi probablement grâce à une conscience naissante de soi,
qu'il comprend que le reflet renvoie à son corps, à son visage. Les
concordances observées auparavant, quand il touche son visage, ses habits
devant la glace, ne font que préparer cette étape, pendant laquelle l'enfer, t
continue ses expérimentations, regarde toujours le dos du m'roir, fait des
mouvements et observe leur reflet.

C'est donc peu à peu, et assez tardivement — entre 2 et 3 ans — que


l'enfant reconnaît son image comme étant la sienne propre, après l'avoir
différenciée de celles des autres, et avoir appris à ne la considérer que comme
le reflet d'un objet, lui-même, source unique d'aspects différents, mais
toujours liés ensemble. S'il est la dernière personne à se reconnaître, c'est
d'une part qu'il ne peut pas comparer son image avec la vue directe de
son visage, mais aussi parce que la notion de lui-même comme objet est
difficile à constituer : pour comprendre le nom qu'on lui donne, pour se voir
comme les autres le voient, il faut se situer comme une personne qui a des
aspects à la fois semblables à ceux des autres et particuliers à elle-même.
Jusque-là, il s'était intéressé à tout ce qui l'entourait, avait appris à identifier
des objets stables sous la multiplicité changeante de leurs aspects.
Maintenant il prend conscience, avec l'aide de l'adulte, de certains aspects de lui-
même qui le situent dans ce monde des objets. A deux ans, cette connaissance
est encore très fragile et mal différenciée de ce qui est extérieur à lui ; peu
à peu, cependant, avec l'affirmation de son moi, il prendra une conscience
plus claire de lui-même, et de sa place parmi les autres. Mais ce regard
sur soi-même — étape spécifiquement humaine — va contre notre tendance
à être plutôt sujet, c'est-à-dire centre d'actions tendu vers les autres,
qu'objet ; c'est pourquoi toute notre vie il nous étonnera en nous découvrant de
nouveaux aspects de nous-mêmes.
116 G. BOULANGER-BALLEYGUIER

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