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Initiationà la linguistique française

SANDRINE ZUFFEREY
JACQUES MOESCHLER

Initiation
à la linguistique
française

3e édition
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Table des matières

Avant-propos 13

PARTIE 1
INTRODUCTION À LA LINGUISTIQUE FRANÇAISE

1 Introduction à l’étude du langage 21


1 Affirmations ordinaires et questions non ordinaires sur le langage 21
2 À quoi sert le langage ? 22
3 Qu’est-ce que le langage ? 25
Tous les êtres humains parlent au moins une langue 25
L’acquisition du langage 26
L’évolution du langage 28
Les langues sont des systèmes complexes 28
Communication verbale et communication animale 29
Le langage est spécifique à l’espèce humaine 31
4 Comment étudier le langage ? 32
5 Références de base 34
6 Pour aller plus loin 35

2 Langage et communication 37
1 Communication littérale et communication non littérale 37
2 Pourquoi la communication est-elle non littérale ? 39
3 Modèle du code et modèle de l’inférence 40
Le modèle du code 40
Le modèle de l’inférence 41

Table des matières 5


4 Signification de la phrase et sens de l’énoncé 43
Phrase et énoncé 43
5 L’enrichissement pragmatique 45
Implicatures et explicatures 46
Spécification et élargissement 48
6 La pertinence 50
Pourquoi la communication est-elle non littérale ? 50
Comment comprenons-nous les énoncés non littéraux ? 51
7 Références de base 51
8 Pour aller plus loin 51

3 Le langage et les langues 53


1 Origine du langage et évolution 53
2 Pidgins et créoles 55
3 Les langues du monde 57
Diversité et similitudes entre les langues 58
Le groupement des langues en familles 59
Les familles de langues du monde 61
La répartition des locuteurs entre les langues 61
4 Les langues en danger 63
5 Les langues indo-européennes 65
La dissémination des langues indo-européennes 66
6 Références de base 68
7 Pour aller plus loin 68

4 Histoire et variétés du français 71


1 Qu’est-ce que le français ? 71
Le groupe des langues romanes 71
En quoi le français se distingue-t-il des autres langues romanes ? 72
Les influences du germanique sur le français actuel 74
2 Quelques éléments de l’histoire de France et du français 75
Avant l’arrivée du latin 75

6 Initiation à la linguistique française


La latinisation de la Gaule 76
La transition du latin au français 77
L’affirmation du français 78
3 Quelques témoignages de la naissance du français 80
4 Français et francophonie 82
5 Références de base 84
6 Pour aller plus loin 84

5 Une brève histoire de la linguistique contemporaine : de Saussure


à Chomsky 85
1 Saussure et les fondements de la linguistique structurale 85
La naissance de la linguistique moderne 85
La méthode de Saussure 86
Langue et parole 87
Linguistique synchronique et diachronique 89
Le signe linguistique 90
Les rapports entre signes 91
En résumé 91
2 Chomsky et la grammaire générative 92
Un nouveau programme pour la linguistique 92
Une approche rationaliste de la linguistique 93
La notion de langue interne 94
Grammaire universelle et faculté de langage 95
La notion de grammaire générative 96
En résumé 97
3 Références de base 97
4 Pour aller plus loin 97

PARTIE 2
LES DOMAINES DE LA LINGUISTIQUE FRANÇAISE

6 Phonétique et phonologie du français 101


1 Les unités d’analyse linguistique : du son à la phrase 101

Table des matières 7


2 Les unités de l’écrit et de l’oral 104
3 Éléments de phonétique articulatoire 106
Consonnes, voyelles et semi-voyelles 106
Les voyelles et semi-voyelles du français 108
Les consonnes du français 109
4 Éléments de phonologie 110
La notion de phonème 110
Commutation et permutation de phonèmes 111
La méthode des paires minimales 111
5 Enchaînement et liaison 112
6 Références de base 114
7 Pour aller plus loin 114

7 Morphologie du français 115


1 La notion de morphème 115
Pourquoi s’intéresser aux morphèmes plutôt qu’aux mots ? 116
Types de morphèmes 116
2 La décomposition des mots en morphèmes 118
3 Comment sont formés les mots en français ? 119
La flexion 119
La dérivation 119
La composition 120
Autres processus de formation des mots 122
4 Morphologie et faculté de langage 123
Morphologie et lexique 123
L’acquisition des règles de morphologie 124
La morphologie dans le cerveau 125
5 Références de base 126
6 Pour aller plus loin 127

8 Catégories et syntagmes 129


1 Grammaire et syntaxe 129

8 Initiation à la linguistique française


2 Les puristes 131
3 La syntaxe 132
4 Mots et catégories grammaticales 134
Les catégories grammaticales lexicales et non lexicales 136
Sous-catégories et traits grammaticaux 137
Catégories grammaticales, fonctions grammaticales et fonctions
sémantiques 138
5 La notion de syntagme 140
La structure des syntagmes 140
Tests pour l’identification des syntagmes 142
6 Références de base 143
7 Pour aller plus loin 144

9 Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 145


1 Règles et normes 145
2 Structure hiérarchique 147
Structure hierarchique des syntagmes 149
Structure de la phrase simple 150
Le syntagme déterminant 154
La notion de complémenteur et la phrase complexe 156
Structure des phrases relatives 159
3 Références de base 161
4 Pour aller plus loin 161

10 Sémantique du français 163


1 Signification, concept et dénotation 163
2 Sémantique compositionnelle 165
3 Sémantique lexicale : les relations de sens 167
Hyponymie et méronymie 167
Synonymie 169
Antonymie et complémentarité 170

Table des matières 9


4 La signification des noms et des verbes 171
Noms massifs et comptables 172
Les classes aspectuelles des verbes 172
5 Polysémie et coercion sémantique 175
6 Références de base 176
7 Pour aller plus loin 177

11 Langage et action : les actes de langage 179


1 Les débuts de la pragmatique : Austin 179
Constatifs et performatifs 180
Actes locutionnaire, illocutionnaire et perlocutionnaire 181
2 La théorie des actes de langage de Searle 183
3 Les actes de langage indirects 186
4 Théorie des actes de langage et pragmatique contemporaine 188
Problèmes et limites de la théorie des actes de langage 189
Actes de langage et pragmatique cognitive 190
5 Références de base 191
6 Pour aller plus loin 191

12 Pragmatique lexicale : expressions référentielles, temps verbaux


et connecteurs 193
1 Signification conceptuelle et signification procédurale 193
2 Les expressions référentielles 195
Expressions référentielles autonomes et non autonomes 195
Référence actuelle et référence virtuelle 196
L’anaphore 197
3 Les temps verbaux 198
L’approche aspectuelle 199
L’approche anaphorique 200
L’approche pragmatique 200
4 Les connecteurs pragmatiques 202
Portée des segments reliés par des connecteurs 203

10 Initiation à la linguistique française


Contenu des segments reliés par des connecteurs 204
Connecteurs et sous-spécification 205
5 Références de base 205
6 Pour aller plus loin 206

13 Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 207


1 Différents points de vue sur les questions de style 207
La rhétorique classique 207
Le point de vue de l’analyse pragmatique 208
Les avantages de l’analyse pragmatique 209
2 Métaphore et pragmatique lexicale 210
Comment fonctionne la métaphore ? 211
3 Métonymie et espaces mentaux 212
4 Ironie et usage échoïque du langage 215
Problèmes de l’analyse rhétorique de l’ironie 215
L’analyse pragmatique de l’ironie 216
5 Références de base 219
6 Pour aller plus loin 219

14 Implicatures 221
1 La théorie gricéenne des implicatures 221
Signification non naturelle 221
Coopération et maximes de conversation 223
Implicatures conversationnelles 225
Implicatures conventionnelles 227
Propriétés des implicatures 228
2 L’approche néo-gricéenne des implicatures 229
Principes-Q, -I et -M 229
Implicatures conversationnelles généralisées 232
Implicatures conventionnelles et anti-arrière-plan 232
3 Implicatures et implications contextuelles 235
4 Références de base 236

Table des matières 11


5 Pour aller plus loin 236

15 Sociolinguistique 237
1 Les variations dans l’usage du langage 238
Les fondements de la sociolinguistique 238
La notion de sociolecte 240
2 Les français régionaux 242
Variations phonologiques, lexicales et grammaticales 243
Influence des variables sociales sur la variation 246
Variétés et perceptions des locuteurs 247
3 Références de base 249
4 Pour aller plus loin 249

Bibliographie 251

Corrigé des questions de révision 261

Index 337

12 Initiation à la linguistique française


Avant-propos

C
e livre propose, de manière originale et certainement unique,
un cours d’initiation à la linguistique française permettant à des
enseignants universitaires de construire un enseignement magis‐
tral et des séminaires d’accompagnement (travaux dirigés ou travaux pra‐
tiques). Ses quinze chapitres, suivis d’exercices et de leur corrigé,
permettent en effet une présentation concise des principaux domaines de
la linguistique. Du point de vue de l’enseignement, l’ouvrage représente
une version plus adaptée à une initiation regroupée sur un semestre ou une
année d’enseignement que l’ouvrage de Jacques Moeschler et Antoine
Auchlin, Introduction à la linguistique contemporaine. Le livre de Moeschler
et Auchlin, publié pour la première fois en 1997, s’est révélé un excellent
outil de travail, mais qui est adapté à un cycle de formation plus large et
plus complet que celui prévu par le présent ouvrage. On peut aussi espérer,
étant donné que les questions de langage et de linguistique font partie du
cursus de philosophie en terminale, que la matière présentée ici apportera
une vision du langage plus précise aux professeurs de lycée en philosophie,
ainsi que des outils conceptuels nouveaux.
En 2005, les auteurs de cette Initiation à la linguistique française ont
développé, testé et amélioré un cours destiné à des étudiants non formés
à la linguistique, venant principalement des études littéraires et de la psy‐
chologie, afin de leur permettre d’acquérir les bases nécessaires à de futures
lectures et de suivre des cours plus approfondis dans les différents domaines
de la linguistique. Pendant près de quinze ans, le contenu de ce livre a été
testé, modifié, adapté pour donner lieu à cette troisième édition. L’ajout
de trois chapitres, depuis sa première édition en 2010, montre que nous
nous sommes adaptés, dans nos universités respectives, à l’enseignement
de la linguistique à un public d’étudiants de langue et littérature françaises.
Le format choisi pour cette initiation explique le caractère ramassé de
la présentation, mais aussi la diversité des sujets abordés. La linguistique

Avant-propos 13
d’aujourd’hui, contrairement à ce qui a été longtemps enseigné comme
première introduction, ne se réduit pas aux domaines classiques de la lin‐
guistique structurale. Il nous a semblé en effet nécessaire de commencer
par des chapitres de nature générale, qui indiquent respectivement l’objet
de la linguistique, mais aussi le rapport entre langage et communication,
la diversité et l’universalité du phénomène langagier dans le monde, sa
dimension historique (appliquée au français) ainsi que les deux grands
paradigmes de la linguistique théorique, le structuralisme fondé par Fer‐
dinand de Saussure et la théorie générative de Noam Chomsky. Relative‐
ment à ses différents développements récents, nous avons insisté sur les
domaines traditionnels (phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique),
avec un accent original dans quatre derniers chapitres sur des aspects
importants de la pragmatique – actes de langage, pragmatique lexicale,
style, implicature, ainsi qu’une ouverture sociolinguistique aux variétés du
français.
Si la perspective globale de ce livre est ainsi multiple dans ses domaines
et dans ses sources théoriques, nous avons cherché à unifier autant que
possible l’arrière-plan théorique. Ce choix, essentiellement lié à des
contraintes de place (livre) et de temps (cours), laisse une place extrême‐
ment réduite à certaines approches en linguistique comme la linguistique
cognitive (traitée partiellement à propos de la métonymie dans le cha‐
pitre 13), alors que les rapports entre langage et cognition traversent de
manière constante les différents chapitres du livre (acquisition du langage,
communication humaine et communication animale, communication
inférentielle, théorie de l’esprit). En revanche, les chapitres classiques des
cours de linguistique (phonétique-phonologie, morphologie, syntaxe,
sémantique) sont abordés avec les outils traditionnels de la linguistique
structurale et générative (notamment la théorie X-barre et la théorie des
principes et paramètres). Par ailleurs, les apports principaux de la séman‐
tique formelle et de la philosophie du langage sur la question de la référence
sont abordés dans le chapitre de sémantique lexicale, avec une insistance
particulière sur la sémantique des noms et des verbes. Dans cet esprit, nous
avons cherché à montrer les grands aspects des propriétés formelles et
sémantiques des langues naturelles, ainsi que leur application au français.

14 Initiation à la linguistique française


Un peu plus d’un siècle après la parution du Cours de linguistique géné‐
rale, la linguistique est devenue une science mûre, qui a trouvé des terrains
de développement multiples, fructueux et exigeants. L’étude du langage
n’est maintenant plus seulement un passage obligé pour les sciences
humaines et sociales, mais un terrain de recherche interdisciplinaire qui
concerne les sciences cognitives et l’informatique, et aussi les neuros‐
ciences et les sciences médicales. Néanmoins, l’un des grands problèmes
de notre discipline n’est pas son manque de reconnaissance institutionnelle
ou scientifique (la linguistique est une discipline de pointe dans les huma‐
nités et les sciences humaines, extrêmement bien notée par les organismes
de recherche) : il se situe essentiellement dans la diffusion des connais‐
sances qu’elle a accumulées pendant près d’un siècle. La science et son
développement sont rarement cumulatifs, et si la métaphore du nain sur
les épaules du géant subsiste dans un grand nombre d’esprits (Newton sur
les épaules de ses prédécesseurs), il est de plus en plus difficile de défendre
et d’illustrer le très grand patrimoine de recherches et d’hypothèses accu‐
mulées en linguistique : les théories succèdent aux théories, les données
nouvelles remplacent des données anciennes, les outils d’investigation
changent (surtout grâce aux sciences informatiques et aux méthodes expé‐
rimentales). Le risque est donc grand que certains faits qui semblent acquis
dans le domaine de la linguistique d’aujourd’hui n’apparaissent plus
comme des hypothèses de départ nécessaires pour fonder les recherches
de demain. Notre but, en écrivant ce livre, n’est pas de figer les connais‐
sances développées ces dernières décennies et de les prendre pour défini‐
tives, mais de mettre en valeur certaines des hypothèses fortes que la
linguistique a essayé, avec succès pour un grand nombre d’entre elles, de
fonder.
C’est que la langue et le langage ne sont pas des objets d’étude ordi‐
naires : objet d’étude, le langage l’est par des sujets qui le maîtrisent et
l’utilisent. Par ailleurs, chaque être humain, possédant une ou plusieurs
langues, a une théorie implicite du langage. Demandez à un locuteur fran‐
cophone pourquoi on doit dire aller chez le dentiste plutôt qu’aller au den‐
tiste, il aura certainement une explication, plus ou moins argumentée, mais
certainement une explication. Or, peu de locuteurs francophones savent
que la préposition chez est le résultat d’un processus linguistique dit de

Avant-propos 15
grammaticalisation qui a permis de faire d’un nom (du latin casa, maison)
une préposition. Peu penseront que cette nouvelle préposition pose un
conflit, insoluble pour certains, à cause de l’existence d’une autre propo‐
sition locative (à) utilisée pour des noms de lieux (je vais à Paris et non je
vais chez Paris). Encore moins savent que le processus de grammaticali‐
sation ne permet pas, à l’inverse, de passer d’une préposition à un verbe
ou à un nom (traverser est une exception toute française à partir de la
préposition à travers). Ces connaissances linguistiques ne sont pas sim‐
plement une accumulation de petits faits (certes avec de grands effets),
mais une manière raisonnée et documentée de comprendre la complexité
du langage humain et des langues.
L’un des thèmes que les auteurs de cette initiation ont à cœur de
défendre est la différence entre le langage et la communication, en d’autres
termes, la différence entre la linguistique et la pragmatique. Contrairement
à ce que prévoient les thèses structuralistes classiques, le langage n’a pas
de fonction communicative première. Les recherches sur l’origine du lan‐
gage, mais aussi sur son évolution et son acquisition, permettent de penser
que la fonction du langage est premièrement cognitive. Nous transmettons
la faculté de langage à nos enfants, à savoir la faculté à acquérir naturelle‐
ment et sans effort une ou plusieurs langues. Cependant, la chose extra‐
ordinaire est que l’espèce humaine a trouvé un avantage certain à utiliser
les langues naturelles dans la communication, et même si l’apparition du
langage s’est certainement greffée sur un mode préalable de communica‐
tion inférentielle (selon la thèse de Sperber et Origgi), l’usage du langage
a donné, aux cours des millénaires et des siècles, des résultats que les
cultures ont soigneusement conservés : poésie, littérature, récits mytho‐
logiques, textes sacrés, textes juridiques…
Comprendre la complexité du langage, la question de son origine, de
son acquisition, de son histoire, de ses différentes dimensions, de son usage
est donc au centre de ce livre. Notre conviction est que l’ensemble de ces
thèmes sont des éléments de connaissance fondamentaux que tout étu‐
diant en sciences humaines, littérature, sciences du langage ou sciences
cognitives devrait maîtriser, simplement parce que les développements
scientifiques nouveaux se feront dans l’interdisciplinarité, et que celle-ci
doit s’appuyer sur des compétences disciplinaires solides.

16 Initiation à la linguistique française


Alors bonne lecture, et que votre plaisir à lire ce livre soit au moins aussi
grand que le plaisir que nous avons pris à le concevoir et à l’écrire !

Avant-propos 17
Partie 1

Introduction
à la linguistique
française
Chapitre 1
Introduction à l’étude
du langage

L
e langage est un phénomène à la fois vaste et complexe. Comme
nous le verrons dans ce chapitre, il est unique, spécifique à l’espèce
humaine, mais se présente sous des formes variées. Si l’étude du
langage est maintenant une discipline établie, les questions que se pose le
linguiste sont souvent bien éloignées de la vision commune que les locu‐
teurs ont du langage. Nous allons commencer ce livre par formuler deux
ensembles de propositions, celles qu’un non-spécialiste pourrait formuler
sur le langage, et leur opposer les questions auxquelles les linguistes
cherchent à répondre. C’est essentiellement ce deuxième groupe de ques‐
tions qui sera abordé dans ce chapitre et dans le reste de cet ouvrage.

1. Affirmations ordinaires
et questions non ordinaires
sur le langage
Voici un échantillon non exhaustif d’affirmations sur le langage qui
reviennent régulièrement dans les questions posées par nos étudiants :
1) Les langues non écrites ne sont pas de vraies langues et il y a des langues
plus importantes que d’autres.
2) Le français est une langue logique, claire et belle.
3) Les enfants apprennent à parler en imitant leurs parents.
4) Une langue est composée de lettres, de mots et de phrases.

Chapitre 1. Introduction à l’étude du langage 21


5) Les langues changent sous l’influence des contacts avec d’autres
langues.
6) Il faut protéger le français de l’influence des autres langues (anglais,
arabe, etc.) pour le préserver.
7) Les langues actuelles sont menacées par des usages fautifs et erronés
(médias, parler jeune, administration, etc.).
8) Seuls les mots du dictionnaire appartiennent à la langue.
9) Le linguiste s’intéresse à l’origine des mots, car c’est de là que vient leur
signification.

Voici maintenant quelques questions auxquelles les linguistes


cherchent à apporter des réponses :
1) Pourquoi et comment le langage a-t-il émergé chez homo sapiens ?
2) Comment les enfants peuvent-ils apprendre à parler si facilement et si
rapidement ?
3) Comment les locuteurs utilisent-ils le langage pour communiquer avec
autrui ?
4) Pourquoi y a-t-il autant de langues différentes dans le monde ?
5) Pourquoi les langues évoluent-elles ?
6) Comment le langage est-il organisé, structuré ?
7) Comment la signification est-elle véhiculée par le langage ?
8) Comment les locuteurs peuvent-ils vouloir dire quelque chose en disant
autre chose, comme dans le cas de la métaphore et de l’ironie ?
9) Où le langage est-il traité et produit dans le cerveau ?
10) Que nous apprennent les pathologies du langage sur le fonctionne‐
ment du langage et de la cognition humaine ?

2. À quoi sert le langage ?


Nous allons commencer par nous demander quelle est la fonction du
langage. La réponse la plus immédiate est que le langage sert à la com‐
munication. Mais le langage est aussi, et l’histoire de la pensée occidentale
en est la preuve, en étroite relation avec la pensée. Dès lors, quelles sont

22 Partie 1. Introduction à la linguistique française


les relations du langage avec la communication, d’une part, et avec la pen‐
sée, d’autre part ? Si le langage a un rapport avec la pensée (le langage nous
permet en effet de penser), qu’apporte le langage à la communication, ce
d’autant plus que nous pouvons communiquer sans le langage ? De
manière encore plus générale, comment fonctionne la communication ?
Nous allons répondre de manière précise à cette dernière question au cha‐
pitre 2. On peut cependant réduire la question de la fonction du langage
à deux positions traditionnellement défendues depuis près d’un siècle en
linguistique.
Premièrement, le langage a une fonction sociale : il sert à renforcer les
liens à l’intérieur des groupes humains. Selon cette hypothèse, le langage
a apporté un avantage dans le développement des relations sociales pour
l’espèce humaine. La fonction sociale du langage explique donc de manière
directe les raisons pour lesquelles le langage est apparu. Avec le langage,
la communication a profité d’un bond qualitatif extraordinaire, ce qui
explique en partie les raisons du succès d’homo sapiens sur les autres espèces
et sur l’environnement. Mais on peut supposer que le langage a égale‐
ment une fonction cognitive : il sert à représenter et stocker des infor‐
mations. De ce point de vue, le langage a apporté un avantage fantastique
pour le développement cognitif de l’espèce humaine.
La thèse de la fonction sociale du langage est soutenue par des argu‐
ments convaincants en première instance : (i) son rôle dans le développe‐
ment des liens sociaux entre individus et entre groupes humains ; (ii) le
développement qu’il a permis dans les stratégies de coopération pour la
chasse ; (iii) le fait que le langage permet d’obtenir ce que l’on ne peut pas
obtenir sans lui, comme une réponse avec une question, un objet avec une
demande, un engagement avec une promesse (cf. chapitre 11). Certains
psychologues évolutionnistes (par exemple Dunbar 1996) pensent égale‐
ment que le langage a peut-être remplacé l’épouillage, nécessaire à la paci‐
fication des individus à l’intérieur des groupes, à cause de l’augmentation
de la population.
Mais ces trois arguments reçoivent chacun des objections fortes : (i)
nous ne sommes pas la seule espèce dont la vie sociale est complexe et riche
(cf. la description de la grande complexité de la vie sociale et politique des
chimpanzés par de Waal 1995) ; (ii) les groupes de chasseurs-cueilleurs

Chapitre 1. Introduction à l’étude du langage 23


actuels (bushmen et pygmées), dont on peut penser qu’ils ont des pratiques
assez proches des premiers hommes, vivent davantage de la cueillette des
femmes et des enfants que de la chasse des hommes ; par ailleurs, d’autres
espèces comme les loups chassent en groupe ; (iii) les nourrissons, qui ne
parlent pas encore, ainsi que les animaux domestiques, savent très bien
communiquer leurs états mentaux et leurs désirs sans langage.
Le paradoxe semble être le suivant : nous utilisons le langage pour
communiquer, mais le langage est fortement lié à la cognition humaine.
Cela veut dire qu’il a dû jouer un rôle important dans le développement
de la cognition humaine, et qu’il n’a pu apparaître que lorsque les capacités
cognitives de l’espèce ont permis le traitement, le stockage et la commu‐
nication d’un grand nombre d’informations.
Ce lien étroit entre le langage et la cognition humaine est aujourd’hui
formulé à l’aide d’un concept issu de la psychologie cognitive, celui de
théorie de l’esprit. La théorie de l’esprit est la capacité que nous avons de
lire dans l’esprit d’autrui. Cette capacité nous permet d’attribuer à autrui
des intentions, des croyances, des désirs, à savoir des états mentaux. Par
exemple, si Sandrine dit à Jacques « je boirais bien un verre de jus d’orange »
tout en se dirigeant vers le frigidaire, Jacques comprend que son action est
dirigée par son désir de boire un verre de jus d’orange et par sa croyance que
le frigidaire contient du jus d’orange. Cette faculté cognitive est essentielle
pour la communication, car comme nous le verrons au chapitre 2, les
phrases produites par les locuteurs sont souvent incomplètes et les audi‐
teurs doivent être capables de raisonner au sujet de leurs motivations pour
comprendre le sens communiqué. Lorsque la théorie de l’esprit ne se déve‐
loppe pas normalement chez un enfant, des pathologies mentales impor‐
tantes, comme le syndrome autistique, se manifestent (Frith 2010).
Quelles sont donc les relations entre langage, pensée et communica‐
tion ? Nous avons vu que la communication peut exister sans le langage,
dans le cadre de la communication non verbale, mais le langage peut aussi
exister sans la communication : par exemple dans le cas d’un journal intime,
du style indirect libre, du monologue intérieur, et de manière plus générale
dans la fiction. Mais cette relation non réciproque ne peut exister entre le
langage et la pensée : la pensée ne peut en effet pas s’exprimer sans le
langage.

24 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Voici donc une première réponse à la question de la fonction du lan‐
gage. Le langage a une fonction cognitive : le langage permet l’expression
de la pensée. Mais le langage a aussi une fonction de communication : il
permet l’accès à une forme sophistiquée de communication, la communi‐
cation verbale. Avant d’examiner les relations entre le langage et la com‐
munication au chapitre 2, nous allons préciser davantage dans le reste de
ce chapitre ce qu’est le langage.

3. Qu’est-ce que le langage ?


Pour répondre à cette question, nous allons examiner plusieurs faits à
propos du langage :
1) Tous les êtres humains parlent au moins une langue.
2) Les jeunes enfants apprennent naturellement une langue (leur langue
maternelle).
3) Les langues évoluent dans le temps.
4) Les langues sont des systèmes complexes.
5) Leur niveau de complexité est sans commune mesure avec d’autres
systèmes de communication animale.
6) Le langage est spécifique à l’espèce humaine.

Tous les êtres humains parlent


au moins une langue
Sauf dans des cas de déficit physiologique, comme la surdité, ou de
déficits cognitifs, comme l’autisme ou le trouble spécifique du langage
(aussi appelé dysphasie), tous les êtres humains parlent au moins une
langue, et même souvent plusieurs. Par ailleurs, lorsqu’ils sont exposés à
la langue des signes, les enfants sourds acquièrent un langage sans difficulté
et au même rythme que les enfants entendants. On a même observé, au
Nicaragua, l’émergence d’une nouvelle langue des signes entièrement créée
par des enfants sourds isolés du reste de la population (Senghas et al. 2005).
Tous ces éléments confirment que l’espèce humaine a une prédisposition

Chapitre 1. Introduction à l’étude du langage 25


particulière pour le langage. Certains linguistes parlent de la faculté de
langage (Chomsky) ou de l’instinct du langage (Pinker).

L’acquisition du langage
L’acquisition du langage est l’un des domaines de la linguistique qui
nous permet de mieux comprendre les propriétés des langues naturelles,
mais aussi d’imaginer comment le langage a pu émerger chez l’homme –
l’idée étant que l’ontogénèse, le développement de l’individu, permet de
comprendre la phylogénèse, le développement de l’espèce. Il y a actuelle‐
ment deux grands modèles de l’acquisition du langage : le modèle social
et le modèle cognitif.
Selon le modèle social, l’acquisition du langage est fondamentalement
un fait d’imitation de la part du jeune enfant. Dans ce modèle, l’acquisition
dépend fortement des stimuli verbaux (données initiales ou inputs) fournis
par l’environnement social et culturel de l’enfant. Selon le modèle cognitif,
l’acquisition du langage n’est pas un fait d’imitation, mais est directement
dépendante d’une faculté cognitive, la faculté de langage. L’idée étant que
le langage est inné et se développe naturellement par l’exposition à une
langue particulière dans les premières années de vie, sans qu’un appren‐
tissage explicite ne soit nécessaire. L’argument principal qui corrobore le
modèle cognitif est la pauvreté des stimuli, à savoir le fait que les enfants
savent (linguistiquement) beaucoup plus que ce qu’ils entendent.
Par ailleurs, l’hypothèse d’un organe du langage, à l’origine de l’acqui‐
sition du langage, peut être précisée d’un point de vue physiologique. Cer‐
taines aires du cerveau humain, appelées les aires de Broca et de Wernicke
d’après les chirurgiens qui les ont découvertes, sont dévolues au langage.
Le lien entre ces aires cérébrales et le langage a été découvert au xixe siècle,
lorsque des analyses post-mortem ont révélé qu’elles étaient systémati‐
quement lésées chez des patients qui avaient souffert de troubles impor‐
tants du langage. L’aire de Broca est plus spécifiquement liée à la
production des phrases, comme l’illustre ce fragment de discours, produit
par un patient souffrant d’une lésion à cet endroit (Pinker 1999a : 306).

26 Partie 1. Introduction à la linguistique française


1. Oui…euh…lundi…euh… Papa et Peter Hogan, et Papa…euh…
hôpital… et euh… mercredi… mercredi neuf heures et euh…jeudi…
dix heures euh… docteurs… deux… deux… et docteurs et… euh…
dents…ouais… et un docteur et fille…et gencives…et moi

L’aire de Wernicke est liée à la compréhension des mots et des phrases.


Les patients souffrant d’une aphasie de Wernicke parlent facilement, mais
leur production n’est pas intacte pour autant, car ils emploient souvent des
mots inexacts ou inexistants. Ce type d’aphasie est illustré ci-dessous par
la réponse d’un patient à qui on demandait de nommer une fourchette
(Cohen 2004 : 44).

2. Et ça ? Vous me cricottez ça, vous me crittez ce petit babeil, comme


s’il voulait absolument tréver, me gréver quelque chose de bien, de
valé, de prélevé, de trop vite en trop bonne, avec de bonnes choses…

Enfin, l’argument d’un organe du langage est renforcé par le fait que
l’enfant peut acquérir n’importe quelle langue parlée par les gens de son
environnement. Dans les grandes lignes, l’acquisition du langage chez
l’enfant suit les étapes suivantes. Jusqu’à douze mois, période de babil, le
bébé exerce ses articulateurs sur les sons de son entourage, et cible ainsi la
langue qui fera l’objet de l’acquisition. Dès l’âge d’un an environ, le bébé
produit des mots isolés (nounours, oui, non, bébé, maman, papa), puis à partir
de dix-huit mois, des phrases à deux mots (veux pas, veut ça, donne nou‐
nours). Au cours de la troisième année se produit une véritable explosion
grammaticale, avec l’apparition de l’ensemble des catégories grammati‐
cales présentes dans la langue maternelle, et l’acquisition de la plupart des
structures complexes comme les phrases relatives, les questions, etc. Dans
le cas du français, la catégorie la plus représentée est d’abord les noms, puis
les verbes et enfin les catégories fonctionnelles (prépositions, articles,
conjonctions, etc.). Vers l’âge de quatre ans déjà, le langage de l’enfant
s’apparente grandement à celui de l’adulte. Ces étapes sont par ailleurs
constantes, quelle que soit la langue à laquelle l’enfant est exposé.

Chapitre 1. Introduction à l’étude du langage 27


L’évolution du langage
Les langues sont des systèmes qui évoluent. Elles sont des entités
vivantes qui naissent, se transforment et finissent par disparaître. Par
exemple, comme nous le verrons au chapitre 4, le français est né à partir
d’une forme de parler roman lui-même issu du latin vulgaire. Inversement,
le latin a fini par disparaître complètement, en donnant ainsi naissance à
toute une famille de langues romanes comme l’italien, le portugais et le
français.

Les langues sont des systèmes complexes


Les langues naturelles sont les seuls systèmes de communication qui
possèdent une double articulation : la première articulation se situe au
niveau de la relation entre forme et signification des mots (chapitres 7 et
10), la seconde au niveau des composants qui forment des mots, à savoir
les sons (chapitre 6). Par exemple, les paires de mots données en (3) sont
reliées par leur signification, même si leur forme diffère complètement.
Dans les exemples (4), on constate en revanche que le fait d’inverser sim‐
plement deux sons dans un mot permet de créer des mots différents, dont
la signification n’est pas reliée :

3. chat/chien, table/chaise, amour/amitié, courir/marcher


4. bras/bar, pain/bain, mou/mue

À un niveau supérieur, les mots se combinent pour former des phrases


(chapitres 7, 8 et 9). Ainsi, les langues naturelles sont des systèmes qui
articulent :
– une phonologie, ou système de sons d’une langue (2e articulation)
– une sémantique, ou système qui relie les mots à leur signification (1re
articulation)
– une syntaxe, ou système qui permet de combiner entre eux les mots
pour former des groupes et des phrases (voir figure 1.1).

28 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Figure 1.1.

syntaxe

phonologie sémantique

Communication verbale et communication


animale
Sommes-nous les seuls à communiquer ? Certainement pas, car
presque toutes les espèces animales ont des systèmes de communication,
nécessaires notamment pour la reproduction, l’alimentation et la protec‐
tion. La question est de savoir si ces systèmes sont des langages, similaires
ou proches du langage humain. La réponse semble être négative, car il
existe des différences importantes entre le langage humain et les systèmes
de communication animale.
Selon l’éthologue Marc Hauser (1996), il y a principalement trois
modalités de communication animale : les indices, les signaux et les signes.
La principale propriété des indices est d’être actifs en permanence et de
ne pas être sous le contrôle de la volonté. Par exemple, de par sa couleur,
le papillon monarque signale l’information factive : « je ne suis pas comes‐
tible ».
Les signaux ne sont pas actifs en permanence et peuvent être sous le
contrôle volontaire. C’est le cas par exemple des cris d’alarme des singes
vervet, petits singes arboricoles du Kenya. Ces singes possèdent en effet
trois types de signaux, que les jeunes n’ont pas besoin d’apprendre (ils sont

Chapitre 1. Introduction à l’étude du langage 29


précâblés), respectivement pour les menaces venant du ciel (aigle), à quatre
pattes (léopard) ou rampante (serpent). Un exemple humain de signal est
la différence entre le sourire involontaire, qui est un signal factif (l’état
mental est le plaisir, la joie), impliquant la contraction du muscle zygo‐
matique et du muscle orbital, alors que le sourire volontaire (que l’on fait
pour manifester faussement son plaisir) est non factif et implique la seule
contraction du muscle zygomatique. Ces deux variétés de sourire sont par
ailleurs sous le contrôle d’aires cérébrales différentes.
Enfin, les signes sont les traces non permanentes que laissent les ani‐
maux. Les signes ont trois propriétés : (i) ils ne sont pas actifs en perma‐
nence (une trace s’efface avec le temps et les intempéries) ; (ii) ils sont
factifs (seuls les meurtriers des romans policiers créent des signes non fac‐
tifs pour tromper les enquêteurs) ; (iii) ils sont déplacés par rapport à leur
producteur. Les traces de griffes laissées par les tigres sur les arbres pour
signaler leur présence (donc leur territoire) et leur grandeur constituent un
bon exemple de signe.
Dans cette classification, seuls les signaux comme les cris d’alarme des
singes vervet pourraient correspondre à une forme de langage. Mais il
existe cependant deux différences entre les signaux et les langues naturelles.
Premièrement, les signaux d’alerte sont innés, c’est pourquoi les singes
vervet sont capables de les produire pratiquement dès leur naissance (seul
le lien entre un signal et la menace correspondante doit être appris). En
revanche, chez les bébés humains, l’acquisition du lexique se fait entière‐
ment par apprentissage, car seules certaines propriétés de la syntaxe sont
innées (voir chapitre 5). Les signaux sont donc innés, mais leur significa‐
tion ne l’est pas. En second lieu, ces signaux n’ont pas de signification en
dehors de la situation dans laquelle ils sont produits. En revanche, les
phrases énoncées dans des contextes différents reçoivent des sens différents
(chapitre 2). Par exemple, si la phrase (5) peut recevoir des sens différents,
par exemple ceux donnés en (6), c’est parce que le contexte influence
l’interprétation des mots et des phrases dont la signification reste par
ailleurs stable (Reboul 2007).

5. Je suis fatigué.
6. a. Jacques veut aller se coucher.

30 Partie 1. Introduction à la linguistique française


b. Jacques aimerait manger au restaurant plutôt que faire
à manger.
c. Jacques préférerait que son assistante corrige les copies.

Le langage est spécifique à l’espèce humaine


L’une des grandes découvertes de la linguistique contemporaine est
d’avoir pu montrer que le langage est qualitativement différent des sys‐
tèmes de communication des autres espèces, notamment des primates non
humains comme les chimpanzés, les gorilles ou les bonobos. L’argument
principal est l’impossibilité d’une communication homme-singe (cf. Les‐
tel 1995).
Dans les années soixante, un certain nombre de tentatives ont été faites
pour apprendre aux primates (chimpanzés, gorilles) à parler via une forme
de langue des signes (American Sign Language) ou des idéogrammes. Les
résultats, controversés, concluent à une communication limitée avec ces
primates et que le langage articulé humain constitue une barrière des
espèces.
Pourquoi peut-on affirmer que les singes ne parlent pas ? Trois raisons
principales peuvent être invoquées (Reboul 2007). Pour commencer, ils
n’initient pas de nouveaux échanges, sauf pour demander quelque chose,
et le nombre de signes qu’ils savent utiliser est bien plus limité que le
vocabulaire d’un enfant de deux ans. Par ailleurs, ils ne créent pas de nou‐
velles séquences de signes, mais se contentent de reproduire celles qu’ils
observent, alors qu’un bébé utilise très tôt les mots qu’il connaît pour
composer des phrases nouvelles. Enfin, ils ne parlent jamais d’objets
absents. En revanche, le langage humain est constitué de signes arbitraires
(voir chapitre 5) qui renvoient à des représentations du monde, même en
leur absence. Par exemple, un humain peut parler de la neige en plein été,
alors qu’un cri d’alarme pour un serpent n’est jamais produit en l’absence
de la menace.

Chapitre 1. Introduction à l’étude du langage 31


4. Comment étudier le langage ?
Nous pouvons donc, maintenant que nous savons quelle est la fonction
du langage et ce qu’est une langue naturelle (une phonologie, une séman‐
tique et une syntaxe), répondre à la question de savoir comment nous
pouvons étudier le langage.
Nous allons le faire en distinguant plusieurs types d’approches et plu‐
sieurs niveaux d’analyse. Nous terminerons ce chapitre en indiquant quels
sont ces niveaux d’analyse, qui forment la structure de cet ouvrage.
La première distinction à opérer se situe entre langage et communica‐
tion. Le langage n’est pas réductible à sa fonction dans la communication,
et nous verrons que la communication verbale mobilise en fait deux
modèles, le modèle du code, basé sur le langage, et le modèle de l’infé‐
rence, basé sur la cognition (chapitre 2).
La deuxième distinction consiste à différencier le langage, comme
faculté, des langues, comme institutions liées à des groupes sociaux. Nous
verrons que malgré la grande diversité linguistique (plus de 6 000 langues
sont parlées dans le monde), toutes les langues possèdent des propriétés
communes, qui définissent la grammaire universelle ou GU (chapitre 3).
La troisième distinction concerne l’état d’une langue (ici le français)
et son histoire. Le français moderne est le résultat d’une longue histoire
et a été façonné par un certain nombre de contingences historiques. Une
autre variété de parler roman aurait pu jouer le rôle du français si les cir‐
constances historiques avaient été différentes. En revanche, des principes
de changement linguistiques généraux, communs à toutes les langues, sont
responsables de changements à l’origine du français d’aujourd’hui, comme
par exemple le contraste lexical via le grand nombre de voyelles, par oppo‐
sition au contraste syllabique (chapitre 4).
L’histoire de la linguistique moderne, lors de son premier siècle, a
montré la nécessité de distinguer son objet de ses manifestations. Ferdi‐
nand de Saussure a opposé la langue à la parole et a préconisé une
approche interne et synchronique de l’étude de la langue. Noam Chomsky
a mis au premier plan l’étude de la faculté de langage, via la description de

32 Partie 1. Introduction à la linguistique française


la compétence des sujets parlants, la langue interne, opposée aux perfor‐
mances langagières, ou langue externe (chapitre 5).
L’analyse de la langue, interne et synchronique, suppose la distinction
de certains niveaux d’analyse : le système des sons distinctifs (phonèmes),
le niveau des unités signifiantes (morphèmes) et le niveau de la combi‐
naison des morphèmes (groupes ou syntagmes). La manière dont les sons
sont produits par les organes de la parole et s’articulent pour former les
phonèmes d’une langue comme le français sera abordée dans le chapitre 6.
La structure interne des mots fait intervenir le concept clé de l’analyse
du lexique, le morphème, entité dotée d’une forme et d’une signification.
Les processus de formation des mots (flexion, dérivation, composition,
troncation, mots-valises), ainsi que la relation entre morphologie et faculté
de langage, seront illustrés dans le chapitre 7.
Les chapitres 8 et 9 portent sur la syntaxe (ou grammaire) du français.
Nous verrons comment les différentes catégories de mots peuvent être
combinées pour former des syntagmes (chapitre 8), et comment ces der‐
niers sont à leur tour regroupés pour former des phrases simples et com‐
plexes (chapitre 9).
La signification des mots et des phrases pose des questions cruciales
sur la manière dont les expressions du langage peuvent signifier. Les mots
sont reliés aux concepts, et la manière dont les mots signifient (sémantique
lexicale) diffère de la manière dont les suites de mots signifient dans les
phrases (sémantique compositionnelle). De même, les choses signifiées
par les noms, les verbes et les adjectifs ne sont pas identiques (chapitre 10).
Que font les locuteurs lorsqu’ils utilisent le langage dans la communi‐
cation ? L’une des thèses de la philosophie du langage est qu’ils réalisent
des actes de langage, comme affirmer, questionner, ordonner, souhaiter,
promettre, mais aussi des actes sociaux comme déclarer, jurer, baptiser,
excommunier, etc. Les actes de langage peuvent être communiqués direc‐
tement, ou explicitement, ou indirectement, c’est-à-dire implicitement
(chapitre 11).
Certains mots ou morphèmes, notamment les morphèmes fonction‐
nels comme les conjonctions, les déterminants, les temps verbaux, sont
munis d’une signification, mais signifient de manière très différente des
mots issus des catégories lexicales. Leur signification est dite

Chapitre 1. Introduction à l’étude du langage 33


procédurale, opposée à la signification conceptuelle. Les déterminants
(le, un, ce), les temps verbaux (passé composé, imparfait, passé simple, plus-
que-parfait, présent, futur) ainsi que certaines conjonctions (et, mais, parce
que, puisque, donc) illustreront la notion de signification procédurale (cha‐
pitre 12).
Les mots en usage reçoivent des significations qui peuvent être des
extensions de leur signification propre. Comment expliquer que les mots
ne sont pas toujours utilisés dans leur acception littérale et comment expli‐
quer la signification qu’ils prennent dans leur usage ? Les faits de méta‐
phore (ressemblance), de métonymie (connexion) et d’ironie (antiphrase)
seront examinés au chapitre 13. Si nous avons vu que ce qui est commu‐
niqué peut l’être explicitement ou implicitement (chapitre 2), le chapitre 14
développe la manière dont nous sommes capables de comprendre la com‐
munication, par acte de langage indirect ou implicature conversationnelle.
Nous montrerons notamment comment les implicatures quantitatives, ou
scalaires, sont dérivées, et pourquoi elles le sont.
Nous verrons en conclusion qu’une langue ne connaît jamais une seule
norme, mais qu’elle est utilisée de manière variable par ses locuteurs, non
seulement en fonction du contexte de communication dans lequel ils se
trouvent, mais aussi selon la région où ils habitent, leur âge, leur genre, etc.
Nous présenterons l’impact de ces variables sociologiques sur l’usage du
français dans le dernier chapitre de cet ouvrage, consacré à la sociolin‐
guistique.

5. Références de base
Les deux fonctions du langage sont résumées dans l’introduction de
l’ouvrage de Reboul & Moeschler (1998a). Pinker (1999a, chapitre 1)
présente la notion d’instinct du langage. Anderson (2004) fournit une
introduction très accessible aux différents modes de communication ani‐
male. Lestel (1995) résume et discute les tentatives réalisées pour
apprendre à parler aux singes. Les différentes pathologies du langage ainsi
que les méthodes utilisées en neurosciences pour les étudier sont présentées
de manière très accessible par Cohen (2004).

34 Partie 1. Introduction à la linguistique française


6. Pour aller plus loin
Reboul (2007, chapitre 1) présente une discussion approfondie des
différences entre communication humaine et communication animale et
Hauser (1996) fournit une référence complète sur la question. Les diffé‐
rents aspects de l’acquisition du langage sont résumés de manière détaillée
dans les deux volumes édités par Kail & Fayol (2000). Low & Perner (2012)
présente une revue récente des travaux portant sur l’acquisition de la théo‐
rie de l’esprit. La notion de théorie de l’esprit et son lien avec le trouble
autistique se trouve chez Frith (2010) ainsi que chez Baron-Cohen (1998).
Enfin, la différence entre langage et communication est développée dans
Moeschler (2020).

• Questions de révision
1.1. Quelles sont les deux fonctions envisagées pour le langage ?
1.2. Quels sont les arguments en faveur de chacune d’elles et quels contre-
arguments peut-on y opposer ?
1.3. Qu’est-ce que la théorie de l’esprit et en quoi cette faculté est-elle utile pour
communiquer ?
1.4. La théorie de l’esprit est-elle spécifique à l’être humain ?
1.5. Pourquoi l’acquisition du langage ne peut-elle pas être expliquée par un
simple phénomène d’imitation comme le prévoit le modèle social ?
1.6. Quelles sont les principales étapes de l’acquisition du langage ?
1.7. Quelles sont les aires cérébrales impliquées dans la faculté de langage et à
quoi servent-elles ?
1.8. Citer et expliquer les critères qui permettent de distinguer la communication
humaine de la communication animale.

Chapitre 1. Introduction à l’étude du langage 35


Chapitre 2
Langage
et communication

N
ous avons vu au chapitre 1 que la fonction du langage est fon‐
damentalement cognitive. Dans ce chapitre, nous allons nous
demander comment expliquer que le langage soit également uti‐
lisé pour la communication verbale. Nous commencerons par constater
que la communication verbale est bien souvent non littérale et expliquerons
les raisons de ce phénomène. Nous montrerons ensuite que la communi‐
cation verbale repose sur un double processus : le décodage d’un contenu
linguistique et l’enrichissement de ce contenu par des mécanismes infé‐
rentiels. Enfin, nous verrons par quels processus pragmatiques la signifi‐
cation de la phrase une fois décodée doit être enrichie pour comprendre
le vouloir dire du locuteur.

1. Communication littérale
et communication
non littérale
Le premier fait à mentionner à propos de la communication verbale est
que, la plupart du temps, les locuteurs ne communiquent pas directement
leurs intentions, mais le font de manière indirecte ou implicite. Voici
quelques exemples de communication non littérale :

1. Quel coup de maître ! (en réaction au bris d’un vase ming)


2. Mes assistantes sont des perles.
3. L’Élysée a décidé d’augmenter les impôts.

Chapitre 2. Langage et communication 37


4. Je suis garé dans le parking de la faculté.
5. Jacques : Axel, va te laver les dents !
Axel : Papa, je n’ai pas sommeil.

Dans le cas de l’ironie (1), le locuteur veut dire le contraire de ce qu’il


dit. En utilisant une métaphore (2), le locuteur veut dire que ses assistantes
ont quelque chose en commun avec les perles. Dans ce contexte, le mot
perle reçoit un sens très précis : « personne sur laquelle on peut compter,
qui fait son travail de manière diligente et efficace ». Dans la métonymie
de l’exemple (3), le lieu désigne le pouvoir (le président de la République
française), alors qu’en (4), le même phénomène (métonymie) permet
d’associer un conducteur à sa voiture. Nous reviendrons en détail sur ces
figures de style au chapitre 13.
Nous nous concentrerons dans ce chapitre sur des exemples comme (5),
qui relèvent d’un mécanisme différent. Dans ce cas, il n’y a plus extension
ou transfert de sens, mais un sens communiqué qui est différent de la
signification des mots. Littéralement, le père d’Axel donne un ordre à son
fils, celui d’aller se laver les dents. Axel répond en lui disant qu’il n’a pas
sommeil. Quelles sont les intentions de ces deux locuteurs ? L’intention
de Jacques est d’ordonner à son fils d’aller se coucher, après s’être lavé les
dents. L’intention d’Axel est de communiquer son refus d’aller se coucher
et d’aller se brosser les dents, en invoquant comme justification le fait qu’il
n’a pas sommeil. Il faut donc comprendre qu’Axel et Jacques ont fait des
inférences, en d’autres termes qu’ils ont tiré des conclusions en raisonnant
à partir de prémisses. Plus concrètement, Jacques attribue les croyances (6)
à Axel et tire les conclusions en (7) pour comprendre son intention de
communication :

6. a. On va se coucher lorsqu’on a sommeil.


b. On se lave les dents avant d’aller se coucher.
7. a. Axel ne veut pas se coucher.
b. Axel refuse d’aller se laver les dents.

Cet exemple montre que la compréhension des énoncés passe par deux
étapes : une étape linguistique, codique, et une étape pragmatique, infé‐
rentielle. Dans le cas de notre exemple, en plus de comprendre le sens des
mots utilisés par son fils (étape linguistique), Jacques doit faire des

38 Partie 1. Introduction à la linguistique française


inférences pour comprendre le vouloir dire d’Axel (étape pragmatique), et
ce qu’Axel veut lui dire lui est d’autant plus accessible que les hypothèses
(le contexte) de (6) lui sont manifestes.
Dès lors, deux questions se posent pour comprendre la communication
verbale : (i) comment les interlocuteurs s’y prennent-ils pour comprendre
le vouloir dire du locuteur ? (ii) pourquoi la communication verbale est-
elle souvent non littérale ?

2. Pourquoi la communication
est-elle non littérale ?
Commençons par la seconde question et imaginons que nous ne puis‐
sions communiquer que littéralement. Dans cette hypothèse, il faudrait
non seulement utiliser les mots dans leur sens propre, mais surtout expli‐
citer, à savoir rendre manifeste, l’ensemble des informations d’arrière-plan
qui permettent de comprendre l’intention du locuteur. Le dialogue (5)
pourrait prendre alors la forme (8) :

8. Jacques : Axel, je te demande d’aller te laver les dents maintenant


et d’aller te coucher immédiatement après.
Axel : Papa, je refuse d’aller me coucher maintenant, et donc de me
laver les dents maintenant, et la raison de mon refus est que
je n’ai pas sommeil, et tu sais qu’on va au lit lorsque l’on a
sommeil.

Comme l’illustre cet exemple, l’une des principales raisons au caractère


implicite de la communication est l’économie. Mais il y a aussi une raison
liée à la pertinence de la communication : si nous prêtons attention aux
actes de communication de nos interlocuteurs, c’est parce que nous pré‐
sumons qu’ils sont pertinents, c’est-à-dire qu’ils vont nous apprendre
quelque chose. Or, la communication non littérale apporte souvent plus
d’informations que la communication littérale. Comparons les deux
réponses d’Élise en (9) ci-dessous.

9. a. Max : Est-ce que tu veux venir déjeuner à la maison ?

Chapitre 2. Langage et communication 39


b. Élise : Non merci.
c. Élise : J’ai déjà mangé.

En (9b) l’énoncé d’Élise est littéral : il contient une réponse directe à


la question de Max. En revanche, sa réponse est non littérale en (9c) et
Max doit tirer une inférence pour comprendre son énoncé comme un refus.
Toutefois, (9c) est plus informatif que (9b). En un seul énoncé, Élise
communique à la fois sa réponse à la question de Max ainsi que la raison
de son refus. L’économie et la pertinence sont donc les deux explications
au caractère non littéral de la communication.

3. Modèle du code et modèle


de l’inférence
Le modèle du code
Le langage est un code, dans la mesure où il est composé de mots qui
ont une signification (chapitres 5, 6, 7 et 10). Un code peut être défini
comme un système qui détermine comment un signal doit être associé à
un message. Par exemple, en morse, la suite de points et de traits ••• – – –
••• signifie S.O.S., car trois points signifient S et trois traits O. Le modèle
du code explique également comment le message est transmis d’une source
à une destination, et comment se fait l’encodage du message en signal et
le décodage du signal en message. Voici le schéma classique du modèle du
code (Sperber & Wilson 1989) (figure 2.1).
Les éléments source et codeur constituent le système cognitif gérant
l’émission de la pensée par le locuteur, alors que les éléments décodeur et
destination constituent le système cognitif de réception de la pensée par
l’interlocuteur. Le canal représente le moyen de transmission de l’infor‐
mation (oral ou écrit).
Le modèle du code est un modèle efficace (il a été proposé par des
ingénieurs de la communication pour modéliser des systèmes d’autorégu‐
lation comme les vannes de barrage ou encore les thermostats). Il a un fort
pouvoir explicatif, car il explique pourquoi la communication peut

40 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Figure 2.1. Le modèle du code

message émis signal émis signal reçu message reçu

source codeur canal décodeur destination

bruit

fonctionner et pourquoi elle ne fonctionne pas. La condition nécessaire à


son bon fonctionnement est le partage d’un code commun, à savoir une
langue commune. La communication échoue dans le cas où un bruit vient
perturber la réception du signal.
Mais ce modèle permet-il de décrire correctement la communication
verbale ? La réponse est plus nuancée, car il ne décrit que la communication
explicite, et non la communication implicite. Par exemple, la phrase Va te
laver les dents ne signifie pas en français Va te laver les dents maintenant et
va te coucher immédiatement après. Le modèle du code a donc un faible
pouvoir descriptif : le caractère implicite de la communication verbale ne
peut pas être expliqué par ce modèle.

Le modèle de l’inférence
Comment concilier le fait que les langues sont des codes et que la
communication verbale comporte presque toujours une part d’implicite ?
Pour résoudre ce paradoxe apparent, il faut ajouter au modèle du code un
autre modèle de la communication, que Sperber & Wilson (1989) ont
appelé le modèle de l’inférence. Ce modèle explique comment les phrases,
dotées d’une signification donnée par le code linguistique, sont augmen‐
tées d’un sens, produit dans un contexte particulier. On peut représenter
le modèle de l’inférence de la manière suivante (voir figure 2.2).

Chapitre 2. Langage et communication 41


Figure 2.2. Le modèle de l’inférence

phrase système linguistique signification CODE

contexte

INFÉRENCE
sens inférences énoncé

Le modèle du code associe des significations aux phrases. Mise en


contexte, une phrase devient un énoncé, qui donne lieu à des inférences.
Le sens de l’énoncé est le résultat de ces inférences, et correspond au vouloir
dire du locuteur.
Selon ce modèle, lorsqu’il produit un énoncé, le locuteur a deux inten‐
tions. À un premier niveau, il a une intention informative, celle de dire
quelque chose. À un second niveau, cette intention informative est réalisée
par une intention communicative, celle de faire comprendre à son inter‐
locuteur qu’il essaie de lui dire quelque chose. En d’autres termes, l’énoncé
produit par un locuteur manifeste son intention communicative, et le
contenu de cette intention est son intention informative. Une fois l’inten‐
tion communicative perçue, la tâche de l’interlocuteur est de comprendre
l’intention informative du locuteur, c’est-à-dire le sens de l’énoncé com‐
muniqué. Pour ce faire, il doit sélectionner un contexte approprié et tirer
des inférences. Si un mauvais contexte est sélectionné par l’interlocuteur,
un sens erroné sera attribué à l’énoncé du locuteur. C’est la raison pour
laquelle la communication verbale est un système de communication
ostensive-inférentielle : le locuteur, par son énoncé, montre ouvertement
son intention communicative (ostention) ; l’interlocuteur, en faisant des
inférences, déduit l’intention informative du locuteur.
Le modèle de l’inférence explique donc pourquoi la communication
est risquée : elle est risquée parce qu’elle est basée sur deux modèles de
communication, le modèle du code et le modèle de l’inférence. C’est à

42 Partie 1. Introduction à la linguistique française


cause d’erreurs dans la partie inférentielle de la communication que la plu‐
part des malentendus se produisent.

4. Signification de la phrase
et sens de l’énoncé
Nous avons à disposition, pour comprendre la communication verbale,
trois ensembles de concepts, en opposition :
– phrase vs énoncé
– signification vs sens
– système linguistique vs inférence
La dernière opposition résulte du double mode de communication,
codique et inférentiel, décrit plus haut : un code associe des messages à des
signaux, alors que l’inférence consiste à tirer des conclusions à partir de
prémisses. Par exemple, le raisonnement de Jacques en (5) peut recevoir la
forme de la déduction présentée en (10). Dans cet exemple, (10c) et (10d)
sont des conclusions tirées des prémisses (10a) et (10b).

10. a. On se couche lorsque l’on a sommeil.


b. On se lave les dents avant d’aller se coucher.
c. On ne se couche pas lorsque l’on n’a pas sommeil.
d. On ne se lave pas les dents lorsque l’on ne va pas se coucher.

Il faut cependant montrer qu’une phrase, dans un contexte particulier,


devient un énoncé, et que la signification qui lui est associée est son sens.

Phrase et énoncé
Cette distinction n’est pas seulement terminologique, elle a un contenu
empirique et pratique. En effet, il existe trois différences importantes entre
phrase et énoncé.
Premièrement, certains énoncés ne sont pas des phrases : il y a des
énoncés qui correspondent à des phrases non grammaticales, mal formées,

Chapitre 2. Langage et communication 43


et des énoncés qui ne peuvent être produits par aucune règle syntaxique
(ce sont des expressions, au sens de Banfield 1995). Les réponses de Pierre
en (11) fournissent des exemples d’énoncés produits par des phrases mal
formées. En (12), nous avons quelques exemples d’expressions.

11. Jean : Qu’est-ce que tu lui as dit ?


Pierre : Je lui ai dit que ben, alors, mon vieux, j’en crois pas
une ligne.
Pierre : Ben oui, mais quand même…
12. a. Aux barricades, avec des pavés !
b. Une bière, et je suis heureux !
c. Joli, le but !
d. Mon Dieu ! Quel gâchis !

Deuxièmement, une phrase peut avoir plusieurs significations, à savoir


être ambiguë. La vocation des énoncés n’est pas de véhiculer plusieurs sens,
sauf dans certains cas de mots d’esprit comme (13).

13. – Est-ce que le docteur est là ? murmure un patient bronchitique


à la jeune épouse du médecin.
– Non, entrez vite !

Troisièmement, une phrase dont la signification est univoque peut


recevoir des sens différents dans des contextes différents. Par exemple, la
phrase le facteur vient de passer peut recevoir au moins quatre sens différents,
si le contexte permet l’accès à des hypothèses contextuelles. C’est la relation
entre hypothèses contextuelles et énoncé qui produit un sens à chaque fois
différent (voir tableau 2.1).
On arrive ainsi à une conclusion non triviale : le sens de l’énoncé ne
correspond généralement pas à la signification de la phrase. Pour com‐
prendre le sens de l’énoncé, l’interlocuteur doit faire des inférences sur la
base de la signification de la phrase et d’hypothèses contextuelles.
Une deuxième conclusion est que la raison principale évoquée pour
justifier le caractère non littéral de la communication (la pertinence) reçoit
maintenant une validation empirique : il est en effet pertinent de faire appel,
via une phrase munie d’une signification précise, à des hypothèses contex‐
tuelles pour produire des effets cognitifs précis, à savoir le sens de l’énoncé.
Non seulement les énoncés ainsi produits gagnent en pertinence, mais ils

44 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Tableau 2.1.

Contexte Énoncé Hypothèses contextuelles Sens

Quelle heure est-


Le facteur passe à 11 heures. Il est 11 heures.
il ?

Bruit d’une On va chercher le courrier Va chercher


voiture. Le facteur vient dès que le facteur est passé. le courrier.

Bruit d’une de passer. On libère le chien dès que On peut libérer


voiture. le facteur est passé. le chien.

On sait s’il y a du courrier


Il y a du courrier ? Je ne sais pas.
quand on a levé le courrier.

gagnent aussi en information (ils sont plus informatifs que les énoncés
littéraux).

5. L’enrichissement
pragmatique
Il faut maintenant expliquer comment le sens d’un énoncé est enrichi
à partir du contexte et de la signification linguistique. Nous appellerons
enrichissement pragmatique le passage de la signification linguistique au sens
de l’énoncé, car le résultat obtenu, le sens, est plus riche que le point de
départ, la signification, qui est sous-spécifiée. Le sens est pragmatique,
car l’enrichissement se fait via l’usage du langage et n’est pas un processus
codique : c’est un processus inférentiel au sens du modèle de l’inférence.
Voici des exemples d’enrichissement qui sont en revanche déclenchés
par l’environnement linguistique : (i) le sujet d’un verbe intransitif comme
marcher spécifie son sens ; (ii) l’objet direct du verbe ouvrir spécifie son
sens ; (iii) le type de nom (concret, abstrait, etc.) sélectionne l’un des sens
de l’adjectif plat :

14. a. Un enfant marche à 12 mois.


b. Ma voiture marche à 100 à l’heure.

Chapitre 2. Langage et communication 45


c. Ma montre marche.
15. a. Axel a ouvert un compte en Suisse.
b. Abi a ouvert son cadeau.
c. Nath a ouvert la porte.
d. Jacques a ouvert la séance par des mots de bienvenue.
16. a. Abi ne boit que de l’eau plate.
b. Ma voiture a un pneu plat.
c. Anne a trouvé cette histoire plutôt plate.
d. Jacques déteste les paysages plats.

Implicatures et explicatures
L’enrichissement pragmatique ajoute de l’information à la signification
linguistique pour déterminer quatre niveaux de sens : (i) la proposition
communiquée ; (ii) la force illocutionnaire de l’énoncé ; (iii) l’attitude pro‐
positionnelle du locuteur ; (iv) les implicatures de l’énoncé.
Détermination de la proposition communiquée : la proposition com‐
muniquée, ou forme propositionnelle, correspond à l’explicature basique de
l’énoncé, qui est nécessaire à sa compréhension et correspond notamment
à la désambiguïsation et à l’attribution des référents (chapitre 12). À titre
d’exemple, l’explicature basique de l’énoncé (17) est donnée en (18).

17. Je suis garé juste ici devant.


18. La voiture de Jacques est garée juste devant le parking de la faculté
des Lettres de l’Université à la rue de Candolle, Genève.

Détermination de la force illocutionnaire : la force illocutionnaire est


la valeur d’action de l’énoncé, l’acte de langage réalisé par le locuteur (voir
chapitre 11). Dans certaines situations, la force illocutionnaire peut être
ambiguë et la tâche de l’interlocuteur est de la déterminer en fonction du
contexte et des intentions du locuteur.

19. a. Une doctoresse à son patient qui a un plâtre au bras : Pouvez-


vous ouvrir la fenêtre ?
b. Une doctoresse à sa secrétaire : Pouvez-vous ouvrir la fenêtre ?

Dans l’énoncé (19a), Pouvez-vous ouvrir la fenêtre ? est une vraie ques‐
tion, c’est-à-dire une demande d’information. En revanche, en (19b),

46 Partie 1. Introduction à la linguistique française


l’énoncé est une requête, une demande de faire quelque chose (ouvrir la
fenêtre).
Détermination de l’attitude propositionnelle : un acte de langage
suppose une certaine attitude du locuteur par rapport à la proposition
exprimée. Par exemple, une demande suppose le désir de voir l’action réa‐
lisée, une promesse suppose l’intention de réaliser l’action, et l’affirmation
suppose la croyance. La relation d’implication entre acte de langage et
attitude propositionnelle est illustrée par le fait que les énoncés (20) sont
contradictoires, car ils nient l’attitude propositionnelle implicitée par l’acte
de langage :

20. a. ? Je te promets de venir, mais je n’ai pas l’intention de venir.


b. ? Je te demande de descendre la poubelle, mais je ne veux
pas que tu le fasses.
c. ? J’affirme que la terre est plate, mais je ne le crois pas.

La force illocutionnaire et l’attitude propositionnelle sont des explica‐


tures d’ordre supérieur de l’énoncé, car leur représentation nécessite
l’enchâssement de l’explicature basique dans une forme syntaxique plus
complexe, qui contient l’acte de langage ou l’attitude propositionnelle. Par
exemple, l’explicature basique donnée en (18) pourrait prendre la forme
suivante (21) :

21. Jacques affirme que sa voiture est garée juste devant le parking de
la faculté.

Détermination des implicatures : comprendre un énoncé suppose, en


plus de la détermination des explicatures, de calculer, via un processus
inférentiel, les implicatures de l’énoncé. Par exemple, la conclusion de
Jacques en (22), suite au dialogue avec son fils de l’exemple (5), est une
implicature calculée à partir de l’énoncé d’Axel.

22. Axel refuse d’aller se coucher.

Implicatures et explicatures forment un réseau de sens pragmatique,


que l’on peut représenter de la manière suivante (voir figure 2.3).

Chapitre 2. Langage et communication 47


Figure 2.3.

sens de l’énoncé

explic implic

basique d’ordre supérieur prémisses conclusions


implicitées implicitées

forme force attitude


propositionnelle illocutionnaire propositionnelle

Le sens d’un énoncé n’est donc pas réductible à une seule information,
ni à un seul niveau : le contenu pragmatique d’un énoncé est formé de cinq
niveaux différents.

Spécification et élargissement
Quel est le niveau de compréhension le plus important ? En d’autres
termes, que faut-il au moins avoir compris pour comprendre, même par‐
tiellement, l’énoncé du locuteur ? Plus nous allons à droite dans le schéma
ci-dessus, plus nous augmentons la complexité du travail de compréhen‐
sion. L’accès aux implicatures suppose l’accès aux bonnes prémisses impli‐
citées, de même que la détermination de la bonne attitude propositionnelle
suppose que la force illocutionnaire soit correctement identifiée. On consi‐
dère généralement que c’est la forme propositionnelle qui est le niveau
de compréhension le plus important, car elle suppose la compréhension
de l’ensemble des informations communiquées explicitement par l’énoncé.
On distingue en pragmatique lexicale (Wilson 2007) principalement
deux processus d’enrichissement pragmatique, qui concernent tous les
deux la forme propositionnelle : la spécification et l’élargissement.
La spécification consiste à rendre la proposition exprimée plus spéci‐
fique, plus précise, comme les différents sens de l’adjectif froid en (23) : en
(23a) une température de 15o suffirait pour que le lac soit considéré comme

48 Partie 1. Introduction à la linguistique française


froid, alors que les hivers canadiens sont froids à – 40° (23b) et que l’air
liquide est à – 200° (23c). Ainsi, dans chaque cas, l’échelle des températures
communiquées à partir d’un même mot est fortement restreinte ou spécifiée
en fonction du contexte.

23. a. Le lac est trop froid pour nager.


b. Au Canada les hivers sont froids.
c. L’air liquide est froid.

L’élargissement est le second type d’enrichissement pragmatique : ici,


il s’agit d’étendre le domaine ou l’extension du concept à des propriétés qui
en sont normalement exclues. En voici quelques exemples :

24. Mon jardin est un rectangle de 2 500 m2.


25. Ce steak est cru.
26. Peux-tu me passer un kleenex ?

Le sens des mots élargis est approximatif : en (24), le jardin ressemble


à un rectangle ; le locuteur de (25) ne veut pas dire que son assiette contient
un morceau de bœuf non cuit, mais qu’il n’est pas assez cuit à son goût ;
en (26) kleenex est devenu un nom commun et désigne tout mouchoir en
papier, comme frigidaire pour les réfrigérateurs. À l’inverse des cas de
spécification, le concept communiqué par ces exemples est moins précis
que le concept encodé dans les mots.
Ce qu’il faut retenir de ces deux extensions de sens, c’est que très peu
d’unités lexicales sont utilisées dans leur sens premier, non contaminé
contextuellement. Presque tous les usages lexicaux supposent une variation
de sens, dont la cause est pragmatique. Pourtant, cette variabilité ne semble
pas altérer outre mesure la compréhension et la communication. Au
contraire, lorsque le contexte est approprié, l’effet cognitif est d’autant plus
grand et la communication s’en trouve facilitée. Un client mécontent de
son assiette aura plus de succès avec un énoncé littéralement faux comme
ce steak est cru qu’avec un énoncé vrai, mais peu précis comme ce steak n’est
pas assez cuit, car le degré de cuisson décrit ici est vague, alors qu’il est
clairement exprimé avec l’adjectif cru.

Chapitre 2. Langage et communication 49


6. La pertinence
Comme on vient de le voir, le choix lexical – comme le choix de com‐
muniquer une proposition par spécification ou élargissement – est prin‐
cipalement une question de pertinence. En d’autres termes, les choix
approximatifs, sous-spécifiés, communiquent de manière plus pertinente
l’intention informative du locuteur. Pour montrer la relation entre perti‐
nence et enrichissement, il faut donner une définition de la pertinence.
Selon Sperber & Wilson (1989), la pertinence est un concept comparatif,
qui dépend de deux paramètres : les effets cognitifs (ajout d’une infor‐
mation nouvelle, modification d’une information ancienne), d’une part, et
les efforts cognitifs (efforts de traitement), d’autre part. Plus précisément,
plus l’énoncé produit d’effets cognitifs dans un contexte donné, plus il est pertinent
dans ce contexte ; plus il demande d’efforts cognitifs dans un contexte donné,
moins il est pertinent dans ce contexte.
Le fonctionnement de la pertinence dans la communication suit deux
principes, le principe cognitif et le principe communicatif de pertinence.
Selon le premier, la cognition humaine est orientée vers la recherche de
pertinence maximale ; selon le second, l’énoncé présuppose sa propre per‐
tinence optimale. Ce second principe implique que tout énoncé est suffi‐
samment pertinent pour qu’il vaille la peine d’être traité, et qu’il est
compatible avec les préférences et les capacités du locuteur. La variation
dans les efforts de traitement que nous sommes enclins à produire pour
comprendre un énoncé dépend de cette dernière clause. De même, cette
clause explique pourquoi, dans certains cas, les locuteurs ne commu‐
niquent pas l’information la plus pertinente à leur disposition, lorsque cela
va à l’encontre de leur intérêt.

Pourquoi la communication est-elle


non littérale ?
Nous pouvons maintenant donner une réponse complète aux raisons
pour lesquelles la communication est non littérale : la communication non
littérale est plus pertinente que la communication littérale, car elle produit

50 Partie 1. Introduction à la linguistique française


plus d’effets cognitifs en demandant moins d’efforts de traitement. L’éco‐
nomie n’est qu’une partie des raisons de nos choix, à première vue com‐
pliqués : la pertinence présumée des énoncés permet au locuteur de
produire des énoncés non littéraux tout en facilitant la tâche de l’interlo‐
cuteur et en réalisant des efforts de production minimaux.

Comment comprenons-nous les énoncés


non littéraux ?
La réponse réside dans le concept de pertinence : l’interlocuteur choisit
l’interprétation la plus pertinente, celle qui optimise le rapport entre les
effets cognitifs et les efforts cognitifs. Selon Sperber et Wilson, il choisit
pour cela le chemin du moindre effort dans le calcul des explicatures et des
implicatures. En d’autres termes, il considère la première interprétation
qui lui vient à l’esprit et si elle est pertinente, le processus s’arrête de lui-
même.

7. Références de base
Le chapitre 3 de Reboul & Moeschler (1998a) aborde de manière
simple les modèles du code et de l’inférence et le chapitre 8 traite de l’usage
non littéral du langage. Sperber (1994) aborde de manière accessible les
mécanismes qui sous-tendent la communication. La théorie de la perti‐
nence est résumée dans Wilson & Sperber (2004). Les questions de prag‐
matique lexicale sont discutées dans Wilson (2007).

8. Pour aller plus loin


Une introduction fouillée aux modèles du code et de l’inférence se
trouve dans les chapitres 2 et 4 de Moeschler & Reboul (1994). Burton-
Roberts (2007) regroupe des articles couvrant un grand nombre de ques‐
tions actuelles en pragmatique. Sperber & Wilson (1989) est la référence

Chapitre 2. Langage et communication 51


principale pour la théorie de la pertinence. Wilson & Sperber (2012)
comporte une collection d’articles présentant les développements récents
de la théorie, et Carston (2002) est une référence sur les questions de
pragmatique lexicale. La Théorie de la Pertinence est développée dans
Zufferey et al. (2019 : chapitre 3).

• Questions de révision
2.1. Pourquoi la communication verbale ne peut-elle pas être expliquée de
manière satisfaisante par le modèle du code ?
2.2. Donner un exemple qui illustre le rôle de l’ostension dans la communication
verbale.
2.3. Donner un exemple qui illustre le rôle des inférences dans la communication
verbale.
2.4. Quels sont les critères qui permettent de définir un énoncé par opposition à
une phrase ? Donner des exemples de phrases et d’énoncés.
2.5. L’énoncé suivant peut avoir différents sens : Il est quatre heures. Donner trois
exemples de contextes qui correspondent à des sens différents et dire quelles
sont les hypothèses contextuelles utilisées dans chaque contexte.
2.6. Comment les énoncés ci-dessous doivent-ils être enrichis pour arriver à la
bonne forme propositionnelle ? (utiliser les notions de spécification et d’élargis-
sement).
– A : J’ai de la température. / B : Alors il faut beaucoup boire.
– La piqûre sera indolore.
– Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours avec des chiens ?
– Je ne peux pas boire mon café : il est bouillant.
2.7. Donner les prémisses et les conclusions implicitées des énoncés ci-dessous :
– Jean est Suisse donc il est toujours à l’heure.
– Pierre : Voudrais-tu avoir une Rolex ? Jacques : Je déteste les montres
de luxe.
2.8. Résumer la manière dont la théorie de la pertinence explique la communi-
cation non littérale à l’aide d’un exemple.

52 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Chapitre 3
Le langage
et les langues

S
i l’objet d’étude de la linguistique est le langage en tant que
faculté cognitive propre à l’espèce humaine, celui-ci se manifeste de
manière variée dans les quelque 6 000 langues actuellement parlées
dans le monde. Nous verrons dans ce chapitre que si les langues du monde
sont diverses et nombreuses, elles sont également reliées les unes aux autres,
à la fois historiquement, géographiquement et génétiquement. Ce cha‐
pitre répond à un double objectif : expliquer les causes de la diversité des
langues et illustrer les méthodes utilisées pour les regrouper en familles,
afin de comprendre à la fois leur répartition et leur différenciation. En
guise d’introduction, nous commencerons par aborder la question de l’ori‐
gine du langage.

1. Origine du langage
et évolution
En 1866, la question de l’origine du langage faisait l’objet d’un décret
de la Société de linguistique de Paris, qui interdisait toute publication sur
ce sujet, aux motifs que cette question ne pouvait donner lieu qu’à de vaines
spéculations, et non à de la science. Depuis quelques dizaines d’années, la
question de l’origine du langage a repris toute son actualité, grâce aux pro‐
grès réalisés dans de nombreuses disciplines comme la paléontologie,
l’éthologie, la primatologie et les neurosciences cognitives. Par ailleurs, le
développement des connaissances en linguistique au xxe siècle a également
permis de comprendre comment fonctionne le langage, notamment de

Chapitre 3. Le langage et les langues 53


quels éléments il se compose et comment ces derniers interagissent entre
eux. Mises ensemble, toutes ces nouvelles données permettent de faire
plusieurs hypothèses sur l’origine du langage.
Tout d’abord, le langage est un phénomène récent, propre à homo
sapiens, espèce apparue il y a quelque 200 000 ans. L’une des caractéris‐
tiques remarquables d’homo sapiens a été sa capacité à s’étendre sur
l’ensemble de la planète, en partant d’Afrique de l’Est il y a 70 000 ans
environ pour arriver finalement au bout de l’Amérique du Sud il y a 15 000
ans. La conquête de la planète par notre espèce est donc, à l’échelle de la
vie sur Terre, un phénomène récent, ce qui permet de penser que le langage
est un phénomène unique, et que toutes les langues relèvent en réalité
d’une origine commune.
Comment le langage est-il apparu ? Selon le linguiste américain Derek
Bickerton (1990), la transition entre la communication animale et le lan‐
gage moderne s’est faite par une phase de proto-langage, déjà présent chez
homo erectus, il y a un million d’années. L’apparition du langage moderne,
composé d’une vraie phonologie, d’une syntaxe et d’une sémantique, serait
un phénomène récent, situé entre 150 000 et 50 000 ans.
Le proto-langage correspond à une forme simplifiée du langage
moderne, dans laquelle les mots ne sont pas systématiquement combinés
entre eux pour former des phrases. En d’autres termes, l’élément fonda‐
mental qui distingue le proto-langage du langage moderne est l’absence
de syntaxe. Bickerton justifie son hypothèse par le fait que l’on retrouve
encore de nos jours des traces de proto-langage chez quatre catégories de
locuteurs : (i) les singes entraînés à parler ; (ii) les enfants de moins de deux
ans ; (iii) les adultes qui n’ont pas été exposés à une forme de langage durant
leur enfance (les enfants sauvages) ; (iv) les locuteurs de pidgins (voir ci-
dessous). Dans la mesure où le proto-langage a émergé naturellement chez
les trois catégories d’humains décrites ci-dessus (ii, iii et iv), et que la
catégorie (ii) concerne tous les humains à un certain stade de leur déve‐
loppement, Bickerton en conclut qu’il s’agit d’un mode de communication
spécifique à notre espèce.
D’un point de vue physiologique, l’émergence du langage a nécessité
l’abaissement du larynx dans le pharynx. Chez les singes, le larynx est en
effet situé haut dans la gorge, ce qui limite la production possible de sons.

54 Partie 1. Introduction à la linguistique française


À la naissance, les bébés humains ont également un larynx haut qui
s’abaisse dans le courant de la première année de vie. Du point de vue de
l’évolution, l’abaissement du larynx a permis l’utilisation des cordes vocales
pour la production de syllabes et de phonèmes. En revanche, cette adap‐
tation a également impliqué un coût, car la position basse du larynx chez
l’être humain entraîne le croisement des voies de l’œsophage et des pou‐
mons. Par conséquent, un morceau de nourriture peut facilement bloquer
les poumons, entraînant des risques d’étouffement. Le fait que cette évo‐
lution ait tout de même eu lieu malgré l’augmentation de ce risque vital
pour l’être humain montre l’immense avantage évolutif lié à la possibilité
de communiquer à l’aide des langues naturelles.
Toutefois, cette adaptation physiologique ne suffit pas en elle-même à
expliquer l’apparition du langage. D’une part, il existe des animaux comme
les perroquets ou certains types de mainates dont l’appareil vocal leur per‐
met d’imiter la parole humaine mais qui ne sont pas pour autant capables
de développer un langage. À l’inverse, le langage n’est pas intrinsèquement
lié à l’appareil phonatoire, et les personnes sourdes-muettes ont un langage
grâce à leurs mains : la langue des signes. C’est également la modalité qui
est utilisée pour apprendre à parler aux singes, afin de dépasser le problème
du positionnement du larynx chez cette espèce. Pourtant, les primates ne
sont pas capables de produire plus d’un nombre très limité de signes alors
que les enfants qui apprennent la langue des signes acquièrent le langage
au même rythme que les enfants entendants. En conclusion, en plus d’une
modification de l’appareil phonatoire, l’apparition du langage chez
l’homme a également nécessité la spécialisation d’aires cérébrales dédiées
au langage (voir chapitre 1).

2. Pidgins et créoles
Il arrive encore de nos jours que des groupes d’humains créent une
nouvelle langue pour répondre à leurs besoins de communication. Ces
langues, que l’on appelle des créoles, représentent donc un témoignage
vivant des étapes par lesquelles une langue se développe. C’est pourquoi
elles constituent une source d’information essentielle pour comprendre

Chapitre 3. Le langage et les langues 55


l’origine de la faculté de langage. La première étape de développement des
créoles, correspondant à une forme de proto-langage, s’appelle le pidgin.
Un pidgin est un système de communication linguistique qui s’est
développé parmi des gens qui ne partagent pas une langue commune, mais
qui se trouvent dans la nécessité de parler ensemble, pour des raisons par
exemple commerciales. Les pidgins existant dans le monde ont un voca‐
bulaire, une syntaxe et des fonctions grammaticales limitées. Si les pidgins
ne sont pas des langues maternelles, ce sont néanmoins des moyens de
communication utilisés par des millions d’individus. En bref, les pidgins
sont des adaptations créatives des langues naturelles. Par exemple, au
xviiie et xixe siècles, des commerçants russes passaient l’été en Norvège à
faire du commerce de poisson et de bois. Pour communiquer avec les
locaux, ils utilisaient un mélange de russe et de norvégien. Ce pidgin était
appelé le russenorsk. De nombreux autres pidgins sont utilisés en Afrique,
en Amérique et en Asie du Sud-Est, comme par exemple le jargon chinook
en Amérique du Nord.
Que se passe-t-il lorsqu’un pidgin devient la langue maternelle d’une
communauté ? C’est ici qu’intervient le passage d’un pidgin à un créole,
aussi appelé créolisation. Une ou deux générations suffisent à la créolisation
(les pidgins ne durent pas plus de cent ans). Les créoles sont caractérisés
par une expansion des ressources linguistiques, au niveau du vocabulaire
(plus grand), de la grammaire (plus complexe) et du style. On dit que les
pidgins sont des langues auxiliaires, qui permettent à des communautés
qui ne partagent pas la même langue de communiquer, alors que les créoles
sont des langues vernaculaires, propres à une communauté. Ainsi, les
créoles sont des langues qui se développent aux dépens des autres langues
parlées sur un territoire.
Les créoles se répartissent principalement sur les côtes des océans et
dans les archipels (Caraïbes, Indonésie). Dans les Caraïbes, on trouve des
créoles à base française comme le créole haïtien et le créole des Antilles,
ainsi que des créoles à base anglaise comme le créole jamaïquain, le créole
de Guyane et le créole de Belize. En Afrique, on trouve le krio à base
anglaise et des créoles à base portugaise comme le créole angolais et le
créole cap-verdien. Dans l’océan Indien, on trouve plusieurs créoles à base

56 Partie 1. Introduction à la linguistique française


française comme le créole des Seychelles et les créoles de la Réunion et de
l’île Maurice.
Contrairement aux pidgins qui sont des moyens de communication
limités, les créoles sont des langues aussi complexes et complètes que les
autres à tous les points de vue. Voici à titre d’exemple comment le verbe
manger est conjugué en créole guinéen (à base française) (voir tableau 3.1).

Tableau 3.1. Le verbe manger

français créole guinéen

mangez mãʒe

j’ai mangé mo mãʒe

il a mangé li mãʒe

je mange mo ka mãʒe

j’avais mangé mo te mãʒe

je mangeais mo te ka mãʒe

je mangerai mo ke mãʒe

On remarque que le créole guinéen permet de communiquer toutes les


informations temporelles du français, même si le moyen utilisé est différent
(terminaisons verbales en français vs morphèmes de temps en créole gui‐
néen).

3. Les langues du monde


Nous pouvons maintenant regarder de plus près la diversité et la répar‐
tition des langues dans le monde, ainsi que les méthodes utilisées pour les
regrouper en familles.

Chapitre 3. Le langage et les langues 57


Diversité et similitudes entre les langues
En quoi les langues sont-elles différentes ? Pourquoi, si les langues ont
une origine commune, ne parlons-nous pas tous une seule langue ? La
réponse à la question de la diversité des langues devient évidente si l’on
tient compte du fait que les langues sont des entités naturelles, avant d’être
des entités culturelles. Comme toutes les espèces naturelles, elles sont donc
variées. De manière générale, les langues naissent, se développent,
changent et meurent, comme tous les processus naturels. Par exemple, au
fil du temps, le latin a disparu au profit des langues romanes que sont le
français, l’italien, l’espagnol, le portugais, le roumain, etc. De même, le
français a beaucoup changé depuis l’époque de l’ancien français et continue
son évolution (voir chapitre 4).
Pourquoi les langues se différencient-elles avec le temps ? La diversi‐
fication linguistique vient toujours d’une séparation ou d’un isolement
géographique. Par exemple, la région alpine des Grisons en Suisse est le
lieu d’une langue, le romanche. Mais sa géographie est tellement complexe
(on parle souvent des Grisons comme du canton aux milles vallées) que le
romanche s’est diversifié de manière importante (il y a cinq variétés prin‐
cipales), malgré son très petit nombre de locuteurs. Une langue romanche
standard a d’ailleurs été fixée au xxe siècle, afin de permettre la commu‐
nication entre les locuteurs de ces diverses variantes.
Inversement, en quoi des langues aussi différentes que le thaï et le
français se ressemblent-elles ? Elles se ressemblent parce que : (i) elles sont
le produit de l’évolution, (ii) elles partagent un ensemble de traits ou
caractéristiques, (iii) toutes les combinaisons de mots possibles ne forment
pas une langue naturelle. Par exemple, on pourrait inventer une langue
appelée le français miroir, qui combinerait les mots dans les phrases de
manière inverse au français. Voici un ensemble d’exemples de français et
de français miroir (voir tableau 3.2).
Le français miroir ne se développera toutefois jamais comme une
langue, car il viole des contraintes qui sont partagées par toutes les langues.
Par exemple, les pronoms sujets ne sont pas placés après le verbe, et les
conjonctions ne sont jamais les derniers mots des phrases subordonnées
ou coordonnées. En d’autres termes, les langues ne varient pas de manière

58 Partie 1. Introduction à la linguistique française


aléatoire mais suivent des contraintes universelles (voir la partie du cha‐
pitre 5 consacrée à Noam Chomsky).

Tableau 3.2.

français français miroir

Jacques mange une pomme. Pomme une mange Jacques.

Je crois que je suis malade. Malade suis je que crois je.

Je ne suis pas d’accord avec toi. Toi avec d’accord pas suis ne je.

Veux-tu venir manger à la maison ce soir ? Soir ce maison la à manger venir tu veux ?

Le groupement des langues en familles


Nous avons vu plus haut que toutes les langues du monde se res‐
semblent sur certaines propriétés. Toutefois, il est clair que certaines
langues sont plus proches que d’autres et forment ce qu’on appelle des
familles de langues. Afin de comprendre comment les linguistes classent
les langues en familles, prenons un exemple emprunté à Ruhlen (1997 : 19).
Le partie gauche du tableau 3.3 donne le mot utilisé pour désigner la main
(en notation phonétique, voir chapitre 6) dans 12 langues différentes
(indiquées par les lettres A-L). L’objectif est de former des familles, sur la
base des ressemblances perçues entre les mots. Sans être linguistes, la plu‐
part des gens qui réalisent l’exercice tombent d’accord sur le même décou‐
page, donné dans la partie droite.
Ce qui est intéressant, c’est que ce découpage intuitif reflète effective‐
ment des familles distinctes. Si toutes les langues du tableau à l’exception
du japonais sont des langues indo-européennes, elles appartiennent en
effet à des sous-groupes différents, par exemple le groupe des langues
romanes, qui va de H à K. Si la comparaison était étendue sur un plus
grand nombre de mots, la plus grande ressemblance entres les langues indo-
européennes par rapport au japonais émergerait également. Ainsi, la
simple ressemblance formelle entre des mots représente un moyen efficace
pour classer des langues en familles. On pourrait toutefois objecter que ces

Chapitre 3. Le langage et les langues 59


Tableau 3.3.

langue main langue main

A lāmh irlandais lāmh

B ranka lituanien ranka

C rẽka polonais rẽka

D ruka russe ruka

E haend anglais haend

F hānd danois hānd

G hant allemand hant

H mɨnə roumain mɨnə

I mano italien mano

J maẽ français mẽ

K mano espagnol mano

L te japonais te

ressemblances pourraient être le fruit du hasard ou refléter simplement le


fait qu’une langue a emprunté un mot à une autre, sans qu’elles ne soient
pas ailleurs apparentées. Par exemple, le français a emprunté le mot chocolat
à l’aztèque, mais ces deux langues sont par ailleurs tout à fait distinctes.
Ces objections peuvent toutefois être levées. Premièrement, le caractère
accidentel de la ressemblance peut être exclu, à cause de l’une des pro‐
priétés fondamentales de la relation entre les concepts et les mots utilisés
pour les désigner, qui est son caractère arbitraire (voir chapitre 5). En ce
qui concerne l’emprunt, ce biais peut être écarté en ne comparant que
certains mots soigneusement choisis, qui appartiennent au vocabulaire de
base des langues, comme les parties du corps, les chiffres et les pronoms
personnels. Ces mots ne sont dans les faits jamais empruntés entre les
langues.

60 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Les familles de langues du monde
Sur la base de la méthode comparatiste présentée ci-dessus, les lin‐
guistes classent les langues du monde en une vingtaine de familles : afro-
asiatique, altaïque, amérindien, australien-aborigène, austronésien,
caucasien, coréen, dravidien, eskimo-aléoute, indo-européen, indo-
pacifique, japonais, khoisan, na-déné, niger-congo, nilo-saharien, oura‐
lique, paléosibérien, sino-tibétain et thaï.
Les statistiques disponibles indiquent que ces familles de langues
comptent un nombre très variable de locuteurs. Le tableau 3.4 rassemble
les familles de langues les plus parlées au monde.

Tableau 3.4.

Nombre Nombre
Familles
de langues de locuteurs

indo-européen 386 2 500 mio

sino-tibétain 272 1 088 mio

austronésien 1 212 269 mio

afro-asiatique 338 250 mio

niger-congo 1 354 206 mio

dravidien 70 165 mio

japonais 12 126 mio

altaïque 60 115 mio

La répartition des locuteurs entre les langues


Les langues du monde sont également parlées par un nombre très
inégal de locuteurs :
– 283 langues sur 6 604 sont parlées par plus d’un million de locuteurs ;

Chapitre 3. Le langage et les langues 61


– 616 langues sont parlées par plus de 100 000 locuteurs (mais moins
d’un million) ;
– 1 364 langues sont parlées par plus de 10 000 locuteurs (mais moins de
100 000) ;
– 1 631 langues sont parlées par plus de 1 000 locuteurs (mais moins de
10 000) ;
– 1 040 langues sont parlées par plus de 100 locuteurs (mais moins de
1 000) ;
– 455 langues sont parlées par moins de 100 locuteurs ;
– 310 langues sont éteintes ;
– 915 langues sont non documentées.
Ces données donnent la courbe de Gauss suivante (voir figure 3.1).

Figure 3.1.

D’un point de vue géographique, les 6 604 langues répertoriées se


répartissent en pourcentage de la manière suivante : 30 % en Afrique, 15 %
en Amérique, 33 % en Asie, 4 % en Europe et 19 % dans le Pacifique. Si
l’on compare maintenant ces données avec le nombre de locuteurs, on
arrive à des variations importantes, comme le montre la figure 3.2.
Ces deux courbes montrent qu’il y a moins de locuteurs par langues en
Afrique, en Amérique, et dans le Pacifique, alors que c’est l’inverse en Asie

62 Partie 1. Introduction à la linguistique française


(à cause principalement du chinois). En Europe, les deux chiffres
concordent.
Figure 3.2.

Le tableau 3.5 recense les douze langues les plus parlées au monde.
Il est évident que les langues ne sont pas égales du point de vue de leur
nombre de locuteurs natifs. On constate également de grandes différences
dans le nombre de locuteurs qui les parlent comme langue de communi‐
cation. De ce point de vue, l’anglais domine, devant le chinois et le hindi.
L’espagnol, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne s’est pas encore
développé comme langue de communication, au contraire du français, qui
reste sur un ratio identique à l’anglais (87 % de locuteurs non natifs contre
85 % pour l’anglais).
En conclusion, on assiste actuellement à un phénomène d’émiettement
linguistique, avec quelques langues parlées par beaucoup de locuteurs et
un très grand nombre de langues parlées par très peu de locuteurs. Ce
phénomène n’est pas étranger à un problème que l’on commence à bien
étudier et comprendre : celui des langues en danger.

4. Les langues en danger


Nous savons que d’ici la fin du siècle, entre 70 % et 90 % des langues
parlées aujourd’hui vont disparaître. De manière générale, on peut dire que
les langues parlées par moins de 100 000 locuteurs sont en danger,

Chapitre 3. Le langage et les langues 63


Tableau 3.5.

Nombre
Nombre de locuteurs
de locuteurs Total
de langue
Langue de langue des locuteurs
de communication
maternelle (en millions)
(en millions)
(en millions)

chinois mandarin 1 000 200 1 200

anglais 350 300 650

hindi, ourdou 400 150 550

espagnol 350 30 380

russe 170 100 270

indonésien,
80 130 210
malien

portugais 160 30 190

arabe 150 40 190

bengali 170 – 170

français 80 70 150

japonais 125 – 125

allemand 90 10 100

notamment à cause des médias électroniques, de la télévision, de la défo‐


restation, de la normalisation de l’éducation, de la banalisation des trans‐
ports et de la mondialisation.
Tout citoyen responsable est ému par la disparition des espèces vivantes,
faune et flore. Toutefois, d’ici la fin du siècle, ce ne seront que 10 % des
mammifères et 5 % des oiseaux qui auront disparu. En revanche, peu de
citoyens s’émeuvent de la disparition presque inéluctable de l’énorme
majorité des langues. Voici quelques exemples : à la fin du xxe siècle, l’eyak
(Alaska) était parlé par 2 locuteurs, l’iowa (États-Unis) par 5 locuteurs, le
sirenikski (langue eskimau) par 2 locuteurs, l’ubikh, langue du Caucase
qui contient le plus de consonnes, par une dizaine de locuteurs. En

64 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Australie, 90 % des langues aborigènes sont moribondes et vont s’éteindre,
alors qu’en Amérique du Sud, entre 17 % et 27 % des langues amérin‐
diennes sont en voie de disparition.
Que faut-il pour mettre une langue en danger ? Dès lors que la langue
d’une communauté n’est plus apprise par les enfants de cette communauté
ou par une grande partie d’entre eux, elle est dite potentiellement en danger.
On considère généralement qu’une langue qui n’est pas transmise comme
langue maternelle disparaît en trois générations. Les nouvelles générations
ont donc un rôle fondamental à jouer pour leur conservation. Pourtant,
dans la plupart des cas, les langues en danger ne sont plus transmises aux
enfants, que leurs parents préfèrent éduquer dans des langues associées au
pouvoir économique, jugées plus rentables pour leur avenir.

5. Les langues indo-


européennes
Au contraire des langues en danger dont nous venons de parler, la
famille des langues indo-européennes est la plus importante en nombre
de locuteurs. Comme la plupart des langues d’Europe sont des langues
indo-européennes, nous allons terminer ce chapitre par une présentation
plus détaillée de cette famille. Le tableau 3.5 montre les différentes familles
et sous-familles de langues indoeuropéennes.
D’un point de vue géographique, les langues indo-européennes
occupent la plupart de l’Europe actuelle et se prolongent dans le plateau
anatolien, en Iran, en Afghanistan, au Pakistan et dans le nord de l’Inde.
L’histoire de la diversification des langues indo-européennes est égale‐
ment bien établie. Par exemple, le grec est une bifurcation ancienne, qui a
donné naissance aux langues arméniennes et indo-iraniennes. Les langues
baltes sont historiquement liées à la famille des langues slaves (on parle de
langue balto-slaves). Plus tardivement, les langues germaniques ont bifur‐
qué entre les langues germaniques du Nord et de l’Ouest. L’histoire des
langues indo-européennes, leur parenté et leurs divergences constituent
ainsi un arbre très complexe, avec des ramifications multiples.

Chapitre 3. Le langage et les langues 65


Tableau 3.5.

Sous-
Familles Langues
familles

celtique breton, gallois, irlandais

ouest anglais, allemand, néerlandais, yiddish


germanique
nord danois, norvégien, suédois, islandais

est italien, roumain

français, portugais, espagnol, catalan, occitan


romane
ouest sarde, corse

romanche

ouest tchèque, slovaque, polonais, slavon

slave sud bulgare, macédonien, serbe, croate, slovène

est russe, biélorusse, ukrainien

balte lituanien, letton

grecque grec

albanaise albanais

anatolienne anatolien

iranienne ossète, kurde, persan, baloutche, tadjik, pashto

indo-aryenne hindi, ourdou, panjabi, sindhi, bengali

La dissémination des langues indo-


européennes
Selon l’archéologue Colin Renfrew (1990), la dissémination des
langues indo-européennes est liée à la diffusion de l’agriculture. Les immi‐
grants indo-européens étaient des fermiers venus d’Anatolie, qui ont com‐
mencé leur migration vers 6 500 ans AEC. Dans cette hypothèse, l’histoire

66 Partie 1. Introduction à la linguistique française


des langues indo-européennes ne repose pas sur une suite d’invasions
extérieures, comme on l’avait d’abord pensé, mais sur une série d’interac‐
tions complexes à l’intérieur d’une Europe qui avait une économie et une
langue propres. L’hypothèse sous-jacente est que l’apparition de l’agri‐
culture a favorisé un accroissement rapide de la population et que, de
génération en génération, les populations des Indo-Européens ont dû
migrer pour trouver de nouvelles terres leur permettant de se nourrir.
Comment une langue peut-elle s’installer sur un territoire ou se modi‐
fier ? On peut supposer qu’une langue s’installe sur un territoire lorsque
celui-ci, auparavant vide, se peuple. Les populations migrantes ont donc
découvert des territoires vides de toute population, ou alors ont rencontré
des populations parlant d’autres langues. Dans ce cas, on a affaire à un
processus de substitution linguistique, dans lequel les langues parlées par
des populations indigènes ont été remplacées par celles des populations
migrantes. Il se produit par des processus démographiques ou écono‐
miques. C’est le cas par exemple si la population migrante est plus impor‐
tante que la population indigène. L’autre explication, économique, passe
par le rôle de l’agriculture. Les Indo-Européens sont arrivés avec des
plantes et des graines qui leur ont permis de s’installer et de survivre dura‐
blement.
Le berceau de l’indo-européen se situe donc dans le plateau anatolien.
La migration s’est faite d’abord vers l’est, en direction des plateaux iraniens,
puis au nord (à l’est de la Mer Caspienne) et enfin à l’ouest, au nord de la
mer Noire. Les archéologues ont recoupé la migration des Indo-
Européens avec les cartes de la diffusion de l’agriculture et, en fonction
des sites contenant des fossiles de plantes, ils ont pu définir trois foyers de
diffusion de l’agriculture : (i) la plaine du Tigre et de l’Euphrate, en Irak
actuelle, avec une migration vers l’est ; (ii) la Palestine, avec une migration
vers l’Afrique du Nord ; (iii) l’Anatolie, avec une migration vers l’ouest.
Les sites anatoliens datent de plus de 6 000 ans AEC, alors qu’à l’est de la
mer Caspienne les sites sont datés de 6 000 à 5 000 AEC, tout comme les
sites de l’est de la Grèce. Plus on va vers l’ouest en Europe, plus les sites
sont récents. Dans le sud de la péninsule ibérique, les sites sont datés de
3 000 à 2 000 ans AEC et de 5 000 à 4 000 ans au sud de la France et en
Italie. On voit donc que l’agriculture s’est diffusée d’est en ouest, et que

Chapitre 3. Le langage et les langues 67


l’un des foyers de diffusion est l’Anatolie. L’hypothèse de Renfrew est donc
confirmée par ces données archéologiques.

6. Références de base
Comrie et al. (2008) fournit un état des lieux concis et actuel de la
situation des langues parlées dans le monde. Le site internet www.ethno‐
logue . com contient également de nombreuses données et statistiques
récentes à ce sujet. L’encyclopédie dirigée par Crystal (2010) reste aussi
une référence incontournable sur cette question. Ruhlen (1997) est une
introduction très accessible à la méthode comparatiste de classement des
langues en familles. Enfin, la dissémination de la famille indo-européenne
est présentée dans Renfrew (1990).

7. Pour aller plus loin


La question de l’origine du langage est discutée par Reboul (2007),
Reboul (2017), Bickerton (2010) et Fitch (2010). L’hypothèse du proto-
langage est développée dans Jackendoff (2002). Les ouvrages de Cavalli-
Sforza (1996) et (1998) résument la manière dont les langues sont
apparentées les unes aux autres, du point de vue de la génétique des popu‐
lations. Velupillai (2012) et Moravcsik (2013) présentent une introduction
approfondie à la typologie des langues. Enfin, l’ouvrage édité par Hombert
(2006) donne un survol général à la question de l’origine des langues et du
langage.

• Questions de révision
3.1. Pourquoi la question de l’évolution du langage est-elle si controversée ?
3.2. Quels types de preuves peut-on avancer pour étayer des hypothèses dans
ce domaine ?
3.3. Quelles sont les caractéristiques des pidgins et des créoles ?
3.4. Pourquoi l’étude des créoles nous renseigne-t-elle sur la question de l’évo-
lution du langage ?

68 Partie 1. Introduction à la linguistique française


3.5. Le nombre de locuteurs que compte une famille de langues est-il nécessai-
rement proportionnel à son importance géographique et au nombre de langues
qui la composent ? Que peut-on en conclure ?
3.6. Parmi l’ensemble des langues du globe, combien sont vouées à disparaître
d’ici la fin du siècle ?
3.7. Quels sont les facteurs qui conduisent à la mort d’une langue ?
3.8. D’où viennent les langues européennes ? Que sait-on de cette ancienne
langue commune ?

Chapitre 3. Le langage et les langues 69


Chapitre 4
Histoire et variétés
du français

L
e français fait partie de la famille des langues indo-
européennes, et plus spécifiquement d’un sous-groupe de cette
famille appelé les langues romanes ou langues latines, qui par‐
tagent la propriété de descendre d’une même langue mère : le latin. Dans
ce chapitre, nous verrons comment le français se situe parmi les langues
romanes. Nous proposerons ensuite un bref aperçu de l’histoire de cette
langue, au travers des événements historiques marquants qui ont influencé
son évolution. Enfin, nous verrons que le français est parlé dans de nom‐
breux autres pays que la France, et explorerons les contours du monde
francophone.

1. Qu’est-ce que le français ?


Le groupe des langues romanes
En plus du français, le groupe des langues romanes inclut l’italien,
l’espagnol, le portugais, le roumain et le catalan, mais également des
langues moins connues comme le romanche, le ladin et l’aroumain. Les
langues romanes sont bien diffusées à plus d’un titre : elles comptent deux
langues officielles sur les six langues des Nations unies (le français et
l’espagnol) et trois des dix langues les plus parlées au monde (le français,
l’espagnol et le portugais). Au total, 20 % des locuteurs de langues indo-
européennes parlent des langues romanes, ce qui correspond à 8 % des
locuteurs de la planète.

Chapitre 4. Histoire et variétés du français 71


À l’intérieur du groupe des langues romanes, on opère traditionnelle‐
ment une distinction entre le sous-groupe des langues romanes de l’Est,
qui comprend notamment l’italien et le roumain, et le sous-groupe des
langues romanes de l’Ouest, auquel appartient le français, mais aussi le
portugais et l’espagnol.
D’un point de vue linguistique, cette distinction se justifie par des res‐
semblances formelles entre les sous-groupes. Par exemple, les deux sous-
groupes se distinguent par la manière de former le pluriel, qui se fait par
l’addition d’un -s dans les langues occidentales et par l’addition d’un -i
pour les masculins ou d’un -e pour les féminins dans les langues orientales.
Ainsi, on dit (des) chats en français et gatos en espagnol et en portugais,
alors que le pluriel du mot masculin loup se dit lupi en italien et en roumain
et le pluriel du mot féminin chèvre se dit capre dans ces deux langues. De
même, à l’Ouest, la deuxième personne du singulier se termine également
en -s, alors qu’elle est en -i à l’Est. Par exemple, on dit (tu) chantes en
français et cantas en espagnol et en portugais mais canti en italien et cânŢi
en roumain.
Au niveau des sons, pour des mots hérités du latin, là où les langues
romanes orientales présentent dans un mot -p-, -t-, ou -k- entre deux
voyelles, les langues occidentales ont -b- ou -v-, -d- ou rien, -g- ou rien.
Pour l’alternance entre p et b ou v, le mot latin lepore a par exemple donné
lièvre en français, lebre en portugais et liebre en espagnol, alors que du côté
du groupe de l’Est, on a lepre pour l’italien et iepure pour le roumain.

En quoi le français se distingue-t-il


des autres langues romanes ?
Le français est la langue romane qui s’est la plus distancée des autres
langues du groupe. On le constate par exemple si on compare les mots
hérités du latin en français et dans les autres langues romanes de l’Ouest.
Alors que ces mots sont très souvent identiques ou quasiment identiques
en portugais et en espagnol, leur équivalent français diverge sensiblement,
comme nous l’avons vu plus haut avec les exemples des mots chat et chantes.

72 Partie 1. Introduction à la linguistique française


De manière générale, le français se caractérise par un système de
voyelles plus riche que les autres langues romanes (voir le chapitre 6 sur le
système des sons du français). En d’autres termes, le français comprend
des sons prononcés dans la graphie eu du mot pleut ou le u de lecture qui
n’existent pas dans les autres langues romanes.
D’autres spécificités du français se retrouvent également dans la
manière de former des phrases (la syntaxe, voir les chapitres 8 et 9). Par
exemple, la présence d’un élément qui occupe la position grammaticale de
sujet est obligatoire, même lorsque cet élément ne correspond pas au sujet
réel (ou sémantique) de cette phrase, comme l’illustre le pronom il de
l’exemple (1) ci-dessous. Cette contrainte n’est pas valable pour les autres
langues romanes, comme on le voit par la traduction du même exemple
en italien (2), en espagnol (3) et en roumain (4). Toutefois, elle n’est pas
unique au français et se retrouve dans d’autres langues non-romanes
comme l’anglais (5) et l’allemand (6).

1. Demain il ne pleuvra pas.


2. Domani ∅ non pioverà.
3. Mañana ∅ no lloverá.
4. Mâine ∅ nu va ploua.
5. Tomorrow it will not rain.
6. Morgen wird es nicht regen.

Le rapprochement du français avec l’anglais et l’allemand sur ce point


n’est pas le fruit du hasard. En effet, ces dernières sont des langues ger‐
maniques, ce qui correspond à un autre sous-groupe de la famille des
langues indo-européennes (voir chapitre 3). Or, comme nous le verrons à
la section suivante, si le français s’est beaucoup distancé des autres langues
romanes, c’est justement parce qu’il a subi très tôt dans son histoire une
forte influence des langues germaniques. Cette influence perdure dans le
français actuel.

Chapitre 4. Histoire et variétés du français 73


Les influences du germanique
sur le français actuel
La conséquence la plus importante de l’influence germanique sur le
français est une forte évolution des sons (phonétique), qui fait la spécificité
du français par rapport aux autres langues romanes. Cette évolution se
caractérise notamment par une réduction des mots, suite à la réduction
systématique de certaines voyelles et de certaines consonnes.
Au niveau des voyelles, cette réduction s’explique par le fait que, dans
les langues germaniques, un fort accent d’intensité frappe toujours l’une
des syllabes du mot, ce qui a pour conséquence d’affaiblir les voyelles voi‐
sines. Ces dernières n’étant plus clairement prononcées, elles ont fini par
disparaître tout simplement des mots. Par exemple, le verbe latin sudare
est devenu suer en français alors que l’espagnol a conservé la forme plus
proche, sudar. Un exemple encore plus spectaculaire est le mot latin augus‐
tum, qui est devenu août en français. On est ainsi passé de quatre voyelles
à une seule1 ! Cette réduction des mots explique également la présence de
nombreux homophones (mots qui se prononcent de la même manière,
comme vers, ver et vert) et qui sont source d’ambiguïté à l’oral.
En ce qui concerne les consonnes, l’influence germanique se retrouve
également dans l’utilisation du h en français. Notamment le fait que cer‐
tains mots commençant en h comme les hommes impliquent une liaison et
d’autres non, par exemple les hanches. En fait, dans les langues germaniques,
le h se prononce comme une vraie consonne, produite par expiration de l’air.
Ce son s’entend par exemple dans les mots Hund en allemand et hair en
anglais. Les mots en h hérités du germanique ont d’abord été prononcés
à la manière germanique, avec expiration de l’air, mais actuellement la
lettre h ne correspond plus à aucun son en français. Bien que cette pro‐
nonciation se soit perdue, il en reste une trace dans l’absence systématique
d’élision avec les mots hérités du germanique comme hanche, car il ne peut
pas y avoir de liaison avec une consonne. En revanche, la liaison se fait

1. On parle ici de voyelles phonologiques et non pas de lettres de l’alphabet. Voir le chapitre 6 pour une explication
détaillée des notions de voyelle et de consonne en phonologie.

74 Partie 1. Introduction à la linguistique française


avec les mots latins comme homme, dans lesquels le premier son prononcé
a toujours été la voyelle [ɔ].
Du point de vue du lexique, le français compte aussi un certain nombre
de mots d’origine germanique. Au total, on estime cet héritage à environ
400 mots dans des domaines divers, parmi lesquels on retrouve notamment
bâtir, honte et blanc. Enfin, certains suffixes (voir le chapitre 7 sur la mor‐
phologie) comme -and et -ard sont également d’origine germanique.

2. Quelques éléments
de l’histoire de France
et du français
Avant l’arrivée du latin
Afin de pouvoir identifier la langue parlée par une ancienne population,
il faut disposer de traces écrites de cette langue. Or, il ne nous est parvenu
presque aucun témoignage des langues parlées en France jusqu’à l’arrivée
des tribus dites indo-européennes. C’est pourquoi, même si l’on a la cer‐
titude que le territoire correspondant à la France actuelle était peuplé bien
avant l’arrivée des Indo-Européens, on ne possède que très peu d’indica‐
tions sur les langues parlées par ces populations. Au mieux, on a pu iden‐
tifier quelques racines de mots correspondant à des noms de lieux
(toponymes), dont on sait qu’ils ne sont pas reliés à la famille indo-
européenne, car on les retrouve dans d’autres langues extérieures à ce
groupe. Seule exception notable au manque de données linguistiques
remontant à cette époque : le basque, qui perpétue aujourd’hui encore la
langue des Aquitains. Cette langue ne fait pas partie du groupe des langues
indo-européennes, et ne peut d’ailleurs (fait rarissime) être rattachée avec
certitude à aucune langue ou famille de langues du monde.
Vers – 250, une tribu de langue indo-européenne, les Celtes, a envahi
la France par l’Est. Cette tribu parlait le gaulois, une langue qui n’a eu que
très peu d’influence sur le français actuel. En fait, on ne sait que très peu

Chapitre 4. Histoire et variétés du français 75


de chose sur le gaulois parlé par les Celtes, essentiellement parce que ces
derniers n’avaient pas pour habitude de mettre leurs connaissances par écrit.
Le petit héritage gaulois qui nous reste est principalement constitué de
noms de lieux comme Nanterre et Verdun et de moins d’une centaine de
mots courants, surtout reliés à la vie de la terre, parmi lesquels il y a les
mots chemin, lande et galet.

La latinisation de la Gaule
La situation a ensuite changé radicalement en Gaule avec la conquête
romaine, commencée vers – 120 dans la région appelée la Narbonnaise
(qui englobait la Provence, le Languedoc et le Dauphiné). Vers l’an – 50,
l’ensemble de la Gaule est passée en main romaine. Suite à cette invasion,
les Gaulois ont progressivement choisi d’abandonner leur langue pour le
latin, qui était la langue de l’administration et du commerce. Cette lati‐
nisation ne s’est toutefois pas faite rapidement ni de manière uniforme.
Dans un premier temps, le latin a surtout été pratiqué par les notables et
les marchands dans les régions urbaines. À la campagne, l’abandon du
gaulois a été nettement plus graduel, jusqu’au ve siècle. L’influence du latin
n’a pas non plus été la même sur l’ensemble du territoire gaulois. En effet,
l’invasion romaine s’est faite par le Sud et dans ces régions, la latinisation
a été à la fois profonde et durable. En revanche, l’influence romaine a été
nettement plus faible dans les régions du Nord.
À la chute de l’empire romain d’Occident en 476, diverses tribus bar‐
bares ont envahi la France : les Francs au Nord, les Burgondes puis les
Huns au centre-Est et les Wisigoths au Sud. D’un point de vue linguis‐
tique, cette division est à l’origine des différences dialectales observées
entre les langues d’oïl d’où le français est issu (au Nord), les langues d’oc
(au Sud) et les dialectes franco-provençaux (au centre-Est)1. Ces invasions
barbares ont ainsi contribué à diversifier linguistiquement le territoire. Si
le latin est malgré tout resté la langue principale de la Gaule, c’est à cause

1. Les mots oïl et oc veulent tous deux dire oui. On sépare ainsi les familles de langues selon le mot utilisé pour
dire oui : oïl au Nord et oc au Sud.

76 Partie 1. Introduction à la linguistique française


de la diffusion du christianisme, largement répandu sur le territoire dès le
ive siècle. En effet, à cette époque, le latin était la langue liturgique chré‐
tienne en Occident. La conversion du roi des Francs Clovis au christia‐
nisme, à la fin du ve siècle, a encore renforcé la place du latin.

La transition du latin au français


Pour les linguistes, la question primordiale consiste à savoir quand et
comment, à partir du latin parlé en Gaule, on est arrivé progressivement
au français actuel. Cette question ne trouve pas de réponse précise et
définitive, car les éléments qui nous sont parvenus de cette époque restent
très fragmentaires (voir les exemples de témoignages écrits ci-dessous).
Toutefois, certains faits historiques et linguistiques permettent d’expliquer
dans les grandes lignes la nature de cette évolution.
Le premier point à relever est que le latin parlé par les envahisseurs
romains était une forme tardive du latin classique appelée latin vulgaire.
Cette variété de latin se caractérise notamment par la disparition de la
déclinaison, la création des articles, la généralisation des prépositions,
l’extension des auxiliaires du verbe et l’apparition de nouvelles formes du
futur. En résumé, le latin parlé par les envahisseurs de la Gaule s’était déjà
considérablement éloigné de la version classique de cette langue utilisée
dans les textes.
Par la suite, la dégradation progressive de la culture de l’écrit vers les
vi et viie siècles a encore creusé l’écart entre le latin liturgique et la langue
e

orale des gens de Gaule. Au viiie siècle, Charlemagne a tenté de relatiniser


la Gaule par une série de réformes culturelles et scolaires, ce qui a eu pour
conséquence d’accentuer encore les différences entre le latin cultivé et la
langue de la rue. Au ixe siècle, le fossé entre ces deux langues était tel que
le concile de Tours (813) a demandé que les homélies soient traduites en
rustica romana lingua et en germanique. À cette époque, la « rustica romana
lingua », qui allait devenir le français, était donc déjà née.
Aux xe et xie siècles, le français était fragmenté en usages régionaux.
Le morcellement était une conséquence du régime féodal, dans lequel la
vie s’organisait localement sur les terres des suzerains, auxquels étaient
rattachés des vassaux. Ce qui allait devenir le français n’était alors qu’un

Chapitre 4. Histoire et variétés du français 77


dialecte parmi d’autres, parlé dans la région d’Île-de-France. Ce dialecte
ne doit cependant pas son ascension à une quelconque supériorité linguis‐
tique par rapport à ses voisins. Sa progression est uniquement la consé‐
quence d’une série de faits politiques et économiques. D’un point de vue
politique, l’événement marquant a été l’élection d’Hughes Capet comme
roi par les grands du royaume (987). Au fur et à mesure que le nouveau roi
a étendu son influence, l’unification des parlers d’Île-de-France et des
régions voisines s’est opérée. Par ailleurs, la région d’Île-de-France était
bien située géographiquement (au confluent de trois fleuves : la Seine,
l’Oise et la Marne) et prospère économiquement.
Pour toutes ces raisons, vers le xiie siècle, le parler d’Île-de-France avait
acquis une réputation de « juste milieu » et constituait une sorte d’idéal de
qualité à atteindre. Dès les xive et xve siècles, la transcription des dialectes
autres que le français comme le picard et le normand a totalement cessé,
et le fait de s’exprimer en dialecte était même devenu un sujet de dérision,
comme en témoigne la célèbre Farce de maître Pathelin, datant de cette
époque.

L’affirmation du français
Dès le xive siècle, la demande de connaissances rédigées en français est
devenue toujours plus importante. En témoigne notamment la politique
de traduction systématique des grandes œuvres mise en place par
Charles V.
Au xvie siècle, l’utilisation du français comme langue de culture et de
transmission de connaissances s’est intensifiée. François Ier a créé en 1530
une institution concurrente à la Sorbonne, le Collège des trois langues (grec,
hébreu, latin), actuel Collège de France, où les cours étaient donnés en
français. En 1530, la première grammaire française a été écrite en anglais
par Palgrave. Le français commençait également à être utilisé dans des
ouvrages scientifiques : Ambroise Paré a publié tous ses ouvrages de méde‐
cine en français, langue également choisie par Nostradamus pour ses Pro‐
phéties.
D’un point de vue de politique linguistique, l’événement le plus impor‐
tant de cette époque est l’ordonnance de Villers-Cotterêts, prise en 1539

78 Partie 1. Introduction à la linguistique française


par François Ier, qui prévoyait que tous les textes administratifs, actes
officiels, décrets et lois seraient désormais rédigés en « langage maternel
francoys », c’est-à-dire en français. D’un point de vue littéraire, la Défense
et illustration de la langue française par du Bellay est un encouragement à
tous les écrivains et grammairiens de l’époque à promouvoir l’usage du
français.
Après une période d’expansion libre, au xviie siècle, la langue française
est devenue un instrument de centralisation politique et donc une affaire
d’état. En 1635, Richelieu a fondé l’Académie française, dont les membres
ont réglementé la langue en fonction du bel usage, celui de la Cour. En
1673, l’Académie adoptait une orthographe unique et normalisée, fondée
bien souvent sur les formes non simplifiées. De nombreux mots jugés
populaires ont ainsi été exclus du dictionnaire de l’Académie. Les acadé‐
miciens ont également réglé le son et le sens des mots et, dès la deuxième
moitié du xviie siècle, la grammaire de Port-Royal s’est donné pour ambi‐
tion de retrouver, sous les formes de la langue, la raison universelle : les
grammairiens étaient devenus l’autorité suprême, au détriment de l’usage.
À cette époque, le français n’était toutefois pas la seule langue parlée
en France. Hors de Paris, la population continuait à parler principalement
patois. Au Sud, les locuteurs pratiquaient une forme d’occitan, au Nord,
on parlait le wallon et le picard, à l’Est, le francique et l’alsacien et à l’Ouest,
le breton. Le problème de la diversité linguistique des Français s’est fait
jour au moment de la Révolution. Plusieurs enquêtes linguistiques ont
alors été réalisées, qui conclurent que les patois étaient bien vivants dans
la plupart des régions et que de très nombreuses personnes n’étaient pas
capables de tenir une conversation en français. Dans l’idéologie révolu‐
tionnaire, les patois étaient associés à la religion et au passé. Le français,
au contraire, était perçu comme un facteur d’égalité : tout Français devait
y avoir droit. C’est pourquoi, dès la fin du xviiie siècle, on prit la décision
de créer des Écoles normales, pour former des enseignants qui pourraient à
leur tour enseigner le français dans chaque village. Notons que dès le
xviiie siècle, le français avait déjà pris une forme très proche du français
actuel, comme on peut s’en rendre compte par le fait que les textes de cette
époque sont largement intelligibles pour des lecteurs d’aujourd’hui.

Chapitre 4. Histoire et variétés du français 79


Au xixe siècle, on parlait français à l’école, que la Loi Jules Ferry de
1882 avait rendue obligatoire pour tous les enfants dès 6 ans, mais le patois
persistait dans la vie courante. La situation a changé dès le début du
xxe siècle, lors de la Première Guerre mondiale. En effet, les unités regrou‐
paient des hommes d’origines différentes qui se retrouvaient dans l’absolue
nécessité de communiquer. Dans cette situation, le dénominateur com‐
mun le plus simple entre les troupes était le français. À leur retour à la
maison, ces hommes ont ensuite continué à parler le français.
Au xxie siècle, le français, comme toutes les langues vivantes, continue
son évolution. Dans le domaine du lexique, cette évolution reflète l’arrivée
constante de nouveaux concepts : beaucoup de nouveaux mots ont par
exemple été créés dans les domaines de la téléphonie mobile et d’Internet.
Du point de vue de la prononciation (phonologie), certains contrastes
tendent à disparaître (par exemple entre brun et brin), tout comme le
caractère obligatoire ou facultatif de certaines liaisons. La syntaxe des
phrases se modifie également, par exemple dans l’absence d’inversion entre
sujet et verbe pour former des questions à l’oral (il est où ?) ou dans la
suppression du ne dans la négation, toujours à l’oral (je suis pas malade).
Notons pour conclure qu’actuellement les anciens patois parlés en
France sont proches de la disparition, malgré des tentatives parfois très
actives pour les maintenir, notamment dans le cas du breton. Toutes ces
langues font partie du groupe des langues en danger, tel que nous l’avons
défini au chapitre 3.

3. Quelques témoignages
de la naissance du français
Il ne nous reste que très peu d’écrits de la période de transition entre le
latin et le très ancien français, aussi appelé le roman. Voici quelques-uns
des tout premiers textes qui nous sont parvenus.
Les Serments de Strasbourg (842) : ce texte est souvent considéré
comme le premier monument de la langue française. Il contient le premier
texte écrit en roman, et scelle une alliance entre deux petits-fils de

80 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Charlemagne (Charles le Chauve et Louis le Germanique) contre leur
frère Lothaire. Les troupes des deux parties ne comprenant plus le latin,
ce texte commence par un passage en germanique destiné aux soldats de
Louis et un autre en roman pour les soldats de Charles. Le reste du docu‐
ment a été rédigé en latin. Voici la partie en roman prononcée par Louis
le Germanique, ainsi que sa traduction française.

Pro deo amur et pro christian poblo et nostro commun salvament,


d’ist di in avant, in quant deus savir et podir me dunat, si salvarai eo
cist meon fradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cum om
per dreit son fradra salvar dist, in o quid il mi altresi fazet, et ab
Ludher nul plaid nunquam prindrai, qui meon vol cist meon fradre
Karle in damno sit.

Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à


partir d’aujourd’hui, en tant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je
secourrai mon frère Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit
secourir son frère, selon l’équité, à condition qu’il fasse de même pour moi,
et je ne tiendrai jamais avec Lothaire aucun plaid qui, de ma volonté,
puisse être dommageable à mon frère Charles.

Les Gloses : elles correspondent à peu près à ce qu’on appelle


aujourd’hui des glossaires. Il s’agit de petits dictionnaires qui permettent
de passer d’une langue à l’autre. Ces écrits se sont développés aux viiie et
ixe siècles, car à cette époque, la majorité de la population ne comprenait
plus le latin. Or, la version utilisée de la Bible était la Vulgate, traduite au
ive siècle en latin par saint Jérôme. Il était donc indispensable de fournir
à la population des traductions afin qu’elle puisse continuer à avoir accès
aux Saintes Écritures. Les exemples de Gloses les plus connus sont les
Gloses de Reichenau, qui sont un dictionnaire latin-roman comprenant
près de 1 300 mots latins et les Gloses de Cassel, qui donnent la traduction
en germanique de 265 mots romans. Voici quelques mots tirés des Gloses
de Reichenau1 (tableau 4.1).

1. Tiré de Walter H. (1988), p. 68.

Chapitre 4. Histoire et variétés du français 81


Tableau 4.1.

Latin Roman Français actuel

Gallia Francia France

jecur ficato foie

singulariter solamente seulement

coturnix quaccola caille

Le Cantilène de Sainte Eulalie : il s’agit d’une suite de 29 vers datant


du ixe siècle qui raconte la vie exemplaire d’une jeune fille martyrisée. En
voici les premiers vers :

Buona pulcella fut Eulalia. Bonne pucelle fut Eulalie.


Bel auret corps bellezour anima. Beau avait le corps, belle l’âme.
Voldrent la ueintre li d[õ] inimi. Voulurent la vaincre les ennemis de
Dieu,
Voldrent la faire diaule seruir. Voulurent la faire diable servir.
Elle nont eskoltet les mals conselliers. Elle n’écoute pas les mauvais
conseillers :
Quelle d[õ] raneiet chi maent sus en ciel. « Qu’elle renie Dieu qui demeure au
ciel ! »
Ne por or ned argent ne paramenz. Ni pour or, ni argent ni parure,
Por manatce regiel ne preiement. Pour menace royale ni prière :
Niule cose non la pouret omq[ue] pleier. Nulle chose ne la put jamais plier.

4. Français et francophonie
En plus de la France, le français est une langue officielle dans 32 autres
pays partout dans le monde. En Europe, le français est notamment parlé
en Belgique (40 % de francophones) et en Suisse (20 % de francophones),

82 Partie 1. Introduction à la linguistique française


mais on le trouve également au Luxembourg et dans la région italienne du
Val d’Aoste. En Afrique, le français est pratiqué dans de nombreux pays
comme le Cameroun, le Congo, le Mali et le Sénégal. En Amérique, le
principal pays francophone est bien entendu le Canada (25 % de franco‐
phones, essentiellement dans la province du Québec), mais on parle éga‐
lement français à la Martinique et à la Guadeloupe, en Guyane et à Saint-
Pierre-et-Miquelon ainsi qu’en Haïti. Dans l’océan Indien, en plus de la
Réunion, le français est parlé à l’île Maurice, aux Seychelles, à Madagascar,
aux Comores et à Mayotte. En Océanie, il est parlé en Polynésie, à Wallis-
et-Futuna et en Nouvelle-Calédonie.
Bien entendu, dans tous les pays ou département français cités ci-
dessus, les notions de langue française et de locuteur francophone
s’entendent de manière bien différente. Si en Belgique et en Suisse, on
parle un français très proche du français de France, la situation se présente
déjà différemment au Canada, où le français surtout oral diverge de bien
des manières du français de France (prononciation, lexique, syntaxe). Dans
de nombreux autres pays, le français cohabite officiellement avec d’autres
langues locales, et n’est pas bien maîtrisé par de nombreux locuteurs. Cette
dernière remarque souligne l’importance de différencier les locuteurs natifs
des locuteurs occasionnels. Si l’on s’en tient aux premiers, on compte envi‐
ron 80 millions de francophones dans le monde, alors que si l’on inclut les
seconds, ce chiffre passe à 220 millions (chiffre de l’OIF), ce qui corres‐
pond à environ 2 % de la population mondiale.
On a actuellement coutume de rassembler les pays qui pratiquent le
français sous le terme de francophonie. Toutefois, comme on l’a vu plus haut,
ce terme regroupe à la fois des pays qui comptent un nombre important
de locuteurs natifs et d’autres où le français n’est pratiqué que comme
langue seconde et par un petit nombre de locuteurs. D’un point de vue
politique, la notion de francophonie s’entend actuellement comme
l’ensemble des pays regroupés dans l’Organisation internationale de la
francophonie (OIF), une organisation qui poursuit notamment des objec‐
tifs politiques (maintien de la paix et droits de l’homme) et de coopération
entre ses pays membres. L’OIF organise des Sommets de la francophonie,
durant lesquels les états membres définissent les grandes lignes des actions
futures de l’organisation. Sur le plan de la langue française, l’Organisation

Chapitre 4. Histoire et variétés du français 83


se veut un soutien à la pratique du français, sur un principe de partenariat
plutôt que de remplacement des autres langues parlées par ses pays
membres, appelées langues partenaires.

5. Références de base
L’histoire du français est racontée de manière très concise et accessible
dans Walter (1988) et Rey (2008). Perret (2008) est une introduction
didactique, qui comporte également une analyse linguistique des processus
qui ont marqué l’évolution de la langue. Walter (1998) offre une présen‐
tation synthétique des différentes variétés de français parlées dans le
monde. Enfin, toutes les informations concernant l’Organisation de la
francophonie se trouvent sur le site internet :
www.francophonie.org.

6. Pour aller plus loin


Une introduction détaillée à l’histoire du français se trouve chez
Huchon (2002) et Rey et al. (2007) constitue certainement l’ouvrage de
référence le plus complet sur la question.

• Questions de révision
4.1. À quel sous-groupe de la famille des langues indo-européennes appartient
le français ?
4.2. Peut-on situer le français encore plus précisément à l’intérieur de ce groupe ?
Sur la base de quels critères a-t-on établi cette distinction ?
4.3. Quelles sont les raisons historiques pour lesquelles le français s’est diffé-
rencié des autres langues du groupe ?
4.4. Comment l’influence du germanique est-elle reflétée dans le français actuel ?
4.5. Quel est le premier texte qui a été écrit en français et de quand date-t-il ?
4.6. Quel est l’intérêt actuel des écrits en très ancien français pour les linguistes ?
4.7. Qu’est-ce que l’ordonnance de Villers-Cotterêts et de quand date-t-elle ?
4.8. À partir de quelle époque le français a-t-il été normalisé et par qui ?
4.9. Comment peut-on définir la notion de francophonie ?

84 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Chapitre 5
Une brève histoire
de la linguistique
contemporaine :
de Saussure
à Chomsky

D
ans ce chapitre, nous allons parcourir l’évolution de la lin‐
guistique au xxe siècle au travers de ses deux représentants les
plus éminents : le linguiste genevois Ferdinand de Saussure et le
linguiste américain Noam Chomsky. Nous verrons plus spécifiquement
comment Saussure a jeté les bases de la linguistique moderne en proposant
une nouvelle méthode de travail fondée sur une série de dichotomies et
comment Chomsky a contribué à faire passer la linguistique du domaine
des humanités à celui des sciences cognitives.

1. Saussure et les fondements


de la linguistique structurale
La naissance de la linguistique moderne
On considère habituellement que la linguistique moderne remonte aux
travaux du linguiste genevois Ferdinand de Saussure (1857-1913), et à son
Cours de linguistique générale, donné à l’université de Genève entre 1906
et 1911. Ce cours a par la suite donné lieu à un livre éponyme, publié de

Chapitre 5. Une brève histoire de la linguistique contemporaine 85


manière posthume en 1916 sur la base de notes prises par ses étudiants et
établi par ses disciples Charles Bally et Albert Sechehaye. Ferdinand de
Saussure est également reconnu comme le fondateur du structuralisme,
un mouvement de pensée qui s’attache à étudier des phénomènes du point
de vue d’un système plutôt que des éléments qui le composent, et dont
l’influence s’est étendue au cours du xxe siècle à de nombreux domaines
des sciences humaines comme l’ethnologie, l’analyse littéraire et la philo‐
sophie.
Avant l’arrivée de Saussure, les travaux en linguistique se limitaient à
quelques domaines spécifiques. La tradition rhétorique s’intéressait aux
figures de style ou de discours comme la métaphore et la métonymie, ou
aux figures de pensée comme l’ironie (cf. chapitre 13). La tradition phi‐
lologique avait pour objet l’établissement des textes anciens, notamment
grecs, latins et médiévaux. Enfin, la linguistique historique s’était déve‐
loppée au xixe siècle sous l’influence de la tradition germanique et s’inté‐
ressait à la grammaire comparée des langues indo-européennes et aux
règles présidant aux changements phonétiques (dans les sons). Au début
de sa carrière, Saussure s’était d’ailleurs illustré par ses travaux sur les
voyelles des langues indo-européennes.

La méthode de Saussure
Saussure a été le premier à utiliser une méthode permettant de définir
un objet d’étude précis pour la linguistique, en opérant par distinctions (ou
dichotomies) et en éliminant à chaque fois l’une des branches de l’alternative.
Son approche est de ce point de vue réductionniste, et constitue l’un des
fondements de la méthode scientifique. Dans cette section et les suivantes,
nous allons passer en revue les principales dichotomies proposées par
Saussure, ce qui nous permettra d’aboutir à une vision générale de l’objet
de la linguistique, tel qu’il la percevait au début du xxe siècle.
La première distinction fondamentale opérée par Saussure a consisté à
séparer l’objet d’étude de la linguistique de sa matière. En effet, toute
forme de production langagière, par exemple un discours ou un texte,
pourrait a priori constituer un objet d’étude possible pour le linguiste. Selon
Saussure, l’objet d’étude de la linguistique ne peut toutefois pas inclure

86 Partie 1. Introduction à la linguistique française


l’ensemble des manifestations du langage, car ces dernières sont à la fois
trop hétérogènes et trop larges pour être saisies dans leur totalité. Pensez
par exemple aux différences entre un texte classique, un courrier électro‐
nique et un dialogue en ligne sur Internet ! Ainsi, selon Saussure, l’objet
d’étude de la linguistique doit être le fruit d’un choix raisonné de la part
du linguiste, et correspondre à une sous-partie structurée de l’immense
quantité de matière constituée par l’ensemble des manifestations du lan‐
gage.
Une autre distinction importante opérée par Saussure sépare les
notions de linguistique externe et de linguistique interne. Selon Saus‐
sure, la linguistique externe a pour objectif de mettre en rapport la langue
avec des faits qui lui sont extérieurs. Une telle linguistique s’intéresse par
exemple aux rapports entre langue et politique ou encore entre langue et
société. La linguistique interne se concentre en revanche sur des phéno‐
mènes inhérents au système linguistique, comme par exemple les sons qui
composent une langue (phonologie) ou encore l’ensemble des règles qui
permettent de former des phrases correctes dans une langue (syntaxe).
Selon Saussure, la linguistique doit être interne plutôt qu’externe. Il s’agit
là encore d’une grande innovation par rapport aux traditions de son époque.
Cette limitation de la linguistique aux faits internes à la langue a sans aucun
doute permis d’isoler les phénomènes régissant son fonctionnement et
donc de mieux les comprendre. Actuellement, la linguistique intègre à la
fois des travaux de linguistique externe, dans des domaines comme la
sociolinguistique (chapitre 15) par exemple, et des travaux de linguistique
interne dans des domaines comme la syntaxe (chapitres 8 et 9), la mor‐
phologie (chapitre 7) et la phonologie (chapitre 6).

Langue et parole
Saussure a proposé de diviser le langage en deux entités distinctes : la
langue et la parole. La parole peut être définie comme l’action individuelle
d’un locuteur qui utilise le langage pour parler ou rédiger un texte. La
parole correspond donc à des productions concrètes de langage. De par ce
fait, elle est également variable (notamment d’un individu à l’autre) et reste
imprévisible.

Chapitre 5. Une brève histoire de la linguistique contemporaine 87


La langue peut être définie comme un ensemble de conventions par‐
tagées par l’ensemble d’une communauté linguistique. Par exemple, les
locuteurs du français partagent la règle qui consiste à ajouter la terminai‐
son -ons au radical de la plupart des verbes pour former la première per‐
sonne du pluriel. Ces mêmes locuteurs partagent également l’utilisation
du mot chat pour désigner un petit félin poilu qui miaule et chasse les souris.
Ainsi, la langue est constituée d’un ensemble de règles et de conventions
abstraites, qui sont nécessaires à l’usage du langage, c’est-à-dire à la parole.
Bien que chaque locuteur ait internalisé dans son enfance les règles et
conventions de sa langue maternelle, cette dernière n’appartient dans sa
totalité à aucun d’entre eux. Personne ne pourrait par exemple prétendre
connaître à lui tout seul l’ensemble des règles et conventions du français !
Saussure parle ainsi de la langue comme d’un trésor déposé dans le cerveau
des locuteurs et partagé par l’ensemble d’une communauté linguistique.
Selon Saussure, c’est la langue et non la parole qui doit faire l’objet
d’études de la part des linguistes. En d’autres termes, Saussure pense qu’il
faut s’intéresser aux conventions qui régissent une langue plutôt qu’à
l’usage qui en est fait par les locuteurs. Toutefois, la parole précède et
détermine également la langue de certains points de vue. Notamment, c’est
par son exposition à la production langagière (parole) des gens qui
l’entourent que le nourrisson va peu à peu accéder au système de sa langue.
Ce sont aussi les changements uniques et imprévisibles qui interviennent
dans la parole qui produisent au fil du temps des changements dans le
système de la langue. C’est notamment par une évolution progressive de
l’usage sur plusieurs siècles que le latin parlé en Gaule est peu à peu devenu
le français, comme nous l’avons vu au chapitre 4.
Une autre grande innovation de Saussure a été d’envisager la langue
comme un système à l’intérieur duquel chaque élément est défini par les
relations qu’il entretient avec les autres éléments. Cette définition de la
langue était révolutionnaire, car cette dernière était auparavant envisagée
comme une nomenclature, c’est-à-dire une liste d’éléments renvoyant
individuellement à des objets du monde. En d’autres termes, à chaque
objet du monde correspondait un nom qui le désignait, et cette relation ne
dépendait en rien des autres éléments de la nomenclature. Dans cette
conception, connaître une langue revenait simplement à connaître les

88 Partie 1. Introduction à la linguistique française


noms désignant les objets du monde. Pour Saussure, cette vision de la
langue est erronée, car la langue n’est pas un simple répertoire de mots
mais forme un système organisé.
Cette nouvelle conception de la langue comme un système amène
immédiatement une série de questions. Tout d’abord, on peut se demander
comment il est possible de parler de système, alors que la langue est un
phénomène évolutif, comme nous l’avons vu plus haut. Deuxièmement, il
convient de définir de quels éléments le système que constitue la langue
pourrait être composé. Enfin, il est nécessaire de formaliser les rapports
que peuvent entretenir les éléments dont se compose le système linguis‐
tique, et qui servent à l’organiser. Nous allons apporter des éléments de
réponse à ces trois questions dans les trois sections suivantes.

Linguistique synchronique et diachronique


Parmi l’ensemble des distinctions établies par Saussure, on retrouve
l’opposition entre la linguistique synchronique et diachronique. Selon
Saussure, la linguistique synchronique décrit un état de la langue à un
moment donné. Il s’agit donc d’une relation de simultanéité. Par exemple,
il est possible de faire une étude synchronique de l’anglais de l’époque de
Shakespeare ou du français du xxie siècle. En revanche, la linguistique
diachronique s’intéresse au passage d’un état de langue à un autre. Il s’agit
dans ce cas d’une relation de successivité. Un exemple d’analyse diachro‐
nique consisterait à étudier les phénomènes linguistiques qui ont caracté‐
risé le passage du latin vulgaire au très ancien français. En d’autres termes,
dans le point de vue synchronique, ce sont des états de langue qui sont
étudiés alors que dans le point de vue diachronique, ce sont des successions
d’états de langue qui sont étudiés. Selon Saussure, l’étude de la langue doit
être synchronique plutôt que diachronique. Attention toutefois, synchro‐
nique ne signifie pas contemporain, comme le montre l’exemple de
l’anglais de Shakespeare cité plus haut. En revanche, chaque étude syn‐
chronique, quel que soit l’état de langue décrit, est une étude du système,
à un moment donné de son évolution, à un état stable.

Chapitre 5. Une brève histoire de la linguistique contemporaine 89


Le signe linguistique
Selon Saussure, l’unité de base qui forme le système de la langue est le
signe. Le signe linguistique peut être défini comme une entité à deux faces,
nommées l’image acoustique et le concept. Plus concrètement, l’image
acoustique est simplement « l’enveloppe linguistique » du mot et le concept
sa signification. Par exemple, l’image acoustique du mot crocodile corres‐
pond aux représentations des sons qui composent ce mot (voir chapitre 6)
ou de ses lettres à l’écrit. Le concept de crocodile correspond à la représen‐
tation mentale que les locuteurs ont de cet animal.
L’une des idées les plus célèbres restées de l’œuvre de Saussure est que
la relation qui existe entre les deux faces d’un signe, à savoir l’image acous‐
tique et le concept, est arbitraire. Autrement dit, il n’y a pas de raison
logique ou naturelle pour qu’un mot plutôt qu’un autre soit utilisé par une
communauté linguistique pour désigner un certain concept. Il s’agit sim‐
plement d’une convention, suivie par l’ensemble des locuteurs. Par
exemple, il n’y a pas de logique dans le fait que le concept d’ARBRE soit
désigné en français par la suite de sons [aʀbʀ]1 (ou les lettres a-r-b-r-e à
l’écrit). D’ailleurs, chaque langue a adopté sa propre convention pour dési‐
gner ce même concept (tree en anglais, Baum en allemand, etc.).
Saussure a choisi de remplacer les termes d’image acoustique et de
concept, qui s’appliquent spécifiquement à la langue, par ceux de signi‐
fiant et de signifié, à valeur plus générale. En effet, selon Saussure, la
langue n’est qu’un système de signes parmi d’autres et la linguistique s’ins‐
crit en tant que discipline au sein de la sémiologie, c’est-à-dire l’étude des
signes au sein de la vie sociale. Dans le courant du xxe siècle, la sémiologie
a été appliquée à des domaines aussi divers que la mode (Roland Barthes),
le cinéma (Christian Metz), l’architecture et la littérature (Umberto Eco).

1. Le système de représentation formelle des sons utilisé ici est introduit au chapitre 6.

90 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Les rapports entre signes
Comme nous l’avons vu plus haut, la signification d’un signe résulte
de la relation arbitraire qui unit un signifiant et un signifié. Toutefois, le
signe ne tire sa valeur que des relations qu’il entretient avec les autres signes
au sein du système de la langue. En d’autres termes, chaque signe se définit
par opposition aux autres éléments du système. Par exemple, ce qui fait
qu’un tigre est un tigre, c’est qu’il n’est pas un lion, ni une panthère, etc.
Saussure recense deux types de relations entre les signes au sein d’une
langue : les rapports syntagmatiques et paradigmatiques. Les rapports
syntagmatiques se situent au sein même de la chaîne de la parole et
unissent les éléments qui se suivent temporellement le long de cette chaîne.
Par exemple, la suite de sons [pɛʀ] (comme dans le mot père) devient [pʀɛ]
(comme dans le mot près) en intervertissant deux sons le long de la chaîne
de la parole (ʀ et ɛ). De la même manière, des rapports de type syntag‐
matique unissent les mots qui forment une phrase. Par exemple, la phrase
Jean aime Marie devient par substitution Marie aime Jean. Dans les deux cas,
la signification du mot ou de la phrase change suite à l’opération de sub‐
stitution.
Les relations paradigmatiques ne se situent pas au sein même de la
chaîne parlée mais sont issues des associations évoquées par les signes. Par
exemple, le mot étudiant évoque par association le mot étudier. Cette asso‐
ciation vient à la fois du niveau des signifiants et des signifiés. En effet, les
deux mots appartiennent à une même famille et les concepts qu’ils dési‐
gnent sont associés. Dans certains cas, la relation paradigmatique porte
uniquement sur le signifiant, comme entre les mots étudiant et perdant,
que seule la rime en -ant rapproche. Enfin, dans certains cas encore, le lien
se situe uniquement au niveau du signifié, comme entre étudiant et appren‐
tissage. Les formes linguistiques de ces mots ne sont pas apparentées, mais
leurs concepts sont reliés.

En résumé
Selon Saussure, la linguistique doit distinguer son objet de sa matière.
La linguistique de la langue prime sur la linguistique de la parole et la

Chapitre 5. Une brève histoire de la linguistique contemporaine 91


linguistique synchronique prime sur la linguistique diachronique. La
langue est définie comme un système de signes, qui est un tout cohérent
où chaque élément est défini par ses rapports aux autres membres du sys‐
tème. Enfin, les signes linguistiques entretiennent deux types de rapports
entre eux : syntagmatiques sur la chaîne parlée et paradigmatiques ou
associatifs.

2. Chomsky et la grammaire
générative
Un nouveau programme pour la linguistique
Dans les années cinquante, Noam Chomsky (1928- ), un jeune lin‐
guiste du Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston, révo‐
lutionne la linguistique en proposant un nouveau programme de recherche.
Aux États-Unis, le paradigme dominant en linguistique à cette époque
était la grammaire distributionnelle, un courant qui envisageait la gram‐
maire des langues par l’élaboration de listes, issues de données de produc‐
tion réelles par des locuteurs (des corpus). À cette conception empiriste
de la linguistique, Chomsky oppose le modèle rationaliste de la gram‐
maire générative. Dans cette approche, l’objectif de la linguistique est de
caractériser le savoir linguistique des locuteurs adultes, ce que Chomsky
nomme leur langue interne. Chomsky a par ailleurs bousculé la vision
dominante de son époque en proposant que toutes les langues du monde,
bien que différentes en apparence, sont fondamentalement similaires
quant à leurs mécanismes profonds, et reflètent une grammaire univer‐
selle, faculté biologique et spécifique à l’espèce humaine.
Chomsky a également eu une influence déterminante sur la psycho‐
logie, par sa conception de la manière dont les enfants acquièrent le lan‐
gage. Au milieu du xxe siècle, le courant dominant en psychologie était le
comportementalisme (aussi appelé béhaviorisme), qui consistait à expli‐
quer des phénomènes d’apprentissage uniquement par les comportements
observables (externes) des sujets, en interdisant toute spéculation sur leurs

92 Partie 1. Introduction à la linguistique française


états mentaux (internes). Dans cette optique, l’acquisition du langage était
envisagée comme un comportement appris, réductible à des phénomènes
d’imitation. Chomsky s’est fortement opposé à cette idée, en insistant sur
le rôle de l’innéisme dans le processus d’acquisition.
En résumé, les idées et méthodes proposées par Chomsky au milieu du
xxe siècle ont contribué à placer la linguistique au cœur du domaine nais‐
sant des sciences cognitives.

Une approche rationaliste de la linguistique


Vers le milieu du xxe siècle, la linguistique se définissait comme une
discipline empirique, dans laquelle les théories étaient le fruit de l’obser‐
vation de données produites par des locuteurs et recueillies dans des corpus.
Concrètement, dans une approche empirique, le linguiste décide que X
est une phrase valide de la langue Y en cherchant des preuves de sa gram‐
maticalité par l’étude d’autres constructions similaires dans le corpus.
Chomsky s’est opposé à cette méthode et a défendu au contraire une
méthode rationaliste, fondée sur des jugements introspectifs. Dans une
approche rationaliste, le linguiste réfléchit sur sa langue et fait des hypo‐
thèses théoriques sur la base de ses réflexions et de son intuition linguis‐
tique. Il confronte ensuite ses hypothèses à des données et les révise au
besoin.
Cette préférence méthodologique fait écho à une distinction théorique
opérée par Chomsky entre la compétence et la performance des locuteurs,
et qui peut s’envisager comme un parallèle cognitif à celle introduite par
Saussure entre langue et parole. Selon Chomsky, la compétence peut se
définir comme la connaissance que les locuteurs ont de leur langue et la
performance comme l’usage qu’ils en font. Le point important est que
compétence et performance ne sont pas toujours équivalentes. Par exemple,
les locuteurs produisent parfois des phrases agrammaticales parce qu’ils
sont stressés ou fatigués, bien qu’ils sachent par ailleurs que ces construc‐
tions ne sont pas correctes dans leur langue. Dans ce cas, il s’agit d’erreurs
de performance, qui ne remettent pas en cause leur compétence. À l’inverse,
les enfants ou les locuteurs non-natifs utilisent parfois une construction

Chapitre 5. Une brève histoire de la linguistique contemporaine 93


correctement par hasard, sans la maîtriser réellement. Dans ce cas égale‐
ment, la performance est un reflet inexact de la compétence.
Ainsi, l’étude des productions issues de données réelles n’est pour
Chomsky que des manifestations de la performance des locuteurs, qui
peuvent être biaisées. Ce qui permet d’étudier le langage de manière fiable
sont les jugements introspectifs (voir ci-dessous) fournis par des locuteurs
natifs, reflets de leur compétence.

La notion de langue interne


Selon Chomsky, la notion de langue interne désigne le savoir qu’un
locuteur natif adulte a de sa langue. Ce savoir ne doit toutefois pas s’envi‐
sager comme une connaissance consciente, par exemple la capacité à for‐
muler des règles de grammaire. Il s’agit d’un savoir intuitif, qui permet
aux locuteurs natifs de dire sans effort qu’une phrase comme (1) est gram‐
maticale en français, alors que (2) est douteuse et (3) est totalement
impossible, même s’ils ne savent pas expliquer pourquoi ils ont cette
impression. Ce type de jugement est appelé un jugement de grammati‐
calité par les linguistes.

1. Jean a mangé une pomme.


2. Quand dis-tu que Jean a mangé quoi ?
3. Pomme Jean mangé a.

La langue interne peut donc être étudiée, par le biais des jugements de
grammaticalité, au niveau de chaque locuteur. Ce concept s’oppose à
celui de langue externe, qui caractérise la langue en tant qu’entité partagée
par une communauté linguistique, par exemple le français ou l’espagnol.
Dans sa conception externe, la langue n’est pas une réalité psychologique
ou neurologique individuelle, mais une entité historique, politique et
sociologique. Elle ne peut donc pas faire l’objet d’une analyse linguistique
dans la conception cognitive défendue par Chomsky.

94 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Grammaire universelle et faculté de langage
La notion de grammaire universelle introduite par Chomsky intègre
l’idée selon laquelle certains principes de grammaire sont communs à
toutes les langues du monde. Ces principes sont innés et représentent la
caractérisation abstraite de la faculté de langage propre à l’espèce humaine.
Plusieurs arguments ont été avancés pour justifier l’existence d’une telle
grammaire universelle.
D’un point de vue typologique, de nombreux travaux (notamment
ceux de Greenberg 1963) ont montré que toutes les langues du monde
partagent un certain nombre de propriétés, appelées les universaux du
langage. Par exemple, toutes les langues du monde ont des sujets et des
prédicats (voir chapitre 10). Il existe aussi des arguments biologiques en
faveur d’une grammaire universelle, notamment le fait que toutes les
sociétés humaines sans exception ont développé une forme de langage, ce
qui tend à confirmer qu’il s’agit bien d’une prédisposition génétique uni‐
verselle de notre espèce.
Enfin, l’argument le plus souvent invoqué en faveur de l’existence d’une
grammaire universelle est que tous les humains (sauf dans les cas de patho‐
logie) naissent avec une prédisposition innée pour le langage. En d’autres
termes, le langage ne doit pas être enseigné explicitement aux enfants, il
se développe naturellement et sans effort au cours des toutes premières
années de la vie (voir chapitre 1). Cette incroyable facilité serait difficile‐
ment explicable si l’enfant n’était pas guidé par des connaissances innées,
liées à sa grammaire universelle.
Toutefois, il est clair que l’ensemble du processus d’acquisition du lan‐
gage ne peut en aucun cas être inné. En effet, un enfant qui n’est pas exposé
à une langue spécifique dans ses premières années de vie ne développe pas
de langage, comme l’ont montré les quelques exemples célèbres d’enfants
sauvages au travers de l’histoire. Par ailleurs, les propriétés spécifiques à
chaque langue doivent être apprises. En d’autres termes, tous les bébés ont
une prédisposition innée à acquérir le langage mais pas de prédisposition
innée pour apprendre une langue particulière.
Afin de résoudre ce paradoxe et d’expliquer plus généralement l’exis‐
tence de variations entre les langues, Chomsky a divisé les propriétés du

Chapitre 5. Une brève histoire de la linguistique contemporaine 95


langage en deux : les principes, qui regroupent l’ensemble des universaux
du langage et qui dépendent de la grammaire universelle, et les para‐
mètres, qui déterminent les variations possibles entre les langues. Par
exemple, pour certaines langues comme le français, la présence d’un sujet
pronominal est obligatoire dans toutes les phrases (voir chapitre 9) alors
que dans d’autres comme l’italien, il est optionnel. Il s’agit donc d’un
paramètre (appelé pro-drop dans la littérature) que l’enfant doit fixer dans
un sens ou dans l’autre au cours du processus d’acquisition de sa langue
maternelle. La notion de paramètre explique aussi que les langues ne dif‐
fèrent pas de manière aléatoire mais selon un espace prédéterminé : les
valeurs possibles des paramètres.

La notion de grammaire générative


Chomsky a choisi de focaliser son étude du langage dans le domaine
de la syntaxe, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui permettent de combiner
des mots pour former des phrases, car c’est avant tout à ce niveau (plus que
dans le lexique par exemple) que s’exprime la faculté de langage spécifique
à l’espèce humaine. Ainsi, contrairement à Saussure, Chomsky ne définit
pas la langue comme un système de signes mais comme un système de
règles.
Le type de grammaire que propose Chomsky, appelée grammaire
générative, se distingue des autres modèles théoriques de son époque par
l’usage de langages formels, venant de la théorie des automates. Plus
spécifiquement, Chomsky, au départ mathématicien, a fait l’hypothèse
qu’à partir de l’ensemble fini d’éléments que sont les mots d’une langue, il
est possible de générer un ensemble infini de phrases. Dans ce contexte, le
terme générer signifie produire à l’aide d’un système de règles. Par exemple, à
partir de la règle selon laquelle (en français) un groupe nominal peut être
constitué d’un déterminant suivi d’un nom, il est possible de générer une
infinité de combinaisons comme le chien, une maison, les histoires, etc. Ainsi,
la grammaire générative d’une langue peut être définie comme le système
de règles à l’origine de la capacité générative du langage. Nous reviendrons
plus en détail sur la notion de règle dans les chapitres 8 et 9, consacrés à
la syntaxe du français.

96 Partie 1. Introduction à la linguistique française


En résumé
La linguistique générative est définie comme la branche de la psycho‐
logie cognitive dont la tâche est de caractériser le savoir linguistique des
locuteurs, c’est-à-dire leur langue interne. Cette langue interne est riche,
complexe et contraste avec la pauvreté des données linguistiques servant
d’entrées à l’acquisition du langage par l’enfant. La faculté de langage est
nommée grammaire universelle, ou ensemble de propriétés définissant la
langue interne.

3. Références de base
Pour une introduction à l’œuvre de Saussure, on lira nécessairement
Saussure (1955), ainsi que Saussure (2002) pour une mise en regard de la
version établie du Cours avec les notes de l’auteur. La linguistique saussu‐
rienne est également abordée par Gadet (1987) et Amacker (1975). Une
introduction très accessible à la notion de faculté de langage telle que
l’entend Chomsky se trouve dans le chapitre 4 de Pinker (1999a). Le début
de la linguistique en tant que science cognitive est résumé par Gardner
(1993, chapitre 3). Enfin, Smith (1999, chapitres 1 et 2), offre une vision
globale et accessible des différents thèmes linguistiques et cognitifs abor‐
dés par Chomsky.

4. Pour aller plus loin


Chomsky (1990) est une référence complète sur l’ensemble des thèmes
liés à la linguistique chomskyenne. Pollock (1997) est la référence en ce
qui concerne l’application de la linguistique chomskyenne au français.
Baker (2001) fournit une excellente introduction aux notions de principe
et de paramètre. Pour une biographie intellectuelle et scientifique de Fer‐
dinand de Saussure, on consultera l’ouvrage incontournable de Joseph
(2012).

Chapitre 5. Une brève histoire de la linguistique contemporaine 97


• Questions de révision
5.1. Quel doit être l’objet d’étude de la linguistique selon Ferdinand de Saussure ?
Répondre en utilisant les dichotomies : langue/parole, synchronie/diachronie,
linguistique interne/linguistique externe.
5.2. Expliquer les notions de signifiant et de signifié en les appliquant au mot chat.
5.3. Pourquoi les signes linguistiques sont-ils arbitraires selon Saussure ?
5.4. Quelle est la différence entre la signification et la valeur d’un signe ? Illustrer
avec le mot cheval.
5.5. Selon Saussure, les relations entre signes peuvent être syntagmatiques ou
paradigmatiques. Expliquer ces deux types de relation et donner des exemples
pour chacune d’elles.
5.6. À quels courants de pensée Chomsky s’oppose-t-il dans sa définition de la
linguistique ?
5.7. Pourquoi Chomsky parle-t-il de grammaire générative ?
5.8. Qu’appelle-t-on un jugement de grammaticalité ?

98 Partie 1. Introduction à la linguistique française


Partie 2

Les domaines
de la linguistique
française
Chapitre 6
Phonétique
et phonologie
du français

D
ans la seconde partie de cet ouvrage, nous allons nous inté‐
resser successivement aux différents niveaux d’analyse du lan‐
gage que sont notamment les sons, les mots et les phrases. En
guise d’introduction, nous commencerons par montrer dans ce cha‐
pitre comment ces différents niveaux d’analyse sont définis par les lin‐
guistes et dans quelles disciplines ils sont étudiés. Le reste du chapitre sera
consacré à la plus petite des unités d’analyse du langage, le phonème, objet
d’étude de la phonologie.

1. Les unités d’analyse


linguistique : du son
à la phrase
À un niveau intuitif, deux niveaux d’analyse linguistique semblent
émerger naturellement : en parlant et en écrivant, les locuteurs utilisent
des mots afin de former des phrases.
Pour le linguiste, le mot est une unité de sens ou, pour reprendre les
termes de Saussure, l’image acoustique qui permet d’accéder à un concept.
L’étude des mots et de leur signification est l’objet de la sémantique lexi‐
cale, que nous aborderons au chapitre 10. Toutefois, les unités de sens que
forment les mots ne sont pas des unités minimales d’analyse, car elles

Chapitre 6. Phonétique et phonologie du français 101


peuvent souvent être décomposées en éléments plus petits. Par exemple,
le mot rapidement contient à la fois le sens du mot rapide et du suffixe -
ment qui signifie « de manière ». Ainsi, on peut dire que le sens du mot
rapidement est construit par addition des éléments qui le composent
(rapide + ment). Les éléments qui entrent dans la formation des mots
construits s’appellent des morphèmes, et sont l’objet d’étude de la mor‐
phologie, que nous traiterons au chapitre 7.
La signification des phrases est également construite à partir de la
signification des mots qui les composent et des relations que ces mots
entretiennent entre eux. Par exemple, la signification de la phrase (1) ci-
dessous peut être résumée comme suit : il existe un individu appelé Max
qui réalise l’action de manger.

1. Max mange.

L’étude de la signification des phrases entre dans le domaine de la


sémantique compositionnelle, dont nous reparlerons également au cha‐
pitre 10. D’un point de vue grammatical, en français, les phrases sont
constituées minimalement d’un sujet suivi d’un verbe voire d’un complé‐
ment comme en (2). Toutefois, certaines phrases comme (3) peuvent être
plus complexes, et contenir d’autres phrases.

2. La sœur de Jeanne aime les araignées.


3. Marie a raconté à Paul que Max pense que la sœur de Jeanne aime
les araignées.

Tout comme les mots, les phrases ne sont pas des unités minimales
d’analyse, car elles sont constituées d’autres éléments qui entretiennent un
rapport particulier entre eux. Par exemple, en (2), les éléments la sœur de
Jeanne forment une unité de sens au sein de la phrase. On le constate
notamment par le fait qu’il est possible de remplacer toute cette unité par
le pronom elle comme en (4) ou d’en faire le sujet d’une question comme
en (5).

4. Elle aime les araignées.


5. Qui aime les araignées ? (réponse : la sœur de Jeanne).

102 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


En revanche, les éléments sœur de ne forment pas un groupe au sein de
la phrase. Ils ne peuvent pas être remplacés ou questionnés au même titre
que le groupe la sœur de Jeanne. Les éléments qui forment des unités de
sens au sein de la phrase sont appelés des syntagmes. La discipline qui
étudie la manière dont les syntagmes peuvent être combinés pour former
des phrases simples et complexes est la syntaxe. Nous en reparlerons aux
chapitres 8 et 9.
Jusqu’à présent, la hiérarchie de niveaux d’analyse que nous avons
esquissée va du morphème à la phrase. Toutefois, il existe des éléments
encore plus petits que les morphèmes comme rapide et -ment qui font
l’objet d’études de la part des linguistes : les sons. L’étude des sons d’une
langue, appelés phonèmes, est l’objet de la phonologie, à laquelle ce cha‐
pitre est consacré. Il subsiste toutefois une différence importante entre les
phonèmes et les autres unités d’analyse que nous avons identifiées plus
haut : les phonèmes ne sont pas porteurs de signification. En revanche,
toutes les autres unités d’analyse comme les mots et les syntagmes ont
toujours une signification. Bien que les phonèmes ne soient pas porteurs
de signification, le fait de remplacer un phonème par un autre dans un mot
conduit à un changement de sens. Par exemple, le fait de remplacer le son
[p] dans le mot pain par le son [m] fait que le mot pain devient le mot main.
Les unités d’analyse de la linguistique que nous avons identifiées sont
résumées dans le tableau 6.1, de la plus petite à la plus grande.

Tableau 6.1.

Unités phonèmes morphèmes mots syntagmes phrases

Exemples [a] [e] [u] rapide maison mon ami Max est fort.
[f] [b] [g] dé-fais-able chemin de fer aime Jean croit que
les fleurs Max est fort.

Domaine(s) phonologie morphologie morphologie syntaxe syntaxe (forme)


d’étude (forme) sémantique
sémantique (sens) (sens)

Chapitre 6. Phonétique et phonologie du français 103


Dans cette synthèse, nous n’avons pas encore mentionné l’objet d’étude
de la pragmatique, qui est l’énoncé. Comme nous l’avons vu au chapitre 2,
l’énoncé n’est toutefois pas un objet structuralement supérieur à la phrase,
mais correspond à une phrase étudiée en prenant en compte le contexte
dans lequel elle a été prononcée. Nous reparlerons des énoncés dans les
chapitres 11 à 14, qui traitent de différents phénomènes pragmatiques.

2. Les unités de l’écrit et de l’oral


De manière intuitive, le langage se décompose dans l’esprit des locu‐
teurs selon les unités de la langue écrite. Ainsi, le mot se définit souvent
comme une chaîne de caractères précédée et suivie d’espaces blancs, la
phrase comme une suite de mots qui commence par une majuscule et se
termine par un point, et la plus petite unité du langage serait les lettres.
Toutefois, ces définitions posent de nombreux problèmes pour une analyse
linguistique. En effet, elles correspondent à des conventions instaurées par
les typographes et qui ne reflètent pas les propriétés réelles du langage. Par
exemple, les manuscrits latins ne séparent pas les mots par des blancs et
les manuscrits médiévaux ne contiennent pas ou peu de signes de ponc‐
tuation.
De même, les sons ne sont pas des équivalents sonores des lettres de
l’alphabet, pour diverses raisons. Premièrement, comme nous le verrons
dans la suite de ce chapitre, il existe plus de sons en français que de lettres
de l’alphabet, et ces dernières ne suffisent donc pas à les représenter tous.
En effet, le français compte 6 voyelles écrites (a, e, i, o, u, y) contre
15 voyelles phonétiques. Ce nombre important de voyelles est d’ailleurs
l’une des spécificités du français par rapport aux autres langues romanes
(voir chapitre 4). Le français compte également 20 consonnes écrites (b, c,
d, f, g, h, j, k, l, m, n, p, q, r, s, t, v, w, x, z) contre seulement 19 consonnes
phonétiques. Ainsi, le français compte un total de 26 lettres de l’alphabet
contre 34 sons. Depuis la fin du xixe siècle, l’Association phonétique
internationale a créé un alphabet phonétique international, qui permet

104 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


de représenter de manière standardisée et univoque l’ensemble des sons
des langues du monde1.
Un autre décalage entre sons et lettres se remarque par le fait que cer‐
tains sons sont rendus à l’écrit par plusieurs lettres. C’est le cas par exemple
de voyelles dites nasales comme le son final [ɔ]̃ du mot maison ou le premier
son [ɛ]̃ du mot infernal. Inversement, certaines lettres de l’alphabet ne
correspondent pas à un seul son, par exemple la lettre x qui correspond à
deux sons : [k] et [s]. De manière encore plus frappante, la lettre h ne
correspond à aucun son en français contemporain et ne devient audible
que dans les cas de liaison (voir ci-dessous). Quatrièmement, un même
son trouve souvent des réalisations graphiques différentes, par exemple le
son [s] dans les mots dix, soupe et action pour ne citer que les graphies les
plus fréquentes car au total, ce son peut prendre 11 graphies différentes !
Enfin, une même lettre de l’alphabet peut correspondre à différents pho‐
nèmes comme les deux g du mot garage.
En résumé, les unités d’analyse pertinentes pour le linguiste ne sont
pas celles de la langue écrite mais de la langue orale. Ce principe est
d’autant plus naturel que la plupart des langues du monde sont des langues
orales qui n’ont pas d’écriture. En effet, seules deux cents langues environ
sur les quelque six mille langues du monde s’accompagnent d’une forme
écrite ! Qui plus est, les enfants acquièrent le langage sur la base de stimuli
verbaux oraux et non à partir de textes. Enfin, les propriétés formelles
principales de la langue sont celles de la langue orale, qui diffèrent bien
souvent de celles de la langue écrite.
Prenons l’exemple de l’accord en français écrit et oral à titre d’illus‐
tration. À l’oral, le pluriel n’est marqué que par le choix du déterminant,
par exemple l’article défini le ou les dans les exemples (6) et (7) ci-dessous.
En revanche, le pluriel est indiqué à l’écrit à la fois par le choix du déter‐
minant, ainsi que par l’addition d’une forme plurielle au nom (-s) et au
verbe (-ent).

6. Le chat mange.

1. L’ensemble des symboles phonétiques utilisés pour représenter les sons du français sont reproduits, avec des
exemples, dans les sections sur les voyelles et les consonnes du français ci-dessous.

Chapitre 6. Phonétique et phonologie du français 105


7. Les chats mangent.

Seules les phrases contenant des pluriels marqués (irréguliers) signalent


l’accord de manière redondante à la fois à l’oral et à l’écrit comme en (8)
et (9) ci-dessous :

8. Le cheval finit son tour de piste.


9. Les chevaux finissent leur tour de piste.

En conclusion, les unités pertinentes pour l’analyse linguistique se


situent au niveau de la langue orale. La plus petite unité de la langue orale
pertinente pour le linguiste est le phonème, que nous allons présenter dans
le reste de ce chapitre. Pour ce faire, nous commencerons par nous inté‐
resser à la manière dont les sons sont produits par les organes de la parole
(lèvres, dents, langue, etc.), objet d’étude de la phonétique articulatoire.

3. Éléments de phonétique
articulatoire
Consonnes, voyelles et semi-voyelles
Du point de vue de l’articulation, les consonnes sont des sons carac‐
térisés par la présence d’un obstacle partiel ou total au passage de l’air. Une
première distinction entre les consonnes peut être établie en fonction de
la manière dont l’air est retenu (ce critère est aussi appelé le mode d’arti‐
culation). Lorsque l’obstruction de l’air est totale, on parle de consonnes
occlusives. C’est le cas par exemple de la prononciation du son [p] dans
le mot parler, où le passage de l’air est totalement bloqué par les lèvres,
avant d’être relâché brusquement. Lorsque l’obstruction de l’air n’est que
partielle, on parle de consonnes constrictives, comme dans la prononcia‐
tion du son [f ] de frère, où l’air n’est que partiellement retenu par les lèvres.
C’est pour cette raison qu’il est possible de tenir la prononciation d’une
consonne constrictive pendant longtemps alors qu’une consonne occlusive
ne peut pas être tenue.

106 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Un deuxième critère de classification des consonnes s’établit selon leur
lieu d’articulation, c’est-à-dire l’endroit dans la bouche où se fait l’obs‐
truction de l’air. On distingue cinq lieux d’articulation des consonnes en
français (du plus en avant au plus en arrière) :
1) les lèvres : consonnes labiales comme le son [p] de père
2) les dents : consonnes dentales comme le son [t] de terre
3) le palais dur : consonnes palatales comme le son [ʃ] de cher
4) le palais mou : consonnes vélaires comme le son [k] de car
5) la luette : consonne uvulaire comme le son [ʀ] de rue (lorsqu’il est
prononcé sans le rouler)
Un dernier critère qui permet de classifier les consonnes fait interve‐
nir la vibration ou la non-vibration des cordes vocales. Certaines
consonnes dites sourdes sont prononcées sans faire vibrer les cordes
vocales, par exemple le [s] de sel alors que d’autres dites sonores les font
vibrer, comme le son [g] du mot gare.
Les voyelles sont des sons caractérisés par la vibration des cordes
vocales (elles sont donc par définition sonores), ainsi que par la non-
obstruction de l’ouverture de la cavité buccale. On distingue habituelle‐
ment quatre critères pertinents pour la classification des voyelles.
Le premier est le degré d’ouverture de la bouche, qui peut être fermée,
mi-fermée, mi-ouverte ou encore ouverte. Par exemple, en prononçant à
la suite les mots nid, nez, naît et natte, on constate que la bouche s’ouvre
toujours plus lors de la prononciation des voyelles [i], [e], [ɛ] et [a]. Le
deuxième critère est la position de la langue dans la bouche, qui peut être
placée vers l’avant (voyelle palatale) ou vers l’arrière (voyelle vélaire). Par
exemple, en prononçant les mots mur puis mou, la langue passe de l’avant
à l’arrière de la bouche lors de la prononciation des voyelles [y] et [u]. Le
troisième critère a trait à la position des lèvres, qui peuvent être arrondies
ou non-arrondies. Le changement dans l’arrondissement des lèvres peut
être ressenti en prononçant les mots nez puis nœud. La première voyelle [e]
n’est pas arrondie alors que la seconde [ø] l’est. Un dernier critère de
classification est le lieu de passage de l’air, qui peut être la bouche (voyelle
orale) ou le nez (voyelle nasale). Cette distinction peut être ressentie en

Chapitre 6. Phonétique et phonologie du français 107


prononçant les mots mode puis monde. Dans le premier cas, l’air passe par
la bouche et dans le second, par le nez.
Une différence importante entre consonnes et voyelles en français se
situe au niveau du rôle joué par ces deux types de sons dans la syllabe. En
français, la syllabe est par nature vocalique. En d’autres termes, un mot
contient autant de syllabes que de voyelles. Les consonnes ne peuvent donc
pas former des syllabes à elles seules. Elles viennent simplement s’ajouter
aux voyelles qui en forment le noyau. Par exemple, le mot liberté se découpe
en trois syllabes (li-ber-té), construites autour des voyelles [i], [ɛ] et [e].
De même, le mot aéroport contient quatre syllabes (a-é-ro-port) autour
des voyelles [a], [e], [ɔ] et [ɔ].
Enfin, les semi-voyelles sont des sons que l’on trouve dans des mots
comme nuit, abeille et oiseau. Du point de vue de la prononciation, ces
sons correspondent aux caractéristiques des voyelles les plus fermées,
lorsque le degré de fermeture s’accentue encore pour produire une sorte
de chuintement. Ainsi, les semi-voyelles sont assimilées aux voyelles, car
elles en sont proches du point de vue de l’articulation. En revanche, elles
se rapprochent des consonnes du point de vue de leur rôle dans la syllabe,
raison pour laquelle ces sons sont aussi qualifiés de semi-consonnes dans
certains manuels. En effet, la présence de semi-voyelles dans un mot
n’influence pas le découpage syllabique. Ainsi, le mot abeille ne contient
que deux syllabes [a- bɛj], construites autour des voyelles [a] et [ɛ]. En
revanche, si la semi-voyelle [j] est remplacée par une voyelle, par exemple
[i] dans le mot abbaye, le nombre de syllabe passe à trois [a-bɛ-i].

Les voyelles et semi-voyelles du français


Les 15 voyelles du français sont représentées dans le tableau 6.2, en
fonction des quatre critères décrits à la section précédente : degré d’ouver‐
ture de la bouche, zone d’articulation, position des lèvres et passage de l’air.
En plus des 15 voyelles classées ci-dessus, le français comporte égale‐
ment une seizième voyelle, au statut particulier, car elle a pour propriété
de pouvoir être omise sans provoquer de changement de sens. Cette voyelle
s’appelle le schwa ou e-muet en référence à la lettre qui est utilisée pour le
transcrire en français, et est notée phonétiquement par le symbole [ə]. On

108 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Tableau 6.2.

Voyelles palatales
Voyelles vélaires (postérieures)
(antérieures)

non-arrondies arrondies non-arrondies arrondies

[u] nous,
orales fermées [i] nid, vie [y] mur, jus
loup

orales mi- [o] saut,


[e] nez, thé [ø] nœud, jeu
fermées beau

orales mi- [ɔ] note,


[ɛ] naît mer [ɶ] heure, œuf
ouvertes mode

orales ouvertes [a] bat, patte [ɑ] bât, pâte

nasales [ɛ]̃ brin, gain [ɶ̃] un, brun [ã] banc, gant [ɔ]̃ bond, don

[j] abeille,
semi-voyelles [ɥ] lui, huit [w] oui, loi
lien

la retrouve par exemple dans le mot petite, où le e final n’est pas prononcé
par de nombreux locuteurs. De même, le fait de dire f(e)nêtr(e) en pro‐
nonçant les e ou non ne change pas la signification de ce mot. Lorsqu’il
est prononcé, le schwa est un son central : mi-ouvert et mi-fermé, mi-
antérieur et mi-postérieur et même mi-labialisé. Son rôle consiste princi‐
palement à faciliter la prononciation en évitant la succession de certaines
consonnes. C’est pourquoi, il est généralement prononcé dans le mot
contrebasse, afin d’éviter la succession difficile des trois consonnes [t], [ʀ]
et [b].

Les consonnes du français


Les 19 consonnes du français sont représentées dans le tableau 6.3,
selon les trois critères de classification décrits à la section précédente :
mode d’articulation, lieu d’articulation et vibration des cordes vocales
(consonnes sourds vs sonores).

Chapitre 6. Phonétique et phonologie du français 109


Tableau 6.3.

Lieu d’articulation

consonnes labiales dentales palatales vélaires uvulaire

[p] pot, [t] terre, [k] cas,


occlusive sourde
peu tard barque

[b] beau, [d] dos, [g] gars,


sonore
bien doux goût
Mode d’articulation

[m] main, [n] nain, [ɲ] signe, [ɳ]


nasales
mer haine bagne parking

[f] fou, [s] sot, [ʃ] chou,


constrictive sourde
foie housse huche

[v] voie, [z] zoo, [ʒ] joue,


sonore
ver ose ange

[l] loup,
latérale
large

[ʀ] raie,
vibrante
rang

4. Éléments de phonologie
La notion de phonème
Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux sons, entités
concrètes, objets d’étude de la phonétique. La phonologie s’intéresse quant
à elle aux phonèmes. Un phonème peut être défini comme la plus petite
unité discrète qui permet d’isoler des éléments de la chaîne parlée. En
d’autres termes, seuls les sons qui produisent des différences de significa‐
tion dans un mot, également appelées différences fonctionnelles, sont
considérés comme des phonèmes. Ainsi, tous les phonèmes sont des sons,
mais tous les sons ne sont pas des phonèmes dans une langue donnée. Afin

110 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


de marquer cette distinction, les sons sont traditionnellement représentés
entre crochets et les phonèmes entre barres obliques.
Prenons un exemple. Le fait de remplacer le son [t] par le son [v] dans
le mot terre suffit à produire un mot différent (verre). Ainsi, /t/ et /v/ sont
des phonèmes du français. En revanche, le fait de prononcer le mot rue en
roulant le r ou non ne produit pas une différence de sens. Ainsi, il s’agit
bien de deux sons différents (une consonne apico-dentale et une consonne
uvulaire) mais d’un seul phonème. En résumé, le phonème est une entité
abstraite, pertinente du point de vue de l’analyse linguistique, et qui peut
correspondre à plusieurs sons.

Commutation et permutation de phonèmes


La phonologie est l’un des premiers domaines de la linguistique à avoir
utilisé les thèses structuralistes de Saussure. La méthode utilisée pour
identifier les phonèmes d’une langue consiste à faire varier les sons à la fois
sur l’axe syntagmatique et sur l’axe paradigmatique. D’un point de vue
syntagmatique, l’opération consiste concrètement à permuter l’ordre de
deux sons dans la chaîne parlée. Cette opération s’applique par exemple
entre les mots terre /tɛʀ/ et trait /tʀɛ/. L’inversion des sons [ʀ] et [ɛ] suffit
à passer d’un mot à un autre. Sur la base de ce test, il est donc possible de
conclure que /ʀ/ et /ɛ/ sont des phonèmes du français. Sur l’axe paradig‐
matique, l’opération consiste à commuter deux phonèmes, c’est-à-dire à
remplacer un phonème par un autre, en dehors de la chaîne de la parole.
Ainsi, par commutation, on passe de mère à terre ou à paire en remplaçant
le son initial du mot. Le simple fait de faire varier ce son produit à chaque
fois un changement de signification. Ainsi, il est possible de conclure
que /m/, /t/ et /p/ sont des phonèmes du français.

La méthode des paires minimales


Afin d’identifier les phonèmes d’une langue, il convient de faire varier
les sons sur la base des principes décrits ci-dessus. Toutefois, n’importe
quel son ne peut pas servir à en remplacer un autre dans une opération de

Chapitre 6. Phonétique et phonologie du français 111


commutation. Afin de s’assurer que deux sons sont bien en opposition l’un
par rapport à l’autre dans une langue donnée, la méthode utilisée est celle
dite des paires minimales. Concrètement, l’idée est de faire varier des sons
qui ne s’opposent que sur un seul trait pertinent. Les traits pertinents sont
les critères décrits ci-dessus pour la classification des consonnes et des
voyelles.
Dans le cas des consonnes, il est par exemple possible de faire varier
deux sons qui s’opposent uniquement sur le critère du lieu d’articulation,
comme par exemple [b] et [d]. En effet, si [b] est une consonne labiale et
[d] une consonne dentale, elles sont toutes les deux à la fois sonores et
occlusives. Les deux autres propriétés définitoires des consonnes sont donc
maintenues constantes dans cette paire. Les consonnes [b] et [d] sont par
ailleurs bien des phonèmes du français, comme le montre l’opposition
entre les mots beau et dos. Ainsi, le fait de pouvoir identifier deux phonèmes
d’une langue sur la base d’une seule opposition dans l’articulation montre
que ce trait est pertinent pour la classification.
Dans le cas des voyelles, on retrouve des paires minimales par exemple
entre les sons [i] et [y], qui ne s’opposent que sur le critère de l’arrondis‐
sement des lèvres, ou encore entre [u] et [o], qui ne s’opposent que sur le
critère du degré d’ouverture de la bouche.

5. Enchaînement et liaison
En plus de l’unité minimale qu’est le phonème, la phonologie s’inté‐
resse également à d’autres unités de l’oral. À un niveau supérieur au pho‐
nème, on trouve notamment la syllabe, dont nous avons déjà parlé. À un
niveau encore plus global, la phonologie s’intéresse également au contour
mélodique des phrases, et notamment à leur intonation et leur prosodie.
L’ensemble des études qui portent sur des unités supérieures au phonème
entrent dans le domaine de la phonologie suprasegmentale. À titre
d’exemple, nous allons nous intéresser dans cette section à deux phéno‐
mènes suprasegmentaux qui ont une grande importance en français :
l’enchaînement et la liaison.

112 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


On parle d’enchaînement lorsque, à l’intérieur d’un même groupe
intonatif, un mot qui se termine par une consonne s’appuie sur la voyelle
qui initie le mot suivant. Il y a par exemple enchaînement entre le /l/ et
le /a/ des mots mal et à de l’exemple (6). Comme le montre cet exemple,
l’enchaînement ne suit pas nécessairement le découpage graphique entre
des mots.

6. Yves est mal à l’aise.

On parle de liaison lorsque la consonne finale d’un mot, normalement


muette, devient audible devant la voyelle initiale du mot suivant. Par
exemple, le s final de l’article les devient audible avant le e initial du mot
enfants dans le groupe les enfants. Les sons réalisés dans une liaison peuvent
être obtenus à partir de graphies différentes. Par exemple, le son [z] peut
être rendu graphiquement par un s comme dans les enfants, par un x comme
dans deux ans ou par un z comme dans prenez-en. Notons encore que si
certaines liaisons sont obligatoires en français comme dans les exemples ci-
dessus, elles sont parfois facultatives et le locuteur a le choix entre une
liaison et un enchaînement. C’est le cas par exemple dans l’exemple (7).

7. Nous allons à la maison.

De manière générale, les critères qui favorisent la présence de liaisons


sont de deux types : syntaxique et sociolinguistique. D’un point de vue
syntaxique, plus les éléments sont fortement reliés entre eux au sein de la
phrase, plus il y a de liaisons. Par exemple, la liaison est souvent obligatoire
entre le déterminant et le nom au sein d’un groupe nominal. D’un point
de vue sociolinguistique, on remarque que plus le contexte exige un niveau
de langue élevé, plus les locuteurs ont tendance à marquer les liaisons.
Notons pour conclure que l’enchaînement est un phénomène général qui
se retrouve dans de nombreuses langues, alors que la liaison est un phé‐
nomène spécifique au français, et constitue l’une des grandes difficultés de
cette langue à l’oral pour les locuteurs non-natifs.

Chapitre 6. Phonétique et phonologie du français 113


6. Références de base
Pour une introduction à la phonétique du français, on lira Tranel (2003)
et Vaissière (2006). Pinker (1999a) chapitre 6 aborde de manière très
accessible les notions de base de la phonétique et de la phonologie. Enfin,
Encrevé (1988) traite des questions de liaison et d’enchaînement.

7. Pour aller plus loin


Rocca & Johnson (1999) et Gussenhoven & Jacobs (2005) sont des
cours complets de phonologie. Une introduction poussée à la phonologie
du français se trouve chez Brandão de Carvahlo et al. (2010).

• Questions de révision
6.1. Donner quelques exemples de chaque niveau d’analyse linguistique à partir
du texte ci-dessous :
Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux. Le facteur m’a d’ailleurs
dit qu’il l’avait méchamment mordu à la cheville la semaine dernière.
6.2. Dire à quel(s) domaine(s) d’étude de la linguistique chaque unité identifiée ci-
dessus correspond traditionnellement.
6.3. Qu’est-ce qu’un phonème par opposition à un son ? Donner trois exemples
de phonèmes du français.
6.4. Quelles sont les réalisations graphiques possibles du son [ɛ] en français ?
6.5. Expliquer les notions de trait pertinent et de différence fonctionnelle. Donner
des exemples.
6.6. Quelle est la définition de la consonne, de la voyelle et de la semi-voyelle ?
6.7. À quoi sert la méthode des paires minimales ? Donner un exemple pour la
paire de voyelles orales mi-fermées et mi-ouvertes.
6.8. Quels sont les enchaînements ou les liaisons contenus dans les phrases ci-
dessous ?
– J’ai reçu une boîte à musique.
– J’ai eu un rhume.
– J’ai deux enfants.
– J’ai fort à faire.

114 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Chapitre 7
Morphologie
du français

L
a morphologie étudie les procédés de formation des mots.
L’unité d’analyse de la morphologie est le morphème, notion que
nous allons définir en ouverture de ce chapitre. Nous verrons
ensuite par quels procédés morphologiques de nouveaux mots sont créés
en français. Nous terminerons en montrant que la morphologie fait inter‐
venir, au même titre que la syntaxe, la faculté humaine de langage.

1. La notion de morphème
Un morphème peut être défini comme la plus petite unité linguistique
qui possède à la fois une forme et une signification. En effet, le phonème
(voir chapitre 6), unité de rang inférieur au morphème, est un son qui ne
porte pas de signification. Un morphème possède quant à lui toujours une
signification, même s’il ne peut pas toujours former un mot à lui tout seul.
Prenons le mot impensable. Ce mot contient trois morphèmes : im – pens –
able (nous verrons comment faire cette division à la section suivante). Bien
qu’aucun de ces morphèmes ne puisse à lui tout seul former un mot, chacun
d’eux possède un sens qui lui est propre. Le préfixe im- marque la négation,
la racine verbale pens- vient du verbe penser et le suffixe -able signifie « que
l’on peut ». Mis ensemble, ces morphèmes forment le mot impensable, qui
signifie par addition des significations « que l’on ne peut pas penser ». Cet
exemple montre que la morphologie est compositionnelle, c’est-à-dire
qu’au moment de leur formation, le sens des mots construits morpholo‐
giquement est égal au sens des éléments qui le composent. Toutefois, la
signification globale d’un mot évolue au gré de l’usage et bien souvent cette

Chapitre 7. Morphologie du français 115


transparence se perd, comme nous le verrons notamment au sujet des mots
composés. On utilise le terme de démotivation pour qualifier ce processus.

Pourquoi s’intéresser aux morphèmes


plutôt qu’aux mots ?
Le mot est une unité intuitive du langage très présente dans l’esprit des
locuteurs, au même titre que la phrase. Toutefois, cette unité est problé‐
matique en linguistique car elle est ambiguë. En effet, l’appellation de mot
peut être utilisée pour désigner différents types d’éléments selon la défi‐
nition qu’on lui attribue (voir chapitre 6).
D’un point de vue graphique, un mot écrit est un ensemble de lettres
précédées et suivies par des espaces blancs. Toutefois, cette définition est
insuffisante pour l’analyse linguistique, car elle exclut tous les mots com‐
posés comme pomme de terre par exemple, qui correspondent bien à un seul
signe linguistique selon la définition de Saussure (voir chapitre 5), c’est-à-
dire un signifiant rattaché à un signifié (ou concept). Qui plus est, cette
définition ne dit rien de ce qu’est un mot à l’oral, car les blancs typogra‐
phiques n’existent pas dans la chaîne parlée.
Pour la linguistique, la notion de mot revêt également des sens diffé‐
rents en fonction du niveau d’analyse auquel on se place. Par exemple, du
point de vue des sons (phonologie), /vɛr/ est un seul mot, mais qui peut
se réaliser en plusieurs mots orthographiques comme vert, vers, ver, vair,
etc. Au niveau sémantique (étude de la signification), on considère le mot
comme une unité de sens. Toutefois, de nombreux mots ne correspondent
pas à une unité minimale de sens, parce qu’ils comprennent plusieurs élé‐
ments de sens qui peuvent être décomposés. Par exemple, le mot décon‐
seiller peut se diviser en trois éléments (dé – conseil(l) – er), qui sont des
morphèmes, unités minimales qui font l’objet de l’analyse morphologique.

Types de morphèmes
Il faut tout d’abord distinguer les morphèmes libres des morphèmes
liés (on parle parfois aussi de morphèmes autonomes et non

116 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


autonomes). Les premiers correspondent à des mots simples, qui peuvent
donc être utilisés seuls, comme par exemple somme, chien, maison, etc. Les
seconds n’ont en revanche pas d’existence autonome, c’est-à-dire qu’ils ne
peuvent être utilisés qu’à l’intérieur d’un mot, en addition d’autres mor‐
phèmes. Cette deuxième catégorie inclut les préfixes comme anti- et dé-
et les suffixes comme -able et -ment. Elle contient également les marques
d’accord (désinences), par exemple le -s du pluriel pour les noms ou le -
ons qui marque la première personne du pluriel des verbes.
Notons encore que les morphèmes peuvent parfois se réaliser sous des
variantes différentes, appelées allomorphes. Par exemple, dans le verbe
aller, le radical all- se réalise en va- au singulier du présent comme dans
vais et va et en ir- au futur comme dans irai et iras. Ce type de variation
est dite conditionnée, car elle dépend du contexte dans lequel un mor‐
phème est utilisé. Par exemple, dans le cas du verbe aller, s’il s’agit du
présent ou du futur. Un autre exemple de variante conditionnée est l’alter‐
nance entre je et j’ pour désigner le pronom personnel sujet. Le choix de
l’une ou l’autre forme est en effet conditionné par la première lettre du mot
suivant.
Enfin, un autre cas très fréquent qui fait intervenir la notion d’allo‐
morphe est la modification d’un mot, lorsqu’il devient le radical d’un mot
construit morphologiquement, c’est-à-dire la partie qui reste d’un mot
construit morphologiquement lorsqu’on lui a retiré ses affixes. Par exemple,
le mot africain a donné le radical african- pour former africanisme (plu‐
tôt que africainisme). De même, vénal vient du mot veine, par le radical
qui correspond à la variante allomorphique vén-. Ces modifications allo‐
morphiques s’expliquent souvent pour des raisons de prononciation. En
effet, la suite de sons -anisme est plus facile à prononcer que -ainisme.
Notons pour conclure que ces variations sont régulières. En d’autres
termes, elles s’appliquent chaque fois qu’une même alternance de sons
entre en jeu. Ainsi, sur le même modèle qu’africain/africanisme on a éga‐
lement américain/américanisme, vain/vanité, main/manuel, etc.
À l’inverse, certaines variations allomorphiques sont dites libres, car
elles sont interchangeables et ne dépendent que des préférences du locu‐
teur. Un exemple de variation libre est l’alternance entre les mots yaourt
et yogourt. Le choix entre une de ces variantes ne dépend en effet pas de

Chapitre 7. Morphologie du français 117


l’environnement dans lequel ce mot apparaît mais résulte d’un choix indi‐
viduel du locuteur. Autre exemple de variation libre, le choix entre les deux
formes du verbe essayer au présent : essaie ou essaye.

2. La décomposition des mots


en morphèmes
L’identification des morphèmes contenus dans un mot se fait par un
processus de substitution des éléments. L’idée étant que pour être un
morphème, un même élément doit exister à l’intérieur de plusieurs mots
avec la même signification.
Prenons le mot pyromane pour illustrer ce processus. La décomposition
de ce mot en morphèmes se fait en remplaçant tour à tour chacun des
morphèmes présumés, afin de vérifier s’ils existent bien dans d’autres mots.
Ainsi, par substitution, on voit que pyro- est un morphème, qui apparaît
également dans les mots pyromètre, pyrotechnique et pyrophore, en gardant
toujours la signification « feu », à partir du grec pur, puros. De même, -
mane est un morphème que l’on retrouve également dans des mots comme
toxicomane, mélomane et cleptomane et qui signifie « folie », à partir du grec
mania.
Autre exemple, le mot anormal, décomposé en a – norm – al. Le mor‐
phème a-, qui a le sens de négation, existe également dans de nombreux
autres mots comme agrammatical, aphone, apolitique, etc. La racine norm-
se retrouve également dans les mots paranormal, normatif et normé. Enfin,
le morphème -al, qui sert à transformer un nom (norme) en un adjectif, se
retrouve dans de nombreux mots comme verbal, brutal, etc.
Dans certains cas, cette décomposition en morphèmes peut être rendue
plus compliquée par la présence d’allomorphes. Par exemple séquence,
sécateur et segment viennent tous de la même racine sec- qui signifie couper,
sous ses variantes allomorphiques sequ-, sec- et seg- en fonction du son
suivant dans le mot (c devient qu devant e afin de conserver le son [k] par
exemple).

118 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


3. Comment sont formés
les mots en français ?
La flexion
Un mot, compris comme une unité de sens, peut souvent se réaliser
sous plusieurs formes. Par exemple, un verbe peut prendre une variété de
conjugaisons et un adjectif peut être mis au masculin ou au féminin, au
singulier ou au pluriel.
Les éléments qui servent à marquer les différentes formes d’un mot
sont appelés suffixes flexionnels ou désinences. Ces éléments servent à
marquer en genre, en nombre, en temps, en personne et en fonction les
mots dans lesquels ils apparaissent. On retrouve ainsi dans cette catégorie
le -e qui marque le féminin des adjectifs, le -s du pluriel ainsi que toutes
les flexions des verbes.
Contrairement aux autres processus que nous allons passer en revue,
l’ajout d’un suffixe de flexion ne crée pas de mot sémantiquement différent
(il ne fait pas l’objet d’une entrée séparée dans le dictionnaire) mais est une
forme du mot de base d’où il est issu. On parle parfois de lemme pour
désigner la forme de base sous laquelle on représente les mots par défaut,
par exemple le masculin singulier pour les adjectifs.

La dérivation
L’un des processus les plus courants pour créer un nouveau mot en
français est de lui ajouter un élément au début ou à la fin, que l’on appelle
un affixe. Plus spécifiquement, on parle de préfixe lorsque l’élément est
ajouté au début du mot et de suffixe lorsque l’élément est ajouté à la fin.
La spécificité des préfixes de dérivation est qu’ils ajoutent un élément
de sens au mot mais ne changent la plupart du temps pas sa catégorie
grammaticale. Par exemple, à partir du verbe faire, on peut créer défaire
par l’ajout du préfixe de privation dé-. Attention, dans certains cas, les
préfixes peuvent être des homophones (c’est-à-dire partager les mêmes

Chapitre 7. Morphologie du français 119


sons mais avoir un sens différent). Par exemple, le préfixe dé- peut égale‐
ment avoir le sens de renforcement plutôt que de privation, comme dans
démultiplier ou démontrer.
Les suffixes de dérivation ont la propriété de pouvoir changer la caté‐
gorie grammaticale du mot, tout en ajoutant également un élément de sens.
Ainsi, par exemple, le fait d’ajouter le suffixe -able qui signifie « que l’on
peut » au radical verbal mang- donne l’adjectif mangeable, qui signifie « que
l’on peut manger ». Toutefois, dans certains cas, le suffixe dérivationnel ne
semble pas avoir d’autre rôle que celui de changer la catégorie grammati‐
cale. Par exemple, le suffixe -ment permet de passer d’un adjectif à un
adverbe de manière comme dans la paire simple/simplement, sans autre
ajout de sens. De même, le suffixe -age permet simplement de transformer
un verbe en un nom d’action comme dans démarrer qui donne démarrage.
Malgré son faible apport de sens, l’ajout d’un suffixe dérivationnel contri‐
bue à créer un mot différent de celui dont il est issu, et qui fait l’objet d’un
traitement spécifique dans un dictionnaire. Notons encore qu’inversement,
certains suffixes de dérivation ont pour seul rôle d’apporter un élément de
sens sans changer la catégorie grammaticale. C’est le cas par exemple de -
ette dans chambrette ou -âtre dans brunâtre.
Un mot peut être construit morphologiquement par l’ajout successif
de plusieurs affixes de dérivation. Par exemple, à partir de constituer, on a
créé constitution, constitutionnel, anticonstitutionnel et enfin anticonstitu‐
tionnellement. Notons toutefois que l’ordre de dérivation entre ces mots
reste souvent théorique. Dans certains cas, un adverbe en -ment peut être
attesté sans que l’adjectif intermédiaire le soit. Pour tenter de résoudre ce
problème, les dictionnaires indiquent l’ordre dans lequel les mots sont
apparus dans la langue (approche diachronique).

La composition
Un autre processus morphologique très fréquent en français consiste à
mettre ensemble deux ou plusieurs mots existants, ce qu’on appelle la
composition. Ce processus se distingue de la dérivation principalement
par le fait que tous les mots qui interviennent dans la composition ont une
existence autonome. Par exemple, alors que l’on crée par dérivation asocial

120 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


à partir de social, où a- est un préfixe qui n’a pas d’existence autonome, on
crée pois mange-tout en juxtaposant trois mots qui ont par ailleurs une
existence autonome.
Les mots composés rassemblent des mots français, mais également des
formes grecques et latines. Dans le premier cas, on parle de composition
populaire (porte-clés, chou-fleur, etc.) et dans le second, de composition
savante (misogyne, somnambule, etc.). Bien que les éléments des composés
savants n’aient pas d’existence autonome en français, ils conservent une
sémantique de mots pleins, contrairement aux affixes. Comparez par
exemple le sens de gyne (femme) avec celui de -able (que l’on peut). Par
ailleurs, ils ne sont pas spécialisés à gauche ou à droite des mots. On a
androgyne mais aussi gynécologue.
Les exemples de pois mange-tout et de chou-fleur illustrent une première
caractéristique des mots composés : le sens du mot composé est souvent
différent du sens de ses parties. En d’autres termes, il n’est pas composi‐
tionnel et désigne un référent unique. En effet, le mot pois mange-tout ne
désigne pas un pois qui se nourrit de tout. De même, le mot chou-fleur ne
désigne pas un chou, une fleur ou un chou en fleur mais un légume, dif‐
férent du chou. Une autre caractéristique des mots composés est qu’ils sont
figés, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de les modifier ou d’insérer
d’autres mots entre eux. Par exemple, on ne peut pas dire le pois mange-
rien, ou le chou de belle fleur.
D’un point de vue formel, rien ne permet d’identifier systématique‐
ment les mots composés par rapport aux autres syntagmes. En effet, cer‐
tains comme portefeuille sont soudés, d’autres comme porte-monnaie sont
reliés par un trait d’union et d’autres encore comme pomme de terre ne sont
pas reliés du tout graphiquement. Quelques règles se dégagent tout de
même. Les mots soudés tendent à être des composés savants (androgyne),
des composés anciens (pourboire) ou des composés dont l’un des mots se
présente sous forme raccourcie ou tronquée (reprographie). Dans le cas des
mots reliés par un trait d’union, la forme la plus fréquente est une séquence
de type verbe + nom, comme par exemple porte-voix ou faire-part. Tou‐
tefois, aucune règle de soudure n’est systématique, même au sein d’une
même famille de mots. Notons encore que la graphie des mots composé a
évolué depuis la dernière rectification de l’orthographe de 1990. La

Chapitre 7. Morphologie du français 121


nouvelle graphie recommandée consiste à souder des mots composés
jusque-là écrits avec un trait d’union. Par exemple, week-end devient wee‐
kend.
Les idiomes comme ficher le camp, prendre la mouche ou mettre la main
à la pâte sont une autre famille de constructions qui partagent les propriétés
principales des mots composés. En effet, leur signification ne correspond
pas au sens des mots qui les composent (prendre la mouche signifie se mettre
en colère et n’a rien à voir avec la présence d’un insecte), et elles ne peuvent
pas être modifiées sans perdre leur sens. Par exemple, l’expression idio‐
matique casser sa pipe perd le sens de mourir dès lors qu’on lui applique une
quelconque transformation syntaxique comme la passivation (voir cha‐
pitre 8). La phrase Sa pipe a été cassée par Jean ne peut s’entendre qu’au sens
littéral, et de surcroît sans relation de coréférence (voir chapitre 12) entre
sa et Jean.

Autres processus de formation des mots


Une autre manière de former de nouveaux mots en français consiste à
réduire ou tronquer une partie d’un mot existant. Dans ce processus, les
frontières morphologiques entre la racine et les affixes ne sont pas toujours
respectées. On a par exemple convoc pour convocation ou blème pour pro‐
blème. Comme le montrent ces exemples, le début et la fin du mot peuvent
tous deux être tronqués, bien que ce soit la fin des mots qui soit tronquée
dans la plupart des cas. Ces mots tronqués peuvent ensuite intervenir à
leur tour dans la formation de nouveaux mots par composition. C’est le
cas par exemple de publivore ou le premier composant publi- est une forme
tronquée de publicité.
Un autre processus, appelé mots-valises depuis Lewis Carroll, consiste
à mettre ensemble des mots qui partagent une partie de leurs syllabes en
effaçant les doublons, comme dans franglais (à partir de français et anglais),
informatique (information et automatique) et la nouvelle traduction propo‐
sée divulgâcher comme équivalent français de l’anglicisme spoiler.
Certains mots sont également construits sur le début de plusieurs mots
mis ensemble. On a par exemple bobo, à partir de bourgeois bohème. De
manière similaire, certains mots proviennent de sigles, c’est-à-dire de la

122 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


première lettre de plusieurs mots comme ADN pour acide désoxy‐
ribonucléique.
Enfin, un dernier processus, souvent transparent du point de vue mor‐
phologique, est la conversion ou transcatégorisation, lorsqu’un mot est
utilisé tel quel dans une autre catégorie grammaticale. Par conversion, le
mot orange est passé d’un nom de fruit (une orange bien mûre) à un adjectif
de couleur (un pull orange). Dans certains cas, ce passage nécessite un
ajustement minimal, notamment entre les verbes (nager) et les noms
d’action dits déverbaux (la nage).
Notons pour conclure que des processus autres que morphologiques
permettent également d’enrichir le lexique d’une langue. Notamment, les
mots acquièrent constamment de nouveaux sens par métaphore et méto‐
nymie, deux procédés que nous analyserons au chapitre 13. Enfin,
l’emprunt à d’autres langues constitue bien entendu une source très riche
pour l’innovation lexicale de toutes les langues.

4. Morphologie et faculté
de langage
Morphologie et lexique
En exploitant les procédés morphologiques de leur langue, les locuteurs
peuvent à tout moment créer un nouveau mot. Par le recours aux mêmes
principes, d’autres locuteurs de cette langue peuvent comprendre le sens
de ces nouveaux mots même s’ils ne les ont jamais entendus auparavant.
Ainsi, par exemple, en connaissant le sens du mot nouveau courriel pour
désigner la messagerie électronique, il est possible de comprendre le sens
du verbe courrieliser dans la phrase je te courrielise cette information. C’est
pour cette raison que les procédés morphologiques permettent un usage
créatif du langage par l’utilisation de règles, au même titre que la syntaxe.
Dans un cas, on crée des mots nouveaux en suivant les règles de combi‐
naison de morphèmes, dans l’autre, on crée des phrases nouvelles à partir
des règles de combinaison de mots. Toutefois, l’usage des règles de

Chapitre 7. Morphologie du français 123


morphologie ne suffit pas à utiliser le lexique au même titre que l’usage
des règles de syntaxe permet de créer des phrases, principalement pour les
raisons suivantes.
Premièrement, tous les mots que l’on peut créer de cette façon ne font
pas partie du lexique du français, c’est-à-dire des mots qui sont répertoriés
et utilisés régulièrement par les locuteurs francophones. Le lexique de
chaque langue comporte ainsi un certain nombre de trous lexicaux, c’est-à-
dire de mots possibles mais non attestés ou dont un mot concurrent a pris
la place. Il n’y a aucune explication qui permette de rendre compte de ces
phénomènes de manière systématique. On rejoint là le caractère arbitraire
de la norme.
Par ailleurs, le sens des mots existants évolue avec l’usage et leur trans‐
parence initiale disparaît. Par exemple, peu de locuteurs associent encore
le mot vinaigre à la composition des mots vin et aigre. De même, le mot
bureau est issu du mot bure signifiant un type d’étoffe souvent posée sur la
table qui allait devenir le bureau, mais cette relation a perdu toute perti‐
nence pour la signification actuelle de ce mot. Dans les faits, le procédé de
construction de la majorité des mots du lexique n’est pas transparent,
comme l’avait déjà montré Saussure par le principe de l’arbitraire du signe
(voir chapitre 5).
Enfin, le fait d’appliquer des règles de morphologie ne permet pas
toujours d’utiliser des mots correctement, à cause de la présence de nom‐
breuses exceptions, à la fois dans la conjugaison des verbes (on dit vous
faites plutôt que vous faisez comme le prévoit la règle), dans la formation
des pluriels (chevaux plutôt que chevals) et des féminins (bailleur a donné
bailleresse plutôt que bailleuse), etc.
Pour toutes ces raisons, l’utilisation du lexique fait intervenir deux pro‐
cessus cognitifs fondamentaux pour la faculté de langage : la mémorisation
des mots existants et l’application des règles de morphologie.

L’acquisition des règles de morphologie


Les règles de morphologie sont spécifiques à chaque langue et, n’étant
pas innées, elles doivent donc être apprises par l’enfant qui acquiert sa
langue maternelle. Toutefois, il serait faux de croire que l’enfant mémorise

124 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


simplement des mots sans être capable d’appliquer ces règles de manière
créative, et ce dès sa plus tendre enfance.
La capacité des enfants à manier des règles de morphologie a été
démontrée dans une expérience devenue célèbre, menée par une psycho‐
logue américaine à la fin des années cinquante (Berko 1958). Dans cette
étude, on montrait à des enfants âgés de quatre à sept ans l’image d’un
animal imaginaire appelé le wug. Ensuite, on leur montrait une seconde
image contenant deux de ces animaux en leur demandant de compléter la
phrase : « Il y en a deux. Il y a deux ____ ». Or, 3/4 des enfants de quatre
ans et 99 % des enfants de d’âge scolaire ont répondu wugs sans aucune
hésitation. Le point remarquable de cette expérience est que les enfants
n’avaient jamais pu entendre quelqu’un prononcer le mot wugs avant de
participer à l’expérience, étant donné qu’il n’existe pas. La possibilité qu’ils
aient mémorisé wugs comme une forme du mot wug peut dont être exclue.
Cette expérience démontre ainsi de manière très simple la capacité des
jeunes enfants à utiliser des règles de morphologie de manière créative (en
l’occurrence la formation régulière du pluriel en anglais par l’ajout d’un -s).

La morphologie dans le cerveau


La réalité cognitive de l’application des règles de morphologie a été
observée depuis bien longtemps par l’étude de patients souffrant de
troubles du langage, notamment suite à un problème vasculaire cérébral.
En effet, certains patients cérébro-lésés semblent conserver la capacité de
mémorisation des mots tout en étant incapables d’utiliser des règles de
manière créative (Pinker 1999b). Ainsi, par exemple, ces patients
conservent la capacité à utiliser des verbes irréguliers mais sont incapables
de conjuguer des verbes réguliers. Ce phénomène s’explique facilement si
l’on considère que les formes irrégulières doivent être mémorisées indivi‐
duellement alors que les formes régulières sont générées par application
de règles. À l’inverse, certains patients ont des difficultés à accéder au
lexique qu’ils avaient mémorisé tout en gardant une aptitude intacte à
générer des formes selon les règles de morphologie. L’existence de patients

Chapitre 7. Morphologie du français 125


présentant un profil opposé constitue ce qu’on appelle une double dissocia‐
tion, et démontre l’autonomie de ces deux processus cognitifs liés au
lexique.
La réalité du traitement morphologique dans le cerveau a également
été démontrée par des expériences avec des sujets sains. Un paradigme
expérimental classique en psychologie, appelé l’amorçage, consiste à pré‐
senter à des sujets un premier stimulus appelé l’amorce, susceptible
d’influencer le traitement d’un deuxième stimulus appelé la cible. Par cette
technique, on a notamment pu montrer que des sujets arrivaient à nommer
plus rapidement une image après présentation d’une amorce reliée séman‐
tiquement à la cible. Par exemple, si on présente en amorce une image de
cygne, les sujets trouveront plus rapidement le mot canard que le mot
maison lorsqu’on leur présentera les images respectives en deuxième sti‐
mulus.
Par cette même technique, on a également pu démontrer que les mots
reliés morphologiquement s’amorcent entre eux (Dehaene 2007). Le fait
de présenter le mot faire amorce le traitement du mot relié morphologi‐
quement faisable, par exemple. Cet effet n’est pas dû à une quelconque
ressemblance formelle entre les mots. Un mot comme faire n’amorce pas
le mot affaire, car af- n’est pas un préfixe possible en français. À l’inverse,
le mot lu amorce le mot lisons, bien que ces deux mots ne se ressemblent
pas d’un point de vue formel. Notons encore que cet effet n’est pas dépen‐
dant du sens des mots. En effet, on a pu constater que le mot baguette
amorce le mot bague, bien qu’ils ne soient pas reliés sémantiquement (une
baguette n’est pas une petite bague). Ainsi, le facteur pertinent pour expli‐
quer ce phénomène d’amorçage est bien la plausibilité de la décomposition
d’un mot en morphèmes. Cet effet montre ainsi clairement que la décom‐
position morphologique se fait (inconsciemment) dans notre cerveau
lorsque nous avons à traiter des mots.

5. Références de base
Les processus de formation des mots en français sont décrits par Leh‐
man & Martin-Berthet (1998, chapitres 6 à 9), ainsi que par Mortureux

126 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


(2004, chapitres 2 à 4) et par Huot (2006). Pinker (1999a, chapitre 5)
contient également une introduction générale à la morphologie. La notion
de lexique mental est abordée de manière complète et très accessible par
Aitchison (2003) en anglais, et par Segui & Ferrand (2000) en français.

6. Pour aller plus loin


Une revue approfondie des questions actuelles de la morphologie du
français se trouve chez Fradin (2003). Halspelmath & Sims (2013) est une
introduction complète à la morphologie qui inclut des exemples provenant
d’une variété de langues. Bonin (2007) est une introduction détaillée au
lexique mental, qui inclut une description des aspects méthodologiques et
expérimentaux. Le rôle des processus cognitifs que sont la mémorisation
et l’application de règles dans le langage est discuté par Pinker (1999b).
Inkelas (2014) aborde en détail les interfaces entre phonologie et mor‐
phologie. Enfin, Soare & Moeschler (2013) est une présentation générale
des expressions idiomatiques.

• Questions de révision
7.1. Chercher les allomorphes des verbes suivants : pouvoir/payer. S’agit-il de
variantes conditionnées ou libres ?
7.2. Faire une décomposition en morphèmes des mots : rechargeables, intrigante,
antilope.
7.3. Qu’est-ce qu’un affixe ?
7.4. Quelles sont les caractéristiques des suffixes flexionnels ? Donner trois
exemples de suffixes flexionnels du français.
7.5. Comment peut-on former un mot par dérivation ?
7.6. Quelles sont les caractéristiques formelles qui permettent de reconnaître un
mot composé par opposition à un mot construit par dérivation ?
7.7. Qu’est-ce qui différencie les mots composés des autres syntagmes ?
7.8. Comment peut-on adapter le test du wug pour le rendre utilisable en français ?

Chapitre 7. Morphologie du français 127


Chapitre 8
Catégories
et syntagmes

D
ans la première partie de ce chapitre, nous nous intéresse‐
rons aux différents points de vue sur la langue proposés par les
grammaires prescriptives et la syntaxe. Nous aborderons égale‐
ment le purisme, en expliquant en quoi il ne constitue pas un point de vue
scientifique sur la langue. La seconde partie de ce chapitre est consacrée à
la présentation des catégories syntaxiques de rang inférieur à la phrase.
Nous aborderons notamment la question des catégories grammaticales,
appelées traditionnellement les parties du discours. Nous montrerons éga‐
lement que les fonctions grammaticales ne sont pas des constituants pri‐
mitifs de la syntaxe, mais qu’elles s’expriment à partir des catégories
grammaticales. Enfin, nous expliquerons comment certains mots au sein
d’une phrase sont regroupés syntaxiquement en une unité d’analyse que
nous appellerons le syntagme.

1. Grammaire et syntaxe
À un niveau général, la grammaire se définit comme un ensemble de
règles, conventions et normes, ainsi que leurs exceptions, caractérisant un
certain état de langue. Les règles de grammaire portent sur une version
standard de la langue écrite. Par exemple, les règles de formation du pluriel
des noms en -s ou en -x en français ne sont pas pertinentes à l’oral. Par
ailleurs, les normes sur lesquelles sont fondées les grammaires sont souvent
prises dans la littérature plutôt que dans l’usage courant. La syntaxe d’une
langue correspond quant à elle à l’ensemble des règles qui décrivent les
connaissances que les locuteurs ont de leur langue, ce que nous avons

Chapitre 8. Catégories et syntagmes 129


appelé leur langue interne (cf. chapitre 5). Le principal élément de dis‐
tinction entre grammaire et syntaxe porte ainsi sur leur existence même
au travers des langues. Si toutes les langues du monde ont une syntaxe,
toutes n’ont pas de grammaire. En effet, contrairement à la plupart des
langues indo-européennes, la majorité des langues du monde n’ont pas de
forme écrite et n’ont par conséquent pas non plus fait l’objet de normes
grammaticales.
Dans le cas du français, la tradition grammaticale s’est principalement
inspirée des grammairiens grecs et latins, mais surtout de la tradition de
Port-Royal (Arnauld et Nicole), dont la caractéristique principale est
d’avoir défendu une thèse très forte, qui structure encore la plupart des
grammaires du français. Cette thèse est le principe du parallélisme logico-
grammatical (PLG), qui stipule que toute différence de forme dans la
langue est traduite par une différence de sens, et inversement. Par exemple,
la notion de concession est réalisée grammaticalement dans des conjonc‐
tions comme quoique, bien que voire mais, cependant, etc. Inversement, les
conjonctions en que illustrent formellement la notion grammaticale de
subordination (alors que, tandis que, bien que, lorsque etc.). Toutefois, l’exi‐
gence du PLG est très forte et pose souvent problème. D’un côté, la notion
de subordination peut être réalisée par d’autres conjonctions qui ne sont
pas liées à que comme si, quand, où, pourquoi. D’un autre côté, l’ensemble
des marqueurs de concession proviennent de catégories grammaticales
variées : conjonctions de subordination (bien que), conjonctions de coor‐
dination (mais), adverbes (pourtant, néanmoins).
Mais le problème principal des approches grammaticales est que leurs
règles ne sont pas suffisamment explicites et peuvent donner lieu à des
phrases agrammaticales. Prenons l’exemple de la formation du superlatif
relatif (en 2b), formé à partir du comparatif (1a). Grevisse (1980) nous
donne la règle suivante : « Le superlatif relatif est formé du comparatif
précédé de l’article défini. » À partir des phrases (1), on peut donc former
les phrases (2).

1. a. Jean est plus aimable.


b. Marie est plus jolie.
2. a. Jean est le garçon le plus aimable.
b. Marie est la plus jolie fille.

130 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Mais ce que la règle ne dit pas, c’est que lorsque le groupe adjectival
précède le nom (2b), l’article ne doit pas être répété. Par exemple, une
application mécanique de la règle produirait à partir de (1b) la phrase
agrammaticale en (3). Notons que par convention, les phrases agramma‐
ticales sont précédées d’un astérisque.

3. * Marie est la la plus jolie fille.

En résumé, les règles codifiées dans les manuels de grammaire ne sont


souvent pas suffisamment explicites pour éviter la production de phrases
agrammaticales. Les grammaires représentent toutefois des sources
d’information extrêmement utiles sur la langue, à la fois pour les locuteurs
et pour les linguistes, car elles fournissent des renseignements sur des pro‐
priétés formelles des langues naturelles ainsi que sur les codifications que
leur histoire leur a léguées.

2. Les puristes
Contrairement aux grammairiens, la position puriste est plus un réflexe
qu’une position raisonnée. Elle est principalement basée sur la présuppo‐
sition, erronée, que le français est une langue menacée, tant de l’intérieur
par des usages fautifs, que de l’extérieur par l’influence de langues péri‐
phériques au français comme l’allemand ou par des langues dominantes
mondialement comme l’anglais. Les explications des usages fautifs don‐
nées par les puristes sont principalement basées sur le recours à l’étymo‐
logie, c’est-à-dire à l’origine du sens des mots, à la grammaire,
principalement la valence des verbes, et au génie de la langue française.
L’exemple type d’usage erroné, basé sur l’étymologie, est l’adjectif
achalandé, qui vient du nom chaland (client), utilisé pour signifier « avec
beaucoup de marchandises » alors qu’il devrait signifier « avec beaucoup
de clients ». Or la relation entre client et marchandises est compréhensible
par métonymie (cf. chapitre 13), car les clients sont ceux qui achètent des
marchandises.
Les erreurs grammaticales condamnées par les puristes sont en général
liées à la valence des verbes, à savoir le nombre de leurs compléments

Chapitre 8. Catégories et syntagmes 131


(cf. chapitre 10). Par exemple, réussir son examen, ou sortir le chien sont
considérés comme fautifs parce que réussir et sortir sont des verbes intran‐
sitifs. De même, l’expression aller au docteur est fautive, car la préposition
locative pour les noms de professions est chez. Comme on le voit, ces
jugements de valeur ne sont pas basés sur des règles linguistiques, mais sur
une vision prescriptive de la grammaire.
Enfin, le dernier type d’explication est basé sur le génie de la langue :
le français serait une langue claire, logique et belle. On peut cependant
contester cette thèse. Tout d’abord, le français n’est pas une langue plus
claire que les autres, car il est plein d’ambiguïtés. Par exemple, le syntagme
le fils du voisin qui est aveugle signifie-t-il « le fils du voisin aveugle » ou « le
fils aveugle du voisin » ? En second lieu, même si les tautologies (avérer
vrai), contradictions (avérer faux), ou autres pléonasmes (sortir dehors) sont
condamnés par les puristes, ce type d’usages est extrêmement courant.
Enfin, certains choix lexicaux, notamment les néologismes, sont condam‐
nés parce qu’il existe déjà un verbe répertorié dans le dictionnaire avec un
sens similaire. C’est le cas par exemple des verbes solutionner pour
résoudre, ou encore émotionner pour émouvoir. Mais que dire des créations
lexicales spontanées comme zlataner, hollandiser, voire sadiser, dont cer‐
taines s’installent de manière durable dans la langue ?

3. La syntaxe
Il reste donc une troisième approche de la grammaire des langues, celle
du linguiste, qui propose une démarche à la fois descriptive et explicative.
Le linguiste n’est en effet ni un prescripteur comme le grammairien, ni un
législateur de la langue comme le puriste. Son travail consiste à décrire des
faits de langue et à les expliquer à l’aide d’une théorie. Dans le cadre de la
syntaxe, ce qu’il faut décrire et expliquer est essentiellement notre capacité
à distinguer des phrases grammaticales de phrases agrammaticales (notées
*), ainsi que les phrases sémantiquement interprétables des phrases inin‐
terprétables (notées #). L’hypothèse est que c’est la compétence des locu‐
teurs du français qui leur permet de produire ces jugements, qui ne sont
par ailleurs que peu soumis à variation. Prenons l’exemple des phrases

132 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


interrogatives formées avec un marqueur interrogatif en qu- (qui, quand,
quoi, etc.). Les différentes variations dans l’ordre des mots, illustrées en (4)
et (5), montrent que les règles du français ne sont pas les mêmes si le sujet
est plein (syntagme nominal) ou pronominal :

4. a. Quand est venu Paul ?


b. Paul est venu quand ?
c. Quand Paul est venu ?
d. Quand Paul est-il venu ?
5. a. Quand est-il venu ?
b. Il est venu quand ?
c. ?? Quand il est venu ?
d. *Quand il est-il venu ?

Alors que (4b-c) sont acceptables mais d’un registre moins soutenu que
(4a et d), la grammaticalité de (5c) est douteuse et (5d) est clairement
agrammatical. Ces différences montrent que la syntaxe du français utilise
deux règles différentes pour former les phrases interrogatives, selon la
nature du sujet. De plus, la copie pronominale du sujet (l’inversion com‐
plexe) n’est possible qu’avec un sujet plein (4d vs 5d). Il s’agit là d’une règle
syntaxique, qui contribue à expliquer la formation des phrases interroga‐
tives en français.
Grâce à leur langue interne, les locuteurs d’une langue peuvent non
seulement distinguer les phrases grammaticales et agrammaticales, mais
aussi les phrases interprétables et ininterprétables. Les exemples en (6)
montrent que ces deux critères sont en outre indépendants. Alors que (6a)
et (6b) sont toutes les deux des phrases grammaticales, seule (6a) est inter‐
prétable. En revanche, (6c) est agrammaticale mais tout de même inter‐
prétable, et (6d) n’est ni grammaticale ni interprétable.

6. a. Quand vient-il ?
b. # D’incolores idées vertes dorment furieusement.
c. *Quand il viendra-t-il ?
d. *Incolores dorment idées de furieusement vertes.

Ainsi, les linguistes décrivent les règles qui permettent la formation de


phrases grammaticales dans une langue. Pour ce faire, ils utilisent des
informations provenant de différents niveaux d’analyse. Au niveau le plus

Chapitre 8. Catégories et syntagmes 133


bas, il s’agit d’établir la liste des catégories grammaticales, à savoir des types
de mots du français. Cette première étape est cruciale : elle est en effet
nécessaire pour établir les règles de syntaxe, comme nous l’avons illustré
au sujet de la différence entre syntagme nominal et pronom pour la for‐
mation des phrases interrogatives. Dans le reste de ce chapitre, nous abor‐
derons les unités d’analyse de la syntaxe qui se situent en dessous du niveau
de la phrase : à savoir les catégories grammaticales des mots et leur regrou‐
pement en syntagmes.

4. Mots et catégories
grammaticales
D’un point de vue grammatical, les mots se répartissent en différentes
catégories, traditionnellement appelées parties du discours, que sont les
noms, les verbes, les adjectifs, les conjonctions, les prépositions, etc.
L’appartenance d’un mot à une catégorie grammaticale donnée détermine
la manière dont il peut fonctionner dans une phrase. Par exemple, seul un
nom peut en remplacer un autre dans les phrases (7) ci-dessous, comme
le montre l’agrammaticalité des phrases listées en (8).

7. a. L’homme entre dans la pièce.


b. Le vélo entre dans la pièce.
c. Le soleil entre dans la pièce.
8. a. *Le gaiement entre dans la pièce.
b. *Le donc entre dans la pièce.
c. *Le chante entre dans la pièce.

Les catégories jouent donc un rôle important dans la syntaxe : elles


permettent en effet de produire des règles (cf. chapitre 9) comme « le
déterminant doit précéder un nom pour former un groupe (syntagme)
nominal en français ». Une première tâche importante pour la syntaxe
consiste donc à établir des critères qui permettent de classer les mots en
catégories grammaticales. Intuitivement, on pourrait imaginer que ce sys‐
tème de classification est basé sur la signification des mots. En effet, bien

134 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


souvent, les noms désignent des personnes ou des choses (Jean, le robot, le
ciel, etc.), alors que les verbes désignent des actions ou des états (manger,
posséder, etc.). Toutefois, ce critère pose de nombreux problèmes, par
exemple dans le cas de la phrase (9). Le mot destruction désigne une action
(celle de détruire), pourtant il ne joue pas le rôle de verbe mais celui de nom.

9. La destruction de la forêt enrage les écologistes.

Un autre problème vient du fait que les mots peuvent parfois changer
de catégorie comme dans les phrases (10) ci-dessous, où marron a alter‐
nativement le rôle de nom (10a) et d’adjectif (10b).

10. a. Le marron est un fruit.


b. Ton pull marron me plaît beaucoup.

D’autres arguments montrent également que la définition des catégo‐


ries grammaticales ne passe pas par leur signification. D’un côté, il est
impossible d’attribuer une signification aux mots appartenant à certaines
catégories grammaticales comme les conjonctions (voir chapitre 12). Il
semble par exemple impossible de donner la signification du mot donc sans
recourir à des exemples. Inversement, la plupart des locuteurs sont capables
de déterminer la catégorie grammaticale d’un mot inconnu ou inexistant,
comme dans les phrases listées en (11) :

11. a. Le zoppeur a vidé la machine.


b. Zopper est interdit par la loi.
c. La zoppe fille est venue me voir.

La plupart des locuteurs identifient sans difficulté le mot zoppeur


comme un nom, zopper comme un verbe et zoppe comme un adjectif. Les
critères qui permettent d’arriver à ces conclusions ne peuvent donc pas être
liés à la signification de ces mots. Ils viennent de leur position dans la
phrase ainsi que de leur construction morphologique (voir chapitre 7). À
la section suivante, nous allons passer brièvement ces critères en revue pour
les principales catégories grammaticales du français.

Chapitre 8. Catégories et syntagmes 135


Les catégories grammaticales lexicales
et non lexicales
On distingue généralement les catégories grammaticales lexicales, qui
incluent les noms, les verbes, les adjectifs et les adverbes, des catégories
non lexicales, qui incluent notamment les prépositions, les déterminants
et les conjonctions. Les premières catégories sont également dites
ouvertes, car elles comportent un très grand nombre de mots, et que de
nouveaux mots viennent sans cesse s’y ajouter, au gré des évolutions de la
langue. En revanche, les secondes sont dites fermées, car elles comportent
un petit nombre d’éléments, et n’évoluent que peu et très lentement.
Parmi les catégories lexicales, on note les propriétés morphologiques
suivantes. Les noms et les adjectifs s’accordent en genre et en nombre, les
verbes s’accordent en personne, en mode et en temps et les adverbes sont
invariables. Du point de vue de leur distribution dans la phrase, les noms
peuvent par exemple intervenir après un déterminant et être précédés ou
suivis d’adjectifs. Les verbes peuvent être précédés d’auxiliaires et leur
négation requiert les éléments ne pas, au contraire des adjectifs dont le
contraire peut être formé par l’ajout d’un préfixe comme a- dans agram‐
matical ou in- dans informel.
Parmi les classes lexicales fermées, la catégorie des prépositions inclut
un petit nombre d’éléments comme à, de, vers, chez, sous, sur, avec, pen‐
dant, etc. La catégorie des déterminants inclut différentes sous-catégories
parmi lesquelles on trouve : (i) les articles comme le et un ; (ii) les démons‐
tratifs comme ce et cette ; (iii) les quantifieurs comme tous, chaque et
quelques ; (iv) les nombres comme un, trois et sept ; (v) les possessifs comme
ma, mon et tes. Tous ces mots ont pour point commun d’être utilisés comme
premier élément des syntagmes nominaux (groupes formés autour d’un
nom). Les conjonctions sont des mots qui servent à relier des phrases.
Lorsque les deux phrases reliées sont au même niveau, on parle de conjonc‐
tion de coordination et lorsque l’une des deux phrases dépend de l’autre,
on parle de conjonction de subordination. En syntaxe, ce deuxième type
de conjonction est également appelé complémenteur (voir la section sur les
phrases complexes au chapitre 9). Les conjonctions de coordination

136 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


incluent notamment et, ou, car, etc., et les conjonctions de subordination
incluent parce que, puisque, si, etc.

Sous-catégories et traits grammaticaux


La répartition des mots en catégories grammaticales permet d’expli‐
quer leur fonctionnement dans la phrase. Toutefois, ces catégories ne sont
pas en elles-mêmes suffisantes pour obtenir une grammaire dont les règles
ne produisent que des phrases grammaticales. Par exemple, nous avons dit
que l’une des propriétés des noms était de pouvoir se trouver à la suite d’un
déterminant. Si cette règle permet de générer correctement des phrases
comme (12), elle autorise aussi des structures comme (13), qui sont agram‐
maticales.

12. Le chien mord l’os.


13. *Le Médor mord l’os.

Cet exemple montre la nécessité de distinguer, parmi la catégorie de


noms, entre deux sous-catégories distinctes : les noms propres et les noms
communs.
La nécessité d’une division en sous-catégories est également manifeste
dans le cas des verbes. Il est notamment indispensable de différencier les
verbes transitifs, c’est-à-dire qui prennent obligatoirement un complément
(14), des verbes intransitifs qui peuvent former un syntagme verbal à eux
seuls (15).

14. Pierre aime Élise.


15. Le garçon sourit.

On appelle structure argumentale ou valence le nombre et le type


d’arguments qui sont obligatoirement requis par un verbe. Dans le cas des
exemples ci-dessus, on dit que le verbe sourire a une valence de 1 (il ne
requiert qu’un seul argument en position de sujet) alors que le verbe aimer
a une valence de 2. Certains verbes comme donner (16) ont une valence
de 3.

16. Max a donné un os au chien.

Chapitre 8. Catégories et syntagmes 137


Attention, seuls les arguments obligatoires sont comptés dans la struc‐
ture argumentale d’un verbe. On pourrait en effet compléter la phrase (16)
avec un groupe prépositionnel comme en (17).

17. Le garçon sourit à sa maman.

Toutefois, le groupe prépositionnel à sa maman n’est pas obligatoire,


contrairement aux arguments en position objet des phrases (14) et (16). Il
n’entre donc pas dans la structure argumentale du verbe. Notons encore
que les verbes imposent également d’autres restrictions sur la nature syn‐
taxique (et sémantique, voir chapitre 10) de leurs arguments. Par exemple,
le verbe demander ne peut prendre en complément qu’un groupe nominal
(18), ou une phrase subordonnée (19).

18. Éric a demandé une bourse.


19. Éric a demandé que la lumière soit faite sur cette affaire.

En conclusion, afin d’obtenir une grammaire qui ne produise que des


phrases grammaticales, les catégories lexicales doivent être spécifiées en
sous-catégories.

Catégories grammaticales, fonctions


grammaticales et fonctions sémantiques
Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux catégories gramma‐
ticales des mots que sont les noms, les verbes, les prépositions, etc. La
notion de catégorie grammaticale telle que nous l’avons définie ne doit pas
être confondue avec celle de fonction grammaticale. La fonction gram‐
maticale désigne les relations que les mots ou les groupes de mots (les
syntagmes, voir ci-dessous) entretiennent avec le verbe. Par exemple, la
fonction grammaticale de sujet est caractérisée par sa position habituelle‐
ment antéposée au verbe en français alors que la fonction grammaticale
d’objet est postposée au verbe. Ainsi, dans la phrase (20), le bébé occupe la
fonction grammaticale de sujet et son biberon celle d’objet.

20. Le bébé boit son biberon.

138 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Il est important de comprendre que ces deux notions ne sont pas reliées,
dans la mesure où une même fonction grammaticale peut être occupée par
des catégories grammaticales distinctes. Par exemple, la fonction de sujet
peut être occupée par un groupe nominal comme en (20) mais également
par un nom propre (21), un verbe à l’infinitif (22) ou encore une phrase
entière, introduite par le complémenteur que (23).

21. Paul est ridicule.


22. Pleurnicher est ridicule.
23. Que tu croies aux horoscopes est ridicule.

En plus d’occuper des fonctions grammaticales déterminées, les


groupes de mots qui forment des syntagmes jouent également un rôle dans
la signification de la phrase. La notion de fonction sémantique désigne
les liens qui existent entre les arguments (syntagmes nominaux) et le pré‐
dicat (syntagme verbal). Par exemple, dans la phrase (20), Le bébé a la
fonction sémantique d’agent et son biberon celle de thème. En effet, la
fonction agent s’applique à l’élément qui initie volontairement une action
et celle de thème à l’entité sur laquelle cette action s’applique.
D’autres exemples de fonctions sémantiques sont l’instrument (24) ou
moyen qui cause un événement, l’expérienceur, c’est-à-dire celui qui fait
l’expérience d’un certain état psychologique (25), le bénéficiaire (26), la
cause définie comme l’entité qui initie un événement de manière non
intentionnelle (27), ou encore le lieu (28).

24. Le ballon a cassé la vitre.


25. Jean aime Marie.
26. Jean reçoit un cadeau.
27. Le vent a cassé la branche.
28. Paris est la ville lumière.

Ces exemples indiquent que les notions de fonction grammaticale et


de fonction sémantique sont également indépendantes, dans la mesure où
le sujet grammatical des phrases (24) à (28) correspond à des fonctions
sémantiques distinctes. De manière générale, on peut dire que les fonctions
sémantiques sont associées aux mots (généralement le verbe) alors que les
fonctions grammaticales sont associées au positionnement dans la phrase.

Chapitre 8. Catégories et syntagmes 139


C’est pourquoi les fonctions sémantiques, déterminées par le verbe, sont
constantes alors que les fonctions grammaticales sont variables, comme
l’illustre la paire de phrases en (29) :

29. (a) Ève a mangé la pomme.


(b) La pomme a été mangée par Ève.

La fonction grammaticale de sujet est occupée par Ève en (29a) et par


la pomme en (29b). En revanche, Ève conserve la fonction sémantique
d’agent dans les deux cas et la pomme celle de thème.

5. La notion de syntagme
Dans une phrase, les mots ne sont pas simplement alignés les uns après
les autres. Au contraire, certains groupes de mots fonctionnent comme
une sous-unité de la phrase. Par exemple, en (30), les éléments la sœur de
Pierre ou encore à la campagne fonctionnent comme des unités gramma‐
ticales et de sens. À un niveau plus local, la sœur ou la campagne forment
aussi des unités, alors que sœur de ou à la n’en sont pas.

30. La sœur de Pierre vit à la campagne.

On remarque ainsi que la phrase est une structure hiérarchique, au sein


de laquelle des unités s’emboîtent à différents niveaux. Les unités qui
composent une phrase sont appelées des syntagmes.

La structure des syntagmes


Les syntagmes sont des groupes formés autour d’une tête qui peut,
dans certains cas, être précédée d’un spécifieur et suivie d’un complé‐
ment. Voici quelques exemples de syntagmes pour lesquels chaque posi‐
tion est occupée (tableau 8.1).
La tête est l’élément central du syntagme. Elle ne peut en aucun cas
être optionnelle et porte sa signification. Par exemple, le syntagme le chien
de la maison décrit un chien, qui a une particularité, celle d’être de la maison.

140 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Tableau 8.1.

Type de syntagme Spécifieur Tête Complément

nominal le chien de la maison

verbal veut faire les courses

prépositionnel juste derrière la porte

adjectival très fière de son fils

Ainsi, le nom chien est la tête de ce syntagme, auquel il donne son nom de
syntagme nominal. Une autre spécificité de la tête est d’être toujours
constituée d’un seul mot plutôt que d’un syntagme, au contraire du com‐
plément.
Le complément est optionnel au sein du syntagme (par exemple les
verbes intransitifs n’en ont pas). En revanche, un syntagme ne peut com‐
prendre qu’un seul complément. On appelle les autres éléments (non limi‐
tés) qui entrent dans la structure d’un syntagme des ajouts. Par exemple,
en (31), le syntagme nominal un os occupe le rôle de complément du syn‐
tagme verbal alors que les syntagmes prépositionnels qui suivent (avec
appétit, depuis 10 minutes et devant la maison) sont des ajouts.

31. Le chien mange un os avec appétit depuis dix minutes devant la


maison.

En français, le spécifieur correspond à la position la plus à gauche du


syntagme, qui est optionnelle (sauf dans le cas des noms communs pour
lesquels la présence d’un déterminant est obligatoire). Comme dans le cas
du complément, chaque syntagme ne peut comprendre qu’un seul spéci‐
fieur.
Généralement, les structures syntaxiques sont représentées sous forme
d’arbre, ce que nous illustrerons au chapitre 9.

Chapitre 8. Catégories et syntagmes 141


Tests pour l’identification des syntagmes
Nous avons dit plus haut que les syntagmes fonctionnent comme des
unités au sein de la phrase. Afin de les identifier, les linguistes ont recours
à un certain nombre de tests syntaxiques, aussi appelés computations.
Un premier exemple de test syntaxique est la substitution. L’idée de
ce test est que si les syntagmes fonctionnent comme une unité, ils devraient
pouvoir être remplacés par un seul mot qui en reprenne la signification et
la fonction. Par exemple, en (32), tout le syntagme nominal la femme à la
chemise rose peut être remplacé par un seul mot, le pronom elle en (33).

32. La femme à la chemise rose écoute le musicien.


33. Elle écoute le musicien.

Selon ce test, il s’agit donc bien d’un syntagme. En comparant, on


constate que d’autres séquences comme femme à la ou écoute le ne peuvent
pas faire l’objet d’un tel remplacement. Il ne s’agit donc pas de syntagmes.
Un second test consiste à faire d’un syntagme potentiel l’objet d’une
question. Si l’élément questionné peut servir à former une réponse, il
s’agit certainement d’un syntagme. Ce test, appliqué en (34), confirme que
le groupe identifié ci-dessus est un syntagme.

34. Question : Qui écoute le musicien ?


Réponse : La femme à la chemise rose.

Un troisième test consiste à déplacer des éléments au sein de la phrase.


Si le groupe peut se déplacer comme une unité, alors il s’agit certainement
d’un syntagme. Il existe plusieurs manières de déplacer un groupe au sein
d’une phrase. L’une d’elles est d’en faire le premier élément d’une phrase
dite clivée, qui a pour effet stylistique de mettre l’accent sur cette unité.
Prenons le cas du syntagme nominal le musicien. Cette transformation
donne le résultat suivant :

35. C’est le musicien que la femme à la chemise rose écoute.

Une autre manière de déplacer des éléments consiste à mettre la phrase


à la voix passive, comme en (36). Ce test confirme que le musicien et la
femme à la chemise rose sont bien des syntagmes.

142 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


36. Le musicien est écouté par la femme à la chemise rose.

Enfin, un dernier test consiste à coordonner deux syntagmes, comme


en (37). Seuls des syntagmes de même nature et de même rôle sémantique
peuvent faire l’objet d’une telle construction.

37. La femme à la chemise rose et le garçonnet écoutent le musicien.

Mis ensemble, ces tests fournissent un moyen fiable d’identifier les


constituants de la phrase que sont les syntagmes. Leur application permet
également d’expliquer pourquoi la tête et son complément sont fusionnés
en un premier groupe au sein des syntagmes. Par exemple, dans le cas de
la phrase (32), il est possible de remplacer le groupe écoute le musicien, formé
d’une tête verbale et de son complément, par un seul élément comme en
(38), où le pronom le reprend l’ensemble du groupe.

38. La femme à la chemise rose le fait.

En revanche, il est impossible de remplacer le sujet et le verbe par un


seul élément. On remarque donc que la tête et son complément forment
bien une première unité de sens au sein du syntagme.

6. Références de base
Pinker (1999a, chapitre 2) discute des différences entre règles syn‐
taxiques et normes grammaticales. Pour un point de vue grammatical sur
la langue, Grevisse (1980) reste une référence. Riegel, Pellat & Rioul (1994)
offre également une description systématique et très abordable des diffé‐
rentes catégories grammaticales et syntagmatiques du français. Enfin,
Leeman-Bouix (1994) discute de la notion de faute de français en com‐
parant les points de vue des puristes, grammairiens et linguistes.

Chapitre 8. Catégories et syntagmes 143


7. Pour aller plus loin
Dans son introduction à la théorie syntaxique, Carnie (2007) aborde
la question des jugements de grammaticalité au chapitre 1 et des catégories
grammaticales au chapitre 2. Haegeman (2006) décrit au chapitre 2 les
tests pour la décomposition des phrases en syntagmes et Carnie (2010)
chapitre 2 offre une analyse détaillée de cette question.

• Questions de révision
8.1. Pourquoi les puristes condamnent-ils les usages suivants : des dégâts
conséquents, débuter quelque chose, un faux prétexte, indifférer, avoir une
opportunité ?
8.2. Les phrases suivantes sont-elles grammaticales et/ou interprétables ?
– Marie promène chien de elle.
– Les flots incandescents rêvent du nuage.
8.3. Qu’est-ce qu’une catégorie grammaticale ? Donner des exemples d’éléments
appartenant aux catégories lexicale, non lexicale et syntagmatique.
8.4. La classification des éléments en catégories est-elle suffisante pour éviter
de produire des phrases agrammaticales ? Pourquoi ?
8.5. Indiquer les catégories grammaticales, les fonctions grammaticales et les
fonctions sémantiques des éléments entre crochets. Que peut-on conclure des
résultats obtenus ?
– [Jean] mange [la pomme].
– [La pomme] est mangée par [Jean].
– [La perceuse] a traversé [le mur].
– [Les retraités] touchent [une rente].
– [Manger] est vital.
8.6. Donner deux exemples de computations syntaxiques.
8.7. Expliquer au moyen des tests pour l’identification des syntagmes que les
élements entre crochets forment une unité en (1) mais pas en (2).
– Max [mange une pomme].
– [Max mange] une pomme.

144 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Chapitre 9
Syntaxe de la phrase
simple et complexe
en français

N
ous avons vu au chapitre 8 comment les mots sont regroupés
en structures que nous avons appelé des syntagmes. Dans ce
chapitre, nous nous intéresserons à la structure syntaxique des
phrases simples et complexes en français. Nous allons dans un premier
temps indiquer en quoi consiste une structure syntaxique, avant de donner
les principes d’organisation de différentes formes de phrases simples et
complexes, en expliquant pourquoi les structures syntaxiques des phrases
sont hiérarchiques et dominées par des projections fonctionnelles comme
les marques de temps et les déterminants plutôt que lexicales comme les
verbes ou les noms.

1. Règles et normes
La syntaxe d’une langue comme le français est organisée par un certain
nombre de règles. Certaines de ces règles lui sont spécifiques, comme par
exemple la règle d’inversion du clitique sujet dont nous avons parlé au
chapitre 8, alors que d’autres comme celle qui dicte l’ordre entre le déter‐
minant et le nom au sein du syntagme nominal (le chien, ta montre, etc.)
sont générales et partagées par toutes les langues qui sont structurées dans
l’ordre sujet-verbe-objet (SVO), comme par exemple l’anglais, le chinois
et le russe. Pour des raisons dont nous allons discuter plus bas, ces langues
sont appelées des langues à têtes initiales. Les langues qui structurent le

Chapitre 9. Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 145


syntagme nominal dans l’ordre nom suivi de déterminant ont généralement
aussi des postpositions (plutôt que des prépositions), et sont souvent des
langues qui suivent l’ordre sujet-objet-verbe (SOV) comme par exemple
le latin et le japonais, et qui sont appelées des langues à têtes finales.
Les règles de la syntaxe du français sont ainsi propres à un système
général, celui de la syntaxe des langues naturelles (cf. chapitre 5). Elles ne
sont pas des normes, au sens de règles prescriptives, comme par exemple
les règles qui codifient le pluriel des noms à l’écrit (cf. chapitre 8). L’exis‐
tence de normes régissant en partie la syntaxe d’une langue comme le
français soulève une question qui n’est pas d’ordre linguistique, mais social.
Les règles dont nous parlerons, et les principes de l’analyse syntaxique du
français, sont propres au système de la langue, et non le résultat de conven‐
tions sociales. Les conventions sociales peuvent certes imposer certains
usages, mais n’ont pas le pouvoir de modifier la structure de la langue. Par
exemple, les contraintes sociales portent sur l’usage prescriptif d’un certain
niveau de vocabulaire (femme vs meuf, voiture vs caisse, problème vs blème,
énervé vs vénère, fête vs teuf, etc.) ou qui indiquent si une tournure gram‐
maticale correspond à un registre soutenu ou familier du français, comme
la négation en ne…pas vs pas (je ne veux pas vs je veux pas), l’interrogative
avec inversion vs sans inversion (Viens-tu ? vs Tu viens ?).
En revanche, c’est l’existence de règles syntaxiques plutôt que de
normes qui fait que des jugements de grammaticalité apparaissent claire‐
ment pour la suite de phrases en (1). Plus précisément, (1a-b) sont des
phrases grammaticales, (1c) est douteuse et (1d) clairement agrammaticale.
Comment expliquer ces différences par l’existence de règles syntaxiques ?

1. a. Quel gâteau dit-elle avoir préparé ?


b. Comment dit-elle avoir préparé le gâteau ?
c. ? Quel gâteau ne sait-elle pas comment préparer ?
d. * Comment ne sait-elle pas quel gâteau préparer ?

Ces phrases sont dérivées d’une structure profonde, qui correspond à


une phrase affirmative, par une opération qu’on appelle le mouvement d’un
mot interrogatif. Ainsi, en partant de la structure profonde Elle dit avoir
préparé quel gâteau, on obtient la phrase (1a) par mouvement du syntagme

146 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


nominal quel gâteau en tête de phrase (il y aussi l’inversion clitique sujet-
verbe). Ce mouvement laisse derrière une copie, représenté en (2a) par les
crochets <quel gâteau>. La structure profonde de (1b) est Elle dit avoir
préparé le gâteau comment. La structure de surface (1b) est le résultat du
mouvement de l’ajout comment en tête de phrase (et de l’inversion du cli‐
tique sujet et du verbe), représenté en (2b).
En (2a-b), le mouvement est possible (< > indique la position d’origine
de l’élément déplacé). La phrase (2c) représente un cas de mouvement (ou
d’extraction) de l’élément interrogatif quel gâteau de la phrase enchâssée à
travers un autre élément interrogatif, l’ajout comment. Ce mouvement est
licite, mais certains locuteurs le jugent légèrement agrammatical, d’où le
‘?’. En (2d) en revanche, le mouvement est illicite, car il viole une contrainte
de la syntaxe du français, et, plus généralement, des langues naturelles :
seuls les syntagmes nominaux/mots interrogatifs, éventuellement avec une
restriction lexicale (gâteau) peuvent être extraits ou déplacés d’une question
indirecte à travers un ajout interrogatif (ceci est un cas de ce qu’on appelle
en syntaxe une violation de l’îlot wh/qu-).

2. a. Quel gâteau dit-elle avoir préparé <quel gâteau> ?


b. Comment dit-elle avoir préparé le gâteau <comment> ?
c. ? Quel gâteau ne sait-elle pas comment préparer <quel gâteau> ?
d. * Comment ne sait-elle pas quel gâteau préparer <quel gâteau>
<comment> ?

Cet exemple montre que les règles syntaxiques sont abstraites et com‐
plexes, et font intervenir des relations de mouvement qui ne sont pas
immédiatement visibles si on ne considère que l’ordre des mots d’une
phrase donnée sans envisager sa relation à une structure profonde. Afin
d’illustrer les structures principales des phrases, nous allons commencer
par examiner sur quels domaines linguistiques elles opèrent.

2. Structure hiérarchique
L’hypothèse principale de la syntaxe est que les phrases ont une orga‐
nisation hiérarchique : elles sont formées de constituants qui sont

Chapitre 9. Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 147


hiérarchiquement reliés les uns aux autres. La phrase est ainsi constituée
de syntagmes, lesquels sont formés à partir de mots. Certaines phrases,
dites complexes, sont formées de phrases, et certains syntagmes sont for‐
més à partir de syntagmes. Phrases et syntagmes sont des constituants dits
récursifs, car ils peuvent contenir des constituants de même nature. On
dira en (3) que la phrase subordonnée ou complétive Marie aime Jean est
enchâssée dans la phrase principale ou matrice Paul croit, de même que le
syntagme nominal mon collègue en (4) est enchâssé dans le syntagme nomi‐
nal la fille :

3. Paul croit que Marie aime Jean.


4. J’ai vu la fille de mon collègue.

Le nombre d’enchâssements est théoriquement illimité, mais pour des


raisons de limites de la mémoire, il ne dépasse dans les faits pas quelques
récusions comme en (5). Ce principe s’applique aussi aux syntagmes, qui
peuvent s’enchâsser les uns dans les autres, comme en (6) :

5. Sophie m’a dit [que Paul croit [que Marie aime Jean]].
6. J’ai vu [la fille [de la sœur [de mon collègue]]].

Les structures hiérarchiques des phrases sont représentées par des


arbres ou des structures de parenthèses. Par exemple, la phrase simple (7)
est représentée de manière arborescente par la figure 9.1 et par la structure
de parenthèses (8) :

7. L’enfant déballe son cadeau.

Figure 9.1. Structure arborescente de (7)

L’enfant déballe son cadeau.

l’enfant WT-FOGBOU déballe son cadeau

l’ enfant déballe son cadeau

son cadeau

148 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


8. [ [l’] [enfant]] [ [déballe] [ [son] [cadeau]] ] ].

L’analyse hiérarchique utilise dans les représentations arborescentes les


symboles des catégories lexicales, non-lexicales et syntagmatiques : par
exemple, P pour Phrase, SN pour Syntagme Nominal, D pour Détermi‐
nant, N pour Nom, SV pour Syntagme Verbal, V pour Verbe. La repré‐
sentation de la phrase (7) en figure 9.1 devient générique avec la figure 9.2
et s’applique à toutes les représentations de même structure :

Figure 9.2. Structure syntaxique avec étiquettes catégorielles

4/ 47

D N V 4/
D N

-’ enfant déballe son cadeau.

La figure 9.2 est représentée sous forme de parenthèses en (9).

9. [P [SN [D l’][N enfant]][SV [V déballe][SN [D son][N cadeau]]]]

Structure hierarchique des syntagmes


Au chapitre 8, nous avons vu que les syntagmes ont une structure com‐
mune, organisée autour d’une tête lexicale, précédée d’un spécifieur et
suivie d’un complément. Nous pouvons maintenant donner une repré‐
sentation hiérarchique de cette structure, qui vaut pour tous les syntagmes :
le spécifieur est un syntagme, noté YP, la tête lexicale est la catégorie X,
et le complément d’un syntagme noté ZP. X + ZP forment une catégorie
intermédiaire, noté X’ (X-barre) et le syntagme regroupant YP et X’ est XP,
la projection maximale de X. Les figures 9.3 et 9.4 représentent cette
configuration générique, de manière informelle pour 3 et de manière plus
formelle pour 4 :

Chapitre 9. Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 149


Figure 9.3. Structure des syntagmes

syntagme

spécifieur
tête complément

Figure 9.4. Exemples de structure des syntagmes

XP

YP X’

X ZP
le livre de mon fils
veut manger une glace

Structure de la phrase simple


Les syntagmes sont des constructions endocentriques, organisées
autour d’une tête lexicale. On comprend maintenant pourquoi il est pos‐
sible de parler de syntagme nominal, de syntagme verbal, de syntagme
adjectival, de syntagme prépositionnel, voire de syntagme déterminant,
selon le type d’élément lexical qui occupe la position de tête (cf. infra).
Mais qu’en est-il de la phrase ? Les analyses grammaticales traditionnelles,
jusqu’à la fin des années 1980, donnaient une représentation de la phrase
comme étant une construction exocentrique, c’est-à-dire sans tête. De
même, l’analyse de la grammaire traditionnelle fait du verbe le centre de
la phrase, mais ne permet pas de représenter syntaxiquement cette pro‐
priété (le verbe est la tête lexicale du SV). L’analyse classique consiste donc
à dire que la phrase est une construction exocentrique constituées de dif‐
férentes constructions endocentriques.

150 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Cette analyse a cependant été remise en cause. En effet, dans la plupart
des cas, la phrase comporte un verbe conjugué, qui porte des marques
flexionnelles (cf. chapitre 7) servant notamment à indiquer le temps verbal.
Les syntacticiens ont ainsi fait l’hypothèse que la phrase est la projection
maximale d’une tête fonctionnelle (plutôt que lexicale), la flexion verbale
(Pollock 1989). Cette tête est généralement occupée par les auxiliaires et
la flexion verbale (terminaison du verbe), comme par exemple les temps
verbaux. Le sujet est alors dans la position du spécifieur, et le syntagme
verbal (le verbe et ses compléments) dans la position de complément de la
flexion verbale. La figure 9.5 donne une représentation générique de la
structure de la phrase, et la figure 9.6 l’analyse de la phrase (10). On utilisera
pour les arbres issus du modèle de la grammaire générative les symboles
anglais qui sont toujours utilisé dans la littérature, même celle portant sur
le français. Ainsi, TP (pour Tensed Phrase) désigne le syntagme flexionnel
qui marque le temps, où T signifie la flexion verbale qui marque le temps,
NP vaut pour Nominal Phrase et VP pour Verbal Phrase :

Figure 9.5. La phrase comme projection maximale de la flexion

51

/1 (sujet) 5’

5 (flexion) 71

V /1 (objet)

10. Marc a embrassé Julie.

Dans cette analyse, le sujet Marc se trouve en position de spécifieur de


TP, dont la tête T est occupée par l’auxiliaire a. Le syntagme verbal (SV),
embrassé Julie, est en position de complément de T. On retrouve donc la
structure donnée pour les syntagmes, constituée d’une tête précédée d’un
spécifieur et suivie d’un complément.

Chapitre 9. Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 151


Figure 9.6. Structure syntaxique de la phrase 10

51

/1 "VY1

Aux 71

V /1
Marc a embrassé Julie.

Toutefois, les indications temporelles de la phrase ne sont pas toujours


portées par un auxiliaire, notamment dans le cas des temps simples, non
composés, comme le présent, l’imparfait, le futur, etc. Dans ce cas, l’infor‐
mation temporelle contenue dans la terminaison verbale, par exemple le -
e final du verbe embrasse (indicatif présent, 3e personne, singulier) dans la
phrase (11), se trouve dans la position occupée par l’auxiliaire. Toutefois,
comme ce morphème de temps, personne et nombre ne peut pas apparaître
de manière autonome et doit être collé à une racine verbale, la base du mot
(chapitre 7) se déplace. En d’autres termes, embrass- se déplace de sa posi‐
tion de base, de la tête V, à la tête T et le résultat obtenu est embrasse. La
projection maximale est donc le syntagme qui incorpore les marques de
temps, noté TP. Ce mouvement est représenté dans la figure 9.7.

11. Marc embrasse Julie.

Dans le cas de cet exemple, on pourrait se demander en quoi cette


opération de mouvement se justifie. En fait, le bien-fondé de cette hypo‐
thèse se comprend aisément dès lors que la phrase incorpore un élément
supplémentaire. Par exemple, (12a) pourrait être modifiée par l’ajout de
l’adverbe souvent comme en (12b). On remarque que le même ajout pour
une phrase sans auxiliaire comme (13a) donnerait un ordre des mots dif‐
férent, indiqué en (13b), avec l’adverbe souvent placé cette fois-ci après le
verbe embrasser plutôt qu’avant comme en (12b).

152 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Figure 9.7. Structure syntaxique de la phrase (11)

51

/1 5’

T 71

V /1
Marc -e <embrass-> Julie.

12. a. Marc a embrassé Julie.


b. Marc a souvent embrassé Julie.
13. a. Marc embrasse Julie.
b. Marc embrass+e souvent Julie.

Cette différence dans le placement de l’adverbe peut être expliquée


grâce à l’hypothèse d’un mouvement du verbe simple en (13b), alors qu’en
(12b) rien ne bouge. Dans le cas de (12b), le verbe ne se déplace pas, dans
la mesure où les marques de temps sont incorporées dans l’auxiliaire, qui
est un morphème autonome (cf. chapitre 7). L’adverbe vient donc se coller
directement à gauche du verbe auquel il ajoute un élément de sens. En
(13b), l’adverbe s’insère dans la même position (à gauche du verbe embras‐
ser), mais étant donné que ce dernier se déplace en position de tête pour
incorporer les marques de temps, il passe à gauche de l’adverbe, ce qui
résulte en un ordre des mots différent dans les deux phrases (voir figure 9.8).
De nombreuses autres constructions, présentées par exemple par Hae‐
geman (2006) ou Carnie (2007), corroborent également l’hypothèse d’une
phrase dominée par les marques fonctionnelles de temps.

Chapitre 9. Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 153


Figure 9.8. Représentation syntaxique de (13b)

5P

/1 5P

5 /1

Adv /1

V /1
Marc embrass+e souvent <embrass-> Julie.

Le syntagme déterminant
Jusqu’à présent, nous avons décrit les arguments des verbes (sujets,
objets) comme des syntagmes nominaux, dont la tête est lexicale. On peut
se demander si cette vision des choses est correcte, car nous pouvons uti‐
liser le même argument que celui utilisé pour la phrase. Les syntagmes
nominaux sont introduits par des déterminants, qui sont comme les suf‐
fixes de flexion et les auxiliaires des morphèmes grammaticaux, apparte‐
nant à la classe des catégories non lexicales. Par ailleurs, certains
déterminants sont le résultat d’un processus d’incorporation : en français,
le déterminant s’incorpore à la préposition, lorsque le nom est masculin.
Ce phénomène est illustré par les syntagmes en (14). Il ne s’applique pas
au féminin singulier, mais aussi au féminin pluriel, comme l’illustre (15).

14. a. à + le garçon → au garçon


b. de + le garçon → du garçon
c. à + les garçons → aux garçons
d. de + les garçons → des garçons
15. a. à + la fille → à la fille
b. de + la fille → de la fille
c. à + les filles → aux filles
d. de + les filles → des filles

154 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Comment expliquer ce phénomène d’incorporation ? L’incorpora‐
tion de à + le (idem pour de + le) se fait au niveau de têtes fonctionnelles,
respectivement la préposition (à, de) et le déterminant (le). On représente
donc la structure du syntagme nominal comme la projection maximale du
déterminant, notée D (Abney 1987) et le syntagme DP pour Determiner
Phrase, et PP pour Prepositional Phrase. Les figures 9.9 et 9.10 représentent
les syntagmes le garçon et au garçon.

Figure 9.9. Structure du DP

DP

D /1

le garçon

Figure 9.10. Structure du DP avec incorporation

PP

P DP

D /1
à  le garçon

10 : structure du DP avec incorporation

Sous cette hypothèse, le syntagme nominal est donc la projection


maximale du déterminant, et devient ainsi, comme la phrase, une projec‐
tion fonctionnelle. À nouveau, l’argument principal pour justifier ce type
de représentation est de nature morphologique. La phrase, comme le syn‐
tagme nominal, présente des phénomènes d’incorporation de projection

Chapitre 9. Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 155


fonctionnelle qui s’expliquent plus facilement au niveau de la syntaxe que
de la morphologie, respectivement verbale et nominale.

La notion de complémenteur
et la phrase complexe
La syntaxe a pour propriété fondamentale d’être récursive, c’est-à-dire
de permettre l’enchâssement d’une catégorie dans une même catégorie.
C’est le cas par exemple des syntagmes nominaux (NP) comme en (16)
mais également de phrases (S) entières comme en (17). C’est notamment
grâce à cette propriété que le langage humain permet d’exprimer un
nombre infini de significations et de représenter des paroles et des pensées
d’autrui. En (17), le locuteur enchâsse la croyance de Paul (que la fille que
son interlocuteur a rencontrée est norvégienne) dans la représentation de
ce qu’il sait :

16. [[NP le hamster] [PP de [NP ma voisine]]]


17. [S1 je sais [S2 que Paul croit [S3 que la fille [S4 que tu as rencontrée]
est norvégienne]]]

Les phrases qui enchâssent d’autres phrases sont appelées des phrases
complexes. Cette catégorie inclut les phrases complétives (18), les phrases
interrogatives indirectes (19), les phrases interrogatives (20) et les phrases
relatives (21).

18. Paul croit que Jean viendra.


19. Paul se demande si Jean viendra.
20. Qui Paul aime-t-il ?
21. L’homme qui est venu est mon ami.

Les phrases enchâssées ont pour propriété d’être la plupart du temps


introduites par un mot subordonnant comme que ou si ou par un pronom
relatif comme qui, que, où, dont, etc. Des mots comme que en (18) ou si en
(19), appelés des complémenteurs, occupent la position de tête de la
phrase complexe et apparaissent en C, la tête fonctionnelle du syntagme
complémenteur (noté CP en anglais pour Complementizer Phrase). Le
complément de la tête C est la phrase subordonnée, TP comme nous

156 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


l’avons vu plus haut pour les phrases simples. Ainsi, le complément de que
est la phrase subordonnée Jean viendra, comme le complément de si est la
phrase subordonnée Jean viendra. Les raisons pour lesquelles les linguistes
placent le complémenteur comme tête de la phrase complexe sont exposées
en détail dans les ouvrages introductifs à la syntaxe (voir par exemple Car‐
nie 2007).
Examinons maintenant les phrases interrogatives directes, comme
(22) :

22. Que mange Paul ?

En (22), que prend la place du complément une pomme de la phrase


déclarative (23) et se déplace en tête de phrase.

23. Paul mange une pomme.

On notera que ce mouvement requiert également l’inversion du sujet


et du verbe, contrairement aux questions qui comprennent une formule
interrogative spécifique comme est-ce que. On dit en effet Est-ce que Paul
mange une pomme ? mais Que mange Paul ? Cette contrainte se retrouve
dans de nombreuses autres langues que le français.
La figure 9.11 donne une représentation de (22), qui montre une struc‐
ture plus complexe que ce que laisse penser une phrase de trois mots, où
le mot interrogatif que se déplace dans la position du spécifieur du com‐
plémenteur. L’inversion entre le verbe et le sujet est représentée par la
montée du verbe en T (ce qui lui permet d’incorporer des marques de
flexion).
On remarque que le mot que correspond bien au complément déplacé
en tête de phrase par le fait que cette position ne peut plus être occupée
par un autre complément, d’où l’agrammaticalité de (24).

24. *Que mange Paul <une pomme> ?

Le point le plus important est que la position de complémenteur ne


peut être réalisée que par un seul élément, qui occupe le rôle de tête pour
toutes les phrases complexes. Cette contrainte explique que dans les inter‐
rogatives complexes, comme en (25), le morphème interrogatif qui ne

Chapitre 9. Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 157


Figure 9.11. Structure de (22)

CP

SpecCP C’

que C 5P

mange NP 5’

Paul 5 VP

<mang+e> v NP
<mang-> <que>

puisse se déplacer qu’en tête de phrase matrice (ou principale) et non en


tête de la subordonnée, qui contient déjà le complémenteur que, d’où
l’impossibilité de (26). Le morphème interrogatif peut rester en position
initiale (in situ), comme en (27) dans un registre plus familier.

25. Qui crois-tu que Paul a rencontré <qui> ?


26. *Tu crois que qui Paul a rencontré <qui> ?
27. Tu crois que Paul a rencontré qui ?

De manière générale, la phrase simple enchâssée, comme en (28),


occupe la position de complément du complémenteur et les éléments qui
l’introduisent à sa gauche celle de spécifieur, comme le montre la repré‐
sentation en (29).

28. Je crois que Paul a rencontré Susie.


29. [CP je crois que [CP [C que] [TP Paul a rencontré Susie]]]

158 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Structure des phrases relatives
Les phrases relatives utilisent des pronoms partiellement identiques
aux pronoms interrogatifs, comme le montrent les relatives et les interro‐
gatives suivantes :

30. a. Qui est venu ?


b. Qui as-tu vu ?
c. Que fais-tu ?
d. Tu fais quoi ?
e. Où vas-tu ?
f. À qui parles-tu ?
31. a. La fille qui est venue est ma nièce.
b. La fille que tu admires est ma nièce.
c. Le travail que j’ai rendu m’a épuisé.
d. Un travail qui est fait n’est plus à faire.
e. La ville où je me rends est en Italie.
f. La fille à qui tu parles est très jolie.

Les mots interrogatifs et les pronoms relatifs ont des fonctions diffé‐
rentes, mais la plupart ont des formes identiques. Il y a cependant une
différence formelle importante, spécifique au français : la différence entre
qui et que est une différence de trait sémantique pour les interrogatives
(qui est [+humain], que est [-humain]), alors que l’opposition qui/que dans
les relatives est fonctionnelle (qui est sujet, qu’il soit animé ou inanimé,
que est objet, animé ou inanimé).
Dans certaines variétés du français, comme le québécois, le complé‐
menteur que est compatible avec le pronom relatif, comme illustré en (32)
(Puskas 2013) :

32. Il connaît les gens [CP [SpecCP à qui] [C que] [TP tu parles <à
qui>]].

Cet exemple montre que le pronom relatif à qui occupe la position de


spécifieur du complémenteur, et que la tête lexicale du complémenteur.
Ceci permet de comprendre que dans l’exemple (22) Que mange Paul ?, le
pronom interrogatif est en position de spécifieur du complémenteur, noté
SpecCP.

Chapitre 9. Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 159


Quelle est la structure des phrases relatives ? Sans entrer dans les détails,
une relative occupe la position d’ajout au sein du syntagme nominal,
comme illustré à la figure 9.12.

Figure 9.12. Structure d’une relative

DP

D NP

N CP

la fille que tu aimes <la fille>

La phrase complète avec la relative sujet (33) est représentée en


figure 9.13.

Figure 9.13. Structure d’une phrase avec une relative

CP

DP 5P

D NP 5 VP

le N CP dort <dort>

chat qui <le chat> a mangé la souris

Si l’on compare la structure d’une relative avec pronom sujet avec une
relative avec pronom objet, on comprend que les relatives avec pronom qui
reprend l’objet de la phrase relative sont plus complexes et plus difficiles à
traiter que les relatives dont le pronom reprend le sujet de la relative. On
peut en effet le montrer avec une expansion de la phrase relative, qui ne

160 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


modifie pas la relation entre l’élément effacé (sujet) et sa copie relative,
alors que la distance peut augmenter dans le cas des relatives objet :

34. Le chat [qui <le chat> a mangé la souris grise élevée par Abi] dort.
35. La fille [que tu dis à tout le monde [que tu aimes <la fille>]]
a téléphoné.

De plus, cette différence structurelle a un impact sur l’acquisition des


relatives et il a été montré que l’apprentissage des relatives sujet est plus
facile et plus précoce que l’apprentissage des relatives objet (Friedmann,
Belletti & Rizzi 2009).
En conclusion, le principal intérêt de l’analyse syntaxique présentée
dans ce chapitre réside dans sa grande puissance explicative couplée avec
une certaine simplicité formelle. En effet, la même structure s’applique à
toutes les unités d’analyse de la syntaxe, que sont les syntagmes, les phrases
simples et les phrases complexes.

3. Références de base
Pinker (1999a, chapitre 4) fournit une introduction concise à la syntaxe.
Haegeman (2006) offre une approche originale et très didactique qui per‐
met de s’initier au raisonnement syntaxique. Moeschler & Auchlin (2018)
en fournissent un court résumé en français aux chapitres 7 à 10. Baker
(2001) comprend une approche comparative de la syntaxe des langues du
monde sur le modèle des principes et paramètres. Smith (1999, chapitre 2)
résume les différentes étapes historiques de la syntaxe générative jusqu’au
modèle le plus actuel : le programme minimaliste. Laenzlinger (2003) est
une introduction à la syntaxe du français.

4. Pour aller plus loin


L’ouvrage de référence du programme minimaliste est Chomsky (1995)
et Pollock (1997) comporte une étude poussée de la syntaxe du français
selon ce programme. Carnie (2007) est un cours complet qui comprend

Chapitre 9. Syntaxe de la phrase simple et complexe en français 161


une introduction accessible mais exhaustive aux principales questions de
la syntaxe générative et Puskas (2013) en propose une introduction en
français.

• Questions de révision
9.1. Parmi les deux phrases ci-dessous, laquelle peut être considérée comme
fausse pour des raisons de normes et laquelle est syntaxiquement agrammati-
cale ?
– Jean allait pas au cinéma.
– Jean ne pas allait au cinéma.
9.2. Expliquer les principes de l’analyse hiérarchique des phrases.
9.3. Faire une analyse en arbre des phrases suivantes :
– Un bon journal annonce les nouvelles à ses lecteurs.
– Jean salue gaiement la petite fille devant sa maison.
9.4. Comment peut-on expliquer la différence de placement de l’adverbe jamais
entre ces deux phrases :
– Émile ne va jamais au concert.
– Émile n’a jamais été au concert.
9.5. Qu’est-ce qu’un complémenteur ?
9.6. Qu’est-ce que le principe de récursivité ?
9.7. Pourquoi le principe de récursivité est-il fondamental pour caractériser le
langage humain ?
9.8. Comment peut-on expliquer l’agrammaticalité des phrases ci-dessous :
– *Qui dis-tu que Pierre aime Marie ?
– *Comment crois-tu que je suis arrivé quand ?

162 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Chapitre 10
Sémantique
du français

L
a sémantique est l’étude de la signification des mots (séman‐
tique lexicale) et des phrases (sémantique compositionnelle).
Dans ce chapitre, nous présenterons brièvement les principes de
la sémantique compositionnelle, avant de nous consacrer à l’étude de la
sémantique lexicale, avec la question des relations de sens comme la syno‐
nymie et l’antonymie. Nous décrirons aussi le type de signification com‐
muniquée par l’usage des deux grandes classes lexicales que sont les noms
et les verbes. Enfin, nous aborderons la question des mots qui ont plusieurs
significations reliées (polysémie) et expliquerons comment, grâce à un
mécanisme appelé la coercion, les locuteurs trouvent la signification qui
prévaut en contexte. Mais avant cela, nous commencerons par revenir sur
la notion de signification telle que définie par Saussure et montrerons
comment la linguistique actuelle l’a adaptée et complétée.

1. Signification, concept
et dénotation
Dans l’approche saussurienne, le signe linguistique comprend deux
faces : une image acoustique (les sons ou les lettres du mot) et un concept
(la signification du mot), qui sont indissociables mais dont l’association
est par nature arbitraire. Dans cette approche, ce qui fait la valeur séman‐
tique d’un signe, ce sont simplement les liens qu’il entretient avec les autres
éléments du système lexical. Ce qui fait qu’un tigre est un tigre, c’est qu’il
n’est pas un lion, ni une girafe, etc. Par conséquent, le système de la

Chapitre 10. Sémantique du français 163


langue est autonome, c’est-à-dire qu’il ne dépend pas d’éléments qui lui
sont extérieurs (le monde). Ainsi, un mot peut être défini uniquement par
l’utilisation d’autres mots, qui font partie du même système1.
Dans l’approche sémiotique, par exemple chez Ogden & Richards
(1923/1989), la signification s’articule non pas comme une entité à deux
faces mais comme un triangle : le mot sert à désigner une entité du
monde appelée référent par l’intermédiaire d’un concept. La valeur
sémantique du signe est donc l’entité du monde qu’il désigne. Ces deux
approches sont résumées dans la figure 10.1.

Figure 10.1.

Concept
Le signe linguistique selon Saussure
Image
acoustique

Concept

Le triangle sémiotique de Ogden et Richards


Signe Référent

Le grand avantage de l’approche sémiotique par rapport à la définition


saussurienne est d’avoir montré que la signification portée par les signes
linguistiques se rattache au monde, qui est composé de référents. Dans
cette approche, un concept contient toutes les informations qui permettent
d’identifier et de désigner une entité du monde. Par exemple, le mot maison
renvoie au concept MAISON, qui contient une série de propriétés comme
par exemple le fait que les maisons ont un toit, une porte, des pièces, etc.
Connaître le concept de MAISON permet aux locuteurs de faire référence

1. Ce modèle a conduit dans la première moitié du XXe siècle à la fameuse hypothèse de Sapir et Whorf sur le
relativisme linguistique, qui a par la suite largement été rejetée par une grande partie des linguistes, notamment
suite aux travaux de Noam Chomsky (cf. chapitre 5). À ce sujet, voir notamment Pinker (1999a), chapitre 3.

164 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


à l’ensemble des objets du monde qui possèdent ces propriétés, par exemple
ma maison, celle de Pierre, la maison du voisin, etc. L’ensemble de ces
référents forment une catégorie, par exemple la catégorie des maisons,
celle des poissons ou celle des animaux.
Pourquoi a-t-on besoin à la fois des notions de concept et de référent
dans la définition de la signification ? L’utilité de dissocier le sens (contenu
dans les concepts) de la référence se justifie premièrement par le fait qu’un
même référent peut avoir des sens différents selon les usages. Nous en
reparlerons dans la section consacrée aux synonymes. Par ailleurs, certains
mots servent à désigner un référent mais n’encodent pas de concept et n’ont
donc pas de sens. C’est le cas notamment des noms propres comme Paris
ou Alexandre. D’autres mots comme je ou maintenant, appelés indexicaux,
n’ont pas de sens en dehors du référent dénoté en contexte. Ce que le
pronom je désigne dépend de la personne qui parle. Nous y reviendrons
au chapitre 12. Inversement, certains mots ont un sens défini par un sys‐
tème de règles indépendamment des référents. Par exemple, l’expression
le président des États-Unis désignait des personnes (référents) différentes en
décembre 2016 (Barack Obama) et en janvier 2017 (Donald Trump).
Toutefois, le sens de cette expression (personne qui dirige le pays) reste le
même quelle que soit la personne désignée. Tous ces exemples démontrent
que les notions de référent et de concept doivent être distinguées et qu’elles
sont toutes deux indispensables à la définition de la signification.

2. Sémantique
compositionnelle
Du point de vue de la signification, une phrase se compose générale‐
ment de deux types d’éléments : un prédicat, la plupart du temps accom‐
pagné d’un ou de plusieurs arguments. Le prédicat est le terme général
qui décrit la propriété ou la relation dont parle la phrase. Les arguments
décrivent les entités reliées par le prédicat. Prenons quelques exemples :

1. Jean dort.
2. Marc mange une pomme.

Chapitre 10. Sémantique du français 165


3. Yves a reçu un livre de ses parents.
4. Il neige.

Dans l’exemple (1), le prédicat de la phrase est le verbe dormir et son


unique argument est Jean. En d’autres termes, cette phrase décrit une
action (DORMIR), réalisée par un individu ( Jean). Par convention, on
note généralement le prédicat en majuscules, suivi de ses arguments entre
parenthèses. Cette représentation nous donne ceci pour les exemples ci-
dessus :

1. DORMIR ( Jean)
2. MANGER (Marc, une pomme)
3. RECEVOIR (Yves, un livre, ses parents)
4. NEIGER (ø)

L’exemple (4) avec le verbe neiger illustre les cas (rares) où un prédicat
ne prend aucun argument. En effet, dans la phrase il neige, il n’est pas le
sujet sémantique de la phrase (personne ne neige). Toutefois, comme le
français exige qu’un élément occupe la position grammaticale de sujet, un
pronom (dit explétif ) est ajouté pour la remplir (voir chapitres 4 et 8).
Dans tous les exemples ci-dessus, le rôle de prédicat est rempli par le
verbe de la phrase. Toutefois, lorsqu’une phrase contient la copule être, il
est plus judicieux de considérer que d’autres éléments prennent le rôle de
prédicat, car cette copule signifie uniquement qu’une certaine relation
existe (est) entre des éléments. Dans ce cas, un adjectif, un nom ou encore
une préposition peut prendre le rôle de prédicat, comme en (5) à (7) ci-
dessous.

5. Sarah est petite. PETITE (Sarah)


6. Barry est un saint-bernard. SAINT-BERNARD (Barry)
7. Mon livre est sur la table. SUR (mon livre, la table)

Par cette division entre prédicats et arguments, la sémantique compo‐


sitionnelle parvient à représenter explicitement la signification des phrases.
Toutefois, dans bien des cas, cette représentation s’articule autour d’élé‐
ments bien plus complexes que ceux que nous avons passés en revue et qui
exigent une représentation logique sophistiquée. Une introduction com‐
plète à la logique des prédicats, notamment les notions de connecteur

166 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


logique, de négation et de quantificateur, sort du cadre de cet ouvrage, c’est
pourquoi nous ne décrirons pas davantage la sémantique de la phrase1.

3. Sémantique lexicale :
les relations de sens
Comme le notait déjà Saussure, au sein du lexique, chaque mot ne
possède pas une signification isolée mais entre en relation avec la signifi‐
cation d’autres mots. Dans certains cas, ces relations de sens relient un mot
plus général à un mot plus spécifique (hyponymie, méronymie), alors que
dans d’autres, elles portent sur des mots du même degré de spécificité, soit
parce que leur signification est similaire (synonymes) soit parce qu’elle est
opposée (antonymes et complémentaires).

Hyponymie et méronymie
La relation d’hyponymie s’établit entre un mot spécifique appelé
l’hyponyme et un autre mot plus général appelé l’hyperonyme. Par
exemple, rose est l’hyponyme de fleur qui est son hyperonyme. De même,
piller est l’hyponyme de voler et cyan est l’hyponyme de bleu. Bien entendu,
chaque hyperonyme possède plus qu’un seul hyponyme. Ainsi, fleur a éga‐
lement pour hyponymes primevère, tulipe, pensée, etc. On parle de co-
hyponymes pour désigner la relation que les différents hyponymes
entretiennent entre eux. La relation d’hyponymie est fondamentale pour
la cognition humaine, car c’est sur elle que repose notre faculté à former
des catégories. En effet, l’hyperonyme désigne la catégorie dans laquelle
l’hyponyme est inclus. C’est pour cette même raison que la relation
d’hyponymie est souvent utilisée dans les définitions lexicographiques. On
peut par exemple définir le voilier (hyponyme) comme un navire (hyper‐
onyme) à voiles.

1. Pour une introduction approfondie de la sémantique compositionnelle, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage
de Moeschler & Auchlin (2018), chapitres 11 à 14.

Chapitre 10. Sémantique du français 167


Bien souvent, la relation entre général et particulier peut s’entendre à
plusieurs niveaux hiérarchiques. Par exemple, sapin est l’hyponyme de
conif ère, qui est à son tour l’hyponyme d’arbre, qui est l’hyponyme de
végétal. Le point important est que la relation d’hyponymie est transi‐
tive, c’est-à-dire qu’elle s’applique au travers des niveaux hiérarchiques :
ainsi sapin est aussi l’hyponyme de végétal. Dans la pratique, ces séries
n’excèdent toutefois rarement trois à quatre degrés. Du côté de l’hyper‐
onyme, on arrive ensuite invariablement à un niveau de généralité maximal
du type objet ou personne. En ce qui concerne l’hyponyme, la description
atteint son maximum de spécificité (par exemple sapin à pois d’Europe cen‐
trale).
Ainsi, un même objet peut être désigné par plusieurs termes corres‐
pondant à différents niveaux de spécificité. Pour désigner une même entité
du monde, je peux dire mon chat, mon animal ou encore mon siamois. Parmi
ces niveaux hiérarchiques, les psychologues ont identifié la présence d’un
niveau préférentiel, appelé le niveau de base. C’est à ce niveau que l’on
trouve les mots le plus souvent utilisés par les locuteurs, que les enfants
apprennent leurs premiers mots, et que les mots sont statistiquement les
plus courts. Toutefois, ce niveau de base varie en fonction des catégories :
s’il se situe au niveau de chat dans l’échelle siamois, chat, mammif ère, ani‐
mal, il se situe à un niveau de généralité supérieur dans l’échelle merlan,
poisson, animal. En effet, dans ce cas, le terme préféré est poisson plutôt que
merlan, qui correspond pourtant au même niveau de spécificité que chat
(l’espèce). Bien que les raisons pour lesquelles le niveau de base varie ne
soient pas toujours claires, il s’établit notamment au niveau de spécificité
où les objets se ressemblent le plus. Or, ce niveau varie bien évidemment
selon les catégories.
La relation de méronymie s’établit entre une partie (le méronyme) et
un tout auquel cette partie appartient (l’holonyme). Ainsi, volant est le
méronyme de voiture qui est son holonyme et doigt est le méronyme de
main qui est son holonyme. Tout comme la relation d’hyponymie, la
méronymie s’établit de manière transitive et unilatérale. Si seconde est une
partie de minute qui est une partie d’heure, la seconde est aussi une partie
de l’heure. Toutefois, contrairement à l’hyponymie, dans certains cas, la
transitivité provoque des résultats peu naturels. Si l’aiguille est une partie

168 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


de la branche qui est une partie de l’arbre, parler de l’aiguille de l’arbre
semble étrange. Par ailleurs, contrairement aux hyponymes, les méro‐
nymes n’héritent pas les propriétés de leurs holonymes. Si la voiture
(holonyme) roule, le volant (méronyme) ne roule pas. Bien que la méro‐
nymie soit une relation plus spécifique que l’hyponymie et qu’elle ne puisse
s’appliquer qu’aux éléments qui peuvent être divisés en parties, elle est
fondamentale pour la définition de certains mots du lexique. Il est en effet
très difficile de définir la notion de minute, par exemple, sans faire réfé‐
rence au système de division du temps dont elle fait partie (un total de
soixante secondes, une partie d’une heure, etc.).

Synonymie
La synonymie est une relation d’équivalence sémantique entre des
mots différents comme policier et agent de police, paysan et agriculteur, etc.
Les synonymes sont toujours des mots appartenant à la même catégorie
grammaticale. Ainsi, un nom ne peut pas être le synonyme d’un verbe, par
exemple.
Malgré l’utilité de cette relation de sens, il n’existe pas de synonymes
absolus. En effet, il arrive que deux mots différents servent à désigner un
même référent dans le monde. Toutefois, le sens de ces mots est toujours
partiellement distinct. C’est notamment l’une des raisons qui nous a
conduits plus haut à adopter une approche triangulaire de la signification,
qui différencie le sens (concept) de la référence (entités du monde). C’est
aussi la raison pour laquelle le logicien Gottlob Frege a introduit la dis‐
tinction entre sens (Sinn) et dénotation (Bedeutung) (Frege 1971).
Les différences entre synonymes peuvent se situer à plusieurs niveaux.
Dans de nombreux cas, les mots ne sont synonymes que dans une partie
de leurs usages. Cette différence peut se remarquer au niveau sémantique,
par exemple entre les différents sens des mots polysémiques. Si l’adjectif
aigu est synonyme de fort dans l’expression une douleur aiguë, ces deux mots
ne sont pas synonymes lorsque aigu a le sens de haut comme dans un son
aigu (on ne peut pas dire un son fort dans ce cas). Dans d’autres cas, c’est
la construction syntaxique dans laquelle un mot est utilisé qui détermine
ses synonymes. Par exemple, tenir n’est synonyme de ressembler que dans

Chapitre 10. Sémantique du français 169


la construction tenir de (quelqu’un). Enfin, dans de nombreux cas, la dif‐
férence entre les synonymes a trait à l’usage (la pragmatique). Par exemple,
les mots paysan et agriculteur, bien que désignant la même profession, n’ont
pas la même coloration affective (ou connotation). Alors qu’agriculteur est
neutre, paysan est parfois perçu négativement. Dans d’autres cas, la diffé‐
rence d’usage porte sur le niveau de langue, comme entre les mots moto et
bécane. Dans d’autres cas encore, la différence porte sur la distinction entre
langue commune et discours de spécialistes, comme dans la paire céphalée
et mal de tête. Pour bien comprendre que ces paires ne sont pas synonymes,
il suffit d’essayer de les utiliser de manière interchangeable. S’il est normal
que des médecins parlent entre eux de céphalée, personne n’annoncerait à
un ami qu’il souffre de céphalée, car ce terme est inapproprié en contexte.
Notons encore que d’un point de vue cognitif, la relation de synonymie
n’est que peu présente dans l’esprit des locuteurs. Lorsqu’on demande à des
sujets de trouver un mot à partir d’un autre dans une tâche d’association
libre, la relation la plus souvent évoquée est la co-hyponymie (sel appelle
poivre), suivie de l’hyperonymie (sapin appelle arbre). En dernier lieu
seulement, les sujets pensent à citer un synonyme. Par ailleurs, lorsqu’ils
acquièrent le langage, les enfants ont un a priori (inconscient) très fort
contre les synonymes. Lorsqu’ils connaissent déjà un mot pour désigner
un objet, ils refusent d’accepter l’existence d’un second qui ait le même rôle
(ce que la psychologue Eve Clark 1983 appelle le principe de contraste). Ce
principe est tellement fort qu’il s’applique également durant une période
aux enfants bilingues, qui spécialisent le sens des mots dans leurs deux
langues, plutôt que de les accepter comme des équivalents.

Antonymie et complémentarité
L’antonymie est la relation qui sert à opposer deux mots dans le lexique,
elle est donc l’inverse de la synonymie. Comme les synonymes, les anto‐
nymes varient en fonction du contexte et des sens des mots polysémiques.
Si lumineuse est l’antonyme de sombre dans la construction une pièce lumi‐
neuse, cet adjectif est opposé à stupide dans la construction une idée lumi‐
neuse. Le lexique contient à la fois des antonymes morphologiques, c’est-à-
dire construits à partir de préfixes de privation comme faisable et infaisable

170 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


et des antonymes purement lexicaux comme la paire intelligent et stupide.
Cette deuxième catégorie est d’ailleurs de loin la plus fréquente des deux.
On différencie dans le lexique plusieurs types d’opposition entre les
mots. La première catégorie, appelée complémentarité, oppose des mots
de manière absolue. Dans ce cas, la négation d’un terme implique néces‐
sairement l’affirmation de l’autre dans la paire. C’est le cas de mots comme
vivant et mort ou encore ouvert et fermé. Si une porte n’est pas ouverte,
elle est nécessairement fermée, et inversement.
Le lexique contient par ailleurs des antonymes gradables, pour les‐
quels la négation d’un terme n’entraîne pas nécessairement l’affirmation
de l’autre. Par exemple, une personne petite n’est pas grande. En revanche,
une personne qui n’est pas petite n’est pas nécessairement grande non plus.
Elle est peut-être simplement de taille moyenne. C’est la présence de ces
degrés intermédiaires qui donne le nom d’antonymes gradables à cette
catégorie. La possibilité d’avoir des degrés intermédiaires se remarque
également dans des constructions comme il est plutôt petit, assez grand, etc.
En revanche, il est impossible de dire il est plutôt mort ou assez marié, ce
qui montre, une fois encore, la réalité de la distinction entre antonymes
gradables et complémentaires. Enfin, les antonymes gradables sont tou‐
jours évalués par rapport à une norme de référence. Par exemple, Jean peut
être petit pour un joueur de basket mais grand pour un enfant de 12 ans.

4. La signification des noms


et des verbes
Nous avons vu plus haut que toutes les classes lexicales, y compris les
prépositions, pouvaient fonctionner sémantiquement comme des prédi‐
cats. Du point de vue de la référence (entités du monde), les prédicats
dénotent des ensembles d’individus (ou de paires d’individus). Du point
de vue du sens (concept), ils possèdent des propriétés ou des traits séman‐
tiques qui permettent de les définir, et qui ont en outre une influence
directe sur la syntaxe. En effet, nous verrons que les traits sémantiques
d’un mot déterminent le type de construction dans laquelle il peut entrer.

Chapitre 10. Sémantique du français 171


Dans cette section, nous présentons quelques traits sémantiques impor‐
tants des deux plus grandes classes lexicales : les noms et les verbes.

Noms massifs et comptables


La catégorie des noms se divise sémantiquement en deux grandes caté‐
gories : les noms comptables et les noms massifs. Les noms comptables
s’appellent ainsi parce qu’il est possible de compter les éléments de la classe
qu’ils définissent. Des noms comme chien, maison, légume, etc. entrent dans
la catégorie des noms comptables. À l’inverse, les noms massifs ne peuvent
pas être comptés. C’est le cas de noms comme sucre, riz, sable, eau, etc.
Toutefois, il est possible qu’un nom puisse changer de type dans certains
contextes. Par exemple, le mot canard, comptable lorsqu’il s’agit de l’ani‐
mal, devient massif dans la construction on a mangé du canard aux olives.
À l’inverse, le nom massif choucroute devient comptable dans la phrase les
choucroutes de cette brasserie sont délicieuses.
D’un point de vue syntaxique, les deux principaux points de divergence
entre les catégories de noms massifs et comptables sont les types de déter‐
minants qu’ils prennent et leur manière de se comporter au pluriel. Les
noms comptables peuvent prendre à la fois des pluriels définis et indéfinis.
Par exemple, on peut dire j’ai vu les chiens, trois chiens, des chiens, beaucoup
de chiens, etc. En revanche, les noms massifs ne peuvent pas être mis au
pluriel et ont des déterminants partitifs. Par exemple, on ne peut pas dire
j’ai mis trois riz dans l’armoire, à moins de l’entendre au sens de trois sortes
de riz, auquel cas il devient un nom comptable. Les déterminants que l’on
peut utiliser avec des noms massifs sont toujours de nature partitive, c’est-
à-dire qu’ils déterminent une partie de la masse. Par exemple, il est possible
de dire j’ai mis du riz dans la boîte mais pas j’ai mis du légume dans la casserole.

Les classes aspectuelles des verbes


La sémantique des verbes fait intervenir une notion grammaticale
importante, celle d’aspect lexical. La classe aspectuelle désigne la manière
dont l’action décrite est envisagée dans le temps. On distingue

172 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


généralement quatre classes aspectuelles qui sont les états, les activités,
les accomplissements et les achèvements. Une première division s’opère
entre les états (qui sont statiques) et les événements, qui comprennent les
trois classes restantes. Il existe différents tests linguistiques pour détermi‐
ner à quelle classe aspectuelle appartient un verbe. Inversement, ces tests
montrent que les différences entre classes aspectuelles ont une influence
sur le type de constructions linguistiques dans lesquelles les verbes peuvent
être utilisés.
Un premier test linguistique consiste à appliquer la forme progressive
être en train de. Les verbes d’état, étant statiques par nature, ne peuvent
pas entrer dans ce type de construction. En revanche, les trois autres caté‐
gories regroupées sous les verbes d’événement l’acceptent, comme l’illus‐
trent les exemples ci-dessous :

8. *Marie est en train d’être heureuse. (état)


9. Max est en train de courir. (activité)
10. Jean est en train de construire une maison. (accomplissement)
11. Paul est en train d’atteindre le sommet. (achèvement)

Un deuxième test distingue les verbes d’état et d’activité, d’une part, et


les verbes d’accomplissement et d’achèvement, d’autre part. Il s’agit de la
possibilité d’utiliser soit une construction avec pendant soit avec en. Les
verbes d’état et d’activité ne peuvent prendre que la forme avec pendant
alors que les accomplissements et les achèvements ne peuvent prendre que
la forme avec en.

12. Marie a été heureuse pendant /*en ses années de mariage.


13. Max a couru pendant /*en une heure.
14. Jean a construit une maison en /*pendant deux ans.
15. Paul a atteint le sommet en /*pendant une heure.

Une manière de distinguer, parmi les verbes d’événement, les verbes


d’activité des deux autres catégories est ce qu’on appelle le paradoxe de
l’imperfectif. En effet, seuls les verbes d’activité permettent de considérer
qu’une action a déjà été réalisée au moment de son déroulement.

16. Si Max est en train de courir, alors Max a couru.

Chapitre 10. Sémantique du français 173


17. Si Jean est en train de construire sa maison, alors Jean n’a pas
encore construit sa maison.
18. Si Paul est en train d’atteindre le somment, alors Paul n’a pas
encore atteint le sommet.

La spécificité qui permet de reconnaître les accomplissements est qu’ils


sont les seuls à être nécessairement bornés, c’est-à-dire à avoir un début et
une fin. En effet, dans la phrase Jean a construit une maison, ce processus a
nécessairement un début et une fin. Les achèvements sont ponctuels et
n’ont donc pas de bornes prédéterminées. Toutefois, les états et les activités
peuvent aussi être bornés, dans le cas où des indications linguistiques le
spécifient, comme ci-dessous.

19. Marie a été mariée de 1991 à 2001.


20. Max a couru de midi à deux heures.

La télicité est la propriété des verbes d’avoir un telos, c’est-à-dire une


fin intrinsèque, qui fait partie de leur signification. Ce critère permet de
distinguer les accomplissements et les achèvements, qui ont une fin intrin‐
sèque (on dit qu’ils sont téliques), des états et des activités qui n’en ont pas
(on dit qu’ils sont atéliques). Ainsi, par exemple, l’accomplissement dessiner
un cercle a nécessairement une fin, lorsque le cercle est dessiné. À l’inverse,
l’état d’être marié n’a pas de fin obligatoire.
Enfin, le dernier critère est celui de l’homogénéité. En effet, les états
et les activités sont homogènes, c’est-à-dire qu’ils désignent une situation
qui ne change pas au cours du temps. En revanche, les accomplissements
ne sont pas homogènes. Ils sont constitués de phases ordonnées dans le
temps. Par exemple construire une maison implique des phases comme faire
des plans, acheter un terrain, bâtir des fondations, etc. Enfin, étant donné
qu’ils sont ponctuels, le critère de l’homogénéité ne s’applique pas aux
achèvements.
Ainsi, par l’addition de ces critères, résumés dans le tableau ci-dessous,
il est possible de déterminer à quelle classe aspectuelle appartient un verbe.
Attention toutefois, un même verbe peut changer de classe aspectuelle en
fonction de son complément. Par exemple, dessiner décrit une activité dans
la phrase Jean dessine pour le plaisir mais un accomplissement dans Pierre
dessine un chat. Ainsi, plus que le verbe en isolation, c’est l’ensemble du

174 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


groupe verbal qui doit être considéré afin de déterminer l’appartenance à
une classe aspectuelle (voir tableau 10.1).

Tableau 10.1.

progressif n pendant bornage télicité homogénéité

états – – + – – +

activités + – + – – +

accomplis-
+ + – + + –
sements

achèvements + + – ø + ø

5. Polysémie et coercion
sémantique
Le terme de polysémie s’emploie lorsque des mots ont plusieurs signi‐
fications qui sont reliées entre elles. Lorsqu’un mot a plusieurs significa‐
tions non reliées, par exemple le mot bière qui désigne à la fois une boisson
et un cercueil, on parle d’homonymie. Dans certains cas, les mots ne sont
identiques qu’à l’oral, on parle alors d’homophones (vert, vair, ver, verre,
vers, etc.).
Dans le cas des mots polysémiques, la relation entre les différents sens
fait intervenir la notion de changement de type. Un exemple d’un tel
changement a été vu plus haut au sujet des noms massifs et comptables.
D’autres exemples se trouvent entre le contenant et son contenu (21), le
producteur et son produit (22) ou encore un lieu et ses habitants (23).

21. acheter un verre (contenant)/boire un verre (contenu)


22. travailler pour un journal (producteur)/acheter son journal (pro‐
duit)

Chapitre 10. Sémantique du français 175


23. Genève est une petite ville (lieu)/Genève célèbre l’anniversaire de
Calvin (habitants)

La question pour le linguiste est de savoir comment les locuteurs par‐


viennent à trouver le sens approprié dans l’interprétation d’une phrase.
L’un des mécanismes qui permet d’expliquer le passage d’un type à un
autre s’appelle la coercion. Le principe de la coercion consiste à imposer
une relation plutôt qu’une autre entre des termes, lorsqu’elle est sous-
spécifiée linguistiquement. Prenons l’exemple du verbe vouloir. Ce que
Jean, Marie et Anne veulent dans ces exemples sont des choses bien dif‐
férentes. Jean veut certainement boire un verre, Marie manger un gâteau
et Anne avoir un bébé.

24. Jean veut un verre.


25. Marie veut un gâteau.
26. Anne veut un bébé.

Le point important à comprendre est que le mécanisme de coercion


n’est pas figé dans la langue mais fait intervenir le contexte d’énoncia‐
tion. En effet, une relation qui semble impossible peut devenir parfaite‐
ment acceptable dans un contexte adéquat. Prenons le cas de l’exemple (25).
Dans cette phrase, l’interprétation Marie veut dessiner un gâteau semble
très improbable. Pourtant, elle peut devenir la relation préférée dans cer‐
tains contextes. Imaginons que Marie prenne des cours de dessin.
Aujourd’hui le thème du cours est la nature morte, et chaque élève choisit
son sujet : Jean veut un pain, Pierre une pomme et Marie un gâteau. Dans
ce cas, l’interprétation Marie veut dessiner un gâteau devient la plus plau‐
sible. Le phénomène de la coercion met en évidence le rôle du contexte,
et donc de la pragmatique, pour compléter la signification linguistique des
mots et des phrases.

6. Références de base
Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 6) ainsi que Pinker (1999a, cha‐
pitre 3) contiennent une présentation de la notion de concept. Lehmann

176 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


& Martin-Berthet (1998, chapitre 4) traite des relations de sens. Dans le
chapitre 5, les auteurs abordent également la question de la polysémie.
Moeschler & Auchlin (2018, chapitres 11 à 14), fournit une introduction
aux questions liées à la sémantique de la phrase. Enfin, Zufferey & Moes‐
chler (2012) offre un panorama général des domaines de la sémantique et
de la pragmatique.

7. Pour aller plus loin


Lyons (1980) et (1978) sont des références très complètes sur la plupart
des questions de sémantique lexicale. Riemer (2010) est une introduction
détaillée aux champs d’étude de la sémantique. Pinker (2007) comprend
une discussion très accessible de nombreux problèmes liés à la signification.
Les meilleures introductions à la sémantique en anglais sont les ouvrages
de Heim & Kratzer (1998) et Chierchia & McConnell-Ginet (1990), ainsi
que le livre plus récent de Cann, Kempson & Gregoromichelaki (2009).

• Questions de révision
10.1. À quoi servent les concepts ?
10.2. Indiquer les prédicats et les arguments des propositions suivantes :
– Il pleut.
– Pierre cueille des cerises.
– Jeanne résume le cours à Paul.
– Yves est à la maison.
10.3. Quels sont les différents types de relations d’opposition du lexique ?
10.4. Quels sont les points communs et les différences entre les relations d’hypo-
nymie et de méronymie ?
10.5. Donner des exemples de noms massifs et comptables.
10.6. À quelle classe aspectuelle appartiennent les constructions verbales sui-
vantes : manger chinois, écrire une lettre, concrétiser un plan, être heureux ?
Justifier au moyen de tests linguistiques.
10.7. Indiquer par des exemples les changements de type qui peuvent intervenir
entre les divers sens des mots suivants : biberon, kleenex, bière.

Chapitre 10. Sémantique du français 177


10.8. Expliquer le phénomène de la coercion au moyen des phrases suivantes :
– Anne a commencé le pain.
– Paul commence un portrait.
– Marie commence le piano.

178 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Chapitre 11
Langage et action :
les actes de langage

D
ans le chapitre 10, nous nous sommes penchés sur la signi‐
fication des mots et des phrases, objets d’étude de la sémantique.
Toutefois, la valeur sémantique d’une expression ou d’une phrase
n’est que l’un des aspects de ce qui est communiqué par le locuteur, comme
nous avons déjà eu l’occasion de le voir au chapitre 2. La compréhension
de ce que le locuteur veut dire en prononçant un énoncé est la tâche prin‐
cipale de l’interlocuteur. Dans les trois derniers chapitres de cet ouvrage,
nous aborderons différents thèmes liés à la pragmatique, discipline qui a
pour objet d’étude le vouloir dire des locuteurs et les mécanismes de com‐
préhension qui assurent la réussite de la communication. Ce chapitre est
plus spécifiquement consacré à la théorie des actes de langage, qui a marqué
le début des travaux dans le domaine de la pragmatique.

1. Les débuts
de la pragmatique : Austin
On considère généralement que la pragmatique est née dans les années
cinquante avec les travaux du philosophe anglais John Austin (1911-1960).
Le point de départ de la réflexion d’Austin a consisté à remettre en cause
l’idée selon laquelle le langage sert avant tout à décrire la réalité, et par
conséquent chaque phrase peut être évaluée comme étant vraie ou fausse.
Ce principe, qu’Austin nomme péjorativement « l’illusion descriptive »,
était l’un des fondements de la philosophie analytique anglo-saxonne de
son époque.

Chapitre 11. Langage et action : les actes de langage 179


Constatifs et performatifs
Austin a commencé par constater que de nombreuses phrases comme
(1) à (3) ci-dessous, qui ne sont ni interrogatives ni impératives ni excla‐
matives, ne servent pas à décrire un état de fait du monde. En revanche,
le simple fait de les prononcer entraîne la réalisation d’une action : ordon‐
ner en (1), baptiser en (2) et promettre en (3).

1. Je t’ordonne de te taire.
2. Je te baptise au nom du père, du fils et du Saint-Esprit.
3. Je te promets que je viendrai demain.

Ces énoncés, qu’Austin nomme performatifs, ne peuvent pas être éva‐


lués du point de vue de leur vérité ou de leur fausseté. Ils peuvent être
heureux ou malheureux, en d’autres termes l’acte dont il est question peut
réussir ou échouer.
Austin reconnaît toutefois que dans d’autres cas, comme (4) et (5) ci-
dessous, des énoncés qu’il appelle constatifs servent effectivement à
décrire le monde, et peuvent donc être évalués en termes de vérité et de
fausseté. Par exemple, l’énoncé en (4) est vrai s’il pleut effectivement au
moment où le locuteur prononce cette phrase et faux dans le cas contraire.

4. Il pleut.
5. Paris est la capitale de la France.

Cette première division entre énoncés constatifs et performatifs n’est


toutefois pas aussi tranchée qu’il y paraît de prime abord. En approfon‐
dissant son analyse, Austin a également remarqué qu’en plus des perfor‐
matifs explicites comme (1) à (3) ci-dessus, qui ont pour propriété d’être
à la première personne de l’indicatif présent et de contenir un verbe
performatif comme ordonner, promettre, jurer, d’autres énoncés comme (6)
et (7) servaient également à réaliser des actions, mais de manière implicite.

6. Tu te tais.
7. Je viendrai te voir lundi.

Même si ces énoncés, qu’Austin nomme des performatifs primaires,


ne contiennent pas explicitement de verbe performatif, ils servent

180 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


néanmoins à donner un ordre (6) et faire une promesse (7). Ainsi, leur
évaluation se fait en termes de bonheur ou de malheur, et non en termes
de vérité ou de fausseté. Afin de maintenir la distinction entre performatif
et constatif tout en tenant compte du phénomène des performatifs pri‐
maires, Austin a établi un test de la performativité, selon lequel tout
énoncé performatif doit se ramener à un énoncé comportant un verbe à la
première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active. Selon ce
test, les énoncés (6) et (7) correspondent aux performatifs explicites en (8)
et (9).

8. Je t’ordonne de te taire.
9. Je te promets que je viendrai te voir lundi.

Malheureusement, l’extension de la catégorie des performatifs aux per‐


formatifs implicites pose d’importants problèmes pour la distinction entre
constatifs et performatifs. En effet, tout énoncé constatif peut être traité
comme le performatif primaire d’un performatif explicite. Par exemple,
l’énoncé (4) ci-dessus pourrait correspondre au performatif explicite en
(10).

10. J’affirme qu’il pleut.

Si tel est bien le cas, alors les constatifs doivent être évalués en termes
de bonheur ou de malheur plutôt que de vérité ou de fausseté, et la dis‐
tinction entre le fait d’utiliser le langage pour décrire quelque chose
(constatifs) ou pour faire quelque chose (performatifs) devient caduque.
Pour ces raisons, Austin décide de renoncer à la distinction entre perfor‐
matifs et constatifs et de se concentrer sur les différents types d’actes qui
peuvent être réalisés par l’énonciation de n’importe quelle phrase.

Actes locutionnaire, illocutionnaire


et perlocutionnaire
Austin distingue trois types d’actes qui sont réalisés en prononçant des
phrases. Il y a tout d’abord l’acte locutionnaire, qui correspond au fait de
dire quelque chose, indépendamment du sens communiqué par la phrase.

Chapitre 11. Langage et action : les actes de langage 181


Deuxièmement, il y a l’acte illocutionnaire, qui est accompli en disant
quelque chose et à cause de la signification de la phrase. Enfin, il y a l’acte
perlocutionnaire, qui est accompli par le fait de dire quelque chose, et qui
correspond aux conséquences de ce qui a été dit. Prenons l’exemple de la
phrase (11), prononcée par un professeur à l’adresse de ses étudiants.

11. L’examen se termine dans cinq minutes.

L’acte locutionnaire correspondant à cette phrase est le fait de dire que


l’examen (celui que les étudiants sont en train de passer) se termine dans
cinq minutes (à partir du moment de la parole). On remarque ainsi que le
sens communiqué par cet énoncé n’est pas totalement déterminé par les
mots utilisés, dans la mesure où l’examen dont il est question et le moment
exact de sa fin doivent être déduits en utilisant des informations contex‐
tuelles. En prononçant cette phrase, le professeur accomplit également
l’acte illocutionnaire d’informer les étudiants de la fin imminente de l’exa‐
men. Si le but d’un acte illocutionnaire est simplement sa reconnaissance
par les interlocuteurs, l’acte perlocutionnaire vise quant à lui à produire un
certain effet sur l’audience. Dans le cas de notre exemple, le professeur
peut avoir l’intention de persuader les étudiants de se dépêcher de terminer
leur copie.
Ainsi, actes illocutionnaires et perlocutionnaires sont tous deux liés à
l’usage du langage et relèvent donc potentiellement de la pragmatique.
Toutefois, la principale différence entre ces deux types d’actes tient au fait
que seuls les actes illocutionnaires ont un caractère conventionnel. En
d’autres termes, il est toujours possible de reformuler un acte illocution‐
naire par la formule performative correspondante. En revanche, les actes
perlocutionnaires correspondent aux effets éventuels de l’acte illocution‐
naire sur un auditeur donné ou, en d’autres termes, des conséquences de
cet acte, qui dans certains cas ne sont pas intentionnelles. Par exemple,
l’annonce du professeur de l’exemple (11) peut entraîner une réaction de
panique chez certains étudiants et être compris comme une simple infor‐
mation par d’autres. C’est pourquoi, les effets perlocutionnaires ne peuvent
pas être déterminés conventionnellement.
Selon Austin, une théorie des actes de langage, à savoir des actes réalisés
dans l’usage du langage, doit se concentrer sur les actes illocutionnaires

182 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


associés aux énoncés. Dans ce but, il a proposé une taxinomie des actes
illocutionnaires, basée sur les verbes performatifs les décrivant, qu’il divise
en cinq catégories :
a) verdictifs : actes juridiques
acquitter, condamner, prononcer, décréter, classer, évaluer, etc.
b) exercitifs : jugements que l’on porte sur ce qui devrait être fait
dégrader, commander, ordonner, léguer, pardonner, etc.
c) promissifs : obligent le locuteur à adopter une certaine attitude
promettre, garantir, parier, jurer de, etc.
d) comportatifs : attitude ou réaction face à la conduite d’autrui ou à la
situation
s’excuser, remercier, déplorer, critiquer, braver, etc.
e) expositifs : employés dans les actes d’exposition
affirmer, nier, postuler, remarquer, etc.
Le décès prématuré d’Austin à l’âge de 49 ans l’a empêché de mener
plus avant son analyse des actes illocutionnaires. Ainsi, sa principale
contribution a été de contester la théorie descriptive et de montrer que l’on
pouvait utiliser le langage pour réaliser des actes, appelés les actes de lan‐
gage. Il a également proposé une description des types d’actes réalisés par
le langage : locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires et a fourni
une première classification des actes illocutionnaires. Selon Austin, les
actes de langage qui intéressent la pragmatique sont les actes illocution‐
naires, car leur compréhension est nécessaire à la réussite de la commu‐
nication et ils correspondent au vouloir dire du locuteur.

2. La théorie des actes


de langage de Searle
À la suite d’Austin, le philosophe américain John Searle (1932- ) a
repris et développé la théorie des actes de langage, en insistant sur deux
de ses composantes fondamentales : les notions d’intention et de conven‐
tion. Plus spécifiquement, Searle affirme que le locuteur qui s’adresse à un

Chapitre 11. Langage et action : les actes de langage 183


interlocuteur a nécessairement l’intention de lui communiquer un certain
contenu. Par ailleurs, la communication de ce contenu est rendue possible
par le fait que la signification linguistique est conventionnellement asso‐
ciée aux mots qu’il utilise pour ce faire.
Ces deux dimensions se retrouvent dans le principe d’exprimabilité
posé par Searle, selon lequel tout ce qu’un locuteur veut dire peut toujours
être exprimé par le langage. En vertu de ce principe, tout état mental
(pensée, croyance, désir, intention, etc.) peut être exprimé explicitement
et littéralement par une phrase. Les états mentaux sont donc transparents
et leur observation se réduit à celle des phrases qui les expriment. Le prin‐
cipe d’exprimabilité implique qu’il existe des règles sémantiques fixant la
signification des actes de langage. Nous reparlerons de ces règles dans le
contexte des actes de langage indirects.
Une innovation de la théorie de Searle par rapport à celle d’Austin a
consisté à décomposer la production d’une phrase dotée d’une signification
en quatre actes plutôt que trois. Plus spécifiquement, Searle a ajouté à la
classification d’Austin l’acte propositionnel, qui correspond à la référence
(syntagme nominal) et à la prédication (syntagme verbal). Cette addition
se justifie dans la mesure où différents actes illocutionnaires peuvent être
réalisés au moyen d’un même acte propositionnel. Prenons les
exemples (12) à (14) ci-dessous.

12. Max mange.


13. Max mange-t-il ?
14. Mange, Max !

Dans chacun de ces exemples, un même acte propositionnel est accom‐


pli au moyen d’un acte de référence (MAX) et d’un acte de prédication
(MANGER). En revanche, chacun de ces exemples correspond à un acte
illocutionnaire différent, soit une affirmation (12), une question (13) et un
ordre (14). Ainsi, selon Searle, produire un énoncé revient nécessairement
à accomplir un acte propositionnel et un acte illocutionnaire. En revanche,
les actes locutionnaires ne l’intéressent guère car ils ne relèvent pas de la
pragmatique, et il pense que les actes perlocutionnaires sont optionnels.
À partir de la distinction entre la proposition exprimée (acte proposi‐
tionnel) et l’acte illocutionnaire accompli, Searle a distingué deux éléments

184 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


de la structure syntaxique de la phrase. Il y a, d’une part, le marqueur de
contenu propositionnel et, d’autre part, le marqueur de force illocu‐
tionnaire. Par exemple, dans la phrase (15) ci-dessous, le marqueur de
force illocutionnaire est je te promets et le marqueur de contenu proposi‐
tionnel est je viendrai.

15. Je te promets que je viendrai.

Searle justifie cette division de la phrase par le fait que certains phé‐
nomènes linguistiques comme la négation s’appliquent différemment à ces
deux composants. En effet, dans le cas du marqueur de contenu proposi‐
tionnel, deux négations entraînent une affirmation. Dire il n’est pas vrai
que je ne viendrai pas revient à dire je viendrai. En revanche, cette logique
ne s’applique pas au marqueur de force illocutionnaire. Ainsi, dire je ne te
promets pas que je ne viendrai pas ne signifie pas je te promets que je viendrai.
D’un point de vue typologique, Searle (1982) a également proposé une
version corrigée de la classification des actes illocutionnaires d’Austin.
Searle reproche notamment à cette classification de ne pas être fondée sur
un principe clair mais sur un ensemble de principes, ce qui provoque des
chevauchements entre certaines catégories, du fait que certains verbes
appartiennent à plusieurs catégories différentes. Searle propose pour sa
part une douzaine de critères permettant de classer les actes illocution‐
naires en cinq grandes catégories. Parmi les plus importants, il y a le but
de l’acte, les états psychologiques exprimés et le contenu propositionnel.
Sur la base de ces critères, Searle propose les classes d’actes illocutionnaires
suivantes :
a) les représentatifs (expositifs chez Austin), qui engagent le locuteur sur la
vérité de la proposition exprimée (asserter, conclure) ;
b) les directifs (exercitifs chez Austin), qui sont des tentatives du locuteur
de conduire l’interlocuteur à faire quelque chose (demander, ordonner) ;
c) les commissifs (promissifs chez Austin), qui obligent le locuteur à effec‐
tuer une action future (promettre, menacer, offrir) ;
d) les expressifs (comportatifs chez Austin), qui expriment un état psycho‐
logique (remercier, s’excuser, accueillir, féliciter) ;
e) les déclaratifs (verdictifs chez Austin), qui entraînent des changements
immédiats d’ordre institutionnel et tendent à impliquer des structures

Chapitre 11. Langage et action : les actes de langage 185


institutionnelles spécifiques (excommunier, déclarer la guerre, baptiser,
etc.).
En résumé, les travaux de Searle ont donné une consistance sérieuse à
la notion d’acte de langage, en fournissant une description précise des actes
illocutionnaires. Searle a proposé d’articuler intention du locuteur et
convention linguistique et fourni des critères explicites de classification
des actes illocutionnaires. Enfin, on lui doit également une théorie des
actes de langage indirects, auxquels nous allons maintenant nous intéresser.

3. Les actes de langage indirects


Un acte de langage indirect peut être défini comme un acte illocution‐
naire exprimé indirectement, c’est-à-dire au moyen d’un autre acte. Ainsi,
dans le cas d’un acte de langage direct, l’intention du locuteur est rendue
explicite par la construction linguistique ou la présence d’un verbe per‐
formatif à la première personne du présent de l’indicatif. Il n’y a donc pas
de divergence entre la signification de la phrase et le sens, à savoir le vouloir
dire du locuteur. La phrase (16) ci-dessous contient un exemple d’acte de
langage direct. La requête formulée par le locuteur est exprimée explici‐
tement par la formule je te prie.

16. Je te prie de me passer le sel.

Dans le cas d’un acte de langage indirect, la phrase utilisée accomplit


un acte de langage différent de l’acte de langage intentionné par le locuteur.
Il y a donc divergence entre le sens de la phrase et le vouloir dire du locuteur.
La phrase (17) ci-dessous contient un exemple d’acte de langage indirect.
Dans ce cas, la requête est formulée implicitement sous forme de question.

17. Peux-tu me passer le sel ?

Dans un acte de langage indirect comme (17), il n’y a pas un, mais
deux actes de langage qui sont accomplis : un acte primaire, qui corres‐
pond à une requête, accomplie par l’intermédiaire d’un acte secondaire,
qui est une question. Tout le problème, pour une théorie conventionnelle

186 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


de la signification telle que l’envisage Searle, est d’expliquer par quelles
conventions l’interlocuteur peut comprendre l’acte primaire à partir de
l’acte secondaire.
Pour le comprendre, il faut savoir que Searle a réalisé une description
des conditions selon lesquelles un acte illocutionnaire est ou n’est pas cou‐
ronné de succès, sur la base d’une série de règles qui doivent être respectées
lors de la réalisation d’un acte. Il y a tout d’abord les règles préliminaires,
qui portent sur la situation de communication et sur les croyances d’arrière-
plan du locuteur. Ces règles exigent notamment que les interlocuteurs
parlent la même langue. Ensuite, il y a la règle de contenu propositionnel,
qui détermine le contenu propositionnel de l’acte de langage. Il y a éga‐
lement la règle de sincérité, qui porte sur l’état mental du locuteur et enfin
la règle essentielle qui spécifie le type d’obligation contractée par l’un ou
l’autre des interlocuteurs. Par exemple, dans le cas de la promesse, acte
plus spécifiquement étudié par Searle dans ce contexte, ces règles prennent
la forme suivante :
a) Règle de contenu propositionnel : prédique un acte futur Q du locu‐
teur L.
b) Règles préliminaires :
i. l’auditeur A préfère l’accomplissement de Q par L à son non-
accomplissement ;
ii. il n’est évident ni pour L ni pour A que L serait conduit à effectuer
Q.
c) Règle de sincérité : L a l’intention d’effectuer Q.
d) Règle essentielle : L contracte l’obligation d’effectuer Q.
C’est précisément l’existence de ces règles sémantiques qui explique la
transition entre actes de langage la forme linguistique utilisée et l’acte
intentionné. En effet, selon Searle, le fait d’interroger une condition pré‐
liminaire à la réalisation d’un acte illocutionnaire revient à réaliser indi‐
rectement cet acte. Ainsi, pour réaliser une requête indirecte, le locuteur
peut, par exemple, interroger la capacité de l’auditeur à accomplir l’acte
comme en (18). Il peut également mentionner son désir ou sa volonté de
voir l’acte réalisé comme en (19). Une autre possibilité consiste à interroger
le consentement de l’auditeur comme en (20). Enfin, le lien conventionnel

Chapitre 11. Langage et action : les actes de langage 187


peut également porter sur la raison de faire l’action demandée comme en
(21).

18. Peux-tu me passer le sel ?


19. J’aimerais que tu me passes le sel.
20. Veux-tu me passer le sel ?
21. Avec du sel, le plat serait meilleur.

Chacune de ces requêtes indirectes fait intervenir l’une des conditions


de succès d’un acte de langage, telles que définies par Searle. Par exemple,
(18) fait appel à une règle préliminaire à la réalisation d’une requête, qui
veut que l’interlocuteur soit en mesure d’accomplir l’acte demandé. De
même, (19) fait appel à la condition de sincérité, selon laquelle le locuteur
veut que son interlocuteur réalise l’acte.
En résumé, la théorie des actes de langage indirects a pour grand avan‐
tage d’expliquer comment les locuteurs peuvent communiquer un acte en
se servant d’un autre. Toutefois, le fait de figer les règles de transition dans
des conditions linguistiques définies conventionnellement pose problème,
comme nous allons le voir.

4. Théorie des actes de langage


et pragmatique contemporaine
Les travaux actuels dans le domaine de la pragmatique ont permis
d’identifier un certain nombre de problèmes et limites inhérents à la théo‐
rie des actes de langage. Ainsi, bien que la théorie reste influente, notam‐
ment dans des domaines connexes comme l’acquisition du langage et
l’intelligence artificielle, de nombreux modèles théoriques ont actuelle‐
ment largement revu et réduit l’importance de cette notion.

188 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Problèmes et limites de la théorie des actes
de langage
Dans la théorie des actes de langage, chaque phrase grammaticalement
correcte accomplit nécessairement un acte illocutionnaire. Du point de vue
de l’auditeur, comprendre l’énoncé du locuteur revient donc à être capable
d’identifier l’acte accompli par ce dernier. Or, cette hypothèse ne semble
pas toujours justifiée. Prenons un exemple. Dans le cadre de la théorie des
actes de langage, pour avoir compris l’énoncé (22), le locuteur devrait avoir
compris une proposition du type de (23).

22. Il va pleuvoir ce soir.


23. Le locuteur prédit qu’il va pleuvoir ce soir.

Cette contrainte semble pourtant trop forte. Dans le cas de cet exemple,
ce qui importe, ce n’est pas que l’auditeur comprenne que le locuteur avait
l’intention de réaliser un acte de prédiction mais simplement que l’énoncé
communique quelque chose à propos d’un événement futur. Ainsi, com‐
prendre la nature exacte de l’acte illocutionnaire n’est pas toujours indis‐
pensable pour comprendre le sens des énoncés.
Une autre critique que l’on peut formuler à l’égard de la théorie des
actes de langage est que tous les actes de langage ne relèvent pas du
domaine de la linguistique ou de la pragmatique. Par exemple, les actes
déclaratifs comme excommunier et baptiser comportent une forte compo‐
sante institutionnelle et leur réussite nécessite qu’ils se produisent dans un
contexte bien spécifique. Dans le cas des déclaratifs, il est également
nécessaire qu’ils soient le fait de locuteurs particuliers qui sont institu‐
tionnellement habilités à les réaliser. Ainsi, seuls les actes représentatifs
comme asserter et directifs comme demander ne dépendent pas de
contraintes extérieures à l’usage du langage. Qui plus est, les actes sociaux
ou institutionnels comme le baptême et la promesse varient en fonction du
contexte culturel dans lequel ils ont lieu. Or, une théorie qui vise à décrire
l’usage du langage doit tendre vers l’universalité.
Enfin, la théorie des actes de langage présuppose un rapport conven‐
tionnel entre certains mots ou tournures syntaxiques et le type d’acte de
langage qui peut être accompli. Or, il n’existe pas toujours de rapport entre

Chapitre 11. Langage et action : les actes de langage 189


la forme linguistique de l’énoncé et le type d’acte réalisé, comme l’illustrent
les exemples ci-dessous.

24. Donne-moi la réponse, puisque tu sais tout !


25. Peut-on nier que le nazisme était un crime ?

En dépit de sa forme impérative, l’énoncé (24) n’est ni un ordre ni une


requête indirecte. Il s’agit d’un énoncé ironique qui vise à démontrer à
l’auditeur qu’il a tort de croire qu’il sait tout. De même, la forme interro‐
gative de (25) n’en fait ni une question (au sens d’une demande d’infor‐
mation) ni une requête indirecte, c’est une question rhétorique qui
n’appelle pas de réponse. Comprendre le sens de ces énoncés ne requiert
pas d’identifier un acte de langage particulier mais d’accéder à l’intention
informative du locuteur.

Actes de langage et pragmatique cognitive


La pragmatique cognitive, notamment la théorie de la pertinence de
Sperber & Wilson (1989), a remis en cause l’idée selon laquelle le langage
est un moyen conventionnel de réaliser des actions. Comme nous l’avons
vu au chapitre 2, ce modèle met l’accent sur la sous-détermination lin‐
guistique et la nécessité de recourir à des processus inférentiels pour par‐
venir à comprendre le vouloir dire du locuteur.
Sperber et Wilson ont notamment revu le rôle des actes de langage
dans la communication verbale, et proposé de réduire les classifications de
Searle et d’Austin à trois catégories d’actes :
a) les actes de dire que, qui correspondent généralement aux phrases
déclaratives, notamment les assertions, les promesses et les prédictions ;
b) les actes de dire de, qui correspondent à des phrases impératives,
comme les ordres, les conseils, etc. ;
c) les actes de demander si, qui correspondent aux phrases interrogatives,
telles que les questions et les demandes de renseignement.
L’un des principaux avantages de cette classification est qu’elle contient
des catégories universelles qui se retrouvent dans toutes les langues et
toutes les cultures, ce qui n’était pas le cas de tous les types d’actes de

190 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


langage identifiés par Searle et Austin. Par ailleurs, ces catégories peuvent
être identifiées linguistiquement par des informations lexicales et syn‐
taxiques. Toutefois, ces actes ne sont pas liés conventionnellement à des
catégories linguistiques. Par exemple, les énoncés (24) et (25) ci-dessus,
malgré leur forme impérative et interrogative, ne sont pas des actes de dire
de et demander si. Comme mentionné plus haut, (24) n’est ni un ordre ni
une requête indirecte. Dans les deux cas, il s’agit donc d’actes de dire que.
Ces exemples illustrent une fois encore le fait que l’accent doit être mis en
pragmatique sur l’intention du locuteur plutôt que sur les moyens linguis‐
tiques utilisés pour la véhiculer.

5. Références de base
Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 1) contient une présentation
succincte de la théorie des actes de langage. Une introduction plus appro‐
fondie se trouve également chez Moeschler & Reboul (1994, chapitre 1).
Sperber & Wilson (1989, pp. 364-381), contient une critique de la notion
d’acte de langage et une révision de cette notion du point de vue de la
pragmatique cognitive.

6. Pour aller plus loin


Le texte fondateur de la théorie des actes de langage est Austin (1970).
Searle (1972) examine plus spécifiquement les conditions de félicité des
actes de langage, en se concentrant sur le cas de la promesse. Searle (1982)
contient une taxinomie des actes de langage et aborde également la notion
d’acte de langage indirect. Zufferey & Moeschler (2012, chapitre 7)
explique comment la pragmatique a évolué depuis la définition conven‐
tionnelle du sens proposée par théorie des actes de langage jusqu’à la prag‐
matique inférentielle des modèles actuels.

Chapitre 11. Langage et action : les actes de langage 191


• Questions de révision
11.1. Les énoncés ci-dessous sont-ils des constatifs ou des performatifs selon la
définition d’Austin ?
– Je t’assure que c’est un bon film.
– Mon bureau est situé à la rue de Candolle.
– Pourrais-tu me dire l’heure ?
– Tu vas me le payer.
11.2. Appliquer le test de la performativité aux exemples ci-dessus afin de montrer
pourquoi de tels exemples ont conduit Austin à abandonner sa distinction.
11.3. Quels sont les actes locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires
réalisés dans les énoncés ci-dessous ?
– Ferme la porte en sortant !
– Répète si tu oses !
– J’affirme que l’exercice n’est pas clair.
– Je vous condamne à la prison à perpétuité.
– Bougez futé, allez à pied !
11.4. Expliquer la distinction entre le marqueur de force illocutionnaire et le mar-
queur de contenu propositionnel à l’aide d’un exemple.
11.5. Dire quels sont les actes de langage primaires et secondaires réalisés par
les énoncés ci-dessous et expliquer comment le locuteur peut comprendre l’acte
intentionné à partir de l’acte réalisé linguistiquement dans chaque cas :
– Sais-tu quelle heure il est ?
– Vous pourriez faire moins de bruit.
– J’aimerais bien que tu m’écoutes quand je te parle.
– Tu devrais être plus poli avec ton père.
11.6. Pourquoi peut-on conclure que les seuls vrais actes de langage sont les
actes représentatifs et directifs ?
11.7. Dire si les exemples ci-dessous sont des actes de dire que, dire de ou
demander si :
– Pardon, quelle heure est-il ?
– Je me demande bien ce que j’ai fait pour mériter un étudiant pareil !
– Reviens ici tout de suite, sac-à-puces !
– Qui a dit que les femmes ne savent pas faire de la linguistique ?

192 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Chapitre 12
Pragmatique lexicale :
expressions
référentielles,
temps verbaux
et connecteurs

L
a pragmatique lexicale s’intéresse aux mots du lexique qui
acquièrent une signification en contexte. Contrairement aux mots
comme les verbes et les noms étudiés au chapitre 10, les éléments
lexicaux auxquels nous nous intéresserons dans ce chapitre n’ont pas pour
signification un concept mais une procédure. Plus spécifiquement, leur
rôle consiste à donner des instructions sur la manière de relier les autres
éléments dans la phrase. Nous commencerons par aborder la différence
entre signification conceptuelle et signification procédurale, avant d’étu‐
dier plus en détail quelques catégories d’éléments qui encodent de l’infor‐
mation procédurale : certaines expressions référentielles comme je ou lui,
les temps verbaux et les connecteurs pragmatiques comme mais, parce que
et donc.

1. Signification conceptuelle
et signification procédurale
Au chapitre 10, nous nous sommes intéressés exclusivement à des élé‐
ments lexicaux comme les noms, les verbes et les adjectifs, pour lesquels

Chapitre 12. Pragmatique lexicale 193


nous avons déterminé qu’ils encodaient des informations conceptuelles, et
que leur valeur sémantique était leur référence. Par exemple, le mot arbre
encode le concept ARBRE, qui a pour propriétés encyclopédiques d’être
un végétal, avec un tronc et des feuilles, d’être enraciné dans le sol, etc. Le
concept d’ARBRE permet aux locuteurs de désigner tous les référents du
monde auxquels il s’applique, c’est-à-dire des sapins, des chênes, des hêtres,
etc. De la même manière, connaître la signification du verbe couper permet
aux locuteurs de désigner les actions qu’ils observent et qui entrent dans
la dénotation du concept COUPER. Enfin, connaître la signification du
mot cyan permet d’identifier les nuances de bleu qui entrent dans la déno‐
tation de cet adjectif.
Toutefois, tous les éléments du lexique ne fonctionnent pas de cette
façon. Par exemple, certains mots comme je, maintenant ou donc
n’encodent pas de concept. Pour bien comprendre la différence entre ces
deux types d’éléments lexicaux, il suffit d’essayer d’expliquer intuitivement
ce que des mots comme jardin, parler, donc ou je veulent dire. Si dans le
cas de jardin et de parler l’exercice est relativement aisé, il est bien plus
difficile de faire de même pour les mots je et donc. Cette différence
s’explique par le fait que, dans le premier cas, il suffit de faire appel à ses
connaissances conceptuelles sur les jardins et l’action de parler. En
revanche, dans le second, il n’existe pas d’informations conceptuelles aux‐
quelles se référer. Ce que le mot je signifie dépend de la personne qui parle.
Selon le locuteur, la référence de je peut être Paul, Jacques, Jean, etc. Ainsi,
la signification de je n’est pas une personne en particulier. La présence
du mot je dans une phrase indique à l’auditeur de chercher le locuteur de la
phrase. Il s’agit là d’une procédure. De même, ce que les mots maintenant
ou demain veulent dire dépend entièrement du moment auquel se situe
l’énonciation : jeudi 12 décembre 2019, samedi 25 juillet 2020, etc. Le rôle
de ces mots est donc de donner l’instruction à l’auditeur de chercher le
moment de l’énonciation, afin de se situer soit à ce moment-là pour le mot
maintenant, soit le jour suivant pour le mot demain. On remarque ainsi
que le contexte est primordial pour déterminer la signification des mots
qui encodent de l’information procédurale. C’est pourquoi, ces mots ont
généralement été étudiés dans le cadre de la pragmatique plutôt qu’en
sémantique.

194 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Afin d’illustrer la différence entre signification conceptuelle et signifi‐
cation procédurale, prenons l’exemple de la phrase (1) ci-dessous.

1. Hier, je me suis promené dans la forêt.

Comme toutes les phrases, celle-ci contient à la fois des éléments à


contenu conceptuel et procédural. Au niveau du contenu conceptuel, il y
a le verbe se promener et le nom forêt. Au niveau du contenu procédural, il
y a l’adverbe déictique hier, qui donne l’instruction à l’auditeur de chercher
le jour avant l’énonciation, les pronoms je et me qui identifient le locuteur
de la phrase, l’auxiliaire de temps suis qui, accompagné du verbe, situe
l’action dans le passé, la préposition dans qui indique une relation d’inclu‐
sion et enfin le déterminant la qui renvoie à un lieu identifiable et unique.
Cet exemple montre bien que les informations procédurales ne sont ni
moins nombreuses ni moins importantes que les informations concep‐
tuelles pour comprendre le sens d’une phrase.

2. Les expressions référentielles


On parle de référence pour désigner la relation qu’entretient une
expression linguistique avec une entité du monde, qui peut être un objet,
un événement, un état, etc. On appelle donc expressions référentielles
les expressions qui servent à désigner en usage un référent dans le monde.
C’est pourquoi, on peut dire que comprendre une expression référentielle
revient pour l’auditeur à identifier le référent auquel elle correspond (qu’elle
dénote) dans le monde. Attention toutefois, la signification des expressions
référentielles peut être de nature descriptive ou procédurale selon les cas,
comme nous allons le voir.

Expressions référentielles autonomes


et non autonomes
Selon le linguiste Jean-Claude Milner (1992), il existe deux types
d’expressions référentielles : les expressions référentielles autonomes, dont

Chapitre 12. Pragmatique lexicale 195


la signification lexicale suffit à déterminer leur référent, et les expressions
référentielles non autonomes, dont la signification lexicale ne suffit pas à
déterminer leur référent. On dit que les expressions référentielles non
autonomes sont privées d’autonomie référentielle.
Les expressions référentielles autonomes incluent les descriptions défi‐
nies (2), les descriptions indéfinies (3), et les noms propres (4).

2. Le chien du voisin est dans la cuisine.


3. Un chien est dans la cuisine.
4. Charlie est dans la cuisine.

Les expressions référentielles non autonomes incluent les pronoms


déictiques (5), les pronoms démonstratifs (6), les pronoms anaphoriques (7)
(voir la définition de l’anaphore ci-dessous) et les termes vagues comme (8)
et (9). Un terme vague comme l’imbécile fonctionne comme le pronom il
de l’exemple (7). Il reçoit sa référence via la situation de discours en (9) ou
d’une expression référentielle autonome en (10).

5. Je suis linguiste.
6. C’est un linguiste.
7. Max est professeur. Il est linguiste.
8. Ce génie est étudiant.
9. L’imbécile a encore planté l’ordinateur.
10. Max est professeur. L’imbécile a encore planté l’ordinateur.

Référence actuelle et référence virtuelle


Dans la terminologie de Jean-Claude Milner, on parle de référence
actuelle pour nommer le référent désigné (un objet ou un événement dans
le monde) et de référence virtuelle pour désigner sa signification lexi‐
cale. Ainsi, une expression référentielle peut posséder une référence vir‐
tuelle indépendamment d’un quelconque contexte d’usage. En revanche,
elle ne peut avoir de référence actuelle qu’en usage. En effet, c’est le fait
qu’un locuteur particulier utilise une expression dans un contexte précis
qui permet d’identifier le référent. Par exemple, l’expression mon chien ne
correspond pas au même référent selon que c’est Jacques, Pierre ou Paul
qui parle.

196 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


La référence virtuelle joue un rôle important dans la détermination de
la référence actuelle d’une expression. Par exemple, pour qu’un objet du
monde puisse entrer dans la dénotation de l’expression mon chat tigré, il
faut que cet individu soit (a) un chat et (b) de couleur tigrée. Ainsi, la
référence virtuelle, qui détermine la signification lexicale de l’expression,
impose des contraintes sur le type de référents que l’expression peut dési‐
gner en usage. Il est impossible de faire référence à un saint-bernard en
l’appelant mon chat tigré, par exemple.
Toutes les expressions référentielles autonomes possèdent nécessaire‐
ment une référence virtuelle. En revanche, la situation est plus compliquée
lorsqu’il s’agit des expressions non autonomes. Parmi elles, on distingue
celles qui n’ont pas de référence virtuelle comme les pronoms anaphoriques
(de 3e personne) de celles qui ont une référence virtuelle comme les déic‐
tiques (de 1re et de 2e personne). Si les déictiques ont une référence virtuelle,
c’est parce qu’ils encodent une signification procédurale précise, qui
indique à l’auditeur de chercher une certaine information. Par exemple,
dans le cas du pronom de première personne je, la procédure indique de
chercher le locuteur de l’énoncé. En revanche, le pronom de troisième
personne il ne possède pas de référence virtuelle, car son contenu procé‐
dural n’est pas suffisamment précis pour permettre d’identifier un référent
en contexte. Seules les informations sur le genre et le nombre sont en effet
linguistiquement encodées par le pronom de 3e personne.

L’anaphore
On parle d’anaphore lorsqu’un terme est utilisé pour reprendre une
autre expression nominale qui le précède et à laquelle il emprunte sa réfé‐
rence. On parle d’anaphore pronominale lorsque la reprise anaphorique
se fait par un pronom comme en (11). Dans ce cas, le pronom il tire sa
référence de la référence actuelle de Fred. On dit qu’il y a coréférence entre
Fred et il. On parle d’anaphore nominale lorsque l’expression référentielle
est reprise par une autre expression nominale, comme en (12).

11. Fred est saoul. Il a bu du schnaps.


12. Un chien aboie. L’animal est énervé.

Chapitre 12. Pragmatique lexicale 197


Il existe encore un troisième type d’anaphore appelée l’anaphore asso‐
ciative. Dans ce cas, il n’y a pas de coréférence entre les expressions, mais
une relation de type partie-tout (voir chapitre 10). Par exemple, en (13)
l’église est une partie du village. Bien qu’il n’y ait pas de coréférence entre
les éléments, ce type de reprise est traité comme un cas d’anaphore, car
seul l’article défini est possible, comme le montre l’incongruité des
exemples (14) et (15). Le fait que seul l’usage d’un article défini soit pos‐
sible démontre que la reprise est traitée comme une entité reliée à un
antécédent, comme dans les autres cas d’anaphore nominale.

13. Nous entrâmes dans un village. L’église était en ruine.


14. Nous entrâmes dans un village. ? Une église était en ruine.
15. Nous entrâmes dans un village. ? Cette église était en ruine.

3. Les temps verbaux


Le rôle des temps verbaux est de permettre de connecter des événe‐
ments les uns par rapport aux autres dans le temps. En d’autres termes, on
peut dire que les temps verbaux contiennent de l’information procédurale,
sous forme d’instruction sur la manière de relier temporellement des évé‐
nements. L’un des problèmes classiques liés aux temps verbaux est celui
de l’ordre temporel.
Il y a ordre temporel lorsque l’ordre du discours est parallèle à l’ordre
des événements, comme en (16). Dans cet exemple, l’événement de la
chute de Max s’est produit avant qu’il ne se casse la jambe. L’ordre de
présentation des événements suit donc l’ordre réel de leur déroulement
dans le monde.

16. Max est tombé dans un précipice. Il s’est cassé la jambe.

Les temps verbaux et le discours offrent deux manières de représenter


les événements. Une manière narrative, avec ordre temporel, où les évé‐
nements sont présentés dans l’ordre de leur occurrence dans le monde, et
une manière explicative, avec inversion temporelle, où l’ordre temporel
inverse permet d’introduire non pas la succession des événements, mais

198 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


l’explication des événements. L’ordre temporel crée une narration (17) et
l’inversion temporelle crée une explication (18).

17. Axel a insulté sa sœur. Abi l’a giflé.


18. Abi a giflé Axel. Son frère l’a insultée.

Différentes théories ont tenté de fournir une explication au rôle des


temps verbaux dans l’ordre temporel. Nous allons les passer brièvement en
revue.

L’approche aspectuelle
Selon l’approche aspectuelle, c’est la classe aspectuelle à laquelle appar‐
tient un verbe (voir chapitre 10) qui définit son rôle dans la détermination
de l’ordre temporel. Plus précisément, seules les phrases dénotant un
achèvement (19) ou un accomplissement (20) font avancer le temps.
Avec les états (21) et les activités (22), le temps n’avance pas.

19. Marie entra dans le bureau. Le président se leva.


20. Marie entra dans le bureau. Le président alla à sa rencontre.
21. Marie entra dans le bureau. Le président était endormi.
22. Marie entra dans le bureau. Le président marchait de long en
large.

Toutefois, l’approche aspectuelle rencontre un certain nombre de dif‐


ficultés. Notamment, il peut arriver que le temps avance même en la pré‐
sence d’états, comme en (23) et (24). Ce qui explique cette différence est
que dans ces exemples, le temps est perçu de manière subjective, soit du
point de vue de Marie en (23) soit de celui du juge en (24). Pour des raisons
pragmatiques, le destinataire perçoit que la situation décrite dans la pre‐
mière phrase existait préalablement, et que donc le second état correspond
à un avancement du temps.

23. Marie entra dans le bureau du président. Il y avait une copie reliée
du budget sur la table.
24. Le juge alluma une cigarette. Le tabac avait un goût de fiel.

Chapitre 12. Pragmatique lexicale 199


En figeant l’ordre temporel dans les classes aspectuelles des verbes,
l’approche aspectuelle ne permet pas de rendre compte de tels exemples.

L’approche anaphorique
Dans cette approche, ce ne sont plus les classes aspectuelles mais les
temps verbaux qui fixeraient l’ordre temporel. Plus spécifiquement, les
phrases au passé simple (25) font avancer le temps, les phrases à l’imparfait
(26) englobent ou recouvrent temporellement les phrases au passé simple
et les phrases au plus-que-parfait (27) font régresser le temps.

25. Max entra dans le salon. Marie téléphona à sa mère.


26. Max entra dans le salon. Marie téléphonait à sa mère.
27. Max entra dans le salon. Marie avait téléphoné à sa mère.

Toutefois, cette règle se heurte également à un certain nombre de


contre-exemples. Notamment, il se peut que le passé simple ne fasse pas
avancer le temps (28) voire qu’il le fasse reculer (29). À l’inverse, dans
certains cas, l’imparfait peut faire avancer le temps (30).

28. Bianca chanta l’air des bijoux et Igor l’accompagna au piano.


29. Socrate mourut empoisonné. Il but la ciguë.
30. Jean entra dans le compartiment. Cinq minutes après le départ,
le train déraillait.

En conclusion, il semble que l’ordre temporel ne soit figé ni dans les


classes aspectuelles ni dans les temps verbaux. Il est donc nécessaire d’envi‐
sager une approche plus flexible de ce problème.

L’approche pragmatique
Dans l’approche pragmatique, l’ordre temporel n’est pas marqué lin‐
guistiquement par les temps verbaux, mais inféré pragmatiquement. La
question qui se pose pour cette approche est de savoir pourquoi des pro‐
cessus inférentiels se superposeraient à des indications linguistiques
comme les temps verbaux. L’hypothèse est que les temps verbaux sont des

200 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


expressions procédurales qui encodent des procédures sur les relations
temporelles.
Cette approche ne se heurte pas aux mêmes difficultés que les deux
autres, car elle ne postule pas que les informations contenues dans les
temps verbaux sont figées. Au contraire, celles-ci peuvent être annulées
et leurs propriétés inférentielles se combinent à d’autres sources d’infor‐
mations linguistiques et non linguistiques pour permettre de tirer les
bonnes inférences directionnelles sur le temps : en avant, statique ou en
arrière.
L’analyse pragmatique formule les hypothèses suivantes concernant les
inférences tirées sur la base des temps verbaux : pour qu’une inférence
directionnelle soit tirée, il faut que les propriétés ou traits directionnels
soient consistants (co-directionnels). Les traits directionnels des temps
verbaux sont faibles et doivent être validés par un trait fort, donné par un
connecteur ou une hypothèse contextuelle.
Cette analyse permet ainsi d’envisager l’existence de différents types de
discours. Si tous les indices donnés par les marques procédurales
concordent, le discours est optimal, comme en (31). Les informations
données par le passé simple et le connecteur et indiquent toutes deux que
le temps avance. En revanche, le discours en (32) est sous-optimal. En effet,
l’information donnée par le passé simple indique une inférence en avant
alors que le connecteur parce que est associé à une inférence en arrière. C’est
ce conflit dans les marques procédurales qui rend (32) plus difficilement
interprétable que (31).

31. Marie poussa Jean et il tomba.


32. Marie poussa Jean parce qu’il tomba.

De manière générale, le degré de cohésion du discours temporel est


fonction des conflits entre traits directionnels.

Chapitre 12. Pragmatique lexicale 201


4. Les connecteurs
pragmatiques
Les connecteurs pragmatiques sont des mots qui appartiennent à des
catégories grammaticales variées comme les conjonctions de coordina‐
tion (et, ou), les conjonctions de subordination (parce que, puisque), les
adverbes (donc, alors) les groupes prépositionnels (après tout, en fin de
compte), les groupes nominaux (somme toute) et les locutions participiales
(tout compte fait). Comme l’indique cette liste non exhaustive, la catégorie
des connecteurs pragmatiques n’est pas unifiée du point de vue gramma‐
tical, au même titre que la catégorie des verbes et des prépositions, par
exemple. Ce que les connecteurs pragmatiques ont en commun, c’est de
remplir une même fonction dans le discours.
Le rôle des connecteurs pragmatiques consiste à donner des instruc‐
tions sur la manière de traiter les unités qu’ils relient. Prenons quelques
exemples. Dans le cas du connecteur parce que, la procédure pourrait se
résumer par : « chercher une relation causale entre les segments reliés ».
Dans le cas de mais, la relation de contraste véhiculée par le connecteur
pourrait suivre les étapes suivantes : (i) tirer à partir du segment qui précède
le connecteur une conclusion R ; (ii) tirer à partir du segment qui suit le
connecteur une conclusion inverse (non-R) ; (iii) annuler la première
conclusion au profit de la seconde. Par exemple, imaginons que Pierre
hésite à engager Jean. Marie énonce (33) :

33. Jean est intelligent mais paresseux.

À partir du segment qui précède le connecteur (Jean est intelligent), on


pourrait tirer la conclusion qu’il faut engager Jean. À partir du segment
qui suit le connecteur (Jean est paresseux) on pourrait tirer la conclusion
inverse. Au final, ce que veut communiquer Marie, c’est bien qu’il ne faut
pas engager Jean plutôt que l’inverse.

202 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Portée des segments reliés
par des connecteurs
Les segments reliés par un connecteur peuvent être de longueur très
variable et dépendent en partie de la catégorie grammaticale de ce dernier.
Il peut s’agir de deux mots (34), de deux propositions (35), d’une propo‐
sition et d’une suite de phrases (36) ou encore d’une phrase et d’un contenu
non exprimé linguistiquement (37).

34. Il fait [beau] et [chaud].


35. [Il est malade] parce qu’[il a trop mangé].
36. [Il neige et il fait froid. Je n’ai vraiment aucune envie d’aller skier].
D’ailleurs [je suis sûre que les remontées sont fermées].
37. [Contexte : Marie apporte un plat de crevettes à Pierre].
Pierre : Mais [je suis allergique aux crustacés] !

Il convient également de différencier les segments linguistiques qui


encadrent le connecteur de ceux qui font véritablement l’objet de la relation.
Prenons un exemple :

38. Jean a emprunté la voiture de Pierre parce qu’il avait cassé la


sienne en fonçant dans un arbre, mais il est bien clair entre nous que
Pierre ne doit jamais l’apprendre.

Dans l’exemple ci-dessus, les segments linguistiques qui encadrent le


connecteur sont reproduits en (39) ci-dessous. Toutefois, ce n’est pas sur
ces segments que porte la relation de contraste introduite par le connecteur,
mais sur les segments reproduits en (40) ci-dessous.

39. [ Jean a emprunté la voiture de Pierre parce qu’il avait cassé


la sienne en fonçant dans un arbre], mais [il est bien clair entre
nous que Pierre ne doit jamais l’apprendre].
40. [ Jean a emprunté la voiture de Pierre] mais [Pierre ne doit jamais
l’apprendre].

Enfin, notons encore que les connecteurs nécessitent des placements


différents dans l’ordre de présentation des segments. Ainsi, par exemple,
le connecteur car est un connecteur causal, qui requiert un ordre de

Chapitre 12. Pragmatique lexicale 203


présentation qui va de la conséquence vers la cause (41). À l’inverse, le
connecteur donc est un connecteur inférentiel, qui nécessite un ordre de
présentation qui va de la cause vers la conséquence (42).

41. Il est tombé car je l’ai poussé.


42. Je l’ai poussé donc il est tombé.

Contenu des segments reliés


par des connecteurs
Les connecteurs pragmatiques peuvent servir à relier différents types
de contenus comme des faits (43), des croyances (44) et des actes de lan‐
gage (45).

43. Jean est malade parce qu’il a trop mangé.


44. Jean doit être sorti, parce que je ne l’ai pas vu ce matin.
45. Jean est-il là ? Parce que je le cherche depuis tout à l’heure.

Pour bien comprendre la nature des segments reliés dans chacun de ces
exemples, voyons sur quel élément porte la cause dans chaque cas. Dans
l’exemple (43), c’est le fait que Jean ait trop mangé qui cause le fait qu’il
soit malade. C’est pour cette raison que nous avons dit plus haut que le
connecteur parce que relie des faits dans ce cas. Comparons maintenant
avec (44). Dans ce cas, ce n’est pas le fait que je n’aie pas vu Jean ce matin
qui cause sa sortie. C’est le fait que je ne l’aie pas vu qui cause que je crois
qu’il est sorti. C’est pourquoi, dans ce cas, le connecteur agit sur le domaine
des croyances. En (45), c’est le fait que je cherche Jean depuis tout à l’heure
qui cause que je pose la question de savoir où il est. Ici, le connecteur agit
donc au niveau des actes de langage.
Notons encore que, contrairement à parce que, tous les connecteurs ne
peuvent pas être utilisés pour relier chacun de ces types de contenus. Cer‐
tains connecteurs sont au contraire spécialisés dans l’un ou l’autre domaine.
Par exemple, le connecteur puisque ne peut agir que sur des croyances et
des actes de langage.

204 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Connecteurs et sous-spécification
Enfin, le rôle du contexte et donc de la pragmatique dans le traitement
des connecteurs se manifeste également par un phénomène appelé la sous-
spécification. L’idée est qu’un connecteur qui contient un contenu procé‐
dural vague peut être utilisé pour communiquer une relation précise dans
un contexte donné. Par exemple, le connecteur et, qui encode une procé‐
dure générale de type « addition entre des contenus » peut servir à marquer
une relation d’ordre temporel dans laquelle il a la signification de ensuite
(46), de contraste dans laquelle il a la signification de par contre (47) ou
encore de causalité, dans laquelle il a la signification de parce que (48). De
même, un connecteur qui encode une information temporelle comme
quand peut être utilisé pour communiquer une relation causale comme en
(49).

46. Paul s’est levé et a préparé du café.


47. Abi est une fille. Et toi tu es un garçon.
48. Marie a poussé Jean et il est tombé.
49. Mes ennuis ont commencé quand j’ai rencontré cet escroc.

Ces exemples illustrent une fois encore que dans tout phénomène
pragmatique, les informations linguistiques fournies par les éléments de
la phrase – qu’ils soient de nature conceptuelle ou procédurale – inter‐
agissent avec le contexte pour fournir une interprétation optimalement
pertinente.

5. Références de base
Une introduction à la notion de signification procédurale se trouve chez
Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 7). Les trois thèmes abordés dans
ce chapitre font chacun l’objet d’un chapitre de Reboul & Moeschler
(1998b), à savoir le chapitre 4 pour les connecteurs, le chapitre 5 pour les
temps verbaux et le chapitre 6 pour la référence.

Chapitre 12. Pragmatique lexicale 205


6. Pour aller plus loin
La notion de signification procédurale a notamment été discutée par
Blakemore (1987), Blass (1990) et Moeschler (2002, 2019) dans le cadre
de travaux sur les connecteurs. Les expressions référentielles sont abordées
par Milner (1992) et la question des temps verbaux par Moeschler (2000
et 2019). Pour une approche développementale et pragmatique des
connecteurs, on se référera à Zufferey (2010). L’approche argumentative
classique des connecteurs est donnée dans Ducrot et al. (1980), approche
développée dans un cadre inférentiel dans Moeschler (1989).

• Questions de révision
12.1. Quelle est la différence entre la signification descriptive et la signification
procédurale ?
12.2. Identifier les marques de signification descriptive et de signification pro-
cédurale dans la phrase suivante : Je me sens ici comme à la maison.
12.3. Chercher un exemple d’expression référentielle autonome et non autonome.
12.4. Chercher des exemples d’anaphores pronominale, nominale et associative.
12.5. Qu’appelle-t-on l’ordre temporel ?
12.6. Comment les temps verbaux influencent-ils l’ordre temporel dans le dis-
cours ?
12.7. Qu’est-ce qu’un connecteur pragmatique ?
12.8. Pourquoi les connecteurs sont-ils des marques procédurales ?

206 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Chapitre 13
Questions de style :
métaphore,
métonymie et ironie

L
es questions de style ont pendant longtemps été étudiées sous
l’angle de l’analyse rhétorique. Dans ce chapitre, nous montrerons
comment ces questions ont été reprises et développées dans le
cadre de nouvelles approches en pragmatique, qui permettent de fournir
des modèles motivés cognitivement de ces différents phénomènes. Nous
nous intéresserons tour à tour à la métaphore, à la métonymie et à l’ironie
et verrons dans chaque cas comment l’analyse pragmatique permet de
dépasser certains problèmes liés à l’analyse rhétorique classique.

1. Différents points de vue


sur les questions de style
La rhétorique classique
Dans le cadre de l’analyse rhétorique, le cas de figure envisagé par
défaut est que la communication est littérale. En d’autres termes, en temps
normal, les locuteurs disent explicitement dans leurs énoncés ce qu’ils
veulent communiquer. Ainsi, les énoncés non littéraux comme les méta‐
phores ou les énoncés ironiques sont traités comme des cas exceptionnels,
dans lesquels les énoncés communiquent deux significations : une signi‐
fication littérale et une signification non littérale. Dans cette optique, il y

Chapitre 13. Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 207


a donc une frontière stricte entre les énoncés littéraux d’une part (la règle)
et les énoncés non littéraux d’autre part (les exceptions).
D’un point de vue cognitif par conséquent, ces deux types d’énoncés
ne reçoivent pas le même traitement. Pour traiter un énoncé non littéral,
l’auditeur doit commencer par accéder au sens littéral, puis le rejeter après
avoir constaté qu’il ne fait pas sens en contexte, pour accéder enfin à la
signification non littérale, celle que le locuteur souhaite lui communiquer.
Selon cette approche, les énoncés non littéraux devraient donc être plus
difficiles à traiter que les énoncés littéraux.
Enfin, l’analyse rhétorique oppose les figures du discours, dont la
métaphore et la métonymie font partie, aux figures de pensée, représentées
notamment par l’ironie. Dans le cas des figures du discours, c’est le contenu
linguistique de la phrase qui conduit l’auditeur à chercher une signification
non littérale. Par exemple, dans le cas de la métaphore Jean est un bulldo‐
zer, le fait que le mot bulldozer ne puisse pas s’appliquer à un sujet de type
humain conduit l’auditeur à chercher une autre signification. Dans le cas
des figures de pensée, c’est l’incongruité du sens littéral en contexte qui
provoque la réévaluation. Par exemple, si par un temps de forte pluie,
Marie s’exclame : « Superbe temps pour un pique-nique ! », le caractère
manifestement faux de son assertion en contexte pousse l’auditeur à une
réinterprétation.

Le point de vue de l’analyse pragmatique


Dans la perspective d’une analyse pragmatique, qui remonte aux
modèles inférentiels de la communication (Grice 1989 ; Levinson 1983 ;
Sperber & Wilson 1989), il n’existe pas de frontière stricte entre littéralité
et non-littéralité. Tous les énoncés ne sont que des traductions imparfaites
des pensées qu’ils servent à communiquer. En d’autres termes, il n’y a pas
identité absolue entre les pensées et les énoncés qui les véhiculent. Tout
énoncé se trouve dans un rapport de ressemblance (plus ou moins grande)
avec la pensée que le locuteur souhaite exprimer. Dans cette optique, la
littéralité ne serait qu’un cas particulier de ressemblance – la ressemblance
totale –, et la non-littéralité ne serait par conséquent pas limitée à quelques
cas particuliers comme la métaphore ou l’ironie. Comme nous l’avons vu

208 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


aux chapitres 2 et 11 notamment, la plupart des énoncés des locuteurs
comportent une part d’implicite et donc de non-littéralité. Dans cette
approche, c’est la non-littéralité plutôt que la littéralité qui est la norme.
Il en découle logiquement que les énoncés littéraux et non littéraux ne
sont pas soumis à un traitement différent. En d’autres termes, il n’existe
pas de présomption de littéralité, selon laquelle le sens littéral devrait
nécessairement être accessible en premier puis éventuellement rejeté s’il
ne produit pas d’interprétation satisfaisante, en fonction de critères lin‐
guistiques ou contextuels. Selon l’approche pragmatique, pour traiter tous
les énoncés, les locuteurs procèdent de la même manière, en combinant
les informations linguistiques de la phrase avec le contexte pour arriver à
inférer une signification pertinente.

Les avantages de l’analyse pragmatique


Le premier avantage de l’approche pragmatique est de fournir un trai‐
tement unifié pour tous les types d’énoncés. Nul besoin en effet de postuler
l’existence d’un cas par défaut et de règles de réinterprétation. Ce principe
répond ainsi à l’exigence d’économie cognitive qui veut qu’un seul prin‐
cipe qui permet de traiter tous les cas de figure possibles vaut mieux que
plusieurs, et qui doit prévaloir dans l’élaboration de toute théorie.
Deuxièmement, cette approche rend bien compte du fait que la fron‐
tière entre les différents types d’énoncés non littéraux ne peut pas toujours
être déterminée avec précision. Par exemple l’énoncé (1) ci-dessous pour‐
rait recevoir différentes interprétations en contexte.

1. Je meurs de faim.

Dans un contexte où le locuteur de cet énoncé manquerait réellement


de nourriture sans pour autant être à l’article de la mort, il s’agirait d’une
approximation. Dans le cas où le locuteur se servirait de cet énoncé pour
communiquer un état ponctuel de faim (par exemple juste avant l’heure
du déjeuner), il s’agirait d’une hyperbole. Enfin, dans le cas où le locuteur
se servirait de cet énoncé pour signaler le fait qu’il gagne très mal sa vie
sans pour autant avoir faim au moment où il parle, il s’agirait d’une méta‐
phore. On le constate, il n’existe pas de point de passage précis entre ces

Chapitre 13. Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 209


interprétations, contrairement à ce que prévoit l’approche rhétorique.
Comme nous le verrons à la section suivante, l’analyse pragmatique prévoit
que la métaphore n’est pas un processus isolé mais correspond à un cas
parmi d’autres d’élargissement de concept.
Enfin, d’un point de vue psychologique, des travaux récents sur le trai‐
tement des métaphores (Gibbs 1994, Glucksberg 2001) tendent à infirmer
la présomption de littéralité. En effet, les locuteurs ne mettent pas plus de
temps à traiter un énoncé métaphorique qu’un énoncé littéral. Qui plus est,
lorsqu’un énoncé est communiqué de manière littérale mais qu’une inter‐
prétation non littérale (non plausible en contexte) est également possible,
l’auditeur ne peut s’empêcher d’envisager cette interprétation. Cet effet est
démontré par les interférences causées par la possibilité d’une interpréta‐
tion métaphorique d’un énoncé littéral en contexte, qui sont visibles par
le temps nécessaire au traitement de la phrase par les locuteurs. Ces résul‐
tats empiriques s’accordent parfaitement avec l’explication pragmatique de
la non-littéralité.
Pour toutes ces raisons, la description que nous allons donner des phé‐
nomènes de style dans ce chapitre correspond au traitement que leur
réserve l’analyse pragmatique.

2. Métaphore et pragmatique
lexicale
Comme nous l’avons vu plus haut, tout énoncé est dans une relation
de ressemblance avec la pensée qu’il sert à communiquer. Ainsi, aucun
processus spécifique n’est à l’œuvre dans le traitement des métaphores.
Comme le démontre l’exemple (1) ci-dessus, la métaphore fait intervenir
les mêmes processus de pragmatique lexicale que ceux que nous avons
définis au chapitre 2, à savoir la spécification et l’élargissement. Plus spé‐
cifiquement, dans l’analyse pragmatique, on dit que la métaphore est un
cas extrême d’élargissement. En revanche, l’ironie requiert un traitement
différent, contrairement à ce que prévoyait l’analyse rhétorique (voir plus
bas).

210 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Comment fonctionne la métaphore ?
Pour comprendre une métaphore, l’auditeur doit être capable de sélec‐
tionner, parmi l’ensemble des propriétés encyclopédiques d’un concept,
celle qui est pertinente en contexte. Pour comprendre la métaphore
« Jeanne est un ange », il faut être capable d’extraire, parmi l’ensemble des
propriétés du concept ANGE – comme le fait que les anges sont des êtres
surnaturels, qu’ils sont bienveillants et qu’ils ont des ailes – celle que le
locuteur souhaite appliquer à Jeanne. Dans ce cas, il est peu probable que
le locuteur veuille dire que Jeanne est un être surnaturel, ni qu’elle porte
des ailes dans le dos. La propriété qui semble pertinente est le caractère
bienveillant de l’ange. Ainsi, c’est uniquement sur cette propriété qu’est
fondée la métaphore. On comprend ainsi pourquoi la métaphore fait partie
des cas d’élargissement discutés au chapitre 2. Étant donné que le concept
sur lequel repose la métaphore est beaucoup moins spécifié que le concept
littéral dont il est issu (il ne contient qu’une seule propriété), il permet de
désigner un plus grand nombre de référents que ce dernier.
On distingue généralement deux types de métaphores : les métaphores
ordinaires et les métaphores créatives. Les métaphores ordinaires sont
régulièrement utilisées avec la même signification et sont pratiquement
lexicalisées. Elles communiquent fortement un seul contenu implicite ou
implicature, qu’il est facile de paraphraser. Les énoncés (2) et (3) sont des
exemples de métaphores ordinaires.

2. Ta chambre est une porcherie.


3. Marie est une perle.

À l’inverse, les métaphores créatives sont difficilement paraphrasables


et relèvent en général de la poésie. De nombreux exemples de métaphores
créatives se trouvent ainsi dans la littérature, par exemple la fameuse phrase
d’Aragon en (4) :

4. La femme est l’avenir de l’homme.

Les métaphores créatives ne servent pas à communiquer fortement une


seule signification non littérale, mais permettent à l’auditeur d’en déduire
un certain nombre d’implicatures plus faibles, toutes également plausibles,

Chapitre 13. Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 211


en fonction de ses capacités et de ses préférences. On parle d’ailleurs
d’effet poétique pour qualifier ce type d’effet contextuel.
Notons encore que le caractère naturel et spontané de la métaphore est
confirmé par le fait que des enfants, dès l’âge de deux à trois ans, com‐
prennent et produisent des métaphores simples (Winner 1988). Par
exemple, ils sont capables de comprendre qu’un objet rond et jaune peut
être comparé implicitement à un soleil.

3. Métonymie et espaces
mentaux
Dans l’analyse classique, la métonymie est un trope par connexion, qui
s’établit entre des référents en raison du rapport de contiguïté qu’ils entre‐
tiennent entre eux. Par exemple, il y a une contiguïté physique entre le
contenant et le contenu d’un verre, qui explique la possibilité d’utiliser l’un
pour désigner l’autre dans la phrase : « Boire un verre ».
Dans le cadre de la théorie pragmatique, l’approche la plus aboutie dans
le traitement de la métonymie est l’analyse en termes d’espaces men‐
taux, proposée par le linguiste français Gilles Fauconnier (1984). Dans
cette approche, un espace mental est un espace structuré d’éléments et de
relations entre ces éléments, construit par le langage dans l’esprit des locu‐
teurs. Les espaces mentaux sont connectés par une fonction appelée
connecteur, qui relie un déclencheur (a) à une cible (b). Le principe
d’identification relie déclencheur et cible si deux objets a et b sont liés par
une fonction pragmatique F. Dans ce cas, une description de a peut servir
à identifier son correspondant b.
Par exemple, en (5), le déclencheur est la personne Marguerite Your‐
cenar et la cible est le (ou les) livres écrits par cette auteure. Le principe
d’identification qui permet de passer de l’un à l’autre est la relation qui
existe entre un écrivain et ses œuvres. En (6), le déclencheur est le plat
constitué par l’omelette au jambon et la cible le client qui a commandé
cette omelette. Le principe d’identification qui permet de passer de l’un à

212 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


l’autre est la relation qui existe, pour une personne travaillant dans un
restaurant, entre un client et le contenu de sa commande.

5. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère de gauche.


6. L’omelette au jambon est partie sans payer.

Dans cette analyse, il existe deux types de connecteurs qui permettent


de relier des espaces mentaux. Un connecteur est dit ouvert s’il peut avoir
comme antécédent d’un pronom à la fois le déclencheur et la cible. C’est
le cas par exemple du connecteur qui relie un auteur à ses œuvres, comme
le montrent les reprises anaphoriques ci-dessous.

7. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. Il est à côté de


George Sand.
8. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. Tu verras qu’elle
écrit divinement.
9. Marguerite Yourcenar est sur l’étagère gauche. *Tu verras qu’il
écrit divinement.

Dans l’exemple (7), la reprise porte sur la cible (les livres), comme le
montre l’absence d’accord avec l’antécédent Marguerite Yourcenar. Dans
l’exemple (8) en revanche, la reprise porte sur le déclencheur (la personne),
comme le montre l’accord. Lorsque la reprise porte sur le déclencheur,
l’absence d’accord conduit à une reprise incorrecte, comme le montre
l’exemple (9).
Un connecteur est dit fermé s’il a pour seul antécédent d’un pronom
la cible, comme c’est le cas du lien qui unit un client et sa commande.

10. L’omelette au jambon est partie sans payer. *Elle était imman-
geable.
11. L’omelette au jambon est partie sans payer. Il s’est jeté dans un
taxi.
12. L’omelette au jambon est partie sans payer. *Elle s’est jetée dans
un taxi.

On constate que la reprise ne peut pas porter sur le déclencheur, mais


uniquement sur la cible, comme le montre le caractère incongru de (10)
par rapport à (11). Par ailleurs, lorsque la reprise porte sur la cible, l’accord
est impossible, comme le montre l’exemple (12).

Chapitre 13. Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 213


Les critères qui font qu’un connecteur est ouvert ou fermé sont com‐
plexes et dépendent de nombreux facteurs à la fois psychologiques, sociaux
et culturels, ainsi que de données linguistiques. Ces facteurs sont par
ailleurs variables d’une communauté ou même d’un individu à l’autre, rai‐
son pour laquelle les jugements portés sur les possibilités ou impossibilités
de certaines reprises anaphoriques ne sont pas toujours unanimes. De
manière générale, Fauconnier (1984 : 23) note que : « plus un connecteur
devient familier, général, et utile, plus il tend à être ouvert ». Il observe par
ailleurs que l’ouverture d’un connecteur dépend aussi du fait que les pro‐
priétés de la cible puissent être ressenties comme reflétant des caractéris‐
tiques importantes du déclencheur ou non.
Enfin, notons qu’il y a métonymie lorsqu’il est possible de connecter
des éléments appartenant à des espaces différents sur la base d’une fonc‐
tion pragmatique. Cette dernière peut être de nature très diverse selon les
cas. En voici quelques exemples :

1. contenant de : Tu veux un verre ?


2. cause de : La tête de Pelé était imparable.
3. propriétaire de : Je suis garé devant le Panthéon.
4. résidence de : L’Élysée a déclaré la guerre au capitalisme financier.
5. capitale de : Paris a des difficultés avec Bruxelles.
6. auteur de : George Sand est sur l’étagère gauche.
7. instrument de : Jean est une plume.
8. client de : Le sandwich au jambon est parti sans payer.

En résumé, l’approche pragmatique en termes d’espaces mentaux pro‐


posée par Fauconnier montre que la métonymie n’est pas réductible à une
notion de contiguïté entre référents comme le prévoyait l’analyse rhéto‐
rique. Un rapport de métonymie peut s’établir entre deux espaces mentaux
dès lors qu’une fonction pragmatique permet de les relier. Les fonctions
pragmatiques sont complexes et diverses, du fait que leurs propriétés
dépendent d’informations linguistiques, contextuelles et culturelles.

214 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


4. Ironie et usage échoïque
du langage
Dans l’analyse rhétorique classique, l’ironie fait partie des tropes dans
lesquels un sens figuré vient remplacer le sens littéral. Plus spécifiquement,
l’ironie se définit comme le trope dans lequel le sens communiqué est
l’inverse du sens littéral. Par exemple, dire « C’est malin ! » à quelqu’un qui
vient de renverser son verre plutôt que « C’est pas malin ! » rend cette
remarque ironique. Toutefois, cette analyse rencontre un certain nombre
de difficultés.

Problèmes de l’analyse rhétorique de l’ironie


Le premier problème de l’analyse rhétorique de l’ironie est qu’elle
n’explique tout simplement pas pourquoi ce phénomène existe. Dans cette
approche, l’ironie transgresse les règles courantes de la communication,
qui est littérale par défaut. C’est pourquoi, elle ne devrait être ni naturelle
ni spontanée mais réservée à certains discours, dans lesquels elle joue le
rôle de fioriture, afin de renforcer une argumentation. Pourtant, l’ironie se
retrouve dans toutes les langues et toutes les cultures, et est utilisée spon‐
tanément même par des enfants dès huit à dix ans sans devoir être ensei‐
gnée comme un art rhétorique.
Un autre problème pour cette analyse est qu’elle n’explique pas com‐
ment l’auditeur peut passer du sens littéral de la phrase au sens ironique.
Pourquoi faut-il comprendre le contraire de ce que le locuteur a dit alors
que dans d’autres cas de communication non littérale comme la métaphore,
un énoncé qui est aussi littéralement faux doit être traité par analogie ou
ressemblance ?
Enfin, le problème le plus sérieux que rencontre cette analyse est que
non seulement l’ironie n’implique pas nécessairement le fait de dire le
contraire de ce qu’on pense, mais à l’inverse, dire le contraire de ce qu’on
pense ne conduit pas automatiquement à faire de l’ironie. Prenons par

Chapitre 13. Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 215


exemple le cas où Marie, qui rentre à la maison et retrouve la vaisselle dans
l’évier, prononce (13) à l’adresse de son mari :

13. J’adore les hommes ordonnés !

Cette remarque comporte clairement une marque d’ironie, pourtant ce


n’est pas son contraire que Marie souhaite communiquer. En effet, elle ne
veut certainement pas dire qu’elle déteste les hommes ordonnés, mais que
son mari ne correspond manifestement pas à cette description. Nous avons
donc là un cas où une remarque ironique ne communique pas l’inverse de
ce que pense le locuteur. Enfin, imaginons qu’en voyant son vélo, Pierre
remarque que ses pneus ont été dégonflés et communique l’énoncé (14) à
Anne :

14. Regarde, mes pneus n’ont pas été dégonflés !

Pierre dit dans ce cas le contraire de ce qu’il souhaite communiquer,


mais le résultat, bien qu’absurde, n’est pas ironique pour autant ! Donc,
dire le contraire de ce qu’on pense ne suffit pas à être ironique. Pour toutes
ces raisons, une théorie alternative de l’ironie doit être envisagée.

L’analyse pragmatique de l’ironie


Selon l’analyse pragmatique développée par Sperber et Wilson dans
les années soixante-dix, l’ingrédient manquant à l’analyse classique de
l’ironie est que ce processus fait nécessairement intervenir une forme
d’écho ou d’allusion à une pensée ou à un énoncé que le locuteur attribue
tacitement à quelqu’un d’autre, et dont il souhaite se distancer pour s’en
moquer.
Revenons pour commencer sur la notion d’écho. On considère tradi‐
tionnellement que le langage peut être utilisé de deux manières diffé‐
rentes : soit pour décrire des états de fait dans le monde (l’usage
descriptif) soit comme moyen de représenter un autre énoncé ou une
pensée (l’usage interprétatif). Par exemple, imaginons que Pierre
demande (15a) à Marie et que cette dernière réponde (15b) :

15. (a) Pierre : Tu as vu la critique du film dans le journal ?

216 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


(b) Marie : Oui, les acteurs sont excellents.

Dans sa réponse, Marie pourrait vouloir communiquer deux choses. Sa


réponse pourrait soit contenir sa propre conclusion sur la performance des
acteurs telle que décrite dans le journal (usage descriptif) soit reproduire
l’appréciation des acteurs décrite dans le journal (usage interprétatif ).
Dans certains cas, l’usage interprétatif du langage est marqué explicite‐
ment par l’usage d’une formule telle que « ils disent que », « selon X », ou
encore « il paraît que ». Mais dans d’autres cas comme la réponse de Marie,
cet usage peut aussi être totalement implicite (ou tacite) et il revient alors
à l’auditeur de le comprendre comme tel. L’hypothèse faite par Sperber et
Wilson est que l’ironie correspond toujours à un usage interprétatif tacite
du langage.
La seconde question qui se pose pour cette approche est d’expliquer
pourquoi un locuteur pourrait vouloir faire un usage interprétatif du lan‐
gage. Dans certains cas particuliers comme la traduction ou l’interpréta‐
tion simultanée, la reproduction d’un énoncé a pour seul but d’informer
un autre locuteur de son contenu. Toutefois, dans de nombreux autres cas,
le but du locuteur qui reproduit un énoncé est de communiquer sa propre
attitude envers cet énoncé. Prenons l’exemple (16) :

16. (a) Max : Je sors ce soir.


(b) Sarah : Tu sors ce soir, et puis quoi encore ?

Dans ce cas, le but de la réponse de Sarah (16b) n’est pas d’informer


Max de ce qu’il vient de lui dire mais de lui communiquer sa propre réaction
de mécontentement vis-à-vis de cette information.
De manière générale, Sperber et Wilson considèrent que l’usage inter‐
prétatif du langage peut servir à communiquer une attitude soit d’appro‐
bation soit de dissociation. Par exemple, si Pierre annonce (17a) à Cécile,
qu’ils sortent ensuite pique-niquer par une belle journée ensoleillée et que
celle-ci commente par (17b), son attitude vis-à-vis de l’énoncé de Pierre
auquel elle fait écho est clairement l’approbation.

17. (a) Pierre : Belle journée pour un pique-nique !


(b) Cécile : Belle journée pour un pique-nique en effet !

Chapitre 13. Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 217


En revanche, s’ils sortent et qu’une pluie battante se déclenche, le
même commentaire de Cécile (17b) devient tacitement dissociatif, ce qui
le rend ironique. Dans la théorie pragmatique, on peut donc dire que
l’ironie correspond toujours à un usage interprétatif du langage tacite‐
ment dissociatif.
L’ironie peut bien évidemment prendre différentes formes selon les cas,
et le grand avantage de l’analyse pragmatique est de fournir une explication
unifiée à tous ces usages. Dans le reste de cette section, nous allons passer
brièvement en revue quelques exemples qui illustrent cette analyse.
Reprenons pour commencer le cas des pneus de vélo dégonflés et la
remarque de Pierre à Anne : « Regarde, mes pneus n’ont pas été dégonflés ».
Imaginons maintenant que cette remarque intervienne suite à une discus‐
sion dans laquelle Pierre s’était plaint à Anne de l’augmentation des actes
de vandalisme dans sa rue. Celle-ci lui avait répondu qu’elle ne voyait pas
de quoi il parlait et que tout lui semblait en parfait état. Dans ce contexte,
la remarque de Pierre devient clairement ironique, car elle fait écho en s’en
moquant au commentaire d’Anne.
Dans d’autres cas, l’ironie peut prendre la forme d’une caricature. Par
exemple, imaginons que Jean prenne l’autoroute à contresens et provoque
un embouteillage majeur. Il s’excuse en disant (18a) à Marie, qui lui
répond par (18b). Marie fait ainsi écho ironiquement à l’énoncé de Pierre
en le caricaturant pour lui faire voir son absurdité.

18. (a) Jean : C’était une petite erreur d’inattention.


(b) Marie : Bien sûr, une tout petite erreur totalement insignifiante
et que personne n’a remarquée.

L’ironie peut également intervenir sous forme de citation d’un poème,


d’une chanson, d’un discours ou d’une réplique connue. Par exemple,
l’expression « douce France » reprise par quelqu’un qui souhaite critiquer la
politique de ce pays.
Enfin, l’écho associé à un énoncé ironique peut aussi porter sur une
pensée non verbalisée que le locuteur attribue à quelqu’un. Imaginons
qu’Alfred tende la main pour se resservir un verre de whisky. Ève énonce
(19a) et Alfred répond par (19b). Dans ce cas, l’écho porte sur une pensée
non verbalisée qu’Alfred attribue à Ève, sur la base de son énoncé.

218 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


19. (a) Ève : À ta place j’éviterais.
(b) Alfred : Oui bien sûr tu as tout à fait raison, je suis ivre.

En résumé, l’ensemble de ces exemples confirme que tout énoncé iro‐


nique fait intervenir une forme d’écho. Cette analyse de l’ironie indique
en outre qu’il s’agit d’un processus bien différent de la métaphore et net‐
tement plus complexe que cette dernière. En effet, pour comprendre un
énoncé ironique, l’auditeur doit interpréter que le locuteur essaie de lui
montrer qu’il a tort de croire quelque chose. D’un point de vue cognitif,
le bien-fondé de cette analyse est notamment confirmé par le fait que les
enfants commencent à comprendre et produire des énoncés ironiques des
années après avoir maîtrisé le processus de la métaphore (Winner 1988).

5. Références de base
Reboul & Moeschler (1998a, chapitre 8) comporte une introduction
générale aux questions liées à l’usage non littéral du langage. Une synthèse
de la théorie des espaces mentaux est présentée par Moeschler & Reboul
(1994, chapitre 5). Dans le chapitre 15, les auteurs abordent la question
de la métaphore.

6. Pour aller plus loin


La théorie des espaces mentaux comme mode de traitement de la
métonymie se trouve chez Fauconnier (1984). Le traitement des méta‐
phores d’un point de vue psycholinguistique se trouve chez Gibbs (1994)
et chez Glucksberg (2001). Wilson (2010) présente les cadres théoriques
actuels pour le traitement de la métaphore. Le traitement de l’ironie dans
le cadre de la théorie de la pertinence est discuté par Wilson (2006) ainsi
que Wilson et Sperber (2012, chapitre 6). Enfin, Winner (1988) et Zuf‐
ferey (2015, chapitre 6) traitent de l’acquisition de la métaphore et de
l’ironie chez l’enfant.

Chapitre 13. Questions de style : métaphore, métonymie et ironie 219


• Questions de révision
13.1. Donner deux exemples qui illustrent la différence entre métaphore ordinaire
et métaphore créative.
13.2. En quoi la notion de ressemblance interprétative est-elle importante pour
comprendre l’interprétation des métaphores ?
13.3. Quelle est la différence entre une implicature forte et une implicature faible ?
13.4. En quoi la métonymie est-elle différente de la métaphore ?
13.5. Comment peut-on expliquer la possibilité ou l’impossibilité des reprises
anaphoriques ci-dessous selon la théorie des espaces mentaux :
– La coccinelle a encore eu un accident. Elle n’est pas très solide.
– *Le cappuccino demande l’addition. Il était bien mousseux cette fois-ci.
13.6. Donner un exemple qui illustre la différence entre usage descriptif et usage
interprétatif du langage.
13.7. Comment la théorie pragmatique de l’ironie explique-t-elle que seule la
réponse (1) de Luc peut être interprétée comme une marque d’ironie ?
– Pierre : La solution à ce problème est vraiment triviale, je l’ai trouvée
en deux minutes.
– Luc : (1) Alors donne-moi la solution, puisque tu es si malin.
(2) Alors donne-moi la solution, puisque tu l’as déjà trouvée.
(3) Alors donne-moi la solution, parce que tu commences à m’énerver.

220 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Chapitre 14
Implicatures

D
ans plusieurs chapitres (2 et 13), nous avons fait référence
à la notion d’implicature. Ce concept, avec celui d’acte de lan‐
gage (chapitre 11), est certainement le concept le plus important
de la pragmatique. Il a été élaboré dans un article du philosophe oxonien
Paul Grice, dans un article publié en 1975, et reprise dans l’ouvrage
regroupant ses articles les plus importants (Grice 1989), transcription des
William James lecture de 1967 (Harvard University). L’article sur les
implicatures, intitulé Logique et conversation (Grice 1979 pour une tra‐
duction française), est la poursuite d’une investigation sur la signification,
développée dans plusieurs articles, dont le point de départ est son article
Meaning de 1957 (repris dans Grice 1989, chapitre 14). Dans cet article,
Grice introduit une conception nouvelle de la signification, qu’il appelle
non naturelle. C’est en fait ce concept qui permet de comprendre la notion
d’implicature. Nous commencerons donc par l’introduire, avant de pré‐
senter deux éléments fondamentaux qui caractérisent les conversations et
qui sous-tendent chez Grice la notion d’implicature, à savoir le principe
de coopération et les maximes de conversation.

1. La théorie gricéenne
des implicatures
Signification non naturelle
Quelle est la signification du verbe signifier, to mean en anglais ? C’est
la question que se pose Grice, car l’usage de ce verbe lui permet de dis‐
tinguer deux types de signification : la signification naturelle d’une part,

Chapitre 14. Implicatures 221


qui est factive et qui n’est pas sous le contrôle de la volonté du communi‐
cateur, et la signification non naturelle d’autre part, qui est non factive,
mais sous le contrôle de sa volonté.
Voici deux exemples qui illustrent ces deux types de signification :

1. a. Ces traces de pas signifient que le meurtrier portait des bottes


de pointure 45.
b. La phrase « Sors de ma vue ! » signifie que Paul est mécontent.

En (1a), les traces de pas signifient naturellement la pointure du meur‐


trier. Cette signification est naturelle, car elle est factive, à savoir qu’elle
décrit un fait, et qu’elle est indépendante de la volonté du meurtrier – celui-
ci n’a pas intentionnellement laissé des traces de ses pas, sauf dans un
scénario où il voudrait tromper Hercule Poirot. Dans ce cas, la proposition
« les traces de pas signifient que le meurtrier porte des bottes de pointure
45 » implique « le meurtrier porte des bottes de pointure 45 » – c’est le
caractère factif de la signification naturelle.
En revanche, en (1b), il serait trop fort de dire que la phrase « Sors de
ma vue ! » implique « Paul est mécontent ». ». La raison est que le locuteur
peut nier que c’est le cas :

2. La phrase « Sors de ma vue ! » signifie que Paul est mécontent,


mais chacun sait qu’il adore faire peur à ses élèves.

Dans ce cas, on dit que la signification est non naturelle, qu’elle n’est
pas factive (elle n’implique pas ce qui est signifié) mais elle est sous le
contrôle de la volonté du locuteur.
Comment définir la signification non naturelle ? Cette question est
centrale, car on voit qu’elle a un rapport avec la communication et surtout
avec le langage. Voici la définition que donne Grice (1989, 219) de la
signification non naturelle, notée dorénavant significationNN : « A signi‐
fieNN quelque chose par x » est à peu près équivalent à « A a énoncé x avec
l’intention d’induire une croyance au moyen de la reconnaissance de cette
intention ». Le point central est que la significationNN requiert la recon‐
naissance de deux intentions par l’interlocuteur : l’intention de commu‐
niquer quelque chose par la reconnaissance de son intention de transmettre
de l’information. Par la suite, Sperber & Wilson (1989) les ont définies

222 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


respectivement comme l’intention informative et l’intention communi‐
cative du locuteur. En d’autres termes, pour que le destinataire d’un
énoncé le traite et le comprenne, il faut d’abord qu’il comprenne que le
locuteur s’adresse à lui, en d’autres termes qu’il reconnaisse que le locuteur
a l’intention de lui communiquer quelque chose. C’est cette reconnaissance
qui autorise, pour la Théorie de la Pertinence, que le processus de com‐
préhension de l’énoncé soit automatique et obligatoire. En effet, dès lors
qu’un auditeur comprend qu’un locuteur s’adresse à lui, il traite par défaut
cet énoncé. Une fois l’intention communicative comprise, la question est
donc de savoir comment l’auditeur comprend l’intention informative du
locuteur, ce que l’on appelle aussi le sens du locuteur. C’est ici qu’inter‐
viennent le principe de coopération et les maximes de conversation.

Coopération et maximes de conversation


Grice fait une hypothèse très forte : pour lui, les échanges conversa‐
tionnels sont gouvernés par un principe général, le principe de coopéra‐
tion, qui peut être résumé comme suit : « Que votre contribution à la
conversation soit, au moment où elle intervient, telle que le requiert
l’objectif ou la direction accepté de l’échange verbal dans lequel vous êtes
engagé » (Wilson & Sperber 1989, 93). Par exemple, un locuteur coopé‐
ratif donnera l’information qu’on lui demande : un passant qui ne répond
pas à une question comme Excusez-moi, quelle heure est-il ? sera donc non
coopératif.
Comment peut-on être coopératif ? Il ne s’agit pas simplement d’être
bienveillant, de sourire, d’obéir. Pour Grice, un locuteur coopératif suit
neuf maximes de conversation, regroupées en quatre catégories : quantité,
qualité, relation et manière :
Quantité : (a) Donnez autant d’information que requis ; (b) ne donnez
pas plus d’information que requis.
Qualité : Dites la vérité : (a) n’affirmez pas ce que vous croyez faux ; (b)
ne dites pas ce pour quoi vous manquez de preuves.
Relation : Soyez pertinent (parlez à propos).
Manière : Soyez clair : (a) évitez les obscurités ; (b) évitez les ambi‐
guïtés ; (c) soyez bref ; (d) soyez ordonné.

Chapitre 14. Implicatures 223


Il se peut aussi dans certains cas que le locuteur choisisse de transgresser
de manière très manifeste l’une des maximes pour produire certains effets,
par exemple dire quelque chose de manifestement faux pour faire de l’iro‐
nie, comme nous l’avons vu au chapitre 13. Nous y reviendrons plus loin.
Voici quelques exemples de mise en œuvre des maximes. Si quelqu’un
ne donne pas l’information la plus forte possible, l’interlocuteur va tirer
l’implicature que le locuteur ne peut pas donner une information plus forte.
Par exemple, en (3), la réponse donnée n’est pas entièrement informative,
A en conclura donc que B n’est pas en mesure de lui dire plus précisément
où habite C. Si un locuteur donne une information littéralement fausse,
c’est qu’il veut communiquer une autre information, qu’il ne pouvait expli‐
citer. Par exemple, en (4) l’ensemble des informations communiquées par
la métaphore ne sont pas facilement paraphrasables. Si un locuteur ne
semble pas répondre à la question posée, le destinataire fera l’hypothèse
qu’il lui dit tout de même quelque chose de pertinent. Par exemple, en
(5) le destinataire conclura que le rendez-vous de dentiste est la cause qui
l’empêchera d’assister au cours. Enfin, si un locuteur n’est pas clair ou
ambigu, c’est qu’il veut communiquer une information cachée, comme en
(6) où le fait d’épeler le mot glace sert à le rendre opaque pour des enfants
qui ne savent pas encore lire :

3. A : Où habite C ? B : Quelque part dans le sud de la France.


4. Ma fille est un ange.
5. A : Tu viens au cours de pragmatique ? B : J’ai un rendez-vous avec
mon dentiste.
6. On va à la plage, mais pas de gé-el-a-cé-e au retour.

Chacun de ces énoncés communique ce qu’on va appeler une implica‐


ture conversationnelle, comme indiqué en (3’) à (6’) :

3’. B ne sait pas précisément où habite C.


4’. La fille du locuteur est une personne adorable.
5’. B n’ira pas au cours de pragmatique parce qu’elle a un rendu avec
son dentiste.
6’. On ne donnera pas de glaces aux enfants sur le chemin du retour.

224 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


La question est maintenant de savoir comment les propositions (3’) à (6’)
peuvent être tirées par l’interlocuteur à partir des énoncés (3) à (6). Grice
propose une stratégie lui permettant de déterminer le contenu de ces
implicatures. Pour le philosophe, l’interlocuteur obtient l’implicature par
le chemin suivant, qui constitue une stratégie de calcul des implicatures :
« Le locuteur a dit p ; il n’y a pas de raison de penser qu’il ne respecte pas
le principe de coopération, ou du moins les maximes de conversations ; il
ne pouvait pas le faire à moins qu’il pense q ; il sait, et sait que je sais qu’il
sait, que la supposition que q est requise ; il n’a rien fait pour m’empêcher
de penser que q ; il a l’intention que je pense que q ; il a donc implicité q. »
Une implicature est donc tirée grâce à la supposition du respect du
principe de coopération et des maximes de conversation, mais surtout du
fait que l’énonciation de p oblige l’interlocuteur à penser qu’en disant p, le
locuteur a voulu communiquer une autre proposition (q). Une implicature
est donc inférée et peut être considérée comme le contenu intentionnel
d’un acte d’assertion. Elle est dite conversationnelle si les maximes de
conversation sont impliquées dans le processus de compréhension.

Implicatures conversationnelles
Pour Grice, il y a deux types d’implicatures conversationnelles selon
que le déclencheur est une expression linguistique ou une hypothèse
contextuelle. Les premières sont appelées généralisées et les secondes
particulières. Par exemple, si un menu contient Fromage ou dessert et un
autre Fromage et dessert, le client est invité à comprendre qu’avec le menu
Fromage ou dessert, il ne peut pas avoir les deux. En d’autres termes,
lorsqu’un locuteur choisit ou à la place de et, c’est qu’il ne peut pas affirmer
les deux. De même, si Jacques annonce que quelques étudiants ont réussi
l’examen de pragmatique, l’auditeur est invité à comprendre quelques étu‐
diants seulement ont réussi, mais pas tous. Dans les deux cas, le choix d’un
terme faible (ou, quelques), dans une échelle quantitative, respectivement
les échelles <et, ou> et <tous, quelques>, suppose que le terme fort (et, tous)
ne peut pas être affirmé. On dira donc que le choix d’un terme faible dans
une échelle implicite la négation du terme fort.

Chapitre 14. Implicatures 225


Les implicatures conversationnelles généralisées font généralement
intervenir des échelles quantitatives liées au lexique, comme <tiède, chaud,
bouillant>, <adorer, aimer>, à savoir des prédicats qui correspondent à des
points différents sur une échelle quantitative. À noter que les prédicats
antonymes, comme <aimer, détester>, <chaud, froid>, <intelligent, stupide>
ne constituent pas des échelles quantitatives. Nous y reviendrons, car elles
donnent lieu à un autre type d’implicatures.
D’un autre côté, certaines implicatures dites particulières ne sont com‐
préhensibles que si une information contextuelle est accessible. L’un des
exemples célèbres de Grice est le suivant : John est anglais, il est courageux.
Ce que le locuteur dit est que, d’une part, John est anglais, et que, d’autre
part, il est courageux, mais il implicite que son courage découle de sa
nationalité. Les implicatures scalaires dont nous avons parlé plus haut sont
aussi parfois des implicatures particulières. Par exemple, si une locutrice
demande à sa collègue qui a deux enfants, un garçon et une fille, avec qui
elle viendra à la soirée de Noël et que sa collègue répond « avec ma fille ».
Ici, une échelle de quantité est créée sur laquelle fille est un terme plus
faible que fille et garçon. Toutefois, cette échelle n’est pas lexicalisée. Pour
un locuteur qui n’a qu’un enfant, la réponse « avec ma fille » ne déclen‐
cherait pas la même implicature. En revanche, le mot tiède exclut toujours
pragmatiquement le mot plus fort chaud, indépendamment du contexte,
c’est pourquoi cette implicature est dite généralisée.
Un dernier exemple illustre un cas d’implicature non intentionnée,
mais tirée quand même par les interlocuteurs. Dans la série Friends, une
jeune fille, manifestement récemment arrivée à New York, est interrogée
sur son lieu d’origine. Elle répond : Milwaukee. Sa réponse est suivie d’un
éclat de rire. La raison est simple : Milwaukee est pour les New-Yorkais
le prototype de la ville de province où rien ne se passe. La locutrice a
implicité, malgré elle, qu’elle vient d’une ville où aucun New-Yorkais ne
voudrait vivre.
Les implicatures particulières sont les plus difficiles à détecter, car elles
requièrent un partage d’information contextuelle, à savoir un ensemble
d’informations mutuellement manifestes entre les interlocuteurs.

226 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Implicatures conventionnelles
Grice fait intervenir un troisième type d’implicature, qu’il appelle
conventionnelle. Les implicatures conventionnelles sont déclenchées par
la signification conventionnelle d’une expression particulière. Par exemple,
pour reprendre l’exemple de John, si le locuteur dit maintenant John est
anglais, il est donc courageux, l’implicature les Anglais sont courageux est cette
fois déclenchée par le connecteur donc. Dans la version gricéenne, les
connecteurs pragmatiques comme donc et mais déclenchent des implica‐
tures conventionnelles. Mais contrairement aux implicatures conversa‐
tionnelles, les implicatures conventionnelles ne peuvent pas être annulées.
En effet, alors qu’une implicature conversationnelle est annulable, comme
en (7), une implicature conventionnelle (8) ne peut pas l’être.

7. Quelques étudiants, en fait tous, ont participé à mon dernier cours.


8. # John est anglais, il est donc courageux ; mais son courage n’est
pas la conséquence de sa nationalité.

Malgré cette différence, les implicatures conventionnelles partagent


une propriété fondamentale des implicatures, qui les distinguent des
implications (en anglais entailments) : alors que les implications, séman‐
tiques, sont dites vériconditionnelles, les implicatures ne sont pas véri‐
conditionnelles. En d’autres termes, elles ne contribuent pas aux
conditions de vérité de l’énoncé. Par exemple, célibataire implique non-
marié. En d’autres termes, si on dit Jean est célibataire, alors la proposition
Jean n’est pas marié ne peut pas être fausse : Jean ne peut pas être célibataire
et marié à la fois.
En revanche, les implicatures, tant conventionnelles que conversation‐
nelles, ne contribuent pas aux conditions de vérité de l’énoncé. Prenons
l’exemple du mot même : son ajout permet d’ajouter l’implicature selon
laquelle p est surprenant et que la proposition p s’applique aussi à d’autres
référents :

9. Bill aime Marie.


10. Même Bille aime Marie.
11. a. Il est surprenant que Bill aime Marie.
b. Bill n’est pas le seul à aimer Marie.

Chapitre 14. Implicatures 227


Cela veut dire que l’ajout de même ne contribue pas à la vérité de la
phrase énoncée : en d’autres termes, la vérité de la proposition Bill aime
Marie dépend du fait que Bill appartient bien à l’ensemble des personnes
qui aiment Marie, mais ne dépend pas du fait que d’autres personnes
aiment Marie, voire que ce fait est surprenant.
De même, la proposition tous les étudiants n’ont pas réussi ne détermine
pas les conditions de vérité de la proposition quelques étudiants ont réussi.
Cela peut être montré par le fait que l’implicature peut être annulée,
comme en (12), et que quelques est compatible avec tous.

12. Quelques étudiants ont réussi, et même tous ont réussi.

Propriétés des implicatures


Les implicatures conversationnelles et conventionnelles se distinguent
par un certain nombre de propriétés : alors que les implicatures conversa‐
tionnelles sont calculables (voir la stratégie de calcul des implicatures), les
implicatures conventionnelles ne le sont pas, à cause de leur sens conven‐
tionnel – elles sont en effet toujours associées à un mot particulier avec une
signification particulière, comme dans les cas de donc et de même ; alors
que les implicatures conversationnelles sont annulables comme nous
l’avons vu plus haut, les implicatures conventionnelles ne le sont pas ; alors
que les implicatures conversationnelles, notamment particulières, sont
indéterminées car elles dépendent du contexte, les implicatures conven‐
tionnelles sont déterminées, à cause de leur sens conventionnel. Enfin, les
implicatures conversationnelles dépendent de l’énonciation – elles sont le
résultat du fait de dire que p –, les implicatures conventionnelles ne le sont
pas – elles dépendant de la signification des phrases. Ces cinq critères
montrent donc que la différence de nature entre deux types d’implicatures
est justifiée.
La distinction entre ces trois types d’implicature peut être représentée
comme dans la figure 14.1 : cette figure montre une distinction centrale
entre le domaine de la sémantique, limitée à l’analyse de ce qui est dit, et
la pragmatique, qui correspond à ce qui est implicité, conventionnellement
ou conversationnellement.

228 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Figure 14.1. Types d’implicatures

ce qui est communiqué

ce qui est dit ce qui est implicité

conventionnellement conversationnellement

implicature conventionnelle implicature conversationnelle

généralisée particulière

Cette distinction entre ce qui est dit et ce qui est implicité est actuel‐
lement largement acceptées en pragmatique. Elle a cependant été modifiée
à la fois dans les approches néo-gricéennes, dont les représentants les plus
connus sont Horn et Levinson, et dans les approches post-gricéennes,
représentées par la Théorie de la Pertinence. Nous allons maintenant passer
brièvement en revue ces deux approches.

2. L’approche néo-gricéenne
des implicatures
L’approche néo-gricéenne est représentée par les travaux de Laurence
Horn et Stephen Levinson, qui arrivent aux mêmes conclusions. L’idée
est de réduire le nombre des maximes de conversation, et de les transformer
en principes.

Principes-Q, -I et -M
Ces principes éclairent des propriétés attribuées aux langues naturelles :
le principe-Q (pour quantité) permet de faire l’hypothèse que le locuteur
a donné l’information la plus forte, alors que le principe-I (pour infor‐
mativité) autorise l’interlocuteur à amplifier le contenu, sous-spécifié, de
la phrase énoncée ; ces deux principes ont déjà été illustrés plus haut. Enfin,

Chapitre 14. Implicatures 229


le principe-M (pour manière) suppose que si un locuteur n’exprime pas
un énoncé de manière attendue ou normale, il communique une
implicature-M – cf. la différence entre causer l’arrêt et arrêter (voir plus
loin).
Les principes-Q et -I se contrebalancent : le principe-Q fait intervenir
les maximes de quantité, alors que le principe-I est directement lié aux
maximes de pertinence et de manière (appelé Principe-R/M chez Horn
1984).
Le principe-Q est responsable des implicatures scalaires et suppose que
les expressions en jeu constituent des échelles quantitatives : dans une
échelle quantitative, le terme fort implique le terme faible et le terme
faibles implicite la négation du terme fort. On peut représenter les relations
logiques et pragmatiques des quantificateurs logiques par le carré
logique, dit aristotélicien (figure 14.2).

Figure 14.2. Le carré logique d’Aristote

tous contraires aucun


IMPLIQUE IMPLIQUE

contradictoires

IMPLICITE IMPLICITE
pas tous pas aucun = quelques

quelques subcontraires quelques ne… pas


pas tous

Tous les x implique quelques x, comme aucun x implique pas tous les x.
En revanche, quelques x implicite pas tous les x et pas tous les x implicite
quelques x, à savoir la négation de aucun x. Traditionnellement, les quatre
coins du carré sont identifiés comme A et I (AffIrmo) pour les universaux
(tous) et particuliers (quelques) positifs, et E et O (nEgO) pour les uni‐
versaux (aucun) et particuliers (pas tous) négatifs, représentés respective‐
ment par les symboles logiques ∀, ∃, ¬∃ et ¬∀.

230 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Les relations logiques et pragmatiques valent pour tous les mots
logiques : quantificateurs, connecteurs, mais aussi adverbes temporels par
exemple. Chose extraordinaire, et universelle linguistiquement, tous les
coins sauf O sont réalisés par un mot du lexique.
Ce carré logique contraste avec les relations existant dans le cas des
implicatures-I : dans ce cas, l’expression faible implicite-I l’expression forte.
Prenons les relations entre aimer et haïr, qui sont antonymes. Les anto‐
nymes sont en effet des contraires (ils ne peuvent pas être vrais ensemble),
et leurs négations sont des subcontraires (ils peuvent être vrais, mais pas
faux ensemble). Le point crucial est qu’une forme négative d’un des anto‐
nymes implicite-I l’affirmation de son contraire. Par exemple, ne pas aimer
implicite haïr et ne pas haïr implicite aimer. Chacun se souvient de la
réplique de Chimène à Rodrigue : « Va, je ne te hais point », une manière
habile de lui communiquer, par implicature-I, qu’elle l’aime.
Le point crucial est que la forme négative est pragmatiquement plus
faible qu’une forme positive, qu’elle soit marquée morphologiquement ou
encodée lexicalement. Le principe qui permet d’impliciter un contraire
avec une forme négative a été appelé MaxContrary Effect ou effet contraire
maximal (Horn 1989) (voir figure 14.3).

Figure 14.3. Le carré des antonymes

aimer contraires haïr

IMPLICITE contradictoires IMPLICITE

ne pas haïr subcontraires ne pas aimer

Chapitre 14. Implicatures 231


Enfin, le principe-M permet de rendre compte des différentes manières
de décrire une situation ou un fait : une manière marquée (causer l’arrêt vs
arrêter) signale une situation anormale. Ainsi, (13a) implicite-M (13b),
alors que (14a) implicite-M (14b).

13. a. Max a causé l’arrêt de la voiture.


b. Max a arrêté la voiture de manière non ordinaire, par exemple
en tirant sur le frein à main.
14. a. Max a arrêté la voiture.
b. Max a arrêté la voiture de manière ordinaire, par exemple en
pressant sur le frein.

Implicatures conversationnelles généralisées


Le point crucial, pour les approches néo-gricéennes, est que le seul
objet d’études pertinent pour la pragmatique est constitué par les impli‐
catures conversationnelles généralisées. Et parmi les implicatures géné‐
ralisées, les implicatures scalaires ont constitué l’essentiel de l’objet
d’investigation. C’est également le cas pour ce qui est des approches expé‐
rimentales en pragmatique, qui ont principalement porté sur la compré‐
hension des particuliers positifs (quelques, ou), déclenchant des
implicatures conversationnelles généralisées, plutôt que sur le traitement
des implicatures conversationnelles particulières. De manière parallèle, les
implicatures conventionnelles n’ont suscité presque aucun intérêt en prag‐
matique, alors que ce sont les approches sémantiques (formelles) qui s’y
sont intéressées, comme nous allons le voir.

Implicatures conventionnelles et anti-arrière-


plan
Les implicatures conventionnelles constituent un cas hybride d’infé‐
rence pragmatique : elles sont à la fois non vériconditionnelles – ce qui les
rapproche de la pragmatique – mais elles sont conventionnelles – ce qui
les rapproche de la sémantique.

232 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Une autre propriété les rapproche des phénomènes sémantiques : elles
sont proches des présuppositions lexicales, ou sémantiques, mais, contrai‐
rement aux présuppositions, elles ne déclenchent pas d’information
d’arrière-plan.
Les présuppositions sont des contenus qui sont impliqués à la fois par
une phrase positive et par sa négation. Elles sont typiquement déclenchées
par des expressions référentielles, comme les expressions définies (cha‐
pitre 12) ou des verbes factifs, comme regretter ou savoir. Les phrases
(15-16a-b) déclenchent les présuppositions (15-16c) :

15. a. Le roi de France est chauve.


b. Le roi de France n’est pas chauve.
c. Il existe un unique roi de France.
16. a. Abi regrette d’avoir échoué.
b. Abi ne regrette pas d’avoir échoué.
c. Abi a échoué.

Dans ces situations, il est difficile de revenir sur le contenu impliqué


par l’affirmation et sa négation, simplement parce que les contenus
(15-16c) sont des informations d’arrière-plan, appartenant au fond com‐
mun de la conversation (common ground).
Les présuppositions partagent les deux propriétés des implicatures
conventionnelles : (i) elles ne sont pas vériconditionnelles – elles ne
dépendent pas de la vérité de la phrase énoncée et sont donc pragma‐
tiques – et elles sont conventionnelles, donc sémantiques. Mais d’un autre
côté, les implicatures conventionnelles ne sont pas des informations appar‐
tenant au common ground : au contraire, elles participent directement à sa
construction.
Revenons à l’exemple de même : le locuteur de (17a) a pour intention
de communiquer les deux informations (17b-c), qui peuvent être nouvelles
pour son interlocuteur :

17. a. Même Bill aime Marie.


b. Il est surprenant que Bill aime Marie.
c. D’autres personnes que Bill aiment Marie.

Chapitre 14. Implicatures 233


Mais les implicatures conventionnelles ont une autre fonction que les
présuppositions : elles sont ce qu’on appelle anti-arrière-plan (antiback‐
grounding, Potts 2005). En d’autres termes, elles permettant soit de rap‐
peler une information qui pourrait être connue mais sans la présenter
comme telle, comme avec les relatives explicatives (18a), qui implicite la
proposition relative (18b), ou les suppléments (19a), qui implicitent la
proposition mise en parenthèse (19b), ou encore les expressifs, comme
(20a), qui implicitent l’état émotionnel du locuteur (20b) :

18. a. Paul, qui vient d’être nommé à Paris, va acheter un apparte-


ment.
b. Pauli vient d’être nommé à Paris.
19. a. La Suède pourrait exporter de l’urine de loup synthétique –
dispersé le long des routes pour éloigner des élans – au Koweït
pour un usage contre les chameaux.
b. L’urine synthétique de loup est utilisée en Suède le long des
routes pour éloigner les élans.
20. a. Je dois tondre cette fichue pelouse.
b. Le locuteur n’a pas envie de tondre la pelouse.

Ce dernier exemple nous montre une propriété importante des impli‐


catures conventionnelles : elles sont orientées sujet, à savoir contiennent
des contenus subjectifs, qui relèvent de la responsabilité du locuteur. On
comprend pourquoi le contraste entre les conditionnelles passées et pré‐
sentes exprime la possibilité (épistémique) de la vérité de l’antécédent des
conditionnelles présentes (21a), et la possibilité (épistémique) de sa faus‐
seté dans le cas d’une conditionnelle passée (22a) :

21. a. Si Jean va dans notre direction, il pourra nous prendre en


covoiturage.
b. Il est (épistémiquement) possible que Jean aille dans notre
direction.
22. a. Si Jean allait dans notre direction, il pourrait nous prendre en
covoiturage.
b. Il est (épistémiquement) possible que Jean n’aille pas dans notre
direction.

234 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


3. Implicatures et implications
contextuelles
Dans la Théorie de la Pertinence, les concepts d’implicature conversa‐
tionnelle généralisée et d’implicature conventionnelle en tant que variétés
spécifiques d’implicatures ont été abandonnés. Dans cette théorie, il existe
une seule variété d’implicature, appelée implication contextuelle. Une
implication contextuelle est simplement le résultat de la combinaison du
contenu d’un énoncé et d’un ensemble d’hypothèses contextuelles, telles
que ni le contenu explicite de l’énoncé seul, ni les hypothèses contextuelles
seules ne peuvent produire l’implication. Cette analyse permet de com‐
prendre pourquoi (23) peut donner lieu à deux implications contextuelles
différentes (24), basées sur deux ensembles d’hypothèses contextuelles,
respectivement (25) et (26) :

23. Pierre : Voudrais-tu du café ? Marie : Le café m’empêche de


dormir.
24. a. Marie ne veut pas de café.
b. Marie veut du café.
25. a. Le café est une substance excitante.
b. Si on veut dormir, on ne consommera pas de substance existante
le soir.
c. Marie veut dormir.
26. a. Le café est une substance excitante.
b. Si on veut travailler le soir, on consommera une substance
existante.
c. Marie veut travailler.

Les implicatures conversationnelles généralisées sont réinterprétées


comme des contenus explicitement communiqués – appelés explicatures
(chapitre 2) –, alors que les implicatures conventionnelles sont décrites
comme autant de significations procédurales (chapitre 12). Enfin,
comme nous l’avons vu en décrivant la pragmatique de la métaphore (cha‐
pitre 13), les métaphores créatives correspondent davantage à des contenus
faiblement communiqués, à savoir des implicatures faibles, au contraire
des métaphores ordinaires correspondant à des implicatures fortes.

Chapitre 14. Implicatures 235


4. Références de base
On lira pour une introduction simple à Grice le chapitres 3 de Reboul
& Moeschler (1998a), ainsi que les chapitres 7 et 9 de Moeschler & Reboul
(1994). Les chapitres 18 et 19 de Moeschler & Auchlin (2018) sont aussi
des présentations accessibles à la théorie de Grice et à la Théorie de la
Pertinence. Les chapitres 6 à 8 de Zufferey & Moeschler (2012) consti‐
tuent un complément plus actualisé à ces lectures de base. Une traduction
française de l’article Logic and conversation est donnée dans Grice (1979).

5. Pour aller plus loin


La référence la plus complète sur les implicatures se trouve dans
l’ouvrage de Zufferey et al. (2019). Levinson (2000), Horn (1984, 1989)
sont les textes de référence pour les approches néo-gricéennes. Pour les
approches post-gricéennes, on lira la 4e partie de Sperber & Wilson (1989).
Enfin, la théorie sémantique des implicatures conventionnelles est déve‐
loppée dans Potts (2005).

• Questions de révision
14.1. Quels sont les différents types d’implicatures selon Grice ?
14.2. Quel est le critère permettant de différencier les implicatures des implica-
tions et des présuppositions ?
14.3. Quel est le rôle des maximes de conversation dans le calcul des implica-
tures ?
14.4. Pourquoi Grice prévoit-il aussi la possibilité que les maximes puissent être
transgressées de manière manifeste ?
14.5. Quels sont les critères permettant de distinguer les implicatures conversa-
tionnelles des implicatures conventionnelles ?
14.6. Quelles sont les propriétés des implicatures conventionnelles selon Potts ?

236 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Chapitre 15
Sociolinguistique
La sociolinguistique étudie l’ensemble des rapports qui existent
entre une langue et la société qui la parle. Cette discipline couvre ainsi des
questions variées, comme l’impact des politiques linguistiques menées par
les États sur l’évolution des langues, dont nous avons vu des exemples pour
le français au chapitre 4 (l’ordonnance de Villers-Cotterêts, la création de
l’Académie française, etc.). Elle s’intéresse également au multilinguisme
sociétal et au statut accordé à différentes langues dans une société donnée.
Nous avons aussi abordé très brièvement la question du statut des
langues régionales comme le breton en France au chapitre 4. Dans ce cha‐
pitre, nous commencerons par expliquer pourquoi la notion de variation
est au cœur du programme de recherche de la sociolinguistique. Nous
montrerons que de nombreuses variations existent dans l’usage d’une
langue, à la fois dans le temps et dans l’espace, mais aussi en fonction de
certaines caractéristiques sociales des locuteurs. Nous définirons ensuite la
notion de sociolecte, qui désigne la manière de parler d’un groupe de
locuteurs. Dans un deuxième temps, nous présenterons quelques aspects
des variations régionales du français, et montrerons leurs liens avec cer‐
taines variables sociales comme l’âge, le genre et niveau d’éducation des
locuteurs. Pour terminer, nous introduirons la notion de dialectologie per‐
ceptuelle, et présenterons des études qui montrent comment les locuteurs
francophones perçoivent leur variété de français et celles des autres locu‐
teurs.

Chapitre 15. Sociolinguistique 237


1. Les variations dans l’usage
du langage
Les fondements de la sociolinguistique
Tout au long de cet ouvrage, nous avons présenté différents aspects de
la structure et de l’usage de la langue française. Dans ces chapitres, nous
avons pris pour acquis que le système de règles grammaticales, les distinc‐
tions phonologiques et le lexique en usage étaient partagés par l’ensemble
des locuteurs de cette langue. En cela, nous avons suivi une approche clas‐
sique en linguistique, qui consiste à décrire une certaine forme standard de
la langue. Cette approche est très utile pour comprendre le fonctionnement
du système linguistique d’une langue. Toutefois, il convient de garder à
l’esprit que cette unité est toute relative, car les variations sont en fait
nombreuses entre les locuteurs. Par exemple, si en Suisse romande, la dis‐
tinction phonologique entre le [a] du mot patte et le [ɑ] de pâte est bien
vivante, elle n’est plus faite par la majorité des francophones vivant en
France. Par ailleurs, comme nous le verrons plus loin, les mots utilisés pour
désigner des objets du quotidien comme un sac en plastique varient beau‐
coup selon les régions, à la fois entre différentes régions en France et dans
les autres pays francophones comme la Suisse, la Belgique et le Canada.
Le français, comme toutes les autres langues, contient une série de traits
dont la diffusion est variable au sein de la communauté francophone. C’est
pourquoi, les sociolinguistes ont souligné que les langues ne sont pas des
phénomènes homogènes et unifiés. Le français de référence diffusé dans
les médias et présenté dans les outils linguistiques comme les grammaires
et les dictionnaires ne représente qu’une partie de la langue française, une
norme parmi toutes celles qui sont en circulation dans la communauté
linguistique. Il existe donc de nombreuses variations, à la fois entre les
locuteurs selon la région géographique où ils habitent, leur âge et leur
niveau d’éducation. Mais les sociolinguistes ont également observé que les
variations sont aussi nombreuses dans la manière de parler d’un même
locuteur dans différents contextes de communication. Par exemple, un
avocat s’adressant à son client, plaidant au barreau et parlant à ses enfants

238 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


n’utilisera pas le même type de langage dans les trois situations. Il en va
de même pour tous les locuteurs adultes natifs d’une langue, qui maîtrisent
de nombreux registres de langue différents, en d’autres termes ils adaptent
leur manière de parler à leurs interlocuteurs et au contexte de communi‐
cation.
Enfin, les différentes manières de parler des locuteurs d’une langue sont
aussi variables dans le temps, car les langues ne se trouvent jamais dans un
état totalement stable. Ces transitions sont évidentes lorsque l’on observe
les différences entre l’ancien français et le français contemporain. Pourtant,
sur l’impulsion du linguiste Ferdinand de Saussure (voir chapitre 5), la
linguistique a longtemps privilégié l’étude synchronique des langues, fai‐
sant ainsi comme si ces dernières se trouvaient dans une succession d’états
stables. Or, ce n’est évidemment pas le cas, car les changements se font
graduellement plutôt que par vagues successives. D’ailleurs, au niveau
lexical, des différences sont déjà en partie visibles entre des jeunes locuteurs
et leurs grands-parents. Des nouveaux mots apparaissent en effet constam‐
ment au gré des modes et innovations technologiques, comme les mots
selfie ou encore troll, liés à l’apparition des mobiles multifonctions et des
réseaux sociaux, alors que d’autres disparaissent comme le mot minitel en
France, qui désignait un type de terminal informatique permettant de se
connecter à un réseau français qui n’est plus utilisé.
Les changements phonologiques et syntaxiques sont plus lents et
moins nombreux mais ils se produisent aussi. Par exemple, certaines dis‐
tinctions vocaliques se sont perdues en français moderne chez de nom‐
breux locuteurs du français de France, qui prononcent de la même façon
des mots et des maux, par exemple avec une voyelle fermée (voir chapitre 6).
Ainsi, il existe toujours des changements qui sont en cours de réalisation
dans n’importe quelle langue à tout moment de son histoire. Ces chan‐
gements se produisent très lentement dans les langues écrites et normées
comme le français, car l’écrit est durable dans le temps et sert de point de
référence. En revanche, pour les langues qui sont uniquement orales, ce
qui est la norme parmi les langues du monde (voir chapitre 3), les chan‐
gements se produisent beaucoup plus rapidement. Afin d’identifier les
changements en cours dans une langue, les sociolinguistes recherchent les
zones de variations. C’est en effet lorsque plusieurs normes coexistent à un

Chapitre 15. Sociolinguistique 239


moment donné qu’un changement est peut-être en cours de réalisation.
Une nouvelle norme arrive souvent dans la langue comme une variante
stylistiquement moins soutenue d’une autre norme existante, qu’elle finira
à terme par remplacer. C’est le cas actuellement en français de la formu‐
lation des négations – en un mot à l’oral et dans certaines formes d’écrit
peu soutenu (pas) ou en deux (ne… pas) dans des registres écrits plus for‐
mels et la manière de formuler des questions, avec le morphème interro‐
gatif en début de phrase (Quand vient-il ?) ou in situ, dans la position du
complément qu’il remplace (Il vient quand ?).
En résumé, la notion de variation est cruciale en sociolinguistique car
les variations sont des indices d’évolution des langues, et ce sont aussi ces
variations qui caractérisent les différentes manières de parler des locuteurs,
appelées sociolectes. C’est à cette notion que nous allons maintenant nous
intéresser de plus près.

La notion de sociolecte
Un sociolecte caractérise le type de langage utilisé par un groupe de
locuteurs, qui se définit selon une certaine variable sociale comme le genre,
l’âge, le niveau socioéconomique, l’appartenance ethnique, etc. Ainsi, par
exemple, il existe dans certaines langues des traits linguistiques qui sont
spécifiques aux hommes et aux femmes. Dans une langue amérindienne
appelée l’atsina ainsi que dans une langue du Nord-Est asiatique appelée
le youkaguir, les femmes et les jeunes enfants utilisent certains phonèmes
spécifiques qui les différencient des hommes. Lorsque les jeunes garçons
grandissent, ils abandonnent ces phonèmes en faveur de la prononciation
des hommes. Pour prendre un exemple plus proche linguistiquement, en
français canadien, il a été observé que les hommes éliminent les [l] finaux
des mots beaucoup plus souvent que les femmes. Ces différences entre
hommes et femmes ne touchent d’ailleurs pas que la phonologie. Dans
certaines langues caribéennes, les hommes et les femmes assignent un
genre grammatical différent aux noms génériques, masculin pour les
hommes et féminin pour les femmes.
Les sociolinguistes ont aussi observé que la différence entre les genres
joue un rôle dans l’évolution des langues. Les hommes tendent à utiliser

240 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


des formes non standard plus souvent que les femmes, et ce dans toutes
les classes sociales. Chez les hommes, l’usage de formes non-standard sert
à mettre en avant l’appartenance à un groupe. Cette différence entre
hommes et femmes reflète par ailleurs un trait acquis socialement, car
lorsqu’on leur demande d’évaluer leurs usages du langage, les femmes
pensent en général qu’elles utilisent une langue plus standard qu’elles ne le
font en réalité, et vice versa pour les hommes. Cette volonté d’adaptation
et de se conformer à la norme chez les femmes est aussi visible dans le fait
qu’en changeant d’environnement, elles tendent à perdre leur accent plus
rapidement que les hommes.
La notion de sociolecte est toutefois plus difficile à établir lorsqu’elle
repose sur des traits moins évidents que la notion de genre (laquelle est
d’ailleurs de moins en moins définie comme un trait binaire mais plutôt
comme un continuum). En effet, souvent, plusieurs dimensions de la
variation sociale sont corrélées, en d’autres termes elles varient ensemble.
C’est pourquoi, les sociolectes se définissent la plupart du temps sur la base
d’un ensemble de traits sociaux plutôt que sur un seul. Ainsi par exemple,
le niveau socioéconomique des locuteurs a tendance à augmenter avec l’âge.
De même, les variations géographiques sont aussi corrélées avec des varia‐
tions de niveau socioéconomique. Par exemple, le français dit des banlieues
en France désigne des zones géographiques qui ont pour caractéristique
de regrouper des locuteurs à faible niveau socioéconomique.
Le cas du français des banlieues est en outre intéressant pour illustrer
la fonction des sociolectes. À l’intérieur du groupe, les sociolectes ont
généralement pour fonction de marquer l’appartenance au groupe et de se
distinguer des autres groupes de locuteurs. Lorsqu’une création du français
des banlieues est reprise par d’autres groupes de locuteurs, comme c’est
arrivé régulièrement avec des mots comme wesh, ouf, rebeu, etc., ces formes
sont remplacées par d’autres mots à l’intérieur du groupe. À l’extérieur du
groupe, l’usage d’un sociolecte peut aussi être un facteur d’exclusion,
lorsque les locuteurs ne sont pas capables de s’adapter à d’autres normes
que la leur. Ainsi, les jeunes des banlieues qui ne maîtrisent pas la variété
standard du français sont désavantagés dans le monde professionnel, raison
pour laquelle ce parler est régulièrement vilipendé dans les médias. Notons
encore que les caractéristiques et fonctions que nous avons décrites pour

Chapitre 15. Sociolinguistique 241


le sociolecte des banlieues françaises ainsi que sa perception dans la société
se retrouvent dans de nombreux autres sociolectes de différentes langues
du monde, comme l’a observé Labov (1976 : 418-419) dans son ouvrage
pionnier de sociolinguistique : « Tout groupe de locuteurs d’une langue X
qui se considère comme une unité sociale fermée tend à exprimer sa soli‐
darité interne en favorisant les innovations linguistiques qui le distinguent
de tous ceux qui n’appartiennent pas au groupe. »

2. Les français régionaux


Le français parlé dans différentes régions francophones varie sur de
nombreux traits, à la fois phonologiques, lexicaux et grammaticaux. L’exis‐
tence de ces variations a été documentée depuis très longtemps de manière
anecdotique, mais la dialectologie, c’est-à-dire l’étude scientifique des varia‐
tions régionales d’une langue, a connu un véritable essor grâce à l’arrivée
des sciences participatives, c’est-à-dire depuis l’arrivée d’internet et des
réseaux sociaux, qui offrent la possibilité de contacter rapidement une
grande quantité de locuteurs et de les faire participer à distance à des
enquêtes linguistiques. Plusieurs enquêtes ont ainsi été menées ces der‐
nières années dans différentes régions francophones d’Europe dans le
cadre du projet Le français de nos régions (Avanzi et al. 2016). Ces enquêtes
ont permis d’obtenir un état des lieux de l’usage des régionalismes en fran‐
çais. Nous en décrivons les principaux résultats ci-dessous (les résultats
complets sous forme de cartes sont présentés par Avanzi 2017, 2019).
Nous verrons ensuite que les traits régionaux sont parfois, mais pas tou‐
jours, associés à certaines variables sociales comme l’âge et le genre des
locuteurs. Enfin, nous aborderons brièvement le domaine de la sociolin‐
guistique perceptuelle, qui s’intéresse à la manière dont les locuteurs per‐
çoivent leur langage et celui des autres locuteurs.

242 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


Variations phonologiques, lexicales
et grammaticales
Le français est souvent perçu comme une langue très unitaire du fait
de la forte standardisation dont elle a fait l’objet en France au cours des
siècles. Pourtant, il subsiste de nombreuses variantes régionales, à la fois
dans les régions françaises éloignées de Paris comme le Sud ou encore la
Bretagne et dans les autres pays francophones que sont notamment la
Belgique, la Suisse et le Canada. Le lexique est l’élément qui connaît le
plus de variations. Il n’est en effet pas rare que les objets du quotidien soient
nommés différemment selon les régions. Par exemple, le crayon de papier
est aussi nommé crayon à papier dans de nombreuses régions de France,
ou encore crayon gris en Bretagne, dans certaines régions du Sud de la
France ainsi qu’en Suisse romande. Il est tout simplement nommé crayon
en Belgique et crayon de bois dans le Nord-Pas-de-Calais et dans le Pays
de la Loire. Pour prendre un autre exemple, le sac qui est distribué dans
les magasins pour envelopper ses achats est nommé pochon en Bretagne,
poche dans tout le Centre et le Sud-Ouest de la France, sachet dans la Sud-
Est et le Nord de la France ainsi qu’en Belgique et cornet en Suisse romande,
en Franche Comté et en Lorraine.
Certaines prononciations sont aussi variables selon les régions. Par
exemple, le son [l] en finale de mot n’est pas toujours prononcé dans toutes
les régions, et l’aire de diffusion de la forme tronquée est variable selon les
mots. En Belgique, on prononce par exemple le mot sourcil sans le [l] final,
sourci, alors que le [l] se prononce en France et en Suisse romande. De
même, le mot persil est prononcé sans le [l] dans la partie Centre-Nord de
la France, mais avec le [l] dans le reste du pays ainsi qu’en Belgique et en
Suisse. Pourtant, comme le relève Avanzi (2017 : 44-45), seule la pro‐
nonciation sans le [l] est indiquée pour ces deux mots dans les dictionnaires,
alors que cette prononciation est loin d’être majoritaire. La prononciation
ou non-prononciation des phonèmes finaux des mots varie aussi pour
d’autres sons. La prononciation du [s] est par exemple variable dans les
mots moins (prononcé seulement dans le Sud-Ouest de la France) et encens
(prononcé également dans le Sud-Ouest mais aussi en Suisse romande).
La prononciation du [t] est aussi variable dans des mots comme vingt

Chapitre 15. Sociolinguistique 243


(prononcé dans le Nord-Est de la France et en Suisse romande), déficit
(prononcé uniquement en Suisse romande et dans les départements fran‐
çais voisins de la Suisse). Parfois, plusieurs sons peuvent être effacés,
comme dans le mot district, prononcé disti en Suisse romande. Cette pro‐
nonciation se trouve être la survivance d’une ancienne norme. Sa persis‐
tance en Suisse est sans doute liée au fait que la notion même de district
existe toujours en Suisse alors qu’en France, les districts ont été remplacés
par des arrondissements dès le xixe siècle.
Un autre grand domaine de variation phonologique concerne les
voyelles dites à double timbre comme les sons [a] de patte et [ɑ] de pâte,
le son [ɔ] de sotte et le [o] de saute, le [ɛ] de net et le [e] de nez, le [ɛ̃] de
brin et le [ɶ̃] de brun et enfin le son [ø] de jeu et le son [ɶ] de heure. Ces
oppositions persistent dans des régions différentes selon la paire considérée.
L’opposition entre patte et pâte ne subsiste qu’en Suisse romande, en Bel‐
gique, et dans les régions françaises du Nord-Est, situées entre ces deux
pays. La distinction entre [o] et [ɔ] est variable selon les mots. Par exemple,
la prononciation des mots saute et sotte sépare le Sud de la France des autres
régions. Toutefois, la distinction entre pot et peau est maintenue en Suisse
romande et en Belgique uniquement, et se retrouve plus faiblement dans
les régions françaises voisines. La distinction entre jeune avec une voyelle
ouverte et jeûne avec une voyelle fermée ne se fait qu’au Sud de la France
et en Belgique ainsi que tout au Nord de la France. Dans les autres régions,
c’est la prononciation avec la voyelle ouverte comme dans le mot heure qui
l’emporte. Cette distinction n’est pas faite non plus en Suisse romande et
dans les départements français voisins, mais cette fois-ci, c’est la pronon‐
ciation avec la voyelle fermée (comme dans jeu) qui prévaut. Enfin, la dis‐
tinction entre les nasales de brin et de brun se fait dans la moitié Sud de
la France, mais ce trait ne remonte pas uniformément. À l’ouest, la dis‐
tinction est perdue déjà au nord de l’Aquitaine, alors qu’à l’Est, elle
remonte jusqu’à la Franche Comté. Cette distinction se fait aussi en Suisse
romande et en Belgique. Ces exemples montrent bien la variabilité du
système phonologique du français mais illustre aussi le rôle du lexique dans
le maintien de certaines distinctions.
Dans le domaine de la syntaxe, les variations sont moins nombreuses,
mais elles existent également. Par exemple, en Belgique, les gens vont à la

244 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


toilette plutôt qu’aux toilettes, et sont en rue plutôt que dans la rue. Dans la
région Rhône-Alpes, un pronom y qui est un ancien pronom clitique pour
le est souvent inséré dans des expressions comme je vais vous y expliquer
plutôt que je vais vous l’expliquer. En Suisse romande, et plus spécifique‐
ment dans le canton de Vaud, c’est le pronom ça qui est utilisé de manière
non standard dans des tournures comme il va ça faire plutôt qu’il va faire
ça. Dans la région Centre-Est de la France ainsi qu’en Suisse romande,
personne est souvent antéposé au verbe dans des constructions comme il
n’a personne vu plutôt qu’il n’a vu personne. Enfin, au Sud de la France, le
verbe tomber est souvent utilisé à la place de l’expression faire tomber, dans
des expressions comme il a tombé le vase.
L’existence de tournures et mots régionaux vient la plupart du temps
de deux sources différentes. Il s’agit souvent d’anciennes normes du français
qui ont été abandonnées en français standard mais qui subsistent dans
d’autres régions. C’est le cas des fameux septante et nonante de Suisse et de
Belgique, mais aussi de mots comme cru, qui signifiait autrefois « humide
et froid » en français, et qui subsiste encore avec cette signification dans
l’expression faire cru que l’on retrouve en Belgique, en Suisse, mais aussi
au Québec et en Acadie. De manière générale, ce phénomène illustre le
fait que les locuteurs qui viennent de régions périphériques sont plus
conservateurs et gardent des mots et tournures qui ont disparu de la variété
considérée comme standard. Ce conservatisme a aussi un impact sur la
prononciation, car les distinctions qui sont conversées dans certaines
régions ont souvent été la norme en français standard.
L’autre grande cause de divergence provient de contacts avec d’autres
langues qui ont touché certaines régions linguistiques en particulier. C’est
le cas des régionalismes issus du franco-provençal, comme l’expression
ar’vi pa pour dire au revoir en Savoie ou le mot roille pour désigner la pluie
en Suisse romande. On retrouve le même phénomène dans d’autres régions
comme la Bretagne, avec certaines expressions comme a-dreuz qui signifie
de travers ou à travers et qui sert aussi à désigner une personne ivre, ou le
mot kenavo pour dire au revoir, qui viennent tous deux du breton. En
Belgique, certaines tournures régionales comme le fait d’utiliser le verbe
savoir à la place de pouvoir dans des expressions comme il ne sait pas marcher
sans canne sont considérées comme des calques du néerlandais. De même,

Chapitre 15. Sociolinguistique 245


certaines spécificités du français Suisse romand sont des calques de l’alle‐
mand, comme le mot le katse pour désigner un chat ou encore la tournure
attendre sur quelqu’un plutôt qu’attendre quelqu’un. Dernier exemple,
l’expression ça m’enfade utilisée très localement dans la région de Perpignan
pour dire ça m’ennuie est un emprunt du verbe catalan enfadar.

Influence des variables sociales sur la variation


Pour certaines tournures et certains mots régionaux qui sont des sub‐
sistances d’anciennes normes, le critère pertinent qui détermine quels sont
les locuteurs qui font encore cette distinction ne semble pas tant être leur
région géographique mais plutôt leur âge. Par exemple, il était de coutume
en français standard de ne pas prononcer les sons finaux de certains mots
comme exact (prononcé exa) et août (prononcé comme la conjonction ou).
Pour ces mots, le critère pertinent pour déterminer la prononciation favo‐
risée par les locuteurs est leur année de naissance. En effet, dans le cas du
mot exact, la prononciation tronquée se retrouve surtout pour des locuteurs
nés en 1930 et diminue ensuite chez les locuteurs plus jeunes. Dans le
cas de août, la prononciation tronquée est même la plus fréquente des deux
(un peu plus de 50%) pour les locuteurs nés dans les années 1930, mais
cette prononciation diminue de moitié pour les locuteurs nés dans les
années 2000. De même, l’usage de certaines expressions régionales comme
j’ai personne vu est marginal chez les locuteurs jeunes. D’autres expressions
en revanche sont utilisées de manière uniforme entre les générations. Ainsi,
il n’est pas possible de conclure que les expressions régionales sont en train
de disparaître.
Certains régionalismes comme j’ai personne vu sont aussi utilisés dans
des proportions différentes par les femmes et les hommes. Dans tous les cas,
lorsqu’une différence entre les genres existe dans l’utilisation d’une expres‐
sion ou d’un mot régional, les régionalismes sont plus utilisés par des
hommes. Ce résultat fait écho à l’observation présentée plus haut sur
l’attitude des deux genres face à la langue standard.
Enfin, notons que parfois, plusieurs variables sociales sont à l’œuvre
simultanément dans l’évolution de la langue. Ainsi, par exemple, Hansen
et Julliard (2011) ont étudié la prononciation des voyelles à double timbre

246 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


dont nous avons parlé plus haut dans les années 1970 et 2000 chez des
locuteurs parisiens, en comparant des locuteurs ayant reçu une formation
supérieure avec des locuteurs ayant un niveau de formation plus bas (for‐
mation technique). Leurs résultats indiquent que la distinction entre
toutes les paires a diminué en trente ans. La paire qui reste la plus vivante
en français parisien est celle qui oppose saute et sotte, suivie de la distinction
entre parlé et parlais. La diminution la plus spectaculaire concerne la paire
qui oppose brin et brun, la prononciation spécifique de brun n’étant plus
réalisée que par 34 % des locuteurs parisiens en 2000. Enfin, la distinc‐
tion entre patte et pâte était déjà très faible à Paris dans les années 1970,
car elle était faite par seulement 31 % des locuteurs. Quant à la distinction
entre les locuteurs plus éduqués et moins éduqués, elle révèle que les locu‐
teurs plus éduqués ont tendance à préserver davantage ces distinctions que
les autres. Toutefois, dans les années 2000, la différence de niveau d’édu‐
cation restait très importante que pour la paire opposant brin et brun, qui
était prononcée de manière distincte par 53 % des locuteurs avec un niveau
de formation supérieur contre seulement 14 % de ceux avec une formation
technique.

Variétés et perceptions des locuteurs


Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux spécificités régionales
séparant différentes régions francophones. Un autre aspect de la dialecto‐
logie, appelé la dialectologie perceptuelle, s’intéresse non pas à documenter,
d’un point de vue linguistique, les différences existantes, mais à la manière
dont les locuteurs reconnaissent et jugent les différentes variétés de leur
langue. Les perceptions que les locuteurs ont des similitudes et des diffé‐
rences entre les variétés de leur langue fournissent des résultats complé‐
mentaires aux études de production telles que les enquêtes dont nous avons
présenté les résultats plus haut, et permettent de mieux comprendre les
représentations sociales ainsi que les stéréotypes associés à différentes
variétés régionales.
Dans des études de dialectologie perceptuelle, on demande souvent à
des groupes de locuteurs de regrouper sur une carte les différentes régions
qu’ils associent à une certaine manière de parler. En outre, on leur demande

Chapitre 15. Sociolinguistique 247


de juger ces différentes variétés du point de vue de leur proximité avec la
leur, de leur degré de correction et aussi de leurs caractéristiques esthé‐
tiques. Une telle étude a été menée pour le français avec 74 locuteurs fran‐
cophones de la région parisienne (Kuiper 1999). Au total, les jugements
portaient sur 24 régions différentes de la France ainsi que sur Belgique et
la Suisse francophones. En ce qui concerne la correction du français parlé
dans chaque région, les participants ont jugé que le français le plus correct
était celui parlé dans leur région (Île de France) ainsi qu’à Tours. La men‐
tion de Tours reflète un stéréotype très répandu en France, selon lequel la
variété de français la plus pure serait celle de Tours. Venaient ensuite toutes
les autres régions françaises, dont les plus mal notées étaient la Bretagne,
la Lorraine, la Provence et encore plus bas l’Alsace. Les régions encore
plus mal notées étaient les régions étrangères de Suisse et de Belgique. Ces
résultats semblent indiquer que la proximité avec d’autres langues locales
(l’allemand, le néerlandais, le breton) est un facteur important qui conduit
les locuteurs parisiens à dévaloriser la correction du français parlé dans
certaines régions. L’importance de ce facteur a en outre été confirmée dans
des entretiens menés à la suite de l’expérience avec les participants.
Les réponses à la question portant sur le degré de différence entre le
français parlé dans chaque région avec la variété du français parisien parlée
par les participants ont montré des résultats très convergents. En revanche,
l’ordre de préférence des régions changeait quelque peu en réponse à la
question de la beauté de chaque variété. Cette fois-ci, la Provence occupait
la première place, suivie par la région parisienne et celle de Tours. De
manière générale, les régions du Sud obtenaient un score plus haut que
pour les autres questions. Si les régions de Belgique et de Suisse étaient
toujours évaluées négativement, elles n’arrivaient cette fois-ci pas en queue
du peloton, mais se classaient devant la Lorraine, le Nord et enfin l’Alsace,
qui obtenait le score le plus bas.
Cette étude illustre plusieurs résultats qui sont récurrents dans des
études de dialectologie perceptuelle. Premièrement, les régions périphé‐
riques, et plus particulièrement les régions rurales, sont mal vues par les
locuteurs parlant la variété considérée comme standard, et cette opinion
négative est d’ailleurs partagée par les locuteurs de ces régions, qui
connaissent un fort sentiment d’insécurité linguistique. Dans le cas du

248 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


français, un tel sentiment a été mis en évidence aussi bien pour les locuteurs
suisses romands, belges, canadiens et même provençaux. Par ailleurs, les
appréciations des locuteurs ne coïncident pas toujours avec des données
plus objectives sur les différences dialectales entre régions. Parfois, les
locuteurs jugent plus négativement la manière de parler des locuteurs d’une
région dont ils ne distinguent pourtant pas l’accent par rapport à une autre
région perçue plus positivement. Cette différence s’explique par le fait que
les perceptions des locuteurs sont très influencées par les stéréotypes asso‐
ciés à chaque région. Dans le cas de la France, l’association de la Provence
avec un cadre de vacances et de soleil contribue aux associations positives
avec cette variété, même si elle est par ailleurs jugée peu correcte, alors que
la région du Nord, perçue comme plus proche de la variété parisienne, est
jugée négativement en termes esthétiques, car les stéréotypes associés à
cette région sont plus négatifs.

3. Références de base
De nombreuses introductions à la sociolinguistique existent en anglais.
Parmi celles-là, nous recommandons particulièrement Bell (2013) et
Meyerhoff (2019). En français, Gadet (2007) fournit une introduction
succincte à certains aspects de la variation sociale et Gadet (2003) présente
de manière accessible les différentes dimensions de la variation linguistique.
De nombreuses spécificités des français régionaux dont nous avons évoqué
les résultats dans ce chapitre sont présentées par Avanzi (2017, 2019) sur
la base d’enquêtes réalisées en ligne. Ces ouvrages contiennent de nom‐
breuses cartes illustrant les aires de diffusions de régionalismes lexicaux,
phonologiques et grammaticaux. Walter (1999) ainsi que Avanzi & Horiot
(2017) sont aussi des introductions très accessibles aux français régionaux.

4. Pour aller plus loin


Labov (1976) est l’un des ouvrages fondateurs de la sociolinguistique
qui reste une lecture incontournable. Avanzi et al. (2016) présentent les

Chapitre 15. Sociolinguistique 249


aspects méthodologiques liés à la réalisation d’enquêtes de sociolinguis‐
tique en ligne. Le domaine de la dialectologie perceptuelle trouve son ori‐
gine dans la notion de linguistique populaire (folk linguistics) développée
par Niedzilski & Preston (1996). De nombreux résultats provenant de ce
domaine portant sur différentes communautés linguistiques se trouvent
dans la série d’articles regroupée dans Preston (1999) et Long et Preston
(2002). Boughton (2006) illustre les différences qui peuvent exister entre
perceptions des locuteurs et données dialectologiques.

• Questions de révision
15.1. Pourquoi la notion de variation est-elle centrale en sociolinguistique ?
15.2. Qu’appelle-t-on un changement en cours et en quoi cette notion est-elle
liée à celle de variation ?
15.3. Quelles sont les dimensions du langage qui varient le plus entre les régions ?
15.4. Quelles sont les principales sources des différences régionales ?
15.5. Qu’appelle-t-on la dialectologie perceptuelle ?
15.6. Qu’appelle-t-on l’insécurité linguistique et en quoi cette notion est-elle liée
à la notion de variation ?

250 Partie 2. Les domaines de la linguistique française


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260 Initiation à la linguistique française


Corrigé
des questions
de révision

1. Chapitre 1 :
Introduction à l’étude
du langage
1.1.
Quelles sont les deux fonctions envisagées
pour le langage ?
Le langage peut avoir une fonction sociale ou une fonction cognitive.
En d’autres termes, le langage peut être utilisé pour communiquer de
l’information aux autres (fonction sociale) et pour former des pensées
organisées et structurées (fonction cognitive).

Corrigé des questions de révision 261


1.2.
Quels sont les arguments en faveur de chacune
d’elles et quels contre-arguments peut-on y
opposer ?
La question de la fonction du langage est intimement liée à celle de
son évolution. Le problème est de savoir quel est l’avantage évolutif de
l’apparition du langage pour l’homme.

• La fonction sociale du langage


D’un point de vue évolutif, l’argument avancé est que l’homme appar‐
tient zoologiquement au groupe des primates, animaux sociaux, et que le
langage lui a servi avant tout à développer et à resserrer les liens sociaux à
l’intérieur des groupes et entre groupes. Le langage aurait apporté un
avantage pour la communication, permettant ainsi d’augmenter l’efficacité
des activités de groupe comme la chasse et la cueillette, mais aussi la guerre
et l’exercice du pouvoir. Enfin, il permettrait de demander et d’obtenir ce
que l’on veut.
Toutefois, cette hypothèse rencontre un certain nombre d’objections.
Premièrement, les autres primates ont une vie sociale extrêmement riche
même en l’absence de langage. Deuxièmement, le langage n’a nullement
permis d’éviter les luttes entre groupes. En d’autres termes, il n’a pas pacifié
l’espèce humaine. Troisièmement, il n’est pas certain non plus que ce soit
le langage qui ait amélioré les performances des activités de groupe. De
nombreuses espèces d’animaux chassent en groupe très efficacement sans
avoir recours au langage. Quatrièmement, l’idée selon laquelle le langage
permet d’obtenir ce que l’on veut est également discutable, car les très
jeunes enfants et les animaux de compagnie y parviennent dans bien des
cas sans langage.

• La fonction cognitive du langage


Dans cette hypothèse, l’apparition du langage aurait joué un rôle crucial
dans le développement des capacités cognitives de l’espèce. Il est donc
avant tout un outil de représentation et de transmission de l’information.

262 Initiation à la linguistique française


Le langage aurait notamment permis d’améliorer les capacités de raison‐
nement de l’espèce ainsi que ses capacités d’attribution d’états mentaux
(voir théorie de l’esprit ci-dessous). Par ailleurs, le langage aurait permis de
passer du simple stade de signal à la communication d’un message com‐
plexe (voir les propriétés du langage humain par opposition à la commu‐
nication animale). Le langage envisagé de cette manière fournit un
avantage clair à l’être humain. Par exemple, il permet à un individu de
renseigner ses compagnons sur les dangers d’un lynx qu’il a aperçu au bord
de la rivière même en l’absence de ce dernier (ce qu’un cri d’alerte ne lui
permettait pas).
Toutefois, cette hypothèse ne donne pas de réponse concernant la
nature du lien entre langage et cognition. Plus précisément, elle ne nous
dit pas si c’est l’apparition du langage qui a permis le développement des
capacités cognitives de l’espèce ou au contraire si c’est l’évolution des capa‐
cités cognitives qui a permis à l’homme de développer le langage.

1.3.
Qu’est-ce que la théorie de l’esprit et en quoi
cette faculté est-elle utile pour communiquer ?
Avoir une théorie de l’esprit, c’est être capable d’attribuer des états
mentaux comme des désirs ou des croyances à soi-même et à autrui et de
raisonner à partir de ces informations. Avoir une théorie de l’esprit est un
prérequis fondamental afin de pouvoir mener à bien toute interaction
sociale. Dans la communication, l’attribution d’états mentaux est forte‐
ment liée à la composante pragmatique du langage. En effet, utiliser le
langage de manière appropriée en contexte nécessite la faculté de s’adapter
en fonction de ce que son interlocuteur sait ou croit.

Corrigé des questions de révision 263


1.4.
La théorie de l’esprit est-elle spécifique à l’être
humain ?
Oui et certains chercheurs pensent même que c’est cette faculté qui
distingue l’être humain du reste du règne animal. Toutefois, une certaine
forme plus rudimentaire de théorie de l’esprit est également présente chez
certains primates. Notons encore que certaines pathologies comme
l’autisme se caractérisent par une théorie de l’esprit déficiente.

1.5.
Pourquoi l’acquisition du langage ne peut‑elle
pas être expliquée par un simple phénomène
d’imitation comme le prévoit le modèle social ?
Apprendre une langue est un processus très complexe. Songez notam‐
ment aux efforts nécessaires pour apprendre une deuxième langue (règles
de grammaire, vocabulaire, etc.). Pourtant, à l’âge de quatre ans environ,
l’enfant possède un langage qui s’apparente à celui de l’adulte. Cette
incroyable facilité serait inexplicable si l’enfant se contentait d’imiter et
n’avait aucune prédisposition innée pour le langage à la naissance.
Cette facilité est d’autant plus surprenante que l’enfant ne reçoit que
des indices très partiels et inexacts en écoutant parler les adultes. En effet,
le langage oral est caractérisé par des faux départs, des répétitions, des
phrases parfois grammaticalement incorrectes ou du moins incomplètes,
etc. Dans la littérature, ce second argument est appelé la pauvreté du sti‐
mulus. Ainsi, si l’apprentissage se faisait par imitation, l’enfant enregis‐
trerait des données incorrectes à partir de ce qu’il entend. Or, l’enfant ne
répète jamais ce type d’erreur.
L’argument le plus décisif qui contredit la théorie de l’imitation est le
suivant : dès qu’il commence à parler, l’enfant est capable de produire des
phrases qu’il n’a jamais entendues auparavant. Il est donc impossible qu’il
puisse les imiter.

264 Initiation à la linguistique française


1.6.
Quelles sont les principales étapes de
l’acquisition du langage ?
Durant sa première année, le bébé apprivoise les sons de sa langue
maternelle en gazouillant puis en babillant, dès six mois environ. Vers son
premier anniversaire, l’enfant produit ses premiers mots, et lorsque son
vocabulaire atteint une cinquantaine de mots, vers dix-huit mois, il se met
à produire des phrases à deux mots. Entre deux et trois ans, les progrès de
l’enfant sont très rapides : il commence à utiliser toutes les catégories
grammaticales et à former des phrases complexes. Bien qu’il existe des
variations importantes entre les enfants dans le rythme d’acquisition, ces
étapes sont universelles pour tous les enfants du monde qui se développent
normalement.

1.7.
Quelles sont les aires cérébrales impliquées
dans la faculté de langage et à quoi servent-
elles ?
L’aire de Broca (du nom du chirurgien français Paul Broca
[1824-1880], qui l’a localisée en 1865) est située dans l’hémisphère gauche,
plus précisément au pied de la troisième circonvolution frontale gauche.
Son rôle dans le langage a pu être identifié en étudiant les troubles de
langage rencontrés par des patients souffrant de lésions à cet endroit. On
parle maintenant d’aphasie de Broca pour caractériser ces troubles. Les
patients souffrant d’aphasie de Broca ont des difficultés à produire des
phrases. Leurs énoncés sont courts, en moyenne moins de quatre mots.
Ces patients ont également des problèmes d’accès au lexique : ils ont de la
difficulté à trouver le mot qu’ils veulent utiliser. En revanche, ils n’ont pas
de problème de compréhension du langage et conservent souvent la faculté
de lire. Ils sont par contre incapables d’écrire.
L’aire de Wernicke (du nom du neurologue allemand Carl Wernicke
[1848-1905]) est une aire corticale située dans l’hémisphère gauche, plus

Corrigé des questions de révision 265


précisément dans le cortex associatif spécifique auditif. Les patients souf‐
frant d’une aphasie de Wernicke présentent des troubles inverses à ceux
souffrant de l’aphasie de Broca. Ils éprouvent des difficultés importantes
à comprendre ce qui est dit et ce qui est écrit mais parlent facilement ou
même abondamment. Toutefois, leur production n’est pas intacte pour
autant. Ils emploient souvent des mots inexacts ou même inexistants, ce
qui fait parfois dire qu’ils jargonnent.

1.8.
Citer et expliquer les critères qui permettent
de distinguer la communication humaine de la
communication animale.
La créativité : les signaux employés par les animaux sont très limités
(quelques cris différents selon le prédateur pour les singes vervet) alors que
l’être humain est capable d’exprimer un nombre de significations quasi
illimité. L’être humain utilise le langage pour raconter, décrire, enseigner,
légiférer, etc.
La compositionnalité : le langage humain est constitué d’une double
articulation. Les sons (phonèmes) peuvent être associés pour créer des
mots différents. Ensuite, les mots peuvent être associés pour créer des
phrases différentes. La communication animale ne comprend pas cette
flexibilité. Les signaux ne sont pas combinés entre eux. En d’autres termes,
la syntaxe est toujours absente des modes de communication chez les ani‐
maux.
La représentation : les mots employés par les humains se distinguent
des signaux comme les cris des singes vervet, qui servent uniquement à
avertir d’un danger et ne sont produits qu’en présence de ce danger. Le
langage humain est constitué de signes arbitraires qui renvoient à des
représentations du monde. En effet, il n’y a aucune relation naturelle entre
le mot chat et l’animal qu’il désigne, il ne s’agit que d’une convention suivie
par l’ensemble des locuteurs. Par ailleurs, le langage humain permet de
parler de choses même en leur absence ce qui n’est pas le cas des signaux
d’alerte.

266 Initiation à la linguistique française


2. Chapitre 2 :
Langage et communication
2.1.
Pourquoi la communication verbale ne peut-
elle être expliquée de manière satisfaisante
par le modèle du code ?
Dans le modèle du code, communiquer consiste à transmettre un mes‐
sage d’une source à une destination via un canal de communication. Plus
précisément, dans le domaine de la communication verbale, le locuteur,
qui représente la source, encode un message et le transmet à un destinataire
en émettant un signal transmis par un canal (oral ou écrit). Ce modèle
explique de manière efficace comment une suite de sons est véhiculée pour
transmettre un sens. Toutefois, il ne permet pas de comprendre l’ensemble
du processus de la communication verbale. Dans la plupart des cas, les
locuteurs prononcent des phrases pour communiquer plus d’informations
que celle contenues explicitement dans les mots qu’ils utilisent. Par
exemple, si je dis : « il est tard » à mes hôtes, ce n’est pas pour leur signaler
un fait mais pour leur demander implicitement de partir. Ainsi, la com‐
munication verbale comporte presque toujours une part d’implicite, que
le modèle du code ne permet pas d’expliquer.
Par ailleurs, le modèle du code pose également un autre problème. Dans
une situation où le code lui-même ne souffre d’aucune déficience, par
exemple un bruit qui empêcherait la bonne réception du signal, tout acte
de communication doit forcément être couronné de succès. Or, tel n’est
pas le cas, comme en témoignent les exemples fréquents de malentendus
qui se produisent dans la communication. Ces problèmes peuvent être
dépassés si l’on admet qu’au premier niveau de décodage des informations
linguistiques vient s’ajouter un autre traitement, de type inférentiel.

Corrigé des questions de révision 267


2.2.
Donner un exemple qui illustre le rôle de
l’ostension dans la communication verbale.
L’ostension est l’acte de montrer ouvertement son intention de com‐
munication. Si la communication comporte nécessairement une part
d’ostension, c’est parce que de nombreux stimuli sont présents simultané‐
ment dans un contexte donné. Ainsi, le locuteur doit montrer ouvertement
à son auditeur ce qu’il a l’intention de lui communiquer afin de l’inciter à
prêter attention à ce stimulus particulier. Par exemple, si je veux demander
à boire à quelqu’un en agitant mon verre vide, je dois faire ce geste en
regardant explicitement dans la direction de cette personne.

2.3.
Donner un exemple qui illustre le rôle des
inférences dans la communication verbale.
L’inférence est une déduction que l’on tire à partir de prémisses tenues
pour vraies. Il est souvent indispensable que l’auditeur tire des inférences
pour comprendre le message communiqué par le locuteur, car ce dernier
comporte presque toujours une part d’implicite. Par exemple, pour com‐
prendre que l’énoncé il fait froid est une requête pour demander de fermer
une fenêtre, l’auditeur doit tirer des inférences sur la motivation de la per‐
sonne qui lui parle, d’où l’importance d’avoir une théorie de l’esprit (voir
chapitre 1).

2.4.
Quels sont les critères qui permettent de
définir un énoncé par opposition à une phrase ?
Donner des exemples de phrases et d’énoncés.
L’énoncé est la réalisation concrète d’une phrase, qui apparaît
lorsqu’elle est effectivement prononcée par un locuteur dans un contexte

268 Initiation à la linguistique française


particulier. La phrase est une construction abstraite du linguiste. Comme
une phrase n’est pas interprétée dans un contexte précis, elle est souvent
ambiguë. En revanche, un énoncé a toujours une seule signification dans
un contexte donné. Dans la plupart des cas, les énoncés sont des objets
matériellement identiques aux phrases. Certains énoncés ne sont toutefois
pas des phrases bien formées avec un sujet, un verbe, etc. comme on le voit
ci-dessous.

[Contexte : Julie vient de casser le vase de sa grand-mère].


Anouk : « Ben bravo ! »

2.5.
L’énoncé suivant peut avoir différents sens : Il
est quatre heures. Donner trois exemples de
contextes qui correspondent à des sens
différents et dire quelles sont les hypothèses
contextuelles utilisées dans chaque contexte.

Hypothèse
Contexte Énoncé Sens
contextuelle

Les trains ne partent


Il est Anne a
Anne doit prendre un train généralement pas
quatre raté son
à 15 h 45. avec 15 minutes de
heures. train.
retard.

Il est Pierre rentre tout de


Pierre termine l’école à Pierre va
quatre suite à la maison
15 h 45. arriver.
heures. après l’école.

Jeanne donne un cours à 5 h Il est Un enseignant doit Jeanne


dans un bâtiment situé à une quatre arriver à l’heure pour doit par‐
heure de trajet. heures. donner son cours. tir.

Corrigé des questions de révision 269


2.6.
Comment les énoncés ci-dessous doivent‑ils
être enrichis pour arriver à la bonne forme
propositionnelle ? (Utiliser les notions de
spécification et d’élargissement)
1. A : J’ai de la température. / B : Alors il faut beaucoup boire.

Forme propositionnelle : A. J’ai une température anormalement éle‐


vée. / B. Alors il faut beaucoup boire de liquide adapté à un malade (eau,
tisane, etc.).
Dans les deux cas, il s’agit d’un processus de spécification. Dans
l’énoncé A, l’échelle des températures est réduite pour n’englober qu’un
intervalle limité (entre 37 et 41 degrés Celsius), qui est pertinent en
contexte. Dans l’énoncé B, l’ensemble des boissons est réduit pour n’inclure
que celles qui sont adaptées à une personne malade. Ainsi, le concept
BOIRE dans cet exemple n’inclut pas des boissons comme le whisky ou
la bière.

2. La piqûre sera indolore.

Forme propositionnelle : La piqûre sera pratiquement indolore.


Il s’agit d’un processus d’élargissement, par l’usage d’une approxima‐
tion. En effet, le concept INDOLORE dénote à strictement parler une
absente totale de douleur. La piqûre ne peut donc pas entrer théoriquement
dans cette dénotation, car elle implique nécessairement une certaine sen‐
sation de douleur, même infime.

3. Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours avec des chiens ?

Forme propositionnelle : Est-ce que les sauveteurs travaillent toujours


avec des chiens capables de les aider dans leur travail (saint-bernard, berger-
allemand, etc.) ?
Il s’agit d’un processus de spécification. En effet, le concept CHIEN
de cet énoncé ne renvoie qu’à une sous-partie de l’ensemble des chiens du
monde, ceux qui peuvent faire du sauvetage. Comparez avec un autre

270 Initiation à la linguistique française


énoncé contenant le mot chien : La vieille dame promène son chien. Dans ce
cas, le sous-ensemble des chiens dont on parle est différent : il s’agit plutôt
de caniches que de saint-bernard. Pourtant, dans les deux cas, le mot utilisé
est le même. C’est par enrichissement pragmatique que le locuteur com‐
prendra de quel type de chiens il est question.

4. Je ne peux pas boire mon café : il est bouillant.

Forme propositionnelle : Je ne peux pas boire mon café il est trop chaud
pour être buvable.
Il s’agit d’un exemple d’élargissement, par l’usage d’une hyperbole. En
effet, le mot bouillant dénote littéralement une température proche du
point d’ébullition. Or, dans l’usage ci-dessus, cet intervalle est élargi pour
inclure toute température trop élevée pour qu’un liquide puisse être bu,
même s’il s’agit de 50 degrés et non pas de 100 degrés.

2.7.
Donner les prémisses et les conclusions
implicitées des énoncés ci-dessous.
Jean est Suisse donc il est toujours à l’heure.

Prémisse implicitée : Les Suisses sont toujours à l’heure.


Conclusion implicitée : Jean est toujours à l’heure.

Pierre : Voudrais-tu avoir une Rolex ?


Jacques : Je déteste les montres de luxe.

Prémisse implicitée : Les Rolex sont des montres de luxe.


Conclusion implicitée : Jacques ne voudrait pas avoir une Rolex.

Corrigé des questions de révision 271


2.8.
Résumer la manière dont la théorie de la
pertinence explique la communication non
littérale à l’aide d’un exemple.
Dans la théorie de la pertinence, le locuteur communique toujours
l’information la plus pertinente en fonction de ses compétences et de ses
intérêts. De son côté, l’auditeur cherche toujours l’interprétation la plus
pertinente. La pertinence intègre également une notion de coût de trai‐
tement. L’auditeur applique la loi du moindre effort et son interprétation
s’arrête dès qu’il trouve une interprétation compatible avec ses attentes de
pertinence.
Cette théorie permet d’expliquer la communication non littérale de
manière satisfaisante dans la mesure où cette dernière représente souvent
le moyen le plus économique de transmettre une information. Par exemple,
il est plus économique de dire il fait froid que ferme la fenêtre car cette
réponse comprend à la fois une requête indirecte et la cause de cette requête.

3. Chapitre 3 :
Le langage et les langues
3.1.
Pourquoi la question de l’évolution du langage
est-elle si controversée ?
Cette question est particulièrement controversée parce qu’il est impos‐
sible de donner des preuves irréfutables dans ce domaine : le langage ne se
fossilise pas ! C’est pourquoi, nous n’avons aucune trace concrète qui per‐
mette d’affirmer quel type de langage existait chez nos ancêtres ni même
à partir de quelle époque exactement la faculté de langage est apparue. Les
premières traces concrètes du langage que nous possédons sont les écrits
des Sumériens, qui datent de 4 000 ans AEC. Ainsi, si la Société de

272 Initiation à la linguistique française


linguistique de Paris décide en 1866 de refuser toute communication por‐
tant sur les origines du langage, c’est pour faire face à une profusion de
théories plus spéculatives les unes que les autres qu’aucune donnée expé‐
rimentale ne pouvait corroborer ou infirmer.

3.2.
Quels types de preuves peut-on avancer pour
étayer des hypothèses dans ce domaine ?
Malgré la difficulté d’avancer des preuves scientifiques dans ce domaine,
les spéculations concernant l’origine du langage sont fondées sur une série
de découvertes scientifiques :
1. La théorie de l’évolution des espèces : le fait de savoir quels sont les
ancêtres de l’être humain a permis, en comparant les changements évolutifs
entre les espèces, de faire des hypothèses sur la période à laquelle le langage
est apparu et chez quelles espèces il aurait pu être présent.
2. La paléontologie : c’est-à-dire la science des êtres vivants ayant existé
au cours des temps géologiques, et qui est fondée sur l’étude des fossiles.
Au fur et à mesure que les paléontologues ont découvert de nouveaux fos‐
siles ainsi que de nouvelles techniques pour les étudier, il a été possible de
formuler des hypothèses sur la probabilité que telle ou telle espèce possé‐
dait déjà une forme de langage. Par exemple, on a pu estimer la taille de
leur cerveau, la disposition de leur appareil phonatoire, etc.
3. L’éthologie et la primatologie : l’éthologie est la science qui étudie le
comportement des espèces animales dans leur milieu naturel. L’étude de
l’anatomie et des capacités cognitives des primates, ainsi que leur compa‐
raison avec celles de l’être humain, a permis de faire des hypothèses sur les
causes de l’absence de langage chez ces espèces. Ces comparaisons ont
permis de mieux comprendre quelles sont les facultés qui sont uniques chez
l’être humain et qui pourraient avoir contribué au développement du lan‐
gage.
4. Les sciences cognitives et les neurosciences : les connaissances sur le
fonctionnement du cerveau humain nous donnent la possibilité de déter‐
miner quelles sont les parties du cerveau qui ont un lien avec le langage.

Corrigé des questions de révision 273


Ces mêmes zones ont ensuite pu être analysées chez les primates. Les aires
de Broca et de Wernicke (voir plus bas) sont notamment présentes chez
les chimpanzés, ce qui explique leur aptitude à apprendre certains éléments
du langage. Chez nos ancêtres, aucune trace de ces aires n’a pu être iden‐
tifiée en étudiant la boîte crânienne des paranthropes. En revanche, elles
sont clairement marquées chez leurs contemporains homo habilis et homo
rudolfensis.
5. La linguistique : le développement des connaissances en linguistique
a rendu possible la compréhension du fonctionnement du langage : de
quels éléments il se compose (phonèmes, morphèmes, etc.) et comment
ces derniers interagissent entre eux. Ces connaissances permettent de
définir plus précisément ce qui compose la faculté de langage, à savoir la
capacité des êtres humains à apprendre naturellement une langue, à l’uti‐
liser et à la comprendre.

3.3.
Quelles sont les caractéristiques des pidgins et
des créoles ?
Les pidgins sont des langues émergentes de contact, qui se développent
lorsque des adultes de langues et de cultures différentes se retrouvent dans
la nécessité de communiquer. La principale caractéristique des pidgins est
qu’ils ne sont la langue maternelle d’aucun locuteur.
D’un point de vue formel, les pidgins sont très limités, à la fois au niveau
du vocabulaire, des structures syntaxiques, des fonctions grammaticales et
de la phonologie (les sons). Les pidgins ne sont toutefois pas dépourvus
de règles ou de structures, ces dernières sont simplement des adaptations
créatives de langues existantes. Étant donné que les pidgins sont parlés par
des gens de langues maternelles différentes, ces structures varient parfois
en fonction de la langue maternelle du locuteur. Par exemple, l’ordre des
mots dans la variété de pidgin à base anglaise parlée à Hawaï est variable.
Les locuteurs japonais placent le verbe à la fin de la phrase alors que les
Philippins le placent avant le sujet, chacun suivant les règles de sa propre
langue.

274 Initiation à la linguistique française


À cause de leur caractère limité, les pidgins ne survivent en général pas
longtemps (pas au-delà de cent ans). Certains s’éteignent et d’autres se
transforment pour devenir des créoles.
Le créole peut être défini comme un pidgin qui est devenu la langue
maternelle d’une communauté. D’un point de vue formel, les créoles se
caractérisent par une expansion des ressources linguistiques du pidgin, tant
au niveau du vocabulaire que de la grammaire. Avec le temps, les créoles
deviennent des langues aussi complètes que les autres à tous les niveaux.

3.4.
Pourquoi l’étude des créoles nous renseigne-t-
elle sur la question de l’évolution du langage ?
Une caractéristique fascinante des créoles est que tous les créoles du
monde présentent des structures remarquablement similaires. En d’autres
termes, ils se ressemblent plus entre eux qu’avec aucune autre langue, bien
qu’ils se soient développés de manière totalement séparée, à la fois chro‐
nologiquement et géographiquement. Bickerton a fait l’hypothèse que les
créoles reflètent la grammaire innée que possèdent les enfants à la nais‐
sance. L’idée est que ces enfants, n’étant pas influencés par les données
contraignantes d’une langue complète, recréent tous une langue similaire
à partir des indices partiels fournis par les pidgins. Ainsi, les créoles sont
une sorte de laboratoire vivant qui nous permet d’observer la naissance
d’une langue et d’en tirer des conclusions sur l’origine de toutes les langues
du monde.

Corrigé des questions de révision 275


3.5.
Le nombre de locuteurs que compte une
famille de langues est-il nécessairement
proportionnel à son importance géographique
et au nombre de langues qui la composent ?
Que peut-on en conclure ?
Non, un tel rapport ne peut pas être établi. Tout d’abord, on constate
que le nombre de locuteurs que compte une famille de langues ne dépend
pas de son étendue géographique. Par exemple, la famille des langues
amérindiennes couvre l’ensemble des Amériques, pourtant elle ne compte
que 25 millions de locuteurs environ, ce qui la place loin dernière bon
nombre d’autres familles qui couvrent un territoire nettement plus res‐
treint, par exemple la famille altaïque. Par ailleurs, la famille des langues
amérindiennes est aussi l’une de celles qui compte le plus de langues,
environ 900 (200 en Amérique du Nord et 700 en Amérique du Sud).
En fait, moins de la moitié des langues du monde (2 700) concentrent
à elles seules 96 % des locuteurs de la planète ! Fait encore plus remar‐
quable : la famille indo-européenne inclut à elle seule la moitié des locu‐
teurs de la planète. D’ailleurs, 12 des 20 langues les plus parlées au monde
sont des langues indo-européennes. On constate ainsi que la répartition
des locuteurs par langue est extrêmement inégale. Par exemple, plus de
450 langues comptent moins de 500 locuteurs. C’est pourquoi, un nombre
important de langues est voué à disparaître.

3.6.
Parmi l’ensemble des langues du globe,
combien sont vouées à disparaître d’ici la fin
du siècle ?
Selon les estimations actuelles, entre 70 % et 90 % des langues du globe
auront disparu d’ici la fin du siècle, soit entre 4600 et 5900 langues environ.

276 Initiation à la linguistique française


3.7.
Quels sont les facteurs qui conduisent à la mort
d’une langue ?
Les causes de la mort des langues sont souvent multiples et complexes.
Toutefois, il est possible d’isoler les facteurs suivants :
1. Le génocide des populations : une langue peut cesser d’exister par l’éli‐
mination pure et simple de la population qui la parle. Même un génocide
partiel peut initier le déclin d’une langue et entraîner sa mort. Ce génocide
peut aussi être indirect. Par exemple, la déforestation d’hectares entiers de
forêt amazonienne prive certaines tribus de ressources, ce qui entraîne leur
disparition.
2. La domination socio-économique : le déclin d’une langue est également
lié à l’image que les locuteurs s’en font. Certaines langues associées au
pouvoir attirent des locuteurs d’autres langues mal considérées, dont les
locuteurs choisissent volontairement de les abandonner pour une autre,
jugée plus rentable.
3. L’évolution des modes de communication : la généralisation des médias
électroniques et l’apparition de la télévision ont contribué à la propagation
de certaines langues (souvent associées au pouvoir économique).
4. La scolarisation des enfants : la transmission d’une langue à des enfants
est le seul moyen d’assurer sa survie. Toutefois, même si une langue est
transmise comme langue maternelle à un enfant, il faut également que
cette langue soit jugée utile comme moyen de communication et continue
à être utilisée plus tard par l’enfant. Un des critères déterminants à ce sujet
est la scolarisation. Lorsqu’une langue n’est plus pratiquée à l’école, sa dis‐
parition est presque certaine. Rappelons également que la grande majorité
des langues du monde ne sont pas écrites. Leur risque de disparition est
donc nettement plus important pour les mêmes raisons. Parmi celles qui
sont écrites, certaines ne sont ni normalisées ni codifiées, ce qui les rend
également vulnérables.
5. L’augmentation de la mobilité : même une langue qui compte un petit
nombre de locuteurs peut survivre longtemps si la communauté linguis‐
tique qui la parle vit isolée et concentrée, par exemple, dans des forêts, des
montagnes ou des îles, à l’abri d’une langue dominante. Cet isolement n’est

Corrigé des questions de révision 277


plus possible actuellement, à cause de la progression des moyens de trans‐
port.

3.8.
D’où viennent les langues européennes ? Que
sait-on de cette ancienne langue commune ?
Les langues européennes font partie de la famille des langues indo-
européennes qui ont pour ancêtre commun le proto-indo-européen. Notons
toutefois que certaines langues d’Europe ne font pas partie de la famille
indo-européenne. Le finnois, le hongrois et l’estonien font partie de la
famille finno-ougrienne (aussi appelée ouralienne) et le turc fait partie de
la famille altaïque.
La langue proto-indo-européenne était parlée au sud du Caucase, en
Anatolie, il y a environ 6 500 ans. Il est possible de situer géographique‐
ment l’origine de cette langue notamment en comparant les mots de son
vocabulaire avec l’environnement local (faune et flore présentes). Le proto-
indo-européen s’est ensuite modifié au cours de sa propagation, dans un
premier temps vers l’Est, puis vers l’Ouest. Cette propagation est associée
au développement de l’agriculture.

4. Chapitre 4 :
Histoire et variétés
du français
4.1.
À quel sous-groupe de la famille des langues
indo-européennes appartient le français ?
Le français appartient au groupe des langues romanes. Ces langues
partagent la propriété de descendre du latin, raison pour laquelle on les
appelle parfois également les langues latines.

278 Initiation à la linguistique française


4.2.
Peut-on situer le français encore plus
précisément à l’intérieur de ce groupe ? Sur la
base de quels critères a-t-on établi cette
distinction ?
Oui, on sépare notamment le groupe rattaché au roman occidental,
auquel appartiennent le français, l’espagnol et le portugais, et le groupe qui
descend du roman oriental, qui comprend notamment l’italien et le rou‐
main. Cette distinction a été établie sur la base de ressemblances formelles
entre ces langues, notamment dans la manière de former le pluriel (la
morphosyntaxe) et dans le système des sons (la phonologie).

4.3.
Quelles sont les raisons historiques pour
lesquelles le français s’est différencié des
autres langues du groupe ?
Le français est la langue romane qui s’est le plus distancée du latin.
D’un point de vue historique, l’origine latine du français remonte à la
conquête romaine de la Gaule. Vers l’an 50 AEC l’ensemble de la Gaule
passe en main romaine avec pour conséquence un abandon par les Gallo-
Romains de leur langue celtique pour le latin, langue associée au pouvoir.
À cette époque, le latin pratiqué par les Romains et qui s’est imposé en
Gaule était un latin dit vulgaire, c’est-à-dire une forme plus tardive que le
latin classique. Cette variété de latin se caractérise notamment par la dis‐
parition de la déclinaison, la création des articles, la généralisation des
prépositions, l’extension des auxiliaires au verbe et l’apparition de nouvelles
formes du futur. Ces caractéristiques du latin vulgaire se retrouvent en
français moderne.
La formation du français a ensuite été fortement influencée par une
autre langue, le germanique, suite aux invasions des Francs qui s’étendront
sur tout le territoire au vie siècle. Malgré cette nouvelle donne, le latin n’a
pas été abandonné pour autant en Gaule et c’est une situation de

Corrigé des questions de révision 279


bilinguisme qui s’est installée, aussi bien pour les envahisseurs francs que
pour les Gallo-Romains. L’événement qui a été déterminant pour la
conservation du latin en Gaule a été la conversion de Clovis au catholi‐
cisme, suivie de celle du reste de Francs car, à cette époque, le latin était
la langue liturgique de l’église catholique occidentale. Ainsi, la langue par‐
lée en Gaule est restée à base latine avec l’ajout de propriétés héritées du
germanique. C’est pour cette raison que le français est encore actuellement
la plus germanique des langues romanes.

4.4.
Comment l’influence du germanique est-elle
reflétée dans le français actuel ?
La cohabitation des Gallo-Romains avec les Francs a entraîné l’adop‐
tion de vocabulaire d’origine francique (et donc germanique) : on
dénombre actuellement environ quatre cents mots d’origine francique en
français. Par ailleurs, la situation de bilinguisme décrite plus haut est à
l’origine de la création d’une double terminologie dans certains domaines
et qui persiste dans le français actuel. Par exemple, le mot épée vient du gallo-
roman, en revanche, le mot brandir vient du mot francique brand qui
signifiait épée.
Une conséquence nettement plus importante de l’influence du germa‐
nique sur le français est la forte évolution phonétique, qui fait la spécificité
du français par rapport aux autres langues romanes. Cette évolution s’est
caractérisée notamment par une réduction des mots suite à la réduction
systématique de certaines consonnes et certaines voyelles. Au point de vue
morphologique (la construction des mots, voir chapitre 7), les suffixes -
and, -ard, -aud, -ais, -er et -ier sont d’origine francique, tout comme un
assez grand nombre de verbes en -ir comme choisir, jaillir, blanchir, etc.

280 Initiation à la linguistique française


4.5.
Quel est le premier texte qui a été écrit en
français et de quand date-t-il ?
Il s’agit des Serments de Strasbourg, qui datent de l’an 842. Ces écrits
constituent un traité de paix entre Charles le Chauve et Louis le Germa‐
nique au moment du partage de l’Empire de Charlemagne.

4.6.
Quel est l’intérêt actuel des écrits en très
ancien français pour les linguistes ?
Très peu de textes en très ancien français nous sont parvenus. Pour les
linguistes, ces écrits sont donc des témoignages extrêmement précieux de
l’époque de transition entre le latin et le français.
Les Serments de Strasbourg nous renseignent notamment sur certaines
prononciations et certaines formes grammaticales de l’époque. Par
exemple, le copiste semble avoir hésité sur la forme écrite à donner aux
voyelles non accentuées. Ces hésitations indiquent qu’à cette époque, la
prononciation de ces voyelles était encore incertaine et difficilement
audible. D’un point de vue grammatical, le texte des Serments de Strasbourg
montre que le changement qui s’est opéré dans la formation du futur entre
le latin (radical + désinence -bo / -bis etc.) et le français (infinitif + formes
conjuguées du verbe avoir) avait déjà eu lieu à cette époque.
Du point de vue du vocabulaire ainsi que des processus de formation
des mots, les Gloses sont des sources de renseignement inestimables. Par
exemple, en comparant le mot latin singulariter (individuellement) et sa
traduction en roman solamente, qui est devenu seulement en français, on
constate que le processus de formation des adverbes de manière par la
combinaison d’une périphrase avec le suffixe -mente existait déjà à l’époque.
Ce processus reste actuellement l’un des plus productifs en français, car il
sert à former tous les adverbes en -ment. De manière générale, tous les
mots glosés, c’est-à-dire traduits et expliqués, appartiennent au vocabulaire

Corrigé des questions de révision 281


de la vie quotidienne, ce qui nous montre que c’est dans ce domaine que
le roman s’était le plus éloigné du latin.

4.7.
Qu’est-ce que l’ordonnance de Villers-Cotterêts
et de quand date-t-elle ?
Cette ordonnance, signée par François Ier en 1539, prévoit que tous les
documents administratifs, les actes officiels et les décrets de loi devront
désormais être rédigés en français. Jusque-là, c’est le latin qui était utilisé.

4.8.
À partir de quelle époque le français a-t-il été
normalisé et par qui ?
L’événement qui a marqué le début de la normalisation du français est
la création de l’Académie française par Richelieu en 1635. L’Académie est
sous contrôle direct de l’État qui l’a créée dans le but de renforcer la cen‐
tralisation politique. Dans ses statuts, l’Académie donne pour mission à
ses quarante membres de « travailler avec tout le soin et toute la diligence
possible à donner des règles certaines à notre langue, et à la rendre pure, éloquente
et capable de traiter les arts et les sciences » (art. 24). L’Académie a notamment
pour but de produire une grammaire et un dictionnaire du français. Le
dictionnaire de l’Académie a été mis en chantier dès 1639 mais sa première
édition n’est parue qu’en 1694, soit plus de cinquante ans plus tard.
L’orthographe actuelle du français a été fixée à partir de 1835, dans la
6e édition du dictionnaire de l’Académie.

282 Initiation à la linguistique française


4.9.
Comment peut-on définir la notion de
francophonie ?
Le terme de francophonie est utilisé pour désigner l’ensemble des pays
francophones. Toutefois, cette notion ne représente par un tout unifié et
cohérent. À l’intérieur de la francophonie, on trouve à la fois des pays à
forte proportion de locuteurs natifs comme la France et dans une moindre
mesure la Suisse et la Belgique, et des pays où le français est une langue
officielle de l’administration mais où de nombreux locuteurs ne le parlent
que comme langue étrangère, par exemple en Haïti.

5. Chapitre 5 :
Une brève histoire
de la linguistique
contemporaine :
de Saussure à Chomsky
5.1.
Quel doit être l’objet d’étude de la linguistique
selon Ferdinand de Saussure ?
La grande innovation de Ferdinand de Saussure a été de séparer l’objet
d’étude de la linguistique de sa matière. Cette dernière inclut toute forme
de langage sans aucune distinction, ce qui la rend impossible à étudier dans
son ensemble. En revanche, l’objet de la linguistique se limite à un sous-
ensemble de cette matière. Il constitue un tout structuré qui résulte de
décisions prises par le linguiste, notamment en fonction de l’aspect de la
matière que ce dernier souhaite étudier. L’objet ainsi défini doit permettre
de classifier la matière afin de mieux la comprendre.

Corrigé des questions de révision 283


Saussure a établi des distinctions importantes pour définir l’objet
d’étude de la linguistique. Tout d’abord celle entre langue et parole. La
langue est un code commun partagé par l’ensemble des membres d’une
communauté linguistique, mais qui n’est représenté dans sa totalité chez
aucun d’entre eux. La parole comprend les manifestations uniques et
imprévisibles du langage qui sont propres à un locuteur. Saussure a posé
le primat de la langue sur la parole, seul objet d’étude possible pour le
linguiste.
Il a également distingué l’étude de l’évolution du langage dans le temps
(diachronique) à celle de l’état du langage tel qu’il est partagé par l’ensemble
des locuteurs à un moment donné, qui n’est pas nécessairement l’époque
actuelle (synchronique). Saussure privilégie l’étude synchronique du lan‐
gage.
Enfin, il a distingué la linguistique interne et la linguistique
externe. Selon Saussure, l’étude de la langue doit être interne, c’est-à-dire
limitée à ce qui est inhérent au système, comme par exemple les différents
sons qui composent une langue ou la manière dont ils se combinent pour
former des mots. La linguistique n’inclut donc pas la mise en rapport du
système de la langue avec des faits qui lui sont extérieurs (externes), comme
sa relation avec l’histoire, la politique ou la société.

5.2.
Expliquer les notions de signifiant et de
signifié. Illustrez avec le mot chat.
Chez Saussure, le signe linguistique comprend deux éléments indis‐
sociables (deux faces) : l’image acoustique et le concept. Ce sont des entités
psychiques (donc non matérielles) qui ne peuvent exister l’une sans l’autre.
Selon Saussure, la notion de signe ne s’applique pas uniquement au sys‐
tème linguistique mais potentiellement à tous les autres systèmes de signes.
C’est pourquoi, il remplacera le terme d’image acoustique par celui de signi‐
fiant et celui de concept par celui de signifié, jugés plus généraux. Dans le
domaine de la linguistique, le signifiant correspond à l’enveloppe linguis‐
tique du mot et le signifié à son sens. Par exemple, le signifiant de chat est

284 Initiation à la linguistique française


(en français) le mot composé de quatre lettres (ou de deux sons à l’oral)
chat et son signifié correspond au concept encodé par ce mot, c’est-à-dire
le fait que le chat est un félin, qu’il a des moustaches, qu’il miaule et mange
des souris, etc.

5.3.
Pourquoi les signes linguistiques sont-ils
arbitraires selon Saussure ?
Lorsque Saussure énonce le principe de l’arbitraire du signe, il veut
souligner le fait qu’il n’existe aucun lien naturel ou logique entre les deux
faces du signe : le signifiant et le signifié. En d’autres termes, on dit que
cette relation est immotivée. Par exemple, la relation entre le mot chat et le
concept qu’il désigne n’a aucune raison d’être en soi, si ce n’est que la com‐
munauté linguistique francophone a adopté conventionnellement cette éti‐
quette linguistique pour désigner le concept de chat. Cette caractéristique
du signe apparaît de manière évidente lorsque l’on compare les différentes
étiquettes linguistiques utilisées dans différentes langues pour désigner des
concepts très proches. Dans le cas de notre exemple, le mot chat devient
cat en anglais, Katz en allemand, gato en espagnol, etc. De par son caractère
arbitraire, le signe linguistique se différencie des autres types de signes
comme les symboles, qui reposent sur un rapport d’analogie entre signifié
et signifiant. Par exemple, les panneaux de circulation routière repro‐
duisent visuellement la situation qu’ils décrivent.

5.4.
Quelle est la différence entre la signification
et la valeur d’un signe ? Illustrez à l’aide du mot
cheval.
Le lien entre un signifiant et un signifié produit la signification d’un
signe. Toutefois, pour Saussure, chaque signe appartient avant tout au
système général de la langue. Il tire donc sa valeur de ses rapports avec les
autres signes de la langue et non de lui-même. Par exemple, ce qui fait la

Corrigé des questions de révision 285


valeur du signifié cheval en français est qu’il s’oppose à d’autres signes
comme jument, étalon, poulain, mulet, etc. Le même principe s’applique
également aux signifiants. Par exemple, le signifiant cheval tient son iden‐
tité de ses différences avec d’autres signifiants comme chenal. Ainsi, la
valeur des signes se définit de manière différentielle et oppositive. Selon
les termes de Saussure, la caractéristique principale des signes linguistiques
est d’être ce que les autres ne sont pas.

5.5.
Selon Saussure, les relations entre signes
peuvent être syntagmatiques ou
paradigmatiques. Expliquer ces deux types de
relation et donner des exemples pour chacune
d’elles.
Ces relations peuvent être représentées sur deux axes distincts : d’un
côté, l’axe syntagmatique, horizontal et de l’autre, l’axe paradigmatique,
vertical.
Les rapports syntagmatiques entre des signes peuvent être définis
comme des rapports de successivité et de contiguïté. En effet, les signes se
suivent temporellement sur une ligne. Ce rapport régit le lien entre les
signes à tous les niveaux d’organisation du système linguistique. Au niveau
phonologique, il permet de distinguer une suite comme [b-ʁ-a] d’une
autre comme [b-a-ʁ]. Il conditionne également la relation qu’entre‐
tiennent les mots dans la phrase. En effet, Anne voit Pierre n’est pas iden‐
tique à Pierre voit Anne. Ce type de relation intervient linéairement dans
la chaîne parlée.
Les rapports paradigmatiques se situent hors de la chaîne parlée et
incluent des relations de types très divers. Il s’agit de rapports associatifs
qui peuvent se situer entre signifiant et signifié (manger, mangeable), entre
signifiés (mangeable, comestible), entre signifiants (manger, changer) et au
niveau de la formation du mot (mangeable, buvable).

286 Initiation à la linguistique française


5.6.
À quels courants de pensée Chomsky s’oppose-
t-il dans sa définition de la linguistique ?
Noam Chomsky a proposé une théorie syntaxique révolutionnaire par
rapport au modèle dominant dans les années cinquante en linguistique, la
grammaire distributionnelle, qui consistait à construire des règles de
manière empirique, à partir de grands corpus de textes. Chomsky lui
oppose une méthode rationaliste, fondée sur des jugements introspectifs.
Chomsky a également fait des hypothèses fondamentales sur la faculté
de langage que possèdent les êtres humains, en proposant notamment une
thèse innéiste (voir chapitre 1). Sur ce point, il s’est fortement opposé au
courant dominant en psychologie, le comportementalisme (ou béhavio‐
risme). Les psychologues béhavioristes expliquaient l’acquisition du lan‐
gage par un processus de stimuli-réponses, et sans faire intervenir les
capacités cognitives de l’être humain.

5.7.
Pourquoi Chomsky parle-t-il de grammaire
générative ?
Le terme générative vient du fait que la grammaire telle que la conçoit
Chomsky permet de générer un nombre infini de phrase à partir d’un
nombre fini d’éléments. Par exemple, la règle selon laquelle un groupe
verbal peut contenir (en français) un verbe et un groupe nominal permet
de générer une série infinie de séquences correctes comme manger la
pomme, voir le chien, caresser le chat, etc. Ainsi, à partir du nombre fini de
mots que contient une langue, la capacité générative du langage nous per‐
met de générer un nombre infini de phrases différentes.

Corrigé des questions de révision 287


5.8. Qu’appelle-t-on un jugement de
grammaticalité ?
En vertu de leur langue interne, tous les locuteurs d’une langue ont la
capacité de décider « instinctivement », c’est-à-dire sans être nécessaire‐
ment capables de formuler une règle de manière déclarative, si un énoncé
est correct, incorrect ou douteux dans leur langue maternelle. En d’autres
termes, les locuteurs sont capables de porter des jugements de grammati‐
calité, qui consistent par exemple à dire qu’une phrase comme (1) ci-
dessous est correcte en français, alors qu’une phrase comme (2) est
incorrecte et une phrase comme (3) est douteuse. Le fait que les locuteurs
aient la capacité de porter de tels jugements démontre la réalité de notre
faculté biologique de langage.

1. Comment dit-il avoir capturé le voleur ?


2. *Il dit comment avoir capturé le voleur ?
3. ? Il dit avoir capturé le voleur comment ?

6. Chapitre 6 :
Phonétique et phonologie
du français
6.1.
Donner quelques exemples de chaque niveau
d’analyse linguistique à partir du texte ci-
dessous.
Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux. Le facteur m’a
d’ailleurs dit qu’il l’avait méchamment mordu à la cheville la semaine der‐
nière.
Phrases : [ Jean pense que le chien de la voisine est monstrueux] / [le
chien de la voisine est monstrueux], [il l’avait méchamment mordu], etc.

288 Initiation à la linguistique française


Syntagmes : [le chien] [le chien de la voisine] [la semaine dernière] [à
la cheville] [la cheville], etc.
Morphèmes : [ Jean] [pens-] [-e] [voisin] [méchant] [-ment] [mor-] [-
du], [monstr-] [-ueux], etc.
Phonèmes : [ʒ], [ã], [p], [s], [k], [l], [œ], [ʃ], [i], [ɛ̃ ], [d], [v], [w], [n],
etc.

6.2.
Dire à quel(s) domaine(s) d’étude de la
linguistique chaque unité identifiée ci-dessus
correspond traditionnellement.
Les phrases sont l’objet d’étude à la fois de la sémantique et de la syntaxe.
La sémantique étudie la signification de la phrase alors que la syntaxe a
pour objectif de comprendre comment les mots sont organisés pour fournir
une phrase grammaticalement correcte. Les syntagmes sont l’objet d’étude
de la syntaxe (cf. chapitre 8). Les morphèmes sont l’objet d’étude de la
morphologie (cf. chapitre 7). Les phonèmes sont l’objet d’étude de la pho‐
nologie (cf. ci-dessous).
Les disciplines linguistiques étudient également d’autres types d’unités
comme la syllabe en phonologie ou le mot en sémantique et en morpho‐
logie. Toutefois, tout comme la phrase, ces dernières ne sont pas des unités
minimales d’analyse.

6.3.
Qu’est-ce qu’un phonème par opposition à un
son ? Donner trois exemples de phonèmes du
français.
Le phonème constitue l’objet d’étude la phonologie. Il s’agit de la plus
petite unité linguistique pertinente pour la communication. Bien que les
phonèmes ne soient pas en eux-mêmes porteurs de signification, le rem‐
placement d’un phonème par un autre produit une différence de

Corrigé des questions de révision 289


signification. En effet, le phonème /t/ ne veut rien dire. En revanche, le
fait de remplacer [t] par [m] dans tasse et masse produit un changement
radical de sens ! On peut donc dire que les sons [t] et [m] sont des pho‐
nèmes du français, tout comme [g], [m], [n], etc. Attention : le phonème
ne doit pas être confondu avec la syllabe. Par exemple, le mot la comporte
une seule syllabe mais deux phonèmes distincts : /l/ et /a/.
Les phonèmes ne doivent pas non plus être confondus avec les lettres
de l’alphabet. Par exemple, le français compte 6 voyelles écrites (a, e, i, o,
u, y) mais 15 phonèmes vocaliques qui incluent des sons comme le [ɛ]̃ dans
fin et le [ɔ]̃ dans bond, par exemple. De manière plus générale, le français
compte 26 lettres de l’alphabet mais 33 phonèmes et 34 sons ! C’est pour
cette raison que les lettres de l’alphabet ne suffisent pas à représenter les
phonèmes et qu’il faut avoir recours à des signes supplémentaires. Par
ailleurs, l’utilisation de certaines lettres de l’alphabet serait équivoque car
une même lettre peut produire un son différent dans certains cas.
Le système qui tend à être universellement utilisé pour représenter
graphiquement les sons est celui créé par l’Association phonétique interna‐
tionale en 1888. Ce système préconise une transcription en caractères
d’imprimerie, sans lien entre les signes, sans séparation entre les mots, et
encadrées par des crochets droits ([ ]). En revanche, les phonèmes sont
représentés entre barres obliques (/ /). En d’autres termes, on parle du son
[m] mais du phonème /m/.

6.4.
Quelles sont les réalisations graphiques
possibles du son [Ɛ] en français ?
Il est courant qu’en français, un même son soit représenté par une
panoplie de graphies différentes. Dans le cas du son [ɛ], on a notamment :
e (ouvert), ê (tête), è (mètre), é (événement), ë (Noël), ei (verveine), ai
(chaise), aî (maître), ey (poney).

290 Initiation à la linguistique française


6.5.
Expliquer les notions de trait pertinent et de
différence fonctionnelle. Donner des exemples.
Comme nous l’avons vu plus haut, la différence fonctionnelle entre les
sons [t] et [m] est porteuse de sens. Il s’agit donc d’un contraste phonétique
pertinent en français. En revanche, prononcer le o dans le mot abricot (avec
un [o] fermé en français de France et un [ɔ] ouvert en Suisse romande)
constituent une simple variante dialectale qui n’est pas porteuse de signi‐
fication, ce n’est donc pas une différence fonctionnelle. C’est pourquoi, il
s’agit de deux manières de prononcer un seul phonème et non pas de deux
phonèmes différents. À l’inverse, une même lettre ou suite de lettres peut
correspondre à plusieurs phonèmes. C’est le cas des deux lettres g de garage
ou de la suite ch de champ ou chronomètre. Ces exemples illustrent encore
une fois la nécessité de dissocier les lettres de l’alphabet et les phonèmes.
Nous verrons plus bas que les sons diffèrent en fonction de la manière
dont les différents organes phonatoires sont placés. Ainsi, une différence
dans la position de la langue dans le palais constitue un trait pertinent,
car elle permet de distinguer deux sons proches.

6.6.
Quelle est la définition de la consonne, de la
voyelle et de la semi-voyelle ?
D’un point de vue articulatoire, la principale différence entre les
consonnes et les voyelles est que les premières impliquent un obstacle par‐
tiel ou total au passage de l’air alors que les secondes sont caractérisées par
une vibration des cordes vocales sans obstruction de l’ouverture de la cavité
buccale. Les semi-voyelles sont associées aux voyelles qui sont articula‐
toirement ou spectralement proches. Par exemple, d’un point de vue arti‐
culatoire, la semi-voyelle [j] et associée à la voyelle [i] comme par exemple
dans la paire abeille-abbaye. Attention : le mot abeille comporte la semi-
voyelle [j] et abbaye la voyelle [i], contrairement à ce que l’orthographe
pourrait laisser penser. En revanche, d’un point de vue de leur rôle dans la

Corrigé des questions de révision 291


syllabe, les semi-voyelles s’apparentent aux consonnes et non pas aux
voyelles. En effet, seules les voyelles peuvent créer un noyau syllabique.

6.7.
À quoi sert la méthode des paires minimales ?
Donner un exemple pour la paire de voyelles
orales mi-fermées et mi-ouvertes.
Nous avons vu plus haut que la phonétique articulatoire a pour but de
classifier les divers sons que peut produire l’être humain en parlant. Or, ce
classement passe par la distinction entre les divers organes utilisés et leur
position. La méthode des paires minimales consiste à faire varier un seul
trait pertinent et d’observer les paires possibles. C’est par ce système
d’opposition qu’on établit quels sont les phonèmes d’une langue. Les sons
[e] et [ɛ] des mots pré et près forment par exemple une paire minimale. Il
s’agit de deux voyelles orales, palatales et non-arrondies. La seule diffé‐
rence entre ces phonèmes se situe dans l’ouverture de la bouche, qui est
mi-fermée pour [e] et mi-ouverte pour [ɛ]. C’est pourquoi les sons [e] et
[ɛ] sont des phonèmes du français.

6.8.
Quels sont les enchaînements ou les liaisons
contenus dans les phrases ci-dessous ?
L’enchaînement consiste à lier à l’oral deux mots qui se suivent dans la
chaîne parlée en joignant le dernier phonème prononcé du premier mot à
la voyelle initiant le mot suivant. Lorsqu’il s’agit d’une consonne, l’enchaî‐
nement modifie le contour syllabique des deux mots, qui sont prononcés
d’un seul groupe de souffle. Dans ce cas, le découpage graphique ne cor‐
respond pas au découpage syllabique, comme l’illustre l’exemple (1) ci-
dessous. Lorsqu’il s’agit de deux voyelles, l’enchaînement est également
prononcé en un seul groupe de souffle mais cette fois-ci la structure syl‐
labique correspond à la structure graphique, comme le montre l’exemple
(2).

292 Initiation à la linguistique française


1. J’ai reçu une boîte à musique. [ʒe-ʁə-sy-yn-bwa-ta-my-zik]
2. J’ai eu un rhume. [ʒe-y-ɶ̃-ʁym]

On parle de liaison lorsqu’une consonne finale normalement muette


devient audible devant la voyelle initiale du mot suivant (exemples 3 et 4 ci-
dessus). Ce procédé permet d’améliorer l’enchaînement consonantique. Il
peut être obligatoire comme dans l’exemple (3), mais également facultatif
comme dans l’exemple (4). Les liaisons facultatives dépendent du niveau
de langue utilisé ainsi que du lien syntaxique entre les éléments concernés
dans la phrase.

3. J’ai deux enfants [ʒe-dø-zã-fã]


4. J’ai fort à faire. [ʒe-fɔʁ-ta-fɛʁ] / [ʒe-fɔ-ʁa-fɛʁ]

7. Chapitre 7 :
Morphologie du français
7.1.
Chercher les allomorphes des verbes suivants :
pouvoir / payer. S’agit-il de variantes
conditionnées ou libres ?
Le terme allomorphe désigne les variantes formelles d’un même mor‐
phème.
pouvoir : /peu/ {peux, peut} /pouv/ {pouvons, pouvais, pouvant}, /
pourr/ {pourrai} /pui/ {puisse}, /p/ {pus, pûmes}
payer : /pai/ {paie, paierai} /pay/ {paye, payais, payai}
Ces verbes se réalisent en plusieurs allomorphes en fonction de leur
conjugaison. Toutefois, toutes ces formes correspondent toujours au même
verbe, conjugué à des temps ou à des formes différentes. Par exemple, le
verbe payer au passé prend nécessairement la lettre -y et le verbe pouvoir
au futur le morphème pourr-. Il s’agit dans ces cas de variantes condition‐
nées (par l’environnement du morphe), elles sont obligatoires. Attention :

Corrigé des questions de révision 293


les variations entre les morphèmes grammaticaux de conjugaison (-ai, -
as, -a) ne sont bien évidemment pas des allomorphes, car il ne s’agit pas
de variantes formelles d’un même morphème mais bien de morphèmes
distincts. En revanche, des variantes comme je m’assieds ou je m’assois ou
encore paye ou paie sont des variantes libres, elles sont interchangeables et
dépendent uniquement des préférences du locuteur, au même titre que la
réalisation de certains sons dépend de l’accent régional.

7.2.
Faire une décomposition en morphèmes des
mots rechargeables, intrigante, antilopes.
rechargeables : re-charg-able-s
Par substitution on retrouve re- dans : retrouvable, réutilisable. On
retrouve charg- dans charger, chargement. Quant à -able, on le retrouve dans
mangeable, réparable.
intrigante : intrigu-ant-e
On retrouve la racine intrigu- dans les mots intrigue et intriguer. Le
suffixe de dérivation -ant permet de former un adjectif à partir d’une racine
verbale. On le retrouve dans de très nombreux mots comme épuisant,
motivant, lassant, etc. Enfin, le -e final est un affixe flexionnel qui marque
le féminin.
antilopes : antilope-s
Cet exemple rappelle que tout ce qui ressemble à un morphème n’en
est pas un. Dans le mot antilope, anti- n’a évidemment pas le même sens
que dans antibiotique ou antioxydant.

7.3. Qu’est-ce qu’un affixe ?


Pour comprendre la notion d’affixe, il convient avant tout de distinguer
les morphèmes autonomes des morphèmes non autonomes. En effet, un mot
simple (non composé) est constitué au minimum d’un morphème auto‐
nome ou d’une racine complétée par un ou des affixes, qui sont des mor‐
phèmes grammaticaux. Par exemple, le mot chaîne est composé

294 Initiation à la linguistique française


uniquement d’un morphème lexical autonome. En revanche, le mot
déchaînée est composé de la racine chaîn- additionnée de deux affixes dé-
et -ée. Lorsqu’un affixe est situé avant le radical, on parle de préfixe et
lorsqu’il est situé après le radical, de suffixe. L’une des caractéristiques
principales des affixes est qu’ils ne sont pas des morphèmes autonomes, ils
ne peuvent pas être utilisés sans être combinés à une racine. Il existe deux
types d’affixes : les affixes de flexion, toujours situés en position de suffixes
en français, et les affixes de dérivation, qui peuvent être des préfixes ou des
suffixes.

7.4.
Quelles sont les caractéristiques des suffixes
flexionnels ? Donnez trois exemples de suffixes
flexionnels du français.
Les suffixes flexionnels ont pour propriété de marquer les traits gram‐
maticaux de la catégorie, comme le genre, le nombre, la personne, le temps
ou encore le mode. Contrairement aux suffixes dérivationnels, ils ne
peuvent pas modifier la catégorie de la racine. Par exemple, le mot pommes
contient le morphème pomme ainsi qu’un suffixe flexionnel -s, qui marque
le nombre, en l’occurrence le pluriel. Mais avec ou sans adjonction du
suffixe, le mot pomme reste un nom. Prenons un autre exemple. Les mots
mange et mangeait contiennent tous deux la racine mang(e)- mais des
suffixes flexionnels différents. Le premier -e marque la troisième personne
du singulier au présent de l’indicatif. Le second marque la première ou la
deuxième personne du singulier de l’imparfait de l’indicatif. Toutefois,
dans les deux cas, le mot dans lequel ils interviennent reste un verbe.

7.5. Comment peut-on former un mot par


dérivation ?
Pour former un mot par dérivation, on lui ajoute soit un morphème
non autonome avant la racine, un préfixe dérivationnel, soit après, un
suffixe dérivationnel. Par exemple, on peut former le contraire du mot

Corrigé des questions de révision 295


grammatical en ajoutant le préfixe a- pour former agrammatical. L’ajout de
préfixes ne modifie pas la catégorie du mot. En revanche, la catégorie
change lorsqu’on ajoute un suffixe de dérivation à la racine. Par exemple,
l’adjectif rapide devient un adverbe après l’ajout du suffixe -ment pour créer
rapidement. En français, la majorité des mots plurisyllabiques ont été créés
par dérivation. Notons encore que les affixes de dérivation peuvent avoir
plusieurs variantes allomorphiques.

7.6.
Quelles sont les caractéristiques formelles
qui permettent de reconnaître un mot
composé par opposition à un mot construit par
dérivation ?
Aucun critère formel ne permet de reconnaître un mot composé, y
compris au sein d’une même famille lexicale : certains prennent une forme
soudée (contresens), d’autres sont reliés par un trait d’union (non-sens),
d’autres encore ne portent aucune marque de liaison (faux sens).
Le critère qui permet de différencier un mot composé d’un mot
construit par dérivation est que, dans le premier cas, les deux éléments sont
des morphèmes autonomes alors que, dans le second, l’une des parties
(souvent le préfixe) est un morphème non autonome. Une exception à cette
règle provient des composés savants, dont les morphèmes ne sont pas
autonomes mais conservent toutefois une sémantique de mots pleins (voir
chapitre 10).

7.7.
Qu’est-ce qui différencie les mots composés
des autres syntagmes ?
Le mot syntagme fait référence à un groupe de mots qui forme une unité
syntaxique. Par exemple le petit chien forme un syntagme nominal (cf. cha‐
pitre 8). Ainsi, sur le plan strictement formel, les mots composés sont des

296 Initiation à la linguistique française


syntagmes, ils forment une unité. À l’inverse, tous les syntagmes nominaux
ne sont pas des mots composés. Ces derniers possèdent en effet des carac‐
téristiques fondamentales qui les distinguent des autres syntagmes.
D’un point de vue interne tout d’abord, la formation des mots com‐
posés ne respecte pas les règles de la syntaxe. Par exemple, dans le mot
bleu ciel, l’adjectif est antéposé au nom, ce qui ne serait pas le cas d’un
syntagme libre où l’on devrait dire le ciel bleu.
Par ailleurs, contrairement aux syntagmes, les mots composés pos‐
sèdent une cohérence interne. Ainsi, il n’est pas possible d’intercaler un
élément à l’intérieur d’un mot composé. On ne peut pas dire, par exemple,
les pommes jaunes de terre. En revanche, il est tout à fait possible d’ajouter
un élément à l’intérieur d’un syntagme, par exemple, le joli petit chien.
La dernière caractéristique distinctive des mots composés par rapport
aux syntagmes est que leur signification n’est pas compositionnelle. En
d’autres termes, le sens d’un mot composé dépasse celui des éléments qui
le composent, lorsqu’ils sont pris isolément. En effet, le mot pomme de terre
ne signifie pas littéralement une pomme qui se trouve sous terre mais
désigne un type de tubercule comestible. En revanche, le syntagme le petit
chien ne signifie rien d’autre qu’un chien de petite taille. La signification
des syntagmes est par nature compositionnelle.

7.8.
Comment peut-on adapter le test du wug
pour le rendre utilisable en français ?
Le test du wug tel que présenté dans le chapitre ne peut pas être utilisé
en français, car le -s du pluriel ne s’entend pas à l’oral. Il faut donc trouver
un cas où l’application d’une règle de morphologie entraîne un change‐
ment régulier et audible. Une idée consiste à inventer un verbe sur le
modèle des verbes en -er et de le faire conjuguer au passé. Par exemple, on
peut montrer une vignette d’un personnage réalisant une action en indi‐
quant à l’enfant qu’il moute, et en lui disant qu’hier il le faisait aussi. Hier
il ______. On s’attend à ce que l’enfant applique par défaut la règle de
conjugaison des verbes en -er au passé.

Corrigé des questions de révision 297


8. Chapitre 8 :
Catégories et syntagmes
8.1.
Pourquoi les puristes condamnent-ils les
usages suivants : des dégâts conséquents,
débuter quelque chose, un faux prétexte,
indifférer, avoir une opportunité ?
Les puristes sont des gens qui défendent une certaine idée du bon usage
de la langue française. Ils condamnent certains usages pourtant courants
dans la langue mais qu’ils jugent erronés pour des raisons liées à l’étymo‐
logie, à la grammaire et au génie de la langue. Cette dernière notion
implique que la langue française est par nature claire et logique.
– Des dégâts conséquents : usage critiqué pour des raisons liées à l’étymo‐
logie de l’adjectif conséquent qui implique obligatoirement l’idée de
conséquence, de continuité (être conséquent avec ses idées) mais pas
celle d’importance.
– Débuter quelque chose : emploi critiqué pour des raisons liées à la gram‐
maire. En effet, le verbe débuter est intransitif, il ne peut donc pas
prendre de complément direct.
– Un faux prétexte : emploi critiqué car il s’agit d’un pléonasme, puisque
tout prétexte implique nécessairement une fausse raison.
– Indifférer : critiqué comme un « néologisme inutile » qui fait double
emploi avec l’expression laisser indifférent.
– Avoir une opportunité : une opportunité dans le sens d’une chance à
saisir est un anglicisme.
Notons que les trois derniers exemples sont des usages critiqués pour
des raisons liées au génie de la langue, c’est-à-dire la clarté et la pureté du
français.

298 Initiation à la linguistique française


Note : les exemples présentés à l’exception du dernier sont tirés de
l’ouvrage Le français écorché, de Pierre Valentin Berthier et Jean-Pierre
Colignon (1987).

8.2.
Les phrases suivantes sont-elles
grammaticales et/ou interprétables ?
Marie promène chien de elle. Phrase agrammaticale mais interprétable.
Les flots incandescents rêvent du nuage. Phrase grammaticale mais inin‐
terprétable.
Nous pouvons donc conclure que ces deux notions sont indépendantes
l’une de l’autre. L’étude de la syntaxe s’intéresse au phénomène de la
grammaticalité uniquement, indépendamment du sens des phrases.

8.3.
Qu’est-ce qu’une catégorie grammaticale ?
Donner des exemples d’éléments appartenant
aux catégories lexicale, non lexicale
et syntagmatique.
Les catégories grammaticales sont des classes qui regroupent les mots
ayant des propriétés grammaticales communes. Par exemple, les verbes
partagent la propriété de se conjuguer et les noms celle de porter des
marques de genre et de nombre. C’est ce regroupement qui permet
d’atteindre un niveau d’abstraction suffisant pour la formulation de règles
générales de grammaire.
La grammaire générative prévoit une distinction entre trois types de
catégories. Premièrement, la catégorie lexicale inclut les verbes, les noms,
les adjectifs et les adverbes. Deuxièmement, la catégorie non lexicale com‐
porte les déterminants, les pronoms, les complémenteurs, etc. Enfin, la
catégorie syntagmatique inclut les syntagmes nominaux, verbaux, adjec‐
tivaux, prépositionnels, etc. On remarque que la dernière catégorie ne se

Corrigé des questions de révision 299


situe pas au même niveau que les deux autres dans la représentation de la
phrase. En effet, les catégories lexicales et non lexicales regroupent des
mots du lexique alors que la catégorie syntagmatique contient des groupes
d’éléments intermédiaires dans la construction de la phrase, organisés
autour d’une tête, qui est éventuellement précédée d’un spécifieur et suivie
d’un complément. Prenons un exemple : la fille aime le chocolat.
Éléments lexicaux : noms (fille, chocolat), verbe (aime)
Éléments non lexicaux : déterminants (le, la)
Groupes syntagmatiques : nominaux (la fille, le chocolat) et verbal (aime
le chocolat)

8.4.
La classification des éléments en catégories
est-elle suffisante pour éviter de produire
des phrases agrammaticales ? Pourquoi ?
Non, la classification en catégories ne suffit pas pour éviter d’avoir une
grammaire qui produise des phrases agrammaticales. Par exemple, la caté‐
gorie générale verbe a pour propriété de pouvoir être suivie par un com‐
plément. Mais cette règle générale ne permet pas d’expliquer pourquoi une
phrase comme Jean dort la pomme est agrammaticale. Pour cela, il faut
diviser la catégorie des verbes entre les verbes transitifs et intransitifs et
préciser que seuls les verbes transitifs peuvent être suivis d’un complément.
De la même manière, il convient de distinguer les noms propres des noms
communs pour éviter d’obtenir des phrases comme La Marie mange la
pomme ou Fille mange la pomme.

300 Initiation à la linguistique française


8.5.
Indiquer les catégories grammaticales,
les fonctions grammaticales et les fonctions
sémantiques des éléments entre crochets.
Que peut-on conclure des résultats obtenus ?
Catégorie Fonction Fonction
Exemple
grammaticale grammaticale sémantique

nom propre sujet agent


[ Jean] mange [la pomme].
dét + nom commun objet thème

[La pomme] est mangée dét + nom commun sujet thème


par [ Jean]. nom propre objet agent

[La perceuse] a traversé [le dét + nom commun sujet instrument


mur]. dét + nom commun objet thème

[Les retraités] touchent dét + nom commun sujet bénéficiaire


[une rente]. dét + nom commun objet thème

[Manger] est vital. verbe sujet thème

Conclusions :
1. Les fonctions sémantiques sont constantes alors que les fonctions
grammaticales sont variables. Par exemple, si on transforme la phrase Jean
mange la pomme au passif, elle devient La pomme est mangée par Jean. Dans
ce second cas de figure, Jean conserve la fonction sémantique d’agent et
la pomme de thème. En revanche, la pomme occupe la fonction gramma‐
ticale de sujet et Jean d’objet.
2. Les fonctions grammaticales et sémantiques ne sont pas nécessai‐
rement liées. En effet, une même fonction grammaticale peut avoir plu‐
sieurs fonctions sémantiques différentes. Par exemple, la fonction
grammaticale de sujet peut être occupée par des éléments qui ont la fonc‐
tion sémantique d’agent (Jean mange la pomme), d’instrument (la perceuse
a traversé le mur), de bénéficiaire (les retraités touchent une rente), etc.
3. Une même fonction grammaticale peut être réalisée par différentes
catégories grammaticales. Par exemple, le sujet d’une phrase peut être un

Corrigé des questions de révision 301


nom propre (Jean mange), un syntagme nominal (la fille mange), un verbe
(Manger est vital), etc.

8.6.
Donner deux exemples de computations
syntaxiques et expliquer pourquoi ces
opérations sont utiles pour le linguiste.
Les computations syntaxiques sont des opérations par lesquelles des
constituants syntaxiques d’une phrase, c’est-à-dire les syntagmes,
subissent certaines transformations, qui conduisent à les déplacer ou à les
modifier au sein de la phrase. Les computations syntaxiques pour la phrase
(1) et appliquées au syntagme nominal Pierre incluent le clivage (2),
l’interrogation (3), la passivation (4) et le remplacement (5).

1. Pierre a mangé une pomme.


2. C’est Pierre qui a mangé une pomme.
3. Qui a mangé une pomme ? Pierre.
4. La pomme a été mangée par Pierre.
5. Il a mangé la pomme.

8.7.
Expliquer au moyen des tests pour
l’identification des syntagmes que les
éléments entre crochets forment une unité en
(1) mais pas en (2).
1. Max [mange une pomme].
2. [Max mange] une pomme.

En (1), le verbe et son complément sont présentés comme une unité


syntaxique. Nous pouvons confirmer que tel est bien par le test de la pro‐
nominalisation comme en (3) ci-dessous.

3. Max l’a fait.

302 Initiation à la linguistique française


Dans ce cas, nous voyons que l’ remplace l’ensemble du groupe verbe
et complément. En effet, à la question Que Max fait-il ? la réponse correcte
est manger la pomme.
En (2) ce sont le sujet et le verbe qui sont présentés comme une unité.
Or, on constate qu’une transformation telle que (3) ne peut pas s’appliquer
à un ensemble de type sujet et verbe. C’est pourquoi, il est correct de relier
le verbe et son complément au sein d’un syntagme verbal alors que le sujet
et le verbe ne forment pas un seul syntagme, mais bien deux syntagmes
distincts dans la phrase.

9. Chapitre 9 :
Syntaxe de la phrase simple
et complexe
9.1.
Parmi les deux phrases ci-dessous, laquelle
peut être considérée comme fausse pour des
raisons de normes et laquelle est
syntactiquement agrammaticale ?
–Jean allait pas au cinéma.

Cette phrase n’est pas acceptée selon les normes du français standard
qui dictent que la négation doit s’exprimer par ne…pas. Elle est toutefois
grammaticale pour le linguiste.

–Jean ne pas allait au cinéma.

Cette phrase est agrammaticale d’un point de vue syntaxique car le


placement de la négation doit se faire en insérant le verbe au milieu des
marqueurs ne et pas (n’allait pas). Cet ordre des mots s’explique par une
règle syntaxique. La position de tête de cette phrase négative est occupée
par la marque de flexion – ait que rejoint le verbe (all-) et qui explique que

Corrigé des questions de révision 303


ce dernier se situe toujours avant l’adverbe pas, qui est en position de
spécifieur du VP. Cet ordre est représenté dans l’arbre suivant :
5P

NP 5h

5 VP

AdvP VP

V PP
Jean n’ all-ait pas all- au cinéma.

9.2.
Expliquer les principes de l’analyse
hiérarchique des phrases.
Le principe de l’analyse hiérarchique veut que chaque élément de rang
n peut être analysé en unités de rang immédiatement inférieur, n-1. C’est
pourquoi cette analyse se représente sous forme d’arbre, dans lequel chaque
nœud correspond à un niveau de la hiérarchie.

304 Initiation à la linguistique française


9.3.
Faire une analyse en arbre des phrases
suivantes.

Phrase

SN SV

D ADJ N V SN SP

D N P DN
Un bon journal annonce les nouvelles à ses lecteurs

Phrase

SN SV

SV SP

SV SN P D N

N V ADV DADJN
Jean salue gaiment la petite fille devant sa maison

Ces deux arbres montrent la différence de structure argumentale entre


les verbes donner et saluer. En effet, le verbe donner requiert deux argu‐
ments en position objet : un syntagme nominal et un syntagme préposi‐
tionnel. L’attachement de ces deux syntagmes au verbe est indiqué par leur
placement sous le syntagme verbal. En revanche, dans le cas du verbe
saluer, seul le syntagme nominal qui suit le verbe entre dans sa structure
argumentale. Le syntagme prépositionnel est optionnel (c’est un ajout) et
vient donc se rattacher plus haut dans la structure.

Corrigé des questions de révision 305


9.4.
Comment peut-on expliquer la différence de
placement de l’adverbe jamais entre ces deux
phrases :
1. Émile ne va jamais au concert.
2. Émile n’a jamais été au concert.

La différence de placement de l’adverbe jamais peut être expliquée par


l’hypothèse d’un mouvement du verbe vers les marques de flexion dans les
phrases qui ne comportent pas d’auxiliaire, comme 1. En revanche dans
le cas des phrases à auxiliaire comme 2, la position de tête de la phrase est
déjà occupée par l’auxiliaire a et le verbe conjugué (été) reste en position
de tête du syntagme verbal, qui se situe après l’adverbe.

9.5.
Qu’est-ce qu’un complémenteur ?
Le complémenteur est l’élément qui est à la tête des phrases complexes
et qui sert à introduire des phrases enchâssées. La position de complé‐
menteur peut être occupée par des mots comme que, qui et si, comme nous
le monterons dans l’exercice suivant.

9.6.
Qu’est-ce que le principe de récursivité ?
On parle de récursivité lorsqu’une catégorie est dominée par la même
catégorie, par exemple lorsqu’un groupe nominal contient un autre groupe
nominal. Ainsi, le groupe nominal le chien de mon frère contient un autre
groupe nominal : mon frère. À un niveau plus général, les phrases peuvent
contenir d’autres phrases. On a alors une proposition principale, dans
laquelle est enchâssée une autre proposition (dite subordonnée), qui peut
être, complétive (1), interrogative (2) ou relative (3) comme l’illustrent les
exemples ci-dessous :

306 Initiation à la linguistique française


1. Jean pense que la bille est dans la boîte.
2. Jean se demande si la bille est dans la boîte (interrogative indirecte).
3. La bille qui est dans la boîte est à moi.

9.7.
Pourquoi ce principe est-il fondamental
pour caractériser le langage humain ?
La récursivité est l’une des propriétés qui permet de distinguer le lan‐
gage humain de la communication animale. Cette propriété est fonda‐
mentale, car elle rend le langage humain créatif : grâce à l’enchâssement,
on peut sans cesse créer de nouveaux énoncés. L’enchâssement ne se
retrouve en revanche pas dans les systèmes de communication animale.

9.8.
Comment peut-on expliquer l’agrammaticalité
des phrases ci-dessous :
– (a) Qui dis-tu que Pierre aime Marie ?
– (b) Comment crois-tu que je suis arrivé quand ?

Ces deux phrases sont des questions qui ont donc pour tête un com‐
plémenteur. Dans le cas de la phrase (a), le complémenteur qui correspond
à la position objet déplacée en tête de phrase. Toutefois, malgré son dépla‐
cement, cet élément laisse ce qu’on appelle une trace de sa présence, qui se
traduit par le fait que sa position initiale ne peut pas être occupée une
seconde fois par un autre complément. La phrase déclarative initiale est
représentée ci-dessous avec le mouvement opéré par le complémenteur :
Le cas de la phrase (b) illustre le fait qu’une phrase ne peut pas contenir
deux complémenteurs, en l’occurrence quand et comment, pour les mêmes
raisons que celles évoquées ci-dessus.

Corrigé des questions de révision 307


10. Chapitre 10 :
Sémantique du français
10.1.
À quoi servent les concepts ?
Les concepts sont le lieu de stockage des informations encyclopédiques
au sujet des référents. Par exemple, le fait d’avoir un concept de CHAT
permet à un locuteur de savoir qu’il s’agit d’un animal à poils et à mous‐
taches, qu’il peut parfois mordre et griffer, etc. Ainsi, lorsqu’il se retrouvera
confronté à un nouveau référent (un chat qu’il n’a encore jamais vu), il
saura comment l’appréhender grâce aux informations encyclopédiques que
contient son concept de CHAT. À chaque fois qu’ils font une expérience
nouvelle, les locuteurs enrichissent leurs concepts.

10.2.
Indiquer les prédicats et les arguments
des propositions suivantes :
–Il pleut : PLEUVOIR (ø)
–Pierre cueille des cerises : CUEILLIR (PIERRE, CERISES)
[SN1_SN2]
–Jeanne résume le cours à Paul : RÉSUMER ( JEANNE, LE COURS,
PAUL) [SN1_SN2_à SN3]
–Yves est à la maison : À (YVES, LA MAISON) [SN1_SN2]

10.3.
Quels sont les différents types de relations
d’opposition du lexique ?
Le lexique contient premièrement des antonymes, lorsque l’affirmation
d’un terme entraîne la négation d’un autre, mais pas inversement. Par
exemple, riche est l’antonyme de pauvre. En effet, une personne qui est

308 Initiation à la linguistique française


riche n’est pas pauvre, mais une personne qui n’est pas riche n’est pas néces‐
sairement pauvre non plus, mais peut être simplement de classe moyenne.
On nomme parfois ces termes des antonymes gradables ou scalaires, car il
existe de nombreux degrés intermédiaires sur l’échelle d’opposition. Une
conséquence directe de ce caractère gradable est que l’échelle de valeur
(plus ou moins importante) dépend du contexte. En effet, ce qui compte
comme un grand appartement n’est pas pareil à la campagne ou dans une
grande ville.
Un autre type d’opposition se trouve dans les termes complémentaires.
Dans ce cas, l’opposition est absolue et réciproque : l’affirmation de l’un
entraîne la négation de l’autre et inversement. Un homme vivant n’est pas
mort et un homme mort ne peut pas être vivant.

10.4.
Quels sont les points communs
et les différences entre les relations
d’hyponymie et de méronymie ?
Les relations d’hyponymie et de méronymie se situent toutes deux entre
un terme général et un terme spécifique. Elles s’établissent par ailleurs
toutes deux sur plusieurs degrés successifs et sont de nature transitive (bien
que dans certains cas, la transitivité produise des résultats étranges pour la
méronymie).
La principale spécificité de la méronymie est de s’établir uniquement
entre des référents divisibles en parties. Cette relation est donc plus spé‐
cifique que la relation d’hyponymie. Par ailleurs, dans la relation d’hypo‐
nymie, l’hyponyme hérite de toutes les caractéristiques de son hyperonyme,
ce qui n’est pas le cas du méronyme par rapport à son holonyme.

Corrigé des questions de révision 309


10.5.
Donner des exemples de noms massifs
et comptables.
Dans la catégorie des noms, on distingue les noms comptables comme
arbre, maison, lampe qui ont la propriété de pouvoir être additionnés, donc
de pouvoir être mis au pluriel. En revanche, les noms massifs comme
couscous, sable, eau ne peuvent pas être comptés sans être précédés d’un
déterminant partitif, comme par exemple un grain de sable ou une poignée
de riz. Les noms massifs n’ont par ailleurs pas de pluriel. Il est par exemple
impossible de dire des riz, sauf dans des constructions particulières où ils
sont considérés comme des entités discrètes (je vends des riz de plusieurs
provenances).

10.6.
À quelle classe aspectuelle appartiennent
les constructions verbales suivantes : manger
chinois, écrire une lettre, concrétiser un plan, être
heureux ? Justifier au moyen de tests
linguistiques.
Manger chinois est une activité, qui a pour propriété (comme tous les
verbes d’événement) de pouvoir prendre une forme progressive comme
dans je suis en train de manger chinois au resto du coin. Une activité peut être
décrite en utilisant l’adverbe pendant (j’ai mangé chinois pendant 15 jours
lors de mon dernier voyage). Les verbes d’activité réalisent par ailleurs le
paradoxe de l’imperfectif, c’est-à-dire le fait d’avoir déjà fait une activité
au moment où on est en train de la réaliser. Ainsi, quand je suis en train
de manger chinois, j’ai déjà mangé chinois. Les verbes d’activité ne sont
en outre pas bornés sans la présence d’une expression linguistique qui
indique le début et la fin de l’activité comme dans j’ai mangé chinois entre
12 h 00 et 13 h 00. Une conséquence logique de ce qui précède est que les
activités n’ont pas de fin intrinsèque (elles sont atéliques). Ainsi, dans la
phrase je mange chinois, cette activité n’est pas limitée dans le temps. Enfin,

310 Initiation à la linguistique française


les activités sont constituées de phases homogènes. Ainsi, il n’y a pas
d’étapes logiques dans la construction manger chinois.
Écrire une lettre est un accomplissement, qui a pour propriété de pouvoir
prendre une forme progressive comme dans je suis en train d’écrire une lettre
à ma sœur. Un accomplissement peut être décrit en utilisant en comme
dans j’ai écrit une lettre en 10 minutes. Par ailleurs, il ne réalise pas le para‐
doxe de l’imperfectif : celui qui est en train d’écrire une lettre n’a pas encore
écrit une lettre. Les accomplissements sont en outre bornés par nature, c’est-
à-dire qu’ils ont un début et une fin intrinsèque, sans qu’il faille l’indiquer
linguistiquement. Il en découle logiquement que les accomplissements
sont également téliques par nature. Enfin, les accomplissements ne sont
pas homogènes. Par exemple, le processus d’écrire une lettre implique des
phases comme sortir du papier, écrire, mettre dans une enveloppe, etc.
Concrétiser un plan est un achèvement, qui a pour propriété de pouvoir
prendre une forme progressive comme dans je suis en train de concrétiser
mon plan de carrière. Un achèvement peut être décrit en utilisant en
comme dans j’ai concrétisé mon plan de carrière en trois ans. Par ailleurs, il
ne réalise pas le paradoxe de l’imperfectif : celui qui est en train de concré‐
tiser un plan ne l’a pas encore concrétisé. Les achèvements sont par nature
ponctuels et donc ne peuvent pas être bornés ou téliques. Le critère de
l’homogénéité ne s’applique pas à non plus à eux, pour les mêmes raisons.
Être heureux est un état, qui ne peut donc pas prendre une forme pro‐
gressive, comme l’atteste le caractère incongru de la phrase je suis en train
d’être heureux. Un état peut être décrit en utilisant pendant (j’ai été très
heureux pendant les dix ans de mon mariage). Par ailleurs, les états ne sont
pas intrinsèquement bornés, sauf si le contexte linguistique le précise
comme dans j’ai été heureux quand j’étais au lycée entre 16 et 18 ans. Les états
n’ont en outre pas de fin intrinsèque, ils sont atéliques. Dans la phrase je
suis heureux, rien n’indique que cet état doive prendre fin. Enfin, les états
sont homogènes, c’est-à-dire qu’ils ne nécessitent pas le passage par des
phases distinctes, contrairement aux accomplissements.

Corrigé des questions de révision 311


10.7.
Indiquer par des exemples les changements
de type qui peuvent intervenir entre les divers
sens des mots suivants : biberon, kleenex, bière.
On appelle changement de type une opération qui consiste à passer d’une
signification d’un mot à une autre de ses significations. Cette opération
agit donc sur les mots polysémiques.

1. Le bébé boit goulûment son biberon (contenu)


Marie rince le biberon du bébé (contenant)
2. Marie travaille chez Kleenex depuis deux ans (producteur)
Passe-moi un kleenex, j’ai le nez qui coule (produit)
3. Jean boit une bière tous les soirs (comptable)
Arroser le poulet avec de la bière le rend plus juteux (massif )

10.8.
Expliquer le phénomène de la coercion au
moyen des phrases suivantes :
–Anne a commencé le pain.
–Paul commence un portrait.
–Marie commence le piano.

La coercion est un mécanisme qui consiste à imposer une signification


au détriment des autres qui sont théoriquement possibles lorsque cette
dernière est sous-spécifiée dans la phrase, comme c’est le cas des exemples
ci-dessus. Ce qu’Anne, Paul et Marie commencent dans chacune de ces
phrases sont des actions bien distinctes. Dans la phrase (1), Anne com‐
mence probablement à manger ou à couper le pain. Dans la phrase (2), Paul
commence sans doute à dessiner ou peindre un portrait. Enfin, en (3) Marie
commence à jouer du piano. Les mécanismes qui nous poussent à opter
pour un type de relation plutôt qu’un autre sont liés à notre connaissance
du monde et au contexte d’énonciation.

312 Initiation à la linguistique française


11. Chapitre 11 :
Langage et action :
les actes de langage
11.1.
Dire si les énoncés ci-dessous sont
des constatifs ou des performatifs
selon la définition d’Austin.
1. Je t’assure que c’est un bon film.
2. Mon bureau est situé à la rue de Candolle.
3. Pourrais-tu me dire l’heure ?
4. Tu vas me le payer.

Rappelons pour commencer qu’Austin définit un énoncé comme des‐


criptif s’il décrit un état du monde et comme performatif s’il ne décrit rien
mais permet la réalisation d’une action, et n’est de par ce fait ni vrai ni faux.
Selon cette première définition, seul l’énoncé (2) semble correspondre à
un énoncé descriptif. En effet, cet énoncé est vrai si le bureau du locuteur
est effectivement situé à la rue de Candolle et faux dans le cas contraire.
En revanche, l’énoncé (1) réalise une affirmation, l’énoncé (3) une question
et l’énoncé (4) une menace. Aucun de ces trois énoncés ne peut être évalué
comme vrai ou faux, ils dépendent d’une appréciation subjective de la part
du locuteur.
Toutefois, Austin pose également des conditions précises pour qu’il y
ait réalisation d’un acte performatif : il faut que la phrase soit sous forme
affirmative et comporte un verbe à la première personne du singulier de
l’indicatif présent, voix active. Selon cette deuxième définition, seul
l’énoncé (1) peut être considéré comme un performatif. En effet, les énon‐
cés (3) et (4) ne sont pas à la première personne du singulier. Par ailleurs,
l’énoncé (3) n’est pas à la forme affirmative.

Corrigé des questions de révision 313


11.2.
Appliquer le test de la performativité
aux exemples ci-dessus afin de montrer
pourquoi de tels exemples ont conduit Austin
à abandonner sa distinction.
La définition restrictive des performatifs ci-dessus pose un problème à
Austin, car les énoncés (2) et (4) ne peuvent pas entrer ni dans la catégorie
des constatifs ni dans celle des performatifs. Pour résoudre ce problème,
Austin propose un test de performativité, qui peut être résumé comme
suit : un énoncé performatif doit se ramener à un énoncé comportant un
verbe à la première personne du singulier de l’indicatif présent, voix active.
En d’autres termes, les performatifs doivent pouvoir être reformulés à la
première personne du singulier voix active, même s’ils ne sont pas pro‐
noncés de cette manière par le locuteur. Ainsi, il existerait des performatifs
explicites et des performatifs implicites (ou primaires).
Selon le test de la performativité, les énoncés (3) et (4) sont bien des
performatifs. Ils peuvent en effet être reformulés comme suit :

5. Pourrais-tu me dire l’heure ? → Je te demande de me dire l’heure.


6. Tu vas me le payer. → Je te promets que tu vas me le payer.

Toutefois, le test de la performativité révèle un problème important


pour la distinction entre performatifs et constatifs, du fait que tous les
énoncés constatifs peuvent être interprétés comme des performatifs impli‐
cites. Par exemple, l’énoncé (1) pourrait être le performatif implicite cor‐
respondant à l’acte d’affirmer quelque chose (j’affirme que mon bureau est
situé à la rue de Candolle). C’est pourquoi, la distinction entre performatif
et constatif n’a pas de réelle valeur descriptive, car elle ne permet pas de
classifier les différents types d’énoncés. Elle doit donc être abandonnée.

314 Initiation à la linguistique française


11.3.
Quels sont les actes locutionnaires,
illocutionnaires et perlocutionnaires réalisés
dans les énoncés ci-dessous ?
Un acte locutionnaire est accompli par le simple fait de dire quelque
chose, l’acte illocutionnaire est un acte accompli en disant quelque chose
et l’acte perlocutionnaire est un acte accompli par le fait de dire quelque
chose. Ainsi, l’acte locutionnaire correspond simplement au fait d’énoncer
une phrase dotée d’une signification. L’acte illocutionnaire correspond au
type d’acte de langage réalisé en prononçant une phrase (par exemple une
assertion, une offre, une promesse, etc.) en vertu de la force associée
conventionnellement à l’énoncé (contenue dans la reformulation explicite
du performatif ). Enfin, l’acte perlocutionnaire décrit l’effet éventuel de cet
acte sur le destinataire. Tous les énoncés ont donc une valeur locutionnaire
et illocutionnaire déterminées, en revanche la valeur perlocutionnaire
dépend des circonstances d’énonciation et de l’auditeur, elle ne peut donc
pas être déterminée avec certitude.
a. Ferme la porte en sortant !
acte locutionnaire : le locuteur dit de fermer la fenêtre en sortant.
acte illocutionnaire exercitif : le locuteur ordonne de fermer la fenêtre.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur persuade l’auditeur de fermer
la fenêtre.
b. Répète si tu oses !
acte locutionnaire : le locuteur dit à l’auditeur de répéter s’il ose.
acte illocutionnaire comportatif : le locuteur menace le destinataire.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur effraie l’auditeur.
c. J’affirme que l’exercice n’est pas clair.
acte locutionnaire : le locuteur dit qu’il affirme que l’exercice n’est pas clair.
acte illocutionnaire expositif : le locuteur affirme que l’exercice n’est pas
clair.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur conduit l’auditeur à clarifier
l’exercice.
d. Je vous condamne à la prison à perpétuité.

Corrigé des questions de révision 315


acte locutionnaire : le locuteur dit qu’il condamne l’auditeur à la prison à
perpétuité.
acte illocutionnaire verdictif : le locuteur produit un acte juridique de
condamnation.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur plonge l’auditeur dans le déses‐
poir.
e. Bougez futé, allez à pied !
acte locutionnaire : le locuteur dit de bouger futé en allant à pied.
acte illocutionnaire exercitif : le locuteur conseille à l’auditeur de bouger
futé en allant à pied.
acte perlocutionnaire possible : le locuteur convainc l’auditeur de bouger
futé en allant à pied.

11.4.
Expliquer la distinction entre le marqueur de
force illocutionnaire et le marqueur
de contenu propositionnel à l’aide d’un
exemple.
Selon Searle, les actes de langage sont composés par deux types de
constituants différents. Il y a d’une part le marqueur de contenu proposi‐
tionnel qui porte sur la proposition exprimée et d’autre part le marqueur
de force illocutionnaire qui sert à indiquer le type d’acte qui est accompli.
Comparons deux énoncés :

1. Je te promets de venir demain.


2. Je t’ordonne de venir demain.

Ces deux énoncés ont des contenus propositionnels proches, car ils
partagent le même acte de prédication (venir demain) mais avec des actes
de référence différents (locuteur vs auditeur). Leur contenu propositionnel
est donc respectivement « le locuteur vient demain » et « l’auditeur vient
demain ». En revanche, les marques de force illocutionnaire sont diffé‐
rentes. Il s’agit dans un cas d’une promesse et dans l’autre d’un ordre (je
te promets / je t’ordonne). La distinction entre ces deux types de marques

316 Initiation à la linguistique française


n’est visible que dans les cas de performatifs explicites. En effet, dans le
cas des performatifs implicites, le marqueur de force illocutionnaire n’est
pas exprimé linguistiquement.

11.5.
Dire quels sont les actes de langage primaires
et secondaires réalisés par les énoncés ci-
dessous et expliquer comment le locuteur peut
comprendre l’acte primaire à partir de l’acte
secondaire dans chaque cas.
L’acte primaire est l’acte réalisé par l’énoncé et l’acte secondaire est
l’acte « de surface », qui permet de le véhiculer de manière indirecte. La
transition entre les deux se fait par référence à l’une des règles sémantiques
(préliminaire, essentielle, etc.) qui conditionne la réalisation de l’acte.
a. Sais-tu quelle heure il est ?
acte primaire : requête (Donne-moi l’heure)
acte secondaire : question
transition : interrogation de la capacité de l’auditeur à accomplir l’acte
b. Vous pourriez faire moins de bruit.
acte primaire : requête (Faites moins de bruit)
acte secondaire : assertion
transition : affirme la capacité de l’auditeur
c. J’aimerais bien que tu m’écoutes quand je te parle.
acte primaire : requête (Écoute-moi quand je te parle)
acte secondaire : assertion
transition : déclaration explicite de la volonté du locuteur
d. Tu devrais être plus poli avec ton père.
acte primaire : requête (Sois poli avec ton père)
acte secondaire : assertion
transition : indique l’opinion du locuteur, donc la raison d’accomplir l’acte

Corrigé des questions de révision 317


11.6.
Pourquoi peut-on conclure que les seuls vrais
actes de langage sont les actes représentatifs
et directifs ?
Les actes représentatifs et directifs sont les seuls vrais actes de langage,
car ils sont les seuls à dépendre uniquement de l’usage du langage (donc
de la pragmatique). Les actes déclaratifs (verdictifs chez Austin) et com‐
missifs (promissifs chez Austin) comportent une forte composante insti‐
tutionnelle. En effet, ils regroupent des actes tels que acquitter, condamner,
prononcer, décréter, pour les déclaratifs et promettre, faire vœu, garantir,
jurer, etc., pour les promissifs. La réussite de ces actes nécessite qu’ils se
produisent dans un contexte bien spécifique et, dans le cas des déclaratifs,
soient le fait de locuteurs particuliers institutionnellement habilités à les
réaliser. En ce qui concerne la catégorie des expressifs (comportatifs chez
Austin), ils intègrent une forte composante sociale. En effet, il s’agit
d’actes tels que s’excuser, remercier, déplorer, critiquer, etc. Dans ce cas éga‐
lement, la réussite de l’acte dépend de critères autres que strictement
contextuels (par exemple culturels).

11.7.
Dire si les exemples ci-dessous sont des actes
de dire que, dire de ou demander si.
a. Pardon, quelle heure est-il ? : il s’agit d’un acte de demander si, qui
véhicule une demande d’information.
b. Je me demande bien ce que j’ai fait pour mériter un étudiant pareil ! : il
s’agit d’un acte de dire que. Malgré la présence du verbe se demander, il ne
s’agit pas d’une question, au sens d’une demande d’information. La forme
impérative de la phrase n’en fait pas un ordre non plus. Il s’agit d’une
question rhétorique qui n’appelle pas de réponse.
c. Reviens ici tout de suite, sac-à-puces ! : Il s’agit d’un acte de dire de,
qui véhicule un ordre.

318 Initiation à la linguistique française


d. Qui a dit que les femmes ne savent pas faire de la linguistique ? : il s’agit
d’un acte de dire que, qui véhicule une fois encore une question rhétorique
plutôt qu’une demande d’information.

12. Chapitre 12 :
Pragmatique lexicale :
expressions référentielles,
temps verbaux
et connecteurs
12.1.
Quelle est la différence entre la signification
descriptive et la signification procédurale ?
La notion de signification descriptive caractérise le type de signification
contenue dans les éléments du lexique qui servent à communiquer un
concept et dont la valeur sémantique est leur référence. Par exemple, le
mot chat sert à communiquer le concept CHAT, qui contient un certain
nombre de propriétés, comme celle d’avoir des moustaches et de chasser
les souris. Le mot chat dénote par ailleurs l’ensemble des chats du monde.
De manière générale, tous les mots qui appartiennent aux classes ouvertes
du lexique (cf. chapitre 10) encodent de l’information conceptuelle.
La signification procédurale est contenue dans les éléments du lexique
qui ne sont pas dotés d’une signification descriptive. Ces éléments appar‐
tiennent typiquement aux classes fermées que sont les pronoms, les déter‐
minants et les connecteurs. Par exemple, le mot mais n’encode pas de
concept, et il serait certainement très difficile pour un locuteur de dire
précisément ce que ce mot signifie sans recourir à des exemples. Son rôle
dans la phrase est d’indiquer que les deux éléments qu’il relie sont en rela‐
tion de contraste. De même, le mot je ne signifie pas une personne en
particulier mais désigne la personne qui l’utilise. Ainsi, son rôle est

Corrigé des questions de révision 319


d’indiquer à l’auditeur une information qui pourrait être paraphrasée par :
chercher le locuteur de la phrase. Ce type d’information est appelée une pro‐
cédure, car elle donne des instructions sur la manière de traiter les éléments
de la phrase. La signification procédurale se retrouve également dans des
contenus non lexicaux comme les temps verbaux.

12.2.
Identifier les expressions lexicales et non
lexicales dans la phrase suivante : Je me sens ici
comme à la maison.
Signification lexicale : sentir, maison
Signification non lexicale : je, me, indicatif présent du verbe sentir, ici,
comme, à, la

12.3.
Chercher un exemple d’expression
référentielle autonome et non autonome.
Les expressions référentielles sont dites autonomes si leur signification
suffit, en contexte, à déterminer le référent qu’elles dénotent dans le monde.
Ainsi, des descriptions définies comme cet étudiant, des descriptions indé‐
finies comme un arbre ainsi que des noms propres comme Pierre ou Paris
sont des expressions référentielles autonomes.
Les expressions référentielles sont dites non autonomes si leur signifi‐
cation lexicale ne suffit pas pour déterminer le référent qu’elles dénotent
dans le monde. Ainsi, des pronoms déictiques comme tu, des pronoms
anaphoriques comme il dans Mon père est là, il va vous recevoir et des termes
vagues comme la blonde, le petit sont des exemples d’expressions non auto‐
nomes.

320 Initiation à la linguistique française


12.4.
Chercher des exemples d’anaphore
pronominale, nominale et associative.
On parle d’anaphore lorsqu’un terme est utilisé pour reprendre une
autre expression nominale qui le précède et à laquelle il emprunte sa réfé‐
rence.
L’anaphore est pronominale lorsqu’une expression nominale est reprise
par un pronom comme dans l’exemple (1) ci-dessous. L’anaphore est
nominale lorsque l’expression nominale est reprise par une autre expression
nominale, comme en (2) ci-dessous. Enfin, l’anaphore est dite associative
lorsqu’il n’y a pas de coréférence entre les expressions mais une relation de
type partie-tout, comme en (3) ci-dessous.

1. Jean aime chanter. Il s’est inscrit à une chorale.


2. Le fils du voisin pleure tous les soirs. Cet enfant me rendra folle.
3. J’arrivais à la maison, la porte était ouverte.

12.5. Qu’appelle-t-on l’ordre temporel ?


La notion d’ordre temporel sert à faire référence à la manière dont les
événements sont relatés dans un discours. On parle d’ordre temporel dans
le cas où l’ordre des événements présentés dans le discours est parallèle à
l’ordre dans lequel ces mêmes événements se sont déroulés. Par exemple,
la suite de phrases en (1) ci-dessous suit l’ordre temporel. En revanche, en
(2) l’ordre temporel est inversé dans le discours.

1. Jean a renversé son verre sur la robe de Marie. Elle l’a insulté.
2. Marie a insulté Jean. Il a renversé son verre sur sa robe.

Le fait de suivre l’ordre temporel comme en (1) crée une narration. Le


fait d’inverser l’ordre temporel crée un discours où le locuteur ne se
contente pas de relater une suite ordonnée d’événements mais fournit une
explication de la relation qui existe entre eux (causalité).

Corrigé des questions de révision 321


12.6.
Comment les temps verbaux influencent-ils
l’ordre temporel dans le discours ?
Dans une approche pragmatique, les temps verbaux encodent des pro‐
cédures qui donnent des indications sur la manière dont les événements
sont reliés dans le discours. On parle d’inférence en avant si le temps avance,
d’inférence en arrière si les événements sont présentés dans l’ordre inverse
à l’ordre temporel (le temps recule en quelque sorte) et d’inférence statique
si le temps n’avance pas. Par défaut, le passé simple implique une inférence
en avant, le plus-que-parfait une inférence en arrière et l’imparfait une
inférence statique.
Toutefois, la grande différence entre l’approche pragmatique et les
autres approches (aspectuelle et anaphorique) tient au fait que l’informa‐
tion fournie par les temps verbaux ne représente qu’un indice qui doit être
complété par d’autres informations linguistiques et contextuelles pour
déterminer la direction du discours. Qui plus est, les temps verbaux sont
des marques dites faibles. En effet, si les informations qu’ils donnent sont
contredites par d’autres informations, ce sont ces informations qui déter‐
minent au final l’ordre du discours. Par exemple, on remarque qu’en (1) ci-
dessous, l’information donnée par le connecteur l’emporte sur celle fournie
par les temps verbaux.

1. Max fut malade parce qu’il mangea trop.

Dans cet exemple, le passé simple tend à indiquer que le temps avance
(inférence en avant), mais le connecteur parce que est associé à une inversion
temporelle (inférence en arrière).
L’analyse pragmatique a également pour avantage d’expliquer pourquoi
certains discours semblent plus efficaces (ou optimaux) que d’autres. Dans
le cas où les indices concordent, le discours est optimal. Lorsqu’il y a
contradiction entre les différentes marques temporelles comme en (1), le
discours devient sous-optimal.

322 Initiation à la linguistique française


12.7. Qu’est-ce qu’un connecteur
pragmatique ?
Un connecteur pragmatique est un mot qui a pour rôle de donner des
instructions sur la manière de relier des segments discursifs. Les connec‐
teurs ne correspondent pas à une catégorie grammaticale unifiée. Certains
sont des adverbes (donc), d’autres des conjonctions (mais, parce que) et
d’autres encore des groupes prépositionnels (après tout). Les connecteurs
forment une classe fonctionnelle, car les éléments qui la composent par‐
tagent un même rôle dans le discours : celui de donner des instructions sur
la manière de relier des unités de discours.

12.8.
Pourquoi les connecteurs sont-ils des marques
procédurales ?
L’hypothèse faite par les approches pragmatiques de la signification est
que les connecteurs pragmatiques, à l’instar des expressions référentielles
non autonomes et des temps verbaux, encodent de l’information procé‐
durale. Ainsi, leur signification est une procédure qui indique à l’auditeur
comment relier les segments discursifs.
Par exemple, la procédure encodée par parce que pourrait être para‐
phrasée comme suit : chercher une relation de causalité entre les segments
reliés. Dans le cas de mais, la procédure tiendrait en plusieurs étapes : (i)
chercher une conclusion inférable à partir du segment qui précède le
connecteur, (ii) chercher une conclusion inverse à la première à partir du
segment qui suit le connecteur, (iii) choisir cette dernière conclusion au
détriment de la première.

Corrigé des questions de révision 323


13. Chapitre 13 :
Questions de style :
métaphore, métonymie
et ironie
13.1.
Donner deux exemples qui illustrent
la différence entre métaphore ordinaire
et métaphore créative.
La métaphore ordinaire est une métaphore utilisée de manière telle‐
ment récurrente que sa signification s’est pratiquement lexicalisée, si bien
que son caractère métaphorique n’apparaît plus toujours de manière évi‐
dente pour les locuteurs. C’est le cas de métaphores comme Jeanne est une
perle ou la Bourse a coulé depuis hier. Par ailleurs, ces métaphores ont la
propriété d’être facilement paraphrasables. Par exemple, Jeanne est une perle
peut être paraphrasé par Jeanne est une personne qui allie de très nombreuses
qualités.
La métaphore créative sert au contraire à exploiter le principe de la
métaphore (l’attribution d’une propriété saillante d’un concept à un réfé‐
rent qui n’entre pas habituellement dans sa dénotation) pour créer une
signification totalement inédite. Par exemple, une métaphore comme cette
thèse est mon mont Everest est créative, car la comparaison implicite qu’elle
introduit n’est pas lexicalisée. Toutefois, cette absence de lexicalisation
n’empêche pas l’auditeur d’en tirer une série d’implicatures (on parle dans
ce cas d’implicatures faibles, cf. ci-dessous). Contrairement aux méta‐
phores ordinaires, ce deuxième type de métaphores n’est pas aisément
paraphrasable. Elles sont très fréquentes dans les œuvres littéraires, car
elles permettent de surprendre le lecteur et de créer du plaisir.

324 Initiation à la linguistique française


13.2.
En quoi la notion de ressemblance
interprétative est-elle importante pour
comprendre l’interprétation des métaphores ?
La notion de ressemblance interprétative est fondamentale pour com‐
prendre l’interprétation des métaphores, car elle permet d’inclure ces der‐
nières dans le processus général d’interprétation de tout énoncé (littéral et
non littéral). En effet, dans le cadre d’une théorie pragmatique, tout
énoncé se trouve dans une relation de ressemblance avec la pensée que le
locuteur souhaite communiquer. En d’autres termes, elle est une repré‐
sentation plus au moins fidèle de cette dernière. Étant donné que cette
ressemblance n’est que rarement totale, on comprend dès lors pourquoi la
communication est en grande partie non littérale plutôt que littérale.
Dans cette optique, la métaphore ne représente qu’un degré particulier
de ressemblance interprétative, qui est moins grande que dans le cas d’une
approximation, par exemple. Toutefois, cette ressemblance n’est pas nulle,
raison pour laquelle il est tout de même possible pour l’auditeur de com‐
prendre le vouloir dire du locuteur. Notons encore que dans une théorie
pragmatique, il n’existe pas de différence qualitative entre l’interprétation
d’une métaphore, d’une hyperbole ou d’une approximation. Il s’agit de
l’application d’un même processus, mais à des degrés divers.

13.3.
Quelle est la différence entre une implicature
forte et une implicature faible ?
De nombreux énoncés communiquent fortement un seul contenu
implicite. Par exemple, l’énoncé (1) adressé à quelqu’un qui se trouve
devant une fenêtre ouverte implicite fortement (2). L’auditeur peut ainsi
légitimement attribuer le sens de (2) au locuteur qui lui a communiqué (1).

1. Il fait froid ici.


2. J’aimerais que tu fermes la fenêtre.

Corrigé des questions de révision 325


Toutefois, il existe également des énoncés qui ne servent pas à com‐
muniquer fortement une seule signification non littérale, mais qui per‐
mettent à l’auditeur d’en déduire un certain nombre d’implicatures plus
faibles, toutes également plausibles, en fonction de ses capacités et de ses
préférences. Les métaphores créatives représentent un cas typique d’énon‐
cés qui communiquent faiblement un grand nombre d’implicatures. On
parle d’ailleurs d’effet poétique pour qualifier ce type d’effet contextuel. Par
exemple, à partir de la métaphore en (3) ci-dessous, l’auditeur pourra tirer
différentes implicatures, du type de (4) à (6).

3. Cette thèse est mon mont Everest.


4. Cette thèse est le but principal de ma vie.
5. Cette thèse représente un accomplissement très difficile pour moi.
6. Réussir cette thèse est un exploit fortement valorisé et reconnu
socialement.

13.4.
En quoi la métonymie est-elle différente
de la métaphore ?
La métaphore consiste à utiliser une propriété d’un concept saillante
en contexte et à appliquer cette propriété à un autre référent, qui n’entre
pas dans la dénotation encodée linguistiquement dans le mot. Par exemple,
dans la métaphore Sarah est un glaçon, la propriété être froid est appliquée
à un référent (Sarah) qui n’entre pas dans la dénotation du mot glaçon. En
effet, les autres propriétés du concept GLAÇON (constitué d’eau, sert à
refroidir une boisson) ne s’appliquent pas à Sarah. C’est cette extension du
concept à un nombre plus important de référents que ceux qui entrent dans
la dénotation du concept encodé linguistiquement qui permet de traiter la
métaphore comme un cas d’enrichissement pragmatique par élargissement
(cf. chapitre 2).
Dans la métonymie, ce n’est pas une propriété d’un concept qui est
appliquée à un autre référent que ceux qui entrent dans sa dénotation mais
le nom d’un référent qui est utilisé pour désigner un autre référent, en vertu
du lien qui connecte leurs espaces mentaux respectifs. Par exemple, il existe

326 Initiation à la linguistique française


un lien entre le propriétaire d’un objet et cet objet. C’est pourquoi, le nom
du propriétaire peut être utilisé pour faire référence à l’objet, comme dans
le quatre-quatre m’a encore fait une queue de poisson.

13.5.
Comment peut-on expliquer la possibilité
ou l’impossibilité des reprises anaphoriques
ci‑dessous selon la théorie des espaces
mentaux ?
1. La coccinelle a encore eu un accident. Elle n’est pas très solide.
2. *Le cappuccino demande l’addition. Il était bien mousseux cette
fois-ci.

Dans l’exemple (1), il y a métonymie entre le conducteur et la voiture


qu’il conduit. Dans ce cas, la reprise anaphorique peut avoir lieu avec la
cible (le conducteur), par exemple si l’on poursuivait cette phrase par mais
il n’a rien eu de grave, mais également sur le déclencheur (la voiture),
comme le montre la reprise anaphorique elle de l’exemple.
En revanche, dans l’exemple (2), seule la cible (le client qui a commandé
le cappuccino) peut servir pour une reprise anaphorique, comme le montre
le caractère incongru de la reprise anaphorique en (2), qui porte sur le
déclencheur (le cappuccino lui-même). Il serait par contre tout à fait pos‐
sible de poursuivre par il est très pressé.
La différence entre ces deux exemples tient au fait qu’en (1), le rapport
de connexion entre les domaines est ouvert alors qu’en (2) il est fermé (on
parle de connecteurs ouverts et de connecteurs fermés). Cette différence
s’explique par le fait que le lien entre un chauffeur et son véhicule est plus
fort dans l’esprit des locuteurs que celui qui unit un client et la boisson
qu’il commande.

Corrigé des questions de révision 327


13.6.
Donner un exemple qui illustre la différence
entre usage descriptif et usage interprétatif
du langage.
L’usage descriptif du langage sert à décrire un état de choses dans le
monde comme en (1). L’usage interprétatif sert à reproduire un énoncé
ou une pensée comme en (2).

1. Regarde le ciel, il va pleuvoir demain.


2. Selon le journal, il va pleuvoir demain.

13.7.
Comment la théorie pragmatique de l’ironie
explique-t-elle que seule la réponse (1) peut
être interprétée comme une marque d’ironie ?
Pierre : La solution à ce problème est vraiment triviale, je l’ai trouvée
en deux minutes.

Luc : (1) Alors donne-moi la solution, puisque tu es si malin.


(2) Alors donne-moi la solution, puisque tu l’as déjà trouvée.
(3) Alors donne-moi la solution, parce que tu commences à
m’énerver.

Pour qu’un énoncé soit interprété comme une marque d’ironie, il doit
remplir deux conditions. Premièrement, il doit pouvoir être interprété
comme une forme d’écho. Deuxièmement, il doit véhiculer une attitude
tacitement dissociative du locuteur vis-à-vis de la proposition à laquelle il
fait écho.
Seule la réponse en (1) remplit ces deux conditions. En effet, Luc
attribue à Pierre la pensée selon laquelle il est plus malin que les autres et
montre son désaccord tacite face à cette affirmation. La réponse (2) peut
également être interprétée de manière échoïque. En effet, Luc fait écho à
l’énoncé de Pierre, qui affirme avoir trouvé la solution du problème en deux

328 Initiation à la linguistique française


minutes. Toutefois, Luc ne montre pas une attitude dissociative vis-à-vis
de cette information, il l’accepte de manière neutre. Quant à la réponse (3),
Luc montre bien une attitude de désapprobation, mais son énoncé ne fait
pas écho à un énoncé ou une pensée de Pierre. Il indique sa propre éva‐
luation de l’attitude de Pierre. C’est pour cette raison que la réponse (3)
peut être comprise comme une critique, mais pas comme une marque
d’ironie.

14. Chapitre 14 :
Implicatures
14.1.
Quels sont les différents types d’implicatures
selon Grice ?
Grice a tout d’abord fait une distinction entre les implicatures conven‐
tionnelles et les implicatures conversationnelles. Les implicatures conver‐
sationnelles sont ainsi nommées parce qu’elles sont liées à l’utilisation ou
à la transgression manifeste des maximes de la conversation, comme le fait
de donner autant d’informations que nécessaire, de ne pas donner d’infor‐
mations inutiles, etc. Par exemple, si un étudiant travaille dans une salle
de cours vide et qu’un professeur entre et lui dit : « mon cours commence
dans cinq minutes », l’étudiant en conclura que cette phrase contient une
information pertinente pour lui, notamment le fait que le cours aura lieu
dans la salle où il travaille et qu’il est donc prié de sortir. Les implicatures
conventionnelles sont liées à l’usage de certains mots particuliers comme
les connecteurs pragmatiques mais, donc, etc. Ainsi, l’énoncé « il est tard,
donc je vais me coucher » déclenche l’implicature conventionnelle selon
laquelle le fait qu’il est tard est la raison d’aller se coucher.
Parmi les implicatures conversationnelles, Grice a opéré une deuxième
distinction entre les implicatures généralisées et les implicatures particu‐
lières. Les premières sont dérivées quel que soit le contexte de communi‐
cation, alors que l’interprétation des secondes dépend crucialement du

Corrigé des questions de révision 329


contexte. Par exemple, si un professeur annonce : « certains des étudiants
ont passé l’examen », les étudiants pourront en conclure que tous n’ont pas
réussi. Il s’agit d’une implicature généralisée liée à l’usage du quantifieur
certains. Cette implicature est donc toujours déclenchée, quel que soit le
contexte de communication. En revanche, l’implicature déclenchée par
l’énoncé du professeur qui annonce que son cours commence dans cinq
minutes dépend crucialement du contexte. En effet, ce même énoncé pro‐
noncé par le même professeur à l’adresse d’un collègue croisé à la cafétéria
provoquerait une implicature différente, par exemple le fait qu’il n’a pas le
temps de s’arrêter pour discuter.

14.2.
Quel est le critère permettant de différencier
les implicatures des implications et des
présuppositions ?
Rappelons pour commencer que les présuppositions sont des infor‐
mations d’arrière-plan, qui ne peuvent pas être questionnées ou niées. Par
exemple, dire que Jean a arrêté de fumer présuppose que Jean a fumé par
le passé. Si cette assertion est transformée en question, par exemple
« Pourquoi Jean a-t-il arrêté de fumer ? » ou niée « Jean n’a pas arrêté de
fumer », la présupposition est conservée dans les deux cas. Les présuppo‐
sitions sont déclenchées par des expressions linguistiques, par exemple ici
le verbe arrêter. Les implicatures conventionnelles se rapprochent des pré‐
suppositions, car elles sont aussi attachées à l’usage de mots spécifiques.
Toutefois, contrairement aux présuppositions, les implicatures conven‐
tionnelles ne contiennent pas d’informations d’arrière-plan mais des infor‐
mations qui font partie du contenu asserté et qui peuvent être nouvelles
pour l’interlocuteur. Par exemple, ces implicatures peuvent être liées à
l’usage d’une proposition relative explicative, comme : « Jean, qui est un
grand fan de foot, a pris un abonnement saison pour tous les matchs ».
L’information selon laquelle Jean est un fan de foot, qui est une implicature
conventionnelle, est annoncée à l’interlocuteur, ce qui n’est jamais le cas
d’une présupposition.

330 Initiation à la linguistique française


14.3.
Quel est le rôle des maximes de conversation
dans le calcul des implicatures ?
Pour Grice, si les conversations réussissent, c’est parce que les locuteurs
respectent le principe de coopération. Ce principe veut que les locuteurs
fassent de leur mieux pour aider leurs interlocuteurs à comprendre leur
message. Grice précise la manière dont les locuteurs coopèrent en décli‐
nant neuf maximes de la conversation, qui sont suivies lors de la commu‐
nication. Ces maximes indiquent que les locuteurs donnent suffisamment
d’informations pour être compris mais pas trop, qu’ils disent la vérité,
disent des choses pertinentes et sont clairs. Par exemple, un locuteur qui
indique une personne par l’expression « la fille au pull rose » donnerait
suffisamment d’informations s’il n’y avait qu’une personne avec un pull
rose dans l’environnement immédiat de la conversation. Dans cette même
situation, ajouter « la fille au pull rose avec trois petits traits mauves en
bas » serait moins approprié car cette information supplémentaire n’est pas
justifiée par les besoins de la communication. La maxime de pertinence
peut être illustrée par l’exemple du professeur qui demande à un étudiant
de sortir en lui disant : « mon cours commence dans cinq minutes », comme
nous l’avons vu plus haut. Pour dériver l’implicature lui permettant de
comprendre que le professeur lui demande de sortir, l’étudiant doit partir
du principe que ce dernier lui dit quelque chose de pertinent pour lui. Enfin,
la maxime de clarté implique de dire les choses de manière aussi claire et
logique que possible. Par exemple, si une femme annonce : « l’homme au
chapeau gris arrive », son interlocuteur pourra en conclure qu’il ne s’agit
pas de son mari, car cette expression serait un moyen très bizarre de se
référer à lui.

Corrigé des questions de révision 331


14.4.
Pourquoi Grice prévoit-il aussi la possibilité
que les maximes puissent être transgressées
de manière manifeste ?
Dans certains contextes de communication, un locuteur peut trans‐
gresser volontairement une maxime pour produire certains effets. Notam‐
ment, la maxime de vérité se remarque particulièrement lorsqu’elle n’est
pas suivie mais transgressée de manière très évidente. Par exemple, si un
locuteur s’écrie : « félicitations ! » lorsque quelqu’un s’est manifestement
mal comporté, l’effet produit est ironique. Toutefois, il ne s’agit clairement
pas d’un cas de mensonge, car l’intention du locuteur est que son interlo‐
cuteur reconnaissance la fausseté de son énoncé.

14.5.
Quels sont les critères permettant de
distinguer les implicatures conversationnelles
des implicatures conventionnelles ?
L’une des principales différences entre ces deux types d’implicatures
est que les implicatures conversationnelles peuvent être annulées alors que
les implicatures conventionnelles, de par leur ancrage dans certains mots,
ne le peuvent pas. Par exemple, le professeur de notre exemple aurait pu
continuer sa phrase en disant « le cours commence dans cinq minutes mais
vous êtes le bienvenu si vous voulez rester ». En revanche, il n’est pas pos‐
sible de continuer l’autre exemple en disant « il est tard donc je vais me
coucher, mais ce n’est pas la raison pour laquelle je vais me coucher ». Une
deuxième différence tient au fait que la dérivation des implicatures conver‐
sationnelles fait intervenir les étapes définies par Grice (le locuteur a dit
que P, etc.) la dérivation des implicatures conventionnelles n’est pas obte‐
nue par un tel raisonnement mais de par leur signification. En effet, ces
implicatures ont une signification conventionnelle ancrée dans la langue,
et elles dépendent de la signification des phrases. En revanche, les impli‐
catures conversationnelles dépendent de l’énonciation d’une phrase par un

332 Initiation à la linguistique française


locuteur dans un contexte particulier. Ce dernier point amène une autre
distinction : du fait de leur dépendance au contexte, les implicatures
conversationnelles sont indéterminées, alors que les implicatures conven‐
tionnelles sont déterminées par la signification des mots qui les véhiculent.

14.6.
Quelles sont les propriétés des implicatures
conventionnelles selon Potts ?
Potts a repris et étendu la définition des implicatures conventionnelles
de Grice. Dans cette approche, les implicatures conventionnelles pos‐
sèdent deux propriétés fondamentales. Premièrement, elles sont « anti-
arrière-plan » ce qui signifie qu’elles présentent des informations nouvelles
et qui font partie du contenu asserté et pris en charge par le locuteur. Qui
plus est, elles sont orientées sujet, ce qui signifie qu’elles contiennent des
informations subjectives qui dénotent par exemple l’état d’esprit du locu‐
teur.

15. Chapitre 15 :
Sociolinguistique
15.1.
Pourquoi la notion de variation est-elle
centrale en sociolinguistique ?
La notion de variation est centrale pour la sociolinguistique, car cette
discipline rejette l’idée de norme unique qui régirait l’usage du langage.
La sociolinguistique s’est formée sur l’observation que différents groupes
de locuteurs utilisent différentes normes linguistiques pour communiquer
entre eux. Du fait qu’un locuteur appartient dans les faits à différents
groupes (professionnels, familiaux, etc.), les normes utilisées sont aussi
variables pour une même personne selon les situations de communication.

Corrigé des questions de révision 333


15.2.
Qu’appelle-t-on un changement en cours et en
quoi cette notion est-elle liée à celle de
variation ?
La notion de changement en cours vient de l’observation selon laquelle
les langues vivantes ne sont jamais totalement stables, à aucun moment de
leur histoire. Il existe toujours certains éléments qui sont en cours de
changement à un moment donné. Les changements en cours prennent la
forme de variantes stylistiques d’une forme déjà existante dans la langue.
Ces nouvelles formes, qui apparaissent en général dans des discours oraux
et informels, finissent par se transmettre à d’autres situations de commu‐
nication puis à remplacer complètement l’ancienne norme. C’est pourquoi,
l’étude des variations permet aussi de détecter d’éventuels changements en
cours de réalisation.

15.3.
Quelles sont les dimensions du langage qui
varient le plus entre les régions ?
De manière générale, le lexique est la composante du langage qui
connaît le plus de variations entre les régions. Comme nous l’avons vu dans
ce chapitre, il existe de nombreux mots régionaux pour désigner des objets
et situations du quotidien. C’est aussi le lexique d’une langue qui se renou‐
velle le plus rapidement, au gré des modes et des évolutions sociales et
technologiques. Les changements phonologiques et syntaxiques, qui
touchent la structure même de la langue, sont plus limités et lents à se
réaliser. Toutefois, comme nous l’avons vu, ces changements se produisent
également dans une certaine mesure. Il arrive même qu’une langue
connaisse un changement syntaxique radical, comme l’ordre canonique des
mots, qui peut par exemple passer de la forme Sujet-Objet-Verbe à Sujet-
Verbe-Objet. Les changements dans la structure d’une langue sont
d’autant plus lents et modérés qu’il s’agit d’une langue normée et à forte

334 Initiation à la linguistique française


tradition écrite comme le français. Dans les langues orales, les change‐
ments se produisent beaucoup plus rapidement.

15.4.
Quelles sont les principales sources des
différences régionales ?
Les différences régionales proviennent principalement de deux sources.
D’une part, il s’agit souvent de normes qui ont été partagées par la com‐
munauté linguistique, puis qu’une partie de la communauté a abandonnées
alors qu’une autre les a conservées. Bien souvent, les innovations viennent
des régions où est parlée la variété considérée comme standard. Les régions
périphériques tendent à être plus conservatrices avec la langue. L’autre
grande source de variations régionales vient des contacts qui touchent une
partie seulement de la communauté linguistique. Ces contacts donnent en
effet lieu à des emprunts qui sont utilisés localement. Dans le cas du fran‐
çais, nous avons notamment vu que selon les régions, ces contacts peuvent
venir du néerlandais (en Belgique), de l’Allemand (en Suisse mais aussi
dans les régions françaises voisines de l’Allemagne), du Breton ou encore
un Catalan. Au Canada, le français connaît de nombreux emprunts à
l’anglais, contre lesquels des commissions locales de terminologie tentent
de lutter en proposant des équivalents français.

15.5.
Qu’appelle-t-on la dialectologie perceptuelle ?
La dialectologie perceptuelle est une branche de la dialectologie qui
vise à étudier les représentations qu’ont les locuteurs d’une variété linguis‐
tique plutôt que d’étudier les propriétés linguistiques (phonologiques,
lexicales, etc.) de cette variété. Par exemple, la dialectologie perceptuelle
s’intéresse à la manière dont les locuteurs perçoivent différents accents ou
caractéristiques régionales. Ces représentations ne correspondent pas tou‐
jours à une réalité scientifique, car parfois les locuteurs ont des apprécia‐
tions différentes de variétés qu’ils ne sont pas capables de différencier

Corrigé des questions de révision 335


lorsqu’on leur en fait écouter des extraits. Ces études sont toutefois très
utiles pour comprendre les stéréotypes qui sont associés à différentes varié‐
tés, car ces derniers sont souvent partagés par les locuteurs eux-mêmes
d’une variété, et influencent leur manière d’utiliser la langue.

15.6.
Qu’appelle-t-on l’insécurité linguistique et en
quoi cette notion est-elle liée à la notion de
variation ?
La notion d’insécurité linguistique désigne le sentiment qu’ont certains
locuteurs que la variété de langue qu’ils parlent s’éloigne de la norme stan‐
dard de leur langue et n’est de ce fait pas correcte. Souvent, les locuteurs
des régions périphériques savent que leur variété est considérée comme
moins correcte que la variété standard par les locuteurs de cette dernière,
ce qui crée un sentiment d’insécurité linguistique les empêchant d’innover.
C’est pourquoi, de nombreux régionalismes sont des normes vieillies qui
perdurent dans les régions périphériques. Ainsi, l’insécurité linguistique
est motivée par l’existence de variations dans les normes utilisées par dif‐
férents groupes de locuteurs et la manière dont ces variations sont perçues
par les locuteurs de la variété standard.

336 Initiation à la linguistique française


Index

A changement en cours, 239


Académie française, 79 classe aspectuelle, 172
acquisition du langage, 26, 124, 170 coercion, 176
acte de langage, 47, 182 communication,
illocutionnaire, 182 animale, 29, 54
locutionnaire, 181 non littérale, 37
perlocutionnaire, 182 ostensive-inférentielle, 42, 93, 132
primaire, 186 compétence, 93
propositionnel, 184 complément, 140
secondaire, 186 complémentarité (relation de), 171
acte illocutionnaire, 182 complémenteur, 156
affixe, 119 comportementalisme, 92
allomorphe, 117 composition, 120
alphabet phonétique international, 104 populaire, 121
amorçage (paradigme de l’), 126 savante, 121
anaphore, 197 computation syntaxique, 142
antonymie, 170 concept, 90
arbitraire du signe, 31, 90 connecteur pragmatique, 202, 227
argument (de la phrase), 165 consonne, 106
aspect lexical, 172 constrictive, 106
du français, 74, 109
attitude propositionnelle, 47
occlusive, 106
autisme, 24 sonore, 107
sourde, 107
B constatif, 180
basque, 75
conversion, 123
C créole, 56
Cantilène de Sainte Eulalie, 82
carré logique, 230
D
dérivation, 119
catégorie grammaticale, 134
désinence, 119
lexicale, 136
non lexicale, 136 déterminant (syntagme), 154
catégorie sémantique, 165

Index 337
dialectologie, 242 homonymie, 175
dialectologie perceptuelle, 247 hyperonyme, 167
diversification linguistique, 58 hyponymie, 167

E I
effet cognitif, 50–51 idiome, 122
effet poétique, 212 image acoustique, 90
effort cognitif, 50–51 implication, 227
élargissement, 49, 210 contextuelle, 235
enchaînement, 113 implicature, 47, 221
énoncé, 104 conventionnelle, 227
enrichissement pragmatique, 45 conversationnelle, 224
faible, 235
espaces mentaux, 212
généralisée, 225
évolution des langues, 240 particulière, 225
explicitation, indice (de communication), 29
basique, 46
inférence, 38
d’ordre supérieur, 47
directionnelle, 201
expression référentielle, 195, 233
information d’arrière-plan, 233
F insécurité linguistique, 248
faculté de langage, 26, 95 intention communicative, 42, 223
famille de langues, 59, 61 intention informative, 42, 223
flexion, 119 ironie, 38, 215
fonction grammaticale, 138
J
fonction sémantique, 139
jugement de grammaticalité, 94
force illocutionnaire, 46
forme propositionnelle, 48 L
français des banlieues, 241 langue auxiliaire, 56
franco-provençal, 76 langue des signes, 25, 31, 55
francophonie, 83 langue externe (Chomsky), 94
langue interne (Chomsky), 92, 94
G langue régionale, 237
gaulois, 76
langue (Saussure), 88
Gloses, 81
langue vernaculaire, 56
grammaire générative, 92, 96
langues d’oc, 76
grammaire universelle, 95
langues d’oïl, 76
H langues en danger, 63
holonyme, 168 langues indo-européennes, 65
langues romanes, 71

338 Index
latin vulgaire, 77 ordre temporel, 198
lemme, 119
lexique, 123 P
liaison, 113 paradoxe de l’imperfectif, 173
lieu d’articulation, 107 parallélisme logico-grammatical, 130
linguistique diachronique, 89 parole (Saussure), 87
linguistique externe (Saussure), 87 performance, 93
linguistique interne (Saussure), 87 performatif, 180
linguistique synchronique, 89 pertinence, 39
principe cognitif, 50
M principe communicatif, 50
théorie de la −, 50
maxime de conversation, 221
phonème, 103, 110
maximes de conversation,
commutation de −, 111
manière, 223
paires minimales, 111
méronymie, 168 permutation de −, 111
métaphore, 38, 210 phonétique articulatoire, 106
métonymie, 38, 212 phonologie, 28, 110
mode d’articulation, 106 suprasegmentale, 112
modèle de l’inférence, 41 phrase, 43, 102
modèle du code, 40 complexe, 156
morphème, 115 simple, 150
libre, 116 phylogénèse, 26
lié, 116 pidgin, 56
morphologie, 115 politique linguistique, 237
mot composé, 121 polysémie, 169, 175
mot valise, 122 pragmatique, 179
mots logiques, 231 prédicat, 165
mouvement (syntaxique), 152 préfixe, 119
multilinguisme, 237 de dérivation, 119
présomption de littéralité, 209
N présupposition, 233
niveau de base (des catégories), 168 principe de coopération, 223
nom, principe d’exprimabilité, 184
comptable, 172
principes et paramètres, 96
massif, 172
proto-langage, 54
normes (grammaticales), 129, 145
purisme, 131
O Q
ordonnance de Villers-Cotterêts, 78
qualité, 223

Index 339
quantité, 223 structuralisme, 86
structure argumentale, 137
R suffixe, 119
radical, 117 de dérivation, 120
référence, 195 de flexion, 119
actuelle, 196 syllabe, 108
virtuelle, 196 synonymie, 169
référent, 169 syntagme, 103, 140
régionalisme, 246 syntaxe, 28
registre (de langue), 239 système (de la langue), 88
relation, 223
relation paradigmatique, 91 T
relation syntagmatique, 91 télicité, 174
relatives (phrases), 159 test de la performativité, 181
rhétorique, 207 Théorie de la Pertinence, 223
théorie de l’esprit, 24
S transcatégorisation, 123
sémantique, 28 troncation, 122
compositionnelle, 165
trou lexical, 124
lexicale, 167
semi-voyelle, 108
du français, 108
U
universaux du langage, 95
sémiologie, 90
usage descriptif du langage, 217
Serments de Strasbourg, 80
usage interprétatif du langage, 217
signal (de communication), 29
signe (de communication), 30 V
signe (linguistique), 90 valence, 137
signifiant, 90 valeur (d’un signe), 91
signification naturelle, 221 variation, 240
signification non naturelle, 222 vériconditionalité,
signification procédurale, 193, 235 vériconditionnel, 227
signifié, 90 voyelle, 107, 244
singes vervet, 29 à double timbre, 244
sociolecte, 240 du français, 74, 108
nasale, 107
sociolinguistique, 237
orale, 107
spécification, 48
spécifieur, 140

340 Index

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