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Collection Espaces francophones

Aude BRETEGNIER et Gudrun LEDEGEN (Eds)

SECURITE / INSECURITE
LINGUISTIQUE

TERRAINS ET APPROCHES DIVERSIFIES,


PROPOSITIONS THEORIQUES
ET METHODOLOGIQUES

ACTES DE LA SEMETABLE RONDE DU MOUFIA


(22-24 AVRIL 1998)

LCF -UMR 6058 du CNRS


(Université de la Réunion)
L'Harmattan L'Harmattan Hongrie L'Harmattan Italia
5-7, rue de l'École-Polytechnique Hargita u. 3 Via Bava, 37
75005 Paris 1026 Budapest 10214 Torino
FRANCE HONGRIE ITALIE
@L'Hannatlan,2002
ISBN: 2-7475-3401-4
Aude BRETEGNIER
LCF / UPRESA 6058
Université de la Réunion

REGARDS SUR L'INSECURITE LINGUISTIQUE

o. LIMINAIRE
Les textes rassemblés dans cet ouvrage ont été proposés et
présentés lors de la 5° Table Ronde du Moufia, organisée les 22,
23 et 24 avril 1998 au sein du LCF-UPRESA 6058 du CNRS de
l'université de la Réunion, et contribuent à l'avancement de
l'Action de Recherche Partagée L'insécurité linguistique: des
mécanismes ambigus étudiés en contexte plurilingue dans les pays
du Sud, co-dirigée par Claudine Bavoux et Didier de Robillard 1.
L'année 1998 marquant le départ à la retraite du professeur émérite
Nicole Gueunier, initiatrice de la recherche francophone sur
l'insécurité linguistique2, et dont la recherche témoigne de son
intérêt constant pour cette thématique, il était bien naturel que cet
ouvrage lui soit dédié et soit pensé comme un hommage, modeste,
à sa très remarquable activité scientifique.
Il peut sembler surprenant que les Actes aient mis tant de
temps à être proposés pour publication, ce qui occasionne du reste
quelques décalages dans le temps, dont le lecteur devra tenir
compte, du point de vue des références présentes dans les articles,
dans la mesure où la plupart des travaux qui étaient en cours ou
même en projet au moment de la 5° Table Ronde du Moufia sont
achevés et / ou déjà publiés aujourd'hui. Ce retard peut trouver
quelques éléments de justification en regard des remaniements qu'a

1 Les cinq premières tables rondes du Moufia, organisées par l'UPRES-A 6058 du
CNRS-Université de la Réunion, ont réuni deux équipes et alimenté
simultanément deux programmes scientifiques des réseaux AUPELF-UREF,
Etude du français en francophonie et Sociolinguistique et dynamique des langues.
Les derniers travaux effectués dans le réseau Etude du français en francophonie
ont été publiés en 2000 par C. Bavoux, R. Dupuis et l-M. Kasbarian dans Le
français dans sa variation, L'Harmattan et en 2001 par C. Bavoux et F . Gaudin
dans Francophonie et polynomie, aux P.U.Rouen.
2 Désormais notée IL.
8 Sécurité/insécurité linguistique: terrains et approches diversifiés

connus l'équipe travaillant sur l'IL au sein du LCF de la Réunion3


et des nécessaires réorganisations qui s'en sont suivies. Mais au-
delà, il est à mon sens à mettre en lien avec le fait que les
rencontres de la 5° Table Ronde du Moufia avaient mis au jour un
certain sentiment de lassitude des chercheurs vis-à-vis de la notion
clé des débats, ainsi qu'un souhait implicitement partagé de la
laisser reposer, de la mettre entre parenthèses quelque temps.
Il est de fait relativement malaisé de bâtir cette introduction,
tant l'IL a été explorée, a stimulé des élans de recherche, a fait
l'objet de débats, de travaux, de programmes et de thèses, a
successivement suscité intérêt puis lassitude, sans que l'on ne
parvienne réellement à l'identifier, la circonscrire, à en proposer un
modèle théorique et conceptuel satisfaisant, opérationnel,
transposable. C'est que l'IL, « objet divers» (Gueunier,ici même),
réalité dont on souligne souvent la mouvance, la possible
réversibilité, liée à un rapport ambivalent et conflictuel à la langue,
à la représentation de décalages illégitimes entre ce qui est et ce qui
devrait être, à la peur de ne pas savoir inscrire son dire dans le bon
sens, à la perception que chaque échange risque de trahir le
manque, la défaillance, la dilution, condamne à agir dans un entre-
deux linguistique, identitaire, emmène à son tour le chercheur sur
un terrain théorique et méthodologique périlleux parce que
précisément interstitiel, entre-autres, que l'on ne parvient pas
encore à doter d'une identité propre.

1. INSECURITE LINGUISTIQUE, VASTE DOMAINE

A défaut de s'entendre tout à fait sur une définition simple


de ce que serait l'IL, au moins pouvons-nous déjà essayer d'en
baliser le domaine de recherche.
Norme, communauté, insécurité linguistique
Avant tout, traiter d'IL c'est s'interroger sur la communauté
linguistique, unité définie par le fait qu'un ensemble de locuteurs y
interagissent en regard de codes, de signes, de normes, de rituels,

3 En particulier, départ de Didier de Robillard, mais aussi de Aude Bretegnier, qui


devaient prendre conjointement en charge les travaux préparatoires d'édition.
A. BRETEGNIER : Introduction 9

de conventions sociolinguistiques, unité par conséquent signifiante


et fondée sur le partage de normes, d'attitudes vis-à-vis de ces
normes, d'évaluations et de catégorisations, d'identification des
performances et des défaillances.
Traiter d'~, c'est de fait forcément traiter de normes,
socialement construites, négociées et reconnues comme telles,
paramètres à part entière des interactions verbales, puisque les
échanges agissent constamment en regard des modèles normatifs,
des règles et rituels d'interaction en vigueur dans la sphère
sociolinguistique, dans cette unité sociale de sens dans laquelle ces
échanges se construisent.
Partant, le sentiment d'IL apparaît comme lié à la
perception, par un (groupe de) locuteur(s), de l'illégitimité de son
discours en regard des modèles normatifs à l'aune desquels, dans
cette situation, sont évalués les usages; et partant, à la peur que ce
discours ne le délégitime à son tour, ne le discrédite, ne le prive de
l'identité, à laquelle il aspire, de membre de la communauté qui
véhicule ce modèle normatif. C'est ainsi que l'on parle de
l'insécurité linguistique comme expression d'un sentiment
d'exclusion, d'extériorité, d'exogénéité, comme quête d'admission,
de communauté, de légitimité linguistique et identitaire.
Le rapport interagi à la norme
Très vite, ainsi, on est amené à concevoir les sentiments de
sécurité et d'insécurité linguistiques, et plus globalement le rapport
aux normes, comme un moteur de la dynamique des interactions
verbales, des positionnements interactionnels qu'adoptent les
locuteurs, dont les attitudes, les comportements et les discours y
compris épilinguistiques, sont constamment susceptibles de se
modifier au gré de la manière dont ils perçoivent la légitimité ou
l'illégitimité des discours, dont ils évaluent que ces discours disent,
construisent, la communauté ou au contraire la dys-communauté, la
compréhension ou le malentendu, dans l'ici et maintenant de
l'interaction et des normes que cette interaction fait intervenir, et
en regard des structures socio-économico-politico- etc.-
linguistiques qui régissent ces échanges à un niveau macro-social.
Et au fil de ces interactions animées par le besoin de se faire
comprendre, d'entrer en communication, d'agir avec l'autre, on
10 Sécurité/insécurité linguistique: terrains et approches diversifiés

peut proposer de comprendre ces perpétuels «changements de


position» (Goffman, 1987) comme dits et / ou agis par le locuteur
en regard de son rapport aux normes, et de fait, de son rapport à ce
que l'on peut choisir de schématiser comme deux pôles4, par
définition fantasmés, tous deux pareillement immobiles: l'un, le
mythe de la communauté, de l'unité, de l'identité, de la
compréhension absolue, du dire exactement, de l'exacte
interaction, de la sécurité; l'autre celui de la dys-communauté
constante, de la dys-conformité, du décalage immuable, de la quête
non-réussie et par conséquent figée, de l'enfermement dans le hors-
norme, de l'évolution qui mène à la disparition, de l'insécurité.
Premières difficultés
Ainsi, si le domaine de recherche qu'ouvre la réflexion sur
l'IL est vaste, et de ce fait rend ardue toute tentative de théorisation
et de modélisation, il est en même temps extrêmement riche et
conduit inévitablement le chercheur à la rencontre de
problématiques présentes dans la plupart des sciences sociales, qui
concernent par exemple les processus qui sous-tendent la
construction des identités collectives et individuelles; le rôle de la
langue et des représentations linguistiques dans ces processus; les
liens entre le social et l'individuel; les rapports (sociaux,
individuels) aux modèles, aux hiérarchies, à la norme et à la
variation, à l'homogène et à l'hétérogène, au temps et à l'espace, à
la rencontre et à l'évolution, à l'autre, etc., la façon dont ces
rapports se construisent, façonnent des types de communautés, etc.
En même temps, le domaine qu'ouvre la réflexion sur l'IL
implique pour le chercheur de se positionner à un carrefour, de
disciplines, de courants théoriques, de conceptions et de regards,
qu'il doit ordonner, organiser, en sachant que l'identification des
limites, comme celle des frontières, des (il)légitimités, des
ident- / altér-ités, des ordres et désordres n'échappe pas au

4 Nous rencontrons sur ce point le propos de Cécile Canut (ici-même), qui parle
de l'ambivalence de 1'« activité épilinguistique » comme expression d'une tension
et de «va-et-vient» permanents entre deux pôles qu'elle baptise 1'« idéal de
langue» (<<mythe de la langue unique, langue originelle, langue à soi») et la
« langue idéale» (altérité linguistique, langue de l'autre, de la communauté). Cf.
son texte: Activité épilinguistique, insécurité et changement linguistique.
A. BRETEGNIER : Introduction Il

paradoxe de l'observateur, dépendant aussi, par exemple, de la


conception que l'on peut avoir du carrefour, comme lieu de choix
entre des voies exclusives les unes des autres, ou comme lieu de
confrontation, de rencontre et d'interaction.

2. ENDOGENE / EXOGENE, LEGITIME / ILLEGITIME, SOI ET


L'AUTRE

La perception d'une identité linguistique clivée


S'il est un point sur lequel les analyses se rencontrent, c'est
que les sentiments d'IL sont à comprendre en regard des
hiérarchisations de lectes qui caractérisent les organisations
sociolinguistiques, instaurant sur le plan social et institutionnel une
variété linguistique comme modèle normatif en référence duquel
les autres variétés en présence sont évaluées par défaut. La
perception de son incapacité à conformer son dire au modèle
normatif de référence génèrerait ainsi un sentiment d'insécurité sur
le plan linguistique, décrit par Michel Francard et al. (1993)
comme une «quête non-réussie de légitimité », se manifestant en
particulier d'une part par la « sujétion» du locuteur à un modèle
linguistique (perçu) «exogène », élaboré et véhiculé hors de son
groupe, de sa communauté linguistique, et auquel le bien parler
prescrit de se conformer, et d'autre part, par des attitudes et
représentations ambivalentes vis-à-vis des variétés endogènes,
propres à son groupe, à sa région, à sa condition sociale, etc.,
dépréciées car perçues illégitimes, fautives, en regard du modèle de
référence, et dotées en même temps de qualités affectives, de
chaleur, de connivence, d'expressivité de soi, etc., refusées à la
variété prestigieuse.
Toutefois, mais nous allons y revenir, s'il est indéniable que
chaque communauté sociolinguistique est institutionnellement
dotée d'une variété fonctionnant comme norme de référence, il
semble primordial de souligner qu'elle ne constitue pas toujours,
précisément, la référence en regard de laquelle est produit,
12 Sécurité/insécurité linguistique: terrains et approches diversifiés

interprété et évalué le langageS, et que d'autres normes sont


constamment appelées à intervenir dans les interactions verbales
pour participer à la détermination du caractère correct / incorrect,
approprié / inapproprié, légitime / illégitime des usages
linguistiques.
Cela dit, le travail de Francard, outre son mérite d'avoir
constitué le premier essai de théorisation de l'objet «insécurité
linguistique », d'avoir mis en exergue sa dimension
représentationnelle, d'avoir souligné le rapport entre IL et
conscience normative, et l'importance de s'orienter vers des
analyses plus qualitatives, vient enrichir la problématique du
couple notionnel endogène / exogène, fort pertinent, tant les
sentiments de sécurité et d'insécurité linguistiques apparaissent
précisément liés aux représentations que construisent les locuteurs
des frontières, frontières de langues, de normes, de groupes,
frontières entre ce qui est dans la norme et ce qui en est exclu,
entre le légitime et l'illégitime, entre le Même et l'Autre, entre
l'intérieur et l'extérieur.
La quête est celle d'une reconnaissance de légitimité, liée à
une représentation de la norme comme exogène, autre, extérieure,
à son leete, à son groupe d'appartenance, à soi, et en retour, du fait
de son identité de locuteur d'une variété hors-norme, de sa propre
exogénéité par rapport au groupe sociolinguistique (locuteur de la
variété) légitime, par rapport à la norme.

Dans le contexte réunionnais, il arrive que l'on rencontre des


représentations à ce point conflictuelles de la situation
sociolinguistique que français et créole ne peuvent être conçus
autrement que comme deux sphères socio-identitaires et
linguistiques organisées en camps adverses, et, à l'extrême,
exclusifs l'un de l'autre, entre lesquels le fossé est tel que
l'accession à la variété linguistique de référence et l'admission en
tant que locuteur légitime de cette variété, le français, n'est
représenté possible qu'au terme d'une rupture avec le créole

5 Car elle est aussi susceptible de constituer la variété, précisément, dont l'usage
fait émerger l'illégitimité.
A. BRETEGNIER : Introduction 13

illégitime 6. Par ailleurs, cette représentation de l'espace


sociolinguistique semble liée à une représentation elle-même clivée
de l'identité linguistique, partagée entre un exogène légitime que
l'on cherche à rejoindre, et un endogène illégitime que l'on tente
de corriger. Le français serait donc la variété (représentée)
exogène, que l'on apprend pour l'image sociale que l'on veut
construire de soi-même et projeter au monde, dans l'espoir d'une
progression professionnelle, économique et sociale, et qui peut à ce
titre se décrire comme une variété du paraître; alors que le créole,
variété endogène, pourrait être décrit comme une variété de ['être
(que l'on «n'a pas apprise », souvent représentée comme
« héréditaire », «innée », partie prenante du patrimoine à la fois
culturel et génétique, de la constitution même de la personne
réunionnaise), mais aussi comme une langue qui «freine », ou
même «empêche» la maîtrise du français, une variété à
« corriger », qui « piège », « emprisonne », dont il faut se sortir, et
qui menace constamment de surgir dans le discours, de trahir le
paraître.
Ces représentations, dont on rend compte ici de
manifestations extrêmes, illustrent parfaitement ces perceptions de
décalages illégitimes entre l'exogène et l'endogène, puisque les
locuteurs se sentent précisément déchirés entre une langue de
l'intérieur, propre à soi et à son groupe, qu'il s'agit de dépasser, et
une langue de l'extérieur, langue-norme, exogène à l'être, que l'on
souhaiterait pouvoir s'approprier, intérioriser.
Posséder, intérioriser, fusionner avec la langue: langue-entité et
être-langue
Les témoignages recueillis lors des enquêtes révèlent très
fréquemment cette perception que la langue, ou la norme, est
exogène à soi, et en retour, ce sentiment d'incapacité à être dans la
norme, de constamment risquer de commettre la faute
délégitimante, perception qui nous apparaît sous-tendre une
représentation de La langue comme entité circonscrite, figée,

6 Ce qui s'exprime par exemple par le fait que le modèle linguistique parental,
créolophone, constitue un modèle par défaut, qu'il s'agit de ne pas reproduire,
transmettre, etc. (avec toute la culpabilité que peut faire émerger l'idée de passer
dans l'autre camp).
14 Sécurité/insécurité linguistique: terrains et approches diversifiés

préservée de la mouvance, de la pluralité, de la rencontre, de la


contradiction, du rapport de force, hors du temps, de l'espace
social. Cette mythification de la langue en fait une sorte de langue-
entité7, dont ne peut faire bon usage qu'un modèle de locuteur
légitime, pareillement homogène, atemporel, invariant, un être-
langue, fusionné avec elle.

A la Réunion, ce type de représentation nous est apparu,


sous diverses formes et avec des enjeux différents, aussi bien
attaché au français qu'au créole. Pour le français, l'idée de langue-
entité vient renforcer la représentation du français comme langue-
norme, rigide, prescriptive. Elle est à la fois insécurisante,
puisqu'elle rejoint l'idée du français comme langue de l'Autre,
fermée à l'expression de soi, et dont ne peut faire légitimement
usage que le locuteur originaire, pour dire vite, de la sphère franco-
française; et à la fois sécurisante car elle entérine l'idée du français
comme langue structurée, forte, en regard de la faiblesse du créole
en tant que Langue, de la perception de son caractère anomique,
dilué. Le français langue-entité constitue de ce fait en quelque sorte
un repère, confortant l'idée qu'il constitue bien le modèle
linguistique à atteindre. Pour le créole, cette idée se retrouve dans
l'idée communément exprimée que le «vrai» créole ne se parle
qu'ailleurs, plus haut, plus au sud, plus à l'est, plus dans le passé,
etc. La variété mythique « vrai créole» repose ainsi tout autant sur
l'idée d'une langue-entité bien distincte du français, parlée par un
être-langue, unilingue, que l'on ne rencontre plus, et vient
compenser l'idée de la dilution linguistique dans l'ici et
maintenant.

7 J'ai proposé cette notion dans un article intitulé Langue-entité, langue-identité,


essai sur un rapport insécurisé à la langue, proposé dans le cadre de l'ARC
Langue(s) et identité(s) collective(s) promue par M. Francard à l'université de
Louvain-la-Neuve, qui tente, à partir de l'analyse d'un texte traitant des conflits
linguistiques, littéraires, identitaires entre la France et la Belgique, d'ouvrir une
réflexion sur les rapports entre les discours et les images, entre les signes
linguistiques et leurs référents, entre « les réalités », et les concepts, les mots, la
langue. Cet article propose une hypothèse de lecture du texte, de compréhension
de ce que le narrateur (et auteur) dit de ces rapports, de la façon dont HIes agit
dans son discours, et de celle dont, en retour, son discours dit de son énonciateur.
A. BRETEGNIER : Introduction 15

Dans tous les cas, l'idée de langue-entité dote la langue de


frontières rigides, que ce renforcement soit sécurisant car il apporte
une réponse à une perception de dilution et de perte de la langue,
ou qu'il soit insécurisant car il contribue à faire de la langue une
entité fermée, exogène, faisant du locuteur non plus un agent (qui
prend la langue en charge, la gère, interagit avec elle), mais un
sujet de la langue, un locuteur assujetti. L'insécurité linguistique
est d'autant plus forte que la quête de légitimité, d'endogénéité,
d'appartenance à la langue, est d'avance perçue comme «non-
réussie» (Francard (op. cit.)), figée dans un entre-deux illégitime,
et que le locuteur a le sentiment que la légitimité ne peut qu'être
jouée, mise en scène, «spectacularisée» (Lafont, 1981) dans le
paraître face à l'autre.
SL / IL, communauté linguistique, définition de modalités
d'inclusions / exclusions
Le couple notionnel exogène / endogène nous renvoie enfin
à l'intérêt qui nous est apparu de considérer la sécurité et
l'insécurité linguistiques en regard d'une conception de la
communauté linguistique, comme ensemble hétérogène de micro-
communautés, de «sphères sociolinguistiques» 8, chacune étant
fondée sur le partage de normes (linguistiques,
communicationnelles), mais aussi sur une communauté de rapport
aux normes qui induit des attitudes et des comportements
linguistiques particuliers, et détermine un ensemble de modalités
spécifiques d'appartenance, d'admission, d'inclusion et
d'exclusion, de négociation de légitimité, une perméabilité plus ou
8 Cette conception, explicitée ici-même (Bretegnier, Vers la construction d'une
modélisation de ['ILl SL), permet de rendre compte qu'au-delà du caractère unifié
de la communauté linguistique, lié au fait qu'elle est fondée sur le partage et la
reconnaissance d'une norme linguistique qui sert de référence (directe ou
indirecte) dans toutes les sphères, celle-ci est composée de micro-« unités de
gestion de ressources linguistiques» (Baggioni, Moreau et Robillard (in Moreau
(Dir.), 1997 : 91-92», de sphères sociolinguistiques construites en regard les uns
des autres, caractéristiques du point de vue de ces modalités
d'inclusion / exclusion que nous venons d'évoquer (et qui rejoignent nettement la
représentation de et le rapport à ce qui est endogène et exogène), allant des
sphères les plus inclusives, et sans doute les plus hétérogènes, à celles qui sont
avant tout, voire seulement, fondées précisément sur la base de l'exclusion de
l' Autre.
16 Sécurité/insécurité linguistique: terrains et approches diversifiés

moins importante des frontières du groupe et de la variété


linguistique qui en fonde l'identité, un rapport particulier à l'Autre,
une façon caractéristique de s'inscrire et d'agir avec et en regard
des autres dans la macro-communauté linguistique qui comprend le
groupe d'appartenance.
L'idée est de tenter de comprendre la sécurité / insécurité
linguistique en regard de la façon dont les locuteurs, invités (en
entretien) à décrire la situation sociolinguistique, à raconter leur
propre trajectoire et histoire linguistique, disent et agissent en
même temps leur représentation de la communauté linguistique et
des micro-communautés qui la composent, les sphères
sociolinguistiques, tracent des frontières (donc opèrent des
catégorisations et des évaluations) et envisagent leur perméabilité,
les considèrent comme des bornes de séparation ou au contraire des
lieux possibles d'interaction avec l'autre, en définissent des
modalités d'inclusion et d'exclusion, de légitimité et d'illégitimité,
placent les uns et les autres, se positionnent eux-mêmes dans
l'endogène ou dans l'exogène, dans l'agentivité ou dans la
sujétion, etc.
Il arrive ainsi que l'on se trouve face à des locuteurs qui
semblent ne pouvoir trouver le biais d'une légitimité linguistique
que dans le cadre d'une pratique linguistique cryptée, qu'à la
condition de construire et de se placer dans une sphère fondée sur
une contre-norme produite en référence à l'autre que l'on perçoit,
dans le jeu officiel de l'organisation sociolinguistique hiérarchisée,
plus légitime que soi, et que l'on exclue, que l'on place
précisément dans l'exogène, une sphère dans laquelle le jeu est
celui d'une déconstruction, provisoire et artificielle, des normes
sociolinguistiques par rapport auxquelles ces mêmes locuteurs sont
par ailleurs extrêmement dépendants, une sphère fondée sur des
normes et des modalités de légitimité et d'illégitimité parfaitement
inversées, dont ils peuvent enfin, par le biais de cette mise en
scène, se percevoir agents et gestionnaires.
On voit ainsi que la perception d'exogénéité peut être tour à
tour source et / ou manifestation de sécurité et d'insécurité, de
même que des comportements tels que les phénomènes de
fluctuations et / ou d'alternances, de styles, de registres, de
langues, d'identités..., que des schémas d'interprétation trop
A. BRETEGNIER : Introduction 17

rigides dicteraient de traduire en quelque sorte automatiquement en


termes d'IL. De fait, l'ambivalence qui caractérise
fondamentalement le rapport à la langue fait que l'on a
effectivement bien du mal à faire état de «traits» en toutes
situations révélateurs, soit de SL, soit d'IL, ce que l'on peut donner
pour preuve, à l'instar de Frédéric Tupin (ici même)9, de la
faiblesse de la théorisation de l'IL et de la «précarité» de la
notion. Mais on peut également partir du principe à la fois modeste
et ambitieux, partagé par Cécile Canut (ici même), selon lequel
l'ambivalence constitue bien le « seul invariant de
fonctionnement », se montrer plus prudent et même peut-être
finalement renoncer à rechercher des traits, des traces
invariablement interprétables en termes de SL ou d'IL, pour
orienter davantage la recherche vers la compréhension des
processus qui sous-tendent les attitudes, les comportements et les
sentiments épilinguistiques, et dont ce qui précède cherche à rendre
compte.

3. REGARDS SUR L'OBJET DE RECHERCHE «INSECURITE


LINGUISTIQUE»

Les articles présents dans cet ouvrage sont ordonnés en trois


chapitres. Le premier chapitre regroupe les textes qui contribuent
directement à faire le point sur l'état d'avancement de la question
de la possibilité de théorisation de l'objet « insécurité
linguistique », et rendent explicitement compte de
questionnements, positionnements et propositions théoriques. Les
second et troisième chapitres rassemblent des études qui consistent
plus directement en des enquêtes de terrain. Sont ainsi rassemblées
dans le second chapitre les enquêtes menées dans le cadre de
l'institution scolaire, terrain dont on a souvent montré qu'il était
privilégié pour l'observation et la compréhension de l'IL; tandis
que le troisième chapitre rassemble des études portant sur des

9 Une «lecture diagonale des travaux exploitant le concept d'IL» donne ainsi à
Frédéric Tupin «le sentiment que chaque chercheur produit son propre outil
d'analyse et que certains traits susceptibles de témoigner de manifestations d'IL,
n'auraient pas la même signification dans d'autres lieux, voire relèveraient
d'attitudes sécures sur d'autres terrains! ».
18 Sécurité/insécurité linguistique: terrains et approches diversifiés

terrains autres, et qui contribuent à leur tour à rendre compte de la


diversité des regards possibles sur l'IL.
Ce découpage, qui opère une distinction entre les textes qui
tentent de rendre compte de l'objet IL d'un point de vue théorique,
et ceux qui l'appréhendent et l'observent à partir d'enquêtes de
terrain, est forcément discutable, puisqu'il sous-tend un clivage
entre théorie et pratique, que par ailleurs nous discutons
(Bretegnier, ici même). Mais il fallait bien se résoudre à faire un
choix, et cet agencement, qui ne doit pas être compris comme une
mise en cause du caractère indissociable et interdépendant des
deux aspects de la recherche, nous a paru présenter le mérite d'être
à la fois classique et simple, et contribuera, nous l'espérons, à
simplifier la recherche des articles dans l'ouvrage lors de sa
consultation.

Un des objectifs des rencontres de la 5° Table Ronde du


Moufia était de faire le point sur la théorisation de l'objet IL,
problématique centrale pour les chercheurs engagés au sein
l'Action de Recherche Partagée L'insécurité linguistique: des
mécanismes ambigus étudiés en contexte plurilingue dans les pays
du Sud, initiée par le LCF / UPRESA 6058 du CNRS. Le premier
volet de l'ouvrage présente ainsi les contributions à cette réflexion
théorique et méthodologique, et rassemble les communications de
Nicole Gueunier, Gudrun Ledegen, Frédéric Tupin, Cécile Canut et
Aude Bretegnier.

En charge de l'ouverture des rencontres, Nicole Gueunier


propose un bilan fort instructif qui retrace les principales lignes de
l'histoire de la recherche sur l'IL, et jette en même temps un regard
à la fois empirique et analytique sur les évolutions qui ont marqué
la sociolinguistique. Elle rappelle à ce sujet qu'il convient de
comprendre le travail des sociolinguistes des années 60-80 en
regard de leur contexte historique. De fait, il s'agit de garder à
l'esprit que l'inscription de la sociolinguistique dans un courant de
type positiviste et expérimental, dont la rigueur peut aujourd'hui
apparaître extrême et donc réductrice, a effectivement permis à la
discipline, mais aussi aux sciences sociales en général, de se
démarquer fermement des études impressionnistes et souvent
A. BRETEGNIER : Introduction 19

idéologiques menées jusque là, et de se faire accorder / reconnaître


un statut scientifique, d'être légitimement admises dans la
communauté scientifique. Partant, l'inscription des recherches dans
des approches théoriques plus souples, qui relativisent en
particulier le clivage objectif / subjectif, nécessitait que la
sociolinguistique conforte suffisamment sa légitimité en tant que
science pour que s'ouvre pour les chercheurs la possibilité de
s'écarter du modèle objectiviste, sans que cet écart ne mette en
doute le caractère scientifique de leurs recherches, et sans non plus
retomber dans l'impressionnisme abusif des études du début du
siècle. Nicole Gueunier souligne également la dimension
pluridisciplinaire de l'IL, « sentiment » (psychologique) et
« comportement » (linguistique) à replacer dans un contexte socio-
économique, et livre au lecteur des idées ainsi que quelques
recommandations et conseils précieux dans la perspective de
recherches ultérieures. Elle pose du reste une question qui reste en
effet à ce jour sans réponse précise, et qui consiste à se demander si
l'IL est à corréler avec la pratique d'une variété minorée ou avec
les représentations et les opinions sur cette variété.

C'est aux domaines linguistiques dans lesquels apparaissent


l'IL que Gudrun Ledegen s'intéresse. Ses enquêtes, menées auprès
d'étudiants en Lettres Modernes de l'université de Tours (France),
d'étudiants en Philologie romane de l'université catholique de
Louvain (Belgique) et d'étudiants de l'École Normale de Nivelles
(Belgique), visent à vérifier l'hypothèse de M. Glatigny selon
laquelle les domaines de l'IL seraient plus «marginaux»
(phonologie, morphologie, lexique) que «profonds» (syntaxe,
sémantique) ». Reprenant la distinction proposée par M.-L. Moreau
entre IL dite et IL agie, son étude vise à confronter les discours
épilinguistiques avec les «compétences réelles» : elle compare la
façon dont les témoins se «disent insécures» (questionnaires
épilinguistiques), avec celle dont ils se « révèlent insécures » dans
les tests de compétence (en morphologie, syntaxe, lexique et
prononciation), pour dresser des «profils de SL / IL par domaine
linguistique ». Son étude, inscrite dans un cadre théorique
corrélationniste et dans une conception labovienne de l'IL, la
conduit d'abord à confirmer les résultats obtenus par D. Lafontaine
20 Sécurité/insécurité linguistique: terrains et approches diversifiés

(1986) et M. Francard (1989) : les étudiants belges se montrent


globalement sécurisés du point de vue de leur prononciation, ce
qu'elle établit dans la mesure où, d'une part, les questionnaires
épilinguistiques révèlent qu'ils sont moins animés que les étudiants
français par le désir d'améliorer leur prononciation, et où d'autre
part, les tests de compétence montrent moins de corrections et
d'hypercorrections. On a donc là une corrélation entre le dire et
l'agir. Dans le domaine de la graphie, les étudiants belges, en
particulier les Normaliens, se montrent au contraire plus
insécurisés que les étudiants français, ce que Gudrun Ledegen
attribue au fait que, plus qu'en France, a cours en Belgique une
utilisation généralisée des termes orthographe d'usage vs
orthographe grammaticale et ainsi se trouve élargi le champ de ce
qui est appelé orthographe. L'IL se révèle ici par le fait que ce
domaine est prioritaire dans les désirs d'amélioration, que les
incompétences en orthographe sont globalement considérées
comme très graves, et que les tests de compétences révèlent des
taux importants « d'hypercorrectismes et d'incorrections
orthographiques». De leur côté, les étudiants français s'avèrent
plus insécures que les Belges dans le domaine de la morphologie,
et cette insécurité est corrélée avec une moins bonne maîtrise de la
norme morphologique. Enfin, pour tous les étudiants, le domaine
de la syntaxe est le plus insécurisant, celui vis-à-vis duquel ils se
montrent le plus normatifs, ce qui, de nouveau, fait écho aux
résultats obtenus par les tests, puisque chez les trois groupes de
témoins «la syntaxe est le domaine le plus cité dans les
incompétences considérées comme «très graves », et celui dans
lequel ils produisent le plus grand nombre d'incorrections, ainsi
que le plus d'hypercorrectismes ». Ainsi, si ses enquêtes ne
permettent pas à Gudrun Ledegen de conclure de façon tranchée en
faveur ou en défaveur de l'hypothèse de M. Glatigny, les résultats
obtenus semblent aller dans le sens d'une infirmation de cette
hypothèse et ils mettent à jour de nombreuses corrélations entre les
façons dont les étudiants « se disent» et « se révèlent» insécurisés.

C'est à Frédéric Tupin que revient probablement la palme de


la critique la plus détaillée de la notion d'IL, dont il montre qu'elle
souffre d'une double carence qui la prive de la possibilité
A. BRETEGNIER : Introduction 21

d'accéder« au statut de concept », puisqu'à l'absence d'une


définition tout à fait consensuelle et opérationnelle s'ajoute une
« instabilité méthodologique tant au plan des recueils de données
que des traitements - statistiques ou qualitatifs - qui leur sont
appliqués », configurations méthodologiques entre lesquelles
l'auteur préconise de faire un choix. Soulignant l'hétérogénéité qui
caractérise les approches de l'IL, Frédéric Tupin nous propose
ainsi de réfléchir à l'élaboration d'un plan expérimental qui
permettrait de mettre en place un protocole standard de mesure de
l'IL reposant sur les outils et les enseignements que fournissent les
méthodes de la statistique inférentielle.

Les deux articles qui suivent se rejoignent dans le fait que


leurs auteurs, Cécile Canut et Aude Bretegnier, s'appliquent moins
à chercher à mesurer des taux de SL et d'IL, qu'à tenter d'identifier
et de comprendre les processus qui sous-tendent la construction des
rapports à la langue. Dans cette optique, les sentiments allant de la
SL et à l'IL sont conçus comme partie prenante de l'ensemble des
paramètres des situations de communication, participant à l'inter-
action des positionnements, des opérations de catégorisations et
d'évaluation des lectes (et des locuteurs), liés aux représentations
que les locuteurs co-construisent de la (leur) ou les (leurs) langues,
dans ses caractères homogène / hétérogène, excluant / incluant,
intérieur / extérieur, structuré / dilué, etc. Les deux auteurs ont
ainsi en commun de considérer l'IL comme un outil d'observation
et de compréhension de la façon dont les échanges s' interagissent
en regard d'un (de) cadrees) sociolinguistique(s) et politiquees),
que l'histoire des représentations et des rapports à la langue
contribuent à façonner et à construire.

Cécile Canut concentre sa réflexion sur l' « activité


épilinguistique », terme qu'elle emprunte à Culioli, et dont elle
souhaite montrer le rôle prépondérant dans les processus plus
vastes de variation et de changement linguistique. Elle appuie sa
réflexion sur un ensemble d'enquêtes menées au Mali et en France,
analysées d'un point de vue comparatif, et par le biais desquelles
elle établit un lien entre les caractéristiques d'une situation
sociolinguistique donnée et l'activité épilinguistique des locuteurs.
22 Sécurité/insécurité linguistique: terrains et approches diversifiés

Elle montre par exemple que le centralisme linguistique et la forte


standardisation linguistique qui caractérise la situation française
génèrent une tendance à des discours épilinguistiques « ambiants»
de type prescriptif et des positionnements plutôt «excluants»
(hostiles à l' hétérogène, à la pluralité, à la rencontre) ; et que les
situations de plurilinguisme, dans lesquelles les langues sont moins
standardisées, favorisent des rapports à la langue moins
prescriptifs, et des discours plus «incluants ». Pour Cécile Canut,
l'IL est une «conséquence langagière, discursive ou linguistique
(hypercorrection, hypo-correction)>> du rapport à l'autre, des
images que les interlocuteurs construisent les uns des autres, et naît
de la tension générée par une perception d'hétérogène qui se heurte
à une volonté d'homogénéisation.

De son côté, Aude Bretegnier essaye de réfléchir à un


modèle de communauté linguistique susceptible de rendre compte
des rapports aux ressources linguistiques et aux normes, qu'elle
étudie en fonction des perceptions de légitimité ou d'illégitimité, et
dont elle montre qu'ils sont à l'origine des positionnements
adoptés lors des interactions verbales, de la définition (co-
construite, négociée en interaction) des frontières linguistiques et
identitaires. Les comportements et les attitudes sont ainsi envisagés
simultanément en amont, en regard du positionnement des
interlocuteurs par rapport à l'organisation sociale stratifiée, et en
aval, au regard des paramètres de la situation de communication
dans laquelle ils sont engagés, qui en redéfinissent constamment
les enjeux et les modalités. Dans une perspective qui se veut
résolument co-constructiviste, Aude Bretegnier propose ainsi
d'envisager la SL et l'IL par l'intermédiaire d'un modèle de
communauté linguistique organisé (représenté) en «sphères
sociolinguistiques », fondées sur le partage d'un ensemble de
normes qui définissent les usages comme appropriés / inappropriés,
corrects / incorrects, légitimes / illégitimes, et par conséquent qui
définissent également la légitimité ou l'illégitimité des locuteurs au
sein de ces sphères, qui les définissent comme inclus ou exclus,
intérieurs / extérieurs, etc. Les échanges sont ainsi compris comme
l'expression verbale de ces positionnements et repositionnements
perpétuels, en faisant l'hypothèse que les comportements et les
A. BRETEGNIER : Introduction 23

attitudes linguistiques peuvent s'interpréter comme des


déplacements, en interaction, d'une «sphère» à une autre,
déplacement qui s'opérerait en fonction du caractère
sécurisant / insécurisant de ces sphères pour l'un des (ou les)
interlocuteurs construisant l'échange.

Le chapitre regroupant les enquêtes menées dans le cadre de


l'institution scolaire s'ouvre sur une enquête proposée par Jean-
Michel Kasbarian, qui porte sur des groupes-classes allant de la
première à la dernière année d'école secondaire, période de la
scolarité dont l'auteur souligne la fonction particulière
d'identification, de marquage et d'évaluation des variantes de
langue. Etayant sa réflexion au moyen des outils de description
linguistique que propose la grammaire polylectale (Berrendonner),
Jean-Michel Kasbarian observe les attitudes des enseignants et des
élèves face à l'étude du texte d'une chanson rap, qui se caractérise
par «une grande diversité registrale, expressions, tournures
syntaxiques familières ou argotiques mais aussi des formes
relevant d'un registre soutenu ». Il concentre en particulier son
attention sur les procédures d'appropriation du sens en fonction de
tensions que dessine un conflit entre «légitimité» (stratégies
lectales issues de l'activité langagière visant à augmenter la
maniabilité du système par la recherche de la meilleure procédure
d'encodage), et «normativité» (métadiscours normatif visant à
prévenir les différenciations excessives du code commun, à assurer
l'homogénéité), et tente ainsi d'appréhender 1'« insécurisation »
linguistique des collégiens et lycéens que produit la structuration
normative induite par les enseignants.

C'est avant tout en tant qu'ils peuvent constituer des outils


didactiques, dans le cadre de pratiques pédagogiques précises, que
Paule Fioux s'intéresse à la SL / IL, ce qu'elle nous montre ici à
partir de deux comptes rendus d'expériences sur le terrain
réunionnais.

Sa première enquête nous mène auprès d'étudiants de


DEUG I de Lettres Modernes de l'Université de la Réunion, dont
le cursus comprend la passation d'une U.V. «Langue française »,
24 Sécurité/insécurité linguistique: terrains et approches diversifiés

instituée, depuis l'année 95-96 dans le but explicite d'aider les


étudiants réunionnais à améliorer leurs performances linguistiques
en français. Sous-jacente à l'institution de cette Unité de Valeur, la
situation sociolinguistique réunionnaise caractérisée par le contact
de variétés proches les unes des autres, et le présupposé selon
lequel les Réunionnais sont enclins à la production d'interférences
linguistiques et de confusions de codes, et par conséquent à des
sentiments d'IL. Afin de cadrer au mieux son intervention dans le
cadre de cette session de cours, Paule Fioux établit un « portrait du
groupe» en fonction de la relation des étudiants au français. Ce
portrait se fonde d'abord sur des données objectives de
catégorisation (première langue parlée, catégorie socio-
professionnelle des parents de l'étudiant et note obtenue à
l'épreuve écrite de français du bac), dont elle observe les
corrélations, et qu'elle confronte avec une série de questions plus
subjectives, qui portent en particulier sur des évaluations, par les
étudiants, de leurs compétences en français, mais aussi sur les
sentiments d'« intimité» développés envers les langues, dont elle
croise encore chaque fois les résultats. Remarquant que le domaine
grammatical est celui qui suscite le plus d'insécurité chez les
étudiants, elle part avec eux en quête de leurs «illusions
grammaticales» et les invite à en réfléchir le sens, afin de les aider
à « conscientiser » leur propre activité d'écriture grammaticale, et à
«déjouer (peut-être !) les illusions futures ». Parmi les données
subjectives, la question «quelle est pour vous la langue la plus
intime?» semble faire sens pour les étudiants puisque 48,6%
d'entre eux indiquent des choix «d'intimité linguistique»
différents de la première langue parlée. Près de la moitié des
étudiants font ainsi explicitement acte d'un rapport hétérogène à
« la» langue (la langue à soi, «sa» langue), en marquant un
clivage entre une première langue de fait, liée à leur histoire
linguistique, une identité linguistique attribuée de l' extérieurlo, et
une langue que l'on s'est attribuée, avec laquelle on a construit une
relation de l'ordre de l'affectif, une langue que l'on sentirait plus

10 Avec tout le poids de l'interdiscursivité, qui intervient dans la décision qui


consiste à cocher, lors de la passation du questionnaire, telle langue comme
« première langue parlée ».

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