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Publié dans Revue Tranel (Travaux neuchâtelois de linguistique) 48, 25-42, 2008

qui doit être utilisée pour toute référence à ce travail

Co-construction dans l'interaction en classe


de FLE: De la dialogicité du langage vers la
dialogicité de l'apprentissage

Fee Steinbach Kohler


Université de Bâle, Institut d'Etudes françaises & francophones
fee.steinbach@unibas.ch

Exploring the bakhtinian notion of the dialogic nature of language for the process of
second language learning, the aim of this paper is to illustrate the social and situated
dimension of the learning process, as interactional, dialogical achievement, on the basis
of a case study in the French foreign language classroom. The theoretical stance
developed here places itself within the larger framework of interactionally and
socioculturally informed research concerned with the embeddedness of (inter)action,
language and cognition, that emphasizes the socially situated and contingent dimension
of cognition and competence, proposing a re-conceptualisation in the perspective of
action (Pekarek Doehler, 2006) and social practices. A micro-analytic approach allows to
follow the stepwise and collaborative construction of linguistic resources across
participants in a peer-group interaction, and the subsequent mobilization of a resource
across time (after a one month interval).

1. Introduction
"Chaque mot renvoie à un contexte ou à plusieurs, dans lesquels il a vécu son existence
socialement sous-tendue. (…). Le mot du langage est un mot semi-étranger. Il ne le sera
plus quand le locuteur y logera son intention, son accent, en prendra possession, l'initiera
à son aspiration sémantique et expressive". (Bakhtine, 1978: 114-115)

Exploitant l'idée bakhtinienne de la dialogicité essentielle du langage dans le


domaine de l'apprentissage d'une L2, le présent article se propose de tracer la
dimension sociale, et ainsi foncièrement dialogale et dialogique1 du processus
d'apprentissage comme accomplissement interactionnel, sur la base d'une
étude de cas en classe de français langue étrangère (FLE) dans une
perspective socio-interactionniste et micro-analytique.
Les réflexions développées par la suite s'inscrivent dans un cadre conceptuel
plus large de pensée d'inspiration interactionniste et socioculturelle en
sciences humaines qui articule la triade (inter)action, langue et cognition (cf.

1 La notion de dialogal prend "en charge tout ce qui a trait au dialogue en tant qu'alternance de
tours de parole, disons le dialogue externe pour parler comme Bakhtine (…)", tandis que
dialogique sert à "prendre en charge la problématique de l'orientation de l'énoncé vers d'autres
énoncés, disons pour faire vite le dialogue interne" dans la pensée bakhtinienne (Bres, 2005:
2).
26 Co-construction dans l'interaction en classe de FLE

Goodwin, 2000; Mondada, 2006) dans une sphère commune. Ces courants
transdisciplinaires postulent l'origine sociale de la cognition et des
compétences. Ils mettent l'accent sur leur nature située et contingente, et en
proposent une "re-conceptualisation dans la perspective de l'action" et des
pratiques sociales (Pekarek Doehler, 2006; cf. aussi Hall, 2006; Lave &
Wenger, 1991).
Dans cette perspective, la langue n'est plus réductible à un système
autonome. Elle devient ressource co-constructible et mobilisable dans et pour
l'interaction (Pekarek Doehler, 2006; Pekarek Doehler & Steinbach Kohler (en
prép.)). Les éléments de la langue sont sujets à des manipulations et des
négociations qui mettent en jeu aussi bien le savoir et les compétences des
apprenants que leurs rôles et faces (Lüdi, 1991). De même, le savoir, plutôt
que d'être simplement transmis d'un cerveau à l'autre, est configuré sur la
base d'expériences personnelles, nécessairement situées, touchant autant
aux dimensions épistémique que relationnelle.
A l'exemple d'interactions en groupes de pairs en classe de FLE, nous
suivrons d'abord la co-construction dialogale du discours et des formes
linguistiques comme accomplissement local, à travers les participants, trois
apprenantes de français langue étrangère dans un contexte suisse
alémanique, pour ensuite observer la mobilisation subséquente de l'une des
formes à travers le temps, à un mois d'intervalle. Une approche micro-
analytique permettra plus particulièrement de tracer l'établissement de la
forme en question comme ressource au sein ce qu'on pourrait appeler une
micro-communauté de pratiques.
Ainsi, le cas analysé permettra de montrer:
1. Comment les élèves co-construisent leur discours de façon conjointe,
dialogale, dans l'interaction, ainsi que les ressources linguistiques
mêmes qui leur permettent d'accomplir la tâche.
2. Comment les éléments linguistiques circulent à travers les discours et
sont mobilisés de façon contingente et située.
3. Comment des éléments linguistiques font l'objet d'une appropriation à
travers les interactions, se transformant d'un objet de l'interaction à une
ressource pour l'interaction dans des activités dialogiques où les
frontières entre usage et apprentissage s'estompent.

2. Dialogicité et co-construction dans l'apprentissage


Bakhtine, certes, ne se réfère pas à l'apprentissage, mais au langage en
général, comme phénomène ontologiquement dialogal et dialogique
(Bakhtine, 1978). Cependant, c'est cette conception de la dialogicité
fondamentale du langage qui permet de faire un double lien avec deux
paradigmes qui eux focalisent sur les processus d'apprentissage comme
Fee Steinbach Kohler 27

phénomène sociocognitif: la théorie socioculturelle de l'apprentissage dans la


tradition vygotskienne et les travaux sur l'acquisition inspirés de l'analyse
conversationnelle2.
La théorie socioculturelle dans la tradition vygotskienne met l'accent sur
l'origine sociale, dialogale, du langage, de la cognition et de l'apprentissage3
(Lantolf, 2000; Lantolf & Thorne, 2006; Thorne & Lantolf, 2006). Elle postule
des lignes développementales doubles, intrinsèquement liées, à la fois de
maturation biologique et de développement culturel, à travers le temps et les
rencontres sociales. Distinguant entre apprentissage et développement, elle
conçoit le développement comme phénomène sociocognitif qui est précédé et
façonné par l'apprentissage, phénomène social, à travers l'interaction avec
autrui. Ce sont en fait les interactions sociales qui créent et ouvrent ce que
Vygotsky appelle la zone de développement proximal, le lieu dans lequel
l'apprentissage se déroule, qui à son tour déclenche le développement au
niveau cognitif (Vygotsky, 1978: 90). Ainsi, les frontières tranchées entre
usage et apprentissage s'estompent:
"Sociocultural theory erases the boundary between language use and learning. […] it
situates the locus of learning in the dialogic interactions that arise between socially
constituted individuals engaged in activities which are co-constructed with other
individuals rather than in the heads of solipsistic beings. […] Because of its insistence of
embeddedness of human activity, sociocultural theory allows us to observe learning in all
of its fuzziness as it emerges from dialogic activity". (Lantolf & Pavlenko, 1995: 117)

De l'autre côté, le lien peut se faire avec les approches interactionnistes de


l'apprentissage dans la tradition de l'analyse conversationnelle d'origine
ethnométhodologique (cf. Garfinkel, 1967; Gülich & Mondada, 2001;
Mondada, 2001; Schegloff, 1988; Sacks, 1992). Cette approche s'intéresse
aux détails méthodiques de l'emploi dialogal du langage dans l'interaction en
situation exolingue (p.ex. De Pietro, Matthey & Py, 1989; Firth & Wagner,
1997, 2007; Gajo & Mondada, 2000; Gardner & Wagner, 2004; Hellerman,
2007; Krafft & Dausendschön-Gay, 1994; Matthey, 1996; Pekarek, 1999;
Pekarek Doehler, 2002b, 2006; Seedhouse, 2004). Au-delà des détails de
l'usage, il s'agit de tracer les processus d'apprentissage qui mènent à la
socialisation dans les pratiques d'une communauté en termes de participation
et plus généralement des compétences interactionnelles (Hellerman, 2007;
Young & Miller, 2004), mais aussi à l'appropriation et la mobilisation de
ressources linguistiques discrètes comme des unités lexicales ou des

2 Cf. Pekarek Doehler (2000) et Mondada & Pekarek Doehler (2000) pour une discussion sur la
compatibilité des deux approches et Pekarek Doehler (2002a) et Mondada & Pekarek Doehler
(2004) pour des discussions et analyses modèles, puisant dans les deux paradigmes.
3 Il convient de noter que la théorie socioculturelle s'entend comme une théorie cognitive du
développment de l'individu, ancré dans le monde social.
28 Co-construction dans l'interaction en classe de FLE

constructions plus complexes (Firth & Wagner, 2007; Markee, 2008; Pekarek
Doehler & Steinbach Kohler (en prép.)).
Les deux paradigmes impliquent donc une perspective dynamique et
historique sur les données qui sont abordées de façon processuelle. En outre,
tous les deux conçoivent l'interaction dialogique comme lieu pour
l'appropriation de compétences, linguistiques et interactionnelles – ceci bien
sûr uniquement en fonction de l'adéquation des activités en termes de
complexité et d'enjeux pour les interactants (pour des discussions extensives
de cette problématique, cf. Pekarek, 1999; Pekarek Doehler, 2002b).
Devant l'arrière-fond de cet ancrage épistémologique double, l'intérêt central
de mon étude porte sur des séquences de co-construction de formes
linguistiques et du discours dans les interactions en classe de FLE. Je focalise
mon attention sur ce qui est observable dans les détails d'interactions
naturelles en classe en termes d'occasion et de trace d'apprentissage. Or,
"l'impossibilité de traduire directement sur le plan cognitif, non directement
observable, ce qui se passe au niveau discursif, observable constitue un
problème analytique central". (Pekarek Doehler, 2002b; cf. aussi Bange, 1992
et Py, 1995). Ainsi, la présente étude interroge les pratiques observées en
classe de langue dans l'esprit de la potentialité de l'acquisition4 dans
l'interaction (cf. De Pietro, Matthey & Py, 1989; Matthey, 1996). Avançant
l'argument que le processus d'apprentissage laisse des traces à la surface du
discours dans la mesure où la cognition et les compétences sont situées et
distribuées parmi les interactants et les artefacts culturels dont ils se servent
pour mener à bien leurs activités, il devient possible de documenter ces traces
dans les détails des interactions, à travers le temps.

2.1 A propos de la pertinence de l'objet "Co-construction"


dans le contexte acquisitionnel
Concerter nos activités avec autrui est une partie intégrante et centrale de
notre vie sociale et fait appel à notre compétence d'interaction (cf. Jacoby &
Ochs, 1995; Young, 2003). La compétence de communication en est une
sous-composante dans la mesure où nos interactions sont accomplies en
grande partie par des moyens langagiers. Cependant, l'accent sur les
processus de co-construction permet de voir que la langue n'est pas une
entité isolée, mais qu'elle est imbriquée dans les activités situées et
localement accomplies des participants. La langue et les compétences
associées communément à elle ne sont pas dissociables de ces activités et

4 Les termes apprentissage et acquisition sont utilisés de façon interchangeable. Si l'on préfère
réserver le terme d'acquisition à des changements au niveau des représentations mentales,
alors, mon domaine de recherche est l'apprentissage dans et par l'interaction.
Fee Steinbach Kohler 29

du contexte. C'est ainsi que se profile ces dernières années une redéfinition
interactionniste de la compétence de communication, en resituant "la
problématique de la compétence dans celle de l'action, et donc dans le cadre
des formes de (co-)participation sociale", en redéfinissant la compétence
comme étant "contextuelle", "collective" et "contingente" (Pekarek Doehler,
2005). Observer des processus de co-construction dans l'interaction en classe
de FLE permet de faire ressortir le caractère collectif de tout apprentissage qui
n'est pas réductible à une "solo performance" (Bruner, 1982) qui aurait lieu
exclusivement dans la tête d'un individu, mais qui est un processus
sociocognitif qui a autant une dimension inter- qu'intraindividuelle.
Dans mon corpus (cf. pt.3) se trouvent de façon récurrente des séquences de
co-construction au niveau du discours et des formes linguistiques, allant d'un
simple lexème à des constructions morphosyntaxiques et syntaxiques plus
complexes. Dans ces cas-là, les processus de co-construction correspondent
à une orientation collective et un effort conjoint de formulation par rapport à un
objet linguistique problématique, dans une perspective émique, qui est
inaccessible à ce moment précis de l'interaction, pour établir une forme
appropriée5 en langue cible, approuvée par l'ensemble des interactants. De
telles séquences de travail collectif, focalisé sur un objet linguistique où les
participants contribuent ensemble à la résolution d'un obstacle linguistique,
permettent de documenter l'émergence, la mobilisation et, par moment,
l'appropriation de ressources linguistiques en termes de microgenèse (Lantolf
& Thorne, 2006). La notion d'appropriation renvoie au fait qu'une forme
problématique, ayant fait l'objet d'un travail interactif à un moment donné,
devient mobilisable à un moment ultérieur de l'interaction de façon spontanée.
Ainsi, la langue se transforme de l'objet sur lequel porte l'interaction en une
ressource pour l'interaction, qui permet à l'individu de fonctionner plus
efficacement sur le plan interactionnel. C'est ce parcours que permettra de
suivre une analyse détaillée des extraits (4.1 et 4.2).
Le focus analytique est mis sur les méthodes, au sens ethnométhodologique,
que les élèves, et l'enseignante – en tant qu'acteurs sociaux – déploient dans
leurs rencontres, dans ces processus de co-construction.

3. Données
Les analyses présentées se fondent sur un corpus de 31 leçons de FLE,
enregistrées dans trois classes du secondaire inférieur en contexte suisse

5 Approprié dans la perspective émique des interactants, ce qui ne signifie pas nécessairement
correct (dans une perspective étique) par rapport à la langue cible.
30 Co-construction dans l'interaction en classe de FLE

alémanique entre septembre 2005 et juin 20066. Les élèves sont âgés entre
14 et 15 ans et ils sont dans leur 4ème année de FLE.
Les analyses se concentrent sur deux extraits, tirés de travaux en groupe qui
ont été réalisés à un mois d'intervalle dans la même classe. Il s'agit dans les
deux cas de scénarios de discussions imaginaires mais proches du quotidien
des adolescents: dans le premier cas, "Aller à une fête", les élèves devaient
discuter de l'organisation d'une fête d'anniversaire pour un copain ou une
copine sur la base de questions relatives à ce sujet: Qu'est-ce qu'on apporte
comme cadeau? Qui achète le cadeau? Qui prépare et apporte quoi à manger
et à boire? Qui organise la musique, et quel type de musique?
Dans le deuxième travail en groupe, "Acheter des vêtements", les élèves
devaient discuter des endroits où aller pour faire les courses dans leur ville et
de quel type de vêtements acheter afin de donner des conseils à un copain,
une copine, imaginaire, de Genève7. Ils devaient également discuter de la
manière dont l'achat de vêtements se passait chez eux, par rapport au type de
vêtements qu'ils portaient de préférence et la gestion de leur argent de poche.

4. De l'objet de l'interaction à la ressource pour


l'interaction: un cas de figure
Une particularité bien connue de la classe de langue est que la langue est à la
fois objet de l'interaction aussi bien que ressource pour l'interaction. C'est
l'interaction même qui constitue la source et le lieu de la transformation de
l'une vers l'autre. La partie analytique est consacrée à des micro-analyses qui
permettront de suivre en détail ce qui se passe lorsque les élèves s'engagent
dans des échanges entre eux: "ce qui est observable mais non imaginable, ce
sont les 'détails' de la conversation" (Gülich & Mondada, 2001: 201). C'est
l'orientation vers ces détails qui permettra de démontrer la dialogicité à la fois
du langage et du processus d'apprentissage, en montrant: 1) Comment les
élèves co-construisent leur discours et les ressources linguistiques qui leur

6 Le corpus, ensemble avec son pendant de 34 leçons d'anglais, a été rassemblé par des
collaborateurs de l'Institut des Etudes françaises & francophones de l'Université de Bâle dans
le cadre du projet Le rôle des Emotions dans l'enseignement des L2 à l'exemple de la WBS
Bâle-ville, sous la direction de Prof. Georges Lüdi, Université de Bâle. Le projet est soutenu par
la Fachhochschule Nordwestschweiz (FHNW) et le département d'éducation de Bâle-ville. Il
forme la base de mon projet de thèse Co-construction dans l'interaction en classe de FLE et
constitue en même temps une partie du corpus CODI, L'organisation du discours dans
l'interaction en langue première et seconde: acquisition, enseignement, évaluation (PNR 56;
FNS 405640-108663/1), sous la direction de Prof. Simona Pekarek Doehler, Université de
Neuchâtel (http://www2.unine.ch/codi).
7 Au début du recueil de données, l'enseignante était en train d'organiser un échange avec une
classe genevoise. Pour des raisons d'organisation, cet échange n'a finalement pas pu avoir
lieu.
Fee Steinbach Kohler 31

permettent d'accomplir la tâche de façon conjointe. 2) Comment les unités


linguistiques circulent à travers les discours et sont appropriées par
l'apprenant à travers l'interaction et mobilisées de façon contingente et située,
en fonction du contexte et des interlocuteurs.

4.1 J'adore Dior


Dans le premier extrait, enregistré mi-novembre, nous voyons un groupe de
trois filles, Anila, Ebru et Natascha8, assises autour d'une table, chacune avec
un stylo et des feuilles pour prendre des notes. Elles sont en train de travailler
de façon collaborative à la formulation d'un énoncé concernant le cadeau
d'anniversaire qu'elles vont offrir à leur copine:

Extrait 1 “J'adore Dior” (tschu-181105, 26'45''-28'50'')

01 Ani: une petit cadeau une cd de:


02 Nat: une (écoute) de [bollywood musique
03 Ani: [was heisst lied?
trans que veut dire chanson
04 Ebr: chan- eh chansons
05 Ani: chansons de- (.) des chansons bollywood.
06 Ebr: d/e/ chansons bollywood

((les trois filles prennent des notes; ensuite continuent leur


travail de formulation pendant 26 secondes – transcription omise))

07 Ani: +°mais nous achetons une petit cadeau une cd d/e/


08 chansons bollywood,°
ani +lisant ses notes
09 Ebr: PARCE que [(.) elle
10 Ani: [parce que elle- (.) elle préfère-
11 Ebr: +elle aime?
ebr +regarde Ani
12 +(...)
ani +lève la main pour attirer l'attention de Che
13 Ebr: sie liebt=
trans elle aime
14 Nat: =elle AIme?=
15 Ebr: =elle aime.
16 Nat: elle aime la- [°sie liebt das°
trans elle aime ça
17 Ebr: [°°elle aime la°°+
ebr +fait une grimace
désapprouvante en direction de Nat et non de la tête
18 Nat: °sie liebt das°
trans elle aime ça
19 Ani: elle aime ça
20 +(14.2)
+chacune regarde alternativement ses papiers, observe la salle,
bouge sur sa chaise sans engager dans une activité identifiable
21 Ebr: ani:la (...) parce que (.) elle,
22 Ani: was heisst lieben (aso) aime (aber)=
trans qu'est-ce que veut dire lieben (ben) aime (mais)
23 Ebr: =elle
24 Ani: elle aime ça très-

8 Pour préserver l'anonymat des participants, il s'agit de pseudonymes pour tous les noms cités;
Che désigne la chercheuse qui était sur place ce jour-là et intervenait sur l'invitation de
l'enseignante pour aider les différents groupes dans leur travail.
32 Co-construction dans l'interaction en classe de FLE

25 Ebr: elle aime


26 Ani: °très bien +(nei)°
che +s'est approchée de la table et observe l'interaction
27 Ebr: °très:°
28 (3.5)
29 Che: ça va?
30 Ani: oui mais (.) aime c'est gern °oder°
31 Che: =aimer? aimer c'est=gern haben oder lieben. (x) (.)
trans bien aimer ou aimer
32 qu'est-ce que tu veux dire.
33 Ani: /ply/ (qu')elle aime. (.) /ply/ que aime
34 (...)
35 Che: (xx) tu peux m'expliquer la situation?
36 Ani: ehm tz (...) +>mais nous achetons une petit cadeau une
ani +lit ses notes
37 cd de chansons bollywood+=parce< +que elle aime ça très
ani +lève regard vers Che
38 Che: parce qu'elle aime ça beaucoup
39 Ani: +ai- b okay
+toutes les trois se penchent pour écrire
40 Che: on peut dire elle adore +ça [adorer
ani +lève regard vers Che
41 Ani: +[(ah) adore+
ani +hoche la tête
che +s'en va
42 Ebr: parce que
43 Nat: elle
44 Ebr: +adore
ebr +regarde Anila
45 (..)
46 Ebr: elle adore?
47 Ani: elle adore
48 Ebr: +(hm?)
ebr +regarde Anila pour confirmation
ani +qui semble la lui donner par petit hochement de tête, quasi
imperceptible
49 +(3.8)
+les trois se penchent sur leur feuille respective et écrivent
50 Ani: +j'adore dior+ °neii°
ani +lève la tête
ani +se réoriente vers ses notes et continue à écrire

Cet extrait illustre le processus de la co-production interactive du discours que


l'on observe de façon récurrente dans ces travaux en groupe. Le processus
de co-construction s'étend tout au long de la séquence (sur 2'05"), pour
aboutir à l'énoncé: mais nous achetons un petit cadeau, un cd de
chansons bollywood, parce qu'elle adore beaucoup, qui
réapparaît également dans la présentation finale devant la classe.
Dans un premier temps (l.1-6), le travail de formulation commun concerne
l'attribut pour qualifier le cd qu'elles ont décidé d'offrir à leur copine. A la ligne
1, Anila formule un tour inachevé, avec allongement de la dernière syllabe, qui
invite une complétion. La formulation de la part de Natascha (l.2), qui propose
une alternative plutôt que de compléter syntaxiquement le tour d'Anila, n'est
pas retenue dans l'immédiat puisqu'Anila ouvre une séquence de recherche
lexicale par une demande métalinguistique (l.3). Ebru fournit le lexème en
question, chanson (l.4) qui est aussitôt repris et combiné par Anila avec
l'élément bollywood, proposé antérieurement par Natascha (l.2). Le tour (l.5)
montre l'orientation d'Anila vers le discours de ses deux interlocutrices et
témoigne du fait qu'elle s'approprie cet élément en les recontextualisant (cf.
Py, 1995). Grâce aux différentes contributions des trois interlocutrices, le
Fee Steinbach Kohler 33

groupe aboutit à la formulation des chansons bollywood (l.5). Une fois


établi et confirmé par la répétition d'Ebru (l.6), ce bout de discours est fixé par
l'écriture. La répétition confirmative (l.6) et le recours subséquent à l'écriture
constituent une procédure récurrente dans ce format interactif. En d'autres
mots, ce sont des méthodes – au sens ethnométhodologique du terme – dont
se servent les interlocuteurs pour organiser leurs activités et mener à bien la
tâche.
En lisant ses notes à haute voix (l.7-8), Anila montre que le complément
collectivement établi a été intégré dans une construction syntaxique plus
complexe, amorcée quelques tours auparavant9. Les sous-tâches de décider
d'un cadeau et de formuler le résultat en L2 sont ainsi accomplies, les notes
qu'Anila lit à haute voix étant pragmatiquement, sémantiquement et
syntaxiquement complètes. Or, au niveau de la prosodie, Anila signale le
contraire en terminant son tour sur une intonation continuative. Aussi, Ebru
enchaîne dans un mouvement de co-élaboration avec l'amorce d'une
extension causale (l.9). Ceci est un mouvement remarquable si l'on considère
qu'en-dehors des activités en groupe, les contributions des élèves dans nos
données sont minimales, constituant pour la plupart en des lexèmes isolés ou
des syntagmes simples pour compléter des structures pré-formatées par
l'enseignante, sans l'exigence de s'orienter ou d'enchaîner sur le discours
d'autrui.
L'extension amorcée par Ebru rencontrera par la suite une série d'obstacles
(l.10-28). Sans entrer dans tous les détails, on retiendra les éléments
suivants: tandis qu'Anila est préoccupée avec le choix d'un verbe approprié
(l.10-12), Ebru et Natascha établissent interactivement le candidat aimer
(l.11-15) comme adéquat par une série de procédures: jeu sur l'intonation
(l.11, 14, 15), reprises (l.11, 14, 15), recours à la L1 (l.13). Dans un prochain
pas, les filles s'orientent vers la recherche du complément adéquat du verbe.
Les apprenantes se lancent alors dans un travail sur le complément du verbe
sous forme pronominale (l.16-19 et 21-27). Les trois interlocutrices produisent
des entassements paradigmatiques, piétinant sur les mêmes emplacements
syntaxiques (Blanche-Benveniste, 1997), d'abord pour le verbe, ensuite pour
son complément et l'élément adverbial – et cela en se servant des mêmes
procédures qu'auparavant (jeu sur l'intonation, reprises plurifonctionnelles
pour demander des confirmations, confirmer, contester, et recours à la L1
dans des mouvements d'explicitation et d'affirmation).

9 Le mais en début de la l.7, qui reproduit les notes prises lors de la discussion, s'explique par le
contraste que les élèves établissent entre le sujet de discussion précédent et actuel, à savoir,
les cd pour la musique qu'elles organisent, qu'elles ont décidé de graver sur l'ordinateur et qui
par conséquent ne leur coûte rien, et le cd comme cadeau, qu'elles achètent – la question de
l'argent à disposition étant un des points de discussion potentiels, selon la consigne.
34 Co-construction dans l'interaction en classe de FLE

A la ligne 19, les élèves disposent d'une formulation conforme à la langue


cible, mais le manque de reprises confirmatives et du passage à l'écrit ainsi
que la suite de l'interaction (l.20-36) indiquent que l'affaire n'est pas résolue,
surtout pour Anila qui occupe une position dominante au sein du groupe10. A la
ligne 20, les trois élèves se désengagent visiblement du projet commun de
formulation: la pause, qui s'étend sur 14", correspond à un véritable trou
interactionnel. L'activité en cours est abandonnée, le cadre de participation et
le focus conjoint se désintègrent. C'est grâce à l'intervention d'Ebru (l.21) que
l'interaction est réanimée: l'allocution directe et le format incomplet du tour
(l.21) contraignent une réaction de la part d'Anila (cf. Koshik, 2002, sur les
"DIU - Designedly incomplete utterances" et leurs fonctions en situation
didactique). Le cadre de participation est rétabli, mais les problèmes
concernant la formulation adéquate susbsistent comme le montre la suite
(l.22).
Il convient de noter que, malgré le fait que l'interaction dans ce passage
ressemble en large partie à une course d'obstacles, les participants déploient
des efforts considérables pour mener à bien la sous-tâche de formulation
qu'elles se sont imposées elles-mêmes. Rien, sinon leur propre engagement,
ne les empêche de laisser tomber à ce point et de se contenter de la
formulation déjà établie, mais nous achetons un petit cadeau, un
cd de chansons bollywood. Cet effort continu de la part des élèves de
travailler la formulation au-delà de ce que la consigne leur demande de faire
minimalement, témoigne de l'enjeu communicatif que ce travail a pour elles.
C'est l'intervention de la chercheuse (l.29sq) ensemble avec l'effort d'Anila
d'expliciter son problème et de solliciter une alternative plus adéquate à son
projet communicatif (l.30, 32, 36-37) qui permet de résoudre le problème:
après avoir corrigé la formulation d'Anila (l.38), Che propose une alternative
avec le verbe adorer (l.40).
Le dernier passage (l.41-49) montre comment ce nouvel élément est intégré
et re-contextualisé pas à pas dans le discours des trois interlocutrices et
finalement fixé par l'écrit. De nouveau, ce travail relève d'un effort de co-
construction discursive (l.42-44), accompagné d'un travail sur le plan interactif
et relationnel, puisqu' Ebru cherche l'acquiescement d'Anila par la procédure
de reprise (l.46-47), avant que toutes les trois se mettent à rédiger (l.49sq).
La formulation recherchée et finalement trouvée est le produit d'un
cheminement d'élaboration et d'engagement collectifs qui témoignent de la co-
constructibilité de la solution à un problème communicatif au sein de ce type

10 Les rôles des interactants au sein du groupe et leurs relations mériteraient une analyse plus
approfondie qu'il n'est possible dans le cadre de cet article.
Fee Steinbach Kohler 35

d'activité. Il s'agit ici d'une procédure, d'une méthode récurrente de co-


construction de ressources dans le cadre des travaux en groupe.
Dans le dernier énoncé de l'extrait (l.50), Anila reprend le slogan d'une
campagne publicitaire de la marque Dior pour un de ses parfums portant le
nom j'adore. La publicité, qui joue sur les traits homonymiques des deux mots
(Dior – adore), est diffusée sur les chaînes télévisées germanophones, et
publiée dans une multitude de magazines de mode. L'élément ne lui était donc
pas tout à fait inconnu, puisque c'est vraisemblablement dans l'un de ces
contextes qu'Anila l'a rencontré, "sur des lèvres étrangères, dans des
contextes étrangers, au service d'intentions étrangères" (Bakhtine, 1978: 115),
comme élément de l'input linguistique. Pourtant, elle n'a pas su "le faire le
sien" (Bakhtine, 1978: 115), n'a pas su se l'approprier comme ressource
mobilisable dans et pour l'interaction à ce moment de son apprentissage.
C'est-à-dire que nous ne pouvons pas dire, si Anila s'est approprié l'élément
problématique et si elle l'a intégré dans son répertoire de FLE à ce moment
précis et grâce au travail interactif déployé.
Or, le corpus permet de tracer le devenir de ce même élément à travers le
temps, à l'aide d'un deuxième extrait (4.2), tiré d'une interaction entre Anila et
la chercheuse, qui se déroule un mois plus tard, dans des circonstances
comparables11.

4.2 J'adore
L'extrait 2 est tiré d'un autre travail en groupe, "Acheter des vêtements",
impliquant en partie les mêmes participants, Anila, Ebru, Serife et la
chercheuse. L'échange intervient à nouveau vers la fin du travail. Les filles
viennent de terminer leur discussion / rédaction collective et comme les autres
groupes ne sont pas encore prêts, la chercheuse les engage dans une
conversation sur leurs préférences en matière de style et la manière dont
l'achat des vêtements se passe chez chacune d'elles:

11 Il convient de noter que le lexème n'apparaît ni dans la conversation qui précède l'extrait 4.2 ni
dans les leçons enregistrées entre les deux instances analysées ici. Ceci n'exclut évidemment
pas qu'Anila ait rencontré la forme entretemps.
36 Co-construction dans l'interaction en classe de FLE

Extrait 2 “j'adore” (tschu-211205, 13'07''-13'18'')


01 Che: et pour toi anila
02 Ani: <eh j'achète eh: °ähm°>=mais >+j'a-=
ani +les yeux se fixent sur Che
et elle se penche en avant
03 =j'a+DOre les vêtements s-=sportifs<
ani +petit mouvement du menton en direction de Che,
prolongeant sa position penchée en direction de Che
04 Che: mhm
05 Ani: et aussi un peu élégants

Che vient de poser quelques questions à Ebru et s'adresse ensuite à Anila


(l.1). La première partie du tour d'Anila (l.2) est marquée par des hésitations et
un débit lent. A la ligne 13, Anila entame une première formulation j'achète,
mais s'arrête avant d'ajouter le complément et accumule des marques
d'hésitations typiques pour une recherche lexicale (cf. Goodwin & Goodwin,
1986). Il convient de noter que le verbe "acheter", mobilisant différentes
personnes du paradigme verbal (notamment, "j'achète", "elle achète", "nous
achetons" + complément "des vêtements" + "élégants", "chers", "sportifs") a
été repris et mis par écrit, par les trois filles tout au long des 13 minutes qui
précèdent. Il est par conséquent peu probable que les hésitations d'Anila
soient liées à des problèmes de formulation par rapport à ces formes,
récemment mobilisées et disponibles dans le discours.
La suite du tour (l.2-3) est marquée par un mouvement d'auto-correction, et un
changement marqué aux niveaux du rythme et du débit (à partir du mais, dont
le statut est peu clair). Durant le tour, Anila ne cesse de bouger sur sa chaise
et son regard oscille entre la chercheuse et des points non-identifiables, lors
de son travail de formulation12. Cependant, au moment où Anila délivre j'a-
=j'adORe (l.2-3), des éléments identifiables d'ordre rythmique, intonatif et
multimodal – le regard qui se fixe pour un instant, la posture penchée
momentanément en avant et un petit mouvement du menton – concourent
pour assigner un statut particulier à cette formulation.
Tout ceci indique que l'élément s'est transformé en une ressource pour Anila,
qu'elle se l'est appropriée sur la base de l'interaction précédente avec la
chercheuse (extrait 1) et est à même de le mobiliser dans des circonstances
analogues à cette première interaction. La reprise du slogan de Dior à la fin du
premier exemple (l.49), indique, certes, que l'élément faisait partie de l'input
linguistique d'Anila. Ceci ne signifie cependant pas qu'antérieurement à la

12 Goodwin & Goodwin (1986) ont montré comment l'activité de recherche lexicale dans des
conversations en L1 forme un cadre pour l'organisation de phénomènes vocaux et gestuels,
notament l'établissement ou non du regard entre les interactants pendant la recherche. De
l'autre côté, ces processus de recherche de formulation, dans un cadre vygotskien, peuvent
être interpétés et capturés par le concept du private speech (Vygotsky, 1962), du langage pour
soi, orienté vers l'individu parlant en train de résoudre des difficultés d'ordre cognitif (cf.
DiCamilla & Anton, 2004; Frawley & Lantolf, 1985).
Fee Steinbach Kohler 37

première interaction avec la chercheuse, Anila l'avait compris ou intégré


comme ressource dans son répertoire puisqu'elle n'était pas à même de le
mobiliser.
Un certain nombre d'indices indexent le caractère contingent de la
mobilisation lié à l'interaction précédente, au contexte analogue et à
l'interlocutrice. En d'autres termes, les deux exemples permettent d'observer
l'établissement d'une micro-communauté de pratiques qui témoigne d'une
histoire interactive commune à travers le temps (cf. le cas analysé dans Firth
& Wagner, 2007). Cette micro-communauté est construite sur deux axes: celui
des interactants spécifiques, chercheuse-élève, et celui du type d'activité et du
contexte, le travail en groupe du type discussion-dialogue. Par son
comportement, Anila rend reconnaissable qu'elle se souvient et mobilise la
forme en contexte, vis-à-vis de son interlocutrice. Elle exhibe par là même la
construction de la micro-communauté constituée par le lien entre les
participants, notamment la chercheuse et l'apprenante, et le contexte d'activité
de travail en groupe.

4.3 Discussion
La partie analytique a permis de mettre en relation deux événements
communicatifs sur l'axe temporel avec des implications sur le parcours
acquisitionnel:
L'analyse de l'extrait 1 a notamment permis de démontrer comment les élèves
co-construisent leur discours de façon conjointe, dialogale et dialogique, en
s'orientant vers le discours d'autrui, en montrant comment l'effort conjoint
implique à la fois le plan linguistique, interactif et cognitif: le travail collectif de
formulation peut être interprêté comme témoignant d'une orientation conjointe
et d'un focus d'attention partagé qui ouvre un espace de négociation, une
zone de développement proximal en termes vygotskiens, à tous ces niveaux
et illustre le fait que l'interaction ne suit pas l'apprentissage mais la structure
fortement. Le bricolage discursif est à la fois un moyen pour mener à bien la
tâche aussi bien qu'un travail d'ordre interactif et cognitif sur des éléments
linguistiques (Pekarek, 1999; Py, 1995).
En outre, les efforts que les trois filles déploient tout au long de la séquence, à
des degrés et moments différents, pour surmonter les obstacles dus à leurs
compétences linguistiques respectives, afin de maintenir l'interaction et de
mener à bien la tâche, méritent d'être retenus. Ils peuvent être interprétés
comme indices de l'investissement des élèves face à un enjeu communicatif
authentique dans le cadre de la salle de classe, qui "dépasse la simple
production de formes langagières" (Pekarek, 2002b; cf. aussi Bange, 1992)
permettant aux élèves de se poser comme acteurs sociaux face à une tâche
qui les pousse au-delà des limites de leurs compétences individuelles. Ceci
est d'autant plus remarquable à la lumière de la culture communicative,
observable dans la plupart des instances dans mon corpus où les tâches
38 Co-construction dans l'interaction en classe de FLE

proposées par le dispositif didactique ont généralement tendance à reléguer


les apprenants dans un rôle reproductif, qui sous-estime radicalement leurs
compétences communicatives (cf. également Pekarek, 1999).
L'extrait 2, a permis d'illustrer comment les éléments linguistiques circulent à
travers les discours, sont mobilisés de façon contingente et appropriée à
travers l'interaction avec autrui: nous voyons ressurgir un élément linguistique
particulier dans un contexte analogue lorsqu'Anila mobilise à son propre
compte cet élément qui a antérieurement fait l'objet d'un travail et d'une
attention spécifiques (extrait 1) – et qu'elle avait rencontré auparavant
également dans un autre type de discours, le discours publicitaire, sans pour
autant être capable de le mettre à profit dans et pour l'interaction. La
mobilisation se passe dans une situation et face à une interlocutrice avec
laquelle l'apprenante partage une histoire interactionnelle, notamment par
rapport à la forme en question puisque c'est avec cette même interlocutrice
que la forme est retrouvée: l'énoncé qu'Anila produit dans le deuxième extrait
relève d'une orientation fortement dialogique où résonne l'interaction de son
énoncé avec d'autres, qui l'ont précédé (cf. Bres, 2005). La mobilisation de
l'élément, qui peut servir comme indice de son appropriation, est contingente
au contexte, aux interlocuteurs, et à leur l'histoire discursive et interactive (cf.
Firth & Wagner, 2007). Plus important, ces exemples montrent qu'apprendre
une langue étrangère ne signifie pas simplement acquérir un inventaire de
formes linguistiques dans l'abstrait. Ce qui est en jeu, au-delà de l'acquisition
d'éléments, est la socialisation dans des pratiques qui sollicitent le
déploiement, la mobilisation de ces éléments à des fins pratiques. Cela
témoigne du fait que l'apprentissage relève autant d'un accomplissement local
que d'un formatage plus ou moins sédimenté à travers le temps qui est
sensible aux types d'activités, aux interlocuteurs et aux contextes:
"Learning, thinking and knowing are relations among people engaged in activity in, with
and arising from the socially and culturally structured world". (Lave & Wenger, 1991: 51)

Finalement, ces deux exemples ont permis de tracer la trajectoire d'une forme
linguistique qui se transforme d'un objet sur lequel porte l'interaction en une
ressource pour l'interaction, grâce aux interactions qui l'entourent. L'élément
linguistique passe de "forme en mention" à "forme en usage" (Py, 1995: 168)
à travers les rencontres interpersonnelles qui forment l'histoire communicative.
Ce sont ces expériences, très concrètement, qui permettent à l'individu de
fonctionner plus efficacement sur le plan interactionnel.
Ce que Bakhtine constata à propos du langage, par rapport à sa nature
fondamentalement dialogique et dialogale, est, dans une perspective socio-
interactionniste également revendicable pour le processus de son acquisition:
Fee Steinbach Kohler 39

"Jusqu'au moment où il est approprié, le discours n'est pas dans un langage neutre et
impersonnel (car le locuteur ne le prend pas dans un dictionnaire!); il est sur les lèvres
étrangères, dans des contextes étrangers, au service d'intentions étrangères, et c'est là
qu'il faut le prendre et le faire le "sien”. […] Le langage n'est pas un milieu neutre. Il ne
devient pas aisément, librement la propriété du locuteur. Il est peuplé est surpeuplé
d'intentions étrangères. Les dominer, les soumettre à ses intentions et accents, c'est un
processus ardu et complexe!" (Bakhtine, 1978: 115)

5. Conclusion et perspectives
Ce qui vaut pour les interactions exolingues, en milieu dit naturel (cf. Py,
1995), est également valable pour une pratique communicative institutionnelle
particulière comme les interactions en groupe de pairs en classe de FLE:
"elles permettent au chercheur d'observer en temps réel des traces du travail
de fonctionnement et de développement de l'interlangue" (Py, 1995: 165).
Sans pouvoir généraliser les résultats sur la base de deux instances
analysées, une analyse détaillée du fonctionnement discursif, à partir
d'enregistrements vidéo qui rendent accessibles les dimensions multimodales,
a permis de relever le potentiel d'une pratique didactique parmi d'autres, le
travail en groupe en classe de FLE. A en juger l'engagement déployé par les
interactants, les tâches posaient des enjeux communicatifs réels pour les
apprenantes, contrairement à d'autres formats interactifs observables en
classe, ayant leurs propres objectifs, avantages et problématiques. D'un point
de vue didactique, l'une des problématiques par rapport aux activités auto-
gérées par les apprenants uniquement est certes le manque de possibilité
d'intervention structurante pour reprendre des problèmes linguistiques que les
apprenants rencontrent et travaillent, qui restent irrésolus ou produisent des
formes inadéquates et qui mériteraient d'être clarifiés. Il n'en reste pas moins
que ces interactions entre pairs ouvrent un espace de négociation qui
implique les plans interactif, cognitif et relationnel et engage les apprenants
dans une production riche et exigeante, tout en les orientant vers les détails
de la langue, ce que d'autres formats didactiques n'offrent pas à ce niveau.

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40 Co-construction dans l'interaction en classe de FLE

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42 Co-construction dans l'interaction en classe de FLE

Annexe
Conventions de transcription
[ début du chevauchement
& continuation d'un tour
(.)(..)(1.5) pauses
= enchaînement immédiat
> < accélération
< > ralentissement
ave- troncation
ah: allongement
oui? intonation montante
demain. intonation descendante
aime, intonation continuative
non emphase
VRAIment fort
°oui° doucement
/ply/ transcription en API
(zäme;zehn) transcription incertaine; propositions alternatives
(xx) passage incompréhensible; le nombre de x représente le nombre supposé de
syllabes
((rire)) commentaire
+ marque, dans la ligne du verbal, le début ou le passage concerné par le
commentaire de la ligne suivante.
Ex.: 13 Ebr: +(hm?)
ebr +vers Ani

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