Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
5 édition
L’ÊTRE
HUMAIN
Quelques grandes conceptions
modernes et contemporaines
Jacques Cuerrier
e
5 édition
L’ÊTRE
HUMAIN
Quelques grandes conceptions
modernes et contemporaines
Jacques Cuerrier
Avec la collaboration de
Michel Dussault
Jade Landry-Cuerrier (Cégep de Saint-Jérôme)
Mathieu Chabot (Collège de Bois-de-Boulogne)
Dominic Fontaine-Lasnier (Cégep de Drummondville)
Hélène Laramée (Collège de Rosemont)
Conception et rédaction
des outils pédagogiques en ligne
Jacques Cuerrier
Conception et rédaction
des activités interactives
Mathieu Bras (Cégep Limoilou)
L’être humain
Quelques grandes conceptions modernes et contemporaines, 5e édition Le matériel complémentaire mis en ligne dans notre
site Web est réservé aux résidants du Canada, et ce,
Jacques Cuerrier à des fins d’enseignement uniquement.
© 2014 TC Média Livres Inc.
© 2009, 2005, 2000, 1994 Les Éditions de la Chenelière inc.
L’achat en ligne est réservé aux résidants du Canada.
Conception éditoriale : France Vandal
Édition : Maxime Forcier
Coordination : Magali Blein
Révision linguistique : Jean-Pierre Leroux Les définitions extraites du Petit Robert sont issues
Correction d’épreuves : Annie Cloutier du Petit Robert de la langue française 2014. Toutes
Conception graphique : Marguerite Gouin les définitions présentées en marge donnent le sens
Conception de la couverture : Gianni Caccia du mot tel qu’il est employé dans son contexte.
Impression : TC Imprimeries Transcontinental
ISBN 978-2-7650-3721-7
Dépôt légal : 1er trimestre 2014
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
Imprimé au Canada
1 2 3 4 5 ITIB 17 16 15 14 13
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.
Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de
livres – Gestion SODEC.
Remerciements
Remerciements de l’auteur
Je tiens à remercier l’équipe de Chenelière Éducation avec laquelle j’ai travaillé pen-
dant plus d’un an à la nouvelle édition de mon manuel. Merci à Mme France Vandal,
éditrice conceptrice attentionnée. Merci à M. Maxime Forcier, éditeur minutieux et
à l’esprit ouvert. Merci à Mme Magali Blein, chargée de projet aimant les mots et veil-
lant à ce que chacune des pages soit bien ciselée. Merci à M. Jean-Pierre Leroux,
réviseur linguistique abuleux. Ce ut un réel plaisir d’être accompagné par vous
tous dans cette entreprise.
Je désire aussi exprimer ma gratitude aux proesseurs qui m’ont aidé à revisiter
les chapitres de mon manuel. Merci à M. Michel Dussault, dèle et précieux col-
laborateur, qui a revu avec nesse et nuance les chapitres 1 (Montaigne),
2 (Descartes), 3 (Rousseau) et 5 (Nietzsche). Merci à Mme Jade Landry-Cuerrier
qui a maniesté un souci pédagogique constant de même qu’une grande connais-
sance des auteurs Freud (chapitre 6) et Skinner (chapitre 8). Sa contribution m’a
permis de donner une meilleure assise aux philosophies de l’homme que ces
deux théories véhiculent. Merci à M. Mathieu Chabot et à M me Hélène Laramée.
À l’évidence, ils ont réquenté Marx avec plaisir et intelligence. Grâce à leur
concours, j’ai pu insufer un vent de renouveau sur le chapitre 4. Merci à
M. Dominic Fontaine-Lasnier. Possédant une maîtrise exceptionnelle de la philo-
sophie sartrienne (chapitre 7), M. Fontaine-Lasnier m’a remis des commentaires
brillants et m’a proposé des nouvelles avenues pertinentes.
Remerciements de l’édition
L’édition tient à remercier tous les enseignants qui ont participé aux consultations
nous permettant d’améliorer cette nouvelle édition : Charles Bilodeau (Collège
de Valleyeld), Christian Boissinot (Cégep Garneau), Lynda Champagne (Collège de
Maisonneuve), Samba Diakité (Cégep de Jonquière), Marie-Claude Fournier (Cégep
de l’Outaouais), Natacha Giroux (Cégep de Trois-Rivières), François Lavoie (Cégep de
Jonquière) et André Sylvestre (Cégep régional de Lanaudière).
Nous tenons également à remercier Mathieu Bras (Cégep Limoilou) pour la concep-
tion et la réalisation des activités interactives en ligne.
Caractéristiques de l’ouvrage
Le corps du chapitre
La page d’ouverture
Chapitre L’homme comme être
Une page d’ouverture ore le titre com- 3 perfectible
Rousseau ou le rapport entre l’état de nature
et l’état de société
plet du chapitre, un portrait du philo-
sophe, une citation aisant l’éloge de
son œuvre ainsi que le plan sommaire
du chapitre.
46 Chapitre 2
Jean-Jacques Rousseau
Descartes et le siècle de la raison « La pénétration de ce rare et puissant esprit devait ébranler le monde. Car, par-
tout où il a porté sa lente attention, l’attaque est directe. Mais je dis plus, je dis
La vie de Descartes que l’invention en cet auteur a de quoi nourrir les siècles.
»
Un premier pictogramme René Descartes naît le 31 mars 1596 à La Haye, un village de Touraine, en France. Le
père de Descartes, Joachim de son prénom, est conseiller du roi au parlement de
Rennes, en Bretagne. Sa mère, Jeanne Brochard – qui meurt un an après la nais-
Alain
sance de René –, est la petite-lle d’un magistrat de Poitiers. René sera élevé par sa
signale d’abord la présen- Scolastique (la)
grand-mère.
À l’âge de dix ans, Descartes est mis en pension au collège des Jésuites de La Flèche,
■
Être ou paraître
Le contrat social ou la liberté et l’égalité retrouvées
revue, corrigée et augmen- 1274]). Cette philosophie, disons-le d’emblée, ne suscitera aucun intérêt chez notre ■ Émile ou le modèle d’éducation de l’être humain
tée par les théologiens du philosophe en herbe : beaucoup de raisonnements, mais avec des prémisses et des
Moyen Âge (Thomas
■ Rousseau aujourd’hui
conclusions incertaines ; beaucoup de débats, mais plein d’obscurités et de malen-
Les principaux traits et d’Aquin, entre autres).
Prémisse
tendus, nalement sans prot1.
Descartes quitte le collège en 1614 et, deux ans plus tard, il obtient une licence en
[...] log . Chacune des deux
droit à l’Université de Poitiers. Touteois, il n’embrasse pas la carrière juridique. An
caractères du siècle qui l’ont propositions placées
normalement au début
d’un raisonnement et dont
de découvrir le monde et d’étudier les mœurs des hommes, il rejoint, en 1618 2 , l’ar-
mée du prince de Nassau stationnée en Hollande. Protant d’une 3355M_Ch03_EPR1.indd
période d’accal-77 10/10/13 9:32 PM
on tire la conclusion [...] mie, Descartes dispose, selon ses propres mots, d’un « grand loisir » où il ait surtout
vu naître et se développer (Le Petit Robert). des mathématiques et écrit l’Abrégé de musique, dans lequel il explique la musique
par un calcul de proportions. En 1619, il quitte la Hollande pour le Danemark et
s’engage dans les troupes du duc de Bavière. Descartes ne participe à aucune ba-
taille. C’est l’hiver et l’armée est immobilisée. Reclus dans une chambre chauée
vous sont ensuite proposés. par un poêle, Descartes ait trois rêves, durant la nuit du 10 au 11 novembre, qu’il
interprète comme une révélation des « ondements d’une science admirable » devant
unier toutes les connaissances et à laquelle il devra consacrer sa vie.
Descartes rentre en France. Lors de la traversée en bateau, il est attaqué par des
marins hollandais. Avec bravoure, il se déend à coups d’épée, sauve sa propre vie
Inquisition (l’) et celle de son serviteur.
Organisme judiciaire En 1622, Descartes a vingt-six ans. Grâce à la liquidation de l’héritage maternel, il
ecclésiastique créé par
bénécie d’une rente conortable qui le dispense de gagner sa vie. Il vit à Paris, en
la papauté pour lutter
contre l’hérésie, c’est-
Bretagne et au Poitou… mais le temps des voyages n’est pas achevé ! Fin 1623, il re-
à-dire toute doctrine, prend la route, celle de l’Italie. Il est en mesure de constater les purges de l’Inquisi-
opinion ou pratique tion, qui brûle sur la place publique les emmes et les hommes accusés d’hérésie.
Les défnitions en marge contraire aux dogmes De retour en France, n 1625, il s’installe à Paris et ait la rencontre du père
de l’Église catholique. Marin Mersenne, érudit de sciences et de philosophie, avec lequel il entretiendra
courants dont la signifca- Un deuxième picto- d’Engels, provient de la philosophie de Hegel. La dialectique hégélienne est à la ois
la loi de la pensée et la loi du devenir de la réalité (plus précisé-
ment de l’Histoire). Hegel considère la pensée et l’Histoire comme
La dialectique hégélienne se résume par le dynamiques. Celles-ci s’accroissent constamment de détermina-
tion peut vous être incon- gramme annonce la pré- schéma « position/opposition/dépassement ».
La formule « thèse/antithèse/synthèse »
utilisée couramment est la création de
tions nouvelles ; chacune de ces déterminations, qui est appelée
« position » (thèse), recèle déjà en soi son « opposition » (antithèse),
et les deux – se niant l’une l’autre – sont « supprimées12 » en se dé-
commentateurs de Hegel.
nue sont en caractères sentation de la conception passant (synthèse) dans une nouvelle détermination.
Ainsi, selon Hegel, l’Histoire doit être pensée comme une succession de mo-
ments dont chacun s’érige en s’opposant à celui qui l’a précédé. Chaque nouveau
Spéculatif
Même si Marx et Engels ont été proondément inuencés par les concepts hégéliens
de dialectique, de contradiction, d’aliénation, de primauté du processus historique,
etc., ils n’en ont pas moins condamné vigoureusement l’idéalisme de Hegel, qui
Qui appartient à la
Des encadrés signifcatis lisme dialectique, et si on l’applique à la société, il s’agira de matérialisme historique.
12. Le terme « supprimer » doit ici être pris dans le double sens du mot allemand aufheben:
« mettre fn à » et « conserver ».
13. Les termes de Concept, d’Absolu et de Totalité sont aussi utilisés par Hegel.
Des encadrés sont intégrés au texte principal afn de 14. Tout au long de cet exposé, nous utiliserons l’expression « philosophie marxienne » pour dési-
gner la pensée de Karl Marx telle qu’elle se révèle dans ses œuvres, le terme « marxiste »
servant à nommer les diverses interprétations et applications qui ont dérivé de la théorie
marxienne.
SUPERSTRUCTURE
Des gures permettent de schématiser, de synthétiser ou Idéologique
Systèmes d’idées
Juridico-politique
Système judiciaire
INFRASTRUCTURE ÉCONOMIQUE
Un troisième picto- Rappelons-nous à quel point Montaigne accorde de l’importance à l’amitié. Ce senti-
ment correspond à ce qu’il y a de plus parait dans la nature. À ses yeux, l’amitié
véritable instaure une relation spirituelle et aective entre deux êtres qui ont des
(exemple: capitaliste ou communiste)
afnités. Une proonde et sincère complicité s’établit alors entre les deux amis, ce
gramme suggère des qui permet une union complète de leurs âmes. Ce lien précieux se onde sur une
confance mutuelle totale dans la capacité de penser et de juger de son ami, ce qui
L’homme comme être social et historique
suppose en chacun la plus grande liberté de juger.
problématiques existen- Aujourd’hui, trouvons-nous sur les sites Internet de socialisation tels que
Facebook128 une correspondance avec les propos tenus par Montaigne sur
Comme tous les philosophes de la tradition occidentale, Marx se questionne sur la
nature humaine. Il se demande ce qu’est l’essence de l’être humain, ce qui le carac-
Générique
Ce qui est commun à un
l’amitié, ou, au contraire, sommes-nous en train de changer radicalement térise ondamentalement. Cependant, il ne peut accepter que l’essence de l’homme groupe d’êtres ou d’ob
tielles, socioculturelles la défnition traditionnelle de l’amitié ? Facebook est le plus populaire site
de réseautage social du monde où l’on présente ce que chacun y diuse : ce
qu’on ait dans la vie, ce qu’on aime, ce qu’on écoute, ce qu’on photogra-
se trouve dans une idée ou un concept sous lequel se rangeraient tous les individus.
Adhérer à une telle vision de l’être humain, c’est croire qu’une abstraction générique
se loge dans tous les individus comme une qualité ou une puissance qui les ait exis-
jets et qui en constitue
le genre.
époque qui peuvent « amis ». Que d’autres ajoutent de nouveaux noms d’« amis » à leur liste, alors
qu’ils n’ont « discuté » ensemble qu’une seule ois !
conception déterministe de l’être humain.
être mises en relation monnaie, n’est-on pas en train de banaliser – pire, de dégrader – l’amitié ?
Peut-on honnêtement discuter de « sujets intimes129 » – c’est là, selon une Au l du chapitre, des
étude, le critère permettant de défnir, aujourd’hui, l’amitié – avec trois
Les adeptes de Facebook disent pourtant se sentir valorisés, appréciés et accompagnées de légendes
d’être présentée. aimés par leurs « amis » virtuels ! Mais peut-on considérer un ami virtuel
comme un ami véritable avec lequel on « ait des choses ensemble » dans le monde
réel ? Est-ce à dire que les utilisateurs de ce réseau social ne sont pas aimés dans la interpellent le lecteur.
vraie vie par des personnes réelles, avec lesquelles ils construisent des relations
amicales réciproques de longue durée ? Le phénomène Facebook mettrait-il en
128. Facebook compte plus d’un milliard d’usagers actis et plus de 141 milliards d’« amitiés » sur
son réseau. En règle générale, ces très nombreux utilisateurs ignorent que Facebook de-
vient l’unique propriétaire de ce qu’on lui confe, et que ce dernier analyse le tout afn
d’établir des traits communs aux utilisateurs, qui deviendront des clientèles cibles pour
les annonceurs publicitaires ! Afn d’augmenter son chire d’aaires (1,18 milliard de dol-
lars en juillet 2012), Mark Zuckerberg, ondateur et PDG de Facebook, confait à la revue
BusinessWeeek (septembre 2012) : « Pour les cinq à dix prochaines années, la grande ques-
tion n’est pas de savoir si Facebook atteindra les deux ou trois milliards d’abonnés. C’est
La ermeture du chapitre
plutôt de savoir quels services nous pourrons concevoir pour aider toutes les grandes
entreprises à déterminer qui se trouve dans le réseau d’amis de leurs clients. »
129. L’American Sociological Review rapporte qu’un Américain sur quatre avoue n’avoir plus
aucun confdent ! (Nicolas RITOUX, « Veux-tu être mon ami ? », La Presse, 8 évrier 2008
[page consultée le 7 juin 2013]. http://techno.lapresse.ca/nouvelles/internet/200802/08/01-
8440-veux-tu-etre-mon-ami.php)
208 Chapitre 6
L’essentiel
L’essentiel Sigmund Freud
Selon la psychanalyse reudienne, le psychisme humain est ormé de trois niveaux
psychiques (première topique dite statique : la théorie de l’inconscient). Première-
ment, l’inconscient (Ics) est animé par la pulsion de vie (Éros) et la pulsion de mort
(Thanatos) ainsi que par les représentations de pulsions refoulées. L’Ics constitue
la majeure partie du psychisme et détermine, à notre insu, notre comportement.
Un court texte décrit le cheminement de la pensée du philosophe Deuxièmement, le conscient (Cs), responsable des perceptions sensorielles et de la
motricité, n’occupe qu’une infme partie du psychisme. Troisièmement, un niveau psy-
chique intermédiaire : le préconscient (Pcs) renerme les représentations, reoulées
dans la constitution de sa philosophie de l’homme. Les concepts ou non conscientes actuellement, mais qui peuvent être ramenées à la conscience.
La seconde topique apporte un éclairage dynamique : la théorie dynamique de la
personnalité. L’homme est sous le joug du Ça. Le Ça est la base primitive et incons-
ondamentaux qu’il a utilisés sont mis en caractères gras. ciente du psychisme. Il est dominé par les besoins primaires et sert de réservoir du
refoulé. Le Ça répond au principe de plaisir. Le Sur-Moi, qui représente l’idéal du Moi
et la conscience morale, vient contrarier les besoins du Ça en censurant la pulsion
interdite. Il répond au principe de perfection. Le Moi, représentant du principe de
réalité, est l’instance qui autorise ou non la satisaction de la pulsion. Ce aisant, il
négocie avec les pulsions du Ça et les pressions morales du Sur-Moi. C’est le Moi
qui contrôle ou canalise les pulsions du Ça en utilisant des mécanismes de défense
Réseau de concepts
tels que le refoulement et la sublimation. Idéalement, un être humain équilibré voit
à contenir ses pulsions en les sublimant, c’est-à-dire en les modifant de açon à
leur donner des ormes socialement valorisées.
Réseau de concepts
Théorie de l’inconscient Théorie dynamique de la personnalité
seau vous invitant à suivre les fèches pour visualiser la démarche Représentations de
pulsions refoulées Principe de plaisir
Principe Mécanismes
Préconscient (Pcs) de réalité Moi de défense
Principe de perfection
Résumé de l’exposé
Sartre : un homme inscrit Ma place
Un abrégé de l’exposé vous est oert. Une lecture atten- dans son époque
La vie de Sartre
J’ai l’entière liberté de donner une signifcation
existentielle à la place (lieu, emplacement) que
j’occupe ou à celle que j’occuperai.
tive de ce résumé acilitera une réappropriation de la phi- Jean-Paul Sartre naît en 1905. Il meurt en 1980. Il
est le ondateur de l’existentialisme athée. Jouissant
d’un auditoire exceptionnel et mettant en pratique
Mon passé
Je choisis le sens que je veux donner à mon passé
Le surhumain est dur Il est le « grand stimulant de la vie » qui ait surgir
Nietzsche aujourd’hui
Le surhumain est amoral
Il est un « esprit libre » qui agit par-delà les morales Une remise en question de soi
établies, lesquelles sont des « L’homme impuretés » empê-
comme La philosophie
être d’instincts, de désirsnietzschéenne
et de passions de l’homme nous 179
chant l’individu d’être lui-même la source de sa met en garde contre notre bonheur standardisé ait
propre morale. de petits conorts. Elle appelle une remise en ques-
tion de notre conscience satisaite et obscurcie par
Le surhumain est libre et créateur les « bienaits » de la société de consommation.
Il est
Le aranchi,est
surhumain indépendant
dur et maître-créateur de Il est le « grand stimulant de la vie » qui ait surgir
ses propres valeurs. Comme l’artiste, il ose plon- des Un renorcement de l’individualisme
réalités nouvelles. Quoi qu’on asse, il audrait
Il est exigeant envers lui-même et envers les autres.
ger à l’intérieur de lui-même pour aire naître une apprendre contemporain
S’opposant à la mollesse et à la acilité, la dureté à le aire en artiste !
nouvelle manière de voir et de aire. La philosophie nietzschéenne de l’homme, arou-
lui permet de se dépasser. chement individualiste, peut aussi renorcer l’indi-
L’art et la création Nietzsche aujourd’hui
vidualisme narcissique actuel qui se caractérise
Le surhumain est amoral
L’art représente la valeur suprême parce qu’il per- par le
Une repli sur
remise le quant-à-soi
en question de soiet l’hédonisme tous
Ilmet
est àunl’être
« esprit libre » d’aller
humain qui agitau-delà
par-delàdeleslui-même.
morales azimuts.
Activités d’apprentissage
établies, lesquelles sont des « impuretés » empê- La philosophie nietzschéenne de l’homme nous
chant l’individu d’être lui-même la source de sa met en garde contre notre bonheur standardisé ait
propre morale. de petits conorts. Elle appelle une remise en ques-
tion de notre conscience satisaite et obscurcie par
Le surhumain est libre et créateur les « bienaits » de la société de consommation.
Activités d’apprentissage
Il est aranchi, indépendant et maître-créateur de
Un renorcement de l’individualisme
ses propres valeurs. Comme l’artiste, il ose plon-
contemporain
A Vérifez vos connaissances
ger à l’intérieur de lui-même pour aire naître une
La rubrique « Activités d’apprentissage » contient cinq exercices nouvelle manière de voir et de aire.
1 Selon Luther et Calvin, le but de la vie est le
L’artbonheur
et la création
sur terre. VRAI ou FAUX ?
La philosophie nietzschéenne de l’homme, arou-
8 Quelleindividualiste,
chement
vidualisme
est la condition
ment denarcissique
soi exigée par
peut
actuel
aussi renorcer
nécessaire
qui se
Nietzsche an
l’indi-
au dépasse-
caractérise
de se pré-
L’art représente la valeur suprême parce qu’il per- par le replicontre
sur lel’infuence
quant-à-soinéaste
et l’hédonisme tous
de types diérents .
munir de l’« esprit de
2 Nietzsche a commencé sa carrière universitaire
met à l’être humain d’aller au-delà de lui-même. azimuts.
troupeau » ?
par l’étude de la logique, et s’est ensuite orienté
vers la philosophie. VRAI ou FAUX ? 9 Selon Nietzsche, il aut absolument croire en
Dieu, ondement de la morale, si l’on veut rester
3 Nietzsche a été ortement inspiré par les grands dèle à la vie. VRAI ou FAUX ?
tragiques grecs comme Eschyle et Sophocle.
10 Quelle est la double signication de la « volonté
Activités d’apprentissage
VRAI ou FAUX ?
de puissance » chez Nietzsche ?
4 Nihiliste, Nietzsche croit qu’il n’y a pas d’espoir
11 Pour Nietzsche, nous devons nous en remettre
A Vérifez vos connaissances
pour l’humanité. VRAI ou FAUX ?
au « surhumain », c’est-à-dire au divin, pour glori-
180 5 Accordant beaucoupChapitre 5
d’importance er nosest actions. VRAI ou FAUX ? au dépasse-
1 Selon Luther et Calvin, le but de laauviechristia-
est le 8 Quelle la condition nécessaire
nisme, Nietzsche
bonheur sur terre. VRAIs’appuie
ou FAUX sur? la valeur du 12 ment de soiutilisée
L’allégorie exigéepar parNietzsche
Nietzschepour an deairesevaloir
pré-
ressentiment pour améliorer le sens moral des munir contre l’infuence
les métamorphoses néasteladecondition
qu’exige l’« esprit de de
6 15 Nietzsche
versÀ la
sion
partir
a commencé
individus. VRAI
croit
de
ou FAUX sa
queVRAI
ce que
philosophie.
étant donné que
vous
? carrière universitaire
par l’étude de la logique, et s’est ensuite orienté
le libre
l’on
avez
ou arbitre
? est
appris
FAUX
ne mesure
surune illu-
Nietzsche,
pas su-
troupeau
« surhumain
salide
9 Selon dans et
» ? » est celle de la chenille, de la chry-
du papillon.
Nietzsche,
le néant
VRAI
il aut ou FAUX ? croire en
absolument
–, on a enlevé à la vie son
indiquez laquelle des citations suivantes n’a pas 13 Dieu, En tantondement
centre de la l’être
de gravité.
que créateur, morale,
» humain si l’ondoit
veut« se
rester
sur-
3 Nietzsche
samment ales
été ortement
mécanismes inspiré par les grands
sous-jacents qui dèle à la vie. VRAI ou FAUX ?
été écrite par lui. monter » lui-même. Selon Nietzsche,
c) « L’art n’a pas pour fn de laisser des œuvres quel est le
tragiques grecs comme Eschyle et? Sophocle.
Un débat – à réaliser en classe – vous est ensuite proposé. Il C Analyse et critique de texte
Cette activité exige la lecture préalable de l’extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra présenté à la page 182.
Afn de ournir l’occasion d’une rencontre directe avec les philosophes et leurs œuvres, une analyse
et une critique de texte vous sont ensuite proposées. vivent la résignation, la modestie, la pru-
dence, l’application et les égards ?
l’application et des égards ? Reprenez cha-
cun de ces éléments d’abord en les défnis-
sant (consultez un dictionnaire), ensuite en
Commentaire critique les évaluant séparément (dites ce que vous
b) Et vous, que pensez-vous de la résigna- en pensez et pourquoi). (Minimum suggéré :
tion, de la modestie, de la prudence, de une demi-page.)
Taylor en répondant à des questions précises. 2 Dans quelle mesure la conception qu’a Taylor de
Comparer la conception taylorienne avec la l’authenticité personnelle s’oppose-t-elle à celle
E Exercice comparati
2 a) S’il y a lieu, précisez les similitudes entre la
cartésienne et la conception nietzschéenne de
Laborit Éloge de la fuite
l’être humain à propos du thème du corps. conception cartésienne et la conception
E Exercice comparatif : Rousseau et Freud nietzschéenne de l’être humain à propos du
Henri Laborit (1914-1995), médecin de la marine fran- thème du corps.
Étapes
Compétence
çaise, directeur suggérées
de àrecherches
acquérir fondamentales en biologie, selon Rousseau, pervertir la nature originelle
introduit b)
de S’il y a lieu, dégagez les oppositions entre la
1 a) leCaractérisez
premier tranquillisant
la conception(la chlorpromazine)
cartésienne en
de l’homme.
L’exercice comparati a été conçu dans le but de vous permettre d’acquérir l’habileté à comparer,
Procéder à une comparaison
1951. S’intéressant particulièrement entre
à la deux concep-
réaction de l’orga- conception cartésienne et la conception
tions l’êtrehumain
humainàau regard du même thème thème.
du corps. nietzschéenne
b) Caractérisez de l’être humain
la conception à propos
reudienne dedu
nismede l’être
humain
Par àexemple,
l’agression, propos
Laboritd’un
a publié dans
demandez-vous de nombreux
quelle l’être humain
thème au regard du thème de la na-
du corps.
ouvrages ayant une large diffusion où il fait le lien entre les
ture et de la culture. Par exemple, deman-
Contexte
connaissancesde queréalisation
à partir d’un thème particulier, la conception de l’être humain développée dans le chapitre avec
lui fournissent la biologie et les compor-
dez-vous en quoi et comment la culture
tements humains endans
Individuellement, situation sociale.
un texte d’environ 350 mots correspond, pour Freud, à la pression civili-
(une page et demie), examinez les rapports de res- satrice qui vient modifer les pulsions sous
Extraits de textes
10 dans quelle mesure ture et de
La sensation fallacieuse de liberté s’explique du ait que ce qui conditionne Fallacieux
notre action est généralement du domaine de l’inconscient, et que par contre le Qui trompe, qui est
discours logique est, lui, du domaine conscient. C’est ce discours qui nous per- faux, mensonger.
met de croire au libre choix. Mais comment un choix pourrait-il être libre alors
que nous sommes inconscients des motis de notre choix, et comment
15
Extraits de textes
pourrions-nous croire en l’existence de l’inconscient puisque celui-ci est par
défnition inconscient ? Comment prendre conscience de pulsions primitives
Freud « Les trois instances de l’appareil psychique :
Un texte représentati de la pensée du philosophe étudié et un
transormées et contrôlées par des automatismes socioculturels lorsque ceux-
ci, purs jugements de valeur d’une société donnée à une certaine époque, sont
20
le moi, le ça et le sur-moi »
élevés au rang d’éthique, de principes ondamentaux, de lois universelles, alors Éthique
que ce ne sont que les règlements de manœuvres utilisés par une structure so- Principes et règles
Lectures suggérées
LABORIT, Henri. Éloge de la fuite, Paris, Robert Laont, 1976, p. 87-90.
L’importance onctionnelle du moi se manieste en ceci que, normalement, il lui
revient de commander les accès à la motilité. Il ressemble ainsi, dans sa relation Motilité
avec le ça, au cavalier qui doit réréner la orce supérieure du cheval, avec cette [...] Ensemble des
15 diérence que le cavalier s’y emploie avec ses propres orces et le moi, lui, avec mouvements propres
Lecture suggérée
des orces d’emprunt. Cette comparaison nous conduit plus loin. De même que à un organe, à un
système [...] (Le Petit
le cavalier, s’il ne veut pas se séparer de son cheval, n’a souvent rien d’autre à
Robert).
aire qu’à le conduire où il veut aller, de même le moi a coutume de transormer
La lecture de l’œuvre suivante est suggérée dans son intégralité ou en extraits importants :
en action la volonté du ça, comme si c’était la sienne propre. […]
À la fn du chapitre, nous vous suggérons la lecture d’une ou ■ SKINNER, Burrhus Frederic. Par-delà la liberté et la dignité, traduction Anne-Marie
et Marc Richelle, Montréal et Paris, Éditions HMH et Robert Laffont, 1975.
et de passions
Nietzsche ou la philosophie à coups de marteau
1. Blaise PASCAL, « Pensées », section I, VII, 131-434, dans Œuvres complètes, Paris, Éditions du
Seuil, 1963, p. 515.
2 Introduction
les conceptions de l’être humain présentées ici, quelle place est nalement réservée
à la liberté et à la responsabilité de notre être-avec-autrui aux prises avec les pas-
sions, les multiples conditionnements et les contraintes de la vie en société ? Voilà
les questions de ond que nous aborderons.
Cependant, et malgré les visées totalisantes de ces philosophies, nous croyons qu’au-
cune ne peut, à elle seule, prétendre épuiser son sujet ! Et si certaines philosophies
présentées ici se contredisent, d’autres se complètent. Il aut les percevoir dans leur
ensemble comme un riche réservoir culturel où l’on peut puiser une nourriture pour
sa pensée propre.
N’appauvrissez donc pas l’humain que vous êtes en l’enermant dans un seul
système d’explications et de signications que vous n’auriez pas approondi ! Si vous
voulez éviter les pièges du dogmatisme ou du réductionnisme, nous vous suggérons Dogmatisme
d’adopter une attitude ouverte mais critique envers toutes ces conceptions de Fait qu’une conception de
l’homme. l’être humain se présente
de façon absolue comme
Encore une remarque ! Ce manuel s’adresse avant tout aux étudiants du cégep. Il a si elle correspondait à une
été conçu en cherchant à satisaire à deux exigences. D’abord, la lisibilité : on a cher- vérité incontestable ou
ché à rendre les divers chapitres aussi clairs que possible. Mais cette accessibilité comme si elle relevait d’un
ne dispense pas de l’eort de compréhension requis d’ailleurs pour toutes les disci- article de foi.
plines au programme !
Cette lecture devrait constituer pour vous un dé raisonnable à relever. Et quelle
erté de sentir qu’en travaillant régulièrement on ne cesse d’améliorer sa compré-
hension, et on se rend ainsi progressivement amilier avec ce qui pouvait au départ
sembler obscur ou déroutant !
4 Introduction
Globalement, nous pouvons dire que tous les travaux de réfexion contenus dans ce
manuel vous donneront l’occasion de vous mesurer à quelques-unes des grandes
conceptions modernes et contemporaines de l’être humain. Une telle conrontation
aura peut-être comme résultat (c’est ce que nous vous souhaitons) de vous amener
à vous questionner sur ce que sont l’être humain et sa condition, et à réféchir à ce
qui ait votre propre humanité.
4. Pour plus de détails, consultez la rubrique « Activités d’apprentissage » dans la section précé-
dente intitulée « Caractéristiques de l’ouvrage ».
5. Cette activité de synthèse nale est présentée à la n du manuel.
Chapitre L’homme comme être
1 conscient de lui-même
Montaigne ou l’art d’être à soi-même et heureux
Michel de Montaigne
Plan du chapitre
■ Montaigne et la Renaissance
■ Du bonheur de l’homme
■ Montaigne aujourd’hui
6 Chapitre 1
Au lecteur1
C’est ici un chapitre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée que celui-ci, consacré
à Montaigne, appelle quelques remarques préliminaires concernant la place et la
présentation de cet auteur dans ce manuel.
Montaigne n’a pas cherché à constituer en système ses réexions sur l’être hu-
main. S’il a revu, corrigé et augmenté périodiquement ses propos, il n’a jamais
prétendu t’orir une doctrine complète et unifée. À proprement parler, il n’a
même pas voulu enseigner ! Ce qu’il te livre au fl des jours, ce sont des réexions
proondes et sincères sur l’homme – tel qu’il l’a expérimenté en lui-même et chez
les autres –, des recommandations de bonne vie aussi, qu’il veut partager avec toi
comme si tu étais son ami.
Aussi, dans le chapitre qui ouvre ce livre, il nous est apparu comme pertinent de
tenter une présentation de ce penseur qui ut un grand inspirateur. Montaigne ut
aussi un merveilleux investigateur de l’âme humaine qui a su trouver les mots
appropriés pour raconter la vie. Enfn, souhaitons que la pensée originale de
Montaigne réussisse à te toucher dans ce qui ait ta propre humanité.
Montaigne et la Renaissance
La vie de Montaigne
Michel Eyquem2 naît le 28 évrier 1533 au château de Montaigne situé dans le
Périgord, dans le sud-ouest de la France. Son père, Pierre Eyquem, né d’une amille
bourgeoise qui s’était enrichie dans le commerce, a reçu en héritage le château de
Montaigne. Ayant fdèlement servi le roi François Ier dans la guerre d’Italie, il a
obtenu le titre de sieur de Montaigne. De retour sur ses terres, il a ait agrandir et
ortifer sa « maison noble » pour la transormer en une imposante demeure seigneu-
riale. Il a épousé, en 1528, Antoinette Louppes de Villeneuve, issue d’une amille
d’origine juive espagnole (les López) convertie au christianisme. Les Louppes
s’étaient installés à Toulouse pour y aire le commerce du pastel et y frent ortune.
Au milieu du XVIe siècle, Pierre Eyquem et Antoinette Louppes ondent une amille
et vivent « noblement3 » en terre de Montaigne. Antoinette met au monde sept en-
ants : les deux fls aînés étant décédés en très bas âge, à la mort de son père, Michel
Eyquem hérite à son tour du domaine de Montaigne. Pierre Eyquem aimera proon-
dément ce fls et verra à ce que le jeune Michel ait la meilleure éducation.
1. Les mots mis en italique dans cette page sont de Montaigne. On les trouve dans son avis de
l’auteur « Au lecteur » qui introduit les Essais.
2. Après la mort de son père en 1568, Michel Eyquem se era appeler Michel de Montaigne.
3. À cette époque, « vivre noblement » implique de se soumettre au code de vie des nobles, c’est-
à-dire, entre autres, de ne pratiquer aucun travail manuel ni commerce direct (sau vendre le
produit de ses terres), de participer aux assemblées de la noblesse, de porter l’épée et d’aller
à la guerre si le roi ou son représentant l’exige.
L’homme comme être conscient de lui-même 7
De retour au château, le père a prévu pour son fls un environnement ait d’attention et Épinette
de délicatesse. Par exemple, chaque matin, afn que le jeune enant ne soit pas brutale- [...] Instrument de mu-
ment tiré du sommeil, un joueur d’épinette, engagé par son père, le réveille en douceur. sique à clavier et à cordes
pincées (par un bec de
Par ailleurs, tenant à ce que son fls – au siècle de l’humanisme4 – puisse s’élever plume comparé à une
dans les plus hautes sphères de la société, et sachant qu’on ne peut y parvenir sans petite épine) [...] (Le Petit
la connaissance paraite du latin 5, « le bon père que Dieu [lui] donna » met en scène Robert).
une expérience ort particulière. Il ait venir au château un précepteur allemand qui
ne connaît pas le « périgourdin6 ». Ce maître doit respecter la consigne d’entretenir Humanisme
l’enant uniquement en latin ! Quant aux membres de la amille, aux valets et autres L’humanisme de la
domestiques, ils ne doivent prononcer aucun mot de dialecte devant le fls bien- Renaissance est un cou-
aimé. C’est ainsi que « sans livre, sans grammaire ni préceptes, sans ouet et sans rant de pensée qui prône
un idéal d’étude, de
larmes7 », Michel arrive à parler paraitement le latin comme première langue mater-
culture et de sagesse
nelle. À l’âge de six ans, il est placé au Collège de Guyenne, à Bordeaux 8 . On y ait
prenant pour principal
l’étude des « humanités » (textes littéraires et philosophiques de l’Antiquité gréco- objet la personne et son
romaine présentés en langue latine). épanouissement. Ce
courant de pensée puise
Puisque Michel connaît déjà la grammaire latine et parle couramment le latin, de largement son inspiration
peur qu’il ne s’ennuie avec les thèmes (traduction d’un texte rançais en latin), les chez les penseurs de
versions (traduction d’un texte latin en rançais) et les commentaires (explications l’Antiquité gréco-romaine
et remarques) sur les textes classiques, son père engage sur place un répétiteur qu’on redécouvre alors.
ayant pour mission de lui aire découvrir et aimer les poètes latins. Malgré cette
douce diversion, et même si des maîtres renommés lui enseignent, Michel ne garde
pas un bon souvenir des huit années passées en ce lieu. Il critique surtout l’obliga-
tion de redire sans cesse ce qu’on lui a enseigné.
Alors qu’il est un tout jeune homme – nous sommes aux alen-
Plutarque ut un biographe et un moraliste grec (v. 47 –
tours de l’année 1550 –, Michel quitte sa terre natale pour
v. 125). Auteur écond, son œuvre est évaluée à plus de
aller découvrir à Paris les délices, les « lumières » et les deux cent cinquante écrits. Les principaux thèmes sur
contacts utiles pour aire sa marque dans le monde politique lesquels il s’est penché sont la justice de la Providence,
(car le père voit grand pour son fston). Il séjourne pendant la piété, la vérité, la sérénité, la nécessité et le pouvoir
quatre années dans cette grande ville et est subjugué par de la conscience, le bon sens et la modération.
elle. Plus tard, il écrira dans les Essais : « Paris a eu mon cœur
dès mon enance. » Qu’est-ce qu’il y ait ? Il y découvre certes des plaisirs gaillards :
il dira y avoir vécu sa « saison la plus licencieuse »… Mais il réquente aussi les salons
littéraires qui lui permettent de nouer des relations l’introduisant à la cour. Il ait
aussi des études au Collège de la Sorbonne où il suit des cours de langue grecque
ainsi que des leçons de maîtres comme l’érudit Adrien Turnèbe, qui lui ont décou-
vrir les grands penseurs de la civilisation grecque, tels Socrate et Plutarque,
Trois ans plus tard, Pierre Eyquem, le « meilleur des pères qui urent jamais », meurt
à l’âge de soixante-treize ans. Michel en est proondément attristé. Héritier légitime
du domaine de Montaigne, il voudra en porter le nom : désormais, il signera Michel
12. Raymond Sebond est un théologien catalan qui vécut au XVe siècle. Montaigne era
l’« Apologie de Raymond Sebond » dans le chapitre 12 du livre II des Essais. Cette « apologie »
sera une occasion privilégiée de dénoncer les prétentions de la raison et de remettre
l’homme parmi les autres animaux.
13. Cette expression désigne les Muses, déesses de la mythologie antique inspirant l’écrivain, et
que Montaigne trouve évoquées dans les livres de poésie, de philosophie, d’histoire, dont sa
« librairie » est garnie.
14. Michel de MONTAIGNE, Essais, édition établie par Albert Thibaudet et Maurice Rat, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. XVI.
10 Chapitre 1
Mentionnons que, dans une France ébranlée par les luttes de pouvoir, à plusieurs
reprises, Montaigne era œuvre de médiation diplomatique entre le roi catholique
Henri III et le prétendant protestant Henri de Navarre. Mais son esprit de concilia-
tion se heurtera fnalement à l’intransigeance du pouvoir.
15. À l’exception de nombreuses citations en latin – présentées par Montaigne comme des « pa-
rements empruntés » et imprimées en italique dès l’édition originale –, les Essais sont rédi-
gés en langue vulgaire et non en latin comme on le aisait à l’époque. À ce titre, Montaigne
est le premier « penseur » à s’exprimer en rançais. Du vivant de Montaigne, quatre éditions
des Essais, sans cesse revus et augmentés, voient le jour. Pour notre part, nous nous réé-
rons, pour ce chapitre, à l’édition de 1588, telle que corrigée et encore augmentée de la main
de Montaigne dans ce qu’on appelle « l’exemplaire de Bordeaux ».
16. Catherine de Médicis (1519-1589) épousa Henri II (1519-1559) et devint reine de France.
Pendant les vingt-six années de leur vie commune, elle régna avec ruse et fnesse. Henri II
étant mortellement blessé lors d’un tournoi, trois de ses fls en jeune âge deviendront tour à
tour rois de France. En ait, c’est Catherine qui contrôlera le pouvoir avec habileté.
17. Sans approuver ces horreurs, notre penseur, humaniste et tolérant, ne jugera pas opportun
de les dénoncer nommément. Il ne ut d’ailleurs pas le seul – et même chez les protestants
(pourtant alors les victimes) – à adopter cette attitude réservée.
L’homme comme être conscient de lui-même 11
Cette âme, « la plus libre et la plus vigoureuse qui ût », dira Nietzsche, nous est tou-
jours accessible, aujourd’hui, grâce à ses Essais.
La Renaissance
Michel Eyquem de Montaigne est né dans le « beau XVIe siècle » chanté par les histo-
riens : une époque exceptionnelle qui s’est elle-même désignée par la notion de
Rinascità (« Réveil »). On situe le début de la Renaissance au XVe siècle. Certains histo-
riens l’associent particulièrement à la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453,
qui obligea les savants de l’Empire romain d’Orient à émigrer en Italie avec leurs tré-
sors littéraires. D’autres considèrent la découverte de l’Amérique par Christophe
Colomb, en 1492, comme l’événement symbolique à l’origine de la Renaissance. D’après
certains spécialistes, la Renaissance se termine à la fn du XVIe siècle avec la mort sur
le bûcher, en 1600, du philosophe italien Giordano Bruno19. D’autres situent la fn de la
Renaissance au XVIIe siècle en la aisant coïncider avec l’abjuration de Galilée20, en 1633.
Espagne pendant le XVIe siècle et même jusqu’au XVIIe siècle. Un nouvel ordre poli-
tique et social permet aux artistes, aux savants et aux penseurs italiens de aire
éclore leur génie et de construire une civilisation nouvelle qui s’oppose à l’époque
précédente : le Moyen Âge.
Exemple d’une « machine à imprimer » Les Léonard de Vinci21, Pétrarque22, Pic de la Mirandole23 et Érasme24 –
datant du début du XVI e siècle. pour ne nommer que ceux-là – voulurent retrouver l’esprit et les valeurs
de l’Antiquité pour donner naissance à un monde nouveau par-delà « l’âge
Avec la Renaissance des ténèbres » qu’aurait représenté le Moyen Âge. L’objet de réexion privilégié par les
et le développement penseurs de la Renaissance était l’homme, sa relation avec la nature et le divin.
des sciences phy-
siques, la nature
désigne l’ensemble 21. Léonard de Vinci (1452-1519) personnife l’esprit créati de la Renaissance. Doué de multiples
de tout ce qui existe talents, il manieste une curiosité débordante. Léonard aborde des champs d’activité variés. Il est
dans l’univers – sans un peintre génial ; un dessinateur qui présente une analyse pénétrante du corps humain et des
l’intervention de l’être diverses ormes de vie ; un ingénieur inventi qui imagine des objets (hélicoptère, sous-marin,
mitrailleuse, automobile) dont la réalisation se concrétisera dans des siècles subséquents ; etc.
humain – et qui obéit
à des lois générales. 22. Pétrarque (1304-1374), poète et humaniste italien, se passionnait pour l’Antiquité romaine. Il écri-
vit de nombreuses œuvres en latin qui lui valurent, à l’époque, d’être nommé « Premier poète ».
Mais, dans les aits, c’est à cause de son œuvre poétique écrite en italien – valorisant l’introspec-
tion, exaltant le sentiment amoureux, décrivant la ragilité de l’existence humaine ou la déchirure
entre le mysticisme et la raison – qu’on lui donna le titre de « père de l’humanisme ».
23. Pic de la Mirandole (1463-1494), jeune Florentin, s’est ait l’ardent déenseur de la dignité
humaine. Il proclama qu’il n’est « rien de grand sur la terre sinon l’homme ». Pic de la
Mirandole a soutenu l’idée d’une essence humaine qui, au début, n’est pas donnée une ois
pour toutes, mais qui se construira par l’usage de notre libre arbitre.
24. Érasme (1469-1536), érudit hollandais surnommé le « prince de l’humanisme », essaya avec
fnesse et prudence d’harmoniser le savoir des Anciens avec l’enseignement des Évangiles.
Dans son œuvre maîtresse intitulée Essai sur le libre arbitre (1524), il afrma que la philosophie
et la raison nous enseignent que l’être humain est libre et, en conséquence, non déterminé.
L’homme comme être conscient de lui-même 13
Ce débat eut des échos chez plusieurs penseurs. Au début de ce chapitre, nous
avons souligné la rencontre entre Montaigne et des indigènes d’Amérique du Sud,
ramenés en France en 1562 pour être présentés au roi Charles IX. Dans le but de
relativiser la prétendue barbarie de ces indigènes, Montaigne écrit :
Il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté,
sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai,
il semble que nous avons autre mire [vue] de la vérité et de la raison que l’exemple
et idée des opinions et usances du pays où nous sommes [qui est le nôtre]29.
25. Rappelons que Montaigne a été, au cours de sa vie active, le témoin de la barbarie des
guerres de Religion impliquant catholiques et protestants. Soulignons au passage que
Montaigne, quoique d’esprit tolérant, ne manieste pas de sympathie pour la Réorme pro-
testante… Il se méfe de toute « nouveauté » qui risque d’entraîner des bouleversements
sociaux aux conséquences possiblement pires que les maux auxquels on veut remédier.
26. Pour s’en convaincre, il suft d’établir une courte liste de dix génies créateurs qui ont mar-
qué cette époque exceptionnelle : Léonard de Vinci (1452-1519), Érasme (1469-1536),
Machiavel (1469-1527), Copernic (1473-1543), Michel-Ange (1475-1564), More (1478-1535),
Ronsard (1524-1585), Shakespeare (1564-1616), Galilée (1564-1642) et Kepler (1571-1630).
27. L’époque moderne, aussi appelée les Temps modernes, est présentée dans le chapitre 2.
28. Cette inériorisation des autochtones entraîna, au XVIe siècle même, les protestations du
religieux espagnol Las Casas (1470-1566).
29. Essais, livre I, chapitre 31, p. 158.
14 Chapitre 1
Du bonheur de l’homme
Les Essais se présentent à la manière d’un autoportrait30. Au fl des pages, méticuleu-
Montaigne donne le
sement et sans aucune sufsance, Montaigne trace le portrait uctuant de sa propre
sens suivant à la
sagesse : un savoir
personne, avec les pensées qui l’habitent et les conduites qu’il valorise. Dans un
être à soi authentique même soue, il décrit aussi et questionne les hommes dans leur quête de la sagesse :
dans l’art d’être heu- bre, il ait œuvre de philosophie. Pourquoi se dépeint-il lui-même ? Parce qu’à tra-
reux en recherchant vers la quête de son moi il atteint « l’humaine condition31 ». Pourquoi observe-t-il les
la vie bonne. hommes de son époque et ceux des siècles précédents ? Parce que les autres – dans
leurs lumières, leurs excès et leurs dérèglements – l’éclairent sur lui-même, sur
la conduite de sa propre vie et sur celle des autres hommes. Pourquoi se réère-t-il
constamment aux fgures historiques de sagesse que sont, entre autres, Socrate,
Platon ou Épicure ? Parce que les écrits de ces grands philosophes peuvent servir
d’étalon afn de se juger soi-même et, ce aisant, de tenter d’évaluer d’un point de
vue éthique la condition humaine.
Les hommes étant des sujets changeants et variés, il est difcile d’appréhender
l’être humain avec certitude et d’une manière unique. Non seulement les « croyances »
qui nous açonnent sont diverses dans leur manière de aire voir, sentir, juger et agir,
mais chaque individu est lui-même changeant dans ses pensées, ses désirs et ses
actes. À quoi bon, par conséquent, chercher une défnition de l’homme « en gros » –
défnition générale qui caractériserait tous les hommes – quand nous avons aaire
à des sujets individuels uyants et instables ? En d’autres mots, l’Homme n’existe
pas. Ce que nous rencontrons, ce sont des hommes. Considérant qu’il est impossible
de défnir l’homme en tant qu’Homme, Montaigne accorde à chaque individu la res-
ponsabilité de construire sa propre défnition de lui-même. À cet eet, il prône un
retour sur soi-même, afn d’y scruter « l’arrière-boutique » de son moi dont la connais-
sance donnera accès à un « savoir être à soi » authentique.
Se ramener à soi afn d’être totalement et entièrement chez soi, voilà l’entreprise
ultime mise en avant par Montaigne dans ses Essais :
30. Dans l’avis « Au lecteur » de la première édition de 1580, Montaigne ne peut être plus clair : « Je
veux qu’on m’y voie en ma açon simple, naturelle et ordinaire, sans contention [eort] ni arti-
fce : car c’est moi que je peins… Ainsi, lecteur, je suis-moi-même la matière de mon livre… »
31. Montaigne énonce cette idée en utilisant la ormule suivante : « Chaque homme porte la
orme entière de l’humaine condition » (Essais, livre III, chapitre 2, p. 587).
32. Ibid., livre I, chapitre 1, p. 18.
L’homme comme être conscient de lui-même 15
Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne
contrôle et étudie que moi ; et, si j’étudie autre chose, c’est pour soudain [aussitôt]
le coucher sur moi, ou en moi pour mieux dire 33.
« La plus grande chose du monde, écrit Montaigne, c’est savoir être à soi35 . » Ce savoir
être à soi permet en quelque sorte de découvrir « en soi, une orme sienne, une orme
maîtresse, […] [de sorte que] je me trouve quasi toujours à ma place, comme le ont
les corps lourds et pesants. Si je ne suis pas chez moi, j’en suis toujours bien près36 ».
La philosophie traditionnelle aurait plutôt utilisé le concept d’essence pour dési- Essence
gner cette forme sienne, cette forme maîtresse qui me constitue comme être propre. Nature propre, profonde
Montaigne n’a cependant pas la prétention de saisir l’essence de l’Homme, c’est- et intime d’une chose ou
à-dire ce qui serait commun à tous les hommes et qui constituerait, en somme, ce d’un être. Ensemble des
qu’on appelle la nature humaine. Cerner « sa vraie nature », découvrir ce qui le carac- caractères constitutifs
faute desquels une chose
térise lui suft.
ou un être ne serait plus
Mais qu’est-ce qui nous révèle à nous-mêmes ? Où trouvons-nous ce qui ait que ce qu’il est.
nous sommes ce que nous sommes ? « Ce ne sont [pas] mes gestes que j’écris, c’est
moi, c’est mon essence37 ». Montaigne inorme ici ses lecteurs de son intention de
traiter dans ses Essais non de ses actions, mais de son moi propre, de son « essence ».
Il établit donc une distinction entre ses actions et ce qu’il est proondément. Ce qu’il
est ne se résume pas à ce qu’il ait. Sa vraie nature ne se conond pas avec ses occu-
pations proessionnelles ou autres. Son moi proond est au-delà de tous les rôles
qu’il a à jouer. Dans un même soue, Montaigne déclare vouloir « publier [ses] va-
leurs » et « peindre principalement [ses] cogitations38 ». Et, plus loin, il ajoute : « J’ai
mis tous mes eorts à former ma vie. Voilà mon métier, et mon ouvrage39. » Quel a été
le métier, l’ouvrage ondamental auquel Montaigne s’est consacré entièrement ?
Écrire ses Essais où il a tenté de donner une orme à sa vie en la rendant signifcative,
ou si l’on préère, en lui donnant du sens. Et lorsqu’on s’emploie ainsi à former sa vie,
n’est-on pas, de ait, en train de se faire ? Mais comment se ait-on ? Fondamentalement
par l’incessante réexion sur soi. Vivre, c’est se penser ! Voilà la raison pour laquelle,
dans ses Essais, Montaigne s’est donné la mission de penser en se racontant.
L’écriture, ici, ne traduit pas une pensée déjà aite : elle l’accomplit. Mais pour mener
33. Ibid., livre II, chapitre 6, p. 279. Notons immédiatement que ce retour vers soi n’est pas er-
meture sur soi. Montaigne sera un citoyen loyal et dévoué à sa patrie.
34. Ibid., livre II, chapitre 12, p. 367.
35. Ibid., livre I, chapitre 39, p. 184.
36. Ibid., livre III, chapitre 2, p. 591.
37. Ibid., livre II, chapitre 6, p. 280.
38. Id.
39. Ibid., livre II, chapitre 37, p. 571.
16 Chapitre 1
Ainsi, ace à l’injonction de se connaître soi-même, ceux qui croient y être parvenus
Montaigne fait sans
paraitement et totalement ont preuve, selon Montaigne, d’une mauvaise évalua-
doute référence ici à
la plus connue des
tion : « Moi qui ne ais autre proession [que de me connaître moi-même] y trouve
maximes qui ornaient une proondeur et une variété si infnies que mon apprentissage n’a autre ruit que
le fronton du temple de me aire sentir combien il me reste à apprendre [sur moi]41. »
d’Apollon (dieu de la
À l’évidence, le jugement sur soi requiert un lent et méticuleux apprentissage auquel
lumière, de la mesure
tout homme sensé doit s’astreindre. Parce qu’il s’agit d’étudier tout de soi : « ce qu’il
et de l’harmonie), à
Delphes. Ce « Connais-
nous aut uir, ce qu’il nous aut suivre 42 ». Montaigne dit se juger lui-même avec plus
toi toi-même » avait de ermeté que ne le ont les autres à son endroit. Et lorsqu’on s’emploie ainsi à s’éva-
été repris par Socrate. luer d’une manière sévère, mais qui se veut objective, cela nous donne peu à peu la
capacité de juger les autres avec justesse. Montaigne reconnaît le aire souvent et
avec bonheur : « Il m’advient souvent de voir et distinguer plus exactement les condi-
tions de mes amis qu’ils ne le ont eux-mêmes43 . »
Par ailleurs, Montaigne considère que les personnes qui se risquent à nous juger
nous témoignent une grande amitié. En eet, un ami authentique qui ose nous dire
nos « quatre vérités » le ait non pour nous blesser, mais dans le but de nous aider à
mieux nous comprendre et à évoluer.
Juger de soi-même
Montaigne nous incite, en somme, à nous peindre méticuleusement, comme il le ait
pour lui-même. Mais si l’on veut chercher à atteindre la vérité de notre moi, il aut
s’y occuper « de jour en jour, de minute en minute », car « moi à cette heure et moi
tantôt sommes bien deux44 », proclame Montaigne. En eet, il se découvre être ceci
ou cela selon le moment où il se donne comme objet à sa propre investigation. En
toile de ond demeure toujours la conscience que son être change sans arrêt : sa
nature (ce qu’il est proondément) n’est qu’incessante variation au fl du temps qui
passe. Ce aisant, Montaigne tente de saisir un homme constamment en mouvance,
un homme qui se constitue en même temps qu’il se décrit et se rééchit :
Comment, en eet, porter un jugement assuré et certain sur soi et sur le monde si tout
est en perpétuel changement ! Voilà le doute proond devant lequel Montaigne est
placé. Ce doute le conduit à adopter une attitude sceptique, sans touteois suspendre Sceptique
son jugement comme le recommandait le scepticisme. Le doute montaignien est, Qui proesse le scepti-
pourrions-nous dire, « existentiel ». Une conviction proonde, presque viscérale, anime cisme. Doctrine d’après
Montaigne : la certitude sur le plan de la pensée est difcile, voire impossible. Touteois, laquelle l’être humain ne
cela ne veut pas dire pour autant que Montaigne se reuse à juger. Bien au contraire, il peut rien connaître avec
certitude et, en consé-
exerce son jugement avec une grande liberté. Ses Essais nous le présentent constam-
quence, doit reuser d’a-
ment en train d’opiner sur tout. Mais il le ait avec prudence. À l’instar des sceptiques, rmer ou de nier quoi que
Montaigne doute de la validité de ses connaissances et de la possibilité d’établir déf- ce soit.
nitivement une quelconque « vérité universelle », recevable par tous46 , qui pourrait
éclairer notre vérité propre, ou si l’on veut, notre véracité à nous-mêmes. Mais à l’en- Opiner
contre des sceptiques, Montaigne n’en continue pas moins d’utiliser sa raison, afn de Donner, énoncer son
poursuivre la quête de son moi en mouvement et aux multiples visages, même si sa opinion, son avis.
aculté de juger est imparaite et ne lui donne aucune assurance de vérité.
Résumons-nous. D’abord, Montaigne énonce que son « moi » propre ne se défnit pas
par les actions mises en avant. Ce moi, comme le reste étant touteois en perpétuel
mouvement, il ne peut considérer le jugement qu’il porte sur lui-même comme inail-
lible. Qu’à cela ne tienne ! Malgré l’instabilité de son moi, malgré la difculté
qu’éprouve sa raison à le connaître, Montaigne essaie d’établir peu à peu le portrait
de son être changeant.
Dans ce travail attenti d’écoute et d’étude de soi – entreprise à reprendre sans cesse –,
Montaigne dit, par ailleurs, ne pas vouloir s’embarrasser d’opinions savantes ni de
pensées générales et universelles : comprenons par là que notre auteur ne veut ni
se soumettre aveuglément à une quelconque autorité intellectuelle, ni s’obliger à dis-
cuter – en savant commentateur – le sens exact des opinions associées à ces auto-
rités (comme Platon, par exemple). Les opinions qu’il convoite viennent aisément
et sont « commodes à la vie47 ». Aussi, il se dit homme à ne pas laisser acilement son
jugement s’enermer dans les préjugés communs, mais à ne pas être orgueilleux au point
de vouloir que ses opinions soient considérées comme ayant une importance capitale.
j’y suis voirement [vraiment] ; mais ne m’est-il pas advenu, non une ois, mais cent,
mais mille, et tous les jours, d’avoir embrassé quelque autre chose avec ces mêmes
instruments, et en cette même condition que depuis j’ai jugée ausse48 ?
Cette vigueur à déendre une opinion un jour et son contraire un autre jour indique
bien, selon Montaigne, la aiblesse, voire la défcience de notre raison, « instrument
de plomb et de cire, allongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes
mesures49 ».
Qui plus est, essayer de connaître les causes de ce qui existe, c’est aire œuvre de
présomption50 . Montaigne défnit la présomption comme « une aection inconsidé-
rée, de quoi nous nous chérissons, qui nous présente à nous-mêmes autres que
nous sommes 51 ». En défnitive, être présomptueux consiste à aire preuve d’orgueil
en croyant posséder des pouvoirs que nous n’avons pas : « La connaissance des
causes appartient seulement à celui [Dieu] qui a la conduite des choses, non à nous
qui n’en avons que la sourance [qui n’avons qu’à les subir]52 . »
Par ailleurs, Montaigne craint que « l’opinion de savoir », en d’autres mots la convic-
tion d’avoir raison, d’être possesseur de la Vérité, ne conduise à l’intolérance. En
pleines guerres de Religion, un brin de scepticisme, accompagné d’un brin d’ouver-
ture à l’opinion contraire d’autrui, ne pourrait-il pas épargner bien des vies et évi-
ter bien des horreurs ? Montaigne lui-même a payé le prix de ses positions
modérées 53 .
Mœurs
Au XVI e siècle, les mœurs
désignent les habitudes Savoir vivre à propos
de vie, les coutumes, les Montaigne avoue avoir ses propres règles morales pour juger de lui-même et s’y
manières de se comporter réérer plus souvent qu’à des principes étrangers. Remettons-nous-en donc à un
d’un peuple ou d’une so- savoir « vivre à propos » qui guidera notre conduite. La responsabilité qu’il incombe
ciété particulière. Aucune
à l’être humain de développer, selon Montaigne, c’est de savoir « méditer et manier »
connotation morale n’est
attribuée à ce terme.
sa vie.
Thésauriser Composer nos mœurs est notre ofce, non pas composer des livres, et gagner non
pas des batailles et provinces, mais l’ordre et la tranquillité à notre conduite. Notre
Amasser de l’argent dans
grand et glorieux che-d’œuvre, c’est vivre à propos. Toutes autres choses, régner,
le but de se constituer un
thésauriser, bâtir n’en sont qu’appendicules [appendices] et adminicules54.
trésor.
Adminicule Vivre à propos, méditer et manier sa vie, composer nos mœurs : trois dénominations
[...] vx. Appui, moyen qui correspondent à une seule et même nécessité, celle de nous construire une sa-
auxiliaire [...] (Le Petit gesse, c’est-à-dire une morale qui gouvernera notre action. Passons en revue les
Robert). recommandations de bonne vie déendues par Montaigne.
Afn de démontrer que la nature a ait de nous des êtres ayant la capacité d’être
L’apologie de la nature
heureux, dans un chapitre intitulé « Des Cannibales » et rédigé vers 1580, Montaigne
originelle de l’être
donne l’exemple des aborigènes du Brésil. Il dit tenir les inormations qu’il possède humain exposée ici
d’un homme simple et fable ayant demeuré plus de dix ans auprès d’eux 56 . par Montaigne trou-
vera preneur au XVIIIe
Pourquoi Montaigne s’intéresse-t-il ainsi aux peuples de ce Nouveau Monde et
siècle, par exemple
veut-il en tracer le portrait ? Parce que, n’ayant pas encore été perverties par la ci-
avec Rousseau, qui
vilisation européenne, ces nations lui semblent encore très imprégnées de leur
cherchera à faire
nature originelle et soumises seulement aux lois naturelles. Donnons-en les l’anthropologie de
principaux traits et caractères. Ces peuples ne connaissent ni commerce, ni l’homme originaire.
contrat, ni héritage, ni richesse, ni pauvreté. Ils ne pratiquent aucune agriculture
et aucun travail des métaux. Ils n’ont pas à conquérir de nouvelles terres, car la
leur est à ce point ertile qu’elle ournit en abondance tout le nécessaire sans Maxime
travail et sans peine. Ils vivent nus, dansent tout le jour et ne s’adonnent qu’à des Règle, principe
occupations oisives, sau pour les plus jeunes d’entre eux qui vont à la chasse et à de conduite.
la pêche – sans grande sourance d’ail-
leurs, car il y a prousion de bêtes et
de poissons. Une seule maxime guide
la vie de ces hommes : celle de aire
preuve de courage ace aux ennemis
et d’être aectueux envers leur emme.
Montaigne conclut sa présentation en
s’exclamant : « Ils sont encore en cet
heureux point de ne désirer qu’autant
que leurs nécessités naturelles leur
ordonnent ; tout ce qui est au-delà est
superfu pour eux57. »
Le plaisir et la modération
Ne nous méprenons pas sur la position déendue par Montaigne en ce qui concerne
le plaisir. Modération n’est pas austérité ! Montaigne s’oppose radicalement à toute
orme d’ascétisme : Ascétisme
[…] Doctrine de perfec-
Moi qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience [sagesse] qui tionnement moral fondée
nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la culture du corps. J’estime pareille sur la lutte contre les
injustice de prendre à contrecœur les voluptés naturelles que de les prendre trop exigences du corps.
à cœur 61. 2. Vie austère, continente,
frugale, rigoriste […]
Montaigne ne s’interdit pas de jouir et ne condamne pas le plaisir. Au contraire, le
(Le Petit Robert).
plaisir constitue, à ses yeux, une priorité existentielle : « Il aut, dit-il, retenir, avec
nos dents et nos gries, l’usage des plaisirs de la vie que nos ans nous arrachent des
poings les uns après les autres62 . » D’ailleurs, dans une page savoureuse de la troi-
sième partie des Essais (rédigée alors qu’il a atteint la cinquantaine), Montaigne
nous confe que si, dans sa jeunesse, il devait modérer ses ardeurs voluptueuses, il
doit maintenant s’opposer aux incitations contraires de son corps vieillissant et
malade : « Ce corps uit le dérèglement et le craint. […] Je me déends de la tempé-
rance comme j’ai ait autreois de la volupté63 . »
Montaigne recommande même pour chacune des activités que nous accomplis-
sons de « donner jusqu’aux dernières limites du plaisir, [mais] de garder de s’enga-
ger plus avant, où la peine commence à se mêler parmi 64 ». Comment arriver ainsi à
profter des plaisirs naturels du corps sans prendre le risque de voir surgir la dou-
leur ? En aisant appel à notre âme afn qu’elle y participe et s’y complaise. Plus
précisément, quand une volupté nous titille, ne laissons pas notre corps et nos
sens en jouir exclusivement ! Il s’agit d’y associer notre âme ; qu’elle s’y plaise, sans
s’y perdre, pour en apprécier et en amplifer le bonheur ressenti, mais sans tomber
dans l’excès. Buvons donc à la volupté, mais non jusqu’à l’ivresse. La modération a
bien meilleur goût !
La grandeur d’une âme n’est pas tant de tirer à mont et tirer avant comme de sa-
voir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre
sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les éminentes 65.
À la dernière page des Essais, Montaigne déclarera que, somme toute, « c’est une
absolue perection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être 67 ».
L’âme et le corps
L’âme et le corps, tous deux présents au plaisir, et y participant à part entière…
Mais doit-il en être toujours ainsi, tant sur le plan de l’agir humain que sur celui de
la constitution de l’homme ? Montaigne ne peut être plus clair quant à l’union néces-
saire entre l’âme et le corps. D’abord, il afrme que le corps occupe « une grande
part à notre être ; il y tient un grand rang ; ainsi sa structure et sa composition sont
de bien juste considération68 ». Il dénonce ensuite avec ermeté ceux qui veulent dis-
socier l’esprit du corps, et, ce aisant, isoler l’une de l’autre « nos deux pièces princi-
pales » dont la « couture est invisible ». Donnons de nouveau la parole à Montaigne :
Au rebours [au contraire], il les aut raccoupler et rejoindre. Il aut ordonner à
l’âme non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mépriser et abandonner
le corps (aussi ne le saurait-elle aire que par quelque singerie contreaite), mais de
se rallier à lui, de l’embrasser, le chérir, l’assister, le contrôler, le conseiller, le re-
dresser et ramener quand il [se] ourvoie, l’épouser en somme 69 […].
Âme et corps doivent donc être accordés et joints pour constituer l’homme entier.
Aussi, il revient à l’âme de conseiller, de contrôler et de redresser le corps lorsqu’il se
trompe, c’est-à-dire quand il se laisse emporter jusqu’à l’excès, et que cet excès
constitue un trop… ou un trop peu.
Tout compte ait, il s’agit d’aimer la vie telle qu’il nous est donné de la vivre dans
l’instant présent et d’en jouir à la ois par l’esprit et par le corps. Cette totale pré-
sence à soi et à la vie nous era rejeter la « plus commune des erreurs humaines »,
celle qui consiste à courir après les choses utures, alors que, dans les aits, nous
n’avons aucune prise sur ce qui est à venir. Selon Montaigne, une telle attitude ait
que « nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte,
le désir, l’espérance nous élancent vers l’avenir, et nous dérobent le sentiment et la
considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne
serons plus71 ».
Une toute dernière maxime sera proposée par Montaigne, celle de s’en remettre à un
savoir mourir, qui, par choix méthodologique, sera présenté à la fn de cet exposé.
« Vivre par la relation à autrui » : telle est la problématique abordée ici par Montaigne.
Présentons le contenu de ce passage qui, à première vue, peut sembler difcile.
Que l’attitude de vivre (c’est-à-dire d’être) par la relation à autrui soit innée ou ac-
quise par la pratique (Montaigne ne se prononce pas ici sur cette question), il n’en
demeure pas moins qu’elle cause plus de tort que de bien à ceux qui s’y adonnent.
Pourquoi ? Parce que nous nous dépouillons alors des traits qui nous caractérisent
en propre, pour nous conormer aux attentes des autres. Ce que nous sommes
réellement nous importe moins que l’idée que les autres se ont de nous. Par exemple,
on ne verra aucun intérêt à avoir de l’esprit ou à être sage pour soi-même. On voudra
l’être pour le regard des autres qui, en nous octroyant leur assentiment, édicteront
leur « sentence » : « Cette personne a de l’esprit ; elle est d’une sagesse exemplaire ! »
dira la oule.
Laisser ainsi l’évaluation de son être propre au regard d’autrui75 constitue, selon
Montaigne, le pire des abandons. En eet, comment les hommes peuvent-ils tolérer
d’être à ce point dépendants de l’opinion des autres, pour laisser au « monde », à la
« société », l’attribution de telle « réputation » ou de telle « gloire76 » ? Seules la aiblesse
ou la lâcheté peuvent expliquer que les hommes asservissent à la puissance d’autrui
leur liberté d’être.
On le voit, Montaigne se fait ici le défenseur d’une liberté intérieure s’appuyant sur
une authentique indépendance de jugement. D’ailleurs, il se dit être « tant jaloux
de la liberté de [son] jugement que malaisément la [peut-il] quitter pour passion
que ce soit78 ». Plus loin, Montaigne avoue s’abstenir d’« être homme de bien selon
la description [qu’il] voit faire tous les jours », car ce qui est considéré comme
un vice, aujourd’hui, peut être évalué, demain, comme une conduite vertueuse.
À l’inverse, tenons-nous-en donc à notre propre jugement pour nous évaluer
nous-mêmes :
Il n’y a que vous qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux ; les
autres ne vous voient point ; ils vous devinent par conjonctures incertaines ; ils
voient non pas tant votre nature [être] que votre art [paraître]. Par ainsi, ne vous
tenez pas à leur sentence [jugement], tenez-vous à la vôtre79.
Ajoutons encore que cette liberté à l’endroit du jugement d’autrui devra également
se manifester dans le souci d’en dépendre le moins possible dans la satisfaction de
tous ses besoins. Il faut savoir cultiver l’« autarcie » : « J’essaie à n’avoir exprès besoin
de nul [personne]… Il fait bien piteux et hasardeux dépendre d’un autre80 ».
journal en italien ! Il ne ait aucune discrimination ace aux lieux de culte visités :
églises catholiques, temples luthériens ou calvinistes, synagogue juive où il assiste
à une circoncision.
On le voit, Montaigne manieste une sincère ouverture d’esprit ace aux diverses
manières de vivre dont il a été le témoin pendant ce voyage. Cela dit, ne nous mépre-
nons pas ici sur cette ouverture d’esprit, cette souplesse d’adaptation et la relativi-
sation des coutumes et des mœurs qu’on rencontre chez l’auteur des Essais.
Montaigne n’a rien d’un anarchiste ou d’un révolutionnaire ! Au contraire, il a en
horreur ces esprits-là ! Il apprécie ce qui se conserve84 tout en se voulant partisan
d’une souplesse, voire d’une certaine distanciation par rapport aux coutumes et aux
croyances établies dans son propre pays. Pourquoi ? Parce que, sans recul critique,
il est acile de vénérer (y ayant été conditionné) les opinions et les mœurs approu-
vées et reçues par la coutume. Cet asservissement aux règles de vie et aux usages
communs au groupe auquel nous appartenons peut nous amener à considérer « que
ce qui est hors des gonds de la coutume, on le croit hors des gonds de la raison 85 ».
À ce propos, il recommande à tout jeune homme d’apprendre à modifer au besoin
ses règles de vie rigides, s’il ne veut se voir totalement détruit lorsque, à la moindre
déaillance, il n’aura pu suivre ses habitudes inexibles.
Plus loin, se disant vieillissant, Montaigne avoue que la coutume en vigueur dans sa
propre contrée a déjà imprimé en lui plusieurs habitudes dont le rejet lui apparaî-
trait comme excessi. En conclusion, il recommande de suivre les meilleures règles
communes, mais non de s’y asservir. Quel critère nous permet de les reconnaître ?
Montaigne afrme que, pour être acceptable, une coutume se doit d’être raison-
nable et juste.
Au regard des divers lieux de culte visités et des coutumes religieuses rencontrées
lors du voyage en Italie, de toute évidence, Montaigne a maniesté un libéralisme
religieux peu commun pour l’époque. Soyons-en assurés, cette ouverture aux dié-
rentes pratiques religieuses trouve un appui sur une proonde et sincère accepta-
tion de la liberté de conscience de tout un chacun.
La liberté de conscience
Ennemi des anatismes, des dogmatismes et des ondamentalismes de tout acabit,
Montaigne se ait l’apôtre de la tolérance. Rappelons qu’à l’époque la France est agi-
tée par des guerres civiles issues d’une crise religieuse proonde. Des violences
inouïes, des cruautés sans bornes se parent du « glorieux titre de justice et de dévo-
tion ». Dans ce monde « où la méchanceté vient à être légitime », Montaigne dénonce
d’abord ceux qui proftent de la situation pour déployer leurs vengeances person-
nelles, cultiver leur propre cupidité ou courtiser les bonnes grâces des princes.
Ensuite, il juge sévèrement « les gens de bien [qui] par vrai zèle envers leur religion,
sainte aection à maintenir la paix et l’état de leur patrie », manquent pourtant de
modération. Il s’en trouve plusieurs, écrit-il, « que la passion pousse hors des bornes
de la raison 86 » et les conduit à prendre des décisions inéquitables, colériques et
risquées.
84. Les citations suivantes nous en convaincront : « Non par opinion mais en vérité, l’excellente
et meilleure police [gouvernement] est à chacune nation celle sous laquelle elle s’est main-
tenue » (Essais, livre II, chapitre 9, p. 691) ; « Toutes grandes mutations ébranlent l’État et le
désordonnent » (Ibid., livre II, chapitre 9, p. 692).
85. Ibid., livre I, chapitre 23, p. 95.
86. Ibid., livre II, chapitre 19, p. 488.
26 Chapitre 1
Faisant sienne la volonté de l’empereur romain Julien dit l’Apostat 87 « que chacun
sans empêchement et sans crainte servit à [serve] sa religion 88 », Montaigne déend
avec ermeté la liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de croire et de pratiquer
sa religion, pour autant que cette dernière n’entraîne pas l’intolérance et la cruauté
et ne contrevienne pas au bon ordre social.
87. Julien (en latin Flavius Claudius Julianus), dit l’Apostat, est né à Constantinople en 331 et est
mort en Mésopotamie en 363. Empereur romain de 361 à 363, Julien instaura un gouverne-
ment ouvert à la tolérance religieuse.
88. Essais, livre II, chapitre 19, p. 490.
89. Ibid., livre II, chapitre 2, p. 595.
90. Ibid., livre II, chapitre 2, p. 592.
91. Ibid., livre II, chapitre 2, p. 593.
92. Ibid., livre III, chapitre 9, p. 595.
L’homme comme être conscient de lui-même 27
La gloire
La gloire – entendre aussi la renommée, la réputation, les honneurs – est vue par
Montaigne comme une sorte d’écran ou de alsifcation qui empêche l’être humain
de se révéler à lui-même et aux autres tel qu’il est en vérité. En ait, la gloire est une
passion insidieuse, qui se bâtit sur un ond de vanité. Vanité
[...] Déaut d’une per-
« La présomption (synonyme de vanité) est notre maladie naturelle et originelle. La sonne vaine, satisaite
plus calamiteuse et rêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et en même temps d’elle-même et étalant
la plus orgueilleuse 93 . » Cette attitude prétentieuse se révèle d’abord dans la manière cette satisaction [...] (Le
dont l’être humain – comme espèce – se considère par rapport à l’ensemble de la Petit Robert). Synonyme
nature et, plus particulièrement, à l’endroit des autres animaux : de « complaisance »,
d’« orgueil », de « préten-
C’est par la vanité de cette imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue des tion », de « sufsance ».
conditions [qualités] divines, qu’il se trie [se distingue] soi-même […] des autres
créatures. Taille les parts aux animaux ses compères et compagnons, et leur dis-
tribue telle portion de élicités [aptitudes] et de orces que bon lui semble. Com-
ment connaît-il, par l’eort de son intelligence, les branles [opérations] internes
et secrets des animaux ? Par quelle comparaison d’eux à nous conclut-il la bêtise
qu’il leur attribue94 ?
Bien entendu, cette prétention vaniteuse si ortement enracinée dans l’homme appa-
raîtra aussi à l’endroit d’autrui. Il est extrêmement difcile, nous dit Montaigne, de
ne pas désirer être couvert de gloire. Car il aut bien admettre qu’une grande
renommée – qui vient toujours de l’approbation d’autrui – entraîne toujours à sa
suite certains avantages comme la bienveillance et l’admiration des autres. Et cela
ne manque pas d’intérêt ! En eet, qui ne voudrait pas être connu, aire parler de soi
et en tirer proft ? Mais n’est-il pas déraisonnable de régler nos actions sur l’opinion
que les autres se ont de nous ? Puis-je me fer au regard qu’autrui porte sur moi et
qui m’accordera ou non une renommée ? Montaigne aurait sûrement répondu néga-
tivement à cette question. D’une part, l’individu ne peut se résumer à ce qu’on dit de
lui. Il n’est jamais identique à sa réputation. Qu’elle soit bonne ou mauvaise, la répu-
tation que la oule attribue à l’individu ne le défnit pas entièrement comme per-
sonne. Ce que l’on voit et ce que l’on dit de lui n’épuise pas la totalité de son être.
S’il est une matière difcile, et la plus importante qui soit, aux yeux de Montaigne,
c’est bien l’évaluation de ses inclinations et de ses actions. Or, comment peut-on, en
restant sensé, remettre ce jugement dans les mains de la oule, cette « mère d’igno-
rance, d’injustice et d’inconstance », ce « guide si dévoyé et si déréglé 95 » qui se base
uniquement sur des apparences extérieures ? Au contraire, Montaigne estime qu’il
ne revient qu’à l’individu seul de s’octroyer ou non une valeur, qu’il n’en tient qu’à
nous et à nous seuls de trouver notre voie parce que nous l’avons expérimen-
tée nous-mêmes comme étant la plus heureuse et la plus utile. En d’autres mots, ce
n’est pas pour la galerie qu’on se doit d’agir, mais parce que notre âme nous le re-
commande « chez nous, au-dedans, où nuls yeux ne donnent que les nôtres 96 ».
bonne mine par dehors, plein au-dedans de fèvre et d’eroi. Ils ne voient pas mon
cœur, ils ne voient pas mes contenances97.
La tristesse
Montaigne avoue ne pas être enclin à cette passion, ni l’aimer ni l’estimer. « Il aut,
dit-il, étendre la joie, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse 98 ». Pourtant,
nous apprend-il, les gens de son époque considèrent comme allant de soi de
l’honorer. Ces derniers vont jusqu’à coier la sagesse, la vertu et la conscience d’une
auréole de tristesse. En ait, selon Montaigne, la tristesse « est une qualité toujours
Couard nuisible, toujours olle et, comme toujours couarde et basse, les stoïciens en
Qui est lâche et peureux. déendent les sentiments à leurs sages99 ».
Lorsque les événements nous accablent et nous dépassent, au lieu d’être tristes,
Montaigne recommande de cultiver un certain détachement afn de ne pas nous a-
iger de « cette morne et sourde stupidité qui nous transit ». Il dit haïr au plus haut
point « un esprit hargneux et triste qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie et
s’empoigne et paît aux malheurs100 ».
L’amitié
L’amitié décrite dans le livre I, chapitre 28 des Essais est
celle que Montaigne et Étienne de La Boétie101 ont nourrie,
« si entière et si paraite que certainement il ne s’en ft guère
de pareilles, et, entre nos hommes [contemporains], il ne
s’en voit aucune trace102 ».
Ensuite, Montaigne passe en revue certaines relations avec autrui, relevant dans
quelle mesure ces dernières ne correspondent pas à l’amitié véritable.
1. La relation des enants avec leur père : selon Montaigne, il ne peut être question
d’amitié ici. Ce rapport commande plutôt le respect, dit-il. À cause de la trop
grande diérence d’âge et de statut entre l’enant et son père, aucune communi-
cation proonde ne peut s’établir, alors que cette dernière constitue le ondement
de toute grande amitié. Par ailleurs, les pensées intimes d’un père ne peuvent être
partagées avec les enants par crainte de donner naissance à une amiliarité ex-
cessive. À l’inverse, les conseils et les remontrances réciproques – que com-
mande l’amitié – ne peuvent être exercés des enants aux pères.
2. La relation raternelle : un autre rapport à autrui qui n’aurait rien à voir avec l’ami-
tié est la relation raternelle. Deux rères peuvent avoir des personnalités dissem-
blables, voire opposées, à tel point qu’aucune amitié ne devient possible. D’autre
part, l’alliance raternelle se heurte et s’étiole acilement lorsque, à la mort du
père, survient le moment du partage des biens amiliaux. Selon les coutumes
du XVIe siècle, le fls aîné est l’héritier privilégié. Aucune relation raternelle ne
peut survivre quand la richesse de l’un entraîne la pauvreté de l’autre ! Qui plus
est, une caractéristique ondamentale distingue la relation raternelle de la rela-
tion amicale : on ne choisit pas son rère (ce dernier peut être mauvais, violent ou
sot), alors qu’on choisit toujours volontairement et librement son ami.
3. La relation amoureuse : qu’en est-il de la relation amoureuse versus la relation
d’amitié ? Montaigne décrit l’amour comme un eu « cuisant », « âpre », « téméraire »
[aveugle], « volage » et « ondoyant », un « eu de fèvre [qui] n’est qu’un désir orcené
après ce qui nous uit103 ». Aussitôt que ce désir est partagé et qu’il est consommé
par l’homme et la emme – ayant connu la jouissance corporelle à satiété –, celui-ci
s’aaiblit peu à peu104 . Plus loin dans les Essais, Montaigne déclare que « la pas-
sion amoureuse prête des beautés et des grâces au sujet qu’elle embrasse, et ait
que ceux qui en sont pris, trouvent, d’un jugement trouble et altéré, ce qu’ils ai-
ment autre et plus parait qu’il n’est105 ».
Au contraire, l’amitié se manieste comme quelque chose de calme, de modéré,
de constant et de « spirituel », et, tandis que dans l’amour voluptueux les satisac-
tions sensuelles tendent à en diminuer l’intérêt, l’amitié ne cesse de s’accroître
par les satisactions intellectuelles et morales qu’elles apportent.
En l’amitié, c’est une chaleur générale et universelle, tempérée au demeurant et
égale, une chaleur constante et rassise, toute douceur et polissure, qui n’a rien
d’âpre ni de poignant […] L’amitié est jouie à mesure qu’elle est désirée ; ne s’élève,
se nourrit, ni ne prend accroissement qu’en la jouissance, comme étant spiri-
tuelle, et l’âme s’afnant par l’usage106.
4. L’homosexualité grecque : l’amitié véritable établit une relation purement spiri-
tuelle entre deux êtres. Mais étant donné qu’une dimension corporelle peut
s’ajouter à cette dernière, Montaigne poursuit son analyse en abordant la pédé-
rastie permise dans l’Antiquité grecque, alors qu’elle est, dit-il, détestée au plus
haut point en son époque. D’entrée de jeu, il afrme que la pédérastie grecque ne
convient pas aux critères de « la paraite union et convenance » recherchée ici.
Pourquoi ? Parce que cette pratique reposait sur une diérence marquée d’âge et
de charge publique – entendons de statut social – entre les amants. Or, Montaigne
Éphèbe croit que la passion démesurée qu’un homme âgé porte à un éphèbe s’appuie
Jeune garçon arrivé à l’âge exclusivement sur la beauté du corps du jeune homme. La qualité de son esprit
de la puberté. n’entrerait pas en ligne de compte puisque, n’ayant encore pu se développer, elle
reste cachée au vieil amant. On aurait aaire ici à un engouement basé sur la
beauté externe du garçon et non sur sa beauté interne.
Cela est à mille lieues de l’amitié véritable, ce sentiment proond qui unit deux
adultes dont les caractères sont déjà ormés et qui ont des afnités spirituelles
d’une manière égalitaire. Voyons comment Montaigne évoque son amitié avec
Étienne de La Boétie – amitié si intense, si impétueuse, si totale !
En l’amitié de quoi je parle, les âmes se mêlent et se conondent l’une en l’autre
d’un mélange si universel qu’elles eacent et ne retrouvent plus la couture qui les
a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais [La Boétie], je sens que cela
ne peut s’exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon discours et de ce que j’en puis dire particulièrement,
[je] ne sais quelle orce inexplicable et atale, médiatrice de cette union. Nous
nous cherchions avant que de nous être vus […] Et à notre première rencontre,
[…] nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors
nous ut si proche que l’un à l’autre. […] Nos âmes ont charrié si unanimement
ensemble, elles se sont considérées d’une si ardente aection, et de pareille aec-
tion découverte, jusqu’au ond des entrailles l’une de l’autre, que non seulement je
connaissais la sienne comme la mienne, mais je me usse certainement plus volon-
tiers fé à lui de moi qu’à moi107.
À l’évidence, il est question ici d’une proonde complicité entre ce que les deux amis
ressentent et d’une union si complète des âmes que nous pourrions qualifer cette
relation d’« amitié-usion ». Cette connivence exceptionnelle va même jusqu’à accor-
der plus de crédibilité au jugement que l’ami porte sur soi qu’à l’évaluation que l’on
ait de sa propre personne. Cela semble, avouons-le, mettre à mal le principe d’indé-
pendance de jugement dont nous avons parlé précédemment, au bénéfce de la
confance mutuelle. L’amitié véritable se onde donc sur une confance mutuelle
totale dans la capacité de penser et de juger de son ami. En eet, selon Montaigne,
l’amitié véritable établit un espace de réexion et d’évaluation critique où les deux
amis, ne se ménageant pas, disent ce qu’ils pensent vraiment : les mots proérés
reètent la pensée ! Il n’y a pas de place, ici, pour la mièvrerie et la complaisance.
Montaigne – La Boétie : voilà deux hommes aits et assez solides pour penser de
manière autonome, supporter la critique et évoluer ensemble !
Bien sûr, cette amitié singulière, que Montaigne qualife de « souveraine et maîtresse
amitié », de « noble commerce », de « divine liaison [rencontrée] qu’une seule ois en
trois siècles », n’a rien à envier à ces autres « amitiés ordinaires et coutumières ».
Montaigne dit se méfer de ces amitiés qui « ne sont qu’accointances et amiliarités
nouées par quelque occasion ou commodité108 ». Parce que, toutes empreintes de
« division et de diérence » entre les partenaires, ces « amitiés molles et régulières »
Enfn, Montaigne en vient à comparer sa vie entière aux quatre années de élicité
que lui apporta la proonde amitié vécue avec Étienne de La Boétie. Dans un cri
d’une immense tristesse, il considère qu’en dehors de ces quatre années toute sa vie
« n’est que umée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le
perdis, […] je ne ais que traîner languissant ; et les plaisirs mêmes qui s’orent à
moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte110 ». À l’évidence,
Montaigne a aimé proondément Étienne de La Boétie et il a énormément souert de
sa perte. On le trouve ici déchiré, dévasté par la mort de son très cher ami.
L’appétit de thésauriser
Le ait d’avoir de l’argent peut conduire celui qui y prend goût à vouloir se constituer
des réserves toujours plus importantes et craindre les dépenses. C’est ce que ft
Montaigne... après avoir vécu, de son propre aveu, une période de grande insou-
ciance à cet égard. Il raconte avoir alors justifé sa conduite par la crainte de ne pas
avoir les économies nécessaires pour aire ace à des « inconvénients » éventuels ou
à des « accidents » inopinés. Cette « ridicule et honteuse pru-
dence » – mélange de peur et d’avidité – l’amena à garder
secret l’argent qu’il possédait ou à mentir à son sujet, donc
le conduisit à la dissimulation. Pendant ses voyages, la
méfance à l’endroit d’autrui lui aisait appréhender les
voleurs de grand chemin, douter de la fdélité des hommes
qui transportaient ses bagages, ou encore il se tourmentait
pour l’argent qu’il avait laissé dans son château. Plus
Montaigne s’enrichissait, plus sa relation avec les autres
semblait se détériorer. De cette ortune, « j’en tirais peu ou
rien : pour avoir plus de moyen de dépenser, elle n’en pesait
pas moins111 ». Malgré ces constats, notre homme n’en
continuait pas moins d’accumuler de l’épargne et de n’oser
l’entamer de crainte qu’elle ne s’écroule. Quel vice tout de
même que de se plaire ainsi à manier, à peser et à recomp-
ter sans cesse son argent… en cherchant à l’utiliser le moins
possible et en se méfant sans cesse d’autrui !
On va toujours grossissant cet amas et l’augmentant d’un
nombre à autre, jusqu’à se priver vilainement de la jouis-
sance de ses propres biens, et l’établir toute en la garde et à
n’en user point112.
avarice, « cette maladie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les
humaines olies 113 ».
C’est alors qu’il se remit à vivre au jour le jour, mais en aisant dorénavant coïncider
ses dépenses avec ses recettes, et en se contentant d’avoir l’argent nécessaire aux
besoins présents et ordinaires. Pas question, touteois, de manquer d’argent au
point de devoir vivre aux crochets des autres, ni de sacrifer son indépendance à la
Prodigalité prodigalité. De toute açon, il aut reconnaître qu’aucune provision au monde ne
[...] Caractère, défaut saurait sufre aux besoins extraordinaires ! Et s’il lui est arrivé encore d’amasser de
d’une personne prodigue l’argent, ce n’est pas, dit Montaigne, par prévoyance d’une dépense prochaine,
[...] (Le Petit Robert). « mais pour acheter du plaisir » !
Synonyme de « générosité
démesurée » ou de « dé-
pense excessive ». Savoir mourir
La philosophie de Montaigne pourrait être résumée par la phrase suivante : le savoir
être à soi (la connaissance de soi) permet de vivre à propos, c’est-à-dire de « bien
vivre » (vivre d’une manière bonne), et nous apprend à « bien mourir », c’est-à-dire à
mourir avec sérénité.
Dans le chapitre « Que philosopher c’est apprendre à mourir », Montaigne nous invite
à considérer la mort du point de vue de « mère nature » :
Votre mort est une des pièces de l’ordre de l’univers ; c’est une pièce de la vie du
monde... C’est la condition de votre création, c’est une partie de vous que la mort…
Le premier jour de votre naissance vous achemine à mourir comme à vivre114.
Cela dit, puisque à notre mort ultime « nous entraînerons tout avec nous120 » (c’est
pour nous une sorte de « fn du monde »), les hommes n’acceptent pas acilement de
devoir quitter la vie. D’autant plus que, aisant grand cas de nous-mêmes, nous
croyons à tort que le monde entier sourira de notre perte !
Considérons plutôt la mort comme « le bout », « l’extrémité » de la vie, mais non pas
son but. Et si nous apprenions à savoir mourir pour apprendre à savoir vivre, non
seulement notre fn serait plus légère, mais l’ensemble de notre vie en profterait
grandement ! « Qui apprendrait les hommes à mourir, énonce Montaigne, leur
apprendrait à vivre121. » En sachant apprivoiser la mort, nous ne craindrions pas
de vivre intensément et en toute liberté : redouter la mort, c’est ouvrir la porte à
toutes les lâchetés, à tous les esclavages. « Le savoir-mourir nous aranchit de toute
sujétion et contrainte122 .
Puisque la mort est une nécessité naturelle qu’on ne peut éviter, Montaigne recom-
mande de nous y préparer de bonne heure, et de la combattre en lui ôtant son plus
grand avantage contre nous : son étrangeté. Il s’agit en ait d’envisager la mort
comme aisant partie, en permanence, de notre vie. Accoutumons-nous donc – nous
dit Montaigne – à notre propre mort en l’ayant constamment en tête et sous toutes
ses ormes possibles, parce qu’à la manier et à la repasser de long en large dans
notre imagination nous apprendrons à l’apprivoiser. Ne sachant où la mort nous
attend, nous saurons sereinement l’attendre partout.
À cause de « l’incertitude et variété des choses humaines qui, d’un bien léger mou-
vement, se changent d’un état en autre tout divers », on ne doit se permettre d’appe-
ler un homme heureux avant qu’il ait « joué le dernier acte de sa comédie ; et sans
doute le plus difcile125 ». Ainsi en va-t-il pour tout homme qui ne peut, avant son
dernier jour, juger ultimement du bonheur ou du malheur de sa vie.
Montaigne aujourd’hui
Montaigne et l’amitié
Rappelons-nous à quel point Montaigne accorde de l’importance à l’amitié. Ce senti-
ment correspond à ce qu’il y a de plus parait dans la nature. À ses yeux, l’amitié
véritable instaure une relation spirituelle et aective entre deux êtres qui ont des
afnités. Une proonde et sincère complicité s’établit alors entre les deux amis, ce
qui permet une union complète de leurs âmes. Ce lien précieux se onde sur une
confance mutuelle totale dans la capacité de penser et de juger de son ami, ce qui
suppose en chacun la plus grande liberté de juger.
128. Facebook compte plus d’un milliard d’usagers actis et plus de 141 milliards d’« amitiés » sur
son réseau. En règle générale, ces très nombreux utilisateurs ignorent que Facebook de-
vient l’unique propriétaire de ce qu’on lui confe, et que ce dernier analyse le tout afn
d’établir des traits communs aux utilisateurs, qui deviendront des clientèles cibles pour
les annonceurs publicitaires ! Afn d’augmenter son chire d’aaires (1,18 milliard de dol-
lars en juillet 2012), Mark Zuckerberg, ondateur et PDG de Facebook, confait à la revue
BusinessWeeek (septembre 2012) : « Pour les cinq à dix prochaines années, la grande ques-
tion n’est pas de savoir si Facebook atteindra les deux ou trois milliards d’abonnés. C’est
plutôt de savoir quels services nous pourrons concevoir pour aider toutes les grandes
entreprises à déterminer qui se trouve dans le réseau d’amis de leurs clients. »
129. L’American Sociological Review rapporte qu’un Américain sur quatre avoue n’avoir plus
aucun confdent ! (Nicolas RITOUX, « Veux-tu être mon ami ? », La Presse, 8 évrier 2008
[page consultée le 7 juin 2013]. http://techno.lapresse.ca/nouvelles/internet/200802/08/01-
8440-veux-tu-etre-mon-ami.php)
L’homme comme être conscient de lui-même 35
lumière l’immense solitude dans laquelle les individus sont actuellement enermés ?
Et cette solitude serait-elle, en quelque sorte, mise en veilleuse par la ausse impres-
sion de complicité et de proximité avec les nombreuses relations qu’on trouve sur
notre liste ? Un sondage réalisé en 2011 par Léger Marketing auprès de 29 016
Québécois, issus de 150 localités diérentes, révélait que 23 % des jeunes adultes de
18 à 29 ans disaient se sentir seuls tout le temps ou souvent (contre 15 % chez l’en-
semble des Québécois)130 ! Se pourrait-il que, malgré le grand nombre de « relations »
entretenues sur les sites de socialisation, les jeunes n’aient pas pour autant de
vraies relations aectives ? Dans les années 1970, les prophètes des « nouvelles
technologies » promettaient que, grâce à ces dernières, il y aurait rapprochement
entre les humains… Au contraire, les nouveaux outils de communication ne sont-ils
pas aujourd’hui en train de nous éloigner les uns des autres ? Se pourrait-il que les
amitiés « intéressées » qu’on entretient dans les réseaux sociaux n’aient rien à voir
avec l’amitié véritable ?
Deux siècles plus tard, Rousseau critiquera encore avec virulence cette tendance
lourde du comportement humain en société.
Le paraître d’aujourd’hui
Ne pourrions-nous pas établir un rapport entre ce monde d’artifces et de aux-
semblants décrié par Montaigne et la conduite d’un nombre de plus en plus grand
d’individus qui, aujourd’hui, consacrent la majeure partie de leur existence à se aire
valoir ? Ce aisant, ils privilégient le paraître par rapport à la quête d’une authenti-
cité propre.
Ces personnes investissent toutes leurs énergies dans l’image projetée d’une réussite
proessionnelle accomplie. Horaires chargés, prévisions, planifcation aux multiples
visages ne visent qu’un but : atteindre un statut fnancier et social envié ou en donner
l’impression. Ces personnes acceptent sans résistance de s’intégrer dans un monde
d’images, d’apparences, de conventions, pour autant que ce monde leur octroie un
130. « Les jeunes au Québec : solitude, mal de vivre à l’époque actuelle », Hebdos Québec,
17 octobre 2011 (page consultée le 7 juin 2013). www.hebdos.com/home/Actualites/Les-
jeunes-au-Quebec---solitude--mal-de-vivre-a-l-.aspx
131. Essais, livre II, chapitre 18, p. 486.
132. Ibid., livre II, chapitre 17, p. 473. C’est nous qui soulignons.
36 Chapitre 1
Les médias, complices de cette tendance, nous proposent constamment des mo-
dèles abriqués sur des apparences, bien plus que sur un contenu véritable. Sans
cesse, on porte aux nues des « artistes » populaires sans grand talent dont l’œuvre
ne passera pas l’épreuve du temps. On vante les mérites d’hommes d’aaires ou
d’entrepreneurs pour autant que leurs ortunes soient grandes, sans se demander si
elles ont été acquises honnêtement. On raole des rasques des vedettes de tout
acabit qui exposent leur vie privée avec impudeur. Et ainsi de suite. Toute notre at-
tention est tournée vers l’ampleur de la réussite matérielle et le niveau du statut de
ces « vedettes », et rarement vers un questionnement de ond sur la valeur ou la
portée humaine de leurs réalisations.
La quête de l’être
À l’opposé du monde de l’avoir et du paraître s’est développée au Québec une
culture de l’être déendue par des penseurs tels que Fernand Dumont133 , Charles
Taylor134 et Jacques Grand’Maison135 .
133. Fernand Dumont (1927-1997) ut sociologue, essayiste et philosophe. Il s’est surtout inté-
ressé au phénomène de la culture dans nos sociétés modernes. L’individu – appartenant à
la culture ambiante et étant submergé par elle – doit s’en distancier pour se révéler à lui-
même d’abord et au monde ensuite.
134. Voir une brève biographie ainsi qu’un texte de Charles Taylor présentés à la fn du chapitre 5.
135. Jacques Grand’Maison (né en 1931) est un sociologue, théologien et penseur de notre
temps. Il propose à tous les individus de bonne volonté une réexion autour d’un nouvel
humanisme répondant au pluralisme de nos sociétés contemporaines. Cet humanisme
s’appuie sur des enjeux communs que sont la liberté, la raternité et la spiritualité.
L’homme comme être conscient de lui-même 37
L’essentiel
Montaigne
Montaigne est à la recherche du bonheur, c’est-à-dire de la manière bonne de vivre
heureux. Pour y parvenir, il préconise de scruter « l’arrière-boutique » de notre moi
toujours en mouvement et aux multiples visages. La découverte de notre « essence »
permettra un savoir être à soi authentique menant à une connaissance de soi-même.
Puis, nous pourrons accéder à un savoir vivre à propos qui gouvernera notre action :
nous suivrons la nature qui enseigne de privilégier les inclinations accessibles ; nous
désirerons et posséderons avec modération, corps et âme associés dans le plaisir,
mais en évitant l’excès qui mène toujours à la douleur. En somme, nous aimerons la
vie en étant présents à ce qui est au lieu de courir après ce qui sera.
Nous établirons alors notre vraie liberté face à autrui en évaluant nous-mêmes notre
être propre, tout en nous montrant ouverts et tolérants à l’endroit des autres.
Dans cette quête de l’authenticité à soi-même, Montaigne fait l’analyse des passions
qui habitent les humains. Il recommande d’en mesurer les effets pour ne pas s’y aliéner.
Comme il faut apprendre à savoir vivre pour être heureux, Montaigne pense qu’il faut
apprendre aussi à savoir mourir avec sérénité. Il importe de ne pas craindre la mort
en la considérant comme le bout de la vie (et non son but), de l’apprivoiser en l’atten-
dant partout, et de la voir comme le « maître jour », c’est-à-dire le moment décisif qui
jugera de ce qu’a été notre vie.
Réseau de concepts
Recherche du bonheur
Désirer et Apprivoiser
posséder avec la mort en
modération l’attendant
partout
Résumé de l’exposé
Montaigne et la Renaissance proond quant à la capacité de la raison de connaître
avec certitude. Adoptant ainsi une attitude scep-
La vie de Montaigne tique par rapport au savoir en général, Montaigne
Michel de Montaigne (1533-1592) ut un politique- met aussi en doute sa aculté de juger, avec une
conciliateur proondément engagé dans son époque totale assurance de vérité, son moi, qui se trans-
et honoré à de multiples occasions. Il a réquenté orme sans cesse dans le temps.
quatre rois qui se sont succédé à la tête d’une
France aigée par des luttes de pouvoir issues des Savoir vivre à propos
guerres de Religion. Montaigne ut surtout l’auteur- La responsabilité que nous devons aire nôtre est de
philosophe d’un seul livre, les Essais, auquel il « composer nos mœurs », c’est-à-dire nous construire
consacra la majeure partie de sa vie. Ce « livre de une morale qui régira notre conduite. Les recom-
bonne oi » – qui annonce la pensée moderne – ins- mandations de bonne vie déendues par Montaigne
pirera les philosophes des siècles suivants. peuvent être résumées de la açon suivante :
Activités d’apprentissage
A Vérifez vos connaissances
1 Montaigne a appris à parler le latin avant d’ap- 11 Montaigne recommande d’aimer la vie telle
prendre le rançais. VRAI ou FAUX ? qu’il nous est donné de la vivre dans l’instant
présent et d’en jouir à la ois par l’esprit et par
2 Montaigne peut être considéré comme l’un des
le corps. VRAI ou FAUX ?
premiers humanistes de la Renaissance. VRAI
ou FAUX ? 12 Montaigne afrme que « notre vraie liberté
[consiste] à prendre notre ordinaire entretien
3 Selon Montaigne, l’homme est un « sujet stable,
de nous à nous-mêmes, et si privé que nulle
constant et uniorme ». VRAI ou FAUX ? accointance ou communication étrangère y
4 Tout au long des Essais, Montaigne ait preuve trouve place ». VRAI ou FAUX ?
d’un orgueil démesuré qui l’incite constamment 13 Donnez le nom complet de celui à qui Montaigne
à se surévaluer. VRAI ou FAUX ? accorda une très grande amitié, exprimée par
5 Selon Montaigne, nos actions sufsent-elles à la ormule : « Parce que c’était lui ; parce que
nous défnir ? c’était moi. »
6 Montaigne est aux prises avec la probléma- 14 Montaigne se veut le partisan d’une véritable
tique suivante : saisir un homme constamment liberté de conscience, c’est-à-dire de la liberté
en mouvance, un homme qui se constitue en de croire, de penser et d’agir comme bon nous
même temps qu’il se décrit. VRAI ou FAUX ? semble. VRAI ou FAUX ?
7 Quelle devise Montaigne a-t-il ait graver sur 15 À partir de ce que vous avez appris sur Montaigne,
une médaille portant une balance en équilibre ? indiquez laquelle des citations suivantes n’a pas
été écrite par lui.
8 Selon Montaigne, quelle responsabilité in-
combe-t-il à l’être humain de développer ? a) « La vraie liberté, c’est pouvoir toute chose
sur soi. »
9 Selon Montaigne, suivre les règles de nature,
b) « En ait, nous sommes une liberté qui choisit,
c’est – à l’image de la prodigalité de mère na- mais nous ne choisissons pas d’être libres :
ture – nous laisser librement emporter par nos nous sommes condamnés à la liberté. »
désirs et nos besoins. VRAI ou FAUX ?
c) « La préméditation de la mort est prémédita-
10 Nommez l’un des rôles que Montaigne attribue tion de la liberté. Qui a appris à mourir a dé-
à l’âme humaine dans son rapport au corps. sappris à servir. »
L’homme comme être conscient de lui-même 41
Texte no 2
Questions 3 En cherchant à apprivoiser la mort, Montaigne
Texte n 1o ne cherche-t-il pas à se cacher le caractère
1 En se « racontant » au lecteur, Montaigne sures- « tragique » de cette réalité et à éviter « lâche-
time-t-il son importance comme personne ? ment » l’angoissant affrontement avec le bout
Fait-il montre de vanité, d’un souci de paraître de la vie ? (Minimum suggéré : une demi-page.)
Extraits de textes
Montaigne « De l’inégalité qui est entre nous »
Plutarque dit en quelque lieu qu’il ne trouve point si grande distance de bête à
bête, comme il en trouve d’homme à homme. Il parle de la sufsance [vanité] de
l’âme et qualités internes. À la vérité, […] j’enchérirais volontiers sur Plutarque,
et dirais qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à
5 telle bête,
quelle distance d’un homme à un autre !
(Térence, L’Eunuque, 11, 3, 1)
Brasse et qu’il y a autant de degrés d’esprit qu’il y a d’ici au ciel de brasses, et autant
Ancienne mesure de innombrables.
longueur égale à
1,60 mètre environ. 10 Mais, à propos de l’estimation des hommes, c’est merveille que, sau nous, au-
cune chose ne s’estime que ses propres qualités. Nous louons un cheval de ce
qu’il est vigoureux et adroit,
nous louons un cheval pour sa vitesse,
Pour les palmes nombreuses remportées dans le cirque
15 Sous les applaudissements des foules hurlantes.
(Juvénal, Satires, VIII, 57)
non de son harnais ; un lévrier de sa vitesse, non de son collier ; un oiseau de son
aile, non de ses longes et sonnettes [courroies et grelots des oiseaux de volerie].
Pourquoi de même n’estimons-nous un homme par ce qui est sien ? Il a un grand
20 train [de vie], un beau palais, tant de crédit, tant de rente : tout cela est autour
de lui, non en lui. […] Si vous marchandez un cheval, vous lui ôtez ses bardes
[harnachement], vous le voyez nu et à découvert, ou, s’il est couvert, comme on
les présentait anciennement aux princes à vendre, c’est par les parties moins
nécessaires, afn que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son poil ou
L’homme comme être conscient de lui-même 43
Un tel homme est cinq cents brasses au-dessus des royaumes et des duchés : il
est lui-même à soi son empire.
Le sage, par Pollux ! est l’artisan de son propre bonheur
(Plaute, L’Homme aux trois écus, II, 16)
Pascal Pensées
Blaise Pascal (1623-1662), savant et penseur français,
avait rédigé dès l’âge de trente ans des remarques diverses
plus ou moins élaborées en vue de défendre la religion
chrétienne face à l’incrédulité de son temps. En 1669,
les héritiers de Pascal publièrent ses notes sous le titre
Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres
sujets qui ont été trouvés après sa mort parmi ses papiers.
On y trouve ses positions face aux grands problèmes de la
philosophie et ses jugements sur de grands penseurs.
PASCAL, Blaise. « Pensées », dans Œuvres complètes, présentation et notes de Louis Lafuma,
Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 599.
PASCAL, Blaise. « Pensées », dans Œuvres complètes, présentation et notes de Louis Lafuma,
Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 590.
Lecture suggérée
La lecture de l’œuvre suivante est suggérée dans son intégralité ou en extraits
importants :
MONTAIGNE, Michel de. Essais, Paris, Arléa, 2002, 813 p.
Chapitre L’homme comme être
2 de raison
Descartes ou le premier rationalisme moderne
René Descartes
Plan du chapitre
■ Descartes et le siècle de la raison ■ La volonté et la liberté
■ Descartes et la recherche de certitudes ■ De l’existence des choses matérielles
■ Le cogito ou la découverte du moi pensant ■ Le rapport entre l’âme et le corps
■ De l’idée de Dieu à l’existence de Dieu ■ La morale provisoire et la règle
■ La cause de l’erreur : une utilisation du meilleur jugement
incorrecte de la volonté (libre arbitre) ■ Descartes aujourd’hui
46 Chapitre 2
Scolastique (la) À l’âge de dix ans, Descartes est mis en pension au collège des Jésuites de La Flèche,
Du latin schola, « école ». réputé pour être « l’une des plus célèbres écoles de l’Europe ». La langue d’enseigne-
La scolastique ou « philo- ment est le latin. Le jeune Descartes y apprend les humanités classiques. Au pro-
sophie de l’École » désigne gramme d’études se trouvent le latin, bien sûr, mais aussi le grec. Les matières
l’enseignement philoso- ( histoire, droit, géographie, physique, astronomie et mathématiques – ces der-
phique et théologique
nières appréciées particulièrement par Descartes « à cause de la certitude et de l’évi-
donné au Moyen Âge.
Cherchant à concilier foi et
dence de leurs raisons ») sont enseignées à partir des textes anciens tels que ceux
raison, cet enseignement d’Aristote (–384 à –322), d’Euclide (IIIe siècle av. J.-C.) ou de Cicéron (–106 à –43).
était donné à partir des L’éducation religieuse y est omniprésente. Par la pratique de la danse et de l’escrime,
Écritures saintes et de la on ne néglige pas l’éducation du corps. Les trois dernières années sont surtout
philosophie d’Aristote consacrées à la philosophie scolastique (Aristote et saint Thomas d’Aquin [1225-
revue, corrigée et augmen- 1274]). Cette philosophie, disons-le d’emblée, ne suscitera aucun intérêt chez notre
tée par les théologiens du philosophe en herbe : beaucoup de raisonnements, mais avec des prémisses et des
Moyen Âge (Thomas conclusions incertaines ; beaucoup de débats, mais plein d’obscurités et de malen-
d’Aquin, entre autres).
tendus, nalement sans prot1.
Prémisse
Descartes quitte le collège en 1614 et, deux ans plus tard, il obtient une licence en
[...] log. Chacune des deux
propositions placées droit à l’Université de Poitiers. Toutefois, il n’embrasse pas la carrière juridique. An
normalement au début de découvrir le monde et d’étudier les mœurs des hommes, il rejoint, en 1618 2 , l’ar-
d’un raisonnement et dont mée du prince de Nassau stationnée en Hollande. Protant d’une période d’accal-
on tire la conclusion [...] mie, Descartes dispose, selon ses propres mots, d’un « grand loisir » où il fait surtout
(Le Petit Robert). des mathématiques et écrit l’Abrégé de musique, dans lequel il explique la musique
par un calcul de proportions. En 1619, il quitte la Hollande pour le Danemark et
s’engage dans les troupes du duc de Bavière. Descartes ne participe à aucune ba-
taille. C’est l’hiver et l’armée est immobilisée. Reclus dans une chambre chauffée
par un poêle, Descartes fait trois rêves, durant la nuit du 10 au 11 novembre, qu’il
interprète comme une révélation des « fondements d’une science admirable » devant
unier toutes les connaissances et à laquelle il devra consacrer sa vie.
Descartes rentre en France. Lors de la traversée en bateau, il est attaqué par des
marins hollandais. Avec bravoure, il se défend à coups d’épée, sauve sa propre vie
Inquisition (l’) et celle de son serviteur.
Organisme judiciaire En 1622, Descartes a vingt-six ans. Grâce à la liquidation de l’héritage maternel, il
ecclésiastique créé par
bénécie d’une rente confortable qui le dispense de gagner sa vie. Il vit à Paris, en
la papauté pour lutter
contre l’hérésie, c’est-
Bretagne et au Poitou… mais le temps des voyages n’est pas achevé ! Fin 1623, il re-
à-dire toute doctrine, prend la route, celle de l’Italie. Il est en mesure de constater les purges de l’Inquisi-
opinion ou pratique tion, qui brûle sur la place publique les femmes et les hommes accusés d’hérésie.
contraire aux dogmes De retour en France, n 1625, il s’installe à Paris et fait la rencontre du père
de l’Église catholique. Marin Mersenne, érudit de sciences et de philosophie, avec lequel il entretiendra
En 1649, sur l’invitation pressante de la reine Christine, Descartes se rend non sans
quelque appréhension à la cour de Suède pour initier la jeune souveraine à sa philo-
sophie. C’est l’hiver et il ait roid. En outre, le philosophe doit se lever à cinq heures
du matin pour donner ses cours. Descartes attrape une pneumonie et meurt à
Stockholm, le 11 évrier 1650, à l’âge de cinquante-trois ans. Sa dernière lettre, adres-
sée au vicomte de Brégy, ambassadeur de France en Pologne, moins d’un mois avant
sa mort, est ort suggestive : « Je ne suis pas ici en mon élément et je ne désire que la
tranquillité et le repos, qui sont des biens que les plus puissants rois de la terre ne
peuvent donner à ceux qui ne savent pas les prendre d’eux-mêmes4. »
Cartésien
Qui se rapporte à la philo-
sophie de Descartes. Se Le Grand Siècle ou l’avènement de la modernité
dit aussi d’un esprit qui, à Le XVIIe siècle, que l’on qualife de siècle de la raison, voit éclore la philosophie
l’exemple de ce penseur, cartésienne. En ce siècle, aussi appelé le Grand Siècle, l’esprit change, dit-on. Nous
aime procéder avec clarté,
assistons dès lors à un bouleversement radical des mentalités que plusieurs histo-
distinction et ordre.
riens associent au début de la modernité.
Théologie
[…] Étude des questions La modernité, que l’on nomme aussi les Temps modernes, peut être défnie comme
religieuses fondée princi- l’avènement d’une nouvelle manière de penser l’homme et la place qu’il occupe dans
palement sur les textes l’univers. En opposition avec l’autorité du passé et la tradition (l’Antiquité gréco-
sacrés, les dogmes et romaine – avec, à son sommet, Aristote – revue, corrigée et augmentée par la théologie
la tradition […] (Le Petit catholique médiévale), les Temps modernes se caractérisent par l’élaboration d’une
Robert). conscience, d’une pensée trouvant en elle-même son ondement. Somme toute, ce qui
Subjectivité défnit essentiellement les Temps modernes, c’est l’instauration de la subjectivité
Ce qui appartient au dans le processus de la connaissance, autrement dit la croyance en la capacité d’un
sujet seul : sa conscience, individu-sujet de saisir la réalité grâce aux pouvoirs de sa raison. On accorde donc à
son moi. la raison le pouvoir de rendre le réel intelligible en l’observant, le pensant, le nom-
mant et le théorisant à partir de principes rationnels clairement établis.
La révolution scientifque
du XVIIe siècle
Le ciel ut le lieu privilégié où le regard des savants
du XVIe et du XVIIe siècle se posa. En eet, des dé-
couvertes importantes en astronomie vont trans-
ormer à tout jamais la représentation que l’être
humain se ait de l’univers et de la place qu’il y
Christine de Suède et sa cour, par Pierre Dumesnil (détail de la reine occupe. Des terres nouvelles de l’Amérique, on
et de Descartes). passe à un ciel nouveau !
6. En langage mathématique, cela donne la formule suivante : le carré de la durée est propor-
tionnel au cube de la distance.
50 Chapitre 2
La raison est donc présente en chacun de nous. Nous possédons tous la capacité de
connaître et de comprendre, à condition d’asseoir la connaissance sur des bases
solides qui ne peuvent être mises en doute. En conséquence, il y a nécessité de
suivre une méthode particulière pour aboutir à ce résultat.
La méthode cartésienne
Justement, dans le Discours de la méthode, Descartes livre, entre autres, à ses lec-
teurs sa propre méthode « pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans
les sciences ». Et il la présente, parce qu’à l’exemple des géomètres et mathémati-
ciens il en a éprouvé lui-même la fécondité.
La méthode cartésienne comprend quatre règles qui vont guider toute la recherche
ultérieure :
1. La règle de l’évidence : la raison doit éviter la précipitation et la prévention (le
préjugé), et n’accepter aucune chose pour vraie à moins qu’elle ne soit évidente,
c’est-à-dire à moins qu’elle ne se présente à l’esprit avec tant de clarté et de dis-
tinction qu’elle ne laisse planer aucun doute. Expliquons ces termes.
■ Se précipiter, en matière de raisonnement, c’est conclure avec hâte, sans un
examen sufsant.
■ Ce qui est évident correspond à une vérité qui apparaît directement à l’esprit
par une intuition rationnelle. L’évidence naît donc uniquement des lumières de
la raison et sa principale caractéristique consiste à être indubitable, c’est-à-dire
sûre et certaine (qui ne peut être mise en doute).
■ Une idée est claire quand on discerne tous ses éléments ; elle est distincte quand
elle est précise et différente de toutes les autres idées. Par exemple, je vois
clairement qu’un triangle comporte trois côtés et que son idée n’est pas celle
d’un cercle.
2. La règle de l’analyse : la raison doit diviser chacune des difcultés examinées en
questions élémentaires et séparées an de mieux les résoudre pour en arriver à
la clarté et à la distinction exigées par la première règle.
■ À l’image de la résolution d’un problème mathématique, il s’agit de disséquer
un ensemble complexe en ses éléments simples. Plus particulièrement, l’ana-
lyse déterminera les éléments fondamentaux d’une situation et leurs propriétés
essentielles. Par exemple, Descartes détermine l’élément fondamental de l’uni-
vers comme étant la matière, dont la propriété essentielle est d’être étendue et
donc soumise aux principes de la géométrie, qui est la science de l’étendue.
3. La règle de la synthèse : la raison doit aller des objets les plus simples aux objets
plus complexes par un enchaînement rigoureux et ordonné10.
■ En partant d’un principe certain (le plus simple étant considéré par Descartes
comme le plus certainement connu), il s’agit de voir les implications selon
un ordre croissant de complexité, et d’établir un ensemble de conséquences
qui découlent nécessairement les unes des autres (comme la succession
de théorèmes dans un manuel de géométrie ou de
mathématiques).
4. La règle du dénombrement : la raison doit, sans rien
omettre, faire une revue générale de tous les résultats
obtenus selon les règles précédentes an de s’assurer
que tous les enchaînements sont rigoureusement faits,
qu’il n’y a pas de « sauts » injustiés.
■ Le dénombrement interne vient de la pratique de la
démonstration en géométrie où toutes les étapes des
théorèmes sont dénombrées, c’est-à-dire numérotées
et placées dans le plus strict ordre logique, an de vé-
rier que « rien ne manque », que tous les maillons de
la chaîne sont bien en place.
10. Si la deuxième règle a pour but de faire disparaître, par l’analyse, la « complexité » em-
brouillée, la troisième règle a comme objectif d’élaborer une « complexité » progressive,
ordonnée et claire.
54 Chapitre 2
Troisièmement, on établira comment ces derniers acteurs sont liés entre eux (cer-
tains pouvant être l’eet d’autres acteurs : inutile d’intervenir sur un eet tant qu’on
n’a pas établi la cause préalable). Ainsi, on pourra en déduire le ou les acteurs qui
ont l’incidence la plus orte sur la pollution.
Quatrièmement, on vérifera (d’une manière ordonnée et sans rien omettre) tous les
résultats obtenus dans les étapes précédentes afn, d’une part, de s’assurer qu’on
n’a pas « sauté des étapes » et qu’on n’est pas parvenu à des conclusions injustifées
et, d’autre part, de trouver des solutions à la contamination du lac en agissant par
ordre d’importance sur les éléments qui ont permis la proliération de cette plante
dans ce lac.
Ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas ici d’un doute sceptique. Il n’est pas question,
Le sceptique ait du
comme chez Montaigne, de conclure à l’impossibilité d’atteindre une vérité défni-
doute une fn en soi,
il doute pour douter,
tive. Le doute de Descartes se veut provisoire. Descartes, en eet, utilise sciemment
alors que Descartes le doute comme méthode pour atteindre la vérité. Montaigne doute, lui aussi.
utilise le doute Mais son doute est d’un autre ordre : il a quelque chose de défniti. Montaigne se
comme un moyen de méfe de son jugement et des inventions de son esprit : il ne croit pas au pouvoir
parvenir à la vérité. de la raison humaine de connaître avec exactitude les causes de ce qui existe. Notre
raison devrait seulement nous servir, dit-il, à mieux nous connaître et à vivre une vie
bonne, sans prétendre à la vérité absolue.
Précisons que le doute cartésien est essentiellement un doute théorique et non pra-
tique. C’est le doute volontaire et lucide de quelqu’un qui sereinement veut savoir,
et non pas le doute subi – et peut-être maladi – de quelqu’un qui est en train d’agir.
Soyons clair : il ne s’agit pas de se demander, en traversant la rue, si on est bien
réveillé !
« J’existe en tant qu’être pensant. » Voilà une première vérité dont Descartes ne
saurait douter. Pourquoi ? Parce que même l’hypothétique malin génie devrait, pour
pouvoir le tromper, le aire exister comme être pensant au moins le temps qu’il le
trompe ! Descartes afrme voir ainsi clairement et distinctement l’inébranlable cer-
titude de son être pensant : la première règle de sa méthode tient la route ! « Mais
moi, qui suis-je ? » se demande Descartes. Et Descartes de répondre : « Je ne suis,
précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement
ou une raison14 . » Pourquoi ? Parce que même si, par hypothèse, le corps n’était
qu’une illusion, « Je » demeurerait « être pensant ».
Esprit, entendement, raison, trois mots qui renvoient à une seule et même chose : la
pensée. Le cogito implique que, si c’est par ma pensée que je peux avoir la certitude de
mon existence, c’est donc ma pensée qui me défnit essentiellement comme homme.
le monde matériel n’est en soi ni chaud, ni roid, ni coloré… Il n’est ait que de gran-
deurs et ormes « géométriques » diverses.
La cire existe-t-elle réellement comme chose matérielle ? Descartes ne l’a pas encore
démontré21. Ce qu’il vient de confrmer, c’est la orce de la raison capable d’avoir une
idée d’un objet quel qu’en soit l’aspect extérieur. Il audra s’en souvenir : ce qui nous
permet de comprendre une éventuelle réalité matérielle, ce n’est pas le sensible et
ses images ! Et si la pensée peut connaître le monde matériel, c’est grâce aux idées
innées que possède l’esprit humain. Descartes afrme que ces idées ne sont pas des
fctions inventées par notre imagination, mais qu’elles correspondent à « tout ce qui
est conçu immédiatement par l’esprit 22 ».
Retenons des « preuves » cartésiennes23 de l’existence de Dieu celle qui met en rap-
port l’idée de parait avec ma propre imperection. J’ai en moi, argumente Descartes,
l’idée d’une « substance infnie, éternelle, immuable, indépendante, toute connais-
sante, toute-puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui
sont (s’il est vrai qu’il y en ait qui existent) ont été créées et produites24 ». Mais je suis
moi-même un être imparait et fni, puisque je doute, j’ignore… et c’est d’ailleurs
justement l’idée de perection qui me permet d’avoir conscience de mon imperec-
tion ! Par conséquent, je ne peux être la cause de la présence en moi de cette idée : il
aut qu’une cause paraite et infnie – Dieu Lui-même – soit à l’origine de cette idée.
Ayant ainsi réuté son hypothèse du mauvais génie à laquelle il avait précédemment
ait appel dans la première méditation afn de radicaliser le doute, Descartes en ar-
rive au raisonnement suivant : si je ne peux tenir Dieu pour responsable du ait « qu’il
m’arrive que je me trompe 26 », il s’ensuit que je ne peux en imputer la cause qu’à moi-
même. Mais de quelle cause précise à l’intérieur de moi-même provient l’erreur ?
La volonté et la liberté
Donnons une description plus complète de cette aculté humaine aux pouvoirs infnis
que l’on nomme « volonté » et que nous utilisons parois ort mal. Descartes afrme
d’abord que la volonté et la liberté sont une seule et même chose : « La volonté étant,
de sa nature, très étendue, ce nous est un avantage très grand de pouvoir agir par
son moyen, c’est-à-dire librement28. »
Ensuite, Descartes dit que « la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la
seule expérience que nous en avons29 ». En d’autres termes, l’expérience vécue nous
montre clairement que nous possédons tous une « liberté si grande » qu’il nous est
toujours permis de choisir, c’est-à-dire d’accepter ou de reuser, d’agir ou de ne pas
agir, et ainsi de nous déterminer nous-mêmes selon ce que nous propose notre rai-
son ou, au contraire, à l’encontre de notre raison.
Plus tard, Descartes précisera sa pensée en présentant une deuxième orme d’indi-
érence : l’indifférence d’élection. Celle-ci correspond au pouvoir de la volonté de dé-
cider gratuitement « de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou
d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’afr-
mer par là notre libre arbitre31 ». Descartes ait ici le constat que l’être humain
éprouve parois le besoin d’afrmer à un tel point sa liberté que sa volonté décidera
de ne pas agir dans tel sens alors que sa raison sait qu’il serait bien de le aire, ou
encore de reuser de porter tel jugement tout en sachant que ce dernier serait vrai.
Ainsi l’être humain peut-il aire sciemment un acte dont, par ailleurs, il voit claire-
ment l’immoralité : dans ce cas, il ne peut alléguer ni l’ignorance ni la précipitation.
Le juste choix
Que aut-il choisir au juste ? Même si la liberté de l’homme est immense, je ne dois
pas choisir n’importe quoi. Ma volonté ne doit pas privilégier des choix inconsidé-
rés ou aveugles. Descartes croit que j’utilise mal ma volonté quand je donne « mon
jugement sur les choses dont la vérité ne m’est pas clairement connue » ou que je me
détermine à agir de telle açon sans y avoir pensé rigoureusement ou en allant à
l’encontre de ce que je vois nettement. Il s’agit donc de aire preuve d’un pouvoir de
choix éclairé où ma volonté choisit pour des raisons où « le bien et le vrai s’y ren-
contrent », où le mal et le aux sont donc exclus.
Si la raison propose à la volonté des idées ou des actions bien comprises parce
qu’elles sont bien analysées, alors je pourrai juger et choisir sans risque d’erreur.
Descartes afrme cette règle par la ormule suivante : « La lumière naturelle nous
enseigne que la connaissance de l’entendement doit toujours précéder la détermina-
tion de la volonté32 . »
Descartes se demande ensuite dans quelle mesure « la aculté d’imaginer qui est en
moi, et de laquelle je vois par expérience que je me sers lorsque je m’applique à la
considération des choses matérielles, est capable de me persuader [de] leur
Qu’en est-il maintenant des images qui semblent venir des sens, images « beaucoup
plus vives, plus expresses, et même à leur açon plus distinctes, qu’aucune de celles
que je pouvais eindre [imaginer] de moi-même […], ou bien que je trouvais impri-
mées dans ma mémoire35 » ? Elles ne viennent pas directement de moi, dit Descartes,
car ces images-là « me sont souvent représentées sans que j’y contribue en aucune
sorte, et même souvent contre mon gré36 ». Par exemple, je ne choisis pas de « voir »
devant moi telle ou telle personne : j’en subis l’image ! Les images que j’ai des choses
sensibles proviennent donc d’une substance distincte de moi-même. Cette subs-
tance peut être la chose matérielle réelle et objective ou une autre conscience. Or,
puisque j’ai une orte tendance à croire que les images que j’ai des choses maté-
rielles « partent des choses corporelles », Dieu serait trompeur s’Il me disposait à
penser ainsi alors que ces images ne seraient pas véritablement produites par
des choses matérielles. Dieu, être parait, me garantit donc ainsi l’existence des
choses matérielles37. En d’autres mots, la véracité divine me prouve l’existence
des choses matérielles.
Avec son cogito, Descartes s’est d’abord assuré qu’il était une substance dont l’es-
sence est la pensée et que c’est l’âme qui pense. Puis, après avoir démontré l’exis-
tence de Dieu, il vient de démontrer que le monde matériel existe. Or, dans ce monde,
il y a une réalité – le corps – avec laquelle « je » suis dans un rapport particulier.
Lorsque Descartes afrme cette union totale de l’âme (esprit) et du corps, il se situe
sur le plan de la vie concrète. Sur ce plan, l’homme est composé d’une âme et d’un
corps. L’âme et le corps lui permettent d’être en vie, d’exister. Bre, l’être humain
agit comme un composé vital qui unit l’âme au corps pour la durée d’une existence
humaine. Ainsi, lorsque mon corps éprouve des sentiments, des sensations, des
besoins ou des passions, mon âme unie à mon corps39 en a conscience et en est
troublée. Par exemple, lorsque mon corps éprouve la passion d’amour (cœur qui bat
la chamade, mains moites, etc.), mon âme en est aussi « agitée » et elle doit veiller à
ce que son jugement ne soit pas aaibli.
Les passions de l’âme résultent de causes corporelles : les mouvements des « esprits
animaux ». Descartes utilise l’exemple de la peur pour nous aire comprendre son afr-
mation. En présence d’un objet eroyable (par exemple, un chien méchant qui nous
attaque), il y a sécrétion dans l’organisme humain de particules de matière – appelées
« esprits animaux » – qui vont vers les ners et qui causent divers mouvements du sang
qui agissent à leur tour sur les muscles : cela incite à remuer les jambes pour uir. En
même temps, un autre mouvement des esprits animaux vers le cerveau permet à l’âme
d’être consciente de cette uite et de ressentir la peur. On peut donc dire que c’est le
corps qui est d’abord touché par les passions et qui en est la source ; c’est d’abord lui
qui les « vit » (quoique mécaniquement) en réaction contre le monde. Cependant, les
passions sont ressenties dans notre âme (esprit), c’est-à-dire qu’elles « l’agitent et
l’ébranlent si ort41 » que l’âme en est touchée en les aisant accéder à la conscience42.
Descartes précise que les passions « ne sont données à l’âme qu’en tant qu’elle est
jointe avec lui [le corps]43 ». Et dans une lettre adressée à Chanut, il ajoute : « En les
Descartes relève six passions « primitives » : la joie, l’amour, la tristesse, la haine, l’ad-
miration et le désir. Les passions ne sont pas mauvaises en soi. Au contraire,
Descartes considère « qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avons
rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès45 ». Car il revient à la raison de
contrôler les mouvements du corps, y compris les mouvements aectis. Pour ne pas
succomber à leur excès, c’est-à-dire les vivre de açon démesurée, en devenir l’es-
clave, et ainsi s’éloigner de la sagesse et de la liberté, il ne s’agit pas de les extirper
de son corps, mais seulement de « s’en rendre tellement maître et [de] les ménager
avec tant d’adresse, que les maux qu’elles causent sont ort supportables, et même
qu’on tire de la joie de tous46 ». Mais qu’est-ce que cela veut dire au juste ? Tout sim-
plement ceci : si nous voulons que notre âme s’appartienne en propre, c’est-à-dire
qu’elle parvienne à se distinguer de la passion (par exemple, la haine) qu’elle éprouve
et qui l’émeut, elle devra apprendre à se distancier de cette passion. Ainsi, pour ne
pas se conondre avec la passion qui l’assaille, l’esprit doit (en se servant de sa capa-
cité d’intellection) se centrer sur lui-même et ainsi se situer à l’extérieur de la pas- Intellection
sion, car la passion est à sa base un mouvement du corps, et non de l’âme. Bre, il Acte par lequel l’esprit
s’agit de procéder un peu comme au théâtre, où l’acteur réussit à se mettre à dis- conçoit. Correspond à la
tance pour ne pas être totalement bouleversé par les émotions que vit le personnage faculté de connaître en
qu’il incarne sur la scène. tant que telle.
Le niveau métaphysique
Nous venons de constater que, selon Descartes, l’âme est jointe au corps en cette vie.
Cependant, se situant sur un autre plan – celui de la connaissance –, il afrme « la réelle
distinction entre l’âme et le corps de l’homme ». L’âme (substance pensante) et le corps
(substance étendue) doivent être appréhendés distinctement par l’entendement.
Descartes établit donc une séparation radicale (dualisme) entre l’âme et le corps,
puisque, selon lui, leur nature et leurs onctions dièrent d’une manière inconciliable.
L’homme se défnit essentiellement par son âme qui est diérente du corps. L’être
de l’homme, c’est son âme. Il est son âme, et cette âme – qui le caractérise en
propre – a pour onction de penser. L’âme est donc la pensée. Descartes, qui réduit
l’âme à l’esprit pensant, ne voit pas en elle un principe vital qui animerait ou dirige-
rait le corps. L’âme possède une nature purement spirituelle et elle peut penser sans
le corps. Sur le plan métaphysique, l’âme est donc indépendante du corps.
Le corps, quant à lui, ne défnit pas l’être humain. « Je ne suis pas cet assemblage
de membres qu’on appelle le corps humain47. » L’être humain n’est pas son corps,
puisque le corps n’est pas nécessaire pour penser. Il aut même s’en méfer, car, Automate
comme nous l’avons constaté, les sens peuvent nous ournir de ausses inorma- Toute machine qui est
tions. Le corps est « cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît animée par un mécanisme
en un cadavre48 ». À l’image d’un automate, l’homme en tant que corps obéit aux intérieur et qui se meut
règles de la mécanique. En eet, Descartes perçoit le corps humain comme une par elle-même.
Dans le domaine de l’agir, Descartes ne tolère pas l’indécision, qu’il appelle « irréso-
lution ». Une décision quelconque vaudra toujours mieux, selon lui, que l’indécision
lorsqu’on n’est pas encore en mesure de bien juger. En conséquence, Descartes se
donne pour sa propre gouverne les maximes 52 suivantes : il aut « obéir aux lois et
aux coutumes de son pays […] suivant les opinions les plus modérées et les plus
éloignées de l’excès » ; il aut être le plus erme et le plus résolu possible dans ses
actions une ois qu’on s’y est déterminé ; il aut changer ses désirs et ses pensées
plutôt que d’essayer inutilement de changer l’ordre du monde53 .
Précisons que ces règles morales provisoires ne remplacent pas la règle d’action
ultime retenue par Descartes et que l’on pourrait appeler la « règle du meilleur juge-
ment » : « Il sut de bien juger pour bien aire, et de juger le mieux qu’on puisse pour
aire aussi tout son mieux, c’est-à-dire acquérir toutes les vertus54 . »
Agir selon le meilleur jugement demeure pour Descartes la résolution la plus sage et
la plus assurée pour régler nos mœurs. Voilà la règle ou le principe ondamental de
toute morale digne de ce nom. Notre esprit devra donc chercher prioritairement à
connaître la juste valeur des choses en utilisant « ses propres armes », c’est-à-dire en
posant « des jugements ermes et déterminés touchant la connaissance du bien et
du mal, suivant lesquels l’esprit a résolu de conduire les actions de sa vie 55 ».
En armant « que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui
pense ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser56 »,
Descartes privilégie la dimension rationnelle de l’être humain, mais on ne trouve
chez lui aucune condamnation morale du monde sensible ni du corps. Si Descartes
valorise l’intelligible au détriment du sensible, c’est uniquement parce que le monde
sensible peut nous tromper dans notre quête de certitudes et que, de son point de
vue méthodique, l’existence du « je » n’implique pas nécessairement l’existence du
monde sensible et du corps. Seul l’entendement, c’est-à-dire cette aculté de pure
intellection (et non les sens et l’imagination), peut nous permettre de concevoir les
choses de açon explicite et séparée, et ainsi d’arriver à des connaissances sûres et
certaines. Et la volonté libre de l’être humain devra viser cet ultime but : atteindre
l’indubitable ! Et l’indubitable ne pourra s’acquérir que par la méthode.
Descartes aujourd’hui
Demandons-nous quelles résonances peut avoir encore aujourd’hui le rationalisme
cartésien.
Bre, sans aucun souci d’humanité, les tenants de la raison instrumentale envisagent
tout comme une marchandise nécessaire au bon onctionnement de l’économie.
Cette critique que ait Descartes d’un enseignement exclusivement ondé sur des
savoirs érudits appartenant à la tradition a été reprise aujourd’hui par les systèmes
d’éducation. Il ne s’agit plus d’enseigner aux jeunes l’héritage du passé en lui-même
et pour lui-même, mais de leur apprendre à penser par eux-mêmes, à raisonner, à
discerner le vrai du aux en estimant d’après le critère de vérité la valeur des connais-
sances acquises.
L’essentiel
René Descartes
Le doute méthodique cartésien rejette provisoirement comme fausses les sources
possibles d’erreur (témoignages des sens, démonstrations logiques, opinions). Puisque
je ne peux douter que je doute, le doute permet de poser avec certitude le cogito (je
pense, donc je suis). Le cogito conduit à cette première évidence : je suis une subs-
tance pensante. Et c’est mon âme qui pense grâce aux idées innées. L’idée innée de
Dieu mène à l’existence de Dieu, être parfait qui ne peut me tromper. L’erreur vient
d’un mauvais usage de ma volonté (libre arbitre) qui choisit le faux et le mal. Dieu,
créateur de l’idée claire et distincte de l’étendue se présentant à mon esprit, me garan-
tit la conformité des choses matérielles à leur idée. En conséquence, j’ai la certitude
que mon corps (substance étendue) existe et qu’il assume seul les fonctions vitales.
Mais moi, je suis une âme (substance pensante). Mon âme qui pense constitue mon
essence. C’est mon corps qui ressent d’abord les passions, mais celles-ci touchent
aussi l’âme. L’âme doit maîtriser les passions.
Réseau de concepts
Doute méthodique
Cogito
Je suis une âme
Idées innées (substance pensante)
Idée de l’étendue
Passions
L’homme comme être de raison 69
Résumé de l’exposé
Descartes et le siècle de la raison obéit à quatre règles : l’évidence, l’analyse, la syn-
thèse et le dénombrement.
La vie de Descartes
René Descartes naît le 31 mars 1596 à La Haye en Les étapes du doute méthodique
France. Il ait des études au collège des Jésuites de Pour arriver à une première vérité indubitable,
La Flèche et obtient une licence en droit de l’Univer- Descartes met tout en doute : les inormations our-
sité de Poitiers. Descartes se ait soldat an de voya- nies par ses sens, parce qu’elles peuvent être
ger et d’étudier les mœurs des hommes. Protant ausses ; les démonstrations mathématiques et les
d’une rente conortable, il se consacre entièrement raisonnements déjà aits, parce qu’il a pu se tromper
à la recherche. Il publie des ouvrages scientiques en les établissant ; ses opinions, qui peuvent être
et philosophiques qui contribueront à la construction aussi ausses que celles qui proviennent de ses rêves.
de la pensée moderne du XVIIe siècle. Descartes
meurt à Stockholm le 11 évrier 1650.
Le cogito ou la découverte du moi
Le Grand Siècle ou l’avènement de la modernité pensant
La modernité, aussi appelée les Temps modernes, « Je pense, donc je suis. »
s’oppose à l’autorité du passé et à la tradition (l’An-
tiquité gréco-romaine revue, corrigée et augmentée Le cogito cartésien peut être reormulé de la açon
par la théologie catholique médiévale). suivante : si je doute, c’est que je suis en train
de penser, et si je pense, c’est que j’existe.
Les Temps modernes se caractérisent par la croyance
en la capacité de l’individu-sujet de connaître le réel « Mais qui suis-je ? » se demande Descartes. Une
grâce à sa raison. Ils se caractérisent aussi par la « chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un enten-
croyance dans le progrès de l’esprit humain. dement ou une raison ».
Activités d’apprentissage
A Vérifez vos connaissances
1 Le projet d’unifcation de toutes les connais- 8 Tout comme les sceptiques de l’Antiquité,
sances auquel Descartes consacrera sa vie en- Descartes ait du doute une fn en soi. VRAI ou
tière commence par un rêve. VRAI ou FAUX ? FAUX ?
2 À quarante et un ans, Descartes publie trois courts 9 Quelle est la première évidence à laquelle par-
ouvrages scientifques en latin. VRAI ou FAUX ? vient Descartes ?
3 Quelle est cette époque au cours de laquelle 10 Selon Descartes, l’être humain ne vit que pour
naît une nouvelle manière de penser l’homme et penser. VRAI ou FAUX ?
la place qu’il occupe dans l’univers et à laquelle
11 L’exemple du morceau de cire permet à
participe Descartes ?
Descartes de dire que toute chose matérielle
4 Quel titre porte la préace qui accompagne les est saisie par l’esprit à travers l’idée d’étendue.
trois courts ouvrages scientifques de Descartes VRAI ou FAUX ?
publiés en 1637 et grâce à laquelle il connaîtra
12 L’être humain se trompe parce qu’il ait un mau-
la gloire ?
vais usage de sa volonté, afrme Descartes.
5 À la Renaissance, une découverte majeure a VRAI ou FAUX ?
transormé à jamais la représentation que l’être
13 Le degré de liberté le plus élevé, aux yeux de
humain se ait de l’univers et de la place qu’il y
Descartes, c’est celui d’être indiérent à toute
occupe. Quelle est-elle ?
chose. VRAI ou FAUX ?
6 Descartes s’inspire de la méthode théologique
14 Selon Descartes, pour bien conduire notre es-
pour défnir avec la plus grande exactitude pos-
prit et accéder à la vérité tout en agissant selon
sible l’homme et sa situation dans le monde.
le bien, nous devons nous fer à nos passions
VRAI ou FAUX ?
primitives. VRAI ou FAUX ?
7 Pour avoir instauré la souveraineté de la raison
15 À partir de ce que vous avez appris sur
individuelle, Descartes est considéré comme le
Descartes, indiquez laquelle des citations sui-
père de quelle doctrine ?
vantes n’a pas été écrite par lui.
72 Chapitre 2
a) « Comme de vrai, il semble que nous n’avons que nous conduisons nos pensées par di-
de la vérité et de la raison que l’exemple et verses voies, et ne considérons pas les
l’idée des opinions et usances du pays où mêmes choses. »
nous sommes. » c) « La lumière naturelle nous enseigne que la
b) « […] la diversité de nos opinions ne vient connaissance de l’entendement doit toujours
pas de ce que les uns sont plus raisonna- précéder la détermination de la volonté. »
bles que les autres, mais seulement de ce
Extraits de textes
Descartes Discours de la méthode
Quatrième partie
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai aites ;
car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-
être pas au goût de tout le monde. Et, touteois, afn qu’on puisse juger si les
5 ondements que j’ai pris sont assez ermes, je me trouve en quelque açon
contraint d’en parler. J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il
est besoin quelqueois de suivre des opinions qu’on sait être ort incertaines,
Tout de même que tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus62 ;
Comme. mais, pour ce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité,
10 je pensai qu’il allait que je fsse tout le contraire, et que je rejetasse comme
Indubitable
absolument aux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afn de
Sûr et certain, dont
on ne peut pas
voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance qui ût
douter. entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quel-
queois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui ût telle qu’ils nous la
Vaquer 15 ont imaginer. Et, parce qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant,
S’occuper de. même touchant les plus simples matières de géométrie, et y ont des paralogismes,
Créance jugeant que j’étais sujet à aillir autant qu’aucun autre, je rejetai comme ausses
Le fait de croire en la toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations. Et enfn,
vérité de quelque considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés, nous
chose. 20 peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune pour lors
qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient ja-
Paralogisme
mais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes
Faux raisonnement
fait de bonne foi.
songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi
penser que tout était aux, il allait nécessairement que moi, qui le pensais,
Feindre 25 usse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis,
Simuler, imaginer, était si erme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des
faire comme si. sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la
recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je
cherchais.
Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais eindre
30 que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde ni aucun lieu où je
usse ; mais que je ne pouvais pas eindre pour cela que je n’étais point ; et qu’au
contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses,
il suivait très évidemment et très certainement que j’étais ; au lieu que, si j’eusse
seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j’avais imaginé eût
35 été vrai, je n’avais aucune raison de croire que j’eusse été : je connus de là que
Substance j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et
Réalité qui existe en qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle.
soi-même et se En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est en-
conçoit indépendam- tièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui,
ment de toute autre. 40 et qu’encore qu’il ne ût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est.
62. Descartes ait réérence à la deuxième maxime de la morale par provision énoncée dans la
troisième partie du Discours de la méthode : « Ma seconde maxime était d’être le plus erme
et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment
les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une ois déterminé, que si elles
eussent été très assurées » (p. 142).
L’homme comme être de raison 75
Après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être
vraie et certaine ; car, puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle,
je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant
remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que
45 je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il aut être, je
jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous
concevons ort clairement et ort distinctement sont toutes vraies, mais qu’il y a
seulement quelque difculté à bien remarquer quelles sont celles que nous
concevons distinctement.
DESCARTES, René. « Discours de la méthode », dans Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p. 147-148.
Spinoza L’Éthique
Baruch Spinoza (1632-1677), philosophe hollandais, s’est
beaucoup intéressé à l’œuvre de Descartes. Dans son pre-
mier ouvrage, Les Principes de la philosophie de Descartes,
publié en 1663, Spinoza ne se borne pas à une simple ex-
position des principes de la philosophie cartésienne, il les
juge, les examine de manière critique et parfois polémique.
Cinquième partie
fuite ; et certes, n’y ayant nulle commune mesure entre la volonté et le mouve-
ment, il n’y a aucune comparaison entre la puissance – ou les forces – de l’Âme et
25 celles du Corps ; conséquemment les forces de ce dernier ne peuvent être diri-
gées par celles de la première. Ajoutez qu’on cherche en vain une glande située
au milieu du cerveau de telle façon qu’elle puisse être mue de-ci de-là avec tant
d’aisance et tant de manières, et que tous les nerfs ne se prolongent pas jusqu’aux
cavités du cerveau.
SPINOZA, Baruch. Œuvres, t. III – L’Éthique, traduction et notes par Charles Appuhn, Paris,
Garnier-Flammarion, 1965, p. 305.
Lectures suggérées
La lecture de l’une des œuvres suivantes est suggérée dans son intégralité ou en
extraits importants :
■ DESCARTES, René. Discours de la méthode, Paris, Flammarion, coll. « GF Philoso-
phie », 2000.
■ DESCARTES, René. Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion, coll. « GF Philo-
sophie », 2009.
Chapitre L’homme comme être
3 perfectible
Rousseau ou le rapport entre l’état de nature
et l’état de société
Jean-Jacques Rousseau
Plan du chapitre
■ Rousseau et les Lumières
■ L’état de nature et l’état de société
■ Être ou paraître
■ Le contrat social ou la liberté et l’égalité retrouvées
■ Émile ou le modèle d’éducation de l’être humain
■ Rousseau aujourd’hui
78 Chapitre 3
Fin 1731, on le retrouve aux Charmettes, près de Chambéry, dans la maison secon-
daire de Mme de Warens. Lorsque Jean-Jacques atteint l’âge de vingt et un ans, il
devient l’amant de Madame. Elle sera sa protectrice et il l’appellera aectueusement
« maman ». Fréquentant le cercle d’amis de M me de Warens, Jean-Jacques s’imprègne
des idées du temps et rédige ses premiers textes. Un jour, Mme de Warens lui préère
un nouvel amant… Âme généreuse, Madame laisse à Jean-Jacques l’usage de sa
Précepteur propriété. Nous sommes en l’an 1738. Jean-Jacques connaît aux Charmettes une
Maître chargé de l’instruc- période studieuse des plus écondes. Il y acquiert, en autodidacte, ses connais-
tion et de l’éducation d’un sances en musique et en latin. Il y étudie les mathématiques. Il y lit les philosophes
enant d’une amille aisée. Platon, Montaigne, Descartes, etc.
Cette éducation a lieu
dans la demeure de Le 1er mai 1740, Jean-Jacques devient précepteur de deux enants : M. de Condillac
l’enant. et M. de Sainte-Marie. Ils sont tous les deux sous la protection de M. de Mably prévôt
1. Jean-Jacques ROUSSEAU. Les Confessions, livre II. Toutes les citations reproduites dans ce
chapitre proviennent des Œuvres complètes (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1959-1995). Nous avons veillé à rectifer l’orthographe du texte original afn qu’elle
corresponde à celle d’aujourd’hui.
L’homme comme être perfectible 79
général à Lyon. De l’aveu même de Rousseau, ce ne sera pas un grand succès : « J’étais
un diable quand les choses allaient de travers2. » Inspiré par sa nouvelle onction,
Jean-Jacques s’empresse d’écrire un Mémoire sur l’éducation de Monsieur Sainte-
Marie. La thèse principale qu’il déend peut se résumer ainsi : il aut conserver l’ex-
cellence du cœur de l’enant si l’on veut qu’il développe un jugement de raison et ait
un esprit bien ormé. On trouve ici les germes de son utur Émile3 . Cette thèse avant-
gardiste ne semble pas avoir plu à son employeur. M. de Mably remercie Jean-
Jacques après une année de loyaux services.
De retour à Paris, Rousseau se heurte à une dure réalité. Denis Diderot (1713-1784), philosophe et écrivain
rançais, consacra vingt-cinq années de sa vie (de 1751
Alors qu’il désire ardemment aire reconnaître ses talents, il
à 1772) à la réalisation de l’Encyclopédie4 dont le libraire
ne rencontre pas dans le monde musical le succès espéré. Le Breton lui avait confé la direction.
Son opéra-ballet Les Muses galantes doit aronter l’hostilité
du grand et illustre compositeur Jean-Philippe Rameau5. Ou
encore, appelé (quel honneur !) à remanier, en vue d’une nouvelle présentation, un
opéra du même Rameau écrit sur un livret de Voltaire 6, Rousseau se voit priver
d’une juste reconnaissance de sa contribution.
cette union naîtront cinq enants. Tous seront placés à l’hospice des Enants-Trouvés
« par crainte, se dit-il, d’une destinée pour eux mille ois pire et presque inévi-
table par toute autre voie7 ».
Rousseau essaie de nouer des relations plus étroites avec Diderot et son
Dans le Discours sur les
collègue Condillac9. Une ois la semaine, ils se rencontrent tous les trois pour
sciences et les arts, Rousseau
démontre que le progrès des
un dîner. Le 24 juillet 1749, Diderot – que Rousseau considère comme son
sciences et des arts a développé ami – est arrêté et enermé à la prison de Vincennes10 pour avoir publié sa
et perfectionné l’extérieur, la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, où il dénonce les aux pou-
surface de l’être humain, mais voirs et déend des thèses matérialistes qui, bien sûr, ne ont pas réérence à
qu’au fond ce progrès, qui a l’existence de Dieu. C’est lors d’une de ses visites à Diderot emprisonné que
corrompu la nature intime de la Rousseau lit dans le journal Le Mercure de France une « Question posée par
personne, n’a pas contribué à l’Académie de Dijon pour le prix de l’année suivante : si le progrès des
améliorer les conduites hu- sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ».
maines, nourrissant, au contraire, Rousseau y participe, soutenu par les encouragements de Diderot, et son
les pires passions et participant Discours sur les sciences et les arts, critique à l’endroit de leurs prétendus
au déclin de la moralité. bienaits, remporte le premier prix, le 9 juillet 1750. Fin décembre, le Discours
est publié : il est lu et on en parle – pour le plus grand bonheur de Rousseau.
Mais il n’y a pas que la musique qui intéresse Rousseau. En novembre 1753, l’Acadé-
mie de Dijon soumet la question suivante à son concours annuel : « Quelle est l’ori-
gine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ? »
Rousseau y participe et présente le Discours sur l’origine et les fondements de l’iné-
galité parmi les hommes (qui sera appelé le Deuxième Discours). Globalement, il
déend la thèse suivante : les diérences naturelles existant entre les hommes ne
peuvent, à elles seules, expliquer les inégalités de conditions qu’ils ont à vivre dans
une société donnée. C’est dans le cours de l’Histoire de l’humanité que se trouve la
véritable explication… Le Deuxième Discours n’est pas couronné. Touteois, les
juges de l’Académie accueillent avec intérêt la nouveauté et la vigueur des théories
soutenues concernant l’origine et le développement de la société, la puissance et
Invective l’éclat de ses invectives contre les excès de la civilisation, etc. Nous y reviendrons
Suite de paroles plus loin.
agressives lancées
sans relâche.
En octobre 1754, le libraire Marc Michel Rey, ayant boutique à Amsterdam, accepte
de publier le Deuxième Discours de Rousseau. On reçoit le texte plutôt roidement.
On juge son approche philosophique trop radicale. Même ses amis – dont les visites
se ont rares – ne partagent pas ses idées et prêtent une oreille complaisante aux
critiques qui ont cours. La critique la plus acrimonieuse et sarcastique vient de
Voltaire : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain. […] On
n’a jamais tant employé d’esprit à vouloir nous rendre bête. Il prend envie de mar-
cher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » Rousseau se sent de plus en plus
seul à Paris.
En 1756, Rousseau accepte l’invitation de Mme d’Épinay – une amie qui régnait au
cœur de la vie intellectuelle de Paris – de venir s’installer avec Thérèse à
Montmorency, à l’Ermitage. Dans cette « demeure isolée dans une solitude char-
mante », Rousseau connaît une période d’écriture très éconde. C’est là qu’il rédige
Julie ou la nouvelle Héloïse. Ce roman d’amour, présenté au public en évrier 1761,
met en scène les amants Julie et Saint-Preux. À déaut de pouvoir actualiser leur
amour, ils l’écriront. Ce roman est une suite de lettres d’une grande beauté qui
exaltent l’amour pur et tragique. Le public sera bouleversé par une telle sensibilité
et une telle sincérité du cœur. Julie ou la nouvelle Héloïse triomphera à Paris et
connaîtra un très grand succès de librairie.
À Londres, l’accueil est bon. Un riche ami de Hume propose à Rousseau une maison
conortable. Thérèse l’y rejoint. Rousseau peut se consacrer en toute quiétude à la
rédaction de ses Confessions. Un bonheur tranquille semble enfn pouvoir s’établir…
Mais les lubies et les obsessions de Rousseau ne cessent de le tourmenter. Il accuse
11. David Hume est un philosophe britannique (1711-1776) qui, lors de son premier séjour en
France (1734-1737), rédigea son Traité de la nature humaine. Hume réquenta Rousseau à
l’occasion de son second séjour à Paris (1763-1766), en tant que secrétaire d’ambassade.
82 Chapitre 3
David Hume critique, lui aussi, la philosophie de Descartes. Chez Hume, cette cri-
tique concerne non seulement la question de l’origine et de la validation des idées
et des connaissances, mais aussi l’importance de la onction rationnelle elle-même.
Selon lui, c’est l’imagination – et non la raison – qui « associe » les idées simples (par
exemple, j’associe l’idée de eu à l’idée de chaleur). À ce propos, Hume pense que
l’établissement des rapports de causalité repose non pas sur l’exigence ration-
nelle d’un rapport nécessaire entre l’eet et la cause, mais sur la simple habitude
(celle de voir se répéter une même suite d’événements : par exemple, je dis que le
eu « cause » la chaleur parce que j’ai l’habitude de voir le eu et la chaleur régulière-
ment associés dans l’expérience). Avec de telles armations, il ne reste plus une
grande part dévolue à la raison ! Hume détrône la raison également dans les domaines
de la morale et de la religion : nos jugements moraux et notre motivation mo-
rale sont basés sur les sentiments, nos convictions religieuses ne sont que des
croyances et s’appuient elles aussi sur le sentiment. Considérant, à l’instar de Locke,
que l’expérience seule onde le savoir, Hume observe donc l’être humain dans la vie
concrète an de cueillir les impressions et les sensations issues de la réalité qui
orment le contenu de son entendement. Cette philosophie empiriste infuencera la
philosophie de Rousseau.
16. À propos de cet ouvrage, Voltaire (1694-1778) écrit dans ses Lettres philosophiques : « C’est
l’échaaud avec lequel on a bâti la nouvelle philosophie […] Le chancelier Bacon […] est le
père de la philosophie expérimentale » (Douzième lettre, t. I, Paris, Hachette, p. 154 et
suivantes).
17. Isaac Newton (1642-1727) est un grand astronome, mathématicien et physicien anglais. Son
œuvre maîtresse, Philosophiæ naturalis principia mathematica, publiée en 1687, expose sa
théorie de l’attraction universelle. Elle ut traduite et commentée, à l’époque, par Émilie du
Châtelet, esprit remarquable, avide de science et amie de Voltaire.
L’homme comme être perfectible 85
18. Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783) est l’auteur de nombreux et importants ouvrages scien-
tifques. À vingt-neu ans, il est nommé membre associé de l’Académie des sciences de Paris.
On lui doit aussi l’article « Genève » dans l’Encyclopédie auquel Rousseau répondit avec vi-
gueur dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles.
19. Rousseau, associé au projet dès le commencement, contribuera surtout, par de nombreux
articles, au contenu musicologique de l’œuvre, mais on doit noter son important article
« Économie politique », paru en 1755 dans le tome V de l’Encyclopédie. Rousseau y traite les
idées de gouvernance et de souveraineté. Pour la première ois, il aborde la notion de vo-
lonté générale, qu’il associe à celle de la vertu. Le modèle économique privilégié est, en
grande partie, celui de l’agriculture – accusant l’industrie et le commerce d’être respon-
sables du luxe, du vice et de l’oisiveté qu’on trouve dans les villes.
20. La philosophie des Lumières, dans son ensemble, peut donc être qualifée de rationalisme
expérimental.
21. Nous reviendrons plus loin sur ce concept de paraître.
86 Chapitre 3
Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Rousseau contestera encore la vision optimiste des Lumières au sujet du progrès de
la civilisation humaine : il y présentera une interprétation de l’histoire des hommes
montrant au contraire tous les maux qui accompagnent ce progrès.
Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes n’est ni un
traité historique dans le sens habituel du terme, ni un ouvrage scientifque ; il constitue
plutôt une critique sociale et éthique de la civilisation, qui, selon Rousseau, cache le
vrai visage de l’être humain. Cet être humain naturel, tel qu’il aurait pu exister au com-
mencement de l’humanité, et les conditions expliquant sa lente dénaturation, Rousseau
en avait eu l’intuition lors d’une randonnée dans la orêt, autour de Saint-Germain :
Tout le reste du jour, enoncé dans la orêt, j’y cherchais, j’y trouvais l’image des
premiers temps dont je traçais fèrement l’histoire ; je aisais main basse sur les
petits mensonges des hommes, j’osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès
du temps et des choses qui l’ont défgurée, et comparant l’homme de l’homme avec
l’homme naturel 22, leur montrer dans son perectionnement prétendu la véritable
source de ses misères23.
L’état de nature
Mais qu’inclut donc Jean-Jacques Rousseau dans cette notion d’état de nature ?
L’homme « tel que l’a ormé la Nature », recherché par Rousseau, n’est pas celui qui
aurait objectivement existé au début de l’humanité ; il représente l’être de l’homme
(« la Nature de l’homme ») au-delà de tous les masques qui le dissimulent.
22. Nous aborderons ces deux concepts dans les deux prochaines parties de ce chapitre.
23. Les Confessions, t. I, livre VIII, p. 388.
L’homme comme être perfectible 87
Rousseau explique que cet état de nature est une hypothèse à laquelle on arrive en
dépouillant l’être humain tel qu’on le connaît des caractéristiques qui sont dues aux
infuences de la société. Mais cette entreprise n’est pas acile, et Rousseau l’avoue
lui-même dans la préace de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes en déclarant que « ce n’est pas une légère entreprise de démêler
ce qu’il y a d’originaire et d’articiel dans la Nature actuelle de l’homme, et de bien
connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement
n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour
bien juger de notre état présent 24 ». Avatar
Synonyme de « mésaven-
Voyons de plus près cet état originaire de l’homme naturel, qui s’oppose à l’état arti- ture » ou de « malheur ».
ciel de l’homme tel qu’il est devenu (l’homme de l’homme), c’est-à-dire de l’homme
que la civilisation a modelé et transormé au cours des siècles.
L’expression « état de
Rousseau appelle « état de nature » les « routes oubliées et perdues » de l’humanité société », elle,
avant qu’elle soit soumise aux avatars de la société organisée («état de société ») s’applique à la vie
et structurée en onction d’une culture. L’état de nature correspond somme toute des hommes ayant
à la nature originelle de l’homme avant que la civilisation en ait déguré l’être pro- accédé à une
ond. Il s’agit donc de la nature humaine oubliée, enouie sous l’artice et le paraître organisation sociale
de la civilisation ; une nature humaine non encore altérée par les croyances, les pré- et, en conséquence,
à la transmission
jugés, les lieux communs, les coutumes, les normes sociales et politiques, bre une
d’une culture.
nature humaine envisagée dans toute sa pureté.
Précisions préliminaires
Avant d’aborder les cinq caractéristiques ondamentales de l’état de nature, Rousseau
apporte quelques précisions an que nous puissions mieux les comprendre. D’abord,
Rousseau imagine l’homme naturel (il l’appelle aussi l’homme originaire) comme
étant solitaire et non sociable. Il veut décrire les « acultés naturelles » de cet
homme originaire avant qu’il s’associe avec ses semblables.
Par ailleurs, Rousseau considère l’homme originaire comme n’étant ni bon ni mé-
chant. On a souvent simplié sa pensée en ne retenant de lui que cette phrase :
« L’homme est né bon et la société le corrompt. » Rousseau ne tient pas l’homme
originaire pour nécessairement bon. Ne connaissant pas encore les notions de bien
et de mal, l’homme naturel ne peut être bon ou méchant. Tout au plus, on peut dire
de lui qu’il est innocent : « Il paraît d’abord, écrit Rousseau, que les hommes dans cet
24. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, t. III, préace, p. 123.
25. Essai sur l’origine des langues, t. V, p. 401.
88 Chapitre 3
état n’ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne
pouvaient être ni bons, ni méchants, et n’avaient ni vices ni vertus26 .
Rousseau nous livre aussi ce mot magnifque : « Tant qu’ils ne devinrent pas mé-
chants, les hommes urent dispensés d’être bons27. »
Enfn, toujours selon Rousseau, l’homme originaire vit au jour le jour. Ses besoins
sont très simples et il se suft à lui-même. Il n’entretient aucune espèce de com-
merce continu avec ses semblables et ne vit pas en amille. Il ne connaît pas la no-
tion de propriété ni celle de la dépendance à l’égard d’autrui, et, conséquemment, il
ignore la servitude.
■ La perectibilité
Puisque l’homme originaire – « dont le cœur est en paix, et le corps en santé30 » – est
libre, il a la « aculté de se perectionner » : il ait preuve de perectibilité. Ce carac-
tère, qui concerne l’humanité tout entière et qui défnit tout individu, désigne « la
aculté qui, à l’aide de circonstances, développe successivement toutes les autres, et
réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu31 ». Cette aculté n’existe pas
26. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, t. III, première partie,
p. 152-154.
27. Fragments politiques, t. III, p. 476. Notons que cette manière de considérer l’homme naturel
plaçait Rousseau en opposition directe avec la doctrine religieuse chrétienne, selon laquelle
l’être humain naît avec une inclination au mal, héritage du péché de ses premiers parents :
Adam et Ève. L’Église réagira vivement…
28. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, t. III, seconde partie, p. 164.
29. Ibid., t. III, première partie, p. 141-143.
30. Ibid., p. 152.
31. Ibid., p. 142.
L’homme comme être perfectible 89
chez l’animal : parce qu’il vit sous le joug de l’instinct, sa nature reste immuable.
L’homme, au contraire, est transormable. Ce qu’il adviendra de l’être humain dé-
pend donc des situations32 dans lesquelles il est mis et de ce qu’il saura en aire ; en
d’autres mots, ce que devient l’homme est onction de son apprentissage, bre de sa
propre histoire. L’animal déterminé par sa nature instinctuelle n’a pas d’histoire.
Seul l’humain s’inscrit dans une histoire où il développe, selon les conjonctures, les
situations et les événements extérieurs, des propriétés (savoirs, connaissances,
techniques, attitudes, mauvaises habitudes, etc.) qui, à l’état de nature, n’étaient
que des virtualités indéterminées. Par exemple, l’être humain a appris à maîtriser Virtualité
et à conserver le eu en léguant ce « savoir-aire » aux générations subséquentes. Ce qui est à l’état de
puissance, de possibilité
À cause de sa nature « plastique » ou malléable, l’homme originaire s’est modifé au chez un être. Synonyme
fl des siècles. Comment cette transormation s’est-elle opérée ? Qui s’est employé à de « potentialité ».
modifer l’homme ? Rousseau croit que c’est la société qui s’est chargée de transor-
mer l’homme naturel, c’est-à-dire de lui inculquer des traits de civilisation (langage,
croyances, idéologies, conduites morales ou immorales, etc.). En conséquence, la
perectibilité, cette aculté d’acquérir des éléments que la nature ne donne pas au
départ, est considérée par Rousseau comme « la source de tous les malheurs de
l’homme ; […] c’est elle qui le tire, à orce de temps, de cette condition originaire,
dans laquelle il coulerait des jours tranquilles, et innocents ; […] c’est elle qui, ai-
sant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le
rend à la longue le tyran de lui-même, et de la Nature 33 . »
Résumons le tout. L’homme naturel était un être perectible, c’est-à-dire qu’il était
libre de se transormer. Certes, il aurait pu se transormer pour le mieux ; il aurait pu
s’améliorer et progresser. Au contraire, Rousseau ait le constat que les sociétés
dans lesquelles l’homme a vécu lui ont inculqué des traits de civilisation qui l’ont
dénaturé et perverti. Siècle après siècle, et pour son plus grand malheur, l’homme
s’est développé pour le pire.
Rousseau ne voit pas, comme Descartes, l’être humain comme une essence im-
muable, complètement défnie une ois pour toutes. Ce que nous attribuons à la
prétendue nature humaine correspond en ait à un devenir, est le résultat d’une
histoire. Rousseau ait de l’individu un sujet historique : l’homme est devenu tel que
les sociétés l’ont ait. L’être humain d’aujourd’hui n’est donc plus un être de nature –
et Rousseau le regrette. Souvent à son préjudice, l’homme naturel est devenu un
être de culture : c’est la société qui lui a légué des attributs (beaucoup plus néastes
que bénéfques) qu’il ne possédait pas naturellement. C’est aussi la société qui, au fl
du temps, a dépossédé l’être humain de sa liberté naturelle 34 .
■ L’amour de soi
Revenons à l’homme originaire au moment où il ne possède pas encore une raison
développée. « Le premier sentiment de l’homme, écrit Rousseau, ut celui de son exis-
tence, son premier soin celui de sa conservation35 . » L’amour de soi, élan naturel, est
défni par Rousseau comme ce qui « intéresse ardemment notre bien-être et la
32. La liberté, selon Rousseau, est une liberté en situation : l’être humain se « reconnaît libre
d’acquiescer, ou de résister » à ce qui lui est donné de vivre.
33. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, t. III, première partie,
p. 142.
34. Nous présenterons, dans la section « Le contrat social ou la liberté et l’égalité retrouvées »
(voir la page 95 ), le pacte politique et social que Rousseau propose afn que l’être humain
retrouve la liberté et l’égalité perdues.
35. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, t. III, seconde partie,
p. 164.
90 Chapitre 3
■ La pitié
Considérons maintenant l’autre sentiment naturel, « la seule vertu naturelle […] que
les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire 38 » : la pitié. L’homme origi-
naire ressent de la pitié avant même qu’il soit capable de réféchir. La pitié lui
« inspire une répugnance naturelle à voir périr ou sourir tout être sensible et prin-
cipalement [ses] semblables39 ».
Aux yeux de Rousseau, la pitié – ce sentiment qui dort au cœur de tout homme
et que l’on nomme aujourd’hui « compassion » – est une vertu naturelle universelle et
ort utile dans la mesure où elle tempère l’amour de soi qui pourrait ne voir qu’à la
conservation exclusive et abusive de sa propre personne. Parce qu’il est capable
d’éprouver de la pitié pour autrui, l’homme naturel n’est pas porté à aire du mal à
un autre homme ou à un animal, à moins que sa vie ne soit en danger :
C’est elle [la pitié] qui, dans l’état de Nature, tient lieu de Lois, de mœurs, et de
vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix. C’est elle
qui détournera tout Sauvage robuste d’enlever à un aible enant, ou à un vieillard
infrme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la
sienne ailleurs40.
D’autre part, la pitié ait que l’individu peut être touché par les malheurs d’autrui. En
eet, la vue d’une personne malheureuse ou misérable peut nous attendrir, alors
que celle d’une personne heureuse risque en certains cas de aire naître en nous de
l’envie :
La pitié est douce, parce qu’en se mettant à la place de celui qui soure on sent
pourtant le plaisir de ne pas sourir comme lui. L’envie est amère, en ce que l’as-
pect d’un homme heureux loin de mettre l’envieux à sa place lui donne le regret de
ne pas y être. Il semble que l’un nous exempte de maux qu’il soure et que l’autre
nous ôte les biens dont il jouit41.
L’amour de soi est centré sur soi-même ; la pitié est dirigée vers autrui. L’homme
naturel est capable de s’aimer lui-même assez pour voir à sa propre conservation et,
en même temps, il peut s’émouvoir de la misère ou de la difculté éprouvée par plus
aible que lui. À travers ces deux sentiments inscrits au cœur de l’homme, la nature
assure la préservation de l’individu comme celle de l’espèce.
■ L’égalité
L’homme naturel possède une autre caractéristique ondamentale : l’égalité. Il est
égal à son semblable dans la mesure où aucune inégalité de ait ne vient troubler de
açon sensible son existence :
Il y a dans l’état de Nature une égalité de ait réelle et indestructible, parce qu’il est
impossible dans cet état que la seule diérence d’homme à homme soit assez
grande pour rendre l’un dépendant de l’autre 42.
Rousseau ne suggère pas ici que l’un est identique à l’autre dans l’état de nature,
mais qu’il ne peut être question chez les hommes naturels de diérences notoires
qui donneront lieu à l’instauration d’une domination et d’un asservissement des uns
par les autres. En eet, c’est une chose de courir plus vite qu’un autre ; c’en est une
autre de onder sur ce ait la domination du plus rapide sur le plus lent !
L’état de société
L’homme naturel était un être solitaire et non sociable qui n’avait pas de rapport
continu avec ses semblables… Mais quelle a été la cause du groupement en société
des premiers humains ? se demande Rousseau. C’est à la suite de cataclysmes de
toutes sortes que les individus ont été contraints à mettre en commun leurs orces,
donc à se regrouper :
Les associations d’hommes sont en grande partie l’ouvrage des accidents de la
nature ; les déluges particuliers, les mers extravasées, les éruptions des volcans,
les grands tremblements de terre, les incendies allumés par la oudre et qui dé-
truisaient les orêts, tout ce qui dut erayer et disperser les sauvages habitants
d’un pays dut ensuite les rassembler pour réparer en commun les pertes com- Providence
munes. Les traditions des malheurs de la terre si réquentes dans les anciens [...] Sage gouvernement
temps montrent de quels instruments se servit la providence pour orcer les hu- de Dieu sur la création [...]
mains à se rapprocher44. (Le Petit Robert).
Il ne aut pas se aire d’illusion sur les causes des premiers regroupements humains.
C’est parce qu’il n’arrivait pas à surmonter seul les catastrophes naturelles que l’in-
dividu s’est uni aux autres. Les premières « associations d’hommes » naissent donc
de leurs incapacités, de leurs misères, de leurs aiblesses individuelles, et non,
comme le croyait Locke, d’une tendance à la socialisation.
Dans la seconde partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes, Rousseau trace le portrait des premières sociétés humaines. Résumons
ce qu’il en dit.
La amille est la première société humaine, « la plus ancienne de toutes les sociétés,
et la seule naturelle 45 », dira Rousseau. Grands-parents, mari, emme et enants
constituent une petite société qui se maintient par attachement réciproque et qui se
caractérise par un choix volontaire de rester ensemble.
C’est là, selon Rousseau, que s’établit la diérenciation des sexes en onction des
tâches. Les emmes gardent la cabane et s’occupent des enants pendant que les
hommes vont chercher la nourriture permettant à toute la amille de survivre. C’est
à cette époque aussi que les gens commencent à s’habituer à des commodités qui
deviendront des besoins dont ils ne voudront plus se passer. « Ce ut là le premier
joug qu’ils s’imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu’ils prépa-
rèrent à leurs descendants46. »
45. Du contrat social, t. III, livre I, chap. II, p. 352. S’il en est ainsi, il ne saurait être question d’en
proposer l’abolition… même si Rousseau considère que la amille, au XVIIIe siècle, se porte
mal. Notons que Rousseau se era le déenseur de la diérenciation et de la complémentarité
des rôles entre les époux.
46. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, t. III, seconde partie,
p. 168.
47. Ibid., p. 169-170.
L’homme comme être perfectible 93
■ L’amour-propre
C’est à ce moment que l’amour de soi a dégénéré en amour-propre. L’amour-propre est
la caractéristique fondamentale de l’homme mis en société. « L’amour-propre, écrit
Factice
Rousseau, n’est qu’un sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte
Synonyme de « faux »,
chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes
« articiel », « affecté ».
tous les maux qu’ils se font mutuellement49 » dans la vie en société.
Ne peut-on reconnaître dans cette description de l’amour-propre ce que nous appe- Égotiste
lons aujourd’hui le rapport individualiste, égotiste ou narcissique à soi-même ? Car [voir Égotisme] par ext.
l’individu qui éprouve de l’amour-propre se trouve intéressant, s’accorde de l’impor- Culte du moi, poursuite
trop exclusive de son
tance, se préfère aux autres à un point tel qu’il devient vaniteux, ambitieux et
développement personnel
superciel, se coupant ainsi de toute relation saine et authentique avec autrui (en
[...] (Le Petit Robert).
particulier de l’authentique amitié si chère à Rousseau comme à Montaigne).
Narcissique
La quatrième forme d’association humaine Se dit de quelqu’un qui
La quatrième forme de société humaine naît avec l’avènement de la métallurgie et de porte une attention exclu-
sive à sa propre per-
l’agriculture. « Ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le Genre
sonne et à ses propres
humain50. » besoins, de sorte que
toutes ses énergies affec-
À partir du moment où fut inventé l’art de travailler les métaux, ceux qui s’y affai-
tives sont dirigées sur
raient durent être nourris par d’autres qui se mirent à cultiver la terre. Ces derniers lui-même, sans se soucier
devinrent plus productifs en utilisant les instruments créés par les artisans. Nous des autres ou des consé-
nous trouvons ici devant la première manifestation de dépendance mutuelle entre quences que peuvent
deux classes d’humains qui donna lieu à la première forme de division du travail avoir ses actions sur
(entre les secteurs de l’agriculture et de la métallurgie). ceux-ci.
Si la orce et les talents des hommes avaient été égaux, les échanges entre ceux qui
travaillaient la terre et ceux qui abriquaient des outils auraient pu être égaux. Mais
ce ne ut pas le cas. Tel travailleur de la terre ou tel artisan était plus ort, plus
adroit, plus ingénieux qu’un autre, de sorte qu’« en travaillant également, l’un gagnait
beaucoup tandis que l’autre avait peine à vivre51 ».
Au fl du temps, ceux qui devinrent riches abusèrent de la naïveté des pauvres et des
aibles en les soumettant par ruse à des lois protégeant les intérêts et les privilèges
des riches. On ft croire à ceux qui n’avaient rien que les lois étaient aites dans l’inté-
rêt et pour la protection de tous, alors que de ait elles venaient « justifer » la domi-
nation des possédants et l’oppression de la majorité. C’est donc « l’établissement de
la propriété et des Lois52 » qui constitue la source permanente des inégalités sociales
que Rousseau appelle « inégalités morales ou politiques » (les richesses, le rang,
les privilèges, le pouvoir) :
Telle ut, ou dut être, l’origine de la Société et des Lois, qui donnèrent de nouvelles
entraves au aible et de nouvelles orces au riche, détruisirent sans retour la
liberté naturelle, fxèrent pour jamais la Loi de la propriété et de l’inégalité, d’une
adroite usurpation frent un droit irrévocable, et pour le proft de quelques ambi-
tieux assujettirent désormais tout le Genre humain au travail, à la servitude et à la
misère 53.
Être ou paraître
Constatant à regret que l’état de société a ainsi perverti le cœur de l’homme naturel,
Rousseau lance un appel afn que nous puisions aux sources de l’état de nature. En
eet, selon lui, l’état de nature est l’être de l’homme : il correspond à sa vérité inté-
rieure, à ce qu’il y a de meilleur en lui. Cela ne constitue cependant pas une invite
pour que nous revenions à l’état sauvage, à cette espèce d’âge d’or de l’humanité, car
« la nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d’inno-
cence et d’égalité quand une ois on s’en est éloigné54 ». Il aut plutôt voir dans cet état
de nature le modèle ou l’idéal qui nous permet de mettre en lumière, par contraste,
les aiblesses, les aussetés et les artifces de la société et de ses conventions :
Tous […] tâchent en vain de donner le change sur leur vrai but ; aucun ne s’y
trompe, et pas un n’est le dupe des autres […] Tous cherchent le bonheur dans
l’apparence, nul ne se soucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le paraître.
Tous, esclaves et dupes de l’amour-propre, ne vivent point pour vivre, mais pour
aire croire qu’ils ont vécu 55.
Puisqu’en société les individus évaluent leur propre existence d’après l’opinion
des autres, ils doivent eindre d’avoir les qualités susceptibles d’attirer de la
considération :
L’homme du monde est tout entier dans son masque. N’étant presque jamais en
lui-même, il y est toujours étranger et mal à son aise, quand il est orcé d’y rentrer.
Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui56 .
En résumé, l’homme naturel a été obligé de s’associer à ses semblables pour aron-
ter les difcultés de la vie des premiers temps. Placés en société, les hommes ont
perdu l’innocence, la liberté et le bonheur de l’état de nature. L’état de société a ait
de l’homme un être rusé, ourbe, dur, ambitieux, abusant autrui ou s’en aisant
craindre, etc. La société, telle que l’observe Rousseau, est devenue le lieu où
des hommes ont dû obéir à d’autres hommes, le lieu où des hommes exploitent
d’autres hommes, bre le lieu d’une inégalité et d’une servitude proondes. Le Contrat
social propose un nouveau pacte social et politique qui tente de transormer la réa-
lité que nous venons de décrire.
Rousseau essaie donc de trouver une orme d’organisation politique et sociale qui
réconcilierait ces deux mondes séparés : les droits de la nature (liberté, égalité) et
les nécessités, les contingences de la vie civile, comme la propriété privée de cer-
tains biens, nécessaire pour assurer l’autonomie, mais devant être limitée et bien
répartie. Cela permettra d’éviter l’asservissement des démunis par les riches et la
tentation de se vendre aux possédants. En somme, la conception rousseauiste du
contrat social tente de répondre à la question suivante : comment les hommes, réu-
nis en société, peuvent-ils retrouver un équivalent de l’état de nature exempt de
domination et de dépendance qui leur permette de ne pas renoncer à leur liberté et
de se soustraire aux maux (l’inégalité, entre autres) engendrés par la société ? Ce
n’est certainement pas en adhérant à un contrat de soumission ondé sur le droit du
plus ort, car ce type de contrat, qui nie la liberté essentielle de l’humain, est tou-
jours illégitime 57. En bre, la puissance ne peut constituer le droit et personne ne
peut renoncer à la liberté pour se transormer en esclave d’un autre.
La volonté générale
Dans la conception rousseauiste de l’État, il n’est pas question d’imposer une
sujétion à quiconque : le contrat social ne peut être imposé de l’extérieur, chacun
doit y adhérer librement et le peuple né de l’association des individus ne peut être
soumis à aucune autre autorité que lui-même. Ce sont les volontés des personnes
qui doivent librement participer à une « volonté générale ». Cette volonté générale
constitue en même temps le ondement et le résultat du pacte social : elle représente
la volonté collective des individus qui se sont « associés » et celle de la nouvelle en-
tité qui est ormée grâce à cette association, la société elle-même 58 . Il aut com-
prendre que la volonté générale n’est pas la somme ou la moyenne des volontés
particulières « égoïstes » ; au contraire, elle implique que chacun ait entièrement
abstraction de ses intérêts, désirs ou passions pour ne considérer que le bien uni-
versel, tel que le conçoit la raison.
Le législateur
Que recherche cette volonté générale ? Le bien commun. Encore aut-il savoir en
quoi consiste ce bien. Les acteurs du contrat social ont besoin d’être éclairés, et ce
sera le rôle du législateur de le aire. Le législateur ne gouverne pas, ne décide pas,
mais instruit. Il doit être au-dessus des intérêts particuliers de chacun et, de ce
point de vue, à déaut d’être un dieu, il ne serait pas mauvais qu’il soit étranger.
Mais, en défnitive, qui peut assumer un tel rôle ? Rousseau voit la difculté. Son
personnage tient du génie et du sage, mais il est sans pouvoir (qui appartient abso-
lument au peuple). Comment, sans contrainte, persuader chacun de la justesse
d’une vision qui exige le renoncement à sa volonté particulière et à ses intérêts par-
ticuliers, et dont l’exacte compréhension pourrait échapper à une intelligence ordi-
naire ? Ne aut-il pas recourir « à une autorité d’un autre ordre, qui puisse entraîner
57. Nous aisons ici allusion à la critique que Rousseau aisait du pouvoir politique despotique
déendu par Hobbes.
58. Rousseau désigne parois cette entité par l’expression « personne publique », pour bien mon-
trer qu’il s’agit d’un être nouveau, indépendant des individus qui le composent, et à qui l’on
attribue une volonté propre (voir Du contrat social, t. III, livre I, chap. VI, p. 361).
L’homme comme être perfectible 97
66. Rousseau dit : « L’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la commu-
nauté » (Du contrat social, t. III, livre I, chap. VI, p. 360).
67. Du contrat social, t. III, livre I, chap. VI, p. 361.
68. Ibid., t. III, livre III, chap. XV, p. 430.
L’homme comme être perfectible 99
La philosophie politique rousseauiste – qui énonce un « devoir être » (ce qui doit se
produire pour légitimer le pouvoir politique) – trouva son achèvement dans la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclamée par la Révolution ran-
çaise de 1789. En décrivant le lien social qui devrait unir l’individu à la collectivité, le
Contrat social proposait une nouvelle convention qui abolirait les privilèges injustes
qu’octroient la naissance, la richesse et la puissance, ondements de toutes les injus-
tices et de tous les malheurs dont a souert l’humanité. En cela, le Contrat social
constitue le premier volet d’une philosophie qui s’adresse d’abord au citoyen en vou-
lant aire son éducation politique. L’Émile ou De l’éducation correspond au second
volet, où Rousseau stipule ce que devrait être l’éducation générale de l’individu, en
tant qu’être humain avant tout.
On le devine, l’ouvrage – dont l’auteur écrira dans sa correspondance qu’il est le plus utile
de ses écrits – n’est pas qu’un simple traité de recettes pédagogiques. Au-delà des visées
éducatives, Rousseau y présente une conception philosophique de l’homme. Dans le
livre premier de l’Émile, il apporte la précision suivante : « Notre véritable étude est celle
de la condition humaine. […] Il aut donc généraliser nos vues, et considérer dans notre
élève l’homme abstrait, l’homme exposé à tous les accidents de la vie humaine69. »
Ajoutons enfn que durant cette période, on era réaliser à l’enant qu’on ne sau-
rait être heureux et libre sans harmoniser ce qu’on veut avec ce qu’on peut.
3. De douze à quinze ans : Rousseau croit qu’il ne aut pas précipiter l’apprentissage
de la raison, car cette aculté n’est pas appropriée à l’enance : « de toutes les
instructions propres à l’homme, celle qu’il acquiert le plus tard et le plus difcile-
ment est la raison même73 ».
Il ne aut donc pas prématurément, alors que l’enant n’est pas prêt à « entendre
raison », exiger de lui qu’il se mesure « aux objets intellectuels ». Un élève contraint
par son maître à se servir de sa raison era souvent semblant de « raisonner » sans
pour autant en éprouver le besoin véritable. Répéter machinalement un raisonne-
ment, est-ce vraiment raisonner ?
Rousseau suggère d’attendre la treizième année de l’enant avant de considérer le
développement plus systématique et méthodique de son esprit et de travailler à
l’éveil de sa curiosité proprement intellectuelle. On l’initiera aux sciences et à leurs
méthodes, mais également à la société et au monde du travail. On lui era voir les
injustices de la société et, en lui apprenant à travailler de ses mains, on le dispo-
sera à la ois à vaincre des préjugés de classe (dirait-on aujourd’hui) et à accroître
son indépendance, à l’exemple de Robinson Crusoé dont Émile lira les aventures.
4. À partir de quinze ans : à cet âge où se maniestent, selon Rousseau, les grands
bouleversements pubertaires, l’adolescent sera progressivement initié aux senti-
ments moraux et religieux, en dehors de toute Église ou de tout dogme. Ayant été
éduquée d’une bonne manière, la conscience morale d’Émile, qui, somme toute,
correspond au sentiment intuiti et immédiat de ce qui est bien, saura être pour
lui un guide sûr.
Tout ce processus d’apprentissage, qui s’échelonne sur une période de vingt ans,
sera organisé suivant l’intérêt spontané ressenti par l’élève. La personne n’est-
elle pas motivée à apprendre dans la mesure où elle y trouve son intérêt74 ? La
dernière partie de l’ouvrage vise à préparer Émile à entrer dans le monde de
Comme on le voit ici, « apprendre à apprendre » n’est pas une trouvaille de la der-
nière génération des pédagogues !
75. À cette conception restrictive s’opposera une amie de Rousseau, Mme Louise d’Épinay, qui
proposera pour les flles une pédagogie axée sur le reus de la soumission et la recherche
éclairée de leur émancipation. Cette pédagogie, tenant compte des contraintes de l’époque,
suggère aux mères un programme d’éducation permettant d’assurer à leurs flles, par l’ac-
cès le plus large possible aux divers savoirs, une confance en soi et une indépendance de
pensée plus grandes de même qu’une meilleure contribution à la société.
76. Montaigne recommandait que le précepteur eût lui aussi « la tête bien aite [plutôt] que bien
pleine » (Essais, livre I, chap. 26, p. 222).
77. Émile, t. IV, livre III, p. 487.
L’homme comme être perfectible 103
En conclusion, nous pouvons dire que parce que le précepteur, négligeant le rang et la
ortune, n’aura cultivé chez Émile que ce qui le ait homme (comme tous les hommes),
parce qu’il aura écarté les infuences sociales qui exacerbent les passions et l’amour-
propre, parce qu’il n’aura jamais orcé les étapes du développement de ses acultés,
Émile sera le plus naturel des hommes éduqués, mais aussi le plus raisonnable. Pour
la même raison, Émile sera également le citoyen idéal. Estimant la loi nécessaire, habi-
tué à obéir à la nécessité des choses et à reconnaître sa liberté dans cette soumission
« à ce qui est », il sera capable de transposer cette reconnaissance sur le plan politique,
sa volonté raisonnable se ondant aisément dans la volonté générale. Sur le plan mo-
ral, l’amour de soi non contrarié et non dénaturé sous orme d’amour-propre pourra
se prolonger dans l’amour des autres. Émile ne trouvera pas, évidemment, de société
à sa mesure, mais il pourra tout de même vivre en paix au milieu de ses concitoyens
et, lui qui connaît la liberté de cœur, être leur exemple. (La gure 3.1 met en rapport
l’état de nature, l’état de société, le contrat social et l’éducation du citoyen.)
Figure 3.1 Parallèle entre l’état de nature, l’état de société et le contrat social
Rousseau aujourd’hui
Rousseau et l’éducation libertaire
L’ensemble des maximes pédagogiques proposées par Rousseau a contribué à l’éla-
boration, un siècle et demi plus tard, des thèses éducatives de Maria Montessori
(1870-1952), qui servent aujourd’hui d’assise à de nombreuses garderies et classes
de maternelle. On y applique une méthode d’en-
seignement ondée sur l’éducation sensorielle,
sur le développement de la mémoire et sur la
valorisation de la liberté active de l’enant.
Dans les dernières pages de l’Émile, Rousseau revient sur le ait que le développe-
ment de l’individu doit s’accomplir au présent, et dans la joie et le plaisir :
Dans l’incertitude de la vie humaine, évitons surtout la ausse prudence d’immoler
le présent à l’avenir ; c’est souvent immoler ce qui est à ce qui ne sera point.
Rendons l’homme heureux dans tous les âges, de peur qu’après bien des soins il
ne meure avant de l’avoir été80.
En eet, une idéologie utilitaire de la réussite sévit en ce moment dans l’école : il Utilitaire
aut que ce que l’élève apprend serve directement à sa uture carrière ; il aut que ses Se dit d’une organisation
apprentissages scolaires soient applicables et que, au bout du compte, cela rap- qui met en avant le culte
porte à la société. On tient désormais le discours du rendement et de la rentabilité. de l’utile, du pratique, du
On présente des « plans de réussite ». On évoque la ormation par programmes, une commode et du
onctionnel.
instruction « sur mesure », des savoir-aire précis, des apprentissages et des compé-
tences utilitaires, etc. Rousseau ne serait-il pas opposé à un tel modèle éducati ?
Bien entendu, il ne s’agit pas de nier l’importance de ormer des gens aptes à exercer
les divers métiers et proessions. Bien entendu, Rousseau ne propose pas non plus
un modèle d’école mais un modèle d’éducation, et les problèmes d’un précepteur
avec un seul élève ont peu à voir avec les difcultés spécifques de la gestion d’une
classe et d’une institution scolaire. Mais quand même, toute personne engagée dans
une tâche éducative ne doit-elle pas garder à l’esprit quelque chose de l’idéal péda-
gogique de Rousseau ?
Rousseau serait préoccupé par le type d’humain qu’on veut ormer. Au sortir de
l’école, que deviendront les jeunes adultes qui auront accepté de s’adapter au moule
d’une éducation utilitaire ? Quelle sorte d’hommes et de emmes risquent de devenir
les élèves qu’on aura instruits en onction des seuls impératis du marché et aux-
quels on aura transmis de simples techniques ponctuelles et des connaissances
purement utiles et circonstancielles ?
Dans ce but, ne aut-il pas chercher à mettre au point des mécanismes et des ins-
tances avorisant la participation active des citoyens au processus de consultation
et de décision à propos des enjeux qui les concernent ?
Nous avons vu que l’amour-propre constitue aux yeux de Rousseau le acteur pri-
mordial corrompant le lien social. Pour contrer l’amour-propre, né du rapproche-
ment des personnes, il s’agira d’établir des rapports entre les personnes qui soient
régis par des lois civiles aussi inviolables que celles de la nature, lois civiles qui sont
l’expression directe du contrat social adopté par tous dans l’intérêt de tous.
Il allut attendre des penseurs comme Karl Marx pour que nous soit donné un por-
trait plus complet et précis de l’homme dans sa condition sociale et historique.
Même si la vision anthropologique de Rousseau a préparé la venue de Marx, que
nous étudierons dans le prochain chapitre, ce dernier, avec son matérialisme dialec-
tique et historique, permettra de mieux comprendre la naissance des sociétés hu-
maines, les déterminismes sociaux, les ondements « scientifques » des lois et des
pratiques dans une société à une époque particulière.
L’homme comme être perfectible 107
L’essentiel
Jean-Jacques Rousseau
Selon Rousseau, l’état de nature représente l’être (l’essence) de l’homme, c’est-à-dire
sa nature originelle avant que la civilisation l’ait pervertie. L’homme naturel se défnit
par la liberté. Cette caractéristique le rend perfectible, c’est-à-dire susceptible
d’être transormé. Les sociétés à venir se chargeront de le transormer pour le
pire. (L’homme est donc devenu peu à peu un produit de la culture et de l’Histoire.)
L’homme naturel possède l’amour de soi. Il ressent de la pitié pour plus aible que
lui. Il est égal à son semblable.
Les premières associations humaines ont créé un état de société qui a dénaturé les
qualités originaires de l’homme naturel. Dès lors sont apparus l’amour-propre, la pro-
priété et les lois protégeant les intérêts et les privilèges des riches. En découlèrent
l’inégalité sociale et la servitude. Le paraître prédomine désormais sur l’être.
Afn de retrouver les droits de la nature, Rousseau propose un contrat social ondé sur la
volonté générale, qui institue l’autorité de la loi garantissant la liberté et l’égalité civiles.
Dans le but de ormer un citoyen idéal, libre et préoccupé par le bien commun,
Rousseau présente un modèle d’éducation qui tente de développer chez l’élève les
qualités de l’homme naturel.
Réseau de concepts
Inégalité sociale
et servitude
ÊTRE PARAÎTRE
Liberté Égalité
civile civile
Loi
Volonté générale
CONTRAT SOCIAL
MODÈLE D’ÉDUCATION
108 Chapitre 3
Résumé de l’exposé
Rousseau et les Lumières Précisions préliminaires
La description de l’état de nature présentée par
La vie de Rousseau Rousseau s’appuie sur l’hypothèse que l’homme
Jean-Jacques Rousseau naît à Genève, aujourd’hui naturel, étant un être solitaire et non sociable, vit
en Suisse, le 28 juin 1712. Orphelin de mère et un état d’isolement et, en conséquence, ne connaît
n’étant pas soutenu par un milieu privilégié, il pas la dépendance ni la servitude.
exerce divers métiers et acquiert ses connais-
sances en autodidacte. Rousseau est un créateur Les caractéristiques fondamentales de l’état
aux multiples talents qui produira des œuvres en de nature
de nombreux domaines (opéra, théâtre, musique, ■ La liberté
littérature, philosophie). Contrairement à l’animal qui est déterminé par son
Jean-Jacques Rousseau meurt le 2 juillet 1778. instinct, l’homme naturel possède la liberté de choi-
sir de répondre ou non à son instinct. C’est la liberté
Les principales caractéristiques qui défnit essentiellement l’homme naturel : être
du XVIIIe siècle humain, c’est être libre de modifer sa nature.
Les lumières de la raison ■ La perectibilité
La raison, qui est considérée comme « la suprême L’homme naturel étant libre, il dispose de la aculté
aculté de l’homme », permet l’exercice concret du de se perfectionner, c’est-à-dire de se transormer,
jugement et de la critique. d’acquérir, selon les circonstances extérieures, des
propriétés créées par l’homme. Ce que la société a
Les idéaux des Lumières inculqué au cours des siècles à l’homme originaire
Les idéaux des Lumières déendent, entre autres, l’a plutôt dénaturé et perverti. En société, l’homme
la tolérance religieuse, la légitimité du pouvoir poli- s’est transormé pour le pire en y acquérant plus
tique et le paradigme nature – bonheur terrestre – de vices que de vertus. L’être humain (lorsqu’il est
sensibilité. mis en société) est donc un produit de la culture
et de l’Histoire.
L’avènement du rationalisme expérimental
Le rationalisme expérimental recourt à la raison, ■ L’amour de soi
mais dans la seule mesure où elle est assistée, L’homme naturel voit à répondre à ses besoins
contrôlée et validée par l’expérience. ondamentaux afn de se conserver.
■ La pitié
L’Encyclopédie : une illustration du progrès
La pitié est une « vertu naturelle » qui permet à
de l’esprit humain
l’homme originaire de s’émouvoir de la misère ou
Le progrès de l’esprit humain est illustré à mer-
des difcultés éprouvées par plus aible que soi.
veille par l’Encyclopédie, qui répertorie et analyse
La pitié ait contrepoids à l’amour de soi.
toutes les connaissances de l’époque.
■ L’égalité
Rousseau et le XVIIIe siècle L’homme originaire est égal à son semblable : il
À l’opposé des encyclopédistes, Rousseau ne croit n’existe pas dans l’état de nature de diérences
pas que les sciences, les techniques et les arts assez grandes entre les individus pour que l’un
soient nécessairement des acteurs de progrès, et domine l’autre de açon permanente.
qu’ils aient amélioré les conduites des hommes.
En conséquence, il propose une critique éthique L’état de société
et sociale de la civilisation qui a dénaturé l’être Afn de survivre aux catastrophes naturelles et de
humain. pouvoir triompher de divers dangers, les individus
ont été obligés de se regrouper pour ainsi ormer la
L’état de nature et l’état de société première association d’hommes.
Activités d’apprentissage
A Vérifez vos connaissances
1 Dans son texte célèbre de 1750, Discours sur 7 L’homme naturel recherché par Rousseau est
les sciences et les arts, Rousseau déend le pro- celui qui aurait réellement existé au début de
grès des sciences et des arts en soutenant l’humanité. VRAI ou FAUX ?
qu’il permet de développer la nature intime de
8 Selon Rousseau, la première orme d’associa-
la personne. VRAI ou FAUX ?
tion humaine est née d’un « intérêt présent et
2 Quelle est la doctrine déendue par Rousseau sensible » correspondant à des besoins passa-
dans sa Profession de foi du vicaire savoyard en gers. VRAI ou FAUX ?
1762 ?
9 À quoi correspond la deuxième orme d’asso-
3 Au XVIIIe siècle, la « suprême aculté de ciation humaine, selon Rousseau ?
l’homme » est le sentiment. VRAI ou FAUX ?
10 Quelle est la notion centrale de la troisième
4 Quelle est la devise des Lumières, selon Kant ? orme d’association humaine pour Rousseau ?
5 Dans le domaine religieux, Rousseau s’inscrit 11 Pour Rousseau, la propriété n’est pas liée à la
en aux contre la tendance de son époque en ne sédentarité et à l’agriculture. VRAI ou FAUX ?
déendant pas la liberté de croyance. VRAI ou
FAUX ? 12 Selon Rousseau, l’état de société pervertit le
cœur de l’homme naturel et ait ressortir le pa-
6 L’empirisme philosophique marque l’avène-
raître au détriment de l’être. VRAI ou FAUX ?
ment du rationalisme expérimental, trait carac-
téristique de l’époque de Rousseau. VRAI ou 13 Quels sont le ondement et le résultat du pacte
FAUX ? social proposé par Rousseau ?
L’homme comme être perfectible 111
14 Selon Rousseau, le métier de l’être humain b) « Ce tribunal que l’homme sent en lui est la
consiste à apprendre à être une personne à conscience. »
part entière et à être heureux. VRAI ou FAUX ? c) « C’est précisément parce que la orce des
15 À partir de ce que vous avez appris sur choses tend toujours à détruire l’égalité que
Rousseau, indiquez laquelle des citations sui- la orce de la législation doit toujours tendre
vantes n’a pas été écrite par lui. à la maintenir. »
2 Chacun des étudiants répond, par écrit, à la ques- 5 Sous la supervision de l’enseignant, une discus-
tion suivante : « Quel projet éducati privilégiez- sion est engagée visant à aire ressortir les prin-
vous : celui qui s’inscrit dans un esprit de gratuité cipaux enjeux liés à ces deux types de projets
(le plaisir de connaître pour connaître) ou, au éducatis.
contraire, celui qui s’appuie sur la transmission
Extraits de textes
Rousseau Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes
Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné
des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain
point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément
les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette diérence que la Nature
5 seule ait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux
siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par l’instinct, et l’autre
par un acte de liberté ; ce qui ait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui
est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le aire, et que l’homme
s’en écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de aim Préjudice
10 près d’un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de ruits, Ce qui est nuisible
ou de grains, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il aux intérêts de
dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer ; c’est ainsi que les hommes dissolus se quelqu’un.
livrent à des excès, qui leur causent la fèvre et la mort ; parce que l’esprit dé- Désavantage.
prave les sens, et que la volonté parle encore, quand la Nature se tait.
15 Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à
un certain point, et l’homme ne dière à cet égard de la bête que du plus au
moins : quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de diérence de tel
homme à tel homme que de tel homme à telle bête 81 ; ce n’est donc pas tant
l’entendement qui ait parmi les animaux la distinction spécifque de l’homme Entendement
20 que sa qualité d’agent libre. La Nature commande à tout animal, et la bête obéit. Faculté de com-
L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, prendre. Esprit.
ou de résister ; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre Raison.
la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le méca-
nisme des sens et la ormation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou
25 plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des
actes purement spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique.
Mais, quand les difcultés qui environnent toutes ces questions laisseraient
quelque lieu de disputer sur cette diérence de l’homme et de l’animal, il y a
une autre qualité très spécifque qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y
30 avoir de contestation, c’est la aculté de se perectionner ; aculté qui, à l’aide
des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi
nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de
quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans,
ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il
35 sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état pri- Imbécile
miti, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à Désigne ici, sans
perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou intention blessante,
d’autres accidents, tout ce que sa perfectibilité lui avait ait acquérir, retombe les défaillances
mentales qui
ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d’être orcés de
frappent parfois des
40 convenir, que cette aculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous
personnes âgées.
les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à orce de temps, de cette
condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles, et inno-
cents ; que c’est elle, qui aisant éclore avec les siècles ses lumières et ses er-
reurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même, et de la
45 Nature (IX).
(Note IX) – Un auteur célèbre82 calculant les biens et les maux de la vie humaine
et comparant les deux sommes, a trouvé que la dernière surpassait l’autre de
beaucoup, et qu’à tout prendre la vie était pour l’homme un assez mauvais pré-
sent. Je ne suis point surpris de sa conclusion ; il a tiré tous ses raisonnements
Civil 50 de la constitution de l’homme civil : s’il ut remonté jusqu’à l’homme naturel, on
Relatif à la vie en peut juger qu’il eût trouvé des résultats très diérents, qu’il eût aperçu que
société organisée. l’homme n’a guère de maux que ceux qu’il s’est donnés lui-même, et que la
Nature eût été justiée. Ce n’est pas sans peine que nous sommes parvenus à
nous rendre si malheureux. Quand d’un côté l’on considère les immenses tra-
55 vaux des hommes, tant de sciences approondies, tant d’arts inventés ; tant de
orces employées ; des abîmes comblés, des montagnes rasées, des rochers bri-
sés, des feuves rendus navigables, des terres dérichées, des lacs creusés, des
marais desséchés, des bâtiments énormes élevés sur la terre, la mer couverte
de vaisseaux et de matelots ; et que de l’autre on recherche avec un peu de médi-
60 tation les vrais avantages qui ont résulté de tout cela pour le bonheur de l’es-
pèce humaine ; on ne peut qu’être rappé de l’étonnante disproportion qui règne
entre ces choses, et déplorer l’aveuglement de l’homme qui, pour nourrir son ol
orgueil et je ne sais quelle vaine admiration de lui-même, le ait courir avec ar-
deur après toutes les misères dont il est susceptible, et que la bienaisante
65 Nature avait pris soin d’écarter de lui.
82. Rousseau ait allusion à Maupertuis (1698-1759) et à son Essai de philosophie morale,
dont le deuxième chapitre s’intitule « Que dans la vie ordinaire la somme des maux
surpasse celle des biens ».
L’homme comme être perfectible 115
encore plus à leur nuire. Il n’y a point de prot si légitime qui ne soit surpassé
par celui qu’on peut faire illégitimement, et le tort fait au prochain est toujours
95 plus lucratif que les services. Il ne s’agit donc plus que de trouver les moyens de
s’assurer l’impunité, et c’est à quoi les puissants emploient toutes leurs forces,
et les faibles toutes leurs ruses.
L’homme sauvage, quand il a dîné, est en paix avec toute la Nature, et l’ami de
tous ses semblables. S’agit-il quelquefois de disputer son repas ? Il n’en vient ja-
100 mais aux coups sans avoir auparavant comparé la difculté de vaincre avec
celle de trouver ailleurs sa subsistance ; et comme l’orgueil ne se mêle pas du
combat, il se termine par quelques coups de poing. Le vainqueur mange, le
vaincu va chercher fortune, et tout est pacié : mais chez l’homme en société, ce
sont bien d’autres affaires ; il s’agit premièrement de pourvoir au nécessaire, et
105 puis au superu ; ensuite viennent les délices, et puis les immenses richesses,
et puis des sujets, et puis des esclaves ; il n’a pas un moment de relâche ; ce qu’il
y a de plus singulier, c’est que moins les besoins sont naturels et pressants, plus
les passions augmentent, et, qui pis est, le pouvoir de les satisfaire ; de sorte
qu’après de longues prospérités, après avoir englouti bien des trésors et désolé
110 bien des hommes, mon héros nira par tout égorger jusqu’à ce qu’il soit l’unique
maître de l’univers. Tel est en abrégé le tableau moral, sinon de la vie humaine,
au moins des prétentions secrètes du cœur de tout homme civilisé.
ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, première partie, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1992, p. 71-72 ; note IX,
p. 132-133.
Quatrième proposition
Cupidité point de vue ; par suite, il s’attend à des résistances de toute part, de même
Désir immodéré de 15 qu’il se sait lui-même enclin de son côté à résister aux autres. Or, c’est cette
l’argent et des résistance qui éveille toutes les orces de l’homme, qui le conduit à surmonter
richesses. sa tendance à la paresse et, sous l’impulsion de l’ambition, de la soi de domina-
tion ou de la cupidité, à se tailler un rang parmi ses compagnons qu’il supporte
Lumières
Connaissances
peu volontiers, mais dont il ne peut pourtant pas non plus se passer. Or c’est
acquises. Le savoir. 20 précisément là que s’eectuent véritablement les premiers pas qui mènent de
l’état brut à la culture, laquelle réside au ond dans la valeur sociale de l’homme ;
Principe pratique c’est alors que se développent peu à peu tous les talents, que se orme le goût
Règle morale qui et que, par une progression croissante des lumières, commence même à se
oriente l’action, la onder une açon de penser qui peut avec le temps transormer la grossière dis-
conduite des 25 position naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés
hommes.
et, fnalement, convertir ainsi en un tout moral un accord à la société pathologi-
Arcadie quement extorqué. Sans ces qualités, certes en elles-mêmes peu sympathiques,
Région montagneuse d’insociabilité, d’où provient la résistance que chacun doit nécessairement ren-
de la Grèce antique contrer dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais en-
représentée, à partir 30 ouis dans leurs germes au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie, dans
de la poésie pasto- un amour mutuel, une frugalité et une concorde paraites : les hommes, doux
rale grecque et comme les agneaux qu’ils ont paître, n’accorderaient guère plus de valeur à
latine, comme le leur existence que n’en a leur bétail ; ils ne combleraient pas le vide de la créa-
pays du bon- tion, eu égard à son but en tant que nature raisonnable. Que la nature soit donc
heur pur et paisible.
35 remerciée pour ce caractère peu accommodant, pour cette vanité qui rivalise
Frugalité jalousement, pour ce désir insatiable de posséder ou même de dominer. Sans
Qualité de celui qui elle, toutes les excellentes dispositions naturelles sommeilleraient éternelle-
se contente d’une ment à l’état de germes dans l’humanité. L’homme veut la concorde, mais la
nourriture simple. nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.
40 Il veut vivre sans eort et à son aise, mais la nature veut qu’il soit obligé de
Concorde sortir de son indolence et de sa rugalité inactive pour se jeter dans le travail et
Paix, harmonie
dans les peines afn d’y trouver, il est vrai, des moyens de s’en délivrer en re-
résultant de
tour par la prudence. Les mobiles naturels qui l’y poussent, les sources de l’in-
la bonne entente
entre les membres sociabilité et de la résistance générale d’où jaillissent tant de maux, mais qui
d’une société. 45 cependant suscitent une nouvelle tension de orces et, par là même, un plus
ample développement des dispositions naturelles, trahissent donc bien l’ordon-
Indolence nance d’un sage créateur et non, par exemple, la main d’un esprit méchant qui
Disposition à éviter aurait saboté son magnifque ouvrage ou l’aurait gâté par jalousie.
le moindre effort
physique ou moral.
KANT, Emmanuel. « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », traduc-
tion Luc Ferry, dans Critique de la faculté de juger, Paris, © Éditions Gallimard, coll. « Folio/
Essais », 1996, p. 482-483.
Lectures suggérées
La lecture de l’une des œuvres suivantes est suggérée dans son intégralité ou en
extraits importants :
■ ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes, Paris, Flammarion, coll. « GF Philosophie », 2012.
■ ROUSSEAU, Jean-Jacques. Du contrat social, Paris, Flammarion, coll. « GF Philoso-
phie », 2012.
Chapitre L’homme comme être social
4 Marx ou le matérialisme historique
Karl Marx
« Aucun auteur n’eut plus de lecteurs, aucun révolutionnaire n’a rassemblé plus
d’espoirs, aucun idéologue n’a suscité plus d’exégèses, et, mis à part quelques
ondateurs de religions, aucun homme n’a exercé sur le monde une infuence
comparable à celle que Karl Marx a eue au XXe siècle.
Jacques Attali
»
Plan du chapitre
■ Karl Marx et sa lutte contre le capitalisme du XIXe siècle
■ Le matérialisme historique ou l’interprétation dialectique de l’histoire
■ L’homme comme être social et historique
■ L’être humain et le travail
■ Les différentes formes de l’aliénation humaine
■ La liberté et la libération collective
■ Marx aujourd’hui
118 Chapitre 4
son propre travail sur les thèmes du dépassement et de la disparition de la religion, Fouriériste
ainsi que sur le changement révolutionnaire de la société. Ce cercle de « jeunes Disciple de Charles Fourier
hégéliens » dont ait partie Marx 3 s’oppose à une droite conservatrice, composée des (1772-1837), qui critique la
disciples orthodoxes (les « vieux hégéliens ») qui acceptent sans mot dire la doctrine société de son temps en
du maître Hegel. la présentant comme une
forme sociale inférieure et
Au printemps 1840, Frédéric-Guillaume IV, nouveau roi de Prusse, discrédite les qui, en contrepartie, préco-
hégéliens (plus particulièrement la gauche hégélienne), à qui il reproche leurs ten- nise une communauté uto-
pique dans laquelle chacun
dances libérales et antireligieuses. Dès lors, les hégéliens sont systématiquement
pourra laisser ses passions
écartés de l’enseignement universitaire.
s’épanouir.
Marx ne peut donc embrasser la carrière universitaire à laquelle il se destinait, même Bâtonnier
si, en 1841, il obtient, de l’Université d’Iéna, un doctorat en philosophie en soutenant Avocat élu par ses
une thèse sur la Diérence des philosophies de la nature de Démocrite et d’Épicure4. confrères pour être le
Au lieu de cela, il exerce le métier de journaliste politique à la Gazette rhénane de directeur et le représen-
Cologne. En octobre 1842, il en devient le rédacteur en che. Ses articles décrivent et tant de leur confrérie.
dénoncent la misère de vignerons de la Moselle, déendent la liberté de la presse,
Progressiste
condamnent les politiques réactionnaires du gouvernement prussien, etc. En 1843, Se dit d’une personne,
un interdit gouvernemental met fn à la production et à la diusion du journal. d’une attitude, d’une
action ou d’une organisa-
À l’automne 1843, Marx s’installe à Paris avec son épouse ; il y réquente des groupes
tion qui veut transformer
socialistes et rencontre Friedrich Engels (1820-1895), qui deviendra son ami et le la société selon un idéal
cosignataire de nombreux volumes. À Paris, Marx dirige les Annales ranco- de progrès économique,
allemandes, qui publient, en 1844, Sur la question juive et Contribution à la critique de social et politique.
la philosophie du droit de Hegel. L’année suivante, Marx et Engels écrivent La Sainte
Famille. En 1847, la Ligue des communistes leur commande le Manieste du parti Réactionnaire
Se dit d’une personne,
communiste. Pour Marx et Engels, c’est le début d’une longue et ructueuse collabo-
d’une attitude, d’une action
ration intellectuelle et militante dont le but est d’éduquer, de ormer et d’organiser ou d’une organisation qui
le mouvement ouvrier afn que les travailleurs se libèrent de leurs chaînes. s’oppose au progrès social
et préconise la conservation
Étant expulsé de France en raison d’activités révolutionnaires, Marx part pour
ou le rétablissement des
Bruxelles grâce à une souscription organisée par Engels. Cependant, en évrier 1848, institutions traditionnelles.
le gouvernement belge, à son tour, le rappe d’expulsion. Sans moyens, il doit se réu-
gier à Londres en 1849. Maintenant père de trois enants, il y vit avec sa amille dans Révolutionnaire
une grande pauvreté. La lutte politique occupe une grande part de son temps et de Se dit d’une personne,
ses énergies, car il est entièrement dévoué à la cause des travailleurs ; ainsi, en 1864, d’une attitude, d’une action
ou d’une organisation qui
il œuvre à la ondation de la Ire Internationale (Association internationale des travail-
est partisane de change-
leurs). Mais, pour survivre, il écrit, entre 1851 et 1862, près de cinq cents articles
ments radicaux et soudains
pour le New York Daily Tribune et le People’s Paper. En outre, il prépare de nombreux dans le domaine social
« travaux sérieux » en histoire (Les Luttes de classes en France, 1848-1850) et en écono- ou dans le domaine
mie (Contribution à la critique de l’économie politique, publié en 1859 ; Le Capital, tome I, politique.
publié en 1867 : les trois autres tomes seront rédigés après sa mort par Friedrich
Engels et Karl Kautsky [1854-1938] à partir de notes et de documents laissés par Marx).
Marx meurt à Londres en 1883 assis dans le auteuil de son bureau où il travaillait.
3. Marx critiquera plus tard ses compagnons de ormation en leur reprochant, entre autres,
leur idéalisme (voir La Sainte Famille et Thèses sur Feuerbach).
4. Démocrite (v. –460 à v. –370), philosophe grec de l’Antiquité, a élaboré une physique matéria-
liste, l’atomisme, qui conçoit la nature comme un mouvement infni de particules matérielles
indivisibles et éternelles se combinant entre elles pour produire les corps visibles. C’est là
une orme de déterminisme (voir la défnition, page 129) qu’on peut qualifer de mécaniste
parce qu’il vise à expliquer toute chose par de simples combinaisons d’atomes et laisse ainsi
peu de place à la liberté. Or, dans sa thèse, Marx rejette le déterminisme mécaniste
de Démocrite et tente, à l’instar d’Épicure (–341 à –270), de onder l’existence de la liberté de
l’homme.
120 Chapitre 4
On assiste aussi à une exploitation accrue des mines de charbon, lequel sert de
combustible destiné à actionner les machines à vapeur ainsi que les hauts our-
neaux pour la métallurgie (les onderies). À partir du milieu du XIXe siècle, ces
conditions se propagent sur le continent européen.
Marx observe les ouvriers de son époque, qui ont ace à un univers éclaté, ragmenté
en raison de l’industrialisation débridée, de l’organisation inhumaine du travail et de
la misère presque généralisée. Il est difcile de s’imaginer les conditions de vie de la
majorité des travailleurs en Angleterre, en Belgique, en Allemagne et en France du
milieu à la fn du XIXe siècle. Que l’on pense aux centaines de milliers d’hommes,
de emmes et d’enants qui s’engouraient dans les mines de charbon ou dans les
manuactures de textile, travaillant quatorze heures par jour, six jours par semaine,
dans des conditions atroces pour un salaire qui sufsait à peine à leur survie8. « Notre
9. Dans une note du Manifeste du parti communiste, la bourgeoisie est défnie comme « la classe
des capitalistes modernes qui sont propriétaires des moyens sociaux de production et em
En raison
ploient de restrictions
du travail salarié ».liées au droit d’auteur,
Le prolétariat, quant àlelui,
texte
estde cet extrait
décrit comme ne« peut êtredes
la classe reproduit
ouvriers
dans cette
salariés version
modernes numérique.
qui, ne possédantPourenconsulter cet extrait,
propre aucun moyensedereporter
production,à la en
page 121réduits
sont de
l’ouvrage
à vendre imprimé.
leur orce de travail pour pouvoir vivre » (p. 73).
10. Ibid., p. 74.
11. Ces pays européens ont vécu sous l’empire de l’Union des républiques socialistes sovié
tiques ou URSS (avec, pour centre, Moscou, capitale de l’actuelle Russie) jusqu’au 5 septembre
1991. Après soixantequatorze années passées sous un régime centralisé « communiste », le
Congrès des députés a sabordé la édération soviétique pour instaurer une nouvelle union
de républiques souveraines.
122 Chapitre 4
Ainsi, selon Hegel, l’Histoire doit être pensée comme une succession de mo-
ments dont chacun s’érige en s’opposant à celui qui l’a précédé. Chaque nouveau
moment nie le précédent tout en en conservant des éléments ; ce aisant, il le ait
Antiquité passer à un stade plus élevé. Par exemple, la cité grecque de l’Antiquité nie les em-
Époque historique qui fait pires asiatiques en reusant que le che soit considéré comme un dieu. Touteois,
référence aux anciennes elle leur emprunte l’idée du pouvoir politique. Et en créant la notion de citoyen, la
civilisations d’Égypte, de cité grecque dépasse les empires asiatiques.
Mésopotamie, de Grèce
et de Rome. Même si Marx et Engels ont été proondément inuencés par les concepts hégéliens
de dialectique, de contradiction, d’aliénation, de primauté du processus historique,
Spéculatif
etc., ils n’en ont pas moins condamné vigoureusement l’idéalisme de Hegel, qui
Qui appartient à la
théorie, à la recherche
concevait l’Histoire (le devenir de l’humanité) comme la réalisation progressive de
abstraite. l’Esprit ou de l’Idée13 (une sorte de « divinité philosophique », diront Marx et Engels).
Ces derniers reprochent à Hegel d’avoir remplacé l’homme réel, vivant dans le
monde réel, par l’Idée, et la réalité humaine par la « Conscience »
Selon Marx et Engels, est « idéaliste » toute qui se découvre elle-même. Par cette critique, Marx et Engels
théorie qui considère que les idées (les repré- pensent rompre défnitivement avec la philosophie spéculative et
sentations, les concepts) déterminent les
transorment radicalement la pratique de la philosophie en « re-
hommes, le monde réel ne devenant alors
mettant la dialectique sur ses pieds ». En d’autres mots, Marx et
qu’un produit du monde des idées.
Engels réinterprètent la dialectique en des termes matérialistes.
12. Le terme « supprimer » doit ici être pris dans le double sens du mot allemand aufheben :
« mettre fn à » et « conserver ».
13. Les termes de Concept, d’Absolu et de Totalité sont aussi utilisés par Hegel.
14. Tout au long de cet exposé, nous utiliserons l’expression « philosophie marxienne » pour dési-
gner la pensée de Karl Marx telle qu’elle se révèle dans ses œuvres, le terme « marxiste »
servant à nommer les diverses interprétations et applications qui ont dérivé de la théorie
marxienne.
L’homme comme être social 123
15. Notons que l’expression « matérialisme dialectique » n’a jamais été utilisée par Marx, ce der-
nier décrivant et déendant sa « méthode dialectique ».
16. Les classes sociales regroupent, chacune, des individus qui – jouant un rôle similaire dans
la production – sont dans des rapports identiques, partagent un même niveau de revenus et
une manière semblable de se le procurer (par exemple, les grands industriels, les commer-
çants, les ouvriers, les paysans).
17. La commune primitive sera décrite un peu plus loin.
18. Dans la section « La liberté et la libération collective » (voir la page 139), nous traiterons de
la nécessité pour les travailleurs de s’approprier les moyens de production afn de se libérer
de leurs chaînes.
124 Chapitre 4
s’est édifée l’Antiquité. Par exemple, l’esclavage ut une composante essentielle de
la société grecque antique. En eet, toutes les tâches autres que politiques19 étaient
confées à des esclaves. Ce sont les citoyens libres (les maîtres) – actis économi-
quement, socialement et politiquement – qui possédaient les esclaves considérés
comme de simples instruments de travail. En outre, les maîtres étaient proprié-
taires de toutes les sources de richesse : les biens meubles (qui peuvent être dépla-
cés) et les biens immobiliers. À ce moment de l’histoire, la division du travail étant
déjà bien installée, « les rapports de classes entre citoyens et esclaves ont atteint
leur complet développement20 ».
Mais un jour, toute la structure sociale ondée sur l’esclavagisme s’est eondrée
lorsque s’est développée d’une manière plus accentuée la propriété foncière. Le mode Propriété foncière
de production esclavagiste a alors été remplacé par le mode de production éodal. Droit d’user, de jouir et de
disposer de parcelles
de terre.
Le mode de production féodal
On assiste alors à la concentration de la propriété privée entre les mains d’un petit
nombre et, en plus des esclaves, à la ormation de nouvelles classes d’exploités – les
plébéiens (travailleurs à gages), les sers (les paysans) – ainsi qu’à la ormation d’une
nouvelle classe d’exploitants – les seigneurs. L’opposition entre ces nouvelles classes
sociales d’exploitants et d’exploités subsiste et s’accroît jusqu’à l’époque moderne.
Et nous voilà arrivés dans la seconde moitié du XIXe siècle où le mode de production
capitaliste crée des conditions d’existence misérables et dégradantes pour des mil-
lions de prolétaires, alors qu’une minorité (la classe bourgeoise), parce qu’elle est
propriétaire des mines, des industries et de la fnance, vit dans l’aisance et la liberté.
19. Notons que seule l’activité politique est alors jugée digne d’un citoyen libre.
20. Karl MARX et Friedrich ENGELS, L’Idéologie allemande, traduction Henri Auger, Gilbert
Badia, Jean Baudrillard et Renée Cartelle, Paris, Éditions Sociales, coll. « Essentiel », 1988,
p. 73. Il aut noter que, si Marx croit qu’il existe un mouvement naturel dans l’évolution
des modes de production, il ne croit pas qu’il existe des esclaves naturels. Selon lui, tous les
êtres humains sont ondamentalement égaux.
21. Ibid., p. 75.
126 Chapitre 4
Sur le plan politique, la bourgeoisie rompt dénitivement avec les supérieurs dits
Droit divin naturels et le droit divin ; elle s’empare de la souveraineté politique. Touteois, bien
[...] Doctrine de la souve- que les révolutionnaires bourgeois proclament la raternité et l’égalité, le peuple ne
raineté, forgée au XVIIe s., bénécie pas des privilèges de la bourgeoisie. C’est pourquoi Marx considère que le
et d’après laquelle le roi gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les aaires communes de la
est directement investi par classe bourgeoise. Selon lui, le capitalisme est la orme achevée de l’exploitation de
Dieu [...] (Le Petit Robert).
l’homme par l’homme, qui ne pourra être dépassé que par la révolution qui permet-
tra la constitution d’un État ouvrier (étape du « socialisme »). Cette étape transitoire
devra conduire à l’édication d’une société sans classes où les humains seront
égaux et libres (étape du « communisme »).
An d’éviter un malentendu réquent, précisons que lorsque Marx parle de « commu-
nisme », il ne cherche pas à décrire un programme social ou la manière dont une
société de type communiste devrait être organisée. Il réféchit plutôt aux conditions
d’abolition du mode de production capitaliste. Dans L’Idéologie allemande, il sou-
tient que « le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal
sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel
qui abolit l’état actuel.22 » Dans le Manieste du parti communiste cette ois, il reor-
mule ainsi sa pensée : « Les propositions théoriques des communistes ne reposent
nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel uto-
En raison de restrictions liées au droit d’auteur, le texte de cet extrait ne peut être reproduit
piste.
dansElles
cettene sont numérique.
version que l’expression générale
Pour consulter cet de rapports
extrait, eectis
se reporter à la d’une
page 126lutte
de de
classes qui imprimé.
l’ouvrage existe, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. 23 »
La société communiste
Propriété collective des moyens de production
Société sans classes
Chacun contribue selon ses capacités et reçoit selon ses besoins.
La société capitaliste
Constitution de deux classes sociales antagonistes : les bourgeois et les prolétaires
Les bourgeois possèdent les moyens de production et exploitent les prolétaires.
La société féodale
À la campagne, les seigneurs possèdent les moyens de production et tirent
profit des serfs.
En ville, les maîtres artisans exploitent leurs apprentis.
La société esclavagiste
Les maîtres possèdent tous les moyens de production (y compris les esclaves).
Les esclaves sont considérés comme des instruments de travail.
La « commune» primitive
Première forme d’organisation sociale de l’humanité
L’esprit communautaire en est la principale caractéristique.
Unité originelle entre le travailleur et ses moyens de travail
Chacun contribue à sa tribu selon ses moyens et s’épanouit dans son travail.
Le mode de production mis en place à une époque donnée est assorti de rapports
sociaux, issus de l’organisation du travail, qui déterminent les conditions d’existence
particulières des agents de la production. Mais l’inuence de l’inrastructure écono-
mique ne s’arrête pas là. C’est elle qui détermine la superstructure, c’est-à-dire l’en-
semble de l’organisation juridique, politique et idéologique propre à une société
donnée. Ainsi, l’État, les lois, les idées, les valeurs et les mœurs que connaît une
société ne sont pas des éléments neutres, mais ils découlent de l’inrastructure éco-
nomique et lui permettent de se reproduire. Plus particulièrement, les conceptions
que l’on se ait de l’être humain proviennent du mode de production économique qui
les a générées et s’expliquent par lui. En simplifant un peu, nous pourrions dire
que c’est parce que nous vivons dans une inrastructure économique capitaliste que
nous trouvons normal de penser l’homme et son existence sous l’angle du « chacun
pour soi », du « qui veut peut », du « proft réciproque » et de la « rentabilité obligée ».
24. Karl MARX, « Critique de l’économie politique », dans Œuvres (Économie), t. I, traduction
Maximilien Rubel et Louis Évrard, Paris, © Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1972, p. 272-273.
25. Les Collèges d’enseignement général et proessionnel (cégeps) urent créés en 1968 et rem-
placèrent les collèges classiques.
L’homme comme être social 129
SUPERSTRUCTURE
Idéologique Juridico-politique
Systèmes d’idées Système judiciaire
Théories Armée
Philosophies Police
Croyances Tribunaux
Morales Prisons
Religion Système politique
Éducation Fonction publique
Parlement
État
INFRASTRUCTURE ÉCONOMIQUE
Marx décrit l’être humain comme un « animal social » qui appartient à une classe et
à une société données. Lorsqu’il écrit, dans les Manuscrits de 1844, que « l’individu
est l’être social », cela signife que l’individu, puisqu’il s’imbrique dans des rapports
sociaux déterminés, se caractérise ondamentalement par sa relation avec la so-
ciété. La VI e Thèse sur Feuerbach apporte un éclairage additionnel en afrmant ceci :
« L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans
sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux 26 . » D’une part, cela veut dire que ce
qui distingue l’être humain ne peut être trouvé dans un ensemble de caractères
abstraits et universels qui conviendraient à tous les individus. Les hommes indivi-
duels et réels ne sont pas des exemplaires de la catégorie Homme. D’autre part, cela
signife que l’essence de l’être humain ne provient pas non plus de son moi indivi-
duel ou de la somme des caractères des individus isolés qui participent à une
collectivité particulière, mais elle réside bel et bien dans les rapports sociaux qu’en-
tretiennent ces individus. En d’autres termes, ce qui caractérise ondamentalement
la nature intime de l’être humain est produit dans et par les rapports sociaux. Dans
L’Idéologie allemande, nous assistons à un rejet catégorique du concept d’Homme
abstrait. Ce texte rompt défnitivement avec l’attitude purement spéculative d’ap-
préhension du monde et de l’homme, pour mieux aire apparaître le monde et
l’homme réels. Le concept d’Homme abstrait est remplacé par celui d’homme en
tant qu’être social historiquement déterminé.
En somme, c’est dans le processus de vie réelle, autrement dit dans les conditions
sociales objectives d’existence, qu’il aut chercher l’essence concrète de l’homme.
Désormais, Marx tente de cerner les hommes qui existent et agissent réellement
« dans leur contexte social donné, dans leurs conditions de vie données qui en ont
ait ce qu’ils sont27 ». Ce qui l’intéresse, « ce sont les hommes, non pas isolés et fgés
de quelque manière imaginaire, mais saisis dans leur processus de développement
réel dans des conditions déterminées, développement visible empiriquement28 ».
C’est pour cette raison qu’il aut, selon Marx, ne plus se réérer à la philosophie spé-
culative, qui ne ait qu’interpréter, à l’aide de catégories abstraites, l’homme et le
monde, mais enfn présenter une conception scientifque (et, conséquemment,
objective) des êtres humains concrets et de leur développement historique.
Marx poursuit l’entreprise amorcée par Rousseau et par Hegel qui consiste à mon-
trer le caractère évoluti et historique de l’être humain. L’homme se défnissant
comme un être historique, les conditions sociales matérielles d’existence deviennent
alors la « base concrète de ce que les philosophes se sont représenté comme “subs-
tance” et “essence de l’homme”29 ». Les caractères sociaux, que les rapports de pro-
duction transmettent aux individus à un moment précis de l’histoire, les déterminent
et les défnissent irrémédiablement. Ils orment l’être de l’homme.
La açon dont les individus maniestent leur vie reète exactement ce qu’ils sont. Ce
qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent
26. Karl MARX, Thèses sur Feuerbach, dans L’Idéologie allemande, Éditions Sociales, p. 52.
27. Ibid., p. 85.
28. Ibid., p. 79.
29. Ibid., p. 103-104.
L’homme comme être social 131
qu’avec la açon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des
conditions matérielles de leur production 30 .
Insistons ! Les êtres humains, selon Marx, ne sont pas seulement conditionnés par
les rapports sociaux, ils sont carrément déterminés par eux, à un point tel que leur
conscience même dépend entièrement des conditions de leur vie sociale. « Ce n’est
pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur
existence sociale qui détermine leur conscience31. »
Prenons comme exemple un ouvrier non spécialisé, marié, père de deux enants, qui
gagne un salaire de 30 000 $ par année et qui doit subvenir seul aux besoins de sa
amille. Il y a toutes les chances que ses pensées soient exclusivement consacrées à
la survie de sa amille et qu’il se perçoive lui-même comme impuissant vis-à-vis des
lois du marché. Ainsi, l’augmentation du coût du panier de provisions pourrait
s’avérer catastrophique et le budget amilial hebdomadaire pourrait en sourir gra-
vement. Au contraire, cette augmentation sera jugée négligeable par le propriétaire
de l’usine où travaille l’ouvrier en question.
Par cet exemple, nous voyons que la conscience n’est pas une activité psychique ou
intellectuelle qui s’exerce en dehors de la réalité. Elle découle d’une pratique parti-
culière, d’une manière de vivre propre à une classe particulière dans une société
donnée. La conscience est, en quelque sorte, un produit social. Elle se construit
dans le concret. La représentation que nous nous aisons des choses, des événe-
ments et des êtres humains ne nous vient donc pas de nous-mêmes en tant qu’êtres
autonomes de pensée, mais elle provient de notre « processus de vie réelle32 », c’est-
à-dire de la açon dont nous produisons notre vie matérielle. En d’autres termes, ce
que nous aisons ou abriquons pour gagner notre vie et subvenir à nos besoins
s’inscrit dans une organisation économique et sociale dont notre conscience est
tributaire. Ce que nous appelons fèrement notre propre manière de penser, ce que
nous déendons comme nos propres opinions, tout cela n’est en ait que le résultat
d’un déterminisme issu de la structure sociale et des conditions de production
ambiantes :
La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord
directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel
des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le
commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation
directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intel-
lectuelle telle qu’elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de
la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., de tout un peuple. Ce sont les
hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc.,
mais les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont conditionnés par un dévelop-
pement déterminé de leurs orces productives et du mode de relations qui y
correspond33 […].
Marx s’oppose ainsi au rationalisme de Descartes qui voyait dans l’activité pensante
et rationnelle la caractéristique propre à l’homme. Bien sûr, l’être humain possède
la raison, mais cette raison, selon Marx, c’est dans l’activité concrète de transorma-
tion de la nature et du milieu qu’elle se réalise et se développe. Pour
Chez Marx, la praxis correspond à l’en- Marx, on ne peut pas séparer la pensée de l’action ou la vie intellec-
semble des pratiques qui permettent à tuelle du travail concret ; les activités d’ordre intellectuel, comme la
l’être humain, par son travail, d’entrer science, les arts ou la philosophie, servent elles aussi à transormer
dans une relation dialectique avec la notre monde et, par conséquent, à nous transormer nous-mêmes.
nature en la transformant et, ce faisant,
Marx nomme praxis cette nécessaire union de la pensée et de la pra-
en se transformant lui-même.
tique, du savoir et de l’action.
34. Le ondateur de la Corée du Nord est Kim Il-sung, qui, à son décès, ut remplacé par son fls
Kim Jong-il, qui, à son tour, ut remplacé par son fls Kim Jong-un. Ce régime peut être qua-
lifé de « dynastie autocratique ».
35. Manifeste du parti communiste, p. 98.
36. L’Idéologie allemande, p. 70.
L’homme comme être social 133
qu’elle devienne son œuvre. La nature reçoit par l’intermédiaire du travail l’em-
preinte humaine : elle s’en trouve proondément, durablement marquée. Dans
L’Idéologie allemande37, Marx donne l’exemple du cerisier qui, comme la plupart des
arbres ruitiers, a été transplanté en Europe par le commerce des hommes inscrits
dans une société donnée à une époque donnée. Un autre exemple peut illustrer l’hu-
manisation de la nature. À leur arrivée en Nouvelle-France, les Français n’ont trouvé
que des orêts à perte de vue… Sur une très brève période (à peine quatre siècles),
les occupants ont « colonisé » l’Amérique du Nord en procédant à une déorestation
majeure du territoire et en transormant radicalement le milieu naturel.
Par le travail, l’être humain transorme la nature afn que celle-ci réponde à ses be-
soins ; ce aisant, il se transorme lui-même :
C’est précisément en açonnant le monde des objets que l’homme commence à
s’afrmer […] Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa
réalité. […] L’homme ne se recrée pas seulement d’une açon intellectuelle, dans
sa conscience, mais activement, réellement, et il se contemple lui-même dans un
monde de sa création38.
C’est donc en abriquant un monde d’objets, en açonnant la nature à son image, que
l’être humain s’afrme comme être conscient qui s’actualise dans le réel. Le travail Actualiser (s’)
est « l’activité propre à l’homme » qui doit lui permettre d’exprimer ses capacités in- Matérialiser dans des actes
tellectuelles et physiques et, par conséquent, de se réaliser lui-même. Outre qu’il les virtualités (pouvoirs,
répond à la satisaction de ses besoins, l’homme se crée lui-même par le travail talents, qualités, etc., que
producti. Il se ait par le travail dans la mesure où c’est en produisant qu’il se défnit possède un individu) qui
n’étaient pas encore réali-
en tant qu’être humain :
sées dans la vie.
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature.
L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle.
Les orces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en
mouvement, afn de s’assimiler des matières en leur donnant une orme utile à sa
vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la
modife, il modife sa propre nature, et développe les acultés qui y sommeillent.
Nous ne nous arrêtons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore
dépouillé son mode purement instincti. Notre point de départ, c’est le travail sous
une orme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée ait des opéra-
tions qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille conond par la structure de
ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès
l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit
la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le
travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas
qu’il opère seulement un changement de orme dans les matières naturelles ; il y
réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme
loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordina-
tion n’est pas momentanée. L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’eort
des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même ré-
sulter que d’une tension constante de la volonté. Elle l’exige d’autant plus que, par
son objet et son mode d’exécution, le travail entraîne moins le travailleur, qu’il se
ait moins sentir à lui comme libre jeu de ses orces corporelles et instinctuelles,
en un mot, qu’il est moins attrayant39.
Le travail devrait donc servir de médiation sociale. Tant sur le plan de la production
que sur celui de la distribution des biens et des services s’installent des rapports entre
ouvriers, des rapports entre patrons, des rapports, enfn, entre patrons et ouvriers. La
relation entre ces diérents protagonistes économiques pourrait être harmonieuse
et permettre le plein développement de l’individu. Hélas, à l’époque de Marx, elle est
dégradante et produit au contraire un être mutilé qui se déshumanise mentalement et
physiquement. Selon Marx, le système économique et social du milieu du XIXe siècle
domine et exploite le travailleur. Ce système capitaliste produit un homme malade,
morcelé, qui ne se possède pas, et qui se perd dans sa relation avec le travail et l’objet
qu’il produit. « Le travail, seul lien qui les unisse [les individus] encore aux orces
productives et à leur propre existence, a perdu chez eux toute apparence de manies-
tation de soi et ne maintient leur vie qu’en l’étiolant41. » Dans un tel contexte de déper-
sonnalisation, le travailleur devient étranger aux objets
Marx utilise la notion d’aliénation dans ses premiers que abriquent ses mains, étranger à son activité première
écrits. Dans ses œuvres dites de maturité, il emploie qui est de maniester son être propre en produisant et
l’expression « réifcation » ou « chosifcation », qui désigne d’entrer ainsi en rapport avec la nature et avec les autres
la réalité de l’être humain réduit à l’état de chose, d’objet hommes. Marx utilise le concept d’aliénation pour dési-
à l’intérieur des rapports sociaux établis par le système
gner, notamment, cette dépossession de soi-même et des
capitaliste industriel.
ruits de son travail.
40. Karl MARX, « Notes de lecture », dans Œuvres (Économie), t. II, Paris, © Éditions Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 33.
41. L’Idéologie allemande, p. 150.
L’homme comme être social 135
désigne l’état de l’individu qui, par suite des circonstances extérieures, cesse de
s’appartenir en propre, est étranger à lui-même, devient l’esclave d’une puissance
étrangère qu’il ne maîtrise pas. Or, selon Marx, au sein du mode de production capi-
taliste, le travailleur-prolétaire (majoritaire dans l’Allemagne, la France et l’Angle-
terre du XIXe siècle) est justement un être aliéné sur les plans économique, politique
et religieux. Le prolétaire est donc sous le joug de déterminismes issus des sys-
tèmes économique, politique et religieux dans lesquels il vit, totalement dépossédé
de lui-même.
L’aliénation économique
D’après Marx, l’émancipation de l’homme passe d’abord par une
libération de l’aliénation économique, car c’est elle qui engendre
toutes les autres ormes d’aliénation, et son abolition entraînera
nécessairement la suppression de ces dernières. Or, dans les
conditions de l’économie capitaliste, l’aliénation économique des
travailleurs est renorcée par une division du travail qui repose sur
la mécanisation et la spécialisation, ainsi que par l’obligation des
travailleurs de concevoir leur orce de travail comme une simple
marchandise. La orme que prennent les rapports de production
et, par conséquent, la propriété privée des moyens de production ait
que le travail lui-même devient la source de l’aliénation poussée à
un degré extrême. La majorité des hommes et des emmes doivent,
pour gagner leur vie, s’en remettre à la volonté du bourgeois
capitaliste qui est le propriétaire des ressources naturelles et des
instruments de production (usine, machines, outils), alors que
l’ouvrier ne possède en propre que sa orce de travail qu’il
considère comme normal de vendre pour survivre42.
Pendant que les bourgeois du XIXe siècle se prélas-
La mécanisation et la spécialisation du travail saient à la campagne, les prolétaires travaillaient
quatorze heures par jour dans les manufactures et
À l’intérieur du mode de production artisanal, le cordonnier, par les mines.
exemple, entretenait un rapport direct et global avec son œuvre ;
il se représentait en esprit le type de chaussures qu’il se proposait de créer durant
sa journée de travail. Il en imaginait la structure, la orme, la couleur, les diérentes
étapes par lesquelles il passerait, etc. Bre, il pensait le travail à accomplir. Ensuite,
ses mains se mettaient à l’ouvrage. En étant conscient de son ouvrage, il exécutait
avec minutie chaque geste, chaque tâche nécessaire à la réalisation de la paire
de chaussures. À la fn de sa journée de travail, l’artisan cordonnier pouvait regar-
der son œuvre avec ferté, puisqu’elle était entièrement de lui et qu’il pouvait s’y
reconnaître. Marx soulignera, en ce sens, que le travail, cette activité par laquelle
les humains s’extériorisent, « est un certain mode de vie de ces mêmes individus. Et
la açon dont les individus maniestent leur vie, c’est eux. Ce qu’ils sont coïncide
avec leur production, avec ce qu’ils produisent aussi bien qu’avec la açon dont ils
le produisent43 . »
42. Dans la section « La liberté et la libération collective », la notion de propriété privée des
moyens de production sera davantage analysée.
43. L’Idéologie allemande, p. 71.
136 Chapitre 4
génère alors la plus inhumaine monotonie. Le travailleur devient lui-même une ma-
chine aisant onctionner une machine. Ainsi, l’ouvrier devient un être divisé,
enchaîné toute sa vie durant à une onction productive partielle. Le travail en tant
qu’activité le déshumanise, le rend étranger à lui-même :
Dans son travail, l’ouvrier ne s’afrme pas, mais se nie ; il ne s’y sent pas satisait,
mais malheureux ; il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais
mortife son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être
à soi qu’en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui
quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas
volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisaction d’un besoin, mais
seulement un moyen de satisaire des besoins en dehors du travail. Le caractère
étranger du travail apparaît nettement dans le ait que, dès qu’il n’existe pas de
contrainte physique ou autre, le travail est ui comme la peste. Le travail extérieur,
le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifce de soi, de mortif-
cation. Enfn, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le ait qu’il
n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans
le travail, l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même,
mais appartient à un autre44.
44. « Économie et philosophie (Manuscrits de 1844) », dans Œuvres (Économie), t. II, p. 60-61.
45. Ce rapport au travail déshumanisé avorise la recherche de « divertissements » parois abru-
tissants et donc eux-mêmes « aliénants ». En eet, comment l’être humain – dont la capacité
de transormer le monde est pourtant naturelle – ne chercherait-il pas ailleurs (et pas tou-
jours sainement) des sources compensatoires de satisaction ?
L’homme comme être social 137
sa poche : en bre, pour Marx, la plus-value est carrément du travail non payé
à l’ouvrier. Selon lui, en régime capitaliste, la recherche de profts – qui constitue
l’objecti de toute entreprise – se ait sur le dos du travailleur, qui est littéralement
volé46 par son patron. Pour contrer cette exploitation éhontée de l’ouvrier, Marx pro-
pose l’abolition pure et simple du salariat, car une simple hausse du salaire ne consti-
tuerait « qu’une meilleure rémunération d’esclaves; ce ne serait ni pour le travailleur
ni pour le travail une conquête de leur vocation et de leur dignité humaines47 ».
L’aliénation politique
L’aliénation politique découle de l’aliénation économique. La dépendance écono-
mique entraîne nécessairement la dépendance politique. Nous avons vu précédem-
ment que l’État ait partie de la superstructure générée par une société qui se onde
sur des classes économiquement antagonistes. Plus particulièrement, la classe qui
domine sur le plan économique s’empare du pouvoir politique, utilise l’État afn de
maintenir ses privilèges et trouve toujours de nouveaux moyens de mater et
d’exploiter la classe opprimée. Dans cette perspective, par exemple, les grandes
réormes qu’a connues l’État québécois durant les années 1960 (notamment en édu-
cation) seront vues comme la conséquence de l’ascension et de l’afrmation de la
« nouvelle » bourgeoisie commerçante et industrielle.
L’État bourgeois n’est donc pas un appareil neutre au service de toute la société. Il
est l’incarnation illusoire de la communauté, car en réalité la classe possédante s’en
sert comme instrument de domination de la classe prolétarienne. L’État bourgeois
agit exclusivement en onction des intérêts de la bourgeoisie. « Les pouvoirs publics
modernes, afrme Marx, ne sont qu’un comité qui administre les aaires communes En raison de restrictions
de la classe bourgeoise tout entière48. » En conséquence, les prolétaires doivent, s’ils liées au droit d’auteur, le
texte de cet extrait ne peut
veulent s’afrmer et s’émanciper à la ois comme individus et comme groupe social, être reproduit dans cette
« conquérir la domination politique [en renversant l’État], s’ériger en classe natio- version numérique. Pour
consulter cet extrait, se
nale, se constituer [eux-mêmes] en nation49 ». De toute açon, « les prolétaires n’ont reporter à la page 137 de
rien à y perdre que leurs chaînes50 ! ». Et les derniers mots du Manifeste constituent l’ouvrage imprimé.
un cri de ralliement lancé aux travailleurs du monde entier : « Prolétaires de tous les
pays, unissez-vous51 ! » Cette prise de pouvoir politique par le prolétariat ne repré-
sente touteois pas un but en lui-même ; elle vise au contraire à mettre fn à la néces-
sité de l’État. À partir du moment où l’État devient le véritable représentant de la
société et où il n’existe plus de classe sociale à maintenir dans l’oppression, il n’y a
plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression. C’est en ce sens
que l’État, dans un mode de production communiste, serait voué à dépérir : la socié-
té réorganisera alors la production sur la base d’une association libre et égalitaire
de tous les producteurs.
L’aliénation religieuse
Même si c’est l’aliénation économique qu’il importe de comprendre et de supprimer
en premier lieu, la dénonciation de l’illusion religieuse et la lutte contre l’aliénation
qui en découle exigent, selon Marx, une vigueur particulière. Pourquoi ? Parce que
la religion – en demandant, en règle générale, aux croyants de se résigner, de se
soumettre, d’accepter leurs conditions misérables d’existence – paralyse tout essai
de révolution et toute possibilité de progrès.
La religion est une institution idéologique et, en cela, elle exprime et reète la mi-
sère économique et sociale des croyants, et y apporte une réponse. En eet, le be-
soin religieux qu’éprouvent les masses asservies s’explique par la nécessité, pour
elles, de s’évader de leur réalité pitoyable :
La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde
sans cœur, comme elle est l’esprit d’une existence sans esprit. Elle est l’opium du
peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est une
exigence de son bonheur réel. Exiger que le peuple renonce à ses illusions sur sa
condition, c’est exiger qu’il abandonne une condition qui a besoin d’illusions. […]
La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, aussi long-
temps que celui-ci ne se meut pas autour de lui-même 52.
Un exemple québécois
Le cas du Québec ore maints exemples de la collusion historique entre l’Église, le
gouvernement et la classe possédante afn que les Canadiens rançais, « nés pour un
petit pain », demeurent « des porteurs d’eau ». À titre d’exemple, rappelons des aits
qui illustrent cette alliance.
Au XXe siècle, les travailleurs du textile sont parmi les plus bas salariés du Québec.
En 1946, la Montreal Cottons (fliale de la Dominion Textile) ore de 0,21 $ à 0,30 $
52. Karl MARX, « Critique de la philosophie hégélienne du droit », dans Pages de Karl Marx,
traduction Maximilien Rubel, Paris, Payot, 1970, p. 105. C’est nous qui soulignons.
L’homme comme être social 139
l’heure aux ouvriers et aux ouvrières (des enants y travaillent aussi à partir de l’âge
de treize ans) de sa manuacture située à Valleyfeld, au sud-ouest de Montréal. La
semaine normale de travail est de cinquante-cinq heures, mais il n’est pas rare que
les ouvriers doivent aire des semaines de soixante heures, voire de soixante-douze
heures, pour subvenir aux besoins de leur amille. Les conditions de travail sont
très dures : l’usine a été construite au siècle précédent, les machines à fler ont un
bruit d’ener et les installations sont dépourvues de système d’aération… Désireux
d’améliorer leur sort, les ouvriers ondent un syndicat indépendant. Le 1er juin 1946,
après quatre années d’organisation, de demandes de reconnaissance de leur syndi-
cat, d’échecs répétés, une grève est déclenchée.
Dans les églises de Valleyfeld, sur la directive du vicaire général Paul-Émile Léger,
les curés mènent une vive lutte contre l’implantation de ce syndicat indépendant. Il
aut dire que la Montreal Cottons ait des cadeaux au clergé : entre autres, la compa-
gnie ore gratuitement aux institutions religieuses toute la lingerie dont elles ont
besoin. Par ailleurs, seules sont acceptées les « unions » (syndicats) catholiques
strictement contrôlées par l’Église : toute orce communautaire doit passer néces-
sairement par le clergé, qui ne craint rien davantage qu’une coalition civile auto-
nome. Les curés ordonnent donc à leurs paroissiens de ne pas quitter leur travail
sous peine d’être excommuniés. Ils leur rappellent que Dieu aime les pauvres, les
misérables et que, conséquemment, la porte des cieux leur est grande ouverte…
La Montreal Cottons peut aussi compter sur l’appui de la bourgeoisie locale consti-
tuée des boss (cadres) de la flature et des autres usines de la ville, des proessionnels,
des commerçants et des administrateurs publics. Tous ces gens se réquentent et
contrôlent la Chambre de commerce de Valleyfeld. Ils ne voient pas d’un bon œil que
les ouvriers deviennent une orce sociale indépendante qui revendique des droits.
Ces gens se perçoivent comme appartenant à une classe privilégiée qui n’a de comptes
à rendre à personne. Ils n’ont pas intérêt à ce que les choses changent.
La compagnie reçoit aussi l’appui du ministère du Travail, qui déclare la grève illé-
gale. Le premier ministre Maurice Duplessis, ervent catholique, déendant des va-
leurs conservatrices, proclame que cette grève est l’œuvre des communistes. Il
donne l’ordre à la police provinciale de ranchir les piquets de grève pour permettre
aux quatre cents scabs (briseurs de grève) d’entrer dans l’usine. L’arontement ul-
time a lieu le matin du 11 août. Les fers-à-bras ormant la police privée de la compa-
gnie épaulés par deux cent cinquante policiers provinciaux (la presque totalité des
eectis de la police provinciale de Duplessis) armés de mitraillettes et munis de gaz
lacrymogène ont pour mission d’enoncer les piquets de grève. L’émeute débute
lorsque les policiers lancent du gaz lacrymogène sur les grévistes. La riposte ne
tarde pas : une pluie de pierres est lancée sur les policiers. Il aut dire que, entre-
temps, une oule d’environ cinq mille personnes (des travailleurs des autres usines,
des emmes et des enants) s’était assemblée aux abords de l’usine…
Cet exemple permet de constater que, dans le Québec du milieu du XXe siècle, une
lutte acharnée contre la classe possédante, contre la classe politique et contre le
clergé ut nécessaire pour que les travailleurs se libèrent peu à peu des ormes
d’aliénation dont ils étaient l’objet.
Même si Marx ait en quelque sorte l’éloge de la Révolution rançaise et de ses ac-
quis, il ait également une critique radicale des limites de la seule afrmation poli-
tique des droits et libertés. Ceux-ci resteront des illusions tant et aussi longtemps
qu’ils ne seront pas accompagnés d’une véritable émancipation humaine, qui doit
atteindre la dimension économique de l’existence humaine pour être réelle 53 . En e-
et, Marx soutient que les humains ne peuvent s’émanciper sans que leurs condi-
tions matérielles d’existence soient réellement modifées. Ce qui l’indigne, c’est que
la démocratie soit exclusivement politique, que l’égalité, par exemple, n’aille pas
plus loin que le bulletin de vote, que la liberté politique n’empêche pas l’asservisse-
ment du prolétaire ou le travail des emmes et des enants à son époque.
53. Cette illusion de liberté est ormulée ainsi par Marx : « l’homme n’a pas été libéré de la reli-
gion, il a obtenu la liberté de religion. Il n’a pas été libéré de la propriété, il a obtenu la liberté
de propriété. Il n’a pas été libéré de l’égoïsme de métier, il a obtenu la liberté de métier » (Karl
MARX, La question juive, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 116).
54. « Économie et philosophie (Manuscrits de 1844) », dans Œuvres (Économie), t. II, p. 67.
55. Ibid., p. 88.
L’homme comme être social 141
laquelle tous les hommes seraient en mesure, pendant leur vie entière, de réaliser
leur plein potentiel, par-delà la division du travail. C’est pourquoi le communisme
consistera en la réappropriation des moyens de production par les travailleurs.
Marx aujourd’hui
Le but ultime de Marx ut l’émancipation de l’homme dans la société, c’est-à-dire la
libération des ormes d’aliénation dont il était l’objet afn qu’il retrouve son intégrité
et sa dignité. En ce sens, Marx peut être considéré comme l’un des ondateurs de
la modernité critique : il dénonce l’aliénation économique et politique qui aige la
majorité des humains, et il ustige l’aliénation religieuse en démontrant l’illusion
dans laquelle elle plonge les miséreux. Marx espérait qu’un jour les conditions so-
ciales seraient propices à la réalisation de l’homme total qui se développerait en
toute liberté sur les plans intellectuel et manuel dans un travail socialement produc-
ti. Ainsi seraient réunis les éléments essentiels à la construction d’une société juste,
vraiment humaine, rien qu’humaine, où les individus seraient heureux parce qu’ils
pourraient s’y épanouir.
56. Marx et Rousseau se situent, en ce sens, aux antipodes du pessimisme de Freud quant à la
possibilité de réalisation d’une société véritablement juste. Voir la position de Freud sur
la guerre plus loin dans le présent ouvrage.
57. Karl MARX et Friedrich ENGELS, « Critique de la philosophie du droit de Hegel », dans Sur la
religion, Paris, Éditions Sociales, 1968, p. 50.
142 Chapitre 4
Marx et la mondialisation
À l’époque de Marx, il était déjà possible d’observer un phénomène essentiel de
l’économie moderne, à savoir l’ouverture des rontières et la circulation de plus en
plus importante des marchandises et des capitaux qu’elle impliquait. Celle-ci plon-
geait en eet ses racines dans un carreour d’événements historiques déterminants
pour les développements du capitalisme naissant en même temps qu’elle accélérait
la chute de la société éodale. Comme Marx et Engels le souligneront :
La découverte de l’Amérique, le tour du cap de Bonne-Espérance ont ouvert à la
bourgeoisie montante un champ d’action nouveau. Les marchés des Indes
En raison
Orientales delarestrictions
et de liées au droit
Chine, la colonisation d’auteur, le
de l’Amérique, lecommerce
texte de cet
avecextrait
les colo-
nies,
nel’accroissement des moyens
peut être reproduit d’échange
dans cette et des
version marchandises
numérique. Pourenconsulter
général ont
donné au négoce,
cet extrait, à la navigation,
se reporter à la pageà l’industrie un essor
143 de l’ouvrage qu’ils n’avaient jamais
imprimé.
connu et entraîné du coup le développement rapide de l’élément révolutionnaire
dans la société éodale chancelante62.
Or, il n’y a pas de doute que ce que nous nommons aujourd’hui la mondialisation
contribuera à rendre les rontières entre nations de moins en moins étanches. Marx
et Engels pouvaient déjà observer celle-ci à sa racine : « Par l’exploitation du marché
mondial, la bourgeoisie a donné une tournure cosmopolite à la production et à la En raison de restrictions
consommation de tous les pays […] L’ancien isolement de localités et de nations qui liées au droit d’auteur, le
texte de cet extrait ne peut
se susaient à elles-mêmes ait place à des relations universelles, à une interdépen- être reproduit dans cette
dance universelle des nations 63 ». De tels propos indiquent clairement que le version numérique. Pour
consulter cet extrait, se
phénomène de la mondialisation a été anticipé par Marx. Celui-ci croyait que le dé- reporter à la page 143 de
veloppement d’un capitalisme mondial était un phénomène inévitable, et c’est l’ouvrage imprimé.
pourquoi il parlait de l’internationalisation de l’économie.
61. « Si donc, le capital est transormé en une puissance collective, appartenant à tous les
membres de la société, ce n’est pas une propriété personnelle qui se transorme en pro-
En raison de restrictions
priété sociale. C’est seulement le caractère social de la propriété qui se transorme. Il perd liées au droit d’auteur, le
son caractère de classe » (Ibid., p. 93). texte de cet extrait ne peut
être reproduit dans cette
62. Ibid., p. 74. version numérique. Pour
63. Ibid., p. 78. consulter cet extrait, se
reporter à la page 143 de
64. Michel Chossudovsky, La Mondialisation de la pauvreté, Montréal, Les Éditions Écosociété, l’ouvrage imprimé.
1998. Cet ouvrage est indispensable pour comprendre les eets dévastateurs de l’instaura-
tion à l’échelle de la planète des politiques économiques inspirées par le néolibéralisme.
144 Chapitre 4
actuellement dans des conditions eroyables et pour des salaires dérisoires. Ils
produisent à moindre coût les biens de consommation dont nous raolons !
Ne va-t-on pas, de nos jours, jusqu’à proclamer que, « sans travail, nous ne sommes
rien » ? Qui plus est, dans la oulée de l’analyse marxienne des classes sociales, on
constate que la société capitaliste nord-américaine actuelle se construit en margina-
lisant certains groupes sociaux : les chômeurs, les assistés sociaux, les emmes qui
demeurent à la maison pour s’occuper de leurs enants… Ces catégories de per-
sonnes, sans travail dit producti, sont souvent dévalorisées, considérées comme
des citoyens de second ordre qui ne devraient pas bénéfcier des largesses de l’État.
Une attitude aussi sévère n’est possible que si l’on réduit l’être humain aux dimen-
sions de son être historique qui produit, transorme et consomme.
L’essentiel
Karl Marx
Selon Marx, l’homme est un être social qui se défnit par son travail inscrit dans un
mode de production donné à une période historique particulière. En eet, chacune des
sociétés humaines s’est construite à partir d’une division du travail qui s’est constituée
en un mode de production spécifque ondé sur un type particulier de propriété des
moyens de production, qui a déterminé à son tour des rapports sociaux de production
où se sont opposées deux classes sociales antagonistes. Ainsi, au cours de l’histoire,
le mode de production esclavagiste s’est transormé en un mode de production féodal,
qui s’est lui-même transormé en un mode de production capitaliste dans lequel l’orga-
nisation du travail y aliène l’être humain et l’empêche de maniester son être propre.
À cette aliénation économique s’ajoutent l’aliénation politique et l’aliénation religieuse
du travailleur (puisque la classe possédante se sert de l’État et de l’Église comme
instruments de domination de la classe prolétarienne). Touteois, l’homme aliéné peut
changer sa condition, car l’histoire démontre que les conditions de vie économiques et
sociales se transorment à la suite de la lutte des classes qui déendent des intérêts
opposés. Ainsi, les prolétaires pourront ultimement, consécutivement à une révolu-
tion, mettre en place un mode de production sans classes (appelé le communisme) où
les hommes seraient égaux et libres, retrouvant ainsi la plénitude de leur être social qui
a existé antérieurement à la division du travail (à l’époque de la commune primitive).
Réseau de concepts
Division du travail
Classes sociales
Modes de production
Aliénation économique
Aliénation politique
Aliénation religieuse
146 Chapitre 4
Résumé de l’exposé
Karl Marx et sa lutte contre Le passage d’un mode de production à un autre ré-
sulte d’une lutte des classes entre les propriétaires
le capitalisme du XIXe siècle et les non-propriétaires des moyens de production.
La vie de Marx
Les relations confictuelles qui se sont établies à l’in-
Karl Marx (1818-1883), philosophe, économiste, térieur des organisations économiques particulières
militant politique, a laissé à l’humanité une œuvre sont appelées « rapports sociaux de production ».
capitale dont la pensée et l’action ont marqué Ces derniers se sont développés et transormés au
d’une manière décisive (mais controversée) la n cours des siècles (par exemple, maître/esclave, sei-
du XIXe siècle et la majeure partie du XXe siècle. gneur/ser, bourgeois/prolétaire).
Le capitalisme du XIXe siècle
Les étapes historiques des relations
Marx analyse et critique les conditions d’existence
économiques et sociales entre les hommes
misérables instaurées par le régime capitaliste de
son époque. La tribu ou « commune » primitive
La commune primitive a été la première orme d’or-
Il dénonce l’exploitation éhontée de la classe pro-
ganisation sociale de l’humanité.
létarienne par la classe bourgeoise et il propose
un nouveau modèle d’organisation économique et Les moyens de production étant possédés collec-
sociale qui permettrait la réalisation intégrale de tivement, les rapports entre les membres de ces
l’être humain. communautés étaient égalitaires.
Chacun contribuait dans la mesure de ses moyens
Le matérialisme historique à la survie du groupe et s’épanouissait librement
ou l’interprétation dialectique dans son travail.
de l’histoire Le mode de production esclavagiste
Marx réinterprète la dialectique idéaliste hégé- La société esclavagiste est caractérisée par la or-
lienne en des termes matérialistes. Il propose une mation de deux classes sociales :
lecture de l’histoire ondée sur les rapports sociaux ■ Les maîtres sont actis économiquement, socia-
qui résultent du développement de deux classes lement et politiquement, et quoique minoritaires,
antagonistes s’arontant à une époque donnée. ils possèdent les moyens de production.
Le matérialisme dialectique de Marx ■ Les esclaves, bien qu’étant majoritaires, sont
considérés comme de simples instruments de
La « méthode dialectique » marxienne est une théorie
travail et ne possèdent rien.
de la connaissance de la nature qui :
■ arme la primauté et l’indépendance du réel par
Le mode de production féodal
rapport à la connaissance ; Le mode de production éodal prend orme au
Moyen Âge.
■ relève et analyse les contradictions de chacune
des réalités à connaître ; À la campagne, la noblesse terrienne (les sei-
■ procède à une synthèse an d’en saisir les trans- gneurs) constitue la classe dominante qui exploite
ormations. les sers. Ces derniers, devant allégeance et sou-
mission à leur seigneur, travaillent sans salaire
Le matérialisme historique de Marx pour assurer leur survie.
Marx appréhende le monde réel à partir de la « base
Dans les villes, des maîtres artisans exploitent
matérielle » de l’existence humaine, c’est-à-dire les
leurs apprentis.
conditions de vie économiques et sociales qui se
sont modiées au cours de l’histoire à la suite de Le mode de production capitaliste
l’arontement de deux classes sociales en opposi- Le mode de production capitaliste se caractérise par
tion constante. l’avènement de deux nouvelles classes antagonistes :
Le matérialisme historique ait l’étude des modes la bourgeoisie (manuacturiers, commerçants, proprié-
de production apparus et à paraître au cours de taires des mines, des industries et de la nance) et
l’humanité. les ouvriers, qui ne possèdent que leur orce de travail.
L’homme comme être social 147
politique et utilise l’État comme instrument de do- Demandons-nous si, aujourd’hui, les conditions
mination de la classe prolétarienne. économiques, sociales et politiques sont enn
réunies pour permettre l’armation complète de
Marx ait appel à une prise temporaire du pouvoir
l’homme...
politique par la classe prolétarienne, qui réorgani-
sera la production sur la base d’une association Marx : la dictature du prolétariat
libre et égalitaire de tous les producteurs. et la démocratie
L’aliénation religieuse Marx a développé des notions ayant une orte
connotation révolutionnaire (par exemple, lutte des
La religion est « l’opium du peuple ». Les possé-
classes, dictature du prolétariat, propriété collec-
dants se servent de la religion pour justier leur
tive du capital) qui ont été souvent mal interprétées
domination, pour endormir le peuple et pour l’em-
par des individus ou des régimes qui se réclamaient
pêcher de revendiquer ses droits par la révolution.
à tort de sa pensée.
Activités d’apprentissage
A Vérifez vos connaissances
1 En 1841, Marx obtient son doctorat en philoso- 3 Pour Marx, quelle notion permet d’exprimer le
phie en soutenant une thèse sur le livre célèbre mouvement qui va de l’explication théorique à
de Hegel, La Phénoménologie de l’esprit. VRAI l’action modiant l’état de choses présent ?
ou FAUX ?
4 Quelle est la nouvelle grille d’analyse du monde
2 L’objecti principal de la collaboration de Marx et de l’homme que Marx a mise en application ?
avec Engels est d’éduquer, de ormer et d’organi-
5 Quel penseur a eu le plus d’infuence sur la pen-
ser le mouvement ouvrier an que les travail-
sée de Karl Marx ?
leurs se libèrent de leurs chaînes. VRAI ou FAUX ?
L’homme comme être social 149
6 Selon Marx, chacune des sociétés humaines 12 Selon Marx, l’État bourgeois est un appareil neutre
s’est construite à partir d’une division du travail. au service de toute la société. VRAI ou FAUX ?
VRAI ou FAUX ?
13 Quelle expression lapidaire Marx utilise-t-il pour
7 Le communisme marxien a ceci de particulier parler de la religion ?
qu’il vise à reconstituer l’unité primitive qui exis-
14 Marx croit que la Révolution rançaise et la dé-
tait entre le travailleur et ses moyens de travail.
mocratie moderne auraient seulement contribué
VRAI ou FAUX ?
à la libération politique des humains, sans at-
8 Donnez deux exemples de rapports sociaux de teindre à la dimension économique de leur exis-
production analysés par Marx. tence. VRAI ou FAUX ?
9 Marx afrme que l’essence de l’être humain ré- 15 À partir de ce que vous avez appris sur Marx,
side dans les rapports sociaux qu’entretiennent indiquez laquelle des citations suivantes n’a pas
les individus ; ce aisant, il rompt de açon déf- été écrite par lui.
nitive avec le concept d’Homme abstrait. VRAI a) « Les hommes ont leur propre histoire […]
ou FAUX ? dans des conditions directement données et
10 Selon Marx, la caractéristique spécifque de héritées du passé. »
l’être humain, c’est-à-dire ce qui le distingue des b) « Un être se considère comme indépendant
autres espèces animales, est la raison. VRAI ou dès qu’il est son propre maître, et il n’est
FAUX ? son propre maître que s’il doit son existence
à lui-même. »
11 Quel concept Marx utilise-t-il pour dénoncer la
diérence entre ce que le travailleur coûte pour c) « Deviens sans cesse celui que tu es, sois le
produire et ce qu’il rapporte en produisant ? maître et sculpteur de toi-même. »
65. Nous suggérons que cette activité d’apprentissage soit réalisée après que l’enseignant aura donné un cours sur la
section « L’homme comme être social et historique » ou que les étudiants auront lu cette section (voir la page 129).
66. Karl MARX, « Critique de l’économie politique », dans Œuvres (Économie), t. I, traduction Maximilien Rubel et Louis
Évrard, Paris, © Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 273.
150 Chapitre 4
Extraits de textes
Marx et Engels L’Idéologie allemande
[4e ragment]
Voici donc les aits ; des individus déterminés qui ont une activité productive selon
un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il
aut que, dans chaque cas particulier, l’observation empirique montre dans les
5 aits, et sans aucune spéculation ni mystifcation, le lien entre la structure sociale
et politique et la production. La structure sociale et l’État résultent constamment
du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels
qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans
celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et pro-
10 duisent matériellement ; donc tels qu’ils agissent dans des limites, des présupposi-
tions et des conditions matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté.
plus passive et plus réceptive en ace de ces pensées et de ces illusions, parce
qu’ils sont, dans la réalité, les membres actis de cette classe et qu’ils ont moins de
80 temps pour se aire des illusions et des idées sur leurs propres personnes. À l’inté-
rieur de cette classe, cette scission peut même aboutir à une certaine opposition,
à une certaine hostilité des deux parties en présence. Mais, dès que survient un
conit pratique où la classe tout entière est menacée, cette opposition tombe
d’elle-même, tandis que l’on voit s’envoler l’illusion que les idées dominantes ne
85 seraient pas les idées de la classe dominante et qu’elles auraient un pouvoir dis-
tinct du pouvoir de cette classe. L’existence d’idées révolutionnaires à une époque
déterminée présuppose déjà l’existence d’une classe révolutionnaire […].
MARX, Karl et Friedrich ENGELS. L’Idéologie allemande, traduction Henri Auger, Gilbert
Badia, Jean Baudrillard et Renée Cartelle, Paris, Éditions Sociales, coll. « Essentiel », 1988,
p. 76-79, 111-113.
Marcuse « Le concept
d’individualisme et son évolution »
Herbert Marcuse (1898-1979) est un philosophe américain
d’origine allemande. Conjuguant des sources marxiennes
et freudiennes, Marcuse développe une critique de la civi-
lisation industrielle et de la société de consommation qui
« manipule les consciences ». Ses principaux ouvrages sont
Raison et Révolution (1941), Éros et Civilisation (1955),
Le Marxisme soviétique (1958), L’Homme unidimension-
nel (1964), Pour une théorie critique de la société (1969),
Contre-révolution et Révolte (1973).
67. Marcuse ait réérence au conit entre deux conceptions de l’individu : celle de l’individu en tant que « sujet de la lutte
capitaliste pour l’existence », élaborée par Hobbes, Locke, Adam Smith et Bentham, et celle de l’individu comme « sujet
de l’autonomie individuelle, morale et intellectuelle », mise en avant par la philosophie des Lumières, Leibniz et Kant.
154 Chapitre 4
MARCUSE, Herbert. Pour une théorie critique de la société, traduction Cornélius Heim, Paris,
Denoël/Gonthier, coll. « Bibliothèque Méditations », 1971, p. 184-186.
Lectures suggérées
La lecture de l’une des œuvres suivantes est suggérée dans son intégralité ou en
extraits importants :
■ MARX, Karl et Friedrich ENGELS. Manifeste du parti communiste, Paris, GF-
Flammarion, coll. « GF Philosophie », 1998.
■ MARX, Karl et Friedrich ENGELS. L’Idéologie allemande, Paris, Nathan, coll. « Les
Intégrales de philo », 2010.
Chapitre L’homme comme être
5 d’instincts, de désirs
et de passions
Nietzsche ou la philosophie à coups de marteau
Friedrich Nietzsche
Plan du chapitre
■ Nietzsche et le nihilisme européen de la fn du XIXe siècle
■ Le dépassement de soi dans l’afrmation de ses instincts, de ses désirs
et de ses passions
■ La volonté de puissance
■ Le surhumain
■ Nietzsche aujourd’hui
156 Chapitre 5
À l’automne 1867, Nietzsche doit interrompre ses études pour aire son
Arthur Schopenhauer (1788-1860) est
service militaire. Le 9 octobre, il entre au 4e régiment d’artillerie de cam-
un penseur allemand qui ébauche une pagne. Dans une lettre écrite à cette époque, il dit apprécier cette nou-
première rupture avec l’humanisme philo- velle vie, car elle nécessite « un appel constant à l’énergie de l’individu » et
sophique traditionnel. L’utilisation de constitue « un contrepoison décisi à l’érudition roide, étroite, pédante ».
métaphores caractérise son écriture. Cependant, au mois de mars 1868, Nietzsche subit un grave accident de
1. Notons que la conception de l’être humain prônée par Luther (1483-1546) et par Calvin (1509-
1564) s’appuyait sur le principe que le bonheur de l’homme ne devait pas être considéré
comme le but de la vie terrestre, qu’il allait consacrer aux œuvres pieuses et vertueuses, au
développement de ses talents pour le bien commun, dans le respect des autorités et dans
l’attente (non assurée) d’une récompense céleste.
2. Ces mots sont du poète grec Pindare (–518 à –438).
3. Voir, dans le chapitre 3, la section « L’avènement du rationalisme expérimental » (au XVIII e siècle).
L’homme comme être d’instincts, de désirs et de passions 157
cheval au cours d’un exercice de cavalerie. Cet accident est suivi d’une longue
convalescence qui met un terme à son service militaire. Notons que lors de la
guerre ranco-allemande de 1870, Nietzsche s’engagera comme infrmier.
Écoutons-le en 1888 :
A-t-on remarqué à quel point la musique rend l’esprit libre ? Donne des ailes aux Hellénique
pensées ? Que plus on devient musicien, plus on devient philosophe ?... Le ciel gris Qui se rapporte à
de l’abstraction comme zébré d’éclair ; la lumière assez orte pour aire paraître le l’ensemble de la civilisa-
fligrane des choses ; les grands problèmes si proches qu’on croirait les saisir ; tion grecque, plus particu-
le monde embrassé du regard comme du haut d’une montagne. Je viens de défnir lièrement le siècle de
la passion philosophique5. Périclès (v. –495 à –429),
qui marqua le triomphe
En 1872, Nietzsche publie La Naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique de l’hellénisme.
écrit dans la proximité du compositeur et ami Wagner6. Cet ouvrage jette un regard
neu sur l’Antiquité grecque, regard qui s’oppose à l’interprétation
classique de la culture hellénique. Celle-ci n’est pas seulement Apollon, dieu de la lumière et de la clarté, est
portée par un esprit apollinien qui véhicule la sérénité, l’harmo- le fls de Zeus, le dieu suprême du polythéisme
nie, la « juste mesure » et la sagesse rationnelle. Nietzsche montre grec. Incarnant l’idéal grec de la beauté, il
que l’hellénisme, en donnant naissance à la tragédie (Eschyle, symbolise la mesure, l’ordre et l’harmonie.
Sophocle, etc.), met en scène un ond dionysiaque de démesure
sur lequel apparaît l’homme luttant contre un destin implacable.
Selon Nietzsche, la tragédie grecque réunit de açon sublime l’es- Dans la mythologie grecque, Dionysos est le
prit dionysiaque et l’esprit apollinien. Mais viendra bientôt la phi- dieu de l’ivresse, du rire, de l’exaltation et de
losophie grecque rationnelle (en particulier avec Socrate, Platon, la démesure.
etc.) qui remplacera cette vision tragique, source de dépassement
de soi. La Naissance de la tragédie perturbe l’interprétation tradi-
tionnelle de la civilisation hellénique et, conséquemment, ne ait La vision tragique grecque proposait le portrait
pas l’unanimité parmi les philologues de l’époque. Nietzsche est d’un homme ayant le courage d’assumer le
destin implacable et le tragique de la vie avec
ortement contesté ; sa réputation proessionnelle est ébranlée.
ses contradictions et ses douleurs.
D’ailleurs, l’esprit polyvalent de notre homme – marqué par un
très vif attrait pour l’art, et, en particulier, la musique – pouvait-il trouver longtemps
son compte dans le cadre rigide de la recherche philologique universitaire ?
D’une part, « [ses] gestes, et d’une façon générale, tout son maintien, don-
naient une impression de silence et de réserve. Il ne se départait jamais
d’une grande courtoisie et d’une douceur presque féminine7 ». Cependant,
Lou Andreas-Salomé dit également de lui qu’il était « l’homme des extrêmes » :
autant son tempérament se caractérisait par la douceur et la bienveil-
lance, autant il pouvait être fougueux, exalté et violent. Chose certaine,
l’image d’ensemble qu’en donnent les contemporains évoque davantage un
professeur sérieux, poli, timide, bienveillant qu’une sorte de gourou
déchaîné ou un tribun enragé. Notons que, contrairement à ce que pour-
raient laisser croire certains passages d’allure misogyne, ce célibataire s’est
toujours signalé par sa courtoisie et sa délicatesse à l’endroit des femmes,
Lou Andreas-Salomé est sans doute une qui, en retour, appréciaient sa compagnie, sa conversation et ses talents
des femmes les plus importantes dans la
musicaux. Paradoxalement, il semblait – lui aux propos souvent impies –
vie de Nietzsche.
particulièrement attiré par les femmes pieuses, dont il se gardait bien de heurter les
convictions (allant même jusqu’à leur déconseiller de lire ses ouvrages…).
Tribun En ce qui concerne son œuvre philosophique, que dire de son style et de sa forme
[...] mod. Défenseur élo- littéraire ? Dans une très large mesure, Nietzsche rompt avec la tradition philoso-
quent (d’une cause, d’une phique de l’exposé suivi (comme chez Descartes) pour adopter plutôt la forme
idée) [...] (Le Petit Robert). aphoristique de « pensées détachées ». En effet, ses ouvrages sont très souvent
constitués de courts paragraphes formant un tout en eux-mêmes et sans liens
Misogyne logiques explicites avec les paragraphes qui précèdent et qui suivent. Quant à son
[...] Qui hait ou méprise style, on trouve un peu de tous les tons et de toutes les manières littéraires chez cet
les femmes [...] (Le Petit auteur : tantôt analyse sobre d’un scientique, tantôt emportement indigné d’un
Robert). « redresseur de torts », tantôt harangue d’un prophète visionnaire, tantôt cri du
cœur d’un poète lyrique, tantôt provocation d’un batailleur de rue... Si l’on ajoute à
cela le ait que Nietzsche recourt volontiers à des métaphores et à des paraboles, et Aphoristique
qu’il éprouve un certain goût pour les énigmes et les paradoxes, on comprendra que Qui se rapporte à
son œuvre peut présenter, sur un point ou sur l’autre, quelques difcultés d’inter- l’aphorisme, consistant
prétation, difcultés qui, à la lumière des grandes tragédies du XXe siècle, peuvent à exprimer des idées de
parois donner lieu à de douloureuses perplexités ! açon concise et parois
lapidaire.
Le 3 janvier 1889, Nietzsche est terrassé par une crise de olie 8 . Les amis de Nietzsche
sont attristés (mais pas nécessairement étonnés, compte tenu de certains signes
troublants maniestés antérieurement). Dorénavant, ce ne sera plus que délires,
convulsions et paralysie progressive. Il n’écrira plus jamais. La maladie l’enerme
dans un mutisme presque complet. Il est d’abord interné dans une maison de santé
à Iéna. Par la suite, sa mère et sa sœur le soigneront pendant onze ans. Nietzsche
meurt à Weimar le 25 août 1900 sans savoir qu’il est devenu célèbre.
Le nihilisme
Par ses écrits, Nietzsche s’est ait le dénonciateur d’un nihilisme « passi » et l’annon-
ciateur passionné d’un nihilisme « acti ». De quoi s’agit-il au juste ?
L’État allemand, sorti vainqueur des guerres contre l’Autriche (1866) et contre la
France (1870), prétendait servir de modèle de civilisation à l’Europe. Cet esprit alle-
mand devait donner l’exemple de hautes vertus patriotiques, morales et artistiques.
Or, il n’en ut rien. L’Allemagne sombre dans l’exaltation nationaliste, la bureaucra-
tie, l’obsession technique, le petit bonheur du conort matériel. Au lieu d’orir des
valeurs nouvelles et nobles, cette Allemagne ne ait qu’incarner, aux yeux de
Nietzsche, la décadence morale de l’Europe tout entière.
Le nihilisme passif
Nietzsche afrme que l’humanité européenne de son époque soure d’un nihilisme
passi, symptôme de la décadence de cette civilisation. Ce nihilisme – qu’il condamne
vigoureusement – est une attitude qui, dans l’histoire, s’est caractérisée d’abord par
la croyance en des valeurs supérieures. Selon Nietzsche, cette croyance en un monde
idéal témoigne précisément de la négation de celui dans lequel l’être humain se trouve.
L’expression « nihilisme » veut dire essentiellement que la vie terrestre n’est rien, car
seules comptent les valeurs auxquelles l’homme aspire. Mais quelles sont ces valeurs
et que représentent-elles, selon Nietzsche ?
Les valeurs supérieures [comme la Vérité, le Bien] au service desquelles l’homme
devait vivre, surtout quand elles disposaient de lui au prix de lourdes peines : ces
valeurs sociales, on les a, en vue de leur amplifcation, érigées au-dessus de l’homme,
comme si elles étaient les commandements de Dieu, en
tant que la « réalité », en tant que le monde « vrai », en tant
Le Dernier Homme (ou l’homme du commun, l’homme du
qu’espoir et avenir du monde9.
ressentiment) est l’individu de la fn du XIX siècle qui,
e
Rejetant à regret le ondement transcendant des va- selon Nietzsche, est incapable de supporter la vie dans ses
leurs dites supérieures auxquelles il croyait, le Dernier tensions, ses contradictions, ses incertitudes et ses dou-
Homme entre alors dans un processus de dépréciation leurs. C’est l’homme qui cherche toutes les assurances,
de ses anciennes valeurs et de leur hiérarchie. Ne sa- toutes les protections susceptibles de garantir, en particu-
lier, la santé et la sécurité matérielle. Bre, c’est l’homme qui
chant plus désormais à quelles valeurs s’accrocher, le
évite tous les risques et se contente de son plat bonheur.
Dernier Homme en vient à penser que tout est vain, que
8. Quelle a été la cause de cette démence ? Nous ne le saurons sans doute jamais avec assu-
rance, mais certains commentateurs croient qu’il s’agissait d’une méningite syphilitique
contractée dès 1865.
9. Friedrich NIETZSCHE, Le Nihilisme européen, traduction Angèle Kremer-Mariatti, Paris,
Union Générale d’Éditions, coll. « 10-18 », 1976, p. 173-174.
160 Chapitre 5
Le nihilisme actif
En raison de restrictions
liées au droit d’auteur, le À ce nihilisme passi Nietzsche oppose un nihilisme acti ou « extatique » qui, au
texte de cet extrait ne peut lieu de s’apitoyer passivement sur l’absence de sens, s’instaure lui-même comme une
être reproduit dans cette
version numérique. Pour
dissolution, une destruction volontaire et active des anciennes tables de valeurs.
consulter cet extrait, se
reporter à la page 160 de Les principales tables de valeurs qui ondent la civilisation européenne et qui, selon
l’ouvrage imprimé.
Nietzsche, doivent être racassées sont celles que véhiculent :
Arrêtons-nous un peu plus longuement maintenant à l’analyse critique que Nietzsche Déterminisme
propose de la liberté. D’abord, le philosophe critique impitoyablement la notion tradi- biologique
tionnelle de libre arbitre. Le libre arbitre serait le pouvoir de se placer, pour ainsi dire, [...] Principe scientique
au-dessus de tout déterminisme biologique, psychologique ou social, et de se décider suivant lequel les condi-
à agir par un acte de volonté qui ne serait nalement produit que par la pure initiative tions d’existence d’un
du sujet, et non par quelques causes étrangères ou quelques motifs contraignants. phénomène sont détermi-
nées, xées absolument
Pour Nietzsche, il est clair qu’un tel pouvoir constitue une illusion. Cette illusion de telle façon que, ces
s’explique de diverses manières. Elle s’explique avant tout – comme le pensait déjà conditions étant posées,
le phénomène ne peut pas
Baruch Spinoza au XVIIe siècle – par l’ignorance des mécanismes à l’œuvre dans la
ne pas se produire [...]
prise de décision, ignorance qui nous fait croire à une spontanéité là où en fait il n’y (Le Petit Robert).
a qu’imprévisibilité. Elle s’explique aussi par le sentiment de supériorité provenant de
la croyance erronée que je puis commander et être obéi automatiquement par moi- Sujet
même ou encore par le sentiment de facilité qui accompagne la pensée, par contraste Être individuel, concret,
avec la difcile résistance des choses, des événements ou des suites de l’action, singulier, déni comme
jugés ainsi « non libres ». une intériorité possédant
des qualités personnelles
Cela dit, à ces considérations psychologiques, Nietzsche ajoute des explications de et considéré comme
nature historique. Il écrit, par exemple, que la notion de libre arbitre est une inven- l’auteur de ses actes.
tion des théologiens, nécessaire corollaire de la notion de péché : qui dit « libre
Institutions libérales
arbitre » dit « responsabilité » et « culpabilité », perte de l’état d’innocence de l’homme
Ensemble des structures
face à ses « instincts » devenus suspects, hantise de la punition (l’enfer), torture de
sociales, politiques et
la conscience (ai-je vraiment « consenti » ?). économiques établies par
la loi (le droit public),
En ce qui concerne les libertés politiques, Nietzsche estime que, une fois en place,
en régime démocratique.
les institutions libérales « minent la volonté de puissance14 , elles érigent en système
moral le nivellement des cimes et des bas-fonds, elles rendent mesquins, lâches et Nationalisme
jouisseurs – en elles, c’est l’animal grégaire qui triomphe toujours. Libéralisme : en [...] Exaltation du senti-
clair, cela signie abêtissement grégaire15 ». Ces libertés acquises encouragent le ni- ment national ; attache-
vellement, l’insigniance, l’indifférence et le relativisme nihiliste. Cependant, tant ment passionné à la na-
que ces institutions et ces droits sont des enjeux de lutte, et qu’il faut se battre pour tion à laquelle on
leur obtention, l’idée politique de liberté permet, selon Nietzsche, l’afrmation et le appartient, accompagné
parfois de xénophobie et
développement de ce qu’il y a de fort dans la vie.
d’une volonté d’isolement
Par ailleurs, Nietzsche donne des coups de boutoir au régime démocratique en tant [...] (Le Petit Robert).
que tel. Il y voit l’instrument politique de la médiocrité et de l’égalitarisme niveleur.
Militarisme
Personne ne déniera à l’esprit critique le droit – sinon le devoir – d’interpeller la Système politique qui,
démocratie sur ses possibles dérives ! Mais Nietzsche semble n’avoir pas davantage s’appuyant sur l’armée, a
trouvé son compte dans le nationalisme chauvin, le militarisme belliciste et recours à la force et à la
l’antisémitisme, puisqu’il a laissé des écrits critiquant vertement ces idéologies guerre dans le règlement
politiques. des conits internationaux.
Quant au socialisme qui, au XIXe siècle, a suscité tant de luttes et de controverses, Antisémitisme
Nietzsche y voit le triomphe éventuel d’une nouvelle tyrannie et « l’asservissement [...] Racisme dirigé contre
complet de tous les citoyens à l’État absolu, tel qu’il n’en a jamais existé de pareil16 ». les Juifs (Le Petit Robert).
Mais, en fait, selon Nietzsche, ce sont les possédants eux-mêmes, durs, égoïstes et
Socialisme
cupides, qui sont « les propagateurs empoisonnés de cette maladie du peuple17 ».
[...] voc. marxiste Phase
transitoire de l’évolution
sociale, après l’élimination
14. La volonté de puissance est un concept fondamental de la conception nietzschéenne de du capitalisme, mais
l’être humain. Il sera présenté plus loin dans une section distincte. Friedrich NIETZSCHE, Le avant que le communisme
Crépuscule des idoles, « Divagations d’un “Inactuel” », no 38, traduction Jean-Claude Hemery, puisse être instauré. Le
Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1977, p. 124. socialisme soviétique
15. Ibid., p. 124-126. (Le Petit Robert).
16. Friedrich NIETZSCHE, Humain, trop humain, Livre I, aph. 473, traduction Albert Desrousseaux
et Albert Lacoste, Paris, © Éditions Robert Laffont, coll. « Bouquin », 2013, p. 650.
17. Ibid., Livre II, aph. 304, p. 802.
162 Chapitre 5
Notons, enfn, que la sœur de Nietzsche n’a pas peu ait pour contribuer, entre les
deux guerres mondiales du XXe siècle, à associer le nom de son rère, mort trente ans
plus tôt, aux idées nazies. En ait, on reproche à cette emme d’avoir alsifé, trafqué
et colligé des brouillons laissés par Nietzsche de manière à plaire au régime nazi.
18. Friedrich NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, Huitième partie, « Peuples et patries », no 251,
p. 195.
19. Friedrich NIETZSCHE, Lettres choisies, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2008, p. 286.
20. « Comment philosopher à coups de marteau ? » est le sous-titre d’un ouvrage de Nietzsche
intitulé Le Crépuscule des idoles (1888).
21. Friedrich NIETZSCHE, La Généalogie de la morale, Deuxième dissertation, « La “aute”, la
“mauvaise conscience” et ce qui leur ressemble », traduction Henri Albert, Paris, Gallimard,
coll. « Idées », 1969, p. 121.
L’homme comme être d’instincts, de désirs et de passions 163
L’homme du corps
À l’opposé de la « petite vie » de l’homme du ressentiment, Nietzsche plaide en aveur
d’un accroissement de la vie. Il se porte à la déense du « sens de la terre » que pro-
cure le corps.
C’est le corps qui défnit essentiellement l’homme : « Je suis corps tout entier et rien
d’autre 22 . » Je n’ai pas un corps, je suis mon corps. Nietzsche traite du corps comme
d’un « soi » (das Selbst) qui constitue « une grande raison », alors que la pensée
consciente généralement associée au moi n’est qu’« une petite raison [...], n’est qu’un
instrument de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison
[le corps]23 ».
22. Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, « Des contempteurs du corps », traduction
Maurice Betz, Paris, © Éditions Gallimard, coll. « Le Livre de poche classique », 1965, p. 44.
23. Id.
164 Chapitre 5
Le corps est une grande raison en ce sens qu’il est un guide assuré. On peut s’y fer,
s’en servir comme d’une raison qui nous indique notre propre vérité. Les raisons
d’agir du corps sont vraies et authentiques ; notre corps juge bien ce qui nous rend
heureux : l’actualisation de nos désirs et de nos pulsions.
La mort de Dieu
La condition nécessaire à un tel dépassement de soi par l’afrmation de ses désirs,
instincts et passions implique touteois l’obligation de « aire mourir Dieu », c’est-
à-dire de nier l’existence d’un Dieu, maître suprême qui onde la Morale, et qui sym-
bolise, pour Nietzsche, la clé de voûte de toutes les illusions métaphysiques. « Mon
moi m’a enseigné une nouvelle ferté, je l’enseigne aux hommes : ne plus enouir leur
tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fèrement, une tête terrestre
qui crée les sens de la terre 25 ! »
Sous la domination d’un Dieu tout-puissant, ces morales s’édifent sur la base d’un
nivellement des esprits (« l’esprit de troupeau », dit Nietzsche) : la même doctrine
pour tous à laquelle chacun doit se soumettre sans esprit critique. Ces morales
empêchent l’expression des valeurs individuelles ortes. Elles ont de l’homme un
être bonasse qui s’est coupé de la vie.
qui veulent s’inventer et se créer audacieusement, qui veulent aire coïncider en eux
leur être (c’est-à-dire ce qu’ils sont proondément) et leur devenir (c’est-à-dire
le désir d’être plus), n’accepteront plus d’être sous le joug d’un Dieu, maître de leur
destinée. Ils cesseront de croire non seulement en Dieu, mais également en tous les
maîtres, en toutes les idoles (comme la « Nation » ou la « Science »), afn de pouvoir
s’appartenir pleinement, de pouvoir être « ce moi qui crée, qui veut, qui donne la
mesure et la valeur des choses27 ».
Il aut donc cesser de croire en Dieu, ondement de la morale, si l’on veut rester fdèle
à la vie, aux instincts, aux désirs et aux passions au-delà du bien et du mal. Une
précision s’impose ici. Nietzsche valorise l’exaltation des sentiments et l’ivresse de
la vie, l’eervescence du corps et des instincts parce que ces derniers corres-
pondent à une énergie vitale, à une orce de vie qui permet l’afrmation et le
dépassement de soi dans la création 28 . Mais il ne nous invite pas à extérioriser bru-
talement ou à déchaîner anarchiquement les orces de vie contenues en nous par
une rêle pellicule de civilité. Au contraire, il nous exhorte à les diriger de manière
qu’elles s’expriment comme « volonté de puissance » unifée.
La volonté de puissance
La volonté de puissance constitue le concept-clé de la vision nietzschéenne de l’être
humain. Mais il aut prendre garde de ne pas l’interpréter au premier degré. La vo-
lonté de puissance ne doit pas caricaturalement être réduite, par exemple, à un désir
de dominer psychologiquement les autres en les écrasant de sa supériorité intellec-
tuelle. Il ne s’agit pas non plus de souhaiter être le maître du monde, mais d’exercer
la puissance de sa volonté, d’être plus ort (on ne dit pas « le plus ort »), autrement
dit de vouloir avec orce sa propre progression. La volonté de puissance, c’est « la
volonté vitale, inépuisable et créatrice29 ». Nietzsche en vient même à dire que toute
notre vie instinctive serait organisée « comme le développement interne d’une orme
ondamentale unique de la volonté, – de la volonté de puissance, c’est ma thèse – […]
de En raison
sorte que de
l’onrestrictions liées au
se serait acquis le droit
droitd’auteur,
d’appelerletoute
texteénergie
de cet extrait
quelle ne peutsoit
qu’elle
volonté de puissance. Le monde vu du dedans, le monde défni et désigné parseson
être reproduit dans cette version numérique. Pour consulter cet extrait,
reporterintelligible”,
“caractère à la page 165 de l’ouvrage
serait justementimprimé.
“volonté de puissance” et rien d’autre 30 . »
Mais revenons à l’être humain et tentons d’expliciter davantage ce que peut être
chez lui cette volonté de puissance.
27. Id.
28. Voir « Le surhumain est libre et créateur » à la page 171.
29. Ainsi parlait Zarathoustra, « De la victoire sur soi-même », p. 134.
30. Par-delà le bien et le mal, Deuxième partie, « L’esprit libre », no 36, p. 63.
31. Ainsi parlait Zarathoustra, « De la Vertu qui donne », no 1, p. 90.
166 Chapitre 5
non pas de l’accapareur stérile et parasite que Nietzsche exècre ! Car, pour se
donner, il aut être à soi, d’un sain égoïsme :
Le ruit le plus mûr de l’arbre est l’individu souverain, l’individu qui n’est semblable
qu’à lui-même, l’individu aranchi de la moralité des mœurs, l’individu autonome
et supermoral (car « autonome » et « moral » s’excluent), bre l’homme à la volonté
propre, indépendante et persistante, l’homme qui peut promettre, – celui qui pos-
sède en lui-même la conscience fère et vibrante de ce qu’il a enfn atteint par là, de
ce qui s’est incorporé en lui, une véritable conscience de la liberté et de la puis-
sance, enfn le sentiment d’être arrivé à la perection de l’homme 32.
Pour quelle raison Nietzsche s’oppose-t-il à tous ces « tu dois » ? Parce qu’ils conduisent
Arbitraire à une « tyrannie et à un arbitraire [...] qui inculquent le besoin des horizons limités34 ».
Règle non ondée et Dans tous les cas, les innombrables « tu dois » et « tu ne dois pas » proviennent de ce
artifcielle présentée que Nietzsche appelle « la morale contre nature, c’est-à-dire presque toute morale
comme un absolu. enseignée, honorée, prêchée jusqu’à ce jour contre les instincts de la vie [...] Elle est
une condamnation, tantôt secrète, tantôt brutale et racassante, de ces instincts35 ».
Cette morale correspond à une éthique du troupeau ondée sur de petites valeurs qui
s’adressent à de petites gens : sa prétention abusive, c’est d’afrmer valoir toujours
et pour tout le monde. Il est évident que cette morale et ses nombreux « tu dois » or-
ment des contraintes qui rétrécissent les perspectives de la liberté.
Une telle volonté arme « la puissance d’un vouloir » qui crée ses propres valeurs
sans chercher l’approbation des autres. Ces valeurs ne peuvent naître d’un rationa-
lisme de glace, car, d’après Nietzsche, la volonté rationnelle, lucide et réféchie a vu
le jour grâce au dressage par la société de la sauvagerie primitive de l’homme. La
volonté de puissance, en n’obéissant qu’à elle-même, retrouve la orce, la vigueur et
le courage de la sauvagerie primitive. Elle n’accepte pas d’être domptée et transor-
mée en une esclave soumise aux contraintes rationnelles et sociales. Par consé-
quent, les valeurs nouvelles créées sous son infuence intensieront la volonté de
vivre, déborderont d’une énergie vitale, glorieront la réalisation des instincts au
détriment des valeurs de la raison. Méons-nous de la raison, car elle se veut logique,
linéaire et simplicatrice ; elle ge alors le devenir des choses en une analyse roide
et statique ! Comme le dirait Nietzsche, la vie s’exprime davantage par les instincts
que par la raison. Et quel qu’il soit, l’instinct est source de liberté.
La volonté de puissance consiste à aronter avec vigueur les désirs et les pulsions
qui habitent notre corps, et non pas à tenter de les garder à distance et de s’en aire
les spectateurs comme le recommande Descartes. Et non plus à tenter de les élimi-
ner, de les ignorer ou de les reouler, comme le ait l’homme aible, en inventant
l’idée du mal pour expulser de sa vie ces orces dont il a peur. Par ailleurs, il ne s’agit
pas de nous laisser aller à tous nos caprices et à nous abandonner à tous les plaisirs
Cette volonté, pourrait-on ajouter, exige son propre dépassement dans le surhumain.
Le surhumain
« “Tous les dieux sont morts ; nous voulons à présent que le Surhomme vive ! Que ceci
soit un jour, au grand midi, notre suprême volonté !” Ainsi parlait Zarathoustra38. »
Le surhomme n’est pas un individu, un être suprême ou un gourou qui viendrait
sauver le monde. Il représente symboliquement la cime de toute l’humanité. Il
évoque le modèle, le portrait de l’être humain idéal. Zarathoustra est le prophète du
surhomme ; il annonce la venue d’un nouveau type d’humanité qui n’existe pas en-
core. Conséquemment, il nous semble préérable d’utiliser l’expression « surhu-
main » plutôt que celle de « surhomme39 ». Voyons ses principales caractéristiques.
l’éternel retour des choses, à l’intérieur de ce même et unique monde où nous nais-
sons, vivons et mourons.
Cette idée que « tout revient » est d’abord pour Nietzsche le test par excellence de
l’amour inconditionnel de la vie : aime-t-on la vie au point de vouloir son perpétuel
recommencement ? Mais cette idée peut également servir d’inspiration à un art
d’agir (et non à une morale d’action, inexistante chez Nietzsche) à la hauteur des
exigences de la vie : ce que je vis maintenant est-il assez « vivant » et « créateur » pour
que je puisse souhaiter son éternel retour ?
Que dirais-tu si un jour, si une nuit un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus
reculée et te dise : « Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu de-
vras la vivre encore une ois et d’innombrables ois ; et il n’y aura rien de nouveau en
elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémis-
sement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir
pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession – cette araignée-là
également, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-même. L’éternel
sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau – et toi avec lui, ô grain de
poussière de la poussière ! » – Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et
maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? Ou bien te serait-il arrivé de vivre
un instant ormidable où tu aurais pu répondre : « Tu es un dieu, et jamais je n’enten-
dis choses plus divines ! » Si cette pensée exerçait sur toi son empire, elle te transor-
merait, aisant de toi, tel que tu es, un autre, te broyant peut-être : la question posée à
propos de tout, et de chaque chose : «voudrais-tu ceci encore une fois et d’innombrables
fois ?» pèserait comme le poids le plus lourd de ton agir ! Ou combien ne te audrait-il
pas témoigner de bienveillance envers toi-même et la vie, pour ne désirer plus rien
que cette dernière, éternelle confrmation, cette dernière, éternelle sanction41 !
Par ailleurs, cette intuition nietzschéenne de l’éternel retour veut mettre l’individu
ace à l’entière responsabilité de ses actes terrestres : ce que je vis maintenant est-il
assez porteur de sens pour que je puisse vouloir le reproduire une infnité de ois ?
Selon Nietzsche, je dois privilégier uniquement les expériences qui, à mes yeux,
mériteraient d’être répétées à l’infni. L’éternel retour place donc le surhumain
devant l’exigence du dépassement de soi dans la plénitude de l’instant.
Dans une même société, on trouve des individus d’exception qui s’élèvent par rap-
port à l’individu-masse nivelé, uniormisé, servile et amorphe. Nietzsche se sert de
l’aristocrate comme modèle de ce type d’individus supérieurs qu’il appelle aussi les
hommes d’élite. Il ne se réère pas ici à une aristocratie (passée, présente ou à venir)
ondée sur l’hérédité ou sur l’argent. Est aristocrate l’individu qui possède de manière
41. Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, Livre quatrième, no 341, traduction Pierre Klossowski,
Paris, Union Générale d’Éditions, coll. « 10-18 », 1973, p. 330-331. (© Éditions Gallimard, 1989 ;
© Le Club Français du Livre pour la traduction de Pierre Klossowski)
42. Par-delà le bien et le mal, Neuvième partie, « Qu’est-ce que l’aristocratie ? », no 257, p. 207.
170 Chapitre 5
Cet homme d’exception possède une orce de caractère extraordinaire. Il ait preuve
d’une grande discipline, d’une maîtrise de soi et d’une ténacité remarquables. Doué
de ressources intérieures hors du commun, animé par une personnalité courageuse,
cet homme d’élite s’afrme et croît en tant qu’homme supérieur :
Tout ce qu’il trouve en soi, il l’honore ; une telle morale consiste dans la glorifca-
tion de soi-même. Elle met au premier plan le sentiment de la plénitude, de la
puissance qui veut déborder, le bien-être d’une tension interne, la conscience
En raison de restrictions liées au droit d’auteur, le texte de cet extrait
d’une richesse désireuse de donner et de se prodiguer ; l’aristocrate aussi vient en
neaupeut
aide être reproduit
malheureux, non pardans cette
pitié le plusversion
souvent,numérique. Pour
mais poussé par la consulter
profusion de
cet extrait, se reporter à la page 170 de l’ouvrage imprimé.
force qu’il sent en lui. L’aristocrate révère en soi l’homme puissant et maître de soi,
qui sait parler et se taire, qui aime exercer sur soi la rigueur et la dureté, et qui
respecte tout ce qui est sévère et dur43.
Il aut être dur parce que « les créateurs sont durs […] [sachant que] le plus dur seul
est le plus noble46 ». Il aut être dur si l’on ne veut pas tomber dans la acilité du
conort, du conormisme et de la complaisance. Il aut être dur si l’on ne veut pas
s’apitoyer sur son propre sort en disant : « Je ne suis pas capable. Le déf est trop
élevé étant donné mes capacités. Je ne réussirai jamais. »
S’il aut être dur envers soi-même, il aut aussi être dur envers
En réprouvant la mollesse, le féchissement du
les autres afn qu’ils se surpassent. Un documentaire de la
caractère, la timidité peureuse, la dureté permet,
télévision suisse-romande illustre à merveille cette philoso-
selon Nietzsche, d’aller plus loin, de se dépasser.
phie de la dureté. On y montrait l’attitude de parents envers
L’individu qui adhère à l’état de surhumain ne ait pas le mal pour aire le mal, mais il
ne suit pas nécessairement la morale en place qui dit ce qui est bien et ce qui est mal.
Dans ses écrits, Nietzsche critique avec virulence la morale instituée. De ait, c’est
« par-delà le bien et le mal » qu’il nous incite à penser et à agir. Cela ne veut pas dire que
le surhumain ne erait que des actes contraires à la morale dominante, mais que,
même extérieurement conormes à la morale, ces actes ne seraient pas dictés par
celle-ci. Ainsi, donner à manger à l’individu qui a aim pourrait s’accorder avec la
morale en vigueur et être accompli par-delà le bien et le mal si ce n’est pas ait par
devoir et par « obligation morale », mais par « surabondance vitale ».
Bre, le surhumain est amoral dans la mesure où il a un « esprit libre » qui est :
[…] curieux jusqu’au vice, chercheur jusqu’à la cruauté, prêt à
En raison
saisir de restrictions
à pleines mains ce qui liéesrépugne
au droitle d’auteur, le texte
plus, capable de cet
de digérer
extrait ne peut être reproduit dans cette version numérique.
ce qu’il y a de plus indigeste, apte à tous les métiers qui exigent Pour
de
consulter cet extrait, D’après Nietzsche, « rendre “meilleur” » signi-
la pénétration et desse reporter
sens à la page
aiguisés, prêt 171 de l’ouvrage
à tous les risquesimprimé.
[…]47.
fe « domestiquer », « aaiblir », « décourager »,
À l’évidence, cet esprit libre est un être exceptionnel qui ne cherche « rafner », « amollir », « eéminer » (« rendre
pas à devenir « meilleur » – selon la signifcation courante –, mais “meilleur” » serait donc presque synonyme de
« dégrader »...) (La Généalogie de la morale,
qui est à l’écoute de lui-même afn de déterminer et de construire
Troisième partie, no 21, p. 216).
les ondements de sa propre conduite.
47. Par-delà le bien et le mal, Deuxième partie, « L’esprit libre », no 44, p. 70.
172 Chapitre 5
D’abord, le surhumain est libre en tant qu’être affranchi. Affranchi des préjugés com-
muns. Affranchi de la morale. Affranchi des petits rêves hédonistes et démocratiques.
Affranchi de la honte de soi, de l’humiliation et du sentiment de culpabilité. Affranchi
du besoin de certitude à tout prix et de son corrélat : le besoin de croire. Affranchi des
« vénérables traditions » et du respect qu’elles commandent. Affranchi de tous les
« enracinements » qui empêchent le nomadisme le plus total.
Ensuite, le surhumain est libre en tant qu’être indépendant. Ainsi, dans la mesure où
il se veut un « esprit libre », et pour favoriser les conditions optimales d’afrmation
de sa force, le surhumain se tiendra loin des contraintes comme celles du mariage
et de la vie familiale ! Il ne se laissera pas davantage assujettir à un travail envahis-
sant : « Celui qui n’a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même est esclave, qu’il
soit d’ailleurs ce qu’il veut : homme d’État, marchand, fonctionnaire, savant48 ».
L’allégorie des trois métamorphoses illustre les étapes par lesquelles l’individu doit
passer s’il veut conquérir « son propre monde », armer sa propre volonté, inventer
sa propre morale et ses propres valeurs.
Le règne du surhumain est celui de la création qui incarne la possibilité même de l’ave-
nir. « Le créateur, écrit Nietzsche, est celui qui donne un but aux hommes et qui donne
son sens et son avenir à la terre : lui seul crée le bien et le mal de toutes choses53. » Le
surhumain est oncièrement et intégralement créateur ; il est un créateur impétueux :
Il En
sent qu’ilde
raison détermine lui-même
restrictions liées au ses
droitvaleurs,
d’auteur,il le
n’atexte
pas àdechercher
cet extraitl’approbation
ne peut être ; il
juge : « Ce qui
reproduit m’est
dans nuisible
cette versionest nuisible en
numérique. Poursoi. » Il a conscience
consulter cet extrait,que c’est lui àqui
se reporter
conère
la pagede l’honneur
173 aux choses,
de l’ouvrage imprimé.c’est lui qui crée les valeurs 54 .
Les valeurs n’existent pas en soi. Ce sont les hommes qui les inventent en procla-
mant que ceci est bien ou que cela est beau. Selon Nietzsche, la vie constitue le seul
critère de mesure des valeurs. Les valeurs qui vont contre la vie, qui l’empêchent de
se maniester ou qui la reinent sont à rejeter. Les valeurs qui arment la vie et
qui lui permettent de se développer sont à préconiser.
L’art et la création
Le surhumain symbolise le grand génie solitaire qui possède le pouvoir de créer et
d’exalter la beauté qui stimule la volonté de vivre. Mais plus que cela, c’est l’art qui,
à travers lui, est reconnu par Nietzsche comme la valeur suprême, puisque c’est dans
la création artistique que l’on peut le mieux et le plus librement aller au-delà de soi :
Dans cet état, l’on enrichit tout de sa propre plénitude, tout ce que l’on voit, tout
ce que l’on veut, on le voit gonfé, tendu, ort, plein à craquer de orce. L’homme
qui connaît cet état transgure les choses jusqu’à ce qu’elles lui renvoient l’image
de sa puissance – jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que des refets de sa perection.
Ce qui l’oblige à tout transgurer, à tout rendre parait, c’est l’art.
Même tout ce qui n’est pas devient, malgré tout, pour l’homme une
occasion de jouir de son être : dans l’art, l’homme tire jouissance de
se voir parait55.
53. Ibid., Troisième partie, « Des vieilles et des nouvelles tables », no 2, p. 227.
54. Par-delà le bien et le mal, Neuvième partie, « Qu’est-ce que l’aristocratie ? », no 260, p. 211.
55. Le Crépuscule des idoles, « Divagation d’un “Inactuel” », no 9, p. 92-93.
174 Chapitre 5
être », coûte que coûte ! Animé d’une vigoureuse volonté, il aronte mille sacrifces et
sourances pour aller au bout de lui-même et de son art. Parlant de sa vie, Gauguin
dit qu’il a voulu établir le droit de tout oser.
Cela dit, si l’art et l’artiste sont très présents dans l’œuvre de Nietzsche comme réa-
lités, il aut savoir les voir comme métaphores de tout authentique dépassement.
Bre, si vous pensez, apprenez à « danser avec les concepts » et, quoi que vous as-
siez, aites-le avec la souplesse, la légèreté, l’inventivité, la liberté d’un artiste !
Nietzsche aujourd’hui
À quoi peut bien correspondre aujourd’hui la philosophie nietzschéenne ? Quel est
le rapport entre le vibrant appel à l’afrmation et au dépassement de soi que nous
lance Nietzsche et ce que nous sommes devenus aujourd’hui ?
Et cela sera possible si nous consentons à plonger dans l’imprévisible, dans l’inattendu,
dans « l’innocence du devenir » ; si nous assumons le hasard au lieu de chercher à
l’éviter systématiquement. Il aut avoir oi en chaque instant de la vie et s’y aban-
donner sans excès de prudence, car dans l’instant senti comme nécessaire et vécu
pleinement, l’être humain découvre la orce d’appréhender avec la même intensité les
autres instants à venir. Chemin aisant, il s’ouvre à la volonté de puissance, qui com-
mande de ne pas laisser pourrir au ond de soi les désirs, les potentialités et les
talents, mais de les actualiser avec vigueur et passion.
En somme, Nietzsche nous invite à vivre dans la tempête, balayés par le vent du
large, ébranlés par un incessant questionnement issu de nos propres proondeurs.
56. Par-delà le bien et le mal, Neuvième partie, « Qu’est-ce que l’aristocratie ? », no 262, p. 217.
L’homme comme être d’instincts, de désirs et de passions 175
Un autre auteur, Charles Taylor58 , voit derrière cet individualisme actuel, malgré les
ormes d’expression controversées qu’il peut prendre, un idéal moral de quête de
« véracité à soi-même 59 ». Taylor utilise le concept d’authenticité pour décrire cet
idéal auquel correspond la « recherche de l’épanouissement de soi ». Il ne se ait pas
57. Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, vol. 2, Paris, Gallimard, coll. « Folio/
Histoire », 1991, p. 385.
58. Charles Taylor est un philosophe et un politicologue canadien de réputation internationale.
Il a enseigné à l’Université McGill et à l’Université de Montréal. Dans Sources of the Self : The
Making of Modern Identity (Boston, Harvard University Press, 1989), Taylor présente une
réfexion proonde sur l’homme et le monde modernes.
59. Charles TAYLOR, Grandeur et Misère de la modernité, traduction Charlotte Melançon,
Montréal, Bellarmin, coll. « L’essentiel », 1992, p. 28-38.
176 Chapitre 5
Tout au long de ce chapitre, nous avons vu que Nietzsche a prôné le règne de la vie
libérée de toute entrave et aranchie des idoles condamnant son éclosion et sa
vigueur. Cet appel nietzschéen à la vie instinctuelle démasquée, mise à nue, n’an-
nonçait-il pas déjà Freud, qui, au début du XXe siècle, propose une analyse des
proondeurs de l’âme humaine ?
L’homme comme être d’instincts, de désirs et de passions 177
L’essentiel
Friedrich Nietzsche
Nietzsche propose un nihilisme acti qui renverse les anciennes tables de valeurs. À
la place, il déend le dépassement de soi dans l’afrmation des instincts, des désirs
et des passions, qui constituent des orces vitales et créatrices. Conséquemment,
c’est le corps qui défnit essentiellement l’être humain. Le corps s’exprime en une
volonté de puissance. La volonté de puissance est la volonté de possession de soi
et de surpassement de soi. Elle s’exprime par l’égoïsme, le rejet des « tu dois » et la
création de valeurs nouvelles. La volonté de puissance trouve son achèvement dans
le surhumain, qui représente le modèle idéal de l’humanité. Il est une pure afrma-
tion de l’individualité. Il est un hymne à la vie. Il s’inscrit dans l’éternel retour, puisque
l’instant sera pour lui assez vivant et créateur pour qu’il puisse souhaiter le revivre
éternellement. Il ait preuve d’élitisme, car il croit à l’existence d’êtres exceptionnels.
Il agit avec dureté, puisqu’il est exigeant envers lui-même et autrui, et est capable
de porter de grandes sourances. Se situant par-delà la morale établie, il afrme
son amoralisme. Comme l’artiste, il témoigne de liberté et de création, puisqu’il est
entièrement voué au dépassement de soi.
Réseau de concepts
Nihilisme acti :
renversement des anciennes tables de valeurs
Dépassement de soi:
afrmation des instincts, Je suis mon corps
des désirs et des passions
Possession de soi /
Surpassement de soi
Égoïsme Volonté de puissance
Afrmation de l’individualité
Hymne à la vie
Éternel retour
Élitisme Surhumain
Dureté
Amoralisme
Liberté / Création
178 Chapitre 5
Résumé de l’exposé
Nietzsche et le nihilisme européen morales d’esclaves ondées sur de petites valeurs
aisant appel à l’esprit de troupeau et commandant
de la fn du XIXe siècle de se soumettre à des dogmes et à des règles qui
La vie de Nietzsche nient la vie.
Fils d’un pasteur luthérien, Friedrich Nietzsche naît
en Allemagne le 15 octobre 1844. Philosophe soli- La volonté de puissance
taire, tourmenté et sourant, il propose une œuvre
1. La volonté de puissance, c’est la puissance
immense et provocante qui racasse les dieux, les
de la volonté qu’on exerce pour se posséder et
idoles, afn que l’individu devienne ce qu’il est.
se surpasser soi-même. Cette afrmation de soi
Nietzsche meurt à Weimar le 25 août 1900, après
nécessite un égoïsme « sain et saint » (heil und
une longue maladie.
heilig), seul capable de don véritable, par oppo-
Le nihilisme sition à l’égoïsme malade, stérile et accapareur.
Le surhumain est dur Il est le « grand stimulant de la vie » qui ait surgir
Il est exigeant envers lui-même et envers les autres. des réalités nouvelles. Quoi qu’on asse, il audrait
S’opposant à la mollesse et à la acilité, la dureté apprendre à le aire en artiste !
lui permet de se dépasser.
Activités d’apprentissage
A Vérifez vos connaissances
1 Selon Luther et Calvin, le but de la vie est le 8 Quelle est la condition nécessaire au dépasse-
bonheur sur terre. VRAI ou FAUX ? ment de soi exigée par Nietzsche an de se pré-
munir contre l’infuence néaste de l’« esprit de
2 Nietzsche a commencé sa carrière universitaire
troupeau » ?
par l’étude de la logique, et s’est ensuite orienté
vers la philosophie. VRAI ou FAUX ? 9 Selon Nietzsche, il aut absolument croire en
Dieu, ondement de la morale, si l’on veut rester
3 Nietzsche a été ortement inspiré par les grands dèle à la vie. VRAI ou FAUX ?
tragiques grecs comme Eschyle et Sophocle.
10 Quelle est la double signication de la « volonté
VRAI ou FAUX ?
de puissance » chez Nietzsche ?
4 Nihiliste, Nietzsche croit qu’il n’y a pas d’espoir
11 Pour Nietzsche, nous devons nous en remettre
pour l’humanité. VRAI ou FAUX ?
au « surhumain », c’est-à-dire au divin, pour glori-
5 Accordant beaucoup d’importance au christia- er nos actions. VRAI ou FAUX ?
nisme, Nietzsche s’appuie sur la valeur du 12 L’allégorie utilisée par Nietzsche pour aire valoir
ressentiment pour améliorer le sens moral des les métamorphoses qu’exige la condition de
individus. VRAI ou FAUX ? « surhumain » est celle de la chenille, de la chry-
6 Nietzsche croit que le libre arbitre est une illu- salide et du papillon. VRAI ou FAUX ?
sion étant donné que l’on ne mesure pas su- 13 En tant que créateur, l’être humain doit « se sur-
samment les mécanismes sous-jacents qui monter » lui-même. Selon Nietzsche, quel est le
motivent nos actions. VRAI ou FAUX ? meilleur moyen d’y parvenir ?
7 Quels sont les trois noms que Nietzsche donne au 14 En somme, Nietzsche propose une philosophie
type d’homme qu’il condamne vigoureusement ? de la simplicité, selon laquelle il aut s’en remettre
aux autres. VRAI ou FAUX ?
180 Chapitre 5
15 À partir de ce que vous avez appris sur Nietzsche, dans le néant –, on a enlevé à la vie son
indiquez laquelle des citations suivantes n’a pas centre de gravité. »
été écrite par lui. c) « L’art n’a pas pour fn de laisser des œuvres
a) « Le bon sens est la chose du monde la que le temps ruine, mais de créer des ar-
mieux partagée. » tistes en tous les hommes et d’éveiller dans
le vulgaire le génie endormi. »
b) « Quand on ne place pas le centre de gravité
de la vie dans la vie, mais dans l’au-delà –
Commentaire critique
Questions b) Qu’en pensez-vous personnellement ? Êtes-
1 a) Nietzsche pense-t-il que nous sommes tous vous pour ou contre cette afrmation ? Appor-
égaux en tant qu’êtres humains ? Illustrez la tez deux arguments pour appuyer vos afrma-
réponse qu’il donne à cette question par un tions. (Minimum suggéré : une demi-page.)
passage (une citation) de ce texte.
3 a) Globalement, comment Nietzsche dénomme-
Commentaire critique t-il la résignation, la modestie, la prudence,
b) Que pensez-vous de la position de l’application et les égards ? À qui les attri-
Nietzsche ? En d’autres mots, croyez-vous bue-t-il ? En d’autres mots, quelles per-
sonnes vivent la résignation, la modestie, la
que les êtres humains sont égaux ou inégaux
prudence, l’application et les égards ?
L’homme comme être d’instincts, de désirs et de passions 181
Extraits de textes
Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra60
De l’homme supérieur
1
Lorsque je vins pour la première ois parmi les hommes, je s la olie du soli-
taire, la grande olie : je me mis sur la place publique.
5 Et comme je parlais à tous, je ne parlais à personne. Mais le soir, des danseurs
de corde et des cadavres urent mes compagnons ; et moi-même j’étais presque
un cadavre. Mais, avec le matin, une vérité m’apparut : alors j’appris à dire : « Que
m’importent la place publique et la populace, le vacarme de la populace et les
longues oreilles de la populace ! »
10 Hommes supérieurs, apprenez de moi ceci : sur la place publique personne ne
croit aux hommes supérieurs. Si vous voulez parler sur la place publique, soit !
Mais la populace clignera de l’œil : « Nous sommes tous égaux. »
« Hommes supérieurs ? – ainsi parle la populace en clignant de l’œil, – il n’y a
pas d’hommes supérieurs, nous sommes tous égaux, un Homme vaut l’autre,
15 devant Dieu nous sommes tous égaux ! »
Devant Dieu ! Voici que ce Dieu est mort. Mais devant la populace nous ne vou-
lons pas être égaux. Hommes supérieurs, éloignez-vous de la place publique !
2
Devant Dieu ! – Voici que ce Dieu est mort. Hommes supérieurs, ce Dieu a été
20 votre plus grand danger.
Vous n’êtes ressuscités que depuis qu’il gît dans la tombe. C’est maintenant seu-
lement que vient le grand midi, à présent l’homme supérieur devient maître !
Avez-vous compris cette parole, ô mes rères ? Vous êtes erayés : votre cœur
est-il pris de vertige ? L’abîme bâille-t-il ici à vos yeux ? Le chien de l’ener aboie-
25 t-il à vos trousses ?
Allons ! Hommes supérieurs ! Maintenant seulement la montagne de l’avenir humain
va enanter. Dieu est mort : maintenant nous voulons que le Surhomme vive.
3
Les plus soucieux demandent aujourd’hui : « Comment conserver l’homme ? » Mais
30 Zarathoustra demande, ce qu’il est le seul et le premier à demander : « Comment
l’homme sera-t-il surmonté ? »
Le Surhomme me tient au cœur, c’est lui qui est pour moi la chose unique, – et
non point l’homme : non pas le prochain, non pas le plus misérable, non pas le
plus afigé, non pas le meilleur.
35 Ô mes rères, ce que je puis aimer en l’homme, c’est qu’il soit une transition et
un déclin. Et, en vous aussi, il y a beaucoup de choses qui me ont aimer
et espérer.
Vous avez méprisé, ô hommes supérieurs, c’est là ce qui me ait espérer. Car les
grands méprisants sont aussi les grands adorateurs.
40 Vous avez désespéré, c’est ce qu’il aut honorer en vous. Vous n’avez pas appris
comment vous pourriez vous rendre, vous n’avez pas appris les petites
prudences.
Aujourd’hui, les petites gens sont devenus les maîtres, ils prêchent tous la rési-
gnation, et la modestie et la prudence, et l’application, et les égards et la longue
45 énumération des petites vertus.
60. Rappelons que, dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche est Zarathoustra.
L’homme comme être d’instincts, de désirs et de passions 183
Taylor « L’authenticité »
Né au Québec en 1931, Charles Taylor est un philosophe,
un historien et un politicologue de réputation internationale.
Il a enseigné la philosophie dans plusieurs universités. En
2007, il a coprésidé la Commission sur les accommode-
ments raisonnables.
Son œuvre maîtresse, Sources of the Self : The Making of
Modern Identity (Harvard University Press, 1989), a été tra-
duite en six langues.
Dans certaines de ses ormes, ce discours61 [de l’authenticité] tourne à une apo- Apologie
logie du choix pour lui-même : toutes les options se valent, parce qu’elles se ont Propos qui se porte à
librement et que le choix leur conère à lui seul une valeur. Le principe subjec- la louange et à la dé-
tiviste qui sous-tend le relativisme doux est maniestement à l’œuvre ici. Mais fense d’une thèse ou
5 du coup se trouve niée l’existence d’un horizon préexistant de signifcation, d’un comportement.
grâce auquel certaines choses valent plus que d’autres ou certaines rien du tout, Subjectiviste
préalablement à tout choix. [...] Se dit du principe
Pour l’instant, retenons qu’on ne peut déendre l’authenticité en ignorant les découlant du subjec-
horizons de signifcation. Même le sentiment que le sens de ma vie tient au choix tivisme qui ramène
10 personnel que j’ai ait – c’est le cas lorsque l’authenticité se onde sur la liberté les jugements de
autodéterminée – dépend de ma prise de conscience qu’il existe indépendamment valeur à des assenti-
de ma volonté quelque chose de noble et de courageux, et donc de signifcati dans ments individuels.
le ait de donner orme à ma propre vie. Deux représentations de la vie humaine Relativisme
s’opposent ici : d’une part, le courage de celui qui se crée, d’autre part, le laisser- Doctrine selon la-
15 aller de celui qui cède aux acilités du conormisme. Nul n’invente cette opposi- quelle les valeurs –
tion : on la découvre, et on perçoit aussitôt sa vérité. L’horizon est donné. [...] étant relatives aux
Il importe certes de choisir ma vie, comme le soutient John Stuart Mill dans On circonstances so-
Liberty62 , mais à moins que certaines options ne soient plus signifcatives que ciales et à la vie de
chaque individu – ne
d’autres, l’idée même de choix personnel sombre dans la utilité et donc dans
sont pas universelles.
20 l’incohérence. L’idéal du libre choix ne ait sens que si certains critères valent
61. Le discours dont il est question est celui de « l’acceptation moderne de l’authenticité en
tant que diérence, originalité, reconnaissance de la diversité ».
184 Chapitre 5
plus que d’autres. Je ne peux pas prétendre avoir choisi ma vie et déployer tout
un vocabulaire nietzschéen seulement parce que j’ai pris un biteck-rites plutôt
que de la poutine au déjeuner. Ce n’est pas moi qui détermine quelles questions
comptent. Si c’était vrai, aucune alors n’importerait et l’idée même du libre choix
25 en tant qu’idéal moral perdrait toute consistance.
L’idéal du libre choix suppose donc qu’il y ait d’autres critères de sens au-delà
du simple ait de choisir. Cet idéal ne vaut pas par lui-même : il exige un horizon
de critères importants, qui aident à défnir dans quelle mesure l’autodétermina-
tion est signifante. À la suite de Nietzsche, je serais vraiment un grand philo-
30 sophe si je parvenais à redéfnir le système des valeurs. Mais il audrait pour
cela redéfnir des valeurs qui se rapportent aux questions importantes, et non
pas le menu de chez McDonald’s ou la mode de l’année prochaine.
Agent L’agent qui cherche le sens de sa vie, qui essaie de se défnir de açon signifca-
Individu qui agit. tive, doit se situer par rapport à un horizon de questions essentielles. C’est ce
35 qu’il y a d’autodestructeur dans les ormes de la culture contemporaine qui se
reerment sur l’épanouissement de soi en s’opposant aux exigences de la société
ou de la nature, et qui tournent le dos à l’histoire et aux exigences de la solidarité.
Ces ormes égocentriques et « narcissiques » sont, en eet, bien superfcielles et
40 utiles ; elles « aplatissent et rétrécissent » la vie, comme l’écrit Bloom63 . Mais ce
n’est pas parce qu’elles appartiennent à la culture de l’authenticité. C’est plutôt
parce qu’elles esquivent ses exigences. Tourner le dos à tout ce qui transcende
le moi, c’est justement supprimer les conditions de signifcations et courtiser du
coup la utilité. Dans la mesure où les gens aspirent à un idéal moral, cet ener-
mement en soi est une contradiction dans les termes ; il détruit les conditions
45 dans lesquelles cet idéal peut se réaliser.
En d’autres termes, je ne peux défnir mon identité qu’en me situant par rapport
à des questions qui comptent. Éliminer l’histoire, la nature, la société, les exi-
gences de la solidarité, tout sau ce que je trouve en moi, revient à éliminer tout
ce qui pourrait compter. Je pourrai me défnir une identité qui ne sera pas utile
50 seulement si j’existe dans un monde dans lequel l’histoire, les exigences de la
nature, les besoins de mes rères humains ou mes devoirs de citoyen, l’appel de
Dieu, ou toute autre question de cet ordre-là, existent vraiment. L’authenticité
ne s’oppose pas aux exigences qui transcendent le moi : elle les appelle.
TAYLOR, Charles. Grandeur et Misère de la modernité, traduction Charlotte Melançon,
Montréal, Bellarmin, 1992, p. 54-58.
62. « Il suft d’avoir une dose sufsante de sens commun et d’expérience pour tracer le plan
de vie le meilleur, non pas parce qu’il est le meilleur en soi, mais parce qu’il est person-
nel » (John Stuart MILL, De la liberté, traduction Laurence Lenglet, à partir de la traduc-
tion de Dupond White, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essai », 1990, p. 165).
63. Il s’agit d’Allan Bloom et de son ouvrage L’Âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture
générale, traduction Paul Alexandre, Paris et Montréal, Julliard et Guérin Littérature, 1987.
Lectures suggérées
La lecture de l’une des œuvres suivantes est suggérée dans son intégralité ou en
extraits importants :
■ NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà le bien et le mal, Paris, Flammarion, coll. « GF Philo-
sophie », 2000.
■ NIETZSCHE, Friedrich. Le Crépuscule des idoles, Paris, Flammarion, coll. « GF
Philosophie », 2005.
Chapitre L’homme comme être régi
par l’inconscient
6 Freud ou la psychanalyse
Sigmund Freud
Malgré leur condition fnancière modeste, les parents de Sigmund lui permettront
d’entreprendre des études supérieures. En 1873, Freud commence des études de
médecine à l’Université de Vienne. En 1876, il entre au laboratoire de physiologie
d’Ernst Wilhelm von Brücke (1819-1892). À cette époque, Freud entreprend ses pre-
mières recherches et se consacre exclusivement à des travaux en laboratoire. Il
réalise, entre autres, des études scientifques sur les glandes sexuelles des anguilles
et sur le système nerveux des larves de lamproie. Il s’intéresse surtout à la neuro-
logie, c’est-à-dire à l’étude du cerveau et du système nerveux. Cependant, Freud
Hystérie
s’intéresse également aux travaux des scientifques et des penseurs de son époque.
Classe de troubles psycho-
Par exemple, il traduit en 1880 une partie des Œuvres complètes du philosophe et
logiques découlant d’un
confit psychique interne économiste anglais John Stuart Mill (1806-1873).
et se maniestant par des
Freud obtient son diplôme de médecine le 31 mars 1881, mais il ne désire pas prati-
symptômes corporels
divers, mais sans que le quer cette discipline, y préérant la recherche. Cependant, à cette époque, aire des
corps soit en ait malade recherches médicales ne constitue pas un métier assurant une sécurité fnancière :
sur le plan physiologique ainsi donc, étant donné la condition modeste de sa amille, Freud est obligé d’em-
(par exemple, crise émotive brasser la carrière médicale. De 1882 à 1885, il complète sa ormation clinique à
spectaculaire, paralysie, l’Hôpital général de Vienne, se spécialisant en neuropathologie.
crise d’angoisse, phobies,
cécité, sans cause Par la suite, il obtient une bourse qui lui permet d’aller étudier à Paris de 1885 à
physique). 1886, à l’Hôpital de la Salpêtrière, avec Jean-Martin Charcot (1825-1893), neurologue
alors mondialement connu qui mène des re-
cherches sur l’hystérie et l’hypnose. Pendant
son stage, Freud s’intéresse vivement au traite-
ment hypnotique pratiqué par Charcot. Il en res-
sort convaincu que les maladies physiques
peuvent avoir une origine purement psycho-
logique. C’est probablement à partir de cette
prise de conscience que Freud délaissa le
modèle médical ou biologique au proft du mo-
dèle psychologique pour tenter d’expliquer le
comportement humain.
de son passé et à en parler, ce qui a pour eet que la patiente dégage la charge émo- Catharsis
tive qui y était associée, se sent libérée et voit ses symptômes physiques diminuer Mot grec signifant « purif-
ou disparaître. Cette nouvelle orme de traitement est appelée catharsis ou méthode cation ». Méthode thérapeu-
cathartique. De plus, Breuer et Freud remarquent que, souvent, les patients revenus tique élaborée par Breuer
à leur pleine conscience ne se souvenaient plus de nombreux éléments qu’ils ve- visant à traiter l’hystérie. Ce
procédé permet la libéra-
naient de révéler sous hypnose. Ainsi, ces deux chercheurs ont découvert le concept
tion des émotions et des
d’inconscient et son infuence majeure sur le comportement humain1. traumatismes inconscients
qui seraient à l’origine des
Breuer et Freud donnèrent le nom d’« Anna O. » à la patiente sur laquelle ut expéri-
symptômes physiques du
mentée la méthode cathartique. Laissons Freud nous décrire les symptômes mani-
patient, en les ramenant à
estés par cette jeune emme ainsi que les conclusions auxquelles il arrive : la conscience de celui-ci
La malade du Docteur Breuer était une jeune lle de vingt et un ans, très intelli- alors qu’il est sous hypnose.
gente, qui maniesta au cours des deux années de sa maladie une série de troubles Inconscient
physiques et mentaux plus ou moins graves. Elle présenta une contracture des Ensemble des aits psy-
deux extrémités droites avec anesthésie ; […] en outre, troubles des mouvements chiques qui échappent à
des yeux et perturbations multiples de la capacité visuelle ; diculté à tenir la tête la conscience, dont la
droite ; toux nerveuse intense ; dégoût de toute nourriture et, […] ne pouvait com- personne ne se rend pas
prendre ni parler sa langue maternelle. Enn, elle était sujette à des « absences », à compte, mais qui
des états de conusion, de délire, d’altération de toute la personnalité […]. inuencent son
[…] Lorsque des symptômes de ce genre se rencontrent chez une emme dont les comportement.
organes essentiels, le cœur, les reins, etc., sont tout à ait normaux, mais qui a eu
à subir de violents chocs affectifs, […] il s’agit là, non pas d’une aection
organique du cerveau, mais de cet état bizarre et énigmatique auquel
les médecins grecs donnaient déjà le nom d’hystérie […]. […] Il convient
de rappeler ici que les symptômes de la maladie sont apparus alors que
la jeune lle soignait son père qu’elle adorait (au cours d’une maladie à
laquelle il devait succomber) et que sa propre maladie l’obligea à renon-
cer à ces soins. […]
Nous pouvons grosso modo résumer tout ce qui précède dans la ormule
suivante : les hystériques souffrent de réminiscences. Leurs symptômes
sont les résidus et les symboles de certains événements (traumatiques)2.
Quelques années plus tard, Freud s’établit avec sa emme et leurs trois À partir de 1902, tous les mercredis,
premiers enants au 19, Berggasse, à Vienne. Il y installe également son Freud rassemble quelques conrères
cabinet privé où il eectuera sa pratique clinique. Il se consacre à sa dans la salle d’attente de son bureau
spécialité : les maladies nerveuses. Il y rencontre ses premiers patients, privé. De ces rencontres naîtra la
mais se rend vite compte qu’il ne gagnera jamais bien sa vie s’il ne traite Société psychanalytique de Vienne.
que des patients atteints de maladies neurologiques. C’est ainsi qu’il
accepte de recevoir également en consultation des personnes sourant d’hystérie.
Au début de sa pratique, il utilise les méthodes traditionnelles, comme les bains,
1. Freud traduisit et commenta deux ouvrages de Charcot, soit Les Nouvelles Leçons (1886) et
Les Leçons du mardi (1892). Il publia également avec Breuer Études sur l’hystérie (1895).
2. Sigmund FREUD, Cinq Leçons sur la psychanalyse, traduction Yves Le Lay, Paris, Payot, coll.
« Petite Bibliothèque Payot », 1984, p. 8-9 et 15.
188 Chapitre 6
l’électrothérapie et le repos, mais sans succès. Il décide alors d’appliquer ses nou-
velles connaissances liées à l’hypnose, à la catharsis et à l’inconscient, an de mettre
Psychanalyse au point sa propre méthode thérapeutique : la psychanalyse.
École de pensée psycho-
logique et méthode théra- Décrivons brièvement cette nouvelle méthode de psychologie clinique à laquelle
peutique, qui met l’accent Freud donne le nom de psychanalyse. Il s’agit d’une sorte de cure par la parole, où
sur l’inuence des pul- le patient parle librement de tout ce qu’il pense et où le thérapeute l’aide à analyser
sions inconscientes et et à interpréter les indices de son inconscient. En même temps, grâce aux observa-
conictuelles sur le com- tions et aux études de cas qu’il réalise auprès de ses patientes hystériques, Freud
portement humain. développe ses diérentes théories psychanalytiques et les publie. Il proclame alors
l’importance de l’inconscient et de la sexualité ainsi que des expériences issues de
l’enance comme infuences majeures du comportement de l’être humain.
Pendant les dix premières années de sa vie proessionnelle, Freud subit l’incompré-
hension, voire l’hostilité, des milieux scientiques ociels. Par ailleurs, c’est toute la
société bourgeoise et puritaine de la n du XIXe siècle qui est choquée par ses thèses
audacieuses. Au XXe siècle, les livres de Freud sont tantôt mis à l’index et classés avec
les ouvrages pornographiques, tantôt brûlés sur la place publique par les nazis !
3. Voici les principales œuvres de Freud dans l’ordre chronologique où elles ont été publiées en
rançais : Introduction à la psychanalyse (Paris, Payot, 1921) ; Cinq Leçons sur la psychanalyse
(Paris, Payot, 1921) ; Trois Essais sur la théorie de la sexualité (Paris, Gallimard, 1922) ; Totem et
Tabou (Paris, Payot, 1923) ; La Science des rêves (Paris, Éditions Alcan, 1925), nouvelle traduction
sous le titre L’Interprétation des rêves (Paris, Presses Universitaires de France, 1926) ; Le Rêve et
son interprétation (Paris, Gallimard, 1925) ; La Psychopathologie de la vie quotidienne (Paris,
Payot, 1925) ; Ma vie et la psychanalyse (Paris, Gallimard, 1928) ; L’Avenir d’une illusion
(Paris, Denoël et Steele, 1934) ; Malaise dans la civilisation (Paris, Denoël et Steele, 1934) ;
Nouvelles Conférences sur la psychanalyse (Paris, Gallimard, 1936) ; Abrégé de psychanalyse
(Paris, Presses Universitaires de France, 1938) ; Moïse et le monothéisme (Paris, Gallimard, 1948).
L’homme comme être régi par l’inconscient 189
La deuxième moitié du XIXe siècle est particulièrement riche en recherches dans les
domaines des sciences de la vie, des sciences physiques et des sciences humaines.
Ces recherches conduisent à des découvertes qui modient radicalement la vision
qu’on se ait de l’homme et du monde. Mentionnons, entre autres, la théorie évolu-
tionniste de Charles Darwin (1809-1882), qui considère l’être humain comme un ani-
mal s’étant transormé et adapté aux infuences du milieu. Les découvertes de
Darwin ont comme conséquence la possibilité nouvelle d’observer scientiquement
l’être humain de la même manière que n’importe quel organisme vivant. On sort
alors des spéculations traditionnelles sur la création divine de l’être humain ou sur
les infuences surnaturelles comme les esprits et les démons, pour aire porter
l’étude sur un plan strictement scientique.
4. Sigmund FREUD, Abrégé de psychanalyse, traduction Janine Altounian, Pierre Cotet, Françoise
Kahn, Jean Laplanche, François Robert, Paris, © Presses Universitaires de France, coll.
« Quadrige », 2012, p. 18.
5. Ibid., p. 91.
190 Chapitre 6
se trouvent déjà sous l’infuence de l’inconscient, qui sont souvent des rejetons
directs de celui-ci 6 ». Ici, l’objecti est de retrouver le souvenir des événements trau-
matisants ou des confits inconscients qui sont à l’origine des symptômes
névrotiques, souvenir enoui dans les proondeurs de l’« âme » du malade. Même si le
patient ne sait pas ce qui a été reoulé au plus proond de sa psyché et de son
inconscient, lui seul peut le découvrir et travailler à le rendre inoensi. Avec l’aide
Résistance de l’analyste, le patient tentera de surmonter ses propres résistances an de
« Au cours de la cure reconstituer sa vie psychique inconsciente et de se réapproprier son histoire.
psychanalytique, on
donne le nom de résis- Les résistances empêchant parois le travail de l’association libre, Freud a dû recou-
tance à tout ce qui, dans rir à une deuxième technique, l’analyse des rêves, qui permet d’atteindre l’incons-
les actions et les paroles cient par une voie détournée. En eet, Freud considérait que les rêves étaient la voie
de l’analysé, s’oppose à royale de l’expression de l’inconscient. La méthode de l’analyse des rêves consiste à
l’accès de celui-ci à son dévoiler le contenu réel du rêve, contenu qui se cache sous une orme symbolique
inconscient » (Jean et qui représente les confits inconscients perturbant le malade.
LAPLANCHE et Jean-
Bertrand PONTALIS, Ainsi, les motivations cachées du comportement du malade pourront accéder à la
Vocabulaire de la psycha- conscience après un long travail conjoint de mise à nu et d’interprétation des causes
nalyse, Paris, Presses
qui ont perturbé sa personnalité. Le rôle de l’analyste sera de guider le patient pour
Universitaires de France,
qu’il ramène à sa conscience ces causes « souterraines » an d’en permettre
1981, p. 420).
l’intégration.
6. Ibid., p. 43.
7. Ibid., p. 69.
L’homme comme être régi par l’inconscient 191
L’inconscient (Ics)
Ainsi, selon Freud, l’inconscient représente l’ensemble des aits psychiques qui
échappent à la conscience, dont la personne ne se rend pas compte, mais qui in-
fuencent son comportement. Or, au début du XXe siècle, la dimension de l’incons-
cient était ort mal connue. Certains psychologues et philosophes10 avaient déjà pris
en considération l’inconscient, mais le mérite revient à Freud d’avoir précisé son
8. Freud avoue lui-même que la psychanalyse est « avant tout un art d’interprétation ». Interpréter
ne signie-t-il pas donner une signication à l’être humain, à ses actes et à ses paroles ? De plus,
il aut dire que la psychanalyse dépasse largement la psychologie descriptive. Freud présente
d’ailleurs la psychanalyse comme une «métapsychologie [au-delà de la psychologie] lorsque
nous réussissons à décrire un processus psychique sous les rapports dynamique, topique, éco-
nomique» (Sigmund FREUD, Métapsychologie, traduction Jean Laplanche et Jean-Bertrand
Pontalis, Paris, © Éditions Gallimard, coll. « Idées », 1968, p. 89).
9. Sigmund FREUD, Introduction à la psychanalyse, traduction Samuel Jankélévitch, Paris,
Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1966, p. 120.
10. Mentionnons, entre autres, Gottried Wilhelm Leibniz (1646-1716), pour qui les aperceptions
(représentations conscientes) n’occupaient qu’une inme place dans les forces qui dirigent
l’action humaine ; Maine de Biran (1766-1824), qui opposait le Moi conscient (volonté agis-
sante) à l’arrière-plan inconscient qui le commande ; Arthur Schopenhauer (1788-1860), qui
considérait qu’une orce universelle et aveugle (la volonté) agit en nous et oriente nos compor-
tements ; Karl Gustav Carus (1789-1869), qui, pour la première ois, traitait de l’inconscient
comme d’un principe naturel soit absolu ou relatif qui gouverne la destinée de toute réalité,
y compris la psyché humaine ; Friedrich Nietzsche, qui avait déjà décrit l’homme comme un
être d’instincts en des termes annonciateurs du discours reudien : « Tous nos motis
conscients, écrivait Nietzsche, sont des phénomènes de surace ; derrière eux se déroule la
lutte de nos instincts et de nos états : la lutte pour la puissance » (Œuvres posthumes, p. 138).
192 Chapitre 6
Éros D’une part, l’être humain est animé par la pulsion de vie, illustrée par Éros. Éros
Dieu grec de l’amour, fls constitue en quelque sorte la pulsion d’amour : amour de soi et de toute personne ou
d’Aphrodite (déesse de de tout objet duquel il s’éprend. En tant que pulsion de vie, Éros cherche à répandre
l’amour) et d’Arès (dieu de la vie et à créer des liens. Freud donne le nom de libido à l’énergie par laquelle s’expri-
la guerre). ment les pulsions de vie. L’énergie de la libido voit à la conservation de soi et de
l’espèce. Ainsi, la pulsion de vie est constituée de pulsions créatrices ou construc-
tives. Dans cette catégorie, on trouve les pulsions d’autoconservation biologique
D’autre part, l’être humain est aussi animé par la pulsion de mort, illus-
trée par Thanatos. Cette pulsion vise l’anéantissement de tout ce qui vit.
Elle s’oppose au « divin Éros ». Elle veut « dissoudre des corrélations [...],
faire passer le vivant dans l’état inorganique16 ». Les incessantes guerres
produites par l’humanité ont incité Freud à traiter de l’existence de cette
pulsion et à considérer que la nature humaine n’est pas que bonté et
amour. Il y a une force à l’intérieur de l’homme qui le pousse à donner la
mort. La manifestation directe de Thanatos conduit à se donner la mort Sucer son pouce est pour l’enant une
(suicide). Dans une discussion avec Albert Einstein (1879-1955) sur le pratique procurant un plaisir certain. Selon
sujet de la guerre, Freud utilise le terme « destruction » pour nommer la Freud, Éros est déjà au rendez-vous.
pulsion qui dérive de la pulsion de mort et qui est dirigée contre le monde
Thanatos
extérieur dans le but d’éliminer l’autre plutôt que soi-même. Ainsi, la pul-
Dieu grec de la mort, fls de
sion de mort est constituée de pulsions agressives ou destructrices. la Nuit et rère d’Hypnos.
Au début de la vie d’un être humain, les deux pulsions fondamentales Éros et Acte manqué
Thanatos agissent à l’intérieur du psychisme et se neutralisent l’une l’autre. Au Expression utilisée
cours du développement, Éros et Thanatos forment un processus dynamique de par Freud pour désigner
forces opposées qui se conjuguent pour former la personnalité de l’individu. Ces un comportement exé-
deux pulsions primordiales devraient normalement être intégrées au niveau de la cuté machinalement et
conscience au cours de la petite enfance. Les pulsions inconscientes d’un individu présenté spontanément
ne sont pas directement observables. Toutefois, elles peuvent être révélées par le comme étant le ruit du
hasard, mais qui, en ait,
comportement, à travers diverses manifestations de l’inconscient.
exprime des pulsions et
des pensées inconscientes
Les manifestations de l’inconscient (par exemple, l’étudiant qui
oublie un examen très
Freud soutient que l’inconscient d’une personne peut se manifester de diverses fa- stressant ou qui perd ses
çons, par exemple à travers ses rêves, ses actes manqués, ses lapsus et ses méca- notes pour étudier).
nismes de défense (voir la défnition à la page suivante).
Lapsus
Dans son livre La Science des rêves, publié en 1900, Freud défend la thèse que le rêve [...] Emploi involontaire
est une « réalisation de désir » qui supprime une exigence ou un besoin. Par exemple, d’un mot pour un autre, en
mon organisme éprouve la faim pendant que je dors ; je rêve alors que je prends un langage parlé ou écrit [...]
repas apaisant à merveille cette faim qui me tenaille. Ou encore, supposons qu’à (Le Petit Robert). C’est le
l’état de veille j’aie désiré la copine de mon ami, mais sans que ce désir parvienne à cas d’une emme qui
appelle involontairement
ma conscience (qui l’interdit). La nuit venue, je rêve que je fais l’amour avec elle ou
son nouvel amoureux du
avec une autre femme qui porte son prénom ou le même type de vêtements. Ce
nom de son ancien amant
deuxième exemple illustre que les rêves, parfois, expriment – d’une manière plus ou auquel elle pense encore.
moins voilée – des tendances ou des désirs incon-
scients, en général réprimés à l’état de veille, Freud distingue dans le rêve un contenu manieste, c’est-à-dire
donc contrariés dans leur cours par les exigences les souvenirs que nous en avons au réveil et que nous pouvons
de la morale ambiante. raconter – il le qualife de « açade derrière laquelle se dissimule
le ait réel » –, et un contenu latent, lourd de signifcations, qu’il
est possible d’interpréter « avec le secours des associations
15. Abrégé de psychanalyse, p. 17.
que le rêveur lui-même ajoute aux éléments du contenu
manieste » (Abrégé de psychanalyse, p. 33).
16. Ibid., p. 13.
194 Chapitre 6
C’est par l’étude du rêve que Freud découvre l’importance capitale de l’inconscient dans
la vie psychique de l’être humain : une couche proonde du psychisme échappe à notre
conscience. Tous les phénomènes psychiques ne sont donc pas conscients, et le
rêve constitue la « voie royale » permettant de rejoindre et d’étudier l’inconscient.
cette épreuve, il est alors reoulé au niveau inconscient (Ics). Mais si cet acte psy-
chique ranchit cette épreuve, « il entre dans la deuxième phase et appartient désor-
mais au deuxième système que nous décidons d’appeler le système Cs19 ». Le
conscient (Cs) représente tous les phénomènes psychiques immédiatement pré- Conscient
sents à l’esprit. Situé à la limite du psychisme humain, le niveau conscient n’occupe Ensemble des aits psy-
qu’une inme partie de ce dernier. Grâce à sa relation directe avec le monde exté- chiques (pensées, souve-
rieur, il est responsable de la perception sensorielle et de la motricité : nirs, émotions, etc.) qui
sont directement acces-
Le devenir-conscient est avant tout rattaché aux perceptions que nos organes sen- sibles à la conscience,
soriels acquièrent du monde extérieur. […] Cependant nous recevons aussi des dont la personne se rend
inormations conscientes venant de l’intérieur du corps, les sentiments, qui ont compte et qui constitue
même sur notre vie d’âme une infuence plus impérieuse que les perceptions ex- les pensées courantes.
ternes, et dans certaines circonstances les organes sensoriels livrent aussi des Par exemple, l’étudiant qui
sentiments, des sensations de douleur, en dehors de leurs perceptions spéci- lit ces lignes est conscient
ques. Mais […] ces sensations, ainsi que nous les appelons pour les diérencier de sa lecture : il se rend
des perceptions conscientes, partent également des organes terminaux […]20. compte qu’il pense actuel-
lement aux mots qu’il est
Revenons à la représentation reoulée du meurtre du directeur dont nous parlions en train de lire.
précédemment. Il se peut que cette représentation, parce qu’elle a été censurée, ne
parvienne pas tout de suite à la conscience de l’étudiant, mais qu’elle soit susceptible
de devenir consciente sans trop de résistance et dans la mesure où certaines condi-
tions sont remplies. Freud donne le nom de système « préconscient » (Pcs) à cette
phase par laquelle un acte psychique a la possibilité de devenir conscient. Le
préconscient représente donc les phénomènes psychiques, ou aects, absents de Préconscient
l’esprit, mais qui peuvent être plus ou moins acilement ramenés à la conscience grâce Ensemble des aits psy-
au langage, soit accidentellement ou par un eort de la volonté. La mémoire peut aussi chiques (pensées, souve-
donner accès à l’univers du préconscient, alors qu’elle ne peut permettre d’entrer en nirs, émotions, etc.) qui
contact avec le contenu proondément reoulé dans l’inconscient. peuvent être acilement
ramenés à la conscience,
Comme nous avons pu le constater, la première topique reudienne permet de déter- avec un certain eort. Par
miner les diérents niveaux du psychisme humain ainsi que leur contenu (voir le exemple, le ait de se
tableau 6.1). On qualie la première topique de statique, car elle n’ore pas un rappeler le numéro de
téléphone d’une personne
modèle de compréhension dynamique et complet du comportement humain21.
à qui on veut passer un
coup de fl, de se remé-
morer des souvenirs
Tableau 6.1 Le contenu des différents niveaux du psychisme humain selon Freud d’enance avec un vieil
ami retrouvé ou de se
Inconscient Préconscient Conscient souvenir de certains
concepts théoriques de
■ Pulsions ■ Souvenirs ■ Pensées courantes ce livre au cours de la
■ Actes manqués et lapsus ■ Apprentissages ■ Perception et motricité rédaction d’une disserta-
tion en philosophie.
■ Rêves ■ Connaissances
■ Mécanismes de déense
■ Contenus reoulés
Le Ça
Ça Freud donne le nom de Ça (das Es en allemand, id en latin) à la partie la plus an-
Partie du psychisme qui –
cienne et primitive de l’appareil psychique. Le psychisme d’un nouveau-né n’est
n’étant pas consciente
de la réalité extérieure –
d’abord que le Ça inorganisé, c’est-à-dire tout ce qu’il « apport[e] à la naissance 23 ».
représente les instincts, Le Ça constitue le « noyau de notre être24 » ; il correspond au réservoir d’énergie
les pulsions ainsi que la inconsciente du psychisme. En eet, le Ça possède dès la naissance la totalité de
satisfaction immédiate et l’énergie psychique disponible et l’utilise pour la satisaction immédiate des besoins.
inconsidérée des besoins. Le Ça ne sait pas attendre, ni tolérer les rustrations.
Le Ça et le principe de plaisir
Le Ça répond au principe de plaisir, c’est-à-dire qu’il cherche constamment à retrou-
ver l’état de bien-être qui existait avant que le besoin apparaisse. En cela, il est inca-
pable d’attendre et exige que toute pulsion soit immédiatement satisaite sans égard
à rien d’autre qu’à ce principe. Le principe de plaisir est un processus primaire
d’accomplissement du désir qui ne tient compte d’aucune règle, norme ou logique.
C’est comme si une pulsion nous poussait à satisaire nos désirs dans l’immédiat, de
açon égoïste et inconsidérée, sans que nous pensions à nous protéger contre ce qui
pourrait menacer la sécurité de notre personne ou des autres, ou encore compro-
mettre l’ordre moral et social en vigueur. Par exemple, un père qui commet des gestes
incestueux envers sa jeune lle ne répond qu’aux injonctions de son Ça. Ou encore,
le comportement d’un étudiant qui ait la ête toute la nuit sans penser à étudier pour
l’examen du lendemain matin constitue un autre exemple de l’infuence du Ça.
Notons que « le reoulé exerce, en direction du conscient, une pression continue, qui
doit être équilibrée par une contre-pression incessante. Maintenir le reoulement
suppose donc une dépense constante de orce ; le supprimer, cela signie, du point
de vue économique, une épargne 26 ». Tout au long de notre développement, le reou-
lement exige donc de notre psychisme une dépense d’énergie qui pourrait être utili-
sée à d’autres ns. Mais quelle est l’origine du reoulement, qu’est-ce qui en est la
source ? Reprenons l’exemple du nourrisson qui éprouve une aim subite. Ses
parents lui apprendront tôt ou tard à se discipliner, à cesser de pleurer et de crier,
et à attendre patiemment qu’ils soient disponibles pour le nourrir. Plus tard, ils lui
montreront à contrôler ses besoins naturels : la régularité et la propreté seront
exigées de lui. Ils lui enseigneront ensuite qu’il est incorrect de briser ses jouets,
d’être agressi envers ses camarades ou de aire des crises de violence. Ses satisac-
tions autoérotiques pourront aussi lui être interdites. Bre, ses parents lui inculque-
ront l’ensemble des valeurs et des règles particulières à la société dans laquelle il
grandira et qui, de açon générale, s’opposent à l’actualisation spontanée des pul-
sions. Toutes ces tendances sexuelles ou agressives réprimées par l’éducation
seront reoulées dans les proondeurs de l’inconscient.
L’inconscient est la seule qualité qui domine dans le ça. [...] À l’origine, tout était
ça, le moi s’est développé à partir du ça du ait de l’infuence du monde extérieur
qui s’est poursuivie. Durant ce lent développement, certains contenus du ça sont
passés dans l’état préconscient et ont ainsi été admis dans le moi. D’autres
sont restés inchangés dans le ça, constituant son noyau dicilement accessible.
Mais, durant ce développement, le moi jeune et sans orce a de nouveau reporté
dans l’état inconscient certains contenus qu’il avait déjà admis, les a abandonnés,
Le Moi
Moi Freud donne le nom de Moi (das Ich, ego) à cette « raction de notre psychisme », à
Partie du psychisme qui – cette mince « surace » coincée à la limite de l’inconscient, de la réalité extérieure et
étant consciente de du Sur-Moi, et à laquelle correspond en partie la qualité de conscient.
la réalité – représente la
raison, le « réalisme », Au contact du monde extérieur, le Moi s’est développé à partir d’une transormation
la prudence et la sécurité. du Ça. Le Moi possède la capacité d’être à proximité de la réalité extérieure et en
contact avec elle, et il est en mesure d’aider le Ça à éliminer ses tensions d’une
manière réaliste et acceptable. Ainsi, tôt dans la première année de la vie de l’enant,
le Moi obtient une petite quantité d’énergie du Ça et s’en sert pour tester la réalité,
c’est-à-dire pour voir si les demandes du Ça sont compatibles avec les possibilités
oertes par le milieu extérieur. Le Moi a besoin de l’aide du monde extérieur (par
exemple, le milieu amilial) afn de réprimer la orce de l’énergie pulsionnelle pen-
dant l’enance.
Voyons plus précisément les principaux rôles28 que Freud accorde au Moi :
1. le contrôle des mouvements volontaires ;
2. l’autoconservation ;
3. la relation avec le monde extérieur :
a) la connaissance des excitations ;
b) l’emmagasinage dans la mémoire des expériences liées aux excitations ;
c) la uite devant les excitations trop ortes ;
d) l’adaptation aux excitations modérées ;
e) l’action modifant de açon appropriée et à son avantage le monde extérieur.
En ce sens, le Moi est l’instance qui sert d’intermédiaire entre le Ça et les contraintes
du monde extérieur, ou encore entre le Ça et les exigences intériorisées dans
le Sur-Moi. « Tout comme le ça vise exclusivement le gain de plaisir, le moi est do-
miné par la prise en considération de la sécurité. Le moi s’est donné pour tâche
l’autoconservation, tâche que le ça semble négliger29. »
Dans le but de protéger son intégrité, le Moi peut donc inhiber, c’est-à-dire réprimer
délibérément et consciemment ou encore reouler inconsciemment, les pulsions
répréhensibles du Ça. Prenons comme exemple un jeune proesseur d’université qui
éprouve un désir sexuel ardent envers l’une de ses étudiantes qui ne cesse de le
troubler. Aussitôt le cours terminé, il peut, sans aire intervenir sa raison, signifer à
son étudiante l’immense désir qu’il ressent pour elle et même lui aire des avances
(obéir au principe du plaisir du Ça). À l’inverse, étant donné qu’il est et qu’il restera
son enseignant, il peut se dire qu’il serait bien imprudent de se laisser ainsi aller à
une impulsion déplacée. Conséquemment, il jugera préérable de diérer la manies-
tation de son désir et décidera d’attendre la fn de la session. Selon une autre possi-
bilité, il peut alléguer le statut de maître par rapport à celui d’élève, la possibilité
que le désir ne soit pas partagé, les risques qu’on apprenne une telle liaison et ceux
En raison de restrictions
30. Sigmund FREUD, Essais de psychanalyse, traduction André Bourguignon (dir.), Paris, Payot, liées au droit d’auteur, le
texte de cet extrait ne peut
coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1981, p. 271. être reproduit dans cette
31. Abrégé de psychanalyse, p. 10. version numérique. Pour
consulter cet extrait, se
32. À la fn de cet exposé, nous verrons que le reoulement des pulsions ne doit pas être exces- reporter à la page 199 de
si, sinon il risque d’entraîner une névrose. l’ouvrage imprimé.
200 Chapitre 6
de perdre son emploi, etc., pour étouer dénitivement ce désir. Ici, le principe de
réalité du Moi sera donc appliqué et celui-ci agira en tant qu’instance inhibitrice. Et,
comme par magie, la semaine suivante, lorsque le proesseur reverra son étudiante,
son désir pour elle ne sera plus aussi pressant.
Sur-Moi
Partie du psychisme qui – Le Sur-Moi
étant hyperconsciente des Durant la longue période de l’enance que nous traversons et pendant laquelle nous
exigences morales de la dépendons de nos parents se orme une instance qui prolonge l’infuence de ceux-ci.
réalité – représente l’in- Freud appelle Sur-Moi (Über-Ich, super-ego) cette instance qui se modèle sur l’auto-
fuence de l’éducation et
rité parentale introjectée au cours de l’enance :
de la société à travers la
conscience morale et Ce n’est pas seulement la nature personnelle des parents qui exerce son eet, mais
l’idéal du Moi. aussi l’infuence perpétuée à travers eux des traditions amiliale, raciale et populaire,
Introjection ainsi que les exigences représentées par eux de tel ou tel milieu social. De même, le
surmoi accueille ultérieurement, au cours du développement de l’individu, des
Mécanisme de déense
contributions émanant des successeurs et des personnes substitutives des parents,
décrivant le processus
tels que les éducateurs, les modèles publics, les idéaux vénérés dans la société34.
inconscient par lequel
l’enant incorpore dans sa L’instance psychique sur laquelle reposent les exigences introjectées de la société
personnalité ce qui pro-
et ses interdits est donc le Sur-Moi. Selon Freud, le Sur-Moi démontre souvent une
vient d’autrui. C’est le cas
d’un enant qui s’appro-
sévérité beaucoup plus grande que celle des parents réels ou des personnes les
prie les comportements et représentant. Il met en place un « code moral » exigeant et étroit. Par exemple, le Sur-
les valeurs des parents Moi ne juge pas uniquement l’individu sur les actes accomplis, il considère aussi les
et les intègre à son Moi et intentions et les pensées non encore actualisées. En ce sens, le Sur-Moi représente
à son Sur-Moi. l’idéal du Moi.
remonte lui-même à l’infuence des parents, des éducateurs, etc., nous en appren-
drons plus sur sa signication si nous nous tournons vers ses sources. En règle
générale, les parents et les autorités qui leur sont analogues suivent dans l’éduca-
tion de l’enant les prescriptions de leur propre surmoi. Quelle que soit la açon
dont leur moi a pu s’arranger de leur propre surmoi, ils sont sévères et exigeants
dans l’éducation de l’enant. Ils ont oublié les dicultés de leur propre enance, ils
sont satisaits de pouvoir à présent s’identier pleinement à leurs propres pa-
rents, qui, en leur temps, leur ont imposé ces lourdes restrictions. C’est ainsi que
le surmoi de l’enant ne s’édie pas, en ait, d’après le modèle des parents mais
d’après le surmoi parental ; il se remplit du même contenu, il
devient porteur de la tradition, de toutes les valeurs à l’épreuve
du temps qui se sont perpétuées de cette manière de génération
en génération 35.
Et c’est dans cette mesure qu’on peut dire que le Sur-Moi est la conscience morale d’un
individu. En voulant reléguer dans l’inconscient les pulsions sexuelles et agressives
jugées excessives ou indécentes, donc en exigeant de réréner les satisactions non
permises par notre culture (tabous et interdits), le Sur-Moi joue un rôle de censure.
Nous le « ressentons, dans ses onctions judiciaires en tant que notre conscience mo-
rale36 » qui surveille l’autre instance psychique, le Moi, lui donne des ordres, le dirige,
le menace de châtiment, exactement comme les parents
Freud se serait-il inspiré de Platon qui divisait l’âme hu- dont elle a pris la place. Le Sur-Moi n’a cependant pas
maine en trois éléments distincts ? L’élément concupiscible qu’un rôle répressi. Il représente aussi le niveau des
(le Ça), étant attaché aux plaisirs des sens et aux appétits aspirations et notre tendance à la perection.
inférieurs, occupe « le plus gros de l’âme et, par nature, est
le plus insatiable de s’enrichir » (La République, IV, 442a).
L’élément rationnel (le Moi), participant au Monde des La dynamique de la personnalité ou la
Idées, se devra de « commander en tant qu’il est sage et recherche de l’équilibre entre le Ça, le
que pour l’âme tout entière, il est une providence supé-
rieure » (Ibid., IV, 441e). Il saura résister à l’appel des désirs Moi et le Sur-Moi
et des pulsions. L’élément cœur (le Sur-Moi) est, « pour la Cette description des trois instances de l’appareil
fonction raisonnante, un auxiliaire naturel à moins d’avoir psychique (voir le tableau 6.2) peut être complétée
été complètement corrompu par une mauvaise éducation » par un dernier passage des Nouvelles Conférences sur
(Ibid., IV, 441a). Étant porté vers le Bien et le Beau, il la psychanalyse où Freud explique la relation dyna-
« prendra les armes pour soutenir le parti de la raison » mique entre ces trois instances et la manière dont le
contre les désirs.
Moi est contraint de « servir trois maîtres sévères » :
Un proverbe met en garde de servir deux maîtres à la ois. Le pauvre moi est
dans une situation encore pire, il sert trois maîtres sévères, il s’eorce de
concilier leurs revendications et leurs exigences. Ces revendications divergent
toujours, paraissent souvent incompatibles, il n’est pas étonnant que le moi
échoue si souvent dans sa tâche. Les trois despotes sont le monde extérieur, le
surmoi et le ça. […] Il [le Moi] se sent entravé de trois côtés, menacé par trois
sortes de dangers auxquels il réagit, en cas de détresse, par un développement
d’angoisse. De par son origine qui provient des expériences du système de per-
ception, il est destiné à représenter [vertreten] les exigences du monde exté-
rieur mais il veut être aussi le dèle serviteur du ça, rester en bons termes avec
lui, se recommander à lui comme objet, attirer sur lui sa libido. Dans son eort
de médiation entre le ça et la réalité, il est souvent contraint de revêtir les
ordres ics du ça avec ses rationalisations pcs, de camoufer les confits du ça
avec la réalité, de aire accroire, avec une insincérité diplomatique, qu’il tient
compte de la réalité, même si le ça est resté rigide et intraitable. D’autre part, il
est observé pas à pas par le rigoureux surmoi qui lui impose certaines normes
de son comportement, sans tenir compte des dicultés provenant du ça et du
monde extérieur, et qui au cas où elles ne sont pas respectées, le punit par les
sentiments de tension que constitue l’inériorité ou la conscience de la culpabi-
lité. Ainsi, poussé par le ça, entravé par le surmoi, rejeté par la réalité, le moi
lutte pour venir à bout de sa tâche économique, qui consiste à établir l’harmo-
nie parmi les orces et les infuences qui agissent en lui et sur lui, et nous com-
prenons pourquoi nous ne pouvons très souvent réprimer l’exclamation : « La
vie n’est pas acile ! » Lorsque le moi est contraint de reconnaître sa aiblesse, il
éclate en angoisse, une angoisse réelle devant le monde extérieur, une angoisse
de conscience devant le surmoi, une angoisse névrotique devant la orce des
passions logées dans le ça 37.
Tableau 6.2 Le contenu et le fonctionnement des trois instances de la personnalité selon Freud
Ça Moi Sur-Moi
Contenu Réservoir de l’énergie psychique : Pouvoir exécuti et décisionnel : Inuence de la société et de
pulsions, besoins, instincts, raison, test de la réalité, l’éducation : conscience morale
contenus reoulés et inconscients conscience et idéal du Moi
Fonctionnement Principe de plaisir Principe de réalité Principe de perection
38. Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation, traduction Charles et Jeanne Odier, Paris,
Presses Universitaires de France, 1971, p. 57.
204 Chapitre 6
Si nous tentons de dénir l’être humain tel que Freud l’a étudié, nous
pouvons dire que son essence est un amalgame confictuel de nature
(le Ça) et de culture (le Sur-Moi). À sa naissance, le petit humain est
d’abord entièrement sous le joug des pulsions. Il est exclusivement
orienté vers la satisaction narcissique de ses besoins. Il n’est pas en
mesure de peser le pour et le contre avant d’agir (nature). Puis, mis
en ace de la réalité culturelle environnante, il est contraint graduel-
lement de domestiquer ses pulsions qui vont à l’encontre des valeurs,
des normes et des règles de la société (culture). C’est par l’intermé-
diaire de la socialisation que la culture tentera de maîtriser, en la ré-
primant en grande partie, sa nature biologique.
L’homme idéal, pour Freud, sera celui qui aura réussi à maîtriser ses pulsions par la
volonté et la raison (le Moi), ces dernières ayant été appuyées par le Sur-Moi dans
leur tâche de contenir les pulsions. Maîtriser ses pulsions ne veut cependant pas
dire les supprimer. Car, sous peine de voir naître et se développer une névrose, il ne
aut pas anéantir toutes les « exigences pulsionnelles » du Ça en se mettant exclusi-
vement sous la domination des exigences morales du Sur-Moi trop dures et sévères.
« Une action du moi est correcte, écrit Freud, dès lors qu’elle répond en même temps
aux exigences du ça, du surmoi et de la réalité, donc qu’elle sait réconcilier leurs
diérentes revendications 40 . »
Freud aujourd’hui
Freud et le problème de la guerre
La problématique contemporaine que nous aimerions mettre en rapport avec la
théorie reudienne est celle de la guerre. Freud peut nous aider à mieux comprendre
le phénomène de la guerre en le juxtaposant à celui de la civilisation.
Le premier génocide du XXe siècle ut celui de plus de 1 million d’Arméniens qui
urent éliminés de l’Asie Mineure considérée comme le oyer exclusi du peuple turc.
Les Khmers rouges, sous le régime de Pol Pot, ont perpétré, d’avril 1975 à décembre
1978, un génocide sélecti au cours duquel 2 millions de Cambodgiens ont été tués.
À partir du mois d’avril 1992, les Serbes bosniaques ont utilisé tous les moyens (al-
lant jusqu’aux massacres) pour obliger les musulmans à quitter les villes et les vil-
lages du nord de la Bosnie. Cette entreprise a donné lieu à une expression nouvelle :
le « nettoyage ethnique ». Des camps de concentration entourés de barbelés ont été
mis en place pour qu’y soient enermés, torturés et assassinés les hommes musul-
mans ; quant aux emmes, elles ont été systématiquement violées sans être toujours
tuées… À l’évidence, la communauté internationale avait de nouveau aaire à un
génocide en Europe !
En août 1998, le régime taliban a tué entre 5 000 et 8 000 aghans en un seul mois 42 .
Au début du XXIe siècle, plus de 5 millions de personnes sont mortes de causes liées
au confit entre les milices tribales de la République démocratique du Congo44.
La guerre au Soudan a généré la mort de plus de 300 000 Darouriens depuis 2003,
massacrés par les milices à la solde du président-tyran El-Béchir45 .
La guerre d’Irak (2003-2011) menée par les États-Unis contre le régime de Saddam
Hussein aurait ait entre 426 369 et 793 663 morts, selon la revue scientique The Lancet 46.
Dès le début de l’année 2008, des violences interethniques ont embrasé le Kenya. En
2012, des combats y ont opposé deux groupes traditionnellement rivaux : les Borana
et les Gabra. Plus de 40 000 personnes ont dû uir les arontements d’une violence
inouïe. Des villages entiers ont été détruits, des puits empoisonnés, etc.47.
La guerre civile en Syrie, qui a débuté en 2010, oppose les insurgés (l’Armée syrienne
libre, soutenue par plusieurs États arabes et les États-Unis) aux troupes du président
Bachar Al-Assad (soutenues par le Hezbollah libanais, l’Iran et la Russie). Selon
l’ONU, ce confit aurait déjà ait 100 000 morts et plus de 1,8 million de réugiés48 .
En pleine Grande Guerre (1914-1918), Freud écrit ces mots qui témoignent d’un pro-
ond désenchantement :
[…] la guerre, à laquelle nous ne voulions pas croire, éclata et apporta la… désil-
lusion. Elle n’est pas seulement, en raison du puissant perectionnement des
armes oensives et déensives, plus sanglante et plus meurtrière qu’aucune
desEn raisonantérieures,
guerres de restrictions
mais liées aupour
elle est droitled’auteur,
moins aussile texte deacharnée,
cruelle, cet extrait
impi-
toyable, queêtre
ne peut toutes celles quidans
reproduit l’ont cette
précédée […] Cette
version guerre a suscité
numérique. notre désil-
Pour consulter
lusion pour deux
cet extrait, se raisons
reporter: laà aible
la pagemoralité,
207 dedans leurs relations
l’ouvrage imprimé.extérieures, des
États qui se comportaient à l’intérieur comme les gardiens des normes morales et,
chez les individus, une brutalité de comportement, dont on n’aurait pas cru que,
participant de la plus haute civilisation humaine, ils ussent capables49.
En ait, Freud considère que les orces irrationnelles et agressives sont tellement
puissantes chez l’humain qu’il y a peu de probabilités de voir triompher un jour les
En raison de restrictions
orces rationnelles. Malgré un tel pessimisme quant à la destinée de l’homme, Freud liées au droit d’auteur, le
croit au bienait de la civilisation, car « le maintien de la civilisation, même sur une texte de cet extrait ne peut
être reproduit dans cette
base aussi discutable, permet d’espérer que chaque génération nouvelle raiera la version numérique. Pour
voie à un remaniement pulsionnel continu, porteur d’une civilisation meilleure 51 ». consulter cet extrait, se
reporter à la page 207 de
l’ouvrage imprimé.
La philosophie qui sera présentée dans le prochain chapitre, l’existentialisme athée
de Jean-Paul Sartre, met l’homme devant la responsabilité de se construire soi-
même en tant que projet libre dans le monde.
L’essentiel
Sigmund Freud
Selon la psychanalyse reudienne, le psychisme humain est ormé de trois niveaux
psychiques (première topique dite statique : la théorie de l’inconscient). Première-
ment, l’inconscient (Ics) est animé par la pulsion de vie (Éros) et la pulsion de mort
(Thanatos) ainsi que par les représentations de pulsions refoulées. L’Ics constitue
la majeure partie du psychisme et détermine, à notre insu, notre comportement.
Deuxièmement, le conscient (Cs), responsable des perceptions sensorielles et de la
motricité, n’occupe qu’une infme partie du psychisme. Troisièmement, un niveau psy-
chique intermédiaire : le préconscient (Pcs) renerme les représentations, reoulées
ou non conscientes actuellement, mais qui peuvent être ramenées à la conscience.
La seconde topique apporte un éclairage dynamique : la théorie dynamique de la
personnalité. L’homme est sous le joug du Ça. Le Ça est la base primitive et incons-
ciente du psychisme. Il est dominé par les besoins primaires et sert de réservoir du
refoulé. Le Ça répond au principe de plaisir. Le Sur-Moi, qui représente l’idéal du Moi
et la conscience morale, vient contrarier les besoins du Ça en censurant la pulsion
interdite. Il répond au principe de perfection. Le Moi, représentant du principe de
réalité, est l’instance qui autorise ou non la satisaction de la pulsion. Ce aisant, il
négocie avec les pulsions du Ça et les pressions morales du Sur-Moi. C’est le Moi
qui contrôle ou canalise les pulsions du Ça en utilisant des mécanismes de défense
tels que le refoulement et la sublimation. Idéalement, un être humain équilibré voit
à contenir ses pulsions en les sublimant, c’est-à-dire en les modifant de açon à
leur donner des ormes socialement valorisées.
Réseau de concepts
Théorie de l’inconscient Théorie dynamique de la personnalité
Représentations de
pulsions refoulées Principe de plaisir
Principe Mécanismes
Préconscient (Pcs) de réalité Moi de défense
Principe de perfection
L’homme comme être régi par l’inconscient 209
Résumé de l’exposé
Freud et la naissance de l’être humain : il n’est pas rationnel, maître de
lui-même et libre comme le prétendait la philosophie
de la psychanalyse classique ; au contraire, il est dominé par des pul-
La vie de Freud sions inconscientes.
Sigmund Freud (1856-1939), médecin, neurologue,
psychanalyste et philosophe, a mis en place une L’inconscient (Ics)
œuvre monumentale qui a transormé à tout jamais Freud découvre que l’inconscient constitue la ma-
la compréhension qu’on se aisait de l’être humain jeure partie du psychisme et détermine, à notre
et de la civilisation. Freud proclame l’importance insu, notre comportement.
de l’inconscient, des expériences vécues dans l’en-
Les orces qui régissent l’inconscient : les pulsions
ance et de la sexualité chez l’humain.
Les pulsions, c’est-à-dire les poussées psychiques
Une époque riche en découvertes scientifques qui viennent du corps, alimentent l’Ics. Les deux
À la n du XIXe siècle et au début du XXe siècle, Freud pulsions ondamentales qui orment, à l’intérieur
adhère au courant positiviste et est porté par les de l’Ics, un processus dynamique de orces oppo-
recherches et les découvertes en sciences de la vie sées sont la pulsion de vie, Éros (pulsion d’amour
et en sciences humaines : la théorie évolutionniste et de création), et la pulsion de mort, Thanatos (pul-
de Darwin, la naissance de la psychologie scienti- sion d’agressivité et de destruction).
que avec Gustav Theodor Fechner, les ondements Les maniestations de l’inconscient
de la science bactériologique avec Louis Pasteur et
Freud soutient que l’inconscient d’une personne
Robert Koch, la création de la génétique par Gregor
peut se maniester de diverses açons, par exemple
Mendel, l’établissement du principe de conserva-
à travers ses rêves, ses actes manqués, ses lap-
tion de l’énergie par Hermann von Helmholtz.
sus et ses mécanismes de déense.
La psychanalyse Les mécanismes de déense
Freud met au point la psychanalyse ou « technique Le principal mécanisme de déense est le reoule-
de traitement analytique » qui permet, entre autres ment. Ainsi, le reoulement repousse dans l’Ics les
au moyen de la libre association d’idées et de l’ana- représentations de pulsions sexuelles ou agres-
lyse des rêves, d’examiner le passé du malade at- sives non acceptées par le milieu amilial et social.
teint d’une névrose, telle l’hystérie. À la aveur de Ces représentations de pulsions, qui ont été en
cette introspection, le patient peut retrouver le sou- quelque sorte oubliées par l’individu, n’en conti-
venir des traumatismes à l’origine de ses dysonc- nuent pas moins d’exister et d’infuer sur la conduite
tionnements. Ainsi, il pourra, à l’aide de l’analyste, de l’individu.
se réapproprier sa propre histoire.
En tant que théorie psychologique, la psychana- Le conscient (Cs) et le préconscient (Pcs)
lyse décrit et explique les processus psychiques à Le niveau conscient ne couvre qu’une minuscule
l’œuvre chez l’être humain. En ce sens, elle apparaît partie du psychisme humain. Il désigne tous les
comme un système théorique de compréhension et phénomènes psychiques immédiatement présents
d’explication de l’homme. à la conscience. Étant en relation directe avec le
monde extérieur, le système conscient est respon-
sable de la perception sensorielle et de la motricité.
La première topique reudienne :
la théorie de l’inconscient (ou Le niveau préconscient est composé des apprentis-
sages et des connaissances acilement accessibles
des trois niveaux psychiques) à la conscience. Le préconscient représente égale-
Une conception déterministe de l’être humain ment le niveau où un « état d’aect », c’est-à-dire la
Freud soumet une première théorie du psychisme représentation d’une pulsion reoulée, peut accéder
humain qui s’appuie sur trois instances psychiques : à la conscience grâce au langage (soit accidentelle-
l’inconscient, le préconscient et le conscient. Cette pre- ment ou par un eort de la volonté), à la mémoire
mière topique propose une nouvelle représentation ou encore à l’hypnose, aux rêves ou aux drogues.
210 Chapitre 6
Activités d’apprentissage
A Vérifez vos connaissances
1 Freud a mené des recherches à Paris avec Jean- 9 Quelles sont les deux pulsions qui, selon Freud,
Martin Charcot. Sur quelle maladie ces recher- dirigent notre vie psychique ?
ches ont-elles porté ?
10 Pour Freud, le Ça ne constitue pas le « noyau de
2 Selon Freud, la psychanalyse est une « tech- notre être » et ne répond pas non plus au prin-
nique de traitement analytique » qui ne cherche cipe de plaisir. VRAI ou FAUX ?
pas à déterminer les causes perturbatrices des
11 Selon Freud, la société, de açon générale, est
troubles mentaux. VRAI ou FAUX ?
très avorable à l’actualisation spontanée des
3 Quelles sont les deux nouvelles techniques d’in- pulsions. VRAI ou FAUX ?
trospection que la psychanalyse reudienne ex-
12 Le Sur-Moi, selon Freud, répond à deux sous-
périmente en vue d’atteindre l’inconscient ?
systèmes. Lesquels ?
4 La psychanalyse reudienne est un travail de
13 Selon Freud, quel est le complexe qui, une ois re-
courte durée qui nécessite quelques séances
oulé, participe au développement du Sur-Moi ?
seulement pour mettre à nu et interpréter les
causes qui ont perturbé la personnalité du pa- 14 Pour Freud, il n’est pas possible de s’aranchir
tient. VRAI ou FAUX ? de la domination des pulsions et ainsi de s’ap-
partenir en propre. VRAI ou FAUX ?
5 La conception de l’être humain élaborée par Freud
apparaît comme une théorie non déterministe. 15 À partir de ce que vous avez appris sur Freud,
VRAI ou FAUX ? indiquez laquelle des citations suivantes n’a pas
été écrite par lui.
6 Pour Freud, la psychanalyse est « avant tout un
art d’interprétation » qui permet de donner une a) « Le Sur-Moi représente toutes les contraintes
signifcation à l’être humain, à ses actes et à morales et aussi l’aspiration vers le perec-
ses paroles. VRAI ou FAUX ? tionnement ».
7 Selon Freud, le rêve ne constitue pas la « voie b) « […] l’idéal du moi satisait à toutes les exi-
royale » pour atteindre et étudier l’inconscient. gences posées à l’essence supérieure de
VRAI ou FAUX ? l’homme. »
c) « Nos déauts sont les yeux avec lesquels
8 D’après Freud, la plus grande partie de notre
nous voyons l’idéal. »
énergie psychique réside dans l’inconscient.
VRAI ou FAUX ?
212 Chapitre 6
Extraits de textes
Freud « Les trois instances de l’appareil psychique :
le moi, le ça et le sur-moi »
Le moi et le ça
[…] Il est acile de voir que le moi est la partie du ça qui a été modiée sous
l’infuence directe du monde extérieur par l’intermédiaire du Pc-Cs, qu’il est en
quelque sorte la continuation de la diérenciation supercielle. Il s’eorce aussi
5 de mettre en vigueur l’infuence du monde extérieur sur le ça et ses desseins, et
cherche à mettre le principe de réalité à la place du principe de plaisir qui règne
En raison de restrictions liées au droit d’auteur,
sans limitation dans le ça.
La le textejoue
perception depour
cetle moi
extrait nedans
le rôle qui, peut être àreproduit
le ça, échoit la pulsion. Le moi
représente ce qu’on peut nommer raison et bon sens, par opposition au ça qui
10 dans
a pour cette
contenu version
les passions. Toutnumérique. Pour
cela coïncide avec les consulter
distinctions populaires
bien connues, mais n’est juste que d’une açon moyenne ou idéalement.
cet extrait, se reporter à la page 213 de
L’importance onctionnelle du moi se manieste en ceci que, normalement, il lui
l’ouvrage
revient imprimé.
de commander les accès à la motilité. Il ressemble ainsi, dans sa relation Motilité
avec le ça, au cavalier qui doit réréner la orce supérieure du cheval, avec cette [...] Ensemble des
15 diérence que le cavalier s’y emploie avec ses propres orces et le moi, lui, avec mouvements propres
des orces d’emprunt. Cette comparaison nous conduit plus loin. De même que à un organe, à un
le cavalier, s’il ne veut pas se séparer de son cheval, n’a souvent rien d’autre à système [...] (Le Petit
aire qu’à le conduire où il veut aller, de même le moi a coutume de transormer Robert).
en action la volonté du ça, comme si c’était la sienne propre. […]
214 Chapitre 6
Cependant le sur-moi n’est pas simplement un résidu des premiers choix d’objet
du ça, mais il a aussi la signication d’une ormation réactionnelle énergique
contre eux. Sa relation au moi ne s’épuise pas dans le précepte : tu dois être ainsi
30 (comme le père), elle comprend aussi l’interdiction : tu n’as pas le droit d’être
ainsi (comme le père), c’est-à dire tu n’as pas le droit de aire tout ce qu’il ait ;
certaines choses lui restent réservées. Ce double visage de l’idéal du moi dérive
du ait que l’idéal du moi a ait tous ses eorts pour le reoulement du complexe
d’Œdipe, et même qu’il ne doit sa naissance qu’à son renversement. Le reoule-
35 ment du complexe d’Œdipe n’a évidemment pas été une tâche acile. Les parents,
en particulier le père, ayant été reconnus comme l’obstacle à la réalisation des
désirs œdipiens, le moi inantile en vue d’accomplir ce reoulement se renorça
en érigeant en lui ce même obstacle. Il emprunta d’une certaine açon au père la
40 orce nécessaire, emprunt qui est un acte extraordinairement lourd de consé-
quences. Le sur-moi conservera le caractère du père ; plus le complexe d’Œdipe
a été ort et plus son reoulement s’est produit rapidement (sous l’infuence de
En raison de restrictions liées au droit d’auteur,
l’autorité, de l’instruction religieuse, de l’enseignement, des lectures), plus
le texte de cet extrait ne peut être reproduit
sévère sera plus tard la domination du sur-moi sur le moi comme conscience
morale, voire comme sentiment de culpabilité inconscient. – D’où tire-t-il la
45 dans cette version numérique. Pour consulter
orce pour cette domination, et le caractère compulsionnel qui se manieste
Impératif comme impératif catégorique ? […]
catégorique cet extrait, se reporter à la page 214 de
Commandement, On a reproché d’innombrables ois à la psychanalyse de ne pas se soucier de ce
prescription incon- l’ouvrage
qui, dans l’homme,imprimé.
est supérieur, moral, suprapersonnel. Ce reproche était in-
ditionnelle d’ordre juste, du double point de vue historique et méthodique. Du premier point de
moral que l’esprit 50 vue, car, dès le début, c’est aux tendances morales et esthétiques dans le moi
se donne à que nous avons assigné ce qui donne impulsion au reoulement ; du second
lui-même. point de vue, puisqu’on ne voulait pas voir que la recherche psychanalytique ne
pouvait aire son apparition, comme le ait un système philosophique, avec
son appareil théorique complet et achevé, mais qu’elle devrait rayer progressi-
55 vement sa voie vers la compréhension des complications psychiques au moyen
de l’analyse, en leurs éléments, des phénomènes normaux et anormaux. Aussi
longtemps que nous avions à nous consacrer à l’étude du reoulé dans la vie
psychique, nous n’éprouvions pas le besoin de partager l’anxiété de ceux qui se
préoccupaient de savoir où nous avions laissé ce qu’il y a de supérieur en
60 l’homme. Maintenant que nous nous risquons à l’analyse du moi, nous pouvons
répondre à tous ceux qui, ébranlés dans leur conscience éthique, se sont récriés
qu’il doit pourtant y avoir dans l’homme un être supérieur : certainement, et
voici cet être supérieur, l’idéal du moi ou sur-moi, dans lequel se résume notre
relation aux parents. Petits enants, nous avons connu, admiré, redouté ces
65 êtres supérieurs, plus tard, nous les avons pris en nous-mêmes.
L’idéal du moi est donc l’héritier du complexe d’Œdipe et, de ce ait, l’expression
des plus puissantes motions et des plus importants destins de la libido du ça. Par
son édication, le moi a assuré son emprise sur le complexe d’Œdipe et, en même
temps, il s’est lui-même soumis au ça. Tandis que le moi est essentiellement re-
70 présentant du monde extérieur, de la réalité, le sur-moi se pose en ace de lui
comme mandataire du monde intérieur, du ça. Les conits entre le moi et l’idéal
reéteront en dernière analyse, nous sommes maintenant prêts à l’admettre,
l’opposition entre réel et psychique, monde extérieur et monde intérieur.
Ce que la biologie et les destins de l’espèce humaine ont créé et laissé dans le ça
75 est repris par le moi au moyen de la ormation d’idéal et revécu en lui sur le plan
individuel. Par suite de l’histoire de sa ormation, l’idéal du moi a les liens les
plus étendus avec l’acquis phylogénétique de l’individu, son héritage archaïque. Acquis
Ce qui a appartenu au plus proond de la vie psychique individuelle, la orma- phylogénétique
80
En raison de restrictions liées au droit d’auteur,
tion d’idéal en ait ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme humaine, cela au sens de Mode de formation
le texte de cet extrait ne peut être reproduit
notre échelle de valeurs. Mais ce serait peine perdue que de localiser l’idéal du
moi, ne ût-ce qu’à la açon dont nous avons localisé le moi, ou de vouloir le aire
des acquis et du
développement de
dans cette version numérique. Pour consulter
entrer dans l’une des comparaisons par lesquelles nous avons essayé de fgurer l’espèce humaine
au cours de
la relation du moi au ça.
cet extrait, se reporter à la page 215 de l’évolution.
Il est acile de montrer que l’idéal du moi satisait à toutes les exigences posées Héritage
85 l’ouvrage
à l’essence imprimé.
supérieure de l’homme. Formation substitutive qui remplace la nos- archaïque
talgie pour le père, il contient le germe à partir duquel toutes les religions se Ce qui est transmis
sont ormées. Lorsque le moi se compare à son idéal, le jugement qu’il porte sur à l’être humain
sa propre insufsance engendre le sentiment d’humilité religieuse auquel le depuis son origine
croyant en appelle dans sa erveur nostalgique. Au cours du développement primitive.
90 ultérieur, maîtres et autorités ont continué le rôle du père ; leurs ordres et leurs
interdictions sont restés puissants dans le moi-idéal et, sous orme de conscience
morale, exercent désormais la censure morale. La tension entre les exigences de
la conscience morale et les réalisations du moi est ressentie comme sentiment
de culpabilité. Les sentiments sociaux reposent sur des identifcations à d’autres
95 sur la base d’un même idéal du moi.
FREUD, Sigmund. Essais de psychanalyse, traduction André Bourguignon (dir.), Paris, Payot,
coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1981, p. 236-253.
FROMM, Erich. La Mission de Sigmund Freud, traduction Paul Alexandre, Bruxelles, Éditions
Complexe, 1975, p. 98-99.
Lectures suggérées
La lecture de l’une des œuvres suivantes est suggérée dans son intégralité ou en
extraits importants :
FREUD, Sigmund. Abrégé de psychanalyse, traduction Janine Altounian, Pierre
Cotet, Françoise Kahn, Jean Laplanche, François Robert, Paris, Presses Universi-
taires de France, coll. « Quadrige », 2012.
FREUD, Sigmund. Sur la psychanalyse. Cinq leçons données à la Clark University,
traduction Fernand Cambon, Paris, Flammarion, coll. « Champs Classiques », 2010.
FREUD, Sigmund. Essais de psychanalyse, traduction André Bourguignon (dir.),
Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2001.
Chapitre L’homme comme être libre
7 Sartre ou l’existentialisme athée
Jean-Paul Sartre
« Peut-être Sartre est-il une sorte de monstre. […] Il n’y en a pas tant que cela,
des monstres, dans l’histoire de la philosophie. Et celui-là, ce monstre-là, a
tout de même la particularité d’être le plus radical des penseurs de la liberté –
il a ce mérite, au moins, d’avoir produit la pensée contemporaine qui aura
poussé le plus loin, jusqu’au vertige, presque l’absurde, l’hypothèse de la liberté.
[…] Et c’est cela qui, au fond, me semble, chez lui, le plus précieux.
Bernard-Henri Lévy
»
Plan du chapitre
■ Sartre : un homme inscrit dans son époque
■ La conception sartrienne de l’être humain : l’homme comme être libre
■ Sartre aujourd’hui
218 Chapitre 7
1. Sartre a toujours utilisé le prénom « Jean-Baptiste » pour nommer son père. A-t-il voulu ainsi
oublier l’auteur de ses jours, en lui préérant son grand-père, Charles Schweitzer, qui a aimé
tendrement son petit « Poulou » (surnom donné à Jean-Paul) ?
2. Jean-Paul SARTRE, Les Mots, Paris, © Éditions Gallimard, 1964, p. 11.
3. Ibid., p. 181.
4. Ibid., p. 29.
5. Le thème de la mauvaise oi sera traité plus loin dans le présent chapitre.
6. Ibid., p. 22.
7. Ibid., p. 85. Jean-Paul louchait terriblement et avait une peau totalement grêlée.
L’homme comme être libre 219
a l’outrecuidance d’exercer sur lui une autorité paternelle. Qui plus est, cet inconnu
oblige la petite amille à quitter Paris pour La Rochelle, que Jean-Paul déteste
absolument.
Un beau jour, on lui apprend une bonne nouvelle : la amille rentre à Paris. Jean-Paul
retourne au Lycée Henri-IV. L’année suivante, il demande à être inscrit au Lycée Louis-
le-Grand qui ore une meilleure préparation au concours d’entrée à l’École normale
supérieure d’où sortent les plus prestigieux écrivains de France. Jean-Paul a pris sa
décision : pour gagner sa vie, il sera enseignant, et pour réaliser sa vocation, il sera
écrivain. À l’âge de dix-neu ans, Jean-Paul entre à l’École normale supérieure8. Pendant
ses quatre années d’études, il se dit heureux. Il découvre avec bonheur l’indépendance.
Il acquiert la réputation d’être un joyeux luron, avide de plaisanteries et de canulars à
l’endroit de ses camarades. Il semble peu préoccupé par ce qui se passe dans le monde.
8. En 1924, ils ne sont pas nombreux à être admis : cinquante-deux étudiants pour la France
entière !
220 Chapitre 7
L’originalité de Sartre réside dans le ait qu’il écrit de nombreux romans et pièces de
théâtre11 qui traduisent, par la voie de la ction, ses thèses philosophiques. Son
œuvre littéraire connaît la consécration lorsque le prix Nobel de littérature lui est
octroyé en 1964. Il reuse ce prix prestigieux, parce que, selon lui, « l’écrivain ne doit
pas se laisser institutionnaliser12 ». À ce sujet, quelques années plus tard, il dira : « Je
ne vois pas pourquoi une cinquantaine de messieurs âgés qui ont de mauvais livres
me couronneraient. C’est aux lecteurs à dire ce que je vaux. Pas à ces messieurs-
là13. » Même s’il décline l’honneur que ces « vieux messieurs » lui ont, c’est à sa pro-
duction littéraire que Sartre doit son immense popularité, car il aut bien admettre
que ses œuvres proprement philosophiques14 – denses, spécialisées et souvent
arides – ne sont guère accessibles à un large public.
Temps modernes, qui ait de l’écriture une action politique. Sartre et Beauvoir en
assumeront progressivement la direction. Sartre lutte contre l’antisémitisme. D’autre
part, anticolonialiste conséquent, il se prononce contre la guerre d’Indochine (1946-
1954). En 1952, Sartre devient « compagnon de route » du Parti communiste rançais,
mais il rompt son alliance quand la Hongrie est envahie par les troupes soviétiques
en 1956. Pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), il dénonce l’intervention rançaise
et la torture qui y est pratiquée.
Ardent déenseur des droits de l’homme, Sartre signe de nombreux maniestes pour
la déense des objecteurs de conscience, contre l’exécution de prisonniers poli-
tiques, contre l’action américaine au Viêtnam (1961-1973). En tant que président
exécuti, il participe au tribunal Bertrand Russell pour juger les activités de guerre
des États-Unis au Viêtnam. En mai 1968, Sartre appuie la contestation des étudiants
rançais, contestation qui se répandra comme une traînée de poudre dans le monde
démocratique. Les étudiants rançais contestent les institutions scolaires scléro-
sées, la hiérarchie omniprésente, les programmes rétrogrades, la transmission du
savoir par des moyens ancestraux, l’équipement désuet, etc. Sartre encourage l’ac-
tion contestataire de l’heure avec cette ormule qui sera par la suite inscrite sur tous
les murs de Paris : « Ce qu’il y a d’intéressant dans votre action, c’est qu’elle met
l’imagination au pouvoir. » Dans une entrevue accordée à des étudiants québécois à
Paris, Sartre se prononce contre la Loi des mesures de guerre, qui supprime les
droits civils au Québec lors de la crise d’Octobre (1970). Âgé de soixante-huit ans,
Sartre s’inscrit encore dans l’action en participant à la ondation du quotidien
« démocratique » de gauche Libération, qui se donne comme mandat d’interroger le
monde contemporain au nom de l’homme et de sa liberté.
Jean-Paul Sartre meurt le 15 avril 1980. Le jour de son enterrement, cinquante mille
personnes suivent son cortège unèbre dans les rues de Paris. Jean-Paul Sartre et
Simone de Beauvoir sont ensevelis côte à côte pour l’éternité au cimetière du
Montparnasse.
Ces philosophies, bien qu’elles divergent par le traitement qu’elles ont subir aux Existence
thèmes existentialistes, ont une préoccupation commune : l’existence de l’être humain Le fait d’être là, dans le
prise dans sa réalité et dans sa singularité concrètes. Les philosophies existentia- monde ; la réalité vivante,
listes interrogent directement l’existence humaine en vue de tirer au clair l’énigme vécue.
16. Dans le présent chapitre, nous n’aborderons pas cet aspect « tardi » mais notable de l’exis-
tentialisme sartrien.
222 Chapitre 7
que l’homme est pour lui-même. Elles sont, par dénition, des philosophies qui
cherchent à répondre aux questions que l’homme se pose sur sa propre existence.
Puisqu’elles prennent comme point de départ la subjectivité de l’individu engagé
dans l’expérience vécue, c’est l’être humain « dans le monde » qui les intéresse. En ce
sens, elles s’opposent aux doctrines idéalistes, qui ont tendance à dénir l’être humain
d’une manière abstraite et détachée de la vie concrète.
17. Søren KIERKEGAARD, Traité du désespoir, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1949, p. 10.
L’homme comme être libre 223
L’être humain est en situation en ce sens qu’il s’inscrit dans Selon une lecture déterministe, les hommes sont liés
des conditions d’existence concrètes ; il est visé par ce qui se par une chaîne d’événements antérieurs interprétés
passe dans l’instant ; il ait ace à des données qui sont déjà comme des causes expliquant et justifant leurs com-
là. Cela veut donc dire qu’il est lié par un ensemble de déter- portements actuels.
minismes héréditaires, économiques, sociaux et culturels.
Cependant, selon Sartre, l’homme néanmoins se ait, construit son essence, en se
choisissant librement par rapport à ces déterminismes (et donc en les surmontant
d’une certaine manière).
Le parcours de Jean Genet21 (1910-1986) est une bonne illustration de ce ait. Aban-
donné par sa mère à l’Assistance publique, condamné pour vol à l’âge de dix ans,
18. Descartes également accordait une place primordiale au « je », mais c’était le « sujet pensant »
qui était ainsi privilégié. Dans le cas de Sartre, c’est le sujet existant et vivant concrètement
que vise ici le « je ».
19. Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, Paris, Éditions Nagel, coll. « Pensées »,
1970, p. 22. (© Éditions Gallimard)
20. Rappelons que, pour Descartes, la nature de l’homme est la pensée : ce qui ait de lui un être
rationnel. Selon Rousseau, la nature de l’homme est la perectibilité : ce qui ait de lui un
être qui a été transormé par la société. Selon Nietzsche, la nature de l’homme se situe dans
son corps et sa « vitalité » : ce qui ait de lui un être qui doit se dépasser par l’afrmation de
ses désirs et passions.
21. Sartre a publié chez Gallimard, en 1952, un essai sur Jean Genet intitulé Saint Genet, comé-
dien et martyr.
224 Chapitre 7
Aucun caractère essentiel ne peut donc dénir l’homme. L’homme n’est pas, seul
Pour la philosophie l’individu existe, et en existant il se ait peu à peu. Ce n’est qu’après avoir existé, c’est-
classique, l’existence à-dire après avoir agi, que l’individu « se dénit peu à peu, et la dénition demeure
désigne le fait d’être, ouverte23 ». Selon Sartre, l’individu n’a pas d’« essence » préétablie ; autrement dit, il n’a
c’est-à-dire la réalité pas de qualités ou de caractéristiques innées : ce sont ses actions, ses projets et ses
vivante, vécue, par choix qui dénissent ce qu’il sera (son essence).
opposition à l’essence,
qui dit ce qu’est une Parce que l’existence précède l’essence, l’homme est libre. C’est le primat de l’exis-
chose, ce qui consti- tence qui rend possible et nécessaire cette liberté.
tue sa nature intime.
Exister, c’est être libre ; être libre, c’est choisir
On ne peut comprendre la conception de la liberté avancée par Jean-Paul Sartre
sans rappeler ses positions religieuses. En eet, l’existentialisme sartrien est rigou-
reusement lié à l’athéisme :
Si Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en ace de
« Toute conscience est conscience de quelque chose. » nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre
Sartre reprend cette idée du philosophe allemand conduite. Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant
Edmond Husserl. La conscience se rapporte entièrement nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justi-
aux objets dont elle est la saisie : elle n’est rien d’autre, cations ou des excuses. Nous sommes seuls et sans ex-
d’ailleurs, que cette saisie, et donc qu’un perpétuel cuses. C’est ce que j’exprime en disant que l’homme est
mouvement qui l’amène au-dehors d’elle-même. condamné à être libre24.
C’est ce que Sartre appelle « l’intentionnalité » de la
conscience, l’intention décrivant assez bien cette es- La liberté constitue la conséquence ondamentale d’une
pèce de mouvement de la conscience portée hors d’elle- position athée cohérente. Sartre postule la liberté comme
même, visant quelque objet ou avenir qui la dépasse. principe premier de l’action et de la réfexion. L’être humain
ne peut qu’être libre, car sa conscience possède la capacité
de viser des possibilités qui ne sont pas déjà présentes
Causalité dans une situation donnée, et qui échappent donc à la causalité, se libérant du coup
[...] Rapport, relation de des déterminismes dont elle pourrait être l’objet. En d’autres termes, parce qu’elle
la cause à l’effet qu’elle parvient à voir et à vouloir autre chose que ce qui existe dans le présent, la conscience
produit [...] (Le Petit enlève aux déterminismes leur orce contraignante et ait d’eux de simples infuences
Robert). par rapport auxquelles l’être humain doit se situer avant d’agir. Par conséquent, les
seules limites de sa liberté sont celles qu’il se donne lui-même.
La liberté, chez Sartre, ne constitue pas un cadeau, elle n’est pas un droit. C’est un
reçu malgré nous, une donnée qui nous colle à la peau, qui nous enveloppe
entièrement et qui, au pis aller, nous étoue parce qu’elle nous oblige continuelle-
ment à nous construire.
Pour Sartre, être libre, ce n’est pas choisir entre des valeurs
La liberté sartrienne n’a rien à voir avec les pouvoirs
universelles (le vrai plutôt que le aux, le bien plutôt que
infnis du libre arbitre de Descartes. Descartes sous-
le mal) ; c’est, au contraire, me choisir moi-même dans le crit aux valeurs universelles, valables a priori (c’est-
monde en aisant concrètement un choix, car, nous venons à-dire avant toute expérience) pour tous les hommes
de le voir, il n’y a de liberté que dans la mesure où un geste, et pour toutes les époques. La volonté cartésienne
un acte libre est exécuté. Or, il y a nécessité pour l’homme de doit choisir le vrai et agir selon le bien, pouvoir im-
se choisir perpétuellement. Selon Sartre, l’individu qui pré- mense certes, mais pouvoir théorique détaché des
tend ne pas pouvoir choisir est un lâche ou un salaud. Rien conditions de l’existence.
ne peut venir à l’homme à moins que ce ne soit délibérément
choisi. Être libre, c’est même être obligé de choisir, car il
« n’est pas possible [...] de ne pas choisir [...] ; si je ne choisis pas je choisis encore26 ».
Je choisis alors de ne pas choisir. Sartre donne l’exemple suivant. En ace de ma situa-
tion d’être sexué, je suis dans l’obligation de choisir une attitude : j’ai des relations
sexuelles avec un être de l’autre sexe, ou bien avec un être du même sexe, ou encore
je suis bisexuel ; je m’inscris dans des rapports sexuels monogames, ou bien je privilé-
gie les relations multiples ; je me limite à l’autoérotisme, ou bien je reste chaste. Or, si je
m’abstiens d’actualiser ma sexualité, je ne peux dire que je n’ai pas choisi : j’ai choisi de
ne rien aire ; j’ai choisi de ne vivre en aucune manière ma « situation » d’être sexué.
En tant qu’être libre je ne peux pas ne pas choisir… Mais encore ? Sartre ajoute que
aire des choix, c’est toujours à divers degrés s’engager, ce qui, inévitablement, fnit
par limiter le nombre de choix restants possibles, puisque plus le temps passe, plus
j’ai choisi et exclu des possibilités, ce qui implique que j’ai moins la possibilité de tout
recommencer chaque ois : je ne peux plus, passé cinquante ans, devenir ballerine ou
violoncelliste de concert, par exemple. Non seulement je suis de plus en plus celui qui
a été ceci et qui a ait ces choix-là, mais les choix que j’ai aits m’engagent à en aire
logiquement d’autres qui m’interpellent et ace auxquels je me sens responsable.
Et puis il y a le ait que les autres me perçoivent et me chosient comme celui qui a
ait ceci ou cela, et je dois l’assumer, que je le veuille ou non. Par exemple, si mes amis
apprennent que, pendant des années, j’ai ait de l’évasion scale, ils me percevront
comme un raudeur et un citoyen irresponsable ayant reçu des services de l’État sans
en avoir payé ma juste part. Cependant, je peux décider d’être un citoyen honnête et
exemplaire en m’engageant à payer désormais la totalité de mes impôts.
La liberté en situation
La liberté sartrienne est une liberté « en situation ». Non seulement la liberté de l’être
humain se manieste dans des situations concrètes, mais elle n’est possible qu’en
situation. La « situation » est le cadre concret dans lequel la liberté s’exerce, cadre
qui ait évidemment réérence à des contraintes de toutes sortes : physiques, géo-
graphiques, culturelles, politiques, amiliales, psychologiques, etc., et qui sont les
limites à partir desquelles le pouvoir de choisir existe. L’être humain a le choix
d’accepter sa situation, de la transormer ou de la reuser carrément. Aux yeux de
Sartre, le constat d’un homme résistant aux contraintes d’une situation est précisé-
ment le signe de l’existence d’une liberté, et c’est donc la liberté même de l’homme
qui, tâchant de dépasser le réel en se xant des ns, des buts, met en évidence ce qui
sera pour lui un obstacle et ce qui n’en sera pas un.
Dans L’Être et le Néant, Sartre relève et décrit les éléments ondamentaux de notre
situation dans le monde à partir de laquelle se manieste notre liberté. Voyons de
quoi il s’agit.
Ma place
Ma place, c’est mon « pays », le lieu que « j’habite », mon « emplacement » actuel par rap-
port aux choses qui m’entourent. Or, cette place, qui correspond, somme toute, à ma
situation dans l’espace, peut-elle être une restriction à ma liberté ? se demande Sartre.
D’abord, la place que j’ai reçue à ma naissance ne constitue pas une entrave à ma
liberté, puisque j’étais, comme nouveau-né et enant, dans l’impossibilité d’y réagir
et de choisir une autre place. Quant à la place que je prends actuellement, j’en suis
entièrement responsable. Car il dépend de mon unique liberté de ne pas me limiter
à mon être-là (c’est-à-dire le ait d’être là plutôt qu’ailleurs), mais de me situer par
rapport à ce que je veux ou non atteindre. En d’autres mots, c’est moi qui, librement,
donne une signication existentielle à la place que j’occupe ou à celle que j’occupe-
rai. Par exemple, je donnerai une signication existentielle à ma situation spatiale
présente si je reste, samedi soir, à ma table de travail pour préparer un examen au
lieu de aire la ête avec mes amis.
Ainsi, c’est notre liberté qui « ait apparaître notre emplacement comme résistance
insurmontable ou dicilement surmontable à nos projets27 ».
Mon passé
Mon passé constitue la deuxième caractéristique de ma situation dans le monde. Ce
passé pèserait, selon une lecture déterministe, de tout son poids sur l’orientation de
mon présent. Bien sûr, Sartre admet que les engagements passés peuvent infuer sur
le présent, mais seulement dans la mesure où j’ai constamment à les « ré-armer », à
les « ré-actualiser ». Je suis le seul à pouvoir « ré-assumer » à chaque moment la por-
tée de mon passé en lui donnant une signication par l’acte que j’exécute dans
27. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, Paris, © Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des
Idées », 1968, p. 576.
L’homme comme être libre 227
le présent. C’est moi seul qui éclaire mon passé à l’aide du projet que je suis et que
je lance dans l’avenir. En conséquence, je choisis mon passé. Je choisis le sens que je
veux bien donner à mon passé étant donné le choix que je ais de mon présent.
Mon passé ne détermine pas mon présent. À l’inverse, c’est en assumant en toute
liberté un projet de vie présent, qui s’oriente vers l’avenir, que je sélectionne, inter-
prète et réalise mon passé à la lumière de ce projet de vie présent. Par exemple, si
j’ai librement choisi, il y a quelques années, de m’engager dans une relation amou-
reuse unique, il n’en tient qu’à moi de ne pas aujourd’hui rejeter ce passé, de ne
pas le considérer comme mort, mais au contraire de le revivifer, de lui conérer
une valeur toujours actuelle en accomplissant des gestes pour aire grandir cet
amour unique.
Mes entours
Dès ma naissance, je suis jeté dans un monde d’existences di-
érentes de la mienne. Ces « choses-ustensiles » m’entourent et
révèlent leur imprévisibilité, leur complicité ou leur adversité :
ce sont les « entours ». En ait, les entours sont tout ce qui peut
m’arriver lorsque je ais quelque chose et qui peut être inter-
prété soit positivement, soit négativement.
Mon prochain
■ Le monde des autres
Ma situation concrète, c’est aussi vivre dans un monde où il y a autrui. Plus particuliè-
rement, en tant qu’existant, je me trouve en présence de signifcations (modes d’em-
ploi, panneaux indicateurs, ordres et consignes en tout genre) qui n’émanent pas de
moi-même, mais des autres. Est-ce que ces dernières constituent une limite externe
de ma liberté ? Bien sûr, ma liberté est toujours « encadrée » de l’extérieur par la situa-
tion dans laquelle j’évolue. Mais si mes possibilités de choix sont inévitablement li-
mitées ou du moins orientées par cette situation, ma capacité de choisir, elle, reste
entière. Certes, j’habite un « monde-là » peuplé de sens que je n’ai pas mis moi-même,
En d’autres mots, le regard d’autrui peut m’aider à m’atteindre. Pour savoir qui je
suis, j’ai besoin d’autrui ; il est celui qui me permet d’objectiver ma réalité. « Pour
obtenir une vérité quelconque sur moi, écrit Sartre, il aut que je passe par l’autre.
L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance
que j’ai de moi30. » L’autre me conère un caractère. Il est la « condition concrète »
de mon objectivité. Lorsque, pour me décrire, il utilise les qualités de « bon » ou de
« méchant », de « sympathique » ou d’« antipathique », etc., il tend à me conérer une
identité. Or, pour se connaître, il ne s’agit pas que « nous donnions plus de réalité à
ce qu’autrui nous apprend qu’à ce que nous pourrions apprendre par nous-même 31 ».
De toute açon, c’est toujours et seulement moi, à la lumière de mes propres fns, qui
accepterai ou non l’image de moi que me présente l’autre. Par le regard jeté sur moi,
l’autre est celui qui me confrme ou m’infrme à moi-même, en ce sens que c’est ma
liberté – et elle seule – qui me permet d’accorder ou non du crédit à ce que l’autre dit
de moi ou tente de aire de moi. « Nous ne sommes pas des mottes de terre glaise et
l’important n’est pas ce qu’on ait de nous mais ce que nous aisons nous-même de
ce que l’on ait de nous32 . »
« L’autre [est] une liberté posée en ace de moi qui ne pense et qui ne veut que pour
ou contre moi33 . » Dans l’une de ses pièces de théâtre les plus populaires, Huis clos,
Sartre situe en ener l’action de trois personnages imaginaires. Pour lui, l’ener n’est
pas un lieu de torture physique où l’on brûlerait éternellement. Dans Huis clos, l’ener
est représenté par un simple salon sans enêtre, avec uniquement trois auteuils pour
Garcin, Inès et Estelle, qui sont condamnés à rester seuls ensemble pour toujours.
Le sommet de la sourance pour l’être humain n’est pas dans la douleur physique ;
il est dans le voisinage des autres. « Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux
autres34 », dit Inès. En eet, selon l’existentialisme sartrien, l’autre est bourreau de
trois açons diérentes.
D’abord, les autres nous gênent, encombrent notre existence par le seul ait d’être
là, surtout quand c’est le hasard qui les y a mis et qu’aucune afnité ne nous lie à
eux. Les trois protagonistes de Huis clos ne se sont pas choisis et ne peuvent se dé-
aire des autres : ils sont là, en ener, pour l’éternité ! Et chacun n’a que le regard des
deux autres comme témoin et juge de ce qu’a été son existence. Aujourd’hui, le
milieu de travail peut ort bien illustrer cette problématique. Le travail que nous
aisons nous oblige à côtoyer quotidiennement des collègues. Qui sont-ils ? Des gens
que nous n’avons pas choisis, qui souvent ne nous ressemblent guère et avec
lesquels il nous est parois difcile de sympathiser. Mais ils sont là ; ils portent un
regard sur ce que nous aisons ; ils nous agacent, nous irritent, nous énervent.
Enfn, autrui me rend prisonnier de son regard. Il me « chosife », dira Sartre. Quand
autrui me juge d’une manière implacable, il est un sujet qui tente de me réduire à
l’état d’objet. Par le jugement qu’il porte sur moi, l’autre essaie de nier ou d’étouer
ma liberté en me rendant esclave de valeurs qui me qualifent de l’extérieur. Pour lui,
je suis, par exemple, intelligent ou stupide, beau ou laid, etc. Son jugement à mon
endroit est beaucoup plus qu’une simple opinion qu’il se ait de ma personne, car il
me conère un sens que je ne me suis pas donné moi-même. Je subis ce sens dans la
mesure où il m’est imposé par une liberté autre que la mienne. Je deviens, par le
regard de l’autre, ce quelqu’un, cette qualité ou ce déaut que je n’ai pas nécessaire-
ment choisi d’être. Bre, la liberté de l’autre appréhende librement ma liberté et tente
de la « paralyser » selon ses propres perspectives et orientations.
Les trois personnages de Huis clos se jugent constamment les uns les autres. Ils
connaissent l’angoisse inernale de devenir des personnes-choses par le regard de
l’autre. Sous ce regard, ils ne peuvent plus uir, fgés qu’ils sont par l’œil qui les voit.
« Ah ! Comme tu vas payer à présent, dit Inès. Tu es un lâche, Garcin, un lâche parce
que je le veux. Je le veux, tu entends, je le veux35 ! » L’ener de Huis clos, c’est notre
condition d’ici-bas où les autres nous condamnent à être ce qu’ils jugent que nous
sommes. Ainsi, lorsque quelqu’un, catégorique, me dit que je suis un salaud, un ingrat
ou un jaloux, je deviens cela à ses yeux ; désormais, pour lui, je ne suis que cela. Il me
34. Jean-Paul SARTRE, Huis clos, Paris, Gallimard, coll. « Le Livre de poche », 1967, p. 34.
35. Ibid., p. 73.
230 Chapitre 7
pétrie, me xe à tout jamais dans le rôle de salaud, d’ingrat ou de jaloux. Et c’est
pourquoi Sartre, par la bouche de Garcin, s’écrie à la n de Huis clos : « L’enfer, c’est les
Autres36. » Cet enfer, soyons-en certains, peut nous conduire à la haine d’autrui.
Cependant, il existe une porte de sortie. Il s’agit tout simplement de prendre sur moi
le point de vue de l’autre et de lui donner un sens à la lumière de mes propres ns.
Ici encore, la liberté m’accorde le pouvoir non pas de décider de la façon dont l’autre
me perçoit, mais d’accepter ou de refuser la dénition que l’autre m’attribue. Autrui
n’est donc pas une entrave à ma liberté, puisque je peux reprendre ou non à mon
compte les limites qui me sont imposées par la liberté de l’autre.
La liberté dont on parle ici est une valeur, c’est-à-dire un « idéal » que je souhaite
incarner dans la réalité, par des décisions et des actions, et qui concerne avant
tout, selon Sartre, l’« autonomie du choix », le pouvoir et le droit de décider moi-
même de ce qui me touche. Si je veux être libre, il faut que les autres acceptent de
me donner cette liberté, et ils ne me le permettront que dans la mesure où je leur
accorderai moi-même cette liberté. Car comment conserver ma « liberté » si je ne
contribue pas moi-même à la valoriser généralement, à travers mes choix et mes
relations avec les autres, et si les autres, réciproquement, ne la valorisent pas
concrètement ? Je ne peux, en dénitive, être libre que si un certain consensus
d’époque sur les manières de vivre cette valeur me permet de l’incarner vraiment.
Et il est clair pour Sartre que chaque individu participe, consciemment ou non, di-
rectement ou non, à l’établissement ou au relâchement de ce consensus.
Ma mort
Sartre, qui se réclame d’une position athée, note d’abord le caractère totalement
absurde de la mort. Avec la mort, les valeurs, les attentes et les comportements mis
en avant par l’individu tombent d’un coup dans le néant. Aussi, il serait vain de croire
que la mort peut donner un sens à la vie. Au contraire, elle lui enlève toute signi-
cation, car, pour qu’il y ait un sens, il faut que je puisse être là, comme subjectivité,
an d’en fabriquer un et de l’actualiser à la lumière de mon avenir. Or, n’étant plus
vivant, tout avenir m’est alors reusé ; conséquemment, je ne pourrai pas interpréter
ma mort. Lorsque j’existe, j’ai de açon constante à décider du sens de ma vie ; il est
carrément entre mes mains. La mort ait que, désormais, pour ma vie, les jeux sont
aits ; dès lors, ma vie est une vie faite, close, défnitivement ermée ; rien ne peut
plus lui arriver ; rien ne peut plus y entrer.
En outre, une ois mort, je suis condamné à n’exister que par autrui. En eet, ceux qui
restent, comme on dit, reprennent à leur compte les signifcations concernant ma
vie. Ils peuvent transormer celle-ci en échec ou en réussite, et je ne peux plus corro-
borer ni démentir l’interprétation qu’ils imposent à ma vie en m’annonçant par mon
ou mes projets. « Être mort, c’est être en proie aux vivants39. » La mort trace-t-elle
alors la limite fnale de ma liberté ? se demande Sartre. Pas nécessairement. Ce n’est
pas parce que les autres me voient mortel, ou encore parce qu’ils peuvent me dépos-
séder du sens que je donnais moi-même à ma vie (alors que j’existais), que la mort
est pour autant la contrainte ultime de ma liberté.
En ait, la mort n’est « rien d’autre que du donné » qui doit arriver ; elle n’est qu’une
situation limite inéluctable et absurde que j’intériorise comme étant ultime. En cela,
elle peut être considérée comme une limite qui hante ma liberté. Mais en réalité,
puisque ma conscience ne peut concevoir la mort, ni l’attendre, ni se projeter vers
elle, ma subjectivité est entièrement indépendante d’elle et « la liberté qui est ma li-
berté demeure totale et infnie 40 ». Certes, je n’ai pas le choix de ne pas mourir un Sa place, son passé,
jour. La mort ait partie de ma situation d’homme, mais la mort n’est pas, de mon ses entours, son
vivant, un obstacle à mes projets, car « je suis un libre mortel » qui échappe à sa mort prochain et sa mort
dans son projet même de vivre. Bre, la mort est néant, mais j’ai la liberté de vivre constituent la situa-
ma vie... en attendant. tion fondamentale de
tout homme, et c’est
En résumé, nous pouvons dire que la liberté ne devient eective qu’à partir du mo- uniquement dans
ment où l’être humain se mesure aux diérents éléments qui tracent sa situation cette situation et face
dans le monde. Dans L’Être et le Néant, Sartre éclaire sa conception de la liberté par à elle que l’être hu-
l’exemple de la mobilisation en temps de guerre : je n’ai pas choisi cette situation ; je main est libre. Il a le
ne suis pour rien dans le ait que mon pays se soit mis en guerre ; ce n’est pas moi pouvoir d’accepter ou
de refuser cette
qui, personnellement, ai déclaré cette guerre ; etc. Mais à l’égard de cette situation, il
situation.
m’est toujours possible de me choisir soldat combattant ou objecteur de conscience.
Autrement dit, si je ne me soustrais pas à cette guerre en désertant ou, à la limite,
en me suicidant, elle devient ma guerre, je
l’ai choisie, et j’en porte l’entière responsa-
bilité. « Vivre cette guerre, écrit Sartre, c’est
me choisir par elle et la choisir par mon
choix de moi-même 41. »
Le choix originel
Comment puis-je me dire « libre » d’être et de décider qui je suis (mon essence), alors
que je vois bien à quel point il peut être dicile, pour ne pas dire impossible, de
changer ? En eet, je ne suis pas acilement ce que je veux être ; il y a même une dis-
tance, parois inranchissable, entre ce que je suis et ce que je veux être, entre le
projet réel et la volonté consciente, pour le dire en termes sartriens. Sartre n’a jamais
cherché à éluder ce problème. Dans L’existentialisme est un humanisme, il écrit :
L’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. Non pas ce qu’il voudra être.
Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c’est une décision
consciente, et qui est pour la plupart d’entre nous postérieure à ce qu’il s’est ait
lui-même. Je peux vouloir adhérer à un parti, écrire un livre, me marier, tout cela
n’est qu’une maniestation d’un choix plus originel, plus spontané que ce qu’on
appelle volonté43.
Ainsi, le noyau dur de la personnalité d’un individu, qui détermine la nature de ses
ambitions, de son rapport aux autres et au monde résulte, selon Sartre, d’un « choix
originel », aussi appelé « projet ondamental » (dans la mesure où il s’agit du projet
que l’on a d’être et de devenir tel ou tel individu à travers le temps). Ce choix originel
se ait dans l’enance, vers l’âge de raison, au moment où l’enant découvre qu’il est
un individu, c’est-à-dire une personne unique et diérente de ses parents et de tous
les gens qui l’entourent. Il s’agit d’une découverte si marquante pour l’enant que les
circonstances particulières dans lesquelles elle aura lieu infuenceront de açon
durable l’idée qu’il se era de lui-même. Par exemple, un enant qui découvre son
existence individuelle dans une classe où il n’a pas d’amis pourra se percevoir
comme un être solitaire et mal aimé ; à partir de cette expérience, il pourra ou bien
choisir de aire sa vie sans se soucier des autres, ou bien, à l’inverse, devenir un
séducteur dans l’espoir de se aire accepter. Nul ne peut prévoir comment un indi-
vidu réagira aux circonstances qui président à la découverte de sa singularité : par
dénition, le choix originel relève de la liberté de chacun. Par ailleurs, il ne aut pas
penser que ce choix se ait une ois pour toutes, dans l’enance, et qu’il détermine
dès lors toute la vie d’un individu. Si c’était le cas, il audrait dire que l’être humain
a une essence qui précède largement son existence, idée que Sartre reuse. Au
contraire, l’individu doit reaire sans cesse son choix originel à travers le temps et
les circonstances qui changent, exactement comme nous devons renouveler, de
temps à autre, l’engagement, la conviction ou encore l’enthousiasme qui nous per-
mettent d’aller jusqu’au bout de n’importe quel grand projet. Or, puisqu’il aut reaire
ce choix et que, en théorie, rien ne nous empêche d’en aire un diérent et de chan-
ger la personne que nous sommes, pourquoi donc cela est-il si dicile ? Parce que le
choix originel est, en quelque sorte, un choix qui ne semble pas en être un. En eet,
nous ne sommes pas conscients de notre choix originel de manière « réfexive », mais
plutôt de açon « préréfexive », car il est l’angle de vue par lequel nous regardons tout
(y compris nous-mêmes), angle que nous avons choisi d’adopter sans nous rendre
compte qu’il s’agissait d’un choix et certainement sans réféchir aux conséquences
de ce choix. Quoi qu’il en soit, et même si le choix originel est dicile, il dépend de
nous et il s’avère donc toujours possible, consécutivement à une prise de conscience
Pour saisir toute la portée de cette conception de l’être humain, il aut bien com-
prendre la signifcation que Sartre accorde au mot « projet ». « Je suis un projet » ne
veut pas dire « je voudrais être quelqu’un » ou « je voudrais aire quelque chose », en
ce sens que j’entretiendrais des rêves vagues ou ormerais des vœux pieux sans ja-
mais exécuter la moindre action qui me dirigerait ou me confrmerait dans cette voie.
Évidemment, les actes accomplis découleront du choix originel qui est le mien,
L’être humain est un
c’est-à-dire de l’orientation générale que je donne à ma vie. J’actualiserai sans cesse
projet en ce sens qu’il
ce projet qui me défnira comme personne. Ce parti pris en aveur de l’existence ait est ce qu’il a projeté
que, pour Sartre, l’être humain se défnit par « l’ensemble de ses actes44 ». C’est à lui, d’être par ses actes.
et à lui seul, de tracer sa propre fgure dans le monde. À la question « Qui suis-je ? »,
tout existentialiste sartrien répondrait : « Je suis ma vie, c’est-à-dire tout ce que j’ai
ait jusqu’à présent, tous les actes que j’accomplis maintenant et toutes les “entre-
prises” que je erai dans l’avenir. »
Pour illustrer ce que Sartre entend par l’être humain en tant que projet, prenons
l’exemple de Julie, une étudiante qui terminera cette année une ormation en
sciences humaines au cégep. Lorsqu’elle était en 4e secondaire, Julie a ait le choix de
sa uture carrière : « Je veux être enseignante au primaire », s’est-elle dit, contente
de sa décision. Afn que son projet se réalise, elle a dû, pendant les deux dernières
années du secondaire, exécuter une série d’actes sans lesquels elle ne deviendrait
jamais enseignante : assister aux cours, remettre les travaux prescrits, passer avec
succès les examens, obtenir son diplôme d’études secondaires. Par la suite, il lui a
allu s’inscrire dans un cégep particulier et y être acceptée. Depuis, Julie a dû ac-
complir, mener à terme et réussir un ensemble de tâches par lesquelles elle s’est
construite peu à peu comme étudiante de cégep. Aujourd’hui même, en assistant à
un cours de philosophie, Julie se confrme à elle-même son projet d’études. Et si elle
veut encore devenir et, ultérieurement, être de ait une enseignante au primaire,
c’est-à-dire rester dynamique dans ce projet (du verbe latin projicare, « jeter au
loin »), il n’en tiendra qu’à elle de continuer de l’actualiser sans cesse.
L’être humain est totalement responsable de ses choix de vie, lesquels sont por-
teurs de valeurs.
Sartre, avons-nous dit, appelle l’être humain à se construire lui-même dans l’action.
Les actes accomplis le défnissent, et, ce aisant, il invente les valeurs qui donneront
un sens à sa vie. Car ces dernières ne sont pas déjà là dans le monde, oertes.
Aucune valeur, aucun sens n’est ourni d’avance. C’est l’homme qui, en agissant,
décide de ce qui importe pour lui parce que cela a du sens pour lui. Par exemple, si
je trouve un porteeuille contenant cinq cents dollars ainsi que diverses cartes iden-
tifant son propriétaire et que je le remette à ce dernier, je choisis alors de donner le
sens suivant à mon existence : elle sera vécue honnêtement.
Les actes que je choisis de aire, les engagements que je privilégie génèrent donc
des valeurs particulières qui rendront, à mes yeux, mon existence signifante.
Cela amène Sartre à dire que « l’homme, sans appui et sans secours, est condamné
à chaque instant à inventer l’homme 47 ».
En d’autres mots, cela signife que l’être humain que nous choisissons d’être par nos
actes propose un portrait de l’humain à nos semblables, portrait valable pour toute
l’époque dans laquelle nous vivons. C’est comme si je disais à mes contemporains :
« Ce choix de vie qui est le mien met en jeu une ou des valeurs que je vous propose
comme étant bonnes. » Sartre apporte l’exemple du choix individuel de se marier et
de onder une amille. « Même si ce mariage, dit-il, dépend uniquement de ma situa-
tion, ou de ma passion, ou de mon désir, par là j’engage non seulement moi-même,
mais l’humanité entière sur la voie de la monogamie49. » Ces propos de Sartre veulent
dire que mon propre choix (habiter avec un partenaire, lui être fdèle, avoir et élever
des enants, etc.) constitue un modèle de valeurs que tous pourraient adopter.
Par son existence même et les choix qu’il privilégie, l’être humain est engagé dans
son monde et dans son époque. Il choisit d’être ceci ou cela. Il l’afrme pour lui-
même et, simultanément, il propose à tous la valeur de ce choix. Les actes indivi-
duels que l’être humain accomplit lui permettent de se défnir à ses propres yeux,
mais, en même temps, ils se doivent d’être bons pour tous. Ainsi, nous sommes
responsables pour nous-mêmes et pour tous, car chaque acte humain présente une
idée de l’humanité. Cette responsabilité immense nous place devant l’angoisse.
Mais qu’est-ce que l’angoisse ? L’angoisse est l’inquiétude proonde vécue par l’indi-
vidu conscient de devoir construire pour lui et pour tous, sans modèle ni réérence,
un type d’humanité dont il est entièrement responsable.
L’angoisse est le sentiment d’être jetés dans un monde que nous n’avons pas choisi,
d’être plongés dans une existence ortuite, donnée pour rien, d’être une situation de
hasard ; d’où le sentiment d’absurdité lié à l’existence de l’homme. L’existence humaine
est absurde dans la mesure où elle est d’abord dépourvue de sens, où elle ne peut être
justifée de manière rationnelle. Je n’ai pas choisi de naître, et je suis assuré de mourir La facticité exprime
un jour. Sartre utilise le concept de facticité pour exprimer le caractère absurde, l’idée que l’existence
non nécessaire de l’existence de l’homme. « Ma acticité, [c’est] le ait que les choses individuelle est un fait
sont là simplement comme elles sont et que je suis là parmi elles52. » Par le caractère accidentel, sans
injustifable des choses posées là, et de moi existant parmi elles, je ressens la nausée53 : principe fondateur et,
conséquemment,
j’éprouve une espèce de malaise, de dégoût ace à ma propre existence et ace à l’exis-
absurde au départ.
tence des choses. Je me sens « de trop » dans un monde sans raison ni fnalité.
Ce n’est pas le monde extérieur qui constitue une menace et qui susciterait chez
moi l’angoisse. D’ailleurs, nous devrions à ce moment parler de peur plutôt que
d’angoisse. L’individu qui a peur craint tel objet ou telle situation du monde qu’il
appréhende comme un danger. Par contre, l’angoisse émane de la conscience.
Elle correspond à l’incertitude que connaît la conscience devant son avenir qu’elle
n’est pas encore, mais qu’elle est totalement libre de aire. En ce sens, l’angoisse
est la conscience de ne pouvoir aire autrement que d’être libre dans un monde
La mauvaise foi
Placé devant le choix d’adopter une attitude d’acceptation ou de reus ace à une si-
tuation donnée, placé devant l’obligation de proposer à tous la valeur
La mauvaise foi demeure pour l’être de ses propres choix, l’être humain éprouve de l’angoisse. Lorsque la
humain « une menace immédiate et conscience est incapable d’assumer la responsabilité du choix, et pour
permanente » : celle de refuser la liberté
uir l’angoisse qui en résulte, elle peut se dérober et choisir sans choi-
et l’angoisse devant les choix à faire.
sir. Nous avons aaire alors à la mauvaise foi54.
La mauvaise oi est défnie par Sartre comme « un mensonge à soi » : c’est comme si la
conscience se mentait à elle-même. Cependant, on est loin du « mensonge tout court » :
L’essence du mensonge implique, en eet, que le menteur soit complètement au ait
de la vérité qu’il déguise. On ne ment pas sur ce qu’on ignore, on ne ment pas lorsqu’on
répand une erreur dont on est soi-même dupe, on ne ment pas lorsqu’on se trompe55.
Le mensonge suppose une dualité entre moi qui trompe et autrui qui est trompé. Je
connais paraitement la vérité et je la cache ou la déorme à quelqu’un qui ne sait
pas. Avec la mauvaise oi, il s’agit d’autre chose, car le trompeur et le trompé se re-
trouvent dans la même personne :
Dans la mauvaise oi, c’est à moi-même que je masque la vérité. [...] On ne subit pas
sa mauvaise oi, on n’en est pas aecté, ce n’est pas un état. Mais la conscience
s’aecte elle-même de mauvaise oi. Il aut une intention première et un projet de
mauvaise oi56.
Mais comment, dans la vie, ait-on preuve de mauvaise oi ? Selon la philosophe sar-
trienne, il y a trois manières d’être de mauvaise oi.
Refuser de choisir
La mauvaise oi se manieste de diérentes açons. Une personne ait preuve de
mauvaise oi lorsqu’elle reuse de choisir. Afn de mieux cerner cette dimension de la
54. Un rapport peut être ait entre la mauvaise oi sartrienne et l’inconscient reudien. Reusant
« l’obscure chimie de l’inconscient », Sartre remplacerait en quelque sorte l’inconscient par
la mauvaise oi. La personne aisant preuve de mauvaise oi serait touteois consciente de ce
qu’elle ait ou dit, alors que l’inconscient travaillerait à son insu.
55. L’Être et le Néant, p. 86.
56. Ibid., p. 87.
L’homme comme être libre 237
mauvaise oi, Sartre examine une conduite particulière : celle d’une jeune emme qui
s’est rendue à un premier rendez-vous que lui a donné un homme57. Assise à la table
d’un caé, ace à cet homme, elle connaît paraitement les intentions de cet homme
et l’intérêt qu’il lui porte. Pour l’heure, elle s’attache seulement au ait que les propos
de son vis-à-vis sont discrets et respectueux. Au ond, elle ne tient pas à être unique-
ment objet de respect. Elle est sensible au désir que cet homme lui manieste, elle en
est même fattée, mais en même temps elle s’ousquerait d’un désir trop direct, trop
aché, qui ne s’adresserait qu’à son corps comme objet. Elle reuse donc de recon-
naître le désir pour ce qu’il est : elle ne le nomme pas et préère ne retenir que l’admi-
ration, l’estime, le respect que l’homme lui témoigne. Mais l’homme lui prend la
main. Retirera-t-elle sa main ou la lui laissera-t-elle ? Elle se doit de choisir. Si elle
abandonne sa main, elle s’engage en quelque sorte et participe au jeu de la séduc-
tion. Si elle la retire, elle rompt le charme. La jeune emme abandonne sa main
comme si elle ne s’apercevait pas qu’elle l’abandonne. Elle devient alors « tout es-
prit » : une personne, une conscience qui parle de la vie, de sa vie de açon tout à ait
détachée. Elle n’est plus son corps. « Et pendant ce temps, le divorce du corps et de
l’âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son parte-
naire : ni consentante ni résistante – une chose 58 . » De toute évidence, cette emme
est de mauvaise oi. Elle a constamment joué sur deux tableaux. Tout en se permet-
tant de jouir du charme de la situation, elle a réduit – pour la porter au-delà du désir
physique – la conduite de l’homme comme si elle n’était pas ce qu’elle était, comme
si elle était neutre, sans signication. Par mauvaise oi, cette emme reuse de
prendre position ace au firt de l’homme. Elle uit ce qui est eectivement en train
de se vivre. Par mauvaise oi, elle reuse d’engager sa personne dans un choix clair
et évident. Mais, notons-le, ce aisant, elle choisit de ne pas choisir.
sufsance. Il prend la commande : sa voix est brusque, hautaine. Mais à quoi joue-
t-il ? Il joue à être un garçon de caé. Cet individu ne montre pas ce qu’il est vraiment.
En jouant au garçon de caé, il se cache sa propre vérité et la cache aux autres.
En somme, si l’on veut être authentique dans une situation donnée, il aut choisir, il
aut assumer la responsabilité de son choix, il aut se montrer à soi-même et aux
autres tel que l’on est et non pas se laisser fger dans des rôles sociaux stéréotypés.
Sartre aujourd’hui
Sartre et la nécessité de l’engagement
Dans la biographie présentée au début de ce chapitre, nous avons insisté sur l’enga-
gement politique de Jean-Paul Sartre au cours de sa vie. L’engagement sartrien
correspond à la nécessité incontournable de donner du sens à ce qui nous entoure.
Nous avons la responsabilité de nous situer ace au monde que nous habitons en
acceptant ou en reusant ce que les autres y ont mis. Sartre a actualisé sa philoso-
phie en militant, entre autres, pour la libération des peuples opprimés, que ce soient
les Maghrébins60 ou les Noirs d’Amérique. Grâce à l’engagement sartrien et à celui de
millions d’autres personnes dans l’histoire, les États-Unis d’Amérique sont aujourd’hui
dirigés par un président noir qui exécute un
deuxième mandat. L’élection de Barack Obama
(quarante-quatrième président des États-Unis),
inconcevable encore à l’époque où militait Sartre,
prouve bien qu’il est possible de changer les
mentalités et les sociétés. Mais cela ne peut se
aire sans l’engagement d’individus et de groupes
qui déendent concrètement la liberté et l’égalité
pour tous. Ainsi, il a allu une lutte acharnée me-
née par des Aro-Américains et des sympathi-
sants à leur cause pour mettre fn à l’esclavage61
en Amérique : l’adoption du XIIIe amendement de
la Constitution américaine parrainée par le pré-
sident Abraham Lincoln62, la promulgation de la
loi du droit de vote des Noirs en 1964, la lutte
contre la discrimination raciale dans les écoles
et les lieux publics, les combats du mouvement
Martin Luther King organisa et mena des marches revendiquant les droits Black Power, le mouvement culturel Black is
civiques des Noirs aux États-Unis. beautiful de 1960, etc.
60. Les Maghrébins sont les Arabes de l’Arique du Nord (Marocains, Algériens, Tunisiens et
Libyens).
61. L’esclavage aux États-Unis commença en 1619 peu après l’installation des colons britan-
niques en Virginie.
62. Abraham Lincoln (1809-1865) consacra toute sa fnesse politique à obtenir une majorité à
la Chambre des représentants afn que soit aboli l’esclavage. Il ut assassiné par un acteur
sudiste anatique. Voir à ce sujet l’excellent flm Lincoln réalisé par Steven Spielberg.
63. Martin Luther King (1929-1968), un pasteur baptiste noir, lutta pour l’intégration des Noirs
dans la société américaine en recommandant la non-violence. Il ut assassiné le 4 avril 1968.
L’homme comme être libre 239
Aujourd’hui, dans les sociétés de consommation, les gens de tous les âges sont la
cible de l’industrie du vêtement. On met tout en œuvre pour que le plus grand
nombre suive la mode. Or, suivre la mode, ne serait-ce pas une conduite de mau-
vaise oi ? Suivre la mode peut, en eet, avoir pour onction de conjurer l’angoisse.
Cela procurerait une sécurité, qui consiste à voguer dans des « eaux connues » : pas
celles d’hier, ni celles de demain, puisqu’il s’agit toujours de la mode actuelle. Au
ond, être à la mode, c’est vouloir nous distinguer des autres en étant pareils à eux !
C’est « choisir » d’être diérents en étant pareils !
Être à la mode, c’est surtout nous présenter à nous-mêmes et aux autres dans l’appa-
rat d’un vêtement qui ne nous défnit pas toujours tels que nous sommes réellement.
Alors que nos vêtements devraient en principe témoigner de notre personnalité
propre, orce est de constater que certains se mentent à eux-mêmes et mentent aux
autres en portant des vêtements qui représentent une ausse image d’eux-mêmes.
Sommes-nous vraiment les vêtements que nous portons ?
L’existentialisme sartrien proclame que l’être humain est un projet libre ; il afrme
que c’est à l’homme de se aire lui-même et d’établir le sens. Or, une école de pensée –
qui sévit actuellement dans le monde occidental – s’oppose d’une manière irréduc-
tible à la philosophie sartrienne de la liberté. Il s’agit des théories déterministes, et
en particulier du behaviorisme skinnérien qui envisage l’être humain comme un
produit du milieu.
L’essentiel
Jean-Paul Sartre
Pour l’existentialisme athée sartrien, l’existence précède l’essence. Conséquemment,
l’homme est libre. La liberté est liée à la conscience qui choisit d’être ceci ou cela
au-delà des déterminismes dont elle pourrait être l’objet. Or, aire des choix, c’est
s’engager ace à des situations qui caractérisent la vie de tout homme. L’être humain
choisit d’accepter sa situation ou de la refuser. Ce aisant, il se crée comme projet
à partir d’un choix originel constamment à redéfnir par les actes accomplis dont il
porte l’entière responsabilité. Nos actes établissent les valeurs que nous privilégions.
L’être humain que nous choisissons d’être par nos actes propose aux autres un
modèle de valeurs applicable à tous. Cette responsabilité engendre l’angoisse. Pour
uir cette angoisse, l’homme nie parois sa responsabilité en aisant preuve de
mauvaise foi. L’attitude qui échappe à la mauvaise oi est l’authenticité.
Réseau de concepts
Existence
Liberté
Conscience
Choix
Engagement
Responsabilité
Angoisse
Résumé de l’exposé
Sartre : un homme inscrit Ma place
dans son époque J’ai l’entière liberté de donner une signication
existentielle à la place (lieu, emplacement) que
La vie de Sartre j’occupe ou à celle que j’occuperai.
Jean-Paul Sartre naît en 1905. Il meurt en 1980. Il
est le ondateur de l’existentialisme athée. Jouissant Mon passé
d’un auditoire exceptionnel et mettant en pratique Je choisis le sens que je veux donner à mon passé
une philosophie de l’engagement, Sartre ait ace aux à la lumière du choix que je ais de mon présent.
problèmes de l’après-Seconde Guerre mondiale en
marquant de son infuence le monde philosophique,
Mes entours
littéraire, théâtral, journalistique et politique. C’est ma liberté qui interprète ce qui se présente
dans une situation donnée comme ayant un rapport
Les existentialismes contemporains adverse ou complice avec mon projet et moi-même.
Il n’existe pas une, mais des philosophies existen-
Mon prochain
tialistes. La préoccupation commune de ces philo-
sophies est l’existence de l’être humain prise dans
■ Le monde des autres
sa réalité et dans sa singularité concrètes. Ce qui J’ai la liberté de aire mien ou non le sens que les
les intéresse, c’est la subjectivité de l’individu en- autres ont déjà mis dans le monde.
gagé dans le monde. ■ Le besoin des autres
Les philosophies existentialistes les plus impor- J’ai besoin des autres pour me dénir. En me
tantes sont celles de Søren Kierkegaard, Karl jugeant, autrui me conère un caractère. Cepen-
Jaspers, Martin Heidegger, Gabriel Marcel, Simone dant, à la lumière de mes propres buts, j’ai le
de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. pouvoir d’accepter ou de reuser cette dénition
que l’autre m’attribue.
La haine des autres
La conception sartrienne de l’être
■
Activités d’apprentissage
A Vérifez vos connaissances
1 En 1964, Sartre, auteur prolique, est couronné 9 Quel est, pour Sartre, le caractère de la mort ?
par le prix Nobel de littérature qu’il se era un
10 L’être humain, selon Sartre, est un projet, en ce
plaisir d’accepter. VRAI ou FAUX ?
sens qu’il se donne pour objecti d’« être
2 N’ayant exercé une infuence que parmi les élites quelqu’un » ou de « aire quelque chose ». VRAI
du savoir, Sartre n’a pas provoqué de véritable ou FAUX ?
remous dans la société de son temps. VRAI ou
11 Étant donné que l’homme est obligé de choisir,
FAUX ?
Sartre considère qu’il ne peut être tenu pour res-
3 Quel est le point de départ de la philosophie ponsable de ses actes. VRAI ou FAUX ?
sartrienne ?
12 Sartre considère que le choix eectué par
4 Puisqu’on ne peut invoquer l’existence d’une un individu n’engage que lui seul et n’est,
« nature humaine » propre à tous les hommes, par conséquent, aucunement universalisable.
Sartre soutient que l’individu est un ensemble VRAI ou FAUX ?
de déterminismes à partir desquels il construit
13 Quel est le lot de la réalité humaine, selon Sartre ?
son essence. VRAI ou FAUX ?
14 D’après Sartre, pour être authentique, dans une
5 Conséquent avec sa position athée, Sartre pose
situation donnée, il aut à la ois choisir, assu-
la liberté comme principe premier de l’action et
mer la responsabilité de son choix et se montrer
de la réfexion. VRAI ou FAUX ?
à soi-même autant qu’aux autres tel que l’on
6 Pour Sartre, la liberté consiste à être obligé de est. VRAI ou FAUX ?
choisir. VRAI ou FAUX ?
15 À partir de ce que vous avez appris sur Sartre,
7 Selon Sartre, le regard d’un autre constitue un indiquez laquelle des citations suivantes n’a pas
prisme par lequel on s’éloigne toujours plus de été écrite par lui.
soi-même. VRAI ou FAUX ? a) « Nous sommes seuls et sans excuses. »
8 En un mot, la liberté sartrienne implique une b) « Choisir de ne pas choisir demeure un choix. »
volonté d’engagement de soi dans chaque situa- c) « Un droit n’est jamais que l’autre aspect
tion qu’il nous est donné de vivre. VRAI ou FAUX ? d’un devoir. »
Extraits de textes
Sartre L’existentialisme est un humanisme
Le quiétisme c’est l’attitude des gens qui disent : les autres peuvent faire ce que Quiétisme
je ne peux pas faire. La doctrine que je vous présente est justement à l’opposé Doctrine mystique
du quiétisme, puisqu’elle déclare : il n’y a de réalité que dans l’action ; elle va qui prêche la tranquil-
plus loin d’ailleurs, puisqu’elle ajoute : l’homme n’est rien d’autre que son pro- lité de l’âme de sorte
5 jet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que que l’homme devient
indifférent aux
l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. D’après ceci, nous pouvons
œuvres du monde
comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à un certain nombre de gens. terrestre.
Car souvent ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de
penser : « Les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce
10 que j’ai été ; bien sûr, je n’ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais
c’est parce que je n’ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent
dignes, je n’ai pas écrit de très bons livres, c’est parce que je n’ai pas eu de loi- Inférer
sirs pour le faire ; je n’ai pas eu d’enfants à qui me dévouer, c’est parce que je Conclure. Tirer
n’ai pas trouvé l’homme avec lequel j’aurais pu faire ma vie. Sont restées donc, une conséquence
15 chez moi, inemployées, et entièrement viables une foule de dispositions, d’incli- de quelque chose.
nations, de possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de mes
actes ne permet pas d’inférer. » Or, en réalité pour l’existentialiste, il n’y a pas Proust, Marcel
(1871-1922)
d’amour autre que celui qui se construit, il n’y a pas de possibilité d’amour autre
Romancier français
que celle qui se manifeste dans un amour ; il n’y a pas de génie autre que celui qui renouvela la
20 qui s’exprime dans des œuvres d’art : le génie de Proust c’est la totalité des prose contemporaine
œuvres de Proust ; le génie de Racine c’est la série de ses tragédies, en dehors avec, principalement,
de cela il n’y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d’écrire une nou- À la recherche du
velle tragédie, puisque précisément il ne l’a pas écrite ? Un homme s’engage temps perdu.
246 Chapitre 7
Racine, Jean dans sa vie, dessine sa fgure, et en dehors de cette fgure il n’y a rien. Évidemment,
(1639-1699) Célèbre 25 cette pensée peut paraître dure à quelqu’un qui n’a pas réussi sa vie. Mais
auteur dramatique, d’autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité,
il est considéré que les rêves, les attentes, les espoirs permettent seulement de défnir un
comme le créateur homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme attentes inutiles ;
de la tragédie ran-
c’est-à-dire que ça les défnit en négati et non en positi ; cependant quand on dit
çaise. Ses pièces les
plus connues sont 30 « tu n’es rien d’autre que ta vie », cela n’implique pas que l’artiste sera jugé uni-
Andromaque (1667), quement d’après ses œuvres d’art ; mille autres choses contribuent également à
Britannicus (1669) le défnir. Ce que nous voulons dire, c’est qu’un homme n’est rien d’autre qu’une
et Phèdre (1677). série d’entreprises, qu’il est la somme, l’organisation, l’ensemble des relations
qui constituent ces entreprises.
35 Dans ces conditions, ce qu’on nous reproche là, ça n’est pas au ond notrepessimisme,
mais une dureté optimiste. Si les gens nous reprochent nos œuvres romanesques
dans lesquelles nous décrivons des êtres veules, aibles, lâches et quelqueois même
ranchement mauvais, ce n’est pas uniquement parce que ces êtres sont veules,
Zola, Émile aibles, lâches ou mauvais : car si, comme Zola, nous déclarions qu’ils sont ainsi
(1840-1902) 40 à cause de l’hérédité, à cause de l’action du milieu, de la société, à cause d’un dé-
Écrivain rançais qui terminisme organique ou psychologique, les gens seraient rassurés, ils diraient :
décrit les conditions voilà, nous sommes comme ça, personne ne peut rien y aire ; mais l’existentialiste,
de vie misérables lorsqu’il décrit un lâche, dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté. Il n’est pas
des paysans et des
comme ça parce qu’il a un cœur, un poumon ou un cerveau lâche, il n’est pas comme
travailleurs de la fn
45 ça à partir d’une organisation physiologique mais il est comme ça parce qu’il
du XIXe siècle. Ses
principaux romans
s’est construit comme lâche par ses actes. Il n’y a pas de tempérament lâche ; il y
sont L’Assommoir a des tempéraments qui sont nerveux, il y a du sang pauvre, comme disent les
(1877) et Germinal bonnes gens, ou des tempéraments riches ; mais l’homme qui a un sang pauvre
(1885). n’est pas lâche pour autant, car ce qui ait la lâcheté c’est l’acte de renoncer ou de
50 céder, un tempérament ce n’est pas un acte ; le lâche est défni à partir de l’acte
qu’il a ait. Ce que les gens sentent obscurément et qui leur ait horreur, c’est que
le lâche que nous présentons est coupable d’être lâche. Ce que les gens veulent,
c’est qu’on naisse lâche ou héros. Un des reproches qu’on ait le plus souvent aux
Chemins de la liberté64 [1945-1949] se ormule ainsi ; mais enfn, ces gens qui sont si
55 veules, comment en erez-vous des héros ? Cette objection prête plutôt à rire
car elle suppose que les gens naissent héros. Et au ond, c’est cela que les gens
souhaitent penser : si vous naissez lâches, vous serez paraitement tranquilles,
vous n’y pouvez rien, vous serez lâches toute votre vie, quoi que vous assiez ; si vous
naissez héros, vous serez aussi paraitement tranquilles, vous serez héros toute
60 votre vie, vous boirez comme un héros, vous mangerez comme un héros. Ce que
dit l’existentialiste, c’est que le lâche se ait lâche, que le héros se ait héros ; il y a
toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de
cesser d’être un héros. Ce qui compte, c’est l’engagement total, et ce n’est pas un cas
particulier, une action particulière, qui vous engagent totalement.
65 Ainsi, nous avons répondu, je crois, à un certain nombre de reproches concer-
nant l’existentialisme. Vous voyez qu’il ne peut pas être considéré comme une
philosophie du quiétisme, puisqu’il défnit l’homme par l’action ; ni comme
une description pessimiste de l’homme : il n’y a pas de doctrine plus optimiste,
puisque le destin de l’homme est en lui-même ; ni comme une tentative pour
70 décourager l’homme d’agir puisqu’il lui dit qu’il n’y a d’espoir que dans son
action, et que la seule chose qui permet à l’homme de vivre, c’est l’acte. Par consé-
quent, sur ce plan, nous avons aaire à une morale d’action et d’engagement. [...]
64. Rappelons que Les Chemins de la liberté est le titre donné à une trilogie écrite par Sartre.
L’homme comme être libre 247
En outre, s’il est impossible de trouver en chaque homme une essence univer-
75 selle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de
condition. Ce n’est pas par hasard que les penseurs d’aujourd’hui parlent plus
volontiers de la condition de l’homme que de sa nature. Par condition ils en-
tendent avec plus ou moins de clarté l’ensemble des limites a priori qui esquissent
sa situation ondamentale dans l’univers. Les situations historiques varient :
80 l’homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur éodal ou
prolétaire. Ce qui ne varie pas, c’est la nécessité pour lui d’être dans le monde,
d’y être au travail, d’y être au milieu d’autres et d’y être mortel. Les limites ne
sont ni subjectives ni objectives ou plutôt elles ont une ace objective et une ace
subjective. Objectives parce qu’elles se rencontrent partout et sont partout re-
85 connaissables, elles sont subjectives parce qu’elles sont vécues et ne sont rien si
l’homme ne les vit, c’est-à-dire ne se détermine librement dans son existence par
rapport à elles. Et bien que les projets puissent être divers, au moins aucun ne
me reste-t-il tout à ait étranger parce qu’ils se présentent tous comme un essai
pour ranchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour s’en accom-
90 moder. En conséquence, tout projet, quelque individuel qu’il soit, a une valeur
universelle. Tout projet, même celui du Chinois, de l’Indien ou du nègre65, peut
être compris par un Européen. Il peut être compris, cela veut dire que l’Euro-
péen de 1945 peut se jeter à partir d’une situation qu’il conçoit vers ses limites de
la même manière, et qu’il peut reaire en lui le projet du Chinois, de l’Indien ou
95 de l’Aricain. Il y a universalité de tout projet en ce sens que tout projet est com-
préhensible pour tout homme. Ce qui ne signife nullement que ce projet déf-
nisse l’homme pour toujours, mais qu’il peut être retrouvé. Il y a toujours une
manière de comprendre l’idiot, l’enant, le primiti ou l’étranger, pourvu qu’on ait
les renseignements sufsants. En ce sens nous pouvons dire qu’il y a une univer-
100 salité de l’homme ; mais elle n’est pas donnée, elle est perpétuellement construite.
Je construis l’universel en me choisissant ; je le construis en comprenant le pro-
jet de tout autre homme, de quelque époque qu’il soit. Cet absolu du choix ne
supprime pas la relativité de chaque époque. Ce que l’existentialisme a à cœur
de montrer, c’est la liaison du caractère absolu de l’engagement libre, par lequel
105 chaque homme se réalise en réalisant un type d’humanité, engagement toujours
compréhensible à n’importe quelle époque et par n’importe qui [...].
SARTRE, Jean-Paul. L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, coll. « Pensées », 1970,
p. 55-72. (© Éditions Gallimard)
65. Ce terme, utilisé à l’époque pour désigner les Noirs, n’a pas ici de connotation péjorative.
248 Chapitre 7
Lecture suggérée
La lecture de l’œuvre suivante est suggérée dans son intégralité ou en extraits
importants :
■ SARTRE, Jean-Paul. L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, coll.
« Folio essais », 1996.
Chapitre L’homme comme être
8 déterminé
Le behaviorisme skinnérien ou le comportement
humain modelé par l’environnement
Plan du chapitre
■ Le behaviorisme skinnérien ■ Par-delà la liberté et la dignité
■ Le déterminisme ou l’impossibilité ■ La science du comportement comme
d’être libre science des valeurs
■ L’homme programmable ou l’être humain ■ De l’autonomie à l’environnement
comme créature malléable ■ Le behaviorisme aujourd’hui
250 Chapitre 8
Le behaviorisme skinnérien
La vie de Skinner
Burrhus Frederic Skinner naît en 1904 dans la petite ville de Susquehanna, en
Pennsylvanie, aux États-Unis, où son père est avocat. Il a une enance heureuse et il
manieste très tôt un esprit inventi. À l’école secondaire, éprouvant des dicultés
en sciences, Skinner développe plutôt un intérêt pour la littérature et la musique. Il
travaille à temps partiel dans un groupe de jazz et dans un orchestre pour gagner un
peu d’argent. Lors de sa dernière année au collège, il ait des vagues et manieste
un esprit légèrement rebelle contre l’autorité, notamment en publiant dans le jour-
nal étudiant des caricatures et des plaisanteries qui critiquent son collège ou cer-
tains de ses proesseurs.
1. Les principaux ouvrages scientiques de Skinner sont Science and Human Behavior [Science
et comportement humain] (1953), Verbal Behavior [Le comportement verbal] (1957), The
Technology of Teaching [La révolution scientique de l’enseignement] (1968), Contingencies of
Reinforcement : A Theoretical Analysis [L’analyse expérimentale du comportement : un essai
théorique] (1969) et Beyond Freedom and Dignity [Par-delà la liberté et la dignité] (1971).
Skinner a aussi publié un roman, Walden Two (1948), ainsi qu’une autobiographie en trois
parties, Particulars of My Life (1976), The Shaping of a Behaviorist (1979) et A Matter of
Consequences (1983).
2. Burrhus Frederic SKINNER et Margaret E. VAUGHAN, Bonjour sagesse. Bien vivre après
soixante-dix ans, traduction Claude Farny, Paris, Robert Laont, coll. « Réponses », 1986.
L’homme comme être déterminé 251
Au début du XXe siècle, Pavlov et Watson ont été parmi les premiers chercheurs à Stimuli
s’intéresser de manière rigoureusement scientique aux comportements obser- « Tout objet ou événement
vables de l’individu animal ou humain. À la lumière d’expériences aites en labora- observable qui déclenche
toire, ces chercheurs ont émis la règle générale suivante : les comportements des manifestations réac-
sont des réactions à des stimuli issus du milieu, stimuli qui infuent sur le compor- tionnelles également
observables de l’orga-
tement et le modient. Autrement dit, les behavioristes ont démontré que le
nisme, ou réponses »
comportement peut être produit par l’environnement. Autant en psychologie qu’en (Claudette MARINÉ et
philosophie, cette hypothèse s’oppose à l’idée que le psychisme, l’esprit ou la raison Christian ESCRIBE,
humaine puisse être la source de nos comportements d’une manière plus ou moins « Naissance du behavio-
indépendante de notre environnement. risme. Tout est condition-
nement », Sciences
Humaines, hors série,
Pavlov et le conditionnement classique ou répondant spécial n° 7, septembre-
Pavlov a élaboré la théorie du conditionnement classique ou répondant lors de ses octobre 2008, p. 38).
célèbres expériences en laboratoire sur la salivation des chiens. En résumé, il a pré-
Conditionnement
senté de la nourriture aux chiens en même temps qu’il aisait sonner une cloche et
classique ou
il a mesuré la quantité de salive alors produite par les chiens. Il a découvert, après
répondant
quelques répétitions de cette association, que les chiens se mettaient à saliver dès
Théorie behavioriste de
qu’ils entendaient la cloche. Pavlov a ainsi démontré qu’un apprentissage par condi- l’apprentissage, élaborée
tionnement classique peut se aire lorsqu’un stimulus inconditionnel (la nourriture) par Pavlov, selon laquelle
déclenche une réponse inconditionnelle (la salivation du chien). Pour ce aire, le sti- le comportement peut
mulus inconditionnel est présenté plusieurs ois en même temps qu’un stimulus être appris (ou condi-
neutre (le son de la cloche, qui ne déclenche aucune réponse avant le conditionne- tionné) par l’association
ment) an de transormer ce stimulus neutre en un stimulus conditionné qui dé- de stimuli présents dans
clenche une réponse ou un réfexe conditionné (la salivation du chien en réponse au l’environnement.
son de la cloche seul, en l’absence de nourriture).
lesquelles ils sont associés et insiste sur le ait que ce sont les conditions plus
que les sentiments qui permettent d’expliquer le comportement4.
En ait, Skinner ne nie pas l’existence du monde psychique, mais il reuse les théories
qui expliquent un comportement observé par des événements survenant dans le
psychisme ou dans ce qu’on appelle l’âme ou l’esprit de l’individu. Voulant s’appuyer
exclusivement sur les principes d’objectivité et de contrôle scientifque des
hypothèses retenues, Skinner ne recourt pas à la méthode de l’introspection. Introspection
En ait, il s’intéresse peu au pourquoi des comportements maniestés : il privilégie Examen ou observation
plutôt le comment, c’est-à-dire l’examen minutieux des réactions et des compor- d’une conscience par
tements observables et mesurables que l’organisme produit dans un environne- elle-même. Regard inté-
rieur que porte un individu
ment donné :
sur ses propres pensées,
Cette position peut s’exprimer comme suit : ce qui est ressenti ou observé par in- émotions, etc.
trospection n’appartient pas à quelque monde non physique de la conscience, de
l’esprit ou de la vie mentale, mais au propre corps de l’observateur5.
À mesure que nous comprenons mieux l’interaction entre l’organisme et son envi-
ronnement, nous pouvons attribuer à des variables accessibles à l’observation
des eets jadis attribués aux états d’esprit, aux sentiments, aux traits de
caractère6.
D’après Skinner, l’être humain est un organisme qui « déploie un répertoire com-
plexe de conduites7 ». Ce que nous trouvons chez l’homme et que nous pouvons
étudier, ce sont des actions liées « aux conditions dans lesquelles l’espèce humaine
a évolué et aux conditions dans lesquelles vit l’individu8 ». Skinner soutient donc que
l’homme se défnit à partir de son comportement, qui dépend des rapports entrete-
nus avec l’environnement :
De toute évidence, l’environnement est important, […] il sélectionne […]. Il n’y a
qu’une centaine d’années que l’on ormula le rôle de la sélection naturelle dans
l’évolution. On commence à peine à reconnaître et à étudier le rôle sélecti de
l’environnement dans l’élaboration et le maintien du comportement individuel9.
Contingence de contingences11 », c’est-à-dire qu’il est infuencé par les circonstances du milieu.
Événements qui se pro- Ainsi, les contingences du milieu déterminent quels comportements seront sélec-
duisent, mais qui auraient tionnés et reproduits, ainsi que lesquels ne le seront pas.
pu ne pas se produire ;
circonstances imprévisibles.
L’apprentissage : tout est affaire de conditionnement opérant
Au cours de ses recherches, Skinner manipule les événements de l’environnement
(les contingences) et note les eets observables des modications sur le comporte-
ment. Il est convaincu que si l’on contrôle et modie les
contingences de l’environnement, il est possible de changer
le comportement. C’est donc dans cet esprit empiriste, posi-
tiviste et behavioriste que Skinner procède à l’expérience
suivante.
Par exemple, selon ces principes, le comportement d’un bébé qui pleure est renorcé
(il risque de se reproduire dans des circonstances semblables) s’il est suivi de
l’obtention du réconort de la mère (renorcement positi) ou du retrait d’une couche
sale (renorcement négati). Le même comportement d’un bébé qui pleure sera
puni (il risque de diminuer ou de ne plus se reproduire dans des circonstances
256 Chapitre 8
les fots, il n’y a pas une seule molécule de poussière ou d’eau qui soit placée au
hasard, qui n’ait sa cause susante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui
n’agisse rigoureusement de la manière dont elle doit agir. Un géomètre qui connaî-
trait exactement les diérentes orces qui agissent dans les deux cas, et les pro-
priétés des molécules qui sont mues, démontrerait que, d’après des causes
données, chaque molécule agit précisément comme elle doit agir, et ne peut agir
autrement qu’elle ne ait16.
Ce passage mériterait, à notre avis, de gurer dans toute anthologie du détermi- Anthologie
nisme, car il suggère les deux idées-orces de toute doctrine déterministe : l’enchaî- Recueil de morceaux
nement rigoureux et inéluctable des causes et des eets, et la nécessité (ce qui doit choisis d’œuvres litté-
arriver) qui s’oppose à l’accidentel (le hasard). raires, musicales ou
philosophiques.
Soutenir ces deux idées maîtresses et les appliquer à la compréhension de l’être
humain amène à poser le raisonnement suivant : si tout eet a une cause, tout choix
ou comportement de l’homme est le résultat d’une chaîne causale biologique ou
culturelle, et donc la liberté n’existe pas. Croire que l’être humain est libre, c’est,
selon la théorie déterministe, s’enermer dans un monde illusoire issu de notre igno-
rance. L’illusion d’être libre résulte d’une inconscience des déterminismes qui
infuencent ce que nous appelons « nos choix ». En ait, l’homme n’a ni le choix de
l’action, ni le choix de ses conduites, car ces dernières sont programmées par ses
gènes ou par l’éducation qu’il a reçue tout au long de son apprentissage de la vie en
société. En d’autres termes, tous les « choix » qu’un individu dit et croit aire de açon
volontaire ont plutôt leurs causes dans sa biochimie ou dans son environnement, ou
dans l’interaction des deux à la ois. Ainsi, l’individu déciderait seulement de ce qui
est déjà décidé ou déterminé sur les plans biologique et environnemental.
D’après Skinner, aucun agent n’habite au-dedans de l’être humain. Ce qui, soi-disant,
s’agite dans les proondeurs de l’esprit humain ne l’intéresse pas. Bre, « l’homme inté-
rieur » ne peut servir d’explication. Ainsi, Skinner ne croit pas que l’organisme humain
contienne « plusieurs personnalités qui le contrôlent de manières diérentes à dié-
rents moments17 ». Et il ne croit pas plus aux discours et aux explications de la «psycho-
logie des différences individuelles qui compare et décrit les individus en termes de
traits de caractère, de capacités et d’aptitudes18 ».
16. Baron d’HOLBACH (Paul Henri), « Système de la nature ou des lois du monde physique et
moral », 1770, chap. 4, cité dans Encyclopédie philosophique universelle. Les notions philoso-
phiques, t. I, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 621.
17. Skinner critique la psychanalyse qui a « identié trois de ces personnalités (le moi, le surmoi
et le ça) dont les interactions rendent compte du comportement de l’homme qu’elles ha-
bitent » (Par-delà la liberté et la dignité, p. 17). D’ailleurs, toute l’école de pensée behavioriste
s’est développée en réaction aux thèses proposées par l’école de pensée psychanalytique
élaborée par Freud.
18. Ibid., p. 19.
258 Chapitre 8
de recourir aux inefcaces rengaines traditionnelles telles que celles-ci : « Il aut incul-
quer la tolérance entre les peuples », « Il aut créer un sentiment de responsabilité
envers la survie de la planète », « Il aut transmettre le sens de l’ouvrage bien ait » ou
« Il aut enseigner le respect et le savoir ». À l’opposé de cette croyance aveugle et ir-
réaliste dans « les orces intérieures de l’homme », Skinner propose impérieusement
« une science appliquée, une technologie du comportement [...] qui puisse rivaliser,
en puissance et en précision, avec la technologie physique ou biologique19 ». Les gens
ne sourent pas d’un sentiment d’insécurité, d’angoisse ou d’aliénation, mais sont, en
ait, placés devant des problèmes réels qui proviennent de « milieux sociaux déf-
cients ». Il importe donc de procéder à une « analyse scientifque du comportement »
et de ses relations étroites avec l’environnement.
À l’aide des lois de l’apprentissage du comportement, Skinner croit qu’il est pos-
Skinner applique ces
sible et souhaitable d’intervenir pour transormer les comportements humains au
lois de l’apprentissage
du comportement à bénéfce de l’individu et de la société. Il rappelle à ce propos, dans le deuxième cha-
l’apprentissage du pitre d’Une science du comportement : le behaviorisme, l’histoire des utopies sociales
langage, de la pensée depuis Platon jusqu’à Karl Marx en passant par saint Augustin (354-430) et Henry
et même de la David Thoreau (1817-1862). C’est à leur suite qu’il préconise la transormation eec-
science. tive de l’environnement social actuel, c’est-à-dire de la culture :
Une culture n’est pas le produit d’un « esprit de groupe » créati, ni l’expression
d’une « volonté générale ». Aucune société n’a débuté par un contrat social, aucun
système économique par l’idée du troc ou des salaires, aucune structure amiliale
par une intuition quant aux avantages de la cohabitation. Une culture évolue
lorsque de nouvelles coutumes avorisent la survie de ceux qui les pratiquent 20.
Puisque, de toute açon, nous sommes déjà conditionnés par la amille, l’école, les
médias, l’État, etc., il est urgent, selon Skinner, que nous acceptions que notre
monde soit délibérément orienté dans un sens propre à aire grandir l’être humain
On a souvent accusé Skinner de ournir des techniques pour contrôler les humains.
Pour sa déense, disons qu’il propose plutôt de contrôler l’environnement, la culture,
et que c’est ainsi que l’individu serait amené à aire ce qui serait le plus utile pour
lui-même, mais surtout pour la communauté.
L’homme est donc, dans tous ses comportements, déterminé à agir dans un certain
sens. Ce que certains appellent le libre choix n’est en ait que le produit de contin-
gences de survie génétiques, environnementales et sociales27 par rapport auxquelles
l’individu n’est pas libre et qui, en réalité, déterminent entièrement ses actes. Autre-
ment dit, le comportement est le résultat d’apprentissages issus de conditionnements,
Il n’existe pas, d’après Skinner, d’« états d’esprit » ou de traits de caractère qui orien-
teraient la conduite de l’individu. Ainsi, quand un individu traverse un pont, il
peut dire qu’il est confant dans le ait que ce dernier ne s’écroulera pas. Ce senti-
ment de confance en la solidité du pont n’est pas un état d’esprit qui permet à l’indi-
vidu de s’engager sur le pont en ne ressentant aucune anxiété. En ait, il est un
« sous-produit du comportement dans ses relations avec les événements anté-
rieurs31 ». L’individu se dit alors : « J’ai déjà, à maintes reprises, traversé des ponts
sans que ceux-ci s’écroulent. » Il imagine alors que le pont qu’il se propose de traver-
ser ne s’écroulera pas étant donné les expériences « positives » qu’il a eues dans le
passé avec les ponts.
ou en recevant l’approbation de leur groupe d’appartenance [la « gang »]), ils n’au-
raient pas « choisi » d’être violents. D’ailleurs, Skinner dirait plutôt que les compor-
tements violents n’auraient pas été « appris, renorcés, ni répétés ». De même
pour le zèle au travail ou la paresse, la aiblesse ou la orce de volonté, l’imitation
ou la créativité ; tout cela a été créé par un environnement physique et social, à
partir duquel l’individu a eectué des apprentissages. De plus, ce type d’apprentis-
sage peut être produit « artifciellement » par des programmes de renorcement.
Par exemple, les behavioristes skinnériens n’acceptent pas la créativité en tant que Créativité
« aculté » innée. C’est l’histoire privée de l’apprentissage d’une personne qui era Capacité de manifester
qu’elle pourra ou non trouver des réponses nouvelles vis-à-vis de ce qui est consi- une réponse originale et
déré comme habituel. En d’autres mots, les personnes qu’on dit plus créatrices, inédite par rapport à ce
plus inventives que d’autres le sont tout simplement parce qu’elles ont obtenu de qu’une personne a appris
dans un milieu donné.
leur milieu plus d’inormations sur la manière de découvrir des réponses originales
ou parce qu’elles ont obtenu des
renorcements positis (elles ont, par
exemple, été valorisées) lorsqu’elles
en avaient trouvé. Selon une telle
théorie, Wolgang Amadeus Mozart
(1756-1791) serait devenu un grand
compositeur uniquement parce que
son père lui avait donné une solide
ormation et qu’il avait été gratifé,
étant enant, par toutes les cours
d’Europe lors d’une tournée où il dé-
montrait sa virtuosité précoce au cla-
vier et au violon.
Qui plus est, ce que les humains valorisent et déclarent comme étant bon, bre,
ce qu’ils appellent généralement les valeurs et les jugements de valeur, n’est, aux
Skinner tente de déendre cette thèse en l’illustrant par des exemples intéressants,
dont quelques-uns seront repris ici. Ainsi, pour l’État de droit (démocratique), le
« bien » et le « mal » prennent la orme de ce qui est « légal » et « illégal » : l’État prescrit
des lois qui établissent les comportements souhaités et les sanctions encourues par
les personnes qui ne s’y soumettent pas. An de rendre plus ecace le contrôle social,
l’État aménage généralement toute une panoplie de renorcements allant de l’hymne
national à la ête nationale, ainsi qu’un programme de punitions constitué des sanc-
tions prévues pour les personnes qui ne respectent pas les lois. L’institution religieuse,
quant à elle, traduit le « bien » et le « mal » en des termes de « vertu » et de « péché » :
Des contingences impliquant des renorcements positis et négatis, souvent de
l’espèce la plus extrême, sont codiées – sous orme de commandements, par
exemple – et maintenues par des spécialistes, habituellement avec l’appoint de
cérémonies, de rituels et de récits. [...] Un dèle ne supporte pas sa religion parce
qu’il est pieux ; il la supporte à cause des contingences aménagées par l’institution
religieuse 40.
Il en est de même pour l’institution sociale consacrée à l’éducation. Dans des lieux
déterminés qu’on appelle « écoles », des spécialistes mettent en place des contin-
gences ondées sur des renorcements que sont les notes et les diplômes. Le « bien »
et le « mal » correspondent alors au « juste » et au « aux » qui sont codiés dans des
plans de cours, des manuels, des guides, des examens et des tests de toutes sortes.
Nous voyons par ces exemples qu’une lecture behavioriste réduit les valeurs de
« bien » et de « mal » à des contingences qui impliquent des renorcements ou des
punitions ecaces. Conséquemment, le behaviorisme ne donne aucune créance à
l’homme-sujet autonome qui adhère librement à des valeurs.
De l’autonomie à l’environnement
Croire en l’autonomie de l’être humain, c’est, entre autres choses, présumer que ce
Discrimination dernier est un être de pensées qui, délibérément, généralise, ait des discrimina-
Distinction, séparation tions, des associations, orme des concepts ou des abstractions, se rappelle. Or,
entre deux choses. suivant la doctrine behavioriste, c’est la culture qui apprend à l’homme à aire ces
opérations : l’homme autonome n’y est pour rien. Continuer de supposer que l’être
humain est autonome, c’est donc ne pas se rendre compte des mécanismes
invisibles issus des contingences passées et présentes qui contrôlent, en ait, tout
comportement humain. « Il est dans la nature d’une analyse expérimentale du com-
portement de dépouiller l’homme autonome des onctions qui lui urent jusqu’ici
attribuées pour les transérer l’une après l’autre à l’environnement qui exerce le
contrôle41. »
Mais tout cela implique-t-il que l’homme ne soit qu’une marionnette aux prises avec
un environnement totalement étranger ? Pas du tout, répond Skinner. L’environne-
ment sélectionne nos comportements les plus adaptés, et en ce sens nous sommes
déterminés par lui. Cependant, « l’environnement physique de la plupart des gens
est pour une grande part de abrication humaine. [...] L’environnement social est de
toute évidence ait par l’homme 45 ». L’homme se abrique en abriquant son environ-
nement, qu’il y ait planifcation délibérée ou pas. Cela amène Skinner à dire que
« l’homme a contrôlé sa propre destinée, pour autant que l’expression ait un sens.
L’homme que l’homme a ait est le produit d’une culture qu’il a lui-même créée 46 ».
Toutes les « intentions » que chaque individu peut avoir en ce qui le concerne ou en
ce qui concerne l’humanité sont onction des conséquences que sa culture lui ait
voir comme souhaitables et des moyens que cette culture lui donne pour les réali-
ser. Cet accent mis sur la culture en tant que responsable de ce que nous sommes
constitue la principale raison, d’après Skinner, des résistances ace au behavio-
risme. Les individus ne veulent pas abandonner leur sentiment subjecti de respon-
sabilité, de mérite, de dignité et de liberté. Or, ce n’est pas ce que le behaviorisme
skinnérien exige. En réalité, cette théorie postule que ces sentiments sont le résultat
de renorcements, et que le ait de les expliquer scientifquement n’empêche pas de
les éprouver. « Aucune théorie, dit Skinner, ne change ce sur quoi elle porte47. »
Même si Skinner s’en déend, la doctrine behavioriste est souvent qualifée de méca-
niste, en ce sens qu’elle interprète les comportements humains comme de simples
mécanismes d’action et de réaction ace au milieu environnant. Puisqu’il ne se repré-
sente pas l’individu comme ayant une personnalité stable et autonome qui détermi-
nerait ses actions, le behaviorisme donne prise, en eet, à une telle critique. La
théorie behavioriste aurait tendance à considérer l’être humain comme une espèce
d’« animal-machine » qui se défnit exclusivement par ses comportements qu’il est
possible de conditionner et de manipuler à loisir ! À l’évidence, une telle conception
enlèverait toute autonomie à la personne en octroyant à l’environnement seul le
contrôle que cette dernière devrait exercer.
Ainsi, Skinner afrme qu’il est possible pour l’homme de développer son autonomie
et de prendre le contrôle de son destin, mais seulement à travers l’étude de la rela-
tion entre les comportements et le milieu dans lequel ils se produisent, ainsi que par
la modifcation des contingences de renorcement présents dans cet environne-
ment, selon les principes du conditionnement.
Le behaviorisme aujourd’hui
Curieux retour du balancier de la pensée occidentale où le behaviorisme contempo-
rain emprunterait à Descartes – dont le dualisme, rappelons-le, suppose la pleine
autonomie de l’esprit – sa vision du corps pour appréhender l’homme en tant que
machine ! Une machine animée, sans intériorité, identique à son comportement qui
se réduit à des actes quantifables, c’est-à-dire à des objets de science. Et lorsque
ces actes sont jugés dérangeants, déviants ou improductis, un spécialiste du com-
portement se charge de les modifer par le conditionnement opérant.
Ce résumé, trop ironique et simplifé, ne doit pas laisser entendre que le behavio-
risme skinnérien représente une philosophie simpliste de l’être humain et de son
comportement. Certes, Skinner propose « une conception scientifque de l’homme49 »
où ce dernier est perçu comme le produit des contingences évolutives et sociales
réunies. Cependant, l’homme peut tout de même exercer un certain contrôle sur son
environnement : il est en mesure de modifer les contingences sociales en se basant
sur les principes du conditionnement.
Les milieux d’enseignement se sont mis, eux aussi, à appliquer des programmes
basés sur les principes de conditionnement opérant de Skinner 50 . Par exemple,
an d’augmenter le taux de réussite des élèves, des scientiques du comporte-
ment ont élaboré des programmes d’enseignement par ordinateur où les appren-
tissages de l’élève sont açonnés et renorcés pas à pas. Un autre exemple de
programme de renorcement positi en éducation est l’adoption, par plusieurs
établissements scolaires, de systèmes d’« économie de jetons » (token economy).
An de motiver les élèves dans l’apprentissage de comportements adaptés (par
exemple, être attentis en classe, respecter les consignes, être polis envers leurs
enseignants et leurs camarades, aire leurs devoirs), ceux-ci peuvent gagner des
jetons (ou des points) pour leur « bon » comportement. Ces jetons, que l’on peut
accumuler, s’échangent ensuite contre des privilèges (comme un congé de devoir
ou une journée de plein air) ou des récompenses (comme des autocollants ou de
jolis crayons).
50. Skinner a conçu une « machine à apprendre » onctionnant selon les principes du condition-
nement opérant et proposant un enseignement programmé. Il s’agit, en quelque sorte, de
l’ancêtre des logiciels éducatis utilisés aujourd’hui.
51. Qu’il suse de rappeler cette « enêtre ouverte » sur… la publicité que représente le
téléviseur !
268 Chapitre 8
Il s’agit donc ici d’une conception de l’être humain qui rejette les ondements mo-
raux de la civilisation occidentale, ondements qui pourraient être résumés par la
ormule suivante : il y a nécessité de recourir à la raison et à l’examen critique pour
Humaniste éclairer nos choix. Pour les personnes qui déendent une conception humaniste de
Se dit de l’attitude philo- l’être humain, le behaviorisme skinnérien apparaît comme une théorie hautement
sophique qui ait de critiquable. Comment, en eet, adhérer à une doctrine qui reuse d’expliquer ou de
l’homme la valeur su- justier la conduite d’un individu par ses valeurs, ses idéaux, ses intentions, sa pen-
prême et qui voit en sée propre, bre par son soi, c’est-à-dire la perception qu’un individu se ait de lui-
celui-ci, comme l’afrme
même et de ce qu’il vaut ?
Protagoras (v. –486 à
v. –440), « la mesure de
toutes choses ». Le behaviorisme skinnérien et l’infantilisation de l’homme ?
La philosophie de l’homme que le behaviorisme nous propose vise-t-elle à aire
grandir ou à inantiliser l’être humain ? La théorie behavioriste ne considère pas la
personne comme un être libre pouvant prendre des décisions éclairées. Elle ne lui
accorde pas non plus le pouvoir d’évaluer les situations d’une manière critique et,
en conséquence, d’adopter une conduite sensée.
L’essentiel
Burrhus Frederic Skinner
La théorie behavioriste de Skinner propose une lecture déterministe de l’être humain.
Les comportements humains sont açonnés et contrôlés par leurs conséquences dans
l’environnement de l’individu. Ces comportements ne sont que des réponses à des
contingences ournies par cet environnement. En modifant les contingences du milieu
selon les principes de renforcement ou de punition, le conditionnement opérant permet
de modifer les comportements.
Une telle lecture défnit l’homme comme une créature malléable, donc program-
mable. En conséquence, pour assurer le bonheur de l’être humain, une science du
comportement devrait contrôler ce dernier en contrôlant le milieu et en planifant
la culture environnante. Considérant l’être humain comme un produit du milieu,
ainsi que ses apprentissages comme le résultat des conséquences de ses actions
en interaction avec l’environnement, le behaviorisme skinnérien ne donne aucune
créance à l’homme-sujet autonome qui adhère librement à des valeurs. L’être humain
est donc non libre, mais il peut aspirer à développer une certaine liberté sociale en
appliquant les principes de la science du comportement. Ainsi, l’être humain, guidé
par les spécialistes comportementaux, pourrait exercer un certain contrôle sur son
milieu et sur son comportement.
Réseau de concepts
Contingences Culture
Conditionnement opérant
Comportements modifés
Résumé de l’exposé
Le behaviorisme skinnérien Une philosophie positiviste de l’être humain
Le behaviorisme conduit à une philosophie positi-
La vie de Skinner
viste de l’être humain. Prenant en considération les
Burrhus Frederic Skinner, docteur en psycholo-
particularités biologiques de son espèce, il dénit
gie de l’Université Harvard, a exercé une grande
l’homme à partir de son comportement, qui dépend
infuence sur l’école behavioriste américaine de
des rapports entretenus avec l’environnement.
la deuxième moitié du XXe siècle. Il a contribué,
par ses recherches et ses ouvrages controversés, L’apprentissage : tout est affaire
à la diusion auprès d’un large public des lois et de conditionnement opérant
des relations qui régissent le comportement et le 1. Le comportement opérant est un comportement
milieu dans lequel il se produit. contrôlé par ses conséquences immédiates :
quand un individu répond à un stimulus d’une
Skinner et l’école behavioriste manière qui lui a été bénéque, il « apprend » un
Faisant suite aux travaux en laboratoire des pre- comportement qu’il répétera dans des circons-
miers chercheurs behavioristes (Pavlov et Watson), tances semblables.
Skinner en vient à considérer que les comporte-
2. Le conditionnement opérant consiste à utiliser
ments sont des réactions à des stimuli issus du
les principes de renorcement et de punition an
milieu, stimuli qui infuent sur le comportement
d’augmenter ou de diminuer la probabilité qu’une
et le modient. Le comportement peut donc être
réponse attendue soit émise.
produit par l’environnement.
Activités d’apprentissage
A Vérifez vos connaissances
1 Sur quel type de conception de l’être humain 10 Selon Skinner, l’homme n’est qu’une marion-
s’appuie l’approche behavioriste ? nette aux prises avec un environnement totale-
ment étranger. VRAI ou FAUX ?
2 Quelles sont les deux idées-orces de toute doc-
trine déterministe ? 11 D’après Skinner, la dignité de l’homme – de
même que sa liberté – ne réside pas dans le
3 Quelle est l’attitude adoptée par les behavio-
sentiment subjecti de responsabilité ni de mé-
ristes pour onder le comportement humain sur
rite. VRAI ou FAUX ?
l’expérience et l’observation ?
12 En bre, pour Skinner, l’homme n’est pas autre
4 La notion élaborée par Pavlov grâce à ses expé-
chose que le produit des contingences évolu-
riences menées sur des chiens est celle du « ré-
tives et sociales réunies. VRAI ou FAUX ?
fexe conditionné ». VRAI ou FAUX ?
13 En matière d’éthique, les behavioristes re-
5 Pour Skinner, un conditionnement opérant s’e-
courent à la raison ainsi qu’à l’examen critique
ectue lorsqu’un comportement est renorcé ou
pour éclairer les choix. VRAI ou FAUX ?
puni par l’environnement social. VRAI ou FAUX ?
14 Avec la pensée de Skinner, à quel type de pro-
6 Le conditionnement répondant de Pavlov et le
cessus envers l’homme autonome assistons-
comportement opérant de Skinner sont deux
nous ?
notions identiques. VRAI ou FAUX ?
15 À partir de ce que vous avez appris sur Skinner,
7 Selon Skinner, le conditionnement opérant, à
indiquez laquelle des citations suivantes n’a pas
l’aide des principes de renorcement et de pu-
été écrite par lui.
nition, permet de corriger un comportement
jugé indésirable ou inadapté. VRAI ou FAUX ? a) « L’homme que l’homme a ait est le produit
d’une culture qu’il a lui-même créée. »
8 Quel type de renorcement, selon Skinner, per-
met d’augmenter le plus la réquence d’un com- b) « Le choix de ne pas choisir demeure un
portement désiré ? choix. »
c) « […] l’individu n’agit pas sur le monde, c’est
9 Skinner soutient qu’il aut découvrir les véri-
le monde qui agit sur lui. »
tables causes du comportement humain en
cessant de se réérer aux notions usuelles d’au-
tonomie et d’intention. VRAI ou FAUX ?
3 Dans chacune des équipes, à tour de rôle, 5 Sous la supervision de l’enseignant, une dis-
chaque étudiant fait la lecture de sa réponse. cussion est engagée visant à faire ressortir les
Une discussion est engagée an de peauner la principaux enjeux liés à ces deux types de
réponse et de parvenir à la rédaction d’une ré- conceptions de l’être humain.
ponse commune.
4 Les porte-parole, à tour de rôle, présentent à la
classe la réponse à laquelle leur équipe est arrivée.
Compétences à acquérir [...] un monde dans lequel les gens vivraient en-
semble sans se disputer, se maintiendraient en vie
■ Démontrer sa compréhension d’un texte de en produisant la nourriture, les abris, les vêtements
Skinner en transposant dans ses propres mots dont ils ont besoin, se divertiraient et contribue-
raient au divertissement des autres par les arts, la
une partie de ce texte philosophique.
musique, les lettres, les sports, ne consommeraient
■ Évaluer le contenu, c’est-à-dire exprimer son ac- qu’une partie raisonnable des ressources du monde
cord ou son désaccord (et en donner les raisons) et aggraveraient aussi peu que possible la pollu-
avec la vision skinnérienne d’un monde « planié ». tion, n’auraient pas plus d’enfants qu’ils n’en pour-
raient décemment élever, continueraient à explorer
l’univers autour d’eux et à découvrir de meilleures
Questions méthodes d’agir sur lui, où ils apprendraient à se
connaître eux-mêmes avec plus de précision et,
1 Dans vos propres mots, décrivez la « conception par conséquent, à se maîtriser plus efcacement.
scientique de l’homme » que défend Skinner.
Êtes-vous d’accord avec cette description et trouvez-
Commentaire critique vous possible et souhaitable que la « technologie du
2 Skinner trace le portrait du monde que les plani- comportement » en arrive un jour à planier un tel
cateurs de la culture pourraient mettre en place. monde ? Vous devez fonder vos jugements, c’est-
Il décrit ce monde « planié » dans les termes à-dire apporter deux arguments pour appuyer vos
suivants : afrmations. (Minimum suggéré : une page.)
Extraits de textes
Skinner Par-delà la liberté et la dignité
La science n’a sans doute jamais exigé de changement plus profond dans la
manière traditionnelle de penser un problème, et jamais il n’y a eu problème
plus important. Dans la perspective traditionnelle, l’individu perçoit le monde
qui l’entoure, sélectionne les traits à percevoir, discrimine entre eux, les juge
5 bons ou mauvais, les change pour les améliorer (ou, s’il est négligent, les rendre
pires) ; on peut le tenir pour responsable de ses actes, le récompenser ou le
53. Ce texte est une adaptation d’un « fait divers » cité par Denis HUISMAN et André VERGEZ
dans leur Court Traité de philosophie (Métaphysique), Paris, Fernand Nathan, 1961, p. 141.
L’homme comme être déterminé 275
punir justement selon leurs conséquences. Dans la perspective scientifque, Jones, Ernest
l’individu est membre d’une espèce açonnée par les contingences évolutives de (1879-1958)
survie, maniestant des mécanismes de comportement qui le placent sous Médecin et psycha-
10 le contrôle de l’environnement dans lequel il vit, et pour une grande part sous le nalyste, auteur de
contrôle d’un environnement social que lui-même et des millions d’autres La Vie et l’Œuvre de
Sigmund Freud, dont
hommes semblables à lui ont construit et maintenu au cours de l’évolution
il fut le premier dis-
culturelle. Le sens de la relation est inversé : l’individu n’agit pas sur le monde, ciple en Angleterre.
c’est le monde qui agit sur lui.
Copernic, Nicolas
15 Il est difcile d’admettre un tel changement simplement sur des bases intellec- (1473-1543)
tuelles, et presque impossible d’en accepter les implications. La réaction du Astronome polonais.
traditionaliste se traduit généralement en termes de sentiments. L’un de ceux-ci, Rejetant le géocen-
auquel les reudiens ont eu recours pour expliquer la résistance en psychana- trisme antique, il
lyse, est la blessure narcissique. Freud lui-même exposa, comme le note Ernest élabore la théorie de
20 Jones, « les trois coups portés par la science au narcissisme de l’humanité. Le l’héliocentrisme
premier, cosmologique, ut porté par Copernic ; le second, biologique, par (double mouvement
Darwin ; le troisième, psychologique, par Freud. » (Ce dernier coup atteignait des planètes sur
elles-mêmes et au-
la croyance en quelque chose, au-dedans de l’homme, qui saurait tout ce qui
tour du Soleil). La
s’y passe, et en un instrument, dénommé le libre arbitre, qui exercerait le pou- Terre, et conséquem-
25 voir et le contrôle sur le reste de la personnalité.) Mais quels sont les signes ou ment l’homme, n’est
les symptômes de la blessure narcissique, et comment les expliquerons-nous ? plus le centre de
Que ont les gens à propos d’une telle conception scientifque ? Ils la qualifent l’univers.
de mauvaise, de dégradante, de dangereuse, ils argumentent contre elle, ils
Darwin, Charles
attaquent ceux qui la proposent ou la déendent. S’ils agissent ainsi, ce n’est
(1809-1882)
30 pas par blessure narcissique, mais parce que la ormulation scientifque a dé-
Naturaliste anglais.
truit les renorcements habituels. Si l’individu ne peut plus désormais tirer mé- Avec la théorie de
rite et recueillir admiration pour ce qu’il ait, il semble perdre de sa dignité ou l’évolution, du trans-
de sa valeur, et le comportement précédemment renorcé par l’éloge et l’admi- formisme et de la
ration subira l’extinction. L’extinction conduit souvent à l’attaque agressive. sélection naturelle,
Darwin n’octroie plus
35 Un autre eet de la conception scientifque serait un manque de oi ou de « ner », à l’homme une posi-
un sentiment de doute ou d’impuissance, de découragement, de dépression ou tion privilégiée dans
de mélancolie. L’être sent, dit-on, qu’il est impuissant devant sa destinée. Mais la nature. L’être
ce qu’il éprouve, c’est l’aaiblissement de réactions anciennes qui ont cessé humain est constitué
d’être renorcées. Les gens sont, en eet, « impuissants » quand des répertoires de la même matière
40 verbaux installés de longue date se révèlent inutiles. [...] que les autres créa-
tures vivantes, et il
On note encore une sorte de nostalgie. Les anciens répertoires ont irruption, on est le descendant
se saisit de la moindre analogie entre le présent et le passé et on l’exagère. d’autres espèces.
On parle du passé comme du bon vieux temps, où l’on reconnaissait la dignité
Extinction
inhérente de l’homme et l’importance des valeurs spirituelles. Ces restes de
Affaiblissement,
45 comportements anachroniques ont une ombre de « regret » – ils ont le caractère
cessation, puis dispa-
des comportements de plus en plus inructueux. rition totale de
Ces réactions à une conception scientifque de l’homme sont certainement malheu- quelque chose, par
reuses. Elles paralysent les hommes de bonne volonté et quiconque se soucie de exemple l’extinction
d’une espèce
l’avenir de sa culture era tout ce qu’il pourra pour les corriger. Aucune théorie ne
animale ou d’un
50 change ce sur quoi elle porte. Les choses ne changent en rien du ait que nous les comportement.
regardons, que nous en parlons ou les analysons d’une manière neuve. [...] L’homme
n’a pas changé parce que nous le regardons, en parlons et l’analysons scientifque-
ment. Ses réalisations dans les sciences, la politique, la religion, l’art et la littérature
demeurent ce qu’elles ont toujours été, oertes à l’admiration comme une tempête
55 sur la mer, une orêt en automne ou le sommet d’une montagne, indépendamment
de leurs origines et d’aucune analyse scientifque. Ce qui change, ce sont nos
chances d’agir sur la matière de la théorie. [...]
276 Chapitre 8
Les technologies physique et biologique ont réduit les amines, les épidémies, et
nombre d’aspects douloureux, dangereux ou épuisants de notre vie quotidienne.
60 La technologie du comportement peut commencer à atténuer d’autres types de
maux. Il se peut que, dans l’analyse du comportement humain, nous soyons quand
Newton, Isaac même un rien plus avancés que n’était Newton dans l’analyse de la lumière, car
(1642-1727) nous commençons à aire des applications technologiques. Les possibilités sont
Mathématicien, merveilleuses – d’autant plus merveilleuses que les approches traditionnelles se
physicien et astro- 65 sont révélées ort inefcaces. Il est difcile d’imaginer un monde dans lequel les
nome anglais. gens vivraient ensemble sans se disputer, se maintiendraient en vie en produisant
Newton publia en
la nourriture, les abris, les vêtements dont ils ont besoin, se divertiraient et contri-
1675 sa théorie de
la lumière et des
bueraient au divertissement des autres par les arts, la musique, les lettres, les
couleurs. Mais c’est sports, ne consommeraient qu’une partie raisonnable des ressources du monde
en 1687 qu’il exposa 70 et aggraveraient aussi peu que possible la pollution, n’auraient pas plus d’enants
dans Philosophiæ qu’ils n’en pourraient décemment élever, continueraient à explorer l’univers au-
naturalis principia tour d’eux et à découvrir de meilleures méthodes d’agir sur lui, où ils appren-
mathematica sa draient à se connaître eux-mêmes avec plus de précision et, par conséquent, à se
célèbre théorie de maîtriser plus efcacement. Et pourtant, tout cela est possible, et le moindre signe
l’attraction 75 de progrès devrait apporter une sorte de changement propre, en termes tradition-
universelle.
nels, à apaiser la blessure narcissique, à compenser le désespoir ou la nostalgie, à
corriger l’impression que « nous n’avons ni le pouvoir ni le devoir de aire quoi
que ce soit pour nous-mêmes », à avoriser un « sens de la liberté et de la dignité »
en aermissant la confance et en construisant un sens de la valeur. En d’autres
80 termes, tout cela devrait renorcer abondamment ceux qui ont été incités par leur
culture à travailler pour sa survie.
Une analyse expérimentale déplace les causes déterminantes du comportement
de l’homme autonome vers l’environnement – un environnement responsable à
la ois de l’évolution de l’espèce et du répertoire acquis par chacun de ses
85 membres. Les premières versions de l’environnementalisme étaient inadé-
quates parce qu’elles ne pouvaient expliquer comment agissait l’environnement ;
l’homme autonome semblait conserver beaucoup de ses prérogatives. Mais les
contingences environnementales prennent aujourd’hui en charge les onctions
jadis attribuées à l’homme autonome, et certaines questions surgissent : l’homme
90 est-il donc « aboli » ? Assurément non, ni en tant qu’espèce ni en tant qu’individu
créateur. Seul est aboli l’homme autonome intérieur, et c’est un pas en avant.
Mais l’homme ne devient-il pas ainsi une simple victime, ou un simple observa-
teur de ce qui lui arrive ? Il est, en eet, sous le contrôle de son environnement,
mais il aut nous rappeler que cet environnement est, pour une grande part, ait
95 de ses mains. L’évolution d’une culture est un gigantesque exercice de contrôle de
soi. On accuse souvent une conception scientifque de l’homme de conduire à
des blessures narcissiques, au désespoir et à la nostalgie. Mais aucune théorie
ne change l’objet sur lequel elle porte ; l’homme reste ce qu’il a toujours été. Mais
une nouvelle théorie peut changer les possibilités d’action sur son objet d’étude.
100 Une conception scientifque de l’homme ore des possibilités exaltantes. Nous
n’avons pas encore vu ce que l’homme peut aire de l’homme.
SKINNER, Burrhus Frederic. Par-delà la liberté et la dignité, traduction Anne-Marie et Marc
Richelle, Montréal et Paris, Éditions HMH et © Éditions Robert Laont, 1975, p. 255-260.
L’homme comme être déterminé 277
LABORIT, Henri. Éloge de la fuite, Paris, © Éditions Robert Laont, 1976, p. 87-90.
Lecture suggérée
La lecture de l’œuvre suivante est suggérée dans son intégralité ou en extraits importants :
■ SKINNER, Burrhus Frederic. Par-delà la liberté et la dignité, traduction Anne-Marie
et Marc Richelle, Montréal et Paris, Éditions HMH et Robert Laffont, 1975.
Conclusion
Nous voici arrivés au terme d’un voyage au cœur de
Le sens du mot anthrôpos, « homme », est que, les autres
l’humain. Dans ce périple, nous avons retenu huit açons
animaux étant incapables de réféchir sur rien de ce qu’ils
voient, ni d’en raisonner, ni d’en « aire l’étude », l’homme au diérentes d’aborder, de nous représenter, de com-
contraire, en même temps qu’il voit, autrement dit qu’« il a prendre l’être humain. Nous avons assisté aux eorts
vu », « ait l’étude » aussi de ce qu’« il a vu », et il en raisonne. constamment renouvelés d’hommes qui ont passé leur
De là vient donc que, seul entre les animaux, l’homme a été vie à «faire l’étude» de l’homme.
à bon droit nommé « homme », anthrôpos : « aisant l’étude
Ce panorama de quelques grandes conceptions philo-
de ce qu’il a vu ».
sophiques de l’être humain nous permet de constater
Platon, Cratyle, 399c. que les penseurs de l’époque moderne et contempo-
raine ont analysé l’homme sous des angles ort dié-
rents et en ont présenté des portraits pour le moins
variés, voire opposés : de l’homme changeant de Montaigne jusqu’à l’homme pro-
grammé de Skinner, en passant par le sujet pensant de Descartes, l’être perectible
de Rousseau, le travailleur de Marx, sans oublier les vues de Sartre sur la liberté,
celles de Freud sur l’inconscient et celles de Nietzsche à propos du surhumain ! De
toute évidence, aucune de ces philosophies ne peut prétendre détenir toute la vérité
sur l’homme. Est-ce là l’indice d’une déaillance ou d’une pauvreté de la pensée et de
la réexion sur l’être humain ? Pas du tout ! Ce constat devrait, au contraire, nous
aire entrevoir le ait que chacune des philosophies que nous avons étudiées met
l’accent sur une dimension de la personnalité humaine. En ce sens, ces philosophies
orent toutes des vérités sur cet être pluriel que nous sommes et présentent peut-
être, fnalement, plus de points de vue complémentaires que de points de vue
contradictoires.
Les huit conceptions philosophiques de l’homme qui vous ont été présentées dans cet
ouvrage peuvent être envisagées comme autant de tableaux accrochés au mur de la
pensée. Le neuvième à y être suspendu pourrait être le vôtre : celui auquel vous donne-
rez vie à partir des données, des couleurs, des perspectives que vous aurez retenues.
Espérons que votre participation à la défnition de l’homme se era de manière
dynamique, tout en demi-teintes et en nuances ! S’il est un souhait auquel nous devons
souscrire, c’est celui que l’aventure que nous avons commencée avec Montaigne ne
s’achève jamais ; que le regard que l’humain porte sur lui-même soit de plus en plus
pénétrant, proond et pertinent. Car il ne aut pas oublier que défnir l’homme, c’est pé-
nétrer dans les proondeurs de cette réalité humaine par laquelle nous sommes tous
essentiellement humains. Cette entreprise constitue l’œuvre de toute une vie à laquelle
nous nous devons tous de participer si nous voulons rester humains.
Activité de synthèse fnale
Compétences à acquérir ■ Expliquer, c’est décrire les principes et les concepts-
clés (et leurs articulations) des deux conceptions
■ Expliquer et commenter deux conceptions philoso- philosophiques de l’être humain choisies.
phiques de l’être humain.
■ Commenter, c’est discuter d’une manière critique
■ Comparer ces deux conceptions philosophiques ces deux conceptions philosophiques de l’être
de l’homme par rapport au thème de la liberté. humain en examinant le bien-ondé de leurs ar-
gumentations respectives. En d’autres mots, il
Contexte de réalisation s’agit de répondre à la question suivante en jus-
Individuellement, dans une dissertation comparative tifant son point de vue : suis-je d’accord avec ces
et critique d’au moins 800 mots, expliquez et com- conceptions philosophiques de l’homme ?
mentez deux conceptions philosophiques de l’être ■ Comparer, c’est relever des ressemblances et des
humain qui ont été étudiées pendant le cours. Puis, diérences entre les deux conceptions philoso-
comparez ces deux conceptions philosophiques de phiques de l’être humain retenues sous l’angle du
l’homme à propos du thème de la liberté. thème de la liberté.
Étapes suggérées
1 Faites un plan détaillé du développement que choisies, c’est-à-dire une discussion d’une ma-
vous comptez mettre en avant. nière critique où vous exprimez votre accord
a) Établissez un résumé schématique des princi- ou votre désaccord et où vous apportez des
paux caractères des deux conceptions philo- arguments pour appuyer vos afrmations ;
sophiques de l’être humain choisies. ■ une comparaison des deux conceptions phi-
b) Évaluez le contenu théorique des deux concep- losophiques de l’être humain au regard du
tions philosophiques de l’être humain retenues, thème de la liberté où vous dégagez les res-
c’est-à-dire portez des jugements ondés sur les semblances ou les diérences pertinentes.
éléments qui caractérisent la première concep- b) Les critères d’évaluation liés à la orme :
tion et la deuxième conception de l’être humain. ■ clarté et concision : les phrases et les pa-
c) Au regard du thème de la liberté, relevez les ragraphes de votre texte sont intelligibles,
principales ressemblances ou diérences explicites, précis et succincts ;
entre les deux conceptions philosophiques de ■ logique, cohérence et continuité: les idées
l’être humain. secondaires appuient les idées principales ;
2 Rédigez votre texte en prenant en considération chacune des parties occupe la place qui
les éléments suivants : lui convient dans la progression de la dé-
monstration ; des phrases de transition
a) Les critères d’évaluation liés au contenu :
assurent les liens entre les phrases principa-
■ une explication adéquate des caractères les et entre les parties du texte. Bre, il y a un
ondamentaux des deux conceptions de enchaînement dans le texte ;
l’être humain retenue ; ■ pertinence : les idées que vous avancez se
■ un commentaire critique ondé des deux rapportent au sujet traité. Elles sont appro-
conceptions philosophiques de l’être humain priées, judicieuses et bien ondées.
Présentation
Soignez la présentation générale de votre texte, que vous divisez en trois parties :
1 Une introduction, dans laquelle vous posez étapes précisées dans l’introduction. Le dévelop-
d’abord le sujet, c’est-à-dire que vous reprenez, pement est un texte démonstrati : c’est l’occasion
en le précisant, l’énoncé de la compétence. Vous pour vous d’expliquer, de critiquer (ou discuter,
divisez ensuite le sujet, c’est-à-dire que vous éta- c’est-à-dire appuyer ou réuter) et de comparer.
blissez les étapes que vous comptez ranchir afn 3 Une conclusion, dans laquelle vous rappelez le
de réaliser votre texte.
cheminement de votre démonstration (vous en
2 Un développement, dans lequel vous présentez le donnez un résumé) et proposez une ou des pers-
sujet d’une manière progressive en suivant les pectives nouvelles.
ALAIN, dans Pierre Abraham et al. « L’homme selon Le Petit Robert de la langue française 2014, Paris, 2014.
Bibliographie des ouvrages cités
Rousseau », Revue Europe, no 391-392, novembre- MARCUSE, Herbert. Pour une théorie critique de la
décembre 1961. société, traduction Cornélius Heim, Paris, Denoël/
ANDREAS-SALOMÉ, Lou. Friedrich Nietzsche, Paris, Gonthier, coll. « Bibliothèque Méditations », 1971.
Réimpressions Gordon et Breach, 1970. MARX, Karl et Friedrich ENGELS. « Critique de la phi-
ATTALI, Jacques. Karl Marx ou l’esprit du monde, Paris, losophie du droit de Hegel », dans Sur la religion,
Fayard, 2005. Paris, Éditions Sociales, 1968.
BEAUVOIR, Simone de. Pour une morale de l’ambiguïté, MARX, Karl et Friedrich ENGELS. L’Idéologie allemande,
Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1968. traduction Henri Auger, Gilbert Badia, Jean
BLOOM, Allan. L’Âme désarmée. Essai sur le déclin de la Baudrillard et Renée Cartelle, Paris, Éditions
culture générale, traduction Paul Alexandre, Paris et Sociales, coll. « Essentiel », 1988.
Montréal, Julliard et Guérin Littérature, 1987. MARX, Karl et Friedrich ENGELS. Manifeste du parti
CHOSSUDOVSKY, Michel. La Mondialisation de la pau- communiste, traduction Émile Bottigelli, Paris,
vreté, Montréal, Les Éditions Écosociété, 1998. Flammarion, coll. GF, 1998.
DESCARTES, René. Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, MARX, Karl. « Critique de la philosophie hégélienne
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1953. du droit », dans Pages de Karl Marx, traduction
FREUD, Sigmund. Abrégé de psychanalyse, traduction Maximilien Rubel, Paris, Payot, 1970.
Janine Altounian, Pierre Cotet, Françoise Kahn, MARX, Karl. La question juive, Paris, Aubier-Montaigne,
Jean Laplanche, François Robert, Paris, Presses 1971.
Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2012. MARX, Karl. Œuvres (Économie), t. I et II, traduction
FREUD, Sigmund. Cinq Leçons sur la psychanalyse, Maximilien Rubel et Louis Évrard, Paris, Gallimard,
traduction Yves Le Lay, Paris, Payot, coll. « Petite coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972.
Bibliothèque Payot », 1984. MILL, John Stuart. De la liberté, traduction Laurence
FREUD, Sigmund. Essais de psychanalyse, traduction Lenglet, à partir de la traduction de Dupond White,
André Bourguignon (dir.), Paris, Payot, coll. « Petite Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essai », 1990.
Bibliothèque Payot », 1981. MONTAIGNE, Michel de. Essais, édition établie et pré-
FREUD, Sigmund. Introduction à la psychanalyse, tra- sentée par Claude Pinganaud, Paris, Éditions
duction Samuel Jankélévitch, Paris, Payot, coll. Arléa, 2002.
« Petite Bibliothèque Payot », 1966. MONTAIGNE, Michel de. Essais, édition établie par
FREUD, Sigmund. Malaise dans la civilisation, traduction Albert Thibaudet et Maurice Rat, Paris, Gallimard,
Charles et Jeanne Odier, Paris, Presses Universi- coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967.
taires de France, 1971. NIETZSCHE, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra, tra-
FREUD, Sigmund. Métapsychologie, traduction Jean duction Maurice Betz, Paris, Gallimard, coll. « Le
Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Paris, Galli- Livre de poche classique », 1965.
mard, coll. « Idées », 1968. NIETZSCHE, Friedrich. Humain, trop humain, Livres I et II,
FREUD, Sigmund. Nouvelles conférences d’introduction traduction Albert Desrousseaux et Albert Lacoste,
à la psychanalyse, traduction Rose-Marie Zeitlin, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquin », 2013.
Paris, Gallimard, 1984. NIETZSCHE, Friedrich. La Généalogie de la morale,
FROMM, Erich. La Mission de Sigmund Freud, traduction traduction Henri Albert, Paris, Gallimard, coll.
Paul Alexandre, Bruxelles, Éditions Complexe, 1975. « Idées », 1969.
HEGEL, Friedrich. « Leçons sur l’histoire de la philoso- NIETZSCHE, Friedrich. La Volonté de puissance. Essai d’une
phie », dans La Philosophie moderne, t. 6, Paris, transmutation de toutes les valeurs, traduction Henri
Librairie Philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque Albert, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le
de textes philosophiques », 1985. Livre de poche/Classiques de philosophie », 1991.
HOLBACH, Baron d’ (Paul Henri). « Système de la nature NIETZSCHE, Friedrich. Le Crépuscule des idoles, traduc-
ou des lois du monde physique et moral », dans tion Jean-Claude Hemery, Paris, Gallimard, coll.
Encyclopédie philosophique universelle. Les notions « Idées », 1977.
philosophiques, t. I, Paris, Presses Universitaires NIETZSCHE, Friedrich. Le Gai Savoir, traduction Pierre
de France, 1990. Klossowski, Paris, Union Générale d’Éditions, coll.
KANT, Emmanuel. « Idée d’une histoire universelle au « 10-18 », 1973.
point de vue cosmopolitique », traduction Luc Ferry, NIETZSCHE, Friedrich. Le Nihilisme européen, traduc-
dans Critique de la faculté de juger, Paris, Galli- tion Angèle Kremer-Mariatti, Paris, Union Générale
mard, coll. « Folio/Essais », 1996. d’Éditions, coll. « 10-18 », 1976.
KANT, Emmanuel. Qu’est-ce que les Lumières et autres NIETZSCHE, Friedrich. Lettres choisies, Paris, Galli-
textes, traduction Jean-François Poirier et Françoise mard, coll. « Folio classique », 2008.
Proust, Paris, Garnier-Flammarion, 1991. NIETZSCHE, Friedrich. Œuvres philosophiques com-
KIERKEGAARD, Søren. Traité du désespoir, Paris, Galli- plètes, t. VIII, Paris, Gallimard, 1974.
mard, « Folio essais », 1949. NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà le bien et le mal, traduc-
LABORIT, Henri. Éloge de la fuite, Paris, Robert Laffont, tion Geneviève Bianquis, Paris, Union Générale
1976. d’Éditions, coll. « 10-18 », 1967.
Bibliographie des ouvrages cités 281
ONFRAY, Michel. « Deviens ce que tu es », Le nouvel Obser- SKINNER, Burrhus Frederic. L’analyse expérimentale
vateur, Hors-série no 48 – Nietzsche, septembre- du comportement : un essai théorique, traduction
octobre 2002. Anne-Marie et Marc Richelle, Bruxelles, C. Dessart,
ONFRAY, Michel. « Préace » dans Michel de Montaigne, 1976.
Vivre à propos, Paris, Flammarion, 2009. SKINNER, Burrhus Frederic. Par-delà la liberté et la dignité,
PASCAL, Blaise. « Pensées », dans Œuvres complètes, pré- traduction Anne-Marie et Marc Richelle, Montréal et
sentation et notes de Louis Lauma, Paris, Éditions Paris, Éditions HMH et Robert Laont, 1975.
du Seuil, 1964. SKINNER, Burrhus Frederic. Pour une science du comporte-
ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fon- ment : le behaviorisme, traduction Françoise Parot, Paris
dements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Galli- et Neuchâtel, Éditions Delachaux et Niestlé, 1979.
mard, coll. « Folio/Essais », 1992. SMITH, Louis M. « B. F. Skinner (1904-1990) », Perspec-
ROUSSEAU, Jean-Jacques. Œuvres complètes, t. I à IV, tives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIV,
1959-1995. no 3/4, 1994.
SARTRE, Jean-Paul. Huis clos, Paris, Gallimard, coll. « Le SPINOZA, Baruch. Œuvres, t. III – L’Éthique, traduction et
Livre de poche », 1967. notes par Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion,
SARTRE, Jean-Paul. L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1965.
coll. « Bibliothèque des Idées », 1968. TAYLOR, Charles. Grandeur et Misère de la modernité, tra-
SARTRE, Jean-Paul. L’existentialisme est un humanisme, duction Charlotte Melançon, Montréal, Bellarmin, coll.
Paris, Éditions Nagel, coll. « Pensées », 1970. « L’essentiel », 1992.
SARTRE, Jean-Paul. Les Mots, Paris, Gallimard, 1964. TOCQUEVILLE, Alexis de. De la démocratie en Amérique,
SARTRE, Jean-Paul. Saint Genet, comédien et martyr, Paris, vol. 2, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Histoire », 1991.
Gallimard, 1952. VOLTAIRE. Lettres philosophiques, Paris, Hachette, 1930.
SKINNER, Burrhus Frederic et Margaret E. VAUGHAN. WIZNITZER, Louis. « Sartre parle », Magazine Maclean, jan-
Bonjour sagesse. Bien vivre après soixante-dix ans, vier 1967.
traduction Claude Farny, Paris, Robert Laont, coll. ZWEIG, Stean. Sigmund Freud. La Guérison par l’esprit,
« Réponses », 1986. traduction Hélène Denis-Jeannoy, Paris, Le Livre de
SKINNER, Burrhus Frederic. Beyond Freedom and Dignity, Poche, 2012.
New York, Alred A. Knop, 1971.
Sources iconographiques
Couverture : FRANCK CAMHI/Alamy ; p. 5 : Private Col- Getty Images ; p. 156 : Getty Images ; p. 157 : Steano
lection/Giraudon/The Bridgeman Art Library ; p. 9 : avec Bianchetti/Corbis ; p. 158 : akg-images ; p. 167 : ASSO-
l’autorisation du Château de Montaigne ; p. 11 : akg- CIATED PRESS ; p. 171 : OLAF KRAAK/AFP/Getty Images ;
images ; p. 12 : Bibliothèque nationale de France ; p. 13 : p. 173 : McNay Art Museum/Art Resource, NY ; p. 175 :
North Wind Picture Archives/The Image Works ; p. 19 : Walker Art Gallery, Liverpool, UK ; p. 183 : Neville Elder/
akg-images ; p. 28 : © Roger-Viollet ; p. 31 : akg-images/ Corbis ; p. 185 : adoc-photos/Corbis ; p. 186 : Erich
Electa ; p. 34 : Jan Haas/dpa/Corbis ; p. 44 : akg-images ; Lessing/Art Resource, NY ; p. 187 : The Granger Collec-
p. 45 : akg-images ; p. 47 : akg-images ; p. 48 : Chateau tion, NYC – All rights reserved; p. 188 : Getty Images ;
de Versailles, France/The Bridgeman Art Library ; p. 49 : p. 190 : Peter Aprahamian/CORBIS ; p. 193 : bradleym/
The Granger Collection, NYC – All rights reserved ; p. 50 : iStockphoto ; p. 196 : vpublic – Fotolia.com ; p. 201 :
Erich Lessing/Art Resource, NY ; p. 51 : akg images/ Fotosearch/SuperStock ; p. 204 : AP Photo/Rob Grifth ;
Imagno ; p. 53 : akg-images ; p. 57 : akg-images/Doris p. 205 : Bettmann/CORBIS ; p. 215 : avec l’autorisation
Poklekowski ; p. 64 : akg-images/Cameraphoto ; p. 67 : de Erich-Fromm.com ; p. 217 : James Andanson/Apis/
Wikipedia Commons ; p. 75 : akg-images ; p. 77 : akg/De Sygma/Corbis ; p. 218 : Rue des Archives/The Granger
Agostini Pict.Lib. ; p. 78 : Maurice Leloir/Wikipedia Com- Collection, NYC – All rights reserved ; p. 220 : Yves Renaud
mons ; p. 79 : Louvre, Paris, France/Giraudon/The Bridge- photographe ; p. 224 : Getty Images ; p. 225 : AFP/
man Art Library ; p. 82 : akg-images ; p. 85 : Erich Lessing/ Getty Images ; p. 227 : CP PHOTO/Quebec le Soleil/
Art Resource, NY ; p. 93 : Michael Runkel/age otostock/ Steve Deschenes ; p. 231 : CP PHOTO/Ian Jackson ;
maXx images ; p. 98 : akg-images ; p. 100 : akg-images/ p. 237 : Maximilian Stock Ltd./Getty images ; p. 238 :
De Agostini Pict.Lib. ; p. 104 : © atihhoca/iStockphoto ; Steve Schapiro/Corbis ; p. 247 : Gamma-Rapho via Getty
p. 115 : akg-images ; p. 117 : Swim Ink/Corbis ; p. 121 : Images ; p. 249 : Getty Images ; p. 252 : Archives o
akg-images ; p. 121 : Swim Ink/Corbis ; p. 132 : REUTERS/ the History o American Psychology, The Center or the
KCNA ; p. 135 : Musée d’Orsay, Paris, France, Giraudon/ History o Psychology, The University o Akron ; p. 254 :
The Bridgeman Art Library ; p. 136 : U. Baumgarten via Bettmann/CORBIS ; p. 255 : David Turnley/CORBIS ;
Getty Images ; p. 138 : Norbert Scanella/maXx images ; p. 261 : akg-images ; p. 267 : Brad Calkins | Dreamstime.
p. 153 : Christian Simonpietri/Sygma/Corbis ; p. 155 : com ; p. 277 : Gamma-Rapho via Getty Images.
Bonheur, 14, 19–20, 22, 37–38 Concorde, 116 Discrimination, 25, 238, 264
Index
de Dieu, 58, 68–69, 164 programmable, 257–259, 270 Mersenne, Marin, 46–47
des choses matérielles, réel, 203–204, 210
K Métaphysique, 52
60–61, 70 représentation de l’_, 1 Kant, Emmanuel, 51, 58, 83, 97, Méthode
Existentialisme, 221–241 responsabilité de l’_, 233–234, 115–116, 141, 156, 166 cartésienne, 52–54, 69
Extinction, 275 237, 239–240, 242 Kepler, Johannes, 13, 49, 69 cathartique, 187
Humanisation de la nature, Kierkegaard, Søren, 222, 241 dialectique, 122–123, 146
F 132–133, 147 King, Martin Luther, 238 Militarisme, 161
Humanisme, 7, 36 Koch, Robert, 189, 209 Miller, Henry, 167–168
Factice, 93 Humaniste(s), 12–13, 268 Misogyne, 158
Fallacieux, 277
Fantasmagorie, 152
Humanités (les), 12, 156 L Mode de production, 123,
Hystérie, 186, 187, 189–190, 128–129, 145–147
Fechner, Gustav Theodor, 189, 209 La Boétie, Étienne de, 8–9, 28, capitaliste, 125–126, 135,
194, 209
Feindre, 74 30–31
145–147
Finitude, 222 La Mettrie, Julien Offray de, 85, 256 communiste, 126, 147
Force de travail, 136–137, 147 I Laborit, Henri, 277 esclavagiste, 124–125,
Fouriériste, 118-119 Idéal Lapsus, 193, 195 145–146
Freud, Sigmund, 186–189, 191–205, démocratique, 142 Législateur, 96–97, 109 féodal, 125, 145–146
207–211, 213–215, 262 du Moi, 200, 208, 215 Leibniz, Gottfried Wilhelm, 51, matérielle, 127, 147
Freudisme, 203 moral, 175–176, 184 67, 191 sans classe, 145
Fromm, Erich, 215–216 Idéalisme, 122 Libération Modèle
Frugalité, 116 Idéaliste, 163 collective, 139–141, 148 d’éducation, 99–103, 107,
Idéaux des Lumières, 83, 107 économique, 144 109–110
G Idée(s), 57–58, 69 Liberté, 59–60, 70, 81, 83, 88, de valeurs, 235, 240
d’étendue, 57, 60, 68 96–97, 107–109, 139–141, Modernité, 48, 69
Galilée, 11, 13, 47, 49–50, 69 148, 161, 171–172, 177,
de Dieu, 58, 69 Mœurs, 18, 24–25
Gauguin, Paul, 173 179, 222–225, 227–231,
innée, 57–58, 60, 68 Moi, 17, 38, 198, 199–200, 202,
Générique, 129 240–241, 248, 259–260,
Idéologie, 128 204–205, 208, 210, 213–215
Genet, Jean, 224 271, 277
utilitaire, 105 idéal, 200, 208, 215
Géocentrisme, 49 de conscience, 25–26, 39
Idéologique, 152 pensant, 55–57, 69
Grand Siècle, 48, 69 en situation, 226–227, 231,
Imbécile, 113
Guerre(s), 205–207, 211 Monarchie absolue, 83
Immanent, 2 240–241
de Trente Ans, 46 Monde matériel, 57–58, 69, voir
Impératif catégorique, 141, 214 face à autrui, 23–24, 37, 39,
des religions, 10, 13 aussi Chose(s) matérielle(s)
Inclination, 20 230, 241
Montaigne, Michel de, 2, 6–11,
Inconscient, 187, 188–195, 197, face aux coutumes, 24–25, 39
H 13–35, 37–40, 42–44
201–203, 208–209 individuelle, 97, 230, 241
Morale par provision, 64, 70
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 51, Indifférence, 59–60, 70 naturelle de l’enfant, 100, 109
Mort, 32–33, 37, 39, 230–231, 241
118, 122 d’élection, 60, 70 politique, 140
de Dieu, 164–165, 178
Hégémonie, 121 d’inclinaison, 59–60, 70 Libidinal, 204, 205, 215
pulsion de _, 193,
Heidegger, Martin, 222, 241 Individualisme contemporain, Libido, 192, 202, 214, 216
207–209, 211
Héliocentrisme, 11, 49–50, 69 175–176, 179 Libre arbitre, 58–59, 68, 70, 161,
Motilité, 213
Hellénique, 157 Individualité, 168, 177–178 171, 191, 225, 260, 275
Indolence, 116 Locke, John, 51, 83–84, 86, Moyen Âge, 12, 51, 125, 146
Hellénisme, 157
Indubitable, 74 154, 252 Moyen de production, 123–124,
Herboriser, 82
Inégalité, 80, 91, 94–96, 109 Lumières, 83, 85, 96, 108, 116 126, 129, 140–141, 145–146
Héritage archaïque, 215
Hobbes, Thomas, 86, 154 sociale, 107 Luther, Martin, 118, 156
Homme(s), 1, 281 Inférer, 245 Lutte des classes, 123, 142, N
associations de l’_, 92–94, Infrastructure économique, 145–146, 148 Narcissique, 93, 175, 179, 184,
108–109 128–129, 147 204, 275, 276
autonome, 262–264, 271 Inhibiteur, 199 M Nationalisme, 161
bonheur de l’_, 14, 9–20, 22, Inquisition (l’), 11, 46, 50
Malebranche, Nicolas, 51, 67 Naturalisme, 83
37–38 Insociable sociabilité des
Marcel, Gabriel, 222–223, 241 Nature, 12, 16, 37
comme être social, 129–132 hommes, 115
Marcuse, Herbert, 153–154 état de _, 86–91, 94–96,
comme projet, 232–238, 242 Instance
Marx, Karl, 2, 106, 118–122, 103, 107–109
conception philosophique de inhibitrice, 199–200, 210
126–148, 151–153 humaine, 2, 15, 19–20, 38,
l’_, 1, 3, 281 médiatrice, 200, 210
Matérialisme 56, 86–89, 107–108, 129
de l’homme, 86–87 Instinctuel, 163
dialectique, 122–123, 146 humanisation de la _,
Dernier _, 159, 170 Institutions libérales, 161
historique, 121–124, 146 132–133, 147
du commun, 168, 170, 178 Intellection, 63
Matérialiste, 85 originelle, 19
du corps, 163–164, 178 Intention, 264–265
du ressentiment, 163, 178 Mathématique universelle, 52, 69 principe d’universalité de
Introjection, 200
essence de l’_, 15 Mauvaise foi, 236–237, la _, 20
Introspection, 189, 209, 253
idéal, 99, 204–205, 211 239–240, 242 règles de _, 20, 38
Invective, 80
instinctuel, 163 Maxime(s), 16, 19, 20, 22, 28, sagesse de la _, 20
libre, 223–231, 241 44, 64, 74, 102, 104, 114, Névrose, 189, 190, 203, 204, 205,
nature de l’_, 2, 15,
J 156, 242 209, 210
19–20, 38, 56, 86–89, Jaspers, Karl, 222, 241 Mécanique, 49 Newton, Isaac, 84, 276
107–108, 129 Jones, Ernest, 275 Mécanisme de défense, 193, 194, Nietzsche, Friedrich, 2, 11, 144,
naturel, 86–91, 94, 99, 102, Jugement 199, 208–209 156–179, 182, 191, 223
107–108 d’autrui, 23–24, 229 Médiation sociale, 134, 147 Nihilisme, 159
originaire, voir Homme(s) règle du meilleur _, 65, 70 Meilleur jugement, 65 actif, 160–162, 177–178
naturel sur soi, 16 règle du _, 65, 70 passif, 159–160, 178
primitif, 87 Juger de soi-même, 16–18, 38 Mendel, Gregor, 189, 209 Nourrice, 7
284 Index
éducati, 100–103, 109–110 Renforcement, 254, 255, Socrate, 7, 15–16, 32, 162
O pratique, 116 260–261, 263, 267, 269 Solidarité réciproque, 134, 147
Occulte, 75 Prodigalité, 32 négati, 255, 263 Solipsisme, 230
Œdipe, 201, 202, 210 Profane, 49 positi, 255, 261, 263, 267 Somatique, 192
Ontologique, 58 Programme de renorcement, positi à proportion variable, Spéculatif, 122
Opiner, 17 266–267, 271 256 Spinoza, Baruch, 51, 67, 75–76,
Orthodoxe, 216 Progressiste, 118-119 programmes de _, 161
Prolétariat, 121, 125–126, 135, 266–267, 271 Spiritualiste, 56
P 137–138, 142, 148 Représentation, 1, 131–132 Stimuli, 251, 253, 270
Propriété, 94, 107 d’une pulsion, 194–195, Stoïcisme, 26
Panthéon (le), 82 197, 200, 204, 208 Subjectiviste, 183
foncière, 125
Paradigme, 83 Propriété collective Résistance, 190 Subjectivité, 48
Paraître, 35–36, 39–40, 94–95, des moyens de production, Responsabilité, 233–234, 237, Sublimation, 152, 205, 208, 211
107, 109 126, 140, 147–148 239–240, 242 Substance, 74
Paralogisme, 74 du capital, 148 Ressentiment, 160 étendue, 57, 60, 63, 68, 70
Pascal, Blaise, 1, 44, 51 Propriété privée, 125 Rêve, 190, 193–194 pensante, 68
Passion(s), 26, 37, 68, 163–164, des moyens de production, Révolution Sujet, 161
177–178 135, 140, 142, 148 rançaise, 82, 139–141, 148 pensant, 56–57, 69
amoureuse, 29 Proust, Marcel, 245 industrielle, 120 Sujétion, 24
de l’âme, 62–63 scientifque du XVIIe siècle,
Providence, 91 Superstructure, 128–129, 147
humaines, 26–32, 39, 48–50, 69
Psychanalyse, 188, 189–191, 194, Sur-Moi, 200, 201–202, 204–205,
62–63, 70 Révolutionnaire(s), 25, 119, 126,
203–205, 208–211 208, 210, 214–215, 262
primitives, 63, 70 143, 148, 153, 190
Pasteur, Louis, 189, 209 Psychique, 189, 190, 196, 202
Rousseau, Jean-Jacques, 2, 19, 35,
Pavlov, Ivan Petrovitch, 250–251, 270 Pulsion(s), 192, 197, 199–201,
51, 67, 78–83, 85–105, 107–108,
T
Pensée, 14, 55–58, 63, 69 204–205, 209, 211
110, 113–115, 141, 207, 223 Taylor, Charles, 36, 66,
Perectibilité, 88–89, 107–108, 113 de mort, 193, 207–209, 211
175–176, 183–184
Perection, principe de _, 200–201, de vie, 192, 208–209
S Thanatos, 193, 207–209, 211
208, 210 primaires, 197, 210
sexuelle, 202, 204 Théologie, 48
Personnalité, théorie de la _, Sacré, 49 Théorie
196–203, 208, 210 Punition, 255, 263, 269 Sagesse, 14
négative, 255–256 behavioriste, 265, 268
Phénomène, 256 de la nature, 20 de l’inconscient, 191–195,
Phénoménologie, 219, 222 positive, 255–256 Saint-simonien, 118 208–209
Philologie, 156 Pusillanimité, 16 Salut, 44 de la personnalité,
Philosophie(s) Sartre, Jean-Paul, 2, 23, 218–221, 196–203, 208, 210
cartésienne, 48 Q 223–242, 245–247, 262 marxiste orthodoxe, 216
des Lumières, 83, 85, 96 Quête de l’être, 36, 40 Savoir Thérapie behavioriste, 266–267
déterministes, 256, 270 Quiétisme, 245, 246 être à soi, 14–16, 37–38 Thésauriser, 18, 31–32, 39
empiriste, 84 mourir, 22, 32–33, 37, 39 Totalisant, 2
existentialiste, 221–241 vivre à propos, 18–22, 37–38 Tourbe, 43
marxienne, 122–141, 144 R Scepticisme, 17–18, 38 Tout de même que, 74
matérialistes, 85 Racine, Jean, 246 Sceptique, 17, 38, 54 Transcendant, 2
médiévale, 51 Raison, 52–53, 55, 57–58, 60, 67, Schopenhauer, Arthur, 156, 191
Tribun, 158
nietzschéenne, 162, 174, 179 85, 101, 108, 132, voir aussi Science du comportement,
positiviste, 252–254, 270 Entendement 262–263, 269, 271
rationalistes, 204 désengagée, 66 Scientisme, 160 U
scolastique, 46, 66 humaine, 48, 54, 57, 83–84 Scolastique (la), 46, 66 Utilitaire, 105
stoïcienne, 256 individuelle, 48, 51 Seconde topique, 196–203,
Phobie, 186, 189, 266, 268 instrumentale, 66, 71 208, 210 V
Plaisir, 21, 38 Rapports sociaux de production, 124, Sentence, 9
principe de _, 197, 208, 210 126–127, 129–131, 135, 145–146 Servitude, 39, 88, 94–95, 97, Valeur, 234, 240, 242, 262–263, 271
Platon, 17, 202, 281 égalitaires, 124 107-109 idéaliste, 259
Plutarque, 7, 9, 42 Rationalisme Siècle supérieure, 159
Positiviste, 188, 252 cartésien, 57 de la raison, 48, 69 universelle, 225
Possession de soi, 165–166, 177 expérimental, 83–84, 108 des Lumières, 67, 83, 85–86, Vanité, 27, 39
Praxis, 132, 147 moderne, 50–52, 69 107 Vaquer, 74
Précepteur, 78, 102–103 Rationaliste, 55, 83, 160, 204 Skinner, Burrhus Frederic, 2, 250, Vilain, 43
Préconscient, 194, 195, 208–209 Réactionnaire, 118–119 252–266, 268–271, 274–276 Vinci, Léonard de, 12–13
Préjudice, 113 Réalité, principe de _, 154, Socialisme, 118, 161 Virtualité, 89
Première topique, 191–195, 198–199, 208, 210 Socialiste, 118 Volonté, 59–60, 70
208–209 Réductionnisme, 2, 3 Société(s) de puissance, 161, 165–169,
Prémisse, 46 Refoulement, 194, 197–199, 201, capitaliste, 120, 127, 144, 177–178
Principe 208–210 148 générale, 96–98, 107, 109
Regard des autres, 23, 227–230 civile, 94, 106 mauvaise utilisation de la _,
d’universalité de la nature, 20
Relativisme, 160, 161, 183 communiste, 127 58–59, 68, 70
de perection, 200–201,
esclavagiste, 127 Voltaire, 79, 81, 84–85
208, 210 Religion(s)
de plaisir, 197, 208, 210 aliénation de la _, 138–139, état de _, 86–87, 91–95,
de punition, 255 141, 148 103, 107–109 Z
de Réalité, 154, 198–199, guerres des _, 10, 13 évolution des _, 124–127 Zénon de Citium, 26, 256
208, 210 Renaissance, 11–14, 38 éodale, 127 Zola, Émile, 120, 246
Q
u’est-ce que l’être humain et quelles sont sa
place et sa signication dans l’univers ? Des
réponses plurielles à ces questions ont été
élaborées au cours des siècles. Des penseurs ont
atteint un niveau de réexion et d’analyse tel que
leurs réponses continuent de nourrir et d’inspirer
l’homme contemporain dans sa propre pensée ; elles
ont dépassé à un tel point le stade de l’opinion, du
préjugé et du lieu commun qu’elles sont reconnues
comme des conceptions philosophiques de l’être
humain qui déent le temps.
ISBN 978-2-7650-3721-7
www.cheneliere.ca/cuerrier