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LITTÉRATURE
GÉOGRAPHE
Georges Perec (1936-1982) a construit une œuvre incomparable, qui gravite autour
de ce qu’il désignait comme les quatre pôles de son expérience de l’écriture : « le
monde qui m’entoure, ma propre histoire, le langage, la fiction[1] », autant
d’interrogations se chevauchant et « pos[ant] peut-être en fin de compte la même
question, mais (…) selon des perspectives particulières[2] ». On a souvent estimé
que cette question était celle du lien entre l’écriture et le temps[3] , mais on se
demandera si Perec n’aurait pas tout autant abordé le lien entre l’écriture et
l’espace, plus exactement d’ailleurs la dimension spatiale de l’existence humaine,
ce qui complexifie quelque peu la chose.
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La lecture combinée de ces ouvrages, dont la relation est forte, confirme qu’on peut
considérer Georges Perec comme un écrivain-géographe de la première importance.
Les deux procèdent bel et bien de la mise en œuvre pleine et entière de son projet
littéraire, ils y occupent une place centrale. On y découvre notamment la radicalité
du principe de « réalisme » de Perec, qui affirmait que « la fonction de l’écriture est
d’être réaliste ».
On y comprend vite également que Perec ne croise pas incidemment le champ de
l’espace, comme on le ferait en jouant des contraintes et en affrontant un effet
imprévu : il l’aborde en toute intentionnalité et fascination, en sachant bien qu’il
s’agit à la fois d’un fondement et d’un point aveugle de l’existence. C’est au
demeurant cela qui le guide et il tente méthodiquement d’élucider au moins en
partie l’énigme de l’espace qui est celle de la vie même, car il était persuadé, si l’on
s’en tient à ce qu’il écrit, que le quotidien, la trame « infra-ordinaire » de
l’existence humaine, n’était pas compréhensible si l’on faisait abstraction de
l’espace. L’être humain, pour Perec, vit certes avec le temps mais existe aussi avec
et par l’espace : il est un être de spatialité(s).
Ce dépassement du cas particulier pour tendre vers la généralité est permis car
Perec se présente bel et bien comme notre semblable, au sens où, dans ce Paris du
début des années 1970 qu’il arpente sans cesse, il existe ordinairement, comme tout
le monde, et prosaïquement ; a contrario de beaucoup d’écrivains, il n’héroïse ni ne
poétise le quotidien, mais entend objectiver sans fard la vie d’un humain générique
avec les lieux, pratiqués et imaginés. D’où le protocole choisi : la description du «
réel » mise en tension avec celle des « souvenirs », car pour Perec un lieu ne
s’affirme pour un individu que parce qu’il est d’abord éprouvé dans l’immanence
de l’action, puis éprouvé à nouveau via l’exercice de mémoire qui contribue autant
à l’invention du lieu par et pour un individu que son usage effectif et
réciproquement.
Poser cette parfaite équivalence est à l’évidence une des originalités majeures de
Perec, qui affirme ainsi qu’un lieu ne signifie vraiment quelque chose pour
quelqu’un que s’il est métabolisé par cette personne via la combinaison de l’agir
spatial, ici et maintenant, et du souvenir spatial. Le temps est donc ce qui permet
d’activer véritablement, par le souvenir et sa fixation, un lieu qui sans cela demeure
simplement un potentiel géographique offert aux pratiques des humains. Mais à
l’inverse, le temps ne prend sa consistance que s’il est exprimé par l’espace.
On pourrait avancer que les lieux perecquiens, saisis grâce à la grille contrainte
qu’il choisit parce qu’elle lui permettrait, pensait-il, de les tenir à sa main, ce qu’il
échouera à faire, sont un peu aux espaces géographiques – à savoir les supports
« donnés » pour la pratique, construits par la dynamique historique d’une société,
qui permet, ici en l’occurrence, que Paris offre sa configuration spatiale et sociale
aux Parisiens, dont Perec, qui se les approprient en les utilisant – ce que la langue
est au langage. Perec consigne bel et bien, et les confie aux enveloppes qu’il
cachette, des actes de paroles fixant des fragments d’existences, qui sont des
« moments de lieux », des unités d’espace-temps qui deviennent pleinement
signifiantes par leur entrée dans le champ de la langue.
En vérité, ce « réel », dont une simple photo peut donner l’illusion de saisir
l’entièreté sans avoir besoin d’en rajouter mais cela au prix de l’escamotage de ce
qui le constitue, le soutient, ce réel purement matériel et objectal donc, ne forme
pas encore un lieu, mais juste un endroit. Ce qui va instituer, transmuter, celui-ci en
celui-là, c’est justement ce qu’ouvre dans et par l’écriture, la tension entre le réel
qui fait défaut – il est impossible à décrire exhaustivement – et le souvenir qui lui
aussi va s’avérer défectueux – car on oublie beaucoup plus qu’on se souvient,
même si l’on s’efforce de se souvenir.
Dans Lieux, Perec, sans cesse, mentionne son incapacité à se rappeler vraiment ce
qu’il a vécu ici et là. Toute son œuvre au demeurant est marquée par ce constat de
la perte de la mémoire et témoigne de la quête, de la recherche des lieux de
l’enfance perdus et des souvenirs qui y sont attachés. Chez Perec, qui devint
orphelin très jeune, après que son père fut tué au front en 1940 et que sa mère
mourut en déportation en 1943, la volonté de prendre l’espace au sérieux naît de la
disparition du lieu originel. De cela surgit la question de l’ancrage spatial de
l’existence et de sa relation à la mémoire. Dans nombre de ses livres, il traque des
lieux à travers la lutte contre l’oubli et le relevé des traces des émotions anciennes.
« J’écris des traces », affirme ainsi Georges Perec dans son premier « Souvenir » de
la rue de la Gaité[15] , qui témoignent de ce que la vie, désormais évanouie, s’est
un jour « accrochée » en un lieu, celui-là même qui, dans ce qui reste au présent de
l’espace de jadis, assure la rémanence du souvenir de cette vie.
Perec est à la recherche des lieux perdus via la description des lieux maintenus,
mais l’exercice est ardu. Dès le premier texte, il écrit : « Il y a peu de souvenirs
attachés spécifiquement à ce lieu[16] ». La difficulté à se rappeler des évènements
procède de ce que Perec vérifie sans cesse : ce qui accroche les souvenirs, ce sont
moins les caractères topographiques et géométriques d’un espace que ce que ceux-
ci permettent d’activités, de mouvements et de relations entre les personnes, tout
cela s’exprimant en une « ambiance » particulière, qui constitue la signature d’un
lieu particulier. On se souvient moins directement des faits que de ces atmosphères
qui, par le travail de la mémoire, vont éventuellement permettre la mise au jour
d’actes, de caractères précis des configurations locales. La qualité du souvenir n’est
pas en rapport avec l’importance du temps passé quelque part mais avec l’intensité
du vécu d’une ambiance.
Ce qui est douteux dans l’espace n’est pas tant sa concrétude matérielle que
sa signification vécue pleine et entière, qui sature l’existence, et qui n’est
jamais donnée.
Se souvenir, c’est donc doublement oublier : oublier le lieu du souvenir qui doit
disparaître du présent et oublier la plupart des souvenirs du lieu puisque la mémoire
est toujours partielle et déformante. Bref, le temps parait lui-même subjugué par
l’espace qui est ce trou noir qui absorbe toute l’énergie vitale du « berceau à la
tombe » – de cette absorption ne subsistent que les traces, celles-là même que
l’écrivain traque.
Ainsi, le sens d’un lieu nait d’un écart entre le réel et le souvenir, d’un défaut de
capacité à épuiser l’un et préciser l’autre et d’un manque : ce que les mots peinent à
dire des lieux vécus et souvenus. Il me semble que cela permet de mieux
comprendre un développement qui se termine par une phrase magnifique, qu’on
trouve dans Espèces d’espaces[17] : « l’espace est un doute » :
« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et
presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références,
des points de départ, des sources :
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que
j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier
de mon enfance empli de souvenirs intacts…
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient
question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié.
L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner, il n’est jamais
à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête[18] . »
Ce qui est douteux dans l’espace n’est pas tant sa concrétude matérielle, qui au
contraire est obvie, que sa signification vécue pleine et entière, qui sature
l’existence, et qui n’est jamais donnée. Il faut la conquérir en l’inventant, processus
indispensable qui consiste à aller au-delà des choses vues et de l’usage, mais qui
restera in fine, malgré tout, défectueux car procédant de l’impuissance combinée de
la description réaliste et de la remembrance, même strictement encadrées par un
protocole d’une rigueur tout expérimentale.
Perec se voit débouté dans son intention par ce caractère douteux. Les lieux
assignés tout à la fois lui échappent et le débordent, en dépit de la bride courte et
tenue serrée par l’auteur. Ainsi, en matière de débordement, on découvre à chaque
page des « réels » qui, dans la banalité même des observations – des listes de
magasins, des rappels d’actions ordinaires –, ne cessent d’ouvrir des portes pour
des récits possibles, des actes imaginés ou avérés non encore racontés, des
échappées vers d’autres lieux connus ou/et fictifs.
« Passer d’un espace à un autre », c’est d’abord littéralement vrai et Perec est là un
très bon analyste des nécessités pratiques du quotidien d’un citadin des années
1970 : on se déplace sans cesse d’un endroit à un autre, on enchaine expérience
située sur expérience située, pour satisfaire les besoins et les impératifs de la vie
personnelle et professionnelle. Mais je crois qu’on doit dépasser ce premier niveau
constatif, analytique. Il faut entendre autre chose de plus puissant et englobant dans
cet impératif du passage : on passe physiquement d’un espace à un autre, d’une
unité d’action à une autre, mais aussi d’un souvenir défectueux à un autre et d’un
devenir possible à un autre, tout cela combiné dans l’actualité de chaque instant de
l’existence. Tout se télescope, se mélange, tous ces « entre-deux » passagers nous
exposent aux chocs de la vie, à la découverte des écarts, des fractures qui existent
entre tous les fragments qu’on s’échine à ajuster et à faire tenir-ensemble dans cette
grande fiction qu’on appelle notre vie individuelle. À cette vie, oui ! il y faut
vraiment un mode d’emploi, car c’est un puzzle de pièces hétéroclites qui ne
composent pas une belle figure sans difficulté : il n’existe pas de « patron »
prédéfini, le dessin s’invente et s’ajuste en permanence aux aléas de l’existence.
Ce vrac est parfaitement à l’image de l’expérience spatiale vécue dans son
actualité réaliste, son plan d’immanence, à peine est-il un peu « rangé » par le
souvenir qu’on en a.
La vie mode d’emploi, le plus célèbre roman de Perec, commence par un préambule
consacré au puzzle. Et on lit cette phrase, qui éclaire rétrospectivement Lieux, sa
visée et l’impossibilité d’en venir à bout : « (…) considérée isolement une pièce
d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est simplement question impossible, défi
opaque ; mais à peine a-t-on réussi, aux termes de plusieurs minutes d’essais et
d’erreurs ou en une demi-seconde prodigieusement inspirée, à la connecter à l’une
de ses voisines, que la pièce disparait, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense
difficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot puzzle – énigme – désigne
si bien en anglais, non seulement n’a plus de raison d’être, mais semble n’en avoir
jamais eu, tant elle est devenue évidence : les deux pièces miraculeusement réunies
n’en font plus qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation, de désarroi et
d’erreur[21] ».
Georges Perec va peu à peu délaisser Lieux, bien qu’il se soit astreint pendant
plusieurs années, de 1969 à 1975, à réaliser l’exercice et a écrit un nombre
substantiel de textes, enfermés ensuite soigneusement dans des enveloppes, ce qui a
permis la présente édition, à partir du travail sur les archives du projet. Cet échec ne
correspond aucunement à une crise d’écriture chez Perec, qui va se montrer
particulièrement actif durant toute la période, publiant des livres majeurs, dont on
peut d’ailleurs estimer qu’ils sont tous nourris de Lieux, en reprendront l’esprit,
sinon la lettre, en exploiteront la matière.
Dans le livre, Perec, très méthodiquement, aborde toutes les « espèces d’espaces »
et leurs relations, sous la forme d’un inventaire, qui va du plus petit (la page, espace
fondamental, car « l’espace commence ainsi, seulement avec des mots ») au plus
grand (le monde), via le lit, la chambre, la rue, la ville pour terminer par un chapitre
sur l’espace au sens générique du terme. Chaque étape de cette présentation est
marquée par des fulgurances de la saisie de la réalité spatiale (ses aspects les plus
élémentaires comme les plus subtils) et par des propositions qui subvertissent la
vision normée technico-fonctionnelle de l’espace contemporain.
On retrouve la portée de cette conception dans tous les écrits de Perec, où les
problèmes de distribution spatiale des individus, des choses, des évènements sont
essentiels. Tout comme est essentielle la réflexion sur l’utilisation possible des
moyens littéraires pour rendre visible et sensible cette spatialité et affirmer
l’entrelacement de l’espace et du temps de la vie humaine en ses lieux. Perec, ainsi,
à l’époque même où des géographes de métier faisaient des problématiques des
espaces vécus un nouveau domaine de développement de la recherche[24] , a voulu
lui aussi savoir ce qu’exister spatialement veut dire. Et Lieux, rétrospectivement, et
paradoxalement puisqu’il est inabouti, s’avère un de ses écrits où il s’approche au
plus près de la réponse à cette question, toujours ouverte pour chacun d’entre-nous.
Georges Perec, Lieux, Éditions du Seuil, avril 2022, 608 pages, en accès libre
sur Internet ici.
Michel Lussault