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" [ Le public] peut regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui d'après nature, et s'il

se connaît quelques­uns des défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin que l'on doit se

proposer en écrivant [...] On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l'instruction." ( Préface

Pour La Bruyère, l'acte d'écrire n'est pas gratuit, et doit obéir à une fonction didactique.

Or, dans la première remarque des Caractères, en affirmant que " Tout est dit et l'on vient trop

tard depuis sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concernent les mœurs,

le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles

d'entre les modernes." ( Des ouvrages de l'Esprit, 1), La Bruyère ne remet­il pas en cause son

projet d'écriture ? Si "tout est dit", cela signifie­t­il qu'il n'y a plus de matière, que tous les sujets

concernant les mœurs ont été épuisés et que dés lors, Les caractères ou les mœurs de ce siècle, ne

seraient qu'une imitation des anciens ? Et encore cette imitation serait­elle fade et moins belle

puisque " le plus beau et le meilleur" ont été dit et dans ce cas pourquoi écrire ?

Loin de considérer cette remarque inaugurale comme une façon habile pour l'auteur

d'appeler l'indulgence du lecteur il nous semble au contraire qu'elle inscrit Les Caractères dans

une continuité littéraire, non seulement parce qu'ils sont placés juste après la traduction des

Caractères de Théophraste, mais parce que les sujets abordés dans les différents chapitres sont

intemporels et que la Bruyère, en les actualisant, participe à l'étude des comportements humains.

Si de fait la matière n'est pas nouvelle, " Horace et Despréaux l'a dit avant vous. ­ Je le crois sur

votre parole ; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis­je pas penser après eux une chose vraie, et

que d'autres penseront encore aprè[***]s moi." ( Des ouvrages de l'esprit, 69) il n'en demeure pas

moins que l'organisation de la matière et le choix du style, en font une oeuvre originale à part

entière. Il y a une modernité des Caractères Comme il y a une modernité des Pensées de Pascal :
" Qu'on ne dise pas que je n'ai rien inventé de nouveau : la disposition des matières est nouvelle.

Quand on joue à la paume, c'est une même balle dont joue l'un et l'autre, mais l'un la place

mieux." ( fragment 575, édition Sellier)

I UN BUT DIDACTIQUE ( cette question est traitée, en partie, dans les généralités sur Les
Caractères)

Dans la préface La Bruyère se défend d'être un législateur, c'est­à­dire un prescripteur de

"lois morales" mais en revanche dans la préface à son discours d'intronisation à l'Académie

Française, il revendique un triple objectif :

la dénonciation des défauts des hommes : " [...] j'essaie dans mon livre des Mœurs, de

décrier, s'il est possible, tous les vices du cœur et de l'esprit"

la correction des aveuglements et des passions des hommes : " [...] j'essaie dans mon livre des
Mœurs [...] de rendre l'homme raisonnable..."
l'intention apologétique : " [...] j'essaie dans mon livre des Mœurs [...] de rendre l'homme [...]
plus proche de devenir chrétien."
La bruyère est­il un moralisateur ?
On peut constater, tout au long de l'œuvre que La Bruyère ne dicte pas de règles, qu'il

n'assène pas des leçons de morales, mais qu'il se contente le plus souvent de montrer les défauts,

les erreurs qu'il observe chez ses contemporains.

Pour autant, La Bruyère ne se contente pas de constater que « Les grands se plaisent dans

l’excès » (Des Grands, 5), il invite à la modération. En effet, si les courtisans se donnent

beaucoup de mal pour satisfaire leur amour propre, s’ils réussissent parfois, l’homme de cour est

le plus souvent malheureux car il est rongé par la jalousie, cette « maladie de l’âme », parce qu’il

veut toujours plus et mieux. De plus, La vie du courtisan est compliquée, c’est un véritable

parcours du combattant plein de tracas et désagréments aussi La Bruyère vante­t­il les mérites
d’une vie simple, avec moins d’éclat mais un bonheur garanti : « Le meilleur de tous les biens

[…] c’est le repos, la retraite et un endroit qui soit son domaine» ( de la Cour, 98). Ce n’est pas

dans la démesure que l’homme peut trouver la sérénité Il vaut mieux être modeste, avoir des

ambitions à sa mesure et savoir accepter la place qui lui assignée :

« Contentons­nous de peu, et de moins s’il est possible » ( Des Grands, 51) .


La Bruyère recommande aussi la discrétion, il faut agir « simplement, naturellement […]

sans faste » ; faire le bien est « un devoir dont [on] s’acquitte » ( Des Grands, 46) et plus le geste

est sincère plus il est discret, contrairement à Aristarque qui fait annoncer haut et fort « que

demain il fera une bonne action. » ( Des Grands,45)

La Bruyère est un moraliste pas un moralisateur.


En effet, on peut constater, tout au long de l'œuvre que La Bruyère ne dicte pas de règles,

qu'il n'assène pas des leçons de morales, mais qu'il se contente le plus souvent de montrer les

défauts, les erreurs qu'il observe chez ses contemporains.

La Bruyère est avant tout un écrivain qui réfléchit sur les mœurs de son époque et sur la

condition de l’homme. Il veut faire éclater l’évidence à partir de ses observations et non pas

asséner sur un ton péremptoire un raisonnement abstrait. Il ne cherche pas non plus à légiférer les

mœurs ni à prêcher une morale sociale.

Son ouvrage est une suite de constats qui n’ont pour but que de faire réfléchir. D’ailleurs

il se tient à distance de leçons de morale sentencieuses, par modestie : « Je n’ai pas assez

d’autorité ni assez de génie pour faire le législateur » mais aussi parce qu’il ne prétend pas

détenir la vérité et qu’il accepte que ses remarques puissent être reconsidérées : « Ceux qui font

des maximes veulent être crus : je consens au contraire que je n’ai pas quelquefois bien

remarqué, pourvu que l’on remarque mieux. » ( Préface)


De plus, souvent il module et atténue ses propos et loin d’afficher sa certitude, il a

recours à des formules dubitatives telles que « Je ne sais », « Il me semble. » Il est un témoin

plus qu’un juge et s’il dit, sans détour parfois, ce qui le choque ou ce qui l’indigne ce n’est pas

pour imposer sa vision de la société mais pour faire appel au bon sens du lecteur, pour l’inviter à

s’interroger. D’ailleurs quand il recommande « l’étude des textes », il explique quel usage on

doit en faire : « […] songez surtout à en pénétrer le sens dans toute son étendue et dans ses

circonstances ; conciliez un auteur orignal, ajustez ses principes, tirez vous­mêmes les

conclusions. » ( de quelques usages, 72) Ainsi propose­t­il à chaque lecteur de s’approprier le

texte et de se l’appliquer à lui­même. La lecture des Caractères nécessite de la part du lecteur une

démarche active. Souvent il pose des questions et se garde d’y répondre, laissant ainsi le lecteur

libre de répondre en fonction des circonstances : « Qui peut, avec les plus rares talents et le plus

excellent mérite, n’être pas convaincu de son inutilité, quand il considère qu’il laisse en mourant

un monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant de gens se trouvent pour le remplacer ? » ( Du

mérite personnel, 1)

La Bruyère multiplie les exemples de comportements déshonorants pour l’homme moins

pour dire ce qu’il ne faut pas faire pour être digne que par souci de vérité. C’est un peintre, non

un théoricien et l’on peut dés lors considérer Les Caractères comme un document utile pour

connaître la société du dix­septième siècle. Même si certains chapitres, tel celui Du Cœur,

distillent des remarques très moralisatrices, il n’en demeure pas moins que La Bruyère est

davantage un philosophe, tel qu’il le définit , à savoir celui qui « consume sa vie à observer les

hommes et [qui] use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule » (Des ouvrages de l’esprit,

34), qu’un moralisateur.


II UN BUT APOLOGETIQUE ( cette question est traitée dans les enjeux de l'œuvre et dans la
structure de l'œuvre.)

III FAIRE LE PORTRAIT DES HOMMES


C'est d'abord à ses contemporains que La Bruyère pensait en écrivant Les Caractères et

c'est à eux qu'il les destine : " Je rends au public ce qu'il m'a prêté ; j'ai emprunté de lui la matière

de mon livre". Il a fait le portrait des hommes du dix­septième siècle, et plus particulièrement des

parisiens ( La Bruyère connaissait très peu la province, et pas du tout le monde rural, ce qui

explique qu'il en est peu question dans son ouvrage), et les nobles qui vivaient à Versailles. Mais

La Bruyère nous met en garde contre une lecture trop restrictive de son oeuvre : " [...] ce sont les

caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris ; car bien que je les tire souvent de la cour de

France et des hommes de ma nation, on ne peut néanmoins les restreindre à une seule cour, ni les

renfermer dans un seul pays, sans que mon livre ne perde de son étendue, de son utilité, ne

s'écarte du plan que je me suis fait d'y peindre les hommes en général..."

Pour la Bruyère, les hommes du dix­septième siècle ne sont pas des cas particuliers.

Certes leurs comportements sont en relation étroite avec le contexte dans lequel ils vivent mais le

fond de leurs caractères est constant et intemporel, c’est la forme qui est différente. Héritier

fidèle de Montaigne qui écrivait dans ses Essais : « Chaque homme porte la forme entière de

l’humaine condition » ( Livre III, chapitre 2), La Bruyère est convaincu que les hommes «

changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances, ils changent de goût quelquefois :

ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises, fermes et constants dans le mal, ou dans

l’indifférence de la vertu. » ( De l’Homme, 2). Pour être le plus vrai possible, il fallait partir de

l’observation de la réalité, car c’est à travers les petits détails de la vie quotidienne que les
hommes se dévoilent tels qu’ils sont. Par ailleurs, l’auteur doit éviter de se livrer à une étude

abstraite s’il veut atteindre un but édifiant, il faut s’appuyer sur des exemples concrets pour que

le lecteur se reconnaisse. Montrer à l’homme ses erreurs à partir de situations réelles confère de

la pertinence à l’ouvrage.

Mais comme Érasme, La Bruyère n’a voulu ni « mordre », ni « blesser ». Pour

convaincre et persuader, il n’a pas recours à l’argument ad hominem, même si ses contemporains

cherchaient des clefs pour identifier telle ou telle personne, ce qui aurait été gratuit et stérile.

Derrière Ménalque, Théodote, Pamphile, se cachent moins des personnes ayant réellement

existées que des types humains universels. La Bruyère a tenté de faire l’inventaire de la diversité

humaine et il a établi un catalogue des types sociaux et des types moraux. Dans chacun de ses

chapitres, il observe les attitudes des hommes à travers les différents sujets qui les concernent,

par exemple, il relate comment les courtisans se comportent à l’égard des grands, comment les

grands se comportent à l’égard des courtisans et il en conclut que l’homme est ambitieux,

hypocrite, intéressé, dédaigneux, jaloux, prétentieux, fat… Ces mêmes remarques sont faites

dans les autres chapitres mais à partir de sujets différents. Ainsi, les femmes sont elles aussi

victimes de ces mêmes défauts mais elles l’expriment autrement. D’ailleurs, si certains de ses

portraits sont personnalisés, la plupart du temps La Bruyère utilise une formule très générale : «

tous les hommes » ; « tels hommes » ; « les grands » ; « les petits ». Il a très souvent recours au

pronom indéfini « on », non pas pour dissimuler son propre jugement qu’il sait par ailleurs

revendiquer à la première personne, mais parce que ce qu’il constate peut l’être n’importe où par

n’importe quel autre observateur. C’est pour cette raison aussi que le présent est moins un

présent d’énonciation qu’un présent gnomique


Comme les Fables de La Fontaine ou les comédies de Molière, Les Caractères de La

Bruyère s’adressent à un public sans cesse renouvelé. Il suffit au lecteur de transposer les propos

de l’auteur dans le contexte qui le concerne, de changer quelques termes qui seraient pour lui

anachroniques et les remarques sont toujours tout aussi pertinentes. Plus de « trompette ni de «

héraut », mais il se trouve encore quelque part un Aristarque qui se vante du bien qu’il va faire et

qui ne le fait pas et au contraire un homme modeste qui dans l’ombre et la discrétion fait du bien

par vertu. Si la situation politique a changé, l’ambition du pouvoir et la vanité dominent toujours

l’homme et si ce n’est plus à Versailles que l’on rêve de s’installer, c’est dans telle capitale. Et

pour satisfaire son besoin de domination l’homme emploie les mêmes excipients que ses aînés,

prétendre être meilleur que l’autre. Les droits de la naissance sont révolus et « tous les hommes

sont égaux », pour autant, les inégalités sociales perdurent et loin s’en faut que l’égoïsme et

l’intérêt ne sous­tendent plus les relations humaines.

La Bruyère réécrit les Caractères de Théophraste, comme La Fontaine les fables d’Ésope

ou de Phèdre et Molière les comédies de Plaute. La littérature édifiante ne peut être que

réécriture, renouvellement par la forme et par le détail pittoresque, du même sujet. La Bruyère

n’écrit­il pas dans la remarque liminaire de son ouvrage : « Tout est dit, et l’on vient trop tard

depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. […] l’on ne fait que glaner

après les anciens. » Le sujet n’est certes pas nouveau et pourtant il ne cesse d’être actualisé,

comme si l’homme avait besoin qu’on lui rappelle régulièrement ses imperfections, sa petitesse

et sa bassesse pour qu’il essaie de s’améliorer pour ne pas sombrer dans le plus grand péril. La

modernité des Caractères est incontestable. L’homme a besoin de rappels à l’ordre et de

garde­fous et au­delà de la portée moralisante de l’ouvrage, on peut considérer que La Bruyère a


participé à l’élaboration du portrait de l’être humain, portait immuable mais qui demeure

toujours inachevé et qui doit toujours être recommencé.

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