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L’art jusqu’à la folie

Photographies du hors-texte : © D.R.


Tous droits de traduction,
d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.
© 2016, Groupe Artège
Éditions du Rocher
28, rue Comte Félix Gastaldi - BP 521 - 98 015 Monaco
www.editionsdurocher.fr
ISBN : 978-2-26808-170-0
ISBN epub : 978-2-26808-981-2
Alain Vircondelet
L’art jusqu’à
la folie
Camille Claudel
Séraphine de Senlis
Aloïse Corbaz
Pour Antoine, Albertine et Aurélien
C’est affreux d’être abandonnée de cette façon,
je ne puis résister au chagrin qui m’accable.
Camille Claudel
Dieu Notre Seigneur a dit de moi
Séraphine ma fille, c’est ma plus fidèle
servante de l’univer (sic).
Séraphine
Ma conscience crie plus fort que
ma chair.
Aloïse Corbaz
CAMILLE CLAUDEL

1864-1943, internée de 1913 à 1943,


30 ans de vie asilaire
L’histoire de Camille Claudel est indissociable de celle de
Paul, son frère, son petit frère qu’elle aimait tant. Une histoire
secrète d’amour et d’abandon, d’effroi et de passion sauvage.
Une histoire trop vaste qui les dépasse et les engloutit. Elle
commence dès l’enfance, dans les jeux et dans la même
complicité pour les choses de l’art, dans les appels d’autres
mondes et d’autres ciels, sur des registres qui les rendent très
tôt étrangers aux autres, à leur milieu, à leur mère surtout. Car,
des deux parents, c’est l’image du père qui domine, c’est elle
l’image aimée, respectée, protectrice. La mère est peu encline
à la compassion et à la bienveillance, aucune indulgence pour
ceux qui l’entourent, pas davantage pour les siens. Elle est de
devoir et de règles et plus tard ni la souffrance de Camille ni
son enfermement ne la feront céder. C’est ainsi que tout
commence, dans le lien perdu avec la mère, dans celui, sans
cesse ravaudé par le père, dans les cris aussi qui traversent le
foyer, cris de colère et d’obscur ressentiment qu’aucune
tentative de reliement ne pourra réparer. C’est une enfance à la
Emily Brontë, dont elle partage la fougue et la nature
indomptable. « De caractère violent1 », dira d’elle son frère
Paul, fasciné par cette « jeune fille pleine de génie2 ». Claudel
en parlera toujours comme le René de Chateaubriand évoquera
Lucile, la sœur aimée. Les Claudel vivent d’abord en province,
avant que la situation familiale ne les oblige à s’installer à
Paris pour faciliter la vocation d’artiste de leur fille. L’Aisne,
la Champagne, l’Est de la France sont des lieux solitaires et
sauvages. « Un pays, dira Paul, où l’air que l’on respire nous
arrive dans une haleine de lumière et de tempête3. » Une terre
« gautière et labourée », mais solitaire et orgueilleuse. Terre de
bruyères et de sable balayée par des vents d’est qui cinglent les
visages et aiguisent l’esprit, le rendent farouche et âpre. C’est
dans cette nature singulière que Camille et Paul vivront leur
jeunesse, partagée entre des lectures généralement vouées à
Jules Verne et aux poètes, à leurs promenades, presque des
fugues, dans la campagne aux alentours de Villeneuve-sur-
Fère-en-Tardenois, plus précisément dans les bois de Chinchy
où se trouvent d’étranges blocs de grès aux formes
fantastiques et monstrueuses, dont certains forment des
grottes. C’est là, au lieu de la Hottée du diable, que trône une
cavité profonde qui est l’aire de jeux des deux enfants. Camille
y trouve un décor propre à sa nature tourmentée, et Paul de
quoi alimenter la source déjà féconde de son inspiration
lyrique et mythique. Le frère et la sœur échappent ainsi aux
vicissitudes de la vie familiale, aux solitudes affectives, au
manque d’amour de la mère (« Notre mère ne nous embrassait
jamais », confie-t-il), celle qui jamais, selon lui, ne les
appelait, ne les écoutait ni ne les consolait. Ils doivent ainsi
trouver des affections de substitution : l’art, la poésie, la
religion, des êtres aussi de remplacement, ce sera la Vierge
Marie pour Paul, Rodin pour Camille. Autant dire, deux
figures tutélaires à la réverbération hautement spirituelle, la
Grande Mère consolatrice et le Grand Artiste Créateur tout-
puissant. On peut ainsi d’ores et déjà comprendre l’imaginaire,
les vents contraires et violents qui constituent l’art du frère et
de la sœur, le lyrisme puissant qui les nourrit, le frémissement
de la poésie de Paul et la vibration fébrile de la sculpture de
Camille. Comme René, ils peuvent dire tous deux : « Levez-
vous vite, orages désirés, qui devez (nous) emporter dans les
espaces d’une autre vie ! »
Cette énergie vitale, Camille la possède au plus haut degré.
Elle sent en elle des forces brutales la traverser qu’elle n’a pas
encore mises en œuvre et exploitées, mais tout en elle s’y
prépare. Elle affiche un caractère obstiné et querelleur, une
indocilité qui quelquefois n’hésite pas à bafouer l’autorité
parentale, et son père, pourtant bienveillant à l’égard de ses
enfants, est souvent inquiet de la « férocité » de sa fille. Et de
sa manière de combattre pied à pied ce qu’elle ne désire pas.
La rigidité familiale imprime au foyer une atmosphère funèbre
et même triste. Économes et moralistes, les parents tentent de
discipliner leurs enfants qui vont chercher le plus souvent dans
l’imaginaire de quoi alimenter leurs rêves et leurs aspirations.
La créativité de Paul et de Camille (les deux prénoms font
ironiquement penser aux deux enfants modèles de la comtesse
de Ségur !) va justement se libérer dans leurs œuvres
respectives : lyrisme abondant dans la profusion des mots pour
le frère et dans la fébrilité de la matière, marbre, plâtre ou
bronze, pour la sœur aînée. Le père, dira Paul, « ne haïssait
rien tant que la prodigalité, fruit du désordre et de
l’inconduite ». Ce seront ces deux risques auxquels
succombera néanmoins Camille plus tard, le chaos de son
esprit et le scandale de sa conduite, tous deux dénoncés par la
mère. Paradoxalement, c’est dans cette famille qui fonde ses
valeurs sur les notions d’ordre et de travail, sur l’économie et
le respect de la religion que Camille va opposer une créativité
fondée sur le désir et la liberté. Est-ce aussi du fait de la
tendance mystique de la mère exaltée sûrement aussi par
l’époque (celle de Thérèse de Lisieux et des apparitions
mariales), que les enfants Claudel vivront des états
psychologiques à fleur de peau, des violences passionnelles,
animées selon les mots mêmes de Paul, d’une « espèce
d’orgueil farouche et hargneux » ?
La mort du premier-né demeurera un mystère tenu caché,
mais qui laissera sur tout le « clan » familial une empreinte
indélébile. Si Paul en touche quelques mots dans un poème
qu’il dédie à Charles-Henri, il n’en va pas de même pour
Camille qui tait l’événement, le retenant toutefois en elle
comme une plaie béante. La mère vit ce deuil éternellement,
ses enfants ne la verront jamais que vêtue de noir, strictement
austère, sans jamais s’accorder la moindre fantaisie. Peu
affectueuse, elle crée dans sa façon même d’approcher les
siens, une sorte de distance que Camille vivra de manière
sidérante. Grande Mère déifiée, son ombre portée endeuille
tous ceux qui partagent sa vie. Faut-il alors prendre comme
une métaphore significative la fameuse sculpture de Camille,
La Vague, une des plus représentatives de ses œuvres et qui
malgré les dimensions réduites (comparées à celles de son
maître Rodin), dégage une impression d’engloutissement
tragique et illimité ? Trois petites silhouettes (des enfants
sûrement) sont pétrifiées devant une énorme vague qui se
présente devant eux et qui, dans l’instant suivant, va les
recouvrir ? Si Camille a certes pu admirer la célèbre Vague du
peintre japonais Hokusai à l’Exposition universelle de 1889,
elle y a ajouté une force d’effroi qui n’existe pas dans l’œuvre
du maître nippon. La vague d’onyx va tout recouvrir, et les
silhouettes apeurées ont beau se tenir la main, donner une
ultime impression de farandole joyeuse, on comprend vite que
tout est vain. À la fois la fragilité de l’instant, sa précarité et la
surpuissance de la vague mettent en scène le drame familial
que Camille vit intérieurement de manière douloureuse4.
La vision des chaos de pierre découverts en forêt de
Chinchy aura sur elle une influence majeure. De la matière
brute et dure, en apparence inerte, elle tirera de la vie,
l’exaltera, l’agitera d’une fièvre et d’un frémissement qui
trahiront, à beaucoup d’égards, ses pensées secrètes, ce fonds
sauvage qui l’emportera vers la folie.
Elle exerce auprès de la famille une tyrannie sans faille et
constante. Elle convoque tous les siens dans l’appréhension de
ce qui est plus qu’une vocation découverte à la faveur d’un
événement particulier ou sous l’impulsion d’une quelconque
« voix », mais une nature en soi disposée à la sculpture,
donnée, vouée à elle, « par nature ». Elle demande à ses
proches de lui fournir de la terre, de la glaise, d’aller en
chercher en forêt ou chez le marchand de couleurs, elle la
moule de ses mains avec une spontanéité et une innocence qui
frappent ses parents, elle est comme possédée par elle. Elle ne
réfléchit pas, ne fait pas comme Rodin enfant, des dessins
préalables, ne conçoit pas un projet, mais modèle la terre à
l’intuition, on est tenté de dire « à l’aveugle ». Les doigts
frémissent, s’agitent et sous eux advient une forme, et plus
encore un sentiment. C’est cette dimension inaugurale que
Camille va découvrir très tôt, et qui va la tenir, peut-être
contenir la paranoïa délirante qui, de toute façon, est déjà née
en elle, et progresse à pas feutrés, à bas bruit. Son caractère
« féroce » tient déjà lieu de prémisses, elle n’est encore que
violente et au caractère bien trempé, mais ces indices sont les
premiers pas de sa folie. La passion qu’elle laisse apparaître
dans cette enfance est décelable et excessive. Elle sculpte dans
une agitation extrême, souvent ne veut rien faire d’autre que
cela, obéissant à un état intérieur qui fait peur à ses parents.
Mais sa conviction est telle qu’elle les entraîne avec elle :
chacun se plie à ses désirs ; les domestiques sont ses modèles,
et sa mère se contente de déplorer cette passion. Le père
protège ses enfants et plus particulièrement Camille qu’il
confie lors de son installation à Nogent-sur-Marne à un
sculpteur quelque peu renommé, Alfred Boucher, qui très vite
va déceler chez sa jeune élève, elle a 12 ans, un talent
exceptionnel. C’est lui qui lui donnera ses premières vraies
leçons de sculpture dont Camille recevra les fruits sans pour
autant s’appliquer à un art académique. Elle accueille cet
enseignement tout en étant persuadée que quelque chose
d’inédit sortira de ses mains qu’aucun canon esthétique ou
moral ne pourra maîtriser. Le talent de Camille est tel que
Boucher conseille au père de s’installer à Paris pour que le
talent de sa fille puisse vraiment éclore et triompher. Le père
qui a été muté aux Hypothèques en 1876 à Nogent se résout à
ce que sa femme et leurs trois enfants, Camille, Louise (la plus
« normale ») et Paul vivent à Paris tandis que lui, resterait « en
sacrifice », comme il le dit, à son poste. Camille est très
véhémente, et fait tout pour que cette séparation familiale ait
lieu. Bien qu’elle aime profondément son père, seul lien, aussi
fragile soit-il, de la famille, elle le domine quelque part au
point que bien plus tard, en 1909, le père avoue à Paul qu’il
n’a jamais pu se faire entendre de Camille, sans provoquer des
« scènes écœurantes ». Insister pour aller à Paris, sculpter
c’est-à-dire recréer le monde, façonner avec de la glaise un
nouveau monde, réinventer une nouvelle Genèse, tel est le
dessein secret de Camille. S’installer en séparant la famille,
c’est d’une certaine manière prendre le pouvoir, se retrouver
au centre du jeu, dominer. On le voit bien sur les rares clichés
photographiques que nous ayons de Camille : ses traits, ses
attitudes oscillent entre grâce mélancolique et postures butées
et fermées. Elle garde alors les bras croisés, baisse la tête,
donne l’impression de bouder, d’être importunée. D’autres
clichés montrent un visage perdu, déjà « parti », à la grâce
nervalienne. Le père démissionne donc une fois de plus. Ce
départ que Paul analysera ultérieurement, il le qualifie de
« cataclysme ». Camille exercera sur son frère cadet un
ascendant considérable. Elle est encore celle qui l’initie à la
lecture des poètes et des écrivains ; ceux qu’elle apprécie sont
les grands lyriques exaltés, au verbe souvent épique, les poètes
cosmiques comme Shakespeare, Goethe, Victor Hugo bien sûr,
et les poètes sombres et maudits, ceux appartenant au
romantisme noir, comme Nerval et Baudelaire. Mais elle est
surtout celle qui fait jaillir de ses mains, d’une masse
informelle, des visages et des traits, mieux encore la vie
même. Pour cela et du fait aussi de son caractère impérieux, il
est sous le charme, le mot étant à prendre dans son sens
magique. Plus qu’une séductrice, Camille est alors une
magicienne, non plus une de ces fées que chante Nerval, une
Aurélia ou une Sylvie, auxquelles elle peut ressembler
quelquefois, mais plutôt une déesse puissante et pythique, elle
transmet par ses mains agiles, des influx et des courants de vie
qui électrisent la glaise et lui donnent l’apparence de la vie la
plus exacte.
Arrivée à Paris, la famille s’installe à Montparnasse où elle
restera de 1882 à 1886. Camille, qui est venue spécialement
pour sculpter, suit les cours de l’Académie Colarossi puis très
vite son souci d’indépendance la conduit à louer un atelier
pour travailler plus librement, au 117 rue Notre-Dame des
Champs, non loin de l’appartement familial situé au 135 bis,
boulevard du Montparnasse. Elle y découvre les joies d’un
travail solitaire certes, mais qu’elle désire passionnément,
capable d’enfanter à sa manière des mondes. Elle profite de
ces années d’initiation pour explorer toutes les facettes de
l’anatomie humaine, elle modèle en terre les os du corps
humain. Elle ne se contente pas, comme le rappelle son frère,
des moulages vulgaires de plâtre en vente dans le commerce et
qui la dispenseraient d’une analyse plus poussée. Au contraire,
elle étudie sur pièces, d’après nature. Claudel raconte qu’un
jour son zèle l’amena à étudier un crâne de rhinocéros qu’elle
emportait partout avec elle dans une valise. Excentrique
Camille ? Peut-être déjà se distingue-t-elle de ses amies
qu’elle reçoit dans son atelier et qu’elle accueille : ainsi Jessie
Lipscomb qui devient son amie et qu’elle ira visiter souvent
près de l’île de Wight, durant l’année 1886. Une photographie
prise par le mari de Jessie en 1887 les montre toutes deux dans
l’atelier, occupées à sculpter. Camille revêtue d’une vaste
blouse qui descend jusqu’aux pieds, travaille au corps d’un
saint Sébastien percé de flèches, sculpture déjà imposante par
ses grandes proportions.
En 1882, Alfred Boucher qui la suit toujours depuis
Nogent-sur-Marne est très impressionné par la puissance
créatrice de Camille. Mais lauréat du Prix du Salon, il décide
de partir à Rome où l’héberge la Villa Médicis. Son atelier que
fréquente aussi Camille est délaissé et pour ne pas léser ses
élèves, il demande à Rodin de bien vouloir assurer ses cours
auprès d’elles. Ainsi Camille fait-elle la connaissance du
maître en 1882.
Qui est Rodin à cette époque précisément ? Il a alors 42
ans et sa reconnaissance est déjà totale. Considéré comme un
des plus grands sculpteurs de sa génération, il exerce une
influence sur l’art de la statuaire et les commandes privées et
officielles ne lui manquent pas. Lui aussi dut subir l’ombre
d’un de ses parents. Son père l’enjoint de relever un défi
suprême : dépasser le nom de son géniteur pour devenir à
l’instar de Michel-Ange un sculpteur qui traversera les
siècles : « Qu’un jour à venir, on puisse dire de toi, lui écrit-il
dans une lettre à nature testamentaire, comme de ces grands
hommes, l’artiste Auguste Rodin est mort, mais il vit pour la
postérité présente, future et à venir. C’est ainsi que l’histoire
vous fait vivre dans les siècles à venir. Courage, courage… »
L’obéissance à ce vœu sera absolue pour Rodin. Il s’y pliera
par un travail acharné, mais aussi grâce à cet instinct puissant,
animal, brutal et primitif qui le pousse, l’obligeant souvent à
renoncer à ses états d’âme et à ses sentiments personnels.
La simplicité apparente de Camille, et surtout sa grâce
mélancolique, très visible sur les clichés de cette époque,
ravissent le sculpteur qui d’emblée décèle en elle un talent
unique. Les travaux qu’elle exécute alors et qu’elle propose à
son jugement sont Vieille Hélène et Paul à treize ans. Rodin
est étonné par la maturité de sa jeune élève, et par la force des
traits qu’elle imprime à ses sculptures. L’enseignement de
Boucher a conduit Camille à suivre le courant naturaliste très
en vogue à cette époque et où lui-même excelle (on pense aux
bustes de ses parents). Mais de cette tendance, elle sait
cependant s’émanciper. Les traits de la vieille Hélène, la
servante alsacienne des Claudel, dépassent les motifs obligés
du naturalisme. On reconnaît dans le buste de Camille
l’empreinte de ses doigts qui creusent, vallonnent et
approfondissent le visage, lui donnent cette impression criante
de vérité, avec son expression interrogative, une sorte de
perplexité sur le monde qu’elle voit. Dans la famille de
Claudel, on se souvient de l’anecdote qu’elle aime à
rapporter : Paul Dubois, protecteur de Camille avec Boucher à
Nogent, admire ses récents modelages : il s’extasie devant la
maturité de l’adolescente et tout de go déclare : « Vous avez
pris des leçons avec M. Rodin ? »
Tout se passe donc comme si quelque chose de fatal et
d’inévitable devait s’accomplir. La rencontre de Rodin et de
Camille relève à coup sûr du destin, de ce fameux coup de dés
d’un singulier hasard que décrit Stéphane Mallarmé, à propos
duquel Camille incita Paul à le rencontrer au 89 de la rue de
Rome où réside le poète et pour suivre son enseignement…
Ces années 1882-1884 sont très heureuses : années de
formation et d’initiation qui révèlent une Camille en plein élan
créateur, presque apaisée. Vers 1884, elle est admise enfin
dans l’atelier du maître qui voit dans sa nouvelle recrue une
artiste très douée. Avec quelques autres praticiens, elle
participe à l’élaboration de certains travaux majestueux de
Rodin, dont Les Bourgeois de Calais. Rodin qui met sa patte
finale à tout, cède volontiers comme les grands maîtres de la
Renaissance, certains motifs, certains volumes à ses élèves
d’atelier. Camille prête donc sa main à l’œuvre du maître
auquel elle voue un infini respect et une grande admiration.
Elle mesure sa chance de travailler aux côtés du plus grand
sculpteur de son époque et compte bien aussi, dans sa fierté
coutumière, en tirer des leçons pour elle et pourquoi pas, le
dépasser aussi ? Chez elle, il n’est pas question de vanité
particulière, mais plutôt d’un sentiment profond d’une aptitude
venue de très loin en elle et du fond des âges. Elle travaille
toutefois avec ardeur et humilité, ne voulant jamais décevoir
Rodin, sûre aussi de la séduction particulière qu’elle exerce
sur lui et dont elle a deviné intuitivement la portée. Souvent,
Rodin reste perplexe devant les travaux personnels qu’elle lui
donne à voir : il y trouve à la fois une force inégalée, presque
semblable à la sienne, au point qu’un certain trouble le saisit
quelquefois, se demandant si cette femme n’est pas son égale,
et une originalité qui n’appartient qu’à elle et qui tiendrait
seulement dans cette fragilité à fleur de pierre qu’elle transmet
et qui est la vie. Une tension singulière s’empare de lui, à
peine dissimulée dans l’atelier. « Mademoiselle Claudel est
devenue mon praticien le plus extraordinaire, dit-il à qui veut
l’entendre, je la consulte en toute chose » ! Camille n’en tire
aucune gloire, elle ne répond pas aux assiduités de Rodin, de
plus en plus sous le charme, feint même de ne rien voir ni
comprendre. Dans l’atelier, la présence du maître installe une
sorte d’autorité que le physique même de Rodin inspire. Sa
barbe, son buste « léonin », la précision de ses gestes
travaillant la matière inspirent une crainte et une impression
presque fantastique. Camille pense souvent à lui en le
comparant à un des géants de la mythologie, doués d’une force
virile surnaturelle. Elle aussi est fascinée par ce qu’il parvient
à dégager de la matière brute : une force abrupte, une énergie
indomptable. Cette force impressionne Camille la
mélancolique, dont les deux grands yeux noirs et profonds
trahissent la passion qui la brûle et la ravage déjà.
On ne sait rien cependant des débuts de leur liaison. On
sait seulement que Rodin fut amoureux d’elle très tôt, peut-
être même lors des cours qu’il donnait en remplacement de
son ami Boucher. Maintenant Camille a vingt ans, elle travaille
dans l’ombre d’un autre père, docile en apparence, mais à
chaque nouveau travail, toujours plus près d’une perfection qui
souvent jette la confusion dans l’esprit de Rodin, ne sachant
plus si cette œuvre émane de lui ou de son élève, tant les
progrès de Camille sont fulgurants. Peut-on d’ailleurs parler de
progrès ? Il serait plus juste d’évoquer la lente ascension de
son génie qui était là déjà, dans les années d’adolescence et
même avant dans cette nature inspirée qui la rendait si
différente de la sage et banale Louise, son autre sœur. Ce qu’il
fallait à Camille dès l’enfance, c’est cette énergie ressentie en
elle, violente et submergeante, et l’aider à faire advenir. Rodin
fut celui qui l’y aida. Au plus fort de leur liaison amoureuse,
elle ne l’appela jamais autrement que « M. Rodin », ne
pouvant concevoir de terme plus familier pour le désigner. Il
est le géant et l’ogre tout à la fois, le créateur de vie, celui qui
la force depuis la matière solide et aveugle et à laquelle il
donne l’étincelle. Camille vit cette expérience avec
enthousiasme. Rodin est son protecteur, elle trouve en lui un
père surpuissant, une sorte de dieu, elle apprécie de surcroît la
bienveillance qu’il lui porte, et les attentions multiples ; peu à
peu il semble se soumettre à elle, prend conseil auprès d’elle,
lui demande son sentiment sur ses travaux récents. L’atelier
bruisse de cette complicité. Rodin amoureux ne laisse rien
paraître cependant qui pourrait faire jaser. Mais Camille est
déjà sous l’emprise du maître. Sa fragilité psychique,
décelable dès l’enfance, lui réclame une autorité supérieure,
une instance paternelle que son père, si attentif soit-il à ses
enfants, ne peut lui donner. Le labeur physique que la
sculpture nécessite l’impressionne et c’est dans le silence de
l’atelier, traversé par les coups de marteau, le frottement et le
lissage des marbres, que se tisse le nœud tragique. À bas bruit,
c’est ainsi, comme ce sera le cas pour Séraphine de Senlis, que
se libère la psychose de Camille. Mais aussi dans le « bas
bruit » de l’atelier, dans cette concentration des gestes à
laquelle oblige le maître, et sous la surveillance curieuse des
autres praticiens. Car beaucoup d’entre eux repèrent déjà
l’intérêt que Rodin porte à Camille, l’attention qu’il voue à son
travail, les privilèges qu’elle feint elle-même de ne pas voir et
que ses camarades ont déjà observés. Jalousie et ressentiment
larvés entourent Camille : ils entretiennent et nourrissent la
paranoïa qui se met en place. Dans ces premières années de
leur rencontre, Rodin inaugure une autre manière de sculpter.
Il a conscience, peut-être sous l’influence discrète de Camille,
que son art est trop massif et spectaculaire, et qu’au
gigantisme qui est sa marque, il faudrait encore plus de
frémissement pour qu’enfin la vérité de la vie accède à fleur de
marbre. Il sent en lui éclore une tension plus palpable, des flux
de vie dont il veut faire parcourir la pierre, rendre l’impression
incontestable de la vie malgré l’obstacle apparent de la
matière. La soumettre et l’obliger en quelque sorte à la vie
même.
Il comprend très vite que Camille est plus qu’un bon
sculpteur, mais un génie qui pourrait le défier sur ses propres
terres. Il aime cette confrontation et en même temps la
redoute. Il la provoque cependant. Souvent leurs propres
travaux sont soumis à ce défi. Ils placent côte à côte les bustes
qu’ils viennent d’achever, et force est pour Rodin de constater
que la même énergie parcourt les deux travaux, et que Camille
est un double de lui. Cette révélation prend des airs de conte
fantastique à la manière de ceux de Barbey d’Aurevilly ou de
Maupassant. C’est une histoire de gémellité, une troublante
coïncidence dont il ne sait pour l’heure que penser.
À quel moment Rodin entreprend-il de céder à l’attirance
singulière qui le pousse dans les bras de Camille ? Quand donc
Camille cèdera-t-elle à ses instances ? Elle n’a jamais parlé de
cette rencontre ni dans des lettres ni à ses parents. Ce n’est que
bien plus tard que ceux-ci apprendront, à leur grand désespoir,
la liaison qui unit leur fille au sculpteur. Ils n’en retirent
aucune fierté, même s’ils savent que Rodin est, des artistes de
son temps, parmi les plus reconnus et les plus doués. La
différence d’âge (vingt-quatre ans) et l’autorité de Rodin ne
leur semblent pas propices à l’épanouissement de Camille. Ils
craignent qu’elle ne soit sous son contrôle et se perde. C’est
dans les correspondances de Camille que vont pourtant
apparaître les premiers indices de cette liaison. Rodin y
répondra sans ambiguïté, et de la manière la plus passionnée.
La psychanalyse a montré quel était l’enjeu de cette passion
qui est alors en train de se nouer, et par-delà elle, de la tragédie
à venir dont tous les deux ne se remettront pas. Il semblerait
qu’en faisant entrer Camille dans son aire de travail, Rodin ait
eu accès, ou du moins conscience de cet accès, à une autre
jouissance que celle que son art viril et monumental pouvait
lui apporter : la surpuissance d’un phallus qu’il lui était donné
d’user pour sculpter ses sujets. Or la survenue de Camille,
silencieuse et fébrile, a bouleversé tout cet ordre bien établi
qui faisait de Rodin jusqu’alors le maître incontesté de la
statuaire héritée de Michel-Ange. Encore que celle-ci soit
traversée d’un frémissement homosexuel, donc d’une autre
jouissance que celle, apparente, que pouvait donner à voir ses
David.
Les premières œuvres personnelles de Camille, mais aussi
ses premiers travaux sur les œuvres mêmes du maître, ont
troublé Rodin et lui font entendre autre chose, une autre
gamme que Camille seule pouvait apporter et, partant, lui
donner. Une autre jouissance que celle de son phallus
gigantesque auquel il voudrait à présent ajouter la tension
mystique et spirituelle de Camille, et cette « vague » de
marbre qui emporte tout. Au-delà de ces deux ordres, celui du
phallus et celui de la féminité, il y a ce territoire inconnu, une
sorte de « continent noir5 » qui pourrait enfin être atteint et qui
accorderait la jouissance absolue, la plus idéale en quelque
sorte. Et c’est justement cette jouissance qu’il veut atteindre. Il
sait dès lors que Camille lui sera indispensable et qu’elle fait
partie de l’ordre du destin. Il ne s’en cachera jamais, mais
jamais autant que dans les premiers temps de cette révélation :
dans une lettre non datée, mais vraisemblablement de 1886, il
exprime sa passion sur un mode lyrique qui surprend quand on
connaît sa légendaire pudeur et son constant souci de maîtriser
ses pulsions dans les rapports humains. À celle qu’il appelle
« ma féroce amie », au regard sûrement de l’autorité que
Camille donne à voir, il déclare une flamme romantique aux
accents presque puérils. Tous les stéréotypes de l’amour sont
convoqués pour tenter de faire céder sa « bien-aimée ». Les
sentiments qu’il éprouve sont douloureux, car Camille semble
implacable, distante le plus souvent. Rodin se couche à ses
pieds, menace de tout quitter, « le Salon, la sculpture » même.
« Toute mon âme t’appartient », lui confie-t-il, « Je t’embrasse
les mains, mon amie, toi qui me donnes des jouissances si
élevées, si ardentes, près de toi, mon âme existe avec force et,
dans sa fureur d’amour, ton respect est toujours au-dessus. Le
respect que j’ai pour ton caractère, pour toi, ma Camille, est
une cause de ma violente passion, ne me traite pas
impitoyablement, je te demande si peu… »
Tout un registre lyrique ponctue la lettre, le vocabulaire le
plus convenu, digne des romans sentimentaux de l’époque,
égrène sa litanie de clichés : « Mon âme a eu sa floraison,
tardive, hélas… Ma terne existence a flambé dans un feu de
joie… Que mon cœur sente encore ton divin amour, dans
quelle ivresse je vis quand je suis auprès de toi6. » Etc., etc.
Les premières lettres connues de Camille à Rodin
permettent de suivre l’évolution sentimentale du couple, le
type de relations qu’ils entretiennent, à mi-chemin entre le
compagnonnage artistique et la passion dévorante. La langue
de Camille oscille entre le respect dû au maître (vouvoiement,
déférence, expression de l’amour mesurée), et les non-dits
révélateurs d’un attachement particulier. Elle l’appelle « cher
ami », quand lui-même lui écrit étrangement en la
masculinisant : « Vous êtes un honnête homme, un brave
homme dans la lutte que vous soutenez admirablement et qui
fait que vous êtes admirée et connue de tous. » La lutte en
question est bien celle que Camille a toujours soutenue, vaille
que vaille, jusqu’à ce que la raison chancelle définitivement et
qu’elle l’accepte en se rendant aux mains des aliénistes. Il
s’agira pour elle d’un combat de forcené avec la matière,
d’extraire de la gangue de marbre, aveugle et indifférente, le
délié des corps et le fluide de la vie, qu’elle seule, à son
époque, restitue avec autant de vérité. Toujours en 1886,
absente de Paris, elle écrit à Rodin : « Vous pensez bien que je
ne suis pas très gaie ici (elle est alors en Angleterre) : il me
semble que je suis si loin de vous ! et que je vous suis
complètement étrangère. » Cette observation, au détour de sa
lettre, sonne comme une confidence plus générale sur son état
psychologique et psychique qu’elle ressent comme un poids
hors même de toute référence à sa récente liaison avec Rodin :
« Il s’agit, comme elle le souligne, d’un état d’absence
permanent dont elle avoue qu’il la tourmente7. » Ce que Paris
et Rodin perçoivent alors comme un trait d’une nature exaltée
significative de son génie de sculpteur résonne en Camille, au
contraire, comme une menace, un état d’instabilité originel qui
la poursuit. Lyriquement, son frère va rattacher cet état à celui
de son infirmité (la claudication) et tentera d’expliquer que
celle-ci est le signe de celui qui chemine vers la foi ou la
marque de celui ou de celle qui est élu de Dieu. Ainsi fera-t-il
de nombreux de ses personnages de théâtre des boiteux, qui
tous pèlerinent vers Dieu. Marche de la foi, marche
claudicante de celui qui, à la suite de Jésus, avance dans ses
pas, maladroitement, cette marche le soustrayant, selon les
mots de Claudel, « à l’égalité ». « De sa lutte avec l’ange,
Jacob est revenu boiteux : il y a désormais une différence de
niveau entre ses deux pieds, dont l’un n’arrive plus à toucher
tout à fait à la terre. C’est la part du futur qui, en manquant,
oblige le marcheur à un continuel porte à faux. » Ce malaise
physique, Camille l’étend au mental, et tout son être se trouve,
partant, déséquilibré, l’obligeant sans cesse à deux postures :
la mélancolie et la fébrilité, l’abattement et l’élan passionnel.
Une alternative invivable qui nourrira et son œuvre et l’amour
qu’elle portera aveuglément à Rodin. Ces deux mouvements
contradictoires se lisent dans la même lettre où elle y affirme
son « étrangeté » et elle déclare sa passion : « D’ici là, je vous
en prie, travaillez, gardez tout le plaisir pour moi. » L’aveu
sans ambiguïté révèle ainsi la nature de leur lien, entravé
cependant par des nœuds invisibles que Camille a peine à
démêler.
Très tôt, leurs travaux communs deviennent objets de
comparaison, mais jamais de compétition. Pour le public
comme pour les deux amants, leurs œuvres sont une œuvre
commune, aveu que Rodin, dans sa générosité d’artiste,
accepte pour l’heure favorablement. Il est ébloui par le talent
de sa praticienne, presque désarçonné, mais pas encore inquiet,
tout entier captif du ravissement auquel Camille le conduit.
« Vous avez la vertu de la sculpture », lui écrit-il, et c’est dans
cet étincellement artistique et conjoint que les premières
années de leur liaison va se vivre. Rodin imagine volontiers
que Camille lui insuffle de la femme dans sa propre vitalité
masculine, et qu’à eux deux, ils dépassent la séparation de leur
sexe, pour atteindre à une vérité originelle, androgyne, à
laquelle aboutit d’une certaine manière Le Baiser par exemple,
œuvre maîtresse de Rodin, où l’enlacement des corps rejoint
un seul et même corps. Tous deux avancent dans leur
conception de la sculpture, progressent dans l’affirmation de
sa vie intrinsèque, rejoignent une vision commune de l’humain
et de la vie, au point que leurs œuvres peuvent relever à la fois
de l’un et de l’autre. Quelle est la part de Camille dans
L’éternel printemps, Tu es belle ou L’éternelle idole de
Rodin ? Quelle est la part de Rodin dans Sakuntala de
Camille ? On le sait, elle ne signent pas ses œuvres. Elles
appartiennent ainsi à un fonds commun fait d’intuitions
communes, de conversations privées dans l’atelier déserté des
autres praticiens et visiteurs, fait encore de leurs propres
étreintes, de leurs visions communes et de leurs dons
singuliers : tout est mis en commun pour tenter de capturer
cette vie dont Paul Claudel parlera plus tard dans ses textes.
Dans la seconde Grande Ode, écrite entre 1904 et 1908,
Claudel veut effacer la frontière qui sépare l’intelligible et le
spirituel pour les rejoindre dans un même et unique
mouvement commun, apte à rejoindre la matière première. Se
souvient-il de sa pauvre sœur, dont il sait qu’à pareille époque,
elle est déjà en lutte contre le sculpteur à « la trompe de
sanglier8 » ? À qui attribuer cette longue métaphore du souffle
et de la glaise qui court tout au long de la puissante Ode qu’il
écrit : « Soudain l’Esprit de nouveau, soudain le souffle de
nouveau.
Soudain le coup sourd au cœur, soudain le mot donné,
soudain le souffle de l’Esprit, le rapt sec, soudain la possession
de l’Esprit ! »
Se remémorant les gestes de Camille, il écrit : « L’argile
humaine et l’esprit de tous côtés vous giclent entre les
doigts… Vos sources ne sont point des sources. L’élément
même !
La matière première ! C’est la mère, je dis, qu’il me
faut9 ! »
Avec Salunkata, Camille Claudel raconte l’histoire de la
princesse indienne, épouse du prince Douchnata qui s’est
enfuie à la suite d’un sortilège dont son mari est victime et qui
lui fait oublier son mariage. Mais Douchnata la recherche et la
retrouve enfin. Le désir constant qu’éprouve Camille de
l’union, de retrouver le lien perdu la hante au point que toutes
ses œuvres pourraient être interprétées sur ce motif. Les bustes
quêtent de l’air, cherchent à rejoindre par leur souffle même
ceux qu’ils ont perdus, les silhouettes enlacées sont fiévreuses
et ne s’enlacent pas seulement par amour, mais surtout par
crainte de se séparer : les tourbillons qui entourent toujours ses
œuvres témoignent à leur manière de la douleur de ne pas
trouver d’espace harmonieux et apaisé, où se reposer et ne plus
rien craindre. La posture pantelante de Salunkata et de
Douchnata exprime ainsi cette faille secrète qui est toujours
présente au cœur de la création claudélienne. Rodin parvient à
se détacher de cette douleur que lui communique Camille et
dont il sait très bien qu’elle est la trace et la clé de cette vie
tant recherchée dans son travail. Quand, vers 1884, il donne à
voir L’éternel printemps, on mesure, dans ces années de
bonheur, ce qu’il vit alors avec Camille : l’éblouissement de sa
passion est positif et apporte un équilibre sans faille.
L’élégance du geste de l’homme, et la position de la femme
aimée traduisent l’absolu de l’union, et donc de l’unité. Ils
forment tous deux un seul et même corps, une forme
d’androgynat souverain qui s’impose au regard. Il n’en sera
pas de même quand, en 1893, il exposera L’éternelle idole. Le
corps de la femme est cette fois-ci érigé tandis qu’à ses pieds,
un homme effleure de sa tête sa poitrine : tout semble
consommé, l’unité n’est plus là, et même si le groupe remporta
un bon succès, il révèle la défaite de l’homme.
Camille croit-elle trop innocemment aux promesses et aux
vœux pieux de Rodin quand, en 1886, il décide de ne plus
accepter d’autres élèves qu’elle, affirmant vouloir désormais la
« protéger », et rajoutant que dans les six mois qui suivront la
lettre qu’il lui écrit, commencera une « liaison indissoluble
après laquelle (période) Mlle Camille sera ma femme10 » ? Les
portraits photographiques parvenus jusqu’à nous font montre
d’une certaine tristesse et d’une profonde inquiétude. La
beauté de Camille s’empâte quelque peu, ses traits perdent la
jeunesse adolescente et boudeuse que trahissaient les premiers
clichés, Camille regarde l’objectif avec une certaine crainte,
comme si elle s’en méfiait, semblant poser presque à
contrecœur. Dans ses lettres, écrites au milieu de ses bonnes
années avec Rodin, elle exprime toujours auprès de ses
correspondants une sorte d’inquiétude permanente, d’ennui et
de tristesse : ce sont ses mots. Elle vaque pourtant à ses
propres affaires, interpelle tel ou tel membre influent du
ministère pour obtenir des commandes, entretient des liens
précis et réguliers avec ses amis anglais, mais réside toujours,
au cœur de son existence quotidienne, un espace disponible à
la folie future. Un espace où elle pourra se loger aisément. A
posteriori, il est aisé, bien sûr, de repérer ces
dysfonctionnements psychiques, prémisses de la défaite
ultérieure. Tandis qu’elle parle robes et colifichets avec ses
amies (Florence Jeans, par exemple), il y a souvent à moitié
tues, une agitation suspecte et une forme d’effritement de
l’intelligible à laquelle elle cède pas à pas. De la sculpture de
Rodin Je suis belle, (1885) à La Vague (1897) qu’elle a
sculptée, demeure cette image d’une femme-enfant, apeurée et
affolée devant la vague géante qui va la recouvrir ou bien prise
comme un fétu de paille dans les bras d’un homme puissant
qui la soulève de terre. La passion loin de s’émousser se
fendille cependant. Lentement. Subrepticement. Camille
n’ignore pas la relation que Rodin entretient depuis de
nombreuses années avec Rose Beuret, qu’il a connue dans sa
toute jeunesse, à 24 ans, alors qu’elle n’en avait que 20. Les
années 1888-1889 commencent à être difficiles pour Camille.
Rodin ne veut en aucun cas quitter sa première maîtresse dont
il a eu un fils naturel, en 1866, deux ans après que les jeunes
amants se sont rencontrés. Rose est la compagne des mauvais
jours surtout, celle qui, loin de tout excès, subit, accepte la
surpuissance de Rodin, y obéit, y consent. Elle lui est
nécessaire, elle le rassure et garde ses œuvres quand il est
absent, ce qui pour lui, est très important. L’enfant naturel est
aussi au cœur de son dilemme, Rodin a de l’honneur, et son
éducation très chrétienne lui a laissé des traces. Camille, avec
sa fougue et ses colères, avec sa spontanéité et son
indépendance, fascine Rodin. Elle est tout le contraire de
Rose, gracile quand Rose est massive, effarouchée quand Rose
est un roc, créatrice quand Rose est la gardienne de l’atelier.
Rodin a besoin des deux et Camille ne le supportera pas : leur
liaison sera altérée par l’obstination de Rodin à ne pas vouloir
se séparer de Rose. Elle sera aussi le premier point de
désaccord auquel s’ajouteront les promesses non tenues, les
jalousies, les mesquineries, les ressentiments et le dépit
amoureux.
La folie de Camille débute là, dans ces années 1889-1890
dont on pense qu’elles auront été celles de l’humiliation et de
la souffrance intérieure, et surtout des avortements. Camille est
très discrète sur sa relation avec Rodin et ne s’en ouvre jamais
explicitement sinon par allusion. Par son frère Paul, dans une
lettre envoyée bien plus tard à une de ses amies qui venait
d’avorter, on sait que Camille essuie cette épreuve. N’essayant
pas même d’entendre le repentir d’une de ses amies, Paul fait
entrevoir à sa correspondante la malédiction à laquelle elle
s’est exposée : « Sachez, lui dit-il, qu’une personne dont je
suis très proche a commis le même crime que vous, qu’elle
expie depuis 26 ans dans une maison de fous » !
En 1891, alors que Camille passe quelques semaines d’été
au château de l’Islette près d’Azay-le-Rideau, elle se laisse
aller à une confidence intime à Rodin : « Je couche toute nue
pour me faire croire que vous êtes là, mais quand je me
réveille ce n’est plus la même chose.
Je vous embrasse.
Surtout ne me trompez plus11. »
Mais la chute espacée du reste de la lettre, comme un post-
scriptum ou comme un appel désespéré, signe par sa
sécheresse ou son émotion cachée les premiers accrocs de leur
passion. Elle a beau essayer de feindre la gaieté, lui demander
de lui acheter un « petit costume de bain, bleu foncé aux
galons blancs, au Louvre ou au Bon Marché », elle est trop
intuitive, trop sensible pour comprendre qu’elle ne pourra plus
longtemps supporter cette situation. Les querelles d’ailleurs ne
manquent pas. Camille s’emporte et devient violente,
colérique et brutale. Elle loue alors un atelier, suivie par Rodin
qui loue le sien tout près d’elle, qui s’appelle « la Folie
Neubourg » ; elle se sent oppressée à son contact, prend peut-
être déjà conscience de ce qui va devenir une obsession dans
les années futures : Rodin lui vole sa sève, la substance même
de son art, il la vampirise et se moque finalement d’elle.
« Mon âme t’appartient », lui avait-il dit en 1886, mais quelle
en était alors la part égocentrique de l’aveu, que signifiait
réellement cette promesse trop littéraire pour être vraie ? Elle
s’éloigne à nouveau et s’installe dans le 7e arrondissement,
tandis que Rodin loue une maison à Meudon, la villa des
Brillants, où Rose s’installera. Camille comprend que Rodin
préférera toujours son confort à l’aventure passionnelle qu’elle
est seule capable de lui offrir. La tension qui les relie est
sûrement trop forte pour le géant Rodin qui a besoin de repos,
de sécurité maternelle, d’une maison bien rangée, en un mot
de sérénité familiale que Camille ne pourra jamais lui donner.
Pour Camille, c’est le cruel triomphe de la bourgeoisie bien-
pensante. Elle pense que le maître n’a pas un tempérament
d’artiste ou qu’au cours des années, il s’est embourgeoisé,
assagi, estimé sous le poids des honneurs et des flatteries. Naît
lentement, au-delà de la frustration, un sentiment de mépris à
l’encontre de celui qu’elle a aimé, qu’elle n’aime plus
vraiment, et qui devient au fil des mois un objet de reproches
et même de haine. Rodin cependant, malgré les frictions dont
il a bien conscience, ne délaisse pas pour autant Camille : au
contraire, il l’aide en sous-main, intervient pour tempérer les
commanditaires qui réclament des œuvres de Camille moins
dénudées, active tout son réseau de relations et d’influences,
veille sur elle comme il l’avait promis en 1886. Camille ne
veut pas le savoir ni l’admettre, c’est par son seul talent
qu’elle entend se passer du maître et pourquoi pas, dans son
for intérieur, le dépasser. Elle s’éloigne peu à peu de lui,
entreprend des démarches administratives, sollicite ses
protecteurs, envisage de nouveaux projets, continue de croire
en son étoile.
Le groupe des Valseurs commence à prendre forme, il sera
une de ses œuvres emblématiques. Le tourbillon des formes, la
grâce qui les agite, tout se passe comme si elle parvenait à
instiller dans la matière même des sentiments, des sensations.
Si le corps de la femme nue indispose ses mécènes, elle
accepte à contrecœur, mais avec un minimum de raison, de le
recouvrir de légers voilages auxquels, en virtuose accomplie,
elle donne une fluidité presque surréelle. Le nom de Camille
Claudel circule dans les milieux d’art et de collectionneurs, on
lui reconnaît un talent hors du commun, rare dit-on, chez une
femme, l’Ogre la protège de loin, elle, le voit plutôt en
embuscade. À lire sa correspondance, on constate qu’elle veut
gérer ses affaires, argumente et se démène pour obtenir des
aides, du marbre, mais aussi, très sûre de son talent, n’hésite
pas à renoncer à certains projets si les commanditaires sont
trop exigeants. Les premiers vrais symptômes de sa folie
s’aggravent à cette époque. Elle est encore lucide, mais sa
véhémence, son désir de sculpter farouche et « féroce »,
prennent le dessus. Le ton s’affirme plus définitif, plus radical.
Elle ne veut alors plus faire de concessions, tout attelée à
l’œuvre. Quelquefois le discours est émaillé d’incohérences,
d’incongruités qui n’alertent pas encore son entourage, mais
dont il s’étonne cependant : à Rodin, elle écrit. « Il paraît que
je sors la nuit par la fenêtre de ma tour, suspendue à une
ombrelle rouge avec laquelle je mets le feu dans la forêt12 !!! »
Elle sculpte beaucoup, travaille d’arrache-pied : sent-elle
que le temps est déjà très court ? Elle réalise en 1895 un de ses
chefs-d’œuvre, La petite châtelaine, un marbre admirable
d’émotion, et de justesse enfantine qui a la grâce de Greuze ou
de madame Vigée-Lebrun. Comme souvent dans les bustes
qu’elle réalise, l’enfant interroge, la tête à peine relevée, peut-
être le ciel, peut-être plus grand qu’elle. Les motifs se
ressemblent dans leur approche : la force et la fragilité, la
présence incarnée du corps et la crainte d’un désastre entrevu.
À Paul, elle écrit encore qu’elle est en train de composer un
trio. Elle précise qu’elle va rajouter un « arbre penché » pour
symboliser le destin. Signe prophétique de sa propre chute.
Comme chez Séraphine de Senlis, le thème de l’arbre brisé ou
penché prévient de ce qui va advenir. Avec lui, plus rien ne
résiste au flot puissant de la folie qui emporte tout sur son
passage. En ce sens, la sculpture de Camille Claudel n’est ni
rassurante ni apaisée. Elle manifeste toujours une inquiétude,
l’harmonie apparente de ses couples enlacés ou valsant n’est
qu’illusion, le mouvement qu’elle leur inflige est non
seulement musical mais aussi délirant. L’on pourrait dire que
le motif de la valse la renvoie à elle-même : désir de l’abandon
dans les bras forts d’un homme, harmonie réalisée sous
l’impulsion du corps désirant et offert, mais cette grâce se
dissout dans les volutes des voiles, créant un tourbillon,
premiers indices de sa folie naissante ou du moins pour l’heure
de son mal-être. L’interprétation autobiographique du couple
valsant révèle, à sa manière, toutes ses tribulations et les crises
qu’il traverse. L’évolution est longue, elle travaille à cette
sculpture avec insistance, parce qu’elle sait qu’elle tient là un
de ses plus beaux sujets, à la fois décoratif mais surtout
personnel. Elle sait qu’elle y a mis toute sa passion et tout
l’amour qu’elle porte à Rodin. Paul Claudel ne s’y est pas
trompé non plus quand, lors de la rétrospective de l’œuvre de
sa sœur au musée Rodin, en 1951, il déclare : « La danseuse –
celle qui entend la musique, c’est elle ! – par-dessous le
danseur qui l’a empoignée et qui l’entraîne dans un tourbillon
enivré. » Dans ce travail, Camille cherche à s’éloigner le plus
possible du maître. Elle ne veut plus entendre ce que ses
admirateurs disent d’elle et de son œuvre. Ainsi le directeur
des Beaux-Arts, Armand Dayot, qui déclare : « Mlle Claudel
est une artiste de très grand talent. Sans doute elle subit encore
involontairement l’impérieuse influence de Rodin dont elle fut
l’élève. Néanmoins sa personnalité existe très apparente, et
elle se manifestera chaque jour avec plus de liberté dans
l’isolement où elle vit désormais avec son art13. »
Vivre avec son art : la grande affaire de Camille. Elle a cru
vivre avec Rodin, partager leur art, le mettre en commun, pour
rivaliser avec les plus grands maîtres de la statuaire, mais elle
y a échoué. Vivre alors seule avec son art, savoir le prix de cet
isolement, payer très cher le prix de l’ascèse. Ainsi, peu à peu
s’impose pour elle l’idée de la nécessaire et exigeante
solitude : elle en connaît intuitivement les affres et les dangers,
mais elle prend ce risque pour porter haut son don et l’imposer
hors de Rodin. Hors de sa portée. Elle sent que Rodin a une
influence toxique sur elle, et nocive. L’emprise si forte qu’il
exerce sur elle l’empêche de formuler plus précisément son
art, dont la marque essentielle est cette fluidité des formes,
cette évidence de l’envol, cette manière de donner de l’air à
ses sujets, quand Rodin les alourdit, les incarne dans la terre.
Ce qu’elle veut montrer, c’est plus que le corps : mais la
puissance du souffle et la légèreté de l’âme. Une dimension
spirituelle dont Rodin va profiter grâce à elle. En vivant seule,
elle prend le risque toutefois de s’isoler, d’être soumise à une
autre emprise, celle d’une tyrannique solitude, qui va
l’entraîner, à moins faire attention à elle, à moins se nourrir, à
ruminer de mauvaises pensées. De fait, les idées noires
assombrissent son atelier. Elle manque d’argent et commence
à emprunter, à son frère Paul surtout, auquel elle confie,
comme des appels au secours détournés qu’elle a froid la nuit
et qu’elle est obligée, la nuit, de se lever pour faire du feu. »
En 1894, elle a trente ans. Sur une photo anonyme, elle
apparaît, comme une héroïne de Renoir, avec son chignon bien
posé au-dessus de sa tête, vêtue d’une blouse d’atelier, très
serrée à la taille. Mal fagotée, elle pose sans coquetterie. Son
visage, jadis si gracieux – mais qui ne fut jamais fin – s’est
épaissi, ses paupières sont lourdes, elle ne sourit pas comme à
son habitude, toutes les fois où elle pose, regardant fixement
l’objectif, pensive et extérieure à ce qui se passe. Indifférente.
Souvent le courage lui manque, comme elle l’écrit à Antoine
Bourdelle, qui admire son travail et l’aide puissamment en
jouant les intermédiaires avec des collectionneurs. Mais Rodin
revient sur sa proie. L’année 1895 est peut-être pour elle une
embellie. Rodin la courtise de nouveau, semble regretter son
attitude, lui demande pardon. Le vernissage où elle expose Les
causeuses remporte un bon succès et Rodin lui-même vient la
saluer. Aussitôt après l’événement, il lui écrit une longue lettre
énamourée comme il sait en faire. Camille devient alors « la
souveraine amie », elle est l’objet aimé de sa « consolation »,
son âme est « si belle ». « […] Vous avez le don de régner sur
tout le monde », lui dit-il. Camille y croit-elle ? Se laisse-t-elle
prendre de nouveau au piège et aux flatteries de l’Ogre ? C’est
un temps de griserie et de douce vanité. Comment pourrait-il
en être autrement quand le maître incontesté de la sculpture en
France lui écrit que c’est d’elle que l’on parle toujours,
partout ?
L’isolement cependant se poursuit, implacablement. Il se
manifeste par des refus de sortir, de se rendre à des obligations
mondaines. Cette forme de retrait n’est pas seulement justifiée
par des recherches sur ses sculptures, elle révèle une
disposition nouvelle de Camille à une relégation d’elle-même,
volontaire et déjà suspecte. Elle avoue d’ailleurs ses doutes sur
tout ce qu’elle entreprend alors qu’elle reçoit beaucoup de
compliments de la part des institutions et des collectionneurs.
Mais tout lui semble épuisant, acquis de trop hautes luttes. Elle
est toujours préoccupée par son matériel. Elle voudrait vendre
de petits bustes de plâtre pour acheter ses marbres, ses onyx,
sans être inquiétée. Quand Rodin veut la présenter au président
de la République au cours d’une soirée, elle refuse, prétextant
qu’elle n’a ni chapeau ni souliers14 ! Réparer un buste qui s’est
écaillé en tombant est préféré à sa présentation
présidentielle… « Excusez-moi donc et ne croyez pas à ma
mauvaise volonté », écrit-elle cavalièrement à Rodin15 !
Les premiers signes évidents de sa paranoïa apparaissent
dès l’automne 1896 quand elle décide de fuir Rodin au
prétexte que le public pourrait croire que c’est lui qui ferait ses
sculptures. Ces calomnies ne sont toutefois pas dénuées de
vérité : il court alors en effet dans Paris de telles assertions,
disant au mieux que l’inspiration serait de Rodin, et au pire
que l’exécution serait de lui. Le féminisme actif de Camille ne
peut le supporter. À sa passion amoureuse déjà relativement
assagie (à la différence de Rodin qui tente de la reconquérir),
elle préfère son œuvre et sa réputation. À Mathias Morhardt,
elle s’en ouvre directement lui demandant d’en toucher deux
mots à Rodin : qu’il ne cherche plus à la voir et qu’il n’abonde
pas dans le sens des calomniateurs. Rodin devient ainsi l’idée
fixe, celle qu’elle aiguisera tout au long de sa vie future. Elle
réclame hautement son indépendance et en même temps
cherche à savoir ce que son amant peut dire de son travail.
Dans sa correspondance avec des amis et des collectionneurs,
elle leur demande toujours de lui rapporter le jugement
éventuel de Rodin sur ses sculptures. Quitte quelquefois à
proposer même des pièges mondains pour qu’il se retrouve
face à un des modèles présentés dans des vernissages. À
Maurice Fenaille, elle écrit : « Si mons. Rodin va voir ce
buste, vous seriez bien aimable de me transmettre franchement
son appréciation… » À Octave Mirbeau, elle glisse au travers
d’une lettre au sujet d’un de ses marbres : « S’il ne vous était
pas trop désagréable d’aller le voir et de me transmettre votre
appréciation et celle de M. Rodin, vous me ferez grand
plaisir. » Toujours à Fenaille : « Êtes-vous allé voir votre buste
chez Bing, 22 rue de Provence, il fait un effet magnifique si
vous pouvez y mener M. Rodin et me dire son avis, j’en serais
vraiment heureuse16… » Ils échangent à présent le plus
souvent par relations interposées, d’une certaine manière
l’emprise est réciproque.
Tout autant que Camille, Rodin subit l’influence et la force
de la personnalité et du talent de Camille, il sent intuitivement
qu’il ne peut qu’y renoncer et que Camille entrave son propre
travail et sa vie personnelle, surtout avec Rose, mais aussi elle
le hante. La statue de Balzac que Rodin a réalisée, grandiose et
massive, et en même temps comme animée d’un souffle
intérieur semblable à celui qui devait animer l’enthousiasme à
créer de l’auteur de La Condition Humaine, est l’objet d’un
échange de lettres très intéressant : Camille donne son avis et,
toujours sans ambages, dit les choses frontalement. Sans
surprise, elle aime « l’idée des manches flottantes qui exprime
bien l’homme qu’est Balzac », lui écrit-elle. Mais le tour de la
lettre vire très vite à une suite de déplorations où perce à l’œil
nu sa paranoïa. Le sentiment de persécution est ici pour la
première fois révélé au grand jour : elle préfère renoncer, écrit-
elle, à un article d’un de ses correspondants pourtant acquis à
sa cause pour ne pas avoir à subir les jalousies des lecteurs et
surtout des lectrices qui, selon elle, la haïssent et la
maudissent. La dépression la guette et ses idées noires ; pour
la première fois elle envisage son avenir de manière funeste :
« Je risque fort de ne jamais récolter le fruit de tous mes
efforts et de m’éteindre dans l’ombre des calomnies et des
mauvais soupçons. » Ces quelques lignes prophétiques
trahissent son état d’angoisse auquel elle va désormais peu à
peu succomber, préfigurant justement cet effacement d’elle-
même « dans l’ombre » qu’elle va subir. Rodin y répond avec
une certaine justesse et une grande mesure pour ne pas
amplifier la polémique où Camille veut l’entraîner. Il connaît
les voies de la dépendance qui l’empêcheraient de créer ou au
mieux parasiteraient son travail. Le ton de sa lettre est
toutefois amical et protecteur. « Je suis désolé de vous voir
nerveuse, dit-il, et prendre un chemin que je connais hélas. »
Mais dans cette lettre du 2 décembre 1897, Rodin parle à
Camille comme il ne l’a jamais encore fait. Les conseils
abondent, veillant à ne teinter ses propos d’aucun affect
particulier. Mieux encore, il lui parle comme à un confrère
malgré leur intimité, achevant sa lettre par ces mots : « Votre
ami et un de vos plus sincères admirateurs qui embrasse vos
mains17. » Les mots sont choisis, comme si la passion devait
être effacée. Un ressentiment larvé cependant peu à peu enfle
en elle et l’accapare lentement. C’est bien Rodin qui va
devenir la raison de son prétendu échec, celui de ne pas
parvenir à la notoriété absolue, pour tout dire à celle de Rodin.
Ce n’est pas à proprement parler un sentiment de jalousie,
mesquine et vulgaire, mais plutôt un malaise intérieur qui
chaque jour la remet en face d’elle-même, de son piétinement,
de ses démarches permanentes pour obtenir du marbre ou une
commande, tout ce travail qui n’est pas artistique et qu’elle
méprise, qui l’empêche de travailler. En 1898, elle doit,
comme c’est souvent le cas, se battre pour être payée, elle
talonne ses débiteurs, leur écrit des lettres de moins en moins
aimables et courtoises, se faisant par là même des ennemis.
Ainsi s’aliène-t-elle le directeur des Beaux-Arts pour une
facture non réglée. Le ton monte ainsi graduellement, lassant
ses interlocuteurs et ceux qui la soutiennent, généralement des
amis de Rodin qui veulent faire plaisir ainsi au maître, sachant
l’intérêt qu’il porte à Camille. Son talent est ainsi toujours à
ses yeux troublé par Rodin, elle estime qu’il n’est jamais pris
en considération pour lui seul : tantôt on lui vole la paternité
de ses propres travaux, tantôt on blâme une inspiration trop
visiblement proche de Rodin, tantôt encore on laisse entendre
que son relatif succès est dû à l’intervention du maître… Une
frustration profonde va s’enkyster en elle qui sera sûrement à
l’origine du développement de sa paranoïa. Ainsi, dans une
lettre du 28 mai 1899, adressée à Maurice Guillemot, est-elle
contrainte à justifier son travail, accusée d’être une imitation
de Rodin : « Je n’aurais pas de peine, lui écrit-elle, à vous
prouver que ma Clotho est une œuvre absolument originale ; à
part que je ne connais que les dessins de Rodin, je vous ferai
remarquer que je ne tire jamais mes œuvres que de moi-même,
ayant plutôt trop d’idées que pas assez. » Sa défense est jetée
pour ainsi dire sur le papier comme un cri et déjà ressentie
comme une sorte de désespoir et d’immense solitude.
Brutale comme elle le fut toujours, impulsive et d’une
franchise imprudente, elle commence, pour la première fois et
publiquement, à attaquer Rodin lui-même et avec vigueur.
Renversant la situation, elle renvoie le maître à ses propres
influences, et n’hésite pas à affirmer que son Génie de la
guerre est repris de l’Arc de Triomphe de Rude. L’accusation
est grave, puisqu’elle déclare tout à trac que Rodin est un
vulgaire plagiaire. Ce sera là la première saillie d’une série
d’injures et de diffamations dont elle va accabler Rodin.
Celles-ci seront pour la plupart injustes, mais révèlent quand
même quelques vérités profondes. L’art de Rodin n’est pas né
de rien, mais s’en défend-il lui-même ? L’art de la statuaire
connut dans son histoire de tels chefs-d’œuvre qu’il est
difficile à un artiste de pouvoir les ignorer totalement.
Toutefois, Rodin n’hésite pas à emprunter ici ou là des formes
déjà connues chez de grands maîtres auxquelles il donne sa
patte.
Camille sait qu’elle paie très cher sa solitude assumée.
Obligée de régler elle-même tous les problèmes financiers,
n’ayant pas du tout la tête à ces préoccupations, sûre d’être
trompée et exploitée, elle se débat dans ce début de siècle avec
mille et une contraintes qui l’épuisent. Elle ne sait plus
qu’écrire des lettres de réclamations, de relances, de
supplications pour être payée, de justification sur sa situation
financière, et se rend compte que depuis une quinzaine
d’années de travail intensif et pénible, elle tourne en rond, ne
progresse pas dans sa renommée. Pire même, elle constate que
son niveau de vie a baissé et qu’elle est réduite à se priver de
tout. À Maurice Fenaille, qui l’estime beaucoup, l’encourage
et l’aide financièrement, elle déplore sur un registre qui lui
sera désormais habituel, sa condition malheureuse le suppliant
de ne pas l’abandonner, faisant valoir la qualité de son travail
et son état de dénuement. Une impressionnante photographie
de cette époque nous la montre auprès d’une de ses sculptures,
le plâtre de Persée et la Gorgone. Dans l’atelier au mobilier
absent sinon une armoire ancienne très massive aux lourds
panneaux de bois sculptés en pointes de diamant, c’est l’image
d’un vrai combat qu’elle mène avec la matière. Elle semble
tourner autour de sa création, la dominer. Telle une Pythie,
vêtue d’un long manteau sans doute de velours souillé de
plâtre, elle scrute l’œuvre avec une acuité presque
démoniaque, son visage n’a plus rien à voir avec la grâce
enfantine des premiers clichés. La photographie la révèle
hallucinée et trahit le combat d’ordre magique qu’elle conduit
avec sa sculpture. Le sujet lui-même est symbolique. À la
Gorgone qui entrave, elle oppose son génie de sculptrice qui
délivre Persée : tout ce qu’elle tente vainement d’accomplir
pour elle-même. Le gigantisme de l’œuvre (2,48 m de
hauteur), exprime l’intention majeure et symbolique que
Camille, sans nul doute, veut lui apporter ou,
qu’inconsciemment, elle ressent. La tête tranchée de la
Gorgone que tient Persée, porte les traits de Camille…
Comment ne pas comprendre ce groupe impressionnant
comme la métaphore de la lutte inégale qu’elle mène depuis
longtemps contre Rodin ? Persée-Rodin décapite la méduse-
gorgone. L’intention qu’elle veut donner à son œuvre trahit
ainsi l’échec à ses yeux de sa vie d’artiste et d’amante.
Peu à peu Camille met en place, en les ordonnant
méthodiquement et sûrement à son insu, les signes de sa
défaite. Ce groupe, commencé en 1897, l’occupera quatre
années. Ralentie par ses soucis financiers, il sera enfin
présenté dans sa version de marbre, au salon de la Société
nationale des Beaux-Arts en 1902 et très remarqué. La rupture
avec Rodin est de toute façon entérinée. Elle l’a, au plus
intime d’elle-même, assumée ; toujours discrète sur ses
sentiments, personne ne peut mesurer alors les traces fatales
que son échec sentimental aura laissées sur elle et sur son
œuvre. C’est lentement une dérive qu’elle seule peut estimer.
Enfermement, solitude, ratiocinations, reproches, injures,
sentiment d’être lésée, déclin de l’énergie créatrice, etc.,
commencent à envahir sa vie et à l’altérer. La commande de
Persée que lui a fait la comtesse de Maigret pour son hôtel
parisien a épuisé littéralement Camille, non seulement à cause
du gigantisme des proportions, mais aussi des déboires
administratifs et financiers qu’elle doit alors essuyer. Une
lettre de Maurice Pottecher à Gustave Geffroy, en date du 13
décembre 1901, est très éclairante sur son état de santé à cette
époque : « J’ai vu hier Mlle Claudel… […] écrit-il, l’auteur
m’a navré. Elle est fatiguée jusqu’au désespoir. Elle veut
abandonner son art et elle a déjà brisé une partie de ses
moules. Son caractère ombrageux et un peu bizarre explique
sans doute en partie la solitude, l’abandon et la quasi-détresse
matérielle où elle est réduite après avoir connu toutes les
promesses d’un beau succès18. » Reconnaissant cependant que
son infortune a des « causes dans le caractère de la victime »,
il supplie son destinataire de l’aider. Le soupçon perfide de la
folie commence à pénétrer les esprits et le Paris des
collectionneurs. Camille est de plus en plus fantasque et
contrariante, elle se dédit sur toutes les invitations, préférant
au dernier moment annuler dîners ou vernissages, trouvant
finalement dans ses désistements de quoi alimenter sa paranoïa
et accroître sa solitude. En sous-main, Rodin est toujours
présent. L’ogre-veilleur reste fidèle à sa promesse des débuts.
Il subvient discrètement aux besoins de Camille, paie ses
factures quand ses débiteurs ont l’inélégance de ne pas les
régler malgré ses réclamations et exige toujours que son nom
soit effacé de tout compte. Ainsi, un ami de Rodin, le banquier
Peytel, lui écrit-il pour lui confirmer une transaction dont le
sculpteur l’a chargé : acquérir un buste de Paul Claudel
exécuté par sa sœur, contre 12 mensualités de 500 francs.
Malgré l’insistance de Camille pour savoir qui est le discret
collectionneur, Pleytel lui confirme son souhait d’être
anonyme. Camille obtempère : se doute-t-elle qu’il s’agit de
son ancien amant ? Vraisemblablement, mais elle tait sa
curiosité. On la sent dans cette année 1900 talonnée par le
manque d’argent, par la rareté des commandes, par une sorte
d’angoisse sourde qui l’étreint et l’oblige à une
correspondance sans cesse plus véhémente et plus désespérée.
Il n’est alors question que de son « huissier ordinaire », le mal
nommé Adonis Pruneaux, qu’elle redoute et qu’elle invoque
auprès de tous ses fournisseurs pour les faire patienter et
auprès de ses collectionneurs pour les rendre plus
compatissants. La crainte de la saisie la hante et sa fierté
naturelle, que d’aucuns autrefois appelaient une certaine
arrogance, la rend toujours plus déterminée et courageuse. Elle
entreprend de vastes projets (la statue de Blanqui par
exemple), s’en ouvre à tous les amis qui lui restent, écrit, écrit,
comme pour conjurer le malheur, trouver ainsi des solutions,
remplir le vide qui se présente devant elle et où elle craint de
sombrer. Sa famille n’est guère encline à l’aider, surtout sa
mère qui ne l’a jamais supportée et voudrait ne plus la voir ;
elle ne peut en attendre de l’aide, financière surtout suppliant
Gustave Geoffroy de l’aider, de lui trouver de nouveaux
acheteurs, lui écrivant dans une syntaxe relâchée et sans
ponctuation. Les premières incohérences, à lire comme les
premières attaques de sa folie dévorante, apparaissent dans sa
correspondance. Toujours à Geoffroy, évoquant la personnalité
de Blanqui, elle déclare se rapprocher de sa pensée
pessimiste : « La grande lutte, mais dans une brume trop
épaisse, il se débat enfin et succombe, le temps n’est pas
encore venu de la lumière19. » La phrase est assez incohérente,
mais trahit les accrocs de sa propre pensée, se calque sur ses
propres rebonds de pensée, s’effondre sur ses propres failles.
Paul Claudel mesure alors la gravité de la situation.
L’état de santé de Camille se détériore à vue d’œil. Son
père, le plus souvent en cachette de sa femme, l’aide comme il
le peut, la soutient, mais la plupart du temps, Camille qui vit
seule, s’isole de plus en plus, elle ne sort plus guère, entretient
des rapports détestables avec le milieu artistique qu’elle
méprise et qu’elle considère comme hostile à elle et à son
travail, la psychose paranoïde qui la talonne depuis des années
déjà enfle et met en place toute une suite d’idées fixes que
Camille va exploiter durablement. À Gabriel Frizeau, Paul
écrit ces mots désespérés : « J’ai prié cette année avec une
urgence épouvantable, avec des larmes, avec du sang, pour une
âme qui m’est terriblement chère20 ! » À partir de 1906, des
comportements franchement psychiatriques apparaissent. Ce
que l’on pouvait jusqu’alors mettre sur le compte d’une nature
ombrageuse ou acariâtre, se transforme en bizarreries et
extravagances. L’œuvre est la première touchée, la première
victime de Camille qui, en détruisant plâtres et moulages, se
sacrifie elle-même, se massacre. Elle prend cette habitude de
saccager des pièces de son atelier, comme si elle ne voulait
plus par là, exister, souhaitant se supprimer, se consumer.
Rodin qui n’est désormais plus qu’appelé sous le terme de
« M. Rodin » est inscrit dans le grand répertoire de sa folie
comme un des personnages-clés de la tragédie à venir. Il est le
« monstre », pour la première fois le terme est utilisé dans une
lettre à Henri Lerolle, peintre catholique et collectionneur
bienveillant envers Camille. L’argument de cette tragédie est
fixé une fois pour toutes : le bourreau et la victime vont
s’affronter dans une joute ultime qui ne verra son dénouement
que dans l’effondrement de Camille qui s’offre, d’une certaine
manière, aux sévices de son ogre. Non seulement l’état
psychique s’aggrave inexorablement, mais aussi l’état général.
Camille prend du poids, la jeune fille qui n’a toutefois jamais
été gracile, mais incarnée comme un modèle de Renoir, a
encore grossi. Peu encline à la coquetterie, mal fagotée depuis
sa jeunesse du fait du délaissement de sa mère et aussi de sa
vie d’artiste et de bohême, obligée de se vêtir, dans l’atelier,
d’une blouse et d’avoir des mains le plus souvent souillées de
plâtre, elle n’a jamais fait réellement attention à sa tenue. Elle
grossit donc et souffre de mille et un maux, qui l’obligent à
s’aliter ou à rester chez elle. Un sentiment d’insécurité et
victimaire empiète sur sa vie quotidienne. « À vrai dire,
lorsqu’il s’agit de moi, confie-t-elle à Gustave Geffroy, on n’y
fait guère attention ; il semble naturel que je doive tout
endurer, maladies, manque d’argent, manque de toute affection
ce n’est jamais trop et ce qui pour une autre femme serait déjà
un calvaire, pour moi n’est qu’un petit détail21… » Tout est
dit, en ce mois d’avril 1905 où elle écrit cette lettre.
Frustration et déliaison tant affective que physique deviennent
la plainte quotidienne de Camille. Et toujours au détour du
bois est embusqué le génie malfaisant. Rodin n’est jamais loin
ni dans sa vie ni dans ses lettres. Il hante littéralement son
existence. La sculpture un tantinet doloriste qu’elle exécute en
1900 et qui remporte un certain succès, Au coin du feu, montre
une jeune fille près de l’âtre, la cheminée est grande, elle la
domine, la jeune fille est assise, un peu courbée, comme pour
mieux se réchauffer, mais l’ensemble est profondément
tragique. La solitude domine la composition, et ne manque pas
de rappeler sûrement la solitude spirituelle de Camille à
pareille époque. Camille ressemble de plus en plus à Cosette
ou à une héroïne naturaliste de Zola ou des frères Goncourt.
Rien ne manque à ce spectacle désolant, jusqu’à la marchande
de beurre qui hurle, écrit-elle, à Eugène Blot, parce qu’elle n’a
pas été réglée de « plusieurs œufs… » Et pourtant en 1905,
elle réalise le groupe Vertumne et Pomone, trouvant qu’on le
croirait fait de nacre. De fait, le couple enlacé trahit encore une
fois le rêve idéalisé de l’unité perdue. Les têtes alanguies et
rapprochées témoignent de l’amour et de cette obsession de
Camille à faire se rejoindre les corps dans une seule et même
silhouette. Avatar de Sakountala, Vertumne et Pomone révèle
sa maîtrise absolue, malgré ses déboires et le talonnement de
sa folie. Car elle est là, bien présente et active si l’on en croit
les accrocs de son langage et les saillies de son imagination
délirante ; Paul Claudel doit la rejoindre, mais il n’est pas
encore arrivé de son long voyage de Chine. « Cela ne
m’étonnerait pas, dit-elle, qu’une mauvaise bête ne le fasse
assassiner. » Rodin, réduit à l’état de bête malfaisante et
cruelle, rejoint là encore l’univers fantastique des contes de
fées cruels, ceux du romantisme noir, de L’isle-Adam ou de
Barbey d’Aurevilly. La venue de Paul en ce mois d’avril 1905
lui fait mesurer l’ampleur de la pathologie de Camille. Outre le
fait qu’il se rend compte des graves difficultés matérielles dans
lesquelles elle se débat, il observe les altérations grandissantes
de sa folie naissante et à ses yeux, déjà avérée. Il n’est plus
approprié de parler, comme on le disait autrefois en famille, de
sensibilité exacerbée ou de mauvais caractère. Camille
manifeste des accès délirants, son comportement est devenu
étrange et ses réactions ne sont plus celles qu’il avait connues.
Le monde enchanté de ses statues côtoie celui, fantastique et
monstrueux, des esprits malfaisants dont elle dit être entourée.
Et toujours ciblé, Rodin, celle de la sculpture et du monde de
l’art. Son mobilier est saisi en mars 1905, ses dettes
s’accumulent et la correspondance de Camille n’est plus
désormais que vaines suppliques (celles, pathétiques,
adressées à Eugène Blot, collectionneur et marchand qui lui a
déjà acheté un exemplaire de La Sirène) et courriers agressifs
pour obtenir de l’argent. Elle propose ses œuvres en les
bradant un peu, et lentement s’affaisse dans la dépression.
Celle-ci prend souvent un tour brutal. Elle se défend de cette
situation, se révolte même au nom de la cause des femmes, et
particulièrement des femmes artistes, abandonnées par les
pouvoirs publics, persécutées par « les chacals ». Rodin est
toujours au cœur de ses imprécations : le « monstre » exerce à
ses yeux une tyrannie féroce à son encontre, l’isole de ses
soutiens comme Gustave Geffroy par exemple, qui est, écrit-
elle, « dans les griffes du monsieur que nous connaissons
complètement entortillé il ne voit que par lui22. » L’ombre
portée du sculpteur est sans cesse présente : il va devenir la
cible privilégiée de Camille. Nommément cité ou bien
métaphorisé au gré d’images empruntées au bestiaire
fantastique, il est « la main malveillante qui travaille en
dessous ». Duperie, mensonge, manipulation sont ses atouts
majeurs. Elle dénonce tous les moyens sournois qu’il utilise
pour lui nuire. Réalité ou fantasme ? Des correspondances ont
permis d’établir que Rodin n’a jamais été le bourreau de
Camille. à sa charge seulement peut-on admettre son
égocentrisme farouche et son indépendance sentimentale qui
l’ont éloigné progressivement de sa maîtresse, qu’il a
foncièrement aimée. L’idée toutefois d’être en constante
rivalité avec elle, et de travailler et de vivre aux côtés d’un
génie aussi doué que lui ne lui était pas supportable. Pour
autant, il a toujours tenté de lui venir en aide ; mais Camille
attendait-elle de Rodin – qui fut, de tout temps, son maître –
miséricorde et charité, compassion et protection ? Toujours à
Eugène Blot, elle écrit des lettres désarmantes d’humour noir,
essayant de le convaincre de lui acheter de nouvelles œuvres ;
il devient son principal interlocuteur, et le poids affectif dont
elle l’accable risque d’être contre-productif. Elle finit par être
gênante et importune, mais au détour d’une de ses lettres, cette
même année 1905, elle déclare : « Je suis comme Peau d’Âne
ou Cendrillon condamnée à garder la cendre du foyer,
n’espérant pas de voir arriver la fée ou le prince charmant qui
doit changer mon vêtement de poil ou de cendre en des robes
couleurs du temps. » Disant cela à propos d’une invitation à se
rendre au salon d’Automne qu’elle a déclinée, faute de toilette
convenable et adéquate, elle déploie une vaste métaphore
empruntée là encore au domaine du merveilleux dans lequel
elle s’insère elle-même, s’assimilant aux plus célèbres des
héroïnes de contes de fées. Elle se voit donc démunie,
orpheline, misérable et sous l’œil de monstres qui l’épient et
veulent sa perte.
Elle expose au salon de 1905 le beau groupe L’Abandon,
qui reprend des motifs déjà exploités. La récurrence du thème
en dit long sur elle et sur l’affaissement de son état psychique.
Camille n’aura jamais sculpté que des corps abandonnés,
agenouillés, soutenus (La Valse), blessés (Niobide), prêts de
sombrer ou d’être submergés (La Vague) : des corps vaincus.
L’année 1906 s’annonce sous des auspices aussi peu
prometteurs. Rodin est toujours accablé de tous les maux et de
toutes les traîtrises. Dans le bestiaire qui lui est destiné, il
devient rat d’égout, bête immonde, l’épiant et la traquant. À
cette période, Camille vibre sur deux tensions à la fois : une
indéfectible soif de revanche et de reconnaissance et un
« lâcher-prise » qui lui fait abandonner toutes les défenses
sociales, toutes les barrières mises en place depuis l’enfance.
Cet état paradoxal signe son entrée dans la psychose. « La
pupille affolée », comme elle se surnomme auprès de son
marchand d’art, Eugène Blot, lui réclamant un billet de 1 000
francs, navigue entre revendication et abandon. Mais toujours
se profile la silhouette de L’Implorante, cette sculpture
exécutée dès 1890 et qu’elle retravaillera jusqu’en 1907, mais
dont la posture va se retrouver dans d’autres œuvres comme
L’Âge mûr ou Imploration. « Cette jeune fille nue, c’est ma
sœur ! » interprète Paul Claudel dans la préface au catalogue
de l’exposition consacrée en 1951 à Camille, implorante,
humiliée, à genoux et nue ! C’est ça pour toujours qu’elle nous
a laissé à regarder23… »
L’escalade cependant s’accélère. Camille n’hésite pas à
écrire au sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts, cette fois-ci,
pour récupérer un plâtre dont elle a besoin pour exécuter une
fonte, et que Rodin a dans son atelier : Rodin est une nouvelle
fois diffamé, mais cette fois-ci plus gravement. Elle l’accuse
délibérément de plagiat et de recel de ses œuvres. La folie se
met à nu et dans les milieux artistiques et politiques, l’on
commence à ne plus prendre en compte les lettres dont elle les
accable. Le destin de Camille aura été le plus souvent de
protester toujours vainement comme ce sera le cas encore plus
dramatiquement durant sa longue relégation en milieu
psychiatrique, lorsque toute sa correspondance ne sera jamais
délivrée à ses destinataires, mais retenue à la demande
expresse de sa mère dans son dossier médical… Ses sautes
d’humeur, ses incongruités, ses saillies épistolaires la
décrédibilisent de plus en plus. Elle prétend connaître l’auteur
de vols et de dépradations commis au Louvre, ses courriers
comportent des informations rocambolesques, qu’elle fait
remonter jusqu’au sous-secrétariat d’État qui prend au sérieux
ses allégations, fait mener l’enquête, pour la clore en ces
termes : « […] Aucun renseignement n’a pu être recueilli sur
le compte de la personne signalée par Mlle Claudel et l’attitude
de cette dernière permet de considérer son existence comme
problématique24… »
Le temps passe bon an mal an. La folie couve lentement,
elle surgit par à-coups puis rejoint sa tanière aveugle et
silencieuse. Mais Camille la sent sourdre, elle est fatiguée,
lasse de tout, de lutter comme de supporter la tension
psychique à laquelle sa pathologie la soumet. En 1909, elle a
45 ans. Elle est toujours en apparence indépendante, mais elle
inquiète beaucoup sa famille. Avec sa mère, la rupture, si l’on
en croit leur père écrivant à Paul, est consommée. « Je
voudrais que Camille vienne nous voir de temps en temps, lui
écrit-il. Ta mère ne veut pas entendre parler de ça, mais je me
demande si ce ne serait pas le moyen de calmer sinon de guérir
cette folle enragée25. » Son père lui fait livrer du linge de
première nécessité par les Galeries Lafayette, paie son loyer,
« et jusqu’à ses traites de boucher », mais il redoute de lui
rendre visite par crainte de « scènes écœurantes… » Rodin
rôde toujours. Après des accusations de plagiat et de recel, elle
imagine d’autres turpitudes dont il se rendrait coupable, don
de ses oeuvres à ses relations, en échange de quoi il obtiendrait
des faveurs, des décorations… L’évolution de la maladie de
Camille pèse sur toute la famille. Le père notamment qui
prend en charge toute sa détresse, le plus souvent à l’insu de sa
femme, se dit désespéré auprès de son fils Paul. L’un l’autre se
sentent responsables de sa déchéance : « Tu connais (mes
soucis) dit Louis Claudel à Paul, inutile de t’attrister en
insistant. Ils me viennent surtout de Cam. Ce sont aussi les
tiens26… » Mais sont-ils capables de pouvoir aider « la folle
enragée », qui ne se laisse pas mener ainsi et qui entend encore
conduire sa vie ? La folie cependant trace son chemin
méthodiquement et patiemment. Camille croit se diriger, elle
se bat, lance des accusations, invente un récit délirant où il est
question de plagiat, de vol, de bénéfices faits sur ses sculptures
dont elle ne profite pas, d’une véritable organisation criminelle
qui l’usurpe et la spolie. Les protestants deviennent en ces
années 1909-1910 une de ses cibles privilégiées. « Les
huguenots sont aussi malins que féroces » dénonce-t-elle. Le
conte féerique qu’elle a mis en place depuis des années déjà où
les fées et les monstres se disputent son œuvre, est toujours
convoqué. Elle qui déjà se concevait orpheline et victime à la
fois et avait endossé les rôles de Cendrillon ou de Peau d’Âne,
est réduite à l’état d’un chou « qui est rongé par les chenilles :
à mesure que je pousse une feuille elles la mangent ». Cette
image de la dévoration par des bêtes parasites, hallucinatoire
et délirante, envahit son imaginaire. Ses angoisses prennent
alors un tour effrayant. La méfiance à l’égard du monde
s’opère et l’isolement qui va de pair pour lui échapper. Tout lui
devient suspect. Pire encore, d’une certaine façon, elle
s’automutile si l’on considère que son œuvre est sa propre vie.
Elle détruit de son propre aveu ses moulages quand elle est
contrariée ou en colère comme c’est le cas quand elle apprend
la nouvelle du décès du cousin germain de sa mère, Henri
Thierry. Écrivant à sa veuve, elle lui exprime sa douleur et
déclare qu’elle a jeté toutes ses esquisses de cire au feu. Elle
appelle ces accès de délire des « exécutions capitales ». Ainsi
la grande statue de Persée subit le même sort au prétexte
qu’elle ne reçoit plus d’argent de ses parents… L’atelier est
jonché de ses destructions qui sont, bien plus qu’un désastre
artistique, une forme de suicide. Fracasser son travail, c’est
ainsi une manière de s’abolir sous les coups prétendus de son
maître, car Rodin n’est jamais loin, suspecté d’œuvrer en sous-
main auprès de sa mère pour couper les vivres qu’elle lui
alloue, soupçonné aussi d’organiser sa ruine avec sa maîtresse
qui, en ces années précédant son internement, devient un
personnage-clé du complot. L’isolement s’accentue d’autant
qu’elle est persuadée que Rodin et sa bande, tels, dit-elle,
« des pieds nickelés », « entrent chez elle pour (la) dévaliser ».
Les rumeurs d’un possible internement lui parviennent.
Elle en parle ouvertement dans sa correspondance, estimant
que ce projet est dû à l’intervention du « sieur Rodin » : « Le
gredin s’emparerait à la suite de ce procédé expéditif du travail
de toute ma vie27… » Le délire progresse, il n’est question que
de chaînes de sûreté, de pièges à loups, de mâchicoulis à
placer derrière sa porte pour se protéger de l’intrusion de
Rodin. « Tapez contre la persienne » conseille-t-elle à ses
éventuels visiteurs, précisant qu’elle ne leur ouvrira pas la
porte, mais qu’elle leur parlera derrière les volets ! Mesure-t-
elle la détresse paternelle en cette année 1913 ? Sait-elle,
malgré ses 88 ans, qu’il est très souffrant, sûrement affaibli par
les soucis qu’elle lui a causés ? Étrange famille Claudel,
accablée elle-même par les pesanteurs sociales, les
convenances, l’ordre moral, le qu’en-dira-t-on ! Le 2 mars
1913, Louis Claudel meurt, le 3 il est enterré à Villeneuve-sur-
Fère. Le conseil de famille a décidé de ne pas en avertir
Camille qui apprend la nouvelle de son cousin, Charles
Thierry. Le 10 mars, elle lui répond, effondrée de tristesse.
Mais en même temps le ton de sa lettre est étrangement neutre.
Pas d’éclats, pas de violences verbales, mais un constat
tragique : « J’ai dû disparaître avec la plus grande vélocité,
écrit-elle, et bien que je me rapetisse le plus possible, dans
mon petit coin, je suis encore de trop28. » Toute la douleur de
Camile est contenue là, dans ces quelques mots. Se désignant
« de trop », condamnée à « disparaître », vouée au « petit
coin », forcée de se « rapetisser ». La mort du père signe la
vraie disparition de Camille, du monde de l’art et du monde
même des vivants. « Le chagrin est pour moi », conclut-elle.
Elle ignore encore que son frère Paul, qui représente
désormais l’autorité familiale, a rencontré à son sujet le
docteur Michaux et qu’il lui a signé un certificat en vue de son
internement. Elle écrit la lettre à son cousin le 10 et le 7, déjà,
Paul rencontre le directeur de la maison de santé de Ville-
Evrard tandis que le 8, sa mère, adresse à l’autorité
psychiatrique « une demande de placement volontaire ». Le
sort de Camile est désormais scellé.
Le lundi 10 mars, on vient la chercher. Des infirmiers
aliénistes pénètrent dans son atelier, quai Bourbon. Camille
envoie un message désespéré à une correspondante restée
inconnue : ce sont à ses yeux les infirmiers qui sont des
« forcenés ». Ils la saisissent par les coudes, écrit-elle, et la
jettent dans l’ambulance. On imagine la violence des gestes, la
commotion que ressent Camille. Seule, sans aide, sans
personne pour l’assister, elle entre dans sa folie dont elle ne
sortira qu’à sa mort, vingt-neuf ans plus tard…
La conspiration manigancée selon elle par Rodin et sa
famille (sa sœur Louise en particulier), les « huguenots » et les
artistes criminels a fonctionné. Au détour d’une de ses lettres,
cette phrase terrible qui, dans sa simplicité, résonne comme un
glas : « C’est Rodin qui se venge et qui veut mettre la main sur
mon atelier. » De fait l’atelier est nettoyé après son départ
selon les directives familiales. On pénètre dans son antre, on la
dépossède de tous ses biens, on détruit des moulages, des
plâtres, des esquisses jugées inutiles ou médiocres. Camille, à
Ville-Evrard, se sait prise au piège : « On me tient et on ne
veut pas me lâcher » crie-t-elle désespérément à son cousin
Charles. Cendrillon est vaincue. Elle parle désormais d’elle à
l’imparfait, du moins de ce qui était Camille autrefois, non pas
cette créature « odieuse, dit-elle, ingrate et méchante », mais
qui manquait tant d’affection. Elle se désigne comme une
héroïne tragique, détruite par un destin aveugle et cruel.,
imaginant que sa soeur lui a raflé tout son légitime héritage.
Elle se définit donc très précisément comme une victime
expiatoire : il faut en passer par là. Cette acceptation
douloureuse se vérifiera dès lors dans toute sa correspondance,
litanie douloureuse qui sera ignorée et rangée
systématiquement dans son dossier médical, jamais expédiée à
ses destinataires. Elle se souviendra longtemps de l’injustice
qui lui est faite, écrivant : « […] Il y a aujourd’hui quatorze
ans que j’eus la désagréable surprise de voir entrer dans mon
atelier deux sbires armés de toutes pièces, casqués, bottés,
menaçants en tous points. Triste surprise pour une artiste : au
lieu d’une récompense, voilà ce qui m’est arrivé ! c’est à moi
qu’il arrive des choses pareilles, car j’ai toujours été en butte à
la méchanceté29… »
Ici commence donc le supplice de Camille Claudel. Tout
un sillage de souffrances et de plaintes étouffées par sa famille
et dont la plus féroce sera la mère. Pour l’heure, Camille croit
que sa détention est provisoire. Ses lettres ne sont pas très
alarmistes, elles font croire à un rapide retour quai Bourbon ou
mieux encore à Villeneuve où la grange mitoyenne serait
préférable à Ville-Evrard. Elle écrit à sa mère dans ce sens,
croit presque à une mauvaise farce : « Ça va-t-il durer
longtemps cette plaisanterie-là ? » feint-elle de croire,
goguenarde. Cendrillon ne se révolte pas, elle ironise,
plaisante même, donne du « Chère madame Claudel » à sa
mère… Mais très vite la détresse l’accable et la renvoie à sa
solitude : « Drôle de fête de Pâques que vous me faites passer
là… » Toute une rhétorique de l’abandon, déjà utilisée par
Camille, s’installe : elle se déclare « délaissée, « remisée »,
« privée » du bonheur de vivre. Et rassemble son infortune en
une phrase sans verbe, sans appel : « Jamais un sou, torturée,
de toute façon, toute ma vie30… » Son délire s’organise, et
même s’orchestre selon une partition très construite. Son
caractère fort, qui lui valut d’exécuter des sculptures aux
équilibres magiques et en apparence improbables (on pense
aux postures implorantes de certains de ses personnages, ou
aux corps étreints dans leur tentative de fusion totale), lui
épargne le délire hallucinatoire ou verbal, chaotique et
anarchique. Au contraire, son délire est puissamment alimenté
par une énergie vitale très constructive. Elle en pose d’emblée
les bornes : « Une suite de combinaisons machiavéliques »,
comme elle l’écrit à un correspondant, M. Pinard, le 30 mars
1913. Ces combinaisons établissent ainsi le périmètre de ses
imprécations. À partir d’elles, elle définit un scénario qui est
en apparence cohérent : une bande criminelle organisée,
dirigée par le sieur Rodin, assistée de sa sœur, Louise, et de
Rose Beuret, la vieille maîtresse indétrônable, et à laquelle ont
su s’agréger sa mère, des artistes qu’elle a connus avides
d’honneurs et de flatteries, et tout le peuple huguenot que le
brigand Rodin fréquente… Tout est en place donc, les lieux,
les rôles, les acteurs, les figurants, les indifférents. Toute la
gamme des sentiments humains est convoquée : imploration,
pitié, férocité, cruauté, sadisme, amour maternel dénaturé,
égoïsme, lâcheté, injustice, supplications, etc. Dans cette
solitude, Camille ne cesse d’écrire des lettres à ses proches, les
suppliant de lui rendre visite. Mais l’ordre formel de ne « la
laisser visiter par aucune personne et de ne pas donner de ses
nouvelles » a été donné par sa mère. La sollicitude de son
petit-cousin, Charles Thierry dont la mère est la marraine de
Camille, n’y fera rien. Il sera même refoulé à l’entrée de la
maison de Ville-Evrard ! Camille se doute du piège dans
lequel elle est tombée. « Ça ne reviendra plus jamais ! » écrit-
elle, se souvenant avec nostalgie des jours heureux passés à
Chavrise chez sa marraine. À mademoiselle de Vertus, elle
écrit une lettre pleine d’esprit et d’humour grinçant, dans
laquelle elle se met en scène de façon cocasse et anecdotique.
Elle raconte avoir été victime d’un cyclone qui aurait déboulé
dans son atelier et l’aurait « transportée délicatement dans un
enclos grillagé en compagnie de plusieurs aliénés ! » Le récit
ne manque pas de fantaisie quand on sait que, dans d’autres
courriers, elle décrit la violence du « rapt » dont elle dit être
victime. Veut-elle réconforter sa famille et ses amis par ces
traits d’humour ? A-t-elle en tête de minimiser l’événement
pour en retour réclamer sa rapide libération ? Elle invite les
siens à lui rendre visite comme s’il s’agissait d’une aimable
partie de campagne : « Venez donc tous en famille par ce bel
automne cela vous fera une belle promenade31 ! » Mais la
vérité est tout autre : Camille éprouve le plus grand désespoir.
Elle a beau établir un protocole de survie, une manière de
viatique pour supporter l’enfermement, l’angoisse ressurgit et
la submerge. Les mots sont rudes pour exprimer sa douleur :
elle se déclare « ensevelie ». Et revient toujours la certitude
d’avoir été spoliée. Elle s’inquiète de son atelier, poursuit
Rodin de toutes les accusations, elle fait l’inventaire de ses
biens, les estime financièrement, tout ce qui fut sa vie d’artiste
et sur lequel « R. et ses amis ont mis la main ». Colère et
désespoir partagent son temps, et en même temps, la
conscience d’avoir accompli une grande œuvre. Les médecins
mettent cet excès de narcissisme sur le compte de sa paranoïa,
mais Camille, en vrai génie, voit juste. Quand elle déclare que
toutes ses œuvres « procèdent d’un art absolument nouveau
qu’elle avait découvert, un art qui n’a jamais été connu sur la
terre et qui est d’une valeur inappréciable », elle ne se flatte
pas, elle voit juste tant il est vrai que ce qu’elle a produit
pendant quelques décennies relève de l’inédit, de l’inaugural.
Aucun grand sculpteur, fût-il génial lui aussi, n’a su
transmettre ce frémissement vital qu’elle est parvenue à
retranscrire dans le marbre et le bronze. Peut-être Le Bernin
dans sa violence baroque (on pense à sa Transverbération de
sainte Thérèse d’Avila) peut-il s’en rapprocher… « Clouée »,
« bouclée », « immobilisée » : il n’y a pas de mots assez
imagés pour traduire son état. Pur sadisme de la mère ou bien
hyperprotection (c’est en tout cas ce qu’elle invoquera), non
seulement on intercepte son courrier, mais on l’empêche de se
promener dans le parc comme le font pourtant tous les
malades en pension à Ville-Evrard. Sa folie, très construite
autour du « crime » de Rodin, brode sur ces motifs et parvient
ainsi à avoir une véritable cohérence. Dès lors qu’elle croit
savoir les raisons de son internement, tout s’organise avec
justesse et précision. Non seulement Camille condamne
(« calomnies ! », dirait la mère), mais elle parvient aussi à se
diagnostiquer, à décrire son état avec rigueur : elle est une
femme sur laquelle on s’est empressé de « jeter l’éteignoir… »
Les termes sont forts et évocateurs. De l’image où Rodin la
tient « dans ses griffes », elle passe cependant à son imaginaire
depuis longtemps déjà voué à l’univers des contes de fées : sa
mythologie personnelle est en éveil. Les « griffes » de Rodin
sont non seulement figurées, mais bien réelles. Comme un
monstre, il est dentu, barbu, griffu, géant invincible, ogre
dévorateur. Le contexte politique n’est guère réjouissant : la
guerre est déclarée et les avancées allemandes obligent à
évacuer les malades de Ville-Evrard vers le midi de la France.
Août 1914. Camille part pour un long périple dans le pays
en guerre pour rejoindre Avignon et l’établissement
psychiatrique de Montdevergues, à Montfavet. À cette époque,
l’établissement s’appelle asile de fous… Physiquement donc,
Camille s’éloigne des siens, celle qui se dit « séquestrée », part
pour ne plus revenir. Elle restera à Montdevergues de l’été
1914 à sa mort en 1943. Dès lors, Camille va consacrer une
grande partie de son temps à écrire des lettres,
particulièrement aux siens à sa mère, à Paul surtout. Mais sa
mère ne répond pas à ses courriers, ayant exigé du directeur de
l’établissement de ne pas les lui adresser… À Paul, elle écrit
des lettres déchirantes. Ce qui marque ces années de guerre,
c’est l’incompréhension de se retrouver dans un lieu qui, dit-
elle, n’est pas fait pour elle. Comme le rapporte une de ses
amies de Villeneuve, ce qu’elle veut, c’est son atelier et vivre
avec ses chats. « Ce n’est tout de même pas un crime »
s’insurge Maria Paillette, la fille d’un journalier qu’elle connut
très bien jadis ! Elle croit encore à un possible transfert. La
guerre est un prétexte souverain et providentiel pour les
Claudel. Il vaut mieux la savoir à l’abri des zones de combat,
explique la mère à ceux qui l’interrogent… Mais Camille ne
l’entend pas de cette oreille : ce qu’elle veut à tout prix, c’est
quitter ces lieux, rejoindre une chambre de bonne, une grange,
un réduit, n’importe quoi pourvu qu’elle soit libre de ses
gestes. « D’où vient une pareille férocité32 ? » finit-elle par
dire à son frère. Par tous les moyens, elle tente de se relier à sa
famille, si sa mère ne lui écrit plus, elle s’adresse à ses
cousins : « N’oubliez pas votre petite cousine sculpteuse »,
leur dit-elle. Mais en septembre 1915, madame Claudel coupe
court à toutes les illusions de Camille : elle écrit une lettre au
directeur de l’hôpital de Montdevergues pour lui faire savoir
que, vu son âge, elle ne veut « accéder en aucun cas » à la
demande de sa fille… Les dés sont donc jetés. Camille-
Cendrillon restera prisonnière d’une autre représentation du
château, un autre endroit clos, où il existe des cachots, des
chaînes, des instruments de torture. En filigrane, l’ombre
portée d’un autre Barbe-Bleu, un ogre aussi féroce et
tyrannique que celui du conte de fées, qui ne laissera jamais en
paix. À sa cousine Henriette, elle déclare dans ce sens : « Je
suis surveillée la nuit comme le jour comme une criminelle ! »
Avec la guerre qui se poursuit interminablement, s’étire le
temps de Camille, troué de ses cris et de ses appels au secours,
plombé de ses abandons et de ses prostrations. Le chagrin, dit-
elle, l’accable. Nommément accusées : la mère, la sœur qui ont
ordonné sa séquestration. L’affreux constat s’égrène
lentement, au fil des jours. Le conte maléfique dont elle se dit
être l’héroïne malheureuse se déroule dans une logique
implacable. « Je ne suis plus une créature humaine », clame-t-
elle à qui veut l’entendre. On prend ses paroles pour celles
d’une folle, d’une aliénée incurable, elle sait au contraire que
ce n’est pas son cas, mais qu’elle va sûrement devenir folle,
comme ces femmes délirantes qu’elle croise dans les couloirs
de l’asile, si elle y reste plus longtemps. C’est pourquoi le
temps presse, il faut qu’elle sorte. « A-t-on l’intention de me
laisser mourir dans les asiles d’aliénés » crie-t-elle ? Elle se
heurte à un silence organisé. Tout est aseptisé et régulier. La
famille, prise sans doute de quelque remords, demande à ce
qu’elle soit placée en ce qu’on appelle alors les premières
classes. Elle s’y refuse violemment, n’estimant pas le service à
la mesure de la dépense, veut revenir en troisième classe. Paul
qui est à l’origine de l’initiative ne peut comprendre la
décision de sa sœur à laquelle pourtant sa mère se soumet.
Camille rétrograde donc au service des troisièmes classes.
Mais sa constante supplication est bien de revenir vivre « à la
maison », à Villeneuve-sur-Fère, où elle a conservé tous ses
souvenirs d’enfance, la jolie maison couverte de lierre, avec
son délicieux et romantique pignon sur la façade, une maison
de maître dans une campagne apaisée, dont elle ne demande
qu’une seule pièce, une seule, qu’on pourrait isoler des autres,
en la condamnant même de façon à ce que le reste de la
famille ne la voie pas, mais de grâce, quitter ces lieux,
retrouver une vie de famille ! La déchirante plainte de Camille
n’entame pas la décision irrévocable de sa mère. Plus elle se
plaint et plus elle fortifie sa mère dans sa détermination
farouche. Les rares photographies que l’on ait d’elle montrent
les ravages de sa beauté, la grâce éteinte et l’étiolement de tout
son être.
Le temps passe, la paix est revenue, et Camille ne rentre
pas « à la maison ». Elle s’est désormais faite à l’idée de ne
plus bouger de Montdevergues. Depuis son internement, elle
n’a jamais plus touché une pierre, un marbre, un bronze, un
outil qu’elle maniait jadis avec une virtuosité inouïe. Tout s’est
éteint avec l’arrivée publique de sa folie. Elle sait maintenant
qu’elle restera ici jusqu’à sa mort. Elle s’est d’ailleurs habituée
à cette vie, aux querelles des pensionnaires, à leurs cris, à leurs
crises délirantes, à leurs pleurs et à leurs plaintes. Elle, n’a
jamais manifesté de délires conséquents, sinon ceux qu’elle
avait intégrés dans son esprit et qui étaient relatifs au complot
dont elle se disait victime. Elle passe ses journées dans un
certain apaisement ; au contraire, elle subit le temps qui passe,
le cours des saisons, le fil des jours. Ni la nature ni les
relations avec les autres pensionnaires ne la touchent vraiment.
Elle semble avoir abdiqué. C’est la victoire complète de
Rodin, estime-t-elle. Rodin qui, à la fin de l’année 1917,
quand l’issue de la guerre est encore incertaine, s’éteint
cependant à Meudon. Elle n’en a connaissance que plus tard et
n’en fait jamais référence dans ses courriers. Tout se passe
comme s’il n’avait jamais été son amant, comme s’il n’avait
jamais étreint son joli corps fragile à l’époque, comme s’il
n’était plus incarné. Il est devenu « celui-qui-l’a-fait-
interner », l’ogre malfaisant, plus une allégorie de la perversité
et de la cruauté qu’un homme qu’elle a pu aimer et apprécier.
Inaccessible, retiré dans les sphères du fantastique, il est
l’ennemi invisible et habile à la tourmenter. Elle se dit qu’il a
gagné la partie, et qu’elle n’a plus qu’à expier sa peine. Sa
mort ne le libère pas non plus de la haine dont elle le poursuit.
Rodin n’a pas disparu pour autant : c’est son énergie de mort
qui plane à présent sur elle et qui continue de travailler contre
elle. Le conte de fées se prolonge en conte fantastique.
Comme un vampire énorme, il veille sur sa proie, ne la lâche
jamais. Désormais le temps s’uniformise et la correspondance
elle-même se tarit. Celle qu’on a appelée « la Grande Guerre »
s’est enfin terminée, mais les prémisses d’une autre pointent à
l’horizon. Le monde se soucie peu de ces lieux de démence
qui ne sont pas productifs ou rentables pour la société. En
Europe et particulièrement en Allemagne, les théories
eugénistes remportent beaucoup de succès. Le national-
socialisme progresse dans l’opinion allemande et ne cache pas
ses intentions : les fous, les grands malades, les débiles
mentaux tout comme les artistes ne servent pas la société, ils
sont une charge. L’idée de les éliminer fait son chemin,
tranquillement sans heurter gravement les consciences. Elles
parviennent en France, mais ne bénéficient pas d’une
propagande aussi organisée qu’en Allemagne. Cependant
l’idée, là aussi, traverse l’opinion. Camille a désormais 63 ans.
Elle a beaucoup changé. Une photo d’elle la montre à cette
époque, indifférente à l’objectif, coiffée d’un chapeau sans
forme, les bras croisés sur son ventre (position qu’elle affichait
déjà quand elle était jeune). Elle a beaucoup maigri, les traits
sont tirés, c’est une vieille femme, son visage est devenu
grossier, presque rustique. De toute sa famille, c’est Paul qui
lui rendra visite. À chacune de ses escales, rares, en France, de
retour de Chine, du Japon ou des États-Unis, il ne manque pas
de descendre à Montdevergues. C’est pour lui une obligation
morale, une dette éternelle envers sa sœur, mais aussi
l’expression d’une culpabilité mortelle qui l’étreint et ne l’a
finalement jamais laissé en repos. Converti comme l’on sait au
catholicisme, devenu même mystique, il ne peut accomplir son
cheminement spirituel sans être affecté par l’abandon dont lui
et sa famille se sont rendus coupables envers Camille. Lors de
ses visites, en 1915, en 1920, en 1927, en 1930, en 1939, en
1943, l’épreuve est terrible, d’une cruauté sans nom. « Vieille,
vieille, vieille ! » scande-t-il dans son Journal. Il la retrouve
édentée, il fait à plusieurs reprises cette observation qui
l’affecte beaucoup, « maigre, toute grise »… Mais plus encore
que le remords, il lui faut encore surmonter la douleur d’une
expérience spirituelle inaccomplie, entachée, entravée par le
péché définitif qu’il aurait accompli en abandonnant sa sœur
dans cet asile. « J’ai vu avec ma pauvre sœur combien est
coupable en moi cette espèce d’indifférence33 », qui ruine tous
ses efforts de chrétien. Camille entraîne ainsi dans sa
souffrance toute sa fratrie. Louise est bafouée, injuriée selon
les termes de la mère, adressés à Camille, du fait des injures et
des accusations (en vérité injustes), qu’elle a proférées, et Paul
ne peut accepter la déchéance de sa sœur. La famille meurtrie
et blessée mortellement ne peut en effet faire comme si
Camille n’existait pas : chaque jour elle la renvoie à son
péché, à la charité, à son état de pharisien. À sa cruauté. Au
ressentiment de la mère qui en veut à sa fille d’avoir d’une
certaine manière détruit sa vie, s’oppose en creux la honte de
Paul. Sa brillante carrière diplomatique et littéraire en a fait de
surcroît un personnage public et cette honte est d’autant plus
difficile à assumer que dans Paris, l’on évoque souvent le cas
de Camille et son abandon. « Amer, amer regret, clame Paul,
de l’avoir ainsi longtemps abandonnée34 ! » Dans son œuvre
dramatique et poétique, les références à sa sœur ne
manqueront pas. Elles l’émaillent et montrent à quel point la
blessure est vive. Il s’emporte contre Rodin, le range dans la
catégorie des malfrats et des bêtes. Toujours le même
imaginaire de contes de fées ou fantastiques… Son art est
grossier et lourd, éléphantesque même, au point qu’il parle de
son faciès affublé d’une trompe. Rodin n’a fait que
« fabriquer », c’est un faiseur, un répétiteur, c’est, dit-il dans
un article qu’il publiera sur Rodin, en 1905, l’œuvre « d’un
myope qui ne voit de la nature que ce qu’elle a de plus gros.
Toutes les figures de Rodin ont la tête en bas comme si elles
arrachaient des betteraves avec les dents et la croupe braquée
vers les astres sublimes ». Sa sœur, au contraire, il la dote de
toutes les grâces. Son art est d’abord spirituel, animé d’une
énergie divine, elle est la fée retrouvée, que la mort a libérée
de ses chaînes et de ses épreuves, elle seule, dans le monde des
arts de son époque, a su rendre « le modelé » de la vie avec
une telle sensibilité, elle seule a su capter « le souffle » qui,
soudain, anime ses personnages. Le frère voit dans l’art de sa
sœur une équivalence à sa propre poésie. Comme elle, son art
est inspiré, mystique, en appelle aux forces divines, il pense
qu’ils sont tous deux dotés de ce don spirituel qui leur permet
d’être un « canal » dans le monde matériel : tandis que celui-ci
s’ingénie à échafauder des sociétés fondées sur l’argent et la
technique, aspire à un Progrès qui annihile l’esprit, leur art
inspiré sait accueillir le frémissement des âmes, les souffles
subtils de l’invisible. Chacune de ses visites est déchirante.
Camille se jette dans ses bras, y sanglote comme une petite
fille et lui demande à chaque fois de la ramener chez elle ou
dans la maison familiale de Villeneuve… Villeneuve-sur-Fère
ainsi parée de toutes les qualités. Elle associe la demeure aux
souvenirs embellis du passé, reconstruit une enfance
fantasmée, lieu pacifié et sûr. Paul qui a acheté le château de
Brangues pour loger toute sa famille, mais aussi pour être
d’une certaine manière en accord avec sa carrière,
prestigieuse, est sollicité régulièrement par Camille qui
voudrait y habiter une dépendance, et toujours cette
supplique : « Je me ferai toute petite, vous ne me verrez
pas… » Mais Paul n’a pas le courage d’imposer sa sœur à sa
femme. Cette lâcheté le mortifie et le torture. Il argue certes
qu’il n’y est pas toujours présent et qui, alors, pourrait
s’occuper d’elle ? Camille prétend bien qu’elle n’a nul besoin
de soins particuliers, il ne s’agit pour elle que de recouvrer sa
liberté, seul défi à sa guérison. Mais Paul résiste au prix de sa
propre paix intérieure. Camille est le sel qui exacerbe sans
cesse sa plaie vive. Sa foi même est privée de son
épanouissement, de son accomplissement. C’est dans son
théâtre particulièrement qu’il accepte de dévoiler ses états
d’âme et ses contradictions, ses dilemmes et ses désespoirs. La
plupart de ses personnages sont possédés de la folie de Dieu. Il
n’y a de toute façon aux yeux de Claudel, pas d’autre issue à la
médiocrité de la condition humaine que celle qui mène à la
folie mystique, à la pratique vertigineuse de Dieu, quotidienne,
indépendamment même d’une quelconque Église. Comment
échapper à la pauvreté de l’existence humaine sinon par la
vastitude pascalienne de la foi ? Thomas Pollock, Mara, Simon
Agnel, Lâla, tous ses héros se démènent dans son théâtre pour
rejoindre l’amour divin, s’y plonger et s’en nourrir. Et jamais
Camille la sœur n’est loin de cette scène-là. Seule la sœur
échappe à ce qu’il appelle avec mépris « le carnaval de
croupions » pour désigner Rodin et ses amis, et au-delà de lui
toute la société organisée et bien-pensante. La visite de sa
vieille amie anglaise, Jessie Lipscomb avec laquelle elle avait,
dans sa jeunesse, échangé des travaux de sculpture est pour
elle une bonne nouvelle. Enfin quelqu’un vient la visiter…
Elle s’en ouvre auprès de celle qui est devenue Mrs William
Elborne, se plaignant que sa belle-sœur et les enfants de Paul
ne viennent jamais la voir. La photographie prise à cette
occasion dans le salon destiné aux visiteurs de Montdevergues
montre les ravages du temps. Ce sont deux vieilles dames
désormais qui posent devant l’objectif de William Elborne.
Que de temps passé depuis 1885 où toutes deux sculptaient
dans l’enthousiasme ! Jessie est très élégante dans sa robe de
velours et coiffée d’un étrange chapeau comme seules les
modistes anglaises savent en confectionner. Camille a posé sa
main sur la cuisse de Camille qui regarde fixement l’objectif.
Elle ne pose pas à la différence de son amie, et affiche une
sorte d’indifférence absente tandis que Jessie montre par sa
gestuelle une certaine compassion. C’est le seul événement
agréable de 1929, qui reste cependant l’année de la mort de
madame Claudel. Avertie par sa sœur, Louise de Massary,
Camille répond qu’elle est certaine que sa mère a été
empoisonnée. La paranoïa poursuit son œuvre dévastatrice.
Rodin, persiste-t-elle, sûrement y est pour quelque chose… Le
complot bien huilé qu’il a fomenté machiavéliquement se
déroule jusqu’au bout. Elle en avertit Paul en le suppliant de
prendre garde à lui : les bêtes féroces rôdent toujours… Le 10
mars 1930, comme elle l’a déjà dit précédemment, elle célèbre
le jour anniversaire de ce qu’elle appelle son « enlèvement ».
La même rhétorique alimente sa correspondance avec une
fidélité terrifiante. Le temps n’a rien atténué ni fait oublier. Au
contraire, les mêmes motifs réapparaissent. L’interprétation
des événements reste la même. Les mots ricochent dans les
lettres comme des balles ou des lames bien affûtées. On s’est
« emparé » de sa vie, elle est réduite « en esclavage », elle se
prétend toujours « séquestrée », condamnée « à la prison
perpétuelle35… » Dix-sept années après son internement, sa
sœur s’est enfin décidée à la visiter, effaçant par là les litanies
d’injures dont Camille l’a accablée. Elle est venue en cet
automne 1930 accompagnée de son fils et de sa bru. Tant
d’années après, Camille ne démord pas : elle veut rentrer chez
elle, supplie les siens de repartir avec eux. Mais rien n’y fait :
ni Paul ni Louise ne souhaitent la reprendre. Elle a besoin
d’évacuer sa douleur, trouver des alibis pour justifier l’attitude
de ses parents, atténuer ainsi sa souffrance et sa solitude. Eux
aussi sont victimes du complot qui l’a menée à
Montdevergues. Elle s’invente une raison, vague et abstraite :
« C’est la bande juive qui me tient ici parce qu’au moment de
l’affaire D. je n’ai pas voulu signer en faveur de cet individu. »
Dreyfus vient incidemment se glisser dans la tragédie. Cette
hypothèse soulage Camille, allège la culpabilité de sa famille,
car au fond d’elle-même, elle le clame d’ailleurs, elle n’a
jamais été « méchante » et agressive comme sa mère le
prétendait : ne prétendait-elle pas en 1900 auprès de sa cousine
Henriette de Vertus : « Camille est une mauvaise fille elle ne
cherche qu’à brouiller les gens36 » ?
« Être chez moi » devient son obsession, peut-être le rêve
qui la maintient en vie. Sa santé s’est stabilisée. Sa folie aussi.
Les médecins qui la suivent ne notent aucun nouvel accès
délirant. Sa pathologie est structurée par les verrous qu’elle-
même a mis en place. Ils s’activent selon le tempo qu’elle a
orchestré depuis toujours, selon le même mode opératoire. À
côté de celles qu’elle qualifierait de vraies démentes, de vraies
folles, Camille se juge extérieure à ce lieu qui n’est pas fait
pour elle. De tout temps, elle ne s’est ainsi trouvée « à sa
place ». Ses voisines, les folles, ne peuvent, dit-elle à Paul,
articuler « trois mots sensés », tandis qu’elle écrit, construit
des phrases, pense et a du discernement. Elle écrit sa rage à
son frère, les mots sont lâchés, durs, violents : « Pestiférée »,
« criminelle », « empoisonnée », « innocente qui pourrit dans
sa prison ». Et Rodin toujours au cœur de l’entreprise. Pas
seulement lui, mais toute sa clique, et surtout sa maîtresse,
celle contre laquelle elle a dû toujours se protéger et qui
œuvrait en silence, forte de l’enfant qu’elle eut de Rodin. Rose
Beuret s’impose dans la distribution des rôles. Elle est « la
roulure » de Rodin. C’est elle qui a tout manigancé auprès de
l’ogre pour ruiner sa vie et son travail… C’est la dernière
pièce du puzzle fatal. Manquait la femme de l’ogre, la seconde
marâtre, la sorcière cruelle, celle qui persécute Cendrillon…
Tout au long de ces années, Camille n’a cessé de ressasser
son malheur, enkystant les prétendus responsables dans leurs
méfaits. La disparition de Rodin n’a rien changé à sa sourde
colère. Elle ne l’a pas adoucie pour autant. Au contraire,
depuis 1917, date de sa mort, elle n’a cessé de harceler sa
mémoire et tenter de ruiner sa réputation. Se souvient-elle
même d’en avoir été la maîtresse passionnée et obéissante ?
L’élève docile et rebelle tout à la fois ? Cette amante au
mélange singulier de douceur et de folie qui lui plaisait tant ?
Le 3 septembre 1932, une lettre d’Eugène Blot, l’ancien ami
fondeur de Camille, rompt l’uniformisation de sa vie et
réveille l’histoire passée. Blot se rappelle à son bon souvenir,
revient sur le passé, au temps où il exposait sa sculpture. Il
n’hésite pas à la qualifier de « génie », tant son travail est à lui
seul, « un manifeste de la sculpture moderne ». L’émotion est
palpable dans ses mots, « comment avez-vous pu nous priver
de tant de beauté ? » lui écrit-il. Mais surtout, il évoque un
souvenir brûlant qui va peut-être, du moins le souhaite-t-il,
raviver l’émotion de Camille : Rodin aurait, lui confie-t-il,
pleuré « comme un enfant » devant une de ses œuvres : « En
réalité il n’aura jamais aimé que vous, Camile, je puis vous le
dire aujourd’hui… Le temps remettra tout en place37. » Cette
lettre, capitale, venue certainement trop tard, laisse cependant
Camille indifférente. L’ensevelissement est accompli. Elle est
devenue comme une figurante de sa propre destinée. Dans un
courrier de décembre 1938, elle affirme qu’on la presse de
sculpter, elle s’en défend, on lui impose, dit-elle, « toutes
sortes d’ennuis » pour qu’elle cède, mais « cela ne me
décidera pas, au contraire », déclare-t-elle définitivement.
Elle-même se déclare « en exil », plus rien vraiment ne
l’atteint, la sculpture, son art, se sont comme effacés de son
esprit, ne reste que ce désespoir d’avoir été réduite au silence.
Encore consciente d’être tombée, comme elle le dit, dans un
gouffre…
Le conte de fées se termine en « cauchemar », ce mot est le
sien. 1939 : la déclaration de guerre jette de nouveau une
ombre fatale sur le monde. Le sien, « si curieux, si étrange »,
dit-elle, est d’autant plus menacé. Le nazisme a déjà
commencé son œuvre de mort et d’éradication des plus faibles.
Le régime autoritaire étend ses ailes sur toute l’Europe. À
Montdevergues, l’ombre plane aussi, plus inquiétante
qu’ailleurs. Les aliénés errent dans le vaste établissement en
quête de rien, voués à leurs délires. L’enfouissement de
Camille devient total. Plus personne n’a l’intention de lui
écrire ou de la visiter, la guerre refroidit les bonnes intentions,
éteint la compassion. Le régime de Vichy flatte les ambitions
du Reich. Le pays occupé ne veille pas sur les plus démunis de
ses concitoyens. Les Juifs sont discriminés puis livrés aux
Allemands. En Allemagne, depuis des années déjà, les
malades mentaux sont gazés. Le crime a commencé de
manière artisanale, dans des camions blindés et bricolés où
l’on enferme régulièrement des contingents de « fous ». Dans
un tuyau visible de l’extérieur même des véhicules, on injecte
un gaz qui se répand à l’intérieur. Plusieurs fournées par jour
ont lieu, dans l’indifférence générale et dans la terreur des
malades qui pressentent leur fin proche. En France, Pétain qui
n’ignore rien de ces assassinats ne peut se résoudre à suivre
Hitler. Mais il y a sûrement d’autres moyens, plus discrets,
moins culpabilisants, moins infamants pour amenuiser la
population aliénée : l’affamer, lui refuser des médicaments,
renoncer à l’entretien des bâtiments, l’isoler jusqu’à ce qu’elle
disparaisse comme par un maléfique enchantement. À
Mondevergues, Camille subit de plein fouet les restrictions
dues à la guerre. Elle ne s’en plaint guère, habituée depuis
longtemps déjà à supporter les tracasseries de la vie
psychiatrique et à voir s’effriter, année après année, son propre
moi. L’esprit revendicateur qu’elle avait manifesté s’est
comme évanoui : elle reste le plus souvent assise sur une
chaise, les bras croisés ou bien posés dans le giron,
passivement. Ses élans, ses révoltes, ses désirs se sont
émoussés, elle a vu partir tout autour d’elle les principaux
protagonistes de sa vie passée, son père, Rodin, puis sa mère.
Reste Paul pour lequel elle a gardé une vraie tendresse et une
grande indulgence : elle lui pardonne son absence, tout en le
remerciant de lui envoyer régulièrement de l’argent pour payer
ses menus frais et les suppléments de sa pension. En
septembre 1943, elle a 80 ans. Elle n’est plus qu’une vieille
femme amaigrie et osseuse, au visage cireux, aux traits
émaciés : les derniers clichés que nous connaissions d’elle, la
montraient déjà dans cet état de pauvreté physique qui fait tant
contraste avec la pulpe de ses marbres et de ses bronzes, avec
leur chair si dense et si frémissante. Les restrictions
budgétaires et les consignes floues certes, mais sous-jacentes,
concernant l’entretien des malades, délivrées par la préfecture,
n’ont pas aidé à préserver sa santé, au contraire. Tous, autour
d’elle, sont dans le même état de détresse physique et de
malnutrition. Certains, pour calmer leur faim, sont réduits à
manger l’herbe du parc ou des plates-bandes. Le même
système D, celui du « coulage », c’est-à-dire du détournement
des denrées attribuées aux malades, et celui de l’indifférence
du personnel soignant, préoccupé par sa propre survie et celle
de leurs proches, est général à tous les asiles psychiatriques de
France. La mortalité y est croissante, la famine décimant la
population aliénée et aussi, mais c’est un peu la même chose,
celle des prisons. Le milieu carcéral est parmi le plus touché
dans la population civile. Camille Claudel subit sans créer de
problèmes au personnel toutes ces avanies. L’été 42,
l’administration signale un affaiblissement général. Elle avertit
alors Paul qui a été nommé la même année administrateur de
sa sœur et de ses biens. Le 21 septembre 1943, il se rend à
Mondevergues, avec l’obscur pressentiment que ce sera
sûrement la dernière visite qu’il rendra à sa « pauvre sœur »,
comme il le dit. Il a alors lui-même 75 ans, et le voyage lui est
pénible, surtout émotionnellement. La culpabilité latente
envers sa sœur qui l’a toujours accompagné entrave l’élan de
sa foi et l’empêche d’accéder à cette joie chrétienne qu’il
chante sans la vivre vraiment. Il s’y rend cependant, le cœur
battant, se souvenant de leur complicité d’enfance, leur
jeunesse à Villeneuve-sur-Fère. Il est devenu ce patriarche de
la littérature dont il avait toujours rêvé : devenir, disait-il, le
Victor Hugo du XXe siècle ! Sa poésie lyrique faisait écho au
lyrisme de Camille, à toutes ces énergies jaillissantes qu’elle
était parvenue elle aussi à faire couler dans la pierre, le plâtre
ou le bronze. Tout ce que Camille avait voulu glisser dans son
œuvre, le rythme et la liberté, lui aussi avait tenté le même
défi. « Que mon vers ne soit rien d’esclave, avait-il écrit dans
la première grande Ode, mais tel que l’aigle marin qui s’est
jeté sur un grand poisson,
Et l’on ne voit rien qu’un éclatant tourbillon d’ailes et
l’éclaboussement de l’écume38 ! »
Comme Camille, il a proclamé : « Ah ! je veux la vie
même sans laquelle tout est mort ! » Il se rend auprès de
Camille avec le sentiment qu’il est son double, son jumeau.
Mais ce qu’il va devoir affronter, c’est l’agonie de sa géniale
sœur. Dans son Journal, il rapporte la scène, bouleversante.
Tout ressentiment s’est éteint chez Camille, elle a de toute
façon perdu pied depuis longtemps déjà ; selon l’infirmière,
elle est tombée « en enfance ». « Camille dans son lit ! écrit-il.
Une femme de 80 ans et qui paraît bien davantage ! L’extrême
décrépitude, moi qui l’ai connue enfant et jeune fille dans tout
l’éclat de sa beauté et du génie ! Elle me reconnaît,
profondément touchée de me voir, et me répète sans cesse :
mon petit Paul, mon petit Paul ! […] Sur sa grande figure où le
front est resté superbe, génial, on voit une expression
d’innocence et de bonheur. Elle est très affectueuse. Tout le
monde l’aime, me dit-on39. »
À son beau-frère, Ernest de Massary, il relate sa dernière
rencontre : « J’ai pu l’embrasser une dernière fois sur son lit
d’agonie. Elle m’a reconnu et nous avons eu ensemble un
moment indicible de tendresse et d’amertume40. »
L’amertume, Camille l’avait éprouvée tout au long de sa
longue vie d’aliénée : jamais elle n’avait admis son
enfermement et la plupart de ses lettres témoignaient de sa
souffrance. Elle n’avait cessé de réclamer sa liberté à Paul, le
sachant son administrateur, celui qui avait autorité non
seulement sur ses biens qu’elle disait dispersés à tous vents,
mais aussi sur sa pauvre personne. Au fond d’elle-même, elle
pensait que tel avait été son destin : condamnée à la réclusion
et surtout soumise à l’autorité d’autres personnes qui selon
elle, soit en profitaient (Rodin l’aigrefin), soit la négligeaient
(Paul l’ingrat et l’oublieux). Elle fustigeait pour cela Dieu lui-
même, n’hésitant pas à blasphémer, tout en sachant la
conversion de son frère : « Parlons-en de ton Dieu qui laisse
pourrir une innocente au fond d’un asile41 », lui lançait-elle,
bravache, au début des années 30. Paul ne se remit jamais de
sa lâcheté. Les mots que lui envoyait sa sœur le brisaient de
douleur et lui déchiraient le cœur. Se plaignant du froid de
l’asile, elle répétait sans cesse : « Je voudrais bien être au coin
de la cheminée de Villeneuve », en écho peut-être à sa
sculpture, et le remerciant de lui écrire, elle ajoutait à sa propre
réponse être heureuse néanmoins de n’être pas tout à fait
abandonnée par lui.
Mais abandon il y avait toutefois. L’automne 1943 est
sombre et funèbre. La guerre est loin d’être finie, et Paul n’en
discerne pas l’issue. Le cauchemar est partout. Le mois
d’octobre voit Camille s’éteindre lentement. Elle reste
désormais alitée et délire. Personne à son chevet. La nourriture
est maigre et il n’y a presque plus de médicaments. Paul est à
Paris, suit les répétitions du Soulier de satin dont la première
aura lieu le 27 novembre. Camille est clouée dans son lit, à
Montdevergues. Choqué par la dernière visite qu’il lui fit, Paul
prie et implore Dieu de lui pardonner ce qu’il estime une faute
morale majeure. Commentant le Cantique des cantiques, il
revient à elle, en lisant un verset et écrit : « […] Ma pensée ne
peut se détacher de la visite suprême que je viens de faire à ma
pauvre sœur Camille dans la Cité des douleurs où depuis trente
ans elle consume une existence infortunée. Maintenant elle a
près de quatre-vingts ans et dans un dernier éclair de raison,
elle s’est souvenue de moi, elle va mourir, elle m’appelle ! Je
baise cette figure terrible et cependant, comment dirais-je,
illuminée ce front puissant dont l’âge a dégagé la majesté, et
où le malheur ni la malade n’ont pu effacer la marque auguste
du génie42. » Se souvient-elle alors, tandis qu’elle voit la mort
venir, de ce que fut sa vie avant l’enfermement ? De Rodin
surtout, et peut-être encore de Claude Debussy, qu’elle
rencontra en 1891, tandis qu’elle était la maîtresse de l’ogre ?
Se souvient-elle de l’émotion qu’elle éprouva, elle qui
prétendait « haïr » la musique, en écoutant un prélude du
compositeur, et de leurs mains qui se sont étreintes comme un
sourd entendement ? Avait-elle alors sacrifié cet amour sur
l’autel du géant ? Elle avait offert à Debussy un exemplaire en
plâtre de La valse parce qu’elle trouvait que les plis mouvants
de la robe de la valseuse ressemblaient aux moirures de sa
musique, et que tous deux étaient dans la même quête ? Lui
aussi affirmait que, pour composer, il fallait d’abord entendre
la musique du vent dans les feuilles, et comme lui, elle voulait
retranscrire les mouvements de la nature dans son art, que tout
soit en mouvement, fluide, impressionniste. Lui, mais elle ne
l’avait jamais su, avait conservé la statue sur le manteau de sa
cheminée et prétendait toujours que seule la mort l’en
séparerait. Serait-elle aussi passée à côté de ce possible
amour ? Toute cette histoire secrète et larvée s’était aussi
dissoute dans le grand désastre de son internement. Tout s’était
engouffré dans la brèche de la folie et le temps avait emporté
les émotions et les souvenirs passés.
19 octobre 1943. La séquestrée rend l’âme. Le matin elle
agite encore ses mains, comme elle le faisait souvent, quand
elles n’étaient pas posées dans son giron, en les remuant dans
le vide, comme si elle essayait encore de retenir des formes
qui s’enfuyaient. On l’enterre presque anonymement, en tout
cas dans la plus extrême discrétion, le 21 octobre. Sa mort est
annoncée aussitôt à « Monsieur l’Ambassadeur » qui s’y
attendait depuis sa dernière visite. « La tombe est surmontée
d’une croix, explique l’administration de l’asile, portant les
numéros : 1943-n° 392. Mademoiselle Claudel ne possédait
plus d’effets personnels au moment de son décès et aucun
papier de valeur, même à titre de souvenir, n’a été retrouvé au
dossier administratif. »
Paul Claudel et sa famille se contentent des paroles
laconiques du directeur. Camille s’est éteinte, éclipsée comme
elle a vécu tout au long de ces trente années d’aliénation. Sans
dire un mot, sans laisser de traces. Ce qu’elle a toujours
dénoncé comme un crime qui lui avait été fait, s’est accompli
dans toute sa cruauté. Avec la certitude sans faille que Rodin a
été l’instigateur de sa tragédie et que personne n’avait osé le
défier et le dénoncer.
Des années passent et la famille Claudel est saisie d’un
certain malaise. Ce secret de famille finit somme toute par la
perturber et empoisonner les relations familiales. « Tante
Camille » entrave d’une certaine manière la gloire attachée au
nom même de Claudel qui triomphe sur les scènes de théâtre.
On se décide à réclamer la dépouille de Camille pour lui offrir
une sépulture plus décente, à la suite d’une lettre que la famille
retrouve dans les papiers du poète, donc après 1955, et dans
laquelle Paul souhaite que l’on fasse une sépulture « plus
digne de la grande artiste qu’elle était ». Mais le destin semble
toujours s’acharner sur la pauvre Camille. La réponse du
Bureau des cimetières est sans appel : « En réponse à votre
lettre par laquelle vous exprimez le désir de transférer les
restes mortels de madame Camille Claudel, inhumée le 21
octobre 1943, au cimetière de Montfavet dans la partie
réservée à l’hôpital de Montdevergues, j’ai le regret de vous
faire connaître que le terrain en cause a été requis pour les
besoins du service. La tombe a disparu. » C’est ainsi que la
prophétie de Camille se réalise. De Paul, n’avait-elle pas dit :
« A-t-il l’intention de me laisser mourir dans les asiles
d’aliénés ? » Le trou perdu où on l’avait mise, « au fond d’un
asile » aura eu raison de ses rêves et de ses espérances toujours
déçues qui faisaient dire à Paul, lors de ses deux avant-
dernières visites que c’étaient des « obsessions », « elle ne
pense plus à autre chose, me sifflant à l’oreille tout bas des
choses que je n’entends pas43 ». Le sentiment d’impuissance et
de lâcheté qui l’aura saisi après la mort de sa sœur
accompagnera dès lors sa pensée et même son écriture. En
1943, Paul Claudel a douze ans encore à vivre. Mais ces
années-là seront parasitées par le remords et le souvenir
récurrent de sa sœur, son double. Le château de Brangues dont
il est propriétaire et le confort dans lequel sa famille et lui-
même vivent, le désemparent d’une certaine manière et le
gênent même. Il aura le sentiment d’avoir usurpé sa foi, de
l’avoir en tout cas mal servie puisqu’il n’aura pas répondu aux
cris de détresse d’une malheureuse qui de surcroît était sa
propre sœur. Il n’était donc qu’un pharisien, aurait regretté
Mauriac, et un poète virtuose qui n’aurait jamais été en accord
avec lui-même, infidèle à ses dons. Ce décalage fait écho au
boitillement de Camille. La marche sur le long chemin de la
vie révèle les failles et les chutes. Il estimera ne s’être pas tout
à fait acquitté de la grâce qui lui fut faite, une après-midi
d’éblouissement mystique à Notre-Dame de Paris. Il essaiera
cependant de s’en délivrer en reportant souvent la faute sur
Rodin qu’il accablera de critiques et de sarcasmes, minimisant
même la force de son œuvre. Pour lui, le génie était sa sœur et
les accusations de Camille contre Rodin, pour être celles d’une
« folle », n’en étaient pas moins, à ses yeux, vraies. Dans la
préface à l’exposition consacrée à Camille, que Paul Claudel
intitule Ma sœur Camille, il s’en prend vivement à la
technique du sculpteur, jaloux de l’aisance et de la virtuosité
de son élève. Son gros œil, dit-il, est « proéminent et
luxurieux ». C’est surtout la concupiscence et l’avidité
charnelle qu’il observe chez Rodin, dont son art va être affecté
de manière, selon lui, obscène. À la différence de Camille, tout
en finesse et en nuances, Rodin sculpte, le nez sur sa sculpture.
Il en ressort une œuvre obèse et lourde, qui n’arrive pas à
s’élever. Car ce que Paul admire chez sa sœur, c’est sa
capacité à spiritualiser son travail. En un mot, Rodin semble
méconnaître l’âme. Il possède sans aucun doute la puissance,
la force, l’incarnation sans l’élévation, mais il ne parvient à
restituer que le corps sans l’âme, ses sculptures pèsent et
posent, mais jamais dans l’apparition, jamais dans
l’avènement, mais dans une présence trop enracinée, qui n’a
pas la capacité de s’élever. Contrairement à l’albatros de
Baudelaire, « ses ailes de géant l’empêchent de s’envoler… »
En 1928, en publiant Positions et Propositions, Paul Claudel
pensait sûrement déjà à la tyrannie de Rodin à l’encontre de sa
sœur, dont l’internement avait eu lieu quinze années plus tôt. Il
y est question d’une parabole où s’affronte le ménage
d’Animus et d’Anima. Le premier exploite et tourmente
Anima, « dans le fond, raconte Claudel, c’est un bourgeois, il a
des habitudes régulières », il vampirise Anima, absorbe tout ce
qu’elle dit, écrit, et crée. De ce qu’elle est, il en fait sien. Un
jour qu’il se reposait après dîner, il entendit chanter Anima
derrière la porte. Il n’a dès lors de cesse que d’en connaître les
paroles et l’air, mais Anima résiste à les lui donner. Alors
Animus va dehors, feint de s’occuper à mille et un petits
travaux ménagers, et Anima qui se rassure, ouvre la porte à
son amant, mais ajoute aussitôt le poète, « Animus, comme on
dit, a les yeux derrière la tête ». Toute l’histoire de Camille et
de Rodin se trouve logée dans ce récit en forme de conte
moral. Animus avait compris que le génie d’Anima résidait
dans sa capacité à « s’arracher à l’aplomb44 » et avait le don
de l’envol. C’est pourquoi le poète ne peut supporter la
trivialité du sculpteur : quand il peint la femme, il « s’attable »
à elle, écrit-il, montrant en cela son impudeur et sa violence
d’ogre. « Il s’est assis pour mieux en profiter1… » Le temps a
passé cependant, Claudel meurt en 1955, un livre de Rimbaud
entre les mains, sa foi et sa ferveur l’assurent que Camille va
l’accueillir et surtout lui pardonner, il attend l’ultime
rédemption d’elle, d’elle viendra son salut. La famille prend
lentement conscience du génie de son œuvre et tente de mieux
la faire connaître au risque des révélations et des
commentaires que forcément l’opinion publique se fera de la
cruauté de son comportement. Mais la parole d’Eugène Blot
fait elle aussi son chemin : « Le temps remettra tout en
place. » Il faudra attendre surtout l’ouvrage biographique de
l’incandescente comédienne Anne Delbée, en 1982, soit
quarante années après la mort de Camille, pour que sa vie soit
racontée et que les lecteurs prennent la mesure de l’importance
de son œuvre et de la pauvreté de son destin. C’est grâce à la
comédienne qui montera un spectacle à la Cartoucherie puis au
Théâtre du Rond-Point / Jean-Louis Barrault, Une femme, titre
éponyme de sa biographie, que Camille Claudel arrive enfin à
la gloire. Depuis, biographes et critiques d’art ne cessent de
travailler sur cette vie, cette œuvre, ce destin fatal, faisant de
Camille Claudel une des artistes du XXe siècle les plus
populaires et les plus aimées du public. Ce qui touche surtout,
c’est cet enfouissement de l’être auquel ni la haine ni
l’indifférence n’auront pu résister, c’est l’avènement
irrésistible d’une œuvre et d’une femme dont les méandres de
son esprit bouleversé par les épreuves auront finalement
permis d’être au plus près des sursauts de la vie même. La
Valse reflète au mieux son aptitude à traduire le cours fluide de
la vie, le courant des énergies, la moirure des instincts et la
rage jamais étouffée de vivre. Elle a, à ce titre, accueilli au
péril de sa propre vie ce que son frère appelait, dans une de ses
Grandes Odes, « l’esprit de vie et la grande haleine
pneumatique » qui lui avaient permis d’atteindre au cœur
secret de l’humain, à ce qu’on pouvait croire irréductible et
inatteignable mais qui n’était accessible en vérité qu’à ceux
qui savent voir.
1. Paul CAUDEL, Journal II, in Collection de la Pléiade, Gallimard, p. 426.
2. Ibid.
3. Cité par Emmanuel GODO, in Paul Claudel, la vie au risque de la joie, Cerf,
2005, p. 54.
4. Sur ce point, Paul CLAUDEL, dans Ma sœur Camille, préface au catalogue de
l’exposition du musée Rodin, en 1951, déclare : « Non ! dit la petite figure nue au-
dessous déjà repliée sur les jarrets, qui appelle, qui attend, attendez que je sois
complète, laissez-moi le temps d’avoir mes sœurs avec moi que nous y soyons
toutes, ces deux sœurs toutes pareilles que j’ai déjà saisies de la main droite et de la
main gauche et qui ne sont autres que moi-même ! »
5. Selon le mot de Marguerite Duras.
6. Cité in Camille Claudel, Correspondance, édition d’Anne Rivière et Bruno
Gaudichon, Gallimard, 2008, p. 37-39.
7. Ibid., p. 27.
8. Paul CLAUDEL, Camille ma sœur, op. cit.
9. Paul CLAUDEL, Cinq grandes Odes, II, Gallimard, 1911.
10. Lettre d’Auguste RODIN à Camille Claudel, 6 octobre 1886, in Camille
Claudel, Correspondance, op. cit., p. 39-40.
11. In Correspondance, op.cit., p. 77.
12. In Correspondance, op. cit., p. 94.
13. Rapport d’Armand DAYOT, 5 janvier 1893, Archives nationales.
14. Brève note écrite sur une carte de visite à Rodin, in Correspondance, op. cit., p.
126.
15. Ibid., p 127.
16. Ibid., p. 134-136.
17. Ibid.
18. Ibid., p. 172.
19. Ibid., p. 194.
20. Jacques CASSAR, Dossier Camille Claudel, Librairie Séguier/Archimbaud,
1987, p. 203.
21. Op. cit., p. 202.
22. Ibid., p. 210.
23. Paul CLAUDEL, Ma sœur Camille, catalogue d’exposition Paris, Musée Rodin,
1951.
24. Ibid., p. 241.
25. Ibid., p. 244.
26. Ibid., p. 245.
27. Ibid., p. 253.
28. Ibid., p. 254.
29. Cité par Anne DELBÉE, Une femme, Presses de la Renaissance, 1982, p. 455,
et in Correspondance, op.cit., p. 295.
30. Ibid., p. 258.
31. Ibid., p. 268.
32. Ibid., p. 276.
33. E. GODO, Paul Claudel, la vie au risque de la joie, op.cit., p. 65.
34. Paul CLAUDEL, Journal, La Pléiade, Tome II, p. 460.
35. Camille CLAUDEL, Correspondance, op. cit., p. 302-303.
36. Ibid., p. 261.
37. Ibid., p. 311.
38. Paul CLAUDEL, Cinq Grandes odes, op. cit.
39. Paul CLAUDEL, Journal II, op. cit., p. 460.
40. Cité in Emmanuel GODO, op.cit., p. 65.
41. In Correspondance, op.cit., p. 307.
42 Paul CLAUDEL, Paul Claudel interroge le Cantique des cantiques, 1948,
Gallimard, p. 141, Cité in Emmanuel GODO, op.cit., p. 65.
43. In Correspondance, op. cit., p. 306.
44. Cité in Catalogue d’exposition Camille Claudel, au miroir d’un art nouveau, p.
257 Gallimard/La Piscine-Roubaix, 2014.
1. Ibid., p. 254.
SÉRAPHINE DE SENLIS

1887-1942, internée de 1932 à 1942,


10 ans de vie asilaire
On se souvient de l’énorme succès de l’exposition
organisée en 20082 à Paris à l’initiative du musée Maillol et de
la succession de Dina Vierny, qui rassemblent une grande
partie de l’œuvre de Séraphine de Senlis. On se souvient
encore du succès du film Séraphine, réalisé par Martin Provost
la même année3. Séraphine avait accédé cette année-là, grâce à
ces deux événements parisiens et aux travaux de chercheurs
qui les accompagnaient, à une visibilité immense qui la sortait
enfin du silence de son internement et de l’anonymat de la
fosse commune où on l’enterra, en décembre 1942. Depuis
cette date, seuls quelques écrivains rattachés au mouvement
surréaliste, des critiques d’art, des écrivains et des
collectionneurs4 étaient parvenus épisodiquement à tirer de
l’oubli cette vie minuscule au destin tragique et exceptionnel
néanmoins et une œuvre qui s’inscrit désormais dans l’histoire
de l’art et atteint de ce fait une cote très élevée.
Reste toutefois le mystère de cette vie et de cette œuvre,
demeurées obstinément obscures, comme si l’une et l’autre,
exposées au grand secret de la folie, ne sauraient livrer leurs
clés et leurs secrets. Quelle est en effet l’origine exacte des
vibrations qui entourent l’œuvre de Séraphine ? Quelles
significations donner à ces arbres de vie, à ces bouquets
constamment imaginés, répétés, à ces feuilles, à ces fleurs
inspirées ? À quelle injonction divine se soumet cette flore
baroque et inconnue ? D’où Séraphine tire-t-elle son
inspiration ? De quelle religion ou de quels mondes ramène-t-
elle ses peintures ? Quelle est la raison de son silence absolu
entre 1932 et 1942, dix ans d’une vie loin de la peinture,
étrangère totalement à elle-même, dix ans de souffrance
contenue, de solitude spirituelle totale, dix ans de vie derrière
les hauts murs d’un asile psychiatrique ? Qu’a-t-elle voulu
nous dire tandis qu’elle peignait des nuits entières jusqu’à
l’épuisement ? Quel est ce parcours de vie qui, lentement, la
mena de la création à la folie ? S’était-elle trop aventurée sur
les chemins de la création ? Était-elle allée trop loin dans leur
découverte ?
De cette enfance, le temps, la vie qui passe ont tout ou
presque effacé. Ce qu’il en reste contribue à la légende de
Séraphine, lui donne un tour romanesque et une tonalité
mystérieuse. Peu ou prou, Séraphine elle-même participera à
l’enfouissement de son histoire personnelle, sa solitude et son
caractère asocial renforçant son anonymat et sa transparence.
Transparente, elle le fut longtemps, croyant même qu’elle
n’avait pas d’autre identité que celle qu’elle endossait, toutes
les nuits où elle a peint des chefs-d’œuvre que beaucoup
encore méprisaient ou qui s’en moquaient. Anonyme, elle
accepta de le demeurer longtemps, jusqu’à ce que la fierté de
peindre et la reconnaissance de son mécène lui rendent sa
dignité et qu’elle se nomma alors Séraphine de Senlis, comme
le ferait une princesse de sang.
Cet oubli de soi la relia sûrement à la psychose qui
l’envahit ouvertement dès 1932, et la projeta de nouveau dans
un anonymat, une indifférence vis-à-vis d’elle-même et un
effacement d’où la peinture qui l’avait travaillée des années
durant, fut même exclue.
On ne sait donc rien ou quasiment rien de la première
partie de la vie de Séraphine, une vie cachée pourrait-on dire,
égarée dans les fermes de l’Oise, vie paysanne, dans un temps
où le monde rural gardait encore les dernières traces d’un
servage, et où le progrès chanté par Hugo à la fin du XIXe
siècle n’avait pas pénétré. Pour reconstituer cette vie obscure,
rustre et fruste, il faut se référer aux écrivains, à leurs romans,
aux peintres aussi : l’on pourra ainsi mieux comprendre et
entendre la misère du monde paysan, la dureté des vies qui s’y
écoulaient, la sauvagerie des mœurs, l’âpreté du labeur, la
régularité de l’existence calquée sur celle des saisons, et aussi
la foi d’une population qui recelait une sensibilité et une
ferveur contenues.
Séraphine appartient à ce monde. Celui qu’évoqua,
d’abord Balzac, puis Flaubert, George Sand, Zola, Maupassant
bien sûr, et au XXe siècle Anatole France, Roger Martin du
Gard, Jean Giono, Hector Malot, François Mauriac, Ernest
Pérochon. Celui que peignirent Courbet et les premiers
impressionnistes, Van Gogh et l’école de Pont-Aven. Un
monde qui a conservé ses secrets, ses légendes, ses rites, un
monde cruel, mais que la fréquentation quotidienne de la
nature permettait aussi de faire accéder à la contemplation et à
l’admiration.
Elle naît le 2 septembre 1864, dans la commune d’Arcy-
sur-Oise. Ses parents sont de condition humble, le père est
horloger, de cette corporation qui se rend de marché en
marché, de villes en villages pour réparer comtoises, montres à
gousset. De ce père, la petite Séraphine ne gardera guère de
souvenir, sinon un qu’elle rapportera dans ses lettres
délirantes, en plein cœur de sa saison asilaire, qui dura dix
années : « Il est tombé malade, parce qu’il ne se passait pas de
vin… » écrit-elle assez mystérieusement, car, quelques lignes
plus haut, elle déclare qu’il est mort « tout de suite après la
guerre, parce qu’il ne buvait pas de vin du tout… » Que croire
dans cette contradiction écrite presque dans la simultanéité de
la confidence ?
Il meurt en effet en 1871, après le désastre de Sedan. La
mère, Victorine-Adélaïde Julie Maillard, est d’origine
paysanne et domestique à la ferme, à l’occasion gardienne de
troupeaux, et se met au service de fermiers aisés qui
l’emploient pour les ménages. Elle disparaîtra très tôt du foyer
familial, une année seulement après la naissance de sa fille,
qui plus tard, dans les lettres qu’elle rédigera avec obstination,
écrira qu’elle « avait eu les sangs tournés… »
Vraisemblablement mal remise de ses couches, elle meurt sans
doute d’une infection. De ces premières années qui constituent
l’essentiel de l’existence, l’on ne sait rien d’autre. Reste alors
l’imagination et là encore les témoignages des écrivains et des
peintres pour nous éclairer. On imagine ainsi que cette petite
enfance fut mélancolique, sourde et solitaire, triste et pauvre.
Séraphine doit vivre de la charité publique ou religieuse. Elle
doit aussi ne pas manger à sa faim, ignorer les gâteries
habituellement prodiguées aux enfants, la tendresse des
caresses, le réconfort des bras maternels, les consolations de
ses parents. Cette solitude doit peser sur elle, renforcer son
mutisme, aggraver ses manques originels. Elle a une sœur
néanmoins dont on pourrait imaginer qu’elle seconde la mère
morte et s’occupe de sa cadette. Il semble cependant qu’il y ait
eu peu de relations entre elles. L’aînée travaille aux champs,
s’est placée dans des fermes alentour, et ne voit guère sa petite
sœur. Après la mort du père, Séraphine est livrée non pas à
elle-même, mais vaguement confiée à une institution
religieuse qui s’occupe d’elle, maison d’orphelins où se
déroule une existence régulière et terne. De cette sœur, elle ne
parlera guère, pour la rayer enfin de sa vie. Qu’est-elle
devenue en effet, pourquoi disparaît-elle totalement de
l’existence de Séraphine ? Les années 1880, en pleine
expansion industrielle, ne laissent pas de place à ces existences
quasi anonymes. C’est le triomphe de la bourgeoisie, de
l’argent, du commerce, l’expansion des produits manufacturés,
la naissance des grands magasins, la frénésie du progrès
chanté imprudemment et naïvement par Victor Hugo. Les vies
humbles dans les terroirs de France se perdent dans l’oubli et
l’indifférence, comme le rapporte magistralement Gustave
Flaubert dans un de ses Trois Contes, consacré à Félicité,
« cœur simple ». Nulle autre comparaison ne saurait mieux
refléter ce que doit vivre Séraphine dans cette partie de son
enfance. Ce désir de retrait, si général, que l’on décèle chez
elle tout au long de sa vie, procède sûrement de cette
relégation sociale dont elle est très tôt victime. Laissée pour
compte, au sens le plus strict du terme, elle a pour principale
interlocutrice la nature, qui est autour d’elle, grandiose, sereine
et puissante dans cette région de l’Oise, que tant de peintres
ont visitée et rapportée sur leurs toiles. Elle naît, grandit et vit
dans ces lieux que les peintres de son temps ont
singulièrement décrits, parce qu’ils leur trouvaient une
lumière, un climat, une grâce rencontrés nulle part ailleurs.
Séraphine n’en est bien sûr guère consciente, trop terrienne
pour analyser quoi que ce soit, elle éprouve, elle est à l’écoute
de tous ses sens, et c’est tout naturellement qu’elle entre en
contact avec cette nature, lui parle, la touche, la sent. Le
sentiment d’un exil profond n’est cependant jamais éloigné,
elle gardera sur son visage des traits sombres, une
physionomie qu’on disait ingrate, mais qui reflétait plutôt une
tristesse intérieure, une douleur secrète. Des failles donc,
Séraphine n’en manqua pas dans cette enfance grise. Elle est la
sœur des petites paysannes peintes par Monet et Pissarro, la
semblable des jeunes filles aux champs de Courbet ou de
Millet. C’est une enfant à la silhouette un peu lourde, mais
dont l’intelligence est tout entière tournée vers les choses
cachées, comme elle-même l’est, et sa proximité d’avec la
nature lui donne le pouvoir encore inexploité de la percer
davantage que d’autres enfants.
Elle émeut pour cela le prêtre de la paroisse d’Arcy qui, la
trouvant attachante dans sa solitude et sa docilité, la fait aller à
l’école pour y apprendre au moins à écrire, à lire et à compter.
Elle s’y distingue par son assiduité et son application, apprend
à bien former ses lettres. L’abondance de ses correspondances
jamais envoyées et écrite à l’asile psychiatrique, plus tard,
montre à l’évidence qu’elle a bien acquis l’écriture, qu’elle a
même du style qu’elle manie avec une certaine aisance et
même quelquefois avec humour. L’orphelinat l’oblige à la
fréquentation d’autres enfants d’infortune. Mais elle ne se lie
guère facilement, joue peu, participe peu aux activités que les
religieuses, flanquées de leurs grandes cornettes, s’ingénient à
organiser pour leurs petits pensionnaires. On en conclut
qu’elle est ainsi, Séraphine, de nature discrète et réservée,
n’aimant pas se mêler aux autres, goûtant peu les
conversations, rejetant l’esprit de camaraderie. Elle installe
donc très tôt une sorte de frontière entre elle et les autres, dont
elle pense résolument, comme Rimbaud, à la même époque,
aura pu le clamer, qu’elle n’est pas des leurs… De qui est-elle
alors ? De quelle parentèle lointaine se revendique-t-elle ? De
quelle filiation secrète ? Si elle fuit la compagnie de ses
camarades, elle ne fugue pas pour autant, mais aime bien les
escapades solitaires en forêt ou dans la campagne, dont elle
rapporte toujours des bouquets pour l’orphelinat. Les sœurs
religieuses lui en sont souvent gré et la remercient de les aider
ainsi à décorer les autels de la chapelle et particulièrement
celui de la Vierge Marie pour laquelle Séraphine a une grande
dévotion. Mais le silence auquel elle se tient le plus souvent
désappointe son entourage, le laisse perplexe. Peu à peu, on lui
adresse de moins en moins la parole et lentement, Séraphine
rejoint une sorte de réclusion volontaire qui lui convient. Elle
ne se sent jamais aussi bien que dans la nature, parlant avec les
arbres et les plantes, aimant embrasser les troncs d’arbres pour
y puiser l’énergie de la terre, composant des bouquets
rustiques, se plaisant à assembler des plantes diverses,
attentive au passage des saisons et aux bruits des animaux,
sachant très tôt reconnaître les oiseaux, admirant les envols de
perdreaux, le départ des cigognes vers les pays chauds,
croisant faisans et poules faisanes, perdrix et lièvres. C’est
dans cet univers pastoral qu’elle forge sa personnalité, et
entrouvre par là même des territoires inconnus, des mondes
parallèles. À l’inverse du mouvement du monde en cette fin du
XIXe siècle, elle s’attache à rassembler les grands motifs de la
France éternelle, rurale et simple, un univers innocent qui
aurait échappé aux dangers prévisibles de la modernité. C’est
inconsciemment que cet imaginaire se construit, puisé toujours
dans le cœur des forêts profondes, dans la clarté dorée des
champs de blé. Elle répond toujours aux appels de la nature,
alors si proche et si dense. Elle n’est pas liante, n’aime pas
trop parler, elle est d’un tempérament plutôt farouche et
réservé, sauvage même, parce qu’elle ne se sent pas à l’aise
avec les autres dont elle se méfie, et auprès desquels elle
mesure peut-être sa faiblesse et sa pauvreté. Très tôt donc, elle
a fui les gens, s’est repliée sur elle-même : ce n’est que dans la
campagne, seule avec elle qu’elle se rouvre au monde, a
l’impression de renaître, de se retrouver.
On est réduit à trouver des traces de cette enfance dans les
paysages qu’ont laissés les peintres. La campagne alentour est
connue, c’est l’époque où l’on sort des ateliers et où l’on
plante son chevalet au beau milieu des clairières ou des bords
de rivières. Et que l’on s’adonne à la peinture in situ. Sur ces
peintures peut-être trouvera-t-on les paysages que Séraphine,
petite fille, a dû croiser, admirer, arpenter. C’est ainsi
seulement que l’on pourra reconstituer la trame de cette
existence infime et silencieuse. Car ce qui a caractérisé
Séraphine tout au long de sa vie et qu’elle dut acquérir dès
l’enfance, c’est le silence. Silence de la nature d’abord auquel
elle répond presque religieusement, sacralisation de cette
nature qu’elle admire et qu’elle respecte, à laquelle elle parle
sur le mode de la confidence ou de la confession, mais
toujours à bas bruit, à demi-mot parce qu’elle est humble et
qu’elle n’a en elle, à ce moment-ci de sa vie, aucun instinct de
révolte, aucune véhémence particulière. Son enfance se passe
ainsi de manière impersonnelle, elle traverse, inaperçue, le
temps : une sorte de Cosette qui n’a pas eu de lieu vraiment à
elle, de famille auprès de laquelle se confier.
La pratique religieuse pourrait alors servir d’exutoire, de
possible lien qui pourrait l’aider. Le bon prêtre d’Arcy le sait
qui l’encourage à se rendre à la messe, à l’aider à fleurir les
autels, à chanter même dans sa modeste chorale. Elle lui obéit
parce que le fond de Séraphine est docile, presque passif. Elle
accepte d’aller à la messe, la voit même comme un refuge,
impressionnée déjà par la beauté des chants, l’harmonie des
bouquets, la magie d’une langue, le latin, qu’elle ne connaît
pas et qu’elle chante quand même sans la comprendre. On sait
encore par divers témoignages qu’elle affectionne les vitraux,
elle est fascinée par le jeu des couleurs entre elles, et par celui
des formes, elle aime la simplification des motifs religieux qui
pourtant sollicitent son imagination et l’exaltent, l’emportent
dans d’autres mondes. Elle collectionne aussi les images de
piété, celles que le prêtre distribue aux enfants à l’issue des
fêtes religieuses, des images d’Épinal ou de Saint-Sulpice,
représentant la Sainte Famille, Jésus au Temple, l’enfant Jésus
dans la crèche… Tout l’univers sentimental de la religion qui
lui parle et avec lequel elle peut entretenir de vraies
conversations. Elle chante des psaumes, des cantiques aux
paroles dévotes qui lui plaisent, ce sont alors les seuls
moments où elle se donne complètement, délivre sa voix, n’a
pas peur de qui l’entoure.
Quelquefois encore on se moque d’elle. Elle en prendra
l’habitude. On raille sa voix, sa stature, ses traits trop
grossiers, son peu d’éloquence, ses manières rustiques, son
manque apparent d’esprit. Sa simplicité la fait croire justement
simplette, pour ne pas dire retardée. Elle ne l’est pourtant pas,
ni demeurée ni débile, en aucun cas. Mais sa rusticité, son
manque de manières, ses silences font croire à un léger retard
mental. Comme personne n’est là pour la défendre, les gens ne
se privent pas de l’humilier ou d’en rire. La cruauté des mœurs
campagnardes rapportées par Maupassant à la même époque,
permet de mieux comprendre là encore le milieu ambiant de
Séraphine. Sans défense, sans quasiment de famille, sans
protection, elle se sent « jetée dans le monde », livrée à lui.
Pour résister, une seule solution : le retrait. Séraphine n’a
aucune ambition particulière, elle ne cherche pas à s’élever,
elle sait que socialement, elle ne pourra jamais prétendre à
d’autres fonctions que celles de servir. Une sagesse intérieure
l’amène à une forme de laisser-faire, d’indifférence au monde
extérieur. Servir, ce n’est pas se soumettre. Elle situe déjà sa
dignité ailleurs.
Peint-elle, dessine-t-elle à cette époque ? Nul n’a rapporté
un tel témoignage. Séraphine se fond dans la nature, ne laisse
aucun souvenir à quiconque. C’est d’ailleurs ce qui frappera
dans l’observation de cette vie : son effacement, vertigineux
jusqu’à son absence de sépulture, puisqu’elle sera enterrée
dans la fosse commune de l’asile de Clermont-de-l’Oise, son
corps mêlé aux autres dépouilles de pensionnaires décédés.
Anonyme jusqu’au bout.
Elle acquiert cependant une culture empirique grâce à sa
fréquentation de la campagne et des bêtes : elle a pris le temps
d’observer aussi bien les fleurs des champs que celles des
jardins qui fleurissent les autels de l’église, elle connaît les
marguerites sauvages comme les lys blancs aux longs pistils
orange, les violettes humbles et odorantes comme les roses du
mois de Marie… Elle s’en souviendra dans ses vastes
peintures. Elle a une grande confiance dans les promesses du
paradis que raconte le père d’Arcy et aussi la foi des humbles,
naïve et tenace. Elle ne redoute pas pour cela le labeur des
fermes : elle croit à la splendeur dorée d’un ailleurs où Dieu
l’accueillera auprès des siens, dans son Royaume. Vers sa
treizième année, on retrouve sa trace. Elle a atteint un âge
suffisant pour être placée. Elle accepte cette tâche sans crainte,
comme une évidence fatale, une suite logique et inévitable.
Chez elle, pas de révolte sociale, comme on peut en voir à
pareille époque, dans tous les milieux professionnels, canuts
de Lyon ou mineurs de Lorraine, tous esclaves du progrès
moderne, tous des damnés de la terre que Zola et tous les
réalistes de la fin du XIXe siècle auront à cœur de défendre et
de protéger. Sa silhouette change quelque peu, mais pas trop.
De constitution forte, ses traits se sont épaissis avec l’âge, déjà
annoncés par ce qu’elle donnait à voir durant ses années
d’enfance. La vie à la ferme l’endurcit et l’aguerrit. Il faut
imaginer ces vastes propriétés familiales qui emploient à leur
service des ouvriers agricoles corvéables à merci. Les
propriétés de l’Oise sont alors ceintes de murs et, à leur
manière, font penser déjà à un lieu clos. Séraphine vit donc
derrière des murs avec tout ce que cet enfermement, même
symbolique, peut revêtir d’anxiété, de solitude et de secrets.
L’enfance n’étant pas alors protégée, il est certain qu’elle doit
subir les violences des valets de ferme, les coups peut-être, en
tout cas les brutalités, et peut-être même des abus. Huysmans
et les Goncourt ainsi que Maupassant ont rapporté de tels cas
dans leurs romans et il est possible que Séraphine puisse en
souffrir. Une chance peut-être dans ce portrait en grisaille, qui
fait penser tout aussi bien aux gravures misérabilistes de
Greuze qu’aux récits de Flaubert : sa vitalité (elle ne rechigne
pas au travail), sa docilité, sa force physique encouragent ses
maîtres à la recommander auprès de leurs relations. Ainsi est-
elle proposée au service de la comtesse de Beaumini pour
aider son petit personnel. C’est à cette époque, vers 1877, que
l’on commence à répertorier des repères dans l’existence de
Séraphine. Avant de s’installer à Compiègne, et finalement de
passer le reste de son existence dans cette région, Séraphine
« monte » comme l’on dit à l’époque, à Paris. Sur les vagues
recommandations de sa sœur, elle obtient alors un placement
dans une famille bourgeoise comme femme de chambre. Ce
séjour à Paris durera près d’un an et demi et c’est à son issue
qu’elle retournera dans l’Oise pour entrer au service de la
comtesse à Compiègne. Elle y demeurera trois années, de 1879
à 1882. Ce nouveau placement se passera toujours dans le plus
grand des anonymats : Séraphine est vouée au silence de son
existence, ramenée à cette élimination d’elle-même, entre
servitude et solitude. Il n’est pas indifférent que cet état ait des
répercussions sur son psychisme et sa façon d’envisager le
monde, le réel surtout. Elle est certes dans la vie matérielle,
mais quelque chose d’elle s’en sépare, cristallisant ainsi une
sorte de rupture avec le monde qui l’entoure, l’isolant d’une
certaine manière de lui et alimentant une psyché secrète dont
elle n’a pas fini de découvrir les arcanes mystérieux. Durant sa
vie active, Séraphine ne s’est guère exprimée, subissant
comme une fatalité de classe sa condition obscure et régulière.
Elle y apprend cependant des règles de conduite qu’elle va
retenir dans sa vie future, celle d’artiste. La régularité des
jours, des gestes, la constance des sentiments, rarement de
colères ou de ressentiment contre quelqu’un, l’ardeur au
travail, le dépassement de soi, de sa fatigue, la discrétion aussi,
le refus des commérages, aucune trace d’égocentrisme.
Démunie de tout, de quel talent, de quel ego pourrait-elle se
targuer ?
Le temps passe donc dans cette impression d’uniformité
qu’elle ne cherche jamais à bousculer. Finalement, elle ne se
sera jamais mieux exprimée que dans la période asilaire où,
ayant abandonné la peinture, elle se livrera à une activité
épistolaire dense où va remonter à la surface tout ce qu’elle
avait enseveli pendant tant d’années : la colère, le mal-être,
l’angoisse, la solitude, la révolte, et même des sentiments
auxquels elle s’était toujours sentie étrangère, la jalousie par
exemple ou la vanité.
Aussi s’exprime-t-elle à l’asile de Clermont sur cette
époque domestique, qu’elle appellera incessamment ses
« travaux noirs ». Travaux noirs pour dire ce qui à ses yeux ne
permet pas l’assomption de la couleur, l’album multicolore de
ses peintures. Ce qui est aussi important à observer, c’est
qu’en se plaçant ici et là, de Paris à Compiègne, elle fait la
découverte de la ville. Elle qui n’a jamais vécu que dans des
bourgs et dans des fermes, se trouve soudain propulsée dans
un milieu qu’elle ignore et qui l’effraie quelque peu.
L’impression de solitude s’y accroît et l’oblige à un nouveau
repli. Toute sa vie, elle sera amenée à se ramasser sur elle-
même comme pour se protéger, et à chaque fois mesurant ainsi
la dureté de sa condition orpheline. La vie en ville la
déconcerte et l’effraie. C’est pourquoi elle préfère s’adonner
totalement à ses « travaux noirs » comme elle dit qui, d’une
certaine façon, la rassurent. L’exode rural à cette époque est
très important et beaucoup de jeunes filles quittent les
campagnes pour rejoindre les villes et trouver des emplois. Là
encore, Maupassant, les frères Goncourt, Huysmans, Zola
permettent de comprendre ce changement de mentalités qui
s’est opéré dès la fin du règne de Napoléon III et de l’échec
humiliant de Sedan. Une vie nouvelle s’installe, des mœurs qui
évoluent, une émancipation de la société en général qui la
troublent considérablement. Le socle des valeurs sur lesquelles
elle a été éduquée même modestement, vacille et s’écroule
devant elle. Elle voit des jeunes filles comme elles, livrées à la
prostitution ou à la misère, dont les frères Goncourt et
Huysmans font des héroïnes de roman (on pense à La Fille
Elisa ou à Marthe, romans naturalistes où est racontée la
déchéance de pauvres ouvrières finissant leur vie à l’asile ou
sur le trottoir). Elle prend surtout conscience de l’extrême
solitude des habitants des villes. La dureté des maîtres ne se
relâche pas, elle subit leurs ordres, leurs brimades et leur
indifférence avec patience et résignation. Mais aussi, elle
exprime par là même une forme d’orgueil qui lui rend sa
dignité. Jamais Séraphine ne baisse les bras et sa vie future,
comme libérée d’un surmoi qui l’étouffe, révèle sa force de
caractère et les grands principes moraux qui vont désormais la
conduire. Chez la comtesse de Beaumini, elle est logée au
dernier étage de l’hôtel particulier, dans une des nombreuses
chambres de bonne. À peine quelques mètres carrés, de quoi
loger un lit de fer, un chevet, une petite armoire et une table.
La pièce mansardée ne lui laisse guère d’espace pour se
mouvoir, mais cela lui suffit. Elle se contente toujours de peu
et l’étroitesse de la chambre la rassure. Elle aime, après son
travail, y monter et se détendre en s’affalant sur son lit, puis
soigneusement, défait ses cheveux qu’elle a remontés d’un
peigne, ôte ses vêtements et avant de s’endormir, n’oublie
jamais de faire sa prière, comme le lui a enseigné le père
d’Arcy. Elle s’agenouille devant l’image pieuse encadrée et
qui représente le Christ en croix et récite à mi-voix un Notre
Père et un Ave. Puis s’endort très vite, car le lendemain matin,
elle doit être sur pied dès l’aurore. Les jours filent et
s’enchaînent ainsi obscurément, sans accrocs. On n’est pas
loin des vies monastiques auxquelles Séraphine quelquefois
aimerait prétendre, non pas par souci de sécurité, mais par une
ferveur intérieure qui l’appelle à ce type d’existence.
Plus on avance dans sa vie et plus on observe qu’elle
oblige à une sorte d’hagiographie involontaire et inévitable :
cette existence est comme effacée de tout événement extérieur
qui pourrait justifier de son originalité. Il en fut de même pour
certaines petites saintes de l’Église catholique qui ont vécu
leur jeunesse avant d’entrer en religion, avant que justement
un événement extérieur ne fasse irruption dans leur vie, dans
une sorte d’absence au monde. On pense bien sûr à l’existence
fruste de Bernadette Soubirous qui, jusqu’à l’événement
majeur de sa vie, l’apparition mariale, connaîtra l’obscurité du
cachot où vivaient ses parents et la tâche ingrate de ramasser
du bois le long du Gave…
On la retrouve ensuite dans une institution de jeunes filles
où elle fait toujours des ménages. La tâche est rude : laver le
sol des parties communes à grandes eaux, cirer les parquets,
aider à la vaisselle, autant de tâches qui lui sont désormais
familières et dont elle s’acquitte avec docilité. Elle ne parle
guère et l’on pense toujours qu’elle est un peu attardée. Pour
cela, on la traite plus que d’autres à la légère et même plus
brutalement. Elle ne dit rien, obéit toujours. On la trouve
étrange : c’est son silence surtout qui surprend son entourage
et aussi sa manière de fuir toute rencontre, de croiser des
regards. Elle n’est pas à ce sujet aussi effrontée que les autres
domestiques de l’institution qui échangent volontiers avec les
jeunes pensionnaires et auxquelles celles-ci souvent parlent et
même se confient. Son physique un peu ingrat y est peut-être
pour quelque chose. Séraphine, il est vrai, malgré son jeune
âge, ne fait guère d’efforts, défavorisée par sa stature massive
et paysanne. Ce mot d’ailleurs de paysan lui est souvent
adressé, et il est chargé bien sûr de connotations péjoratives.
Mais elle ne s’en soucie pas : est-ce déjà l’appel mystérieux de
la peinture qui couve ? Ou bien est-ce déjà aussi le début des
premiers symptômes de la psychose qui est en elle et qui,
année après année, se fend pour, un jour, tout recouvrir ?
Un événement cependant dans cette vie sans éclat : elle
tente à plusieurs reprises d’assister, tant que faire se peut, à des
cours de dessin que donne un professeur aux jeunes filles de
l’institution. Elle écoute attentivement les conseils et semble
fascinée. Les applique-t-elle secrètement dans sa chambrette
jusque très tard dans la nuit ou bien caresse-t-elle déjà le désir
et le rêve de dessiner à son tour ? Nul ne le saura jamais,
Séraphine n’ayant laissé à voir aucune esquisse, aucun dessin
de cette époque. L’on peut toutefois penser, puisque nous
sommes réduits à imaginer ces moments, qu’elle doit, la nuit, à
la lueur de sa bougie, s’essayer à dessiner. Peut-être dérobe-t-
elle, en faisant le ménage, une feuille de papier et quelques
crayons, humbles larcins, et dessine-t-elle quelques fleurs
disposées dans un panier d’osier. Premières traces de ce
qu’elle inaugurera dans les années 1880.
Elle est toutefois surprise en train de suivre un cours de
dessin. Elle ne répond pas à celui qui l’interpelle et qui lui
demande ce qu’elle fait là, dans l’embrasure de la porte. Elle
retourne à son silence, mais l’apprentissage clandestin et
mystique fait sa route, une route de nuit à laquelle elle se rend
quand elle rentre de ses ménages…
Les jours reprennent avec la même indifférence, la même
constance. Séraphine qui a l’âge des jeunes pensionnaires ne
peut les fréquenter ni même converser avec elles : à ses yeux,
elle les trouve trop libres et trop familières. Elle sait qu’elle
n’est pas de leur milieu, mais qu’en retour elles ne sont pas de
son monde non plus. Quel est-il au juste, ce monde ? Un
imaginaire qui se bâtit à bas bruit, se nourrit de tout ce qu’elle
voit, à l’église et au travail et qui échafaude des univers. La
nature lui a déjà apporté un substrat, un terreau très fécond où
se mêlent plantes, fleurs, fruits et animaux, surtout les oiseaux.
Peu à peu ce monde-là s’organise en une sorte de société
secrète dont elle serait une reine, en tout cas le démiurge. Tout
s’établit à son insu, dans une fécondation lente et régulière.
Tout un processus latent qui se met en place et dont elle seule
connaît les règles. C’est pourquoi on la croise souvent pensive
et sombre. On l’interroge, lui demande si quelque chose la
préoccupe, souvent elle ne prend pas même la peine de
répondre. On n’insiste pas, de plus en plus on la trouve
originale et ténébreuse. Elle n’est pas comme ces jeunes
domestiques que les maîtresses de maison redoutent pour leurs
maris ou leurs fils, parce qu’elles les trouvent trop coquettes
ou aguichantes. Au contraire, Séraphine est trop sage et ce
surcroît de sagesse inquiète davantage encore. Dès qu’elle
achève son travail, elle monte dans sa chambre. On la voit peu
souvent dans les rues de Compiègne, elle ne rend de visite à
personne, parle peu aux gens qu’elle croise, les voisins de ses
maîtres pourtant, pas davantage aux commerçants. Elle monte
dans sa chambre et elle imagine peut-être peindre une toile.
Elle ne sait pas encore quels sujets elle choisira, mais elle aime
les fleurs et les arbres, elle pense que c’est sûrement là qu’ira
son inspiration.
À la fin de l’année 1882, son caractère se modifie
sensiblement.
Le changement de milieu social, son exil de la campagne y
contribuent grandement. Elle qui est naturellement pacifique et
docile, révèle des sautes d’humeur. S’installe en elle un fort
sentiment d’injustice. Elle éprouve ce sentiment quand elle se
rend surtout aux offices religieux. La bonne société de
Compiègne n’aime pas les mélanges sociaux. La domesticité
est donc reléguée au fond de la nef ou dans des travées
latérales, afin de ne pas se mélanger avec la bonne bourgeoisie
de la ville dont les bancs sont d’ailleurs réservés et les prie-
dieu brodés ou gravés aux initiales des notables paroissiens…
Elle maugrée quand on la refoule, mais à chaque messe, elle
tente de s’asseoir là où elle en a envie, c’est-à-dire devant, le
plus près possible de l’autel afin de bien voir le déroulement
de l’office. Ces incartades ne plaisent pas bien sûr aux
paroissiens qui s’en plaignent auprès de l’abbé, mais
Séraphine, têtue, résiste et ne craint pas le scandale. Cette
période correspond à un bouillonnement intérieur, une
pression psychique qui commence à s’affoler, mais qui n’est
pas encore visible. Séraphine est originale, mais pas délirante.
Elle n’est pas menaçante et ses petits écarts sont mis sur le
compte de son célibat. Elle est le type même de la vieille fille
qui n’a guère de chance de se marier, ses excentricités faisant
fuir les éventuels prétendants. Est-ce à dire qu’elle n’éprouve
aucun désir sexuel et qu’elle ne pense pas à se marier ou tout
au moins rencontrer un jeune homme ? Elle se réfugie plutôt
dans le fantasme, projetant ses désirs sur les soldats défilant
dans des parades militaires, faisant même une fixation sur l’un
d’entre eux qui l’aurait, dit-elle, regardée éloquemment. Cela
lui suffit pour s’inventer une histoire d’amour, une rencontre
particulière qui la rendrait, d’une certaine manière, égale à
toutes ces jeunes filles qu’elle croise et qui ont des fiancés.
Elle a dix-huit ans. Déjà très abîmée par les travaux difficiles,
frustrée et alourdie de tant de rancœurs et d’injustices, elle
change sensiblement, se réfugie de plus en plus dans le silence
et dans le travail qu’elle accomplit avec une ardeur redoublée,
mais désespérée. Son ardeur à la tâche contente ses maîtres qui
l’exploitent et la félicitent de sa vaillance. Elle reçoit ces
compliments sans broncher, dit merci du bout des lèvres et
rejoint vite sa chambre pour se jeter sur son matelas de crin.
La vie, monotone, s’écoule. Il lui semble que les jours et les
années seront identiques et qu’elle en sera toujours la
figurante.
Ce constat amer l’incite à une imagination redoublée. Elle
voudrait sortir de ce qu’elle estime un piège pour elle, une
force intérieure la pousse à forcer son destin. Restera-t-elle
ainsi jusqu’à la fin de ses jours, au service d’employeurs
exigeants et injustes ?
Elle en appelle à ses anges gardiens, ceux-là dont le prêtre
de sa paroisse invoque la protection. Elle leur demande de lui
donner une voie où se diriger, de la conseiller, de conduire sa
vie. Une intuition la saisit un jour : aurait-elle la vocation
religieuse ? Et si elle entrait dans un couvent pour se donner à
Dieu, le prier tous les jours, voilà ce qui changerait sa vie et lui
donnerait un sens ! Elle s’en ouvre au prêtre de sa paroisse, qui
l’incite à ne pas se précipiter et à bien réfléchir à une telle
décision. Il change de sujet toutefois, manifestement peu
convaincu par ce qu’il pense être une nouvelle lubie de
Séraphine, une de ces étrangetés qu’il a déjà bien repérées au
cours des visites qu’elle lui a faites. Hésite-t-il à lui dire qu’il
lui sera difficile d’entrer dans une congrégation et qu’elle ne
pourra lui offrir une dot suffisante, considérant ses moyens
financiers ? Pour Séraphine, l’idée du couvent rejoint celles
des hauts murs, de l’abri et de l’enfouissement, tant désirés
depuis l’enfance, une façon de se protéger des hommes,
d’idéaliser un autre monde et de retrouver une famille. Être
loin de toutes les tentations, abolir ses désirs, araser toutes ses
envies, chanter et prier, participer à une vie communautaire et
égale.
Bien plus tard, dans la solitude de son asile, elle se
souviendra avec obstination, mais de manière confuse de ce
fiancé qu’elle aurait eu à l’époque de Compiègne, et qu’elle
aurait rencontré lors d’un défilé militaire. Il s’appellerait
Cyrille et elle aurait été séduite par sa fière allure, et son
uniforme. Il aurait été lui aussi sensible à son charme et lui
aurait promis de l’épouser dès son retour d’Algérie où
l’appelait son devoir. Cette histoire relève-t-elle de l’invention
et du fantasme ? Nul ne le saura. Mais elle sert sûrement ici à
colmater les failles que Séraphine ressent en elle, elle lui
permet de combler une solitude qui, à cet âge, est dévastatrice.
La date de cette rencontre romanesque est aléatoire elle-
même : Séraphine en parlera à l’asile au cours de délires oraux
et écrits de manière récurrente. Tantôt elle aurait eu lieu à seize
ans, donc à son retour de Paris, tantôt à dix-huit ans et elle
l’aurait, au fil des années, enjolivée, brodée et ornée de détails.
Elle entretient alors avec Cyrille de vraies conversations, lui
écrivant certainement de longues lettres jamais envoyées, se
créant ainsi un monde qui, de plus en plus, veut fuir la
« rugueuse réalité » que Rimbaud, à même époque, fuit aussi
en quittant la France pour « la superbe Afrique »… Mais
« l’Afrique » de Séraphine est mentale, imaginaire et fictive.
Elle qui a si peu d’expansion auprès des « autres », étend sur
un champ illimité ses images intérieures, son univers qu’elle
peuple et organise depuis des années. Elle engrange ainsi des
motifs qui s’ordonneront selon un rite singulier dont elle ne
connaît pas même les règles. Elle n’est pourtant pas une
cérébrale, mais plutôt d’un type psychologique sanguin et
primaire et dont les échos se réfugient en elle, sans les donner
à voir, sans réverbération particulière. C’est ce qui fait qu’elle
a donné le change pendant des dizaines d’années, sans que son
entourage ait pu déceler la moindre trace de sa vocation
d’abord présumée religieuse puis réellement artistique. Les
images donc s’engouffrent en elle, la surabondent et la
nourrissent jusqu’à ce qu’un jour, elles soient obligées de se
déverser et ce sera alors l’épanchement de la peinture. Même
processus de surenchère quand la saturation des images
exhibées devra laisser place à la folie et au délire. Mais il faut
comprendre ce double mouvement à venir comme un
processus logique et déterminé.
Pour l’heure, Séraphine subit le poids de ses désirs et de
ses secrets enfouis au plus profond d’elle-même. La charge,
elle la ressent intuitivement, se fera pesante, mais elle poursuit
ce travail aveugle et sourd qui lui permet toutefois de pouvoir
encore faire illusion auprès de la société ambiante.
Le monde intérieur s’échafaude donc avec des fragments,
des traces, des lambeaux d’histoires, des souvenirs qu’elle
récolte. Elle vit plus dans l’idéalisation que dans le
ressentiment et elle fait provision de tout l’arsenal
hagiographique de l’Église, de ses peintres saint-sulpiciens, de
la peinture académique qu’elle peut admirer dans les chapelles
des églises qu’elle fréquente assidûment, et dans tous les
récits, contes et légendes du terroir français qui la font rêver.
Elle croit aux contes de fées, aux esprits errants, à tout le
peuple invisible des elfes, des gnomes et des lutins qui
l’enchantent au sens propre du terme. Ce sont de formidables
tremplins imaginaires qui l’exaltent et ce d’autant plus que
l’Église d’alors multiplie des manifestations populaires face
aux assauts d’une laïcité conquérante et agressive. Des rêves,
elle en fait, éveillés surtout, qui compensent ses frustrations et
ses manques. Elle consulte des livres, des gazettes, qu’elle
trouve chez son employeur, ils l’émerveillent, elle passe en
revue les articles de mode, feuillette des Bibles illustrées, des
livres d’herboriste ou de zoologie, des almanachs. Son silence
n’est qu’apparent, elle marche dans la rue et l’esprit travaille,
elle pense à une vie future, à des moments qu’elle inventerait
et dont elle serait la seule héroïne. On la laisse vaquer à ses
affaires, comme elle dit, « tant qu’elle repasse
convenablement », objecte-t-on !
La vocation religieuse la taraude toujours, elle croit qu’elle
pourrait rejoindre les bonnes sœurs dont elle a vu quelquefois
le défilé dans la grande nef de la cathédrale de Compiègne au
cours d’une cérémonie grandiose à laquelle elle a assisté. Le
cortège l’a beaucoup impressionnée et elle se sent apte à vivre
une vie de moniale, vouée entièrement à Dieu. Pendant
longtemps, du fait des premières tentatives de biographie de
Séraphine (de petites plaquettes monographiques dues à des
chercheurs et des historiens locaux), l’on a cru qu’elle était
entrée au couvent Saint-Joseph-de-Cluny de Senlis. De
récentes recherches ont retrouvé sa trace au couvent des sœurs
de la Charité de la Providence à Clermont, distant de 31
kilomètres. C’est là en effet que la mère supérieure de ce
couvent accepte enfin de la recueillir (ou de l’accueillir ?).
C’est l’été 1882. Elle se présente avec humilité, et simplicité,
un peu à la manière de Bernadette Soubirous, fuyant le
scandale de Lourdes et se présentant à la porte du couvent
Saint-Gildas, à Nevers. Elle a comme elle, son petit baluchon
en indienne colorée, sa petite cape sur les épaules, et même un
parapluie qui lui sert aussi, par les grosses chaleurs,
d’ombrelle. Elle sonne à la grande cloche et la sœur tourière
lui ouvre. Dans son infinie naïveté, elle peut penser qu’elle va
entrer dans les ordres, que c’est ainsi que les choses se font,
tout aussi simplement qu’elle a décidé un jour de devenir
religieuse. Mais elle a oublié encore une fois les convenances,
les usages sociaux et les règles strictes de l’entrée en religion.
Bien qu’elle sache lire et écrire, elle ne peut prétendre au statut
de religieuse, elle n’apporte aucune dot et c’est tout
naturellement que la mère supérieure, dont elle se fera une
amie au cours des années qu’elle passera à la Providence, lui
demande d’être extérieure à la clôture, et de servir autrement
Dieu : c’est-à-dire en devenant la domestique du couvent.
Séraphine, désappointée, mais docile, accepte ce travail. Elle
croit qu’elle va en effet servir l’Église en se donnant
entièrement aux travaux domestiques. Elle prend connaissance
de sa chambre, une petite cellule propre et au strict mobilier.
Cela lui suffit, elle n’a jamais connu que cette pauvreté, mais
cette fois-ci, il y a quelque chose de nouveau dans sa vie. Dans
l’univers clos du couvent, elle sera en sécurité, protégée de ce
monde extérieur qui la tourmente, la renie et l’effraie. Elle
s’adonnera à la prière, elle partagera à sa façon le quotidien
des sœurs, elle participera aux célébrations journalières, elle
adoptera leur emploi du temps, régulier et immuable, et forte
de ce lien nouveau et acquis, elle donnera en échange tout son
amour du travail bien fait. Et de fait, dès l’aube, elle assiste à
mâtines, et le soir, tard, on la trouve encore à la tâche, lavant,
cirant (elle aime particulièrement cette activité, elle chante
alors à tue-tête des cantiques à la gloire de Marie, tout en étant
ivre de l’odeur de cire qui se répand depuis les parquets
qu’elle a à cœur de voir briller). Elle récure et elle dresse la
table, toujours affairée, toujours disponible. Elle conçoit sa vie
comme une vraie renaissance. Elle pense que ce travail, pour
lequel elle n’est quasiment pas payée (à peine quelques sous
pour pouvoir s’acheter, les jours de marché, du savon, une
pièce de coutil pour se confectionner un tablier, quelques
objets utilitaires pour sa toilette), est le don qu’elle fait à Dieu
et à Marie. Ses vœux sont là, prononcés indirectement et
symboliquement. Elle s’est vouée à Dieu bien qu’on ait nié sa
vocation. Elle n’en prend pas ombrage, ayant toujours accepté
la loi cruelle de la société, et ne voyant pas surtout comment
elle pourrait ne pas s’y plier. Elle courbe d’une certaine
manière le dos, et détourne sa révolte vers la prière et par toute
cette atmosphère spirituelle qui l’entoure. Elle rend souvent
visite au prêtre qui vient célébrer chaque jour la messe. Elle lui
confie sa joie d’être à Saint-Joseph, visite également
régulièrement la mère supérieure, brave et bonne, qui plaisante
souvent avec elle, la conseille. Elle se rend aussi au potager,
dans le jardin clos, bavarde avec le jardinier que les sœurs
emploient, elle aime biner, enlever les mauvaises herbes, lier
les palissades de haricots et de tomates. Les fins d’après-midi,
elle s’installe au fond de la chapelle, et écoute les chants des
religieuses. Elle n’aime rien tant que cela. Elle y éprouve une
forme de ravissement, d’enchantement, presque magique, et
dans la douceur dorée de l’église, dans la senteur de l’encens,
elle trouve qu’elle a un destin enviable. Jamais, on ne l’entend
se plaindre, proférer de mauvais mots, manifester une colère,
être désagréable avec les sœurs qui, pourtant quelquefois, la
traitent de manière hautaine.
Le soir quand elle se rend dans sa petite cellule, elle revit
sa journée, ravive ses émotions, et s’invente de nouveau des
histoires, puisées dans ses imaginations lorsque, à genoux, elle
cire le plancher. L’esprit accueille ses rêves et ses inventions.
Elle les revoit dans son imagination, se les remémore, les
recompose et les organise comme s’ils étaient la vraie vie.
Cyrille, le fiancé imaginaire, revient à ces moments-là. Elle
croit véritablement qu’il lui a promis de se marier avec elle,
son départ pour l’Afrique n’est que momentané, il reviendra
très vite et l’épousera. Il le lui a promis. Elle y croit dur
comme fer. Elle est amoureuse à ces moments-là, transie et
abandonnée à son jeune lieutenant, beau comme un soldat de
l’Ancien Régime, si gracieux dans son uniforme, il reviendra
bardé de décorations, parce qu’il aura été très vaillant contre
les razzias d’Arabes dont il lui a raconté la cruauté, et il la
récompensera de sa longue attente en la menant à l’autel. Cette
certitude est ancrée en elle, toutes ses forces imaginantes sont
tendues vers cette espérance. Les mois passent, les années
même, mais Cyrille ne revient pas. Qu’importe, elle continue à
y croire, à espérer. Et puis le temps s’est vraiment écoulé, et un
jour force est de constater que Cyrille ne reviendra pas. Elle
l’imagine mort, tué au combat, ou bien agonisant dans les
déserts, dévoré, qui sait, par des bêtes sauvages, des chacals et
même des lions. Ceux-là dont elle a vu la férocité dans les
gazettes de la comtesse de Beaumini.
Dès lors, sa vie bascule. Elle décide de se consacrer
uniquement à Dieu, lui offrant son existence, se libérant de
toute autre attache affective. Elle devient une sorte de nonne,
plus exigeante dans sa foi que la plupart des religieuses qu’elle
croise quotidiennement, toutes les barrières psychiques qu’elle
a installées s’effondrent lentement et la vie conventuelle
accroît son désir d’idéalisation. Entre les textes sacrés qu’elle
écoute attentivement et la vie réelle, il n’y a plus de vraies
frontières. Elle les franchit et installe une sorte d’univers
sacral, s’autoproclame fleuriste de la Vierge, et traite
familièrement avec les saints et les anges. Une familiarité
naïve et poétique encourage ces rapports, elle prend tout à la
lettre, on la voit chanter à pleins poumons, tandis qu’elle
travaille, psaumes et cantiques, comme la Vierge Marie, elle se
déclare la « servante du Seigneur », « mon âme l’exalte,
clame-t-elle, exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur ». Et de
fait, elle exulte et elle est exaltée, elle exprime une jubilation
qui réjouit aussi son entourage, tant de ferveur étant comprise
comme une bénédiction de Dieu dans la maison…
Quelquefois, la mère supérieure, malgré toute la bienveillance
qu’elle exprime envers elle, la sermonne gentiment en lui
demandant de craindre le péché d’orgueil. « Votre ferveur est
un peu trop vive, Séraphine, modérez-la, soyez toujours la
servante silencieuse, n’exprimez rien à haute voix, ne vous
faites pas remarquer… » Séraphine reçoit ces petits sermons
avec humilité. Elle baisse la tête et retrouve alors le silence
d’autrefois, promettant d’être plus discrète. C’est que Senlis
est une ville très aristocratique, aux mœurs très policées. Une
bourgeoisie, une élite artistique et intellectuelle, une noblesse
de terre y demeurent et entendent rester entre elles. Tout écart
est très mal considéré et réprouvé. Il ne faudrait pas que l’on
jase sur le couvent dont elle a la charge, pense la mère
supérieure. C’est pourquoi Séraphine est sans cesse rendue à
son état de simplette, elle est remise dans le rang, renvoyée à
sa place au plan le plus strict du terme, afin d’éviter tout acte
déplacé.
Cyrille est réduit à une image idéale et consumée. Il est
celui qui lui a fait connaître la nature de l’émoi, le
ravissement, la sensation de la capture et de la possession. Son
absence est comblée par une autre possession, autrement plus
souveraine, autrement plus « royale », celle que le royaume de
Dieu lui offre en vénérant Marie et Jésus, elle sera elle aussi
du chœur secret des anges qui le célèbre. Cet amour devient
donc plus grand que toutes les amours terrestres, elle accède,
grâce à cette révélation, à une autre dimension, plus illimitée.
On peut croire à un refuge, il n’en est rien, sa nouvelle vie est
au contraire avènement. Il ne faut pas interpréter autrement la
signature qu’elle se choisira : Séraphine de Senlis, au même
titre qu’une reine ou une princesse.
Ce séjour au couvent de Clermont va durer pas moins de
vingt ans. Cette longue période ancrera définitivement
Séraphine dans le symbolique et le religieux. Vie de labeur,
occupée pour la gloire de Dieu, car c’est lui qu’elle décide
avant tout de servir, et pour cela, elle décuple ses forces, se fait
toute petite, humble et obéissante, afin, dit-elle, de « gagner
son paradis ». Définitivement, elle s’est exilée du monde
extérieur, n’y trouvant aucun attrait. Pieuse, elle l’est aussi, ne
manque jamais un office, dès le petit matin, et souvent va prier
toute seule devant l’autel de la Vierge. C’est une vie
conventuelle de sœur converse, et elle gardera de cette époque
où sa psychose est en sommeil, un souvenir très heureux. Une
félicité que la ritualité de cette existence va entretenir. Sa
personnalité attirée par tout ce que l’imagerie religieuse de
l’époque véhicule (le désir de l’au-delà, le refus des valeurs du
monde, l’idée que la vraie vie est après la mort), va la conduire
naturellement à une forme de mysticisme primaire certes, mais
réel. Elle a la foi populaire, celle du charbonnier, elle adhère à
toute la « féerie » du catéchisme, elle aime la solennité des
fêtes religieuses, l’émerveillement de Noël, la liesse de
Pâques, la nuit de la Passion : tout lui parle, la stabilise et
l’équilibre. Elle s’en souviendra dans son délire futur en
écrivant : « J’y suis demeurée longtemps parce que je m’y
trouvais bien et le travail n’y était guère accablant… »
Le culte marial est à son apogée. C’est l’époque des
grandes apparitions. Et ce sont toujours des enfants issus d’un
humble milieu, qui auront le privilège de voir. Toute la
publicité faite alors sur les événements de la Salette en 1846,
de Pontmain en 1871, de Lourdes en 1858, a fait grand bruit et
impressionné un public avide de merveilleux et
d’extraordinaire. Séraphine a bien observé que ce sont des
enfants au statut social pauvre qui ont eu accès à
l’émerveillement de l’apparition et quand elle invoque la
Vierge, devant l’autel, elle pense qu’elle aussi peut être
choisie.
Ni vanité ni démence, mais plutôt une naïveté qui lui
permet de dialoguer en toute simplicité avec le monde spirituel
et céleste. C’est pourquoi elle fait chaque jour son chapelet, et
suit en tout point les directions de conscience du prêtre
rattaché au couvent.
Le couvent étant par définition un lieu clos, il la protège de
toutes les agressions du monde extérieur. Séraphine n’a plus à
se demander comment elle va finir sa vie et la question de
l’abandon est réglée. Du moins pour l’instant. Séraphine a de
quoi manger et un toit pour dormir, cela lui suffit. Dieu la
comble. C’est pourtant en consultant les lettres qu’elle écrira
en grand nombre à l’asile bien plus tard, lettres sans
destinataires précis, que l’on pourra mesurer l’envers de cette
période, les gouffres qu’elle aura traversés. Des « travaux
noirs » et des travaux célestes, elle se souvient avec acuité : le
discours est chaotique et hasardeux, parfois incohérent, mais il
témoigne de la violence muette qu’elle a subie à une époque
où le monde la croyait encore « normale ». Ainsi, alors qu’on
la croit heureuse et épanouie, une domestique exemplaire, il
n’est pas exclu que des pensées noires et même meurtrières
l’aient traversée. Le révèlent ces mots inquiétants qu’elle écrit
depuis l’autre cellule, celle de son asile, où elle confie à un
interne ce dont elle aurait été témoin : des assassinats entre
religieuses, imaginaires bien sûr, mais auxquels, dans son
délire, elle croit avec obstination. Le rapport qu’en fait alors le
jeune médecin est très explicite : « Ainsi nous dit-elle que la
jalousie était le caractère prédominant de toutes les sœurs et
que depuis, pour des causes assez futiles, le sang y coulait.
Elle aurait vu la sœur Valentin assassinée par la sœur
Angélique, à cause du café. Une autre sœur aurait été mise
enceinte par l’abbé Chantard. Elle a été témoin de toutes ces
scènes. » L’imaginaire de Séraphine à l’asile se transforme en
récit digne du marquis de Sade, développant tous les clichés
propres au lexique religieux et aux supposés scandales sexuels
qui se dérouleraient à l’ombre des grands murs des couvents et
des séminaires. Cette volte-face psychique de Séraphine la fera
se retourner comme un gant : de pure, elle s’affirmera impure,
de pieuse, elle deviendra blasphématrice, de douce, elle se
montrera violente, de docile, elle s’affichera révoltée et
sauvage.
Mais pour l’heure, elle demeure la servante sage et
obéissante. Souvent la mère supérieure vient lui rendre visite
dans sa chambre, elles conversent alors toutes deux de la vie
en général, Séraphine conserve dans une boîte de fer de petits
gâteaux que la cuisinière du couvent lui donne, elle les offre
alors à la mère supérieure : ce sont là les rares liens sociaux
qu’elle entretient avec autrui.
Elle ne vit pas l’enfermement comme une punition, mais
bien au contraire comme une grâce, une forme de salut. Il lui
fait éviter la solitude extrême et l’exil est moins lourd. Sa piété
est ardente et ses prières vibrantes, naïves, simplettes, mais
puissamment charnelles. Elle parle à Marie surtout comme à
une mère, mais elle l’entoure de tout un appareil décoratif, de
tout ce dont l’institution religieuse pare la Vierge, surtout
depuis le regain des apparitions en Europe. Les arts, d’ailleurs,
s’emparent du phénomène et on ne compte plus les artistes
peintres qui forment écoles pour célébrer la Vierge, et
notamment l’École de Lyon qui, avec Janmot par exemple,
peint le cycle de l’âme où est rapporté le récit en vers et en
tableaux conjoints, de deux enfants attaqués par le diable et
pris en charge par leurs anges gardiens pour rejoindre le
royaume céleste. Janmot, peintre et poète, que Baudelaire
admirait, a beaucoup contribué à ce renouveau artistique
chrétien et plus précisément catholique à la fin du XIXe siècle.
Les Lyonnais ont ainsi peint beaucoup de couronnes mariales,
véritables « natures mortes », dignes des Flamands, composées
de roses tressées qui furent commandées et achetées par
l’institution afin d’orner les chapelles des églises.
Séraphine a vécu dans les années 1880-1900 dans ce
climat de reconquête catholique qui touchait tous les domaines
de l’art décoratif : bouquets, broderies, peintures, imagerie,
vitraux. Et il est certain que toutes ces représentations
côtoyées chaque jour, se sont engrangées à la manière de ce
que Proust, presque à la même époque, révélait dans sa
Recherche du Temps perdu, à savoir l’obscur conservatoire des
souvenirs que des éléments extérieurs à soi pouvaient soudain
éclairer et l’apparition de ces souvenirs arrachés à leur nuit.
La paix du couvent, l’ordre régulier du temps,
l’organisation rituelle tempèrent ainsi le feu qui brûle au cœur
de Séraphine, cette passion ardente et toujours retenue, ses
pulsions ardentes et charnelles. Il faut considérer ces vingt
années comme une trêve qui lui est accordée et qu’elle-même
aussi a dû surveiller. Elle sent indéniablement des violences en
elle, des forces contraires et brutales, qu’elle parvient à
dominer par la douce tyrannie de la vie religieuse, et elle s’en
contente longtemps. Mais plus les années passent, et plus sa
frustration cogne à sa porte. Elle réussit à maintenir un ordre
après les quelques « excentricités » de son époque urbaine à
Paris puis à Compiègne, tout se dilue comme endormi dans la
fadeur régulière des jours conventuels, mais elle le sait, tout
peut soudain se réveiller comme un brasier ardent.
Les dernières années du siècle et le tout début du suivant,
célébré solennellement comme le siècle du Progrès et de la
Paix entre les hommes, comme une ère de prospérité,
résonnent cependant pour Séraphine de manière étrange et
douloureuse. Elle sent en elle ses forces réagir à l’apathie dont
elle s’est contentée depuis tant d’années. Ses petites révoltes
passées reviennent de plus en plus précisément. Elle s’oblige à
les refouler, s’en inquiète auprès de la mère supérieure qu’elle
considère comme une amie et se jette dans le travail avec une
ardeur presque désespérée. Toujours à l’œuvre, en train de
cirer et de balayer comme une forcenée, parlant à mi-voix à la
statue de la Vierge, marmonnant des paroles confuses, lui
demandant de la protéger des assauts du diable qui lui souffle
de partir, de quitter le couvent, de mener enfin sa vie, d’être
indépendante. Elle pense bien que ce sont de mauvais conseils,
mais elle y prête de plus en plus d’attention. La nuit elle se
réveille bouleversée et échafaude des plans pour s’enfuir, tout
abandonner et vivre sa vie. « C’est le diable qui vous harcèle,
qui vous veut sa proie, lui dit la mère supérieure, ne vous
laissez pas entreprendre par lui, résistez, ma bonne Séraphine,
passez votre chemin quand il vous parle ainsi. Il a jeté son
dévolu sur vous, il vous faudra redoubler de prières pour lui
résister. » Séraphine obéit, acquiesce, mais dans son for
intérieur, elle sait que quelque chose d’inévitable est en train
de se passer en elle. Elle accorde, de fait, plus d’importance
qu’auparavant aux petites brimades ou aux marques de mépris
que certaines sœurs lui renvoient. Elle chanterait ainsi trop fort
à l’église, sa voix fervente dépasserait celles des sœurs : la
mère supérieure lui demande alors de chanter moins
puissamment ou mieux encore de « chanter dans son cœur ».
Elle sent que sa présence quelquefois dérange : encore une
fois, elle ne se trouve pas à sa place.
Cette non-reconnaissance va jouer un rôle déterminant
dans la suite de sa vie. Frustration, mépris extérieur, perte
d’identité, effacement de sa personne, tout se ligue pour
qu’elle réagisse et se révolte. C’est une période très dure pour
elle, celle du doute et surtout celle de la fin d’une certaine
pacification de tout son être à laquelle elle était parvenue tant
bien que mal. Les digues mises en place vont commencer à se
fendiller, la conscience devenir confuse, des sentiments altiers
de fierté et d’orgueil vont surgir, et tout ce qu’on lui a
inculqué, l’humilité, le retrait, l’enfouissement (« Regardez
Bernadette, Séraphine, lui objecte-t-on, elle a vu la Vierge, la
Vierge lui a parlé, c’est considérable et elle n’en a tiré aucune
vanité, au contraire, elle est allée se cacher dans un couvent
très éloigné de son pays natal, et elle y est heureuse, malgré
l’éloignement, elle dit qu’elle veut être aussi simple, aussi
petite qu’un balai derrière la porte ! »), ne sont plus pour elle
des valeurs ou des arguments supportables. Quelque chose de
plus grand, de plus vaste se dessine en elle qu’elle n’arrive pas
encore à déterminer.
Elle réclame alors un signe, qui pourrait lui indiquer la
voie. Et il vient, ce signe.
C’est au début du siècle qu’elle prétend entendre des voix.
Son ange gardien ? Sûrement, car elle n’a jamais déclaré que
la Vierge lui a parlé. Cette voix lui aurait demandé de changer
de vie pour la gloire de Dieu et de Marie, de quitter le couvent
où elle ne serait plus utile, et de peindre. Il est difficile de
contester l’authenticité de ces voix quand on sait la suite de
l’histoire. Les années de démence et de vie asilaire ne sont pas
nées de rien, mais bien le fruit d’un délire profond, d’une
psychose qui monte à bas bruit pendant des dizaines d’années
et qui, un jour, éclate au grand jour. La déclaration mystique
de Séraphine (« j’entends des voix ») est à lire donc comme
une nouvelle étape vers l’éclatement de cette psychose. Il se
peut aussi que ce soit réellement une aventure mystique,
considérant la grande piété de Séraphine et que, pour ceux qui
croient du moins en Marie, ce soit bien elle, l’humble, la
petite, la pauvre, qui aurait été choisie à l’instar de Bernadette,
grande figure de la catholicité et de la mystique populaire de
l’époque et que Séraphine connaît bien, ne serait-ce que par les
petites vignettes de piété, largement diffusées alors et qui
montrent la petite bigourdane, revêtue de son capulet, au
visage fruste et épais, et dont les traits rustiques peuvent avoir
quelque ressemblance avec Séraphine. Toujours est-il qu’elle
décide d’obéir aux injonctions des voix. Elles seront un jour
précisément nommées et identifiées : saint Michel archange,
affirmera-t-elle. On remarquera que dans la hiérarchie des
anges, saint Michel est celui qui terrasse le serpent et le plus
puissant. Séraphine entend par là rappeler que rien désormais
ne sera assez grand pour elle. S’estimant élue, elle va entrer
dans un délire narcissique d’abord étouffé, mais en
construction, puis exacerbé à la suite de ses premiers succès,
enfin explosé au moment de ses bouffées délirantes qui
l’amèneront à renoncer à tout son travail et principalement à la
peinture, pour accéder radicalement à l’état d’absence et
d’attente, étape ultime pour réussir à rejoindre le Royaume
pour lequel elle a œuvré.
La vie de Séraphine est ainsi une sorte d’ascèse
permanente, une ascension mystique dans la pure tradition
catholique. Vie dans le monde, rejet de ce monde,
enfermement, vie érémitique, créativité spirituelle, accès à des
arts supérieurs, la poésie ou la peinture, puis effondrement et
état de conscience modifié : tel est, semble-t-il, le parcours
(classique, dans la tradition chrétienne) de l’aventure
spirituelle de Séraphine.
1902. C’est l’année de son départ de la Charité de la
Providence. Elle quitte Clermont et rejoint Senlis où elle
souhaite s’installer. Pour la satisfaire, la mère supérieure, qui
reste son amie et sa bienveillante confidente, lui rédige une
lettre de recommandation pour de futurs employeurs, et lui
donne même quelques noms de personnes susceptibles de la
prendre à leur service. Elle prétend alors avoir éprouvé au
couvent comme une sorte d’étouffement, et que, lassée des
« chamailleries » des sœurs, elle est désormais disponible à
vivre autre chose. C’est comme si elle s’emplissait soudain de
flux de vie nouveaux, d’une violence intérieure retrouvée qui
monterait jusqu’au champ de sa conscience. Cette période
d’euphorie la rend joyeuse, elle qui semblait depuis longtemps
s’étioler et perdre de sa vivacité et de son allant. Il faut la voir
sortir du couvent, habillée à la mode ancienne, une robe noire
sans âge, où s’alignent une série de petits boutons noirs, une
broche de jais, rare coquetterie qu’elle a conservée d’avant les
années conventuelles, qui retient le col du corsage, et surtout,
ce qui va devenir son emblème, sa marque personnelle, son
style, un canotier noir posé de façon presque cocasse sur sa
tête… Un panier d’osier à la main, un baluchon pour
rassembler ses maigres affaires : Séraphine est de retour.
Elle arpente silencieusement, mais avec émerveillement les
rues élégantes de Senlis, s’engouffre dans ses ruelles étroites et
médiévales, entre dans la cathédrale gothique, qui
l’impressionne, admire les kiosques à musique, au feston
gracieux de ferronnerie, les jardins fleuris et les demeures de
maîtres qui jalonnent les avenues. La grâce aristocratique de
Senlis, la simplicité de son architecture, la beauté de ses toits
d’ardoise l’enchantent. Est-ce déjà là, à ce moment précis,
qu’elle veut devenir Séraphine de Senlis, s’arroger ce titre
royal, investir par là même la ville et la conquérir ? Elle ne se
fait aucun doute sur son futur travail : Dieu, elle le sait, y
pourvoira. N’a-t-elle pas, dit-elle, travaillé vingt années au
service des sœurs de la Charité de la Providence ? Elle sait
justement ce que signifie pour un croyant la providence : elle
se met entre ses mains, elle sait qu’elle lui donnera ce dont elle
a besoin. Les lettres de recommandation qu’elle garde
précieusement et qu’elle a glissées dans son corsage, lui
permettent en effet très vite de trouver du travail. Le rapport de
l’interne de l’asile de Clermont vient ici à notre secours pour
combler les trous de cette existence lacunaire. « En 1902,
écrit-il en rapportant scrupuleusement les paroles de
Séraphine, j’ai été placée chez Mlle Fraissant dans un pays tout
près de Saint-Just. Je ne m’y plaisais pas, je l’ai quittée six
mois après. Alor (sic) je suis allée trouver Mme de Baligny,
qui m’a placée dans une maison bourgeoise, chez Mme
Baudin, où le travail était trop dur et où je ne me plaisais pas
non plus. J’ai écrit à Mme Bonnet en lui souhaitant la bonne
année et en lui disant que j’étais trop fatiguée pour garder ma
place. Elle habitait rue de Paris à Senlis. Elle m’a répondu :
venez vous présenter de suite chez une amie à moi, Mme
Mouy, dont le mari est mort et la bonne à l’hôpital. Je suis
restée chez Mme Mouy jusqu’à la fin de 1904 parce qu’elle est
allée, après, habiter à Paris et qu’il ne me plaisait pas de l’y
suivre. »
On le voit, Séraphine s’émancipe, choisit, décide, écrit,
prend des initiatives, considère ce qui est bon pour elle ou pas,
devient un tant soit peu autonome. Elle s’avoue « fatiguée »,
elle n’a pourtant que quarante ans, mais à cet âge, la
population ouvrière et domestique en France est déjà très
atteinte par la dureté des travaux, et la moyenne d’âge des
femmes de cette condition ne dépasse guère cinquante années.
Durant ces premiers essais de vie solitaire, Séraphine
apprivoise la vie urbaine, renoue avec son goût pour la
marche, s’enhardit au-delà de Senlis, arpente des chemins de
campagne, fréquente les marchés, salue de rares
connaissances, sans engager de conversations cependant, elle
vit de quasi rien étant nourrie et logée chez ses employeurs,
mais chaque soir, elle sait qu’elle va être visitée par ses anges.
On commence à la connaître dans la ville. Elle ne passe guère
inaperçue : elle est coiffée de son éternel chapeau de paille, sa
silhouette est large et imposante, elle marche et l’on ne sait où
elle va vraiment, mais elle est toujours dans cet état de tension
qui la fait croire occupée, accaparée mentalement par on ne
sait quel projet. Ses maîtres la trouvent certes originale eux
aussi, mais ne s’en plaignent pas. Elle fait soigneusement son
travail, reste déférente et finalement son caractère secret les
arrange : elle ne fait pas de bruit, pas de scandale, elle ne va
pas courir les hommes comme beaucoup de bonnes, elle n’est
pas coquette et ne volera pas sa maîtresse, elle n’est pas
envieuse ni ambitieuse. Elle ne cherchera pas à séduire le fils
de la maison, elle ne demandera pas des gages
supplémentaires et des étrennes extravagantes, elle est et elle
n’est pas, elle est présente, mais on ne la regarde pas. « De
1904 à 1906, je me suis placée, écrit-elle encore, mais bien
plus tard, à l’asile, chez un avocat, M. Chambard. Madame
Chambard n’était pas bonne avec moi », ajoute-t-elle !
C’est à cette époque, vers 1906 que ses voix lui demandent
de tout abandonner et de se ranger à sa vocation secrète. Elles
la harcèlent la nuit et l’empêchent de dormir. Elles l’inquiètent
aussi et elle ne parvient plus à retrouver le sommeil. Son
travail s’en ressent. Plus que jamais, son comportement paraît
étrange.
Les voix lui disent de se libérer de son travail, de louer un
modeste logis et de se placer à l’occasion ici et là pour
subvenir à ses besoins élémentaires. Le reste, c’est Dieu et les
siens qui y pourvoiront. Que croire de ces voix ? Appels
mystiques ou hallucinations auditives ?
Elle se met alors en quête d’une chambre à louer qu’elle
trouve dans le quartier de la basse ville, dans une rue peu
fréquentée et mal pavée, la rue du Puits-Tiphaine, au numéro
1. C’est un très pauvre logis au premier étage, une seule
chambre, avec une souillarde pour se laver et faire sa cuisine,
une fenêtre. Pour y accéder, un couloir étroit et mal éclairé. La
pièce n’est pas très claire non plus, mais qu’importe ? Elle
saura trouver de la lumière ailleurs, en forêt bien sûr, où elle
aime à se rendre déjà, rencontrer des peintres du dimanche qui
représentent sur leurs toiles posées sur un chevalet, des
clairières, des futaies, de petits bois… Ses voix ne lui ont pas
encore dit ce qu’elles comptent lui demander, mais elle sait
qu’elles ne vont pas tarder à lui révéler leurs secrets.
La pauvreté de sa chambre fait encore penser à une cellule
de nonne. L’environnement cellulaire se poursuit depuis
l’enfance. Elle l’agrémente de quelques chromos achetés à un
colporteur, représentant le Christ couronné d’épines et une
Vierge percée de sept glaives, une image du Sacré-Cœur de
Jésus. Un garde-manger sur le rebord de la fenêtre qui tiendra
fraîches ses quelques provisions : cela seul lui suffit. Elle vit
comme une religieuse laïque, va à la messe du matin, celle de
sept heures, où presque personne ne se rend encore, seulement
quelques vieilles femmes solitaires comme elle, qui pensent
ainsi gagner leur paradis. Le reste du temps, Séraphine vaque à
ses travaux de domestique, mais à l’affût de ses voix qui lui
apprendront le dessein qu’elles lui destinent. Elle se prend, le
soir, à la veillée, à la lueur de sa petite lampe à pétrole, ou
d’une bougie à invoquer la Vierge Marie, lui demande de
l’aider, lui parle comme à une confidente, lui dit tout ce
qu’elle a délaissé pour elle, pour la suivre sur son chemin
d’étoiles, le confort et la sécurité du couvent, et un
environnement protecteur. « Ici, lui dit-elle, je suis seule,
livrée à mes voix, j’attends et elles ne m’indiquent pas la route
à suivre, écoute-moi, ô Marie, dans ma détresse. » Elle égrène
régulièrement son chapelet, ne prend pas l’exercice spirituel
comme un devoir quotidien, mais comme une rencontre
journalière. Et un soir, enfin, soir de grâce et de lumière, les
voix lui parlent : « Dieu veut pour toi de grandes choses, lui
disent-elles. Il t’a suivi jusqu’ici, il a vu que tu accomplissais
toutes tes prières, que tu te conduis comme une vraie fille de
Dieu, il a pour toi un grand projet. Voilà ce que Jésus veut
pour toi : tu dessineras, tu peindras pour l’amour de sa Mère,
tu célébreras par les fleurs et les plantes sa gloire céleste, tu
seras la bouquetière de Marie… » Séraphine reçoit ses ordres
avec fatalité et sans surprise. Aussitôt elle a compris où les
voix veulent l’emmener. Elle s’est mise à genoux et elle a
écouté, elle a fait comme la petite Bernadette de Lourdes. Elle
a même dit merci, comme elle. Se sent-elle capable d’une telle
vocation, d’un tel destin ? Elle ne se le demande même pas.
Puisque Dieu le demande, il fera tout pour l’aider dans sa
tâche et l’inspirer. C’est dans cet état de disponibilité
intérieure qu’elle accepte le défi qui lui est lancé.
Dès lors, sa vie bascule. Elle n’éprouve ni lassitude ni
fatigue ni ennui. Elle se sait investie d’une mission et d’un
projet qu’elle voudra mener à bien par tous les moyens. Elle se
met donc à présent au service de Dieu. Les activités ancillaires
se réduisent au strict minimum. Elle ne veut plus travailler
pour le service exclusif d’une seule personne. Mais accepte de
petits travaux de repassage, de nettoyage, de dépoussiérage, de
lavage de parquets qui sont toujours très éprouvants. Elle les
accepte sans rechigner, et comme elle les accomplit bien, on la
redemande de sorte qu’elle ne se trouve jamais à court et
qu’elle peut réfléchir, s’adonner à sa nouvelle vie. Il est
évident que sa tension psychique subit une accélération intense
ces années-là. Elle est comme électrisée par la requête divine
et en mesure la tâche, vertigineuse. Mais en même temps
s’opère psychiquement un changement irréversible. Elle perd
de cette unité peut-être factice et cet équilibre que lui apportait
le service auquel elle était d’ordinairement habituée.
Sa personnalité s’éparpille, se fendille et sa disponibilité ne
comble plus ses manques et ses frustrations. Elle est comme
percée de mille trous, la régularité de la vie conventuelle ou
domestique ne vient plus supporter ses abîmes, à présent ils
sont offerts à Dieu, donnés comme une oblation.
Le vocabulaire religieux qu’elle connaît bien explique son
changement. C’est une sorte de sacrifice sacramentel auquel
elle se livre, dans une nudité de soi absolue : elle va à
l’aveugle sur le chemin de Dieu.
Ses voix se sont présentées à elle dans une des chapelles
latérales de la cathédrale de Senlis : c’est dire combien le
poids de cette « apparition » sonore a pu jouer sur son état
psychique. C’est Dieu, depuis sa demeure, qui lui intime
l’ordre de travailler pour lui, d’être en quelque sorte son
nouvel employeur. La demande est de taille, elle l’accepte
comme un don, une grâce providentielle.
Elle a quelques économies réunies sou après sou qu’elle
réservait en « en-cas ». Elle a mis son petit pécule dans un
grand mouchoir noué aux quatre coins et elle se rend chez le
marchand de couleurs de Senlis qui se demande à quelle
extravagance Séraphine va bien se livrer. Elle achète surtout
de la couleur pour peintre professionnel, non pas des tubes de
gouache ou des godets d’aquarelle, mais des pots de Ripolin
aux couleurs crues et denses. Elle achète aussi des pinceaux de
différentes tailles et, sûre de son trésor, rentre vite au Puits-
Tiphaine, se cloîtrer dans sa chambre. Elle tire la targette de sa
porte pour se sentir bien en sécurité et elle se met à l’œuvre.
Comme support, elle ne choisit pas de papier, ni encore de
toile, mais des planchettes de bois qu’elle a récupérées à la fin
du marché, des morceaux de cagettes qu’elle a débitées et qui
seront ses premiers supports. Elle découvre pour la première
fois la peinture, son odeur, son onctuosité, elle s’essaie pour la
première fois à l’étaler sur une planche de bois. Elle inaugure
un rituel qui va la tenir en vie de 1906 à 1931. « En vie ».L’on
pourrait dire plutôt : dans la vie de l’art, dans l’idéal…
Ses débuts sont encore hésitants et aléatoires, elle ne
possède aucune technique, va à l’instinct. Elle ne connaît ni
l’art de la perspective ni celui des mélanges de couleurs. Elle
ne sait pas ce qu’est un enduit, comment s’organise un fond,
comment s’élabore un motif.
Les seuls sujets qui lui viennent à l’esprit sont des fleurs.
Ni paysages ni personnes, elle voue sa peinture, son
inspiration spontanée aux fleurs, aux plantes. D’emblée elle
comprend que son art lui vient d’en haut, qu’elle n’est qu’un
chemin pour y aller, mieux encore : un canal. Un médium,
diront plus tard ses admirateurs. Canal, elle l’est sûrement,
puisque lorsqu’elle décide de peindre, en revenant de ses
courses ou de ses travaux alimentaires, elle ne sait pas où le
pinceau va la conduire : tout s’organise à son insu. Elle ne tire
donc pas de vanité de cette expérience, elle obéit là encore.
Les premiers essais sont charmants, mais pas suffisamment
décisifs pour lui donner la route exacte. Ce sont des fleurs
graciles, fleurs des champs qu’elle a dû ramasser lors de ses
marches le long des champs et des chemins, des marguerites et
des boutons d’or. Elle les dispose dans un panier d’osier
tressé : elle s’applique à bien reproduire le tressage, c’est là
son seul essai réaliste, elle ne peindra plus jamais de vases, de
corbeilles, d’objets de la vie courante. En revanche, se prenant
au jeu, elle décide de peindre son propre mobilier. Tabouret,
chaise, table de chevet, table pour déjeuner, petite armoire,
tout lui est bon, et aussi des objets utilitaires comme des seaux
en fer, des bols, des assiettes. Le résultat est là encore plein de
grâce naïve, mais rien qui ne puisse faire déceler l’œuvre
géniale qu’elle produira entre 1925 et 1931. Il faudra encore
vingt années de solitude et d’enfermement pour que l’œuvre
au noir puisse s’accomplir et faire surgir ses éclats de braise.
Aucun petit panneau n’est encore montré à quiconque. Elle
garde ce qu’elle appelle non pas ses peintures, mais « ses
louanges », montrant bien en cela le caractère sacral qu’elle
entend donner à son travail. C’est une œuvre tout entière de
reconnaissance dont elle se sent bonifiée, mais aussi et surtout
respectée. La peinture lui donne soudain l’impression d’être
reconnue. Elle s’étonne de voir sa main, ses doigts effleurer du
bout des pinceaux les planchettes de bois. Comme elle ne
cherche jamais à concevoir un motif, un ensemble qu’elle
prédéterminerait, les doigts lourds et souvent gourds à cause
du froid (et c’est pour ça que pour peindre, elle porte des
mitaines) suivent elle ne sait quel cheminement indicible qui,
au final, forment fleurs, corolles, pétales, et quelquefois des
fruits. Pourquoi ces motifs lui viennent-ils spontanément à
l’esprit ? Elle l’ignore elle-même. Mais la main court sur le
support. Elle aime particulièrement le muguet, les myosotis,
les épis de blé, en réalité autant de fleurs qui ont une valeur
symbolique dans la religion catholique et qu’elle a dû
apercevoir dans les décorations florales des tableaux de
l’époque romantique en vogue en ce temps-là. Séraphine
commence son œuvre dans une sorte de jubilation, de joie
indicible, son travail lui rend une espérance, une raison de
vivre. Elle n’a pas moins de sautes d’humeur ni de colères
contre tel ou tel passant qu’elle croise, mais elle trouve une
forme d’équilibre et de paix intérieure qui met en sommeil le
lent et patient travail de sape de la psychose. Disparaît-elle
pour autant ? On en doute. La psychose paraphrénique et
fantastique, qui est le nom de la pathologie que ses psychiatres
diagnostiqueront plus tard, une fois née, ne meurt jamais. Elle
sourd discrètement, se cache, se fait rare et discrète, mais
jamais ne lâche sa proie. Au contraire, elle avance et envahit
tout l’espace jusqu’au jour fatal où elle affleure à la surface.
Même processus que celui des volcans, dont la chambre
magmatique travaille pendant des dizaines d’années pour ne
plus se contenir et exploser enfin. Dans Senlis, cependant, les
ragots vont bon train : on se demande ce que peut faire
Séraphine avec de la peinture de bâtiment ? À quelle étrange
activité se livre-t-elle ? Ce mystère encourage les
malveillances et l’on se dit dans le quartier qu’elle est
vraiment bizarre et peut-être même dangereuse. Séraphine
n’en a que faire. Le qu’en-dira-t-on ne la gêne pas : elle est au-
dessus des bavardages et passe, souveraine, sa route. Madame
Duval, la femme du marchand de couleurs, tente bien de lui
tirer les vers du nez, mais Séraphine rajoute encore au
mystère, prétend que c’est un secret… Sans technique, elle
avance « à l’aveugle ». C’est sur le tas qu’elle s’initie au
mystère de la peinture. Elle s’enhardit quelquefois à opérer des
mélanges, mais n’en connaît pas tout à fait les usages, apprend
grâce au droguiste, qu’il existe des liants qui peuvent faire se
rejoindre des couleurs. Elle reçoit tous les conseils avec
attention et les applique, une fois rentrée, le soir, chez elle.
Pour l’heure, les représentations auxquelles elle accède ne
la convainquent pas tout à fait. Elle voudrait éviter
l’impression d’aplat, donner en quelque sorte plus de relief à
ses bouquets. Elle parle de vibrations sonores, de tensions
entre les fleurs, parce qu’elle sait, en bonne fée de la
campagne, que les plantes et les fleurs correspondent entre
elles de manière vibratoire, dotées elles-mêmes d’énergies
violentes. C’est cette énergie-là qu’elle voudrait retranscrire,
mais comment ? Souvent, on la voit s’aventurer au-delà des
portes de la ville, prendre des chemins de campagne et en
revenir avec un panier rempli de plantes et de fleurs, de
graminées. Elle a l’idée de les employer pour en extraire des
couleurs particulières, créant à sa façon des pigments qui vont
enrichir sa palette. La chambre devient le lieu opératoire du
culte qu’elle porte à Marie et à Dieu. Elle se souvient des
voûtes des chapelles des églises et voudrait transformer ainsi
sa chambre en une sorte de chapelle Sixtine personnelle. Les
tableautins s’entassent, elle les dispose en frise le long des
murs au sol et sur les rares meubles, elle voudrait qu’il y en ait
partout, révélant ainsi ce qui sera un des points majeurs de sa
peinture : l’horreur du vide (le fameux horror vacui). Elle
aime les séries, les accumulations, rien ne doit être laissé à
l’appréhension du vide et de l’absence, tout doit être comblé,
pour éviter les trous, les absences. Cette théorie
inconsciemment vécue répond bien sûr à sa pathologie qui va
sourdement monter en puissance et éclater plus tard. Combler,
c’est ce qu’elle a essayé tout au long de sa vie de réaliser.
Combler l’absence parentale, affective, sentimentale,
professionnelle, combler ses trous intérieurs dont elle sent bien
qu’ils sont à l’origine de ses exils personnels, de ses
souffrances. La rhétorique iconographique religieuse est
convoquée : les motifs viennent à elle spontanément. La
grappe de raisin, déjà visualisée dans les peintures
symbolistes, dans les broderies religieuses et dans l’art
pompier, la grappe toujours citée pour évoquer la communion
du Christ, l’épi de blé, pour évoquer le pain de la Cène, les
roses empruntées aux autels de Marie et qui sertissent sa
statue…
Peu à peu, jour après jour, les dessins s’élaborent et
s’enrichissent. Séraphine n’a jamais rien lu de l’art espagnol,
des orfèvreries arabesques de Tolède, ni des fleurs emplumées
de l’art textile indien. Elle a sûrement vu, couvrant les épaules
de ses patronnes, des châles de cachemire très à la mode ces
années-là, et qui montrent des entrelacements de fleurs
emplumées… Elle ne connaît ni l’art persan ni l’art arabe, ni
les mille-fleurs des tapisseries médiévales, mais elle en
retrouve les styles à son insu, phénomène singulier et inédit.
Le travail domestique lui plaît de moins en moins. Elle se
rend compte, en véritable ermite, qu’elle a besoin de très peu :
elle ne mange guère, comme si la peinture la nourrissait
autrement et satisfaisait ainsi sa faim. Elle ne répond presque
plus aux sollicitations de ses anciens employeurs qui lui
demandent de venir repasser chez eux, de cirer leurs parquets
et leurs meubles, elle accepte juste de quoi subsister. Puis elle
décide naturellement de vivre de troc. Elle échange un peu de
nourriture contre un petit tableau qu’elle donne en échange.
C’est une sorte de mendicité finalement, car ceux auxquels
elle s’adresse n’apprécient guère sa peinture et font acte de
charité. Elle s’en moque, n’éprouve aucune gêne à cette
pratique qui, au contraire, lui laisse du temps pour la création.
Elle est complètement envahie par sa nouvelle tâche qu’elle
conçoit comme une douce tyrannie. On la voit dans les rues,
ramasser des rouelles de tonneaux brisés, des planchettes de
bois, des cartons : tout est bon pour l’œuvre et pour servir ses
nouveaux maîtres. Elle arpente la ville toujours vêtue de noir,
une pèlerine sur les épaules, et son canotier sur la tête, posé de
manière cocasse, qu’elle orne d’un ruban qu’elle repeint
régulièrement… Des enfants qui jouent dans la rue se moquent
d’elle, lui lancent des quolibets et même quelquefois quand
elle s’est éloignée, des cailloux. Elle n’en a cure, ne cherche
même pas à riposter, tout entière à son projet.
Vers 1912, un nouveau cap est franchi. Le hasard, toujours
organisé, va placer Séraphine sur la route de celui qui va faire
d’elle peut-être l’un des plus grands peintres naïfs du XXe
siècle. Nul doute pour elle que ce sont ses anges qui arrangent
cette rencontre miraculeuse. S’installe en effet à cette période,
un certain Wilhelm Uhde, marchand d’art, collectionneur et
critique d’art. Né dans le Brandebourg en 1874, il a fait des
études de droit à Lausanne, et dans les plus célèbres facultés
d’Allemagne, Göttingen, Berlin, Heidelberg. Très attiré par
l’art européen, et particulièrement italien et français, il
accomplit, à sa manière, le fameux Tour auquel se doivent tous
les artistes depuis des siècles. Il séjourne à Florence, tombe
amoureux de la Toscane, et décide de se consacrer
spécialement à l’histoire de l’art. Il rédige quelques travaux
qui seront repris plus tard particulièrement dans Picasso et la
Tradition française, publié en 1928. Paris brille alors de mille
feux et devient le grand centre artistique du monde. Il s’y
installe dès 1904, pour être, comme il l’écrit, « là où la beauté
est omniprésente ». Mais aussi parce qu’il a rédigé un
pamphlet assez virulent contre l’Empire allemand. Accueilli
par Eric Klossowski (le père du futur Balthazar dit Balthus,
mari de Baladine qui deviendra plus tard la compagne de
Rilke), il entre de plain-pied avec un tel mentor dans les
milieux les plus créateurs de Paris. Très à l’affût de l’art
moderne, il découvre Picasso, Braque qu’il achète et promeut.
Il s’intéresse vivement à l’art naïf et découvre Henri Rousseau,
le fameux douanier, dont il achète beaucoup de toiles. En
1911, il publie la première monographie dédiée à cet artiste.
C’est un homme extrêmement discret et raffiné. Homosexuel,
il se marie néanmoins avec Sonia Sterk qui s’en séparera pour
épouser, quelques mois plus tard, Robert Delaunay. Mariage
blanc qui aurait servi, dit-on, à faciliter la naturalisation de
Sonia, mais aussi à tenter de cacher son homosexualité. Il
remporte quelques succès dont sa nouvelle exposition en 1911,
consacrée à l’inconnue Marie Laurencin et qui la lance dans
les milieux parisiens. Égérie de Guillaume Apollinaire, Marie
Laurencin ne lui sera cependant guère reconnaissante, le
quittant pour rejoindre un marchand, à ses yeux plus efficace,
Paul Rosenberg… C’est en 1912 que Uhde quitte Paris pour
s’installer à Senlis. Comme il a besoin d’une femme de
ménage pour les travaux domestiques, il demande à quelques
relations de Senlis de lui en indiquer une, sûre et travailleuse.
On lui propose Séraphine qui se rend à son domicile. La
rencontre est distante, Uhde plus préoccupé de découvrir de
nouveaux peintres que de recruter du personnel, l’engage très
rapidement, sans prendre la peine de bien étudier ses
recommandations… Séraphine accepte de travailler pour lui,
car, dira-t-elle plus tard, il lui fait bonne impression et elle le
trouve même agréable et « honnête ».
Peu regardant sur les horaires ni sur la qualité du travail,
Uhde donne carte blanche à Séraphine qui va organiser ses
ménages en fonction de ses propres activités. Uhde apprécie
de son côté Séraphine par ce qu’elle l’émeut sous ses airs
farouches et son comportement secret. Lui-même tenu au
secret, par sa propre volonté, de son homosexualité, voit en
elle la même singularité qu’il ressent pour lui, la même
différence. Deux êtres solitaires et nostalgiques d’un monde
qu’ils ne peuvent rejoindre. Il aime son petit appartement de
Senlis, garni, écrit-il « de vieux meubles sans prétention et,
pendues aux murs, d’anonymes gravures. C’était là le repos
après les luttes héroïques qu’il fallait soutenir pour la peinture
moderne dans le Paris d’alors ». Et de fait, ce ne devait pas
être une mince affaire que d’imposer des approches nouvelles,
comme le cubisme de Picasso ou le primitivisme de Rousseau.
Il aime Senlis parce qu’il trouve à la ville une majesté
élégante, qui se souvient des temps mémorables et médiévaux.
La ville lui rappelle Heidelberg, toutes ces villes allemandes
perdues dans la campagne ou près des forêts, encore tout
imprégnées d’un passé prestigieux et qui gardent en elles des
grâces intactes d’un gothique raffiné.
Séraphine chaque matin se présente place Lavarande pour
faire son ménage. Il la salue, tandis qu’il boit sa tasse de thé et
lui laisse l’appartement. Il fait immuablement son tour de ville,
achète son journal, fume une cigarette sur un banc dans le
parc, et rentre enfin chez lui. Séraphine est déjà partie et c’est
dans ces échanges presque muets que va s’accomplir un
prodige. Pour le moment, entre elle et lui, c’est une histoire
sans paroles : jamais Uhde ne lui fait une remarque ou une
critique ; elle est d’une politesse respectueuse, n’entame
aucune conversation avec lui, impressionnée par l’élégance
stricte de Uhde. Il ignore encore, comme il l’écrira plus tard,
que dans cette ville, tout près de chez lui, dans la nuit, à la
lueur falote d’une bougie ou d’une flamme vacillante de lampe
à huile, sa propre servante ressuscite à sa manière « le sublime
du Moyen Âge » et crée des œuvres « puissantes imprégnées
d’esprit gothique » comme il l’écrira plus tard !
Le moment miraculeux vient au cours d’un dîner chez des
bourgeois de la ville. Il faut lire les mots que Uhde lui-même
choisit pour relater cette soirée mémorable : « Un jour, dit-il,
chez de petits-bourgeois de Senlis, j’aperçus une nature morte
qui me fit une impression si extraordinaire que je restai planté
devant elle, muet de saisissement. À la considérer davantage,
je me rendis compte que cet effet n’était point dû à des causes
extérieures, mais uniquement à une valeur artistique telle que
le tableau résistait à un examen minutieux. C’étaient des
pommes, posées sur une table, sans plus. Mais c’étaient de
vraies pommes, modelées dans une belle pâte consistante.
Cézanne eût été heureux de les voir.
– Qui a peint cette toile ?
– Séraphine, me répondit-on.
– Quelle Séraphine ?
– Mais votre femme de ménage. Elle pensait nous la
vendre, mais si vous la voulez, nous nous dédirons volontiers.
C’est huit francs. »
Le récit court et vif qu’en fait Uhde montre l’état de
sidération dans lequel il s’est alors trouvé. Cézanne vient
spontanément à son esprit, et les pommes que lui-même a
peintes, qui avaient fait scandale pour leur apparent manque de
réalisme et qui, au final, étaient apparues comme les plus près
de la réalité : la pigmentation de la peau, le « modelé » comme
il le dit, qui renvoie à l’incarnation du fruit, tout rapproche
Séraphine du maître de l’art moderne auquel Uhde voue une
grande admiration. L’inattendu de la situation conforte l’idée
d’une scène irréelle, presque magique dont il est le spectateur
étourdi.
Uhde accepte la proposition de ses hôtes, qui se moquent
un peu de son enthousiasme qu’ils jugent déplacé. Comment la
peinture naïve d’une femme de ménage peut-elle intéresser un
expert de l’art aussi éminent que leur invité ? Uhde ne
demande pas son reste, prend la petite toile et rentre,
fébrilement, chez lui, bien décidé à convoquer au plus vite, dès
le lendemain matin, sa femme de ménage. Elle arrive, fidèle à
son poste. Uhde qui prend son thé comme d’habitude servi par
Séraphine, lui montre la petite toile et lui demande si c’est
bien elle qui en est l’auteur.
– Oui, monsieur, lui répondit-elle.
– En avez-vous d’autres ?
– Bien sûr monsieur.
– Puis-je les voir ?
– Si vous le voulez, monsieur.
Elle enlève son tablier, et se rend en toute hâte dans sa
chambre, rue du Puits-Tiphaine. Elle prend quelques toiles
fraîchement peintes, quelques planches de bois peint, et se
précipite place Lavalande. Il faut la voir, courir presque dans
les rues, avec ses œuvres sous le bras, devant les regards
interloqués des passants ! Elle arrive enfin et pose en vrac les
tableaux. Uhde les examine un à un et la première impression,
celle de la veille, se confirme : Séraphine a touché là à quelque
chose de très spirituellement fort, qui fait penser non
seulement à Cézanne, mais encore aux primitifs italiens dont il
a eu la révélation lors de son séjour toscan, à tout un art issu
du Moyen Âge, et qui s’inscrit dans la grande tradition
européenne de la peinture. Il reste muet devant les œuvres au
point que Séraphine croit que son silence est de consternation :
– Elles ne vous plaisent pas, mes peintures, monsieur ?
– Si, Séraphine, et plus que vous ne le pensez. Et je
rajouterai que vous allez désormais vous employer à peindre,
je vous aiderai, je vous procurerai des toiles, des couleurs, je
vous donnerai de l’argent pour que vous n’ayez plus besoin de
travailler à des ménages et vous ne ferez plus que cela.
Plus encore que pour Henri Rousseau, il est stupéfait par la
liberté de Séraphine, son inspiration vient de très loin, remonte
aux grandes heures de l’art médiéval et au-delà traverse les
civilisations. Il y voit des traces persanes et orientales, toute
une alliance de courants qu’elle ignore elle-même et qui
ressurgissent de son imaginaire. Au contraire du Douanier
Rousseau qui tire son inspiration du Journal des Modes ou de
catalogues de grands magasins, Le Bon Marché ou La
Samaritaine, Séraphine peint de nulle part, non pas de rien
pourtant, mais d’un fonds secret, millénaire, qui sommeillait
en elle. Uhde essaie de percer ce mystère : il l’interroge, la
presse de questions. « Comment peignez-vous ? À quels
moments ? Sentez-vous une inspiration venir ? Savez-vous ce
que vous allez peindre ? Concevez-vous un projet ? » Mais
Séraphine ne sait quoi répondre, déroutée par tant de questions
qu’elle ne s’est jamais posées. La seule chose qu’elle puisse
dire, c’est qu’elle peint comme elle prie. Elle associe aussitôt
la peinture à un acte créateur et sacré, une manière de célébrer
un culte, une adoration, une offrande. Uhde voudrait bien aller
chez elle, la voir peindre même, mais elle refuse obstinément :
« Vous n’y pensez pas, monsieur, que dirait-on ? Un monsieur
qui monte dans ma chambre ? Ce n’est pas possible. »
Uhde, quand il se rend à Paris, chaque semaine, emporte
avec lui les œuvres de Séraphine. Il a l’intention de les
montrer à ses amis, aux connaisseurs, aux collectionneurs et
pourquoi pas, quand Séraphine aura bien mûri son travail, de
l’exposer. Pour l’heure, il la guide, la conseille, essaie de lui
faire prendre conscience de l’intérêt de sa peinture, de
répertorier ses motifs, de la conforter dans ses choix, de leur
donner une plus grande épaisseur encore.
Séraphine apprécie ce dialogue entre elle et son maître. Y
voit-elle une forme d’amour ? Après tout, ne forme-t-elle pas
un vrai couple uni dans l’art avec Uhde ? Le manque affectif
se résorbe et s’épanouit dans la peinture. À cette période elle
est heureuse, trouve dans cette rencontre inespérée un
équilibre. L’absence de femme auprès de Uhde la rassure, elle
apprécie néanmoins sa sœur, Anne-Marie Uhde, née vingt-
cinq années après elle, et qui l’accompagne toujours. Ils
forment deux êtres à la sensibilité extrême et en même temps
affectent une sorte de rigidité toute germanique, une élégance
un peu raide et une distance qui ne la gêne pas, elle déjà si
habituée à la solitude. Elle sent chez les Uhde une vraie
affection à son égard, aucune condescendance, aucun mépris
de classe, mais une vraie complicité artistique. Elle sent qu’ils
ont tous deux du respect pour elle et suivent attentivement son
travail. Elle redouble alors de soin pour leur plaire et les
étonner. Ils reviennent chaque semaine à Senlis ; dès qu’il
arrive Uhde la réclame, lui demande d’apporter ses dernières
œuvres, et à chaque fois, c’est le même étonnement, vécu dans
une sorte de silence admiratif. « C’est bien, Séraphine, c’est de
plus en plus beau, continuez » et son estime de soi est ravivée,
réconfortée. Elle n’éprouve aucune vanité ni orgueil déplacé,
mais une fierté retrouvée. Elle est, grâce à Uhde dit-elle,
« enfin considérée »
Durant les mois qui les séparent de la Grande Guerre,
Séraphine vit une existence toute consacrée à la peinture. Elle
a l’impression qu’elle est comme entrée en peinture, comme
on dit « entrer en religion ». Elle ne pense plus qu’à ses
tableaux, et ne fait d’ailleurs que cela : elle peint et elle chante,
des psaumes et des cantiques, elle peint encore et se nourrit de
peu, dévorée par le désir de peindre. Uhde est toujours
vigilant, il la suit de près et de loin, lui amène de nouveaux
supports et particulièrement des toiles, pour qu’elle ne peigne
plus sur des planches de bois et l’incite à travailler sur des
formats plus grands. Séraphine se plie à ses désirs avec une
joie indicible. Quand la guerre éclate en 1914, elle vivra cette
nouvelle situation avec désespoir et comme un effondrement.
Uhde, de nationalité allemande, est contraint de quitter le sol
français. Considéré comme un ennemi, il fuit Paris en toute
hâte, n’ayant le temps de prendre que quelques toiles roulées
dans sa valise. Il laisse sa collection en France, certain qu’elle
sera confisquée par l’État français. Obligé de partir
rapidement, il n’a pas le temps de faire ses adieux à Séraphine.
Elle éprouve ce départ comme une rupture, un délaissement,
une forme de divorce. Elle se sent démunie, livrée à elle-même
et la psychose, qui ne l’a jamais lâchée, trouve dans ce
sentiment de perte douloureusement vécue, de quoi se nourrir.
La folie latente va reprendre sa place que l’idylle fantasmée
avec Uhde avait prise et qu’elle lui avait volée…
Senlis est en première ligne dans la guerre éclair que
mènent les Allemands, tôt arrivés sur le territoire national. Elle
ne craint pas cependant la guerre, elle n’a pas peur, tout à son
œuvre, à sa vocation. Elle voit cependant la situation politique
se détériorer, les lignes françaises défaites, tout un
effondrement psychologique qui s’empare du pays et dont elle
mesure l’importance à l’ampleur des exodes. Les Français
fuient les Allemands, laissant tout derrière eux. Elle, ne veut
pas quitter Senlis, au contraire, elle va être une des rares à y
demeurer, comme une vigile, une de ces vierges sages qui
gardent la lumière tandis que le maître est parti. Et de fait, le
maître, Uhde, est parti loin d’elle, mais elle veut être prête
pour son hypothétique retour. Ne s’était-elle pas ainsi conduite
en attendant Cyrille ? Le temps était passé, les mois, les
années, et elle était demeurée fidèle à ses promesses. De Uhde,
elle ne sait rien, ni message oral ou écrit ne lui a été délivré,
peut-être a-t-il été fait prisonnier ? Peut-être même est-il
mort ? Elle ne peut imaginer qu’il l’a quittée ainsi. Elle lui
trouve toutes les excuses et dans cette espèce de veuvage, elle
poursuit son grand œuvre. Désormais, elle n’a plus de doutes
sur sa vocation. Elle sait qu’elle ne peut plus faire que cela :
peindre. On la voit errer dans Senlis, à moitié désertée,
cherchant de quoi se nourrir, frugalement, arpentant les
chemins de campagne pour trouver quelques fruits sauvages
ou quelques champignons, ramassant toujours quelques-unes
de ces plantes dont elle extrait des jus pour colorer
secrètement ses fleurs peintes.
Sa ruelle, dans la vieille ville, est solitaire. La guerre est
partout et les rares Senlisiens restés dans leur ville se terrent
dans leurs foyers. Séraphine erre sans crainte, à la fin des
marchés déjà peu achalandés, elle ramasse quelques légumes
abîmés, des fruits blets. Cela lui suffit, la maigre pitance ne la
décourage pas : elle se nourrit autrement, de ses fleurs qui
parcourent les toiles. Sans nouvelles des Uhde, elle ne cesse
pas cependant de travailler. Elle se dit la gardienne de Senlis.
Ses voix continuent de lui parler : plus que jamais, elle se croit
dotée d’une mission. Nouvelle petite sainte de l’Église,
nouvelle Jeanne d’Arc, elle prend la décision de se nommer
Séraphine de Senlis. La particule lui rend sa dignité, sans se
l’avouer, elle se déclare de sang royal, reine d’une ville que
tous ont désertée.
Elle peint des motifs qu’elle n’a jamais encore exploités,
mais ils sont de circonstance : des symboles patriotiques et
religieux, le drapeau français et le Sacré-Cœur de Jésus. Elle
adopte un ton nouveau, éloigné des fleurs habituelles, pense
ainsi participer à une forme de résistance. Mais elle revient
vite aux fleurs, aux bouquets, à ces sujets de prédilection.
Peindre des fleurs, c’est poursuivre ce modeste travail de
fleuriste ou de bouquetière qu’elle a commencé pour honorer
la Vierge. Uhde, durant ces années de guerre, ne donne pas
signe de vie ; lui traverse souvent l’esprit qu’il l’a abandonnée.
De fait, il a rejoint l’Allemagne, désespéré d’avoir perdu
toutes ses précieuses collections, les futurs grands maîtres de
la peinture française, de Picasso à Balthus en passant par
Rousseau. Il vit à Wiesbaden et obtient un poste de censeur
dans un collège à Francfort-sur-Main. Très déprimé par
l’ampleur du désastre, désolé de voir comment son pays, qui
fut à la pointe de la civilisation européenne aux XVIIIe et XIXe
siècles, a sombré dans une idéologie guerrière sanguinaire
dans laquelle il ne se reconnaît pas. Il voudrait revenir en
France, mais cela est, pour l’heure, inenvisageable. Les années
passent et la guerre poursuit son œuvre de mort et de solitude.
Séraphine à Senlis vit au contraire dans une ardeur créative
intense. Elle peint sans cesse, adonnée à son labeur nuit et
jour. C’est plutôt la nuit qu’elle travaille, et il est possible de
l’entendre chanter ses cantiques à tue-tête tandis qu’à genoux,
elle peint ses toiles. Elle a pris cette étrange habitude de
peindre sans chevalet, à même le sol. La dimension oblative
est d’autant plus forte, et puisque pour elle peindre, c’est prier,
elle est ainsi en constante oraison. Elle ne s’est pas, de ce fait,
séparée de son passé monastique et cellulaire : l’histoire
continue, avec régularité, semble suivre son cours fatal.
Elle atteint quelquefois des états de transe, elle ne dort plus
guère, et il n’est pas rare qu’elle se retrouve le matin en travers
de sa chambre, par terre, après s’être effondrée de sommeil.
Elle mange peu et boit des tisanes, mais aussi son petit vin de
vie, ou « d’énergie » comme elle dit. C’est une composition
très personnelle faite d’eau-de-vie et de baies sauvages qu’elle
a cueillies le long des haies et dont elle a fait un petit alcool.
Chaque jour elle en boit un verre. Elle n’est pas saoule pour
autant, son travail est traversé par des énergies qu’elle ignore,
mais n’a jamais été réalisé sous l’emprise de l’alcool. Les rares
voisins qui sont restés à Senlis trouvent qu’elle a changé. Elle
est devenue plus sourde au monde extérieur, s’enferme à
double tour chez elle, laisse apparaître des excentricités,
comme celle de suspendre au loquet de sa porte une petite
ardoise sur laquelle elle a écrit : « Ne pas déranger.
Mademoiselle Séraphine est au travail. »
Le retour à la paix fait revenir ses habitants, la ville se
ranime et retrouve ses habitudes d’autrefois. Mais tout a bien
sûr changé. La plupart des maris et des fils de Senlis sont
morts au champ d’honneur et les femmes se retrouvent pour
les pleurer. Lentement Senlis, comme la France entière, se
remet de la terrible guerre. Les Senlisiens retrouvent aussi
Séraphine qui, entre-temps, et du fait qu’elle n’a jamais quitté
la ville, apparaît comme une petite héroïne. On la loue et on la
respecte, mais on la trouve bien changée. Sa tenue
vestimentaire révèle des originalités et des extravagances qui
ne sont guère du goût des habitants. Elle est de moins en
moins fréquentable. On lui fait souvent la charité, mais on
préfère aussi changer de trottoir de peur d’un scandale.
D’autant plus qu’elle continue à troubler les offices à propos
des places réservées par la bourgeoisie de la ville.
Systématiquement, elle enfreint la règle, s’assied là où il ne
faut pas. La cathédrale, pendant la guerre, était désertée le plus
souvent : elle en avait profité pour l’investir, y rester
longtemps dans les travées, dérobant quelquefois des cierges
pour s’éclairer chez elle ! Les années 20 la voient de plus en
plus étrange. Son comportement dérange sans qu’il ne trouble
trop l’ordre de la ville. Ses chapeaux sont de plus en plus
voyants, repeints au Ripolin, de couleurs vives. Dans sa
chambre, les toiles occupent tout l’espace. Elle se dit que ses
murs ressemblent à ceux d’une église, couverts de fresques et
de vitraux. Il n’y a guère de lumière dans la ruelle du Puits-
Tiphaine, mais le flamboiement de ses toiles réverbère et
anime les murs, provoque un tourbillon. Quand elle les voit,
Séraphine se dit chavirée et elle aime ce tourbillon, cette danse
de fleurs qui virevoltent autour d’elle. Elle ajoute à sa
technique quelques petites astuces. Elle achète aussi de la
laque et en place sur certains pétales de ses grands bouquets.
Les fleurs sont comme enchâssées dans de l’émail et vibrent
d’une lueur incandescente…
De son côté, Uhde ne songe qu’à rentrer en France. Mais il
sait qu’il n’obtiendra pas la nationalité française. La vie en
Allemagne lui est très pénible, il a hâte de recommencer une
nouvelle collection à Paris, donne quelques conférences sur
son expérience passée en France en tant que découvreur de
Picasso et de Rousseau, participe à des meetings pacifistes. Il
décide en 1924 de revenir à Paris et de s’y installer
définitivement. Il a rencontré dès la fin de la guerre un jeune
peintre, Helmut Kolle, avec lequel il vit. C’est en sa
compagnie et celle de sa sœur qu’il rejoint la France.
C’est à partir de cette date que n’a pu être éclairci le
mystère opaque qui lie Séraphine et Uhde. Avant la guerre, le
collectionneur a acheté de nombreuses peintures à Séraphine,
il l’a entretenue, lui a promis de l’exposer, a fait sa renommée
dans Paris en montrant ses œuvres à tout ce que la ville
comptait alors de mécènes, d’artistes, d’écrivains et de
collectionneurs. Une véritable amitié s’était tissée entre eux
deux au point que Séraphine crut un moment qu’ils formaient
tous deux un couple indissoluble dans lequel elle avait fondé
toute sa confiance. Uhde était devenu un membre de sa famille
spirituelle qui ne pouvait pas la trahir.
Or, à son retour en France, Uhde ne cherche pas à la revoir.
Que s’est-il passé ? Pourquoi ? De nombreuses supputations
ont pu permettre de fournir des explications, toutes
insuffisantes. La guerre aurait traumatisé Uhde qui en tant
qu’Allemand et opposé au régime, homosexuel notoire, artiste
plus attaché à la République de Weimar que des va-t’en-
guerre, a vécu ces quatre années avec violence et angoisse. Le
retour à Paris pourrait aussi laisser penser qu’il veut
renouveler sa collection et qu’avant Séraphine, il y a nombre
d’artistes qu’il veut s’attacher. Le couple enfin qu’il forme
avec Helmut Kolle l’aurait distrait de ses amitiés antérieures
d’autant que le jeune peintre est malade. Les derniers témoins
de Uhde encore vivants interrogés, ne surent apporter qu’une
vague réponse : il était d’un caractère assez fantasque et
versatile. Cela suffit-il à expliquer le silence qui sévit entre
1924 et 1927, date à laquelle Uhde retrouvera Séraphine ?
Mais de toute manière, l’étau se resserre fatalement autour
d’eux.
Uhde ne veut pas revenir à Senlis et souhaite toujours
avoir un pied-à-terre à la campagne. Il opte cette fois-ci pour
une autre ville aussi aristocratique que Senlis, au patrimoine
élégant et royal : ce sera Chantilly. Il y loue un appartement et
s’installe avec Kolle et Anne-Marie, sa sœur, tous les trois
formant un trio inséparable. Ils passent généralement toutes les
fins de semaine à Chantilly, appréciant le charme et la grâce de
la ville et la douceur de la campagne alentour.
Il se trouve cependant que pendant trois années, Uhde qui
est pourtant au cœur de la création artistique moderne, elle-
même en pleine période de reconstruction après le désastre de
la guerre, n’a pas cherché à retrouver Séraphine, ne s’est pas
inquiété de la façon dont elle a traversé les hostilités, et surtout
n’a pas tenté de poursuivre cette aventure picturale qu’il avait
initiée avec elle. Uhde n’a qu’un désir : découvrir de nouveaux
peintres. Il s’y emploie. Il est néanmoins affecté par l’état de
santé assez chancelant de son compagnon, Helmut, qui est
atteint d’une maladie pulmonaire et cardiaque : une
endocardite, inflammation des parois des valves cardiaques.
Aussi a-t-il à cœur de promouvoir son œuvre et de la faire
connaître dans les milieux parisiens. Avec succès d’ailleurs,
car beaucoup d’écrivains et de collectionneurs s’intéressent au
travail de Kolle, de facture expressionniste. Il le connaît depuis
le début des années 20, l’ayant engagé dans le magazine qu’il
dirigeait alors, Die Freude, juste avant qu’il ne s’installe
définitivement avec Uhde à Berlin. C’est grâce aux relations
de Uhde dans les milieux d’art que Kolle commence à être un
peintre reconnu. Sa notoriété ne cessera de croître après son
arrivée à Paris où il vivra toujours avec Uhde. La vie
parisienne, plus libre surtout dans la bohême artistique de
l’époque, permet au couple d’exilés une plus grande liberté
sans craindre la rigidité allemande concernant les mœurs. Tous
deux à Chantilly, les week-ends, ils jouissent d’un temps de
quiétude et de repos : Uhde écrit ses articles et a entamé un
essai sur la peinture moderne, et Kolle peint, surtout des
portraits et des corps de jeunes hommes.
Durant ces dimanches au soleil pâle, à Chantilly, Uhde se
souvient-il de Séraphine ou bien est-il vraiment passé à autre
chose ? Elle, Séraphine, travaille pourtant toujours avec la
même féroce ardeur, avec une violence farouche : elle
continue de peindre pour Marie, dit-elle, mais dans son silence
et sa réclusion, l’esprit chavire quelque peu. Désocialisée,
hostile à toute rencontre, ne parlant presque plus à personne
sinon à ses entités célestes, elle n’est plus la Séraphine déjà
fragile d’avant-guerre. Plutôt sur la défensive, se méfiant de
tout et de tous, suspicieuse et même quelquefois agressive, elle
ne vit plus que pour la peinture. C’est l’époque des chefs-
d’œuvre qui commence. Elle est le fruit de sa solitude et de sa
souffrance intérieure. Elle peint sans cesse, entasse les toiles
les unes contre les autres, la pièce minuscule pourtant
ressemble à une vaste nef couverte de fresques et de fleurs.
Les bouquets, les arbres de vie, comme elle les appelle,
ignorant même que ce sont des représentations très connues en
Inde et en Orient, forment une véritable forêt où elle s’enfonce
chaque nuit. Elle peint comme au temps de la guerre, rien n’a
changé, à genoux, dans un désordre indescriptible, enivrée par
les odeurs de peinture et de térébenthine. Elle chante toujours
ses cantiques désuets, elle les murmure à peine. C’est comme
un souffle qui passe sur sa toile, son visage la touche presque,
et le souffle semble se glisser à son tour dans la peinture. Elle
dit alors qu’elle transmet « de l’âme », elle croit à ces
échanges inconnus et mystérieux, où la magie a sa part. Elle
tient l’éveil grâce à ses petites rasades de « vin d’énergie ».
Quelquefois, elle entend des soldats rentrer à la caserne les
soirs de permission, très tard dans la nuit. Ils sont ivres et
reviennent de quelque maison close située dans la ville basse.
Ils chantent des chansons paillardes et réveillent les riverains.
Elle ouvre les fenêtres et chante alors volets clos plus fort
qu’eux, des cantiques à la Vierge Marie. Le face-à-face est
bouffon, mais elle se croit en pleine croisade : sa mission est
d’honorer Marie et elle la défendra bec et ongles.
Ainsi va la petite vie de Séraphine, cependant, les tableaux
deviennent de plus en plus élaborés, construits dans une
cohérence qui n’est pas « normale », mais d’un autre monde.
Les motifs s’ordonnent un à un et composent dans leur nuit
aveugle des bouquets sublimes, qu’elle sertit de plumes et de
pierres précieuses, gouttes de laque qu’elle fait tomber sur les
pétales…
Elle conserve toutefois quelques relations bienveillantes et
amicales. Entre autres celle du psychiatre Charles Hallo qui a
tôt repéré les qualités picturales de Séraphine. Il se trouve être
l’ami d’Albert Guillaume, le président des Amis des arts de
Senlis. Il organise justement une exposition à partir du 16
octobre 1927. Pourquoi Séraphine n’y participerait-elle pas ?
Elle accepte, confiante en Hallo. Elle donne trois œuvres : un
cerisier, deux ceps de vigne et un bouquet de lilas sur fond
noir. Le reste de l’exposition rassemble les travaux habituels à
ce genre de manifestation : des peintures le plus souvent
conventionnelles, aux sujets académiques, chasses à courre,
natures mortes avec les éternels ustensiles de cuisine en
cuivre, fleurs coupées mises en vase, toute l’inspiration des
peintres du dimanche… Les œuvres de Séraphine, jugées trop
naïves, sont reléguées dans la dernière salle. Elle se rend au
vernissage, mais très rapidement, elle préfère rentrer chez elle,
peu habituée aux mondanités.
À Chantilly, Uhde a parcouru Le Courrier de l’Oise, mais
n’a pas lu l’entrefilet qui signale la tenue de l’exposition. C’est
Anne-Marie qui l’a repéré et le lui signale. Uhde tombe des
nues, mais en même temps se ressaisit : n’a-t-il pas pensé
quelquefois avec une certaine nostalgie à sa bonne domestique
qui peignait de si jolies fleurs et dont il s’était jadis entiché ? Il
saute sur son chapeau et se rend en toute hâte à Senlis. Il y
arrive assez tard, presque à la fermeture de l’exposition. Là
encore, tout comme il avait découvert Séraphine au cours d’un
dîner ennuyeux, il raconte cet instant magique : « Frémissant
d’impatience, je débarquai dans la vieille ville que je n’avais
pas revue. Et de nouveau je parcourus ces ruelles grises et
désertes, passai autour de ces églises aux clochers muets,
devant ces demeures seigneuriales en apparence inhabitées,
cette petite prison dont les cellules étaient comme des
tombeaux, les fenêtres aux verres dépolis comme des yeux de
mort, et dont les hôtes n’entendaient ni les pas ni les voix des
passants, rien, si ce n’était, le soir, le sabre tintinnabulant d’un
spahi en burnous rouge flamboyant, qui se rendait à la maison
non moins close d’en face, au mur couleur de chair putréfiée et
au portail gothique qui dardait vers les rares visiteurs une
herse menaçante… Puis je gravis l’escalier de pierre
monumental de l’hôtel de ville, je pénétrai dans la salle dont
les murs étaient couverts de tableaux d’aquarelles, de dessins
de l’art provincial ordinaire. Et comme mon regard quêtait
rapidement de l’un à l’autre, il découvrit soudain, dans un coin
trois grandes toiles d’une puissance saisissante : un bouquet de
lilas dans un vase noir, un cerisier, deux ceps de vigne chargés
l’un de raisins noirs, l’autre de raisins blancs. Et tandis que je
contemplai des toiles de Séraphine, je crus tout à coup
entendre s’éveiller et carillonner dans le lointain les cloches
depuis longtemps muettes, celles de Saint-Fraimbault, de
Saint-Aignan et de Sainte-Geneviève, celles de Saint-Hilaire,
de Saint-Martin et de Saint-Étienne. » Il achète aussitôt les
trois toiles, ce qui fait l’événement du salon. La presse locale
s’empare de l’histoire : c’est donc Séraphine, marginale
habitante de Senlis, ancienne femme de ménage, qui devient
l’héroïne de l’exposition. La jalousie et les moqueries sous-
tendent l’article. Dans les milieux cultivés de la ville, on jase
sur Séraphine, on ricane à son sujet, on persifle… Mais
Séraphine n’en a cure : toujours cloîtrée, elle attend peut-être
la visite de son ancien protecteur. On l’a prévenue de son
achat, qui l’a rendue perplexe, mais contente. « Je ne l’aurai
donc pas déçu », se dit-elle avec fierté. Le journaliste fait de
l’esprit : « Mais oui ! Séraphine est notre Douanier Rousseau !
Cette excellente personne a quitté le plumeau pour le pinceau.
C’est une curieuse autodidacte. Elle n’a jamais pris de leçons
et il ne convient pas qu’elle en prenne. C’est assurément un
tempérament d’artiste dont l’attrayante naïveté rappelle l’art
médiéval. Comment ? Mais certes oui, il faut l’encourager. Sa
peinture est un document psychologique. Mais n’est-ce pas, ne
négligeons pas pour cela l’art classique ni la vieille beauté
française… »
Étrangement, en écrivant un tel article qui se veut spirituel
et quelque peu ironique, le journaliste local n’aurait su mieux
dire. Ce qu’il a pris comme un spécimen d’art pathologique,
qu’il appelle pudiquement « psychologique », est bien en
réalité un spécimen de cette fameuse « beauté française » qu’il
déplore justement ne pas trouver chez elle et que Uhde, dans
sa juste perception critique, a décelée : toutes les cloches des
églises peuvent bien carillonner, car est revenu l’art médiéval,
celui des enlumineurs et des miniaturistes, celui des fresques
et des vitraux colorés, Séraphine les a rejoints !
Uhde achète donc les toiles. Il les veut sur le champ, pas
une minute de plus, elles ne sauraient rester dans cette pièce. Il
les achète comptant. En confie deux à sa sœur, une autre à
Kolle, et part seul en direction du Puits-Tiphaine. Il y va le
cœur battant, c’est comme dans une rencontre amoureuse, il va
rejoindre quelqu’un qu’il a aimé, qui lui est très cher, et avec
lequel il va renouer, tisser de nouveau des liens. Il monte
l’escalier obscur de son petit immeuble. Il frappe à la porte, ne
fait pas attention aux chaînes et aux cadenas qui l’ornent. Il
frappe, une fois, deux fois. Il ne peut retenir son émotion. Il
entend distinctement, mais très doucement, comme si la voix
qui répondait était elle aussi frappée de stupeur et d’émotion.
« Qui est là ? » « demande Séraphine. « C’est moi, monsieur
Uhde » dit-il. « Qui donc ? demande encore la voix, comme
pour s’assurer du miracle. » « Moi, monsieur Uhde. » Elle
ouvre la porte et dans un souffle déclare : « Monsieur est de
retour ? »
Uhde ne peut contenir son émotion. Il entre dans la
chambrette. Il lui dit qu’il ne l’a en réalité jamais oubliée, qu’il
veut retravailler avec elle, voir tout ce qu’elle a fait depuis tant
d’années qu’ils ne se sont revus. Elle lui montre les tableaux
en vrac, posés contre les murs, elle a tant fait, lui explique-t-
elle, « il faudrait y passer la nuit ! » Lui veut voir, tout voir. La
lampe à pétrole s’approche des tableaux, les bouquets
s’embrasent à l’approche du halo de lumière, des bouquets de
marguerites tournent sur eux-mêmes comme des toupies,
donnent le vertige. Tout se joue en silence. Uhde avance
comme dans un rêve dans la forêt splendide de Séraphine.
Puis Séraphine change de visage. Il se tord et exprime une
inquiétude. Elle dit qu’elle entend des bruits dans l’escalier,
des pas : « Ce sont encore ces méchantes femmes qui viennent
me troubler, taper à ma porte et s’enfuir dès que j’ouvre. Je ne
les ai jamais vues, dit-elle, ce sont des sorcières. Elles veulent
me tuer. » Uhde constate que Séraphine n’est plus comme
autrefois. Elle a perdu cette naïveté douce et tranquille qu’elle
avait du temps de leurs premières rencontres. Mais tout à
l’éblouissement des peintures, il ne fait pas tout à fait le lien
entre ces persécutions et la pathologie montante de Séraphine.
« Je vous aiderai de nouveau, Séraphine, je vous exposerai, je
vous donnerai toutes les toiles et toutes les couleurs que vous
souhaiterez, nous ferons ensemble de grandes choses », lui
explique-t-il dans un enthousiasme que Séraphine a peine elle-
même à comprendre et à envisager. Pour elle, ces tableaux ne
sont que de simples petites prières. « Je jardine pour le bon
Dieu, monsieur Uhde, seulement cela »…
Uhde rejoint Chantilly dans l’enchantement de ces
retrouvailles avec Séraphine. Dès lors, c’est très régulièrement
qu’ils vont se revoir. Uhde devient son marchand, achète toute
sa production. Séraphine lui commande toiles et couleurs qui
arrivent par camions spéciaux de Paris, et même le rejoint le
dimanche à Chantilly. Elle s’y rend à pied, à travers champs,
elle met ce jour-là, ses plus beaux atours, fait un grand effort
de propreté et d’élégance, ripoline son chapeau. Et, flanquée
toujours de son panier d’osier tressé, elle marche avec bonheur
dans la nature… Elle met quelques heures avant de parvenir
chez son protecteur et déjeune avec lui, Anne-Marie et Helmut
qui est de plus en plus malade et reste des heures entières dans
le jardin à se reposer, à somnoler. Uhde est très angoissé,
craint le pire. Helmut ne peint plus guère, pourtant beaucoup
d’acheteurs parisiens ont déjà acquis ses toiles, Cocteau, les
Noailles, les Rothschild, Hürlimann… Mais il ne peut, comme
Séraphine, fournir la demande. Trop affaibli, il sent en lui
venir la mort et, découragé, l’attend. Séraphine ressent cette
atmosphère funèbre et le soir, quand elle rentre chez elle, elle
peint pour célébrer la vie, comme si la peinture était pour elle
l’antidote à toute menace. Elle s’est attaquée à une grande
toile, peut-être la plus grande qu’elle n’aura jamais faite : un
immense bouquet de marguerites tourbillonnantes, et dont la
frénésie de pétales donne le vertige. Elle peint comme pour
conjurer l’agonie d’Helmut. Elle lui offre déjà les fleurs de son
enterrement. Elle ressent cependant une petite pointe de
jalousie à l’égard d’Anne-Marie Uhde. Trop de complicité
entre le frère et la sœur, qui l’éloigne de celui en qui elle a
placé toute sa confiance et peut-être tout son amour. Uhde est
en effet devenu le maître tutélaire, celui qui sait où elle doit
aller, qui lui donnera définitivement la célébrité. La discrétion
d’Anne-Marie et les distances qu’elle semble mettre entre elle
et Séraphine, sont perçues comme des marques de mépris
sinon d’indifférence.
Commencent à se mettre en place le grand sursaut de sa
maladie, le regain mégalomaniaque qui va présider au
déferlement de sa psychose et à la submersion de sa folie. Il
reste de longues semaines sans la voir, elle se morfond, se
terre dans sa chambre, et peint, peint jusqu’à l’épuisement.
Elle se retrouve souvent couchée sur le sol, au petit matin, au
milieu de ses peintures et de ses couleurs. La bougie éteinte.
La période des grandes toiles va se déployer : prise d’une
sorte de frénésie que Uhde juge inquiétante, elle réclame des
toiles toujours plus hautes, « toujours plus grandes, monsieur
Uhde ! » Il s’exécute, commande à Paris des toiles de bonne
qualité, les lui fait parvenir. Non sans un orgueil retrouvé,
Séraphine les réceptionne devant les yeux ébahis de ses
voisins, peu habitués à voir débarquer dans leur étroite rue, des
toiles passer par les fenêtres du premier étage grâce à un
système de poulies, parce qu’elles ne peuvent entrer par les
paliers ! Séraphine est fière, elle arbore de grands airs, des
postures d’artiste qu’elle imagine. Mais la conscience
lentement se dégrade et se fendille. Elle éprouve de moins en
moins le désir de parler, elle adopte un ton hautain quand elle
s’y décide, et que les riverains ne lui connaissent guère. Uhde
lui annonce qu’il a placé des toiles chez des marchands de
bonne renommée, il en a même vendu certaines dont il lui
restitue le montant, jamais elle ne s’est sentie aussi riche, aussi
importante surtout. La reconnaissance tant désirée arrive enfin
et elle en tire un sentiment de toute puissance qui modifie
quelque peu son caractère, d’ordinaire relativement passif,
mises à part quelques sautes d’humeur sans conséquence. Sa
peinture elle aussi d’une certaine manière se modifie. Des
bouquets sereins ou apaisés des années précédentes, elle passe
à présent à des motifs plus tourmentés. Ses arbres de vie, qui
auparavant étalaient leurs branches de façon pacifique et
équilibrée, deviennent presque fantastiques. Leurs troncs
penchent et se brisent même, des flots de fleurs et de pétales
semblent pris dans un courant qui la dépasse et les tableaux
sont eux-mêmes emportés dans un mouvement de torrent qui
ravage tout sur son passage : les plumes des faisans qu’elle a
dû croiser au cours de ses promenades champêtres, les fleurs,
les perles qui scintillaient, tout est charrié, ravagé, dans une
inondation qui ne s’arrête pas. Quelque chose de tragique
s’empare d’elle qu’elle restitue sur ses toiles et qui bouleverse
Uhde. La maîtrise de la construction est telle qu’il se demande
comment elle a pu « penser » cette organisation, bâtir ce
bouquet qui virevolte, tourne sur lui-même comme une toupie
folle, annonce de la folie dévastatrice. Elle peint jusqu’à
l’épuisement, la nuit surtout, elle ne chante plus distinctement,
elle murmure des paroles et dans la chambre, ne s’entend plus
que son souffle qui halète.
Fière de ce qu’elle a fait, elle attend toujours
impatiemment l’arrivée de M. Uhde qui est de plus en plus
stupéfait devant la maîtrise de son travail et sa force surtout. Il
en prend peur craignant que cette puissance créatrice ne puisse
que s’abolir dans une folie définitive. Il est de plus en plus
conscient que la peinture de Séraphine est autodestructrice,
mais que ce n’est qu’à ce prix-là qu’elle atteindra des chefs-
d’œuvre.
Quelquefois, quand elle est en pleine crise
mégalomaniaque, elle glisse dans son corsage une liasse de
billets et décide de faire des emplettes. Elle achète sans
discernement réel des chandeliers en bronze, des décorations
de cheminées, des rideaux, elle brigue la chambre voisine, où
elle veut s’installer pour s’agrandir. Elle l’obtient, mais ce
n’est pas suffisant, elle veut à présent une vraie maison, bien à
elle, rencontre un courtier d’immeubles, jette son dévolu sur
une maison de maître à l’orée de Senlis, maison de bourgeois,
qu’elle retient auprès de l’agent en attendant la venue de Uhde
dont elle pense qu’il ne lui refusera rien. De fait à Paris, sa
réputation, grâce à l’entregent de Uhde, grandit. Elle devient
un de ces maîtres de l’art primitif que Uhde a lancés. S’y
ajoutent après le Douanier Rousseau, Beauchamp, Bambois,
Vivin, tous issus de milieux modestes et qui se sont livrés à la
peinture naïvement… Uhde les a tous découverts et s’en
targue. Mais Séraphine, plus que tous les autres est sa préférée,
car elle atteint dans ses dernières œuvres une force magique,
presque irréelle. À coup sûr, pense-t-il, elle traverse des
mondes, elle est un témoin d’autres mondes.
La dérive de Séraphine cependant se poursuit, aggravée
par les absences répétées de Uhde qui, à Paris ou à Chantilly,
est occupé à soigner Helmut Kolle dont l’état de santé s’est
profondément dégradé cette année 1930.
De fait, en 1931, Kolle meurt à Chantilly, à la suite d’une
douloureuse crise inflammatoire cardiaque. C’est pour Uhde
un coup très rude. Séraphine ne parvient pas à le distraire par
sa peinture. Elle se sent délaissée, abandonnée de nouveau. Il
n’en est rien cependant, mais quelque chose se défait qu’elle
ne parvient plus à juguler. Ni à tempérer. Uhde lui-même s’en
rend compte, un peu las aussi des excentricités de sa protégée.
Elle parle à présent aux arbres, aux plantes qu’elle croise, ne
trouve de vraie consolation que dans ce discours avec la
nature, comme elle le faisait autrefois, petite fille, orpheline et
n’ayant pas d’autres amis que les prés et les haies auxquelles
elle parlait longuement.
Un autre jour, saisie d’une grande panique intérieure, elle
se rend chez madame Duflos, la couturière de toutes les
bourgeoises de Senlis. Elle jette sur la grande table de l’atelier
une liasse de billets, sans même les compter, et commande une
robe de mariée. On la plaisante un peu, les petites mains de
madame Duflos rient sous cape, la couturière lui demande quel
est l’heureux élu. Séraphine, prise au dépourvu, se souvient de
Cyrille et retisse la vieille histoire à sa façon. Elle parle de son
retour du Sahara, raconte qu’elle a attendu tant de temps, mais
qu’à présent il est sûr de ses sentiments et a hâte de s’installer
définitivement en France. Elle en parle avec une sûreté de ton
qui saisit la couturière. Séraphine ne recule devant aucune
dépense : elle veut une grande robe de mariée, avec une traîne
en dentelle de Chantilly bien sûr. Qui lui tiendra le bras à son
entrée à l’église ? M. Uhde, pense-t-elle, Uhde, le père
protecteur, l’intouchable.
Elle exulte quand il lui apprend qu’il prépare pour elle et
pour l’année suivante une exposition à Paris. Sa revanche sur
le destin est enfin assurée. Elle va donc briller au firmament
des arts et à Paris, de surcroît, sacrée depuis la Grande guerre
la capitale mondiale des arts !
L’imagination se déverse la nuit au double de ses capacités
habituelles. Elle fournit des efforts sans précédent, jusqu’à
craindre que sa tête n’explose, dit-elle. Mais elle insiste,
poursuit sa tâche tyrannique. Les jours, les nuits passent, mais
Séraphine sent que quelque chose ne va plus, qu’à trop livrer
d’elle, le flot s’épuise et se corrompt. Elle recueille alors
toutes ses forces et peint, et c’est presque un suicide, presque
une mort programmée. Elle est comme retranchée, une vraie
forcenée dans ses deux chambres, et elle peint. Une voisine
compatissante lui apporte un bouillon de légumes, elle
l’accepte, mais pourrait s’en passer. Souvent même, elle le
refuse, préférant mourir à la tâche, pour aller jusqu’au bout de
son histoire.
Cette ferveur mystique qui l’a emportée dès le début de
son aventure accélère sa tension, elle l’entraîne dans une
ascèse presque totale. Plus que jamais elle peint pour Dieu,
Marie, tous les saints. Elle s’offre en victime expiatoire… de
qui, de quoi ? Le message n’est pas trahi. Elle écrit ses
dernières volontés, rencontre une société de pompes funèbres,
organise ses funérailles, paie le prix qu’il faudra, veut une
procession à travers les rues de Senlis, toutes les pompes
baroques possibles, plumets noir et blanc devant sa porte
d’entrée, fleurs de toutes sortes sur son cercueil, bois rare et
verni pour lui, et chevaux caparaçonnés, une grande messe
avec chorale et solistes : « Un enterrement de première classe,
monsieur », conclut-elle. Elle prévoit aussi une inscription sur
la dalle funéraire : « Ici Séraphine Louis Maillard, sans rivale,
en attendant la résurrection bienheureuse… »
L’état de Séraphine cependant s’aggrave. Il n’est pas
encore tout à fait perceptible ou inquiétant au point
d’envisager une intervention forcée ou pas, mais à de petits
signes, Uhde voit bien que sa protégée change. L’humeur est
moins « naïve », Séraphine est plus agressive, les tableaux
s’enchaînent dans cet état mitigé. C’est pourtant la période des
grands chefs-d’œuvre, qui étonnent les milieux artistiques tant
français qu’étrangers. Elle est à présent, grâce aux relations de
Uhde, connue jusqu’aux États-Unis. Uhde organise des
expositions un peu partout, dans des galeries, mais aussi dans
des appartements privés et prestigieux. Les Rothschild prêtent
ainsi leurs salons pour des expositions d’un soir où se
réunissent des collectionneurs. Sa règle est de n’exposer
qu’une ou deux toiles de Séraphine, afin de favoriser et de
sacraliser le choc qu’elles provoquent. Le vertige floral auquel
elles prêtent sidère les visiteurs. C’est à cette période qu’elle
exécute L’Arbre rouge et L’Arbre du paradis, Les Grandes
marguerites, des toiles très hautes qui vibrent d’une intensité
magique. Uhde insiste sur le fait que cette peinture n’a pas
d’égale dans sa catégorie. Autant cela pourrait être le cas de
certains peintres classiques ou modernes (l’on pourrait
invoquer Chardin, Poussin), autant pour Séraphine, la
référence est presque inconnue. Certes, l’on pense à des
vitraux, à des émaux, à la Perse et à l’Orient, mais quelque
chose d’inédit et d’inconnu surgit. « Le cas est unique, et
individuel, écrit Uhde. Se reproduit le miracle gothique qui,
naguère, jaillit de la collaboration de l’enthousiasme franc et
du style gallo-romain dans cette même et divine Île-de-
France. »
L’exigence de la peinture est telle chez Séraphine qu’elle
dit s’y plier jusqu’à la mort. Anne-Marie Uhde est inquiète :
quand Séraphine les rejoint à Chantilly, le dimanche, elle
affecte une attitude étrange, ses propos sont incohérents ou
mystérieux, elle a des attitudes surprenantes, reste solitaire
dans le jardin enlaçant des troncs d’arbres, prétendant se
régénérer à leur contact, plus aucune conversation avec elle
n’est possible.
Un jour, Séraphine est convoquée par Uhde : elle se rend
au rendez-vous vaguement inquiète. Redoute-t-elle une
mauvaise nouvelle ? Sa prémonition s’avère juste : Uhde la
reçoit pour lui dire qu’il ne peut assumer ses dépenses et
particulièrement cette option qu’elle a posée sur la grande
maison bourgeoise de Senlis qu’elle a convoitée. La crise de
29 a joué aussi pour beaucoup dans sa décision et les affaires
sont mauvaises. Il faut, lui dit-il, qu’elle renonce à ses idées de
grandeur. Elle ne dit rien, baisse les yeux, et se retire. Mais en
elle, c’est un nouvel effondrement. Les espoirs qu’elle a
nourris auprès de Uhde s’écroulent, de nouveau elle se sent
lâchée, seule et abandonnée. Un nouveau seuil est atteint.
Toutes les barrières, toutes les digues mises en place
inconsciemment pour lutter contre les assauts obscurs de sa
psychose qu’elle sentait monter en elle, sont en train de
tomber. Elle sait que la voie fatale s’ouvre devant elle. Elle
peint La Séraphine rouge, une toile embrasée, qui ressemble à
un vitrail et que Uhde admire, la jugeant comme un chef-
d’œuvre. Les délires se précisent toutefois. Elle se rend à la
cathédrale pour y prier comme elle l’a toujours fait, mais à
présent, elle monologue à haute voix devant les autels, et le
sacristain est obligé de la faire sortir… Rue du Puits-Tiphaine,
elle se cadenasse comme autrefois, mais elle ajoute encore des
chaînes. Ses voisines tentent bien d’entrer en contact avec elle,
mais elle s’y refuse. Les Uhde sont très inquiets : ils craignent
qu’elle ne meure à la tâche. Ils lui demandent de se reposer,
d’arrêter de peindre, mais elle est comme prise dans un
engrenage fatal, dont elle ne pourrait s’évader. Elle le leur dit :
« Laissez-moi, je ne peux faire autrement, ça me vient d’en
haut, je dois obéir. » L’injonction divine est plus intense que
jamais, elle subit son exigence docilement, au risque de sa
propre intégrité psychique. Peindre, peindre, jusqu’au bout de
ses forces, livrer ainsi la preuve de son amour pour Marie. Les
toiles au fil des mois réverbèrent des lumières et des tonalités
plus graves et plus sombres. Elles se drapent de rouges
profonds et de reflets bruns et bleus de nuit qui semblent
prévenir d’un drame. Elle ne choisit plus ces rouges et ces
jaunes éclatants qui faisaient, il y a quelques années encore, sa
patte. Elle drape ses bouquets d’un voile funèbre, mais dont
l’étincellement révèle des mondes secrets, où va sombrer
l’arbre de vie, brisé dans sa verticalité. Où vont les flots de
pétales, dans quelle mer inconnue se jettent-ils ? Et à force de
tourbillonner, les grandes fleurs vont-elles finir par se poser, se
flétrir et se détruire ? L’œil est lui-même tant sollicité par la
vibration giratoire des bouquets et par le mouvement obscur
qui les commande qu’il vacille et donne le tournis. Nul doute
que quelque chose se passe dans cette peinture qui, d’oblative
qu’elle était, devient brutalement « folle », entraînant ceux qui
la regardent dans ce même risque.
Quand Uhde lui montre ceux qui pourraient être de sa
même famille, les primitifs Vivin ou Bambois, elle les regarde
avec une certaine condescendance, ne les trouvant pas à sa
propre hauteur. Elle sourit poliment, mais trouve qu’ils n’ont
pas atteint la puissance et l’intention qu’elle, Séraphine, a
déposées dans ses toiles. Plus que jamais elle s’estime « sans
rivale ». Ce dédain qu’elle exprime à l’intention de tous ceux
qui l’approchent va aussi à ceux de sa classe sociale, les
domestiques, qu’elle nomme, en faisant un geste méprisant de
la main, « la valetaille »… Plus que jamais, elle s’isole et en
même temps s’élève…
Quand elle se remet à la tâche, elle se dit que les fleurs
doivent tout accaparer de la toile, ne rien laisser de vide. La
saturation de sa peinture est telle qu’elle reflète un
étouffement, une vision qui, de légère et pacifique qu’elle était
à ses débuts, devient menaçante et même agressive. Tout
semble annoncer des événements tragiques qu’elle subodore.
Sa fatigue est réelle, elle ne s’en plaint pas, mais les Uhde qui
sont pratiquement les seuls à la fréquenter, s’en aperçoivent et
s’en inquiètent. Mais Séraphine ne veut rien savoir :
« Poursuivre l’œuvre », dit-elle, seulement, c’est sa seule
ambition, au risque d’en mourir.
Les effets de la crise sont tels que Uhde n’envisage plus
l’exposition qu’il avait prévue pour elle. Il se décide à le lui
faire savoir, prenant mille précautions pour lui annoncer la
mauvaise nouvelle. Elle laisse Séraphine sidérée. Tout
s’écroule cette fois et se brise en elle. Le délabrement de sa
conscience se fait presque instantanément. Elle ne dit mot,
comme à son habitude, rejoint son petit appartement où elle a
entassé tous les objets qu’elle a achetés inconsidérément, et
dont elle espérait décorer sa grande maison rêvée… Face au
désastre auquel elle doit faire face, elle se mure dans une sorte
de silence, butée. Elle ne prend pas, chose exceptionnelle, ce
soir-là, ses pinceaux et ne regarde même pas la toile qui est en
cours. Elle se couche, sans manger ni boire, tout habillée. Elle
sombre dans un sommeil profond. Le lendemain matin, elle se
lève tôt et commence dans un grand brouhaha à rassembler des
affaires. Ses voisins croient qu’elle fait son ménage avec une
ardeur nouvelle. Ils sont heureux de la savoir aussi vive de bon
matin. Elle a cependant sa tête des mauvais jours, butée, et
ombrageuse. Elle maugrée, murmure des paroles sans queue ni
tête, l’esprit brouillé, mais fixé sur sa résolution. Elle ne range
pas, mais dépose des affaires, pêle-mêle, dans des sacs.
C’est le 31 janvier 1932.
Elle profère des insultes, des injures, des paroles
malveillantes sur les Uhde qui l’ont lâchement, dit-elle,
abandonnée. Elle ne veut plus les voir, elle veut enfin rejoindre
ceux qu’elle a toujours vénérés, la Vierge Marie, ses saints
anges, Jésus, Dieu. « Eux au moins, ne m’abandonneront
jamais », dit-elle… Elle semble très en colère, mais d’une
colère calme, déterminée, comme si elle avait pris une
décision irrévocable. Se commande-t-elle déjà à cet instant ?
Ce sont ses derniers gestes de femme libre et consciente.
Justement sa conscience, fendillée, chancelle, et se livre à plus
fort qu’elle. Une voisine a prévenu la police : elle arrive
aussitôt. Séraphine n’en tient pas compte et continue sa
logorrhée, mais comme il n’y a pour l’heure pas de désordre
sur la voie publique, ni de trouble à ce même ordre public, elle
lui demande de se calmer et de se reposer. Séraphine n’entend
rien, elle sort enfin, sans prendre la peine de se couvrir d’un
manteau. Le froid pique son visage. Les rues sont quasi
désertes. Elle s’aventure le long des hôtels particuliers. Elle
sonne à leurs portes. Elle se pend aux sonnettes. Personne
n’ouvre. Elle maudit les gens, invoque des psaumes et profère
des menaces bibliques. Elle dépose sur le seuil des maisons les
objets qu’elle avait achetés au temps de sa splendeur. Les
chandeliers de bronze, les pendulettes, les angelots de faïence,
les soupières de porcelaine… Des habitants, effarés par le
spectacle, appellent de nouveau la police. Elle vient, un
fourgon suit de loin. Puis un agent municipal s’approche d’elle
et lui demande gentiment de la suivre. Elle ne paraît pas
violente et il n’y a pas besoin d’user de la force. Le gendarme
exprime même une certaine compassion à son égard et la
prend doucement par le bras, la conduit dans le fourgon. Elle
se laisse faire, elle a abandonné la partie. Déjà la peinture
n’existe plus, Séraphine est ailleurs.
Uhde à Chantilly se morfond et se promet d’aller rendre
visite à Séraphine pour lui dire que l’exposition est remise,
mais pas abandonnée. Il a l’intention de lui demander une
nouvelle toile : « Surpassez-vous encore, Séraphine, n’ayez
pas peur. » Un pressentiment douloureux l’étreint. Que fait à
cette heure Séraphine ? Comment la protéger d’elle-même ?
Mais Séraphine ne peut l’entendre, elle achève seule son
interminable errance dans les rues de Senlis. Dans le petit
fourgon de police, elle lance par la fenêtre grillagée, des
anathèmes aux habitants qui n’ont pas ouvert leur porte, leur
promet les flammes de l’enfer et de l’Apocalypse, elle les
déclare perdus, prétendant répéter les mots que l’ange Gabriel
lui a soufflés. Le gendarme lui demande de se calmer, il la
connaît bien comme tous les habitants de Senlis, car la ville
ressemble à un vrai village avec ses habitudes, ses coutumes,
ses traditions. Elle ne l’écoute pas, encore une fois, elle se
trouve derrière des fenêtres ou des murs qu’elle ne peut
franchir. Pour une fois, elle dénonce la société qui l’enferme.
On l’emmène à l’hôpital de Senlis. Elle va y rester quelque
temps, avant d’être transférée à l’hôpital psychiatrique de
Clermont-de-l’Oise où elle restera dix longues années.
Arrivée à l’hôpital de Senlis, on lui affecte une chambre
sécurisée, barreaux, table et siège rivés au sol, fenêtre qui ne
s’ouvre pas : rien qui pourrait favoriser une tentative de
suicide. Elle reste muette, comme si le flot diluvien des
paroles proférées dans la rue pendant sa crise psychotique,
s’était soudain tari pour laisser place à un état d’absence et de
vide. Le délire s’est apaisé, mais à l’intérieur d’elle-même il
continue de bouillir et de ravager ses cellules. Uhde n’est pas
encore prévenu. Elle a subi un véritable interrogatoire par la
police qui a été consigné dans son dossier médical. Le rapport
très explicite et documenté ne lui laisse guère de chance pour
une possible guérison. « Des renseignements recueillis, il
résulte que : Mlle Louis est atteinte de troubles mentaux depuis
plusieurs années.
Hier, 31 janvier, elle a été déposer (sic) au commissariat un
certain nombre d’objets et d’effets mobiliers notamment une
peinture sur toile, 3 pliants, un drap, 3 paillassons, divers
écrins contenant des cuillères, fourchettes, couteaux, etc. en
métal argenté. L’agent Petit déclare que lors de son enquête, il
a trouvé Mlle L. chez elle, dans un grand état de surexcitation,
tenant des propos des plus incohérents, et des plus mystiques,
déménageant son mobilier, pour le déposer sur la voie
publique, disant ne plus vouloir prendre de la nourriture et s’en
aller à l’aventure. La malade a sollicité à maintes reprises
notre intervention pour des crimes et des délits purement
imaginaires. C’est une mystique, une persécutée et une
illuminée prétendant avoir des visions de l’au-delà. Pendant
une certaine période remontant à l’automne 1930, elle nous a
fait savoir :
1. Que M. Coutard, commissaire de police, détenait chez
lui une valise remplie de pièces d’or dérobées au cours d’une
perquisition.
2. Que M. l’abbé A… avait commis un crime et a volé des
objets de valeur à la cathédrale de Senlis.
3. Que M.D. …, archiprêtre de Senlis, avait tué deux de
ses enfants naturels.
4. Que de nombreuses personnes de la ville et des
religieuses avaient tenté de l’empoisonner.
5. Que M. le capitaine de gendarmerie de Senlis était un
grand voyant, perçant l’au-delà.
6. Qu’elle allait sous peu se marier avec un ange et que sa
toilette de mariée était commandée chez M. D…
L’été dernier, il a pris fantaisie à cette personne, se croyant
empoisonnée, de faire analyser ses excréments par M. le
docteur B…, à Senlis. Peu de temps après cette fantaisie, Mlle
L. a envoyé sous enveloppe un billet de 1 000 francs à M. et
Mme B. » Etc.
L’affaire est donc entendue : le style du rapport, à la fois
fiable et subjectif, laisse entendre que Séraphine est
« repérée » depuis des années déjà par la police à la suite des
nombreux scandales qu’elle a elle-même provoqués. Le ton est
goguenard souvent et peu charitable. Le gendarme s’autorise
des conclusions et des jugements qui sortent de son rôle : tout
se passe comme si la folie et ceux qui en sont atteints, ne
disposant plus de leur propre entendement, devenaient aussitôt
la cible et la proie de toutes les critiques et de toutes les
injures. Séraphine est ainsi classée (sans suite) par le policier
comme une mystique, une illuminée, une persécutée, étant
entendu que ces trois termes la confinent dans le rayon des
exclus et à ce titre remis par l’ordre public à un asile qui se
chargera de la garder. Le peu de considération du rapport
laisse imaginer des traitements dont les malades, dans les
asiles, sont l’objet à cette époque.
Elle y reste un mois et demi au cours duquel Uhde ne lui
rendra pas visite, quoiqu’il ait été alerté. Sidération ? Lassitude
des extravagances de Séraphine ? Impuissance à régler le
problème ?
Elle ne reçoit donc aucune visite et s’obstine à se murer
dans son silence. Elle n’est pas violente, s’offre d’une certaine
façon au temps qui passe. Un docteur fait un nouveau rapport
à l’intention de l’hôpital psychiatrique de Clermont-de-l’Oise
où elle sera internée. Il fait état à son tour de la lourde
pathologie de Séraphine que sa peinture cependant avait
maintenue au silence pendant des années et occultée. Elle a
soixante-sept ans. C’est une vieille femme, alourdie par la
fatigue et les carences multiples qu’elle a subies. Elle a ses
traits du visage qui se sont encore affaissés, elle est
abandonnée aux autres, ne s’intéresse plus à sa tenue
vestimentaire, à sa coiffure, à sa toilette élémentaire. Elle
attend dans une forme de prostration auxquels seuls les
interrogatoires du médecin l’arrachent. Il précise justement
qu’elle est « atteinte d’idées délirantes systématisées de
persécutions, d’hallucinations psychosensorielles, de troubles
de la sensibilité profonde, de réactions motrices des idées
délirantes et des troubles hallucinatoires aggravés sur fond de
débilité mentale accentuée. Il y a aggravation dans son état,
précise-t-il, depuis deux ans. Cette malade est atteinte
d’aliénation mentale, elle est dangereuse pour elle-même et
pour son entourage. Il y a lieu de l’admettre dans un asile
d’aliénés ».
Le ton bref, administratif, ne nuance pas la pathologie. La
messe est dite : Séraphine sera enfermée dans un asile de
fous…
Ce sera Clermont-de-l’Oise, un des plus grands centres
psychiatriques de France, vaste comme un petit bourg, avec
ses pavillons multiples, ses services administratifs et
domestiques, ses antennes médicales, son parc, ses murs…
Dès son arrivée à Clermont, Séraphine est vite cataloguée
ou répertoriée, comme on l’imagine. Psychose hallucinatoire
chronique. Il ne s’agit pas d’être grand clerc pour s’en
apercevoir : abandonnant son mutisme, elle se met à délirer et
à proférer menaces, injures alternant avec des envolées
mystiques, paranoïaques et mégalomaniaques. Tout ce qui
sommeillait se réveille à présent et laisse libre cours à un
torrent en colère. Les psychiatres l’observent et écrivent de
nombreux rapports qui tous s’accordent à diagnostiquer sans
ambiguïté une psychose. Tous les grands thèmes qui ont
structuré sa vie ont été déjà signalés par le docteur Le Maux,
de Senlis. C’est elle qui les a énoncés d’une certaine manière :
« Psychose chronique avec idées de grandeur ; elle est artiste
peintre ; elle va partir en Espagne pour se marier avec un
ancien capitaine ; idées de persécution ; mort-aux-rats,
poison ; un notaire veut abuser d’elle ; hallucinations
auditives : entend la voix de sa sœur décédée, la voix de Dieu
et celle de la Vierge ; idées délirantes imaginatives avec
appoint mystique ; hallucinations visuelles ; état actuel
d’euphorie ; délire évoluant depuis plusieurs années ; désordre
des actes ; lettres de dénonciation ; tapage nocturne ; scandale
à la cathédrale. Goitre. Pâleur du teint. À admettre. »
Le 15 mars 1932, le diagnostic de l’hôpital de Senlis est
confirmé par celui de Clermont : « Est atteinte de psychose
hallucinatoire : entend des voix de sa sœur qui lui dit qu’un
notaire lui jette des sorts (cette sœur est enterrée depuis
longtemps) ; entend également la voix de Dieu et de la Vierge.
Préoccupations amoureuses – satisfaction – Euphorie –
Fabulation – À maintenir. »
La rigueur médicale et sèche du rapport ne permet plus de
reconnaître Séraphine : où est la douce Séraphine qui, malgré
ses excentricités et ses fantaisies, passait pacifiquement son
temps à peindre des fleurs ? Elle qui voulut échapper comme
toutes les jeunes filles de son âge aux pièges de l’amour,
réclame maintenant un mari qu’elle a toujours fantasmé, ses
préoccupations sont sexuelles, elle tient des propos obscènes,
elle qui jamais ne fut ordurière. Tout se passe comme si les
digues du surmoi étaient cette fois définitivement tombées et
laissaient la voie libre aux idées noires, refoulées et primitives,
comme si la civilisation dont elle bénéficia sans le savoir peut-
être s’était écroulée et laissait place à une forme de barbarie
originelle. Son silence légendaire se transforme en hystérie et
en colères fébriles. Le contexte de l’asile n’est guère stimulant
il est vrai : elle croise sans cesse des hystériques, des
délirantes, des femmes violentes ou prostrées, toutes laissées à
leur existence incohérente sans qu’on y prête attention. Dans
cette nef des fous, baroque et égarée, qui pourrait se
retrouver ? Se reprendre ? Séraphine de toute façon n’a plus
les moyens cognitifs de pouvoir raisonner. L’esprit a fui, avec
lui le désir de peindre, le souvenir même de la peinture, tout à
disparu, jeté dans le grand flot semblable à celui qu’elle avait
peint récemment dans L’Arbre de Vie, arbre au tronc brisé et
qui était emporté comme les pétales et les plumes dans un
torrent abyssal. La contention cérébrale si longtemps redoutée
par les Uhde s’est donc manifestée. Durant des années, la
pression psychique qui talonnait Séraphine sans cesse refoulée
par la création qui lui servait alors de soupape, était trop forte
pour se maintenir en l’état. Les toiles qu’elle produisait
presque à la chaîne écoulaient la douleur et la souffrance de
l’abandon, mais la décision de Uhde de ne pas l’exposer en
ouvrit soudain les vannes.
Uhde, que l’on avertit enfin, ne peut s’empêcher de
culpabiliser, pensant être, pour une grande part, responsable de
l’internement de Séraphine et de son naufrage. Pour lui aussi,
la situation est rude : la mort de Kolle, le contexte social et
politique inquiétant, tant au point de vue économique que
politique, la montée des nationalismes partout en Europe qui
fait craindre le pire, la peinture qui se vend moins que dans les
années 20, tout contribue à installer en lui un état anxiogène
qu’il maîtrise mal. L’intransigeance de Séraphine qui ne
pouvait mettre en perspective la création et « les affaires » l’a
accablé. D’abord, il prend de ses nouvelles par courrier. On lui
en donne, elles ne sont pas fameuses, Séraphine est prostrée ou
bien délire. Il ne tient pas à la visiter. A-t-il peur de la
confrontation ? Est-il impressionnable ? Veut-il se protéger ?
Toujours est-il que lui comme sa sœur, Anne-Marie, ne font
pas le voyage de Clermont. Ils redoutent de trouver une
Séraphine très dégradée et pensent même qu’elle ne les
reconnaîtrait pas. Les mois passent ainsi dans cette sorte
d’indifférence. Néanmoins, pris de remords, Uhde décide
d’envoyer de l’argent un an après son admission à l’asile. Il a
appris que Séraphine vit dans un pavillon commun à toutes les
pathologies psychiatriques, où sont rassemblées des femmes
psychotiques, de grandes délirantes, des prostrées, des
mutiques, des hurlantes, toutes peu soignées, seulement
examinées en fonction de leur pathologie. La vie
communautaire est très difficile : les salles communes sont
bruyantes et offrent un spectacle de désolation et d’une assez
grande violence. Séraphine y participe et selon son humeur,
crie avec les autres femmes ou reste assise à fixer un mur
pendant des heures.
La vie y est bien sûr très réglée, de façon à créer un peu
d’ordre dans ce chaos. Lever très tôt, déjeuner, goûter et dîner
à heures fixes, le reste du temps, les malades ne sont guère
occupées, livrées le plus souvent à elles-mêmes. L’état de la
psychiatrie en France est à cette époque l’objet de peu
d’attention de la part des pouvoirs publics qui considèrent
(comme le reste de la population d’ailleurs), les asiles comme
des réserves où sont entreposés des malades dont on ne veut
pas voir la souffrance. Jugés incurables malgré les quelques
grands psychiatres qui, dès la fin du XIXe siècle, ont voulu
envisager la psychiatrie sous un angle plus humain. Les
malades sont consignés à résidence, et les asiles sont des lieux
clos peu contrôlés où la maladie n’est guère étudiée, lieux de
garde et non pas de soins.
Uhde apprend cependant qu’il est possible, moyennant une
pension, d’obtenir un statut particulier pour certains malades.
Une chambre individuelle, des repas pris dans un réfectoire
plus petit, des soins médicaux appropriés non seulement en
rapport avec la maladie mais aussi avec l’état général du
patient. Un parc est réservé à ce type de pensionnaires. Pour
une fois, Séraphine bénéficie d’un privilège social. Elle qui
s’est toujours plainte des priorités accordées aux bourgeois
comme les places réservées à la messe du dimanche, voilà
qu’elle en profite. Mais elle est loin de comprendre le
changement de situation. Tout au plus apprécie-t-elle de se
promener dans une partie du parc, loin des vociférations et des
lamentations de ses compagnes d’infortune. Elle aime à s’y
rendre, enlace de nouveau les arbres, leur parle, peut
contempler pendant des heures une touffe d’herbe, un buisson
de fleurs, puis elle rentre dans sa chambre. Elle est moins
agressive, plus pacifiée. On lui a dit que cette nouvelle
situation est due à la générosité d’un bienfaiteur qui n’a
d’ailleurs pas voulu que l’on transmette son nom. Mais
Séraphine ne peut pas s’imaginer que ce soit Uhde, dont elle a
même oublié le nom. Il y a bien aussi dans les activités de ces
pensionnaires des cours de dessin, une thérapie nouvelle qui
commence à faire ses preuves à la suite des théories du fameux
docteur Ferdières. Mais elle ne veut pas y participer. On aurait
cependant pu imaginer qu’elle accepterait volontiers, mais elle
éprouve comme une sorte de répulsion à voir des tubes de
peinture qu’on lui présente, des crayons de couleur et même
tout l’attirail du peintre que Uhde justement a tenu à lui faire
porter.
Ainsi va sa vie. Lente, indifférente au temps qui passe, aux
nuances du climat, aux autres même qu’elle peut croiser. Elle
évite de parler avec le personnel soignant, se fond dans une
mélancolie sans limite.
De 1932 à 1934, Séraphine jouit de ce régime de faveur.
Que s’est-il passé et qui a bien pu communiquer à Uhde la
fausse nouvelle de sa mort ? Toujours est-il qu’Uhde s’en
satisfait et déclare à qui veut l’entendre que Séraphine est bien
décédée à l’hôpital de Clermont en 1934. Quelques années
plus tard, juste avant la guerre, toujours convaincu de la
disparition de Séraphine, il découvre (et achète) une toile
d’elle dans une salle des ventes, dénichée sur une étagère,
jetée presque abandonnée : « C’est un délicat réseau de
feuillages de ton rose, vert clair, jaune et gris. Je le découvris
un jour, dit-il, tout couvert de poussière, dans un coin de la
salle des ventes de Senlis. Nul habitant de la ville n’avait
voulu se compromettre en poussant une enchère publique sur
le tableau d’une vieille femme de ménage démente. »
Séraphine est morte donc pour le monde des arts et des
lettres parisien. Il lui restera cependant huit longues années à
vivre dans le huis clos de l’asile et dans des circonstances
beaucoup plus difficiles. Plus que jamais l’anonymat l’entoure
de son silence d’étoupe.
On ne s’alarme pas de ne plus recevoir de Uhde la pension
qu’il avait réglée pour plusieurs mois à l’avance. De sorte
qu’entre 1935 et 1942, l’état de Séraphine empirant, on ne
juge plus bon de la garder au pensionnat. Graduellement, elle
rejoint les salles communes. Elle ne s’en plaint pas, occupée à
une nouvelle activité qu’elle affectionne : écrire. Elle n’est pas
en apparence affectée par sa solitude et par l’absence de tout
lien social ou affectif. Elle semble comme détachée du monde.
Ailleurs. La submersion de sa psychose est telle que plus rien
ne peut véritablement la toucher. Elle ne se plaint pas,
n’éprouve aucun affect particulier. Le temps, la souffrance
n’ont pas de prise sur elle. Elle écrit néanmoins, beaucoup.
L’ensemble de ses lettres qu’elle destine à des correspondants
fictifs est systématiquement rangé dans son dossier. Elles
aideront ainsi à la compréhension du cas clinique.
Les médecins s’attendent à des bouquets de fleurs, à des
compositions florales pour lesquelles elle est restée célèbre.
Mais Séraphine a tout oublié. Elle demande du papier et un
crayon pour écrire. Et comme pour la peinture, elle a horreur
du vide. La page blanche est l’effroi. Elle va la recouvrir,
l’envahir de sa prose maladroite, de son écriture un peu
penchée, mais qui a su conserver quand même un certain sens
de l’orthographe. Pas un espace inoccupé ne sera abandonné.
Elle écrit, remplit des pages et des pages, et devient une
graphomane. Le cas en l’espèce est connu. Les médecins
psychiatres ont déjà observé cette manie furieuse et l’ont
analysée. Reste à en découvrir la teneur. La sage Séraphine, la
docile et la pieuse servante de la Vierge se transforme en goule
excitée et en prophétesse vengeresse et violente. Comme
l’explique le docteur Gallot qui s’est penché sur son cas, elle
quitte désormais l’espace symbolique que représentait pour
elle la peinture. Désormais, tout revient à l’état primitif et son
psychisme tourmenté n’a plus besoin du symbolique. Elle se
présente donc totalement nue devant le monde, naïve au sens
propre du terme, c’est-à-dire près de la naissance. Peintre, elle
a cru, dit-il, être la plus grande dans le monde. Dès lors, tout
lui était possible, jusqu’à avoir des maternités mystiques : elle
aurait des enfants nés de ses anges gardiens. Le monde entier
n’a pas compris son destin. Il s’est moqué d’elle, l’a souillée et
a blasphémé sur ses origines divines. C’est pourquoi l’écriture
graphique va devenir pour elle le moyen de régler ses comptes
avec lui. Elle écrit pour le dénoncer, le juger au tribunal de sa
volonté et pour l’abattre. Rien n’est alors plus violent pour elle
que de se lancer dans cette guerre intérieure qu’elle entend
mener. Les injures, les blasphèmes, les dénonciations
affleurent à sa bouche, elle les retranscrit dans ses lettres et cet
acte la soulage, l’apaise. Les médecins encouragent cette
nouvelle pratique. D’abord elle l’occupe, et elle tempère son
bouillonnement intérieur. Les lettres sont incohérentes, bien
sûr, la syntaxe est complètement bousculée, les phrases sont le
plus souvent courtes, lapidaires comme des cris jetés à la face
du monde. Elle se croit investie d’une nouvelle mission. En
écrivant, elle peut quelquefois retrouver des traces de son trait
pictural si singulier : pour ne pas laisser de place au vide et au
manque, pour combler les trous dont son esprit est victime,
elle entrelace les phrases, longe les marges, et l’écriture court,
court sur la feuille, forme presque à sa façon des motifs
floraux, des entrelacs de lettres, des sortes de guirlandes.
Inconsciemment sa belle écriture acquise à l’école
communale, jadis, revient, intacte. Elle qui savait si bien faire
les pleins et les déliés, les avait reproduits dans sa peinture
autrement, par ces enchevêtrements de fleurs, de lianes, de
tiges, qui occupaient toute la toile, les exécute de nouveau,
dans une liberté de parole et de syntaxe complètes. Les
psychiatres n’y voient qu’un délire de démente, mais en vérité,
les lettres retissent sa vie, exhument des pans oubliés,
soudainement ressuscités, aussitôt oubliés et ensevelis dans le
grand vide. La mémoire est comme trouée, l’écriture prend ce
qui arrive, à la crête des réminiscences, elle les attrape et les
couche sur le papier, avant qu’ils ne repartent dans leur
errance. Les rapports médicaux sont factuels, sans empathie,
simplement des minutes de police.
« 31 juillet 1932 : récrimine sur la nourriture. Déclare
avoir aperçu la Sainte Vierge et devoir se marier
prochainement avec un riche monsieur habitant l’Espagne.
30 janvier 1933 : état mental inchangé.
30 août 1933 : demande sa sortie ; par ailleurs, même état.
30 octobre 1933 : sans changement. »
Après 1933, l’état va évoluer. Les incohérences se
multiplient, la parole elle-même est altérée, la confusion est
complète et constante. Elle est déplacée dans un pavillon plus
surveillé. Elle fugue à présent, pas très loin, mais s’éloigne
dangereusement dans le parc et pourrait tout aussi bien y
passer la nuit, couchée sur l’herbe. Mémoire de son enfance
paysanne ? Besoin affectif de la nature ? Sensation de
protection auprès d’elle ? Sensualité de l’herbe qu’elle caresse
comme de la peau ? Elle s’isole de plus en plus, vit dans son
monde. Comme elle ne reçoit aucune visite, elle est livrée à sa
propre solitude intérieure. Aucune stimulation de son esprit ne
lui est proposée. Subira-t-elle des électrochocs comme cela
était alors à la mode ? On l’ignore et les rapports médicaux ne
le précisent pas. Il est donc probable que non. Les lettres qui
s’accumulent dans son dossier ne laissent aucun doute sur la
gravité de sa pathologie : psychose hallucinatoire, a-t-on déjà
dit. Mais aussi paraphrénie fantastique, accompagnée de
persécutions, de délires auditifs, d’angoisses et de terreurs, de
prostration et de mutisme. La crainte d’une nouvelle guerre
après celle si cruelle de 14-18 est redoutée. Elle est dans tous
les esprits. Mais à Clermont, elle n’est pas perçue. Les jours
ressemblent aux autres jours, qu’ils soient de guerre ou de
paix. La guerre de toute façon, Séraphine l’avait déjà prédite
dans ses derniers tableaux et dans ses ultimes prophéties. Aux
bouquets joyeux et lyriques de ses premières toiles, quand elle
n’était encore qu’une petite « bouquetière du Bon Dieu »
comme elle se voyait elle-même, ont succédé des toiles âpres
et violentes, aux couleurs sombres. Les éclatantes couleurs du
nuancier Ripolin avaient été drapées d’un éclat brun et presque
noir qui faisait craindre des jours funestes. La petite naïve de
Senlis était devenue la Pythie annonciatrice de mort.
L’annonce de la guerre règle différemment les rythmes de
l’hôpital. Si tout en apparence est conforme aux coutumes
asilaires, à une ordonnance rituelle, il est évident qu’elle va
engendrer auprès des différents personnels des inquiétudes et
des préoccupations dont les malades feront inévitablement les
frais. L’instinct de survie, le désir farouche de sauver sa vie et
de manger à sa faim vont entraîner des réflexes égoïstes et
diminuer l’attention que ces personnels seraient en devoir
d’accorder à leurs malades. L’inutilité sociale des internés, leur
absence de conscience les livrent à une plus grande fragilité et
à une solitude plus vaste. Les soins risquent d’être moins
précis, les restrictions alimentaires aussitôt organisées
fragilisent leur état général, les angoisses générées par des
nouvelles catastrophiques du front puis par l’exode et ce qui
s’ensuit, l’arrivée des Allemands, l’occupation, détournent
l’attention et même la compassion. Chacun essaie de vivre le
moins mal possible la dureté des événements et les mesures
prises par les pouvoirs publics réduisent la vigilance portée
aux autres. La théorie du sauve-qui-peut est désormais
souveraine et, mis à part quelques médecins et chefs de service
qui résistent à cet affaiblissement moral généralisé et à la perte
des valeurs humanistes, les hôpitaux psychiatriques sont les
premiers remparts qui s’effondrent et favorisent l’extension de
théories eugénistes déjà rampantes avant la guerre, entretenues
par des médecins et sociologues allemands, et que la guerre
autorise à proclamer publiquement. Que faire en effet de ces
centaines de milliers de « fous », ainsi dénommés pour
s’épargner la longue liste nuancée dressée par les psychiatres,
qui sont autant de bouches à nourrir ? Que faire de ces
hommes et de ces femmes abandonnés à leur démence et que
la société se voit contrainte au nom de valeurs humaines
fondamentales à servir ? La guerre vient aider à faire tomber
les barrières morales, la faim, les soins médicaux sont
accordés en priorité aux soldats qu’il faut correctement
nourrir, aux blessés, et ensuite aux femmes enceintes pour
assurer les générations suivantes qui seront forcément fragiles
du fait du grand nombre de soldats tués au front, puis aux
familles dotées d’enfants, aux vieillards, aux pauvres, et
ensuite aux malades et enfin aux malades mentaux… La
hiérarchie de la charité et de la solidarité nationale est
implacable en temps de guerre.
Clermont-de-l’Oise n’échappera pas à cette discrimination.
Séraphine est laissée ainsi à sa propre destinée sans aucune
barrière. Qui pourrait lui venir en aide ? L’accompagnement
psychiatrique n’étant pas celui qui est en place aujourd’hui
dans les mêmes lieux, elle n’a personne auprès de qui elle
pourrait alléger ses souffrances, car elles sont réelles. Outre la
pression délirante, commence à se répandre un cancer du sein
qui n’est pas soigné. Elle est embarquée dans la même nef que
les alcooliques, les tuberculeux, les syphilitiques, ceux qu’on
appelle alors « les mongoliens », et la nef dérive sans contrôle.
Des sociologues s’emparent du sujet dans les années 1980
pour dénoncer cette situation : on pense ainsi aux travaux de
Max Lafont qui, dans son ouvrage L’extermination douce
(1987), révèle aux lecteurs une famine organisée par les
autorités de Vichy, en écho au programme d’euthanasie
perpétré par les nazis dès le milieu des années 30. De
l’extermination « douce » à l’extermination « brutale », il y a
bien sûr une marge que ne franchit pas le sociologue.
Toutefois sa thèse, qui fait alors grand bruit, est contredite par
les travaux d’Isabelle von Bueltzingsloewen, rassemblés dans
son ouvrage L’hécatombe des fous. Ses analyses l’amènent à
penser qu’il n’y a pas en fait de programmation volontaire
d’extermination des aliénés, mais un rationnement drastique
infligé à l’encontre de cette population. Le nombre avancé tant
par Max Lafont que par d’autres historiens de cette époque est
confirmé par elle, 45 000 aliénés morts de faim ! Le nombre,
dans sa crudité, tombe comme un couperet et donne la mesure
de la tragédie à laquelle s’ajoute celle de leur maladie et de
leur fragilité.
Séraphine va donc vivre dans ce contexte de carence et
d’absence de traitement. La correspondance à laquelle elle
s’adonne est devenue un dérivatif, une manière de compenser
l’angoisse provoquée par la sous-médicalisation, la pénurie du
personnel et par l’abandon des tâches essentielles d’aide aux
malades, la guerre ayant suscité des négligences, des
malversations, des abus de toutes sortes, des abandons. Livrés
à une cachexie majeure, les malades s’étiolent, leurs
pathologies s’aggravent et les décès sont de plus en plus
fréquents. La situation de guerre empêche souvent les familles
concernées de venir inhumer leur parent, et les malades sont le
plus souvent enterrés dans des fosses communes, à l’extrémité
du grand parc. Il en sera ainsi pour Séraphine que personne ne
viendra réclamer : qui d’ailleurs aurait pu se charger
personnellement de son inhumation ?
Les rapports des médecins depuis l’entrée en guerre ne
changent pas :
« 12 janvier 1939 : conserve ses idées délirantes, écrit
toujours autant à la police.
3 juillet 1939 : état mental inchangé, mais calme. »
L’année suivante, les rapports précisent :
« 19 janvier 1940 : état mental inchangé.
8 mai 1940 : réclame à manger pour ses petits.
18 août 1940 : se montre ce jour comme étant une
maîtresse laveuse, reste aussi délirante. N’a jamais assez de
nourriture.
14 octobre 1940 : état mental inchangé.
4 décembre 1940 : reste inactive. Calme, mais toujours
aussi délirante. Température, 37°4.
8 avril 1941 : état mental inchangé. Dit avoir deux enfants
dans son corps et souffre de la faim.
28 décembre 1941 : a été alitée. Œdème des membres
inférieurs, fatiguée. »
On le voit, si l’état mental reste plus ou moins inchangé,
l’était général se détériore. Les douleurs au sein commencent à
se faire sentir, un abcès va se former, s’infecter et puruler,
laissant une plaie au sein de plus en plus nécrosée. Plus on
avance vers sa fin et plus remontent des grands fonds les
fantasmes de sa vie de peintre : devenir une grande mère, une
sorte de déesse pythique, organisatrice d’un nouvel univers, et
par là même enfanter, acte ultime et souverain. La mère doit
aussi enfanter. La peinture libère les désirs enfouis et elle les a
livrés d’une manière symbolique dans les motifs floraux et
naturels. Mais à l’hôpital, c’est une tout autre histoire. Les
enfants fantasmés sont cette fois des jumeaux, enfantés par
aucun homme. Séraphine se prépare à une maternité mystique.
Pour les nourrir, elle sort le soir dans le parc et, à quatre pattes,
se met à brouter l’herbe. Elle prétend ainsi pallier les carences
alimentaires et son absence de lait, le sein étant malade. Elle
s’étale sur la maigre pelouse, revient à l’état naturel, animal.
Les digues du surmoi cèdent une à une, laissant place au
primitif, agité et inconnu.
La guerre n’est pas favorable à la France, après l’armistice.
C’est l’exode, après l’exode, c’est l’occupation, et une quasi-
guerre civile entre résistants et collaborateurs, entre un pouvoir
défaillant et délétère et un pouvoir clandestin hors sol.
Séraphine ignore toute cette tragédie, occupée à nourrir ses
jumeaux, mais tout ce qui faisait, bon an mal an, une
communauté médicale, une mission d’assistance, se détériore.
La solidarité entre le personnel et les malades s’effrite. Chacun
pratique le fameux Système D, une économie parallèle se met
en place, le marché noir prospère et les larcins, les vols avérés
sont monnaie courante. Les attributions de denrées consenties
aux malades sont réduites de moitié et entraînent des carences
qui provoquent assez rapidement la mort. Les aliénés en sont
dépouillés de la moitié, car le fameux système du « coulage »
intercepte les denrées qui leur sont destinées et les redistribue
au personnel soignant peu scrupuleux. Un silence de plomb
pèse sur l’établissement. Il y a certes quelques chefs de service
qui s’en indignent, et réclament plus d’attributions au
gouvernement de Vichy qui refuse de les allouer par la
circulaire du 3 mars 1942 signée de son secrétaire d’État à la
Santé. Pourquoi nourrir des « déchets », des bouches inutiles,
telle est en substance et en filigrane la raison qui anime alors
la société, encouragée par les discours eugénistes qui sévissent
en Europe et aux États-Unis…
Le chaos est visible à l’hôpital de Clermont. Tous les
services fonctionnent au ralenti et dans une certaine
désorganisation, un climat délétère plane partout, des
psychiatres tiennent à bout de bras ce qu’ils peuvent,
dénoncent les vols qui lèsent les malades, mais l’esprit de la
guerre, malfaisant et malveillant, fait le reste. Ils ne sont pas
écoutés, leur autorité est sapée, on répugne à soigner des
« tarés », des « dégénérés », des « déchets sociaux », des
« enveloppes humaines vides » (ce sont les termes dont le plus
souvent on les qualifie jusque dans des rapports officiels), et
l’institution semble aller à vau-l’eau.
Dans ce désastre, qu’est devenu Uhde ? Tout ce qu’il
représente, l’art, le raffinement, l’élégance, l’Allemagne,
l’homosexualité, l’admiration pour une forme d’art que les
nazis considèrent comme de l’art « débile » au point d’en faire
une exposition pédagogique et didactique en Allemagne, pour
mieux dénoncer la dégénérescence d’une modernité malade à
leurs yeux, ses écrits pacifistes, tout cela fait qu’il est menacé
aussi bien sur sa terre natale qu’en France… Il est déchu de sa
nationalité et traqué par la Gestapo. Obligé de se cacher avec
sa sœur grâce à des amis sûrs dans le Gers, au château de
Saint-Lary, chez la comtesse de Coloredo, il a pu rouler
quelques toiles de sa collection et les emporter avec lui, mais
pour la seconde fois, la plus grande partie sera confisquée et
vendue aux enchères à la Libération. Une nouvelle fois, il aura
tout perdu de ses découvertes exceptionnelles, de ces toiles
d’art naïf qu’il aura portées à la connaissance du grand public
et au rang de chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, des œuvres
conçues dans la solitude et l’ignorance apparente, des œuvres
jaillies des plus primitives sources.
Le début de l’année 1942 se passe pour Séraphine dans
une apathie totale. Elle s’alite la plupart du temps, on lui
administre du chloral, elle ne mange presque plus, rejette
même les portions pourtant misérables qu’on lui accorde, un
interne note qu’elle mange au mois d’août ses propres
détritus ; partout dans l’hôpital c’est une sorte d’apocalypse.
Des malades errent dans les couloirs, livrés à eux-mêmes,
d’autres agonisent sans accompagnement, dans la solitude la
plus totale, certains demeurent prostrés, recroquevillés sur
eux-mêmes, n’attendant rien. Les nouvelles de la guerre ne
sont pas bonnes du tout. Les progressions allemandes sont
nettes et le pays est livré à ses propres divisions, aux
suspicions, aux trahisons de toutes sortes. Mais à Clermont,
tout se passe à huis clos. Séraphine elle aussi agonise :
méthodiquement, son état se dégrade, les médecins lui donnent
des calmants, non pas qu’elle soit agitée, mais ses douleurs
dues au cancer de son sein s’aggravent. Elle dit ressentir des
brûlures jusqu’au fond de son corps, mais elle ne fait plus que
marmonner, la parole est indistincte. Une fois, en juillet, on
s’aperçoit qu’elle est allée jusque dans le parc et a arraché de
l’herbe, elle l’a conservée sur elle et en mangeait, toute seule,
dans son lit…
Les carences sont si évidentes que le gouvernement de
Vichy revient sur sa décision de mars. En décembre, le 4
précisément, il accorde une « attribution supplémentaire de
denrées contingentées aux malades internés dans les hôpitaux
psychiatriques ». Le maréchal sénile, depuis Vichy, fait un
geste, sensible peut-être au fait que l’histoire pourrait le juger
comme étant celui qui aurait affamé les vieillards et les
malades de France…
Cela n’empêche pas que les taux de mortalité enflent
démesurément. À Clermont, 3 063 malades affamés
mourront…
Le 11 décembre 1942, Séraphine entre dans son agonie.
Seule comme d’habitude, comme elle n’a jamais cessé de
l’être. L’hiver particulièrement rigoureux cette année-là cingle
de froid les couloirs, les chambres mal chauffées du fait de la
pénurie et des économies d’énergie. Du verglas brille dans les
allées. Du givre étincelle sur les toits d’ardoise. Le froid
découpe le paysage que l’on peut distinguer depuis les fenêtres
de l’hôpital. Partout de hautes verrières qui ne laissent guère
d’intimité. Le personnel est assez réduit, on aperçoit de temps
à autre des infirmières, des aides-soignants filer dans les
couloirs, silhouettes fugitives et occupées à leurs tâches. Des
malades, comme toutes les autres journées, rôdent et
déambulent en longeant les salles. Chacun est enfermé dans sa
bulle, dans son mystère. Beaucoup sont dans les dortoirs, alités
du fait du froid et de la faim. « Qui dort dîne », doit penser
cyniquement le personnel. Mais Séraphine n’est plus même
dans cette situation. Elle est en train de mourir. Le cancer du
sein qui la faisait déjà souffrir a gagné d’autres régions de son
corps, atteint aussi les cellules nerveuses de son cerveau, elle
est dans un semi-coma, de toute façon plus en état de parler ou
de geindre même, livrée à la mort. Elle ne peut plus entendre
les cris des aliénés qui se répercutent de salle en salle, des cris
souvent qui ressemblent à ceux des bêtes sauvages, des râles
de douleur ou de solitude. On lui administre de la morphine
pour l’aider à « passer » comme on dit. On surveille son
« passage », on s’en inquiète en approchant de sa bouche un
miroir pour voir s’il est embué par son souffle, mais le dernier
a déjà été exhalé. Séraphine achève sa vie terrestre en ce 11
décembre pendant l’avent. Elle qui était si pieuse et si docile,
si généreuse en fleurs pour la Vierge Marie, n’avait plus
mémoire de cette ferveur et sa piété avait disparu, tout s’était
effacé de son esprit, avait rejoint un territoire vierge, neutre,
sans référence aucune. Jésus, la Vierge, les saints et surtout
Michel l’archange, et même Dieu avaient quasiment disparu
de son vocabulaire. Et ce qu’elle avait enfoui, au contraire,
était remonté de très profond : les injures, les blasphèmes,
l’impudicité, etc.
Comme la peinture, tout était parti, pour ainsi dire avec
elle, dans la nuit.
Le lendemain de sa mort, l’administration ne peut avertir
quiconque, sachant que Séraphine n’avait ni famille ni amis.
Personne, pendant les 10 ans passés dans l’institution, n’était
venu la visiter. Quant à Uhde, elle avait bien tenté de le
joindre, mais personne ne répondait au numéro de téléphone
qu’il avait indiqué. Lui aussi s’était volatilisé dans la nature.
Personne donc pour inhumer Séraphine. Son corps est donc
enseveli dans la fosse commune de l’hôpital où beaucoup
d’anciens patients se trouvent déjà, jamais récupérés par leurs
familles. Des existences dont les nazis prétendent qu’elles sont
vides d’humanité rejoignent la terre dans la plus parfaite
solitude, abandonnées jusqu’au bout. Aucune fleur n’est posée
sur la motte de terre que le jardinier de l’hôpital forme en
l’enterrant. Elle qui en a tant peint, n’a pas droit à cette
attention.
Le dossier médical est rangé et toutes ses lettres
conservées. Comme Séraphine a été un personnage hors du
commun, peut-être un jour, pensent les psychiatres, pourrait-il
servir à des recherches sur l’art et la folie. Celle qui a été
l’objet de plusieurs articles consacrés aux peintres naïfs, aux
peintres du « cœur sacré », comme les appelait Uhde, n’est
réclamée par personne ni citée si ce n’est accessoirement.
Comme toujours, des chercheurs régionaux, des Senlisiens,
historiens de leur ville, rédigent des monographies qui mettent
en relief l’aventure singulière de Séraphine. On pense
notamment à Jean-Paul Fouché, au docteur Gallot par
exemple. Ici ou là, elle réapparaît, citée à l’occasion
d’ouvrages sur l’art naïf à quoi s’emploie d’ailleurs, après la
guerre, Wilhelm Uhde, à nouveau de retour. Il publie, après
son ouvrage sur Picasso et la Tradition française, un livre
dans lequel Séraphine apparaît totalement réhabilitée par sa
fine analyse : dans Cinq maîtres primitifs, il donne la part belle
à sa femme de ménage qu’il reconnaît comme étant un des
plus grands peintres de l’art naïf, un maître incontesté qui a su
dépasser sa pathologie pour atteindre l’essence même de la
peinture, cette quête de l’insondable et de la beauté. Toute la
dimension ontologique de l’art, écrit-il, y était contenue, et
cette puissance créatrice dotée d’énergies mystiques, était
logée dans le corps et l’esprit d’une humble domestique !
Il faut encore attendre 1984 pour qu’une thèse de doctorat
dirigée par un des plus grands professeurs de la Sorbonne,
Bernard Dorival, grand spécialiste de l’art du XXe siècle, soit
consacrée à Séraphine, la première en son genre. Publiée
l’année suivante dans la collection de Georges Duby, Une vie,
met pour la première fois en lumière pour le grand public, la
vie étonnante de Séraphine5. Une critique unanime et
enthousiaste salue alors le livre. Puis, Séraphine retombe dans
l’oubli. Entre-temps, Uhde laisse en héritage le reste de sa
collection à sa sœur, Anne-Marie qui vit jusqu’à sa mort dans
un atelier d’artiste, près de Montparnasse, à la Villa Adrienne,
au 19, avenue du Général Leclerc. Au premier étage de
l’immeuble vit donc Mlle Uhde. Pendant trente années, elle
héberge de manière épisodique Hélène Hessel, la mère de
Stéphane Hessel, qui, ruinée après la guerre, s’y installe. Sa
vie scandaleuse (elle est le sujet du film de Truffaut, Jules et
Jim, incarné par Jeanne Moreau, en 1962 et qui raconte
l’histoire passionnelle vécue entre elle, son mari Franz Hessel
et leur ami Henri-Pierre Roché), puis les persécutions de la
guerre, sa vie dans la clandestinité, son exil aux États Unis
ayant eu raison d’elle… Après la mort d’Hélène, en 1982, Mlle
Uhde vit seule jusqu’à sa mort en 1988. Presque aveugle, elle
peut cependant apercevoir dans une sorte de brume Les
Grandes Marguerites dressées au-dessus du lit cosy et qui
tournoyaient sur elles-mêmes comme des feux follets. Anne-
Marie Uhde s’était mise elle aussi à peindre et des fleurs de
surcroît, mais elles étaient à l’inverse de celles, flamboyantes
de Séraphine, blanches et spectrales. Ce sont des toiles de petit
format, représentant une fleur ou quelques-unes, rarement dans
des vases, ou alors dans des pots de terre, ou mieux encore,
sorties de terre, et simplement montrées, surgissant de nulle
part. Des fleurs de camélias, des iris blancs, des bulbes, des
pivoines.
Comme elle n’a plus de biens ni de fortune, et qu’elle a
bien connu Dina Vierny, la muse et l’héritière de Maillol,
celle-ci qui a encore à cette époque sa fameuse petite galerie
en entresol, rue Jacob, presque à l’angle de la rue Bonaparte, à
Paris, lui achète quelques toiles. Chaque mois, elle donne à
Anne-Marie Uhde une pension pour survivre et en échange sa
protégée s’engage à sa mort à lui donner les quelques tableaux
qui lui restent. Ainsi se trouve-t-elle au début des années 1990
en possession d’œuvres de Séraphine qui sont l’objet d’une
exposition majeure en 2007 au musée Maillol à Paris. Pour la
première fois, en France, sont exposées en grand nombre des
toiles de Séraphine. L’exposition a un énorme succès, et il
n’est pas rare de voir chaque jour une longue file d’attente qui
s’étire jusque dans la rue du Bac. Le musée de Senlis obtient
lui aussi en héritage des œuvres de Séraphine ainsi que toutes
les peintures de Mlle Uhde qui sont installées de façon
permanente dans une salle particulière. Mlle Uhde et Séraphine
se côtoient ainsi dans l’invisible…
La même année, 2007, le film Séraphine, césarisé sept fois,
la remit sur le devant de la scène. Le procès en contrefaçon qui
s’ensuivit, la longue procédure, le gros buzz sur les réseaux
sociaux et la couverture médiatique qui relaya la polémique,
ne firent pas obstacle toutefois à la gloire recouvrée de
Séraphine qui continua de poursuivre, souverainement seule,
son chemin obscur et lumineux tout à la fois.
Des légendes s’agrègent à sa vraie vie. Sa singularité bien
sûr aide au romanesque et au mythe. On prétendit ainsi qu’un
nazi tomba à Senlis sur une œuvre de Séraphine et qu’il voulut
la saisir pour l’exhiber dans une quelconque exposition d’art
dégénéré telle qu’en organisaient les Allemands à titre de
propagande contre l’art moderne. Mais la vision
tourbillonnante des fleurs de Séraphine lui donna tant le
vertige que la toile lui devint insupportable et qu’il la brûla. Le
feu des fleurs rejoignait ainsi les flammes de l’autodafé…
Séraphine désormais, grâce à l’interprétation de Yolande
Moreau dans le film éponyme, grâce aux ouvrages de son
premier biographe1, connaît alors un regain de popularité et a
atteint aujourd’hui une notoriété qui ne cesse de grandir.
Désormais citée dans toutes les encyclopédies d’art, objet
d’expositions régulières et prestigieuses, achetée par les plus
grands musées du monde, sa cote monte chaque année. Citée
dans les catalogues des plus célèbres salles de vente d’Europe,
elle est dans les collections particulières comme publiques,
toujours représentée. Nul ne conteste aujourd’hui sa puissance
de peintre et la grandeur prophétique de son œuvre. Elle
dépasse en cela l’art des fous. Comparable à Van Gogh, aussi
et peut-être davantage encore au Douanier Rousseau, elle est
considérée comme l’une des figures parmi les plus grandes de
l’art moderne. Picasso, Dali, Klee, Derain l’apprécièrent et la
considérèrent comme une des leurs. Elle partage désormais les
cimaises avec eux. Quelques bémols cependant : en 1948,
Anne-Marie Uhde fait donation au Centre national d’art et de
culture Georges-Pompidou de l’emblématique Arbre de vie au
tronc penché. Il sera brièvement exposé puis remisé dans les
réserves. Enfin il est confié au musée de Senlis, Beaubourg
répugnant à exposer l’art naïf et brut sur ses murs. Querelle de
définition et d’expert ? Discrimination intolérante, Beaubourg
préférant exposer des œuvres d’art contemporain aux
intentions aléatoires ? Aucune explication raisonnable n’a été
donnée à cette nouvelle exclusion que subit Séraphine. Elle
fait toutefois le bonheur du musée de Senlis qui s’est ainsi
enrichi et célèbre dignement sa gloire locale.
Séraphine a néanmoins atteint aussi une gloire
internationale. Elle est un de ces exemples édifiants de la
peinture dite « primitive » : Uhde, qui avait l’œil comme on
dit, ne s’est pas trompé. À côté de l’aventure personnelle
d’une femme ignorante en apparence, s’est accomplie une
œuvre d’exception, une œuvre qui révèle indéniablement une
connaissance lointaine et profonde. Séraphine n’a jamais peint
comme beaucoup d’aliénés au cours de leçons d’art-thérapie,
elle a peint en connaissance de cause, pourrait-on dire, en
pleine conscience-inconscience, en « suprême savant » comme
dirait encore mieux Arthur Rimbaud. Cette femme possédait
un savoir ancestral qui a été déposé là au cœur de son humilité
et de sa faiblesse et qu’elle a exploité avec une vitalité
extraordinaire. Mais sa psychose, à intervalles réguliers,
écroulait ses défenses qui étaient ses peintures, ressenties par
elle comme autant de garde-fous (au sens le plus strict) qui
pouvaient contenir le flux désordonné de sa conscience. La
pression psychique fut de toute façon la plus forte et Uhde lui
porta le coup de grâce indirectement. Peut-être n’avait-il pas
saisi l’ampleur de sa pathologie, n’en avait-il pas assez mesuré
la violence, car Séraphine n’était pas atteinte de « folie
douce », comme il aurait pu le croire, au regard de sa bonté et
de sa docilité apparentes. Elle était atteinte d’une psychose très
agressive qui mit du temps à éclore, mais qui n’en était pas
moins dangereuse, et peut-être même à cause de sa formation
lente, était-elle plus volcanique encore.
Reste une œuvre. Elle est capitale et d’une beauté qui
foudroie. L’embrasement de ses couleurs éclaire la nuit épaisse
des mystères humains, ce à quoi se risquent tous les grands
artistes. C’est pourquoi ses toiles, en fracturant les motifs qui
les composent, ouvrent le champ possible d’un ailleurs encore
illisible sur lequel elle s’est acharnée avec une constance de
paysanne têtue. Les fleurs, les arbres, les feuilles, les plumes
d’oiseaux ont quitté la tentation décorative et se sont égarés
sur des chemins de traverse dangereux qui pouvaient donner
accès à l’ouvert de Rilke, déchiffrable une fois seulement
qu’elle l’aurait franchi. C’est-à-dire une fois qu’elle serait
morte. C’est donc une œuvre qui est essentiellement spirituelle
et métaphysique. Qui ne parle que de la vie et de la mort. Des
éclats du jour, de ses splendeurs naturelles mais aussi de leurs
ombres portées. Œuvre éclatante et frontale et œuvre de plis et
de replis, de caches et de trous. Œuvre qui étincelle d’une
lueur sourde où vibrent les rouges, les verts et les bleus et leur
envers, qu’assombrit une nuit profonde. Ciel et puits tout à la
fois. Chute et élévation. Soleil noir qui veille encore sur l’asile
où elle vécut.
En souvenir de Séraphine et eu égard à ses compagnons
d’infortune qui ont subi les affres de la guerre, l’administration
de l’hôpital de Clermont-de-l’Oise a posé une plaque dans
l’établissement en rappelant les 3 063 malades morts de faim
dans ce lieu.
On baptisa enfin, suprême consécration, un des pavillons
du nom de Séraphine de Senlis et l’on mesure alors d’autant
l’injustice et la solitude dont elle fut ici même victime…
Séraphine survit donc à sa disparition, mais son œuvre
parle pour elle.
Quant à Uhde, il survécut peu de temps à sa protégée.
Meurtri par la guerre, les persécutions dont il fut victime, la
perte de ses collections, les humiliations que lui firent subir les
autorités allemandes et par la vie clandestine à laquelle il dut
se résoudre, il meurt en 1947 à Paris et fut enterré au cimetière
Montparnasse comme beaucoup d’autres artistes qu’il connut
et défendit. Il eut le temps d’écrire un ouvrage consacré aux
naïfs qu’il avait découverts, Cinq maîtres primitifs, qui parut
après sa mort, en 1949 et dans lequel il consacre un vibrant
hommage à Séraphine. Il écrivit aussi un essai
autobiographique, De Bismarck à Picasso, qui parut en 2002 à
Paris.
Dès 1948, conscient que son rôle fut majeur dans la
découverte de l’art moderne, le musée national d’Art moderne
(le palais de Tokyo), lui dédia une salle qui porte aujourd’hui
son nom. Anne-Marie Uhde qui lui survécut près de quarante
années, s’employa à conserver la mémoire de son frère. Une
grande partie de ses archives furent confiées à l’Institut
national d’histoire de l’art (INHA) et de nombreuses œuvres
d’art dont celles de Séraphine, déposées au musée de Senlis
qui rassemble un bel ensemble de ses œuvres auxquelles font
écho les petites fleurs immaculées d’Anne-Marie Uhde.
La vie et l’œuvre de Séraphine de Senlis, après la thèse
pionnière de 1984, commence à être étudiée tant en France
qu’à l’étranger. « La dernière des fées de notre terroir »
comme la surnommait le critique d’art Jean Cassou qui aida à
cacher Uhde à Paris, pendant l’occupation, est désormais une
des figures les plus reconnues du patrimoine artistique
français.
2. Exposition Séraphine de Senlis. Les œuvres exposées rassemblaient la collection
personnelle de Dina Vierny qui fut l’amie et la mécène d’Anne-Marie Uhde, sœur
du critique et marchand d’art Wilhelm Uhde qui découvrit Séraphine.
3. Séraphine, film de Martin PROVOST avec dans le rôle-titre Yolande Moreau.
Malgré les 7 Césars qu’il remporta cette année-là, le réalisateur et les producteurs
du film ont été condamnés par le Tribunal de Paris en 2010 pour contrefaçon, à
l’issue du procès que leur intentèrent les éditions Albin Michel et Alain
Vircondelet, auteur du premier livre paru en 1984 sur Séraphine de Senlis, et auteur
par ailleurs d’une thèse de doctorat soutenue, en Sorbonne, consacrée à l’artiste
peintre en 1983. La Société des gens de lettres soutint alors les plaignants dans leur
légitime combat.
4. On pense particulièrement à André Breton et à Jean Cassou.
5. Alain VIRCONDELET, Séraphine de Senlis, collection Une vie dirigée par
Georges Duby, éd. Albin Michel, 1984.
1. Alain VIRCONDELET, Séraphine de la peinture à la folie, Albin Michel, 2007.
ALOÏSE CORBAZ

1886- 1964. Internée en 1918,


46 ans de vie asilaire
Elle est sans nul doute l’un des plus grands peintres de l’art
brut, et son œuvre rayonne en Suisse d’où elle est originaire,
mais aussi dans le monde : expositions, rétrospectives, thèses
de doctorat, études critiques et même film (Aloïse, de Liliane
de Kermadec, avec Delphine Seyrig dans le rôle-titre, 1975),
témoignent de son travail exceptionnel, diapré de mille
couleurs. Ses influences seront considérables dans la peinture
moderne. Elle a interpellé tous les plus grands peintres de l’art
moderne, de Dubuffet à Picasso, de Chagall à Masson, de
Matisse à Baya l’Algérienne, les collectionneurs et les poètes
comme André Breton qui, déjà amateur de l’art nègre et des
arts primitifs du monde, ne pouvait qu’être passionné par son
existence singulière. Elle vécut quarante-six ans de vie
asilaire, existence dont elle se contenta : la peinture à laquelle
elle s’adonna très tôt à l’asile de La Rosière, à Gimel, en
Suisse, faisait partie de son unique thérapie et l’aidait à trouver
une sorte de paix et d’équilibre. Aloïse ne fut jamais
malheureuse durant cette vie psychiatrisée, peut-être parce que
les conditions d’existence y étaient particulièrement paisibles
et peu anxiogènes, à la différence des établissements
psychiatriques des pays alentour qui étaient considérés plus
comme des lieux de détention ou des mouroirs, peu enclins,
sauf exceptions, à des approches plus sensibles. Aloïse trouva
ainsi à La Rosière un lieu où s’épanouir et s’apaiser, ses
tensions érotiques et fantasques s’étant peu à peu dissipées,
transfusées si l’on peut dire, irriguées dans le dessin et les
couleurs. Comme pour beaucoup de ces êtres douloureux et
originaux, Aloïse fut soutenue par quelques personnes qui
repérèrent sa riche personnalité et admirèrent la qualité de ses
travaux picturaux. Très vite, ils se rendirent compte de la
puissance créative d’Aloïse et de son originalité. Et cela, bien
que la peinture des années 20 n’ait pas été très disponible à
l’art naïf ou à l’art primitif, en dépit des découvertes des
surréalistes et des trouvailles de Wilhelm Uhde, le « créateur »
de Séraphine, du Douanier Rousseau et des « peintres de
l’âme », comme il les nommait (Bauchant, Vivin, Bombois).
Des trois femmes ici étudiées, c’est sûrement Camille Claudel
qui connut la plus extrême solitude du fait qu’elle ne se livra
plus à la sculpture durant ses années d’internement. Au cours
de la si longue existence que vécut Aloïse à La Rosière, la
peinture fut pour elle un tuteur et une occupation
indispensables à la paix intérieure. Elle n’eut, grâce à elle, pas
besoin de suivre des traitements particuliers, le dessin jouant le
rôle de béquille et la comblant d’une certaine manière, par la
jouissance qu’il lui provoquait. Elle eut, pour l’aider, des
médecins qui, sans abandonner l’étude scientifique de son cas
se sont intéressés humainement à elle, comme des amis
auxquels Aloïse donna sa confiance assez vite. Ainsi, au cours
de son internement, fut-elle protégée par le docteur Hans
Steck, le docteur Alfred Bader et par le docteur Jacqueline
Porret-Forel. Ces trois psychiatres eurent très vite l’assurance
qu’ils étaient en face d’un génie de la peinture et qu’au-delà de
l’intérêt que pouvaient représenter, déjà à cette époque, les
dessins de patients aliénés, ceux d’Aloïse revêtaient par leur
qualité graphique, par l’explosion des couleurs, par leur
monumentalité, une autre dimension où s’inscrivaient la
sacralité et la spiritualité et particulièrement cette « conscience
obscure », que Marcel Réja, aliéniste à Villejuif à la même
époque, avait observée.
Mais qui est Aloïse Corbaz ? Malgré sa notoriété et sa
place, éminente, dans l’histoire de l’art moderne, elle reste
encore très méconnue du grand public. Il va sans dire que la
durée considérable de son internement – 1917-1964, une vie
d’adulte – a contribué à l’isoler davantage. Existence
minuscule là encore, puisqu’elle se résume le matin à des
travaux de repassage et l’après-midi à la peinture. Et cela avec
une régularité de couvent, à laquelle Aloïse se plie volontiers,
trouvant dans cette ritualité de quoi nourrir sa vie intérieure et
exalter son imaginaire.
Comme Séraphine, le milieu social où elle est née est
simple et modeste. Elle est la septième d’une grande fratrie de
huit enfants et naît à Lausanne en 1886. Son père est employé
des Postes. Comme Séraphine, elle perdra sa mère très tôt, à
onze ans, en 1897. Comme Séraphine encore, c’est sa sœur
aînée, Marguerite qui suppléera en partie l’absence de la mère
et s’occupera de l’éducation de ses frères et sœurs et de la
maison.
Aloïse suit avec docilité les cours à l’école et obtient son
certificat d’études secondaires aisément. On appréciera dans sa
correspondance future et dans ses dessins agrémentés de
missives écrites, son style très littéraire et souvent orné de
mots rares et d’expressions délicates et surtout sa large écriture
qui, à elle seule, est déjà un dessin. Lettres lyriquement mises
en scène, art de la composition graphique : elle a le goût des
lignes courbes et entrelacées qui se faufilent entre ses dessins
et contribuent à subvertir la vocation didactique de l’alphabet
pour l’intégrer dans le grand réseau des formes et des lignes.
C’est une enfant relativement docile et sage en apparence.
Aucune indication, aucun symptôme d’une maladie
psychiatrique n’est encore apparu. Sa silhouette est menue et
son visage espiègle, un tantinet mutin. Elle les gardera toute sa
vie, petite dame proprement vêtue, au chignon resserré sur le
haut de la tête, le visage aigu et anguleux. Le regard profond et
tourné surtout sur elle-même. Elle manifeste un goût très
prononcé pour la musique et particulièrement pour l’opéra et
le chant, ce qui lui vaudra à l’asile, d’être surnommée Madame
Opéra, à cause des gazouillis qu’elle profère à mi-voix
pendant qu’elle dessine ! Elle prend, jeune fille, des leçons
particulières de musique avec l’organiste de la cathédrale de
Lausanne qui l’encourage à poursuivre, appréciant sa voix
(haute). À cette époque, Aloïse caresse le rêve d’entreprendre
une carrière de cantatrice. En 1911, elle tombe amoureuse
d’un prêtre défroqué, Joseph Sauvage, qui est étudiant à la
faculté catholique de Lausanne. Elle a 25 ans, est fine et
souriante, et le jeune homme qui loge chez un voisin, s’éprend
d’elle avec passion. Aloïse révèle là son vrai visage de femme
passionnée, que son éducation et sa docilité avaient pu
occulter. La passion est violente, mais pas du goût de la
famille Corbaz qui tient à sa réputation du fait de celle,
sulfureuse, du jeune homme… Encore sous la coupe de sa
sœur Marguerite, Aloïse est contrainte de renoncer à cette
liaison et part en Allemagne, se faire oublier. Elle est alors
gouvernante. Sa grâce naturelle et sa politesse exquise
charment le chapelain de l’empereur Guillaume II qui lui
demande de s’occuper personnellement de ses trois enfants,
trois filles, logées au château de Sans-Souci à Potsdam. C’est
une occasion inespérée pour Aloïse d’avoir une vie
confortable et rassurante à l’ombre de la famille impériale et
au milieu de sa cour. Évidemment, cette expérience
exceptionnelle va lui permettre d’engranger des images et des
impressions, tout un album de souvenirs qui reprendront vie et
formes dans son œuvre picturale. La voici donc projetée dans
un milieu qui la fascine, par son luxe auquel cependant elle n’a
pas accès totalement, mais aussi par la singularité de la
situation. Ce n’est déjà plus la vraie vie qu’elle est en train de
vivre, celle des gouvernantes et du petit personnel, celle des
habitants ordinaires d’un royaume. Déjà l’on peut comprendre
qu’elle a franchi symboliquement une frontière qui l’a
installée dans un monde à part, avec une étiquette, un rituel
limité aux limites de ce château immense flanqué de son parc
imposant. L’élégance de Sans-Souci, sa grâce et son luxe ont
déjà raison d’Aloïse qui se trouve transportée, au sens le plus
précis du terme, c’est-à-dire ravie. Comment en effet ne peut-
elle être charmée par la beauté du lieu, créé par Frédéric II qui,
à l’inverse de Louis XIV, ne voulait pas d’un nouveau
Versailles, mais plutôt d’une demeure très intime entièrement
vouée aux arts. Logée dans les communs du château, elle peut
néanmoins avoir accès au parc composé de terrasses
agrémentées de serres, de fontaines jaillissantes et de buffets
de buis et de vignes en espaliers. Les courbes mêmes de
l’édifice lui plaisent probablement et le lyrisme rococo du
château ceint de sa colonnade en hémicycle, ne peut que
l’influencer si l’on se reporte à sa prédilection pour les formes
arrondies. Elle assiste désormais à tout le rituel somptuaire de
la cour, aux fastes des cérémonies, à ce qui est (déjà) un lieu
clos, hors de toute réalité. C’est la veille de la guerre, les
menaces pèsent sur l’Europe, le monde compte sur l’autorité
des souverains pour les réduire et Guillaume II qu’elle
entrevoit souvent l’impressionne beaucoup.
En 1913 advient « la grande scène », celle dont parle
Freud, pour évoquer un moment exceptionnel au sillage
déterminant pour celui qui l’aura vécu. Aloïse voit Guillaume
au cours d’un défilé. Il est imposant, rassurant, sa qualité de
souverain accroît sa séduction, et Aloïse tombe follement
amoureuse de lui. Ou plutôt ce n’est pas un amour de jeune
fille, mais une passion, violente et brutale, qu’elle ne pourra
consumer que dans la solitude de son existence ou bien enfouir
au fin fond d’elle-même. Comme le chapelain qui l’emploie a
repéré sa jolie voix, il la présente au maître de chapelle du
château qui l’engage pour chanter quelques messes. Elle
accepte avec enthousiasme, d’autant plus que l’empereur
assiste souvent aux offices. Pour lui, elle chantera des pièces
de Haendel et elle y mettra toute sa passion. Le souverain ne
l’a toutefois pas remarquée, mais Aloïse ne s’en émeut pas.
Elle vit cette passion dans le secret et toutes ses émotions sont
refoulées, créant en elle une tension psychique qui, ajoutée à
toutes ses frustrations de jeunesse, à ses malheurs personnels,
à sa solitude aussi depuis l’enfance, va commencer à
l’affaiblir. Elle devient peu à peu plus fantasque et
inconséquente, distraite et maladroite, moins attentive à ses
tâches, plus lasse aussi de la vie qu’elle mène. Elle rentre en
Suisse. Son état de santé est précaire, sa famille la trouve un
peu exaltée ou bien renfermée, subissant des passages de
dépression puis d’accélération psychique qui déconcertent
ceux qui l’approchent. Son état mental toutefois n’est pas
encore jugé préoccupant, mais on la trouve curieuse,
différente.
Sa conscience obscure l’agite et la tourmente. Elle n’en
fait pas état. Comme pour suppléer cette tension qui
l’angoisse, elle professe des idées pacifistes alors que la guerre
vient d’être déclarée. Si elle ne s’engage pas totalement au
côté de mouvements antimilitaristes ou pacifistes, elle n’en est
pas moins sympathisante et développe alors toute une
rhétorique qui dérange ses proches. Elle ne s’exalte pas trop
publiquement, car Aloïse est plutôt une « taiseuse » : elle
bougonne, ratiocine, murmure et argumente discrètement,
mais pied à pied toutefois. Elle manifeste alors une nouvelle
passion pour un grand militant pacifiste, le pasteur Gabriel
Chamorel. Elle passera la guerre dans cet état d’esprit,
trahissant de plus en plus des troubles comportementaux qui
apparaissent désormais comme des accès délirants. Lentement,
mais méthodiquement, la folie va s’emparer d’Aloïse. Sa
famille, à la fin de la guerre, décide donc son internement
d’office : elle entre à l’hôpital de Céry. Ses délires, s’ils ne
sont pas agressifs ou dangereux pour elle-même, n’en sont pas
moins réels. La pathologie très vite s’installe. C’est
spontanément qu’elle se livre à des occupations d’écriture et
de dessin. Très vite, dès l’année qui suit son internement, elle
se met à dessiner sur des papiers de fortune qu’elle trouve ici
ou là, dans les cuisines ou dans les communs de l’asile, qu’elle
peut assembler ou coller, comme plus tard elle en assemblera
en les cousant les uns aux autres. Le personnel médical juge
alors cette activité plutôt satisfaisante pour Aloïse, qui calme
ainsi les tensions psychiques – et érotiques surtout – qu’elle
manifeste régulièrement. Le graphisme et le dessin jouent
alors le rôle de modérateur endocrinien et lui offrent un répit et
un soulagement à ses délires. Le jeune docteur Steck est alors
médecin non rémunéré à l’asile de Céry dès 1916. Il
poursuivra sa formation en se rendant une année à Paris en
1918, où il rédige son ouvrage La Pensée imaginative. Très
intéressé par ce qu’il appelle « la part invisible de la psyché »
et que donnent à entrevoir les schizophrènes, il poursuit les
pistes ouvertes par Eugen Bleuler, dont il suit les cours à
Zurich, et par Ribot, Bergson et Lucien Lévy-Brülh. Vers la fin
de 1919, il travaille à l’asile de Céry, où se trouve alors Aloïse.
Très vite, il observe qu’elle dessine et « récolte, comme le
rapportera celle qui se vouera au cas Aloïse, plus tard, le
docteur Jacqueline Porret-Forel, quelques très petits dessins au
crayon noir et des écrits cosmogoniques ». D’emblée, ces
travaux lui paraissent non seulement intéressants, mais surtout
pénétrants pour expliquer sa théorie. Dès lors, il suivra
précisément l’évolution de la malade qu’il consignera dans
une synthèse publiée en 1961 et un essai sur Aloïse, en 19752.
Aloïse cependant est transférée en 1920 dans
l’établissement psychiatrique de la Rosière, à Gimel. C’est là
qu’elle restera jusqu’à sa mort en 1964. L’établissement est
récent et se propose d’accueillir, durant de longs séjours, des
malades atteints de pathologies lourdes et chroniques. Il
bénéficie à ce titre d’espaces agréables et de locaux neufs, et
surtout d’un certain état d’esprit, plus à l’écoute des malades,
appelés à vivre ici dans la durée. Les premiers temps d’Aloïse
à la Rosière ne sont pas de tout repos. Elle est très agitée, très
perturbée et subit, comme cela est fréquent dans la
schizophrénie, des périodes de profond abattement auxquelles
succèdent des phases d’agitation. Elle manifeste une certaine
agressivité et révèle toujours des tensions érotiques. Solitude,
excitation, c’est dans ce balancement épuisant qu’elle va tenter
d’organiser son existence. Hors de ces périodes contrastées,
Aloïse semble accepter son état et sa nouvelle installation. Elle
ne réclame plus de sortir, ne menace plus de s’échapper, ne se
considère pas comme une prisonnière. Mais l’état de réclusion
lui est quand même perceptible. Elle va continuer ce travail
inauguré à Céry, le dessin et la graphie, mélangés, d’abord en
secret, puis de plus en plus ostensiblement. Mais l’adaptation à
cette vie « carcérale », ne se fera pas rapidement : il lui faudra
quasiment une décennie pour qu’elle puisse enfin trouver un
certain ordre à son propre temps et s’y installer. Elle se rend
bien compte, dans son propre désarroi, que le dessin l’apaise et
ordonne ses journées, et que ses tensions se relâchent quand
elle entreprend de dessiner. Les symptômes classiques de la
schizophrénie sont toutefois bien repérables : solitude,
isolement, excitation, et sentiment extrême d’une absence et
d’une désincarnation de soi, d’un « manque à soi » que seul le
fait de dessiner va permettre de réparer un temps. En
dessinant, Aloïse se sent vivante, peut se ressentir, se toucher,
sentir sa présence au monde. Ses troubles comportementaux
toutefois semblent se réduire avec la pratique du dessin. Le
personnel soignant l’encourage, de toute façon le dessin
l’occupe et lui évite la prostration, la passivité auxquelles sa
pathologie la voue. Peu à peu elle commence à devenir un cas
d’école, un personnage original de l’asile. Elle n’a guère de
relations avec les autres malades, elle s’en sépare d’abord par
son comportement plus réservé, plus retiré. Il semble que le
dessin l’occupe tout entière. Sa silhouette fine et fragile
devient familière dans les couloirs de l’asile. Elle n’est pas
particulièrement chaleureuse ni ne manifeste d’affectivité trop
exubérante. Plutôt réservée, elle a créé une sorte de distance,
semblable à celle qu’elle a installée entre sa « conscience
obscure » et elle-même. La direction a demandé depuis 1920 à
ce que ses dessins soient protégés et systématiquement
conservés dans des dossiers. C’est une décision assez rare dans
la mesure où l’art-thérapie est un moyen déjà utilisé à La
Rosière, mais jamais considéré comme un art à préserver. Le
plus souvent, les dessins des malades sont détruits. Il n’en est
donc rien pour Aloïse : le tourbillon de ses dessins, pour
l’heure moins colorés qu’ils ne le seront dans sa grande
période, révèle aux yeux des médecins une très riche
documentation quant à l’évolution de sa pathologie et ce que
celle-ci engendre. Aloïse aurait-elle ouvert des pistes secrètes
peut-être à elle-même, pour mieux comprendre la
schizophrénie ?
Dans cette décennie 1930-1940, la vie qu’elle mène est
celle commune à la vie asilaire. Régularité des jours, retour
indifférent des années, ritualité des moments de la journée,
répétition des gestes : vie lisse et sans accrocs, traversée par
des crises d’angoisse et de solitude, traitées par des
médicaments et par le voisinage des autres malades, vie
communautaire à laquelle Aloïse ne se mêle guère, tout
occupée par le souci confus de poursuivre son travail. Ce
travail, elle ne sait pas encore qu’il va devenir sa vraie vie, et
son miroir, d’une certaine manière son autobiographie. C’est
une existence qui, à la différence de celles de Séraphine et de
Camille Claudel, n’a rien de romanesque, trouée d’aucun
événement dramatique. Existence plane et « blanche ». Les
rares photographies que l’on connaisse d’elle à cette époque
nous la montrent toujours tirée à quatre épingles, serrée dans
son tablier à bretelles bien repassé, coiffée de son immuable
chignon posé à la mode des années 1900 sur le haut de sa tête,
sans apparente coquetterie, mais soignée. Comment va-t-elle
subvertir ses désirs érotiques ? Ses délires, auxquels se mêlent
la cour de l’empereur d’Allemagne et les souvenirs de son
jeune amant défroqué ? Tout se passe comme si Aloïse allait
entreprendre, d’une autre manière, la remontée patiente et
méthodique de sa vie secrète, par le biais de ses dessins un peu
à la manière de ce que Marcel Proust dans La Recherche écrit
à propos de la lente exhumation des souvenirs qui n’auront
jamais cessé d’être actifs et qui, tôt ou tard, sous l’impulsion
d’un fait extérieur, se réactivent et surgissent dans une sorte de
grande symphonie sonore et colorée. Il semble qu’Aloïse va
connaître ce même geyser d’émotions en se livrant à ses
dessins et compenser ainsi les souffrances engendrées par sa
propre pathologie. Il faut y voir une sorte d’auto-thérapie à
laquelle quelques médecins commencent à s’intéresser en cette
première moitié du XXe siècle, et qu’Aloïse détecte sans l’avoir
étudiée ni décidée, mais qu’elle va pratiquer grâce à ses
ressentis. C’est pour cela qu’elle ne sera jamais un danger ni
une charge pour l’établissement, car elle vit sa vie, pourrait-on
dire, la gère et la gouverne « autrement », ayant elle-même
trouvé les soins qui lui étaient nécessaires. C’est ainsi
d’ailleurs que son protecteur Jean Dubuffet, qui collectionnera
tant de ses dessins, commente sa disparition. Écrivant au
lendemain de sa mort au docteur et amie de l’artiste,
Jacqueline Porret-Forel, il déclare : « Je pense beaucoup à
Aloïse, bien sûr, ces jours, et savez-vous quelle est l’idée qui
s’empare de plus en plus de mon esprit ? C’est qu’elle n’était
pas du tout folle ! » Cette affirmation peut surprendre sans
doute, mais Dubuffet s’en explique : « Elle simulait, elle était
guérie depuis très longtemps. Elle s’était guérie elle-même par
le procédé qui consiste à cesser de combattre le mal et à
entreprendre, tout au contraire, de le cultiver, de s’en servir, de
s’en émerveiller. Le merveilleux théâtre qu’elle donnait
constamment, ce bavardage incessant, incohérent et peu
intelligible (c’était exprès qu’elle le faisait inintelligible), était
pour elle le plan de refuge inattaquable, une scène où personne
ne pouvait monter, ne pouvait l’atteindre. On ne peut plus
ingénieux, on ne peut plus commode. Et avec son grand talent,
sa grande et inventive intelligence, elle le parlait, et le
perfectionnait, ce théâtre, de manière stupéfiante. »
Il est probable que Dubuffet ait ici raison. La tension
psychique qui a résisté à tous les médicaments qu’elle ne
prenait presque plus, avait été comme déviée de son cours
pathologique et hystérique pour se réfugier dans un espace qui
était tout à elle, et dont elle était protégée du réel. « Folle,
sûrement pas, surenchérit Dubuffet. Pas très lucide, j’en suis
persuadé, retranchée dans son si ingénieux cocon qu’elle
s’était fabriqué3. »
Dès les années 30, avec une implacable régularité, Aloïse
va apaiser son indéniable maladie, la schizophrénie, grâce à ce
qui sera sa seule occupation durant ses années asilaires : le
repassage, le ravaudage et de menus travaux de couture et le
dessin. Au matin étaient dévolues les tâches ancillaires, et
l’après-midi, dans une allégresse quasi souveraine, elle se
consacrait à ses dessins. C’est ainsi qu’elle calma ses crises
d’anxiété et d’angoisse, ses bouffées délirantes et ses tensions
érotiques. Au fur et à mesure, celles-ci seront comme
transposées dans les dessins, toujours plus exubérants, noyées
dans le grand chatoiement des couleurs qu’elle orchestrera.
Hans Steck surveille cette évolution plutôt positive avec
précision, satisfait des progrès de sa patiente qui,
contrairement à certaines autres malades, atteintes de la même
pathologie, donne d’elle-même l’apparence d’une femme
« normale », si ce ne sont ses balbutiements fréquents et
certains jours constants, qui témoignent des conversations
intérieures auxquelles Aloïse s’adonne pour s’absenter du
monde alentour. Ni agressive ni imprévisible, elle semble
mener sa vie dans l’asile avec une certaine docilité. Cet
apaisement n’est pas cependant acquis dès son internement.
C’est le fruit d’une lente évolution intérieure qui permet
d’opérer le changement. Durant les premières périodes de sa
vie à Céry puis à La Rosière, elle donne à observer des phases
alternatives de crise (une démence précoce est diagnostiquée)
et de lucidité. Dans ces dernières périodes, elle n’hésite pas à
dire que cette vie est faite pour (nous) « éteindre le plus
possible ». Autant dire qu’Aloïse considère la vie asilaire
comme un étouffoir, un ensevelissement. La dimension
revendicatrice est repérable plutôt au début de son
internement, voire dans les premières années. Mais c’est elle
qui va se construire une forme d’art de vivre, un aménagement
intérieur qui va s’amplifier au fil des années. Très tôt, Aloïse
ne peut supporter l’âpreté de ses temps de lucidité : ils lui
provoquent une immense souffrance. Ses paroles et ses textes
témoignent alors de l’état douloureux de cette vie dont les
premiers dessins révèlent la noirceur. Généralement réalisés à
l’encre noire (ou violette), et au crayon, sur des papiers
dérobés ici et là, papiers d’emballage ou de brouillon, papier
pelure ou même papier-calque, les mots triomphent encore.
Les dessins, très stylisés, sont dévorés par des légendes qui
envahissent la page. Mais déjà, l’on notera que la fameuse
horreur du vide, propre aux schizophrènes et aux aliénés en
général (on le constate chez Séraphine par exemple), est très
présente. L’œuvre achevée, mi-texte mi-dessin donne la
mesure du désir violent d’Aloïse de ne pas laisser de place à
l’envahissement de la douleur, du désastre intérieur dont elle
est épisodiquement consciente et qui la tourmente. Quand on
connaît l’évolution colorée de l’artiste, on comprend que celle-
ci aille de pair avec une certaine évolution de sa pathologie, un
mieux-être qui lui permet d’aborder le dessin avec d’autres
supports, des crayons de couleur notamment, des craies, des
bâtons de pastel qu’on lui fournit abondamment, grâce surtout
à celle qui deviendra son « ange gardien », le docteur Porret-
Forel, désormais inséparable d’Aloïse.
Écrire, comme elle le fera avec une rage compulsive, fait
partie de ce même désir de délivrance qu’elle attribue presque
magiquement aux mots et aux dessins qu’elle réalise. Peu à
peu, l’angoisse mortifère qui l’a saisie s’atténue, elle retrouve
un certain équilibre, une tension plus égale, moins débridée,
qui laisse apparaître néanmoins des crises désespérées. C’est
en 1941, alors que l’existence d’Aloïse semble s’étirer dans
une longue indifférence d’elle-même (elle pense en effet
qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est pas vivante), qu’elle
rencontre le docteur Forel. À cette époque, elle est un jeune
médecin qui vient faire un remplacement à la Rosière.
Inévitablement, mais aussi alertée par le docteur Steck, elle
croisera Aloïse. Elle la connaissait déjà, en effet, grâce au
médecin psychiatre qui avait donné un cours sur les dessins
d’aliénés et pendant lequel il avait exposé de nombreux
travaux d’Aloïse. Le docteur Forel a alors 25 ans à peine.
C’est une jeune généraliste, enthousiaste et très passionnée par
la psychiatrie, impressionnée aussi par les avancées cliniques
et théoriques du docteur Steck. Elle rencontrera donc Aloïse
avec laquelle elle aura un dialogue assez peu abouti, Aloïse
n’étant peut-être pas dans un de ses bons jours. Elle trouve la
visiteuse « sans couleurs », pâle et terne. En 1941, il faut
savoir qu’Aloïse a commencé à travailler la couleur et qu’elle
l’aime. Toutefois, ses dessins ne révèlent encore aucun des
aspects qui feront sa gloire ultérieure : les décors de théâtre et
le symbolisme des personnages. Jacqueline Forel ne désarme
pas toutefois, et la revisite en lui apportant bâtons de couleurs
et boîtes de craies. Peu à peu elle apprivoise Aloïse qui va
finalement accepter ces rencontres et même les attendre avec
impatience. L’intervention du docteur Forel sera essentielle
dans le déroulement de cette existence. Jusqu’à la mort, soit
vingt-trois années plus tard. C’est elle qui désormais
s’attachera à Aloïse, apprendra tout d’elle, conduira sa carrière
de médecin, sera à l’origine de sa thèse de doctorat qu’elle lui
consacrera, et c’est elle qui la présentera à Jean Dubuffet4.
Intuitivement Aloïse aura compris que le docteur Forel serait
celle qui la ferait entrer dans l’éternité de l’art. En a-t-elle
cependant complètement conscience ? A-t-elle idée que ses
dessins nés de rien en apparence, feront date dans l’histoire de
l’art du XXe siècle ? Elle ne fait en tout cas ni carrière ni désir
d’œuvre. Tout naît dans une absolue nécessité intérieure, une
exigence qui vient de très loin et qui a l’avantage de réduire
les souffrances et de l’occuper. Car il s’agit bien d’une
occupation, au sens guerrier du terme. Aloïse laisse occuper la
place (son corps physique douloureux, son esprit tourmenté)
par le dessin dont elle ne cherche pas, entre ses diverses
réalisations, à faire sens, mais qu’elle livre tels qu’ils
apparaissent. Elle ne sait rien de ce qu’elle dessine, elle ne sait
pas d’où ils viennent, pourquoi à tels moments ils surgissent
ou s’éclipsent, pourquoi certains reviennent sans cesse.
Jacqueline Forel va donc devenir une amie qu’Aloïse
accepte dans son voisinage. Se passe alors un renversement de
situation extraordinaire. On aurait pu croire que le jeune
docteur se serait réjoui d’analyser ainsi « au plus près » le cas
Aloïse. Un matériau aussi spectaculaire ne pouvant que
satisfaire sa curiosité et aussi son apprentissage de médecin
psychiatre qu’elle ne deviendra d’ailleurs jamais. Mais c’est
tout le contraire qui se produit : Aloïse enseigne Jacqueline
Forel, qui est devenue sa disciple, l’écoute, la calme par son
attention soutenue, l’aime. Elle aura ainsi compris que la
psychiatrie ne pourrait progresser que si le praticien
abandonne sa blouse de technicien de la folie, pour être à
l’écoute patiente et affectueuse de son malade, que rien ne
pourrait se délivrer sans cette tension paisible et fidèle de
l’autre. À une époque où les progrès de la psychiatrie sont
encore dus à des pionniers, Aloïse aura pour ainsi dire
« formé » un jeune médecin à la nouvelle psychiatrie. Une
amitié réelle va donc naître qui se nourrira de découvertes et
d’éblouissements devant l’expansion graphique d’Aloïse qui,
mise sûrement en confiance, donnera toujours plus d’œuvres,
dans une sorte de frénésie compensatoire qui atténuera
considérablement sa pathologie. Est-ce à dire, comme l’a
prétendu Dubuffet, qu’elle se guérira elle-même de son mal ?
La faille schizophrénique dont elle est atteinte est certes
irréversible. Mais elle sera en partie colmatée grâce à
l’exécution de ses dessins. Et aussi à cette interlocutrice
qu’elle a désormais, et qu’elle remerciera abondamment en lui
donnant ses travaux. Si Jacqueline Forel a toujours proclamé
qu’elle était d’une certaine mesure devenue l’élève d’Aloïse,
Aloïse au contraire la considérera toujours comme un être
salvateur qui serait venu à son secours. Elle ne se l’explique
pas précisément, mais, appelant son amie « la Madone » ou
encore « l’ange Forel5 », elle lui attribue toutes les vertus
miraculeuses de la Vierge ou d’un ange gardien. Ainsi est-ce
sous ce réciproque parrainage que le tandem Forel-Aloïse va
perdurer jusqu’à la mort de l’artiste. Et bien au-delà même, car
le docteur Forel consacrera le reste de sa vie à faire connaître
l’œuvre d’Aloïse en écrivant des récits sur sa relation avec
elle, en réalisant surtout son catalogue raisonné et en
organisant des expositions. Du reste Aloïse ne savait mieux
dire en la surnommant son ange Forel, car c’est grâce à elle
que sa renommée mondiale se fera. En 1946, à la faveur d’une
coïncidence providentielle, Jacqueline Forel reçoit un courrier
de Jean Dubuffet qui ne lui est pas destiné. En effet le peintre
écrit à un homonyme, Oscar Forel, qui fut le découvreur du
grand peintre fantastique et aliéné Wölfli dont il admirait les
œuvres et que le docteur Forel avait soigné. La lettre donc
arrive par erreur dans les mains de Jacqueline Forel. Elle ne
connaît alors Dubuffet que par sa notoriété publique d’artiste,
Dans cette lettre, le peintre déclare envisager de se constituer
une collection de dessins d’aliénés, sachant qu’Oscar Forel en
possédait. En 46, les dessins d’Aloïse commencent à prendre
un certain relief. Ils sont d’abord beaucoup plus grands, et
osent davantage. Des constructions sont plus élaborées, et se
complexifient. Des torrents d’images commencent à charrier
des séquences au demeurant encore illisibles et mystérieuses,
semblant provenir d’un fonds imaginaire extrêmement profus
et confus tout à la fois. La galerie de portraits qui avait
commencé dès le début des années 1920, en noir et blanc,
entourés d’écrits en tous sens, a déjà posé les motifs centraux
de l’œuvre à venir : visages fixes, grands yeux semblables à
ceux des masques funéraires égyptiens (Lulu Materdolorosa,
Chamarel, pasteur professeur de la Ligue des nations, Les
Trinitaires abrahamistes en Lincoln et surtout l’opulente
Marie-Louise), et les fameux couples impériaux réalisés dans
Le Cahier au soulier, en date de 1938. Le chatoiement des
couleurs, la frontalité monumentale des personnages, leur
incarnation majestueuse, et la profusion d’une floraison qui
fait penser aux corsos fleuris très en vogue à l’époque dans la
région, et dont elle a certainement eu vent en lisant des
magazines laissés à l’intention des malades dans l’asile, tout
est déjà en place pour que le theatrum mundi qu’elle va
explorer puisse se dérouler. Car il s’agit bien de dérouler une
histoire secrète qui l’oppresse ou dont elle veut se débarrasser.
A-t-elle subi dans sa jeunesse des violences sexuelles ?
Exhume-t-elle tout un album de désirs qu’elle sait ne pas
pouvoir assumer ou réaliser et qu’elle livre là, dans une totale
exubérance ? L’éblouissement du docteur Forel sera constant,
car à chacune de ses visites, elle mesurera l’abondante
production d’Aloïse qui lui fournira deux à trois dessins par
jour selon les témoignages des infirmiers et des internes. Elle
n’en fait pas collection toutefois, n’est pas jalouse de ce
qu’elle produit, au contraire, s’en sépare volontiers, les offre à
même à ses visiteurs de passage. Aussi lorsque Jacqueline
Forel reçoit cette lettre qui ne lui est pas destinée, elle saute
sur l’occasion miraculeuse pour prendre contact avec Jean
Dubuffet et rassembler des dessins afin de les lui montrer. « Il
habitait rue de Vaugirard, raconte-t-elle. On accédait par un
petit jardin avec des rhododendrons, des trucs de ce genre, et
puis on entrait dans une petite maison très simplement
meublée. C’est sa simplicité qui m’a le plus frappée pour
commencer6. » À partir de cette première rencontre, le destin
artistique d’Aloïse Corbaz est scellé.
Dubuffet est très impressionné par la qualité des dessins
que le docteur lui a portés. C’étaient des dessins exécutés plus
tôt, entre 1924 et 1931, qui n’avaient pas encore la dimension
fictionnelle et narrative qu’elle va plus tard donner à son
travail. Figures en pied de femme-déesses, sur puissantes, mais
réalisées dans toute leur féminité la plus sensuelle : ainsi La
Papesse des étudiants, La Loge à Pie XI, au sens très
hermétique, mais qui révèlent d’ores et déjà une maîtrise
parfaite dans l’exécution et des narrations incluses comme des
émaux cloisonnés dans les dessins : dans celui que Jacqueline
Forel donna à Dubuffet, La Loge à Pie XI, une femme
callipyge est juchée sur un délicieux petit éléphant vert, autour
d’elle une sorte de dais la protège ainsi qu’une cape et une
chevelure abondante en guise d’étole. Que signifie le dessin ?
D’où vient-il ? C’est à ces questions que le docteur Forel veut
répondre, essayer de trouver à l’incohérence des signes une
cohérence interne, ignorée de ceux que la folie n’a pas atteints.
À cette époque encore, Aloïse ne peut expliquer quoi que ce
soit : elle est affligée d’une sorte de glossolalie qui lui fait
murmurer sans cesse un discours dont elle seule peut
comprendre le sens, mais inaccessible à ceux qui l’écoutent.
Elle aime cependant à commenter ses dessins, mais ne
parvient pas à en transmettre le sens réel du fait de cette
langue singulière qu’elle seule connaît. Apparaît aussi, dans
ces années, sa méthode très particulière d’assemblage des
dessins qu’elle coud les uns aux autres, de sorte qu’une
continuité s’opère entre les occupations domestiques de
couture et le dessin. Il s’agit de la même chose : relier,
rassembler, unir.
Les frustrations secrètes d’Aloïse, ses traumatismes
d’enfance disent à bas bruit le lent désir de repliement qui va
la tenir tout au long de sa vie. Sa ténacité est immense, elle
coud les mots et les couleurs entre eux comme elle coud les
pages entre elles, tentant ainsi d’organiser une cosmogonie
personnelle, une sorte de mythologie bien à elle qui ne lui
ferait pas défaut ni ne la trahirait. De fait, Aloïse se sent
certainement souvent trahie, rejetée, sa prétendue non-
appartenance au monde des vivants, du moins tel qu’il lui a été
donné de le voir, l’oblige à en créer un autre, à le rendre
profus, fécond, peuplé d’êtres qu’elle a choisis et, en même
temps, elle les situe dans un décor de théâtre, comme si, au
final, tout n’était décidément que spectacle et illusion. Le
travail de couture, qui rejoint celui des sutures, est de surcroît
très symbolique : il est celui des Parques, qui confectionnent
l’immense tapisserie de la vie, composée de milliers de fils qui
s’entremêlent et qu’elles, les Parques, cruellement, décident de
couper. Son travail de tisserande rejoint alors celui de la vie et
de la mort.
Ce serait un contresens que de considérer son œuvre
comme une sorte de béquille, seulement à sa pathologie, un
moyen commode de seconder l’effet des médicaments
psychotropes. C’est dans une secrète aventure que s’est
engagée Aloïse, celle d’une reconstruction, voire d’une
renaissance, car c’est elle qui émerge comme un démiurge de
ce monde en création qu’elle commet sous les yeux
émerveillés du personnel de l’asile, se rendant bien compte
qu’il ne s’agit pas d’un vulgaire gribouillis aux contours
élémentaires, mais bien plutôt d’une organisation nouvelle non
pas du monde, mais d’un monde, reformulé selon les critères
et les motifs connus d’elle seule. C’est donc dans
l’éblouissement de l’œuvre en constant devenir que le docteur
Forel va régulièrement découvrir les nouveaux travaux
d’Aloïse et les récolter pour en recenser les motifs et les
signes, et tenter d’en dresser l’inventaire, de les relier les uns
aux autres et ainsi pénétrer dans ce qu’il sera convenu
d’appeler « le monde d’Aloïse ». La rencontre avec Dubuffet
lui permet donc de passer un nouveau seuil. En est-elle
vraiment consciente ? Conçoit-elle de la vanité ? Selon le
docteur Forel, la routine créatrice ne change pas, Aloïse s’y
plie avec une régularité de religieuse, et ne cherche à recevoir
aucun compliment particulier, demandant surtout confiance et
chaleur des liens. Que Dubuffet comprenne le travail d’Aloïse
ne surprend pas. Sa propre œuvre, qui n’est pas encore très
connue, est fondée sur une organisation secrète qu’on pourrait
appeler « folle » au sens où ses recherches le conduisent à
faire confiance au geste premier, à l’intuition, au spontané, à
tout ce qui est anti-culturel et trouve sa source dans un champ
primitif et originel. Il privilégie pour cela la maladresse, le
gribouillage, les matières brutes, renvoyant au magasin des
antiquités toutes les œuvres relevant de ce qu’un « petit
cénacle a choisies et applaudies en éliminant toutes les
autres7 ».
Ce ne sont encore que les débuts de Jean Dubuffet, mais ils
sont tonitruants. Il se résout enfin à ne travailler que sa
peinture et les objets insolites qu’il fabrique avec ses mains
d’artisan. Il abandonne définitivement l’idée de prendre la
succession de son père, de poursuivre son négoce de vins. La
liberté plutôt, les voyages, les rencontres improvisées et
inattendues, commencer une collection de trouvailles d’artistes
« fous », et surtout inventer. Il s’est installé à Paris d’abord rue
Lhomond, et fabrique de petites marionnettes et des masques,
avant la guerre, puis devant l’insuccès de ses œuvres, il
reprend un travail, en 1937, que la guerre va interrompre,
reprend encore son activité commerciale en 1942 pour décider
enfin de ne vivre que pour la peinture. Ses premières œuvres
intéressent des amis comme Georges Limbour et Jean Paulhan,
qui lui en achètent quelques-uns. Il s’installe alors au 114 bis
rue de Vaugirard. Sa peinture peut être tout aussi vive et
colorée que sombre, à la pâte épaisse, gravée pour ainsi dire de
lacérations qui forment des visages énormes, des paysages
stylisés branlants, des terres boueuses. Lui proclame sans
détours son angoisse intérieure, ne se sentant jamais, comme il
l’écrit, « adapté à ma condition humaine ». Quand en 1947, le
docteur Forel se présente à sa demande rue de Vaugirard dans
l’atelier en désordre peuplé de toiles représentant des foules de
visages pressés les uns contre les autres ou des objets insolites
fabriqués de ses mains, elle sait que les dessins qu’elle lui
apporte vont plaire à Dubuffet. La marginalité même du
peintre, son aspect « barbare » et sauvage montrent à
l’évidence qu’il est hors du monde académique, hors normes,
hors mode. La galerie Drouin l’a déjà exposé en 1944,
installée sur la très huppée place Vendôme au 17, et ce fut à la
fois un échec et une immense réussite. Échec parce que les 55
huiles qui y furent montrées et les 24 lithographies, malgré la
préface de Jean Paulhan, furent jugées scandaleuses et
provocatrices. L’imagination délirante, c’est-à-dire ici d’un
interné, choqua considérablement malgré quelques amateurs
éclairés ou snobs qui crièrent au génie. Mais réussite aussi, car
Dubuffet était d’une certaine manière lancé. La galerie
continua à le promouvoir et à l’exposer. Et régulièrement ses
œuvres sont montrées en 1944 et 1947. C’est après la
rencontre avec le peintre que commence vraiment la carrière
d’Aloïse. L’enthousiasme de Dubuffet pour ce que Jacqueline
Forel lui apporte sera déterminant, car c’est lui qui, usant de
ses récentes amitiés dans le milieu des galeries et des
écrivains, va introduire Aloïse à Paris. L’année 1948, on la
verra partout : aussi bien en Suisse où elle passe, cette fois-ci à
Céry, plusieurs jours pour participer au colloque organisé par
l’assemblée de la Société suisse de psychiatrie. C’est là que
l’assistant de Hans Steck, le docteur Alfred Bader, lui fera
réaliser une batterie de tests au cours desquels il retranscrira le
monologue (intérieur ?) d’Aloïse, qui alors est orthographiée
Aloyse. Ses dessins seront montrés au cours du colloque. À
Paris, le foyer de l’Art brut, à la galerie Drouin, où elle va
côtoyer Dubuffet sur les cimaises. Elle sera ensuite exposée à
la fin de l’été dans un pavillon cédé par les éditions Gallimard,
à l’initiative de Jean Paulhan. Puis en décembre, au foyer de
l’Art brut de nouveau, une première exposition
monographique aura lieu. Sa renommée s’étend bien sûr et en
premier lieu dans les milieux surréalistes. André Breton, déjà
grand amateur d’objets et d’art primitifs, ne s’intéresse pas
seulement à l’art nègre, mais voit dans les travaux des aliénés
de quoi étayer ses théories. Il est depuis longtemps certain que
toute création procède d’un prétendu aléatoire qui ne peut être
guidé et fomenté que par des forces non pas divines, mais
traversées par des énergies inconscientes qui, ensevelies au
fond de soi, surgissent pour peu qu’on les provoque. La folie
est en ce sens une provocation, l’expression d’une autre vie,
antérieure et logée en soi, qui demande à se vivre. Il suffit
alors d’organiser sa remontée au jour. Les fous sont les grands
privilégiés de la création, car ils ont accepté cette disponibilité
à l’ailleurs, cette ouverture aux profondeurs illimitées. Rilke,
on le voit, n’est pas loin avec sa thèse sur l’Ouvert.
Dès lors, à son retour à la Rosière, Aloïse est considérée
comme une artiste que le personnel va observer avec sûrement
plus d’attention et de compassion, mais aussi de respect. Elle
reçoit pourtant tous ces hommages et perçoit cette curiosité
manifestée autour d’elle avec une certaine indifférence : elle
n’est pas d’un naturel narcissique ou capricieux, elle veut
surtout continuer à dessiner, à colorier. Habiter son monde. La
révélation d’Aloïse qui va devenir le plus grand peintre d’art
brut de Suisse et peut-être du monde, bénéficiera, à partir de
cette fin des années 40, d’un prestige qui ne s’éteindra pas. Au
contraire, elle pourra apprécier avec un certain contentement
les expositions que l’on organisera autour d’elle, les
catalogues dans lesquels elle entrera systématiquement. Les
galeries prestigieuses et avant-gardistes montrent ses travaux
comme la célèbre galerie Cordier qui accueillera en 1959
l’exposition Internationale du Surréalisme (EROS), ou à la
Kunsthalle de Berne en 1963 où une exposition d’art brut est
montée. La Suisse découvre que, parmi ses citoyens illustres,
se trouve dans un de ses cantons, une vieille dame aux
cheveux blancs serrés dans un strict chignon, qui n’est jamais
sortie de son asile depuis plus de vingt ans, et qui ne cesse de
produire… C’est justement cette faculté obsédante de créer qui
peut être considérée comme le pur effet de sa pathologie, mais
qui est en fait une pratique effrénée pour aliéner à son tour la
folie, la replacer dans ses puits profonds, l’empêcher de faire
souffrir. Aloïse a sûrement compris ce processus ; sa fébrilité à
dessiner qui n’est ni manie obsédante ni hystérie est au
contraire ici remède contre la démence et substitut aux opiacés
de toutes sortes que d’ordinaire l’on administre à ces malades
pour apaiser leur souffrance psychique. Dès 1950, Aloïse est
donc prise en charge et attentivement suivie par le docteur
Forel qui entreprend de répertorier ses paroles et ses dessins
méthodiquement, et par Jean Dubuffet qui lui rendra visite
trois fois. Le corps médical sera, lui aussi, à son écoute, et
Aloïse qui est la grande « actrice » de ce plateau de théâtre
qu’elle met en scène et qu’elle orchestre, verra les jours, les
années passer dans une même plénitude. Marmonner au sujet
des évolutions de ses dessins, dialoguer intimement avec eux,
répondre à leurs sollicitations, aux interrogations qu’ils
suscitent auprès d’un public éventuel et ignorant et dessiner,
recouvrir tous les supports mis à sa disposition et les coudre
ensemble dans une imbrication qui n’est pas chaos, mais
davantage apparition d’une cosmogonie personnelle. Car c’est
bien de cela qu’il s’agit, de l’émergence d’un monde avec son
histoire et ses mythes fondateurs, d’une construction ou même
ce qu’on pourrait nommer une partition, car l’imbroglio
apparent de ses dessins répond le plus souvent à un ordre
musical qui lui était évident, à elle qui, dotée d’un joli timbre
de voix, voulait devenir cantatrice…
Dubuffet a aussitôt compris la dimension « sonore » de cet
art. Dans sa préface à l’exposition tenue en 1949 à la galerie
Drouin, en son sous-sol, il écrit rageusement un texte intitulé
L’art brut préféré aux arts culturels, dans lequel il s’enflamme
contre l’art des intellectuels pour lui préférer celui des
« irréguliers » dont fait partie bien sûr à ses yeux Aloïse. La
découverte de l’artiste lausannoise va conforter ses points de
vue sur le sujet et son mépris pour « les docteurs à barrettes
dont il réclame un « curetage de la cervelle » pour qu’ils aient
enfin la chance de « la voyance ». Dans ce beau texte au
rythme digne d’un Antonin Artaud, il dénonce l’ornement
pour préférer, écrit-il le son. « Le son (c’est) tellement plus. Il
y a des petits ouvrages de rien du tout, tout à fait sommaires,
quasi informes, mais qui SONNENT très fort et pour cela on
les préfère à maintes œuvres monumentales d’illustres
professionnels. » Il en va de même pour la peinture. Aloïse
chante et rythme ses dessins, elle les incante, les fait vibrer de
ses passions intérieures. Il lui faut alors plus d’une feuille d’un
carnet de dessin pour répandre l’ardeur de ses passions. C’est
pour cela qu’elle les assemble entre elles, comme si elle se
taillait une robe dans une pièce de tissu. Elle coud les feuilles,
les rassemble dans une grande mise en scène lyrique et
baroque qui fait d’elle la grande amoureuse qu’elle ne fut pas
dans la vie ordinaire mais qu’elle est dans sa vie intérieure.
Celle-ci ne peut être dite « imaginaire », puisqu’elle reste elle-
même persuadée que ce qu’elle raconte dans cette immense
fiction, c’est sa vraie vie, les grands yeux qui occupent tout le
visage de ses personnages voient à l’intérieur d’eux-mêmes et
rapportent comme les grands verres réfractés des phares, tout
ce qui bout et s’embrase en elle. De même dans le fameux
texte que Dubuffet écrira au sujet de sa protégée (André
Breton en fera état dans son ouvrage Le Surréalisme et la
peinture)8, intitulé Haut art d’Aloïse, explique bien son
projet : « C’est très particulièrement la cosmogonie d’une
femme. Si confinée qu’elle soit devenue dans la zone
incorporelle des idées, si étrangère à toute chair et vie réelle, si
aliénée, Aloïse est demeurée femme et l’est même peut-être
plus intégralement qu’une autre pour s’être toujours si
opiniâtrement refusée à aucun contact ou échange. Le
peuplement de son empyrée est fait des éléments – couronnes
de roses, fastes nuptiaux, amours légendaires, brocards et
ruissellement de pierreries – qui sont les grandes ailes du
moulin des filles, et dont les peintures d’Aloïse me paraissent
être la seule solennisation qui en ait jamais été faite – du
moins, veux-je dire avec une telle autorité. »
Le fait qu’elle reste ainsi aliénée pendant près d’un demi-
siècle, à l’abri de toute sollicitation étrangère, fait d’elle un
être qui demeure en effet intact, et c’est en ce sens qu’on peut
évoquer la « naïveté » d’Aloïse : elle réside auprès des
sources, elle ne s’en éloigne pas, elle ne commet aucun
« échange » comme dit Dubuffet, elle ne connaît aucun
« contact » qui l’altérerait de sorte qu’on peut considérer que
sans l’asile, Aloïse n’aurait peut-être jamais conçu et produit
l’œuvre monumentale qu’elle a laissée. Elle est donc femme
dans toute sa plénitude de femme, et l’histoire qu’elle raconte
(car c’est une grande conteuse, une incroyable Shéhérazade
qui repousserait toujours plus les bornes de l’invisible pour
échapper à la mort et à l’usure de soi) trouve ses sources d’une
certaine manière dans la sienne, dans tout le brasier ardent de
ses pulsions et de ses désirs qui flambent à l’intérieur d’elle-
même. Jacqueline Forel comprend bien le phénomène qui
sous-tend toute cette œuvre : « Son souhait le plus cher, écrit-
elle, en évoquant Aloïse, était de s’incarner dans ses dessins.
C’était pour elle une manière d’exister, de reprendre
possession du corps dont elle se sentait détachée. Rien ne
pouvait la rendre plus heureuse que quand la fleur ou l’animal
qu’elle venait de dessiner la représentait. » Le dessin joue
alors le rôle d’un psychotrope génial qui a pour vocation de la
rendre à elle-même et de se réapproprier son être entier. Aloïse
n’est pas ignorante de cette grâce qu’elle va, avec une grande
intuition, appeler un « miracle ». Elle dit en ce sens que ses
dessins provoquent en elle « la seule source d’extase
perpétuelle ». Ses dessins réalisés en boucle, toujours
différents cependant, dans leur immense baroquisme et leur
exubérance colorée, disent l’histoire d’une vie : ils ne sont
donc pas des dessins de fous, soumis à l’incontrôlable délire
d’un cortex cérébral devenu anarchique et dément. Au
contraire, ils rapportent l’étreinte d’un passé révolu (ses
premières amours passionnelles interrompues ou entravées),
l’extase qu’elles lui ont données, puis le retrait, et le mausolée
de cette passion, dont la représentation généralement frontale
et monumentale laisse à penser de la puissance de cette
passion intérieure. Après sa liaison avec ce jeune étudiant
défroqué, qui suscita le scandale familial et son exil à
Potsdam, sa passion couvée pour l’empereur Guillaume II
entrevu dans une parade et dont la présence-absence pesait sur
le château de Sans-Souci où elle logeait, est à lire comme une
sorte de résonance aux notes intenses qui montrent la plénitude
de sa féminité et de son désir : « Que ne puis-je, écrit-elle
admirablement, retremper mon âme en feu dans les yeux de
firmament constellé d’étoiles d’un homme inaccessible que
j’aime éperdument ? » L’inatteignable rencontre trouve alors
sa traduction picturale, sa compensation en sorte, dans ses
dessins cousus les uns aux autres, souvent même de petits
bouts de papier qui, unis par des points de couture, finissaient
par être très importants. Elle les rejoignait, les unissait
(toujours la quête de la reliaison), les cachait même dans son
corsage puis reprenait la vaste tapisserie… Le grand rouleau
qui est son œuvre majeure, ce grand déroulé qui nécessite une
mise en scène particulière et même une machine spéciale pour
l’admirer dans son intégralité, est ainsi le déroulé dramatique
(au sens théâtral) de sa vie entière, où circule librement le flux
incessant des images obsédantes. De plus, la pathologie
schizophrène révèle que les récepteurs de la dopamine, qui est
un neurotransmetteur agent du cerveau, sont moins nombreux
chez les patients qui en sont atteints, et de fait, sans la
dopamine qui fait barrage à un trop-plein d’informations, les
flots d’images ont libre cours et charrient leurs flux
ininterrompus, en les déroulant jusqu’au vertige, jusqu’à la
jouissance. D’un déroulement à un déroulé, il n’y a qu’un pas
qu’Aloïse franchit sans barrières.
Dans l’apparente routine des jours asilaires, Aloïse vaque à
sa propre vie. C’est cette tension clandestine qui l’occupe
quotidiennement et lui fait passer ses jours sans inquiétude
pour ceux qui la soignent. Il n’y a pas l’âpreté des jours
tragiques de Séraphine et de Camille Claudel, traversés par les
guerres, les disettes, les famines, la solitude déchirante, car ni
Séraphine ni Camille Claudel ne créent à Clermont-de-l’Oise
et à Montdevergues. Livrées à leurs pathologies respectives,
elles ne sont plus que dans la vacance d’elles-mêmes. Au
contraire d’Aloïse qui est suroccupée, se libère de ses travaux
quotidiens de repassage et de couture pour mieux se livrer à sa
vraie vie, celle retrouvée qu’elle fait défiler devant son regard
très concentré. De petits films ont été réalisés à la Rosière la
montrant en train de commencer une œuvre. Tout est
méthodique et précis. D’abord les structures, des formes
géométriques aléatoires, cernées à gros traits de fusain ou de
pastels sombres. Puis vient l’instant magique où la couleur
entre en scène, où elle s’invite. Aloïse est au cœur de son
travail, elle comble les espaces vides, les personnages
accèdent au jour. C’est comme si elle dessinait des loges de
théâtre qui soudain vont se peupler de toute la galerie de
personnages dont elle s’est faite l’amie, le démiurge, des rois
et des reines, des empereurs et des impératrices, et puis bien
sûr toute leur cour…
La petite fabrique d’Aloïse tourne donc à plein-temps. Elle
dessine, sans plan préalable, obéissant à elle ne sait quelle
injonction intérieure qui délivre son flux d’images. Elle qui a
toujours souffert de l’absence de liens relie tous ses motifs
entre eux, de sorte qu’une fois ses travaux terminés, qu’elle
juge bon de ne plus poursuivre, et qu’alors elle les donne soit à
son infirmière soit au docteur Forel – car elle ne garde rien
pour elle –, ils n’apparaissent jamais comme le reflet d’un
monde chaotique ou défait, mais bien plutôt comme un univers
organisé, avec ses hiérarchies, ses strates, ses règles. Rien
n’est jamais de l’ordre du hasard, mais procède d’une
narration secrète, dévidée comme une pelote de laine dont on
aurait tiré un fil et qui délivrerait l’histoire.
Pour elle, de toute façon, tout s’enchaîne dans une logique
qu’elle poursuit, qui ne lui appartient pas en propre, mais à
laquelle docilement elle obéit. Dès 1948, date à laquelle,
commence certainement sa vraie nouvelle vie, sa vie enfin
reconnue, rattrapée au fil des dessins recousus entre eux, le
destin d’Aloïse s’accomplit. Le nouveau directeur de la
Rosière, Ernest Campiche, a décidé de lui attribuer le support
nécessaire à l’exécution de ses dessins, de « grandes feuilles
de papier et des craies à l’huile » (elle en fera un usage
conséquent, mais ne voulant pas les gaspiller, elle a pris
l’habitude de mouiller le bout des craies pour qu’elles
expriment le plus possible de couleurs et ne s’usent pas trop
vite). Elle est suivie par l’élève de Steck, Alfred Bader, qui
l’examine et prend la mesure de son talent exceptionnel ; ses
dessins commencent à être exposés tant en Suisse qu’à Paris,
et le docteur Forel, « la doctoresse Carola » comme elle la
surnomme, décide de travailler sur son cas. C’est une période
grandiose qui commence, et Aloïse la considère comme sa
nouvelle naissance. Une sorte d’avènement. Il y eut certes
auparavant les prémisses de la quête, les Cahiers rassemblés
où toute la légende intérieure d’Aloïse est déjà présente, mais
elle va s’ordonner de manière plus prestigieuse, plus
majestueuse en 1951 quand elle fera don, de manière
solennelle, au docteur Forel, d’un rouleau, long de 13 mètres,
et pour la première fois signé « Aloïse », ensemble de
plusieurs pièces cousues entre elles, et qui deviendra son chef-
d’œuvre. Ne l’appellera-t-on pas la nouvelle « Chapelle
Sixtine », tant la profusion des motifs et leur assemblage,
imposent un monde à eux tout seuls comme Michel Ange sut
représenter avec la force impressionnante que l’on découvre
en pénétrant dans la Sixtine, la création du monde sous le
regard de Dieu ?
Mais à l’origine de la « fresque », il y a ce qui a fondé
Aloïse : le temps de la rencontre. C’est l’année 1913, à
Potsdam, elle croise Guillaume II et développe une passion
fatale pour lui. Quatre ans plus tard, elle revient sur cet
événement majeur, et l’intensité du souvenir, sa fraîcheur
même, témoignent du choc qu’il a provoqué en elle et de la
résonance qu’il aura tout au long de sa vie, car à bien regarder
(et admirer) le Cloisonné de Théâtre, tout semble partir de là,
de cette rencontre. Sur un feuillet intitulé Journal Ma
confession de ces derniers jours, elle écrit : « L’amour pour
l’empereur Guillaume II bienfaiteur a pris tout mon être dès
qu’il est arrivé chez Meur Paché, entrepreneur. Souvent
aveuglée par les flammes rouges de cet immense amour
(ratures), j’eus la sensation de briser porte et fenêtre pour aller
le déclarer. Grâce à Dieu (ratures) une misère matérielle
physique et intellectuelle a emparé la chose a enrayé le mal.
Par la prière cet amour unique a évolué en trinité
(l’impératrice, l’empereur et le prince royal) puis la famille
impériale, l’Allemagne en deuil et l’humanité éplorée. »
Poursuivant sa missive, elle ajoute que « sachant l’union
fondée sur l’adultère ou le divorce est maudite ou en tout cas
pas bénie », elle déclare renoncer à cet amour… Cette lettre
fondatrice inaugure en quelque sorte à la fois l’humble et
souveraine épopée d’Aloïse. Elle qui déclara, à l’instar des
grandes amoureuses de la poésie comme Louise Labé par
exemple, « mourant lentement d’un amour ineffable que me
suggère votre regard splendide rencontré par hasard à la Revue
de Potsdam de 1913 », elle rapporte la transmutation de cet
amour vécu comme une foudre en amour sublimé trinitaire qui
dépasse l’empereur, l’Allemagne et l’humanité éplorée, pour
rejoindre la trinité spirituelle du corps, de l’esprit et de l’âme.
Car c’est bien à cette nouvelle accession à l’épiphanie de
l’amour que convie le Cloisonné de Théâtre. Comparable en
cela au grand poème lyrique de La Divine Comédie ou à
l’ascension mystique de Jean de la Croix ou de Thérèse
d’Avila, il s’agit bien de la même montée vers le château
spirituel pour atteindre au cœur de l’aimé. De cette image ou
de cette grande scène va s’élaborer un univers où d’autres
images en ricochet vont s’agréger, s’imbriquer, dépendre les
unes des autres, et représenter (theatrum mundi) son monde.
L’intelligence d’Aloïse réside dans cette application exacte,
inconsciente toutefois et symbolique de l’étymologie
d’intelligence, « relier entre », afin de mieux éclairer le sens.
Les yeux immenses de ses personnages, principaux surtout,
sont des yeux de méduse fascinants et hypnotiques, yeux
comparables aussi à l’attraction magique qu’exerçaient les
regards des grandes statues antiques, chargées de sacré. C’est
pourquoi de la représentation sentimentale, Aloïse est passée,
pour mieux se sauver à la fois des brûlures de l’angoisse et de
la folie (l’amour fou), à l’étage mystique : c’est ainsi que doit
être sans doute « lu », le Ricochet solaire. Le déroulement du
(premier) grand œuvre à lire dans toute sa verticalité abrupte,
rassemble tous les motifs du monde aloysien, et suggère un
effet de chute vertigineuse, comme si le regard glissait avec
violence vers des antres inconnus où ne régneraient pas
cependant que des zones sombres ou funestes, mais aussi un
univers coloré et tourbillonnant, fleurs et vêtements d’apparat
riches et opulents. L’aventure spirituelle qui va mener Aloïse
dans l’exploration de son monde, d’abord ce qu’elle appelle
« le monde naturel ancien d’autrefois » qui, de fil en aiguille
(elle coud souvent les pièces entre elles), et de motif en motif
(comme les points d’une immense tapisserie), la conduit à
l’émergence d’un monde supérieur, auquel elle veut accéder.
De sorte qu’au-delà de la redondance des motifs, le travail
d’Aloïse se présente comme un vibrant processus de survie
physique, psychique et mentale, propre à la délivrer des
verrous de sa maladie, lui rendre sa liberté. Admirer l’œuvre
d’Aloïse n’est pas seulement le fait de la beauté intrinsèque de
ses dessins, mais aussi et surtout celui de l’émotion qu’elle
dégage : cette œuvre se bat et se débat pour relier ce qui a été
disloqué, éclaté, pulvérisé. Pour faire se rejoindre le chaos,
rassembler les éléments épars, redonner une étiquette (au sens
monarchique) à sa vie, refonder de l’ordre. Il faut imaginer la
surprise éblouie de Jacqueline Forel lorsqu’en 1951, Aloïse lui
apporte le fameux rouleau de « dix mètres de cloisonné d’essai
de Théâtre », selon les mots d’Aloïse elle-même. Le chef-
d’œuvre est là, abouti, en ce sens qu’il reconstruit celle qui a
été aliénée depuis si longtemps, trente années. « Il est
clairement conçu, écrit le docteur Forel, comme une
représentation théâtrale. Divisé en actes et interludes
correspondant chacun à l’état affectif qu’ils représentent et qui
les a fait naître, ses structures bien différenciées et de
dimensions variées gardent une même intensité tout au long de
quatorze mètres de son étendue, tandis que le dessin s’adapte
aux circonstances de ce drame en une incroyable diversité de
conceptions métaphysiques, de dispositions et de techniques. Il
traduit dans les traits, les vêtements, les attitudes,
l’environnement de son héroïne, le cours de cet amour :
éclosion, réalisation rupture, désillusion, folie et renaissance
spirituelle.9 » Les paliers successifs du rouleau signalent cette
montée vers une forme d’immortalité interrompue par des
séquences plus sombres et plus ternes qui traduisent les
épreuves qu’Aloïse dut subir, mais dont elle s’échappe,
victorieuse, pour enfin trouver l’Olympe, illustré par des craies
très grasses qui permettent de faire tournoyer plus que jamais
des rondes de fleurs aux pétales larges et tourbillonnants. Cette
dernière scène montre l’ascension spirituelle de l’artiste, qui,
enfin, accède à une forme de sérénité. Aloïse eut la chance,
dans son malheur, d’avoir été protégée, entourée, et surtout de
n’avoir pas subi les affres de la guerre, la Suisse n’étant pas
belligérante. Elle ne connut donc pas les grandes famines qui
sévissaient dans les asiles français, et devant l’ampleur du
drame qui se jouait, le désintérêt souvent coupable du
personnel soignant à l’égard des malades. Si à La Rosière, les
effets du conflit mondial furent atténués, des restrictions
avaient lieu quand même, mais Aloïse s’en moquait de toute
façon, tout à son travail. Elle vécut dans ces années-là, puis
dans les décennies suivantes, 1945-1964, des heures paisibles
portée par ses protecteurs. Elle devint ainsi une figure presque
folklorique du canton, sa renommée ne cessa de grandir,
accrue par les éloges, textes, préfaces que lui écrivirent poètes,
marchands d’art, critiques et artistes, comme André Breton. Le
musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne dont elle est
native, organise en 1963 une exposition où elle a la part belle,
Femmes suisses peintres et sculpteurs.
Peut-être inspiré par un certain esprit de lucre, le canton de
Vaud suggère un nouvel accompagnement pour Aloïse que le
docteur Forel juge très vite néfaste pour sa patiente. On passe
outre et Aloïse est confiée à une ergothérapeuthe qui conduit
sa production, guide son inspiration. C’est dans la dernière
année de sa vie une expérience qui confine au fiasco. Aloïse
qui de toute façon n’a pas son mot à dire et qui est incapable
d’intervenir et de juger la situation, laisse faire, mais se trouve
comme vidée de son talent. Les couleurs, les rythmes
tournoyants qui agitaient son œuvre jusqu’alors, ses
imbrications de scènes et de récits qui chatoyaient,
disparaissent. Laissant des dessins sans grand intérêt, qui
contrastent avec la profusion des années précédentes. Tout
s’est comme effacé, retiré de son monde, tout s’est évacué. Ne
reste plus que quelques traits indigents et qui manquaient
d’aplomb et d’allure. Certes, on y devine encore les silhouettes
et les formes qui organisent auparavant ses dessins, mais ses
dernières productions trahissent la déchéance créatrice
d’Aloïse.
Le puits jadis si riche est désormais vidé, asséché. Ne reste
plus que l’accoutumance du geste à tournoyer ou à colorier,
mais les liens se sont défaits, les couleurs même se sont
altérées. La fameuse intelligence dont elle était pourvue s’est
comme volatilisée. Aloïse ne sait plus faire les liens entre les
choses, entre les motifs, il n’y a plus désormais de relations
entre les fictions qu’elle narre, ou peut-être le signe de l’en-
allé, c’est-à-dire celui de la mort. Tout se passe comme si la
folie avait soudain repris le dessus, et sa force, cédée des
années à l’instinct vital de l’artiste. Les traitements de toutes
sortes n’auraient pas eu autant d’effets que la peinture, et
Aloïse en ce sens a fait la démonstration que le milieu asilaire
a été pour elle le lieu de la création et la possible porte pour
accéder à son monde intérieur.
Les psychiatres aujourd’hui, forts de leur expérience,
prétendent qu’Aloïse n’aurait jamais dû être internée. Au
mieux un hôpital de jour aurait suffi et quelques
neuroleptiques bien ajustés à son cas. Aurait-elle peint alors ?
Sans doute pas. La clôture joua donc un rôle primordial et
rédempteur. Si elle s’en plaignit au tout début de son
internement, elle réalisa très vite qu’il lui serait protecteur et
qu’en son sein, elle pourrait à sa guise libérer ses tensions.
Accomplir ainsi son existence. La petite dame si fragile au
regard sévère et à l’attitude revêche, bien serrée dans son
tablier, savait que cette « prison » était comme un couvent, un
lieu finalement sacré, sans aspérités, neutre et sans couleurs,
mais apte à recevoir, à accueillir. L’espace sacré qu’elle avait
organisé les après-midi de toutes les saisons, lui permettait
d’accéder à la couleur, aux formes mobiles, à tout ce qui
finalement n’existait pas à La Rosière ou très succinctement.
La vie répétitive, scandée et ritualisée lui convenait bien, elle
n’engendrait aucune oppression nouvelle, mais au contraire,
donnait accès à l’émerveillement de ce qui naissait sous ses
doigts. Elle aimait « la belle ouvrage », cette application à se
mettre au travail, cette ritualisation du temps, cette occupation
qui lui permettaient d’entrer en connexion avec d’autres
mondes, dont elle ouvrait la voie.
Elle mourut peut-être parce qu’elle avait comme épuisé ses
dons : la source s’était tarie dès lors qu’elle avait été
commandée, et même de ses craies et de ses crayons de
couleur, s’étant essayée depuis peu au stylo-feutre qui ne
donnait plus le même rendu. Quelque chose s’était comme
étiolé, n’avait plus irrigué ses grandes feuilles de papier. Elle
le faisait presque obligée, pour obéir encore, comme elle l’a
toujours fait dans son existence. D’aucuns auraient pu dire « sa
pauvre existence », mais en réalité, celle-ci avait été la plus
riche qui soit. C’est pourquoi il ne faut pas plaindre la vie
reléguée d’Aloïse. Elle fut d’une certaine manière heureuse et
même joyeuse, mais ce bonheur et cette joie étaient comme
transposées, transportées sur les papiers, elle ne manifestait
jamais l’un ou l’autre, le visage restait concentré et
imperturbable, elle ne laissait apparaître aucune émotion,
aucune satisfaction même du travail accompli. Elle dessinait,
elle ouvrait des routes inconnues, elle les refermait, dînait et
s’endormait, le lendemain, elle repassait de nouveau, puis
redessinait et ainsi de suite jusqu’à la fin de ses jours.
Elle meurt le 5 avril 1964. Les malades décédés dont les
familles ne réclament pas la dépouille sont enterrés
anonymement dans un carré du cimetière de Céry qui leur est
dédié. La notoriété d’Aloïse oblige l’administration asilaire à
lui ménager une sépulture, fût-elle sommaire, et lui épargne
l’anonymat. Mais le nom d’Aloïse, de toute manière,
appartient désormais à l’histoire de l’art. Des expositions
majeures lui sont, depuis sa mort, consacrées et elle devient
l’artiste la plus célèbre de ce que Jean Dubuffet, créateur du
terme, appela l’art brut. Ses dessins flamboyants résonnent et
flamboient dans le monde entier et sont le joyau du musée de
l’Art brut à Lausanne fondé grâce aux collections, par lui
confiées, de Dubuffet10. On ne parle plus guère d’art
psychopathologique à son propos ou d’art des fous. Aloïse est
parvenue à dépasser la maladie et ce qu’on croyait être ses
effets délirants. Sa vision pénétrante des mondes intérieurs lui
a donné de faire remonter à la surface, par le truchement d’une
pathétique catharsis, toutes ses nuits et toutes ses espérances.
Elle les a livrées en vrac, dans un joyeux manège, ayant peut-
être à l’esprit la vision exubérante des corsos fleuris organisés
par le canton et auxquels était conviée toute la population.
Aloïse y assista quelquefois et en lisait les reportages dans des
magazines laissés à disposition des malades. Elle en découpait
les images et les cousait même dans ses propres dessins :
camélias et roses ont ainsi peuplé les robes, les corsages et les
mains de ses personnages qui eux-mêmes semblaient léviter au
milieu des fleurs qui valsaient jusqu’à donner le tournis. Car
c’est bien de cela qu’il s’agit aussi avec Aloïse : comme pour
les marguerites de Séraphine de Senlis, les fleurs
tourbillonnent jusqu’au tournis, symbolisant ainsi les vertiges
de l’amour. L’amour qui est le seul grand protagoniste des
fresques aloysiennes.
Sur son lit d’agonie, Aloïse n’avait pas cependant retrouvé
la paix qui l’habitait tandis qu’elle dessinait durant les blancs
après-midi de l’asile. Elle était très nerveuse, peut-être
apeurée. Le poids de son infinie solitude la terrifiait à présent.
Elle s’agitait et souffrait surtout de cette absence, celle de la
création qu’elle ne pouvait plus convoquer à heure fixe comme
elle le faisait. Des infirmières compatissantes lui avaient
apporté du papier, de moyenne taille, des feuilles de 34
centimètres sur 28, pour qu’elle pût dessiner de nouveau. Elle
accepta et dessina bravement, mais tout était déjà parti, tout
avait fui dans le grand vide de la mort déjà si prêt. Elle
dessinait, revenaient ses mêmes personnages, ses silhouettes
hiératiques et frontales, les grands yeux bleus, aux orbites
profonds et larges, la couleur à laquelle elle avait attribué le
don de la spiritualité, mais le trait s’était comme esseulé, les
couleurs paraissaient plus éteintes, les corsages des femmes
n’étaient plus incarnés et fleuris de camélias opulents, tout
semblait inachevé et délié de nouveau. Comme si, en mourant,
tout se défaisait, semblable au vers de Ronsard mourant qui
écrivait : « Je m’en vais descendre où tout se désassemble. »
Elle qui avait tant voulu relier les êtres et les formes entre
elles, pour que tout s’harmonise et s’imbrique, voyait se
défaire l’œuvre de sa vie. Elle ne pouvait plus rien retenir, lier,
assembler, faire se rejoindre envers et contre sa maladie qui
sans cesse la harcelait pour reprendre sa place, tout ce dont
elle était porteuse et que ses yeux de visionnaire avaient pu
entrapercevoir. C’en était donc fait : tout était joué.
Les décennies passées à l’asile auront été pour Aloïse le
moyen de sa reconstruction. Ses derniers jours et sa mort la lui
ont arrachée en ce qu’ils l’ont dépouillée de sa mythologie
personnelle : les dessins se sont défaits, les signes se sont
effacés, la grâce déliée de ses représentations s’est figée, pour
ne laisser place qu’à des dessins d’aliénés à la cohérence
inexistante et à la confusion. De sorte que l’on peut dire,
contrairement à Séraphine ou à Camille Claudel que l’asile
aura été pour Aloïse bénéfique et salutaire au sens le plus
ontologique du terme puisqu’il l’aura aidée à repérer et à
refonder ses racines. Sa postérité immense l’aura néanmoins
rendue à sa vie propre, elle aura prouvé l’importance de la
création dans le processus salvateur et cathartique de celui qui
s’y adonne. Preuve s’il en était que l’art survit toujours à
l’irréductibilité de la mort.
2. « La mentalité primitive et la pensée magique des schizophrènes et la vie et
l’œuvre d’Aloïse dans Petits maîtres de la folie », Insania Pingens, Lausanne/La
Guilde du Livre/Clairefontaine, 1961 et Psychopathologie de l’expression, vol. 22,
Aloyse, Bâle, Sandoz, 1975.
3. Lettre de Jean DUBUFFET adressée à Mme J. Porret-Forel, 11 avril 1964. Lire à
ce sujet : Jean Dubuffet et Aloïse : le regard de l’artiste, du collectionneur et du
théoricien in Aloïse Corbaz en constellation, LAM, 2015, p. 56-58.
4. Entretien Jacqueline Porret-Forel et Philippe Ungar, in Aloïse Corbaz en
constellation, op. cit., p. 47-56.
5. Ibid. p.11.
6. Aloïse Corbaz en constellation, Lille métropole, musée d’Art contemporain et
d’Art brut, 2015, p. 47.

7. In Jean-Louis FERRIER et Yann Le PICHON, L’aventure de l’art au XXe siècle,


p. 808, éditions du Chêne, 1988.
8. André BRETON, Le Surréalisme et la peinture, nouvelle édition revue et
corrigée, 1928-1965, Gallimard, 1965, p. 313.
9. Le cloisonné de théâtre et l’ange Forel, in Aloïse Corbaz, op.cit., p. 111.
10. Cf. l’admirable exposition rétrospective réalisée au LAM Villeneuve-d’Asq,
février-mai 2015.
Du même auteur

Marguerite Duras, Seghers, 1972.


Poèmes pour détruire, préface de Marguerite Duras, P.-J.
Oswald, 1973.
Anthologie de la poésie fantastique française, Seghers, 1973.
Bonaventure, essai sur Bona de Mandiargues, Stock, 1977.
Amore Veneziano, Stock, 1979.
Introduction au Journal de ma vie de Thérèse d’Avila, Stock,
1979.
Vivre en poésie, entretiens avec Eugène Guillevic, en
collaboration avec Lucie Albertini, Stock, 1980, Le
Temps des cerises, 2007.
Maman la Blanche, Albin Michel, 1981.
Alger l’amour, Presses de la Renaissance, 1982.
Tant que le jour te portera, Albin Michel, 1983.
La vie la vie, Albin Michel, 1985 (Prix Roland Dorgelès),
rééd. Écriture, 2012.
La nuit de Mayerling, Plon, 1985.
Séraphine de Senlis, Albin Michel 1986.
Le Petit frère de la nuit, Albin Michel, 1988.
Le monde merveilleux des images pieuses, Hermé, 1988.
Le roman de Jacqueline et Blaise Pascal, Flammarion, 1989.
Introduction à Sainte Lydwine de Schiedam de Huysmans,
Maren Sell, 1989.
J.K Huysmans, Plon, 1990.
Duras, François Bourin, 1991.
La Tisserande du Roi Soleil, Flammarion, 1992.
Introduction à La Cathédrale de J.K Huysmans, Le Rocher,
1992.
Naissance d’un père, Le Rocher, 1993.
Saint-Exupéry, Julliard, 1994.
Devenir Venise, Lattès, 1994.
Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle sur Marguerite Duras,
dir. Alain Vircondelet, Écriture, 1993.
Jean-Paul II, Julliard, 1994.
Pour Duras, Calmann-Lévy, 1995.
La Princesse de Lamballe, Flammarion, 1995, rééd. 2005.
Actes du Colloque de l’ICP sur Huysmans, entre grâce et
péché, dir. Alain Vircondelet, Beauchesne, 1995.
Là-bas, souvenirs d’une Algérie perdue, Le Chêne/Hachette,
1996, réédition, C’était notre Algérie, L’Archipel, 2012.
Marguerite Duras, vérité et légendes, Le Chêne/Hachette,
1996.
Je vous salue Marie, représentations populaires de la Vierge
Marie, Le Chêne/Hachette, 1997.
Charles de Foucauld, Le Rocher, 1997.
Le Retour des Sources, in Une enfance algérienne,
Gallimard, 1997.
Jean-Paul II, naissance d’un destin, Autrement, 1997.
Marguerite à Duras, éditions 1, 1998.
Mortel Amiante, Anne Carrière, 1998.
Extase de Tolède, Le Rocher, 1998.
Albert Camus, vérité et légendes, Le Chêne/Hachette, 1998.
Alger Alger, éditions du Laquet, 1998, rééd. Elytis, 2008.
Actes du Colloque de l’ICP sur Marguerite Duras, Dieu et
l’écrit, dir. Alain Vircondelet, Le Rocher, 1999.
La maison devant le monde, Desclée de Brouwer, 2000.
Marguerite Duras ou l’émergence du chant, La Renaissance
du Livre, 2000.
Saint-Exupéry, vérité et légendes, Le Chêne/Hachette, 2000.
Les chats de Balthus, Flammarion, 2000.
Mémoires de Balthus, Le Rocher, 2001 (Prix de l’Institut,
section Beaux-Arts).
Bernadette, celle qui a vu, Desclée de Brouwer, 2002.
L’enfance de Jean-Paul II, Le Rocher, 2002.
Sagan, un charmant petit monstre, Flammarion, 2002.
Les enclos bretons, chefs-d’œuvre de l’art populaire,
Flammarion, 2003.
Journal de résistance d’un chrétien dans le monde,
Flammarion, 2003.
Nulle part qu’à Venise, Plon, 2003.
Jean-Paul II, éditions First, 2004.
Jean-Paul II, la vie de Karol Wojtyla, Flammarion, 2004.
Une passion à Venise, Sand et Musset, la légende et la vérité,
Plon, 2004.
La passion de Jean-Paul II, Presses de la Renaissance, 2005.
Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry, un amour de légende,
éditions des Arènes, 2005.
Les derniers jours de Casanova, Flammarion, 2005.
Sur les pas de Marguerite Duras, Les Presses de la
Renaissance, 2006.
Éloge des herbes quotidiennes, Le Rocher, 2006.
Venise, dir. Alain Vircondelet (3 tomes), Flammarion, 2006.
Jésus, Flammarion, 2007.
D’où venir ? in C’était leur France, Gallimard, 2007.
La véritable histoire du Petit Prince, Flammarion, 2008.
Séraphine, de la peinture à la folie, Albin Michel, 2008 (Prix
Bel-Ami, Prix de la Ville de Limoges).
C’étaient Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry, Fayard,
2009 (Prix Paris-Match-Ville d’Arcachon).
Marguerite Duras, une autre enfance, Le Bord de l’Eau,
2009.
Albert Camus, fils d’Alger, Fayard, 2010 (Prix Méditerranée
Essai).
Auprès de Balthus, Le Huitième Jour, 2010.
Dans les pas de Saint-Exupéry, éditions de l’Oeuvre, 2011.
Les couples mythiques de l’art, Beaux-Arts éditions, 2011.
La Traversée, First éditions, 2012.
C’était notre Algérie, photographies de Jean-Pierre Stora,
L’Archipel, 2012.
Le Grand Guide de Venise, sur les pas de Canaletto et des
maîtres vénitiens, Beaux-Arts éditons/Eyrolles, 2012.
Saint-Exupéry, histoires d’une vie, en collaboration avec
Martinez Martinez, Flammarion, 2012.
Des amours de légende, 10 couples mythiques du XXe siècle,
Plon, 2013.
La cuisine de Là-Bas, carnet de recettes d’une famille pied-
noir, Gründ, 2013, (Prix Archestrate de la gastronomie).
Les Chats de Balthus, Flammarion, 2013.
Marguerite Duras, la traversée d’un siècle, Plon, 2013.
Rencontrer Marguerite Duras, Mille et une Nuits, Fayard,
2014.
Alger, ombres et lumières, une biographie, Flammarion,
2014.
Les Trésors du Petit Prince, Gründ, 2014.
Le Paris de Duras, éditions Alexandrines, 2015.
Le Paris de Sagan, éditions Alexandrines, 2015.
Rimbaud, dernière saison, L’Amandier, 2015.
Alger d’hier et de toujours, L’Archipel, 2015.
Cet été-là, de braise et de cendres, Fayard, 2016.
TABLE DES MATIÈRES

CAMILLE CLAUDEL
SÉRAPHINE DE SENLIS
ALOÏSE CORBAZ
Du même auteur
Achevé d’imprimer par Présence Graphique,
en août 2016
N° d’imprimeur : xxx
Dépôt légal : septembre 2016
Imprimé en France

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