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- Le village habité, construit par les hommes, Le monde civilisé, espace dominé
forme un paysage classique de concessions,
paillotes et champs de cases parsemés de kari- Le village est non seulement le lieu de la civi-
tés (Butyrospermum parkii). Ce qu'on appelle lisation matérielle mais aussi l'endroit où
((village en français n'a aucun sens ici. Le
))
s'exerce le moore, terme qui désigne non seule-
village est une entité coutumière, ayant à sa ment la langue des Mossi, mais aussi leur façon
tête un chef (naaba). L'entité paysagique est le d'être. 11 faut en effet prendre en compte l'im-
quartier (saka) formé d'une série de conces- portance du rapport chefferie-village.C'est par
sions plus ou moins éloignées, généralement la chefferie et donc par le village que les Mossi
jointives par les champs de cases, et ayant à sa Nakomse (envahisseurs) ont réussi à dominer
tête un chef intrônisé par le chef du village. les Nioniose (population autochtone aujour-
d'hui complètement intégrée à l'ensemble de
- À cet espace humanisé s'oppose (en le la culture Mossi). La conquête s'est faite essen-
complétant) la brousse (weogo) qui est avant tiellement sur le principe de chefferie de
tout un espace de réserve dans lequel on ouvre compensation : lors d'une succession, le candi-
les champs. Cette brousse est elle-même consti- dat évincé demande à l'empereur une autre
tuée de deux sous-ensembles. Puogo est l'es- chefferie. Il part ainsi fonder un nouveau village
pace des champs cultivés ou en jachère. C'est (Dévérin-Kouanda, 1992). Le principe du
la brousse, mais bien connue des hommes, rapport Nioniose / Nakomse est fait, comme
utilisée par eux et où il n'y a guère de place pour l'espace, de rivalité et de complémenta-
pour les génies. C'est le monde de la culture »
(( rité. Aux Nioniose les forces de la terre, le
dans les deux sens du terme. Au contraire, pouvoir chthonien, les fonctions sacrificielles,
weraogo (textuellement, la brousse mâle »)est
(( aux Nakomse le pouvoir politique (naam) et la
la grande brousse, la brousse éloignée, monde force (panga) : l'organisation et la civilisa-
((
des génies, du monstre buninda mangeur)) tion ». C'est cette dernière qui a permis, moyen-
d'hommes et de viande crue. C'est le refuge des nant un partage des tâches entre ((gens d u
kinkirse (sing. kinkirga, sorte de lutins tradi- pouvoir et ((gensde la terre (Izard, 1985)
)) ))
les dangers, le lieu du non-civilisé par excel- littéralement «là où est la force ».
lence. C'est un espace de réserve qui permet Le monde connu est le monde sécurisant.
aux hommes d'étendre leur influence (et leur C'est le monde de la civilisation, les autres étant
civilisation). C'est le monde de la nature ».
((
des « sauvages désignés e n moore par
))
Ainsi monde sauvage et monde des hommes ((gurunsi qui pourrait être traduit exactement
))
s'opposent-ils, quelle que soit l'échelle à par ((barbares au sens grec du terme. C'est
))
laquelle on se place au sein du finage. Cette également le monde où ego est connu. La struc-
opposition ne doit pas cacher la grande ture de l'espace se calque alors sur celle de la
complémentarité des lieux. Le village est par société.
définition la création des hommes. Cette créa- Un proverbe mossi traduit particulièrement
tion est politique par la chefferie et paysagique bien cette conception de l'espace et de la
par la mise en valeur. L'influence des hommes société : ((11y a une biche qui court avec douze
s'étend en auréole autour des habitations, c'est flèches dans le corps et une biche qui est morte avec
avant tout le monde de la civilisation. une seule flèche )).L'explication de ce proverbe
Voyage autour du territoire
apparemment énigmatique est la suivante : la craindre par rapport au village voisin qui repré-
biche morte était loin de chez elle, au contraire sente un lieu inconnu et plein de dangers.
de la biche blessée de douze flèches. Si je suis O n comprend mieux pourquoi il est si
en terre inconnue, au moindre problème, o n dramatique de devoir quitter le village lors-
ne peut rien pour moi, je suis isolé, doncvulné- qu'on en est banni. On est alors non seule-
rable. Une seule flèche me tue. En revanche, si ment seul au monde (la collectivité refusant
je suis dans un endroit où l'on me connaît, toute aide) mais encore soumis à tous les
même en cas de grosse difficulté (douze dangers du monde extérieur.
flèches), il me suffit de dire qui je suis, quel- Le monde inquiétant n'est donc pas seule-
qu'un interviendra pour moi. Je peux donc ment le monde que je ne connais pas ou que
affronter sans dommage des périls beaucoup je connais mal, mais surtout le monde qui ne
plus grands. « Connaître » revêt ici un sens me connaît pas et où je n'ai pas de statut. On
exclusivement social. Ce qui me protège est le peut alors se demander comment les Mossi ont
fait qu'on peut me situer par rapport à la collec- pu concilier cette conception du monde étran-
tivité et en particulier dans un lignage déter- ger, monde de tous les dangers, avec leur conti-
miné. Cela ne signifie en aucun cas qu'on nuelle migration.
puisse savoir qui je suis en tant qu'individu.
O n n e doit au contraire jamais se laisser Le monde sauvage, espace de réserve
connaître par les autres. Le grand danger de
celui qui est dans un endroit o ù o n ne le C'est que ce monde étranger est avant tout le
connaît pas socialement est qu'il risque d'être Mogho. De façon significative, le terme désigne
conduit à se dénuder psychologiquement : il à la fois le royaume mossi, le monde dans son
devient alors doublement vulnérable. ensemble et la brousse, la terre non cultivée.
Le monde est fait de l'espace dominé par les
L'espace civilisé est avant tout l'espace où je hommes (Mossi et donc civilisés) et d'une
me trouve. Il est défini par rapport à moi. C'est réserve immense où cet espace peut s'élargir.
mon quartier, lieu de sécurité absolue par La conquête et la migration sont donc indis-
opposition aux autres quartiers qui sont sociables de cette conception du monde.
toujours des lieux plus inquiétants. Dans ces Cet espace sauvage est l'endroit où l'homme
derniers, o n peut toujours être la proie de civilisé n'a pas encore pu établir son emprise.
sorciers inconnus (alors qu'on a la possibilité C'est un monde certes inquiétant, mais c'est
de se méfier des sorciers de son propre quar- aussi un monde où il peut installer la civilisa-
tier). Ceci est d'autant plus grave q u e le tion. L'image de la brousse dans tous les contes
« sorcier » est non pas un magicien, mais un et proverbes est à cet égard édifiante. C'est
homme qui vit du souffle vital d'autmi. Être toujours le lieu des dangers, de la magie, du
la proie d'un sorcier met donc directement en monde sauvage, non dominé, où tout peut
danger de mort. On se méfiera également des arriver.
habitants des autres quartiers qui risquent Le conte traditionnel du « mariage de Poko ))
toujours d'être jaloux d'une personne prospère (texte rapporté par A. Bruyer 1987) traduit bien
et de vouloir s'en venger en utilisant les sorts cette conception. Notons que le prénom de
ou les empoisonnements. Mais l'ensemble de Poko (de puugha : les entrailles) désigne la
mon village (au sens de collectivité mais aussi femme mossi par excellence, comme Raogo
du territoire sur laquelle cette dernière exerce (mâle) est le prénom masculin mossi de réfé-
son autorité) est l'espace où je n'ai rien à rence. Poko vit au village et épouse un inconnu.
A Joël Bonnemaison, le Voyage inachevé..
C'est le premier danger : on ne se lance pas de frotter le dos. Ce geste de Poko qui prend
dans une telle entreprise sans prendre des infor- le temps de respecter une vieille femme alors
mations sur le prétendant, d'autant que la qu'elle-même est en danger suppose le respect
femme doit toujours suivre son mari. Le mari de la vieillesse (alors que sa mère, âgée avait
demande à manger dans la case des animaux, été tuée par la famille de son mari). C'est par
ce qui est déjà un indice de non-humanité. son réflexe de civilisée que Poko est sauvée. En
Lorsqu'il emmène sa femme chez lui, il quitte effet, la vieille femme lui donne des objets
peu à peu les apparences humaines pour rede- magiques : un œuf, un arbuste et une pierre
venir le Buninda qu'il était initialement. II ronde, qui, jetés à terre, deviendront respecti-
commence par rendre sa peau lisse au baobab vement marigot, buisson (kaongo : Acacia
auquel il l'avait empruntée. Cet arbre est avant pennata) et colline (tanga). Ces trois éléments
tout l'arbre de l'homme. C'est sur lui que sont traditionnellement, dans tous les villages
s'opère une partie des transferts de mauvais mossi, des lieux magiques, lieux de commu-
sorts ou de maladies, c'est lui qui a la peau nication entre les génies (kinkirse) et les
lisse, or le « lisse est, dans la culture mossi,
)) hommes. Ce sont des lieux d'échange, de
une des marques de la civilisation et de la contact mais aussi de protection : c'est grâce à
raison par opposition au sauvage et au fou. On eux que Poko a pu rejoindre son village saine
peut ajouter à ces considérations purement et sauve. L'homme ne peut vivre qu'en se conci-
culturelles le fait que, sur le terrain, le baobab liant les forces occultes de la brousse.
est la marque des implantations humaines. Là Poko a jeté ces objets assez loin de son
où il y a des baobabs, c'est que des hommes village pour se protéger. L'espace « sans danger ))
o n t été implantés. Là o ù il n'y a plus de progresse donc d'autant. La brousse qui sépa-
baobabs commence le monde totalement rait le village de ces nouveaux lieux magiques
sauvage. Le terme toega désigne d'ailleurs aussi devient à son tour un espace humanisé. La
bien le végétal Adansonia digitata que l'idée de limite de la brousse dangereuse est repoussée
frontière, de limite (Dévérin-Kouanda, 1992). jusqu'à ces obstacles/contacts. L'homme peut
Le lieu où Poko arrive ensuite est un lieu où sans crainte s'étendre sur l'espace de réserve
toutes les marques de la sauvagerie, telle qu'elle qu'est la brousse, pourvu qu'il s'en concilie les
est conçue par les Mossi se retrouvent, bien au mystères. La brousse est donc un espace sauvage
delà de l'aspect hideux du Buninda (manchot, ne demandant qu'à être humanisé (c'est-à-dire
unijambiste et pourvu d'une seule narine). On conquis), c'est un espace de réserve où on peut
y mange de la viande humaine au même titre sans cesse s'étendre. L'espace mossi est exten-
que le gibier. Le monde de la brousse est celui sible. Un autre problème est de savoir s'il l'est
où l'homme ne compte pas plus que l'animal. indéfiniment.
Le village est au contraire celui où l'animal est
la chose » de l'homme. Cette viande est
((
L'extension du Mogho
consommée crue et c'est Poko, venue d u
monde civilisé, qui introduit la cuisson. Même Avant d'être un paysage, le village est donc une
isolé, perdu, le Mossi a une mission civilisa- organisation politique, une collectivité orga-
trice. L'autre est ici sauvage par ignorance (du nisée. Celle-ci se définit en négatif : c'est ma
feu) et non par goût. Lorsque Poko se sauve, présence qui fait la « non-brousse Tout )).
elle réussit à mettre des obstacles définitifs entre « ailleurs » est « la brousse ». La brousse est, par
le monde sauvage et celui du village, grâce à définition un lieu non approprié, non mis en
l'aide d'une vieille femme à qui elle a accepté valeur, sauvage, n'attendant que mon vouloir
Voyage autour du territoire
u n capital d e terre, une zone d e chasse ou d e Cela va bien au-delà du parallèle espace /
cueillette, pour l'autre, un espace "sauvage" à d é f i - société : il s'agit véritablement d'une pensée
cher et à humaniser » (Benoit, 1982). du double, plus exactement du double complé-
mentaire. Le Buninda, être sauvage par excel-
Le flou qui entoure le concept de Mogho (à lence, a une seule narine, un seul bras, une
la fois temtoire mossi et espace de brousse non seule jambe. Le sauvage serait donc celui qui
défriché) est révélateur. La limite n'est pas poli- vit dans l'unique; le civilisé vivant dans le
tique, mais humaine. Tout territoire connais- double et le double complémentaire : la main
sant une implantation mossi devient ainsi un droite peut se contenter de ne faire que les
appendice du Mogho. Cela est inscrit jusque « bonnes choses uniquement parce que la
))
dans les coutumes. Ainsi, il est de tradition, main gauche se charge des tâches négatives.
lorsque le Mogho Naaba meurt, de piller les
marchés et magasins, sous prétexte que « le pays
est gâté». Si l'application de la coutume en terre BIBLIOGRAPHIE
mossi s'explique, elle peut surprendre lors- Benoit (M.), 1982. Oiseaux de mil : les Mossi du
qu'on apprend qu'il y a eu des troubles à Bwamu (Haute-Volta). Mémoires Orstom no 95,
Abidjan et Bamako lors des pillages qui suivi- Orstom, Paris, 117 p.
rent la mort de Naaba Kougri en 1982 (Hilou,
Bonnemaison (J.), 1992. «Le territoire enchanté.
1991). Tout s'explique si l'on considère que ces
Croyances et territorialités en Mélanésie )).
deux capitales font partie de la brousse (weogo)
Géographie et cultures, 3 : 71-87.
du Mogho.
Bmyer (A.), 1987. Que font en brousse les enfants du
mort ? Morphologie et rituel chez les Mossi. Thèse
de 3e cycle en ethnologie, EHESS, Paris, 374 p.
Dévérin-Kouanda (Y.), 1992. Le corps de la terre.
Moose de la région de Ouagadougou : Représen-
Si on peut être tenté, dans un premier temps, tations et gestion de l'environnement. Thèse de
de faire le parallèle géographique entre gens doctorat, Université de Paris 1,3vol., 688 + 115
de la terre et terre des génies, d'une part, et gens + 135 p.
du pouvoir et terre des hommes, d'autre part, Izard (M.), 1985. Gens de pouvoir, gens de la terre ;
il devient vite évident que ce parallèle doit se les institutions politiques de l'ancien royaurne du
situer ailleurs que dans l'espace. La conception Yutanga (bassin de la Volta Blanche), Cambridge
de l'espace est « extensive ». Si la conception de Univ. Press / Ed. de la Maison des sciences de
l'espace traduit la représentation de la société, l'homme, Paris, 585 p.
en revanche et au contraire de ce qu'un esprit
occidental serait tenté de penser, il n'y a aucune
superposition géographique possible. Il n'y a pas
de territoire de Nakornse s'opposant à un terri- Hilou (A.D), 1991. Les funérailles et l'intronisation
toire d e Nioniose, mais bien au contraire, du Mogho Naaba, Cinafric.
complémentarité et fusion au sein d'un même Ouédraogo (I.), 1986. Yam Daabo (Le choix).
espace mossi. Coopération Française, DCN Burkina.