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Sauvage de nos vi(ll)es, une quête de la nature dans les interstices urbains https://teoros.revues.

org/2745#article-2745

Téoros
Revue de recherche en tourisme

34, 1-2 | 2015 :


Le tourisme hors des sentiers battus
Le tourisme hors des sentiers battus

Sauvage de nos vi(ll)es, une quête de la nature dans les


interstices urbains
NATHALIE GAL

Abstract
L’évolution des pratiques touristiques et de loisirs est l’occasion de se pencher sur la place du sauvage, réel ou imaginaire, dans nos vi(ll)es : de son invention à sa disparition, jusqu’à sa
récente réhabilitation dans l’imaginaire populaire ou du point de vue institutionnel. Cette réhabilitation passe par l’appropriation spontanée de lieux auparavant en marge, qui hébergent la
nature sauvage au sein des espaces urbains. Ce faisant, ils incarnent une certaine idée de la nature, libre et sans entrave… et génèrent par conséquent des pratiques fondées sur ces valeurs.
Parmi ces lieux, les interstices urbains, le plus souvent soustraits aux regards et délaissés des politiques publiques, sont un terrain d’expression privilégié. Nous examinons dans cet article
cet attrait contemporain pour le sauvage, corrélé à de nouvelles formes de promenades à l’intérieur même ou en périphérie des interstices urbains, à l’instar de l’urbex (l’exploration
urbaine). Nous nous appuyons sur l’évolution du champ sémantique qui suit le déplacement du sauvage de l’extérieur, où il est « né », vers l’intérieur des espaces habités, pour le retrouver
jusque sur les espaces du quotidien. Les pratiques et les lieux qui émergent de cette réflexion nous interrogent in fine sur les dimensions sociales et touristiques de ces nouveaux territoires.

Index terms
Mots-clés : sauvage, interstice urbain, espace délaissé, terrain vague, lisière, promenade, exploration urbaine.

Full text
1 Le sauvage – la nature sauvage – prend la forme, au sein des villes, d’espaces délaissés, d’interstices urbains, qui, en raison de leur abandon manifeste, permettent de
renouer avec une naturalité (en anglais wilderness, caractère de ce qui est à l’état de nature). Cette naturalité peut être source d’émotions et peut aller de pair avec
l’évolution de la notion de patrimoine naturel : ainsi la redécouverte du banal, d’une nature urbaine, d’un patrimoine vivant ou éphémère sont aujourd’hui vecteurs de
sensations nouvelles, là où le patrimoine figé par des réglementations peine à se renouveler, qu’il s’agisse des côtes ou forêts domaniales si bien entretenues, des
monuments ou encore des centres-villes aseptisés par les franchises commerciales.
2 L’origine de l’adjectif sauvage, estimée au IVe siècle d’après le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), provient du latin de basse époque
salvāticus, altération du latin classique silvaticus (dérivé de silva « forêt ») : « qui est fait pour les bois », qui deviendra « sauvage » en se référant tout d’abord à une
plante. L’adjectif porte donc en lui une racine sylvestre qui a son importance, comme nous aurons l’occasion de le développer dans cet article.
3 L’adjectif sauvage est aujourd’hui employé substantivement pour désigner (d’après le Trésor de la langue française informatisé1, synthèse de plusieurs définitions) :

un individu qui vit à l’écart des formes de civilisation dites évoluées, qui est proche de l’état primitif ; manière d’être de cette personne rude, grossière, brutale ;
un élément (ou un site) qui évoque l’état de nature, son caractère grandiose et farouche, et qui n’est pas marqué par l’intervention de l’homme (correspondance
avec l’idée de naturalité ou wilderness).

4 Ces deux dimensions du sauvage, celle du comportement d’une part (de l’être humain ou de l’animal) et celle qui désigne substantivement une forme de nature, habitent
les interstices urbains. En premier lieu parce que s’y expriment des comportements qui ne trouvent pas leur place dans le reste des espaces « normés », en raison des lois
et règlements les proscrivant, en second lieu parce qu’une sélection végétale s’y opère sans intervention directe de l’homme. Pour le sujet qui nous préoccupe ici est posée
la question : un environnement où est observée la nature sauvage incite-t-il à des pratiques sociales différentes ? à de nouvelles formes de promenades ?
5 Ces interstices urbains, par la variété des typologies qu’ils proposent (friches, délaissés, enclaves…), offrent des sites d’exploration urbaine de proximité. Ils permettent
d’exprimer des comportements en lien avec un état de nature devenu rare dans les villes. La ruine y est vivante et évolutive, elle devient le terrain de l’imaginaire paysager
et urbain, un théâtre pour l’éphémère et l’événementiel, voire pour des utopies sociales et culturelles ; elle occasionne des braconnages urbains, plus ou moins
institutionnalisés. Les interstices urbains procurent ainsi une possibilité de découverte hors des sentiers battus.
6 Nous nous pencherons dans cet article sur la place du sauvage dans nos vi(ll)es, en mettant en perspective sa reconnaissance récente sur le plan des aménités urbaines.
Son invention, puis ses fluctuations au sein des espaces peuplés, nous permettront au préalable de constater comment cette notion a été institutionnalisée, en s’inscrivant
récemment au sein des politiques urbaines et des projets d’aménagement. Il sera alors possible d’évoquer les nouvelles pratiques qui s’ensuivent, couplées à l’émergence
de nouveaux lieux. Nous montrerons le lien entre la propagation du sauvage dans les interstices de la ville et l’apparition de nouvelles formes de promenades que nous
avons eu l’occasion d’expérimenter à l’occasion de notre recherche doctorale (qui interroge la place des interstices urbains dans les pratiques d’aménagement), et pour
lesquelles nous nous appuierons sur notre propre ressenti.

Les déplacements successifs du sauvage dans l’espace habité


7 Dans le propos qui va suivre, nous nous appuierons sur l’éclairage d’Augustin Berque (2010) qui démontre que le sauvage et la nature sont des questions « qui n’ont pu
naître qu’en ville », construites par les habitants « civilisés » pour se distinguer des autres. Puis nous tenterons de saisir les déplacements du « sauvage », obéissant à des
logiques de distance parfois idéelles, parfois réelles.
8 À son origine, au moment de l’apparition du terme, le sauvage était localisé à l’extérieur de l’écoumène. Jusqu’au Moyen Âge, les territoires peuplés, alors
méticuleusement délimités (enceinte des villes, clôtures des champs et des fermes isolées), tiennent à distance les terres inhospitalières : « Avant les villes, en effet,
l’emblème de la bipolarité nature/artifice était la lisière de la forêt : d’un côté le sauvage (silvaticus, « de la forêt », silva), de l’autre le cultivé (les champs, la culture) »,
écrit Berque (2010 : 593).
9 La frontière du monde habité s’est déplacée : confondue auparavant avec la lisière campagne/forêt, elle coïncide au Moyen Âge avec l’emblème de la suprématie urbaine
(le rempart).

Désignant à la fin du Moyen Âge tout ce qui venait de la nature forestière ou lui était assimilable, le mot (sauvage) s’appliquait indifféremment au gibier, aux ermites ou aux
brigands. Il en vint ainsi à qualifier des termes d’opposition entre un centre valorisé et une périphérie dépréciée. (Donadieu, 1998 : 122)

10 Le sauvage est ainsi assimilé à des comportements et à un milieu : la forêt.


11 Tout comme la mer et l’océan, avant le XVIIIe siècle la forêt a longtemps porté des fantasmes de mystères, associés aux lieux de l’exclusion (comme l’étaient les
marécages ou les déserts). Horizon du monde civilisé, ce lointain autre participe dans l’imaginaire populaire à l’édification d’un mythe sylvestre, refuge des esprits, de
l’expérience initiatique ou du maléfique (Bourdais, 2011). Pourtant nourricière, pourvoyeuse de bois et de gibier, la forêt héberge paradoxalement l’effroi du naturel.

Dans les sociétés traditionnelles la première division de l’espace est fondée sur l’opposition entre le territoire habité et le monde inconnu. La forêt s’est longtemps imposée
comme une épaisse et prégnante discontinuité car il s’agissait du dernier des territoires sauvages, peuplé de créatures fantastiques sur lesquels les dieux n’avaient aucune
prise. (Gay, 2004 : 32-33)

12 Puis les défrichements ont repoussé les limites du monde habité jusque sur les rivages, eux aussi marqués du sceau de la peur (l’océan est vu comme une relique
menaçante du déluge, Corbin, 1988), voire au-delà des continents avec les grandes explorations. L’océan, alors territoire « vide », prend culturellement corps entre 1750 et
1840 où s’éveille et se développe le désir collectif du rivage, à mesure que l’on découvre la baignade et la jouissance contemplative des côtes, que le chemin de fer aura
grandement contribué à populariser par la suite.
13 Tout comme les bords de mer, les montagnes sont longtemps perçues comme des territoires hostiles. À partir du XVIIIe siècle, les aristocrates britanniques se lancent à
la conquête des cimes, puis plus tard inventent les sports d’hiver (Boyer, 1999 : 29).
14 Nonobstant cette domestication du territoire national, l’attrait pour un ailleurs et une nature sauvage demeure et se déporte vers les lointains exotiques (que
symbolisent les colonies). Cette mise à distance permet de maintenir des fantasmes rassurants de nature et de société sauvage. L’homme a en effet besoin de territoires
pour projeter ses angoisses et ses peurs de l’inconnu, mais aussi de terrains d’aventure et de dépassement de soi. Lorsque les grandes explorations s’achèvent au début du
XXe siècle avec celles des terres polaires, le monde est désormais connu et géographiquement fini. Les expositions coloniales organisées au XIXe siècle et dans la première
moitié du XXe siècle dans les pays européens vont entretenir ce fantasme collectif du sauvage en donnant lieu à des reconstitutions spectaculaires des environnements
naturels et des monuments d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie. Elles concourent à alimenter un mythe persistant du « bon sauvage » inventé par les grands explorateurs et
repris par les philosophes des Lumières2.

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15 A contrario, la menace du sauvage se cristallise aux lisières de la ville. L’urbanisation spontanée qui se développe au niveau des « fortifs » de Paris (zone non
aedificandi / glacis de l’enceinte de Thiers à Paris), dès la fin du XIXe siècle avec l’abandon de sa fonction militaire, marquera l’apparition de l’expression « La Zone »,
associée aux habitations sauvages, aux activités et aux bandes : les Apaches. Cette métaphore est particulièrement éclairante sur la peur provoquée par une sauvagerie
fantasmée, celle du Far West. Les Apaches ne sont ni plus ni moins que des rôdeurs qui sèment la terreur dans les faubourgs, notamment à Belleville, entretenant toutes
sortes d’activités illicites (racket, proxénétisme, meurtres).
16 La violence des guerres mondiales confère une dimension tragique à l’image du sauvage et de la barbarie. La paix retrouvée et la croissance économique qui s’ensuivent
relèguent momentanément cette notion à l’arrière-plan (les habitations d’urgence et précaires se généralisent, tout comme le terrain vague du coin de la rue). Les
bidonvilles d’alors contrastent avec les conceptions hygiénistes de la reconstruction, d’où le sauvage est exclu (nature factice des espaces verts, à l’expression très
maîtrisée). En parallèle, l’évolution des techniques d’entretien des espaces publics et l’utilisation massive d’herbicides à partir des années 1970 (avec l’apparition du
fameux Roundup) contribuent à éradiquer les formes de sauvage « banal », souvent réduit à sa plus simple expression biologique (l’herbe entre les pavés).
17 Le sauvage sera réintroduit par le même phénomène qui avait tenté de le gommer quelques décennies auparavant, cette fois-ci au cœur même ou en lisière des espaces
urbains, « là précisément où, dans les villes, les systèmes d’appropriation et de contrôle du territoire sont les plus vieux et les plus délabrés » (Stalker, 2000 : 5).
Conséquence de la modernisation, qui accomplit son œuvre d’obsolescence, des pans entiers de ville, notamment les quartiers industriels, se muent en friche par manque
de rentabilité.
18 À l’image de la mer qui, au XVIIIe siècle, était considérée comme un espace effrayant, avant que n’y soient découverts les plaisirs du corps au bain et l’attrait esthétique
du rivage (Corbin, 1998), la friche repoussante va bénéficier d’une inversion d’image à partir des années 1990, jusqu’à devenir attirante.

Pourquoi cet attrait contemporain pour le sauvage ?


19 Les fascinations actuelles trouvent une résonance dans celles du passé, intrinsèquement liées aux caractères propres de l’humain (fascination pour l’ailleurs et
l’inconnu), mais aussi à son état « animé », doué de mouvement, et à son besoin d’éprouver des expériences « cinétiques ». Trois motivations ont ainsi retenu notre
attention :

Pour la promesse d’une forêt mythique


20 En réaction à la réduction simpliste de la nature exprimée dans les espaces verts de nos villes, la quête du sauvage est associée à la recherche d’une nature authentique,
complexe, imprévisible (ne recherche-t-on pas ce dont on est privé ?).
21 Pourtant au voisinage des espaces habités, l’idée du sauvage reste associée au lointain et à l’inconnu. La friche, c’est la menace du retour de la forêt… non pas la forêt
telle que la connaissons aujourd’hui, domaniale, rassurante et layonnée, associée aux plaisirs dominicaux, mais bien sous sa figure archaïque d’objet mystérieux. Chaque
friche ou espace délaissé contient la promesse d’une forêt (un devenir forêt), stade ultime de son évolution, la promesse du sauvage et par là même de son expérience
fascinante.
22 Cette forêt obscure symbolise également la pureté originelle, non souillée ou malmenée par les interventions humaines, le retour d’une foi juvénile pour un monde
« enchanté », à l’instar de la vision proposée dans certains albums de Tintin (Frey, 1985).

Pour l’audace qu’il inspire


23 « Les vieux châteaux, les cavernes profondes, les chambres closes où il est interdit d’entrer, les forêts impénétrables suggèrent qu’on va nous révéler quelque chose qui,
normalement, nous est caché. » (Bettelheim, 2003 : 88) Dans Psychanalyse des contes de fée, Bruno Bettelheim suggère que ces lieux, soustraits aux regards, sont ceux de
la découverte puisqu’ils hébergent des secrets. Ils nous élèvent en nous révélant des vérités auxquelles seuls les initiés, ceux qui auront bravé des épreuves, peuvent
accéder. Cette forêt symboliserait, pour lui, le monde obscur et caché de notre inconscient. S’ensuit un mouvement d’attraction/répulsion : la fascination pour cet univers
obscur (au sens de « caché ») n’a de cesse de nous mettre face à nos peurs. Les affronter revient à raffermir l’estime de soi.
24 L’épreuve du sauvage, en raison de sa rareté dans les espaces contemporains, n’en gagne que davantage en valeur. Par le récit, elle permet de gagner l’estime des autres,
car la pratique des espaces délaissés tient souvent de la transgression. C’est donc un exploit doublement audacieux : celui d’avoir pénétré un lieu interdit (au public) et
ténébreux.

Lieu du dépassement de soi, lieu du risque, la nature sauvage représente l’aspiration à la vie aux contacts extrêmes de la mort. (Donadieu, 1998 : 125)

Pour les sensations qu’il féconde


25 Le sauvage est aussi recherché pour ses qualités kinesthésiques. Les sensations relatives au mouvement du corps s’appauvrissent en milieu urbain ; les friches et les
espaces délaissés introduisent une variété dans les espaces urbains qui permet de diversifier les sensations nécessaires à un équilibre corporel. Ainsi, à Laon, l’épreuve de
l’espace est à la fois urbaine et montagnarde, en raison des ascensions induites par le dénivelé entre ville haute et ville basse. La montée par les « grimpettes » (sentes
piétonnes) des pentes de la butte en cours d’enfrichement, ponctuées d’éboulements, l’essoufflement et la prise d’altitude sont autant de stimuli qui évoquent la montagne.
L’expérience de forêt ou de campagne est également possible à l’intérieur de la ville sur ces mêmes pentes. On y trouve aussi bien des sous-bois boueux que des pâtures à
chevaux, des grottes (creuttes), des caves fraîches ou des pierriers. La faune sauvage, le gibier en sont des éléments d’animation ; la nature et la campagne n’y sont pas
factices. Ces formes de nature (faune et flore), qui trouvent ici un terrain d’expression, inspirent un sentiment de nature sauvage en raison de leur spontanéité. Elles
créent un milieu à part entière dont les propriétés du sauvage sont indissociables, où l’être sauvage est constitutif du milieu, au sens de la mésologie berquienne (Berque,
2013).
26 En outre, ce sauvage intra-urbain nous renvoie à la question de notre animalité, de notre essence animale : dans notre capacité et dans la façon de nous mouvoir sur un
terrain comportant des obstacles, « libérant une déclinaison infinie des façons de vivre et même de penser : être brochet, être gnou, être chat, être singe… » (Bailly, 2007 :
4 de couverture). C’est alors notre conscience du monde, notre appréhension de l’espace qui se trouvent soumises à une épreuve d’acuité sensible à l’occasion d’une
e

expérience des interstices urbains. Qu’ils relèvent des terrains connus ou inconnus, de l’animalité territorialisée ou migratrice, les sens mis à profit sont sollicités dans des
agencements spatiaux inhabituels, dans des registres de perception atypiques. L’immersion dans le monde sauvage est une pratique associée à l’animalité, certes partielle,
mais qui fait appel à des réflexes, à des mouvements provoqués par des stimulations sensitives ou sensorielles, anticipant toute réflexion.
27 L’attrait pour le sauvage et sa pratique, qu’illustrent ces motivations essentiellement individuelles, ont été traduits en désir collectif, de société, jusqu’à s’immiscer
récemment au sein des politiques d’aménagement.

Politiques urbaines et institutionnalisation du sauvage par la Nature en ville

Retournement d’image
28 Le désir de sauvage et de nature a émergé par le biais d’une prise de conscience, déclenchée par le réveil douloureux de l’après-Trente Glorieuses (1945-1975) et de la
désindustrialisation qui s’en est ensuivie, dans une ville où il en avait été chassé.
29 En effet, jusqu’aux années 1990, la nature s’exprime en ville sous la forme esthétisée et hygiéniste des parcs et des jardins publics ; elle y est résumée intégralement par
la présence du végétal et par des ornements de l’espace public ou privé, et fonctionne tel un « décor urbain » (Donadieu, 2013) : arbres d’alignement le long des
boulevards et des avenues, pelouses, massifs, cascades et plans d’eau soigneusement entretenus, etc. Ces aménagements tendent parfois à imiter la nature idéalisée et
composée, à l’instar des jardins paysagers dits à l’anglaise hérités des XVIIIe et XIXe siècles.
30 La prise de conscience de la valeur du sauvage dans la ville se traduit en France par des initiatives isolées, en premier lieu militantes (que nous ne pourrons pas détailler
dans cet article tant elles sont multiples), puis elle se conceptualise dans l’apparition d’une nouvelle forme de pensée du paysage. C’est à cette époque que la friche comme
notion d’aménagement est expérimentée et théorisée par le jardinier paysagiste Gilles Clément3 à travers la notion de « jardin en mouvement » (1985 ; 1991). Ce dernier
désigne à la fois un type de jardin où les espèces végétales peuvent se développer librement et sans contrainte et une philosophie qui redéfinit le rôle du jardinier en
accordant une place centrale à la dynamique naturelle des plantes, dans des milieux écologiquement diversifiés (gestion dite « différenciée »). La friche, lieu de dynamique
végétale et animale spontanée, y occupe une place centrale, puisque c’est sur elle que repose la construction de l’espace, en perpétuelle évolution. Son stade ultime, le
« climax » (stade écobiologique stable en équilibre relatif avec le milieu ambiant), est atteint après son passage par différentes strates (herbacée, arbustive, arborée…).
31 Ce sont les espèces végétales qui « décident » du choix de leur emplacement, et non le jardinier. Le temps (chronologique et météorologique), le vent, comme les
animaux y sont des facteurs déterminants pour l’édification du jardin.
32 Ce sauvage jardinier, « sous contrôle » du praticien, car circonscrit au sein d’espaces urbains bornés, rassure sur les capacités de l’humanité à cohabiter avec la nature. Il
est néanmoins difficile de saisir ce que les citadins entendent par « nature » et de définir leur désir en la matière. Il faudra attendre les années 2000 pour que des
recherches scientifiques éclairent ce sujet (Boutefeu, 2005).
33 Parallèlement, l’exemple d’Emsher Park en Allemagne4 bouscule les idées reçues en matière de projet urbain : les lieux les plus pollués du bassin de la Ruhr s’ouvrent
ainsi à l’écologie et à l’art. Les espaces verts connectés le long de la rivière Emsher créent une trame verte continue entre les villes industrielles comprenant pistes
cyclables et chemins pédestres, s’ouvrant également sur des couloirs verts régionaux ; des « forêts industrielles » sont ainsi laissées à leur évolution naturelle pour
re-naturaliser des sites.
34 Concernant ces friches et terrains autrefois aménagés, aujourd’hui abandonnés et laissés à une évolution naturelle, il est désormais admis d’employer l’expression de
« nature férale », qui désigne un milieu initialement domestiqué, revenu à l’état sauvage (Dudley, 2011). Cette nature férale n’est pas forcément reconnue comme espace
de nature dans les stratégies de conservation, souvent déconsidérée (par les scientifiques), mais elle constitue une part importante de nos espaces dits « naturels », encore
qualifiés de nature anthropique ou de « novel ecosystem » (Maris, 2009).

Le retour du sauvage par l’institutionnalisation de la Nature en ville


35 Il faut attendre la fin des années 2000 pour que la France institutionnalise, au-delà des protections réglementaires dont elle disposait déjà sur les espaces naturels, les
enjeux relatifs à la préservation ou à la réintroduction du sauvage dans la ville. La « Nature en ville » est alors érigée en politique publique.
36 L’année 2007, grâce au lancement du Grenelle de l’Environnement, verra une mobilisation sans précédent d’acteurs, dont ceux de la « renaturation » des milieux. Leur

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participation centrale aux processus décisionnels conduira à l’adoption d’engagements établissant un positionnement national sur la place de la nature (et cette fois-ci pas
uniquement du « végétal »). Ainsi les lois du Grenelle de 2009 et de 2010, mais également les multiples conventions et chartes, permettront de poser les bases d’une
politique d’État en faveur du développement durable, dans toutes ses dimensions.
37 Le « Plan restaurer et valoriser la nature en ville » est l’un des engagements du Grenelle de l’Environnement, repris dans la loi de programmation du 3 août 2009 et
dans le « Plan ville durable » dont il constitue l’un des quatre volets (avec les éco-quartiers, les écocités et les transports collectifs). La mise en place du Plan est prévue à
l’article 7 de la loi Grenelle I, par la mesure « restaurer la nature en ville et ses fonctions multiples »5.
38 La poursuite de la mise en œuvre du plan, qui était prévue de 2010 à 2012, s’est avérée peu lisible, en raison du changement de gouvernement. Néanmoins il aura
permis d’instaurer des référentiels nationaux sur des outils/démarches aujourd’hui « assimilés » dans les stratégies territoriales : label national ÉcoQuartier,
institutionnalisation de la Trame verte et bleue (TVB) par l’intermédiaire des schémas régionaux de cohérence écologique (SRCE) entre autres.
39 Depuis le Grenelle de l’Environnement, la nature n’est plus réduite au seul « décor urbain », le désir de naturalité est désormais en voie d’intégration dans la
programmation des projets d’aménagement. Cette notion, que l’on ne peut en tous points régir, incite à davantage de flexibilité (en intégrant par exemple le temps
nécessaire aux processus naturels dans les projets).
40 La nécessité d’une nature préservée, qui aurait des espaces dédiés dans la ville, s’exprime également en termes de planification par le biais des schémas de cohérence
territoriale (SCOT) et des plans locaux d’urbanisme (PLU) ; en termes d’animation (exemples : semaines régionales de l’environnement, du développement durable, mois
des mares…) ; ou encore en termes d’initiatives citoyennes (occupations temporaires de sites pour contester des projets d’aménagement).
41 La récente habilitation institutionnelle de la Nature en ville aura permis une diffusion large de cette notion dans l’imaginaire collectif. À présent, chacun est à même de
citer un espace de nature dans son cadre de vie où s’exprime le sauvage, qu’il s’agisse d’une réserve naturelle, d’un terrain vague ou d’un jardin en gestion différenciée. La
diffusion de la Nature en ville s’est également traduite par l’émergence, plus confidentielle, de nouvelles formes de découverte des espaces urbains, qui donnent à voir ou à
éprouver la nature sauvage.

Le désir de sauvage se cristallise sur de nouveaux lieux et pratiques sociales


42 Les interstices urbains, et particulièrement les friches, ont toujours attiré les faveurs des paysagistes pour leur incomparable richesse (nous laissons ici de côté les
friches bâties industrielles qui ont accédé à la reconnaissance des pouvoirs publics depuis une trentaine d’années, occasionnant de nombreuses réhabilitations culturelles).
Photographes, cinéastes ou artistes ont également participé à ouvrir le regard du grand public sur ces espaces parfois méprisés ou diabolisés, symbolisant une perte de
pouvoir de l’homme sur l’espace.
43 De « nouveaux » lieux interstitiels, dans l’angle mort des politiques publiques, deviennent tout à coup visibles et recherchés. Ce sont des lieux où la nature sauvage
s’exprime de façon privilégiée, car ils ne bénéficient pas d’une attention équivalente au reste des espaces urbains (en termes de conception et d’entretien).
44 Dans le même temps, la diffusion d’usages moins conformistes, telle la « promenadologie6 », à savoir la science de la déambulation, voire de la « dérive » (Debord,
1958), induit de nouvelles pratiques des espaces urbains. La conjugaison de ces deux phénomènes, émergence de nouveaux lieux, interstitiels, et de nouvelles pratiques de
promenade, engendre des formes de découvertes inédites (dans le sens où elles se multiplient et s’amplifient). La nature sauvage y joue un rôle déterminant, car elle
contribue à créer une espace puissamment hodologique (Besse, 2004), c’est-à-dire un espace où les comportements et les pratiques sont fortement influencés par les
caractères sauvages des lieux ou l’attribut sauvage des milieux, par leur médiance. L’espace hodologique s’apparente à un espace vécu, en opposition à l’espace euclidien,
qui est celui de la narration (Deleuze, 1984). Et c’est celui qui nous intéresse ici quand nous évoquons les pratiques de promenades.
45 Nous appuyant sur la littérature et les médias, nous avons identifié trois pratiques que nous détaillerons ci-dessous : l’étonnement du voisinage, le tropisme des lisières
et l’exploration urbaine, corrélées à trois relations avec la nature sauvage.
46 La première, l’étonnement du voisinage, puise son origine dans la tradition des herbiers naturalistes, par l’observation de la nature ordinaire des terrains vagues ou du
coin de la rue. Cette pratique permet d’approcher une nature sauvage « apprivoisée » par la ballade.
47 La seconde, le tropisme des lisières, s’apparente à une contemplation distante, donc rassurante, de la nature sauvage par la promenade ou la randonnée.
48 La troisième, l’exploration urbaine, est une forme immersive de confrontation avec la nature sauvage sur friche urbaine. Il s’agit d’une pratique illégale, héritée du
mouvement d’exploration des catacombes. Sa dimension exploratoire la distingue des deux autres, car elle l’inscrit plus étroitement dans une forme de quête, sur terrain
inconnu.
49 Nous avons personnellement eu l’occasion d’expérimenter ces promenades dans le cadre de notre recherche liminaire de thèse sur les interstices urbains, au moyen de
cinq « randonnées interstitielles »7 d’une journée et de deux sorties de type urbex8. Ces randonnées étaient dirigées par la seule recherche d’espaces incertains et non
majeurs, par l’attrait du « non-lieu ». En immersion dans l’espace urbain, il nous arrivait fréquemment d’en rechercher les limites pour prendre du recul et saisir les
processus, parfois inachevés, en œuvre. Pour décrire ces différentes expériences, nous nous appuyons sur notre propre observation, couplée à des témoignages (recueillis
dans la presse ou sur Internet).
50 Si l’on définit par tourisme le déplacement « pour satisfaire sa curiosité, son goût de l’aventure et de la découverte, son désir d’enrichir son expérience et sa culture »9, il
s’agit pour ces trois pratiques de promenades de formes innovantes de tourisme10.

L’étonnement du voisinage
51 La découverte du sauvage du coin de la rue est liée à la capacité d’étonnement de chacun et au changement de regard sur les herbes folles qui s’immiscent dans les
fissures de l’enrobé, colonisent les pieds d’arbres ou les délaissés d’espaces publics. Au moyen d’investigations urbaines de proximité, de balades individuelles ou
collectives, elle s’attache à révéler une végétation « triviale », en s’inscrivant dans la tradition naturaliste : dans les textes réunis par Bernadette Lizet, Anne-Élizabeth Wolf
et John Celecia (1999 : 9), il est précisé que les notions anglo-saxonnes très anciennes d’everyday nature, d’everyman’s nature, de benign nature sont en effet présentes
dans les ouvrages naturalistes de vulgarisation du XIXe siècle. L’idée de « balade », sans but précis, traduit bien une disposition à l’étonnement. Cette balade peut être
agrémentée de prélèvements par cueillette.
52 Il n’est plus nécessaire d’aller chercher un patrimoine biologique exceptionnel sur une ancienne friche quand le terrain du bout de la rue est à même d’offrir un ailleurs
et l’étrangeté du sauvage recherché : des herbes allochtones ou autochtones, des batraciens, des insectes, un figuier sauvage, et ainsi de suite. La proximité, son caractère
local, permet encore une fois une plus grande connivence avec l’espace ordinaire ; la rareté de ses caractères sensibles dans l’espace urbain le rend d’autant plus précieux.
53 Cette pratique s’est institutionnalisée au moyen d’actions associatives ou municipales, telles les « balades urbaines naturalistes » proposées aujourd’hui dans plusieurs
villes de France (par exemple à Besançon le 3 octobre 2015 : « Les sauvages font le mur et le trottoir : plantes spontanées dans un univers minéral » ou encore à Lyon le
15 mai 2015 pour une « Cueillette urbaine de salades sauvages »). D’autres actions, militantes et citoyennes, se sont également développées dans les années 2000,
motivées par le militantisme écologiste, par la recherche de lien social. À titre d’exemples, citons l’expansion du mouvement des jardins collectifs en France à partir de la
fin des années 1990, dont beaucoup investissent des délaissés ou des terrains en attente d’opérations d’aménagement, ou le programme « Sauvages de ma rue » du
Museum national d’histoire naturelle, observatoire national participatif des plantes urbaines sauvages et autres herbiers collaboratifs.
54 Toutes ces initiatives visent la découverte ou la re-découverte par des habitants de leur environnement quotidien et le partage de moments de convivialité (cela est
particulièrement prégnant pour les jardins partagés). Ce type de ballade, qui réunit un groupe basé sur des attentes, une sensibilité commune, permet un étonnement et
un apprentissage collectif.
55 Cette tendance nous amène à nous interroger naturellement sur la dimension « touristique » du voisinage, dans la mesure où il rejoint la définition du CNRTL posée en
postulat de cette partie. Un certain ailleurs et une certaine altérité, investis de valeurs positives pour les raisons que nous avons développées dans cet article, sont
désormais recherchés. Ils teintent les interstices du voisinage de propriétés que l’on prêtait initialement à la forêt, celles de l’expérience initiatique et nourricière.

La recherche d’autres points de vue et d’un imaginaire par le tropisme des lisières
56 « Le tourisme […] se résume tout entier en un seul mot : voir » (Baudry de Saunier, 1893 : 450). La ville contemporaine ne permet pas seulement des expériences
inédites du sauvage, elle propose surtout des lieux pour développer l’imaginaire du promeneur par l’observation. Cet imaginaire se cristallise sur les lisières et les seuils
des situations urbaines interstitielles, dernier pas avant l’inconnu. La limite permet en effet la juxtaposition de scènes, et par là la production d’images fortes, de
contrastes. Elle replace les sites dans leur réalité économique et paysagère que l’immersion a tendance à occulter : ainsi le sauvage d’une friche gagnera en puissance et en
valeur s’il est juxtaposé à un environnement maîtrisé. Les espaces intermédiaires (lisières, passages, infrastructures…) procurent des points de vue inattendus sur la ville,
ses sites touristiques et ses espaces environnants. Une esthétique de l’envers du décor, du hors-champ, s’est ainsi propagée à travers les écrits de Julien Gracq ou, plus
près de nous, dans les photographies de Raymond Depardon (2010). Gracq a particulièrement bien exposé dans La forme d’une ville son attirance pour les zones
bordières, qu’il nomme si joliment « tropisme des lisières », là « où le tissu urbain se démaille et s’effiloche » (1985 : 43).
57 La lisière n’est pas inquiétante car elle permet d’embrasser avec assurance la totalité de scènes urbaines. Là où l’immersion au sein des interstices nécessite des réflexes,
stimule l’action, le recul des limites permet l’anticipation, la réflexion. Le promeneur abandonne toute animalité pour se sentir maître et puissant. En se tenant à
l’extérieur, en tant qu’observateur, il se dissocie du milieu. Il redevient doué de stratégie, alors qu’il était condamné à la tactique au sein des espaces interstitiels pour se
frayer un chemin. Nous pouvons peut-être y déceler une correspondance avec la bi-polarité antique nature/artifice, sauvage/habité qui se cristallisait initialement sur la
lisière.
58 Le tropisme des lisières se retrouve aujourd’hui notamment dans la recherche d’une hybridation des contextes, toujours entre urbain et rural. C’est le cas des zones
d’habitat ou d’activités dites périurbaines qui occupent toujours « ce lieu où une plaine fait sa jonction avec une ville », tel que décrit un siècle et demi plus tôt par Victor
Hugo dans Les Misérables quand il parle de la banlieue (1862 : 3e partie, Livre 1, chap. 5, p. 17-19).
59 La création d’un sentier dans le cadre de Marseille Provence capitale européenne de la culture 2013 (MP 2013), conçu par un groupe d’artistes marcheurs pour explorer
les franges de la ville, le GR 2013® (en France, sentier de grande randonnée) illustre parfaitement cette tendance de recherche d’une autre forme de sauvage, « sauvage
urbain » cette fois-ci, fait de constructions indomptées, non apprivoisées par la ville :

entre garrigue et lotissements, réserves naturelles et décharges sauvages, autoroutes et traverses marseillaises, cabanons et grands tours de cités, espaces industriels et
terrains agricoles. Au fil des 20 étapes et 365 km, on s’interrogera : où est la ville, où est la nature ? On verra vite qu’il n’y a pas de frontière sur ce territoire des Bouches-
du-Rhône à la fois sauvage et – souvent mal – urbanisé […] Le GR 2013 ira plutôt à la rencontre de ce périurbain que les sentiers de grande randonnée évitent d’ordinaire. Il
traversera pas moins de trois centres commerciaux (Plan-de-Campagne, Grand-Littoral, La Valentine) et tant de paysages a priori rebutants. (Henry, 2013)

60 Le GR 2013® incarne une pratique des espaces sur leurs interfaces, par la recherche de tout ce que l’urbain peut avoir de brut et d’inabouti, en érigeant la randonnée en
pratique artistique. Son objectif est de « découvrir où l’on habite » (d’après son créateur Baptiste Lanaspèze), capter cette « énergie de bord de ville » (d’après Christine
Breton, conservatrice du patrimoine), le long des quartiers nord de Marseille, des pistes d’atterrissage de Marignane, du dépôt de boues rouges de Gardannes, des abords
de l’autoroute A7, du centre commercial de Plan de Campagne…
61 Il faut souligner le décalage de perception du projet, entre ses initiateurs et les praticiens habituels des sentiers de randonnée. Ce sentier est peu relayé par les blogues
de randonneurs « traditionnels »11, qui fuient les habitations, moins sensibles aux potentialités esthétiques d’un sauvage urbain qu’à celles de la nature. Car c’est bien
d’esthétique contemporaine dont il s’agit ici.

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Sauvage de nos vi(ll)es, une quête de la nature dans les interstices urbains https://teoros.revues.org/2745#article-2745

62 Se pose aujourd’hui la question de la pérennité de cette installation au-delà de MP 201312 : s’apparente-t-elle à un acte artistique éphémère ? L’appropriation peut-elle
perdurer au-delà de l’événementiel ? Elle semble conditionnée au maintien d’une animation, comme c’est le cas actuellement par l’association Le bureau des Guides, qui y
coordonne les coopérations artistiques et veille à maintenir « en vie » le GR 2013 en l’utilisant comme support pédagogique à l’environnement urbain.
63 Cet exemple illustre la façon dont les limites interrogent notre rapport au temps et à l’espace, par les scènes de sédimentation de la ville qu’elles procurent : là où la
croissance s’est arrêtée en plein champ, là où une rivière coupe toute possibilité d’expansion… La nature sauvage s’y déroule aussi, linéaire, le long des infrastructures qui
bordent l’urbain, par les herbes folles des terre-pleins et des accotements. Familière des limites, la nature férale devient son corollaire : elle s’installe sur la route en
attente de prolongement, sur le talus de la voie ferrée, dans l’interstice entre façade et trottoir, dans les fonds de parcelles. Le sentiment du sauvage habite l’immanence de
la limite : sinon comment pourrait-il déborder ?

La recherche de sensations inédites par l’exploration urbaine


64 L’attrait contemporain pour le sauvage trouve dans l’urbex une forme accomplie de pratique des espaces interstitiels, à la croisée d’une discipline sportive (avec la
définition d’une éthique et de règles propres) et artistique (restitution essentiellement photographique). L’urbex s’inscrit en France dans la droite lignée du mouvement
cataphile (Glowczewski, 1983), investigation souterraine illicite des anciennes catacombes, galeries et carrières souterraines de Paris, qui a connu une forte expansion
dans les années 1980. L’urbex consiste à visiter des lieux construits par l’homme, la plupart du temps abandonnés, en général interdits d’accès ou tout du moins cachés ou
difficiles d’accès : hôpitaux, usines, écoles, demeures, silos désaffectés… Aujourd’hui, trois « branches » semblent se dessiner dans les pratiques qui sont relatées : les
visites de friches, de catacombes et autres lieux souterrains, et les visites de toitures (la « toiturophilie »).
65 La visibilité de l’urbex est essentiellement donnée par Internet, comme le prouvent les nombreux sites dédiés, les blogues et les forums de discussion (plus d’un million
d’occurrences sur Google, le néologisme est en effet international). Ses pratiquants forment une véritable communauté (par échange de « spots » et de photos), en raison
d’intérêts communs et de valeurs qu’ils partagent autour de l’urbex (à la différence d’autres communautés qui fréquentent les friches, comme les « paintballeurs,
airsofteurs, taggueurs, casseurs, voleurs de métaux, etc. »13).
66 Ainsi, une adepte aguerrie de l’urbex identifie deux sortes d’explorateurs :

les explorateurs urbains qui visitent la ville pour la comprendre et la connaître, des personnes intéressées par l’histoire et l’architecture et les urbexeurs, ceux pour qui c’est un
sport le dimanche pour le physique et surtout l’égo. Pour moi le plus important c’est le lieu, pas pour les gens qui passeront ensuite, mais par respect pour le lieu lui-même.
Les lieux sont importants, ils font partis [sic] de l’Histoire, de notre histoire14.

67 Les visites sont le plus souvent guidées par une quête artistique pour capter l’esprit des lieux ou les utiliser comme décor (de mises en scènes photographiques par
exemple). Celui qui pratique l’urbex recueille par la photographie des traces et des témoignages d’activités passées, il s’inscrit dans une démarche mémorielle en fixant par
l’image des édifices décatis, en cours de décomposition ou condamnés. L’urbex participe d’une esthétique de la friche, comme on se penche sur un cadavre, ici urbain,
pour le saisir dans ses différents états de décomposition :

Pour ma part, l’exploration signifie aussi d’être constamment à l’affût des mutations de notre environnement, de nos villes, de nos campagnes. C’est être curieux de tout. C’est
vouloir garder une trace de notre patrimoine avant qu’il ne disparaisse définitivement […] Découvrir, prendre son temps, capter l’ambiance d’un lieu le plus souvent dévasté
par le temps ou par l’homme, chercher la trace de ceux qui y sont passés et trouver une certaine forme d’esthétisme dans l’abandon. Voilà ce qui m’anime15.

68 En parlant des catacombes, un passionné d’urbex avoue : « c’est sympa quand on est seul. Quand on croise d’autres groupes toutes les 10 minutes, qu’on entend des voix
ou de la musique, ça rompt une partie du charme16. » D’après les témoignages, les notions de « visite » et d’ « histoire des lieux » sont invoquées à de nombreuses reprises
comme une motivation forte, le respect du site comme une règle primordiale. Cette pratique semble guidée de façon évidente par une fuite des lieux banalisés ou
sur-fréquentés, des espaces dirigés. Par le biais de l’urbex l’individu redevient unique en s’appropriant des lieux dont il a, d’une certaine manière, l’exclusivité.
69 Bien que l’urbex relève d’une expérience personnelle, elle est effectuée la plupart du temps au sein de petits groupes, pour des raisons de sécurité. Tout comme la
« dérive » (Debord, 1958), elle se réalise à hauteur et à vitesse du piéton. La marche est en effet le mode de déplacement qui permet une plus grande « connivence » avec
ces lieux, une plus grande sensibilité à l’environnement (Solnit, 2004), dont la nature férale est une des composantes. Les sensations éprouvées peuvent être amplifiées
par la course et l’escalade.
70 En marge d’une fréquentation légale des espaces urbains, puisqu’il s’agit souvent de pénétrer dans des lieux privés, l’urbex permet encore une fois de mesurer la
sauvagerie et la violence d’une société qui consomme et détruit des espaces. À l’image des autres formes de découverte, l’exploration urbaine de friches est investie de
propriétés que l’on prêtait initialement à la traversée de la forêt : expérience initiatique, effroi du naturel et hébergement du « maléfique ».

Conclusion
71 Les exemples présentés dans cet article, à travers la question du sauvage, nous donnent à voir des pratiques hétérogènes, à des degrés d’institutionnalisation divers (du
GR 2013® à l’urbex, en passant par les ballades urbaines naturalistes). Elles sont destinées à des publics aux attentes variées : certaines s’adressent à un public d’initiés,
en quête de sensations et d’émotions esthétiques, parfois prêts à subvertir les réglementations, dans un désir de distinction sociale (par la recherche d’esthétiques
nouvelles ou de lieux « exclusifs ») ; d’autres à un public plus largement réceptif au verdissement de son mode de vie, dans la mouvance de la Nature en ville, motivée par
le lien social.
72 Les approches de la ville sont démultipliées dans des parcours et des trajectoires qui dessinent de nouveaux territoires ; certains au voisinage même des espaces habités,
voire sur les « territoires du quotidien » ; d’autres sur des terrains exceptionnels et rares. Au sein de ces parcours, des interstices urbains enrichissent l’expérience de la
ville en lui conférant une naturalité qu’elle ne revendiquait pas auparavant.
73 Ces pratiques nous renvoient à l’interrogation de départ : un environnement conquis par le sauvage incite-t-il à des pratiques sociales différentes, à de nouvelles formes
de promenades, de tourisme ? Cet environnement induit sans aucun doute, comme nous le démontrons dans cet article, des pratiques informelles, alternatives aux
pratiques communes. Ce hors-champ semble d’ailleurs une condition à la création des sensations mises en évidence. Il est possible d’évoquer des nouvelles formes de
promenades touristiques, dans la mesure où des associations font déjà la promotion et le commerce de ces « formules » de découverte du territoire ; elles sont donc déjà
intégrées dans le système de la (micro)économie touristique.
74 Ces réflexions nous questionnent également sur la qualité touristique des territoires du quotidien, et du voisinage en particulier. L’espace du touriste est-il
nécessairement un territoire exotique, étranger ou loin de chez lui ? Ne prend-il pas tout simplement corps par la conscience de nouveaux milieux à découvrir et par
l’étonnement que chacun peut y éprouver ?
75 L’émergence de la nature sauvage, ou férale, en milieu urbain n’a certainement pas encore atteint son « climax », le stade ultime de ses possibilités. En témoignent les
représentations contradictoires persistantes pour les interstices urbains, oscillant entre crainte et fascination, entre souhait de densification des quartiers et de
préservation des vides. Cantonnée aujourd’hui aux espaces de la marge, la végétation spontanée sera peut-être amenée dans l’avenir à coloniser les espaces urbains dits
« majeurs », dans la poursuite de son institutionnalisation, et à devenir un ingrédient à part entière de la composition urbaine.

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Notes
1 <http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3994132320> consulté le 17 février 2016.
2 Nous ne développerons pas les travaux d’anthropologie post-coloniale qui s’inscrivent contre cette vision réductrice, notamment ceux d’Amselle (Le sauvage est à la mode, 1979) et de
Sahlins (La découverte du vrai Sauvage et autres essais, 2007).
3 Le « jardin en mouvement » est décrit pour la première fois par Clément en 1985, dans un article paru sous le titre « La friche apprivoisée » dans la revue Urbanisme, puis en 1991 sous son
titre définitif aux éditions Sens et Tonka.
4 Issu de l’Internationale Bauausstellung (exposition internationale d’architecture), entre 1989 et 1999.
5 Exemples d’engagements déclinés en actions, contenus dans le Plan : améliorer les outils d’information géographique sur la nature en milieu urbain, intégrer la nature et ses
fonctionnalités dans les documents de planification urbaine, redonner sa place à l’eau dans la ville…
6 Strollology en anglais, théorisée par Lucius Burckhardt. Voir à ce sujet l’entretien de Burckhardt avec Thierry Paquot d’avril 1998 : <http://urbanisme.u-pec.fr/documentation/paroles
/entretien-avec-lucius-burckhardt-505682.kjsp>, consulté le 23 octobre 2015.
7 Deux randonnées à Laon les 20 et 26 juillet 2011, trois randonnées à Soissons les 27 juillet, 10 août 2011 et 25 mai 2013.
8 Deux sorties : à Amiens le 14 juillet 2013 et dans la vallée de la Nièvre le 29 septembre 2013.
9 Première définition donnée par le CNRTL.
10 De nombreuses autres pratiques interstitielles, qui relèvent notamment de l’agir urbain (Petrescu et al., 2007) et qui ne rentrent pas dans le cadre de cette définition, ne seront pas
détaillées ici.
11 <http://www.randomania.fr/category/13/gr2013/>, consulté le 18 octobre 2015.
12 <http://www.marsactu.fr/culture/le-gr-2013-sera-t-il-sauve-des-broussailles-35548.html>, consulté le 18 octobre 2015.
13 Témoignage relaté sur <http://www.instinct-voyageur.fr/urbex-interview-passion/>, consulté le 26 janvier 2016.
14 <http://urbexfrance.fr/interviews/rencontre-dexplorateurs-diane-de-neverends/>, consulté le 26 janvier 2016.
15 <http://www.sylvainmary.net/urbex/>, consulté le 26 janvier 2016.
16 <http://www.instinct-voyageur.fr/urbex-interview-passion/>, consulté le 26 janvier 2016.

References
Electronic reference
Nathalie GAL, « Sauvage de nos vi(ll)es, une quête de la nature dans les interstices urbains », Téoros [Online], 34, 1-2 | 2015, Online since 15 March 2016, connection on 24 January 2017.
URL : http://teoros.revues.org/2745

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Nathalie GAL
Doctorante, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, UMR CNRS 7218 Lavue – CRH ; nathgal15@gmail.com

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